Tout, tout, tout sur Forest !

Publié le par lamiri

(première publication sur Zazieweb le 03/10/2006)

Il en fallu du temps mais cela valait le coup d'attendre 2004 pour voir enfin un ouvrage de référence consacré à Jean-Claude Forest (1930-1998). Si un auteur de BD le méritait, compte tenu de son influence sur le 9ème art et même au-delà (notamment la mode)...

Philippe Lefèvre-Vakana propose un panorama quasi-exhaustif du travail de Forest qui commence dès l'illustration de couverture, un dessin unique réalisé pour des papiers peints. Son étude suit la chronologie : ses débuts pour les publications Vaillant dans les années 50 où il croise Poïvet et Gillon ; sa reprise des personnages de Charlot et de Bicot, ses multiples couvertures pour des revues comme Fiction ou pour Le Livre de Poche, des strips sentimentaux dans des magazine pour jeunes filles...
Il cite jusqu'aux petits dessins animés Marie Mathématique réalisés en 1965 pour la fabuleuse émission Dim, Dam, Dom. Il y eut six épisodes de cinq minutes en noir et blanc, en papiers découpés, mis en musique et chanté par son ami Serge Gainsbourg (j'en ai vu un jour un extrait, c'était magnifique).

Et puis il y a l'année 1962 et la publication assez confidentielle de Barbarella dans V Magazine (spécialisé en érotisme et science-fiction), le choc que provoqua sa sortie en album au Terrain Vague deux ans plus tard et le succès mondial du film de Vadim en 1968. Il faut se replacer dans le contexte de l'époque : en 1964, Barbarella fit s'étouffer les censeurs et sera plus d'une fois réédité avec des retouches qui prêtent à rire aujourd'hui. Si vous avez l'occasion d'avoir différentes éditions entre les mains, amusez-vous à comparer les vignettes, c'est édifiant.

Forest dessina plusieurs suites à Barbarella, faisant évoluer son trait et son travail sur les couleurs mais malgré leur qualité, ce furent plutôt des flops commerciaux.
Mais Barbarella est le bel arbre qui cache un Forest bien trop peu fréquenté. Car il y eut un autre personnage qui eut aussi droit à plusieurs albums et qui est peut-être son chef d'oeuvre : Hypocrite, la môme délurée à frange brune.

Une autre héroïne (née en 1964) peut faire office de chaînon entre Barbarella et Hypocrite : Bébé Cyanure.



A la fin des années 70, Forest délaisse un temps le dessin pour l'écriture de scénarios. Ce qui donnera la très belle série des Naufragés du temps dessinée par son ami des débuts Paul Gillon (avec lequel il se brouillera, comme avec bien d'autres) et Ici Même avec Tardi. Il reprend ses pinceaux pour des récits poético-fantastiques comme La jonque fantôme vue de l'orchestre où il prouve qu'il a finalement toujours été imprégné par les peintres et illustrateurs symbolistes du 19ème siècle. On pourrait résumer l'oeuvre de Forest comme à la fois classique et révolutionnaire, entre Odilon Redon et Giger.

Forest ne pouvait rien faire comme tout le monde, il préparait ses planches sur d'immenses formats, n'arrêtait pas de retoucher et reprendre ses dessins (y compris d'une édition à l'autre mais sans en informer le lecteur quand d'autres en auraient profité pour placer un bandeau Nouvelle Edition Corrigée), détestait qu'on le catalogue comme dessinateur de BD et préférait se présenter comme écrivain. Un autre de ses regrets : il aurait aimé réaliser pour le cinéma mais ses projets n'aboutirent jamais. Dès les années 50, il était un des très rares à prétendre que la BD n'était pas qu'un aimable divertissement pour enfants ou lecteurs des dernières pages de journaux et dire cela alors devait faire le même effet que d'affirmer en 1900 qu'on ferait un jour traverser l'Atlantique à des centaines de passagers en aéroplane.

Ce très beau livre contient des dizaines de dessins, illustrations, peintures, esquisses et planches inédites et apprend des détails imprévus sur Forest comme ses années passées en tant que conseiller en bande dessinée pour le magazine Okapi. Les dessins reproduits sont tous d'après des originaux. Certains sont réellement splendides, comme ce décor intérieur pour le film Barbarella, en gouache et pastel ou ces recherches graphiques avec personnages fantastiques.

Parmi les raretés dévoilées dans ce livre, le roman-photo expérimental Magiciennes publié en 1967 dans Plexus, revue littéraire et érotique (quelque chose comme Mandrake chez Paco Rabanne avec bulles barbarellesques) et les 14 planches inédites d'un épisode inachevé des aventures d'Hypocrite, Ha! Misère de misère datant de 1974.

La bibliographie finale est à l'image du reste, impeccable, remplissant à elle seule cinq pages. Un travail colossal étant donnée l'activité tous azimuts de Forest en 50 ans. Philippe Lefèvre-Vakana n'a même pas oublié de détailler les différentes éditions des cinq albums de Barbarella... qui, aussi incroyable que cela paraisse, attendent toujours une réédition !

Détail qui par contre passerait presque inaperçu (et pour cause) : l'auteur de cette remarquable étude n'est pas cité sur la couverture, comme si il s'était effacé devant son sujet. Une telle humilité est rare dans le monde éditorial où la plupart des passeurs se mettent si facilement en avant. Je pense notamment à quelqu'un comme Gilles Verlant qui pond tous les deux ans une biographie rénovée sur Gainsbourg et - pour rester dans la bande-dessinée - aux multiples albums thématiques sur l'oeuvre d'Hergé dus à Albert Algoud (ce type est plutôt sympathique mais on ne m'otera pas de l'idée qu'il exploite un bon et facile filon).

PS 1 : L'Association a commencé dès 2001 à rééditer des albums de Forest devenus rarissimes, Mystérieuse matin, midi et soir et les trois Hypocrite (Hypocrite et le monstre du Loch Ness, Comment décoder l'etircopyh et N’importe quoi de cheval). Glénat a bientôt fini la réédition les dix volumes (recolorisés) des Naufragés du temps. Sinon, il est possible de trouver en occasion des éditions anciennes épuisées d'à peu près tous les albums de Forest. Pas toujours données (surtout si vous cherchez la première édition de Barbarella au Terrain Vague) mais parfois, il ne faut pas hésiter à casser sa tirelire. Les inconditionnels purs et durs pourront aussi fouiller les bacs à la recherche de vieux exemplaires de la revue Fiction (pour ses couvertures forestiennes) ou de fanzines oubliés comme Submarine qui avait publié un strip de Spia, espionne N°1, une oeuvre inachevée. Le must reste le numéro 22 de la revue Giff-Wiff de décembre 1966 consacré à Marie-Mathématique (avec une superbe illustration de couverture et plus de vingt pages sur cet étonnant essai multimédia avant l'heure).

PS 2 : L'art de Jean-Claude Forest ne serait plus disponible chez son éditeur. Mais il vaut la peine de le chercher chez les bouquinistes BD ou sur le net.

PS 3 : Forest est actuellement à l'honneur dans le cadre de l'exposition bruxelloise SEXTIES. Qui sait si, à cette occasion, la boutique du musée aurait encore quelques exemplaires du livre de Philippe Lefèvre-Vakana...




L'art de Jean-Claude Forest, de Philippe Lefèvre-Vakana
Editions de l'An 2
ISBN
284856024X / 9782848560243
34 €


Présentation de l'éditeur :

Voici enfin le livre que l’on attendait sur l’oeuvre magistrale, qui reste trop mal connue, de Jean-Claude Forest (1930-1998), le créateur de
Barbarella (première bande dessinée française pour adultes, poétique et sensuelle, intelligente et moderne).

Bien loin de n’être que le père de ce célèbre personnage, Forest avait déjà une longue carrière d’illustrateur et de dessinateur de bande dessinée avant de donner vie à Barbarella en 1962. Ses créations se sont multipliées ensuite.

Son importance ne se limite pas non plus à la bande dessinée.

Il fut tour à tour cinéaste, photographe, romancier, décorateur, rédacteur en chef, scénariste, dialoguiste, etc. C’est l’un des créateurs d’images les plus marquants de la seconde moitié du XXe siècle.

Livre somme,
L’Art de Jean-Claude Forest présente une vision globale de cette oeuvre. Livre d’images avant tout, il réunit des dessins de toutes époques et de tous genres (tous reproduits à partir des originaux), dont bon nombre d’inédits.




Extrait :

Il y a plus de points communs entre Forest et Serge Gainsbourg, Roland Topor, Peter Foldes, Raymond Queneau, pour ne citer que des personnalités qui ont croisé son chemin, qu'entre Forest et les auteurs d'Astérix ou de XIII. Forest a d'ailleurs toujours été en marge du monde de la bande dessinée, ce qu'il a proposé était trop "différent" pour plaire au plus grand nombre ou pour intéresser les inconditionnels de la très sage école belge. Son originalité, sa faible production, son côté touche à tout, ses relations difficiles avec les éditeurs, l'ont conduit à une certaine marginalisation.



Liens :

C'est désolant mais il n'existe aucun site digne de ce nom consacré à Forest, ce qui rend cet ouvrage d'autant plus indispensable...

Faute de mieux, allez consulter celui du scénariste, éditeur et spécialiste de science-fiction Jean-Marc Lofficier qui se présente comme The official site of Jean-Claude Forest and Barbarella (!?) mais propose néanmoins quelques documents intéressants (en anglais).



Publié dans Critiques BD

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