Les invités : Hommage de Jean Pérol à feu Claude Michel Cluny

Hommage à Claude-Michel Cluny
Allocution de Jean Pérol à l’Académie Mallarmé le 29 Avril  2015 [fin]

Cependant, dans L’invention du temps, il n’y a pas que le plaisir à entrer dans la farandole des commérages littéraires (car il y a plaisir, ne le cachons pas). Y abondent aussi, — un peu trop peut-être — beaucoup de pages sur les amours homosexuels, les siens et ceux des petits copains. « Le goût des garçons, net, simple et sain comme un sport » a  précisé Cluny. Et à moi, dans l’une de ses dédicaces d’un de ses recueils le plus gay : “Chacun à l’ombre du feu qui est  sien, dans la chaude lumière de l’amitié”. Ce sport  n’est pas mon goût, et ce qu’il en dit n’est pas tout à fait ce que j’en pense. Claude-Michel le savait, et à tous les deux, cela nous était bien égal. Mais bon, ces nombreuses pages, cette insistance, l’époque peut-être a-t-elle voulu cela, où l’homosexualité a fini par réussir à conquérir ses droits. Soulignons en passant que le militantisme gay l’horripilait, et qu’il foutait une paix royale à tous ses amis sur le sujet.

Dans ce journal le plus important à mes yeux demeure, au-delà donc de ces commérages variés, hédonistes ou littéraires, cette réflexion attentive, fine, sur la vie, l’écriture, la littérature, ces observations constantes sur l’homme et les hommes, le vaste monde et les quelques pays qui lui étaient particulièrement chers. Et cette sagesse teintée d’Antique, au sens noble du terme, dont il  marque les passages qu’il leur consacre. S’en détachent aussi au fil de cette longue pratique et du temps, tout l’éventail de ses idées sur le travail d’écrivain. Très vite, au hasard, et pas trop compliqué :

  • « Pour un écrivain, les quarante premières années de sa vie donnent le texte, les trente suivantes en donnent le commentaire. » D’où : importance du vécu.
  • « La vie vaut d’être vécue à condition de l’aimer, pas de la subir. » D’où : importance du bonheur et du plaisir.
  • « Les écrivains cherchent la clé qui leur ouvrira la porte. Mais chacun de nous a une clé, et ce qu’il leur faut, c’est trouver la porte qu’ouvre la clé, qu’ils sont les seuls à posséder. » D’où : importance du champ d’action de l’intime.
  • « Vous qui voulez écrire, broyez du noir, faites votre encre vous-même. » D’où : soyez impitoyable avec vous-même, malmenez-vous jusqu’au désespoir.

Il savait aussi parfaitement le genre d’écrivain qu’il était : « Je suis un écrivain par la langue, pas par le territoire ». Une langue qu’il a toujours voulue classique. Mais là encore, il a tenu à serrer son propos : « Le classicisme se réinvente, il ne se recopie pas. C’est justement ce qui est difficile. »

Enfin, pour Cluny, et irrigant le tout, il y avait la poésie. La poésie et toutes ses exigences, éthiques et littéraires. « La poésie est la première parole » a-t-il affirmé. Pour tous les deux, cette croyance était notre passion commune. Affirmation que l’on trouve dans la présentation de la collection Orphée qu’il a créée en 1989, pour la poésie et la mettre à son service, avec l’appui de Joachim Vital, aux Éditions de La Différence. Il la dirigera jusqu’en 2012, et elle regroupera plus de 250 titres, de tous les pays et de tous les siècles.

Cette fidélité à la première parole, et la place qu’il lui donne, ne voulait pas dire qu’il méprisait les autres, loin de là. Mais il a toujours pensé, comme l’a si justement souligné Jean-Yves Masson, dans un article sur Cluny, « Non pas que tout le reste est vain, mais que vaine est toute parole qui ne porte pas en elle un écho de cette parole première ». Que les critiques d’aujourd’hui, ou ce qu’il en reste, méditent là-dessus, eux qui ne parlent plus que des livres où cet écho, et cette parole, ont disparu.

Toute la poésie de Cluny, de Désordres, Inconnu Passager, jusqu’aux Poèmes du fond de l’œil, a été rassemblée dans les deux tomes de ses Œuvres Complètes Poétiques parus aux éditions de La Différence. Il est impossible d’en donner en une simple phrase toutes les nuances, tous les veinages. Disons pauvrement que pour l’essentiel elle est marquée par la volonté de s’inscrire « dans l’éphémère étendue de la beauté pure », pour reprendre ses propres mots, et par un lyrisme acide, à la sérénité païenne, à la mélancolie inquiète, et par une fatalité presque japonaise.


Pour des exégèses plus poussées, on pourrait en trouver les racines, ou les deux trous noirs, ou le combustible irradiant, comme l’on voudra, dans Le Silence de Delphes et dans son récit autobiographique, Sous le Signe de Mars, qui sert d’introduction à son journal.

Dans Le Silence de Delphes quelques pages nous révèlent le choc ressenti, et qui l’a marqué pour la vie, face aux ruines d’une civilisation grecque chère à son cœur, et à son évaporation lancinante dans le soleil de midi. : « Le silence était en moi, étale comme le désespoir, étincelant comme la beauté. Une sorte d’accord obscur ».

Et dans Sous le Signe de Mars apparait un autre aveu, longtemps retenu, même s’il n’en éprouvait aucune culpabilité. Celui de son amour bref et panique, sublime et dangereux, en Mai 1944 juste avant le Débarquement, avec un trop beau et si jeune soldat allemand, un tankiste en noir des Panzerdivisionen, dans un champ de blé d’un été de guerre, au bord de la Seine, près de sa petite ville provinciale. Première communion totale avec le paganisme et le plaisir. Scène fondatrice, originelle, sans doute intensément fantasmée plus tard, de cette étreinte avec ce jeune guerrier voué à la mort et qui pleure dans ses bras, et leurs « dix sept ans nus sous le drap noir chargé d’emblèmes », pour le dire avec ce dernier vers de l’un de ses poèmes.

Deux chocs, deux révélations qui l’entraîneront vers d’autres secrets, d’autres mises à jour, d’autres mondes, d’autres amours « aux bords violets de la mer », qui feront de lui ce voyageur infatigable.

« Nous sommes là, inconnu passager des avions suspendus aux méridiens, ou courant les volcans dès qu’un soleil se lève. » Il nous est arrivé, parfois, de les courir ensemble au Japon. « Ma vie n’a été qu’un voyage toujours recommencé », a-t-il dit. J’ai bien connu ce Cluny voyageur. Il arrivait à l’improviste, dans les différentes demeures qui furent les miennes à l’étranger, au cours de ses tours du monde savamment organisés. Et de Mobile, sur le pont du battleship ‘Alabama’ rescapé de Pearl Harbour (Cluny était un grand spécialiste de la guerre du Pacifique) aux jardins de Chinzanso chers à Kawabata, nous avons beaucoup parlé et voyagé ensemble. Clic clac, photos, depuis sa mort j’en ai regardé quelques unes, nous avons eu tous les deux une bonne complicité de globe-trotters. Que ce soit du luxe british de l’hôtel Raffles à Singapour, au dépouillement des plus modestes gîtes minshukus des plus infimes îles de ce Japon où il jubilait, Cluny était un voyageur exemplaire, toujours attentif, l’empathie en action, jamais odieux, ne gênant jamais personne, dégustant son rosbeef Raffles sous les ventilateurs ou son poisson cru et son bol de riz blanc au bord de la mer comme un chat heureux. Il parcourait le monde avec sa simple petite valise de cabine, où se trouvait, parfaitement rangé, juste ce qu’il fallait pour écrire, se changer et se soigner. Après, la terre était à lui. Il avait éliminé l’inutile.

Voilà. Cluny, après avoir mis en ordre ses affaires et ses écrits, et simple comme un bonze zen ou un Basho contemporain, a franchi le dernier portique de son dernier voyage, toujours ‘Inconnu passager’, ou presque.

« Vieillir élimine l’inutile, a-t-il écrit, par une sorte d’économie naturelle. » À mon tour, après avoir beaucoup éliminé, il ne me reste presque plus rien à économiser.

Alors à bientôt sans doute. On continuera peut-être à parler du monde et de la poésie sous d’autres cieux, encore plus lointains.

Ciao, Claude-Michel !

Jean Pérol, Allocution à l’Académie Mallarmé, le 29 Avril  2015


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