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Kollektsia – La donation russe au Centre Georges Pompidou

Kollektsia – La donation russe au Centre Georges Pompidou

Une donation de plus de 250 œuvres d’art soviétique et russe des années 1950-2000, créées hors des circuits officiels, est actuellement exposée au centre Pompidou. Elle offre un raccourci saisissant d’un demi-siècle d’évolution en marge d’un art officiel ossifié, engoncé dans les habits du réalisme socialiste.

 Les documentaires projetés sur de petits écrans proposent une vision ahurissante de l’état de l’art durant toutes ces années. Oublié l’élan révolutionnaire qui fit de la Russie un des berceaux de la modernité, l’art russe retourne pendant ces années à l’académisme le plus rétréci. Les artistes qui ne passent pas sous le joug sont mis à l’index et empêchés de travailler. À l’époque de Khrouchtchev, où l’étau se desserre pourtant, on voit une assemblée de doctes politiques se gausser, à l’invitation du directeur de l’Académie des Beaux-Arts, de ces formes « nouvelles ». L’art non officiel reprend le fil de son évolution au stade où il avait laissé l’art : constructivisme, récupération et détournement des codes de l’imagerie populaire à la manière des débuts de Kandinsky, suprématisme, art conceptuel…

Quand l’histoire s’emmêle dans l’évolution artistique

L’exposition est divisée en quatre sections majeures : la fin des années 1950 où l’art occidental pénètre à nouveau dans l’espace russe ; les années 1970, une période de stagnation où émergent deux tendances, le Sots Art qui utilise les codes du Pop Art, le conceptualisme moscovite qui récupère les codes de la culture populaire; l’avènement de la perestroïka dans la seconde moitié des années 1980 et la disparition de la distinction entre art officiel et non-officiel. Notre visite fut rapide, néanmoins il y a en effet pas mal de choses intéressantes qu’il faudra revoir. Je vous enverrai progressivement les images.

Un raccourci d’histoire de l’art

Il est étrange de constater, à travers cette exposition, le chemin parcouru par ces artistes russes non conventionnels essentiellement depuis les années Gorbatchev. C’est comme si, après une longue interruption, ils avaient retissé tous les liens non seulement avec l’avant-garde russe mais aussi plus généralement avec l’art occidental, et accéléré la cadence pour rattraper cette longue pause imposée par le stalinisme et se remettre à niveau. On a donc, en quelques décennies, un raccourci, version moujik, de l’aventure de l’art. Et, bien sûr, cela part dans tous les sens.

On y trouve de l’art conceptuel, avec les tapuscrits de Dmitri Prigov, par exemple, et leur agencement de textes tantôt simplement imprimés sur une même feuille, tantôt assemblés par collage et recouvrements les uns sur les autres. Révélateur est ce calligramme (même s’il diffère dans sa forme de ceux d’Apollinaire, par exemple, par la juxtaposition des textes les uns sur les autres) de la série des Versigrammes qui pourrait figurer un homme crucifié (1970-1980). Dans la partie supérieure de la feuille, la colonne de texte dit : « Comme je suis joyeux ! Comme je suis aimable ! », tandis qu’apparaît en bas la mention : « La mort est à côté ». Interprétation ?

Malevitch en ombre chinoise

Malevitch, le grand aîné, est bien sûr présent, à travers les dérivations du suprématisme, mais aussi dans une production « Sots » (pop art) qui présente le nom de Malevitch dans le même code graphique et typographique que le paquet de Marlboro : un fond rouge formant comme un toit au-dessus d’une typo noire sur fond blanc. Cette œuvre grand format (1,82 m de haut) d’Alexandre Kossolapov, datée de 1985, interpelle, bien sûr. Par sa taille, mais aussi par l’ambiguïté de son message. Est-ce un hommage à Malevitch ? ou au contraire une critique ? et de quoi ? que Malevitch soit devenu un instrument de propagande brandi par les Soviétiques lors de son triste retour dans le rang (dans les années 1930, sie je me souviens bien) ? ou une dénonciation de son utilisation et de sa transformation en marchandise par le monde occidental ? Le procédé est répété trois fois comme pour bien enfoncer le clou.

Quand on chasse l’art au bulldozer

La question de l’art est centrale dans la production russe des années 1970-2000. Réalisées dans le secret des appartements au cours de la première décennie et montrées à un petit cercle d’initiés, les œuvres n’accèdent à la visibilité que difficilement : en 1974, sous l’impulsion notamment d’Oskar Rabine, les artistes décident de montrer leurs œuvres sur la voie publique. Celle-ci est dégagée au bulldozer ! Ce n’est que deux ans plus tard qu’un espace d’exposition leur est attribué. L’art pris pour cible (par le régime russe) est le thème de l’une des œuvres exposées à Beaubourg : sur une portée musicale créée à partir du support métallique d’un sommier de lit, les balles ont remplacé les notes de musique et visent les clés de sol et de fa comme pour tuer la musique (je n’ai malheureusement pas retenu le nom de l’artiste).

Étrangers dans leur propre pays

Il faut attendre 1979 pour qu’une revue, A-la, soit consacrée à l’art non officiel. Cet art non officiel qui émerge se focalise sur l’art officiel. Il l’analyse, l’interroge, le conteste. Les artistes non officiels se vivent comme « étrangers dans un monde étranger, travaillant à sa description "scientifique" ou ironique », écrit Ekaterina Bobrinskaïa dans un essai publié à Moscou en 2013. C’est cela qui donne à l’art russe contemporain cette saveur unique. Référentiel, ethnographique, il travaille souvent à partir des codes mêmes de l’art officiel, détourne de manière quasi imperceptible un affichisme de propagande, reporte sur des mouchoirs des scènes apparemment banales et « réalistes-socialistes » de travailleurs dans leur quotidien, insère dans un tableau croisé de données professionnelles deux couvercles de fer émaillé reliés à un seau (d’aisance ?) situé en contrebas, irruption dans ce décor déshumanisé des attributs sexuels féminins, ou reprend sur un tissu brodé les emblèmes de la Russie révolutionnaire – le soleil qui darde ses rayons sur un monde au-dessus duquel règnent la faucille et le marteau – encadrés par une famille nue, sexes et poitrine pendants, mise scène plus que grinçante du modèle soviétique.

Les dérives de l’imagerie soviétique

L’imagerie populaire, avec ses formes simplifiées et ses gammes de couleurs vives, tout comme l’affiche de propagande, sont mises en question, les références à l’art russe mises à contribution. Le Mausolée d’os de Iouri Avvakoumov (2008), un monument de grande taille (136 x 113 x 46,5 cm) constitué de dominos assemblés, renvoie ironiquement au mausolée de Lénine. La Tour rouge, du même artiste (1986-1989), sérigraphiée sur une page de journal, offre une vision de l’inanité du constructivisme, de l’exaltation du monde industriel russe en même temps que de Tatline, tout comme cette maquette présentant un assemblage de fragments qu’on pourrait croire issus (en réduction) d’un chantier de construction et formant une architecture absurde, vide de toute organisation rationnelle : une dénonciation du non-sens.

La faucille et le marteau sont conviés par Andreï Filipov à une Cène (1989) pour treize convives où ils tiennent lieu de couteau et de fourchette sur une nappe impeccablement rouge révolution. Un même détournement des codes transforme Jeanne d’Arc en saint Georges lancé à la poursuite du dragon…

Boris Orlov raille la prolifération des décorations en tout genre sur les poitrines des militaires soviétiques en les installant sur un militaire en armure réduit à un buste en bronze ou en les alignant en rang d’oignons sur une structure qui pourrait tout aussi bien figurer un pectoral qu’un char d’assaut. Petite tête, groses décorations. Valery Koshlyakov, cofondateur du groupe « L’art ou la mort » en 1988 qui scandalise Moscou par ses performances, donne au Ministère des Affaires étrangères (1995) des allures de tour de Babel mangée aux mites, monument de carton (tigre de papier ?) techniquement virtuose, plein de trous et de rafistolages. Quant à Nikolai Kozlov, son Alitement (1989) montre une parure brodée de lit sur laquelle repose, à la place de la tête, un avion, tandis que des chars miniature se déploient et montent à l’assaut. La mention « Nicht Schlafen ! » (Ne dormez pas !), imprimée sur le lit, sonne comme un sinistre avertissement face à cette armée en marche. On jubile devant ces œuvres qui témoignent de réelles qualités artistiques en même temps que d’un discours critique fort.

L’essor de l’art contemporain : un mouvement contrarié

L’élan de la fin des années 1980 donne lieu à l’ouverture de nombreux lieux dédiés à l’art contemporain : galeries privées (dont celle de Marat Guelman en 1990, qui a aujourd’hui déjà fermé ses portes), Centre national d’art contemporain (1994, avec ses antennes régionales), Maison moscovite de la photographie (1996) qui deviendra le Musée moscovite d’Art multimédia en 2003, ou Musée d’art contemporain (Garage, 2008) fondé par l’oligarque Roman Abramovitch. La première Biennale d’art contemporain de Moscou se tient en 2005.

Si l’art « officiel » paraît en perte de vitesse et que des espaces d’exposition sont ouverts à l’art non officiel, l’enseignement de l’art, à quelques exceptions près (Institut des problèmes de l’art contemporain, 1992, École Rodtchenko pour la photographie et l’art multimédia, 2006), continue d’être basé sur la tradition réaliste. Quant au marché de l’art contemporain en Russie, il ne décolle pas vraiment. Au contraire, l’homme d’affaires russe Alexeï Ananiev crée en 2011 un Institut de l’art réaliste russe qui s’attache à mettre en valeur les peintres du réalisme socialiste. C’est dire que la situation de l’art contemporain en Russie est loin d’être réglée.

Le conflit entre l’État et les artistes contemporains semble renaître. Vladimir Medinski, ministre de la culture depuis 2012, ne cache pas son hostilité. « Pourquoi devons-nous considérer que l’art contemporain désigne quelque chose d’abstrait et de cubique, quelque chose de biscornu, prenant l’aspect de tas de briques ? Et sur le compte de l’argent public, par-dessus le marché ! », déclare-t-il en 2013. On le voit, sur les terres du dénommé Poutine, il n’y a guère de place pour les artistes contemporains ailleurs que dans la contestation virulente, réprimée par le régime avec tout autant de vigueur.

Aujourd’hui, un grand nombre d’artistes – Erik Boulatov, Ilya Kabakov, Vitali Komar, Alexandre Kossolapov, Alexandre Melamid ou Oskar Rabine – ont d’ailleurs quitté la Russie et travaillent aux États-Unis ou en Europe occidentale. Dès lors, il n’est pas étonnant de voir le drapeau américain, déjà détourné par Jasper Johns dans les années 1950, faire l’objet, lui aussi, d’un nouveau détournement, par un Russe cette fois-ci, et ses étoiles devenir ciel étoilé, galaxie lumineuse. Mais s’agit-il d’une glorification de la libre Amérique ou d’un clin d’œil aux anciens tableaux des artistes russes en rupture qui avaient joué à l’envi sur la figure de Gagarine et la conquête de l’espace aux belles heures de la guerre froide.

 

Kollektsia – L’art contemporain en URSS et en Russie 1950-2000

Avec le soutien de la Vladimir Potanin Foundation

14 septembre 2016 – 2 avril 2017

Centre Georges Pompidou – Place Georges Pompidou – 75004 Paris

Ouvert tous les jours sauf le mardi 11h-22h

www.centrepompidou.fr

 

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