On les connaît comme plumes du « Monde » (où elles sont grands reporters) et fines portraitistes de figures rouées de la vie parisienne et politique - à quatre mains, elles ont croqué Ségolène Royal ou les Strauss-Kahn. Cette fois, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin ont enquêté sur Trappes, ville au glorieux passé communiste et au chômage galopant, qui détient le triste record européen du nombre de départs vers la Syrie. Dans ce livre qui se dévore au rythme haletant d'une série, on croise Jamel Debbouze et Omar Sy, génies locaux révélés par Papy, le dévoué prof d'impro et militant « coco ». Et aussi des profs exceptionnels, des politiques cyniques et des mères de famille vaillantes qui tentent de résister contre  les sirènes des salafistes rôdant autour des squares et menaçant leurs fils. De quoi Trappes est-elle le nom ? Début de réponse à deux voix, « en empathie mais sans tabous ».

ELLE. Comment avez-vous pris le chemin de Trappes ?

Raphaëlle Bacqué. On aime bien raconter notre époque, et cette ville rassemble tous les défis d'aujourd'hui. C'est un morceau de France, un lieu fort de réussites très emblématiques (Omar Sy, Jamel, le champion Nicolas Anelka, le rappeur La Fouine...). Au-delà, elle témoigne de l'histoire des banlieues françaises et de l'immigration ; des difficultés politiques de ces quarante dernières années, et de l'influence de différents groupes de musulmans.

ELLE. « La Communauté », avez-vous intitulé votre livre, ce qui est lourd de sous-entendus. Pourquoi ce choix ?

Ariane Chemin. C'est un titre générique, ni politique ni religieux. On l'a choisi car les habitants eux-mêmes l'emploient. Trappes, terre communiste de l'après-guerre jusqu'en 2001, est une ville d'immigration riche d'une forte tradition d'hospitalité.

Raphaëlle Bacqué. Ce sentiment d'appartenance qui est le signe même de la communauté existe depuis bien longtemps. Trappes est un village, une enclave, à quelques kilomètres de Versailles et de son château, or c'est une des villes les plus pauvres des Yvelines. Comme dit Jamel, « c'est un autre monde »... Du temps des communistes, la ville vivait déjà dans un entre-soi. La communauté, c'est à la fois le cocon où on se sent rassuré et l'endroit dont on a du mal à s'échapper. On a commencé cette enquête il y a un an sans en parler, car on voulait travailler tranquillement, mais on n'a rien caché non plus. Eh bien, personne ne l'a su ! Ce qui montre la barrière du périphérique et l'éloignement symbolique.

ELLE. Dans les années 1960-1970, Trappes devient « le réservoir social » des Yvelines, tandis que Versailles ou Rambouillet accueillent les travailleurs modestes au compte-gouttes. La ville est-elle le symbole des échecs de l'État français en matière d'intégration ?

Ariane Chemin. Trappes raconte à elle seule l'histoire de l'immigration française et du regroupement familial. C'est une ville-dortoir installée à côté des gros réservoirs de main-d'oeuvre que forme, pendant les Trente Glorieuses, l'industrie automobile. Entre 1968 et 1975, la population immigrée y progresse de 325 %. On a fait venir des villages marocains entiers dans des conditions esclavagistes. Les parents espéraient retourner au pays, les enfants les ont ancrés dans le territoire français.

Raphaëlle Bacqué. Trappes raconte les ambivalences de la France plus que ses échecs. On ne peut pas dire que l'État n'ait pas engagé de politiques spécifiques. C'est une ville agréable qui a bénéficié de la rénovation urbaine, et en même temps ça ne suffit pas : les difficultés demeurent.

ELLE. Évoquons le cas particulier des femmes : vous les montrez souvent surveillées, jusque dans leurs tenues vestimentaires...

Raphaëlle Bacqué. Le fait qu'on soit des femmes nous-mêmes nous a permis de mesurer leur situation particulière compliquée. Par exemple, on ne remarque pas tout de suite qu'aucune femme ne fume dans la rue. Ou qu'il leur est impossible de manger une glace dehors. Il y a une forme de pression sociale complexe.

Ariane Chemin. Et de fortes disparités générationnelles. Les femmes de 50 ans nées en France veulent en général s'émanciper du modèle patriarcal de leurs parents - certaines ont été victimes de mariages forcés et ont divorcé - tandis que les plus jeunes portent parfois le voile comme un signe de rébellion adolescente. C'est plus difficile d'être mère de famille à Trappes qu'ailleurs, car on doit aussi surveiller son fils qui, pendant l'Aïd, veut traîner du côté de la mosquée, où rôdent des barbus...

Raphaëlle Bacqué. Le café aussi est un endroit très complexe. Le cafetier nous saluait chaque fois d'un chaleureux « bienvenue ! » ; le propriétaire du café nous disait comme il regrettait qu'il n'y ait pas de femmes. Donc le café ne leur est certainement pas interdit. Seulement, les femmes maghrébines n'y vont pas. Il y a un problème d'occupation de l'espace pour elles.

ELLE. Vous abordez aussi le cas des profs. Des héros ?

Raphaëlle Bacqué. On les a trouvés formidables, très courageux. Ils s'investissent longtemps, souvent par militantisme. Ils sont en première ligne pour voir les difficultés énormes qui se posent : acculturation de certains élèves, problèmes majeurs d'orientation - la plupart des jeunes sont menés vers des voies de garage - et montée d'une forme d'intégrisme religieux, qui se manifeste par la contestation de la science et de Darwin. Certes, il y a des mesures financières au niveau de l'État - les primes des profs en ZEP par exemple - mais ça ne va guère au-delà.

Ariane Chemin. On a mesuré à quel point les enseignants réfléchissent, se remettent en cause, débattent entre eux en salle des profs. Ce sont eux qui voient surgir les premiers les débats qui ensuite agitent les plateaux télé. Parfois, ils changent d'avis au fil des années. L'une des profs que nous avons rencontrés nous a dit : « Mieux vaut avoir un voile sur la tête que dans la tête. »

ELLE. Jamel Debbouze, Omar Sy, Sophia Aram... Ces artistes d'envergure viennent de Trappes. À vous lire, on se dit qu'ils ne pourraient plus émerger aujourd'hui !

Ariane Chemin. Ils ont été le produit du communisme municipal, qui assurait soutien scolaire, camps de vacances et bien plus que cela encore. Désormais, c'est la mosquée qui s'en charge.

Raphaëlle Bacqué. C'est un enjeu déterminant. Il y a une compétition entre la mosquée et d'autres acteurs (le club de foot, le curé) pour assumer ce soutien qui n'est pas que scolaire.

Ariane Chemin. Le curé de Trappes a une liste d'attente de quatre-vingts enfants souhaitant bénéficier du goûter et de l'aide aux devoirs. Il est désespéré car on lui supprime ses emplois aidés. Il va devoir tout arrêter et veut écrire à Macron à ce sujet. Face à cet exemple précis, on se dit que ce n'est pas possible !

ELLE. Trappes est la ville d'Europe qui comptabilise le plus grand nombre de candidats au djihad. Elle fait aussi l'objet de nombreux fantasmes. Comment la percevez-vous après cette enquête ?

Raphaëlle Bacqué. Ce n'est ni la cité terrifiante, hantée uniquement  de femmes en burqa, comme on le voit à la une de certains magazines ni une commune riante sans aucun problème. C'est une ville particulière, il faut bien le dire. Elle a parfois certaines ressemblances avec Molenbeek, dans les difficultés de la politique municipale, dans une forme d'aveuglement et de déni. Mais c'est une ville qui a beaucoup de ressort. Il faut mettre le paquet pour l'aider, mais c'est possible.

ELLE. Une nouvelle figure a émergé ces derniers mois : la députée LREM des Yvelines Nadia Hai, trappiste et parisienne, musulmane et laïque, cadre d'une banque privée et fille d'un ouvrier immigré. À peine élue, elle déclare : « Je crois en la laïcité qui offre la liberté de croire ou de ne pas croire et de vivre en paix. » Peut-elle peser sur l'avenir de la ville ?

Raphaëlle Bacqué. Il y a des éléments de changement, l'élection de cette nouvelle députée en fait partie. Lorsqu'il y a eu des listes proprement communautaristes (en substance, « votez pour des musulmans »), elles ont fait des scores médiocres, c'est important de le souligner. Mustapha Larbaoui, pharmacien à la tête du club de football de Trappes jusqu'en 2017, qui affirme clairement sa laïcité, est l'une des personnalités les plus populaires de la commune. On ne peut pas enfermer les habitants dans une réputation qui ne représente pas la réalité.

« La Communauté », de Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin (Albin Michel).

Cet article a été publié dans le magazine ELLE du 5 janvier 2018.  Abonnez-vous ici.