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QUESTIONS
I DIPLOMATIOIIES ET COLONIALES
REVUE DE POLITIQUE EXTÉRIEURE
PARAISSANT LE 1er ET LE 16 DE CHAQUE MOLS
Directeur : Commandant de THOMASSON,
Ancien attaché militaire de France.
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DIX-HIUITIÈME ANNÉE. — 1914
TOME XXXVII Janvier-Juin)
PARIS
RÉDACTION ET ADMINISTRATION
19-21, RUE CASSETTE
1914
^
t ' 37
QUESTIONS
DIPLOMATIQUES ET COLOMALES
LES DÉMONSTRATIONS DIPLOMATIQUES
DE L'ANGLETERRE ET DE L'ITALIE
Les deux événements diplomatiques de la quinzaine ont été la
note de sir Edward Grey aux puissances et le discours du mar-
quis de San Giuliano à la Chambre italienne en réponse aux
interpellations de J\IM. Barzilaïet Bissolati. L'étude de ces deux
documents, oii sont traités tous les sujets préoccupants de
l'heure actuelle, permet de tâter le pouls à l'Europe.
A vrai dire le texte authentique et complet de la note de sir
Edward Grey n'a pas été publié; on n'en connaît le contenu
que par ime divulgation que le Times reproche assez aigrement
à la presse française, ou plutôt à ceux qui l'ont informée. Il
est certain que les journaux anglais donnent eux-mêmes
l'exemple de la plus parfaite réserve, notamment en ce qui
concerne ces importantes négociations anglo-allemandes rela-
tives à l'Afrique, que l'on dit aujourd'hui terminées, mais sur
lesquelles le silence continue à planer. Mais, que ce soit un
bien ou un mal, nous savons aujourd'hui ce que renferment les
dix paragraphes où la diplomatie britannique expose à l'Eu-
rope ses desiderata sur la double question de l'Albanie et des îles
égéennes.
Pour elle ces deux affaires doivent être liées : c'est ce que
nous avons toujours soutenu ici. Nous avons seulement déploré
que la Triple Entente ait méconnu les vrais intérêts de la Grèce
en demandant pour elle trop dans la mer Egée et trop peu en
Epire; mais l'heure n'est plus aux récriminations. Sir Edward
(irey commence par proposer qu'on laisse aux Grecs un mois
plein pour évacuer l'Albanie, à partir du moment où la fron-
tière méridionale sera hxée par les puissances. C'est rester
dans l'esprit de la Conférence de Londres et réprouver l'extra-
C QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
ordinaire iiUimatiim que l'Autriche et l'Italie avaient adressé
le 30 octobre à la llrèce pour l'inviter à retirer ses troupes de
tous les territoires contestés à la date fatidique du 31 décembre.
Cette fameuse frontière de l'xVlbanie méridionale est d'ailleurs
à peu près arrêtée, aujourd'hui que l'Europe sesl rangée à ce
qu'avait suitgéré l'Angleterre. La commission de délimitation
a été invitée à cesser ses infructueuses recherches ethniques et
à prendre une cote mal taillée en sinspirant de considérations
géographiques. Dès lors, il était à prévoir qu'on chercherait à
relier par la ligne la plus courte, à travers le territoire con-
testé, les points extrêmes des deux tracés, partant l'un du lac
d'Ochrida, l'autre de l'Adriatique, que la Conférence de Londres
avait déterminés ne varietiir (1). Le territoire contesté se trouve
ainsi coupé en deux parties à peu près égales, et la Grèce perd
déhnitivement les districts pourtant helléniques d'Argyrokas-
tro, de Premeti, de Liaskovik et d'Herseg. Sir Edward Grey
est d'avis de lui accorder une compensation dans la mer Egée.
A l'exception d'imbros et de Ténédos, qui commandent les
Dardanelles, elle conserverait les autres îles qu'elle occupe ac-
tuellement, c'est-à-dire Thasos, Samothrace, Lemnos, Mity-
lène, Chio et Samos. Nous avons déjà dit les objections que
soulève cette attribution des grandes iles voisines de la côte
d'Asie, nous n'y reviendrons pas.
La dernière partie de la note anglaise est peut-être la plus
importante. Sir Edward Grey se décide enlin à demander nette-
ment l'évacuation du Dodécanèse parles Italiens. Il estime sans
doute que la plaisanterie du traité de Lausanne « non encore
exécuté par la Turquie » a suffisamment duré : la Turquie a
en effet désavoué et placé « hors cadres » ceux de ses officiers,
en bien petit nombre, qui sont encore en Tripolitaine. Sir Ed.
Grey rappelle donc les engagements catégoriques pris par le
gouvernement italien ; mais en même temps, dans un désir
évident de conciliation, il insinue que le Dodécanèse une fois
rendu aux Turcs devrait recevoir une forme de gouvernement
autonome. Le 7V/«e.v souligne l'importance de cette suggestion :
elle peut, dit-il, conduire à un compromis acceptable, non seu-
lement pour la Turquie et l'Italie, mais pour toutes les puis-
sances méditerranéennes. « On ne saurait considérer comme
« nul et non avenu tout le travail de réorganisation accompli
« à lUîodcs et dans les îles voisines pendant le séjour des
« troupes italiennes: il faut donc envisager une solulion qui
(I ne blesse pas les susce[)libilités de l'Italie. » Ce laugage
(1) Voir notre lai'tc de l'Alhaniu iJuns la livraison du 16 novembre.
LliS DÉMONSTRATIONS DIPLOMATIQUES DE L ANGLETERRE ET DE L ITALIE 7
quelque peu sibyllin semble signifier que l'Angleterre vise sur-
tout le départ des soldats et des marins italiens, mais qu'elle
s'accommoderait des « compensations » que réclame la presse
italienne : gendarmerie ottomane encadrée par des officiers ita-
liens, autorités locales assistées de conseillers italiens. Le mar-
quis Imperiali, ambassadeur d'Italie à Londres, en aurait en-
tretenu le Foreign Office. Pour l'Angleterre, le jour où Rhodes
et Stampalia ne pourraient plus devenir des bases navales étran-
gères sur la route des Indes, tout serait dit.
Ouoiqu'en France nous ne voyions pas tout à fait la ques-
tion du Dodécanèse sous le même angle que nos voisins d'outre-
Manche, les propositions anglaises auront notre appui et celui
des Russes. Mais dans le camp de la Triple Alliance, la ré-
ponse, qu'on ne se presse d'ailleurs pas de donner, reste fort
douteuse. Le délai imparti aux troupes grecques d'Epire ne
souffrira pas de difficulté; mais il n'est pas du tout certain que
rAllemagne laisse amputer la Turquie de Chio et de Mitylène,
et au sujet du Dodécanèse ITtalie ne s'engagera probablement
à rieu, à moins que le marquis Imperiali n'ait obtenu à Londres
les assurances nécessaires. En tout cas, ce qu'on sait déjà très
bien, c'est que la réponse de la Triple Alliance sera collectwe,
et c'est ce que le Times, interprète du Foreign Office, trouve
profondément regrettable : « Ce qui a sauvé jusqu'à présent
<■<■ la paix européenne, c'est que chaque puissance a fait preuve
« d'un esprit européen. 11 y a malheureusement des raisons
« de croire que cet esprit européen est en décroissance, qu'on
« va vouloir opposer les solutions de la Triple Alliance à celle
<c de la Triple Entente. Le concert sera impossible si chacun
« prétend jouer son jeu et si, dans les deux groupements, on
« se croit dans l'obligation d'épouser les opinions des alliés et
« amis. » Est-il possible de s'abuser davantage sur la signi-
fication des événements diplomatiques qui se sont déroulés
depuis un an ! Nous touchons ici le tuf de l'erreur britannique.
La vérité est que, depuis le commencement de la crise, les
trois puissances de l'Europe centrale marchent la main dans
la main; que l'Allemagne, quoique moins directement inté-
ressée aux affaires balkaniques, répond dans tous les cas graves,
alors même que ses alliés ne lui semblent pas dans la bonne
voie : Unbedingte Biuides/rcue (1 )! Et que la Triple Entente
est obligée de céder toujours du terrain, parce qu'elle ignore
totalement la cohésion, grâce aux belles idées sur le patrio-
(1) (( Fidélilé sans restriction à l'alliance 1 >j Paroles prononcées par i'c'mpereur
allemand.
8 QUbSTIONS DIPLOMATIQUKS ET COLONIALES
tisnic européen et à tous les sopiiismes qui en découlent! Tant
({ii'il en sera ainsi, il n'y a pas à espérer un avantage sur le
terrain diplomatique. Les Anglais en particulier ont si souvent
joué les « cavaliers seuls » en Europe qu'ils semblent vrai-
ment inaptes à comprendre les bienfaits de la coopération.
S'ils n'ont pas saisi les événements d'hier, qu'ils observent
du moins ceux d'aujourd'hui.
Un fait énorme vient de se produire à Constanlinople. L'Al-
lemagne, qui lient le personnel jeune-turc comme elle tenait
le personnel hamidien, par des moyens infaillibles que d'autres
puissances ont sottement négligés, vient d'obtenir la remise
entre ses mains du corps darmée de Constantinople, et quoi
qu'on dise, des détroits, puisqu'un général de brigade alle-
mand, sous les ordres du général Liman de Sanders, sera le
grand maître de toutes les fortifications turques. La Porte
ayant refusé de publier le traité qui la lie à la mission mili-
taire allemande, on est en droit de supposer que cette dernière
restera en fonctions dans le cas de guerre. Voilà bien une
affaire européenne, qui intéresse au plus haut point les trois
puissances de la Triple Entente : pour cette question des dé-
troits, la Russie, la Erance, l'Angleterre ont jadis fait la
guerre. Or, pour faire aujourd'hui échec au plan allemand, y
a-t-il eu entre elles le moindre plan concerté? L'Angleterre
est restée à peu près impassible, elle a seulement regretté l'ini-
tiative allemande. En Erance, la presse a crié davantage,
mais il n'en a rien été de plus. La Russie seule a marché, mais
de quelle façon! Contraint par une violente campagne delà
Novoié Vreniia, le gouvernement russe a d'abord protesté à
Constantinople, sans succès, puis il ii négocié à Berlin, sans
succès, puis il est revenu à la charge à Constantinople. M. de
Giers, appuyé cette fois par les ambassadeurs de Erance et
d'Angleterre, a demandé des explications au grand vizir : avec
une désinvolture insolite, le grand vizir lui a opposé une fin de
non-recevoir, et voici maintenant que les négociations repren-
nent entre Pélershourg etRerlinl Les journaux russes, pres-
.sentant l'échec liual, nous accusent de ne pas boycotter finan-
cièrement la Turquie avec une énergie suffisante; les journaux
français répliquent que c'est à la Russie qu'il appartient de
prendre l'inifiative des opérations diplomatiques. J']ncore une
fois, quand on compare un pareil désarroi à l'action métho-
dique et toujours concertée de la Triple Alliance, qui n'hésite
pas à laisser depuis dix jours le cabinet anglais sans réponse,
parce (ju'elle ne veut donner qu'un avis qui aura d'autant
plus de poids qu'il sera celui d'un bloc, on ne peut sempêcher
LES DÉMONSTRATIONS DIPLOMATTQUKS DR L ANGLETERRE ET DE L ITALIE \)
de déplorer la méthode que le Times continue à préconiser,
et de prévoir des déboires pour la Triple Entente, toujours
imbue de son « esprit européen » (1).
Nos lecteurs trouveront plus loin le texte du discours du
marquis de San Giuliano à la Chambre italienne. Qu'ils nous
permettent d'en extraire ici un passage qui corrobore une
opinion que nous n'avons cessé de soutenir.
Nous avons obtenu que l'indépendance de l'AUjaiiie lût. jdacée sous la
garantie et le contrôle, non des deux seules puissances adnatiques, mais
des si.v grandes puissances, et si nous avons préxonisé celte solution,
c'est parce que nous avons jugé qu'elhi présentait de solides garanties
pour 1h maintien et le développement des relations intimes eiuie l'Italie
et l'Autriche, relations que nous jugeons nécessaires aux intérêts
suprêmes de deux puissances alliées.
On conçoit que M. de San Giuliano s'applaudissse du succès
qu'il a emporté en internationalisant rAli)anie. Les lignes
précédentes mettent sous un jour cru la faute qu'a commise
la Triple Entente en se laissant entraîner dans cette sotte
affaire. En réalité elle a enlevé la plus belle épine du pied de
la diplomatie austro-italienne, alors qu'elle aurait pu la para-
lyser pour longtemps si elle avait manoeuvré autrement.
A ceci s'ajoute que nous ne savons pas dans quel engrenage
nous allons nous trouver coincés. Le prince de Wied, qui est
décidément le candidat agréé de l'Europe, sinon des Albanais,
déclare qu'il ne se mettra pas en route pour sa capitale (encore
indéterminée) avant qu'ait été consenti à l'Albanie un emprunt
garanti par les puissances. Il serait vraiment plaisant d'aller
demander à la Erance, qui n'a pas d'intérêt matériel ni moral
en Albanie, de garantir un emprunt albanais. Au reste, avec
(1) La presse russe s'tst indignée à propos de reinis.sion à Paris par tine banque
française d'obligations ottomanes à court terme : une émission smiblable a d'ailleurs
été faite à Londres. S'il est vrai que notre ambassade de Con^lHrll)noJ.le a ignoré
les tractations de celtf banque avec la Porte, on ne peut que le regreitfr. Mais,
quoi qu'on fasse, on ii'fnif)êcliera jamais telle ou telh; banque de [ rf ter des sommes
rondelettes à la Turquie. La seule cliose que le gouvernement français jiuis.ee con-
trecarrer, c'est un giand emprunt qui auiait besoin d'être admis à la cote officielle
pour trouver preneur. La première mesure fiui serait à envisager à l'égard de la
Turquie, étant données les menaces de sa politique actuelle, scrsit d'exiger un rigou-
reu.x contrôle européen sur le service de la Dette. Quand un Etat aliène sa souve-
raineté dans le. domaine militaire, il n'a pas le droit de se montrer intraitaljle dans
le domaine financier, et en tout ca.s les pays créanciers ont le droit d'inqjoser leur
contrôle-
10 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALKS
OU sans emprunt, on excuse le prince de Wied de ne pas être
trop pressé d'entrer en fonctions. Outre que son nom n'excite
qu'un entlioiisiasine médiocre dans la fraction musulmane de
ses futurs sujets, jamais l'anarchie ne semble avoir été plus
grande dans ce pays, ni le gouvernement provisoire de Valona
plus impuissant. Symptôme inquiétant : une dépèche llavas
nous apprend que ce gouvernement est débordé de demandes
de volontaires qui veulent servir dans la gendarmerie ! Il est
probable qu'ils sont plutôt attirés par la perspective de posséder
un bon fusil et des cartouches à discrétion que par la profes-
sion même de gendarme, et c'est le cas de se demander : Qiiis
cuslodiel cusiodes ?
Nous passons rapidement sur la partie du discours de
M. de San Giuliimo qui contient les phrases de rigueur sur
l'équilibre méditerranéen et sur le principe qu'aucune grande
puissance ne doit tirer d'avantages territoriaux de la crise
orientale. Mais nous notons avec plaisir qu'entre un couplet
célébrant la solidité delà Triple Alliance et un autre consacré
aux relations de ITtalie avec la Russie, l'Angleterre, la Serbie,
le Monténégro, la Bulgarie, la Roumanie, la Turquie (la
Grèce seule est passée sous silence), le ministre italien a parlé
en fort bons termes de la France : « Les gouvernements fran-
« çais et italiens sont également décidés à maintenir intacte
a leur amitié et à faire tout leur possible pour concilier les
(c intérêts des deux peuples. »
Nous ne savons du reste pas pourquoi nos rapports avec
l'Italie semblent préoccuper tant de personnes en France.
Est-ce dans l'hypothèse d'un conllit franco-allemand ? Mais
alqrs il y a gros à parier que la concentration italienne, qui
consiste en une double mise en garde contre la F'rance et
l'Autriche, dans la région du Montferrat et dans celle de
\'éroue, et qui demanderait vingt à vingt cinq jours, iraiiiera
lin pcn^ jusqu'à ce que des événements importants se soient
passés en Lon-aine ou suriner; et que, suivant la tournure de
ces événements, les ambitions irrédentisles de l'Italie se por-
teront soit sur Trente et Triestc, soit sur Nice et Tunis. Nous
reconnaissons sans aucune ironie que c'est là le jeu le plus
habile pour ITlalie. et nous croyons que c'est le j)lus probable.
Toutes les petites piques ou tous les petits accommodements
du temps de paix n'y changeront rien.
Envisnge-t-on au contraire les diflicultc'S particulières (jui
peuvent surgir entre la France et l'Italie? Aucune n'est inso-
luble. Les Italiens se trompent notamment en voyant en nous
les adver-saires de leur expansion économique dans certaines
LES DÉMONSTRATIONS DIPLOMATIQUES DE l'anGLETEKIŒ ET DE L ITALIE 11
parties de l'Asie Mineure, et c'est à d'antres puissances qu'ils
risquent de se heurter s'ils veulent, par exemple, rayonner
d'Adalia dans toutes les directions. La région qu'ils visent est
en eiïet limitée par la zone allemande du chemin de l'er de
Bagdad, et il n'est pas sûr que les Allemands voient d'un bon
u'il la jonction d'Adalia à un point de la Bagdadbahn, jonction
qui pourrait être tuneste à Mersine ou à Alexandrette. Il y a
aussi la zone anglaise du chemin de i'er Smyrne-Aïdin et pro-
longement jusqu'à Bourdour : s'appuyant sur une constintiou
datant de 1906, rarabassadeur anglais à Constantinople aurait
déjà protesté contre l'octroi aux Italiens d'une ligne allant
d'Adalia vers l'intérieur. Il n'y a pas jusqu'à l'Autriche qui
n'ait, à en croire la Reichspost, des vues sur les côtes de
Cilicie. Quand M. de San (jiuliano, donnant un coup de clairon
hnal, s'est écrié : « Il faut que tout le monde sache, aussi bien
« à l'étranger que chez nous, que les jours sont passés pour
'< l'Italie d'une politique de renoncement », ce ne pouvait donc
être à la France en particulier que cet avertissement était
adressé (I).
Commandant di; Tuomassox.
P.-S. — Nous disions l'autre jour que les incidents de
Saverne étaient imputables à des |)ersonnages plus haut placés
que le colonel de Beuter et semblaient révéler toute une ma-
chination pangermaniste. L'extraordinaire incartade de M. de
Jagow, préfet de police de Berlin, écrivant à la Gazette de la
Croix pour protester contre la condamnation d'un lieutenant
accusé d'avoir sabré un infirme que maintenaient quatre sol-
dais, semble nous donner raison. Le fonctionnaire prussien
indiscipliné était un type jusqu'à présent inédit. Cette lettre
est donc un indice grave de l'audace croissante que déploient
en Allemagne des partisans de la guerre. Et l'irrésolution du
gouvernement vis-à-vis de M. de Jagow n'est pas un indice
moins erave.
(!) Voir dans la Correspondance d Orient un excellent arlicie ik- M. Ca.mille
FiDEi. sur les ambitions italiennes en Asie Mineure.
L'UNIONISME ULSTERIEN
CONTRE LE HOME RULE
Lorsque, il y a quelques mois (i), nous étudiions ici même
la préparation du Home Ilule Bill pour l'Irlande, on était en
droit de penser qu'il ne s'écoulerait guère de temps avant que
la nouvelle législation fût mise en vigueur. Certes, il fallait
s'attendre à ce que le Bill fût systématiquement rejeté parla
Chambre des Lords. Mais, comme après trois votes des Com-
munes une loi est acquise, même contre la volonté des pairs,
on pouvait supposer avec la plus grande vraisemblance que
l'Irlande aurait le Home Rule en mai llJli. En sera-t-il ainsi ?
La vieille opposition orangiste del'Ulster s'est réveillée avec
un désir de combat extraordinaire. A la onzième heure sont
arrivés des hommes affirmant que jamais TUlster n'accepterait
d'être gouverné de Dublin. Et voici une agitation politique
d'apparence si grave que le Royaume-Uni n'en avait pas vue
depuis longtemps de semblable. Nous assistons à ce spectacle
étrange de chefs de l'Etat discutant avec des factieux sur la
possibilité d'exécuter une loi votée par les Communes et qui
est à la veille d'être promulguée en dépit des Lords.
l'évolution de l'oimmon
Le gouvernement de l'Irlande par les Irlandais est, à n'en
pas douter, une nécessité politique, économique et plus encore
morale, qui ne saurait être mise en question : une nécessités!
évidente que, depuis quelques mois, il s'est produit dans le
Hoyaume-Uni une évolution surprenante de l'opinion à ce
sujet. Il est vrai que l'opinion et les mœurs politiques britan-
niques changent sous nos yeux avec une rapidité que nous
n'aurions pas crue possible, et peut-être n'est-ce pas toujours
pour loui- bien.
L'Irlande a profilé de cette nouvelle orientation d'une menta-
lité jus(ju'ici immuable et comme cristallisée dans sa forme
délinitive. Il serait sans doute risqué de prétendre qu'on a
(1) Cf. QiiesL Dlpl. el Col., du IG avril iîil2. — Y. -M. Goi.i.et, lo Home Rule
])Our rirlai)de, p. i76.
L'UiMONlSMli ULSTERIEN CONTRIi LE UOME RULE 13
davantage de sympathie pour l'Irlande dans le peuple anglais,
et surtout qu'on la connaît mieux. Seulement les dieux s'en
vont, et avec eux les idoles. Ils emportent à leur suite quelques
préjugés.
On connaît les deux thèses historiques en présence. Les libé-
raux, avec les nationalistes irlandais, considèrent que l'Irlande
forme une unité politique particulière, qui ne peut se déve-
lopper normalement que si on lui donne une autonomie locale
n'ayant rien d'incompatible avec l'unité de l'Empire. Les unio-
nistes au contraire ne veulent voir dans l'île occidentale qu'une
province comme le Sussex ou le Yorkshire.
Au cours des dernières années, les positions se sont modi-
fiées, de part et d'autre. L'idée fédérale a fait des progrès,
depuis qu'on a constaté qu'elle a été féconde dans les posses-
sions d'outre-mer, et que le Parlement de Westminster perd le
meilleur de son temps à discuter, d'ailleurs sans attention et
sans compétence, des affaires locales qui sont du ressort
d'assemblées particulières. Or, quand on veut étudier le Home
Rule pour l'Ecosse ou le Pays de Galles, il est tout indiqué de
commencer par régler la question du Home Rule pour l'Irlande.
Ces opinions ont si bien fait leur chemin que, chez les con-
servateurs eux-mêmes, on a envisagé comme une possibilité
désirable la («- dévolution » à une ou plusieurs assemblées irlan-
daises de la gestion des affaires intérieures du pays. C'est
pourquoi le moment paraissait venu d'accorder à l'Irlande un
Home Rule que sans doute les tories n'auraient point voté,
mais qu'ils auraient vu établir sans protester autrement que
par un vote destiné d'avance à rester une manifestation pure-
ment platonique.
Mais le parti conservateur, avec un programme qu'il ose à
peine avouer, sans leaders qui soient vraiment des conducteurs
d'hommes et des inspirateurs d'opinions, a été amené à penser
qu'il devait tirer tout le parti possible de l'opposition au Home
Rule. Les gens deRelfastet des environs, orangistes et presby-
tériens, plus ou moins sincèrement épouvantés de l'éventualité
maintenant très prochaine de l'ouverture du Parlement de
Dublin, assurèrent à leurs amis d'Angleterre qu'ils étaient
prêts atout pour empêcher le Home Rule de devenir une réalité
et ils fournirent ainsi aux conservateurs une occasion merveil-
leuse de réclame et de manifestations capables de donner une
vie nouvelle un parti (1).
(1) Un journal libéral de province, V divers ton Guardian, représentait il y a
quelques jours le parti tory, en la personne de M. Bonar Law, sous la forme d'un
H Ol/KSTIONS DIl'LOiMATlQUES KT COLONIALES
Depuis quelques mois, on a prononcé une quantité prodi-
gieuse de discours dans tout le pays pour combattre le Home
Rule. En Ulster, on a fait mieux : un mouvement révolution-
naire a été org:anisé, peut-être avec l'espoir de combattre à
main armée, plus sûrement dans la pensée d'intimider les
libéraux et le gouvernement. Et maintenant la situation se
complique assez pour que le premier ministre envisage comme
une possibilité une discussion avec les unionistes sur les rema-
niements du Home lîub^ Bill qui pourraient être désirables.
L lULANDK El L ll-STER
L'opposition au Home Rule, unioniste en Angleterre, est en
Irlande « ulstérienne ». On connaît Torigine de la population
du Nord-Est de l'Irlande : pro lestants écossais « plantés » dans
le pays pour y remplacer la population « rebelle » catholique,
et pour créer une Irlande loyaliste en face de l'Irlande irrécon-
ciliable que Gromwell voulait rejeter « en Enfer ou au Con-
naught ». Ces Ulstériens n'ont point perdu le souvenir de leur
origine et leur intolérance politique n'a d'égale qu'une intolé-
rance religieuse dont on ne sait s'il convient de l'appeler
odieuse ou enfantine. Les unionistes ont pensé avec raison
trouver là un élément d'hostilité permanente et agressive
contre le Home Rule. Ils ne se sont pas trompés.
Néanmoins, il ne faut pas se laisser impressionner par les
afhrmations des politiciens anti-homerulers sur la situation
véritable de la pensée ulstérienne, car les chiffres s'accordent
assez mal avec leurs déclamations passionnées. La statistique
montre que l'Ulster, n'est pas, dans son ensemble, la terre pro-
mise de l'unionisme orangiste et de la « bigotry » anticatho-
lique.
L'Irlande envoie aux Communes 103 députés. Il convient
d'abord d'en déduire les deux représentants de l'Université
oflicielle, citadelle de l'idée anglaise au même titre que le
Dublin Castle; ces deux représentants sont naturellement unio-
nistes. Restent les 101 députés réellement élus par la popula-
tion irlandaise. Sur ce nombre, on compte Ho homerulers et
IG anti-homerulers. Voilà qui donne. une idée exacte des opi-
nions de la majorité irlandaise sur là question de l'autonomie.
pauvre diable assis sur une boite à biscuits vide : la Tariff Reform ; le policeinan
Joliri iJull lui deiiiando s'il n'a pas d'autres moyens d'existence que cette caisse vide ;
et l'autre de repondre en montrant une massue qui représente fort bien sir Edward
Carson : « Je pense tirer parti de cela si tout va bien )i. — « La violence, à présent,
s'écrie John lîull, alors votre compte est bon, suivez-moi! o
l'uNIONISME L'LSTERILN CONTllK Lli UOME liULE lo
Or, ce désir d'autonomie parlementaire, loin d'aller ens'amoin-
drissant, est plus ferme que jamais. Il y a vingt ans, lors de la
discussion du précédent Home RuIeBill, on comptait 80 home-
rulers et 21 anli-horaerulers; soit cinq sièges gagnés depuis
cette époque encore peu lointaine. De même, il ne faut pas
supposer que les victoires nationalistes sont remportées à
quelques voix près, et qu'un incident électoral peut déplacer
un siège. Il y a des circonscriptions, comme le Mayo où Ton
compte 200 voix unionistes en face de 10.000 homeruiers ;
comme certaine région du Kilkenny où les 4.000 voix natio-
nalistes ne voient s'opposer à elles que 170 votes anti-home-
rulers ; comme le Kerry oriental où les tories réunissent à
peine une trentaine de voix. Les unionistes savent si bien qu'ils
vont à un échec dans la presque unanimité des cas, qu'en
dehors de l'Ulster ils n'eurent de candidats que pour quatre
sièges de députés aux dernières élections. En résumé, tous les
représentants du Leinster, du Munster et duConnaught au Par-
lement de Westminster sont des défenseurs du Home Rule.
Faut-il admettre qu'au contraire tous les représentants de
rUlster sont unionistes et que la scission politique entre la
province septentrionale et le reste du pays est absolue? Il s'en
faut et de beaucoup. L'Ulster envoie au Parlement 33 députés.
Sur ce nombre 17 sont homeruiers, et 16 anti-homerulers.
Ainsi, en Ulster même, l'unionisme n'a pas la majorité. A cela
les tories répondent que leurs 16 députés représentent une
population politiquement homogène. Or, 11 circonscriptions
sur les 16 qui nomment des anti-homerulers ont été constam-
ment représentées de la sorte; trois ont eu parfois des députés
nationalistes et deux des libéraux, qui sont maintenant de
fermes défenseurs du Home Rule. Et les dernières élections,
pour ces cinq sièges disputés, ont mis en présence 13.615 votes
pour le Home Rule, et 16.876 contre. Ce n'est pas évidemment
une telle victoire qui permet de parler de population politi-
quement homogène.
Ce sont, en réalité, les trois provinces nationalistes qui
fournissent des exemples remarquables d' « homogénéité», po-
litique et religieuse. Nous avons dit que tous leurs députés sont
nationalistes homeruiers. Au point de vue religieux, il y a
85 % de catholiques en Leinster, 94 % en Munster et 96 % en
Connaught. Prenons au contraire la partie considérée comme
la forteresse du protestantisme et de l'unionisme ulstériens,
les quatre comtés d'Antrim, Down, Derry et Armagh y compris
Beffast; les catholiques y sont par rapport aux non-catholiques
comme 3 est à 7. Il convient encore d'ajouter que tous les pro-
16 OllKSTlO.NS Dll'LOMATigUES KT COLUiMALEs
testants ne sonl pas unionisles. Ainsi la ville de Londonderry,
qui possède une majorité d'électeurs protestants, donna aux
dernières élections une légère majorité liomeruler. Et Belfast
même envoie au Parlement un liomeruler sur quatre députés.
Si nous quittons les villes saintes de Torangisme, leschitTres
détruisent tout vestige des afiirmations conservatrices. Les
cinq autres comtés de TUlster envoient au Parlement 12 horae-
rulers et 2 unionistes.
Telle estrirlande politique; tel est V « homogène » Ulster.
Sauf quatre comtés, 1 Ulster est en effet homogène; mais d'une
homogénéité qui le fait rentrer sans conteste dans la nation
irlandaise, et qui le rend toujours digne de porter la vieille
devise de son blason : « Lam dearg Eirinn » — Tout pour
l'Irlande.
LA TACTIQUE U.MOMSTE
Si Porangisme n'est pas tout P Ulster, ni même la fraction
la plus importante de PUlster, il est en revanche un parti
remarquablement fanatique, bruyant, et entraîné. Les di-
manches de Belfast et des petites villes sur la frontière des
régions catholiques et protestantes, sont célèbres par les
échaulTourées d'où l'on se tire d'ordinaire sans trop de mal, mais
parfaitement aphones, et souvent les habits en lambeaux. On
discute à perdre haleine dans les loges orangistes ; on ne parle
pas moins dans les réunions nationalistes de ces régions trou-
blées. Puis on descend dans la rue, chaque parti avec ses tam-
bours, ses bannières et ses chants politiques. Les collisions
suivent. Et l'on recommence le dimanche suivant. Et ce qui
est peut-être le plus remarquable pour l'étranger dans ces que-
relles si régulières et en quelque sorte si parfaitement réglées,
c'est la similitude du type, des procédés, de la mentalité des
adversaires. C'est que les uns et les autres sont des Celtes et des
Gaels. Caels d'Irlande ou Gaels d'Ecosse, la race est la même,
comme la langue celtique est à peu près semblable dans ces
pays que la mer sépare si peu. Il y a d'ailleurs do très bons
Gaels parmi les orangistes, et tout récemment un certain
nombre de loges ont remplacé le hideux et sinistre tambour
par des bagpjpes (qui sont les binious des Gaels) dans leurs
défilés et leurs manifestations. Et l'on a aussi cette impression
que ce sont des agitations politiques de Celtes, qui, avec une
candide passion, se battent de tout leur cœur naïf pour des
partis étrangers, au lieu de faire une politique nationale et
vraiment féconde.
l'uNI0.\1SME ULSTKRIEN COiNTRli; LK HOME RL'LE 17
Les leaders unionistes sont parfaitement sûrs de leurs par-
tisans dans les centres orangistes. Us savent qu'ils peuvent
leur demander tout ce qu'ils voudront et que jamais une mani-
festation ne manquera faute de manifestants. Ils ont donc
décidé que FUlster s'opposerait au Home Rule et que le Bill
resterait lettre morte, en dépit de tous les votes des Communes.
Lorsque le Home Rule Bill fut voté par les Communes,
qu'il devint évident qu'il le serait une seconde et une
troisième fois, et que le veio des Lords resterait sans effet, les
anti-homerulers réclamèrent la dissolution du Parlement et
des élections générales. Ils prétendaient que l'on ne pouvait
prendre une mesure aussi grave sans consulter toute la nation.
Ils oubliaient seulement que les dernières élections ont été, à
cet égard, une consultation suffisante, puisqu'elles se sont
faites en partie sur le Home Rule, inscrit au programme libé-
ral. Aussi, put-on leur répondre que le peuple de Grande-
Bretagne et d'Irlande s'était prononcé, que ses représentants,
en votant le Home Rule pour l'Irlande, réalisaient une réforme
qu'ils avaient mission d'accomplir et que la dissolution n'avait
aucune raison de se faire. Les unionistes déclarèrent alors que
si le Home Rule était mis en vigueur sans nouvelle élection
générale, l'Ulster le considérerait comme nul et non avenu,
n'accepterait pas le gouvernement de Dublin, refuserait les
impôts et se gouvernerait lui-même; que si, d'ailleurs, on
employait la force pour le réduire à l'obéissance, il emploierait
la force pour se défendre. Ainsi fut décidée la préparation d'un
gouvernement provisoire et d'une armée ulstérienne destiné*
à la guerre civile.
On ne saurait se refuser à admirer la logique du parti oran-
giste qui n'hésite pas à déchaîner la guerre civile au nom de
sa fidélité au royaume. C'est évidemment par une logique
toute semblable que lors d'un certain voyage à Londonderry,
le roi Edouard VII fut conspué aux cris de Popisl Ned! (Ned
le papiste). Car l'orangisme connaît mieux les inlérèts de l'Em-
pire que le roi lui-même, et le roi n'est digne de sa couronne
que s'il est orangiste.
Le gouvernement provisoire et l'armée révolutionnaire,
voilà en ce moment les deux hochets de l'orangisme, et ils
sont très capables d'occuper l'aristocratie et le peuple. Les
membres de la première se voient déjà conduisant vers de
hautes destinées la République d'Ulster; la foule du second
joue au soldat avec enthousiasme.
L'inventeur de cette tactique est un avocat irlando-écossais,
sir Edward Carson, que l'on dit descendre d'un lieutenant de
QuEST. DiPL. ET Col — t. xxxvii. 2
18 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Gromwell, et qui paraît n'avoir pas plus de respect pour la
majesté de la loi — peut-être à cause de sa longue familiarité
avec elle — que les augures n'avaient de foi dans leurs propres
prédictions. Mais sir Edward est surtout un aristocrate déma-
gogue, qui joue au conspirateur comme il jouerait au crickett,
sportsman qui a découvert un sport nouveau et « excitant ».
Sous cette inspiration, l'Ulster s'arme. Car il est bien entendu
qu'on se battra, ou tout au moins qu'on fera le simulacre de se
battre. Les parades militaires amusent bien plus les jeunes
bourgeois et les hooligans de Belfast que les traditionnelles
manifestations se déroulant suivant un programme trop connu.
Chaque dimanche on va à sa compagnie de volontaires; on
s'exerce pour le combat, avec de vrais fusils; on a même des
canons.
Aussi le gouvernement de Londres ne s'est-il pas ému outre
mesure. Depuis bien des mois, on annonce que des armes sont
importées à Belfast, fusils allemands et italiens de plus ou
moins bonne qualité, et munitions de toutes sortes; mais c'est
seulement le 4 décembre dernier que Londres a daigné s'émou-
voir et interdire l'importation des armes et des munitions en
Irlande. « On a fermé la porte de l'écurie après que le cheval
s'était échappé », disent triomphalement les unionistes.
C'est que le propriétaire savait que le cheval échappé ne cour-
rait pas bien loin. D'ailleurs, on affirme dans certains milieux
que cette interdiction d'importer des armes vise de tout autres
gens que les orangistes ; et de fait, c'est à Dublin qu'a eu lieu
la première saisie.
Le calme un peu méprisant du gouvernement s'est mani-
festé encore en négligeant d'arrêter sir Edward Garson et ses
amis. On arrête Mrs Pankhurst; on arrête Jim Larkin; et sir
Edward qui conspire ouvertement, qui prépare la guerre civile
peut se livrer paisiblement à son sport favori. Est-ce donc que
Londres ne le prend pas au sérieux?
LA nisci'ssio.x
On ne saurait douter que le gouvernement considère le
mouvement ulstérien comme un énorme bluff, et rien de plus.
Et il est bi(!n probable qu'il n'est pas davantage. C'est l'avis
de beaucoup parmi ceux qui connaissent l'Irlande que tout
ceci aboutira tout au plus à quelques bagarres comme on en a
vu bien d'autres.
Pourtant, depuis peu, il semble qu'un revirement se soit
produit, et du reste des deux côtés. Jamais on n'a tant fait de
L'UiNIOMSME ULSTElUliN CONTRU LE UOME RULE lO'
discours ; mais, lentement, en affirmant qu'on reste l'erme à
son poste de combat, on se rapproche, à portée non plus des
balles, ni des cris furieux, mais à portée de la voix ordinaire,
pour une discussion raisonnable.
Afin de ne pas remonter au début de la querelle, qui fut
Ionique, on peut se contenter de mesurer le terrain gagné par
la conciliation depuis le discours de M. Asquith, à Ladybank,
le 25 octobre.
En ce temps-là, les unionistes donnaient au £:ouvernement
le choix entre des élections générales et la sécession de l'Ulster,
inévitablement suivie de la guerre civile. Des libéraux pen-
saient que Ton pourrait peut-être étudier la question dans une
conférence des chefs de partis. JNIais le gouvernement ne voulait
rien céder, estimant qu'une discussion entre leaders eût été
très probablement décevante pour les libéraux qui auraient
obéi sans hésitation à leurs chefs, tandis que les diverses trac-
tions de runionisnie auraient certainement trouvé le moyen
d'échapper aux engagements pris par M. Bonar Law ou sir
Edward Car son.
A Ladybank, le Premier ne voulut donc point admettre l'hy-
pothèse dune conférence, et le i décembre, cette même opinion
était soutenue par sir Edward Grey dans son discours de Brad-
ford. M. Asquith définit alors la politique gouvernementale
(et M. Redmond n'était pas moins conciliant), une politique
d'apaisement, admettant toutes le& possibilités d'explications
loyales, mais intransigeante sur deux questions de principe :
la création d'un Parlement irlandais à Dublin, et l'unité irlan-
daise. Il est vrai que toute solution était déclarée digne
d'examen, qui n'apporterait pas d'obstacle « permanent et
insurmontable » à l'unité de l'Irlande. Les modérés des deux
partis voyaient là une quasi acceptation d'un moyen terme,
donnant pour une période de transition un statut particulier à
l'Ulster.
Un mois plus tard, à Leeds, le même ministre exprimait ses
sentiments de réprobation pour les fauteurs de guerre civile,
affirmant que le gouvernement ne se laisserait jamais intimi-
der par de pareilles menaces ; ce qui était, après tout, le seul
langage qui pût être tenu par un homme d'Etat. Mais, comme
on se souvenait de certain discours de M. Mac Kenna, disant
que le gouvernement était résolu à aller de lavant et à imposer
le Home Rule dans la forme fixée par le Bill déjà deux fois
voté,, les unionistes se déclarèrent fort émus d'un esprit gou-
vernemental qui ne laissait nulle place à la conciliation.
Pourtant, le 2 décembre, dans un discours qui fut très cri-
20 QUESTIONS UIHLOMATIUUES ET COLONIALES
tiqué par ropposition, malgré la modération de sa forme et le
bon sens de ses argumentalions, lord Ilaldane répétait une
fois de plus que le cabinet était disposé à examiner les propo-
sitions raisonnables d'arrangements que pourraient faire les
unionistes. « Que le gouvernement fasse lui-même des pro-
" positions, répliquaient les leaders tory, et nous verrons, si
« nous pouvons les accepter. » Et lord Lansdowne annonça le
lendemain à Glasgow que « la situation était très grave ».
Il n'était pas mauvais de lixer les intransigeants sur les con-
séquences que pouvait avoir leur attitude. Les discours unio-
nistes se faisaient avec accompagnement de cliquetis de sabres
et de roulements d'artillerie. Le 4 décembre, sir Edward Grey
exposa à Bradford ce que serait dans la pratique la théorie de
M. Asquitlî, à Leeds. Le gouvernement n'irait jamais au delà
des concessions compatibles avec les principes affirmés une
fois pour toutes, et s'il en était besoin, il emploierait la force
pour rétablir l'ordre troublé; mais il fallait bien comprendre
que cet emploi de la force serait limité au cas où les unio-
nistes se livreraient on Ulster à des agressions à main armée
contre leurs adversaires politiques.
Presque en même temps, à Manchester, sir Edward Carson
exposa les vues unionistes dans un discours auquel M. Asquith
répondit presque aussitôt, dans cette même ville. Le chef oran-
giste, après les considérations belliqueuses que l'on peut sup-
poser, arrivait à une conclusion infiniment plus conciliante
que celles de ses précédents discours, voire que la première
partie de ce même discours. Les unionistes n'accepteraient
aucun arrangement ne remplissant pas les trois conditions
suivantes: 1° pas d'humiliation pour les protestants d'L'lster;
2° pas de traitement spécial et ditférent de celui appliqué aux
sujets du reste de l'Empire; 3' suprématie du Parlement impé-
rial, aucun Act ni Bill ne séparant l'Irlande du reste de l'Em-
pire. M. Asquith n'eut pas de difficulté à répondre que :
1" tous les citoyens britanniques seront dans l'avenir comme
dans le passé libres et protégés, en Irlande comme dans tout
l'Empire; 2" il n'y a pas d'obstacles insurmontables à ce que
rUlster ne soit pas traité autrement que l'Angleterre; 3" le
Parlement impérial doit rester au-dessus des parlements lo-
caux, et le gouvernement n'accepterait rien qui eût un carac-
tère séparatiste ou anlifédéral. Et le discours de M. Asquilh se
termina par un appel à l'entente et à la conciliation.
Voilà où en est la discussion à l'heure où nous écrivons.
Qu'on relise les discours des deux derniers mois. Si on passe
des premiers, sans transition, aux plus récents, on est surpris
L'UîVlOiNlSME L'LSTEHIEN COMRE LE UOME Rl'LE 21
du chemin parcouru. Du côté des unionistes, la guerre civile et
les élections générales ne semblent plus qu'un épouvantail
qui a trop servi pour etl'rayer encore. Sir Edward Carson expose
maintenant les désirs de ses amis d'une manière concise,
claire, après avoir abandonné la tactique exigeant que les gou-
vernants lussent les premiers à faire des offres. Du côté minis-
tériel, 1' « offensive » de M. Mac Kenna est bien démodée; on
maintient des principes susceptibles des interprétations les
plus variées, après quoi, M. Asquith répond à ses opposants,
point par point, et sans rien découvrir d'insurmontable dans
une entente basée sur les demandes unionistes. Il semble dif-
iicile de souhaiter une évolution plus générale vers l'apaise-
ment et vers l'entente.
l'avenir du home Rl'I.E
Il reste évidemment impossible de prévoir si cette entente
sera prochaine. A la base de la discussion sont ces deux exi-
gences inconciliables : 1" que l'Irlande ne peut être privée du
Home Rule et d'un Home Rule applicable à toute l'Irlande; et
2° que les réclamations de ITlster ne peu-vent être considérées
comme nulles et non avenues. L'impossibilité d'échapper au
Home Rule, les unionistes la comprennent; l'impossibilité
d'imposer le Home Rule dans le Nord-Est par la force, le gou-
vernement en est persuadé. Les chefs des deux côtés savent
bien qu'ils n'arriveront ni les uns ni les autres à réaliser com-
plètement leur programme, mais c'est le sort de beaucoup
d'autres programmes.
C'est pourquoi l'on peut prévoir qu'on verra naître plus ou
moins tôt ce que les politiciens appellent « un nègre blanc ».
On accordera un peu à tout le monde; personne ne sera con-
tent ; mais, pour une nouvelle période, l'Irlande jouira d'une
paix relative — et le gouvernement de Londres aussi. Les
orangistes ayant assez joué au soldat trouveront un nouveau
sport; et les nationalistes ayant à Dublin un Parlement, qui ne
sera peut-être pas beaucoup plus qu'un conseil général, travail-
leront à tirer le meilleur parti de cette petite victoire.
Il ne nous paraît pas, d'ailleurs, que cette solution soit la pire
pour l'Irlande. Et dans notre profond et fraternel amour de
Celte pour les Irlandais, nous nous permettons de croire que
c'est peut-être là ce qui peut arriver de plus heureux à l'île
des Saints. Nous sommes, en effet, de ceux qui redouteraient
pour elle un Home Rule en apparence trop parfait. Depuis de
longues années la politique pure, pour l'obtention d'un F*arle-
■22 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLOISIaLKS
ment à Dublin, a absorbé la meilleure partie des énergies de
rirlande ; là s'est concentrée toute sa vie publique. Or, si un
Parlement irlandais — fut-ce dans une Irlande complètement
indépendante du Royaume-Uni — s'ouvrait aujourd'hui, il ne
serait pas une assemblée vraiment représentative de l'Irlande
celtique. Sous l'oppression britannique, l'Irlande n'a plus de
vie politique propre depuis des siècles. Le fameux Parlement
des dernières années du xviii' siècle — qui rendit pourtant de
grands services au pays — n'était qu'un petit Westminster où
l'on. faisait de la politique sur le modèle anglais, où la langue
nationale n'était point entendue, où l'idée celtique n'existait
nulle part. Un Parlement irlandais indépendant ne ferait
aujourd'hui que reprendre cette tradition, sans doute glorieuse,
mais insuffisante pour le bien de l'Irlande.
Au contraire, le Parlement qui s'ouvrira peut-être bientôt à
Dublin, par l'action même des unionistes dans la campagne
actuelle, ne contentera point les Irlandais. Ils essaieront pa-
tiemment de l'améliorer ; et pour cela il leur faudra bien cher-
cher en eux-mêmes, maintenant que les Communes leur ont
donné tout ce qu'elles pouvaient leur donner. Il leur arrivera
ainsi très probablement de créer une politique vraiment irlan-
daise, celtique, et non plus copiée sur celle de Westminster.
Le peuple gaël comprendra que le Home Rule tant désiré,
qu'il considérait comme un talisman grâce auquel il ne lui res-
terait plus qu'à se laisser vivre, est un moyen et non pas une
lin, qu'il est l'outil avec lequel on pourra travailler à la recons-
truction de l'Irlande et rien de plus. Certes, sans cet outil, le
travail ne saurait être fait, mais une fois l'outil obtenu, le véri-
table travail reste à faire; le travail de réédification de l'Ir-
lande, celtique de pensée, de langage et de politique, de l'Ir-
lande satisfaite et prospère parce que redevenue elle-même.
Y. M. (îoitun.
LÀ NOUVELLE LOI MILITAIRE BELGE!
ET SES CONSÉQUENCES
EN CAS DE GUERRE FRANCO-ALLEMANDE (i;
Nous avons vu précédemment que, pour défendre le plus
elïicacement la neutralité belge contre une intervention éven-
tuelle d'un de ses voisins immédiats, la France, l'Allemagne,
l'Angleterre, le gouvernement du roi Albert avait résolu
d'installer entre Liège, Anvers et Namur, au camp de Be-
verloo, une réserve qui permettrait de prendre l'avantage, au
moins temporairement, sur l'attaque brusquée se produisant
contre l'une de ces places fortes, même inopinément. L'effi-
cacité de cette solution nous paraît fort sujette à eaiition.
On a décidé, en effet, que l'instruction des recrues de la
plus grande partie des régiments d'infanterie et d'artillerie
devra se faire désormais au camp de Beverloo. Comme les
anciennes garnisons sont maintenues, en principe, partout
sans notables modifications d'effectif, ce ne sera que le supplé-
ment d'hommes procuré par la nouvelle loi de recrutement
qu'on y pourra concentrer, — soit, avec les cadres détachés à
titre temporaire ou permanent pour donner l'instruction,
15.000 hommes environ, qui s'y trouveront dès le mois de no-
vembre 1913.
L'appoint de 15.000 hommes exercés, s'il arrive à temps,
mettra certainement le gouverneur de Liège en bien meil-
leure posture pour faire face, durant les premiers jours de la
mobilisation, période si critique, à l'attaque brusquée d'un
gros détachement allemand.
Il faut faire élat également, si l'on veut rendre pleine justice
aux loyales intentions du gouvernement belge, du renforce-
ment des unités d'artillerie, du génie, et des services spéciaux
affectés normalement à la défense de la place, — comme des
unités d'infanterie, de cavalerie, et d'artillerie de campagne,
(1) Voir Quesl. Dipl. et Col., du lli décembre, pages 724 et sq.
24 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
qui y sont stationnées en temps de paix, — renforcement qu'on
n'aura pas manque de réaliser, on n'en peut douter, au mo-
ment de l'incorporation du premier contingent élargi.
Rien n'empêche de penser que le baron de Broqueville,
ministre de la Guerre et président du Conseil, a déjà formulé,
comme suite aux indications quil a fournies au Parlement
lors de la discussion de la nouvelle loi de recrutement, de
discrètes prescriptions dans le sens de ce renforcement au
profit des places de la Meuse. Il est même fort probable qu'il
en a été ainsi.
Ce renforcement doit s'élever, selon toute apparence, à 1.500
ou 1.1)00 combattants pour 1.800 à 2.000 rationnaires. Les
chiffres anciens que nous avons donnés pour ces deux catégo-
ries, — respectivement 5.000 et 6.000 unités, — sont donc por-
tés à 0.500 et à 8.000, sans compter environ 2 500 réservistes,
convoqués par ordre individuel dans la banlieue de Liège, qui
rejoindront en quelques heures, et quelques bataillons peut-
être qui peuvent être, à la rigueur, à l'effectit de paix, envoyés
du Louvain et de Hasselt.
Avec les 15.000 hommes du camp de Beverloo, — si nous
supposons, pour simplifier d'abord les données du problème,
qu'ils ont eu le temps de s'instruire et qu'ils arrivent avant
l'ennemi, — le gouverneur disposera de 26.000 à 28.000 sol-
dats, dont 24.000 à 25.000 combattants, soit de 4.000 à 5.00a
de plus que le minimum strictement indispensable, tel que
nous avons cru pouvoir le fixer, du moins pour la première
semaine de la lutte.
La situation apparaîtrait donc, au point de vue belge comme
au point de vue français, comme devant être, dès la fin de
l'hiver prochain, très sérieusement améliorée du fait des nou-
velles dispositions adoptées par le gouvernement royal, dans
les deux places qui maîtrisent, avec la vallée de la Meuse
moyenne, la grande route naturelle d'invasion vers la France
du Nord. Tout ce que nous avions dit de Liège, en effet, peut
s'appliquer à Namur, exactement, dans la proportion des effec-
tifs alfectés à la défense de ces deux villes.
Mais, cette très sérieuse amélioration théorique ne saurait
être effectivement réalisée qu'à deux conditions logiquement
indisjtensables. C'est, d'une part, qu'au moment où l'attaque
allemande se produira les recrues du camp de Beverloo auront
eu le loisir de parcourir leur stade normal d'instruction, — et
que, d'autre part, les recrues instruites se trouvent amenées
à temps en face d'elle.
LA NOrVKLLb; LOI MILITAIKK r.tl.OK
Or, du lo septembre au 15 avril, de la fin des manœuvres
au terme des cinq mois que réclame l'exécution du programme
complet d'instruction de la classe, — c'est-à-dire pendant sept
grands mois, — les recrues, incorporées en novembre, ne
peuvent être raisonnablement considérées comme mobilisables.
La durée du temps passé sous les drapeaux est réduit en Bel-
gique parla loi nouvelle à 15 mois. La classe de la précédente
année, instruite ou réputée telle, ne sera donc présente au
corps pour encadrer la plus jeune classe que jusqu'aux envi-
rons du L5 février.
A cette date, les recrues seront à peine dégrossies; et alors,
pendant huit semaines, jusqu'à ce que leur première éducation
militaire soit achevée, l'armée belge ne comptera plus dans
son camp que des conscrits en cours de formation au métier,
à peu près incapables de rendre aucun service de guerre!
Que vaudra, dans ces conditions, l'appoint apporté aux défen-
seurs de Liège par l'échelon soi-disant libérateur concentré
d'avance au camp de Beverloo?Et si cet appoint ne peut être
regardé vraiment comme utilisable, comment suppléera-t-on à
son non-emploi?
Sera-ce au moyen des soldais instruits, dispersés un peu
partout dans les régiments de l'intérieur, oîi les cadres et les
eftectifs seront d'autant plus pauvrement constitués qu'on y
aura plus soigneusement prélevé les instructeurs nécessaires
au dressage des recrues groupées à Beverloo? Mais alors, com-
ment formera-t-on en bataillons de marche ces soldats ins-
truits, — avec quelles garanties de cohésion, — sous quels
chefs, — et lorsqu'ils seront partis d'urgence, comment la mo-
bilisation s'opérera-t-elle dans les dépôts, privés des soldats
de l'armée active et de la presque totalité des cadres? Autant
de questions que le plus adroit organisateur serait bien embar-
rassé de résoudre, et que ne peuvent manquer cependant de
s'être posées les hommes d'Ltat belges !
N'aurait-il pas été préférable, à l'inverse de ce que le gou-
vernement royal a cru devoir décider, d'avoir les soldats ins-
truits concentrés au contraire à Beverloo en bataillons de
marche, et de laisser les recrues s'instruire séparément dans
les dépôts des villes de l'intérieur? Contre ce procédé, plus
séduisant à première vue, les objections d'ordre pratique, pour
peu qu'on })renne la peine de réiléchir, abondent. Quelques
correctifs qu'on essaye d'y apporter, — par exemple, au moyen
26 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
d'appels partiels de réservistes échelonnés au cours du prin-
temps et de l'été suivant les besoins qui se feront sentir, — la
réduction du temps de service à quinze mois est venue com-
pliquer terriblement une situation déjà bien délicate.
Mais de quel droit jetterions-nous la pierre à nos voisins
pour l'avoir votée? N'avons-nous pas nous aussi, en France,
admis, au dernier tournant d'une discussion parlementaire
exceptionnellement heureuse, la non-rétroactivité de la loi de
salut et l'incorporation prématurée avec ses conséquences
d'une complication byzantine?
Le corps de Beverloo a eu le temps de parachever son instruc-
tion; par une chance particulière, le « drang » germanique s'est
déclenché au printemps, et les recrues du précédent automne
sont en état de rendre de vrais services de guerre. Arriveront-
elles à temps à Liège pour les y rendre elfectivement? Rien
n'est moins certain, pour peu que l'offensive allemande se pro-
duise avec soudaineté!
Or, si le coup de force a été résolu en principe dans les con-
seils secrets du gouvernement impérial, celui-ci n'aura garde
de laisser son exécution s'accomplir autrement que dans les
conditions propres à favoriser son succès. Le prétexte de la
querelle d'Allemands qu'on nous cherchera ne sera évoqué
qu'au moment même oii sera lancé l'ultimatum, si ultimalum
il y a. Pas de période de tension politique plus ou moins ac-
centuée, permettant au ministère belge de prévoir l'échéance
guerrière, d'en délibérer à loisir, de prendre en sous-main ses
mesures pour y faire face.
Ce ne sera qu'au moment précis où la première localité du
royaume se trouvant sur la route de l'invasion aura vu surgir
les premiers uhlans d'avant-garde qu'avis télégraphique annon-
çant la violation du territoire pourra être donné. Suffira-t-il à
provoquer de suite les déterminations décisives? Ne voudra-
t-on pas d'abord, à Bruxelles, obtenir une confirmation, des dé-
tails complémentaires, du gouverneur de la province menacée,
des bourgmestres voisins de la localité prétendument envahie'^
Et si même on avertit, dès la première minute, le comman-
dant du camp de Beverloo d'avoir à se mettre en mesure d'ex-
pédier son échelon de renfort, mobilisé et au complet, dès le
premier signal, n'est- il pas lationnel de supposer que plu-
sieurs heures s'écouleront avant que ce signal, qui engage irré-
LA NOUVELLE LOI MILITAIRE BELGli 27
vocablement les responsabilités du gouvernemeiil royal, ne
soit donné par ceux qui les portent?
Donc, un délai de plusieurs heures est à prévoir, entre le
moment oiî les têtes de colonnes ennemies auront été aper-
çues à l'intérieur des frontières et celui qui verra transmettre
Tordre d'agir de Bruxelles à Beverloo. Il faut en escompter un
autre, aussi important sinon davantage, pour le passage du
pied de paix au pied de guerre, même en mobilisation par
alerte, du détachement de renfort, puis faire entrer dans le
calcul le temps d'embarquer le détachement, avec son artille-
rie, ses services et son train de combat; la durée d'écoulement
des vingt-cinq trains échelonnés à iatervalles fixes qui le
transporteront à Liège; les opérations de débarquement des
hommes, des animaux et du matériel à l'arrivée, et la remise
en ordre sur des routes convenablement choisies des divers élé-
ments.
Tout cela demandera bien quarante-huit heures au minimum
dans les circonstances les plus favorables, — sans parler des
marches plus ou moins longues qui doivent conduire les
troupes aux positions qu'elles ont mission d'occuper d'après le
plan de défense de la place... et que, selon toute vraisem-
blance, elles n'occuperont pas, l'ennenii les y ayant devancées.
Celui-ci, en elïet, quand sa présence a été signalée, à son
passage dans la première localité belge, ne se trouvait déjà
plus qu'à 25 ou 30 kilomètres de l'avancée des forts. Trois
heures plus tard, ses tètes de colonnes se trouvaient naturel-
lement à leur hauteur, puisqu'il s'agit d'une avant-garde com-
posée de cavalerie et d'artillerie à cheval, et les ponts, les
ouvrages d'art des voies ferrées étaient tombés entre ses mains,
permettant désormais l'accès des trains militaires.
Huit ou neuf heures après que la nouvelle de la violation
du territoire neutre sera parvenue à Bruxelles, deux divisions
de cavalerie allemande, soutenues par des groupes cyclistes et
de l'artillerie à cheval, puis bientôt rejointes par des compa-
gnies transportées en automobiles et par les bataillons du pre-
mier embarquement en chemin de fer, débarqués hâtivement
en pleine voie le plus en avant possible, auront pris posses-
sion de toute la campagne liégeoise située sur la rive droite
de la Meuse et des moyens de passage du fleuve. Les plis de
terrain profonds et tortueux qui accidentent les intervalles des
forts, dans le voisinage des vallées de la Vesdre et de l'Ourthe
-28 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
principalement, donneront toute facilité aux assaillants d'y
parvenir presque sans pertes, balayant rapidement du secteur
oriental de la place les quelques milliers de défenseurs déjà
démoralisés qui s'y installaient à peine.
Peut-être même, dès l'arrivée des premiers échelons d'infan-
terie, l'envahisseur aura-t-il eu la chance d'enlever, en les pre-
nant à revers, un ou deux ouvroeres moins viiioureusement
défendus que les autres, ce qui élargira d'autant sa base d'opé-
ration en la rendant plus sure.
Alors, tandis que les débris de la portion mobile de la gar-
nison de Liège, s'il y a eu combat, — ou ses éléments plus ou
moins désorganisés, s'ils ont cédé le terrain sans coup férir, —
se rassembleront tant bien que mal derrière les forts de la
rive gauche, repoussés de plus en plus loin par l'élargissement
progressif des avant-postes de l'invasion grossissante, ce sera
sans interruption, de la huitième à la trentième heure, — et
plus tard encore si l'on veut envoyer plus de monde pour frap-
per un coup plus rude, — le déversement des innombrables
wagons chargés de troupes et de matériel de toute une série
de trains militaires, se succédant aux intervalles les plus
réduits sur les deux voies ferrées qui, d'Eupen et de Malmédy,
convergent à Liège.
Suivant l'intensité de l'effort stratégique qu'aura voulu
dans cette direction l'état-major général de Berlin, un, deux ou
trois corps d'armée, — amenés de suite tels quels à l'effectif
de paix, ou préalablement portés par une savante et discrète
progression, sans que l'alarme ait été donnée à l'étranger, à
reffectif de guerre. — se trouveront ainsi concentrés dans la
banlieue est de la grande ville le soir du deuxième jour. Et
dès le matin du troisième, leurs masses, en vagues profondes,
commenceront à déborder, du fond du val de Meuse jusque
sur les plateaux de la rive gauche, où les renforts de Beyerloo
n'arriveront que pour recueillir les bataillons liégeois avant
d'être obligés de battre en retraite à leur tour.
Dès la mise en batterie des premières pièces de siège par
les Allemands, les forts tenant encore sur les deux rives du
fleuve, menacés à la gorge d'une attaque de vive force et bom-
bardés par derrière, se trouveront dans la situation la plus
fâcheuse; la plupart devront capituler très vite, et le bénéfice
du point d'appui important que la défensive belge se promet-
tait de rencontrer à Liège sera acquis à l'invasion.
Et si l'on s'étonne do la soudaineté que nous admettons
pour l'action en force de celle-ci, qu'il nous soit permis seu-
lement de faire remarquer que les points de rassemblement
LA NOUVELLK LOi MILITAIRE BELGE 29
•des troupes allemandes chez elles, à l'intérieur de la frontière,
sont à peine éloignés de 60 à 70 kilomètres de chemin de la
place à surprendre ! Comment ne pas supposer que tous les
cléments montés ou attelés à y conduire n'y seront point par-
venus par les voies de terre dans la nuit du deuxième au troi-
sième jour, dégageant d'autant les chemins de fer dont tous les
rendements utiles se trouveront ainsi notal)lement augmentés?
Jl faut considérer aussi qu'aujourd'hui l'emploi des tracteurs
automobiles pour la grosse artillerie et les convois simplifie et
accélère les mouvements d'une armée.
D'après les indications qui précèdent, on voit que le remède
imaginé par le gouvernement IJelge pour neutraliser sur le
point menacé la virulence prévue de l'attaque germanique,
cinq mois sur douze chaque année, est incapable d'agir et que
les sept autres mois il aura toute chance d'agir trop tard. Tout
au plus, pendant cette période, et seulement si le ministère
de Bruxelles sait voir à temps la situation telle qu'elle est, le
renfort de Beverloo peut-il atteindre Namur et y donner la
main au premier corps français qui y arrivera. — avec ses
edcctifs de paix s'il le faut, — sans doute en même temps
que lui.
(' Mais, dira-t-on, les Allemands, — croyez-en plutôt le gêne-
nt rai de Bernhardi, — ne visent pas la grande route de Paris
« par la Meuse et la Sambre; ils se couvriront seulement d'une
« forte aile droite, chargée de masquer les deux places belges,
« et marcheront avec 200.000 hommes vers Dinant, Mézières ou
« Stenay, pour tourner la gauche du principal rassemblement
« français, par un mouvement de tlanc de plus ou moins grande
« envergure. Quelle sera l'attitude de l'armée belge en pareil
« cas? »
Les manœuvres belges du mois de septembre dernier, qui se
sont déroulées sur les bords de la Meuse moyenne autour du
point central de Dinant, d'Yvoir à Hastière, —sous l'influence
évidente des préoccupations issues de l'hypothèse d'une viola-
tion par l'Allemagne de la neutralité belge à travers la pro-
vince du Luxembourg, — semblent devc)ir nous fournir des
indications tendancieuses permettant de répondre à cette em-
barrassante question.
Du thème qui a régi ces manœuvres, en effet, il est facile, à
le bien étudier, d'extraire certaines constatations, dont nous
tirerons ensuite les conclusions que de droit.
1° Namur y est supposé se trouver encore intact aux mains
30 QUESTIONS DIPLOMATIQLliS ET COLONIALES
des Belges, tandis qu'il n'y est pas question de Liège, sans
doute trop éloigné, masqué par les Allemands ou tombé en
leur pouvoir, au moment où le choc se produit entre les avant-
gardes des colonnes d'invasion et l'armée de campagne qui
défend l'accès du territoire neutre. Ce choc se produit le long
de cette partie accidentée de la Meuse qui va de Namur à
Givet.
2" Le fait que les Belges, battus par l'invasion, se retirent
directement à l'Ouest, vers la haute Sambre et les sources de
l'Oise, indique visiblement qu'ils escomptent à bref délai l'ar-
rivée d'une armée française assez forte pour les recueillir.
D'autre part, la résistance de Namur abandonné à ses seules
forces est en concordance avec l'hypothèse d'un secours
anglais important qui y serait déjà parvenu, ou qui y devrait
sûrement à très bref délai parvenir. Sans cette double occurrence,
il paraîtrait plus naturel que l'armée belge se retirât sous le
canon de la place.
3" Les données générales du thème ne cadrent guère avec
l'éventualité d'une pointe antérieure bien hardie que le gros
des forces belges aurait cru devoir risquer vers l'angle méri-
dional des frontières du royaume. On est même amené à penser,
d'après elles, que le gros n'a jamais cherché à s'éloigner beau-
coup du rayon des ouvrages de Namur dans la direction du
Sud-Est, pivotant sur la place oii son aile gauche s'appuie, afin
d'y pouvoir toujours trouver un refuge en cas de malheur.
4" Les allures générales de la défense, telle qu'elle a paru
conduite aux manœuvres de 1913, marquent une résolution
très nette de barrer énergiquement la route à l'envahisseur, et
non le désir de fournir seulement contre lui un simulacre de
combat. On a tenu successivement les positions qui défendent
les approches de la Meuse sur la rive droite, — puis, celles qui
commandent les passages du lleuve, — enfin, celles qui maî-
trisent les versants escarpés par où seulement l'on peut débou-
cher sur les plateaux de la rive gauche. On les a tenues de
manière à y ofîrir aux progrès de l'assaillant la résistance la
plus honorable, sans aller toutefois jusqu'à y subir l'écrase-
ment. On voulait, évidemment, dans chacun des épisodes guer-
riers représentés, conserver aux défenseurs du sol belge le
libre accès des routes de France, où la rescousse se préparait.
Les observations qui précèdent sont tout à l'honneur de ce
qu'elles permettent de supposer de la loyauté d'intentions du
LA NOUVELLE LOI MILITAIRE BELGE 3t
commandement belge. Elles montrent que le gouvernement de
M. de Broqueville se rend un compte exact de la façon dont les
événements ont chance de se succéder, lors de la prochaine
grande guerre, sur les confins franco-germano-belges.
Si les conceptions théoriques qui président à l'organisatioTi
de la défense générale du royaume ne peuvent, sous peine de
paraître mal préjuger des intentions d'une des puissances limi-
trophes, que se cantonner dans l'imprécision des hypothèses
les plus vagues, il n'est pas défendu cependant d'orienter la
préparation pratique de Fetfort militaire qu'on ne peut se dis-
penser de prévoir, dans le sens de l'éventualité concrète à la-
quelle on reconnaît en bonne logique, le maximum de proba-
bilité.
On peut voir aussi, dans certains détails de la situation qu'ad-
met au point de départ le thème des manœuvres belges de 1910,
la preuve que l'on ne se fait guère d'illusions dans les hautes
sphères du royaume quant à l'efficacité réelle des mesures
militaires adoptées, — quelle que soit, d'ailleurs, la conliance
officielle des déclarations faites au Parlement pour en recom-
mander l'adoption.
Le thème, en eiTet, suppose très exactement que les laits ont
été tels que nous croyons avoir démontré, dans les pages pré-
cédentes, qu'ils seraient selon toute vraisemblance durant les
premiers jours de la lutte. A savoir, l'invasion allemande puis-
sante et immédiate, Liège enlevé ou investi, la concentration
belge reportée à Namur ou même au delà, et la défense de la
neutralité belge ne pouvant, somme toute, se développer régu-
lièrement qu'en faisant état d'un sqcours venant du dehors,
et attendu à très bref délai — dans l'espèce, comme l'ont dit
plusieurs journaux, la coopération des forces anglo-françaises.
*
* *
Ce thème des manœuvres de 1910 contient encore, impli-
citement, d'autres indications.
Soit par ce qu'il contient, soit par ce qu'il tait, il confirme,
par exemple, avec une très suffisante clarté, la thèse que sou-
tiennent, d'ailleurs, la plupart des écrivains militaires informés
et qui conclut à l'abandon nécessaire à peu près complet, par
les Belges, de toutes les voies de terre ou de fer traversant
d'Est en Ouest la province de Luxembourg.
Sj regrettable que soit cet abandon au point de vue des inté-
rêts généraux de la défense française, si critiquable qu'il appa-
raisse en considération du respect des obligations incombant
32 QUESTIONS DIPLOMAÏIOCES ET COLONIALES
à la Belgique du fait de sa neutralité, nous ne faisons pas dif-
liculté de reconnaître qu'il est la conséquence d'une juste appré-
ciation des conditions stratégiques en fonction desquelles la
défensive belge doit être envisagée.
Pourquoi exigerions-nous de nos voisins qu'ils risquent de
compromettre le sort de leur action militaire propre, sous pré-
texte que le bouleversement du plan de campagne qui s'im-
pose logiquement à eux procurerait à la nôtre certaines faci-
lités?
L'armée belge n'est pas assez nombreuse aujourd'hui, —
elle ne le sera même jamais assez sans doute, dans l'avenir, —
pour qu'elle puisse sans imprudence notoire s'aventurer à plus
de deux petites marches de la Meuse, sa base naturelle d'opé-
rations et de ravitaillements, au milieu des masses allemandes
qui auraient vite fait de l'entourer et de lui faire mettre bas les
armes.
La voie ferrée de Malmédy à Dinant, — par Stavelot, Gom-
blainau-Pont, Durbuy et Marche, — limite à peu près, vers le
Sud, la zone que les troupes belges seront en mesure de domi-
ner temporairement, mais cela, bien entendu, dans le cas le
plus favorable : celui où elles occuperont le val de Meuse de
Liège à Namur. y compris ces deux places.
Si Liège est perdu pour elles, — que la ville ait été prise
ou simplement isolée. — la zone se rétrécira d'autant : Huy,
Durbuy et Jemelle marqueront les points extrêmes de l'action
utile des forces belges en face de l'invasion allemande ; et telle
est, nous l'avons vu, l'hypothèse qui a le plus de chances de
se réaliser !
Dans tout le reste de la province de Luxembourg, les Alle-
mands ne rencontreront donc devant eux qu'une résistance à
peu près platonique. Les gendarmes interdiront le passage
aux têtes de colonnes ennemies, qui passeront outre. Les bourg-
mestres de deux ou trois villes importantes liront des adresses
de protestation aux commandants de corps d'armée prussiens.
Quelques ponts, un ou deux tunnels, minés par acquit de con-
science, seront à moitié détruits. Peut-être même verra-t-on,
par-ci par-là, dans le pays, des francs-tireurs lâcher de temps
en temps un coup de fusil aux environs de la route que sui-
vront les convois de l'offensive germanique. Mais ce sera tout.
Toute cette modeste mise en scène, où s'épuisera dans le
vaste angle méridional de leur territoire le bon vouloir im-
puissant de nos amis belges à défendre leur neutralité, ne retar-
dera }>as de plus de vingt-quatre heures, en mettant tout au
mieux, les progrès des Allemands.
LA NOUVELLE LOI MILITAIRE BELGE 33
*
Il faut tirer une conclusion de l'étude que nous venons de
faire, des conséquences de la nouvelle loi de réorganisation
militaire de la Belgique, au point de vue de la couverture
éventuelle de notre frontière du Nord. Nous dirons donc que,
pendant sept ou huit ans au moins, cette loi n'amènera aucune
amélioration sensible de la situation actuelle.
Dans une dizaine d'années environ, l'effectif de 350.000 mo-
bilisables se trouvant près d'être atteint, par suite de l'appli-
cation progressive de la loi aux classes de 33.000 hommes qui
vont être désormais incorporées, l'appui que pourra donner la
Belgique aux puissances respectueuses de sa neutralité contre
la puissance qui l'aura violée deviendra beaucoup plus effi-
cace. Mais, ce sera seulement au bout de quelques jours, une
fois la mobilisation achevée, et en supposant qu'elle n'aura
point été troublée par l'envahissement brusqué d'une partie
importante de son territoire.
A ce moment, du reste, comme aujourd'hui, le point faible
de la défense belge restera que la répartition des troupes
dans les garnisons ne correspond pas, en temps de paix, aux
nécessités du temps de guerre. Or, le faible temps de service
imposé au soldat belge, — quinze mois dans l'infanterie et
les services à pied, vingt-deux mois dans les armes à cheval,
— fait de lui pendant son passage sous les drapeaux une recrue
perpétuelle, de sorte qu'il ne peut y avoir aucune élasticité
favorable, du fait de l'augmentation à certaines époques de
l'année de la proportion des hommes instruits, dans l'elïectif
des unités stationnées dans les places fortes. Celles-ci, du
moment qu'elles ne sont pas occupées par des garnisons assez
nombreuses pour posséder d'elles-mêmes, en tout temps, les
éléments d'une défense sérieuse contre une attaque inopinée,
sont donc forcément à la merci d'un coup de main, tenté de
la proche frontière par un voisin sans scrupule.
D'autre part, la configuration du royaume et la faiblesse de
ses moyens militaires Tobligent à confiner son action défen-
sive, en cas d'invasion, dans la vallée de la Meuse, où l'armée
peut agir avec l'appui des places, sans se préoccuper autrement
des violations de frontières qu'on devrait enregistrer sur des
points éloignés. Et comme l'appui des places, — Liège ayant
toute chance d'être très rapidement enlevé, — se réduit à
celui de Namur, qui ne peut être d'ailleurs considéré comme
à peu près défendable que le cinquième ou sixième jour de la
QUBST. DiPL. ET Coi.. — T. XXXVII. 3
'M OL'EST10>S DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
mobilisation de rarniée royale, on voit que la couverlure de
notre frontière du Nord, que nous avons cru longtemps assurée
pai- le fait géographique de la neutralité belge, se trouve
aujourd'hui fort précaire. Elle dépend exclusivement de la
résistance d'une place, occupée par une garnison trop faible,
pourvue d'un trop petit nombre d'ouvrages, et qui ne peut
être secourue qu'assez tard par des troupes médiocrement
instruites et insuffisamment nombreuses!
C'est dire assez de quelle urgence est l'arrivée à la rescousse.
en ce point capital de Namur, de très importantes troupes de
secours, françaises ou anglaises, — et de préférence françaises
et anglaises à la lois. — qui seules peuvent venir apporter à la
défensive belge très loyale, mais trop faiblement constituée,
l'appui du nombre et de la qualité, sans lequel elle se trouve-
rait infailliblement submergée par le Ilot allemand.
Lakdrecies,
LE FOYER DE LA RACE TURQUE
LE PLATEAU ANATOLIEN
Disséminés dans lous les coins de la Turquie d'Asie comme
fonctionnaires ou soldats, les Osmanlis ne forment de véri-
tables noyaux de population ni en Arménie, ni en Arabie, ni
en Syrie : les vilayets du plateau anatolien demeurent de-
puis la conquête la seule région d'habitat de la race turque.
Bornée au Nord par la mer Noire, à TOuest par l'Archipel,
au Sud par la Méditerranée et la chaîne du Taurus, l'Anatolie
peut être considérée comme limitée à l'Est par une ligne
tirée de Trébizonde au golfe d'Alexandrette. Mêlé aux Lazes
dans les environs de Samsoun, aux Grecs le long du littoral,
le Turc constitue Télément prédominant dans les vilayets de
Hudavendighiar, de Koniah et d'Angora.
Les Occidentaux voient encore ces contrées à travers les
mirages des Mille et Une Nuits. La réalité est tout autre.
Quand on pénètre dans l'intérieur de ces vilayets, c'est une
succession lamentable de vastes espaces en friche où crois-
sent les broussailles et les mauvaises herbes : des solitudes
coupées à de lointains intervalles de pauvres villages aux
maisons de bois ou de pisé, recouvertes de couches alterna-
tives de branchages et de terre. A peine quelques champs
cultivés. Les forets ont été détruites : les sultans imprévoyants
les livrèrent à l'exploitation de charbonniers grecs, sous la
simple réserve d'un droit sur la vente des bois. Les bâtiments
qui croulent, les paysannes en guenilles accroupies aux bords
des chemins, et qui vous contemplent de leurs grands yeux
noirs si profonds et si mornes, émeuvent encore moins que le
spectacle de ces terres à l'abandon dont une végétation para-
site atteste la fertilité.
L'absence de voies de communication rend très pénible le
moindre déplacement. Il existe quelques bonnes routes, celles
que la Société française a améliorées. Les autres ne méritent
pas'la dénomination de chemins; ce sont de simples pistes sur
lesquelles le cheval est le seul mode pratique de locomotion.
Les voitures, qu'on appelle lalikas, sont longues et hautes :
36 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
on peut même s'y coucher sur de petits matelas que fournis-
sent les Turcs. Une bâche forme toiture et protège mal contre
les intempéries. S'il pleut, la terre trempée d'eau rend les
routes à peu près impraticables. La chaleur et le vent les
dessèchent, mais alors la poussière soulevée en tourbillons
sous les pas des chevaux brûle les paupières, irrite les pou-
mons. Au passage des rivières, dans le voisinage des villes,
sont des ponts, byzantins parfois comme le Mihrabli Keupru
sur la route de Brousse à Yeni-Ghehir. Ailleurs, des poutres
jetées en travers d'une rive à l'autre tiennent lieu de ponts,
tout au plus accessibles aux piétons et aux petits chevaux
turcs, maigres, nerveux, au pied très sûr.
L'exemple suivant montre ce qu'est un voyage dans Tinté-
rieur de l'Anatolie. 60 kilomètres séparent Brousse de Ghir-
masti. Partis à 6 heures du matin en voiture, le commandant
Djemal, le capitaine Bessim, officiers du bataillon de gendar-
merie de Brousse, et l'auteur de ces lignes atteignirent la
première étape, Apollonia, sur le lac de ce nom, à 4 heures de
îaprès-midi! Nous avions traversé, pour ce parcours de 40 ki-
lomètres, un village de cinq maisons, un autre de dix: pa-
reille solitude si près de Brousse, ville de plus de 100.000 habi-
tants! La seconde partie du trajet exécutée à cheval le lende-
main fut plus rapide. La nuit venue il est presque impossible,
s'il n'y a clair de lune, de reconnaître sa route. Sans nourri-
ture si l'on n'a soin de se pourvoir avant le départ, sans gîte si
l'on a l'imprudence de se laisser surprendre par la nuit dans
îa campagne, voilà sur quoi il faut compter pour le plus petit
voyage en deçà du chemin de fer de Bagdad. Les régions du
littoral sont généralement mieux cultivées, plus peuplées; de
là naît l'erreur de maints voyageurs qui jugent de la maison
d'après le vestibule.
Les riches vallées de Brousse que traverse le Nilufer; de
Koniah, du Kizil Irmaq au Xord-Est d'Angora; celle très pit-
toresque d'Ermenak; du Buyuk Mendere, Kutchuk Mendere,
tiedis-Tchaï, Baker-Tchaï, qui débouchent dans la mer Egée,
prouvent cependant ce que l'on pourrait obtenir de ces terres
par la culture.
Les villes. Brousse, Koniah, Angora, Kutahia, Eski-Chehir,
Afion Kara-Ilissar, abritent les innombrables employés des
banques, des sociétés étrangères de commerce, du gouverne-
2ient. C'est toujours de ces situations que rêvent les jeunes
LE FOYER DE LA RACE TURQUE : LE PLATEAU ANATOLIEN 37
gens de la bourgeoisie turque. Une instruction très superfi-
cielle, nullement pratique, la peur du travail, le manque d'es-
prit d'initiative, la nécessité de gagner leur vie très jeune, diri-
gent des milliers d'entre eux, dès la quinzième année, vers un
de ces postes de kiatibs à 500 piastres par mois. Ces provin-
ciaux, petits bourgeois sur lesquels la civilisation européenne
influe très inégalement, sont la plaie de la Turquie. Dès
4 heures l'hiver, 6 heures l'été, les bureaux fermés, ils enva-
hissent les cafés où, seuls entre hommes, ils potinent de-
vant une carafe de raki sur les événements politiques. Ils
sont vêtus à la franque et cravatly. Le cercle oij ils se ren-
contrent n'est pas celui que fréquente le paysan : c'est la
tabagie oîi tous veulent commander, mais obéissent en réalité
à quelques meneurs assez habiles pour leur donner l'illusion
de l'autorité. L'école et l'intluence des camarades chrétiens
détachent d'ailleurs ces jeunes-turcs de la stricte observance
de leur religion. L'indifférence est leur caractéristique.
Ce type ne doit pas être confondu avec celui de l'intellectuei
turc, des professeurs, des docteurs, de quelques officiers au
cerveau complexe et après tout estimable, que fournit l'Ana-
tolie. Ceux-ci exècrent l'Europe, non point par un sentiment
religieux, qui n'entre en rien dans cette haine, mais pour
avoir reconnu dans l'Européen l'oppresseur séculaire de leur
race. Ceci ne les empêche pas de priser fort les oeuvres de nos
philosophes historiens ou littérateurs. Le Turc cultivé se rap-
proche d'ailleurs du paysan par sa propreté morale et sa
loyauté. 11 ne s'occupe qu'à distance de politique, abandon-
nant les charges aux petits bourgeois, à un Talaat, simple
commis aux Postes et télégraphes ; à un Djavid, modeste
instituteur; à un Djahid, maître d'école qui débuta à 20 francs
par mois. Il est vrai que ceux-ci étaient Rouméliotes!
Le paysan des vilayets turcs est pauvre, mais n'est jamais
dans la misère, parce qu'il possède les choses indispensables
à la vie, se contente de peu, et que la solidarité est profonde
entre eux.
« Comment as-tu fait pour supporter la pauvreté ? » disait
Alexandre à l'ancien roi de Sidon, que le caprice des révolu-
tions avait réduit à cultiver un petit jardin pour gagner sa
sa vie.
« — Ces mains m'ont suffi », répondit le monarque détrôné.
« Comme je ne désirais rien, rien ne m'a manqué. »
J.e paysan turc a toujours la même mentalité. Il est proprié-
taire tout au moins de la maison qu'il habite. Des nattes de paille
recouvrent le sol; les tapis de prières sont plies soigneusement
.'i8 QUESTIONS DIl'LOMATIQUtiS ET COLONIALES
dans l'armoire OÙ les matelas, tirés de leur cachette le soir, com-
posent autant de lits ; des couvertures, quelques casseroles en
étain bien entretenues portant sur le couvercle le croissant de
rislam; de grands plateaux, posés sur des tabourets, qui for-
ment la table autour de laquelle viennent s'asseoir maîtres et
serviteurs. Des cuillers en bois, pour la soupe et le pilaf \ les
autres mets se mandent avec les doigts. Des coffres, en étain
imagé, où s'empilent les robes des hanoums, le linge et les ser-
viettes que brodent les femmes, dont on recouvre les murs de
la maison aux jours de naissance ou de mariage, et qu'on prête
souvent aux voisins pour orner les chambres au retour du
ha dji (pèlerin). Voilà tout le mobilier du paysan. Son champ
et ses troupeaux suffisent à sa nourriture. La femme tisse la
laine des brebis et en fait ces étoffes, remarquables par la soli-
dité de leur teinture à base végétale, qui ne se trouvent point
dans le commerce : mais les changements introduits dans le
costume rendent la Turquie tributaire de l'Europe pour les
étoffes qu'elle est hors d'état de fabriquer au môme prix; aussi
les femmes turques tissent-elles de moins en moins.
L'envie et l'ambition sont des sentiments ignorés du paysan
anatolien. Sa maison est toujours ouverte à celui, quel qu'il
soit, frère ou étranger, qui s'annonce en hôte. Et l'hospitalité
ne consiste pas à offrir un abri pour quelques heures; elle
s'exerce tant que le muzafir veut en profiter. Délicate, au point
que toutes les habitudes cessent si elles déplaisent à l'hôte,
elle est noble, toujours large et s'élève parfois jusqu'à un
stoïcisme rare. Le Turc se doit à son hôte où qu'il aille. Quand
un objet manque à la maison on le demande aux voisins ;
avec des gestes naïfs, les petites filles aux yeux curieux ajipor-
tent du dehors, pour le muzafir, quelques parts de gâteaux,
des fruits ou du miel.
Le paysan n'a pas l'espoir du gain ni de la reconnaissance
de l'étranger. Le gain serait une honte, et qu'importe la recon-
naissance ! Sans désirs, les paysans anatoliens sont résignés à
la volonté de Dieu : Dieu sait. Dieu veut, s'il plaît à Dieu,
voilà ce qui revient sans cesse dans leurs phrases. Ils savent
jouir exclusivement de l'heure, sans crainte de l'avenir auquel
Dieu pourvoiera. Ils sont en somme plus heureux que les Occi-
dentaux ; mais cette absence de besoins, d'où naît la quiétude
des individus, est une entrave à la richesse et à la grandeur de
la nation.
La sobriété de ce paysan est légendaire, mais ce qui l'est
autant est la locution : fort comme un Turc. Nos excursions dans
les vilayets anatoliens nous ont prouvé que les misères phy-
LE FOYER DE LA RACE TURQUE: LE PLATEAU ANATOLIEN
39
siques accablent les familles des paysans. Les marécages sont
assez nombreux en Anatolie, dans les environs d'Angora; près
de Brousse, où les habitants du village thermal de Tchekirgué
sont tous atteints de la malaria; à Isnik; le dessèchement des
marais dans la plaine de Koniah n'est que commencé. Sur une
population ignorante, résignée à tout, on peut juger des dé-
sastres causés par la nature du sol.
Nous étions, pour le dernier Baïram, en septembre, avec
deux docteurs militaires, Bekir Sidky et Nadji bey, en excur-
sion dans un de ces villages. Les paysans avertis de la présence
de deux médecins affluèrent de toutes parts. En l'espace d'une
heure, nous vîmes la maison du maire envahie par plus de
cent personnes. Dans ce village composé seulement de 60 mai-
sons, nous avons noté plusieurs cas de tuberculose, 9 rachi-
liques sur 12 enfants examinés, i femmes hydropiques, des
malades du foie; tous avaient le teint jaune caractéristique
des bilieux. Stupéfaits de ce lamentable spectacle, nous deman-
dâmes au mouktar :
— Avez-vous de la quinine ?
— L'un de nous va en chercher à la ville, mais on oublie de
l'absorber régulièrement.
— Le docteur ne vient jamais chez vous ?
— Il demande une livre (23 francs) pour sa visite ; il y a
cinq heures de route ; nous devons lui envoyer une de nos
charrettes ou un cheval, mais les chevaux sont rares. On les a
réquisitionnés pour l'armée, Nous ne savons pas ou nous
oublions la façon de prendre les médicaments, m'avoue le
maire.
Ce jour-là, notre excursion avait été tranformée en une
vaste consultation. J'ai écrit 120 ordonnances, me dit le
D"" Bekir Sidky ; je suis bien sûr que dans trois jours dix à
peine de mes malades continueront à suivre mes conseils ?
— F^eut-ètre ce village est-il une exception ?
— Partout où j'ai passé ce fut le même spectacle, me ro-
pond-il ; il y a une dégénérescence très marquée de notre race.
Les paysans observent strictement leur religion. Leur foi
demeure inébranlable, mais moins farouche qu'autrefois.
Foncièrement honnêtes, propres et francs, je les ai vus se taire
en présence d'étrangers dont les actes froissaient leur suscep-
tible pudeur ; et pour avoir cette haute politesse, on les juge
hypocrites. On les dit fourbes parce qu'ils baissent les yeux en
prés-ence de femmes même chrétiennes ; c'est méconnaître la
coutume qui impose à l'homme de ne point attacher son regard
sur une créature qui n'est pas sienne, atin qu'aucun désir ne
40 QUESTIONS DIPLOMATIQUBS ET COLONIALES
la trouble. Très tolérant, l'homme des campagnes ne s'effa-
rouche point de voir un musulman manger durant le jeûne de
ramadan. Dieu n'est-il pas le grand justicier? La prière de
l'infidèle ne le surprend point. Je dirai même plus : le Turc
est trop attaché à sa religion pour ne pas respecter en autrui
les manifestations de ce sentiment. 11 lui plaît de retrouver
chez les chrétiens ce respect, cette observance de la foi des
ancêtres. Oue les Grecs fassent, dans la ville, leurs proces-
sions avec toute la pompe qu'ils mettent en ces cérémonies,
le Turc conservera une attitude respectueuse, impassible. Con-
vaincu de la supériorité de son culte, il plaint les infidèles,
mais les estime. Au contraire, il est nettement enclin à mépri-
ser celui qui ne croit pas:
— Toi qui ne fais jamais tes namaz (prières), comment se
fait-il que tu sois bon ?
L'Anatolien, est très secourable envers l'indigent. Sa concep-
tion de la charité est la plus haute qui puisse être : c'est un
devoir de justice pour le riche qui tient de Dieu sa fortune de
secourir le pauvre.
De môme que celui-ci se résigne, l'autre n'a pas le droit de
se glorifier, car tout vient d'Allah. Et c'est grâce à ce même
principe que les imperfections ou les difformités physiques
n'engendrent jamais les railleries. Les idiots, les infirmes,, les
aliénés même sont l'objet de la sollicitude générale.
Sincèrement égalitaires, ces paysans doivent cet état d'es-
prit à la stricte observance du Koran. Le spectacle des alen-
tours des mosquées aux heures des prières en est une preuve.
Partout la mosquée est précédée d'un jardin où sont placées
plusieurs fontaines. Riches ou pauvres y font leurs ablutions
avant de pénétrer dans le saint lieu. Un bey se déchausse,
retire sa veste à la franque pour se laver, tandis qu'à ses
côtés un paysan en chalvar, coudoyé parmi mendiant, fait de
même. Quand tous sont prosternés derrière l'imam qui dirige
la prière, nul ne se détournerait pour jeter un regard au nou-
vel arrivant, fût-il pacha ou prince. Quelle belle leçon de fra-
ternité nous donnait le Hakim d'Angora, vieillard aux nllures
de grand seigneur, qui s'attardait dans son sélamlik avec de pe-
tites gens du quartier : et Hodja Zadé, le plus riche notable de
Kutahia, dont la demeure abritait quelquefois vingt hôtes de
tout rang également respectés; et Tewfik Zeitin Zadé qui, dans
son luxueux konak d'F>ski-Cliehir, recevait les paysans, pieds
nus, vêtu comme eux ; les campagnards circulant à leur aise
au milieu de ce luxe oriental, avec le détachement de l'homme
qui sait combien tout est vain ici bas...
LE FOYER DE LA RACE TURQUE : LE PLATEAU ANATOLIEN 41
Il ne faut pas se dissimuler que la foi aveugle professée par
l'Anatolien envers l'imam et le hodja, commentateurs des textes
sacrés, constitue un grand obstacle au progrès. Les lacunes et
les contradictions du Koran, le vague de ses expressions, la
langue arabe dans laquelle il est écrit, la nécessité de consulter
les innombrables Hadis, rendent indispensable pour le peuple
l'aide des interprètes de la loi. Il est donc aisé de comprendre
l'influence des ulémas, softas ethodjas. Aussi tous les gouver-
nements ont-ils cherché à s'attacher les sarriklis (porteurs de
turbans) pour que le peuple reste persuadé que tout est accom-
pli suivant les véritables principes de l'islamisme. C'est en se
déclarant respectueux de la tradition que le sultan Mahmoud
détruisit les janissaires, et réalisa ses principales réformes.
Au nom de la religion, le fetva du cheik ul Islam accorda la
constitution de 1908 à l'empire; c'est un autre fetva qui dé-
trône Hamid ; ce sont \qs sa rrildi s ({wi irritent le peuple contre
Husni bey, valide Brousse, en septembre 1911 ; encore eux qui
font éclater des émeutes à Eski-Ghehir en avril 1912 ; eux qui
en janvier 1913 aidèrent à perpétrer le coup d'Etat en prépa-
rant le peuple par des affiches sur les mosquées. Enfin c'est
l'un d'eux, professeur dans un medressé, près de la mos-
quée du sultan Mehmet Fatib, Aaroun, que le comité Union
et Progrès délègue en Anatolie pour faire des conférences aux
paysans.
*
* *
Il existe une contradiction flagrante entre la condition de
l'Anatolien exclusivement agriculteur et Tabandon des campa-
gnes. Cet état de choses tient h l'ignorance, au manque de
bras et d'argent, enfin à l'absence de voies de communication.
La science agricole n'est pas même soupçonnée en Anatolie.
La routine seule préside aux exploitations rurales. Les char-
rues, très primitives, labourent superficiellement la terre; les
engrais sont inconnus. Un terrain est abandonné après deux
ou trois années consécutives de culture; la loi de l'alternance
des récoltes n'est mise en vigueur que dans les fermes dirigées
par des étrangers, et un tiers des terres soi-disant cultivées est
en jachère. D'autre part le dessèchement des marais exigerait
de grosses dépenses que ne peut supporter le ministère de
l'Agriculture, et les irrigations qui permettraient la création
de-prairies artificielles sont entièrement négligées. Les vaches
de Turquie manquant de pâturages donnent à peine autant de
lait qu'une bonne chèvre en France. L'exploitation des forêts
42 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLO'IALES
est mieux surveillée par l'Etat depuis la mise en vigueur de
la loi sur les lonHs et la nomination de gardes champêtres.
Mais les Anatoliens ne savent tirer aucun profit des lacs si
nombreux dans cette région; exception faite pour celui d'Apol-
lonia où des Tclierkesses viennent pêcher l'esturgeon.
L'agriculture est encore entravée par la faible densité de la
population et une mortalité énorme, due en grande partie aux
guerres incessantes. On estime que depuis quarante ans
300.000 Anatoliens sont morts au Yémen. Le paysan est seul
soumis au service militaire : tandis que riches et bourgeois
se rachètent, c'est lui qui forme le rempart de l'Empire otto-
man. L'apathie du paysan, résultat d'une longue oppression et
des vexations de l'ancien régime qui enlevaient toute sécurité
au travailleur, explique encore le délaissement de la terre. Le
système des impôts, la dîme de 10 % en nature, lui ôte tout
l'amour d'un travail dont il ne bénéficiera pas. Le gouverne-
ment s'etforce toutefois en ce moment d'établir un plan ca-
dastral qui permettrait de remplacer le système des dîmes par
un impôt fixe en argent (1).
Le manque de capital en circulation est aussi très sensible,
et les difficultés de transport rendent difficile la vente des
produits. Ainsi pour le vilayet de Hudavendighiar l'éleveur de
vers à soie doit transporter ses cocons à Biledjik ou à Brousse.
Il met souvent deux jours, quelquefois plus, pour atteindre la
ville. Sa marchandise est mise aux enchères dans les Ipek-hans
où se tiennent les filateurs arméniens et les commissionnaires.
Le paysan est obligé de céder, à bas prix maintes fois, ne pou-
vant songer à reporter ailleurs sa fragile marchandise. Cette
absence de voies de communication donne lieu à des alterna-
tives de disette et d'abondance. Ainsi le charbon de bois coûte
à Kutahia et à Brousse environ 6 francs une charge de che-
val; à Péra 0 fr :20 Toque: les volailles, les œufs, sont vendus
le double, le triple du prix du village dans des villes très pro-
ches parfois du village. Toute marchandise encombrante ne
peut être vendue que dans un certain rayon. On n'exporte guère
que l'opium récolté aux environs de Kara-Hicar, et très peu de
bois de construction.
Quelles que soient les mesures qu'adopte le gouvernement
pour améliorer l'agriculture, de grosses dépenses seront néces-
saires pour des routes, des ponts, des chemins de ter à voie
1) Le cadasU-e descriptif existe depuis Soliman le Mapnillciue et favorise les abus.
."^ur la propoçition de Mahmoud Essad le gouvernement a accepté la loi immobi-
lière qui sera un réel bienfait pour le paysan.
LE FOYER DE LA RACE TURQUE : LE PLATEAU ANATOLIEN 43
étroite, des canaux d'irrigation, des écoles primaires, des
fermes modèles, des encouragements sous forme de primes à
donner aux agriculteurs.
Il faudrait aussi relever l'industrie locale qui est en déca-
dence. Brousse réputée pour ses étoffes de soie fabrique la
moitié de ce qu'elle produisait il y a quarante ans. La plus
grande partie des exportations consiste en soie grège et cocons
secs. Les poteries et objets de faïence venus de Ivutahia ont
disparu depuis la fermeture de la fabrique. Les fabriques impé-
riales de Héreké ont peine à se maintenir. Angora produisait
des gants, des bas, et des tissus en poil de chèvre. Cette indus-
trie avec celle des tapis de Uuchak est passée entre des mains
étrangères. Les étrangers étant dispensés du temettn ou patente,
comment serait-il possible aux Turcs de soutenir la concur-
rence?
Le sol est riche en mines; mais qui oserait entreprendre une
exploitation? Le prix d'extraction du minerai, dans les condi-
tions actuelles, ne laisserait aucun bénéfice. La main-d'œuvre
est à bon marché : un ouvrier touche entre 1 fr. 75 et 4 francs,
mais l'Anatolie ne peut fournir que les manœuvres, et tout le
personnel supérieur devrait être étranger et réclamerait des
salaires élevés. Les chefs de chantier se plaignent d'ailleurs du
peu de rendement d'un travailleur turc. Là oîi suffit une équipe
de 10 Européens, lo Turcs sont indispensables.
On voit donc l'effort qu'il faudrait fournir pour mettre en
valeur les richesses latentes de l'Anatolie.
A. DE ROCUERRINE.
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
La politique de la France.
l'exposé du président du conseil, ministre des affaires ÉTRANGÈRtS,
A LA COMMISSION DES AFFAIRES EXTÉRIEURES.
Le 24 décembre, M. Doumergue, président du Conseil, ministre
des Affaires étrangères, a fait à la commission des Affaires exté-
rieures de la Chambre l'exposé politique suivant. M. Doumergue
était accompagné de M. de Margerie, ministre plénipotentiaire,
directeur de son cabinet :
Messieurs, je ne saurais à l'heure présente, sans inconvénients, entrer
dans le détail de toutes les négociations qui ont occupé la diplomatie
française au cours de cette grave crise. La plupart de ces négociations ne
sont pas encore arrivées à leur conclusion; il serait imprudent de pré-
tendre déterminer à l'avance les solutions dont le temps seul et le cours
des événements pourront fixer les conditions ; et il serait contraire aux
règles de la courtoisie internationale de faire état des intentions que cer-
tains chefs de gouvernement ont pu me dévoiler, alors qu'ils ne peuvent
savoir eux-mêmes si les circonstances leur permettront d'y donner suite.
Il me suffira de vous indiquer quelles sont les principales questions
actuellement posées; celles qui affectent plus spécialement des intérêts
français, celles qui touchent aux intérêts généraux des puissances euro-
péennes. Je marquerai à l'occasion de chacune d'elles ce qui a déjà été
fait par mes prédécesseurs. De cet exposé ressortira nécessairement la
ligne de conduite que j'entends suivre en me conformant aux principes de
continuité dans l'action et de persévérance dans les desseins.
Les intérêts inoraux de la France en Turquie.
Les intérêt» moraux de la France en Orient et principalement en Tur-
quie résident tout d'abord dans les œuvres multiples d'instruction et
d'assistance, entretenues par nous dans tous les pays orientaux, grâce
auxquelles la langue française est couramment parlée dans le bassin
oriental de la Méditerranée, et grâce auxquelles le génie français inspire
de plus en plus les races diverses de ces pays dans leur effort vers une
culture et une civilisation plus modernes.
Afin de garantir le développement de ces œuvres françaises, qu'elles
LES AFFAIRES D OHIKNT 4o
soient laïques ou non, des négociations ont été engagées avec le gouver-
nement ottoman, et viennent d'aboutir à un accord entre l'ambassadeur
de la République et le grand vizir.
Par cet. accord, qui recevra ultérieurement la sanction impériale, le
statut de nos œuvres scolaires et de bienfaisance est fixé de telle sorte
que nos écoles, nos hôpitaux, les communautés religieuses qui sont sous
notre protectorat, ne seront plus livrés à l'arbitraire de l'administration
locale, tout en se pliant dans une juste mesure aux besoins nouveaux de
la Turquie.
Par le même accord, nous avons obtenu pour les Marocains et pour les
Tunisiens, sujets de nos pays de protectorat, l'assimilation en Turquie
avec nos sujets algériens, au point de vue si important de la juridiction.
Pour les Tunisiens en particulier, cet accord constitue un appréciable
bienfait, car jusqu'ici la Porte n'ayant pas reconnu notre protectorat, les
considérait comme ses propres sujets et déniait à nos consuls le droit de
les protéger et de les juger.
Un autre intérêt moral français a enfin reçu satisfaction dans cet
accord. Des règles précises sont fixées pour les cas où se produiraient
l'arrestation et l'incarcération de Français dans l'empire ottoman. En
présence de l'imprécision des textes anciens en ces matières, des coutumes
instables étaient suivies, variant même suivant les localités et donnant lieu
à d'insolubles conflits entre les autorités consulaires et l'administration
ottomane. L'accord assure désormais aux Français dans l'empire ottoman
des garanties précieuses en cas d'arrestation et de détention préventive.
Dans ce même ordre d'idées, le gouvernement de la République s'est
préoccupé du sort qui serait fait aux établissements scolaires et d'assis-
tance et aux communautés sous notre protection dans les provinces otto-
manes acquises par les Etats de la péninsule balkanique. Des ouvertures
faites à ce propos à Athènes, à Sofia et à Belgrade ont trouvé un accueil
amical et il est à présumer que, s'inspirant des principes de large tolé-
rance, inaugurés en Europe par la Révolution française, les gouvernements
grec, bulgare et serbe tiendront à honneur de faciliter le fonctionnement
d'institutions qui, sans leur porter ombrage, travaillent au développement
de la civilisation.
Pour assurer le développement de la culture française et de notre
influence plusieurs fois séculaire en Syrie, diverses mesures ont été prises,
auxquelles mon concours est acquis. Une école de droit et une école
d'arts et métiers ont été créées à Beyrouth, sous les auspices de l'Univer-
sité de Lyon.
Ces institutions, largement ouvertes à tous, s'adressent aussi bien à
l'élément musulman qu'aux diverses communautés chrétiennes de Syrie.
De même, j'envisage, autant que le permettront les crédits dont je dispose,
la création d'une école professionnelle à Damas, école dans laquelle les
musulmans entreront plus volontiers que dans les écoles primaires, même
laïques, où certains redoutent un enseignement qui ne répond forcément
pas à toutes les exigences de leur religion. Grâce au nouvel accord, signé
par M. Bompard, je ne doute pas que ne puisse s'ouvrir bientôt à Mossoul
une école professionnelle demandée depuis longtemps par tous les élé-
ments ethniques de cette ville.
Préoccupé des attaques dirigées trop souvent contre la France dans la
presse arabe, mon prédécesseur avait envisagé la création d'un service
spécial de presse pour la Syrie. Je m'efforcerai de donner à nos consuls
en pays arabes, les moyens de combattre sur ce terrain les menées de nos
4() QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
adversaires. En outre, j'envisage la création à Iloms, centre important de
la riche vallée de l'Oronte, d'un vice-consulat de carrière.
Sans quitter la Syrie ni le terrain de nos intérêt moraux, je crois devoir
signaler, qu'à l'occasion de la nomination du nouveau gouverneur du
Liban, la diplomatie française a obtenu en faveur de la population liba-
naise, notre plus ancienne cliente en Orient, quelques utiles réformes
administratives, la mise à l'étude d'une sérieuse réforme financière, enfin
l'ouverture du port de Djouni au nord de Beyrouth.
Je ne manquerai pas, me conformant aux traditions séculaires de la
France, de rechercher et de faciliter les mesures qui, sans porter atteinte
à l'indépendance ni à l'intégrité de l'empire ottoman, seront de nature à
favoriser le bien-être des populations syriennes, sans acception de reli-
gions.
Notre tâche, pour aider à la mise en valeur de cette partie de l'empire
ottoman, sera singulièrement facilitée par les assurances données, en
décembre 1912, à l'ambassadeur de la République à Londres par le gou-
vernement britannique : qu'il n'avait en ces régions ni intention d'agir, ni
dessein, ni aspirations politiques.
Je crois inutile de vous assurer que soucieux, comme tous mes prédé-
cesseurs, de ne laisser rien perdre du patrimoine moral de la France, je
prêterai mon concours à toutes les œuvres qui travaillent à la diflusion de
notre langue, au développement de notre influence et qui font aimer et
respecter le génie généreux de la France, et que je soutiendrai tous ceux
qui peuvent se dire, sous quelque habit qu'ils se présentent, les ouvriers
de l'œuvre française.
Les intérêts financiers français en Turquie.
L'épargne française a de tout temps joué un rôle important en Turquie
où déjà au moyen âge les banquiers de Provence et de Languedoc expor-
taient et plaçaient l'or français. A l'heure actuelle les capitaux français
engagés en Turquie, presque entièrement investis dans les emprunts
du gouvernement ottoman, s'élèvent en gros au chiffre de 3 milliards
de francs.
Les conséquences financières de la guerre balkanique, le détachement
de l'empire' ottoman des provinces, sinon riches, du moins suffisamment
prospères pour contribuer au service de la dette de l'Etat, ne pouvaient
laisser indifférent le gouvernement de la République.
Dès que les résultats des premières batailles ont fait paraître inévitable
un démembrement de la Turquie d'Europe, c'est de Paris que sont
parties les initiatives tendant à protéger les intérêts financiers et éco-
nomiques européens engagés en Turquie ; c'est une commission inter-
ministérielle française qui a étudie' les mesures à prendre en faveur des
créanciers de la Turquie, et c'est elle qui a préparé les travaux de la
commission internationale, réunie à Paris en juin dernier pour indiquer
les solutions à donner à toutes les questions financières et économiques
posées par la guerre.
La première session de cette commission a été interrompue par la guerre
entre la Bulgarie et ses anciens alliés. Le travail de mise au point, d'éclair-
cissement, fait dans cotte session ne sera pas perdu, et je saisirai une
occasion, prochaine, je l'espère, d'inviter à revenir à Paris les commis-
saires des puissances pour les convier, aujourd'hui que la paix est signée
entre tous les belligérants, à terminer leur tâche, si nécessaire au relève-
vement financier de la Turquie et de ses adversaires et à la garantie de
leurs préteurs.
LES AFFAIRES d'ORIENï 47
Pendant les vacances de la commission, notre diplomatie s'est appliquée
à mettre en pratique au point de vue de nos intérêts le principe qui s'était
dégagé des premières délibérations. Soucieuse d'assurer à l'épargne fran-
çaise engagée en Turquie, la reconstitution des ressources que l'adminis-
tration de la dette publique tirait des anciennes provinces turques, sou-
cieuse, d'autre part, de ménager les forces financières d'Etat sortant
d'une double guerre, elle a réussi à faire accepter par la Serbie la pre-
mière, le principe de sa participation à la dette extérieure de l'empire
ottoman ; cette participation devant être réduite d'ailleurs au chiffre
strictement nécessaire à la sauvegarde de tous les porteurs de titres otto-
mans.
Je ne manquerai pas d'exiger des autres Etats balkaniques, lorsque
l'occasion s'en présentera, qu'ils souscrivent le même engagement qu'a
fait la Serbie en faveur des porteurs de fonds ottomans. J'ai de sérieuses
raisons de croire que la Grèce, notamment, ne nous refusera pas son adhé-
sion à ce principe.
L'accord franco-turc.
De même que nous nous sommes efforcés de préserver les intérêts
matériels français vis-à-vis des vainqueurs de la guerre balkanique, de
même vis-à-vis de la Turquie, en échange des ressources douanières et
fiscales que le consentement du gouvernement de la République pourrait
permettre à la Porte de trouver pour faire face à ses charges financières,
nous avons cherché à obtenir et avons obtenu pour le commerce et pour
l'industrie français des avantages concrets.
Ces avantages consistent, en faveur de nos nationaux, dans la promesse
d'améliorations du régime douanier ottoman et du régime des analyses et
dans celle d'une étude en commun des mesures propres à assurer la
garantie de la propriété industrielle.
Je crois pouvoir vous donner l'assurance que l'industrie française obtien-
dra de son côté d'importantes commandes dont bénéficiera le travail
national.
D'autre part, nos compatriotes ont obtenu la promesse d'un important
réseau de chemins de fer à construire tant en Anatolie du Nord qu'en
Arménie et en Syrie. La longueur de ce réseau serait supérieure à
2.400 kilomètres. A ces concessions s'ajouteraient la construction et l'ex-
ploitation des ports de Jaffa, de Caiffa et de Tripoli en Syrie et de ceux
d'Héraclée et d'Ineboli sur la mer Noire.
La France ef les États balkaniques.
Vis-à-vis des Etats de la péninsule balkanique, qui ont pu trouver
auprès de notre épargne un concours nécessaire au cours de cette crise,
notre diplomatie a suivi sa ligne de conduite habituelle, et a insisté auprès
d'eux pour obtenir des avantages en faveur de notre commerce et de notre
industrie. Je poursuis des négociations dans ce sens en Serbie et je ne
doute pas que d'importantes commandes ne soient passées par le gouver-
nement serbe aux industriels français, dont certains ont déjà obtenu des
promesses.
En Grèce, une grande partie des commandes faites au cours de la guerre
ont été exécutées en France. Je tiendrai la main à ce que ce marché reste
ouvert à notre industrie. L'action de notre légation à cet égard sera
appuyée par l'influence qu'a prise notre mission militaire, dont le contrat
a été récemment renouvelé avec une extension des pouvoirs conférés à
nos officiers.
48 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
La question albanaise et la question mménienne.
Je vous ai indiqué sommairement ce qui a été fait et ce que je compte
faire pour la sauvegarde et le développement désintérêts moraux et maté-
riels proprement français dans les pays d'Orient.
Il me reste à vous entretenir de l'action que la France exerce, en par-
fait accord avec son alliée et son amie, pour collaborer, avec toute Vt^u-
rope, à l'apaisement des conflits subsistant après les guerres balkanicfues.
Je n'entreprendrai pas ici de vous faire un historique d'événements trop
récents pour qu'ils ne vous soient pas à tous présents. Je n'entends pas
non plus exposer en détail les aspirations qui se sont fait jour, les convoi-
tises que l'on a pu soupçonner, les propositions que certaines puissances
pourront être amenées à produire.
Je veux marquer seulement le point où en sont aujourd'hui les diverses
questions qui s'imposent à l'attention des puissances.
La question qui offre le plus d'urgence est celle du nouvel Etat qui va
sortir des délibérations des représentants des puissances à Londres et
dont la création a été la conséquence de la volonté des grandes puissances
de maintenir entre elles la paix et l'équilibre.
Une commission, dite de contrôle, a été organisée par les puissances à
Valona. Elle s'ell'orce a préparer l'organisation d un pays, que les événe-
ments de ces derniers mois et l'absence de tout pouvoir centralisé, ont
livré au désordre et a l'anarchie. Pour atteindre à ce but, la commission
doit avoir â sa disposition une force publique et des moyens financiers.
Elle tend à constituer, sous le commandement d'ofliciers hollandais un
corps de gendarmerie, dont l'urgente nécessité n'a pas besoin d'être
établie.
Elle étudie, d'autre part, les ressources du pays et les confronte avec
les besoins qu'il faudra satisfaire, préparant ainsi les voies à une organi-
sation rationnelle.
Les puissances sont toutes tombées d'accord pour offrir la couronne
d'Albanie au prince de Wied, apparenté à la famille royale de Rou-
manie.
La France s'est associée d'autant plus volontiers à cette désignation
qu'elle y trouve une occasion de reconnaître le rôle utile joué parla nation
roumaine comme facteur de l'équilibre entre les peuples balkaniques et
son action pacificatrice dans le dernier conflit.
Ce rôle politique de la Roumanie a rencontré l'approbation de l'opinion
publique française et je suis heureux de signaler que nos relations tou-
jours bonnes avec ce pays en ont été améliorées. De part et d'autre a été
manifesté un sincère désir de relations plus fréquentes, et des appels
récents faits à notre industrie pour la préparation d'importantes com-
mandes peuvent nous faire espérer des résultats intéressants.
Deux commissions internationales, où la France est représentée, ont été
chargées de délimiter les frontières de l'Albanie. La commission chargée
des frontières du Nord a étudié un parcours de 85 kilomètres; sur 55 kilo-
mètres, depuis Ochrida jusqu à Dibra, le tracé est adopté par tous les
commissaires ; sur les autres points, l'accord ne s'est pas encore fait, et
la commission a dû suspendre ses travaux, à la continuation desquels
s'opposaient les intempéries de la mauvaise saison.
La commission de la frontière sud a achevé ses travaux.
La question des réformes à faire en Arménie, afin de parer à l'état
misérable et anarchique de cette province turque, n a cessé, vous le
LES AFFAIRES D ORIENT 49
savez, de préoccuper les grandes puissances. Au cours de l'été dernier,
un projet de réformes avait été présenté par le gouvernement russe
et soutenu par la France et l'Angleterre. Ce projet fut soumis à une
commission formée par les ambassadeurs des puissances à Constanti-
nople.
Le 29 octobre, le gouvernement ottoman, persuadé qu'il échapperait à
la pression des puissances en devançant leurs propositions, nommait deux
inspecteurs généraux ottomans pour les six provinces arméniennes. La
Russie, avec l'appui de la France et de l'Angleterre et l'assentiment des
autres puissances, poursuit les démarches commencées pour faire donner
à l'Arménie un statut assurantla sûreté des personnes et des biens. Fidèle
aux principes d'humanité qui ont toujours guidé la politique française à
l'égard des populations victimes d'abus en Orient, je seconderai les efl'orts
de notre alliée pour arriver à l'établissement de l'ordre et au respect des
droits de tous dans les provinces arméniennes.
*
La commission comprendra que je ne puisse parler de questions impor-
tantes qui préoccupent l'opinion publique en ce moment et à propos des-
quelles des négociations sont actuellement en cours. Je suis tenu, sur ce
point, dans l'intérêt du succès de ces négociations, à la plus grande discré-
tion. Ainsi que vous l'avez pu voir, l'action de la diplomatie française s'est
exercée et continue de s'exercer à faire prévaloir les idées d'apaisement et
de conciliation sans négliger nos intérêts nationaux partout où ils se ren-
contrent. Vous pouvez être assurés que je continuerai à travailler à la
solution pacifique de ces problèmes, prêtant aux causes justes l'appui
d'une nation qui depuis quarante ans a su concilier la conservation de la
paix avec le souci de sa dignité et avec la défense de ses intérêts, confiante
en sa propre force et dans le concours de ses alliés et amis qui ne lui a
jamais fait défaut, pas plus que le sien ne leur a manqué.
La politique de l'Allemagne.
l'exposé du chancelier de l'empire, m. de BETIIMANN-HOLLWEG.
Le 9 décembre, à l'occasion de la discussion du budget, le chan-
celier de l'empire, M. de Bethmann-Hollweg, a fait l'exposé suivant
de la politique étrangère :
La crise balkanique.
Les événements des Balkans ont durant ces derniers mois préoccupé la
politique extérieure de l'Allemagne à tel point que je préfère en parler
tout d'abord. Dans l'intervalle qui s'est écoulé depuis les derniers mois,
nous avons eu la s»conde guerre balkanique, le traité de Bucarest et la
signature de la paix entre la Turquie et ses adversaires de la première
heure.
Il est bien évident que les conséquences de la révolution historique à
laquelle nous avons assisté continuent de se produire. Le problème de la
détermination de la frontière du Nord et du Sud de l'Albanie parait,
après avoir soulevé pour un temps quelques difficultés, s'approcher de sa
solution.
QuESTé DiPL. ET Col. — t. xxxvji, t
SO QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
La question du nouveau règlement de la Dette turque imposée par le
partage d'une partie delà Turquie d'Europe nous intéresse plus particu-
liiirement. Une conférence s'est réunie à Paris à cet effet pendant l'été
dernier et a dû s'ajourner au début de la deuxième guerre balkanique. Nous
nous efforcerons en attendant la reprise de ces séances de préparer la base
de la solution de ce problème par des pourparlers avec d'autres puissances,
avec la France en particulier, durant ces derniers temps.
Le sort des îles de la mer Egée n'a pas encore été définitivement décidé
ainsi que vous le savez. Je ne puis émettre d'hypothèse à ce sujet. La dé-
cision doit être prononcée par l'ensemble des puissances. Je crois cepen-
dant devoir exprimer l'espoir qu'on trouvera pour cette difficulté une solu-
tion satisfaisante.
Les grandes puissances sont restées groupées au cours de toutes les
phases de cette crise balkanique bien que leurs intérêts aient parfois été
en désaccord.
Elles pourront triompher des difficultés qui subsistent encore. En effet,
depuis les premiers coups de canon dans les Balkans, cette attitude des
grandes puissances, cette idée que les changements survenus dans les
Balkans ne doivent pas ébranler la paix du monde, n'a rien perdu de sa
force.
Elle s'est affirmée au contraire pendant ces mois de tension pénible.
Toutes les grandes puissances ont augmenté le mérite de cette entente. On
verra peut-être plus tard la reconnaissance qu'on doit à cette conférence
de Londres, si critiquée au début, d'avoir réglé les intérêts solidaires de
l'Europe, de les avoir maintenus unis.
Nous continuerons à l'avenir de participer à ce travail commun des
puissances dans l'esprit qui nous a inspirés jusqu'à ce jour; dans cette
œuvre, comme nous avons soutenu énergiquement et effectivement le?
intérêts spéciaux de nos alliées, l'Autriche-Hongrie et l'Italie. Nous avons
en même temps, dans une confiante collaboration avec l'Angleterre et par
l'aide de notre amitié avec la Russie, rendu des services à la paix euro-
péenne.
Ce travail nous a été facilité par l'heureuse correction de nos rapports
avec la France.
Lorsque la paix de Bucarest fut signée, certaines divergences se pro-
duisirent sur la question de savoir s'il serait soumis à une revision. Nous
nous sommes prononcés contre une revision. Nous avons cru pouvoir con-
sidérer ce traité comme une base qui peut servir au travail de réorganisa-
lion dans les Balkans. Cette attente ne nous a pas trompés.
Sans excès d'optimisme nous avons pu voir que la situation des Bal-
kans va en s'améliorant sensiblement depuis la signature du traité de
Bucarest, traité dû à la sagesse du souverain, à la clairvoyance politique
des hommes d'Etal roumains.
Je puis démentir de la manière la plus catégorique que les divergences
qui ont pu se produire lorsqu'on examina la question de savoir si une telle
revision était opportune aient une influence fâcheuse sur nos rapports
avec nos alliés.
Je m'appuie en parlant ainsi sur les déclarations que le comte Berch-
told a faites devant les Délégations. Notre alliance est trop solidement
fondée dans la communauté des intérêts vitaux des deux empires pour se
ressentir de certaines divergences d'opinions sur quelques points du pro-
gramme balkanique où l'Autriche a des intérêts plus immédiats que les
nôtres.
LES AFFAIRES D ÛKIEM 5t
L'Europe et la Turquie.
Au cours de toute la crise balkanique, l'union des trois peuples associés
par la Triple-Alliance s'est affirmée avec plus de force que jamais, sans
troubler d'ailleurs à aucun moment le travail commun des puissances.
Quelle attitude l'Europe compte-t-elle prendre en ce qui concerne le
développement futur de la Turquie ?
Sur ce point, messieurs, nous pouvons constater l'iibsolue unanimité
des grandes puissances. La Triple Alliance a depuis le règlement des ques-
tions de Bofanie et de Tripoli un intérêt personnel à maintenir l'intégrité
de la Turquie. L'unité profonde de la politique de la Triple Alliance dans
toutes les questions qui se rattachent à celle-ci a pu être établie au cours
des conversations que nous avons eues avec le marquis de San Giuliano à
Kiel, en juillet dernier, à l'occasion de la rencontre des deux monarques.
Cette unité profonde de la politi({ue de la Triple Alliance a à l'occasion
déjà fait sentir son effet. Notre attitude à l'égard du développement futur
de la Turquie est d'accord avec celle de l'Angleterre ou des trois puissances
de la Triple Entente.
Les déclarations que sir Edward Grey a faites au Parlement anglais ont
permis d'apercevoir l'uniformité qui existe entre le point de vue du cabinet
anglais dans les questions d'Orient et le nôtre. Cette uniformité de points
de vue porte sur le maintien des Turcs dans la Turquie et les territoires de
la Turquie en Europe et en Asie Mineure.
Le premier ministre anglais. M. Asquith, a plus tard, dans son discours
du Guildhall, à Londres, le 10 novembre dernier, ex primé nettement à nou-
veau le vœu que l'Angleterre forme au sujet de la Turquie d'Asie. Elle
entend s'eflorcer de conserver sa position par des réformes intérieures
sans intervention de l'Europe, mais avec l'appui des puissances intéres-
sées au développement de l'Asie Mineure. Ce programme s'accorde en tou.«
points avec nos idées. De même au cours des entretiens que j'ai eus avec
le premier ministre russe, M. Kokovtzof, et le ministre des Affaires étran-
gères, M. Sazonof, lors de leur visite à Berlin, j'ai pu m'assurer que la
Russie ne pourrait faire aucune tentative d'acquisitions territoriales en
Asie Mineure et que ses efforts n'auront d'autre but que de poursuivre, e»
parfaite communauté d'idées avec nous, l'amélioration de la situation eit
Arménie. Cette amélioration qui est dans l'intérêt de la Turquie est
reconnue par elle-même en principe comme une nécessité.
Enfin j'ai cru devoir également conclure du cours même des événement&
que la France, par suite de ses relations avec la Turquie, poursuit une
politique conservatrice dans son essence.
De cette réserve générale nous pouvons espérer qu'un conflit de prestige
entre les grandes puissances au sujet de la Turquie ne se produira pas d«
longtemps. Reste la concurrence économique particulièrement active de*
différentes grandes puissances en Asie Mineure. Les grands intérêts éco-
nomiques que nous pouvons réclamer comme nôtres, en Asie Mineure,
par suite de l'entreprise du chemin de fer de Bagdad doivent attirer t&ut
particulièrement notre attention.
Nous avons déjà au cours de la session précédente communiqué ai
Reichstag, à propos des déclarations du gouvernement anglais, que nous
avons entamé des négociations avec le cabinet de Londres pour prévenii-
les froissements possibles sur le terrain économique et pour régler la ques-
tion du chemin de fer de Bagdad, une fois pour toutes, au double point <k
vue politique et financier.
Enfin tout dernièrement nous sommes entrés en pourparlers avec l*
52 gUESTlONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
gouvernement français sur le désir de celui-ci pour éviter tout antagonisme
des deux nations dans ces contrées où leur activité économique respec-
tive se touche. Qu'il me soit permis de remarquer à ce sujet que nos négo-
ciations avec l'Angleterre sont déjà assez avancées tandis qu'avec la
France nous en sommes encore au premier stade.
Comme je vous l'ai déjà dit l'heureuse amélioration de nos rapports
avec l'Angleterre nous a permis d'aborder dans un libre échange de vues
la solution du problème de Bagdad.
Notre principe a été de ramener nos rapports avec l'Angleterre dans la
voie normale dont ils parurent un moment s'écarter, en nous entendant
sur une série de questions de détail se rapportant à notre concurrence
économique ou coloniale avec l'Angleterre. En suivant l'application de ce
principe, nous avons entamé de nouvelles négociations avec l'Angleterre
pour prévenir certains conllits économiques possibles en Afrique.
Sans porter préjudice au droit des tiers je tiens à souligner un point.
Nous nous efforçons d'arriver à un accord équitable des intérêts des deux
parties. Il est faux de dire que l'Allemagne devrait seule pratiquer dans
cette affaire le principe de la renonciation. Mais il est faux également de
jiarler comme on l'a fait de concessions en Asie Mineure faites en échange
d'avantages dans l'Afrique centrale ou inversement.
,Je ne peux pas parler plus explicitement aujourd'hui que les négociations
ne sont pas terminées. J'ajouterai pourtant que j'ai toutes raisons de croire
que la lin des négociations sera considérée en Allemagne et en Angleterre
comme une solution acceptable des difficultés possibles.
J'espère que la correction qui caractérise nos relations actuelles avec le
gouvernement anglais gagnera alors dans les deux pays les milieux qui
parlent pour le moment avec assez de scepticisme du rapprochement des
deux pays.
Laissons passer en paix et continuons l'action avec confiance sur les
bases du présent.
*
Je vous ai signalé les points les plus importants de notre politique étran-
gère. Je comprends que plus d'un parmi vous aurait voulu que je
m'exprime plus longuement. Je ne puis satisfaire à ce désir, lorsqu'il s'agit
de questions internationales intéressant plusieurs puissances à la fois.
D'ailleurs notre politique est claire et nette. La protection de nos intérêts
et le maintien de nos relations avec nos alliés sont des formules d'un
dessein si clair que nous ne pouvions suivre une autre.
De plus la politique que nous suivons est, à mon avis, en accord avec les
grands principes qui doivent diriger toute politique étrangère.
Notre position au cœur même de l'Europe continentale nous conduira
toujours à appuyer de toute la force politique et morale de notre pays au
maintien intégral de notre puissance; mais le même effort demande une
plus grande expansion sur le terrain économique de chaque puissance.
Cette tâche est lourde en raison du but poursuivi alors même que ce but
ne pourra être atteint qu'après de longs et patients efforts.
La politique de lltalie.
l'e.XPOSÉ UE m. de SAN GlULIANO, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES
Le 16 décembre, M. de San Giuliano, ministre des Affaires étran-
gères d'Italie, a fait à la Chambre des' députés l'exposé politique
suivant :
LES AFFAIRES D'ORTENT 53
La question albanaise.
Parmi les problèmes non encore résolus après la crise actuelle, une des
plus grandes de l'histoire, deux entre autres ont pour l'Italie un intérêt
vital : celui des confins de l'Albanie et celui de la Méditerranée orientale.
La question des confins méridionaux de l'Albanie touche directement à
l'équilibre de l'Adriatique ; elle est donc d'un intérêt également primordial
pour l'Italie et l'Autriche-Hongrie, et ces deux puissances sont également
résolues à sauvegarder cet équilibre.
Nous ne voulons pas, comme le croit M. Barzilaï, créer des sujets italiens
en Albanie; nous voulons faire de l'Albanie une nation absolument indé-
pendante. Les assertions de M. Barzilaï pourraient, sans qu'il le veuille,
fournir des armes à ceux qui nous accusent à tort d'avoir des visées terri-
toriales sur les pays situés de l'autre côté de l'Adriatique.
Nous avons obtenu que l'indépendance de l'Albanie fût placée sous la
garantie et le contrôle non des deux seules puissances adriatiques, mais
des six grandes puissances, et si nous avons préconisé cette solution, c'est
parce que nous avons jugé qu'elle présentait de solides garanties pour le
maintien et le développement croissant de relations intimes entre l'Italie
et l'Autriche, relations que nous jugeons nécessaires également aux inté-
rêts suprêmes des deux puissances alliées.
L'union de la Triple Alliance.
Durant la longue crise orientale, la Triple Alliance a toujours agi en
parfaite concordance d'idées et les rapports entre l'Allemagne, l'Autriche
et l'Italie n'ont pas cessé d'être intimes et cordiaux.
Rendre ces rapports encore plus intimes et cordiaux, tel doit être le but
constant et principal des gouvernements alliés. Cela est nécessaire notam-
ment pour l'Autriche et l'Italie; il faut que dans ces deux pays se
répande de plus en plus la connaissance de la mentalité et de l'esprit des
institutions, de façon à renforcer dans le sentiment populaire les bons
rapports déjà existants dans les cercles officiels; car en un pays démocra-
tique comme l'Italie, l'opinion publique est un facteur politique de la plus
haute importance. Nul gouvernement en Italie ne pourrait en efl'et suivre
une politique qui ne fût pas consentie par la majorité de la nation.
Mais la nation et le Parlement ont affirmé plusieurs fois leur désir de
voir consolider les bonnes relations entre l'Italie et l'Autriche. C'est
pourquoi dans la question qui a motivé l'intervention de M. Barzilaï, il
était impossible d'obtenir davantage, comme M. Barzilaï l'a d'ailleurs
reconnu lui-même. Les difficultés étaient grandes, et on doit pour cette
raison se montrer reconnaissant envers le comte Berchtold et l'ambasea-
deur d'Autriche, qui ont su trouver une solution sauvegardant l'amitié qui
unit les deux puissances alliées.
L'équilibre méditerranéen .
Quelques orateurs ont fait allusion à des méfiances qui existeraient à
l'étranger envers nous relativement à cette question qui est sans doute
d'un grand intérêt pour l'Italie. Ces méfiances, si elles existent, sont
complètement dénuées de fondement. Quant aux îles Egéennes que nous
occupons actuellement, nous nous maintenons ferme sur le terrain du
traité d'Ouchy. Le gouvernement renouvelle à ce sujet les déclarations
faites à la Chambre le 4 décembre 1912 par M. Giolitti et le 22 janvier 1913
par moi-même. L'Italie persiste à affirmer et à maintenir le principe
qu'aucune grande puissance ne doit tirer d'avantages territoriaux de la
54 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
crise orientale actuelle. Le maintien du statu quo territorial et de l'èqui-
iibre actuel continue donc à être le but inébranlable de sa politique.
Pour atteindre ce but, il faut une Turquie forte et intacte; l'Italie esi
donc disposée à prêter à l'empire ottoman un efficace appui et à participer
pacifiquement, au point de vue économique, à son développement futur.
Les relations avec la France, la Russie, VAngleterre et les Etats balkaniques.
M. Barzilaï prétend qu'à la suite de la crise orientale, les rapports de
Jltalie avec les puissances ne faisant pas partie de la Triple Alliance et
avec les pays balkaniques seraient devenus plus tendus. Il n'en est rien.
Les rapports avec la France, que MM. Barzilaï et Bissolati ont à tort
déclarés « aigris », sont, au contraire, excellents, malgré quelques polé-
miques de presse et de passagères divergences d'opinion sur des questions
spéciales.
Ces rapports sont aujourd'hui tels qu'ils ont été pendant toute la crise
balkanique. Si, dans des questions qui intéressent plus directement l'Ita-
lie que la France, il y a eu quelques divergences momentanées d'opinion,
qui ne pouvaient pas troubler les rapports des deux pays, le gouverne-
ment français a fini par adhérer, en substance, à nos désirs, avec une
amicale spontanéité. Les deux gouvernements sont également décidés à
maintenir intacte leur amitié dans l'avenir et à faire tout leur possible
pour concilier les intérêts respectifs des deux peuples et répandre toujours
davantage parmi eux des sentiments répondant à leurs affinités intellec-
tuelles, qui s'affirment avec tant d'éclat.
Les paroles pessimistes de M. Barzilaï en ce qui concerne les rapports
de l'Italie avec la Russie sont également erronées. Les déclarations de
M. Kokovtzof à ce sujet démontrent en eîfet le contraire. M. Barzilaï se
trompe encore en parlant de refroidissements dans nos relations avec
l'Angleterre. Les conversations, toujours franches et cordiales, échangées
entre les deux gouvernements, permettent d'espérer que nous ne verrons
jamais surgir de divergences importantes entre les points de vue italien
et anglais.
M. Barzilaï a prétendu enfin que notre attitude, durant ces derniers
temps, a compromis gravement nos relations jadis amicales avec les
peuples balkaniques; il continue de se tromper. Nos rapports avec la Ser-
bie sont excellents; nous avons accordé cordialement, sur sa demande,
notre appui économique au Monténégro; nous sommes avec la Bulgarie
en termes meilleurs encore qu'avant la guerre, et jamais nos rapports
n'ont été plus intimes qu'à l'heure actuelle avec la Roumanie et la Tur-
quie.
L'Italie continuera la politique qu'ont approuvée ;i plusieurs reprises
la nation et le Parlement. Ce n'est pas une politique mégalomane ou
impérialiste, mais une politique désireuse seulement de sauvegarder les
intérêts vitaux do. l'Italie.
Il faut que tout lo monde sache, aussi bien à l'intérieur qu'au delà de
nos frontières, que les jours sont passés pour l'Italie d'une politique de
renoncement et que ces jours ne reviendront plus. Mais l'Italie tiendra
dans ses jours de prospérité et de puissance les promesses qu'elle fit jadis
à l'Europe, en des jours douloureux. En effet, elle vise seulement à être
en Europe, en Méditerranée et dans le monde entier, un élément d'ordre,
d'équilibre et de paix.
LES AFFAIRES D ORIENT 55
La Serbie et le Monténégro.
LA NOUVELLE FRONTIÈRE SERBO-MONTÉNÉGRINE
Voici, d'après les documents officiels, la description géographique
de la nouvelle frontière serbo-monténégrine :
Partant de la frontière de la Bosnie-Herzégovine, au Nord de la cote
1.386, près de Gradina, la ligne passe au Nord du village de Dekare, tra-
verse la cote d. 386, passe entre les villages de Djakovié et de Koukorovié,
coupe la petite rivière de Poblasnitza, à l'Ouest du village de Vrtaca: de
là, elle va à Pjavceva,-Glava, cote 1.366, de la sur le Vis cote 1.432, cote
1.222, Mednisat, cote 1.405, Kapavitza, cote 1.443, Tchemerno, cote 1.420.
cote 1.300, Kilk, cote 1.351, Koraciza, cote 1.345, Komina, cote 1.309,
cote 1.412, cote 1.406, coupe la route de Plevjle à Prjepolje, entre le han
(auberge) et le blockhaus turc, arrive à la cote 1 .394 à Tsrnivrh, cote 1.347,
cote 1.496, cote 1.412, cote 1.213; de nouveau sur un autre Tsrnivrh, cote
1.441, cote 1.387, cote 1.402, probablement 1.492 sur le Vranatz, elle va à
l'Est cote 1.354, Bihofgrob, cote 1.226, Radnjevo-Brdo, cote 1.360, Kit-
chesko-Brdo, cote 1.250, à côté du village de Kanje qui reste à la Ser-
bie et de Metanats, qui reste au Monténégro, traverse le Lim à la hau-
teur de ces deux villages et, entre eux, traverse la Smrtcheva-Gora, en
laissant les villages de Volievacs et de Borecié au Monténégro et de Barc
à la Serbie, arrive sur le sommet sans nom, cote 1.500, en laissant le vil-
lage de Moistir au Monténégro et celui de Vicnevo à la Serbie, monte à la
cote 1.500, de ià à la cote 1.550, arrive a Kruchitza, cote 1.409, en laissant
les villages de Pogegunije, Savinopolje, Donja-Koritza, Mahalle et Gornja-
Korita au Monténégro et celui de Tserbsko ;i la Serbie.
De Kruchtitza cote 1.409, elle arrive à Vismoravatz, passe à l'ouest de
la rivière Kwnska Rjeka et arrive à la cote 1,518; passant par la Gradina-
Bukhovo Chume, Dolovka elle arrive à la rivière Ibar; de là, parla Yabla,
nitza, à la cote 1.500 de la Muskra Plapiua, suit cette crête, dans la direc-
tion de l'Est jusqu'à un sommet sans nom ; de là entre la rivière Kabosch,
suit cette rivière jusqu'à la Kiina, suit la Klina jusqu'à son confluent avec
le Drin blanc et suit cette dernière rivière jusqu'à la frontière albanaise (1).
On voit, d'après ce document, que le Sandjak se trouve coupé en
parties à peu près égales entre la Serbie et le Monténégro et que la
nouvelle frontière est sensiblement parallèle à l'ancienne. Le Monténé-
gro tire de ses acquisitions deux avantages principaux. D'abord pour
le Sandjak la nouvelle frontière fait rentrer dans le Monténégro cer-
tains clans serbes que la frontière de 1878 coupait en deux ; ensuite
enVieille Serbie, le Monténégro acquiert les centres d'Ipek et de Dia-
iovitza, et surtout la plaine fertiled'Ipek, appelée Metochia. C'est pour
îe Monténégro une augmentation de territoire d'environ 60 % .
(1) Les cotes indiquées sont celles de la carte autrichienne au 1 200.000.
56 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Les chemins de fer orientaux.
Le 19 décembre, à Vienne, un accord a été réalisé, relativement à
l'internationalisation des chemins de fer orientaux, entre les délé-
gués français MM. Doumer et Bousquet et les délégués austro-hon-
grois MM. Sieghart, Reich, d'AdIer et Alfrich, sur des principes que
de son côté le gouvernement serbe accepte en se réservant toutefois
d'en examiner le détail. Voici les grandes lignes de cet accord tran-
sactionnel :
Il sera fondé deux sociétés nationales d'exploitation serbe ou grecque
avec un président serbe ou grec.
Le capital de radministration sera pour un tiers français, austro-hon-
grois et serbe ou grec.
Au-dessus et à côté de ces deux sociétés, il sera fondé à Paris une
société financière, sorte de compagnie de chemins de fer, qui se chargera
de réunir les capitaux nécessaires pour que les deux sociétés d'exploita-
tion puissent exister financièrement. Elle sera l'instrument indispensable
aux Etats balkaniques pour se procurer les fonds dont ils auront besoin
pour effectuer les vastes opérations qui figurent au programme, opérations
de rachat, de remise en état des lignes ayant beaucoup souffert de la
guerre, enfin opérations d'extension du réseau, car on prévoit une série
de constructions. Ce sera par exemple la réunion du réseau grec au réseau
européen par la jonction GyitaPlatamoyni qui reliera directement Paris,
Berlin et Vienne avec Athènes.
Le gouvernement autrichien admet la participation des capitaux et des
représentants russes dans le conseil d'administration.
La mission militaire allemande à Gonstantinople.
LA DÉMARCHE DE LA TRIPLE ENTENTE. LA RÉPONSE DE LA PORTE.
Le l.'J décembre les ambassadeurs de la Triple Entente se sont
rendus chez le grand-vizir pour lui demander des informations au
sujet de l'étendue des pouvoirs éventuels attribués an chef de la
mission militaire allemande. Les trois ambassadeurs, sans remettre
de note concertée, ont cependant fait prévoir au gouvernement turc
les graves objections que l'installation prévue de la mission mili-
taire allemande provoque tant en droit qu'en fait. Le 15 décembre
le grand vizir, en réponse à cette démarche concertée, s'est borné à
déclarer aux ambassadeurs de la Triple Entente « que les pouvoirs
« du général allemand Liman de Sanders, nommé chef du l'"" corps
« d'armée à Constantinople, "^e limitaient aux questions d'ordre
« purement technique d'instruction militaire et que le commande-
« ment des places fortes des Dardanelles et du Bosphore, la cour
a martiale, les tribunaux militaires, l'élat de siège sont en dehors
« de ses pouvoirs et relèvent directement du ministre de la Guerre. »
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE
France. — La déclaration ministérielle. — Le nouveau minisière
s'est présenté au Parlement le H décembre. Le président du Conseil,
minisire des Affaires étrangères, M. Doumergue, a lu, à la Chambre
des députés, la déclaration ministérielle qui commence ainsi :
Messieurs,
Le gouvernement qui se présente devant vous a le ferme dessein de
servir les grands intérêts du pays et ceux de la République qu'il ne sépare
point.
Une peut réaliser ce dessein que rar l'union réfléchie et durable des
républicains de gauche dont il vous donne l'exemple par sa composition.
Ilnp saurait durer ni agir sans la collaboration et l'appui d'une majorité
nettement, exclusivement républicaine. Il ne resterait pas au pouvoir si
cette majorité lui faisait défaut. C'est elle seule qui peut lui donner la force
et l'autorité dont il a besoin dans les circonstances présentes.
Ces circonstances exigent l'attention vigilante de tous ceux qui se pré-
occupent d'assurer, en même temps que la prospérité et la grandeur de la
patrie, la défense et le développement des institutions républicaines,
ouvertement ou insidieusement attaquées depuis quelques temps par d'ir-
réductibles adversaires.
Elles ont cependant, depuis quarante-trois ans, assuré à notre pays la
paix dans la dignité en même temps que l'ordre et la tranquillité au dedans,
accru sa richesse, augmenté le bien être et les libertés des citoyens. Aussi
sommes-nous résolus à ne pas les laisser impunément attaquer.
Messieurs, la Chambre élue en 1910 arrive à l'expiration de son mandat.
Il n'est pas possible, à l'heure où nous sommes, de songer à réaliser un
vaste programme. Aussi, celui que vous soumet le gouvernement est-il
strictement limité aux nécessités présentes.
La déclaration expose ensuite les vues du gouvernement sur la
situation financière, la réforme électorale, la défense nationale et la
politique extérieure. Voici les passages relatifs à ces deux dernières
questions :
Le grave problème de la défense nationale est étroitement lié à celui
de la justice fiscale. L'impôt du sang pèse, en effet, d'autant plus lourde-
ment sur les classes pauvres que l'impôt du fisc, inéquitablement réparti,
leur réclame plus que leur dû et va au delà de leurs facultés contributives.
En instaurant la justice fiscale, en évitant, avec soin, de laisser accroître
par des gaspillages les dépenses nécessaires mais formidables qu'exige la
sécurité de la patrie, nous rendons moins lourd le nouveau sacrifice que
la loi de trois ans vient d'imposer au pays. Vous savez dans quelles cir-
constances et à la suite de quels événements ceux-ci nous ont démontré la
nécessité de fortifier notre puissance militaire, non point dans des inten-
tions agressives, nous tenons aie déclarer hautement après nos prédéces-
58 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
seurs, mais dans l'unique but de garantir la paix par l'affirmation d'une
force capable d'inspirer le respect.
Messieurs, nul d'entre vous n'attend que nous vous proposions de rou-
vrir le débat sur la loi militaire récemment votée. C'est la loi. Nous en-
tendons l'appliquer loyalement. Notre dessein est, en même temps, de
consacrer notre effort à un ensemble de mesures qui, indépendantes de
la durée du service sous les drapeaux, sont susceptibles de porter à son
maximum la force défensive de la nation. Au premier rang de ces mesures
nous placerons la préparation militaire de la jeunesse, une meilleure uti-
lisation de nos réserves et le relèvement des soldes des officiers et des
sous-officiers.
Au cours de la crise que l'Europe vient de traverser, le gouvernement
de la République a pleinement éprouvé l'efficacité de ses alliances et de
ses am.itiés. Il y a puisé une partie de la force nécessaire à la sauvegarde
de ses intérêts et de sa dignité. Nous entendons leur demeurer étroite-
ment fidèles. Nous poursuivrons donc avec la Russie l'intime et cordiale
collaboration qui, en maintes circonstances, a permis aux deux Etats alliés
de contribuer puissamment au maintien de la paix. Nous nous attache-
rons à développer la confiante intimité dont la France et l'Angleterre se
sont déjà donné des preuves si décisives. Enfin nous ne serons pas moins
attentifs à entretenir les courtoises relations qui nous unissent aux autres
Etats, qui assurent le bon renom de la France dans le monde, qui attestent
la sincérité de ses dispositions essentiellement pacifiques et qui nous per-
mettront en nous appuyant sur la démocratie de notre pays, sur son armée
et sur sa marine, dont le loyalisme républicain ne saurait être mis en
doute, de travailler dans l'ordre et dans la paix à la grandeur de la patrie
et à celle de la République.
A la suite de cette lecture, la Chambre et le Sénat ont discuté
immédiatement les interpellations déposées sur la politique ministé-
rielle, elles explications du gouvernement ont été approuvées par
283 voix contre 214 à la Chambre des députés, par 215 voix contre 58
au Sénat.
Allemagne. — Los incidents de Saverne. La condamnation du lieu-
tenant de Forstner. — Le 19 décembre, le lieutenant de Forstner a
comparu devant le Conseil de guerre de la 30*^ division sous l'incul-
pation d'avoir blessé d'un coup de sabre le cordonnier Blank, de
bettwiller, délit prévu par l'article 223 du Code pénal allemand, et
par l'article 149 du Code pénal militaire. Le lieutenant de Forstner a
été condamné, de ce chef, à quarante-trois jours de prison, le mini-
mum de peine qu'on pouvait lui infliger. D'autre part, trois jeunes
soldats alsaciens de Saverne, les nommés Henk, Schaiblé et Blelli
ont été condamnés respectivement à six semaines et à trois semaines
pour avoir signé une déclaratiim publiée par VElso'sser et dans ia-
quello ils affirmaient en leur âme et conscience que le lieutenant de
Forstner avait tenu sur le drapeau français les propos orduriers que
l'on sait.
Italie. • — Le niinist&re et la nouvelh'. Chambre. — La Chambre des
députés nouvellement élue a exprimé pa confiance au gouvernement,
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES Ô9
le 18 décembre, par .362 voix contre 90. Ce vote, d'ailleurs prévu,
n'a suscité aucune surprise.
— Mort du cardinal Rampolla. — Le cardinal Rampolla, ancien
secrétaire d'Etat de Léon XIII, est mort subitement à Rome, le
16 décembre, d'une crise d'angine de poitrine. Il était âgé de 70 ans.
Depuis l'élection du pape Pie X, le cardinal Rampolla s'était, de plus
en plus, enfermé dans une retraite studieuse et tenu volontairement
à l'écart de la politique qui, de plus en plus aussi, s'orientait dans
des voies différentes de celles du précédent pontificat. La France
perd en sa personne un ami fidèle, toujours respectueux de ses droits
traditionnels.
Suisse, — Le nouveau président de la Confédération helvétique. —
Le 11 décembre, l'assemblée générale de Berne a élu le conseiller
fédéral Hoffmann président de la Confédération pour 1914. M. Hoff-
mann, de Saint-Gall, radical, est né en 18:37. Entré en 1911 dans le
gouvernement, après un court passage au département de la Justice,
il prit la direction du département militaire où il réussit à garder
une sage mesure dans les dépenses sans rien sacrifier des exigences
de la défense nationale. C'est un homme énergique et de devoir, et
un orateur très apprécié.
II. — ASIE.
Chine. — Nouvelles concessions allemandes. — La Gazette de
Francfort annonce que des pourparlers entre l'Allemagne et la
Chine ont abouti provisoirement et qu'une entente au sujet de la
construction de chemins de fer dans le nord de la Chine a été signée
entre l'ambassadeur d'Allemagne à Pékin et le ministre chinois des
Affaires étrangères. H s'agit de deux lignes : 1° une ligne de Kaumi,
sur le chemin de fer de Chantoung à Istchou-Pou et au delà, jusqu'au
point d'intersectien du chemin de fer de Tien-Tsin-Poukéou avec
l'ancien canal impérial, à Han-Tchouang; 2° une ligne de jonction
entre le chemin de fer de Tien-Tsin-Poukéou et Pékin-Han-Kéou,
c'est-à-dire de Tsin-Han-Fou à Choun-Té-Fou. Les tracés de ces
deux lignes seront l'objet de pourparlers spéciaux. Les deux lignes
seront construites comme chemins de fer de l'Etat chinois, avec des
capitaux allemands.
III. — AFRIQUE.
Algérie. — Im question de l'indigénat à hi Chambre des députés. —
La Chambre des députés a commencé le 16 décembre la discussion
des interpellations de MM. Millevoye et Abel Ferry sur notre poli-
tique dans l'Afrique du Nord, particulièrement en Algérie, à l'égard
<»U QUESTIONS DIPLGMATIQUES ET COLONIALES
des indigènes. A ce débat est jointe, pour le suivre immédiatement,
la discussion du projet tendant à proroger les pouvoirs disciplinaires
des administrateurs des communes mixtes et du rapport^ repris de
la précédente législature sur la proposition de M. Albin Rozet,
portant suppression de l'internement administratif en Algérie et
des pouvoirs disciplinaires des administrateurs, préfets et sous-
préfets.
Abyssinie. — La morl de Mt^nélik. — L'empereur Ménélik, qui
depuis plusieurs années était dans un étal de santé tel que sa mort
a été à plusieurs reprises annoncée, et qui restait enfermé dans le
fond de son palais^ sans que personne put même le voir, est mort
celte fois définitivement. Il était né le 17 août i8M, Il devint empe-
reur d'Ethiopie en 1889 après avoir été simple roi du Choa. La para-
lysie dont Ménélik avait été frappé avait depuis longtemps fait
passer les rênes du pouvoir entre les mains de l'impératrice Taïtou
et de l'héritier du trône Lidj Jéassu.
Afrique Equatoriale Française. — Pvisr d'Ain-Galaka par la
colonne Largeau. — Le ministère des Colonies vient de recevoir du
colonel Largeau un télégramme parti d'Aïn-Galaka le 29 novembre.
Par ce télégramme, le commandant du territoire militaire du Tchad
annonce que Aïn-Galaka a été prise d'assaut le 27 novembre au
matin par les troupes françaises, après un combat assez long. Nos
pertes sont : tués, le capitaine Maignan, le lieutenant Berrier-Fon-
taine, l'adjudant Lagnion et 12 tirailleurs; blessés en voie de guéri-
son, le lieutenant de Jonquières, le maréchal des logis Lela, le ser-
gent Gaillarde et 19 tirailleurs. Le colonel ajoute que tout le monde
a fait son devoir et promet de télégraphier bientôt de plus amples
détails.
Ce fait d'armes nous rend maîtres du dernier point important
situé dans la zone de l'Afrique centrale que le traité franco-anglais
de 1899, ratifié depuis par rilalie, attribue à la France.
IV. — AMERIQUE.
Mexique. — L'annulation des élections présidentielles . — Comme
on devait s'y attendre, le Congrès mexicain a annulé les élections
présidentielles et a décidé que de nouvelles élections auraient lieu
au mois de juillet. Le Congrès a confirmé en même temps le géné-
ral Huerla dans ses fonctions de président provisoire jusqu'aux nou-
velles élections et l'a investi d'un pouvoir spécial sur les départe-
ments de la Guerre, des Finances et de l'Intérieur.
NOMINATIONS OFFICIELLES
MINISTÈRE DES AFFA.IRES ÉTRArVGÈRES
M. P. de Margerie, ministre plénipotentiaire, est délégué dans les fonctions de
chef du cabinet du ministre.
1IIII\ISTERE DE LA GUERRE
Tronpes coloniales.
INFANTERIE
Cllline. — MM. les capit. Caresche et le lient. Lavenir sont désig. pour le
corps d'occupation.
Annam-Tonkin. — MM. les capit. Colin-Desgenestes, Moustié, Mallarmé,
Marc ; les lient, de Cabarrus, Vite, TrécoUe, Mazoyer, Béguin, Charron; les so(/s-
lient. Etroy et Lucas sont désig. pour le Tonkin.
Cochinchine. — MM. les capit. Buisson, Brousseau; le Zteuf. Brunel; les soi^.s-
lieut. Reymond et Daugu sont désig. pour la Cochinchine.
Afrique Occidentale. —M. le colonel Vimontest désig. pour le 2^ sénégalais;
MM. le chef de bataill. Brousse; les capit. Le Sauce, Ehret, Tibout ; les lie'dL
Tel, Paulay, Cnapelynck, Chauvin ; le sous-lieut. Thibaud, Stefanini et Cougnoux
sont désig pour l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — MM. le lieut.-col. Hutin ; le chef de bataill. Hilaire;
les capit. Roulloin, de la Laurencie, Gagnepain, Elis ; le lient. Angéli et le sons-
lieut. Fanon sont désig. pour l'A. E. F.
Madagascar. — MM. les chefs de bataill. Galland, Noirot ; les lient. Le
Moing, Graveteau, Franceschi et le sousli-eut. Pierre sont désig. pour Madagascar.
ARTILLERIE
Missions. — M. le chef d'escad. Roux est désig. pour le service de la justice
milit. de Scutari d'Albanie.
Annam-Tonkin. — MM. les lient. Thiénard, France et Paulet sont désig. pour
le Tonkin.
Afrique Occidentale. — M. le chef d'escad. Michel est désig. pour Dakar.
Madagascar. — M. le lient. François est désig. pour Madagascar.
Officiers d'administration .
Cochinchine. — M. Voffic. d'admin. de 3® cl. Favier est désig. pour la
Cochinchine.
Afrique Occidentale. — MM. les offic. d'administ. de l^» cl. Filipi, de2* cl.
Lasnier, Lanoé et Cunin sont désig. pour l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — M. Voffic. d'administ. de 2» cl. Guérin est désig.
pour l'A. E. F.
Madagascar. — M. Voffic. d'administ. de 2" cl. Albrand est désig. pour
Madagascar.
CORPS DE l'intendance
Missions. — M. Vadjoint Blanc est désig. pour Scutari d'Albanie.
Madagascar. — M. Vadjoint Féline est désig. pour Madagascar.
Mli^ISTÈRE DES €OLOIVIES
M. Loisy, inspecteur des colonies, est nommé chef du cabinet du ministre ;
M. Pierre Guesde, administ. en Indochine en est nommé chef adjoint et M. Ferry,
sous-chef.
LA CARICATURE A L'ÉTRANGER
La question militaire aux États-Unis.
L'oncle Sam : « En cas de difficulté, je compte que tu
me prot(.^geras. »
L ARMÉE ; « Je ferai de mon mieux, mon oncle; mais vous
savez, je ne suis pas très gros. »
Neir-Yor/:' Herald (New-York).
Les incidents de Saverne.
Le chancelier de Beïhmann
HoLLWEG : •< Sire, c'est cette
maudite recrue qui a causé tout
le mal. »
Kikeriki (Vienne).
(jiuiLLAUME II: « Lii conscil uion cher
Wied : une fois sur le trône, agis, mais ne
parle pas ! >»
' Vlk (Herlin).
Le prince de Wied : « Pardon, mes
sieurs ; je viens peut-être à un mauvai
moment"! Permettez-moi de me présenter
Je suis votre futur roi. )^
Gluhlichter (Vienne).
Les républiques sud-américaines et les États-Unis.
c( Notre bon ami ! «
Carns y Curetas (Buenos-Ayres).
John Uull : « Gomment faire? Si je
tire sur la laisse, il s'étranglera lui-
même! Et si je le lâche, ils s'étrangle-
ront réciproquement.
Gazette de Hollande (Amsterdam).
A Saverne.
Adminislration allemande.
Mucha (Varsovie).
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
La Chine en révolution, par Edmond Rotïach. Un volume in-16
de xvii-270 pages. — Librairie académique Perrin et 0'"=, Paris.
L'auteur venait à peine de publier la Chine moderne, l'un des plus docu-
mentés parmi les livres de fond sur le vaste empire, qu'il retournait en
Extrême-Orient comme chargé de mission du gouvernement, juste pour
assister à la ruine du vieux régime politique et suivre les péripéties de la
révolution naissante. C'est ce qu'il a vu aux assemblées, conservatrices ou
indécises, armées rebelles, à Pékin, à Nankin, à Canton, au Yunnan,
dans les milieux réformistes ou révolutionnaires, que l'observateur expé-
rimenté rapporte dans ce livre nouveau. A côté de chapitres de descrip-
tion, on trouve encore là des impressions et une étude très poussée sur
ce qu'aétéle long gouvernement provisoire de Yuan Chi Kaï, définitive-
ment reconnu en octobre. Les jugements qui apparaissent au cours de
l'exposition des faits, et les indications de la préface et du premier cha-
pitre, les événements rapportés d'un style ferme et nerveux, le fond et la
forme font de ce livre une précieuse introduction aux grands événements
mondiaux de l'Extrême-Orient.
L'Histoire des Israélites roumains et le droit d'intervention,
par Bernard Stampler. Un vol. in-8° de 315 pages. — Paris, Jouve
et C''^, éditeurs.
Dans cet ouvrage, à l'impartialité duquel il convient de rendre hom-
mage, M. Bernard Stampler étudie aussi complètement que possible la
question israélite en Roumanie, et sa conclusion est que le moment
semble bien arrivé de donner une solution favorable à cette grave question,
déjà résolue partout, même en Russie en partie où la plupart des mesures
restrictives contre les Juifs ont déjà été rapportées. Et M. Stampler
exprime en terminant le vœu que son travail soit regardé par l'opinion
publique roumaine comme la manifestation d'un nouvel et sincère effort
pour la fraternisation des deux peuples roumain et israélite.
Ouvrar/es déposés au bureau delà Bévue.
Waterloo, par ie major général Robinson, traduit de l'anglais par le capitaine
Lesêble. Un vol. in-8° de 200 pages, avec une carte hors te.xte, avec 4 plans et
gravures. Paris, H. Charles-Lavauzelle, éditeur.
Le Germanisme encerclé, par le commandant de Civriejjx. Un vol. in-12 de
114 pages. Paris, H. Cliarles-Lavauzelle, éditeur.
Mon brave régiment, par Louis Albin. Un vol. in-S» de 240 pages, avec préface du
général II. Grandjean. Paris, Berger- Levrault, éditeurs.
Le Chemin de fer de Baç/dad, au point de vue politique, économique et financier,
par Alexandre Ilitch. Un vol. in-8° de 240 pages, avec une carte hors texte.
Bru.xelles, Misch et Tliion, éditeurs.
L' Administrateur-Gérant : P. Gampain.
PARIS. — IMPRIMERIE LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
QUESTIONS
DIPLOMATIQUES ET COLOMALES
LE
RECRUTEMENT DES ÉQUIPA&ES DE Li FLOTTE
ET DE L'ARMÉE COLONIALE
Il serait exagéré de dire qu'il y a actuellement dans nos.
forces de terre et de mer une crise des engagements. En com-
parant toutes les statistiques depuis plusieurs années on s'aper-
çoit que le nombre total n'a pas lléclii, mais il n'augmente guère
et il est à croire qu'il n'augmentera pas. La diminution de nos
naissances ne nous permet plus de compter sur le second
ou le troisième fils de chaque famille qu'on voyait tout natu-
rellement s'expatrier ou chercher à se faire une carrière dans
le métier des armes. Si la vie est devenue plus chère, les sa-
laires se sont élevés dans les mêmes proportions et la solde
du troupier, quel que soit le tarif des hautes payes et des
primes, ne pourra jamais lutter contre cette concurrence. Pen-
dant longtemps, le nombre des rengagements a diminué dans
les régiments coloniaux de Paris parce que les soldats étaient
littéralement hypnotisés parla pièce de 5 francs que représente
la journée du manœuvre ou de l'ouvrier municipal. Le travail
de la vie civile est plus rude ; mais, à six heures du soir, le
tâcheron est libre; il ne doit pas répondre à l'appel de neuf
heures ni prendre la garde de nuit. Le soldat ne regarde pas
plus loin. Il ne prévoit ni le chômage, ni la discipline beau-
coup plus sévère dans l'industrie que dans l'armée, ni le ma-
riage tout proche avec ses charges certaines et la gêne de la
famille. Il s'embauche dans un chantier, au lieu de servir pen-
dant quelques années encore, au bout desquelles il était assuré
d'une petite pension et d'un emploi civil.
Il est donc, rationnel d'admettre que les engagements et les
QoBBT. DiPL. ET Col. — T. XXXVII. — n° 406. — 16 jakviejï 1914, &
66 QUESTIONS DIPLOMATIQUKS ET COLONIALES
rengagements ne dépasseront jamais le chiffre qu'ils atteignent
à riieure actuelle et s'il y a réellement une crise, elle provient
du fait que ce contingent fixe, cette « matière engageable »
inextensible est sollicitée de plusieurs côtés à la fois. Elle ne
peut satisfaire toutes les armes qui demandent son concours.
Avant la loi de recrutement de 1905, l'appât du gain était
réservé aux troupes coloniales qui monopolisaient également
les chances d'avancement facile et de gloire, et lorsqu'un cava-
lier ou un artilleur voulait contracter un rengagement, il devait
passer dans l'infanterie ou l'artillerie de marine. Les auteurs
de la loi de deux ans ont appuyé leurs théories sur le nombre
élevé d'enga.ffements et de rengagements qu'on ne manquerait
pas d'obtenir en assurant des primes aux caporaux et briga-
diers de toutes armes, aux artilleurs à cheval et aux cavaliers.
On connaît le bilan de cette aventure dont le résultat le plus
clair fut de compromettre le recrutement de l'armée coloniale
sans assurer pour cela celui de la cavalerie. Cette leçon fut
cependant inutile puisque, quelques années plus tard, la ma-
rine à son tour posa des affiches en réclamant 20.000 engagés
et rengagés pour compléter ses équipages. Tout récemment
encore, le gouvernement a étendu aux régiments de l'Afrique
du Nord les avantages pécuniaires accordés aux troupes colo-
niales. Les zouaves qui, jusqu'alors, fournissaient aux « mar-
souins » un fort contingent de rengagés pourront poursuivre
leur carrière dans leurs unités d'origine.
La loi de 1913 remettra sans doute un peu d'équilibre dans
cette situation extraordinaire, puisque les armes montées
seront à même de tormer en trois ans les cavaliers expérimentés
qu'elles puisaient uniquement parmi les rengagés de douze
mois ; cependant il ne faut pas trop y compter, puisque le mi-
nistère s'est fait fort de provoquer dans la cavalerie, l'artille-
jie et les troupes de couverture des engagements anticipés en
très grand nombre. En résumé, les dispositions prises n'au-
ront d'autre effet que de répartir le contenu d'un réservoir
dans plusieurs récipients de mêmes dimensions. C'est assez
dire que, malgré l'élévation du taux des primes et des hautes
payes, l'armée d'Afrique n'aura pas le total des volontaires
qu'elle escompte; les corps de couverture seront, comme par le
passé, privés du nombre de militaires de carrière qui leur est
indispensable ; la marine aura de grosses déceptions, et enfin
l'armée coloniale verra se précipiter la crise de ses effectifs qui
met en question son existence même. En vain l'administration
centrale, voulant remplir les régiments coloniaux, prescrit de
iiàter les formalités d'engagements et de ne plus tenir compte
LE RECRUTEMENT DES ÉQUIPAGES DE LA FLOTTE 67
delà taille; en même temps, elle interdit toute propagande
en faveur des troupes d'outre-mer dans les régiments de
cavalerie et accorde au dragon de Lunéville des allocations
supérieures à celles que touche le soldat en service au Tonkin.
On assiste à des surenchères qui font penser à la méthode que
suivrait un entrepreneur, disposant de plusieurs chantiers,
pour faire émigrer ses ouvriers d'un atelier à un autre.
Les ressources en hommes fournies par l'Inscription mari-
time diminuent chaque année et cela au moment où nous ar-
mons en permanence un nombre plus élevé d'unités de combat,
montées par des effectifs de force croissante à mesure que les
constructions navales nous livrent de nouveaux modèles. Il y
a dix ans l'équipage d'un torpilleur ou d'un sous-marin no
dépassait pas vingt-cinq hommes; un contre-torpilleur en
demandait soixante, un cuirassé sept cents. Maintenant on est
bien près de doubler ces chiffres et nos Dreadnoughts immo-
bilisent plus de mille hommes, c'est-à-dire la valeur d'un ba-
taillon sur le pied de guerre. Il fallait donc demander à l'Ins-
cription maritime tout ce qu'elle pouvait rendre, mais la vieille
institution de Colbert n'est plus en mesure d'alimenter comme
autrefois la flotte du Ponant et la flotte du Levant. Les privi-
lèges qu'elle procure n'attirent plus grand monde et il suffit,
pour le constater, de voir l'augmentation du contingent breton
dans les régiments de la presqu'île armoricaine. Un à un, nos
pêcheurs renoncent au métier de leurs ancêtres et à la pension
de retraite qui assurait le pain de leurs vieux jours.
Le fait est d'autant plus regrettable que nos équipages y
perdent le meilleur de leurs éléments. La marine a pu se mo-
derniser, s'industrialiser, devenir savante; tous les amiraux
n'en sont pas moins d'accord pour déclarer que les bons mate-
lots sont ceux qui proviennent de nos populations côtières. Que
le navire soit à vapeur ou à voiles, il faudra toujours armer
des embarcations, nouer des filins, jeter le loch, avoir un per-
sonnel, en un mot, familiarisé avec la vie du bord et avec tous
les états de la mer. Avec l'ancien recrutement, cet apprentis-
sage était terminé quand l'appelé rejoignait le dé[)ôt et la répar-
tition des spécialités pouvait se faire très peu de temps après
l'arrivée de la classe. Il n'y a aucune comparaison à établir
entre les équipages allemands qui proviennent de tous les
points de l'Empire et nos « cols bleus » qui ont réellement leur
métier dans le sang par la loi même de l'hérédité lorsqu'ils
n'obéissent pas à une vocation impérieuse.
G8 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Si ces ressources d'un prix inestimable deviennent plus
rares, il faut l'attribuer à bien des causes. Sans doute la crise
sardinière décourage nos pêcheurs; la concurrence toute ré-
cente de l'Espagne et du Portugal que notre législation, d'ordi-
naire protectionniste, a facilitée au lieu de la contrarier, et la
prohibition de certains engins de pêche font excuser la défec-
tion de nos populations maritimes et leur désaffection du milieu
hors duquel il semblait qui leur fût impossible de vivre. Mais
l'amour du confort et du bien-être a gagné les hommes les plus
rudes et les plus primitifs. Le marin ne se risque plus beau-
coup au large quand il n'appartient pas à certains quartiers.
Les pêcheurs de Concarneau abandonnent la lutte, les gars de
Quiberon, depuis plusieurs années, renoncent à la sardine et
se contentent du maquereau et du merlan qu'on prend dans la
rade, et les pouvoirs publics ne se sont pas toujours rendu
compte que chaque barque désarmée réduisait le nombre de
ces matelots adroits, vigoureux et disciplinés qui défendaient
notre pavillon jusqu'au centre même de la Chine. Les pensions
versées chaque trimestre par les syndics des gens de mer n'ont
pas été élevées dans de notables proportions alors que la vie
devenait plus chère, même en Bretagne ; et comme nous ne
prêchons plus précisément la résignation dans nos manuels
d'éducation civique et sociale, il fallait bien nous attendre à
voir se produire une évolution fatale aux intérêts de notre
marine militaire.
En 1911, les équipages de la flotte ont dû prélever 1.561
hommes sur le contingent des recrues de l'armée de terre; en
1912, ils en ont pris 2.340 ; en 1913, 4.000, et d'année en année
ce nombre s'élèvera au détriment des effectifs de nos régiments
de la métropole. Il y a là un danger évident contre lequel,
malheureusement, le projet de loi en instance n'apportera,
croyons-nous, aucun remède. Quelles sont, en effet, les élé-
ments dont nous disposons? Tout d'abord un noyau très impor-
tant d'engagés servant à long terme et provenant soit de
})ècheurs, soit des écoles d'arts et métiers, soit des ouvriers
mécaniciens ou électriciens attirés par des avantages spéciaux;
en second lieu, un effectif de 13.000 à 15.000 inscrits mari-
times incorporés d'office en vertu du décret du 24 décembre
1896; enfin 5.000 hommes provenant de deux classes d'appelés
du contingent de l'armée de terre. Avec le régime nouveau,
plusieurs centaines de marins déserteront les troupes coloniales
où ils s'étaient engagés pour toucher une retraite à quinze ans
de services puisqu'ils pourront prétendre désormais à une pen-
sion proportionnelle après le même laps de temps passé dans les
I'
LE RECRUTEMENT DES ÉiJUIPAGES DE LA FLOTTE 69
équipages delà flotte. Mais pour entretenir 60.000 à 6.5.000 ma-
telots, la marine devra se procurer de 20.000 à 25.000 hommes
en dehors des catégories qu'elle exploite à l'heure actuelle. Ce
nombre d'engagés ou de rengagés, Tobtiendra-t-elle? C'est ce
que nous ne croyons pas.
*
* *
Si nous nous basons sur le recrutement de l'armée coloniale
qui se chiffre surtout par 3.000 rengagements par an prove-
nant des troupes métropolitaines ou des réserves, et qui se
renouvellent en moyenne pour arriver au total de huit années
de services, la marine aurait donc à chercher 3.000 engagés
susceptibles de continuer à prendre goût à leur nouvelle car-
rière. Il faut reconnaître qu'elle sera mal placée pour les obte-
nir. Les concours ne lui viendront pas des populations côtières
oîj les éléments volontaires se sont engagés déjà dans les équi-
pages de la flotte et où les renonçants de l'Inscription mari-
time ne songent qu'à faire trois années de service tranquille
dans des garnisons de leur choix; ils ne lui viendront pas
davantage de l'intérieur du pays oii la perspective d'accomplir
le dur labeur du matelot embarqué ne séduit que certains
ouvriers d'art, instruits et intelligents, désireux de se créer une
situation dans le corps des mécaniciens.
La marine est en train de tomber dans l'erreur commise
pour l'armée de terre au moment oii fut votée la loi de 1905.
Le gouvernement comptait alors sur d'innombrables engage-
ments puisqu'il avait pris soin de les limiter d'avance à une
durée totale de cinq ans de services pour les soldats et les
caporaux. Il ne les a pas eus et nous l'avons vu persister dans
ses illusions; aujourd'hui encore, nombreux sont les organes
de la grande presse quotidienne qui affirment gravement que
pour avoir autant de volontaires qu'on le voudra, la panacée
universelle est d'augmenter et d'échelonner judicieusement
les primes et les hautes payes. Nos législateurs et nos publi-
cistes s'entêtent à juger nos garçons de vingt ans comme des
hommes très mûrs et à les croire capables d'un raisonnement
serré qui leur fera choisir le pain assuré du soldat de préférence
à l'existence plus aléatoire mais plus indépendante qui répond
aux aspirations de l'homme au seuil de la vie.
Il faut chercher autre chose. Les Allemands ont résolu la
question sans peine en incorporant dans leur flotte les recrues
de. leur contingent. En 1911, ils ont prélevé 13.472 jeunes sol-
dats provenant de toutes les contrées de l'Empire pour leur faire
accomplir trois années de services sur les bâtiments de leur
70 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
(lotte. Il faut dire que cette année là, 1.271.384 conscrits
s'étaient présentés aux conseils de revision qui durent, faute de
crédits, en ajourner plus de 700.000 et en verser 233.000 dans
le premier ban du Landsturra et dans TErsatz-Réserve. Si nous
faisions de même, nous supprimerions le recrutement d'un
corps d'armée. Mais la marine pourrait, sans danger, trouver
d'excellents matelots : elle n'aurait qu'à s'adresser à nos popu-
lations d'outre-mer.
Elle a fait un premier essai en Tunisie, en recrutant pour le
port de Bizerte un corps de 400 baharias, marins de fort belle
allure, mais jusqu'à ce jour elle a sensiblement négligé de pro-
voquer des engagements dans la population la plus apte à ce
service; elle aurait pu trouver parmi les pécheurs du Sud
tunisien et de l'île de Djerba d'excellents éléments; elle a de
plus maintenu seslbaharias dans un service à terre au lieu de
les embarquer sur les bâtiments de la défense mobile de notre
grand port militaire de l'Afrique du Nord. Le vice-amiral Boue
de Lapeyrère étudie pour le moment la possibilité de les faire
servir comme matelots de pont à bord de nos grands cuirassés.
Telle était l'intention de l'amiral Ponty, le créateur de Bizerte,
un digne successeur des Couri)et, des Aube et des Jurien de la
Gravière, par sa vaste intelligence et ses conceptions hardies et
neuves. Il y a treize ans, quelques mois avant sa mort, il nous
faisait l'honneur de nous confier ses projets et nous le voyons
encore nous montrant son planton indigène, velu comme nos
marins, mais coiffé de la chéchia rouge : « Tôt ou tard, me dit-
« il, nous devrons en venir là. Qu'il s'agisse de l'armée de terre,
<( des troupes coloniales ou de la marine, il faudra bien recou-
« rir aux auxiliaires. On doit en prendre son parti et les
« dresser. »
L'Algérie peut en fournir un certain nombre et le Maroc
également, mais il est d'autres sources aussi abondantes et
])articulièrement précieuses. Pourquoi n'utilise-t-on pas d'ores
et déjà, pour assurer le service de nos stations locales en pays
lointains, les pécheurs annamites ou cambodgiens, les popula-
tions essentiellement maritimes de Sainte-Marie de Madagascar
et des autres satellites de la grande île, pépinières inépui-
sables des navigateurs audacieux de ces boutres malais, qui
sillonnent l'océan Indien et les parages des Mascareignes ?
Tous les paquebots qui traversent la mer Bouge prennent des
chauffeurs somalis pour assurer le fonctionnement des ma-
chines par les hautes températures. Il ne serait pas difficile
de trouver de nombreux matelots dans les populations de Dji-
bouti, Obock et Tadjoura qui nous donnent déjà la brigade
LE RECRUTEMENT DES ÉQUIPAGES DE LA FLOTTb; 71
indigène de la côte des Somalis et le noyau d'un bataillon des-
tiné à tenir garnison à Madagascar.
Toutefois, le véritable réservoir des matelots de pont sera
constitué, dès qu'on le voudra, par certaines tribus de l'Afrique
Occidentale. La marine américaine utilise largement l'élément
noir et s'en trouve fort bien, quoique ses nègres ne présentent
pas au même degré que nos Sénégalais des aptitudes à la vie
maritime. Tout le long du Cayor, à l'embouchure de la (^lasa-
mance et des rivières de la Guinée, sur la Côte d'Ivoire et au
Bénin, la population est familiarisée avec le passage difficile
de la barre; les enfants nagent comme des poissons et manœu-
vrent déjà les embarcations légères pour guider vers les cargos
retenus au large les chargements d'arachides ou les trains de
bois précieux. Là bas tous les indigènes « fontlaptots » c'est-à-
dire passent leur existence à prendre des bains forcés dans les
tourbillons d'écume qui frangent tout le littoral de l'Afrique.
On trouve aussi d'incomparables marins sur les rives du Niger.
Les Somonos et les Bosos, qui forment les équipages des pi-
rogues bien connues de tous les Européens appelés à circuler
sur le fleuve, ne vivent que de la pêche et se croiraient désho-
norés s'ils se livraient à la culture. Ils constituent au centre
de l'Afrique de véritables confréries aventureuses en perpétuelle
pérégrination ; leurs mœurs très douces et leur intelligence en
feraient des auxiliaires inappréciables.
La question de l'armée noire est compliquée du problème
de la vie de famille et on pourrait objecter que l'installation
des femmes et des enfants est impossible sur un navire de
guerre. Telle est bien notre opinion, mais puisque le port de
Bizerte sert de point d'attache à des unités de combat d'année
en année plus nombreuses, rien ne s'opposerait à la création
de villages noirs dans la Tunisie du Nord où les marins séné-
galais seraient appelés à faire de longs séjours et où leurs
ménages trouveraient une existence confortable et peu oné-
reuse. Rien ne s'opposerait non plus au recrutement de marins
célibataires à qui l'on accorderait soit des congés d'une cer-
taine durée, soit une petite pension proportionnelle après huit
ou dix ans de services.
Enfin, nous n'avons pas encore utilisé judicieusement le
recrutement des créoles. On a prétendu bien des fois que leur
constitution n'était pas assez robuste pour leur permettre un
service fatigant. Ils pourraient tout au moins remplir les em-
plois de magasiniers, de fourriers et d'infirmiers à bord de nos
grands navires, car il n'est pas rare d'en voir sur les bâtiments
de la marine marchande et sur les longs courriers.
72 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
En résumé, la conscription des créoles et l'enrôlement des
populations indigènes permettraient aux équipages de la flotte
de trouver, et au delà, les 3.000 hommes de supplément qu'ils
demanderont chaque année. Si la marine persiste à vouloir
recruter en France ses engagés volontaires, nous pouvons pré-
voir deux solutions : ou bien on les obtiendra, mais au détri-
ment de la cavalerie et des troupes coloniales, ou bien, et nous
croyons qu'il en sera forcément ainsi, on ne les obtiendra pas
et le gouvernement devra prélever le nombre d'hommes man-
quant sur les contingents de l'armée de terre. Dans les deux
cas la défense nationale y perdra beaucoup.
*
* *
Le recrutement de l'armée coloniale est si précaire que l'on
^n vient à supprimer des bataillons au Maroc, faute de soldats
et faute de cadres, et que dans toutes les colonies les compa-
gnies et les batteries sont très loin d'avoir leur eft'ectif régle-
mentaire. Au moment où la situation de la Chine inspire de
vives inquiétudes, il a fallu réduire notre corps d'occupation
du Petchili à un seul bataillon et rapatrier en France les restes
de la batterie de 75 dont la présence était cependant indispen-
sable à la police éventuelle des environs de Pékin. Pourrait-
on opérer des réductions semblables au Tonkin et à Madagas-
car? La mesure serait singulièrement dangereuse. Peut-on
faire des économies nouvelles? A la rigueur, on pourrait se
passer du bataillon de l'Afrique Occidentale; mais les garnisons
de la Nouvelle-Calédonie, de la Guyane et des Antilles sont
déjà insuffisantes, et chose plus grave, la pénurie de nos sous-
officiers européens est telle que l'encadrement de nos forma-
tions indigènes devient de plus en plus hypothétique.
Il ne faut pas compter beaucoup sur la loi de trois ans pour
remédier à cette situation lamentable. Sans doute les compa-
gnies d'infanterie coloniale stationnées en France seront com-
plétées jusqu'à concurrence de cent-quarante hommes par le
contingent annuel, et leur instruction en bénéficiera à coup
sûr ; mais il ne faut pas espérer des vocations nouvelles qui
pourraient être suscitées par le voisinage des soldats de car-
rière. Les hommes du contingent ne seront pas astreints au
service colonial et ils ne se rengageront que par individua-
lités tout à fait isolées. En 1901, les régiments dits de garni-
son reçurent des hommes du contingent et 60 % d'entre
eux partirent volontairement pour les colonies. En 1907, sur
les soixante-dix jeunes soldats affectés à chaque compagnie
d'infanterie coloniale des régiments de Paris, un ou deux, tout
LE RECRUTEMENT DES ÉQUIPAGES DE LA FLOTTE 73
^u plus, tentèrent la chance des aventures. Cette proportion
sera vraisemblablement la même dans l'avenir.
Une seule mesure, à notre avis, pourrait être provisoire-
ment salutaire à l'armée coloniale. Elle possède G bataillons
européens et 6 batteries mixtes au Maroc et cet appoint est
indispensable au corps d'occupation qui peut, à la rigueur,
suffire à sa tâche pourvu que les effectifs actuels soient main-
tenus. Pour alimenter la relève de ces différentes unités, il
est indispensable de leur envoyer d'office des hommes pré-
levés sur le contingent annuel. A première vue, cette exigence
paraîtrait inadmissible. Cependant, le corps expéditionnaire
du Maroc ne comprend qu'un nombre excessivement réduit de
volontaires. Les 7" et 14" bataillons de chasseurs alpins ont été
transportés dans l'Afrique du Nord et les bataillons de zouaves,
les groupes d'artillerie de campagne, les escadrons de chas-
seurs d'Afrique et les compagnies de génie et du train déta-
chés au Maroc sont recrutés à peu près exclusivement par voie
de contingent annuel. L'envoi d'office de soldats coloniaux au
Maroc ne viole nullement le principe de la loi de 1900 qui
sert de charte à nos troupes d'outre-mer puisque le Maroc n'est
pas à proprement parler une colonie, et si l'on admet encore
que les régiments du Tonkin ne peuvent être composés que de
volontaires, il ne saurait en être de même pour des bataillons
dont la mission au Maroc est exactement celle que l'on réserve
aux troupes métropolitaines.
Peut-être même, dans un avenir rapproché, faudra-t-il
revenir aux errements anciens, rétablir le véritable tirage au
sort et le système des mauvais numéros pour assurer la relève
de nos garnisons les plus lointaines. Jamais l'armée coloniale
n'a été aussi forte, aussi disciplinée, aussi allante que pendant
la période glorieuse où les troupes de l'infanterie et de l'artil-
lerie de marine se recrutaient de cette manière. Les armées
solides n'ont jamais consulté les préférences des jeunes gens
et de leurs familles, et Rome envoyait ses légions constituées
dans les marécages de la Pannonie et aux frontières du Sahara.
L'ancienne monarchie destinait ses régiments de ligne à la
défense du Canada et des Indes orientales, et si jamais l'An-
gleterre se trouve réduite à l'adoption du service obligatoire,
elle continuera comme maintenant à détacher un bataillon de
chacun de ses régiments dans l'Hindoustan ou dans ses autres
colonies (1). Le principe du service volontaire a fait son temps
({) Beaucoup d'Anglais prétendent qu'il serait impossible d'apir ainsi. Jlais ce
sont précisément des adversaires du service obligatoire qu'ils considèrent comme une
• cause de ruine pour l'armée régulière actuelle qui n'est, à proprement parler, qu'une
armée coloniale. .V. D. L. H.
74 QUESTIONS DIFLOMATIQUKS ET COLONIALES
un peu partout ; il a donné des résultats d'autant plus médio-
cres que l'idée de bien-être pénétrait davantage dans toutes les
classes de la société. Quel doit donc être le devoir de l'Etat en
présence de la disparition des véritables vocations militaires?
C'est ce qu'il importe de définir.
*
Depuis plusieurs années, le Parlement a pris l'babitude de
considérer le service militaire non seulement comme un devoir
mais surtout comme une charge très lourde; il a essayé d'en
diminuer le poids en 1905, comme il s'est prêté de bonne
grâce à toutes les tentatives qui se sont produites pour sous-
traire des individualités à certaines obligations gênantes. C'est
ainsi qu'on admit qu'un inscrit maritime pouvait renoncer aux
bénéfices de la vieille institution pour n'accomplir, en échange,
que deux années de services, et depuis cette date, ou peut voir
dans le port de Brest des lignards, dont toutes les jeunes
années se sont passées en mer, donner des conseils aux mate-
lots maladroits qu'il a bien fallu demander au contingent
annuel pour remplacer les vrais marins. Et pour recruter les
spécialités on a cherché des volontaires. Toujours les volon-
taires! Au moment où les ouvriers mécaniciens sont demandés
par l'aviation, l'automobilisme, les troupes techniques du
génie, l'artillerie, le département de la rue Royale prétend les
« souffler )) à celui du boulevard Saint-Germain et les acca-
parer.
Le service dans les troupes coloniales est certainement péril-
leux en raison des maladies que l'on contracte fréquemment
en pays tropical. Le législateur décide donc que seuls les
volontaires seront appelés à y concourir. Mais les volontaires
manquent; on élève un peu le tarif des soldes, les volontaires
manquent toujours; alors on se résigne à voir notre prestige
diminuer en Extrême-Orient, on laisse incomplètes les unités
du Tonkin, on en supprime en Chine et au Maroc.
La cavalerie, affaiblie par la loi de 1905, n'a eu d'autre récon-
fort depuis sept ans que celui des engagés volontaires et des
rengagés de douze mois. Nous avons vu le préjudice considé-
rable qui en est résulté pour l'armée coloniale. Enfin la loi de
trois ans est votée. La cavalerie aura ipso facto les cavaliers
confirmés qu'elle réclamait pour le dressage de ses chevaux;
elle a donc lieu d'être satisfaite; néanmoins elle obtient du
législateur des primes considérables pour s'assurer des engagés
volontaires et des rengagés!
L'armée d'Afrique a toujours eu le droit de disposer, pour
LE RECRUTEMENT DES ÉQUIPAGES DE LA FLOTTE
75
les expéditions du Sud-Oranais et du Maroc, de toutes ses
unités constituées, européennes aussi bien qu'indigènes, et
elle ne s'est pas privée de l'exercer. Ses zouaves et ses chas-
seurs d'Afrique, soldats de vingt à vingt-deux ans, ont montré
leur bravoure et leur endurance au cours de toutes les colonnes
et sur tous les champs de bataille. Mais les Africains veulent
ressusciter leurs vieux troupiers de l'époque héroïque. Aus-
sitôt le législateur confère aux formations européennes de
l'Afrique du Nord les avantages pécuniaires réservés jusques
alors aux seules troupes coloniales.
Le résultat de cette méthode ne s'est pas fait attendre. Si
l'on consulte la statistique des engagements et des rengage-
ments dans les troupes métropolitaines de 1906 à 4912, on voit
la courbe des engagements partir de 4.473 en 1906, s'élever
jusqu'à 7.378 en 4909 pour redescendre à 4.666 en 1914 et à
4.549 en 1912; la courbe des rengagements monte de 176 en
4906 à 2.329 en 4908; en 1940 elle tombe à 4.626. A vouloir
contenter tout le monde les administrations responsables de la
défense nationale ne satisfont personne. La matière enga-
geable augmente très légèrement chaque année d'une manière
globale; elle se réduit à peu de chose lorsqu'on la fragmente à
la demande de chacun.
La situation ne fera qu'empirer jusqu'au jour prochain oii
l'on s'apercevra qu'en fin de compte la préoccupation de di-
minuer les charges militaires aboutit à doter la France d'une
marine médiocre et d'une armée coloniale insuffisante. Vou-
dra-t-on retrouver la qualité de nos équipages et conserver nos
possessions lointaines, il ne restera d'autre ressource que de
faire machine en arrière et de bouleverser une législation
construite non pas à la demande des réalités, mais simplement
pour répondre aux aspirations des théoriciens et des idéo-
logues. Alors, coûte que coûte, il faudra bien adopter d'autres
principes qu'il n'est pas impossible, dès maintenant, de for-
muler:
4" La durée du service ne peut être égale pour toutes les
armes. — Trois ans suffisent à former un cavalier et un artil-
leur ; ils sont trop courts pour dresser un mécanicien de la
(lotte, un canonnier de l'artillerie navale, un torpilleur ou un
matelot de sous-marin. Ce laps de temps est impossible à
maintenir pour un soldat colonial qu'il faut instruire avant de
l'expédier, pour deux ans au moins, aux colonies.
2? L'affectation aux différents services doit être strictement
réglée par les aptitudes de chaque recrue. — Le contingent
fourni par les vieilles colonies, en vertu de la loi de 4913, doit
76 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
servir aux colonies oîi les inscrits créoles trouveront seulement
les conditions climatériques exigées par leur tempérament
spécial. Tous les pécheurs de nos populations côtières, qu'ils
renoncent ou non à la législation de l'inscription maritime,
doivent être affectés aux équipages de la flotte qui réclament
des gens habitués déjà autant que possible à l'existence des
marins.
3** Tout soldai peut être appelé., quelle que soit son arme
d'origine, à concourir aux expéditions africaines et colo-
niales.— Les bataillons et chasseurs alpins viennent de fournir
à cet égard un exemple qu'on ne saurait trop méditer. (Jue
Ton envoie au Maroc le minimum de troupes métropolitaines,
il faut bien l'admettre pour ne pas désorganiser notre mobili-
sation ; mais encore doit-on pouvoir recruter les unités colo-
niales destinées à servir dans l'Afrique du Nord aussi bien
parmi les appelés du contingent que parmi les engagés vo-
lontaires.
4" Les avantages pécuniaires destinés à recruter des enga-
gements et des rengagements de caporaux et soldats doivent
être réservés aux armes ou cette source de recrutement est
indispensable. — Que l'on évite le plus possible le retour aux
mauvais numéros, que l'on écarte des garnisons malsaines
d'outre-mer le plus grand nombre possible de conscrits, soit.
Que Ton favorise également le recrutement des diflerentes spé-
cialités de la marine, il faut bien l'admettre encore. Mais là
s'arrêtent les concessions. Le service de trois ans permet à
la cavalerie et à Tarmée d'Afrique de s'instruire et de com-
battre, il est inutile d'épuiser à leur profit des armes plus né-
cessiteuses.
En résumé, le service volontaire n'a pas donné, tant s'en
faut, les résultats qu'on en attendait et l'expérience de l'Angle-
terre démontre amplement que les difficultés de ce mode de
recrutement augmentent chaque jour. Le service obligatoire
s'impose, plus que jamais, aux peuples envahis par le bien-
être, s'ils veulent conserver leur place dans le monde. Qu'on
utilise les troupes indigènes dans la mesure des services qu'elles
peuvent rendre, il n'y a là rien de répréhensible ; mais il ne
faut pas se leurrer de mots : le retour aux armées de métier
est impossible avec les gros efTectifs que doivent entretenir les
puissances de premier ordre. Les républiques italiennes et le
sénat de Venise se contentaient de ces expédients ; ils ne sont
plus de mise dans un pays qui veut garder sur son territoire
800.000 hommes en armes, une flotte de 70.000 marins, une
armée coloniale de 30.000 soldats de carrière.
LE RECRUTEMENT DES ÉQUIPAGES DE LA FLOTTE 77
■ Certainement ces vérités sont pénibles à entendre. Mais à
quoi bon les cacher? Il vaudrait mieux préparer les jeunes
générations au sacrifice que Ion attend d'elles en leur mon-
trant, sur les bancs de l'école, la nécessité d'une France puis-
sante et respectée à travers le monde. Aux premières pages des
manuels d'éducation civique il faudrait imprimer les phrases
maîtresses de ce testament de Richelieu qui restera toujours la
vraie charte de la personnalité morale de notre pays. Large-
ment ouverte sur la mer, notre patrie doit entretenir une flotte
nombreuse pour assurer la liberté des grandes routes com-
merciales, et depuis le xvi" siècle elle ne peut plus vivre sans
ce prolongement d'elle-même qu'elle a fondé aux colonies pour
obéir à une loi sociale inéluctable. Que lui faut-il pour con-
server le patrimoine qu'elle s'est constitué au cours des siècles,
au prix de difficultés sans nombre ? Des hommes, c'est à-dire
avant tout des soldats et des marins. Si nos enfants sont attirés
par cette notion essentielle du devoir à devancer l'appel des
armes, nous ne pourrons les en blâmer; s'ils se contentaient
d'obéir joyeusement en suivant l'affectation que le sort ou
leurs aptitudes leur réserve, ce résultat serait infiniment su-
périeur à celui que donnent, à Theure actuelle, les affiches illus-
trées et l'appât d'un gain immédiat. C'est, à vrai dire, une
œuvre de longue haleine ; mais elle doit remplacer une fois
pour toutes les improvisations insuffisantes et dangereuses qui
ont marqué le recul de notre effort militaire au cours de ces
dix dernières années.
André Dussauge.
Lk SITUATION POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE
DU PORTUGAL
LE CABINET AFFONSO COSTA
Il y a un an que le cabinet Afîonso Costa est arrivé aux
affaires. Dans l'histoire de la jeune République portugaise, ce
ministère détient donc le record de la longévité; et c'est,
d'autre part, le premier gouvernement véritablement « homo-
gène », qui ait été appelé au pouvoir depuis la mise en vigueur
de la nouvelle Constitution.
Comme il était à prévoir et comme nous l'avons déjà exposé
ici (1), les républicains, une fois maîtres de la situation, ont
fait preuve des mêmes dissensions qu'autrefois les « rotatifs ».
Les étiquettes ont pu changer, mais l'esprit qui a présidé à la
formation des nouveaux partis est, à bien des égards, resté le
même.
Aux Cortès actuelles, on ne compte pas un seul royaliste :
ce qui tendrait à prouver que la liberté du suffrage est moins
respectée encore qu'elle ne l'était sous l'ancien régime. En
revanche, il y a un parti « démocrate » ou « radical », dont le
chef est M. Affonso Costa; il y a un parti « évolutionniste » ou
« modéré », qui a pour leader M. Antonio José d'Almeida; il
y a un parti, dit « unioniste », qui obéit à M. Brito Camacho.
Enfin, on trouve au Parlement portugais des « indépendants »,
qui prêtent ou qui refusent, selon les circonstances, leur con-
cours au gouvernement, et un petit groupé de « sauvages »,
ainsi dénommés parce qu'ils refusent de s'enrôler sous une
bannière quelconque.
Tous ces hommes, qui, hier encore, combattaient dans
l'opposition, semble-t-il, pour le même idéal, sont aussi désu-
nis aujourd'hui, je le répète, que l'étaient, dans les derniers
temps de la monarchie, les partis dynastiques. Et comme pour
ceux-ci, ce sont bien moins leurs préférences particulières en
matière de gouvernement et leurs programmes politiques res-
pectifs qui divisent les chefs de groupes républicains, que leurs
ambitions immodérées, que la jalousie féroce qu'ils nourrissent
les uns à l'égard des autres.
(1) Voir: Le deuxième anniversaire de la République portugaise, dans les Quest.
Dipl. et Col., du 16 novembre 1912.
LA SITUATION POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE DU PORTUGAL 79
Pour tenter de rétablir Funion entre eux ou tout au moins
de ramener l'apaisement dans les esprits, le président de la
République, le vénérable M. Arriaga a fait d'abord appel à des
cabinets « de concentration » oii les trois grands partis étaient
représentés à peu près également. Aucun des leaders en titre
n'en faisait partie , et cependant, derrière les figures de
second plan qui jusqu'au début de l'année dernière assu-
maient en apparence la direction des affaires publiques, c'était
ces trois personnages qui, en réalité, maniaient tous les fils.
Les sourdes intrigues, auxquelles ils se livraient dans la cou-
lisse, expliquent assez que tous ces essais de conciliation aient
lamentablement échoué.
Quant il eut compris qu'il n'était plus possible de louvoyer,
M. Arriaga chargea ^I. d'Almeida de former un cabinet <* mo-
déré ». M. d'Almeida se présentait avec un programme d'apai-
sement comporlant, en particulier, la revision de la loi de
séparation de l'Eglise et de l'Etat et l'amnistie pour les condam-
nés politiques. Mais il ne put triompher des préventions d'un
parti émané du sien, des « unionistes » dévoués à son rival
M. Camacho. Force fut donc au chef de l'exécutif de faire appel
à M. Affonso Costa et aux « radicaux » qui gouvernent depuis
lors « officiellement », comme ils n'ont cessé de le faire, de
façon plus ou moins clandestine, depuis la chute de la monar-
chie.
M. Affonso Costa est doué d'une grande énergie et il a
montré, depuis douze mois, des qualités indiscutables d'homme
de gouvernement. Mais les difficultés qu'il a réussi à sur-
monter jusqu'ici donnent une idée de celles, plus grandes
encore, qui l'attendent à l'avenir.
Cette troisième année de la République portugaise n'a pas
été moins troublée, en effet, que les précédentes.
Il y a eu, d'abord, les soulèvements monarchistes, qui se
reproduisent périodiquement, mais sur lesquels les communi-
qués officiels ne s'expliquent jamais qu'en termes vagues et
parfois même contradictoires. La dernière équipée de ce genre
remonte au 20 octobre. Mais tout se borna à quelques échauf-
fourées à Lisbonne et à Vianna-do-Castello, suivies aussitôt
d'une centaine d'arrestations. Quant aux principaux chefs du
mouvement avorté, qui étaient, paraît-il, l'infatigable capi-
taine Paiva Couceiro et l'ancien ministre Azevedo Coutinho,
ils réussirent à s'échapper. La facilité avec laquelle le gouver-
nement sut éventer le complot tendrait même à laisser croire
qu'il ne s'agissait que d'une machination de la police, en vue
de donner un dérivatif aux attaques de l'opposition et de rallier
80 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
momentanément tous les républicains autour du président du
conseil.
La vérité est que les royalistes, s'ils n'ont pas renoncé —
surtout depuis le mariage de Dom Manoel avec une princesse
allemande apparentée à la cour de Vienne — à tout espoir
d'une restauration, ne paraissent disposer, à l'heure actuelle,
ni d'une organisation suffisante, ni des forces nécessaires pour
mener leurs projets à bonne fin. La grande masse de la popu-
lation continue à faire preuve de la plus superbe indifférence
pour tout ce qui touche à la politique. D'autre part, ni la
marine ni l'armée, étroitement surveillées par les carbonarios
ne semblent, du moins pour l'instant, disposées à se retourner
contre la République.
L'agitation syndicaliste et révolutionnaire, dont la gravité va
toujours en augmentant, constitue un danger plus immédiat.
On doit en chercher l'explication autant, sans doute, dans
l'exaltation des esprits qui accompagne d'ordinaire tout chan-
gement brusque de régime, que dans le malaise économique
général et dans l'irritation des classes ouvrières contre les
dirigeants actuels, qui n'ont pas tenu leurs mirifiques pro-
messes. La cherté de l'existence a augmenté depuis la procla-
mation de la République dans des proportions très sensibles.
L'abolition des droits d'octroi sur un certain nombre de den-
rées, décrétée par le gouvernement provisoire, n'a servi à rien,
et au bout de deux ans, on a dû rétablir les taxes sur la viande
de porc et sur l'huile d'olive notamment. Deux mauvaises ré-
coltes ont contribué à aggraver encore la situation ; le tarif des
douanes est demeuré aussi excessif qu'auparavant et le pain
est plus cher au Portugal que dans aucun autre pays d'Europe.
Le chiffre des exportations a diminué depuis 1910, et pour
nombre d'articles de première nécessité (poisson, sucre,
huile, etc.), le commerce est entre les mains de quelques mai-
sons qui font les prix sur le marchi. Enfin, les nouvelles taxes
sur les loyers, qui visaient principalement les classes aisées,
ont eu des incidences fâcheuses que l'on n'avait pas prévues.
L'émigration, causée par la misère, a passé de 30.51 o indi-
vidusen 1910 à 59.661 en 1911 et à 80.920 en 1912. Encore
les statistiques officielles sont-elles incomplètes : l'émigration
clandestine leur échappe, et de plus, elles ne comprennent
que les passagers de troisième classe inscrits au départ des
paquebots, c'est-à-dire qu'elles ne tiennent aucun compte des
riches familles portugaises que les événements politiques con-
tinuent à tenir éloignées de leur pays. "
A Lisbonne, à Porto et dans les autres centres manufactu-
LA SITUATION POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE DU PORTUGAL 81
riers, le peuple a témoigné son mécontentement, à diverses
reprises, par de véritables émeutes. Des bombes ont éclaté. La
police et l'armée ont dû intervenir. La République, qui avait
accordé le droit de grève au prolétariat en don de joyeux avè-
nement, s'est montrée, dans la suite, plus impitoyable à l'égard
des grévistes que ne Favait jamais été la monarchie. La presse
a été muselée. Toute réunion a été désormais interdite. Les
associations à tendances plus ou moins socialistes ont été dis-
soutes, et les syndicalistes sont allés rejoindre dans les prisons
militaires ou dans les soutes des navires de guerre les monar-
chistes arrêtés à la suite des dernières incursions.
Le gouvernement s'est toujours appliqué à montrer dans
tous ces troubles, quelle qu'en fût l'origine, de simples ma-
nœuvres de la « réaction » ; et c'est également le point de vue
qu'ont le plus contribué à accréditer les carbonaiios, cette
armée secrète de 30.000 individus aux gages de la République,
ces soi-disant défenseurs de l'ordre public, qui n'auraient plus
de raison d'être si le calme venait à être rétabli dans le pays.
M. Costa lui-même, après s'en être beaucoup servi, ne deman-
derait pas mieux aujourd'hui que de se débarrasser de ces dan-
gereux alliés dont le zèle intempestif compromet gravement
le bon renom du nouveau régime à l'étranger. Mais le
pourra-t-il ?
Il faut bien dire, d'ailleurs, que si le cabinet actuel est, aux
yeux de certains républicains, trop « avancé », il en est d'autres,
au contraire, qui lui reprochent d'être trop « modéré ». C'est
ainsi qu'il faut expliquer ceHe singulière tentative de coup
d'Eltat, à Lisbonne, au mois d'avril 1913, en faveur d'une Répu-
blique « plus radicale ». Les chefs de ce complot, le général
Fausto Guedez et le capitaine Lima Dias, viennent seulement
d'être transférés à Lisbonne pour y être jugés, après une dé-
tention de huit mois aux îles Açores.
Il est vrai que M. AtTonso Costa, en dépit de son anticlérica-
lisme, a fait preuve à certains égards, depuis qu'il est au pou-
voir, d'un esprit singulièrement « réactionnaire » : pour ne
citer qu'un exemple, la nouvelle loi électorale, qu'il a fait
approuver par les Cortès, a enlevé le droit de vote à ceux que
l'on appelle là-bas les analfabetos , c'est-à-dire aux individus
qui ne savent ni lire ni écrire, et ils forment au Portugal plus
des deux tiers de la population !
Cette mesure lui a permis, du moins, de s'assurer aux élec-
tions législatives complémentaires de novembre une impo-
sante majorité, avec laquelle il espère se maintenir au gou-
nernement jusqu'aux élections générales. Le parti démocrate^
QoEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvji. 6
8^ gUKSTlKNS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
qui comptait 53 membres sur 165 députés qui composent la
Chambre, aura, avec l'appoint de ses 33 nouveaux élus, une
majorité indépendante dans rassemblée. Comme, de plus, il a
l'appui de 14 « indépendants » représentés dans le cabinet par
le ministre des Travaux publics, M. Antonio Maria da Silva,
M. Affonso Costa dispose, en définitive, d'une majorité totale
d'une centaine de voix, contre 63 réparties, à peu près éga-
lement, entre les « évolutionnistes » elles « unionistes».
La question est seulement de savoir si cette majorité restera
longtemps aussi solide et compacte qu'elle le paraît aujourd'hui.
M. Brito Camacho s'est détaché de M. Costa pour se rapprocher
de M. d'Almeida. Une fusion momentanée de ces deux groupes
sous la direction de l'ancien président du Conseil, M. Duarte
Leite, n'est pas impossible. Enfin, l'on annonce qu'un certain
nombre de personnages considérables de la République, qui
occupaient des postes importants à l'étranger, M. José Relvas,
ministre du Portugal à Madrid, M. Bernardino Machado,
ministre à Bio-de-Janeiro, d'autres encore abandonneraient
leurs situations diplomatiques pour venir reprendre leur place
au Sénat et renforcer l'opposition.
Tout ceci dénote donc une grande confusion dans la vie
politique portugaise et laisse penser que la lutte sera acharnée
à la rentrée des Cortès de janvier. Les amabilités qu'échangent
déjà dans la presse les amis du gouvernement et les groupes
de l'opposition donnent un avant-goùt des prochains débats
parlementaires. Et comme toujours, l'importance des ques-
tions débattues masquera à peine les misérables querelles de
personnes qui sont, au fond, les seules en jeu.
« Telle qu'elle est, déclare A Republica, l'organe de M. d'Al-
« meida, la République portugaise est répudiée par toute l'Eu-
« rope et même par le peuple portugais. Elle manque vérita-
« blement de base juridique... Il n'existe ni de liberté de pen-
<( sée, ni de liberté de réunion, ni de liberté d'association.
« Nous n'avons pas ce que nous pourrions appeler une vie
« nationale. Nous ne vivons pas, nous végétons... L'opinion est
« arrivée à un état d'indilTérence qui est un commencement de
« stagnation de l'Ame nationale. Si l'année 1914 doit être pour
<( la République portugaise pareille à 1913, notre patrie est
« irrémédiablement perdue (1) ! i)
Qui s'exprime ainsi ? Quelque royaliste sans doute? Non,
c'est M. Machado Sanlos, le «héros » des journées des 3-5 oc-
tobre 1910, celui (|ue l'on peut considérer comme le principal
fondateur de la République!
(1) A liepuhlica du '60 décembre.
LA SITUATION POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE DU PORTUGAL 8^i
*
M. Affonso Costa compte beaucoup il est vrai, pour impres-
sionner le Parlement et le pays tout entier, sur les merveilleux
résultats de sa gestion financière. Si ce ne sont pas là des
comptes « fantastiques », ils ont de quoi surprendre, en effet,
tous ceux qui connaissent l'histoire lamentable des budgets
portugais.
Depuis soixante ans, ceux-ci se sont toujours soldés par des
déficits plus ou moins considérables. Pour les trois derniers
exercices de la monarchie, le déficit moyen annuel a été de
S. 164 contos (Ij soit près de 29 millions de francs. Sous la
République, Texercice 1910-1911 s'est traduit par un déficit
réel de 1.868 contos ; celui de 1911-1912, par un déficit de
5.793 contos que des opérations subséquentes ont même élevé
à 7.626 contos !
Or voici que pour la première fois, cette année, l'équilibre
est obtenu et même qu'un excédent de recetles apparaît!
D'après les calculs de prévision du cabinet précédent, le projet
de budget pour l'exercice 1913-1914 faisait ressortir un déficit
qui n'était pas inférieur à 8.464 conlos. En quatre jours,
M. Affonso Costa arriva à réduire ce chiffre — on ne sait par
quels miraculeux procédés — à 3.436 contos ; et quelques mois
après, le 30 juin, il fit voter par les Chambres un projet finan-
cier comportant pour l'exercice en cours un supei-avit de
967 contos. Encore M. Affonso Costa laisse-t-il prévoir que ce
chiffre sera largement dépassé (2) !
Et, comme pour justifier les prévisions si optimistes du
ministre, les comptes définitifs pour l'exercice de 1912-1913,
qui viennent d'être publiés, annoncent, au lieu du déficit prévu
(1) La valeur nominale du conlo de reis est d'environ 5.600 francs.
(2) Voici, d'après les statistique* otïicielles, les budgets du Portugal pour les sept
derniers exercices (en contos) :
Années Dépenses Recettes
1907-1908 77.108 71.069
1908-19U9. ... 71.193 70.3:,3
1909-1910 74.140 71.774
1910-1911 G9.984 69.901
1911-1912 76.001 70.113
1912-1913 7S.;j12 79.121
[ 74.927 75.894 (chiffres votés par les Cortès)
1913-1914 I 78. 03*0 78.084 ou 83.135 (chiffres prévus maintenant par le
( ii-ouvemement).
84 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
originairement de 6.600 contes, un excédent d'au moins
167 contos.
A quoi faut-il attribuer ce merveilleux résultat? M. AfTonso
Costa en fait revenir naturellement tout le mérite à la sagesse
et à l'excellence de son administration, ainsi qu'aux différentes
mesures fiscales qu'il a fait voter par les Chambres dans le cou-
rant de l'année. C'est ainsi que la loi-frein (lei-travào). approu-
vée par le Parlement le 15 mars 1913, interdit aux députés. et
aux sénateurs d'engager de nouvelles dépenses, tant qu'il
n'aura pas été créé de recettes correspondantes. C'est ainsi
encore qu'un certain nombre de contributions ont été rema-
niées : le gouvernement a fait opérer une revision de l'éva-
luation des propriétés foncières sur toute l'étendue du pays, il
a réorganisé sur de nouvelles bases l'impôt sur les loyers.
D'autre part, les impôts indirects ont rapporté davantage.
Enfin, il a été procédé à une revision minutieuse des dépenses,
et diverses améliorations ont été apportées, paraît-il, dans les
services publics.
Pourtant, à supposer que les chiffres fournis par les com-
muniqués officiels soient rigoureusement exacts (et aucun
contrôle n'est malheureusement possible à cet égard), il est
hien évident que d'autres causes ont contribué à combler le
déficit chronique du budget portugais. Je me contenterai de
citer la plus value inespérée des droits de douane su ries céréales
(supérieure, l'année dernière, à 2.000 contos), conséquence forcée
de deux mauvaises récoltes, et aussi les réductions opérées sur
<;ertaines dépenses, notamment sur celles des travaux publics :
ce qui aura pour résultat de resserrer le marché du travail, et
par suite, d'augmenter le mécontentement général. D'un autre
côté, rien ne dit que la plus-value de certains impôts — en
particulier de l'impôt foncier et immobilier — ne doive pas
être considérée comme extraordinaire ou provisoire.
Pour toutes ces raisons, il est donc impossible de partager
l'optimisme manifestement exagéré de M. AfTonso Costa. Mais,
en toute justice, il convient de le féliciter des efforts qu'il fait
pour mettre de l'ordre dans l'administration publique et pour
améliorer les finances du pays. Si l'on évalue, avec le prési-
dent du Conseil, la dette publique totale des Etats d'Europe à
200 milliards de francs, on voit que le Portugal, à lui seul,
assume la centième partie de cette somme; ce qui est excessif
pour un pays aussi petit et si médiocrement développé! La
valeur nominale de la dette publique, intérieure et extérieure,
du Portugal n'est pas inférieure, en elfet, à 791 805 contos
dont 250.586 contos appartiennent à l'Etat). Toujours d'après
LA SITUATION POLITIQUE ET ÉCONOMIQUE DU PORTUGAL 85
les statistiques officielles, la Re'piiblique aurait réussi à réduire
cette dette de 9.495 contos (dont 2.68i^*conto5 sous le minis-
tère actuel).
La dette flottante a augmenté, en revanche, depuis la chute
de la monarchie, de 8.365 contos environ (valeur nominale),
en passant de 81.418 contos le 1" octobre 1910 à 89.783 contos
le 1" octobre 1913. C'est de ce côté, cependant, que depuis
l'arrivée aux aff^aires du cabinet Costa les résultats les plus
importants ont été obtenus. La dette flottante extérieure, qui
atteignait 11.286 contos le !«'■ octobre 1910 et 10.282 contos
au début de 1913, ne serait plus aujourd'hui que de 2.559 con-
tos. Il est vrai que cette réduction trop hâtive a contribué, au
même titre que les mauvaises récoltes, à élever l'agio sur l'or,
et d'autre part, elle n'a été obtenue que par une augmenta-
tion de la dette flottante intérieure, qui a passé dans le même
temps de 83.422 contos à 87.224 contos. Le résultat de cette
opération ne s'en traduit pas moins, en définitive, par une
diminution de 3.031 contos or de la dette flottante.
En résumé, la dette. totale de l'Etat portugais serait infé-
rieure, au bout de trois ans, de 2.072 contos à ce qu'elle était
à la chute de la monarchie.
* *
On ne saurait donc qu'encourager le gouvernement républi-
cain à persévérer dans cette voie. En revanche, on doit se
montrer surpris de ce que M. Aflonso Costa ait décidé de con-
sacrer la plus grande partie des derniers excédents budgétaires
à ce qu'il appelle « la réorganisation de la défense natio-
nale ». C'est ainsi que pour l'augmentation et l'armement de
l'armée de terre, dont les efl'ectifs vont être portés à 160.000
hommes, il prélève une somme de 22.000 contos. La construc-
tion d'un nouvel arsenal à Lisbonne coûtera 6.200 contos.
Enfin, le projet d'escadre de combat, qui comprendra trois
<t dreadnoughts » de 21.500 tonnes, trois croiseurs de 4.000
tonnes, six torpilleurs et trois sous-marins n'exigera pas moins
de 40.000 contos environ!
On peut estimer que tout cet argent serait beaucoup mieux
employé à développer l'essor économique du pays, qui lui
permettrait d'améliorer sérieusement sa situation financière
et de relever son crédit à l'étranger. II semble bien, d'ailleurs,
que, dans l'esprit du gouvernement de Lisbonne, ces déjicnses
répondent surtout à une raison de politique intérieure, à la
nécessité de s'attacher plus étroitement encore la marine et
l'armée. Mais il n'est que trop évident qu'elles ne suffiraient
86 QUESTIONS DIPLOMATlQL'bS ET COLONIALES
pas, au cas où le Portugal viendrait à être réduit à ses seules
forces, à le défendre contre les dangers qui le menacent, du
fait de certaines convoitises étrangères, particulièrement dans
ses colonies.
Le gouvernement portugais est le seul à nier — du moins
officiellement — la réalité de ces dangers. Dans une confé-
rence faite, le 2i novembre, à la Société de Géographie de Lis-
bonne, en présence du corps diplomatique, le ministre des
Affaires étrangères, M. Antonio Macieira, a célébré les excel-
lentes relations de la République avec tous les autres Etats.
Parlant de l'Angleterre, l'alliée traditionnelle, il a cité le
fameux traité de 1666, qui, d'après les déclaralions de sir E.
Grey, est toujours en vigueur et qui '< oblige le gouverne-
ce ment britannique à défendre et à protéger toutes les con-
« quêtes ou colonies appartenant au Portugal contre tous ses
« ennemis ». A propos de l'Allemagne, M. Macieira a rappelé
certaines paroles prononcées à Lisbonne par Guillaume II en
190o, et il a ajouté que les sentiments d'amitié et de concilia-
tion, exprimés alors par « ce grand esprit », présidaient tou-
jours aux relations des deux pays.
Quant au bruit d'une négociation anglo-allemande concer-
nant l'Afrique portugaise, sur les bases qui ont été indiquées
dans cette Revue (1), le ministre de la République a déclaré
qu'il était « absolument dénué de fondement », et il n'a pas
hésité à le ranger parmi les autres « blagues » {sic), précé- ,
demment répandues « par les ennemis du Portugal » : le traité
de 1898 (démenti déjà par M. Augusto de Vasconcelos, à la
Chambre des députés, le 15 mars 1912), la nouvelle propagée
l'an dernier que l'Angleterre et l'Allemagne préparaient une
conférence à La ffaye, destinée à régler la question des colo-
nies portugaises (nouvelle démentie par M. A. Macieira lui-
même le 27 février 1913), enfin le fameux télégramme du
Daiiy Télégraphe à la suite de l'entrevue du président Poin-
caré et d'Alphonse XllI à Garthagène, d'après lequel la France
aurait reconnu que, « au cas où les événements rendraient
« nécessaire une intervention européenne au Portugal, la
« situation géographique de l'Espagne serait prise en consi-
cc dération ».
Ce dernier bruit n'était évidemment qu'un « canard ». Mais
peut-on en dire autant du partage entre l'Allemagne et l'An-
gleterre, par « sphères d'influence économique », de l'Angola
(1) Voir l'article de M. Pierre Tap dans les Quest. Dipl. et Col. du i»' décembre
1913.
LA SITUATION POLITIQUE tT ÉCONOMIQUE DU PORTUGAL 87
et du Mozambique? M. de Belhmann-Hollweg y a fait lui-même
très clairement allusion dans sa déclaration au Reichstag du
9 décembre. Cependant, le lendemain, M. Macieira renouve-
lait, à la Chambre des députés de Lisbonne, le démenti tormel
qu'il avait donné dans sa conférence publique du 24 no-
vembre.
Sans doute, le gouvernement portugais, au lendemain des
élections et à la veille de la rentrée des Cortès, craignait-il de
confesser la vérité. Tôt ou tard cependant, le pays connaîtra
cet accord, dont on annonce la publication imminente. Mais,
ce jour-là, si l'on en juge par l'émotion causée déjà au Portugal
par le décret ministériel du 17 novembre, qui a établi le prin-
cipe de la porte ouverte dans l'Angola et qui a donné un large
accès aux produits de l'industrie allemande (1 ), il est a craindre
que le cabinet au pouvoir et la République elle-même ne
courent les plus graves dangers.
On peut le regretter, dans l'intérêt même du Portugal, s'il
est vrai — comme il le semble bien — que M. Affonso Costa,
en dépit de toutes ses fautes, soit aujourd'hui le seul homme
capable de contenir les menées des politiciens, de maintenir
l'ordre et d'empêcher que ce petit Etat ne tombe irrémédiable-
ment dans l'anarchie.
A-NGEL MaRVAUD.
(1) Le décret du 1" novembre, complété par une autre circulaire ministérielle du
4 décembre, a réduit les droits de transit sur les prodiiits industriels dans TAngoia :
ces droits ont été ramenés à 3 % ad valorem pour les n^airchandises entrant par la
zone maritime et à 1 ij2 % pour cell€^ qui pénétreront dans la colonie parles fron-
tières de terre.
Ces réductions intéressent tout particulièrement l'Allemagne, qui possédera bien-
tôt de grands intérêts dans le chemin de fer de Benguela et qui contrôlera en parlie
la ligne ferrée allant de Lobito-Bay au territoire belge du Katanga.
Répondant aux critiques publiées à ce sujet par la presse portugaise, la Gazette
de Cologne a fait remarc[uer que ce règlement n'entrerait en vigueur que lorsque le
réseau serait achevé et permettiait le transit ; « Au reste, ajoutait ce journal ol'fi-
« cieux, il dépend des indiLstriels de Porto de prévenir le dommage qu'ils redoutent
« dans l'avenir. L'importation industrielle portugaise dans les colonies n'est pos-
t sible que grâce à 1 existence de liaates barrières douanières. Si une loi plaçaii
« sur le même plan les produits étrangers et les produits portugais, l'industrie por-
n tugaise devrait moderniser ses méthodes: ou bien elle serait condamnée à dispa-
« raitre. »
On comprend que ces explications ne soient pas de nature à tranquilliser les cor-
porations industrielles et commerciales portugaises : d'autant qu'on annonce, au
même moment, que l'Allemagne va nommer, pour la représenter dans l'Angola, un
consuj général de carrière, et que M. Paul Piohrbach, dont on connaît la compé-
tence en matière coloniale, dans un article publié par le Boersen Courier (11 dé-
cembre), montre dans l'Angola le « futur diamp d'action pour l'entreprise alle-
mande ».
LE CANAL DE PANAMA
ET
L'IMPÉRIALISME AMÉRICAIN
Que les Etats-Unis aient poursuivi, dans la construction du
canal de Panama, une œuvre politique et militaire, bien plus
que commerciale, des faits nombreux concourent à le démon-
trer : ainsi, la ténacité avec laquelle leur diplomatie s'est em-
ployée à mettre le canal sous leur entière dépendance; leur
reniement successif des deux traités Clayton Bulwer et Hay
Pauncefote ; la construction de fortifications et l'installation
dans la zone du canal d'une importante garnison; le refus
d'appliquer les engagements pris de transformer le canal in-
terocéanique en une voie neutre comme le canal de Suez.
D'autre part, il semble bienquelecanalnedoive pas « payer ».
Les journaux spéciaux américains, comme le Journal of Com-
merce de New-York, ont montré que le revenu de l'entre-
prise n'atteindrait pas la moitié de la somme annuelle néces-
saire à l'entretien du canal et à la rémunération des capi-
taux engagés, qui se sont accrus au delà de toute prévision.
Il est probable que, dans un avenir plus ou moins rapproché,
l'inlluence du canal de Panama se fera sentir sur les relations
économiques des diverses nations et les grands courants com-
merciaux. Mais il est certain que son ouverture aura pour
effet immédiat de déplacer, à l'avantage des Etats-Unis, l'équi-
libre des forces dans l'océan Pacifique, et donnera un nouvel
essor à l'impérialisme américain.
11 y aurait à faire une étude intéressante sur les origines
de cet impérialisme, et sur la manière dont il a grandi
par une transformation de la doctrine de Monroë. Dans son
fameux testament, Washington avait recommandé à ses conci-
toyens de se tenir à l'écart du vieux monde, pour rester libres
de toute attache : ils devaient réserver leurs forces au déve-
loppement de l'Amérique, sans les gaspiller à l'extérieur, au
gré dalliances incertaines. La doctrine de Monroë, née à
l'époque où la Sainte-Alliance rêvait de reconstituer une Eu-
rope forte et unie sous le régime de la monarchie légitime,
exprimait la volonté de la jeune République américaine d'in-
terdire aux puissances européennes toute immixtion dans les
affaires du Nouveau Monde, telle qu'une intervention pour
LE CANAL DE PANAMA ET L'iMPKRIALISME AMÉRICAIN 89
réduire à l'obéissance les colonies espagnoles révoltées. Mais
Monroë, en interdisant à l'Europe d'intervenir sur le conti-
nent américain, déclarait que les Etats-Unis se désintéresse-
raient toujours de l'ancien monde.
Peu à peu, les circonstances les amenèrent à sortir des
limites qu'ils s'étaient tracées. D'abord, vis-à-vis des petites
républiques de l'Amérique centrale, leur attitude de protec-
tion se changea en une véritable tutelle. Pour les mettre à
l'abri des revendications des puissances européennes, créan-
cières mal payées, il fallait veiller efficacement sur leurs
finances et sur l'ordre intérieur. C'est ce qu'ils firent à Saint-
Domingue, à Cuba, au Venezuela, en Colombie, à Panama,
enfin au Nicaragua.
A l'extérieur, leurs ambitions impérialistes les ont poussés
à annexer, par la force des armes ou l'habileté de leur diplo-
matie, les îles Hawaï, les Philippines, Guam dans les îles Ma-
riannes, Tutuila et ses dépendances dans les Samoa: excel-
lentes positions stratégiques sur la route de l'Asie.
Cette expansion des Américains à travers le Pacifique est la
suite naturelle de leur marche vers l'Ouest du continent, et du
développement prodigieux des territoires occidentaux de
l'Union. La conquête des Philippines les a installés à proxi-
mité de Bornéo, des îles malaises, du Japon, de l'Indochine
française, surtout de la Chine, où les attire le champ immense
ouvert aux ambitions et à l'activité de leurs financiers, de
leurs industriels et de leurs constructeurs de chemins de fer.
Dès 1903, dans sa fameuse harangue de Watsonville, le
président Roosevelt déclarait que la domination du Pacifique
était réservée aux Etats-Unis, qui en feraient une Méditer-
ranée américaine. On retrouverait beaucoup de déclarations
analogues de la part d'autres hommes d'Etat américains.
Mais personne ne s'est exprimé à ce sujet aussi nettement
que le contre-amiral Mahan. L'autorité qui s'attache à sa
parole, non seulement aux Etats-Unis mais en Europe, nous
oblige à lui accorder une attention particulière (1). C'est lui
qui créa la doctrine de la « maîtrise de la mer »; du rôle
qu'elle tint dans le passé, il a cherché à déduire Uiniluence
(1) Il fut professeur à la Marine Academy d'Annapolis. Lors Je la j^uerre contre
l'Espagne, on l'appela à faire partie du Naval War Board, commission chargée de
régler la répartition et le mouvement des escadres. Les ouvrages qui firent sa répu-
tation d'écrivain militaire et lui valurent, quand il vint en Angleterre comme com-
mandant du croiseur américain Chicago (1894), d'être salué par le Times de l'ap-
pellation flatteuse de « the greatest living writer of naval History », sont : « The
influence of sea power upon History: 1660-1783 (1889); — « The influence of sea
powerupon the French Révolution and Empire: 1193-1812 (1893).
6*
90 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
qu'elle exercera sur la situation respective des nations et les
conOits de l'avenir. Depuis 1897, époque où il écrivit Ylntérêt
de V Amérique dans la malLrlse de la mer^ il n'a pas cessé de
revenir sur les mêmes idées.
Dès ce moment, il prêchait la nécessité pour les Etats-Unis
d'imposer, de gré ou de force, aux républiques de l'Amérique
centrale un gouvernement réglé, qui les mît à l'abri d'une in-
tervention étrangère. Il insistait sur l'importance stratégique
que donnerait à la mer des Caraïbes et au golfe du Mexique
l'ouverture du canal.
Les événements survenus ces dernières ^innées lui ont fourni
l'occasion de préciser sa pensée dans de nombreux articles de
journaux et de revues (1). 11 s'est toujours posé en théoricien
de l'impérialisme et en défenseur du droit absolu qu'ont les
Etats-Lnis de contrôler le canal en dehors de toute immixtion
étrangère- Jamais la doctrine de la force primant le droit n'a
été exprimée avec plus d'énergie et une logique plus rigou-
reuse. Et on ne voit pas ce que l'Europe, ce que l'Angleterre
en particulier, pourrait répondre à une argumentation toute
basée sur des réalités, telles que les a faites la politique des
puissances européennes depuis cinquante ans.
Le résultat des acquisitions qu'a values anx Etats-Unis leur
victoire sur l'Espagne fut d'avancer leur froctière maritime
méridionale depuis la côte du Golfe (2) jusqu'à une ligne coïn-
cidant avec la côte Sud de Cuba, et prolongée jusqu'à Porto-
Rico. Les ports du Golfe, de Key West au Mississipi,se trouvent
rejetés au second plan; ils sont ainsi réduits à n'être que des
ports d'ordre défensif, au lieu de jouer le rôle de bases navales
pour l'offensive, qu'ils tenaient il y a vingt-cinq ans. Les di-
mensions des navires de guerre, si considérablement accrues,
ont aussi contribué à ce changement, en rendant difficile aux
cuirassés l'accès et la sortie de ces ports. La création d'une
base navale à Guantanamo consacre le nouvel ordre de choses.
D'ailleurs, fidèle à ses doctrines, l'amiral Mahan précise que
cette base doit être bien fortifiée : en aucun cas la flotte ne
doit se trouver liée à la défense d'une position, dont le seul
mérite sera de lui fournir un abri et des ressources pour les
(1) Entre autres : « Le-ciinal de Panama et la puissance maritime daoB 1« Paci-
fique » dans le Cenlury Marjazine: « Faut-il fortiJier Panama? » — « Panama fut-il
dans notre histoire un chapitre de déshonneur national? » dans la JVûriA American
Review.
[2] Les Américains ne disent jamais autrement en parliint du golfe du Mexique.
LE CANAL DE PANAMA ET l'iMPÉRIALISME AMÉRICAIN î)l
réparations; au contraire, il faut qu'elle puisse abandonner le
port à ses propres moyens pendant un certain temps, avec la
certitude de le retrouver intact à son retour.
Un autre fait doit être considéré comme apportant à la ligne
de côtes des Etats-Unis une modification heureuse : c'est la
mainmise qu'ils ont effectuée sur la zone du canal. Depuis
Guantanamo, cette ligue des cotes se trouve pratiquement inin-
terrompue jusqu'au débouché dans le Pacifique, de sorte qu'une
flotte passant d'un océan à l'autre a tout le long de son par-
cours de bons points d'appui. C'est pour cela que le canal de
Panama doit être fortifié (1). L'amiral Mahan donne à l'appui
de sa thèse d'excellents arguments, et traite à fond la ques-
tion de la défense des côtes, en distinguant le rôle des fortifi-
cations et celui de la flotte. La valeur des défenses du canal ne
réside pas dans ce fait qu'il sera imprenable en tant que po-
sition. Mais elle consiste dans les services qu'elles rendront à
la flotte, pour aider celle-ci à remplir sa mission, qui est d'as-
surer, par roff"ensive, la protection de toute la ligne des côtes
nationales : côtes de l'Atlantique, du Golfe et du Pacifique.
La fortification n'a d'autre valeur militaire que de permettre
à l'offensive d'agir plus librement. Si les ports sont suffisam-
ment protégés, la flotte est indépendante ; au contraire, l'opi-
nion publique a-t-elle des inquiétudes au sujet de leur sécu-
rité, elle réclamera la dissémination des navires sur tous les
points menacés ; c'est ce qui s'est produit pendant la guerre
contre l'Espagne. La force navale se trouve alors affaiblie ou
annihilée. Les fortifications du canal de Panama permettront
à la flotte de s'éloigner pendant un certain temps, de même
que la marine anglaise abandonne à eux-mêmes Gibraltar et
Malte. Elles assureront aussi à la flotte le moyen de passer d'un
océan à l'autre dans de bonnes conditions. Sur mer comme
sur terre, la sortie du défilé est toujours un moment difficile,
la colonne qui débouche risquant d'être arrêtée et écrasée par
un ennemi, même inférieur en nombre. Des batteries de côte
bien armées sont indispensables pour lui assurer la liberté de
déploiement et de manœuvre.
L'amiral Mahan compare très justement le canal de Panama
fortifié, au détroit de Gibraltar, qui a été le facteur principal
de la supériorité navale anglaise dans la Méditerranée. D'ail-
leurs, il est beaucoup plus essentiel aux Etats-Unis que Gi-
braltar et le canal de Suez ne le sont à l'empire britannique.
Suez offre à l'Angleterre une voie intérieure de communica-
(1) Sur .les fortitications de Panama, voir l'article du commandant Davin, dans
les Questions Diplomatiques et Coloniales du IG avril 1912.
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(V, ° 1303 Via Panama l3S2Ui3C3):>Horn . ^--'^
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aux ports du Pacifique.
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10.262
11.528
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PORTS DU NORD DE L'EUROPE
aux ports de l'Auslrahe et de la Nouveiie Zélande
v/a Suez
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//.728
12.192
12.068
ê2
11.755
12.219
12.093
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12.1,31
12.305
via Cap de Bonne Espérance v/a Panama
11.567
12.031
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11.735
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//.762
12.226
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11.97^
I2.m
13.651
12.542
12.191
n.266
12.728
12.377
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C—.
C3J
/^755
12. W 4
U.U79
'S?
12.955
I2.60if
11.679
G Huré.
94 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
tion avec ses colonies australiennes et l'Inde. Mais leur sécu-
rité n'en dépend pas aussi étroitement que celle des côtes des
Etats-Unis ne dépend de Panama, puisqu'à défaut de ce pas-
sage, ces cotes ne peuvent avoir entre elles d'autres relations
maritimes que par le long détour du détroit de Magellan.
L'Angleterre, qui s'est assuré la maîtrise de Gibraltar et le
contrôle absolu du canal de Suez, ne peut donc pas trouver
mauvais que les Etats-Unis fassent de même pour Panama.
L'ouverture du canal exercera une influence considérable
sur le développement du pouvoir maritime des Etats-Unis dans
l'océan Pacifique. L'amiral Mahan apporte ici une argumen-
tation qui vaut d'être citée.
« Le canal, dit-il, entraînera un résultat semblable à celui que
« donne la construction d'une nouvelle voie ferrée, judicieuse-
ce ment étudiée, pour mettre un pays en communication avec
« l'extérieur. Elle permet au commerce d'y pénétrer, et déve-
(f loppe simultanément la population et la production : les be-
« soins augmentent en proportion du chiffre des habitants, et il
« en est de même de la production. »
Les effets qu'aura le canal de Panama sur la puissance ma-
ritime des Etats-Unis s'exerceront *dans l'ordre civil et dans
l'ordre militaire. D'une part, il déterminera un peuplement
plus rapide de, la côte Ouest des deux Amériques, avec une
augmentation corrélative du mouvement commercial. De
l'autre, il donnera de grandes facilités à la marine des Etats-
Unis, et à celle du gouvernement qui dirige le Canada, pour
passer d'un océan à l'autre suivant les nécessités.
« C'est de propos délibéré, écrit Mahan, que je parle ainsi
« d'une manière un peu vague du gouvernement qui dirige
« le Canada : car si ce pays fait partie de l'Empire britan-
« nique, comme tel, il sera secouru par la flotte anglaise
« quand ses intérêts seront en cause; mais si le Canada reste,
« pour le moment, incorporé à l'Union britannique, comme
« le furent les treize colonies de 1732 à 1770, du moins est-il
« difficile, devant les discussions politiques qui s'y produisent,
« et surtout, devant celles qui ont pour objet la participation
« du pays à la défense nationale anglaise, de ne pas sentir
« (|ue l'opinion qui prévaut en cette inatière n'est pas celle
« que l'on trouve en Australie, en Nouvelle-Zélande ou même
« dans l'Afrique du Sud. La forte opposition que rencontrent
(( dans les provinces françaises les propositions du gouverne-
« ment en faveur du développement d'une marine canadienne;
« la défense de cette mesure présentée par sir Wilfrid Lau-
u rier, alors premier ministre et lui-même Canadien-Français,
LE CANAL DE PANAMA Eï l'iMPÉRIALISME AMÉRICAIN 95
« défense où paraît plus Taflirmation de rindépendance et de
« la liberté d'action du Canada que celle de son dévouement
« aux intérêts impériaux; tout cela tend à prouver un relà-
« chement de fidélité indiquant déjà les tendances à la sépa-
« ration et pouvant y aboutir définitivement. Cette impression
« est confirmée par l'etTet que produisit sur l'impérialisme
« ang'lais le traité de réciprocité conclu entre le Canada et les
a Etats-Unis. Dref, il ne semble pas y avoir entre le Canada
« et la Grande-Bretagne ce lien solide que forme un intérêt
« commun dans la défense, lien dont la marine anglaise est le
« symbole et l'instrument, et qui unit entre eux les autres
» pays de self-government. Je le regrette, car les Etats-Unis
<( auraient tout intérêt à ce que l'Angleterre, unie au Canada,
« assumât une Lonne part dans la défense navale des côtes
(( septentrionales du Pacifique. Le résultat définitif affectera
« certainement la question du pouvoir sur mer, suivant que la
« marine anglaise, ou seulement la marine canadienne, pren-
« dra part à cette défense. En même temps, dans les conditions
« présentes, Touverture du canal de Panama rapproche de
« 6.000 milles la Hotte anglaise des côtes canadiennes du Pa-
« c if) que. »
j\ous citons ces lignes parce qu'elles montrent bien que
Mahan n'a pas changé depuis le temps oii il plaidait, auprès
de ses concitoyens et des Anglais, les avantages d"une union
étroite entre les colonies anglaises et la métropole, et entre les
deux branches de la race anglo-saxonne. Elle assurerait pour
toujours aux Anglais et aux Américains la possession de la
puissance maritime. Il a développé jadis celte idée dans deux
études : The possibilities of an Anglo-american réunion, et
■ The United Siates looking ouUvard. Voici comment il s'ex-
primait alors :
« La Grande-Bretagne est sans contredit le plus redoutable
« de nos ennemis possibles à cause de sa puissante marine et
« des fortes positions qu'elle occupe près de nos côtes. D'autre
« part, une entente cordiale avec ce pays est le premier de nos
'< intérêts extérieurs. Les deux nations cherchent leur propre
« avantage, ce qui est naturel; mais elles sont dominées aussi
« par un sentiment de droit et de justice, dérivé des mêmes
(' sources et ayant de profondes racines dans leurs instincts.
« Des malentendus temporaires peuvent surgir entre elles,
« mais le retour aux principes communs de droit suivra cer-
« taioement. Une alliance formelle est hors de question, mais
« une reconnaissance cordiale de la similitude des caractères
(( et des idées donnera naissance à la sympathie qui, à son
96 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
« tour, facilitera une coopération utile à l'un et à l'autre. La
« sentimentalité est faible, mais le sentiment est fort...
« Le renforcement de la puissance britannique par le pro-
« grès de la fédération impériale est un objet du plus grand
(c intérêt pour les Américains et trouvera chez nous, en géné-
« rai, une profonde sympathie, bien que, sur certains points,
« il puisse provoquer encore quelque jalousie. La république
« américaine et l'empire britannique ont eu bien des querelles
« dans le passé, et le souvenir n'en est pas entièrement effacé,
« Mais on voit se dessiner dans une clarté grandissante les
« conditions permanentes d'union qui ont existé dès le prin-
ce cipe et que recouvraient les débris des collisions et des dis-
« putes d'autres générations. Pour la langue, la législation, les
« traditions politiques, il y a identité entre les deux peuples;
« le sang même est commun, malgré les effets indéniables de
c( certains éléments étrangers. »
Le premier avantage que donnera le canal de Panama pour
assurer la puissance maritime dans le Pacifique est donc qu'il
activera le peuplement, par des éléments anglo-saxons, des
côtes américaines et canadiennes et de celles de l'Australasie.
Les facteurs les plus efficaces de la puissance sur mer d'un
pays sont en effet, d'une part, le chiffre de la population et la
manière dont elle est répartie; de l'autre, ses caractéristiques,
en tant qu'elles permettent rétablissement et le maintien d'un
gouvernement stable et agissant. Cette stabilité et cette effi-
cacité dépendent des qualités de la race; « l'élément distinc-
« tif n'en est pas tant leflicacité économique individuelle que
« l'aptitude politique du citoyen à une action générale sou-
<c tenue, action qui est, en fait, homogène et organique, en
« dépit des dissensions intérieures qui viennent l'entraver ».
Les émigrants anglo-saxons remplissent parfaitement ces
conditions. Comme ils se trouveront encadrés dans des Etats où
fonctionnent des gouvernements tout formés, différant les uns
des autres par les détails, mais répondant tous à un même
idéal auquel la race anglo-saxonne est portée à attacher une
valeur particulière, leur assimilation sera aisée.
Ils viendront bien plus nombreux que par le passé, grâce
aux facilités données par le transport direct dans les ports du
Pacifique des chargements d'émigrants, en évitant le trans-
bordement par chemin de fer à travers l'isthme. La question
du peuplement des côtes du Pacifique sera donc bien sim-
plifiée.
LK CANAL DE PANAMA ET l'iMPÉRIALISME AMÉRICAIN 97
On éloignera en même temps le danger de l'immigration
asiatique. L'amiral Mahan examine ce problème du point de
vue social, en écartant toute considération de supériorité de
races. Pourquoi les ouvriers européens ne songent-ils pas à
aller s'établir en Asie? Parce que la place est déjà prise. Si les
conditions étaient renversées, les gouvernements et les ouvriers
asiatiques protesteraient, comme on le fait dans tout le Paci-
fique américain, contre une invasion de travailleurs imbus
de traditions complètement différentes de celles du pays, et
réfractaires à toute assimilation sociale et politique. La diffé-
rence d'origine et la séparation qui a toujours existé entre les
races ont créé entre elles des divergences qui les empêchent
<ie se mélanger; ce mélange ne pourrait que les affaiblir.
Les récentes statistiques montrent que la population, dans
les Etats occidentaux de l'Amérique, progresse proportionnel-
lement plus vite que dans la plupart des autres parties de
l'Union. Néanmoins, elle est encore très faible (1). Il en ré-
sulte que les îles Hawaï, qui géographiquement dépendent plu-
tôt de l'Amérique que du Japon (2), ont été peuplées par des
Japonais. Si le canal avait été ouvert quand s'est produit le
besoin de main-d'œuvre qui a occasionné cet afflux de popu-
lation jaune, c'est de l'Europe du Sud qu'on aurait fait venir
le contingent nécessaire (3). La capacité de résistance de la
colonie, ainsi habitée par une population d'extraction et de
mœurs européennes, en eût été renforcée. Or, les îles Hawaï
ont pour les Etats-Unis une importance de tout premier ordre,
à cause de leur situation à mi-chemin des côtes asiatiques.
En ce qui concerne le peuplement, les grandes colonies de
langue anglaise de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande se
trouveront moins directement affectées par l'ouverture du canal
de Panama que ne le sera l'Amérique du Pacifique, y compris
Hawaï. Toutefois, ces colonies, qui ont un si grand besoin de
recevoir des immigrants européens (4), en ressentiront le
contre-coup. Il existe entre elles et les Etats de l'Ouest un
lien fait de la communauté des races et des traditions poli-
tiques. La communauté de sentiments au sujet de l'invasion
(1) L'Etat de Washington a 17 habitants par mille carré; l'Orégon, 7; la Cali-
fornie, 15; tandis que celui de New-York en a 191 et d'Ohio, 117. (Statistique de
19i0.)
(2) Distance de l'Amérique, 2.100 milles; du Japon, 3.400.
(3) Les iles renferment déjà lo.OOO Portugais.
(4) En, Australie, la .densité moyenne de la population blanche n'atteint pas deux
habitants au kilomètre carré. La vaste région tropicale connue sous le nom de ter-
ritoire du Nord ne contient que 1.000 blancs pour S23.620 kilomètres carrés.
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xsxvii, 7
98 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
jaune renforcera encore les anciennes sympathies. Elle pourra
même déterminer les deux nations auxquelles appartiennent
ces groupements à s'unir en une action commune contre ce
vaste mouvement qu'on appelle « le réveil de l'Orient ».
L'amiral Mahan, qui semble croire au péril jaune, note à ce
propos que la nécessité de faire front contre ce danger pourrait
contribuer à calmer les rivalités et les jalousies européennes.
L'idée avait déjà été émise par l'empereur Guillaume. Mais
nous n'en sommes pas encore là.
En tout cas, il ne doute pas que raccroissemeiit rapide de
la population américaine et anglaise sur les rives du Pacifique
ne modifie à leur avantage la situation des peuples de race
blanche vis-à-vis des Japonais. La démarcation entre l'élé-
ment européen et l'élément oriental dans le Grand Océan sera
tracée par une ligne joignant Puget Sound et Vancouver à
l'Australie. Les Hawaï et Samoa en sont les points intermé-
diaires les plus remarquables. Les îles Marshall et les Caro-
lines, Guam, Hong-kong, Kiao-tchau forment les postes avan-
cés de l'occupation blanche dans le monde asiatique.
Pour en revenir aux Américains du Nord, leur activité et
leurs capitaux recherchent partout des emplois et des débou-
chés. Ils se heurtent dans les pays nouveaux, comme la Chine,
à de nombreux compétiteurs d'autres nations, qui trouvent
auprès de leurs gouvernements respectifs un appui énergique.
Certains voudraient même faire concurrence aux citoyens des
Etats-Unis jusque sur leur territoire national! Mahan cite à
ce propos les déclarations du comte Itagaki, dont la précision
ne laisse aucun doute sur ce que feraient les Japonais s'ils
étaient les plus forts.
« L'Amérique a contraint le Japon à ouvrir ses portes; nous
(( lui demanderons donc d'abandonner ses préjugés de race et
« de se comporter avec impartialité vis-à-vis de tous... L'Amé-
« rique doit nous être ouverte et nous, en retour de la faveur
« qui nous est accordée, nous devons, puisque nous nous trou-
ce vons sur un terrain inexpugnable, en tant que Japonais,
h veiller aux intérêts de l'humanité tout entière. (Cette propo-
« sition générale vise sans doute « tous les Asiatiques ».)
« Nous autres Japonais, race végétarienne, nous menons une
« vie plus simple que les Américains et les Européens qui se
« nourrissent de viande. L'accroissement de notre population
« nous permettra de remporter la victoire dans la lutte pour la
« suprématie, et tout en maintenant nos droits, nous réali-
« serons l'expansion de notre race. •»
La crainte du Japon est l'argument le plus fort de Mahan
11
LE CANAL DE PANAMA ET l'iMPÉRIALTSME AMÉRICAIN 99
pour démontrer la nécessité qui s'impose aux Américains de
conserver la suprématie navale dans le Pacifique.
*
* *
Mais puisque leurs intérêts dans cet océan sont si considé-
rables, pourquoi ne pas y avoir en tout temps le gros de leur
flotte ? C'est que les conditions qu'elle y trouverait pour son entre-
tien sont beaucoup moins favorables que dans l'Atlantique. Les
côtes du Pacifique ne sont pas découpées et offrent peu d'abris.
La population y est moins dense que sur celles de l'Atlantique,
la main-d'œuvre plus chère, le charbon moins abondant et
moins bon pour l'usage des navires (1). En dehors de toute
considération stratégique, les raisons d'ordre économique ren-
dent avantageux le maintien en temps normal de la flotte dans
l'Atlantique.
Quant à la diviser, il n'y faut pas songer, tant qu'elle ne
sera pas plus nombreuse. Chacune de ses moitiés se trouverait
inférieure à l'un quelconque de ses adversaires probables.
Mais, quelque avantage que leur donne le canal en rédui-
sant de quatre mois à cinq semaines la traversée de Ne^Y-York
à San -Francisco (2), les Etats-Unis n'en ont pas moins besoin
d'une forte marine ; si leur flotte est par trop inférieure, elle
ne pourra protéger qu'imparfaitement la grande étendue de
côtes qui lui est confiée. De sorte que la sécurité de la Répu-
blique repose avant tout sur une supériorité maritime sufii-
sante. C'est l'affaire du Congrès de l'assurer.
Depuis l'étude que nous avons donnée ici au commencement
de 1912 (3) sur la marine des Etats-Unis, leur situation na-
vale ne s'est pas sensiblement améliorée. Les programmes ne
comprennent pas, comme en France, en Angleterre et en Alle-
magne, un certain nombre d'unités dont la construction est
répartie sur plusieurs exercices ; la liste est annuelle. Mais en
(1) L'emploi dn pétrole, qui tend à se généraliser à bord des navires de guerre,
changera un peu les données du problème.
(2) Le canal a une longueur de 50 milles marins, 82 kilomètres et demi. La tra-
versée sera ralentie d'abord par let trois écluses de Gatun ; puis au passage de la
tranchée de Culebra : il est peu probable que l'on puisse y effectuer des croisements
en marche. En approchant de Panama et de l'océan Pacifique, les navires auront à
franchir l'écluse de Pedro Miguel, et les deux écluses de Miraflore.
Il résultera du passage de ces six écluses un temps perdu certainement très supé-
rieur aux trois heures auxquelles l'évaluent les Américains.
On estime la durée totale de la traversée à dix ou treize heures, ce qui parait
très Optimiste, puisque dans le canal de Suez, où les conditions sont beaucoup
meilleures ("il a 11 mètres de profondeur, 47 mètres de largeur au plafond), la
vitesse autorisée est de 10 kilomètres à l'heure.
(3) Quesk DipL et Col., 16 janvier 1912.
100 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
1912 et en 1913, le Congrès n'a accordé qu'une partie des
demandes que lui adressait la marine : un seul cuirassé au
lieu de quatre en 1912 — ce sera le Pensylvania (1) — ; deux
au lieu de trois en 1913.
Faute d'un programme précis, et parce qu'elle est soumise
aux fluctuations de la politique intérieure (2), la marine des
Etats-Unis a perdu le deuxième rang qu'elle tenait derrière
celle de l'Angleterre, et s'est laissé distancer parcelle de l'Alle-
magne (3). D'ailleurs, les navires américains sont excellents ;
les plus récents sont supérieurs, commearmement, aux navires
allemands de la même époque. Mais la qualité ne supplée pas
à la quantité, et c'est une mauvaise préparation à faire du
Pacifique un lac» américain, que d'avoir réduit les dépenses
navales comme elles l'ont été depuis plusieurs années. La
faute en est au Congrès, et les secrétaires d'Etat à la marine
n'ont pas pu empêcher le mal. On ne les écoutait pas, quand
ils déclaraient qu'une forte marine était la meilleure des assu-
rances que le pays put prendre contre la guerre.
*
* *
Il faut aussi dire un mot des questions récemment soulevées
à propos du contrôle que les Etats-Unis voudraient conserver
sur la mer des Antilles. Un article de \d, National Review
(janvier 1913) avait essayé de montrer toutes les bonnes rai-
sons qui, du point de vue anglais, militent en faveur de sa
neutralisation garantie par les puissances. Les Américains
ont eu beau jeu de répondre que cette neutralisation était une
utopie, et qu'elle ne pouvait être assurée que par les Etats-
Unis, et à leur profit.
Mais actuellement leur marine semble insuffisante pour
^1) Déplacement : 31.400 tonnes ; vitesse : '21 nœuds ; artillerie : 12 pièces de
3o6 et 22 de 121. Ce sera le plus fort cuirassé du monde.
(2) Voici les variations du budget de la marine :
1909-1910 725 millions.
1910-1911 696 »
1911-1912 664 »
1912-1913 648 .■>
1913-1914 137 »
(3) Voici, à la fin de 1913, d'apris le Stalesman ) ear liook, la situation comparée
de l'Angleterre, des Etats-Unis, de l'Allemagne et du Japon :
Superdreadnoughts et dreadnoughls : Angleterre, 26 ; Etats-Unis, 10 ; Allemagne,
17 ; Japon, 2 (6 d'après l'Annuaire anglais).
Predreadnoughts : Angleterre, 40 ; Etats-Unis, 19 ; Allemagne, 18 ; Japon, 16.
Croiseurs cuirassés : Angleterre, 34 ; États-Unis, 10 ; Allemagne, 9 ; Japon, 13.
Ce tableau est à peu de cliose près le même que celui que nous avions donné eu
1912, d'après T/lnnuaùe de la Navi/ Learjue anglaise.
Lli CANAL DK PA>'AMA El' l'imPÉRIALISME AMÉRICAIN 101
obtenir ce résultat, d'autant plus que les puissances euro-
péennes sont déjà installées aux Antilles.
Lors du voyage qu'il fit l'année dernière dans TAmérique Cen-
trale, M. Knox, secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, s'ar-
rêta dans Tîle danoise de Saint-Thomas. Il n'en fallut pas
davantage pour que l'on reparlât des projets d'acquisition que
les Etats-Unis avaient eus autrefois sur les Antilles danoises.
Ils remontent à 1902 : un protocole avait été signé à Washing-
ton, le 27 janvier, entre M. Hay et le ministre danois, et
approuvé par les Chambres américaines. Mais les pourparlers
avaient dû être arrêtés devant le soulèvement de l'opinion
publique danoise. Peut-être TAlleraag'ne, très désireuse de
s'installer elle-même à Saint-Thomas, agit-elle en ce moment
à Copenhague pour faire repousser les propositions des Etats-
Unis. Il importe de noter qu'on a reparlé de ce projet de ces-
sion (1), auquel les Etats-Unis attachent une importance bien
justifiée par la situation des Antilles danoises à l'entrée du
golfe du Mexique.
D'autre part, on a parlé l'été dernier du projet de l'Amirauté
britannique d'établir aux Bermudes une importante base na-
vale. Nelson les avait déjà utilisées à cet effet ; en 1869, elles
avaient reçu un dépôt de charbon pour l'escadre de l'Amé-
rique du Nord et des Indes occidentales. Cette escadre s'est
longtemps composée d'un cuirassé de première classe, de
sept croiseurs et de six canonnières. Par suite de la concentra-
tion de la flotte anglaise dans la mer du Nord, au cours de ces
dernières années, ce nombre a été réduit, mais on a conservé
l'arsenal. A mesure que, dans les eaux métropolitaines, elle
remplace ses vieux navires par de nouvelles unités, l'Amirauté
est à même de renforcer ses escadres lointaines ou d'y réfor-
mer les navires trop anciens ; aussi a-t-elle décidé de faire sta-
tionner aux Bermudes quatre croiseurs cuirassés qui, chaque
année, reviendront en Angleterre pour les manœuvres. Un
contre-amiral a été mis à la tête de la station navale, qui
sera certainement renforcée quand le canal de Panama sera
ouvert.
La presse des Etats-Unis a manifesté contre ce projet une
opposition qui montre à quel point l'opinion supporte mal
toute menace à la suprématie navale américaine dans la mer
(1) Le prix d'achat serait de 25 millions de francs. Les sujets danois conserve-
raien|, sous la garantie du gouvernement américain, toutes les libertés dont ils
jouissent aujourd'hui. Le gouvernement américain se substituerait au gouvernement
danois dans ses obligations vis-à-vis de la compagnie du port. Les difficultés d'in-
terprétation seraient déférées au tribunal de La Haye.
102 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONULES
des Caraïbes. Voici quelques extraits de ce qu'écmaient les
journaux américains au mois d'août 1913 :
he New-York American: «Les plans de la Grande-Bretagne
« sont un défi qui nous est lancé. Le département d'Etat est
« surpris d'apprendre que TAngleterre s'en prend de façon si
« étonnante à la doctrine de Monroë. »
D'autres journaux ordinairement plus calmes ajoutaient:
« C'est l'existence même de la doctrine de Monroë qui est
« en jeu. D'autres nations européennes vont suivre l'exemple
« anglais. »
Le sénateur Chamberlain, de l'Orégon, déclarait :
« L'établissement d'une base navale anglaise aux Bermudes
« menace le canal de Panama. Si la nouvelle est vraie, il faut
« que la base américaine de Guantanamo soit renforcée ; il
« faut que nos forces navales du Pacifique deviennent aussi
« puissantes que possible. L'affaire est d'importance vitale. »
Le sénateur Chorston, de la Louisiane :
« 11 faut qu'un programme annuel de quatre cuirassés soit
M inauguré cette année même :
Le sénateur Ashurst, de l'Arizona :
« Il faut que la flotte américaine soit doublée, que nous
« ayons deux escadres indépendantes, l'une dans l'Atlantique,
« l'autre dans le Pacifique, sans quoi nous n'échapperions au
« danger anglais que pour encourir le danger japonais. »
Nous voilà loin de l'entente parfaite autrefois rêvée ! Pour-
tant, alors que l'Union doit se trouver mêlée de plus en plus à
la politique mondiale, elle a toute sorte de raisons pour vivre
en bonne intelligence avec l'Angleterre. Celle-ci le sait bien,
qui accepte si facilement l'attitude arrogante des Américains
dans les affaires de Panama, et leur dédain Ijrntal des formes
diplomatiques, dédain auquel l'Europe n'est pas habituée.
Quanta la France, le seul dissentiment qui la sépare des
Etats-Unis est la question des tarifs douaniers.
Mais l'amiral Mahan croit le péril allemand aussi menaçant
que le péril japonais. La doctrine de Monroë est à la merci de
l'Allemagne. C'est, du moins, ce qu'il écrivait récemment au
New-York Times, dans une lettre énergique pressant le Con-
grès de voter les crédits pour les cuirassés.
« La doctrine de Monroë, dit-il, n'a d'autre appui que la
« marine, et le danger que court cette doctrine d'être réduite
« à néant, s'il ne paraît pas imminent, n'est pas imaginaire.
« Dans deux occasions récentes nous est venu l'avertissement .
t que l'hostilité actuelle de l'Allemagne contre l'Angleterre
« pourrait être apaisée si cette dernière repoussait la doctrine
LE CANAL DE PANAMA ET L'IMPÉRIALISME AMÉRICAIN 103
« de Monroë. Non pas que la Grande-Bretagne désire de nou-
« veaux territoires en Amérique, mais parce qu'alors elle ne
« s'opposerait plus aux projets éventuels de l'Allemagne d'ac-
« quérir des territoires dans le nouveau continent. Une entente
« de cette nature serait l'équivalent de celle entre la Grande-
« Bretagne et la France, par laquelle les Français ont obtenu
« leur liberté d'action au Maroc. L'Angleterre pourrait être
« amenée à laisser les mains libres à l'Allemagne en Amérique
« pour détourner d'elle-même le danger allemand. Il faut donc
« que l'Amérique se protège elle-même, et pour cela, une
« puissante marine lui est indispensable. »
Malgré la faiblesse relative des moyens d'action militaire et
navale dont disposent les Etats-Unis, l'ouverture du canal de
Panama va donner à l'impérialisme américain une impulsion
nouvelle. Son expansion ne sera pas arrêtée, comme on aurait
pu le croire, par l'avènement d'un président démocrate. Elle
tient à des causes trop profondes, contre lesquelles le gouver-
nement ne peut pas réagir, même s'il en avait l'intention. La
dollar diplomacy est une conséquence de l'accroissement de
la fortune publique : le contrôle des capitaux placés à l'exté-
rieur est devenu une nécessité nationale.
C'est pourquoi, quel que soit le parti aux affaires, la ten-
dance des Etats-Unis à faire une politique mondiale ne peut
que grandir. Les Américains sont gens trop positifs pour ne
pas sacrifier les théories aux exigences de la situation. Tant
qu'ils furent dans l'opposition, les démocrates ont demandé
l'amoindrissement de l'armée et de la marine. Mis en face des
réalités du pouvoir, ils se trouvent forcés de leur donner le
développement que comporte la politique. Ils sont partisans de
la limitation des armements et de l'arbitrage ; mais M. Wilson
fait escorter par des vaisseaux de guerre les fonctionnaires
qu'il envoie surveiller les élections de Saint-Domingue. Leurs
principes veulent que l'autorité morale des Etats-Unis, dans
le continent américain, résulte du libre consentement des
républiques latines, et non d'une coercition ; mais un des
premiers actes du nouveau président a été de conclure avec le
Nicaragua un traité qui met ce pays sous l'étroite dépendance
des Etats-Unis. Aux observations- qu'on lui adresse à ce sujet,
il ré.pond que c'est le Nicaragua lui-même qui a demandé
expressément l'incorporation dans le traité des conditions
énoncées dans le traité avec Cuba. Qu'il s'agisse de Cuba ou
104 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
des Philippines, les démocrates souhaitent l'indépendance de
ces îles; mais ils reconnaissent que leur union avec les Etats-
Unis s'impose, tant sont fortes certaines nécessités économi-
ques ou stratégiques.
Enfin , jamais un gouvernement républicain ne s'était
exprimé aussi crûment que Ta fait M. Wilson, le 27 octobre
dernier, au sujet des concessions accordées aux étrangers par
les petits Etats : pour garantir ces concessions, ces Etats se
trouvent dans une telle condition, que les intérêts étrangers
deviennent susceptibles de dominer leurs intérêts domestiques.
Il en résulte une subordination inacceptable, que les Etats-
Unis ne supporteront jama,is.
Le changement du parti politique au pouvoir n'a donc
amené aucun changement dans les moyens mis en œuvre pour
assurer le succès de la politique impérialiste. Ceux qui con-
naissent les choses américaines n'en avaient jamais douté.
Voici ce que disait, en février 1913, M. Morton FuUerton, dans
une conférence faite à Paris, sous le patronage du Comité
France-Amérique : « Quelque effort que tente l'un ou l'autre
« des partis politiques pour se soustraire aux responsabilités
« et pour résister temporairement à la force des choses, le
« bon sens du peuple américain exigera que les intérêts de la
« nation soient maintenus au-dessus de la politique de parti. »
Ces intérêts trouveront dans le canal de Panama un mer-
veilleux instrument à leur service. De sorte que les démocrates
auront eu la bonne fortune d'arriver aux affaires au moment
voulu pour en bénéficier, et grâce à cette coïncidence, ne
feront que poursuivre, en l'accélérant, l'œuvre commencée par
les républicains comme Taft et Roosevelt. Cela ne les empê-
chera pas de prêcher l'arbitrage et de favoriser toutes les ini-
tiatives pacifistes, mais à la condition qu'elles ne gênent pas
leurs ambitions nationales.
A. DE Tarlé,
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
La question de l'Albanie et des îles de la mer Egée.
l'attitude de la triple alliance
Les puissances de la Triple Alliance n'ont pas encore fait connaître
officiellement leur réponse à la Noie de sir Edward Grey sur l'Al-
banie et les îles Egéennes (1) ou plutôt elles n'ont encore répondu
qu'à la première partie de cette note, celle qui vise la question alba-
naise, indiquant ainsi qu'elles se refusent à lier les deux questions
ainsi que le demandait la diplomatie britannique. Le 31 décembre,
en effet, les ambassadeurs d'Allemagne, d'Autriche-Hongrie et d'Ita-
lie à Londres ont remis au Foreign Office une Note concertée par
quoi leurs gouvernements « déclarent accepter la prolongation du
« 18 décembre au 18 janvier du délai accordé à la Grèce pour l'éva-
« cuation des territoires reconnus albanais par le concert des puis-
« sances, mais proposent de demander à la Grèce des garanties au
« sujet de cette évacuation, et insistent, pour expliquer cette demande,
« sur l'urgence de ladite évacuation ». La Note ajoutait que « les
« trois gouvernements allemand, austro-hongrois et italien feront
« connaître en temps voulu leur réponse au sujet des îles de la mer
(c Egée et se déclarent prêts à examiner dans le meilleur esprit toute
« représentation que le gouvernement hellène pourrait adresser à
« l'Europe concernant ces îles » (Communiqué de l'agence Havas). Et
depuis, les puissances de la Triple Alliance sont restées muettes. La
Tribuna de Rome a seulement annoncé, le 8 janvier, que « la Tri-
« plice répondra incessamment à la seconde partie des proposi-
« tions anglaises et que, dans cette seconde réponse, les trois gou-
« vernements de Berlin, de Vienne et de Rome reconnaîtront que
(( Chio et Mitylène doivent appartenir à la Grèce, Imbros et Tenedos à
c( la Turquie, et que Lemnos et Samothrace doivent être considérées
« comme nécessaires à la défense des Dardanelles, et par conséquent
« être attribuées à la Turquie ». D'autre part, le Berliner Tageblatt,
sans être aussi précis que la Tribuna, a cru pouvoir annoncer que
« les puissances de la Triplice se sont mises d'accord sur la question
« des îles et que l'attitude qu'elles ont décidé d'adopter est celle
« d'une neutralité absolue ».
(1) Voir à ce propos dans noire livraison du i" janvier l'article du commandant
de Thonaasson sur les Démonstrations diplomatiques de l'Angleterre et de l'Italie.
106 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
La Turquie, ajoutait le Berliner Tageblatt, se rend compte que l'Europe
ne peut pas intervenir pour chasser les Grecs de Chic et de Mitylène; de
là son désintéressement. La Turquie essaie ra-t-elle de forcer la Grèce à
lui restituer ces deux îles? Sur ce point, les avis diflerent. Il n'est pas
impossible que la guerre soit ajournée pendant quelques mois, et que,
d'ici là, l'Italie ayant restitué à la Turquie les îles occupées par les Ita-
liens, il y ait un échange quelconque d'îles entre la Grèce et la Turquie.
LE VOYAGE DE M. VENIZELOS A ROME
Le président du Conseil des ministres hellène, M. Venizelos, vient
d'entreprendre une tournée de visites dans les grandes capitales de
l'Europe. Il a commencé son voyage par Rome où il est arrivé le
8 janvier et est resté deux jours. Durant ce temps, il a eu de longues
conversations avec le ministre des Affaires étrangères d'Italie, le
marquis de San Giuliano. Le secret le plus absolu a été gardé sur
la nature de ces entretiens, les deux hommes d'Etat s'étant refusés à
faire à la presse aucune communication. Mais M. Venizelos a déclaré
au Giornale d'Italia qu'il était très satisfait de la cordialité avec la-
quelle il avait été reçu, et d'autre part, les journaux de Rome et
d'Athènes ont été unanimes à considérer que la visite du Premier
hellène au gouvernement italien marque le commencement d'une
période de détente dans les rapports italo-grecs. De Rome, M. Veni-
zelos doit se rendre à Paris et à Berlin.
l'agitation EN ALBANIE
La situation en Albanie est fort troublée et inspire de sérieuses
inquiétudes. Le 6 janvier, un coup de main a été tenté à Vallona par
un détachement de 200 soldats turcs commandés par des officiers de
l'armée régulière ottomane et venus de Constantinople à bord du
vapeur autrichien Meran. On a dit que l'expédition avait pour but de
proclamer souverain de l'Albanie l'ancien ministre de la Guerre otto-
man, Izzet pacha, et l'on assurait qu'Izzet pacha lui-même en avait été
l'organisateur, ce qui fut aussitôt démenti officiellement à Constan-
tinople. Le coup d'Etat a d'ailleurs échoué grâce à l'énergie du gou-
vernement provisoire qui, d'accord avec la Commission du contrôle
et les officiers de police hollandais, fit procéder à l'arrestation immé-
diate des soldats turcs et à leur rembarquement. Mais d'après les
dernières nouvelles de Vallona, on redouterait un mouvement insur-
rectionnel populaire et les dé'égués de l'Italie et de l'Autriche à la
Commission de contrôle auraient même télégraphié à leurs gouver-
nements d'envoj^er des forces navales pour appuyer les stationnaires
autrichien et italien qui sont déjà dans les eaux albanaises.
En Turquie.
LE NOUVEAU MINISTRE DE LA GUERRE ENVER PACHA
Le ministre de la Guerre ottoman, Izzet pacha, ayant démis-
sionné — pour pouvoir réaliser plus facilement, a-l-on dit, ses
LES AFFAIRES d'ORIENT 107
ambitions albanaises — sa succession a été donnée au colonel Enver
bey qui a été promu, à trente et un ans, général de brigade et pacha.
La personnalité du nouveau ministre est trop connue pour qu'il soit
nécessaire d'insister autrement sur l'importance de sa nomination
comme chef suprême de l'armée turque. Promoteur à vingt-six ans
de la révolution de 1908, organisateur de la défense de la Tripoli-
taine contre les Italiens, principal auteur du coup d'Etat qui ren-
Tersa le ministère Kiamil après avoir tué le ministre de la Guerre,
Nazim pacha, vainqueur d'Andrinople qu'il reprit aux Bulgares lors
de la deuxième guerre balkanique, Enver pacha est l'une des têtes
du Comité Union et Progrès qui, avec Djemal pacha, Talaat bey,
Halil bey et Djavid bey occupe actuellement le pouvoir. Son premier
acte de gouvernement a été de mettre à la retraite d'office près de
300 maréchaux, généraux et officiers supérieurs et d'envoyer 10.000
hommes de troupe en Arménie. En même temps que sa charge de
ministre, Enver pacha a assumé les fonctions de chefsd'élat-major ;
il a désigné pour le seconder comme sous-chefs de ce service un
officier allemand et Hafiz Ismaïl Hakky bey et il a nommé titulaires
des quatre inspections : première armée, Constantinople, maréchal
Talar Osman pacha; deuxième armée, Andrinople, général Zekky
pacha; troisième armée, Erzindjian (Asie Mineure)^ général Mahmoud
Moukhtar; quatrième armée, Mésopotamie, général Djavid pacha.
l'achat du DREADNOUGHT « RIO DE JANEIRO » PAR LA TURQUIE
En même temps qu'elle réorganise son armée sous l'énergique
direction d'Enver pacha la Turquie entreprend de se reconstituer
une marine de guerre. Le gouvernement ottoman vient en effet
d'acheter à Londres^ moyennant un premier versement de 30 millions,
sur un prix total d'environ 80 millions, le dreadnought Rio -de -Janeiro
qui avait été commandé pour la marine brésilienne, mais que le
Brésil s'était décidé à vendre, vu l'état précaire de ses finances.
Le Rio-de- Janeiro, qui a reçu le nouveau nom de Sultan-Osman, a
été mis en chantier en septembre 1911 et pourra être prêt en mai
prochain ; il a un déplacement de près de 30,000 tonnes et est armé
de 14 canons de 305 et de 20 canons de 150; aucun autre dread-
nought ne porte aujourd'hui un nombre aussi considérable de
grosses pièces d'artillerie. Le Sultan- Osman vaut à lui seul toute la
flotte turque qui ne se compose actuellement que de trois vieux
cuirassés — Vxxn^Xe Messoudieh, lancé en 1874; les deux autres, le
Barharossa et le Torgout-Reis, achetés à l'Allemagne et entrés en
service en 1893 — ; de deux croiseurs protégés relativement récents
et d'un certain nombre de petits bateaux, torpilleurs et destroyers.
La Turquie a également en Angleterre un grand cuirassé en cons-
truction, le Reshadieh qui, d'un tonnage moindre, est à certains
points de vue d'un type' plus moderne et plus puissant que le Riode-
Janexro, lui-même ; mais lancé au mois de septembre dernier, il ne
sei^apas prêt avant la fin de Tannée 1913. Jusqu'ici la Grèce avait
l'avantage de pouvoir opposer aux vieux bâtiments turcs un bâti-
108 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
ment réellement moderne, VAverof, qui poursuivit seul, comme on
sait, pendant la guerre, une excellente besogne. Mais naturellement
VAverof, qui n'est qu'un croiseur de 10.000 tonnes, qui ne dispos^!
comme grosse artillerie que de quatre canons de 240 millimètres, ne
saurai! être comparé à un bâtiment du genre du Rio-de-Janeiro. Le
reste de la Hotte grecque se compose uniquement de vieux bâti-
ments, de quelques destroyers et d'un sous-marin. Si des hostilités
venaient à éclater d'ici à quelques mois entre la Turquie et la Grèce,
la situation se trouverait presque complètement l'inverse de ce
qu'elle était durant la guerre précédente. La Grèce a bien en cons-
truction, aux chantiers Vulkan^ un dreadnought, le Salamines-, mais
quel que soit l'empressement mis à son achèvement, le bâtiment,
mis en chantier en janvier 1913, ne saurait être prêt avant le prin-
temps de 1915, c'est-à-dire à peu près en même temps que le Resha-
dieh.
LA MISSION MILITAIRE ALLEMANDE
Les pourparlers continuent simultanément à Berlin et à Constan-
tinople entre la Russie, l'Allemagne et la Porte au sujet de la mis-
sion militaire du général Liman de Sanders. 11 ne semble pas
qu'un résultat définitif ail encore été obtenu. Cependant la Porte a
communiqué, le 9 janvier, à la presse la note suivante :
Aucune modification n'est apportée dans les attributions de la mission
militaire allemande. Le général allemand Liman de Sanders est nommé
par un iradé impérial commandant du i""^ corps d'armée avec résidence à
Constantinople, investi du rôle d'instructeur militaire et d'inspecteur
général des écoles militaires.
Les restrictions faites officiellement pour les ports du Bosphore et des
Dardanelles, la cour martiale et l'état de siège sont maintenues.
Et l'agence Havas en transmettant à Paris ce communiqué y ajou-
tait ce correctif :
D'après les renseignements que nous avons recueillis, la Russie et la
Porte se seraient fait des concessions mutuelles tant sur la question des
réformes arméniennes que sur les pouvoirs du général Liman de
Sanders.
La Russie se montrerait moins intransigeante sur les pouvoirs spéciaux
des spécialistes étrangers engagés en qualité de conseillers près des ins-
pecteurs généraux.
La Turquie réduirait encore les pouvoirs du général Liman de Sanders.
On garde toutefois le secret et l'on évite toute précision. Bien que l'am-
bassadeur de Russie ait été très net lors de sa dernière entrevue avec le
grand vizir, celui-ci n'a pas encore donné sa réponse définitive. Un point
est acquis : la Porte accepte qu'un délégué russe fasse partie du Conseil
de la Dette publique.
LE NOUVEAU PREMIER CONSEILLER LÉGISTE DE LA PORTE
Un iradé impérial vient de nommer un Français, le comte Léon
Ostrorog, premier conseiller légiste de la Sublime Porte avec
LES AFFAIRES d'oRIENT 109
grade de ministre plénipotentiaire. Le comte Oslrorog appartient à
une ancienne famille polonaise qui vint s'installer en France après
la guerre de Crimée, Il fit ses études en France, en Allemagne et en
Angleterre. Il fut reçu docteur en droit de la Faculté de Paris en 1892.
En 1893, sur la présentation du gouvernement français, il était
appelé à Constantinople, où il fut chargé d'organiser le contentieux
de la Dette ottomane. Il s'y livra à l'étude des langues orientales et
de la législation ottomane et devint, en 1897, diplômé de l'Ecole de
droit de Stamboul, après avoir passé en langue turque ses examens
oraux et écrits. En 1909, le comte Ostrorog était nommé conseiller
du ministère de la Justice. 11 donnait sa démission en 1911 à la suite
d'un désaccord avec le ministre INejmeddin Mallali et se con-
sacrait dès lors tout entier au barreau, tout en étant correspondant
spécial du Dailij Telegraph. Ses nouvelles fonctions de premier
conseiller légiste de la Sublime Porte sont très importantes, car
techniquement la Sublime Porte représente quatre départements
essentiellement politiques : Grand Vizirat, Alfaires étrangères, Inté-
rieur et Conseil d'Etat. Il est intéressant de remarquer que, lorsque
le comte Léon Ostrorog était conseiller du ministère de la Justice,
il fit décider l'envoi en France de la mission juridique des étudiants
en droit qui vinrent suivre les cours de nos facultés.
LE CUEMIN DE FER HODÉIDA-SANA
Un accord est intervenu entre Djemal pacha, ministre des Tra-
vaux public, et la Compagnie française qui s'est chargée de con-
struire un chemin de fer dans le Yémen, entre Hodéida et Sana. On
se rappelle les réclamations présentées par cette compagnie à qui
les opérations italiennes dans la mer Rouge avaient fait subir, il y
a deux ans, de graves dommages. La Turquie reprend en régie cette
ligne de chemin de fer. Cette solution satisfait la Compagnie fran-
çaise qui l'avait elle-même proposée. Mais elle enlève à la France
une occasion d'exercer dans le Yémen une influence économique.
En JBulg-arie.
l'ouverture du SOBRANIÉ, le discours du TRÔNE
Le 31 décembre, le roi Ferdinand a ouvert la session extraordi-
naire du 16^ Sobranié bulgare en donnant lecture du discours du
trône suivant :
Après que, l'année dernière, le peuple bulgare eut donné au monde le
spectacle d'un effort militaire tel qu'on n'en avait pas encore vu jusque-là,
et eut conquis par ses armes la liberté des populations asservies, notre
patrie fut soumise à de nouvelles et terribles épreuves. Attaqués simul-
tanément par les armées des cinq Etats voisins, ses fils durent combattre
non pour des conquêtes et des acquisitions, mais pour la conservation de
notre propre terre.
Mais si au cours de la guerre le peuple bulgare s'est illustré par des
exploits sans précédents, il s'est montré plus grand dans le malheur et les
110 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
épreuves. Forcé de se battre contre des adversaires ligués et des armées
ennemies jusqu'aux portes mêmes de la capitale, sans communications
et abandonné de tous, le soldat bulgare a combattu jusqu'au dernier
jour, jusque la dernière heure, et il interrompit la guerre sans avoir été
vaincu.
Au nom de la Bulgarie, je m'incline devant les cendres de ceux qui sont
tombés pour la patrie, et j'adresse mon salut à ces combattants invin-
cibles.
Plus tard, lorsque nos ennemis s''attendaient à des désordres tels qu'un
bouleversement, comme il s'en est produit dans des circonstances moins
tragiques dans d'autres Etats, le peuple a supporté toutes les épreuves
avec un sang-froid ^et une fermeté qui révèlent de précieuses vertus
civiques.
Le discours du trône justifie ensuite la dissolution du Sobranié
précédent qui, élu avant la guerre d'après l'ancien système élec-
toral, avait perdu le droit de se prononcer sur les questions nées
pendant et après la guerre ; et il continue :
En ce qui concerne les rapports de la Bulgarie avec les grandes puis-
sances, ces rapports sont bons et le gouvernement emploie tous ses efforts
pour les rendre encore plus amicaux.
Les relations avec la Roumanie ont été reprises avec une égale bonne
volonté des deux côtés. Nous avons ensuite échangé des représentants
avec la Sublime Porte, persuadés que le nouvel état de choses exclut les
malentendus avec la Turquie, et ayant le ferme espoir que les multiples
intérêts économiques qui lient la Bulgarie à l'empire voisin trouveron
leur solution dans les bons rapports de voisinage et d'amitié entre les
deux Etats.
Nos rapports avec la Serbie sont également en voie de rétablissement.
Le peuple bulgare, après ses glorieux faits d'armes et après les épreuves
traversées est résolu à restaurer ses forces dans la paix et un travail
durable et il ne pense qu'à remporter sur le terrain de la paix et du
progrès des victoires susceptibles de lui assurer la place d'honneur qui lui
revient parmi les peuples balkaniques.
LE MAINTIEN AU POUVOIR DU MINISTÈRE RADOSLAVOF
Aussitôt après l'ouverture du nouveau Sobranié, le président du
Conseil, M. Radoslavof, a remis au roi la démission du cabinet pour
régulariser, a-t-il déclaré, les rapports du Sobranié avec le gouver-
nement. Le roi ayant chargé M. Radoslavof de reconstituer le mi-
nistère, ce dernier a repris tous ses collaborateurs à l'exception de
M. Ghénadief qui a demandé à rester démissionnaire pour pouvoir
répondre plus librement aux attaques dirigées contre lui par l'oppo-
sition. M. Radoslavof a décidé d'exercer l'intérim du ministère des
Affaires étrangères.
LES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS EN BULGARIE
Le gouvernement bulgare a signé le 29 décembre, avec le ministre
de France à Soflia, l'accord étendant aux établissements français
LES AFFAIRES D'oRIKNT 111
situés dans les nouveaux territoires bulgares, les stipulations de la
convention franco-bulgare de 1910.
En Serbie.
LA CRISE MINISTÉRIELLE
Une crise ministérielle vient également de se produire en Serbie,
qui s'est résolue aussi par le maintien au pouvoir du cabinet démis-
sionnaire. La crise avait éclaté dans les conditions suivantes : M. Pa-
chitch avait déposé, d'une part, une demande de deux douzièmes
provisoires, et d'autre part, un projet de loi autorisant les ministres à
demander directement^ avec l'approbation du Conseil des ministres,
des crédits pour les nouvelles provinces à leur collègue le ministre
des Finances. Aux termes de ce projet de loi, le Conseil était autorisé
à accorder au ministère de la Guerre 5 millions. Les vieux-radicaux
et les jeunes-radicaux étant divisés sur la question des élections
municipales qui doivent avoir lieu en janvier et l'attitude des vieux-
radicaux ayant fait échouer un compromis, les jeunes-radicaux, qui
jusqu'ici avaient indirectement soutenu le cabinet, décidèrent de se
ranger dans l'opposition et se joignirent aux autres partis pour atta-
quer le gouvernement. L'assaut se fit sur la politique financière du
gouvernement. Toute l'opposition, après un discours du progressiste
M. Marinkovitch, quitta la salle des séances. Le président de la
Skoupchtina ayant mis les projets de loi sur les douzièmes provi-
soires et les crédits extraordinaires aux voix, le quorum ne fut pas
atteint. M. Pachitch remit alors au roi la démission collective de son
cabinet; mais le roi la refusa, déclarant que le président du Conseil
gardait sa pleine confiance. Dans ces conditions, M. Pachitch se
décida à rester au pouvoir avec tous ses collaborateurs à l'exception
du ministre de la Guerre, le général Boyanovitch, qu'un léger désac-
cord à propos des crédits de son département, sépare de ses col-
lègues.
En Roumanie.
LA RETRAITE DU MINISTÈRE MAJORESCO
Le Premier roumain, M. Majoresco, a annoncé le o janvier à la
Chambre des députés que le gouvernement qu'il dirigeait avait décidé
de se retirer.
Le gouvernement de collaboration formé de deux partis distincts, a dit
le président du Conseil, a été appelé au pouvoir uniquement en vue des
événements balkaniques au lendemain de Kirk-Kilissé. Celte question
ayant été résolue au mieux des intérêts du pays, le gouvernement n'a plus,
au point de vue constitutionnel, la possibilité de continuer à gouverner. Il
s'agit en effet, de réaliser des réformes internes qu'un gouvernement com-
posé de deux partis, ayant deux programmes distincts, se trouve dans l'im-
possibilité d'appliquer. Il faut, pour cela, un gouvernement unitaire comme
le parti national libéral.
112 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
M. Majoresco a terminé en disant qu'un gouvernement libéral sera
au pouvoir avant le nouvel an. Après une courte intervention de
M. Take .Ionesco dans le même sens, M. Majoresco ayant donné les
explications demandées sur la situation, le gouvernement a renoncé
à convoquer les Chambres en session extraordinaire pour le 10 jan-
vier, comme il en avait primitivement l'intention, cette convocation
devenant inutile. Le gouvernement a remis sa démission au roi le
12 janvier. Le nouveau cabinet libéral entrera en fonction aussitôt,
et le 24 janvier le Parlement sera réuni pour entendre la lecture du
décret de dissolution.
LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE LA ROUMANIE
Le 3 janvier, à la Chambre roumaine, à l'occasion de la discussion
de la réponse au discours du trône, M. Majoresco, a déclaré inexact
que la Roumanie soit sous la dépendance politique de l'Autriche. Et
il a cité comme preuve le télégramme adressé à M. Mishou, au mo-
ment où celui-ci se trouvait avec M. Take Jonesco à Londres, lui
demandant de défendre uniquement les intérêts roumains sans se
mettre à la remorque d'une puissance quelconque. M. Majoresco
poursuivit :
On nous demanda d'être avec la Serbie contre la Bulgarie; or en sep-
tembre, nous savions qu'il existait une alliance serbo-bulgare hostile à la
Roumanie et à l'Autriche. Nous avions donc les mêmes intérêts que l'Au-
triche et notre action fut semblable à la sienne.
Il est inexact que l'Autriche n'ait pas été l'amie de la Roumanie et
qu'elle ait favorisé la Bulgarie. Au contraire, le comte Berchtold conseilla
à la Bulgarie de s'entendre avec nous. L'Autriche, mise en demeure de se
prononcer entre la Roumanie et la Bulgarie, se prononça pour la Rou-
manie.
M. Majoresco critiqua ensuite les attaques contre l'Autriche aux-
quelles se livre une certaine presse et qui furent désapprouvées for-
mellement par le gouvernement. Il expliqua qu'il était naturel que
l'Autriche fût favorable à la revision du traité de Bucarest. D'ailleurs,
comme la Russie, sir Edward Grey déclara que les puissances avaient
le droit d'examiner le traité de Bucarest, car celui-ci concernant un
territoire de la Turquie européenne est d'un intérêt européen. Il fal-
lait éviter de comprendre le territoire turc dans les stipulations du
traité de Bucarest. La Roumanie refusa donc d'accéder à la demande
de la Turquie de participer aux débats de Bucarest, attendu qu'il
s'agissait seulement de modihcalions territoriales à régler entre les
Elats chrétiens, et de cette façon la revision fut écartée.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — Le voyage du Président de la République en Russie. —
Des informations de presse ont annoncé que le Président delà Répu-
blique se rendrait cette année, sans doute, en Russie. La date du
voyage n'est pas encore arrêtée; mais il est probable qu'elle sera fixée
peu après les élections législatives qui ont lieu, comme l'on sait, en
France dans le courant du mois de mai.
— La réception diplomatique du i" Janvier à l'Elysée. — A l'occa-
sion de la réception diplomatique traditionnelle du 1" Janvier à
l'Elysée, sir Francis Bertie, ambassadeur d'Angleterre et doyen du
corps diplomatique, a adressé à M. Poincaré l'allocution suivante:
Monsieur le Président,
Au début de l'année nouvelle, mes collègues du corps diplomatique et
moi nous adressons à la France et à son Président nos félicitations et nos
vœux les plus sincères.
L'année qui vient de s'écouler a vu se rétablir la paix et tout nous per-
met d'espérer qu'elle ne sera pas troublée dans l'anne'equi commence. Les
nations pourront ainsi se consacrer d'un commun accord à l'étude des
nombreux problèmes qui ne peuvent être résolus que dans le calme et la
sécurité.
La grande force morale qu'est la France trouvera à l'avenir, comme par
le passé, maintes occasions de se manifester en cherchant à rendre plus
forts les liens qui doivent unir les peuples aussi bien dans une œuvre
commune de conciliation et de progrès que dans le domaine de la science,
des arts et des lettres.
Le Président de la République a répondu en ces termes :
Monsieur l'Ambassadeur,
Je vous remercie, vous et vos collègues du corps diplomatique, des vœux
que vous voulez bien m'adresser, ainsi que des sentiments amicaux que
vous témoignez, une fois de plus, à la France et dont je connais la sin-
cérité.
Les souhaits que vous formez pour le maintien de la paix répondent à la
pensée constante du gouvernement de la République.
Au cours des événements qui ont, depuis de si longs mois, absorbé l'at-
tention de l'Europe, la France n'a pas cessé de collaborer activement avec
les autres puissances, pour tenter d'abord de prévenir, puis de limiter et
enfin d'tibréger les hostilités.
Maintenant qu'après tant de courage dépensé et tant de sang répandu,
le calme est heureusement rétabli, elle veut espérer que rien ne le viendra
QoEST. DiPL. ET Col — t. xxxvii. 8
114 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
plus troubler et que désormais affranchies du souci qui les obsédait, toutes
les nations vont recouvrer, avec la sécurité du lendemain, la liberté de
travailler, dans leur intérêt particulier et dans l'intérêt universel, au dé-
veloppement de leurs relations économiques, à l'accroissement de leur
prospérité respective et au progrès de la civilisation.
— Les relations franco-italiennes. Le discours de M. Barrère le
1" janvier à Home. — En recevant au palais Farnèse, le l*''^ janvier,
la colonie française de Rome^ l'ambassadeur de France, M. Barrère,
s'est exprimé ainsi sur les relations franco-italiennes :
Messieurs,
L'année qui vient de s'écouler a vu se produire des luttes, des contradic-
tions d'intérêts qui auraient pu compromettre la paix générale. Cette ten-
sion devait inévitablement produire entre les nations les plus amies des
divergences de vues passagères, des incidents d'autant plus remarqués
qu'ils étaient plus inattendus. La France et l'Italie auraient été privilé-
giées si elles avaient échappé à cette ambiance générale. Bien qu'aucun an-
tagonisme ne les divisât, on a pu croire, à certains moments, que la tra-
dition de leur amitié en avait quelque peu souffert.
Heureusement, Messieurs, il n'en était rien. Des relations fondées sur
de sérieuses réalités ne pouvaient ni en un mois, ni en un an être mises
en question par des malentendus qu'il appartenait à la diplomatie de dis-
siper. II s'est dit alors, il est vrai, qu'entre la France et l'Italie il ne pou-
vait être question que de transactions matérielles et de rapports d'affaires.
On ne saurait certes nier l'importance et la valeur de tels facteurs. Je ne
crois pas toutefois que ce fût pour cela seulement que des Français
et des Italiens combattirent ensemble sur les champs de bataille de la
Lombardie. Je ne crois pas non plus que des deux côtés des Alpes on
puisse jamais envisager sans un frémissement de cœur la possibilité de
contingences qui pourraient en un jour de malheur mettre les deux nations
dans une position d'inimitié.
Mais en supposant que tout cela ne fût que sentiment, je n'en serais que
plus à l'aise pour rappeler que le sentiment, pour y avoir joué un grand
rôle, n'a pas été l'élément unique de l'amitié où la France et l'Italie
vivent depuis quinze ans. Les banquets et la rhétorique, je peux vous
l'assurer, n'y ont joué qu'un faible rôle. C'est la reconnaissance d'intérêts
tangibles et permanents qui en ont formé la substance et assuré la durée.
C'est l'union des deux peuples qui les a conduits à réaliser leurs légitimes
besoins d'expansion.
Ce qui appartient au passé doit se continuer aujourd'hui dans le même
esprit. Je vous disais l'année dernière que les ententes de la France et de
l'Italie avaient conservé toute leur force; j'ajoutais que les événements,
loin de les avoir modifiées, avaient démontré une fois de plus combien
elles étaient nécessaires aux intérêts essentiels des deux peuples. Je n'ai
rien à retirer de cette appréciation.
Les accoids de 1900 et de 1902, conclus d'une part par MM. le marquis
Visconti Venosta et Prinetti et de l'autre par M. Delcassé, n'eurent pas
seulement pour objet de concilier leurs aspirations africaines, mais aussi
d'établir sur une base solide leurs rapports politiques généraux.
De ce que la France et l'Italie en ont recueilli des avantages considé-
rables, il ne résulte nullement que ces accords ne soient pas restés en
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 415
vigueur comme ils le sont en effet. Les deux grands peuples, aujourd'hui
comme hier, ont un intérêt supérieur à rechercher non ce qui les divise,
mais ce qui les unit.
Et si l'on apporte de part et d'autre dans le règlement des intérêts pra-
tiques la honne grâce, la cordialité et l'esprit de conciliation qui en doivent
être la règle, si ces rapports s'inspirent des sentiments très nobles et très
hauts qui portèrent les deux nations à se rapprocher, la grandeur et les
intérêts de la France et l'Italie n'auront rien à y perdre.
— La Convention franco-anglaise de Mascate. — Une note Havas
annonce la signature imminente d'un arrangement franco-anglais
visant la répression de la contrebande des armes à Mascate. Par cet
accord, s'il faut en croire les renseignements du Temps, le gouver-
nementfrançais s'engagerait à ne plus faire d'opposition aux mesures
prises il y a quelques mois par le sullan de Mascate pour mettre fin
à cette contrebande — mesures que la France estimait incompatibles
avec la Convention de 1844 — et s'arrangerait en outre pour indem-
niser les maisons françaises qui se livraient au commerce des armes
et qui seront atteintes par le nouvel arrangement; mais le nouvel
arrangement laisserait entière la question même de Mascate et la
situation particulière que nous y donnent les traités.
La Convention actuelle, disait le Temps pour conclure, est purement une
convention de circonstances. On sait que rien ne sera changé à la
situation privilégiée que les traités accordent à Mascate aux sujets fran-
çais. Une faut pas se dissimuler que des difficultés du même genre peuvent
i tout moment renaître. Il est certainement regrettable qu'on n'ait pas
trouvé le moyen de conclure un arrangement plus large et définitif.
Allemagne. — L'affaire de Saverne. L'acquittement du colonel de
Reuter, du lieutenant Schad et du lieutenant de Forstner. — Le con-
seil de guerre de la 30'' division, siégeant à Strasbourg, après trois
jours de débats, a acquitté le 10 janvier le colonel de Reuter et le
lieutenant Schad, poursuivis le premier pour infraction au code
militaire et civil, le second pour violation de domicile et mauvais
traitements, lors des récents incidents de Saverne. Dans les considé-
rants du jugement, le directeur des débats, M. le conseiller Jahn,
récapitule tous les faits qui se sont passés à Saverne et conclut :
La conclusion est que le colonel ne s'est pas arrogé les pouvoirs de la
police, et qu'il faut l'acquitter sur ce point.
En ce qui concerne la séquestration de 28 Savernois dans la cave de la
caserne, le conseil de guerre n'estime pas qu'il y ait eu là un abus de
pouvoir de la part du colonel de Reuter. Celui-ci conservait encore pen-
dant toute ia nuit les pouvoirs de police, et ainsi qu'il résulte des déposi-
tions des brigadiers de gendarmerie, on aurait certainement eu à déplorer
une effusion de sang si le colonel avait fait transporter les personnes arrê-
tées de la caserne à la prison civile. Du reste, tout sentiment d'avoir com-
mis une illégalité fait défaut chez le colonel de Reuter, ainsi que nous
116 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
avons pu nous en rendre compte durant ces trois jours de débats, et pour
cette raison l'acquittement pur et simple s'impose.
En ce qui concerne le lieutenant Schad, on lui reproche trois viola-
tions de domicile et des voies de fait sur un apprenti serrurier pendant la
soirée du 28 novembre. L'irruption dans les maisons a eu lieu en service
commandé : l'officier était couvert par les ordres formels de son colonel.
Le serrurier est venu ici déposer sous la foi du serment que le lieutenant
Schad lui aurait brisé une dent, mais une confusion est bien probable,
d'autant plus que le lieutenant Schad nous a affirmé que s'il avait réelle-
ment frappé l'ouvrier, il ne feraic aucune difficulté pour le reconnaître.
Les notes de service de M. Schad sont telles que nous n'avons aucune rai-
son de ne pas ajouter foi à ses déclarations d'homme d'honneur.
Pour toutes ces raisons, la cour estime qu'il faut acquitter le colonel de
Reuter et le lieutenant Schad.
Le même jour, le conseil supérieur du 15^ corps a acquitté le lieu-
tenant de Forstner qui avait interjeté appel contre le jugenaent rendu
contre lui par le conseil de guerre de la 30^ division, à la date du
19 décembre dernier, le condamnant à quarante-trois jours de prison
pour coups et blessures occasionnés par l'emploi abusif de son arme.
Le lieutenant, on le sait, avait blessé d'un coup de sabre au front le
cordonnier Blanck, de Dettwiller, en traversant cette localité avec un
détachement, après que dififérents jeunes gens avaient proféré des
insultes sur son passage. Le conseil de guerre a admis que le lieu-
tenant de Forstner se trouvait en cas de légitime défense et que
d'après l'article 53 du code pénal allemand son acte n'était pas ré-
préhensible. Il se trouvait sous le coup d'une profonde surexcitation
à la suite des nombreuses lettres et cartes anonymes d'un carac-
tère injurieux qu'il avait reçues dans l'intervalle et aussi sous le
coup des insultes verbales dont il avait été l'objet sur la voie
publique.
— L'intervention du kronprinz dans Vaffaire de Saverne. — Divers
journaux allemands ayant annoncé que le kronprinz avait adressé
des télégrammes de félicitations au colonel de Reuter et à son chef,
le général de Deimling, le prince héritier, sans démentir le fait, a
déclaré qu'il n'avait pas eu la pensée d'intervenir dans une
affaire dont la justice est saisie, et un communiqué de la Gazette de
Cologne a fait observer qu'en effet les dépêches du kronprinz étaient
antérieures aux débats sur les incidents de Saverne, et que par con-
séquent il ne s'agissait pas d'une démonstration politique : ces
dépêches exprimaient seulement l'opinion particulière d'un colonel
s'adressant à d'autres colonels !
— La Prusse et V Empire. Déclarations de M. de Bethmann HoUioeg,
— Le 10 janvier, répondant à la Chambre des seigneurs de Prusse à
une motion du comte lork de AVartenburg invitant le gouvernement
à veiller à ce que a les modifications de la situation constitutionnelle
n'amoindrissent pas la position de la Prusse dans l'Fimpire », M. de
Belhmann-Hollweg a fait les déclarations suivantes :
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 117
J'ai écouté en quelque sorte doublement le très éloquent discours du
comte lork deWartenburg, et en qualité de chancelier, j'ai ressenti avec
une intensité toute particulière au cours de mes fonctions les rapports de
la politique de l'empire avec la politique prussienne. La question de'ces
rapports se posera tant que l'empire existera. Les différences existant
entre la situation parlementaire de la Prusse et celle de l'empire se sont
accentuées.
La tâche du gouvernement appelé à travailler avec les deux Parlements
est devenue toujours plus difficile et le libéralisme excessif tend à ré-
soudre le problème en donnant la même place au Parlement de la Prusse
qu'à celui de l'empire. C'est là une chose absolument impossible.
La structure intérieure de la Prusse est et doit rester toujours différente
de celle de l'empire.
Le comte de Wartenburg a dit en parlant des récentes lois financières
de l'empire que c'était là une capitulation des gouvernements fédérés. Ce
qualificatif a trouvé l'approbation de l'Assemblée. Pour traiter ce points il
faudrait entrer dans des considérations historiques que je préfère pour le
moment laisser de côté.
L'orateur s'est également plaint de certaines résolutions votées par le
Reichstag au moment de la discussion de la loi militaire et de la com-
plaisance qu'avait mise le ministère de la Guerre à donner certains ren-
seignements spéciaux à la Diète de l'empire ; mais il faut tenir compte,
en adressant des reproches aux gouvernements des Etats confédérés, des
résultats de l'influence qu'a eue le vote de ces résolutions sur les décisions
des gouvernements confédérés.
Abordant ensuite la question de la Constitution d'Alsace-Lorraine,
M. de Bethmann-Hollweg s'est exprimé en ces termes:
Je sais qu'on me reproche d'avoir donné à l'Alsace-Lorraine une Cons-
titution. Je dois me borner ici à envisager la question au point de vue du
dommage possible apporté aux prérogatives des Etats particuliers par la
création de cette Constitution.
L'orateur conservateur s'est plaint tout à l'heure que des voix aient été
données au Pays d'empire au sein du Conseil fédéral. Je prétends que
l'octroi de ces voix n'a en rien modifié les rapports des Etats particuliers
avec l'empire. On ne saurait prétendre que l'influence de la Prusse a
souffert du fait que des voix ont été accordées à l'Alsace-Lorraine, puisque
l'empereur inspire les voix d'Aisace-Lorraine au Conseil fédéral en
même temps que le roi de Prusse inspire au Conseil fédéral les voix de la
Prusse.
Il ne saurait donc y avoir de dissentiments que si le roi de Prusse et
l'empereur étaient deux personnes diflerentes. Les modifications apportées
par ce fait au sein du Conseil fédéral ne me paraissent donc point aussi
importantes que veut le dire le comte lork de Wartenburg.
Pour ce qui est des petites questions qu'ont le droit d'adresser au gou-
vernement les députés du Reichstag, elles ne constituent point une nou-
veauté. Le Reichstag a de tout temps pu demander aux gouvernements
confédérés ou au chancelier des renseignements, et autrefois comme
aujourd'hui le chancelier et les gouvernements confédérés ont eu le droit
d'accepter ou de refuser d'y répondre.
Le Reichstag a voulu, par les interpellations et les petites questions,
faciliter sa participation à la politique du pays, peut-être rendre cette
participation plus importante. Le comte de Wartenburg peut être certain
118 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
que je m'efforcerai par tous les moyens, dans les réponses que je fais à ces
petites questions, d'empêcher qu'elles ne deviennent un empiétement sur
le pouvoir exécutif.
Quant aux votes qui peuvent suivre ces interpellations, ils ne consti-
tuent qu'une modification du règlement intérieur du Reichstag. Ils n'ont
aucune valeur politique, aucune valeur constitutionnelle. Je l'ai dit au
Reichstag à plusieurs reprises, et je crois que mes actes l'ont prouvé au
cours des dernières semaines. Les votes qui suivent les interpellations ne
sont donc, Messieurs, que la constatation d'une différence d'opinions
entre le Reichstag et le chancelier sur des points particuliers.
La commission chargée d'examiner les livraisons faites à l'armée et à
la marine par l'industrie privée n'est point, comme l'a dit le comte de
Wartenburg, une commission parlementaire. Sur les 43 membres qui la
composent, 10 sont nommés par le chancelier sur la proposition des divers
groupes du Reichstag. La commission n'a aucun droit de contrôle sur
l'administration militaire. Elle ne constitue point d'ailleurs une nou-
veauté. La Prusse a eu en 1870, au moment où jamais la puissance du
gouvernement n'avait été plus forte, une commission des chemins de fer,
au sein de laquelle siégeaient des députés prussiens. Cette commission
avait des pouvoirs bien plus étendus que la commission des armements
dont se plaint le comte de Wartenburg.
Je ne reviendrai point. Messieurs, sur les événements de Saverne. Le
droit restera le droit en Alsace comme dans tout l'empire. Je dois cepen-
dant dire la profonde satisfaction que j'ai éprouvée à voir l'émotion dont
est saisi tout le peuple prussien lorsqu'il est question de l'honneur de
l'armée. Je reçois de gens de toutes conditions d'innombrables lettres qui
me prouvent combien est délicat le sentiment patriotique dans la masse
du peuple. Le peuple prussien voit dans son armée la source de sa puis-
sance et de sa force, la garantie la plus sérieuse de l'ordre et du droit.
Le désir le plus cher à tout Prussien fidèle à la Constitution est de voir
cette armée rester intacte sous la conduite de son roi, prête à repousser
toutes les attaques et ne pas devenir ce que le comte lork appelait tout à
l'heure une armée de Parlement.
Messieurs, je considère qu'il est de mon devoir le plus sacré de main-
tenir cette armée nationale sous la conduite de son roi et inébranlable
contre toute attaque. Je n'ai pas besoin de vous rappeler ce que nous
devons à notre armée. Personne ne voudrait assumer la responsabilité de
laisser changer un iota à l'organisation de notre armée prussienne et alle-
mande, parce que cette armée est la base de la puissance et de la force,
tant de la Prusse que de l'Allemagne.
Le rôle de la Prusse ne s'est point terminé avec la fondation de l'em-
pire. Ses devoirs sont au contraire, avec le temps, devenus plus lourds et
plus difficiles. L'esprit prussien doit s'employer dans toutes les circons-
tances non contre l'empire, mais pour l'empire. L'empereur Guillaume P^
discutant avec Bismarck de la question du Slesvig-Holstein, adressa un
jour au chancelier ce mot de reproche : « N'étes-vous pas aussi Alle-
mand? » La même pensée me vient, Messieurs, lorsqu'on vient me
demander: « N'êtes-vous pas aussi Prussien? » C'est de la fusion de ces
deux idées qu'est né l'empire. Il restera puissant, Messieurs, si nous
savons en toute circonstance répondre un « oui » convaincu à ces deux
questions.
La motion du comte lork a été ensuite acceptée par la Chambre
des seigneurs par une majorité de 185 voix contre 20.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 119
Angleterre. — Laretraite de M. Joseph Chamberlain. — M. Joseph
Chamberlain se retire définitivement de la politique. Une note de
\q. Birmingham Daily Po^f a annoncé, le 7 janvier, que le vieil homme
d'Etat ne se représenterait pas aux prochaines élections dans la cir-
conscription de Birmingham qu'il représente à la Chambre des Com-
munes depuis trente-sept ans. M. Joseph Chamberlain est né le 8 juil-
let 1836; il a donc maintenant 77 ans et depuis longtemps déjà, plus
de sept années, l'état de sa santé ne lui permettait même plus d'as-
sister aux séances parlementaires; mais, par une pensée qui les
honore, ses électeurs de Birmingham n'avaient pas cessé de l'élire
et respectueux de sa haute personnalité, jamais ses adversaires
politiques ne lui avaient opposé de concurrents. M. Joseph Cham-
berlain était entré au Parlement comme représentant de Birmingham
en 187G, et dès celte époque il se distingua au premier rang. Arrivé
au pouvoir avec M. Gladstone, en 1880, comme président du Board
of Trade, il continua de collaborer avec lui jusqu'au jour où M. Glads-
tone introduisit, en 1886, le Home Rule. Différant d'avis avec son
chef sur l'exclusion des députés irlandais de Westminster, il donna
sa démission de membre du gouvernement et du même coup sortit
du parti libéral dont il avait été jusqu'alors la plus grande espé-
rance. Et depuis cette année 1886, M. Chamberlain, Joë Chamber-
lain comme l'appelait le peuple, a constamment lutté au premier
rang du parti unioniste. De 1893 à 1903, il détint le secrétariat d'Etat
pour les Colonies et son pouvoir fut marqué par la poussée impéria-
liste qui s'exprima dans la guerre du Transvaal d'une manière écla-
tante. En mai 1903, M. Chamberlain couronnait sa politique impéria-
liste en mettant en avant le Tariff Reform. Il donnait ensuite sa dé-
mission du gouvernement pourpouvoirprendre part plus activement
à la lutte. Ses efforts du reste n'aboutirent pas. En juillet 190tj une
grave attaque de goutte le forçait à s'occuper moins de la chose
publique et davantage de sa propre santé. Sa carrière, désormais,
était close. « Tout comme Chatham, écrit le Daily Mail,\[ était arra-
« ché à la vie publique au moment où la nation avait le plus besoin
« de lui. »
— L'interview de M. Lloyd George sur les armements dans le
« Daily Chronicle ». — M. Lloyd George a fait publier le 1"" janvier
dans le Daily Chronicle une interview quelque peu extraordinaire
où il déclarait qu'il était absolument nécessaire de mettre un terme
à la course aux armements, et qu'il protesterait contre toute nouvelle
augmentation du budget de la Marine. Les raisons invoquées étaient
les suivantes :
En premier lieu l'amélioration des rapports anglo-allemands que ne
vient contre-balancer aucune diminution de l'intimité des rapports franco-
anglais. Je ne puis envisager aucune cireonstance qui puisse compro-
mettce les relations d'amitié qui depuis dix ans existent entre les deux
grandes démocraties de l'Europe occidentale et qui ont contribué si
puissamment au maintien de la paix.
*20
QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
En second lieu, le fait que l'Allemagne est, temporairement au moins,
obligée de négliger quelque peu sa marine et de concentrer ses efforts sur
son armée. L'armée allemande est non seulement indispensable à
l'existence de l'empire, mais elle est indispensable pour sauvegarder la
vie et l'indépendance de la nation allemande. On ne peut oublier en
effet que l'Allemagne est entourée de nations dont les armées sont
presque aussi puissantes que la sienne. D'ailleurs ce pays a été si sou-
vent envahi, dévasté par l'étranger, que c'est un risque qu'il ne saurait
courir. Alarmée par les événements de l'année dernière, l'Allemagne
dépense aujourd'hui des sommes énormes pour son armée; aussi voulut-
elle nous contester la suprématie maritime, les exigences de la situation
militaire l'en empêcheraient. Quand un pays concentre son énergie sur
un point de sa défense militaire, c'est presque toujours aux dépens de
l'autre.
Quant à la troisième raison, c'est le mouvement grandissant de révolte
des masses populaires contre le fardeau des armements. De récents
incidents ont montré combien ce mouvement est fort tant en Allemagne
qu'en France et en Angleterre. Il serait imprudent de ne pas saisir cette
occasion.
Ces déclarations de M, Lloyd George ont produit en Angleterre
et en France un certain étonnement que le Times exprimait et expli-
quait d'ailleurs fort bien en ces termes :
En temps ordinaire, ces déclarations eussent passé presque inaperçues,
comme un ordinaire couplet pacifiste, mais venant au moment où la poli-
lique chôme et où les nouvelles sensationnelles sont rares, elles ont pris
un relief exagéré. Mais elles ne traduisent pas plus les sentiments de la
grande masse du peuple anglais que les opinions de M. Jaurès ne repré-
sentent l'opinion française.
On peut être sur en France et en Angleterre, que nous n'épargnerons
aucun effort pour maintenir la suprématie de notre marine. S'il y a un
point sur lequel la nation anglaise a une opinion irrévocablement arrêtée,
c'est celui-là. Cette suprématie est indispensable non seulement à notre
grandeur, mais à notre existence et à notre liberté. La charge qu'elle nous
impose est lourde, mais cette charge n'est pas au-dessus de nos forces. Le
fond de la pensée anglaise sur ce point, ce n'est pas dans le souhait de
bonne année de M. LloyJ George qu'il faut le chercher, mais dans les
déclarations du Premier Lord de l'Amirauté.
Ces déclarations sont d'ailleurs en parfait accord avec la politique
exposée à plusieurs reprises par M. Lloyd George lui-même. N'était-ce
pas lui qui disait à Mansion House, au mois de juillet dernier: « Dans la
« course aux armements, notre pays ne peut rester en arrière. Nous ne
« pouvons abandonner la lutte. Nous ne pouvons cesser d'accroître notre
•< force. Nous ne pouvons songer un moment à réduire notre immunité
« contre l'invasion? »
Belgique. — La réorganisation du Congo belge. — Au cours des
réceptions du 1"' janvier, le roi Albert, s'adressant au vice-président
de la Chambre des députés, a précisé en ces termes le projet de réor-
ganisation du Congo belge.
A la base de notre politique en Afrique, le législateur avait inscrit trois
grands principes :
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 121
Non-intervention de la métropole dans les charges financières de la
colonie;
Séparation entre la fonction administrative et la fonction judiciaire ;
indépendance absolue de la magistrature, organisée comme en Belgique;
Centralisation de l'action administrative entre les mains du ministre
parlementairement responsable. ,
Pendant cinq ans, le département des Colonies et les autorités locales
ont appliqué loyalement, conformément à ces prescriptions et dans l'esprit
où elle fut conçue, la loi du 18 octobre 1908.
Aujourd'hui, d'accord avec mon gouvernement, j'ai pour devoir de dire
à la Chambre, à la lumière des expériences faites, que des modifications à
la charre s'imposent dans l'intérêt supérieur de la colonie. Mon ministre
des Colonies aura l'honneur de soumettre en temps utile à vos délibéra-
tions un projet de loi qui s'inspirera de la pratique des réalités.
Comme je l'ai déclaré à différentes reprises, il est indispensable de cons-
tituer sur place, à l'exemple de tous les pays colonisateurs, un gouverne-
ment qui re'çoive formellement du législateur métropolitain un pouvoir
vraiment effectif.
La tutelle que la métropole fait actuellement peser sur l'administration
locale ne peut durer. Partout sur la terre d'Afrique une autorité autonome
et responsable doit être à même de s'affirmer sous la direction et le con-
trôle de la souveraineté métropolitaine.
En reprenant le Congo, nous avons assumé des obligations auxquelles
nous ne pouvons faillir. Le pays jugera s'il ne doit pas à la colonie cer-
taines compensations en matière de finances, et d'autre part s'il n'agirait
pas sagement, dans l'intérêt même de sa souveraineté, en accordant tout
au moins l'appui de son crédit à une œuvre grandiose que ses enfants ont
fondée dans le sacrifice.
Œuvre grandiose, oui, Messieurs. Moi qui ai parcouru notre colonie,
j'atteste, non sans fierté, qu'elle est digne de notre sollicitude et de notre
appui. Je m'incline, pénétré de respect, devant la mémoire de tous ceux
qui avec une héroïque vaillance et une foi ardente, une foi qui ennoblit,
ont fait d'une contrée barbare et impénétrable un pays tout large ouvert
au progrès, qu'administre une nation éclairée, où la charité humaine et
l'apostolat religieux ont fait rayonner l'aurore de la civilisation.
C'est ainsi que la Belgique, jalouse autant de son honneur que de sa
prospérité, a montré et montrera de plus en plus qu'elle mérite bien de
l'humanité, qu'elle est digne du respect des puissants du monde.
Quant à moi je le répète, j'ai une confiance ferme dans l'avenir de
l'Afrique équatoriale. Il y a là un pays doté de ressources naturelles iné-
puisables.
Ces déclarations du roi des Belges ont produit une grande impres-
sion et ont été longuement commentées par la presse.
Espagne. — La dissolution des Cartes espagnoles. — Le 2 janvier, le
roi Alphonse XIII, en vertu de l'article 32 de la Constitution, a signé
les décrets de dissolution de la Chambre des députés et de la partie
élective du Sénat. Les élections auront lieu pour les députés le 8 mars
et pour les sénateurs le 15 mars. Les nouvelles Cortès sont convoquées
pour le 30 mars. Cette dissolution du parlement est la conséquence
de l'arrivée du parti conservateur au pouvoir. Elle est conforme
au jeu traditionnel de la politique espagnole qui veut que, lorsqu'un
122 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
parti arrive au pouvoir, il lui soit donné l'avantage de faire appel au
pays pour consolider sa situation parlementaire. Le président du
conseil, M. Dato, a déclaré à la presse que le programme ministériel
viserait surtout les questions ouvrières, le problème de l'émigration
et la question des traités de commerce. M. Dato a ajouté qu'il espé-
rait pouvoir compter sur l'union de l'élément populaire et de l'élé-
ment aristocratique pour réaliser les réformes sociales que le parti
libéral conservateur réclame pour le pays.
Italie. — Prochainp visite du marquis de Sa7i Giuliano à Vienne. —
Le ministre italien des Affaires étrangères, marquis de San Giuliano,
doit se rendre prochainement à Vienne et l'annonce officielle de cette
visite a été accueillie avec grande faveur par la presse italienne et
austro-hongroise qui a insisté à ce propos sur la parfaite entente des
puissances de la Triple Alliance.
Suéde. — Mortdc la reine Sophie. — La reine douairière deSuède,
née Sophie de Nassau, est morte le 30 décembre au palais royal de
Stockholm, à l'âge de soixante-dix-sept ans. Elle était la fille du
grand duc Guillaume de Nassau et de la princesse Pauline de Wur-
temberg. Elle avait épousé, le 6 juin 1857, le duc Oscar d"Ostrogo-
thie, qui devait monter sur le trône de Suède en 1872, à la mort de
son frère Charles XV. De ce mariage sont nés quatre fils : Gustave,
Oscar, Charles et Eugène. Sophie de Suède, que ses sujets appelaient
« notre reine démocratique », était une femme d'une extrême bonté,
dont la piété et la charité illuminaient la vie. Elle éta:it en particulière
communion d'idées avec son second fils, le prince Oscar Bernadotte,
qui par son mariage morganatique avec M'" Ebba Munck, avait
renoncé aux droits de succession à la couronne et s'était plus parti-
culièrement consacré aux œuvres piétistes en Suède. C'est au patro-
nage de la reine et du prince Bernadotte que l'Armée du Salut dut
son succès en Suède. La reine consacrait le meilleur de son temps
aux institutions charitables.
II. — AFRIQUE.
Afrique du Sud. — La grève des cheminots. — Le 8 janvier, les
chefs des syndicats des cheminots de l'Afrique du Sud ont décidé
de déclarer la grève. L'ordre de cesser le travail a été envoyé à tous
les membres de Tunion. L'origine de ce conflit est une récente déci-
sion du ministère des Chemins de fer d'effectuer certaines réductions
de personnel; il avait été décidé de renvoyer environ 1.800 employés,
lesquels seraient choisis parmi les employés temporaires. Les che-
minots protestent contre cette décision. Une commission d'enquête
fut nommée, mais celle-ci ayant confirmé les vues de l'administra-
tion, l'agitation grandit rapidement parmi les cheminots et aboutit
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 123
finalement à la grève. Jusqu'à quel point les hommes répondront-ils
à l'appel de leurs chefs? Il est bien difficile de le prévoir. L'impres-
sion générale est qu'à Pretoria et dans le Rand l'interruption des
services sera à peu près complète; mais dans le Natal et au Cap, où
les réductions de personnel ont été absolument insignifiantes, on
doute que la grève prenne une grande extension. Le gouvernement
a pris toutes les mesures nécessaires pour faire circuler un certain
nombre de trains et pour maintenir l'ordre. La situation se trouve
malheureusement compliquée par le fait qu'un bon nombre des
hommes de la milice sont en sympathie avec les cheminots et qu'on
ne peut compter sur leur concours que jusqu'à un certain point.
Plusieurs membres du cabinet sont arrivés à Pretoria pour assurer
l'ordre. Un certain nombre de policemen spéciaux ont été enrôlés.
D'autre part, le gouvernement a fait saisir et mettre en lieu sûr
toutes les armes qui se trouvaient dans la ville. Jusqu'ici les mineurs
ne semblent pas disposés à se joindre au mouvement.
III. — AMERIQUE.
Mexique. — La situation politique. — La situation reste station-
naire au Mexique et le cabinet de Washington maintient son attitude
expectante. Un fait toutefois est intéressant à signaler, c'est le dé-
placement du ministre d'Angleterre à Mexico, sir Lionel Carden, qui
serait envoyé comme ministre à Rio-de-Janeiro. Sir Lionel Carden,
à tort ou à raison, était considéré à Washington comme un adver-
saire déclaré de la politique des Etats-Unis au Mexique et les jour-
naux américains ont généralement envisagé son rappel de Mexico
comme l'indication d'un rapprochement diplomatique anglo-amé-
ricain.
LA CARICATURE A L'ÉTRANGER
L'achat du « Rio de Janeiro » par la Porte.
« Nous avons le Rio de Janeiro ; mais comment paierons-nous l'équipage? »'
« C'est bien simple. Nous vendrons le bateau! »
Pasquino (Turin).
Le roi d'Albanie.
La Thiplice : « Te voilà roi. Agis à ta
guise I »
Pasquino (Turin).
""M^.
L'Exposition de San Francisco.
La ville de San Francisco à Guil-
laume II et à John Bull : « Etes-vous si
certains de ne pas répondre à mon invita*
tion? »
New-York Htrald (New-York).
Echange de bons procédés.
A Constantinople, une mission allemande; à Saverne, une mission turque.
Kikeriki (Vienne).
Après Saverne,
^Le capitaine de Koepenick :
« Permettez-moi, lieutenant For-
stner, de vous serrer la main.
Nous sommes les deux militaires
les plus populaires depuis 1871.»
Lustige Bldtter (Berlin).
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Le Père et le Fils.
Guillaume II : « Ce jeune homme
se met à me ressembler beaucoup. »
Kladderadatch (Berlin).
Le Cactus mexicain.
La Civilisation : « Débarrassez-moi
donc de cette malfaisante affaire. »
L'Oncle S.am : « Oui, madame! »
Chicago News (Chicago).
Au Mexique.
S'ils continuent, c'en est fait de la répu-
blique mexicaine. -i
Puck (Tokyo).
NOMLNÀTIONS OFFICIELLES
HlIVISTERE DE L.A GUERRE
Troupes métropolitaines.
INFANTERIE
Annam-Tonkin. — M. \ecapit. Guény est désig. pour servir au Tonkin.
Cochinclline. — M. le capit. Moisy est désig. pour la Cochinchine.
COBPS DE SANTÉ
Missions. — M. le méd.-maj. de !'■« cl. Duchéne-Marullaz est enyoyé en mis-
sion près du gouvern. persan.
Troupes coloniales.
INFANTERIE
Chine- — MM. le lieut.-col. Vautravers et le capit. Gille sont désig. pour le
corps d'occupation.
Annam-Tonkin. — MM. le.s capit. Alexandre-Lépîne, "Wœehrlé, Berger,
Bouhaben; les lient. Mességué, Bernard, Moreau, Delfaud, Barjon, Prévost, Piercy
et Grimaldi ; les sous-lieut. Garnaud, Tardit, Jolly et Kipfferlé sont désig. pour le
Tonkin.
CocMnclline. — MM. le chef de bataill. Guérin ; le capit. David; les lient.
Mennessier, Combette, Brun et le sous-lieut. Conchon sont désig. pour la Cochin-
chioe.
Afrique Occidentale. — MM. les capit. Duboc, Chambert, Bonnet et Friry;
les lient. Marquenet, Bobin, Sabiani, Imbart, Ferrand et Dessurgey sont désig.
pour l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — MM. le chef de bataill. Sarran ; les capit. Grossard,
Rémond, Rieu et Trouilh ; les lient. Lamouroux, Bessonet Humbert ; le sous-lieut.
Venet sont désig. pour l'A. E. F.
Madagascar. — MM. le capit. Petit- Jean ; les lient. lola et du Boishamon
le sous-lieut. Debove sont désig. pour Madagascar.
ARTILLERIE
Annam-Tonkin. — MM. les chefs d'escat/. Joalland, Langlois, Roussel ; les capit.
Moriceau, Pas.sement ; les lient. Duthoit, Nussbaûm et Darchy sont désig. pour le
Tonkin.
Cochinchine. — MM. les capit. de Kéraudy, Charpentier; le lient. Chalu-
meau et le sous-lieut. Serriès sont désig. pour la Cochinchine.
Afrique Occidentale. — M. le capit. Quérillac est désig. pour la Mauritanie;
MM. les capit. Denarcj, Bour, Petiljean et Marchand ; les lient. Bourdel et Ro-
bert; le sous-lieut. Jarno sont désig. pour l'A. O. F.
Madagascar. — M. le eapit. Blard est désig. pour Madagascar.
Officiers d'administration.
Afrique Occidentale. — MM. les offic. d'admirdst. de !■* cl. Huz et i2e2« cl.
Meinain sont désig. po\ir TA. O. F.
COUPS BB l'intendance
Afrique Bqnatoriale. — M. le sous-intend. de 3* el. Ride est désig. pour
l'A. E. F.
Madagascar. — MM. le sous-intend. de 2° cl. Sallefranque et Vadjoint Pailhès
sont désig. pour Madagascar.'
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES KT REVUES ~ 127
Officiers d'administration.
Ânnam-Tonkin. — MM. Voffic d'adminisl. ppal Hoarau et Voffic. d'administ.
de 2» cl. Florimond sont désig. pour le Tonkin.
Cochinclline. — M. Voffic. d'administ. de 3» cl. Laurent est désig. pour la
CochiDchine.
Afrique Occidentale- — MM. les offic. d'administ. de 3« cl. Lagarouste et
Bonneaii sont désig. pour l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — MM. les offic. d'administ. de l'® cl. Sensacq et
Oury ; de 2" cl. Guérin et de 3* cl. Lissondé sont désig. pour FA. E^F.
Madagrascar. — M. Voffic. d'admin. ppal Le Bihan-Pennanros est désig. pour
Madagascar.
CORPS DE SANTÉ
Missions. — M. le méd. ppal de 2^ cl. Jourdran est mis à la disposit. du gou-
vern. libérien.
Annam-Tonkin. — MM. les méd.-maj. de i^^ cl. Delabaude et Guillemet sont
désig. pour le Tonkin.
Cochinchine. — M. le méd.-maj. de 2* cl. Duperron est désig. pour la
Cochinchine.
Indochine. — MM. le méd.-maj. de l^e ci. Fargier et de 2« cl. Vielle et Vadoû
sont désig. pour l'Indochine.
Siam. — M. le méd. aide-maj. de l'» cl. Gayrard est désig. pour le Siam.
Afrique Occidentale. — MM. le méd. ppal de 1" cl. Gouzien ; le méd.-maj.
de 1""* cl. Le Dantec; les méd.-maj. de 2^ cl. Jousset, Cazeneuve, Lonjarret,
Commeleran et le méd. aide-maj . de 1^^ cl. Clapier sont désig. pour l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — MM. les méd.-maj. de 2» cl. Bernard et Recamier
et le pharm.-major de 2^ cl. Birard sont désig. pour l'A. E. F.
Madagascar. — M. le méd.-maj. de 2« cl. Duliscouët est désig. pour
Madagascar.
Martinique. — M. le pharm.-maj . de 2« cl. Boissière est désig. pour la
Martinique.
Nouvelle-Calédonie. — M. le méd.-maj. de 2^ cl. Blain est désig. pour la
Nouvelle-Calédonie.
Iles Marquises. — M. le méd. aide-maj. de 2» cl. L'Hermier des Plantes est
désig. pour les lies Marquises.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
L'Albanie et Napoléon (1797 à, 1814), par M. A. Boppe, ministre
plénipotentiaire, conseiller de l'ambassade de France à Constanti-
nople. Un vol. in-16 de 276 pages. — Paris, librairie Hachette et C'«.
A deux reprises, de 1797 à 1814, rappelle M. Boppe dans l'avant-propos
de son livre si intéressant, la France maîtresse de Corfou s'est trouvée en
relations avec les beys albanais et les populations grecques de la côte
d'Epire. A celles-ci, elle apportait les idées de liberté et de justice qui con-
tribuèrent à hâter la régénération de| la nation hellène. Quant aux chefs
de clans, parmi lesquels la Porte choisissait les gouverneurs de ses pro-
vinces albanaises, vassaux indisciplinés du Sultan, ils ne virent dans les
compétitions dont les débris de l'empire vénitien furent l'objet entre les
puissances européennes qu'une source de profits et une occasion d'intri-
gues, et l'un d'eux, Ali de Tepelen, s'éleva au point d'aspirer à l'indépen-
dance.' L'histoire n'est en Orient qu'un perpétuel recommencement. Venise
dominant à Corfou avait besoin du libre usage du canal et d'un établisse-
ment sur la terre ferme. La même nécessité s'imposa à la France ; elle
128 QUKSTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
lui valut l'inimitié du pachi ambitieux dont l'Angleterre fît, après le traité
de Tilsit, l'instrument de sa politique à l'entrée de l'Adriatique. A l'aide
des documents d'archives, des récils de voyageurs, et des papiers du
général Donzelot, gouverneur général de Corfou, M. Boppe a étudié les
relations de Napoléon avec Ali de Tepelen, pacha de Janina, et les beys
albanais sur la ruine desquels ce dernier avait établi sa puissance. Ea
rappelant quelle place tint jadis dans les préoccupations de la politique
française cette Albanie, qui ramène de nouveau sur elle l'attention de
l'Europe, le livre si instructif de M. Boppe évoque d'une façon saisissante
l'originale figure d'Ali de Tepelen et sous l'auréole de légendes dont elle
s'est entourée avec Biron, Hugo et Dumas, dégage les traits véritables du
fameux pacha de Janina.
Annuaire financier et économique du Japon
pou»r 1913.
L'annuaire du Japon vient de paraître. Comme chaque année il ren-
ferme des renseignements très intéressants. Nous y relevons, sur la situa-
lion économique du Japon, les chiffres suivants qui nous paraissent le
plus particulièrement instructifs.
Les capitaux engagés en 1912 dans les entreprises nouvelles se montent
à 521.000.000 yen (345.743.000 fr.) contre 361.000.000 yen (932.463.000 fr.)
en 1911, soit une augmentation de 160.000.000 de yen (413.280.000 fr.).
Quant aux entreprises déjà existantes, l'augmentation de leur capital
nominal se chiffre par 305.000.000 yen (787. 815. 000 fr.), dépassant ainsi
de 60.000.000 de yen (170.478.000 fr.), l'accroissement constaté en 1911,
qui était de 239.000.000 de yen i6l7.337,000 fr.).
L'exportation qui était représentée en 1911 par 447.430.000 yen
(1.155.711.690 fr.) s'est accrue de 79.550.000 yen (205.477.650 fr.) et atteint
en 1912 526.980.000 yen (1.361.189.340 fr.), tandis que l'importation, en
progrès de 105.180.000 yen (271.679.940 fr.) a passé de 513.810.000 yen
(1.327.171.230 fr.) à 618.990.000 yen (1.598.851.170 francs en 1912.
Enfin, et comme autre indice de la prospérité économique du Japon, il
faut signaler que la longueur moyenne du réseau ouvert au trafic en 1912
a été de 5.131 milles anglais, soit 180 milles de plus qu'en 1911; mais la
proportion de cette augmentation est de beaucoup dépassée par celle du
trafic lui-même : en 1911 les chemins de fer de l'Etat avaient trans-
porté 27.960.000 tonnes de marchandises; en 1912, une augmentation de
3.280.000 tonnes porte le total à 31.240.000 tonnes et les recettes, qui
atteignent 50.570.000 yen (130.622.310 fr.) sont en avance de 4.710.000 yen
(12.165.930 francs) sur celles de 1911.
Ouvraqes déposés au bureau de la Bévue.
Les Elals-Unis et la France, par E.Boutroux, de l'Académie francai.se, P.-W. Bart-
LETT, J.-M. B.\LDwiN, Correspondants de l'Inslitut, L. Bénédite, W.-V.-R. Béret,
d'Estournelles de Constant, Louis Gillet, ambassadeur, D.-J. Hill, J.-H. Hyde,
MûRToN Fullerton. Un vol. in-so de la Bibliothèque France- Amérique , avec
18 planches hors texte (librairie Félix Alcan, Paris).
L'Ile de Pevef/il. Sim importance stratégique, sa neutralisation, par E. Rouard dk
Gard. Une brochure in-S" de 23 pages, deuxième édition revisée et corrigée, avec
une carte du détroit et une vue de Coûta. Paris, Pedone et Gamber, éditeurs.
JJ Administrateur- Gérant : P. Gampain.
PARIS. — IMPRIMERIE LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
QUESTIONS
DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
APPRÉHENSIONS EN ORIENT
PÉRIL EN ALLEMAGNE
La Triple-Alliance a bien pris son temps, un mois plein,
pour répondre à la note anglaise du 13 décembre relative à
l'Albanie et aux îles de l'Egée. Le 14 janvier, le marquis Impe-
riali, le comte Trauttmansdorf et M. de Schubert sont venus
déposer au Foreign Office la communication de leurs gouver-
nements respectifs. En vain le Times^ pour défendre obstiné-
ment le point de vue oii il s'est toujours placé, insiste-t-il sur
ce que la forme des trois réponses n'est pas identique, et se
fait-il télégraphier de Vienne que l'Allemagne, l'Autriche et
l'Italie ont voulu indiquer de la sorte qu'elles n'opéraient pas
en tant que groupe de puissances : le Times ne trompe per-
sonne, et il est d'ailleurs obligé de reconnaître que le fond,
sinon la forme, des avis est identique. En réalité, le 14 janvier
c'est bien la Triple -Alliance qui a répondu à l'Angleterre, et il
appert de tout ceci que si M. de Bethmann-Hollweg, M. de San
Giuliano et les rédacteurs de la Gazette de VAUemagne du
Nord ont répété dernièrement à satiété qu'il ne fallait pas
opposer l'un à l'autre deux groupes de puissances, ils se gar-
dent bien de mettre en pratique les excellents conseils qu'ils
donnent aux autres. Il est vraiment singulier qu'un aussi gros-
sier artifice puisse faire des dupes et que, devant la cohé-
sion du parti adverse, la Triple-Entente s'en tienne mordicus
à sa politique de Guriace.
Le gouvernement anglais, prudent, n'a pas cru devoir publier
les textes qu'il a reçus. Nous savons seulement qu'il a satis-
faction sur deux points, à savoir le délai d'évacuation de l'Epire
et l'attribution aux Grecs des îles de l'Egée occupées par eux,
tandis qu'il n'a pu obtenir aucune précision sur le troisième
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xsxvir. — n" 407. — ie»' février 1914. 9
l'^O QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
point, le retour du Dodécanèse à la Turquie. Sir Edward (irey
avait proposé le J3 décembre que les Grecs ne fussent pas
tenus d'évacuer, à la date fatidique du 31 décembre, les terri-
toires reconnus albanais par la Commission internationale, et
iivait suggéré la date du 18 janvier. Le l'i janvier, la Triple
Alliance veut bien consenlir à ce que toutes les troupes hellé-
niques ne soient pas retirées de l'Epire albanais quatre jours
plus tard, et ayant conscience du ridicule qu'il y a à fixer des
dates précises étant donné le présent état de choses en Albanie,
se contente de la promesse formelle de la Grèce. Voilà donc
tranchée cette éternelle question des frontières albanaises. On
ne peut malheureusement en dire autant des problèmes qui se
posent à l'intérieur de ces frontières. L'énigmatique Essad
pacha continue à régner à Durazzo et étend même son autorité
vers le Sud ; ses lieutenants progressent dans la direction
d'Elbassan et de Bérat. Essad appelle d'ailleurs de tous ses
vœux le prince de Wied... Quant à Ismaïl Kemal, l'homme du
gouvernement provisoire de Valona, le protégé austro-italien,
il commence aussi à devenir énigmatique aux yeux de ses pro-
tecteurs, qui le soupçonnent à tort ou à raison d'être de conni-
vence avec l'ex-ministre de la Guerre turc, Izzet pacha, troi-
sième personnage à qui son origine albanaise interdit de se
désintéresser des choses d'Albanie. Pour le moment Ismaïl
semble avoir renoncé à diriger son « gouvernement provisoire »
et a remis le sort de Valona et de sa banlieue à la Commission
internationale de contrôle qui siège dans cette ville. En pré-
sence de l'anarchie grandissante, les Italiens tiennent des
bateaux et des corps de troupe prêts à partir pour l'Albanie,
les Autrichiens en font autant, mais les uns et les autres n'ont
qu'un désir, c'est de ne pas donner l'ordre de départ et de
s'épargner un tête-à-tête qui pourrait mal finir, si l'on en juge
par les rapports qu'entretiennent les officiers italiens et autri-
chiens faisant partie du petit détachement international de
Scutari. L'idéal pour les deux puissances alliées serait évidem-
ment que d'autres corps internationaux vinssent occuper toutes
les villes de la côte, et qu'un emprunt, également international,
permît enfin au prince de Wied d'arriver.
Les publicistes français, qui ne se sont pas aperçus dans quel
guêpier la Triple-Entente s'était fourrée, commencent tout de
même à être estomaqués à la pensée qu'on pourrait nous
demander des hommes et de l'argent pour l'Albanie. Mais, selon
eux, si LAutricbe et l'Italie envoient du monde, il faudra en
envoyer aussi, sans quoi la Serbie, la Grèce et le Monténégro
pourraient considérer que leur sécurité est menacée et agir en
APPRÉHENSIONS EN ORIENT; PÉRIL EN ALLEMAGNE 131
conséquence. A ceci nous répondrons que la présence des
troupes internationales sur quelques points de la cote n'empê-
chera nullement le Ballplatz de soudoyer, sil le juge à propos,
les begs albanais de l'intérieur pour aller faire de bons coups
sur les frontières grecques ou serbes. C'est aux Serbes et aux
Grecs à décourager ces incursions par des mesures énergiques
et à bien se persuader d'ailleurs que leurs nouvelles acquisi-
tions leur coûteront des sacrifices pendant longtemps encore.
Nous n'adopterions pas davantage la solution bizarre consis-
tant à installer le prince de Wied à Scutari, sous la protection
du détachement international déjà existant : à Scutari qu'on
représente courageusement comme le point le mieux placé
pour gouverner l'Albanie, le centre d'une région riche, peu-
plée et tranquille ! La solution que nous souhaiterions est tout
autre. Nous nous rappelons l'exemple excellent donné par
l'Allemagne lors des affaires de Crète. 11 y eut des défections
dans le concert des puissances qui avaient assumé la protec-
tion de l'île : l'empereur allemand, comme il le dit lui-même,
déposa sa flûte sur le bord de la table et sortit discrètement de
la salle du concert. Ce précédent mérite d'être médité. Ceci dit,
nous nous empressons d'ajouter qu'il ne faut attacher à toutes
ces affaires d'Albanie qu'une importance secondaire, parce que,
si elles peuvent être ennuyeuses, elles ne paraissent pas sus-
ceptibles de menacer la paix européenne.
La question de Chio et de Mitylène est plus préoccupante.
On ne peut nier que la Triple-Alliance ait fait une concession
à l'Angleterre en acceptant que toutes les îles de l'Egée déte-
nues par les Grecs soient attribuées aux beati possidentes, à
l'exception d'Imbros et de Ténédos qui commandent les Dar-
danelles. En définitive c'est sur les Turcs que les Grecs se récu-
pèrent des pertes subies en Epire, et comme ces pertes sont
dues à la Triple-Alliance, c'est une fois do plus ce groupe de
puissances qui active le dépècement de l'empire turc. Il est
probable du reste que l'Allemagne ne s'est pas résignée de
bon cœur à faire payer à ses bons amis les Jeunes-Turcs les
frais de la frontière albanaise ; mais elle se sera fait une raison
en se disant qu'à la condition de savoir s'y prendre, on obtient
assez facilement à Constantinople le pardon des injures. Toute-
fois le coup semble avoir été accusé par le gouvernement
jeune-turc et en particulier par l'énergique Knver pacha qui
vient d'entrer en maître au ministère de la Guerre. Et il y a
peut-être corrélation entre la décision de l'Allemagne àl'égard
des îles et les mutations dont les officiers de la mission alle-
mande viennent d'être gratifiés par Enver pacha. Le général
132 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Liman passe le commandement du 1" corps, du « corp&
modèle », à un officier turc et se voit promu au grade de
maréchal et d'inspecteur général. Promoveatur ut amovealur,
répète rageusement la presse pangermaniste qui, après avoir
dit tant de fois que les attributions de la mission allemande
étaient une affaire intérieure turque, trouve maintenant indé-
centes les mutations du général Liman et de quelques-uns de
ses subordonnés, forcés eux aussi d'abandonner des comman-
dements effectifs pour devenir des ad latiis,
Enver pacha est-il de taille et d'humeur à assumer ce rôle de
dictateur politico-militaire qu'on a cru un instant pouvoir
être tenu par Mahmoud Chefket? 11 est encore trop tôt pour le
savoir. Toujours est-il que beaucoup de gens, se rappelant
l'indomptable énergie d'Enver pacha en Tripolitaine et son
action prépondérante dans la reprise d'Andrinople sur les
Bulgares, ont pensé qu'il pourrait bien tenter un coup sur
Chioet Mitylène; dans le cas où il réussirait, l'Europe en serait
quitte pour reconnaître de nouveaux beati possidentes! Pour
ces pessimistes, la question est seulement de savoir si la
Porte rompra en visière avec la Grèce immédiatement, alors
qu'elle n'a pas encore de bateaux à opposer à la flotte grecque,
ou si elle attendra la livraison du fameux cuirassé brésilien
acheté à Londres. La seule manière d'éclaircir l'horizon serait
que les six grandes puissances signifiassent à Constantinople
qu elles feront respecter leurs décisions par la force, et il
est fort douteux que l'Allemagne le dise (1). Si bien que le
problème de Chio et de Mitylène se pose aux yeux des Turcs
exactement comme celui d'Andrinople. Ce point noir ne doit
pas être exagéré parce que l'Europe ne fera pas plus la guerre
pour les îles de l'Egée qu'elle ne l'a faite pour la Macédoine
et laThrace; mais il y a là de nouvelles agitations en pers-
pective.
La satisfaction que l'Angleterre a éprouvée en voyant agréées
ses propositions en faveur de la Grèce a dû être mitigée par la
réponse dilatoire qu'elle a reçue de l'Italie à propos du Dodé-
canèse, c'est-à-dire pour l'affaire qui lui tenait le plus à cœur.
Dans son analyse de la réponse triplicienne, le Times du
15 janvier glisse à peine un mot sur les assurances données
par l'Italie d'une évacuation éventuelle; les conditions seraient
d'ailleurs celles que le Times lui-môme avait précédemment
indiquées (2). Contrairement à l'opinion anglaise, le gouver-
(1) Le gouvernement anglais vient de faire une [iroposition dans ce sens.
(2) Nous les avons dites dans les Quest. Dipl. et Col. du i" janvier.
APPRÉHENSIONS EN ORIENT; PÉRIL EN ALLEMAGNE 133
nement italien s'en tient à sa thèse favorite, à savoir que le
Dodécanèse est affaire entre l'Italie et la Turquie, et il a, à
n'en pas douter, l'appui de ses alliés. Est-ce à dire qu'il songe
réellement à retenir définitivement les Sporades? Au point de
vue économique, Rhodes seul présente un intérêt quelconque.
Au point de vue naval la constitution d'une base pour la flotte
italienne nécessiterait, outre l'occupation des îles, celle de la
presqu'île dorique où se découpe le beau golte de Marmarice;
c'est là, et non pas à Rhodes, que les Italiens pourraient abriter
leurs navires, sans se lancer dans des dépenses hors de pro-
portion avec le but à atteindre (1). A notre avis cette base
navale ne pourrait être gênante que pour la Grèce et n'inté-
resserait pas du tout la France ni l'Angleterre en cas de conflit
avec l'Italie ; mais tout le monde n'a pas la même opinion,
surtout de l'autre côté de la Manche. L'Angleterre poursuivra
donc l'évacuation du Dodécanèse. Nous croyons qu'elle l'ob-
tiendra, à la condition qu'elle ne s'oppose pas à l'octroi par la
Porte à l'Italie de certains chemins de fer qui auraient Adalia
comme point de départ. Mais il faut prévoir sur ce chapitre
des négociations qui dureront un certain temps.
* *
Tandis que l'Angleterre cause ainsi avec la Triple-Alliance,
nous sommes engagés dans des conversations particulières
avec l'Allemagne et la Turquie : le vœu du Times est donc
réalisé, la Triple-Entente ne fait bloc nulle part.
Après avoir scrupuleusement respecté, et même prolongé la
trêve des confiseurs, tradition que le « surmenage » du monde
moderne n'abolit dans aucun pays, ^IM. Sergent et Ponsot
viennent de repartir pour Rerlin. Nous avons expliqué dans
les Questions du 16 novembre en quoi consistaient ces pour-
parlers franco-allemands relatifs à l'Asie Mineure, ce que la
France demande et ce qu'elle offre. Nous souhaitons que l'évé-
nement nous donne tort, mais nous ne croyons pas à la con-
clusion très prochaine d'un accord. On se rappellera le ton
légèrement hautain de M. de Rethmann-Hollweg lorsqu'il a
expliqué au Reichstag que c'était sur notre demande que
l'Allemagne avait entamé la conversation. Il est toujours
malaisé de se rencontrer avec des gens qui ne veulent faire
un pas en avant que quand on en a fait soi-même trois...
(1) Voir à ce sujet un article très documenté dans la Hecue de Paris du
15 janvier.
i34 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Voici que notre diplomatie se retrouve à peu près dans la
même situation que pour l'affaire marocaine. Après avoir cette
fois conclu des arrangements avec la Turquie, elle est obligée
de les faire homologuer par TAUemagnequi pourrait, auxtermes
des traités antérieurs, contester quelques-unes des stipulations
nouvelles. Or ce pays est actuellement en proie à une telle
fièvre, son gouvernement se montre à la fois si nerveux et si
irrésolu en présence de l'offensive furibonde des pangerma-
nistes, que M. de Jagow risque d'être dans un état d'esprit pire
que celui de M. de Kiderlen en 4911. Il nous faudra du calme,
de la patience et de la fermeté.
Entre temps Djavid bey est arrivé à Paris pour négocier un
emprunt, non sans s'être préalablement assuré que la finance
berlinoise avait des exigences inacceptables. Dans quelques
journaux français on a émis l'opinion qu'il était impossible
d'accorder aucun argent à la Turquie avant d'être sûr de jouir
sans conteste des concessions de chemins de fer et de ports
qu'elle nous a consenties en Arménie et en Syrie, et par consé-
quent avant le succès de la mission de MM. Sergent et Ponsot
à Berlin. Mais pour comprendre comment se pose la question,
il ne faut pas perdre de vue qu'il y a en réalité deux emprunts
turcs en perspective. Un premier, de 400 à 500 millions, est
destiné à rembourser les bons du Trésor émis pendant la
guerre, et détenus en grande partie par des banques fran-
çaises. Ces bons ne montent pas à 500 millions, mais le
reliquat de la somme serait indispensable à la Turquie pour
vivre pendant quelques mois, et notamment pour payer un à-
compte à ses malheureux fonctionnaires, revenus aux plus
mauvais jours du régime hamidien. Le second emprunt, beau-
coup plus considérable, mais qui pourrait s'échelonner sur
plusieurs annuités, serait nécessité par les travaux publics :
c'est celui qui ne saurait être souscrit par nous avant la fin des
négociations de Berlin. C'est donc seulement du premier que
Djavi»! bey vient entretenir notre gouvernement.
Oisons tout de suite que la France, qui n'a qu'un désir,
empêcher l'ouverture de la liquidation de l'Asie Mineure, ne
peut souhaiter la ruine financière de l'Etat ottoman. De plus,
dans la mesure où le permettent les directives générales de
notre politique, nous pouvons avoir intérêt à sortir nos ban-
quiers d'une situation embarrassée. Mais, si nous ne devons
pas en principe refuser les 500 millions, et s'il n'est pas besoin
de spécifier leur emploi puisqu'il est d'ores et déjà parfaitement
connUj nous pouvons profiter de ce qu'on a une fois de plus
recours à notre bourse pour obtenir l'octroi définitif des
APPRÉUENSIO^S EN OniEM: PÉRIL EN ALLEMAGNE 135
réformes arméniennes, et même pour avoir des assurances
sur la politique du gouvernement jeune-turc. <^e dernier
devrait comprendre que l'impression laissée en France par le
dernier emprunt Périer a été tout à fait déplorable. Avant
d'acheter un cuirassé de 70 millions, que d'autres suivront
peut-être, il aurait pu commencer par empêcher ses fonction-
naires de mourir de faim, et c'est une singulière conduite de
venir demander officieusement de l'argent pour des buts par-
faitement avouables, le lendemain du jour où on en a subrep-
ticement soutiré à l'épargne française pour des buts parfaite-
ment inavouables, en ce sens que l'acquisition précipitée du
Rio-de-J aneiro ne peut s'expliquer que par des velléités belli-
queuses à l'égard de la (îrèce. Aulant il serait injuste de
chicaner la Turquie sur ses dépenses inililaires, parce que la
réfection de son armée de terre importe à sa défense, autant
il est permis de réprouver des dépenses navales qui impli-
quent des idées de revanche et d'ottensive. Le domaine ultra-
marin de la Turquie se réduira désormais aux îles d'Imbros
et de Ténédos et au Dodécanèse, le jour où l'Italie l'aura res-
titué. D'autre part la Marmara est close à ses deux extré-
mités par des fortifications. La création d'une ilotte, à supposer
qu'elle ne soit pas chimérique étant donné le personnel marin
dont dispose la Turquie, indique donc l'intention de reprendre
à la (irêce ses conquêtes. L'intimité croissante des relations
entre Conslantinople et Sofia en est une autre preuve : les deux
adversaires de Lulé-Burgas se découvrent aujourd'hui des
intérêts communs, et les voyageurs qui ont parcouru ces jours-
ci la Thrace et la Macédoine bulgare ont vu et entendu des
choses édifiantes fl ).
Il ne faut d'ailleurs pas se dissimuler que des assurances
verbales données par legouvernement turc peuvent être éludées
dans la suite, et c'est pourquoi certains hommes politiques,
voulant avoir des gages plus sérieux, ont envisagé un contrôle
des dépenses turques, grâce à une extension des pouvoirs des
délégués européens à la Dette. On sait que ces délégués qui
sontau nombre de si.x f^un Français, un Anglais, un Allemand,
un Italien, un Autricbien et un représentant de la Banque
ottomane; ne représentent pas leurs gouvernements respectifs,
mais seulement les porteurs de fonds ollouiaus. Leur mission
se borne à contrôler et à bloquer les receltes qui ont été
aliénées par la Turquie pour le service de la Dette; le reste des
(1) Lir-î un î r iC'jiite cji-rfspoailance de noire coUaliorateur ]M. André Duboscc(,
parue dans le Temps.
136 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
recettes et le total des dépenses échappent à leurs investiga-
tions. Ceux qui souhaitent le contrôle des dépenses voudraient
en somme donner aux délégués une véritahle action politique,
et c'est un peu dans ce sens qu'on interprète l'accession au
Conseil de la Dette d'un délégué russe, quoique ce dernier
doive représenter seulement un syndicat financier.
On ne saurait affirmer que ce programme soit réalisable.
Outre qu'il faudrait l'imposer par la force au gouvernement
jeune-turc, il suppose un parfait accord européen. Enlin les
puissances les plus pacihques et les plus désireuses de con-
solider les restes de l'empire turc ont quelquefois la main
forcée par leurs financiers ou leurs industriels. Ceux-ci ont beau
jeu à prétendre qu'on favorise leurs concurrents étrangers quand
on ne les soutient pas assez énergiquement. C'est ainsi que des
firmes anglaises ont entrepris la réfection de la marine turque
et risquent par là même de contrecarrer la politique de leur
gouvernement, de même que des banques françaises ont accepté
des bons du Trésor turc pendant la guerre et rendu ainsi pos-
sible la continuation d'une guerre que le gouvernement fran-
çais se donnait beaucoup de mal pour abréger. Et aujourd'hui
ces banques agissent sur le gouvernement pour rentrer dans
leur argent. Il apparaît donc que le développement des intérêts
économiques de ses nationaux peut empêcher telle ou telle puis-
sance de contrôler les dépenses turques et peut môme pro-
voquer un conflit contre le gré même de cette puissance. Cepen-
dant, malgré toutes les complications du problème à résoudre,
les Turcs auraient tort de ne point se méfier. Qu'ils se per-
suadent bien de cette vérité, que la crise orientale pourra être
le prétexte, mais jamais la cause d'une conflagration générale,
et qu'en conséquence une initiative isolée pourrait un jour se
produire contre eux sans qu'il en résultât de catastrophe pour
l'Europe.
Le plus gros danger pour la paix de l'Europe réside aujour-
d'hui dans l'accès de fièvre que subit l'Allemagne, et dans le
désarroi visible de son gouvernement. Si l'on veut comprendre
quelque chose à tous les incidents qui se multiplient outre-
Rhin, il importe de discerner nettement les quatre grands
courants de l'opinion publique.
Il y a d'abord le parti militaire, et par là nous n'entendons
pas seulement le corps d'officiers, mais la fraction des panger-
inanistes qui estiment qu'une grande guerre européenne est
nécessaire pour réaliser leurs visées. Ce parti-là veut la guerre,
APPRÉHKNSIONS EN ORIENT; PÉRIL EN ALLEMAGNE 137
et il la veut le plus prochainement possible parce qu'au prin-
temps l'Allemagne aura produit tout son effort militaire et sera
prête, tandis qu'en France la loi de trois ans n'aura pas encore
porté tous ses fruits. On suppose des lacunes dans nos appro-
visionnements, notre matériel d'artillerie, notre outillage
technique, et cette croyance est entretenue par les polémiques
de quelques-uns de nos écrivains militaires qui ne craignent
pas de faire retentir la presse de lamentations aussi impru-
dentes qu'exagérées. Les Allemands belliqueux ne sont assuré-
ment pas la majorité, mais ils font impression sur l'empe-
reur.
A côté d'eux se place l'autre fraction des pangermanistes,
celle qui, sans vouloir la guerre, est persuadée que le seul
étalage de la force allemande, s'il est fait avec à propos et éner-
gie, doit suffire pour obtenir la victoire dans toutes les contro-
verses diplomatiques. Ceux-ci ne sont pas, en somme, moins
dangereux que les premiers. Ce sont eux qui se sont indignés
naguère des « abandons » de M. de Kiderlen, et qui surveillent
avec une égale méfiance l'attitude de M. de Jagow, lui repro-
chent déjà d'avoir été trop conciliant avec l'Angleterre pour le
terminus du Bagdad et pour l'Afrique Australe, et le poussent
à l'intransigeance dans les négociations actuellement pendantes
avec la France.
Viennent ensuite les pacifiques, mais de deux espèces diflfé-^
rentes. Les uns voudraient la paix, mais croient la guerre
inévitable pour résoudre la crise latente qui travaille l'Europe
depuis plusieurs années. Supputant les énormes dépenses que
coûte la dernière loi militaire et le fardeau intolérable qu'elle
fait peser sur toutes les épaules, ils se demandent dès lors s'il
ne vaudrait pas mieux en finir tout de suite. Les autres enfin,
qui forment évidemment la grosse masse du peuple, sont les
véritables pacifiques, voulant et espérant la paix. Mais dans
tous les temps et dans tous les pays la grosse masse du peuple
a toujours voulu la paix, et bien souvent n'a pas empêché une
minorité agissante de déchaîner la guerre.
Au milieu delà confusion, l'empereur hésite, comme «l'inou-
bliable grand -père », avec lequel il a plus d'un point de res-
semblance, aurait hésité s'il n'avait été sous la férule de
Bismarck. Répugnant à une guerre dont le succès lui paraît
loin d'être assuré et au cours de laquelle il serait peut-être
obligé de résigner le commandement suprême, il craint, d'autre
partj en présence de la marée montante du socialisme, de
s'aliéner le plus ferme appui du trône des flohenzollern, le
corps d'officiers. Et M. de Bethmann-Hollweg, en fonctionnaire
138 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALKS
fidèle, traduit les variations de la volonté impériale. Son pre-
mier discours an Ueichstag, après les incidents de Saverne^
ménage la chèvre et le chou, et lui vaut un blùme de l'Assem-
blée. Puis surviennent l'incartade du préfet de police de Berlin
et les acquittements de Strasbourg. Alors M. de Bethmann, à
la Chambre des seigneurs de Prusse, prononce une harangue
inspirée du plus pur « prussianisme ». Le Congrès prussien
s'assemble à Berlin et donne à quelques « vieilles Excellences »
l'occasion de piétiner le Reichstag ^t l'armée bavaroise : le
ministre de la Guerre bavarois ne s'est-il pas en effet permis
d'aflirmer que les écarts des officiers de Saverne ne seraient pas
possibles en Bavière? Le général de Kracht en profite pour dire
leur fait aux Bavarois et leur rappelle aimablement qu'en 1870
ils n'en auraient pas mené large dans certaines batailles si les
Prussiens n'étaient venus à la rescousse. En Bavière on se
fâche et on réclame des excuses. En présence de tout cehourvari,
l'empereur et le chancelier ne savent plus très bien qui
entendre. M. de Bethmann, à la Chambre des députés de
Prusse, parle d'abord contre les conservateurs et leur terrible
chef, jNL de Heydebrandt ; deux jours plus tard, après avoir
conféré avec l'empereur, il reprend la parole pour tendre à ces
mêmes conservateurs le rameau d'olivier, et finit pathétique-
ment en adjurant tous les Allemands d'oul)lier leurs querelles
intestines, parce que les temps sont graves (1).
Dès lors il n'est pas étonnant que les fonctionnaires d'un
rang moins élevé que M. de Bethmann montrent autant d'hési-
tation et d'incohérence que lui. Au Landtag prussien, le ministre
de l'Intérieur, M. de Dallwitz, blâme pour la forme le préfet de
police Jagow « qui n'a pas eu la réserve nécessaire», mais
refuse absolument de dire quelle réprimande lui a été adressée,
parce que « cela ne regarde pas le Landtag ». Au Parlement
d'Alsace-Lorraineiln'y a pas deux ministres qui aient la même
attitude. M. Pétri, sous secrétaire d'Elat à la Justice, se fait
applaudir frénétiquement en établissant l'illégalité des procé-
dés du colonel île Beuter et en prenant la défense des fonction-
naires civils. Mais M. Mandcl, sous-secrétaire d'Etat à l'Inté-
rieur, trouve au contraire des circonstances atténuantes pour
les officiers, et rejette toute la responsabilité sur la presse. En
dernier lien, M. Zorn de Buluch, pour contrebalancer l'elTet du
discours de M. Pétri, affirme que le ministre de la Justice n'a
pas voulu altiKjuer la validité du jugement du Conseil de guerre
(1) Hei den liel'tijji.stea Differenzen IvriinniLMi wlr iiirlit zu /u.stœndcn die in srhtre-
ren Zeiten das Vaterland pef!«'hi-den.
APPRÉHENSIONS EN ORIENT; PÉRIL EN ALLEMAGNE 1 •iO'
Je Strasbourg'. Tout ceci finira, dit-on dans certains journaux
allemands, par des hécatombes de fonctionnaires.
Nous aurions le plus grand tort en France de trouver dans
ces dissentiments, notamment entre Prussiens et Allemands
du Sud, une raison d'espérer un manque de cohésion allemande
si la guerre était déclarée : les uns et les autres feraient bloc
contre nous, tout comme feraient bloc tous les Français, à quel-
que parti politique qu'ils appartiennent. Mais ces dissentimenis-
prouvent que FAllemagnc d'aujourd'hui, comme celle de
naguère, a besoin d'un gouvernement fort pour maintenir sans
lézardes l'édifice impérial du temps de paix, et c'est précisé-
ment ce gouvernement-là qu'on n'aperçoit pas pour le moment.
On peut donc craindre que, comme tous les gouvernement
faibles, celui de Guillaume II ne cherche à sortir desdiflicultés
intérieures par un conflit avec l'étranger. Et c'est pourquoi ce
qui se passe maintenant en Allemagne nous semble infiniment
plus inquiétant pour la paix que les efforts, vrais ou feints,
de la Turquie pour reprendre Chio et Mitylène. La seule con-
duite que nous ayons à tenir, et qui puisse imposer à nos adver-
saires éventuels, est une application incessante à la défense
nationale et une entente de plus en plus étroite avec la Russie
et l'Angleteri'e. Si cette nécessité est clairement comprise par
nos deux partenaires, et si la Triple-Entente en donne à l'Europe
une preuve non équivoque, ne serait-ce qu'à l'occasion des
affaires orientales, le fléau de la guerre pourra être évité; dans^
le cas contraire, toutes les appréhensions sont permises.
Commandant de Tuomasson.
LES ÉTATS-UNIS ET L'AMÉRIQUE LATINE
Quelles que soient les préoccupations de l'opinion euro-
péenne en présence des complications, chaque jour plus em-
brouillées, sur l'échiquier du Levant, il n'est pas possible
qu'elle se désintéresse de l'Amérique, oii se joue une partie
très grave : les enjeux en sont la liberté politique et écono-
mique des nations latines et le maintien de leurs relations
indépendantes avec les Etats de l'ancien continent; c'est, là
aussi, une question d'équilibre, non plus européen, mais mon-
dial. Le magnifique essor contemporain des Etats-Unis s'affirme
par l'achèvement prochain du canal de Panama; quoi que
l'on pense des moyens par lesquels TUnion s'est emparée,
pratiquement, de l'isthme, cette uîuvre commande l'admira-
tion; on nous accorde volontiers, parmi les Yankees, la gloire
un peu amère d'en avoir été les initiateurs, mais on est fier
d'ajouter que seuls les Etats-Unis étaient capables de mener
jusqu'au bout ce travail de géants. Au moment oii la grande
république s'apprête ainsi à joindre les deux mers, elle mène,
au Mexique, une politique trouble dont le terme pourrait
bien être, que les dirigeants de Washington le veuillent ou
non, une intervention armée contre leurs plus proches voisins;
elle étudie plus assidûment les ressources des républiques mé-
ridionales et vient en concurrence active avec l'Europe pour
les mettre en valeur.
Ainsi se dessine l'impérialisme des ïankees en Amérique :
par Panama, ils s'imposent au point précis où ce continent,
aminci entre deux océans, mérite le mieux de fixer l'atten-
tion internationale; ils s'approchent aussi des rives pacifiques
de l'Amérique latine tandis que, par le Mexique, ils empiè-
tent sur ses frontières septentrionales et débordent économi-
quement sur d'autres Etats. Ils prononcent très clairement
leur résolution, sinon de s'agrandir en territoire, du moins
d'étendre largement le domaine de leur hégémonie politique.
Il est donc évident que les sociétés saxonne et latine d'Amé-
rique sont à la veille de s'atTronter ; les Etats-Unis, interpré-
tant à la mesure de leur force d'aujourd'hui la doctrine de
LKS ÉTATS-UNIS ET l'AMÉRIQUE LATINE 141
Monroë, lui donnent un sens agressif; ils inquiètent les Sud-
Américains et provoquent des protestations jusqu'ici timides
et discontinues de l'Europe. En 1823, sous les gouverne-
ments restaurés de Louis XVIII en France et de Ferdinand YII
en Espagne, la doctrine « l'Amérique aux Américains » signi-
fiait une interdiction opportune : les souverains de la Sainte-
Alliance avaient, en effet, comploté de replacer par la force
les jeunes républiques sud-américaines sous les lois de leur
ancienne métropole. Ce projet était vain et mal préparé; les
troupes que Ferdinand VII destinait à cette expédition sont
celles qui se soulèvent les premières contre sa tyrannie abso-
lutiste et le réduisent au rang de souverain constitutionnel.
C'était assez, toutefois, pour que la doyenne des nations amé-
ricaines déclarât solennellement que l'Amérique n'était plus,
désormais, terre de colonisation pour aucune métropole; l'An-
gleterre, dont la déchéance espagnole servait le commerce
d'outre-mer, s'associa volontiers à cette exclusive; elle s'em-
pressa de reconnaître l'indépendance des nouveaux Etats en
leur envoyant des ministres plénipotentiaires et des consuls.
L'Europe a-t-elle jamais, au cours du xix® siècle, menacé
cette indépendance? L'Espagne eut sans doute, en 1864-1866,
l'intention de se rétablir au Pérou et la France, à la même
époque, s'engageait dans la funeste aventure mexicaine; on
peut croire que l'attitude des Etots-Unis, résolument hostile,
empêcha l'une et l'autre de s'obstiner dans leur intervention.
Plus tard, si la République Argentine eut toute liberté de
s'agrandir, à l'heure choisie par elle, dans l'immense Patagonie
sans maître, c'est probablement aussi parce que, d'Europe,
aucune puissance ne voulut se risquer sur la carrière consignée
par la doctrine de Monroe. Celle-ci aurait donc détourné de
l'Amérique latine des violences européennes. Elle fut une
assurance dans l'ordre militaire et territorial ; mais elle n'a pu
empêcher les républiques hispaniques d'appuyer leur progrès
sur des immigrants et des capitaux venus presque uniquement
d'Europe. Ainsi se sont noués des liens étroits entre ces Etats
sud-américains d'une part, et de l'autre l'Angleterre, puis la
France, l'Allemagne et les royaumes des péninsules de la
Méditerranée. Ces relations, il est vrai, se sont établies çà et
là, par groupes dispersés, sans aucun plan d'ensemble; les
sociétés latines d'Amérique étaient alors, politiquement par-
lant, très inégales, et pour la plupart adolescentes à peine;
toujours est-il que la vieille Europe s'est intimement mêlée à
leur croiss'ance et qu'elles ont aujourd'hui, si l'on peut ainsi
dire, beaucoup d'Europe dans le sang.
142 QUESTIONS DIPLOMATIQUES KT COLONIALES
Les Etats-Unis, alors, i^randissaient parallèlement et
n'avaient pas rempli le cadre de leur propre territoire; sous
fies horizons largement ouverts, les descendants des pionniers
ife la Noavelle-Angleterre et des héros de l'indépendance pous-
f;aient leurs conquêtes dans l'Ouest lointain jusqu'aux prairies
du Missouri, puis jusqu'aux plateaux des Montagnes Rocheuses,
enfin jusqu'aux rivages du Pacifique ; ils s'arrêtèrent seule-
ment là où la terre leur manqua. Faisant ensuite un retour en
sous-œuvre, tributaires encore de l'Europe qui les peuplait, ils
prirent effectivement possession de tout leur domaine; ils
s'unifièrent eux-mêmes par l'efïort méritoire et sanglant de
leur guerre de Sécession, sans négliger, pendant la période de
ces rudes campagnes, la construction de ces voies terrées trans-
continentales qui font de leur pays une république indivisible
d'abord, un passage bien frayé entre Atlantique et Pacifique,
ensuite. Leur évolution est illustrée par l'histoire de leurs expo-
sitions universelles, qui vont se déplaçant d'Est en Ouest :
Philadelphie, en l'année centenaire de l'émancipation (1876 ,
puis Chicago (1803), Saint-Louis (1904), et demain, San-
Francisco.
Nation vigoureuse, pleine de confiance en l'avenir, l'Union
n'échappe pas à cette « griserie de l'espace », maladie tout
américaine, qui enfièvre chacun de ses citoyens; au cours de sa
poussée fougueuse, aucun obstacle n'a encore brisé son élan;
la vie lui a jusqu'ici épargné les épreuves qui laissent aux
Etats comme aux particuliers l'angoisse de leurs propres
limites et posent, disent les philosophes, le non-moi à côté du
moi. Dans l'impérialisme yankee contemporain, il entre beau-
coup de candeur et de parfaite bonne foi. Où donc les Nord-
Américains auraient-ils appris que leur expansion n'est pas,
de son essence même, indéfinie? En 1814, l'Angleterre, qui les
a pourtant vaincus, leur abandonne une frontière qui insinue,
comme un coin, leur territoire entre les provinces maritimes
et les capitales intérieures du Canada; en 1844-1848, des révo-
lutionnaires leur offrent toute la région septentrionale du
Mexique et des discordes civiles leur ouvrent l'accès de Mexico
même, où ils peuvent consolider diplomatiquement leur
annexion ; plus tard, l'Espagne ne leur oppose dans les Antilles
qu'une résistance mal concertée et l'Angleterre elle-même
aocepte, pour la frontière occidentale du Canada, un tracé con-
forme aux prétentions yankees. La Colombie ne saurait leur
disputer le territoire isthmique de Panama, Nicaragua ni
Saint-Domingue repousser leurs douaniers impérieux. Com-
ment s'étonner, après tant de succès si largement aidés par une
LES ÉTATS-UNIS ET l'aMÉRIOL'E LATINE 143
chance constante, qu'ils se croient sincèrement, loyalement, les
maîtres de l'heure, autour d'eux <"omme chez eux-mêmes?
De cette période, ils ont acquis un orgueil immense et un
mépris transcendant pour le reste du monde; ils sont tout par-
ticulièrement dédaigneux de leurs voisins, les Latins d'Amé-
rique. Des légendes courent encore, même dans les milieux
instruits des villes, sur les sociétés sud-américaines; le man in
the Street ne fait pas les différences élémentaires entre Haïtiens,
Péruviens et Argentins; telle élégante d'une capitale n'ima-
gine pas que les dames portent, les mêmes toilettes qu'elle, et
les portent fort bien, à Rio-de-Janeiro ou à Buenos-Aires. Le
Sud est, pour beaucoup de Yankees, un pays où il y a des
nègres et l'on sait quelle est, aux Etats-Unis, la vivacité du
préjugé de couleur, plus on s'éloigne de New- York et Was-
hington et plus la société doit être teintée de noir. Ainsi les
Grecs, connaissant l'Egypte, supposaient que la terre fut tou-
jours plus sèche et plus chaude au delà. Pour ceux dont l'édu-
cation est plus avancée, les républiques sud-américaines sont
des pays d'anarchie chronique et d'absolue infériorité poli-
tique, ce qui représente, à tout le moins, une généralisation
imprudente ; l'Union du Nord leur doit la faveur de ses con-
seils. Ces réformateurs ne réfléchissent pas que des lois consti-
tuantes ne sont point articles d'exportation : le Mexique, par
exemple, a beaucoup plus besoin d'un pouvoir central fort,
tel fut celui de Porfirio Diaz, que d'une constitution balancée,
copiée sur celle de Washington.
Deux courants apparaissent dans l'impérialisme des Etats-
l^nis, celui des puritains et celui des gens d'affaires; peut-être
sont-ce seulement deux aspects d'un courant unique. Crom-
well distribuait jadis à ses « Têtes rondes », pendant la guerre
contre les royalistes, des brochures où il expliquait la manière
de gagner le Paradis en combattant l'Antéchrist, lisez ses
adversaires. On retrouve quelque chose de cet esprit dans les
discours que des hommes d'Etat considérables prononcent de
nos jours, de l'autre côté de l'Atlantique, chaque fois qu'il s'agit
de politique étrangère : ils invoquent des raisons de morale,
d'humanité, pour exciter contre l'Espagne les révolutionnaires
de Cuba, pour intervenir à Saint-Domingue, provoquer une
sédition en Nicaragua, entretenir les troubles du Âlexique.
MoraJity, disait dernièrement le président Wilson, isthe thing
that musl guide us, et rien ne nous autorise à taxer ces dé-
clarations d'hypocrisie. Mais derrière le puritain, le business
man se glisse; c'est lui qui invente la diplomatie du dollar,
qui s'introduit comme prêteur chez des imprévoyants et fait
144 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
jouer ensuite le gros bùton {big stick) sur le dos de ses débi-
teurs. Invité aux entreprises immenses par les proportions
mêmes d'un pays que la nature n'a pas amenuisé, l'homme
d'affaires yankee est un effréné spéculateur, au double sens
financier et psychologique de ce mot; dans ses combinaisons
les plus indifférentes au respect d'autrui, il reste en quelque
mesure un apôtre, j'allais écrire un rrveur.
Il redevient un homme, et un homme redoutable à ses voi-
sins, un conquérant ou un concurrent, par l'inévitable con-
tact des réalités. Dans la Méditerranée américaine, les Etats-
Unis déclarent qu'ils réprouveront toute installation d'un
étranger non américain en un port quelconque d'où il pour-
rait menacer les communications ou la sécurité de l'Union :
c'est la fameuse motion du sénateur Lodge, votée en août 1912,
et qui était dirigée contre la concession de pêcheries mexi-
caines à des Japonais. Ce texte est extrêmement vague : il
peut interdire aussi bien l'établissement d'une station de
charbon anglaise, allemande, française, dans toutes les mers
voisines de Panama; il peut s'appliquer, si les circonstances
permettent de lui donner un effet rétrospectif, même à d'an-
ciennes colonies des puissances européennes. Là précisément,
les Etats-Unis sont assurés de ne rencontrer aucun obstacle
indigène; les cinq républiques isthmiques n'ont jamais pu con-
clureentre elles uneententedequelque durée; l'une d'entreelles,.
dont le territoire se serait peut-être prêté aune communication
interocéanique, le Nicaragua, est d'ores et déjà un simple pro-
tectorat nord-américain ; personne désormais ne pourra ouvrir
là une route rivale de celle de Panama; les Etats-Unis seront
libres d'exploiter à leur guise le sol très riche de cette petite
république, qui deviendra sous leur direction un merveilleux
jardin de plantations tropicales; déjà s'y emploie le trust,
remarquablement conduit, appelé VUnited Fruit 6'"; le Nica-
ragua n'y aura perdu que son indépendance.
Nous n'insisterons pas sur ce que l'on pourrait appeler le
« coup de Panama ». On se souvient comment, la Colombie
n'ayant pas eu l'habileté d'assurer aux Etats-Unis les facilités
qu'ils réclamaient pour reprendre l'œuvre française du canal,
une province colombienne se détacha, qui est devenue la répu-
blique de Panama, dépendance de fait de l'Union (1903). Que
ce nouveau régime soit avantageux pour les intérêts locaux,
en même temps que pour ceux des Yankees, nous l'admettons
volontiers ; le territoire panaméen, de part et d'autre du canal,
prendra vite la valeur d'un terroir assaini et bien frayé, pro-
LES ÉTATS-UNIS ET L'aMÉRIQUE LATINE 143
pice à une colonisation intense. Qu'il y eût un procédé autre
que cette révolution pour achever le percement de l'isthme,
nous en doutons et devons avouer que cette violence aura été
le principe d'un incontestable progrès. Mais le canal sera sur-
tout une affaire nord-américaine, d'ordre impérial autant
qu'économique; il n'est pas certain qu'il rémunère de long-
temps les fonds engagés ; du moins, et c'est en quoi le succès
est capital, il sera pour les Yankees un moyen d'étendre leur
action privilégiée sur toute l'Amérique centrale et pacifique ;
il leur donne la tentation et la faculté de surveiller toutes
démarches de rivaux en territoire resté colombien, sur le tracé
dit du canal d'Atrato, par exemple.
Déjà cette politique isthmique se développe ainsi qu'il était
aisé de le prévoir. La Colombie n'a cessé de protester contre la
mutilation de son territoire. Après dix ans accomplis, elle per-
siste à réclamer un arbitrage, que les Etats-Unis refusent,
sinon sur des points secondaires. Ils voudraient, s'ils consen-
tent finalement à une compensation en argent, obtenir la ces-
sion à bail, pour soixante-quinze ans, de deux îles colombiennes
voisines du débouché pacifique du canal ; ils demandent même
une option pour le canal d'Atrato, non certes pour le creuser
eux-mêmes, mais pour empêcher quiconque de susciter cette
concurrence à Panama. Au milieu de l'année 1911, une asso-
ciation civique fondée dans l'Equateur dénonçait le projet
d'un emprunt yankee de 300 millions de francs, très dispropor-
tionné avec les nécessités de la République, mais qui eût été
une manière indirecte pour les Etats-Unis de se faire céder, à
titre de gage, l'archipel des Galapagos. On peut rattacher à ces
indications l'activité présente du Bolivian Syndicate, qui pré-
pare l'accaparement économique de la Bolivie par des trusts
de constructeurs et métallurgistes yankees; il y a quelques
années, une société d'exploitation de caoutchouc avait tenté de
fonder, dans l'Acre, une république protégée des Etats-Unis,
et le Brésil dut, par le traité de Pétropolis (1903), racheter ses
droits sur cette portion de son territoire national.
L'effort principal des Etats-Unis porte en ce moment sur la
seule grande République latine qui les sépare des pays isth-
miques, le Mexique. Là s'exercent les deux forces de l'impéria-
lisme; mais nous croyons que ni les doctrinaires, ni les trus-
ters ne tiennent un compte assez exact des conditions particu-
lières du Mexique : leur maladresse compromet la cause nord-
américaine auprès de tous les Mexicains, en même temps
qu'elle irrite les autres Latins d'Amérique, et mécontente
l'Europe. Le président Wilson proclame qu'il ne reconnaît
QOEâT. DiPL. ET Col. — T. XXXVII. 10
146 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
pas le général Huerta, parce que l'avènement de ce président a
été assuré par un coup d'Etat. Ceci est notoire, mais le prési-
dent Madero, prédécesseur de Huerta, ne s'était-il pas élevé de
même, non seulement du consentement tacite des Etats-Unis,
mais encore avec l'appui public des financiers yankees? Ne
linira-t-on pas par rendre Huerta populaire si Ton fait de lui
le président de la résistance nationale aux empiétements
étrangers et si Ton soutient contre lui des chefs de bandes qui
se livrent aux pires excès? Pense-t-on à tous les intérêts euro-
péens que bouleverse la continuation de cette anarchie ? En
fait, la diplomatie américaine n'est ici que l'humble servante
du trust des pétroles nommé le Standard OU : Huerta est visé
parce qu'il passe pour favoriser un groupe rival anglais, que
les monopoleurs yankees veulent écraser à tout prix. Ce groupe,
que préside lord Cowdray, avait aussi passé de récents contrats
avec la Colombie et l'Equateur; la « Standard Oil » aélé assez
puissante pour y faire échec au dernier moment; la Colombie
a retiré ses propositions, l'Equateur a concédé ses gisements
de naphte à son consul de Panama, qui est, dit-on, un homme
du trust. Le Mexique n'est qu'une carte dans ce jeu compliqué.
L'assainissement moral que poursuit le président Wilson équi-
vaut donc à encourager une guerre civile, afin d'exproprier des
non Américains. Ceux-ci pourtant ont rendu des services au
Mexique, sans l'avoir jamais mutilé, et sont disposés à en
rendre d'analogues à d'autres républiques voisines ; mais l'aillux
des capitaux étrangers, dit le président, doit être considéré par
ces Etats comme une menace pour leur autonomie nationale;
contre ce danger, le grand frère du Nord sera toujours empressé
à les défendre. M. Wilson n'a-t-il pas pris garde à ce qu'un
tel langage a de désobligeant pour les nations européennes?
Estime-t-il très opportun de décourager, en France notam-
ment, les sympathies qui vont naturellement à la vaillante
nation nord-américaine, mais qui se refusent aux peuples
ambitieux sans mesure, insolents de leurs avantages et systé-
matiques contempteurs d'autrui? Il menait jadis, lorsqu'il était
candidat, une courageuse campagne contre les financiers acca-
pareurs; chercherait-il, pour les atteindre dans les limites de
la République, à leur assurer des compensations au dehors?
Nous avons trop ferme confiance en sa droiture pour le croire
capable d'un pareil calcul; mais ses initiatives, brochant sur
les intrigues de la Standard Oil, aggravent les méfiances étran-
gères contre l'impérialisme yankee.
Par le canal de Panama, garanti contre d'éventuelles voies
rivales, les Etats-Unis interviendront avec plus d'autorité dans
LES ÉTATS-UNIS b-T l'aMÉRIQUE LATINE 147
les républiques sud-américaines du Nord-Ouest : Colombie,
Equateur, Pérou, Bolivie. On annonçait dernièrement l'achat
de nombreuses mines de cuivre par des syndicats nord-amé-
ricains, le long dn chemin de fer d'Antofagasta à Oruro, qui
est lui-même aux mains de capitalistes de cette origine. Le
Nord du Chili, région des nitrates, rentre dans cette zone d'in-
fluence économique. Tous ces pays, que la voie de Panama
rapprochera de l'Atlantique, sont dès maintenant jalonnés
d'entreprises yankees. L'opinion que l'on se fait, dans les répu-
bliques latines du Pacifique, de la solidarité nouée entre ces
groupes industriels et le gouvernement de Washington res-
sort d'un fait tout récent. Des propriétaires de nitratières con-
testées, boliviens et chiliens, avaient décidé de s'associer à des
syndicats yankees, dans l'espoir avoué que leurs réclamations
judiciaires seraient dès lors appuyées par la diplomatie de
Washington. Il a fallu, pour les décourager, une déclaration
explicite et officielle du ministre des Etats-Unis à Santiago,
précisant que son gouvernement n'entrerait pas dans leurs
vues. Ces joueurs n'ont eu que le tort de venir un peu tard
car précédemment Washington avait opiniâtrement soutenu,
contre Santiago, des prétentions fondées sur une combinaison
analogue.
Les hardiesses américaines sont moins agressives vis-à-vis
des Etats latins qui sont arrivés à une fortune plus indépen-
dante, Brésil et Argentine en particulier. Ceux-là resteront
aussi éloignés des régions industrielles du Nord après l'ouver-
ture de Panama; donnant sur l'Atlantique, ils ont été et restent
encore plus accessibles aux inlluences européennes; aussi des
publicistes de Rio ou de Buenos-Aires considèrent-ils volon-
tiers que le « péril yankee » n'existe pas pour eux. Le capital
nord-américain vient, dans ces républiques, s'employer con-
curremment avec les capitaux d'Europe; c'est une rivalité
pacifique, toute profitable, semble-t-il, à ceux dont les domaines
sont ainsi fécondés. Il y a lieu pourtant d'observer des diffé-
rences entre les méthodes des industriels d'Europe et celles de
leurs collègues yankees. Les premiers se déploient en tirail-
leurs, par petites associations dont chacune s'attache à une
entreprise isolée, un port, un réseau de chemins de fer, une
banque, une usine frigorifique; la division même de ces affaires
est une garantie de leur innocuité politique. Les Yankees, au
contraire, arrivent par masses; le nombre de leurs business
nien qui s'intéressent à l'Amérique latine est encore minime,
mais tous sont plus ou moins directement solidaires les uns
148 QUKSTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
des autres; les programmes de leurs chefs ignorent les fron-
tières politiques et subordonnent résolument à leurs fins les
autorités régionales.
Nous avons exposé ici même (1) comment s'est constitué le
syndicat de chemins de fer connu sous le nom de trust Far-
quhar. A l'heure actuelle, beaucoup de Français sans doute
maudissent Tétourderie qui les a faits créanciers de la Brazil
Raihvay, l'une des compagnies principales de ce syndicat; les
lieutenants de la Brazil Hy n'en poursuivent pas moins leurs
démarches, pour incorporer la Compagnie anglaise de Sao-
Paulo à Santos, par laquelle ils accéderaient au grand port des
cafés brésiliens. En Argentine, on n'a pas vu sans ennui les
grands packers de Chicago s'emparer un à un des frigorifiques
fondés — en exploitation d'une idée française — par des
groupes anglo-argentins. 11 en est résulté, surplace, une hausse
des prix du bétail et une diminution du cheptel, sacrifié sans
mesure; en Angleterre, marché consommateur, les prix de la
viande importée ont au contraire fléchi, mais quand les
Yankees auront absorbé toutes les usines encore indépen-
dantes, ils feront la loi des deux côtés, abaisseront les taux
d'achat en Argentine, relèveront les taux de vente en Angle-
terre : l'Amérique latine et le vieux continent se consoleront
l'un l'autre de leur payer tribut (2). Ici, l'emprise est moins
brutale que celle de la Standard Oil, ou encore de l'United
Fruit dans l'Amérique Centrale; mais en définitive, le but
n'en est pas moins atteint. Seule une meilleure organisation
technique de l'Amérique latine, aidée de collaborations euro-
péennes, peut écarter ce véritable péril.
Le gouvernement de Washington n'en use pas moins libre-
ment lorsque des pourparlers d'ordre économique sont engagés
directement par lui. Le Brésil lui envoyant la majeure partie
de ses caoutchoucs et de ses cafés, il oblige la douane brési-
lienne à des détaxes spéciales pour ses farines, qui triomphent
ainsi des similaires d'Argentine; lorsque le Brésil essaie de
poursuivre, au mieux de ce qu'il juge ses intérêts, la liquida-
tion de la « valorisation du café », le gouvernement nord-
américain s'arroge un droit de contrôle, allant au besoin jus-
qu'à la confiscation, sur le mouvement des cafés entreposés à
New-York. On proteste, à Buenos-Aires, à Rio, contre ces
allures tranchantes; mais, en somme, on laisse faire; on
(1) Voir les numéros des Questions des 15 décembre 1912 et 1""' janvier 1913.
(2) Voir une lettre de M. Henry Jullemier, ministre de France à Buenos-Aires,
dans le Monileur officiel du Commerce du 27 novembre 1913.
LES t.TATS-L'NIS ET l'aMÉBIQUE LATINE 149
accueille avec complaisance la nouvelle d'attentions témoi-
gnées par les autorités de l'Union à tel personnage comme le
chancelier brésilien Lauro Millier ou le jurisconsulte argentin
Luis Drago; Ton accepte les politesses platoniques des congrès
panaméricains. Par contre, dans des conversations particu-
lières, on s'épanche en confidences désenchantées; on remarque
que les discours dun Roosevelt, dans les capitales sud-améri-
caines, ont besoin de perpétuelles corrections après coup, tan-
dis que, quand un Saenz Peûa vient à Rio, ou un Campos
Salles à Buenos-Aires, chacun sait prononcer des mots dont il
n'y a rien à reprendre : n'est-ce pas l'indice que parmi les
plus éminents des Yankees, bien rares encore sont ceux qui
connaissent assez bien l'Amérique latine pour lui parler sans
fautes de tact?
Des voyages comme celui de M. Elihu Root en 1906, de
INl. Roosevelt en 1913, ont quelque chose d'une inspection, et
malgré toute la correction des pompes officielles, ogacent les
Sud-Américains. Ils sont aussi une occasion, pour la presse
européenne, de s'abandonner à quelques réflexions sur les
excès de la doctrine de Monroë : le récent discours de M. Wil-
son, si malheureusement agressif contre les capitaux euro-
péens envoyés dans l'Amérique latine, a été commenté défa-
vorablement, à Paris par le Temps, à Londres par VOiitlook^
à Berlin par la Morgen Post. Raillant les scrupules de probité
financière qni ont déterminé Washington à moraliser sous sa
férule Saint-Domingue et Nicaragua, le Financial Times de
Londres demandait l'autre jour quels châtiments l'Union
réservait à huit de ses propres Etats qui sont fort en retard
avec leurs créanciers. En Amérique du Sud aussi, l'on com-
mence à élever la voix un peu plus haut : le Mercurio, de San-
tiago, se défie de M. Farquhar, « homme de foi et d'audace
(( excessive, parce qu'en ses combinaisons il entre un tiers de
« réalité et deux tiers d'espérance en un avenir inconnu ».
Au moment où le président Roosevelt quitte le Brésil, M. Bar-
bosa Lima lance à Rio un cri d'alarme : « Souvenons-nous de
la Colombie! » Celle-ci elle-même, en essayant de traiter avec
le groupe anglais des pétroles, puis avec une banque de Paris,
pour ses émissions fiduciaires, marquait son désir d'échapper
à la tutelle hautaine des Yankees.
Mais combien tout cela est fragmentaire, inefficient ! L'ex-
cellent journal de Buenos-Aires, la Naciân, a fait res-
sortir bien souvent que l'Amérique latine doit attendre sa
complète émancipation surtout d'elle-même. Pour repousser
150 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLOIHlALES
avec succès les prétentions nord-américaines à un protectorat
continental, il ne suffit pas de dénoncer, entre amis, les tares
politiques qui gangrènent la Uépublique du Nord et de rappe-
ler à ces prêcheurs la parabole évangélique de la paille et de
la poutre dans l'œil. La tache est plus haute et plus difticile ;
il faut, d'abord, ménager les amitiés européennes, car c'est
d'Europe que continueront à venir les immigrants, et pour la
majeure partie, les capitaux ; on doit donc éviter des erreurs
comme celle de la province de Buenos-Aires, qui concède tout
un réseau de chemins de fer neufs, d'un rendement médiocre
ou du moins très lointain, sans souci de mécontenter les vieilles
et solides sociétés anglaises dont le progrès est inséparable de
celui du pays lui-même, sagement développé. Aussi bien y a-t-il
aujourd'hui tendance des Latins d'Amérique à se réclamer de
leurs ancêtres d'Europe ; l'Espagne n'est plus pour eux la mo-
narchie inintelligente et oppressive de Ferdinand VIL mais le
berceau de leurs nationalités ; une politique continentale amé-
ricaine leur apparaît un non-sens, si elle ne considère pas en
eux des peuples libres.
Plusieurs fois, pendant le siècle si turbulent de leur novi-
ciat politique, cesEtats sud-américains ont esquissé d'originales
nouveautés : leurs différends de frontières ont été réglés par
l'arbitrage ; on peut espérer une solution pacifique des litiges
qui divisent encore la Colombie et le Pérou, le Pérou et le Chili.
Ces jours derniers, le Brésil vendait à une puissance d'Europe
un dreadnought en construction, le Rio -de- Janeiro ; c'est un
exemple qu'Argentine et Chili pourraient suivre, et l'entente
amicale de ces trois grandes républiques n'en serait que mieux
assise. En 1911, pour le centenaire de son indépendance, le
Venezuela avait convoqué à Caracas un Congrèsdes républiques
jadis affranchies par Bolivar, mais le j)rojet d'une Union
Boliviana, de l'isthme de Darien au Pérou et à la Bolivie, ne
fut qu'un thème à discours. Si pourtant l'Amérique latine
veut grandir par elle-même, l'association seule lui en donnera
la force ; on la verrait assez bien partagée en trois confédéra-
tions alliées, l'A B C du Sud (Argentine, Brésil, Chili, auxquels
se joindraient Uruguay et Paraguay), le groupe bolivien des-
siné au Congrès de Caracas, enfin le groupe du Nord, Mexique
et Centre-Amérique, si le Mexique, comme nous devons l'es-
pérer, parvient à dominer, en restant autonome, la crise qui
le paralyse.
A ces trois confédérations, les Etals-Unis pourraient appor-
ter leur amitié, fondée sur un respect mutuel et non plus sur
un parti pris unilatéral d'hégémonie. L'Europe alors n'aurait
LES ÉTATS-UNIS ET l'aMÉRIQUE LATINE 151
plus à se garer comme d'un danger des abus de la doctrine de
Monroë. Il ne serait plus question, lorsqu'un hôte tel que le
général colombien Reyes est reçu à l'Ateneo hispano-améri-
cain de Buenos- Aires, de concerter des moyens pratiques pour
résistera l'invasion dominatrice qui vient du Nord, linpubli-
ciste largement inspiré, tel que Manuel Lgarte, ne serait plus
écarté du Nicaragua parce qu'il y veut donner de libres con-
férences sur l'avenir de l'Amérique latine. Et M. Roosevelt ne
risquerait plus d'être accueilli par les étudiants de Santiago
du Chili aux cris de ^ Vive la Colombie ! » Un recours à
l'arbitrage, sans chicanes restrictives, sur le cas de Panama,
une retraite opportune au Mexique — et les bons offices de l'Eu-
rope la faciliteraient certainement — en ménageant l'amour-
propre des deux parties, telles seraient, de la part des Etats-Unis,
les preuves qu'ils comprennent les nouveautés d'un âge oii ils
ne sont plus seuls en Amérique. Aussi bien cette politique est-
elle recommandée, dans la grande République elle-même, par
tous ceux qui connaissent l'Amérique du Sud, M. John Bar-
rett, l'éminent directeur de l'Union panaméricaine, M. Charles
Scherrill, l'orateur persuasif qui fut ambassadeur à Buenos-
Aires, M. Robert Bacon, l'infatigable conférencier de la fon-
dation Carnegie. Les républiques latines n'admettraient pas
que la doctrine de Monroë les refît colonies, après les avoir
protégées contre le retour au passé. « Nous sommes en train,
disait l'autre jour M. Barrett, de nous rendre odieux ou sus-
pects à tous nos voisins du continent ». Il faut souhaiter que
le gouvernement de Washington s'arrête à temps sur cette
pente ; sinon l'inauguration prochaine du canal de Panama
ouvrirait pour l'Amérique des deux continents une crise de
militarisme et de dépenses somptuaires contre laquelle ses
vrais amis — elle en compte beaucoup en France — ont le
-devoir de la prémunir.
Henri Lorin.
LA SITUATION
DE
L'AFRIQUE OCCIDENTALE FRANÇAISE
UN DISCOURS DE M. PONTY
L'Afrique Occidentale Française est une des colonies fran-
çaises qui donne le plus de satisfaction à la métropole. Le&
trois gouverneurs généraux qui ont eu la charge de l'adminis-
trer — le regretté D' Ballay, M. Roume et M. W. Ponty — lont
méthodiquement organisée, avec la claire notion des besoins
politiques et économiques que comportait sa situation assez
particulière. Ils se sont appliqués à assurer à ses populations
encore primitives, mais moins frustes que celles de l'Afrique
Equatoriale, d'abord la sécurité, puis les moyens de mettre en
œuvre les richesses de leurs forêts ou les ressources de leur
sol, enfin d'éviter les maladies et aussi de progresser dans les
voies de la civilisation grâce à un enseignement de plus en plus
répandu.
Dans le discours qu'il a prononcé vers la fin de 1913, à l'ou-
verture de la session ordinaire du Conseil de gouvernement de
l'Afrique Occidentale Française, M. le gouverneur général
W. Ponty a très soigneusement montré à la fois ce qui avait
déjà été réalisé à tous ces points de vue et ce qui serait fait dans
le plus prochain avenir.
A la veille de l'utilisation d'un nouvel emprunt de 167 mil-
lions de francs autorisé par une loi du 23 décembre 191)^, il y a
intérêt à suivre le gouverneur général dans cette revue d'en-
semble. Cette étude pourra en efTet servir de base à l'appré-
ciation des progrès que ces nouvelles ressources ne manque-
ront pas d'assurer.
*
Au point de vue politique, l'Afrique Occidentale est à peu
près complètement soumise à notre autorité. Il n'y a guère que
du côté de la Mauritanie et à la frontière est que se produisent
des incursions de pillards. Mais le jour où notre influence
LA SITUATION DE l'aFRIQUE OCCIDENTALE FRANÇAISE 153
s'étendra au Maroc entier et que, à l'Est, grâce à l'établisse-
ment des Italiens en Tripolitaine et aux progrès de nos armes
dans des territoires encore indépendants, la tranquillité sera
établie, les pillards auront vécu.
Au cours de 1913, la tranquillité ne fut troublée qu'en Mau-
ritanie. On y a eu la répercussion d'ailleurs prévue de notre
action au Maroc. Dans les dernières semaines de 1912, plu-
sieurs rezzous faisaient subitement leur apparition sur les
frontières du territoire de l'Afrique Occidentale. Un peu plus
tard, en janvier 1913. nous perdions à Liboïrat le lieutenant
Martin, les sous-officiers Bain, Pellatan et Tixier, ainsi qu'un
certain nombre d'autres hommes. Le lieutenant-colonel Mouret
sut venger promptement ces malheureux en s'aidant efficace-
ment des populations de l'Adrar elles-mêmes. La conclusion
de cette action offensive fut le combat violent de l'oued Tagliat.
11 convient de noter ici, à la suite de M. W. Ponty, que ce
combat fut pour Si Ahmed Ould Aida, un de nos adversaires
d'autrefois, que le colonel Patey avait ramené blessé de Tis-
chitt en janvier 1912, l'occasion de nous donner une preuve de
son loyalisme. Ce jeune Maure, airiié et écouté des populations
du Nord de l'Adrar, dont un an auparavant il était encore
l'émir et qu'il conduisait contre nous, a marché aux côtés de
nos troupes, se battant avec une bravoure admirable. Un pareil
fait est à l'honneur à la fois de nos officiers et des adversaires
avec lesquels ils se mesurent, et il est un gage delà bonne et
définitive besogne que nous faisons en ces régions. Ce succès
que nous avons durement acheté par la mort de deux de nos
officiers, le capitaine Gerhard et le lieutenant Merello, a
montré aux bandes qu'essayaient de réunir El Heiba et son frère
Laghdaf, pour les lancer ensuite contre les Français de Mauri-
tanie, que nous étions capables de nous mouvoir avec une
rapidité égale à la leur et que nous n'hésitions pas à venir les
surprendre dans les repaires mêmes où ils s'étaient crus j usqu'ici
à l'abri de nos attaques. La mobilité de nos troupes est une
des conditions de nos succès en Afrique et on ne saurait trop
insister sur la merveilleuse adaptation de nos officiers au
milieu où ils ont à opérer et aux habitudes des adversaires qu'ils
ont à combattre.
Il faut constater aussi — et c'est une constatation fort
agréable à faire — que l'administration militaire ou civile
s'applique très adroitement à frapper l'imagination des indi-
gène^. C'est ainsi que le 12 janvier 1913 un détachement de
méharistes du Tidikelt ramenait à Tombouctou, où il leur était
fait des funérailles imposantes, les restes du lieutenant Lelor-
•154 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
rain et du commis des affaires indigènes Rossi qui reposaient
à El-Gattara oii ils avaient été tués en mai 1911. La venue de
ces méiiaristes algériens à Tombouctou a eu un retentissement
considérable dans la région et a montré aux nomades que les
Français, tant au Nord qu'au Sud du Sahara, pouvaient le cas
échéant coopérer pour châtier les pillards et les fauteurs de
désordre.
Voici un autre trait qui prouve encore l'ingéniosité de nos
moyens d'action. L'administration de la Côte d'Ivoire a profité
de l'arrivée du rail à Bouaké pour transporter, par trains spé-
ciaux, une délégation des populations de la côte dans la haute
région et inversement une délégation de la population des
cercles de la zone soudanaise sur le littoral. A la Côte d'Ivoire
où il y avait assez largement à faire pour établir notre autorité,
l'œuvre a été menée de telle sorte depuis IIHO que le pro-
gramme de pénétration, méthodiquement élaboré par le gou-
vernement général et l'administration locale, est aujourd'hui
bien près d'être réalisé.
Somme toute, exception faite pour la Mauritanie, aucun évé-
nement politique important n'est survenu en Afrique Occiden-
iale au cours de l'année 1913.
La confiance s'établit de plus en plus entre les indigènes et
les représentants de la France. (Quelques chefs, parmi les plus
influents du Fouta-Djallon, ont demandé d'admettre leurs fils
comme volontaires dans les régiments de tirailleurs sénégalais.
Sept jeunes gens des familles les plus iniluentes et les plus
anciennes du Fouta ont été ainsi incorporés. En citant ce fait,
M. Ponty a dit qu'il serait dénature à faciliter grandement les
opérations de recrutement au Fouta-Djallon.
Ces opérations de recrutement sont pour l'Afrique Occiden-
tale un problème délicat. Le gouverneur général l'a, dès qu'il
a été posé, considéré comme tel. Aussi a-t-il, par un arrêté
du 25 octobre 1912 et par des instructions très précises, essayé
d'en atténuer les difficultés. En novembre 191M, après un an
d'expérience, il a déclaré ce problème heureusement résolu, et
en en reportant le mérite à ses collaborateurs de tous ordres, il
a dit : « ...La question de la constitution d'une force noire,
« dans la mesure prudente oii f ai toujours déclaré que nous
« devions nous arrêter, est entrée dans une phase nouvelle et
« entons points satisfaisante, » L'immense majorité des chefs
indigènes ainsi que les populations ont fait preuve, en ces
circonstances, de beaucoup de loyalisme.
Au reste, ce loyalisme, on le trouve depuis longtemps dans
ces admirables troupes sénégalaises qui collaborent avec tant
LA SITUAKON DE l'aFRIQUE OCCIDENTALE FRANÇAISE 155
-de bravoure à nos expéditions coloniales. Cette collaboration a
été reconnue par le gouvernement français qui, au 14 juillet
dernier, a décoré le drapeau du P' régiment de tirailleurs séné-
galais; et cette décoration a été fêtée, en août 1913, d'une façon
enthousiaste à Dakar par une foule énorme et les chefs indi-
gènes venus des plus lointaines provinces du Sénégal.
Si nous avons obtenu ce loyalisme des populations de
l'Afrique Occidentale, c'est que nous avons su adopter une
politique indigène qui leur convenait.
La politique indigène est la pierre d'achoppement de toute
entreprise coloniale et nous ne pouvons pas dire que nous
avons partout adopté la meilleure, nous qui sommes par nos
qualités natives les plus aptes peut-être des peuples euro-
péens à en suivre une bonne. Il est vrai que, avec des sujets de
mentalité et de culture aussi différentes que le sont les habi-
tants de nos diverses colonies, il conviendrait d'avoir plusieurs
politiques indigènes et c'est une difficulté. Quoi qu'il en soit,
en Afrique Occidentale nous n'avons pas mal réussi. « Le large
« crédit moral que nous avons su faire naître et affermir chez
« nos ressortissants nous permet, a dit M. Ponty, d'iniluer sur
« leur mentalité, mais dans le sens profond de leurs traditions
<i et avec le plus scrupuleux respect de leurs coutumes. » C'est
là, en effet, la grande condition du succès.
Dans la seule année 1912-1913 le gouverneur général a pris,
dans l'intérêt des indigènes, diverses mesures d'ordre politique
et administratif. Il a modifié le régime des prestations qui
pesaient parfois lourdement sur l'indigène; il a desserré les
liens rigides de l'indigénat et précis*^ la tâche des magistrats
indigènes des divers degrés de juridiction.
Mais il est deux ordres de préoccupations qui s'imposent
aux administrateurs français et que M. Ponty ne néglige pas :
c'est l'enseignement et l'hygiène.
Pour l'enseignement, le gouverneur général a refondu, dans
chaque colonie, les textes organiques; il a organisé l'inspec-
tion des écoles et essayé d'assurer le recrutement des maîtres.
L'enseignement est maintenu, autant que possible, dans un
sens essentiellement pratique, aussi son couronnement est-il
l'enseignement professionnel. L'école Pinet-Laprade initie aux
travaux de forge, d'ajustage, d'ébénisterie. Il a été créé une
école des pupilles mécaniciens. Enfin des exercices pratiques
d'agriculture font, dans toutes les écoles, partie intégrale des
programmes: les jardins scolaires sont, paraît-il, de plus en
plus nombreux.
Pour l'hvgiène, des efforts continuels sont faits en vue de
156 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
l'améliorer. La fièvre jaune est combattue avec énergie chaque
fois qu'elle se manifeste et de très beaux résultats ont déjà été
obtenus. La vaccination est multipliée et la lutte contre la
trypanosomiase humaine est l'objet d'études attentives. Les
soins les plus empressés sont apportés, en somme, à la pre-
mière œuvre qui s'impose au peuple colonisateur et qui est le
moindre gaspillage possible de vies humaines.
Les populations africaines décimées par les guerres de tribus
à tribus, par les incursions des grands conquérants comme
Samory et Rabah, par les maladies comme la variole, la fièvre
jaune, trouvent sous la domination française à la fois sécurité
et santé.
Il est un mal, malheureusement, qui s'est développé avec
notre venue; ce mal est l'alcoolisme. Le gouverneur général
de l'Afrique Occidentale recherche les moyens de l'enrayer et
déjà dans quelques colonies du groupe, à la Côte d'Ivoire, dans
le Haut-Sénégal et Niger, des interdictions ont été prononcées
contre la vente soit des spiritueux, soit de l'absinthe. Le
rapporteur du dernier projet d'emprunt à la commission du
budget a profité de Toccasioii qui se présentait à lui de faire
triompher une idée qu'il jugeait excellente et il a obtenu que
les droits à l'entrée sur l'alcool fussent portés à 300 francs par
hectolitre d'alcool pur. « Sans doute, dit M. Ponty, ce relève-
« ment des droits restreindra pendant quelque temps la con-
« sommation des spiritueux parmi les indigènes ; mais je crains-
« que cette mesure n'ait qu'une efficacité momentanée, comme
« toutes les mesures analogues antérieurement prises aussi
(( bien dans les colonies étrangères que dans les nôtres. Pour
« ma part, ajoute-t-il, elle me parait excellente mais insuffî-
(( santé encore. A côté d'elle, nous devons prévoir une série de
u restrictions de nature à décourager complètement l'importa-
« tion de spiritueux et à arrêter définitivement les progrès de
« l'alcoolisme, pour faire régresser ensuite ce terrible fléau. »
Pour nous, nous croyons que la mesure exigée par la Chambre
est toute de parade: elle aura surtout pour effet de développer
la contrebande, nuisant aux ressources de la colonie sans
servir la lutte contre l'alcoolisme.
*
f *
En apportant aux indigènes la paix et la santé nous devions
développer la i)rospérité économique du pays, prospérité que^
par ailleurs, nous encouragions en créant des moyens de trans-
port. C'est ce qui est arrivé, et l'Afrique Occidentale Française
LA SITUATION DE L AFRIQUE OCCIDENTALE FRANÇAISE 157
a pris un très bel essor. On peut penser du reste que la paresse
des indigènes, dont on a tant parlé, était en partie une résultante
de l'état d'insécurité dans lequel ils vivaient. A quoi bon, en
«ffet, préparer des récoltes dont probablement on ne béné-
ficiera pas ?
Toutefois cet essor magnifique de l'Afrique Occidentale a eu
un temps d'arrêt en 1912-1913. Aucune période ne fut plus
défavorable à cette colonie. Tout a concouru à gêner le com-
merce, aussi bien la situation mondiale que la situation spé-
ciale de l'Afrique Occidentale, les conditions climatériques
ayant été mauvaises pour cette colonie. Les importations ont
cependant seules fléchi. Elles sont tombées de 150.800.000 fr-
«n 1911 à 134.700.000 francs en 1912. Par contre, la valeur des
^exportations a encore progressé. Elle a passé de 116.100.000 fr.
en 1911 à 118.300.000 francs en 1912. L'accroissement eût été
bien plus large si la sécheresse n'avait nui, au Dahomey et à
la Côte d'Ivoire, à la récolte des amandes de palme; si, au Sé-
négal, des mesures quarantenaires n'avaient retardé les pre-
mières expéditions d'arachides ; si enfin le caoutchouc n'eût
payé tribut à la baisse. C'est cette baisse des prix du caout-
chouc qui a restreint les pouvoirs d'achat des indigènes et par
suite influencé en partie les importations qui l'ont été encore
par d'autres causes, notamment par de moindres entrées de
matériel pour travaux publics, de spiritueux, etc.
M. Ponty souligne ce fait que l'année 1912 aura permis à
l'Afrique Occidentale Française de donner une preuve nou-
velle et indéniable, cette fois, de sa vitalité et de sa force in-
trinsèque de réaction économique, car c'est presque exclusi-
vement de leurs ressources propres, de leur unique effort
producteur que les colonies du groupe ont tiré leur chiffre
d'affaires encore remarquable.
Il est évident que la crise du caoutchouc va peser sur les
transactions et sur les ressources financières de l'Afrique
Occidentale Française. Pour essayer de mettre le caoutchouc
de cueillette en mesure de lutter contre la concurrence du
caoutchouc de plantation dont le prix de revient est faible, on
a préconisé dans tous les pays producteurs de caoutchouc syl-
vestre une diminution très notable ou la suppression des droits
de sortie. Quoique n'ajoutant pas grand crédit aux mesures
de cet ordre, M. Ponty les a prises. Pour lui, il pense que
le seul remède à la situation actuelle est dans une amélio-
ration réelle de la qualité du produit; aussi a-t-il prescrit
le respect rigoureux de mesures tendant à cette amélioration.
Dépouillant et avec raison tout optimisme officiel, M. Ponty
158 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
a ajouté qu'il était à craindre que les caoutchoucs africains ne
connussent plus les prix élevés d'autrefois. C'est pourquoi il
insiste siir la nécessité de diversifier les cultures et les sources
de richesses. Parmi ces sources de richesses nouvelles, il
semble que l'Afrique Occidentale Française puisse compter sur
l'exploitation des ressources ichtyologiques et sur le fonction-
nement de quelques industries comme celles des conserves de
viande et de l'huilerie.
Jusqu'ici le développement de la richesse s'est traduit par
une très belle progression dans les recouvrements des impôts.
Les recouvrements du budget général et des budgets locaux
— exclusion faite des budgets des exploitations industrielles —
se sont élevés à 61.662.000 francs en 1910, à 70.132.000 francs
en 1911 et à 75.013.000 francs en 1912, dépassant pour cette
dernière année de 12.193.000 francs les prévisions budgé-
taires. Pour les mêmes budgets les excédents des recettes sur
les dépenses ont été de 5.516.000 fr. en 1910, de 7.274.000 fr.
en 1911, de 8.781.000 francs en 1912. Le budget général figure
dans ce dernier chiffre pour 4.246.000 francs et les budgets
locaux, dans leur ensemble, pour 4.535.000 francs.
Si maintenant nous examinons les résultats obtenus par
l'exploitation des chemins de fer, nous constatons que les
recettes globales réalisées par les chemins de fer ont été de
7.713.000 francs en 1910, de 9.353.000 francs en 1911, de
9.386.000 francs en 1912. Les dépenses ayant été, au cours das
mêmes périodes, de 5.379.000 francs, de 5.888.000 francs et de
0.276.000 francs, les excédents versés à la caisse de réserve
du budget général se sont répartis de la façon suivante :
2.333.000 francs en 1910, 3.664.000 francs en 1911 et
2.554.000 francs en 1912. Gomme il n'y a eu en 1912 que de
très rares transports de matériel, les chemins de fer ont vécu
des ressources propres qu'ils ont tirées des régions qu'ils
traversent et c'est là une constatation réconfortante. Elle l'est
d'autant plus que certains tarifs de transport ont été di-
minués.
Cet outillage économique à l'exécution duquel M. Roume
avait apporté tant de soin, M. W. Ponty le perfectionne tou-
jours et c'est pour l'accroître encore qu'il avait demandé à la
métropole l'autorisation d'emprunter 150 millions de francs
dont la plus grande partie devait être consacrée à des construc-
tions de voies ferrées et le reste à des améliorations de ports
et diverses constructions d'hôpitaux. L'emprunt a été déposé
sur le bureau de la Chambre dans les premiers mois de 1912
et on espérait un vote rapide. La façon si rémunératrice dont
LA SITUATION DE l'aFRIQUE OCCIDENTALE FRANÇAISE d 59
l'Afrique Occidentale Française a employé les fonds de ses
premiers emprunts et les dispositions mêmes du projet per-
mettaient d'aller vite. Il n'en fut rien. Les deux commissions
qui eurent à donner leur avis sur le projet, celles des affaires
extérieures et coloniales et celle du budget se hâtèrent lente-
ment. Le projet ne fut voté à la Chambre que peu avant les
grandes vacances de 1913 et ce n'est que le 23 décembre 1913
que la loi fut promulguée. Ce n'était pas 150 millions comme
elle l'avait demandé que l'Afrique Occidentale Française était
autorisée à emprunter, mais bien 167 millions. La Chambre
avait ajouté 17 millions de travaux nouveaux. Un vote rapide
du projet eût été beaucoup plus avantageux pour la colonie.
Il n'est pas assuré que les travaux préconisés par le Parlement
constituent un bon emploi de capitaux, et par ailleurs les re-
tards infligés au projet ont eu pour résultat certain des condi-
tions plus onéreuses d'intérêt pour la colonie et une grande
gène dans la poursuite des travaux commencés. La Chambre
a en somme fait ici, comme en beaucoup d'autres cas, de fort
mauvaise besogne .
Dès le 23 décembre, le gouvernement général de l'Afrique
Occidentale Française a obtenu l'autorisation de réaliser une
première tranche de 25 millions de francs sur cet emprunt de
167 millions, ces 25 millions devant être suffisants pour exé-
cuter les travaux prévus pour une année. L'Afrique Occiden-
tale Française va pouvoir se mettre activement à l'œuvre et
améliorer l'outillage économique dont les premiers éléments
ont déjà grandement concouru à développer les richesses de
ce pays, où l'œuvre accomplie par la France est l'une des plus
belles qui soient dans l'œuvre colonisatrice mondiale.
Edouard Payen.
ROUTES ET CHEMINS DE FER
AU MAROC
Les troupes que nous entretenons au Maroc pourront être
moins nombreuses, lorsqu'un réseau ferré permettra de les
déplacer rapidement à de grandes distances; leur ravitaille-
ment s'opérera sans peine, ce qui diminuera encore les effectifs
dont une notable partie est aujourd'hui absorbée par les con-
vois. Enfin des voies de communication à grand rendement
contribueront d'une façon indirecte à la pacification, en faci-
litant les échanges d'une contrée à l'autre et en assurant au
paysan marocain un placement rémunérateur de ses récolles.
A l'heure actuelle, le Maroc est mal outillé : les transports
le long de la côte restent difficiles; les ports, qui ne s'éche-
lonnent que tous les 100 à 150 kilomètres, sont de simples
rades, où les navires doivent mouiller à de grandes distances
de la terre; le transbordement des passagers et des marchan-
dises, très lent par beau temps, n'a plus qu'un rendement
insignifiant dès que la houle se lève, ce qui est la situation
normale en hiver; et si la mer devient grosse, non seulement
les opérations d'acconage sont impossibles, mais il arrive
parfois que les grands navires eux-mêmes soient obligés de
lever l'ancre et de prendre la cape pendant plusieurs jours,
jusqu'à ce qu'une accalmie leur permette de revenir sans
danger au mouillage. Dans ces conditions la voie maritime
ne peut pas être considérée comme sûre pour le transport
rapide de troupes d'un port à l'autre : de nombreux échouages,
comme celui de la Nive à Casablanca, montrent qu'il y a
danger à vouloir lutter contre les éléments, et l'autorité
militaire n'est jamais certaine de débarquer, à l'heure et au
point préalablement choisis, les renforts expédiés à la suite de
troubles locaux : nous avons raconté ici môme quelles diffi-
cultés avait dû vaincre le général Brulard pour mettre à terre
quelques compagnies en rade de Mogador, alors qu'il y avait
urgence à secourir un de nos détachements assiégé dans'Dar-
el-Oadhi.
En dehors des cas urgents, la navigation côtière rend les
plus grands services au commerce et à l'armée : elle a un ren-
ROUTES ET CUEMINS DE FER AU MAROC I tU
tlcment considérable, qui augmente tous les jours au fur et à
mesure que se développe l'outillage des ports. Mais il convient
(le remarquer qu'au point de vue militaire la voie maritime,
mrme si elle était largement utilisée, ne résoudrait qu'une
partie de la question. En admettant que Casablanca, Mazagan,
Safi, Mogador, Rabat, Agadir même, possèdent chacun un
bon port, bien abrité et bien outillé, oii les navires puissent
pénétrer et opérer à toute heure, nos troupes ne seraient
pas rendues à pied-d'œuvre : il y a 105 kilomètres de Mogador
à Safi, 120 de Mogador à Agadir, 130 de Safi à Mazagan; les
renforts auraient donc 2 ou 3 étapes à faire après leur débar-
quement avant d'atteindre une région voisine de la côte, et
6, 8 ou 10 étapes si le foyer d'agitation était à Tintérieur des
terres. La nécessité d'opérer à de telles dislances diin port de
ravitaillement obligerait en outre les colonnes de répression à
ne se mettre en mouvement qu'après la réunion d'un nombre
imposant de bètes de somme; celles-ci une fois groupées, la
colonne serait alourdie par les convois, affaiblie par les déta-
chements chargés d'escorter les ravitaillements périodiques,
toutes causes de lenteur permettant à des agitateurs de trans-
former un premier incident sans importance en une véritable
insurrection : l'expédition contre Dar Anflous illustre d'un
merveilleux exemple les considérations précédentes.
Le commandement aurait donc besoin de disposer d'un
réseau ferré complété par de bonnes routes praticables aux
voitures lourdes et aux automobiles. Le système devrait com-
prendre en outre des postes télégraphiques ou téléphoniques
assez nombreux pour porter tout incident sérieux à la con-
naissance de l'autorité supérieure, et transmettre instantané-
ment les ordres dans toutes les directions.
* *
Le Maroc est loin de posséder un outillage aussi perfec-
tionné. Seul le réseau télégraphique ou téléphonique est à peu
près suffisant ; toutes les agglomérations de colons, tous nos
postes militaires sont reliés dès maintenant aux grandes
garnisons, et l'on peut espérer qu'une demande de secours
serait en quelques heures sous les yeux du commandant en
chef. Certes les communications dans la zone de l'avant sont
parfois précaires, tandis qu'à l'arrière, dans la partie du pays
envahie parla colonisation, les lignes télégraphiques auraient
besoin d'être transformées j)Our répondre aux exigences d'un
trafic croissant. Ces améliorations sont en cours d'exécution :
dans quelques jours la liaison entre le poste espagnol d'El-
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xsxvii. 11
162 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Qsar-el-Kebir et le poste français d'Arbaoua sera chose faite.
L'administration chérifienne exploitera alors une ligne télégra-
phique principale longeant à peu près la côte Tanger-Larache-
Arbooua-Rabat-Gasablanca-Mazagan-Safi-Mogador, sur laquelle
viennent se brancher les lignes de pénétration suivantes :
Arbaoua-Mekni>s, Rabat-Fès, Casablanca-Marrakech, Mazagan-
Marrakech, Safi-Marrakech, ^logador- Marrakech ; soit au total
environ 1.400 kilomètres. Des crédits sont prévus dans l'em-
prunt pour prolonger la ligne principale, vers l'Algérie d'une
part, vers le Sud de l'autre, en construisant les nouveaux
tronçons : Fès-Taza-Taourirt (1), Mogador-Agadir-Taroudant,
et pour relier Marrakech à Demnat.
Le Maroc n'a pas de routes, en dehors des tronçons de quelques
kilomètres Construits dans la banlieue de Tanger, de Tétouan,
de Casablanca ou des autres ports. Ces petits éléments de che-
mins carrossables doivent leur existence à la Caisse spéciale
des Travaux publics. On sait que cette caisse, créée par l'Acte
d'Algésiras, est alimentée par un droit de 2 1/2 % ad valo-
rem, prélevé sur toutes les marchandises passant en douane,
à l'entrée comme à la sortie. D'autres routes sont en con-
struction ; elles seront payées dans les mêmes conditions.
Mais il faut bien se rendre compte que la Caisse spéciale ne
permettra pas d'étendre beaucoup le réseau routier, car la
meilleure partie de ses ressources sera consacrée aux travaux
des ports. Le droit de douane de 2 1/2 % ne produit pas des
sommes élevées; il serait téméraire d'en attendre beaucoup
plus de 3 millions de francs par an avant quelques années : le
(( service courant » (solde du personnel, entretien des travaux
déjà exécutés, des phares), absorbera le plus clair de ce revenu.
Dans tout le reste du pays, il n'existe que des pistes ; « les
« voies désignées sous le nom de routes militaires ont sim-
« plement comporté, sur les points où les pistes actuelles
« étaient, en raison de la nature du terrain, peu praticables aux
« transports, l'amélioration sommaire et rapide desdites pistes,
« sans que l'on ait nulle part établi de chaussées régulières, et
« construit d'ouvrages ayant un caractère définitif » (rapport
Long). Ces routes militaires permettent cependant l'utilisation
des automobiles : les charrettes et arabas y circulent sans trop
de difficultés. Si nous remarquons que les voitures sont
encore peu nombreuses au Maroc, oii tous les transports se
(1) Une ligne relie déjà Taourirt à Oudjda et Marnia.
ROUTES ET CHEMINS DE FER AU MAROC 1G3
faisaient à dos d'animal (1) lors de notre débarquement en
1907, nous arriverons à cette conclusion que les ressources
limitées du protectorat devraient être employées de préférence
à la construction de chemins de fer. « 11 ne faudrait pas un
« grand effort pour rendre les pistes admissibles pendant quel-
« ques années, tant que la locomotion par voitures n'aura pas
« pris un certain développement... Ce qu'il faut construire le
« plus tôt possible, ce ne sont pas des routes, ce sont des che-
« mins de fer... les pistes aménagées peuvent suffire pendant
(( quelque temps, et il sera préférable au début de concentrer
« tous nos efforts pour établir l'outil de pacification par excel-
« lence, le chemin de fer. 11 n'y a plus de révolte grave possible
« dans un pays où la locomotive permet lesdéplacements rapides
« de troupes et les ravitaillements; plus vite les voies ferrées
« sillonneront le Maroc, plus vite nous pourrons diminuer les
« dépenses militaires » (2). Ces lignes, écrites il y a dix ans,
sont plus que jamais d'actualité.
Il existe des voies ferrées au Maroc ; mais elles sont à voie
étroite et constituent essentiellement un organe de ravitail-
lement pour les troupes, à l'exclusion de tout transport com-
mercial de marchandises ou de voyageurs.
L'égalité de traitement économique imposée par J 'Acte d'Algé-
siras,les troubles persistants avaient retardé la constitution de
grandes sociétés susceptibles d'obtenir la concession de tout ou
partie du réseau ferré marocain. L'Etat chérifien, obligé de vivre
d'expédients, ne pouvait songer à entreprendre lui-même la
(U Chevaux et mules pour les personnes ; chameaux, chevaux, mulets ou àiies
pour les marchandises. Un fort mulet portait jusqu'à ISO kilogrammes, un fort cha-
meau jusqu'à 320 et 380 kilogrammes ; sur la piste très fréquentée de Mazagan à
Marrakech, la « charge commerciale » de chameau, celle qui servait de base pour
les tractations entre chameliers et commerçants, correspondait exactement à 260 ki-
logrammes. La montée se faisait en quatre étapes, ce qui représentait 30 kilomètres
par jour. Inutile d'ajouter que les chameaux capables d'effectuer régulirreinent de
pareils transports étaient fortement bâtis et très bien soignés: abreuvés tous les jours,
abondamment pourvus d'herbe et de paille, ils recevaient en outre une ration d'orge
comme les chevaux.
Pour les charges lourdes et indivisibles, 2 mulets ou 2 chameaux, placés l'un de-
vant l'autre, recevaient chacun une dossière en travers du bat et supportaient ainsi
les extrémités de 2 madriers formant plateforme à 0 m. 75 du sol (cett'e plateforme
reposait à terre quand les chameaux étaient accroupis). Nous avons vu utiliser de
pareils mkess (ciseaux) à 4 chameaux; la charge pouvait alors atteindre une tonne;
mais les animaux fatiguaient énormément, et tous les 30 ou 40 kilomètres un cha-
meau tombait pour ne plus se relever.
2) Revue Politique et Parlementaire du 10 juillet 1904 : Notre politi([ue au
^laroc. Le programme d'action.
'Questions DiplomHi'^ue. a ^o^onieles
't de " l£ibralidr
ME D I T E R RANÉ E
Oran.
MAROC
I, ,.,1.11. M, M Chemin de fer stratégique é voie de û'^60.
<,immyjkChemins'iJefer existants à voie large.
mChemins defefi projetés à vote large.
_ Routes projetées et dotées par remprunt.
0 50 100 ■ 200 Kil, '^
G. Hure.
106 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
construction de ses chemins de fer. L'arrangement franco-
allemand de 1911 est venu compliquer encore la situation :
dans les « lettres explicatives » échangées le 4 novembre 1911
en même temps que les accords relatifs au Maroc et au Congo,
il est dit : « Le gouvernement allemand compte que la mise
« en adjudication du chemin de fer de Tanger à Fez, qui
« intéresse toutes les nations, ne sera primée par la mise en
(^ adjudication des travaux d'aucun autre chemin de fer maro-
« cain ». De sorte qu'après l'établissement de notre protec-
torat aucune voie ferrée d'intérêt général n'a pu être entre-
prise, Tinsurrection de la zone espagnole empêchant toute
étude entre Tanger et El-Ksar-el-Kebir.
Dès le début de 1908, quand nos troupes commencèrent à
rayonner dans la Chaouïa à la suite du général d'Amade, la
difficulté d'assurer le ravitaillement des troupes se lit sentir :
le gouvernement français donna l'ordre de construire une
voie ferrée entre Casablanca et Ber-Rechid. Mais craignant
des réclamations internationales, il ne crut pas pouvoir adop-
ter la voie large ; elles 40 kilomètres prévus, construits à voie
de 0 m. 50 seulement, furent exploités d'une façon tout à fait
primitive en utilisant la traction animale. En 1911, après la
marche du général Moinier sur Fez, une décision ministérielle
autorisa l'établissement d'une voie de 0 m. 60 entre Casablanca
et Rabat. Eniin, en 1912, après la signature du traité de pro-
tectorat, le ministre de la Guerre approuva la construction de
lignes reliant :
Kenitra (le poft du Sebou) à Meknès et Fez ;
Kenitra à Salé;
Casablanca à Mechra-ben-Abbou, dans la direction de
Marrakech.
A la frontière algérienne, un premier tronçon à voie de
1 mètre avait été construit, sur 14 kilomètres, entre le terminus
de la ligne algérienne (qui, elle, est à voie normale de 1 m. 44) et
Oudjda. En 1912, le prolongement jusqu'à Taourirt fut décidé,
mais en voie de 0 m. 60; le rail fut poussé jusqu'à la Mou-
louïa et même au-delà : la locomotive atteint aujourd'hui
Guercif, à 160 kilomètres d'Oudjda, ot la voie est à peu près ter-
minée jusqu'à Safsafat.
Toutes ces lignes ont, comme caractère commun, d'être
un outil exclusivement militaire; outil imparfait d'ailleurs
à cause du faible rendement de la voie étroite. Les suscep-
tibilités internationales ont été respectées jusqu'au paradoxe,
puisqu'on peut voir à l'heure actuelle les entrepreneurs civils
transporter à grands Irais leurs marchandises sur les pistes
ROUTES ET CHEMINS DE FER AU MAROC 167
défoncées qui longent les voies ferrées, môme quand ces mar-
chandises sont destinées aux troupes de l'avant. Il semble bien
que rien n'eût empêché d'adopter la voie large : du moment
que les lignes étaient réservées aux besoins de nos troupes,
nous étions libres de décliner, le cas échéant, toute observation
étrangère relative à un matériel de guerre, dont nous faisions
seuls les frais.
Une revue technique, la Revue du génie militaire^ a donné
récemment des renseig'nements intéressants sur l'établissement
du réseau ferré marocain à voie étroite. La ligne Casablanca-
Rabat (85 kilomètres) a été construite par deux compagnies
du régiment de chemins de fer. La pénurie de matériel
Decauville, les tâtonnements inévitables dans les débuts ont
entraîné des retards considérables : commencée à Casablanca
en 1911, la voie ferrée atteignait Bou-Znika en mai 4912, et
Rabat à la fin de 1912. M. de Saint-Aulaire procédait le 11 dé-
cembre à l'inauguration : ce jour-là un train mettait
sept heures à parcourir la ligne. La vitesse n'est en effet que
de 12 kilomètres à l'heure, alors que, sur la piste qui longe
la voie, les automobiles donnent sans peine des vitesses deux
ou trois fois supérieures. Mais le but essentiel est atteint: les
convois de ravitaillement sont supprimés sur quatre étapes ;
trois trains dans chaque sens assurent un transport quotidien
de 80 tonnes utiles et 150 voyageurs.
La ligne de Kenitra à Dar-bel-Hamri (67 kilomètres) a été
construite beaucoup plus rapidement : au lieu de matériel
Decauville, la voie a été formée de rails ordinaires avec tra-
verses en bois, dont l'approvisionnement est plus facile. Des
navires de 1.200 tonnes franchissaient la barre de l'oued
Sebou et apportaient le matériel à pied-d'œuvre à Kenitra,
oi^i un appontement avait été construit pour permettre l'ac-
costage à quai des bateaux calant 3 mètres. Enfin les terras-
sements et la pose de la voie étaient effectués par des travail-
leurs marocains venus du Rif ou du Sous, et embauchés pardes
entrepreneurs dont les officiers du génie surveillaient les tra-
vaux. Le 15 avril 1913,1a locomotive atteignait Dar-bel-Hamri,
ce qui entraînait la suppression de la ligne de ravitaillement
Rabat-Meknès-Fez par Tiflet, et son remplacement par deux
nouvelles lignes infiniment plus courtes :
Dar-bel-Hamri-Meknès en 2 étapes ;
Dar-bel-Hamri-Fez (parZegotta en 3 étapes.
Deux' trains dans chaque sens permettent maintenant le
transport quotidien jusqu'à Dar-bel-Hamri de 120 tonnes utiles
et 130 voyageurs.
168 QUESTIONS D[PLOMATIQUES ET COLONIALES
I.es travaux se poursuivent au delà de Dar-bel-Hamri : la
ligne atteindra ces jours-ci Meknès. Le tracé Meknès-Fès est
reconnu, ce qui permettra de continuer les terrassements sans
interruption.
Dès la mise en service de la ligne Kenitra-Dar-bel-Hamri,
les chantiers ont été ouverts entre Kenitra et Salé pour relier
les lignes en exploitation, et assurer ainsi la continuité des
transports entre Casablanca et Dar-bel-Hamri (100 kilomètres ,
Les 36 kilomètres de Kenitra-Salé ont été construits en trois
mois du 15 avril au 14 juillet 1ÎH3. Un transbordement reste
cependant nécessaire entre Rabat et Salé, sur le Bou-Regrag.
La ligne partant de Casablanca vers jMarrakech a subi des
moditications importantes : il a d'abord été décidé de commen-
cer la plate-forme de 0 m. 60 à Casablanca sans tenir compte
de l'ancien tronçon à voie de 0 m. 50, établi en 1908 jusqu'à
Ber-Rechid, qui aurait exigé un remaniement complet pour
supporter le passage dun matériel roulant beaucoup plus
lourd. La construction est faite à l'entreprise par la Compagnie
-Marocaine, une filiale du Creusot. Le tracé a été modifié au
Sud de Settat : au lieu de se diriger droit sur Marrakecii et
de franchir l'Oum-er-Rbia à Mechraa-ben-Abbou, la ligne
oblique vers l'Ouest et atteint le Ueuve à Mechraa-bou-Laouan.
Les avantages du nouvel itinéraire sont de deux sortes: le
passage est beaucoup plus facile à Bou-Laouan (1 i qu'à
Mechraa-ben-Abbou et la construction d'un faible tronçon
supplémentaire (Bou-Laouan-Mazagan) permet à la voie ferrée
Casablanca-Marrakech d'assurer en même temps les communi-
cations Mazagan-Marrakech et Casablanca-Mazagan. Or Mazagan
{tossède une rade bien abritée, la meilleure de la côte après
Tanger : pendant de longues années encore, le débarquement
y sera beaucoup plus certain qu'à Casablanca. La plate-forme
est terminée sur 8i kilomètres de Casablanca jusqu'à Bou-
Laouan .
Rn résumé, nos troupes disposent dès maintenant pour leur
(1) La rivière coule rapide au lond d'une gorge étroite que domine une vieille
kas])a très pittoresque, Le seuil (Mechraa), qui sépare en ce point deux bief^^ de
i Oiim-er-Rljia, est si évidemment favorable à l'établissement de communications
jiermani'nles entre les deux rives que l'ancien Makhzen, bien étranger cepen-
dant à toute idée de progrès, s'était laissé gagner à l'idée de construire un pont
en ce point. Le sultan Mouley cl Hâsen avait acheté des travées métalliques
qui se trouvèrent malheureusement trop courtes quand on voulut les mettre en
place; peut-être les retrouverait-on encore à la douane de Mazagan où elles ont
été remisées pendant d<; longues années. Bien entendu, le sultan n'avait pas l'in-
tention de faire gratuitement un pareil cadeau à ses sujets : un péage devait ^ire
payé par les voyageurs et les bêtes de charge.
ROUTES ET CHEMINS DE FER AU MAROC lf)9
ravitaillemenl : — dans le Maroc occidental de 280 kilomètres
de chemin de fer à voie de 0 m. 60 (Bou-Laouan-Settat-Casa-
blanca-Rabat-Kenitra-Dar bel Hamri) — dans le Maroc orien-
tal, de 180 kilomètres également à voie de 0 m. 60 (Oudjda-
Taourirt-Guercif- Safsafat.)
Le programme comporte 240 kilomètres de plus dans le
Maroc occidental (Mazagan-Bou-Laouan-Marrakech, et Dar bel
Hamri-Meknès-Fès), plus une trentaine de kilomètres dans le
Maroc oriental (de Safsafat à xMsoun). Ces chemins de fer n'ont
aucune importance économique : absorbés aujourd'hui par les
besoins des troupes, ils ne pourront pas être affectés plus tard
aux transports commerciaux, parce que nous les avons con-
struits sans avoir recours à l'adjudication entre nationaux de
tous pays ; ils seraient d'ailleurs incapables d'assurer un trafic
général de quelque importance à cause de leur faible rende-
ment et des vitesses réduites des trains. Mais, tels quels, mal-
gré leur voie étroite, ils sont précieux /»oii/- le ravitaillement
du corps cV occupation. On peut même regretter que leur
construction se soit développée si lentement car, tout
compte fait, ils sont économiques. Un kilomètre de voie ferrée
de 0 m. 60 revient tout compris à 40.000 ou 50.000 francs sui-
vant la région. Si l'on tient compte de toutes les dépenses
d'exploitation, y compris l'amortissement en dix ans des frais
de premier établissement, le prix du transport de la tonne kilo-
métrique ne serait que de 0 fr. 40, alors que les prix moyens
auxquels ont été conclus les marchés passés par l'Intendance
atteindraient 1 fr. oO pour la tonne kilométrique transportée
par chameau et 3 francs pour la tonne kilométrique transportée
par charrette. Pour les lignes déjà construites, on arriverait
aux conclusions approximatives suivantes :
« 1") Un kilomètre de voie en pleine exploitation procure
« une économie mensuelle variant de 3.o00 à 7.200 francs;
« 2") L'économie ainsi réalisée suffit à couvrir la dépense de
« construction dans un temps variant de sept à quatorze mois. »
Le gouvernement du Protectorat marocain n'a pas encore
entrepris de véritables travaux publics : il est obligé d'attendre
le vote de l'emprunt en instance devant le Parlement. Les pre-
mières ressources qu'il obtiendra ainsi ne seront pas consa-
crées à donner au réseau routier la solide charpente, le sque-
lette puissant que constitueraient des lignes ferrées judicieuse-
ment choisies; il n'envisage pour le moment que des travaux
170 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
de routes, pour lesquels il demande un peu plus de 26 millions
de francs. Cette somme servirait à établir :
Une route côtière Mogador-Safi-Mazagan-Casahlanca-
Rabat-Mahediya d'une longueur totale de 430 kilomètres
Une route Rabat-Meknès-Fez mesurant 195 —
Une route Casablanca-Marrakech longue de 23;> —
Une route Mogador-Marrakech 170 —
Développement total du réseau 1 .030 kilomètres
En utilisant les pistes actuelles, les dépenses d'acquisition de
terrains seraient nulles : les routes auraient une largeur de
8 mètres seulement, la chaussée étant empierrée sur 4 mètres.
Un estime que le prix kilométrique serait de 23.000 francs.
M. Long, dans le rapport qu'il a présenté à la Chambre des
députés sur l'emprunt marocain, fait remarquer qu'aucune
route n'est prévue pour relier la zone française à la zone
espagnole et à Tanger, et qu'on doit envisager le prolonge-
ment de la route côtière au nord de Mahediya, de manière à
rejoindre la route que l'administration espagnole se préoccupe
d'établir entre El Qsar et Tanger. Nous verrions plus volontiers
cette liaison établie entre El Qsar et Fès ou bien Meknès, au
lieu de Mahediya; à nos yeux la route côtière peut attendre,
parce qu'elle ne fait que doubler des lignes maritimes suf-
fisantes : elle représente pour le moment un luxe d'autant plus
coûteux qu'il faudra entretenir à grands frais cette route
une fois construite, alors qu'avec la même dépense on établi-
rait un chemin de fer h voie large de iMazagan à Marrakech,
ou de Mogador à Marrakech, qui rendrait des services autre-
ment importants et qui serait de suite rémunérateur, si nous en
croyons des avant-projets paraissant bien étudiés.
Le projet d'emprunt n'atTecte aucun crédit à la construction
de chemins de fer.
« Une des voies ferrées dont la construction s'impose à
« bref délai, reste entièrement en dehors de notre cadre : c'est
« la ligne Tanger-Fez. L'accord franco-allemand du 4 no-
« vembre 1911 a stipulé que l'adjudication de cette ligne
u ne doit être primée par celle d'aucune autre. Des recon-
« naissances faites sur le terrain ont permis d'évaluer la lon-
« gueur de la section française du Tanger-Fez à 215 kilomètres
« environ, en précisant qu'elle passerait par Meknès. » (Rap-
port Long.j La ligne doit être concédée à une société inter-
nationale, qui fera les fonds nécessaires.
ROUTES ET CEEMINS DE FER AU MAROC 171
En ce qui concerne les autres lignes, l'administration du
Protectorat envisage la construction des lignes suivantes
{rapport Long) :
a) Casablanca-Rabat-Fez... 210 kilomètres jusqu'à la jonction
avec le Tanger-Fez.
6) Casablanca-Marrakech. . . 230 —
c) Fez-Oudjda 300 — environ
Au total 740 kilomètres.
La Commission des Affaires extérieures de la Chambre des
députés conclut à l'adoption de la voie normale (1 m. 44), pré-
férable à la voie étroite (1 mètre), parce qu'elle permet une
vitesse plus grande, une meilleure utilisation des ressources
militaires, des installations définitives, enfin le i accord sans
transbordement avec les chemins de fer algériens. Les dé-
penses d'installation d'une voie à écartement normal sont un
peu supérieures à celles d'une voie étroite ; mais ces premières
dépenses sont largement compensées par une diminution des
frais d'exploitation pour un même trafic de voyageurs et de
marchandises.
La ligne Fez-Oudjda devrait être la première construite, car
elle a une importance stratégique de premier ordre. Mais c'est
par essence un chemin de fer « impérial » auquel les pauvres
populations de la trouée de Taza n'apporteront qu'un faible trafic,
insuffisant pour couvrir les frais d'exploitation, et à plus forte
raison pour rémunérer les 30 ou 40 millions de francs que
coûteront les travaux de premier établissement.
La ligne Casablanca-Marrakech (230 kilomètres) luttera diffi-
cilement contre d'autres lignes plus courtes qui transporteraient
à moindre prix jusqu'à la côte les produits de la région de Mar-
rakech et de l'Atlas : Mazagan-Marrakech n'aurait que 200 kilo-
mètres, Mogador-Marrakech 170 kilomètres, Safi-^Iarrakech
140 kilomètres. Tous ces chemins de fer de pénétration, se
développant en pays à peu près plat, sont faciles à établir :
l'ajournement de la grande route côtière dotée sur l'emprunt
permettrait d'en construire un.
Reste la ligne Casablanca-Rabat-Fez: « L'administration du
« protectorat lui fait faire un grand détour vers le Nord. »
Elle la mène d'abord de Casablanca à Mahediya par Rabat
(120 kilomètres), lui fait ensuite remonter la rive gauche du
Seljou pendant 00 kilomètres pour rejoindre la ligne Tanger-
Meknès-Fez à l'endroit où celle-ci traverse le fleuve et em-
prunte enfin la ligne Tanger-Fez sur environ 140 kilomètres.
172 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Le parcours Casablanca-Rabat-Fez se trouve ainsi allongé de
80 kilomètres, ce qui imposera au trafic une surcharjie que
M. Long évalue à 8 francs par tonne de marchandises amenée
de Casablanca à Fez.
Remarquons qu'une notable partie des lignes projetées se
développe le long de la côte, et est encore doublée par des
routes dotées sur l'emprunt. Au point de vue militaire, il
serait préférable de posséder une voie ferrée ndiant directe-
ment F'ez à Marrakech à travers les plaines du Sais, du ïadla
et de Marrakech. On pouvait craindre de se heurter à des
obstacles au Sud de Meknès, dans l'arrière-pays des Zem-
mour. Ces difficultés ne sont pas insurmontables : nous avons
pu lire en effet dans la presse que cette voie venait d'être
suivie par les automitrailleuses, et que le prochain circuit
automobile serait couru sur les pistes qui relient Meknès aiï
Tadla et à Marrakech. La ligne ferrée Fez-Marrakech aurait
une réelle valeur économique dès qu'elle serait reliée aux
ports de la côte par des tronçons tels que Mahediya-Meknès,
Casablanca-Tadla, Mogador (Safi ou Mazagan)-Marrakech,
sans parler du Tanger-Fez qui, dans tous les cas, sera le pre-
mier construit.
*
* *
En résumé, peu ou point de véritables routes à construire
pour le moment. Toutes les ressources pourraient être consa-
crées à pousser très activement un premier réseau ferré à voie
normale qui, en plus du Tanger-Fez, comprendrait le prolon-
gement au Maroc du « (îrand Central » Tunis-Alger-Marnia
par Oudjda-Taza-Fez-Meknès-Tadla- Marrakech -Mogador et
trois tronçons assurant sa liaison avec la côte: Meknès-Mahe-
diya, oued Zem-Casablanca, Marrakech-Mazagan (ou Safi).
L'exemple des chemins de fer stratégiques à voie de 0 m. 00
prouve qu'un pareil réseau ferait réaliser de sérieuses écono-
mies sur les dépenses militaires. Ouvert au trafic général,
il serait rémunérateur, 11 permettrait à notre domination ma-
rocaine de prendre appui sur l'Algérie et non plus à la côte.
VAï\ apporterait peut-être une solution pour la et capitale du
Maroc », en plaçant lu région Fez-Meknès au carrefour des
voies principales.
Ar.matie.
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
La question de l'Albanie et des îles de la mer Egée.
LA RÉPONSE DE LA TRIPLICE
A LA NOTE ANCLAISE DU lo DÉCEMBRE
L'AllemagQe, l'Italie et l'Autriche-Hongrie ont entin répondu, le
14 janvier, à la note anglaise du 13 décembre. Les trois puissances
tripliciennes n'ayant pu, en raison des exigences spéciales de l'Italie,
se mettre d'accord sur un texte unique, ont remis à sir Edward Grey
trois réponses séparées, semblables quant au fond, mais différentes
dans la forme. La teneur exacte de ces trois notes responsives n'a pas
été officiellement communiquée. Une information Beuter a seule-
ment dit que « les notes renferment l'assurance que l'Italie remet-
« tra à la Turquie les îles occupées par elle, ainsi que l'île de Castel-
« orizo, et que les conditions mises par la Triple Alliance à l'accep-
« tation des propositions britanniques sont que la Grèce prenne
« l'engagement de faciliter le maintien de l'ordre en Albanie et de
<' l'évacuer complètement avant le 18 janvier ».
Toutefois, poursuivait l'informatioa Ueuter, les six puissances possèdent
des renseignements montrant que la situation de l'Albanie est autrement
plus compliquée et inquiétante que le public ne se l'imagine, et consé-
quemment, certains milieux estiment qu'on n'insistera pas sur la date du
18 janvier, en présence notamment de l'obligation imposée à la Grèce d«
faciliter le maintien de l'ordre.
Et l'agence Reuter concluait que « le texte et la forme de la corn-
« municalion de la décision de l'Europe à Athènes et à Conslanti-
« nople nécessiteront beaucoup de pourparlers et qu'il est probable
« qu'on attendra que M. Venizelos ait vu sir Edward Grey avant de
« mettre la dernière main au texte ».
LA NOUVELLE PROPOSITION UKITANNIQUE
En' possession de celte réponse de la Triple Alliance, et après
s'être consulté avec les cabinets de Paris et de Pétersbourg. le gou-
474 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
vernementa décidé de proposer aux grandes puissances de « com-
« muniquer simultanément à Athènes et à Constantinople les déci-
« sions déjà prises au sujet de la frontière de l'Epire, du retrait des
« troupes grecques et du statut futur des lies de la mer Egée ».
Voici d'ailleurs en quels termes une note Reuler précisait, le 24 jan-
vier, cette proposition :
Le gouvernement anglais, estimant que le moment est venu d'arrêter
définitivement les termes de la communication qui doit être faite par les
puissances à la Turquie et à la Grèce pour le règlement de la question de
la frontière gréco-albanaise, ainsi que de la question des îles de la mer
Egée, a préparé une nouvelle note qui contient des propositions visant ce
règlement.
On sait que, dans sa première note aux puissances, sir Edward Grey
avait résumé les décisions de la Conférence de Londres sur ce point. Les,
grandes puissances ont répondu à cette note. La France et la Russie l'ont
acceptée sans modification; l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie l'ont accep-
tée dans toutes ses grandes lignes. Le moment est donc venu de passer à
des propositions fermes, de manière à pouvoir communiquer le plus tôt
possible à la Turquie et à la Grèce les décisions des puissances.
La nouvelle note du Foreign Office, qui assure-t-on est toute prête et
partira incessamment, suit dans ses propositions les lignes adoptées par la
Conférence de Londres, contenues dans la première note anglaise et con-
firmées avec quelques légères modificatioQS par les réponses des puis-
sances de la Triple Alliance.
On considère ici comme à peu près certain que les puissances, une fois
d'accord sur la communication à faire à la Turquie et à la Grèce, sont
décidées à prendre les mesures nécessaires pour faire respecter leurs déci-
sions par les deux parties.
LES DISPOSITIONS DE LA TURQUIE ET DE LA GRÈCE
Le 23 janvier, le Tanine de Constantinople, dans un article concer-
nant les îles de l'Egée, a exposé ainsi le sentiment de la Turquie :
Les puissances visent à sortir des difficultés actuelles avec le mininium
d'effort, sans penser qu'elles ne résolvent guère le litige et qu'elles sacri-
fient bénévolement la paix et la tranquillité de l'Orient.
Régler la question des îles d'une manière si peu équitable, c'est semer
des germes d'une nouvelle discorde. Rafîermir la Turquie comme un fac-
teur de paix et d'équilibre devrait cependant être un des devoirs les plus
primordiaux de ceux qui ont le souci de la paix générale en Europe. Les
derniers événements ont montré à quelles horreurs a été livrée la Macé-
doine le jour où le gendarme turc n'y fut plus pour maintenir l'ordre, et
aussi à quels dangers fut exposée, de ce chef, la paix européenne.
A l'heure qu'il est, la situation politique dans les Balkans est indécise :
la paix n'y est pas absolument rétablie. Il serait donc sage, si on veut arri-
ver à ce but, de ne pas pousser de force les Turcs vers une politique déses-
pérée de représailles. Si la Turquie est rassurée sur son avenir, elle ne
prêtera point l'oreille aux avances alléchantes qui pourraient lui être faites
en vue de gagner son amitié et son concours ; elle ne se départira pas de
son calme. Mais si. tandis que l'injustice de l'Europe laisse dans nos cœurs
la plus profonde des rancunes, nous voyons que la Grèce s'appuie sUr les
LES AFFAIRES d'ORIENT 175
îles qu'on veut lui attribuer pour fomenter toutes sortes de troubles en
Asie Mineure, les puissances peuvent être assurées qu'elles se retrouve-
ront devant un nouvel embarras. Si elle ne survient pas aujourd'hui, cette
difficulté surviendra demain; si elle ne surgit pas demain, ce sera pour
après-demain.
Postérieurement, cependant, le ministre ottoman de l'Intérieur,
Talaat bey, faisait à un rédacteur du Temps les déclarations suivantes
d'un caractère très nettement pacifique :
Démentez, je vous prie, catégoriquement tous les ])ruits d'achats de
nouveaux navires de guerre. Il n'est pas question d'augmenter notre
flotte, et si nous avons acheté le dreadnought Sultan-Osman, c'était sim-
plement pour empêcher la Grèce de l'avoir et non dans un but offensif.
Nous sommes pacifiques.
Vous pouvez démentir également les bruits disant que la Turquie est
prête à attaquer les îles et à faire la guerre au printemps. Nous avons bon
espoir d'arriver à une entente directe avec la Grèce sur la question des
îles.
Enfin, pour la question de l'emprunt, je déclare que l'intention du gou-
vernement ottoman est d'en employer le montant total pour le développe-
ment économique du pays et non en dépenses militaires sur lesquelles, au
contraire, nous sommes résolus à faire de grandes économies.
Et de son côté, M. Panas, le nouveau ministre de la Grèce à Cons-
tantinople, ancien ministre des Affaires étrangères, déclarait officiel-
lement qu'il avait pour mission de rendre les relations gréco-turques
non seulement étroites mais cordiales. Dans ces conditions on voit
que si les puissances, se conformant à la suggestion de sir Edward
Grey, se décident d'ensemble à parler nettement à Athènes et à Cons-
tantinople, on peut espérer une prompte et définitive solution de cet
interminable conflit de l'Albanie et des îles.
LA DÉMISSION DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE ALBANAIS.
Le chef du gouvernement provisoire albanais, Ismaïl Kemal bey
s'est enfin décidé à remettre, le 22 janvier, ses pouvoirs entre les
mains de la Commission de contrôle internationale. Le gouverne-
ment provisoire a été déclaré dissous et la Commission a nommé un
directeur général des Affaires intérieures en la personne de Fevzi
bey, ancien ministre de l'Intérieur. D'autre part un délégué albanais
a été dépêché auprès d'Essad pacha pour le prier de se démettre à
son tour des fonctions de gouverneur de l'Albanie centrale qu'il
avait prises. D'après une dépèche de Durazzo reçue à Valona et
envoyée par ce délégué après une entrevue avec Essad pacha, ce
dernier aurait accepté de se retirer et aurait cédé ses pouvoirs à sor
cousin Hamid bey. On attend le retour du délégué pour savoir s'il
est possible de traiter avec Essad pacha. Les autorités de Berat et
d'El-Bassan ont été invitées à reconnaître Fevzi bey comme leur
supérieur direct.
1^6 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
La Grèce et la France.
Le Premier hellène, M. Venizelos, a continué par Paris et Londres
sa tournée de visites aux gouvernements des grandes puissances.
Pas plus qu'à Rome il n"a voulu donner jusqu'ici aucune explication
sur les résultais déjà acquis de sa mission. Mais à Paris, au banquet
qui lui a été offert le 20 janvier par la colonie grecque, M. Venizelos
a exprimé en ces termes les sentiments de la Grèce pour la France :
Je suis très heureux, Messieurs, de roccasion qui m'est otïerte ce soir
lie vous exprimer la profonde gratitude de mon pays pour l'amitié sincère
si désintéressée que la France lui a toujours témoignée.
Les liens qui rattachent la Grèce à la France sont antérieurs à sou
indépendance. Notre vieille civilisation hellénique, conservée et amplifiée
par le génie latin, a fait éclore votre admirable civilisation française qui
aous a montré la voie de la liberté et du progrès.
Soyez assurés, Messieurs, que nous avons une conscience profonde de
^e que nous devons à la France. Car, après nous avoir fait naître, vous
nous avez aidés à vivre. Vous nous avez toujours éclairés, appuyés, con-
seillés. En aucune occasion, depuis cent ans, nous n'avons fait en vain
appela la noblesse de vos sentiments ni à la générosité de votre cœur.
Wiev encore, au moment où nous étions engagés dans une lutte suprême,
vous nous avez prodigué les marques de la plus vive sympathie.
La mission militaire, que le gouvernement de la République a bien
vo-ulu nous accorder, nous a rendu les plus signalés services. Elle a pré-
paré et entraîné nos troupes. Elle a organisé, avec un ordre et une
-jnéthode au-dessus de tout éloge, le service sanitaire et celui de l'inten-
dance, du bon fonctionnement desquels dépendent l'endurance et la santé
'les armées en campagne.
Comme ministre de la Guerre, j'ai été à même d'admirer avec gratitude
là science éprouvée, l'intelligent labeur et le dévouement sans limites
fl^ont ont fait preuve le général Eydoux et ses distingués collaborateurs.
]9os officiers ont profité des conseils et de l'exemple de leurs camarades
français. Beaucoup d'entre eux ont fait leurs études en France. D'autres
ont, en ce moment, l'honneur et le plaisir de suivre les cours de votre
Ecole supérieure de guerre. Nous sommes très obligés au gouvernement
de la République de vouloir bien ouvrir si libéralement à nos officiers les
portes de vos grandes Ecoles militaires.
Messieurs, si la reconnaissance des Hellènes pour la France pouvait
comporter des degrés suivant les différents territoires grecs, celle de mon
pays natal, le dernier né à la lilierté, offrirait une nuance particulière
d'affection. Car, durant ses longues luttes, la Crète n'a trouvé nulle part
ailleurs d'amis plus sûrs, de défenseurs plus convaincus, d'orateurs
plus éloquents. J'ai le très vif plaisir d'en voir plusieurs à cette table et ce
m'est un devoir bien doux de leur dire un grand merci. Je n'ai pas à cher-
cher bien loin de moi pour la presser sur mon cœur, la main qui a écrit
des articles enflammés dont tous les Cretois conserveront à jamais le
reconnaissant souvenir.
Mais, j'ai un autre motif de vous témoigner ma gratitude personnelle.
G' est pour l'appui moral très précieux que l'opinion fran(.-aise m'a si géné-
a&iiseniCGt prêté durant ces dernières années, et plus particulièrement
LES AFFAIRES d'oRIKM' 177
depuis le début de la crise balkanique. Les encouragements qu'elle a bien
voulu me donner, les sympathies qu'elle a manifestées pour le programma
que mon pays s'était tracé, d'accord avec les autres peuples des Balkans
ont confirmé mes convictions et élargi mon espoir. Vous m'avez ains
rendu un réel service et procuré une grande joie, car vous m'avez empêché
de douter un seul instant de la bonté de notre cause. Et en applaudissant
à nos succès, vous nous avez prouvé qu'ils étaient justes et mérités.
La Grèce ne rêve pas de conquêtes. Mais elle revendique pour elle le
respect qu'elle professe pour le bien d'autrui. Fermement attachée à la
paix fondée sur le droit et la dignité, elle poursuivra sans relâche, dans
l'esprit libéral dont elle ne s'est jamais départie, la mise en valeur de sor.
palrimoins et le développement des forces économiques, dont elle vient
de donner, au cours de ses guerres, une preuve hautement significative.
Elle répondra ainsi à la confiance que vous avez placée en elle, en deve-
nant dans le proche Orient, un sérieux facteur d'ordre, de progrès et de
civilisation.
Animé, comme tous les Hellènes, de sentiments d'alïectueuse gratitude
à l'égard de la France, j'ai l'honneur de lever mon verre à la santé de
M. le président de la République et de boire à la gloire et à la prospérité
de la grande et noble nation française.
En Turquie.
LA MISSION MILITAIRE ALLEMANDE "
En Turquie, la question de la mission militaire allemande est détî-
nilivement réglée : le général Liman de Sanders est nommé inspec-
teur général de l'armée ottlomane et promu au grade de maréchal ;
il n'aura pas de commandement efTectif et se bornera à diriger, à
Conslantinople, l'instruction technique militaire; sa mission durera
cinq ans, après quoi il retournera en Allemagne. Le lieutenant-colo-
nel d'état-major Noury est nommé commandant du premier corps
de Conslantinople en remplacement du général Liman de Sanders.
Commentant cette solution d'une affaire qui a déjà fait couler tant
d'encre, la Gazette de Cologne déclarait, le 22 janvier, que le cabinet
de Berlin n'a nullement cherché un succès de prestige, mais qu'il a
voulu être utile à la Porte,
I>ès l'origine, ajoutait la Gazette de Cologne, on n avait pas été trè€
enthousiaste à Berlin du projet ottoman de confier le commandement
d'un corps d'armée à un général allemand. Des négociations avaient été
entamées avec la Russie. Sur ces entrefaites, Enver pacha, ministre de
la Guerre, procéda au rajeunissement des cadres turcs. Il parut opportun
de remettre au général Liman de Sanders, avec un grade supérieur, une
inspection d'armée.
Et lecommuniquéalleraand terminait en allirmantque cette affaire
ne pourrait laisser aucune trace d'irritation entre l'Allemagne et le
Russie,
LES NOUVELLES FORMATIONS DE l'aRMÉE OTTOMANE
Contrairement à ce que l'on aurait pu supposer, les pertes terri-
toriales subies par la Turquie à la suite des événements des deui:
Qhkst. Dipl. et Col. — t. xxxvir. 12
178 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
dernières années n'ont pas eu poui- conséquence une diminution
très importante de ses forces militaires permanentes. En Itlll, l'ar-
mée active ottomane comptait 14 corps d'armée formant 38 divisions,
plus Ti divisions indépendantes, soit 43 divisions. D'après la réparti-
lion qui vient d'être adoptée, les corps d'armée sont au nombre
de 13, avec 36 divisions, y compris 2 divisions indépendantes. La
Turquie d'Europe n'est plus occupée que par trois corps d'armée
ayant leurs quartiers généraux à Constantinople (!'"'>, Andrinople
'2"), Rodosto (3'). Mais l'Anatolie occidentale qui, en dehors de la
garnison de Smyrne, ne contenait aucune force active, sera désor-
mais le siège de deux corps d'armée : le 4* à Smyrne et le 5' à
Angora. En même temps, à la frontière orientale, le 9'= corps (Erze-
roum) et le 11" (Van), qui n'étaient formés qu'à deux divisions, sont
complétés par l'adjonction d'une division nouvelle. En Syrie, le
H" corps est dédoublé pour former deux corps d'armée à deux divi-
sions, le 8^ à Damas et le 6" à Alep. Le corps du Yémen prend le
n" 7 resté vacant (au lieu de 14) et perd la division de l'Assir qui
devient indépendante. Les deux tendances qui ressortent le plus
nettement de ces nouvelles dispositions sont, d'une part, le désir de
diminuer le moins possible les forces militaires actives, de l'autre,
une plus grande attention apportée à la défense de l'Anatolie tant
du côté du littoral de la mer Egée que du cùlé de la frontière russe.
Les inspections d'armée restent, comme par le passé, au nombre
de 4. Pour chaque corps d'armée et pour chaque division sont nom-
més des chefs du service de recrutement, généraux de brigade ou
colonels pour les corps d'armée, colonels ou lieutenants-colonels
pour les divisions. Ces derniers prennent la place des anciens com-
mandants des divisions de rédifs. Des iradés du 21 et du 24 dé-
cembre 1329 (3 et 6 janvier 1914) ont nommé les inspecteurs d'ar-
mée, les commandants des corps d'armée et des divisions, ainsi que
les chefs des services du recrutement. En même temps, étaient
publiées les nombreuses mises à la retraite dont on connaît déjà la
statistique et parmi lesquelles on s'étonne de voir le nom du défen-
seur d'Andrinople, Chukri pacha, que l'on s'attendait plutôt à voir
appeler à l'un des postes les plus importants de la nouvelle organi-
sation. Sa fidélité au souvenir de Nazim pacha n'est peut-être pas
étrangère à cette mesure.
En Bulgarie.
l'arbitrage bulgaro-serbe
Le 20 janvier, le général ITolmsen, l'arbitre russe, a prononcé sa
sentence au sujet du différend de frontière serbo-bulgare. Le terri-
toire contesté au nord de Stroumitza doit être partagé entre la Serbie
et la Bulgarie, de façon à ce que la partie occidentale appartienne à
la Serbie.
LES AFFAIRES d'oRIENT 179
LA RETRAITE DU GENERAL FTTCHEF
Le général Fitchef, chef d'état-major de l'armée, vient d'être mis
à la retraite. Dans les cercles militaires bulgares on donne les rai-
sons suivantes de cette mesure. Les officiers bulgares sont actuelle-
ment divisés en deux camps; les uns tiennent ])our le général Savof
et les autres pour le général Fitchef. D'autre part, les deux généraux
mènent une campagne acharnée l'un contre l'autre. Le général
Savof, dont l'influence est considérable dans l'entourage du roi
Ferdinand, a réussi à rendre intenable la position de son adversaire.
Les choses en sont venues à un tel point que le général Fitchef
s'est vu dans l'oblisration de demander sa mise à la retraite.
En Roumanie.
LE NOUVEAU MINISTÈRE
En Roumanie, la crise ministérielle s'est rapidement dénouée,
ainsi que nous l'indiquions il y a quinze jours. M. Joan Bratiano, in-
vesti de la confiance du roi, a constitué son ministère de la façon
suivante : MM. Joan Bratiano, présidence et Guerre; Costinesco,
Finances ; Porumbaru, Affaires étrangères ; Morlzun, Intérieur ;
Constantinesco, Agriculture; Duca, Instruction publique; Radovici,
Commerce; Antonesco, Justice; Angelesco, Travaux publics. Les
élections générales législatives auront lieu au début de février et le
nouveau Parlement se réunira en mars.
M. Porumbaru, ministre des Affaires étrangères, a déclaré à un
collaborateur du Bukarester Tagblatt que le changement de cabinet
n'a pas modifié l'attitude de la Roumanie vis-à-vis de l'étranger, et
que les lignes générales de la politique extérieure suivie jusqu'à
présent par le gouvernement roumain seront maintenues.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — V ambassade de France à Samt-Pélersbour<j . — Une fois
encore, l'ambassade de France à Saint-Pétersbourg change de titu-
laire. M. Delcassé, estimant achevée « la mission » qu'il s'était
donné à tâche de remplir, et dont il était apparemment te seul à
pouvoir apprécier l'exacte étendue, a demandé à être relevé de ses
fonctions, et le 12 janvier, le directeur des affaires politiques et com-
merciales au ministère des Affaires étrangères, M. Maurice Paléo-
logue, a été désigné pour représenter le gouvernement de la Répu-
blique auprès du tsar Nicolas II. Entré dans la carrière il y a près
de trente-cinq ans, ayant exercé en France et à l'étranger les fonc-
tions les plus délicates et les plus élevées, au courant des moindres
ressorts de la politique européenne grâce à ses deux années de direc-
tion au quai d'Orsay, connu et estimé de toutes les grandes chancel-
leries qui ont pu de longue date apprécier ses hautes qualités de
jugement, démesure, de tact, M.Maurice Paléologue fera, à n"en
pas douter, d'excellente besogne à Saint-Pétersbourg, de même que
son successeur à la direction politique et commerciale, M. de Mar-
gerie, sera à merveille l'homme de la situation. Mais ceci dit, et ce
juste hommage rendu aux personnalités si distinguées de M. Mau-
rice Paléologue et de M. de Margerie, on ne peut ne pas exprimer le
regret très sérieux que des postes diplomatiques aussi imporlanls
changent aussi souvent de titulaires : le directeur des affaires poli-
tiques et commerciales au quai d'Orsay, véritable ministre adjoint
des Affaires étrangères, et le représentant de la France en Russie,
cheville ouvrière en quelque sorte de la Double Alliance et par suite
de la Triple Entente, devraient être tenus à l'écart et au-dessus des
vicissitudes politiques et des caprices personnels, surtout en ce mo-
ment où la crise orientale bouleverse si profondément la vieille
Europe.
— La mort de M. Chevandier de Valdrôme. — M. Chevandier de
Valdrôme, agent diplomatique et consul général de France à Tanger,
a été assassiné, le 23 janvier, par son cuisinier, alcoolique invétéré.
Cet odieux et stupide attentat a produit une douloureuse émotion
en France et à l'étranger. M. Chevandier de Valdrôme, qui n'avait
que 48 ans, était un de nos diplomates les plus distingués et avait
su, par sa bonne grâce, par son tact et par son esprit, gagner l'es-
time générale et l'amitié de tous ceux qui l'avaient connu. Diplômé
(le l'Ecole des sciences politiques et de l'Ecole des langues orien-
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 181
taies, il avait débuté à la direction politique du ministère dés Affaires
étrangères en 1889, puis avait été secrétaire et conseiller d'ambas-
sade à Londres, à Berne et au Caire. Il avait été nommé à Tanger le
16 janvier 1913. Sa mission était, là, particulièrement délicate : les
puissances étrangères avaient encore à ce moment des légations à
Tanger malgré la reconnaissance des traités franco-allemand et
franco-espagnol sur le protectorat marocain. La situation spéciale
réservée à la ville de Tanger dans la nouvelle organisation maro-
caine rendait encore plus difficile la tâche du représentant de la
France. La création d'institutions municipales donna lieu à des dis-
cussions locales et à des négociations internationales qui mirent for-
tement à l'épreuve le sang-froid et l'habileté de M. Chevandier de
Valdrùme et les services éminents qu'il rendit alors à notre pays
avaient été hautement appréciés au quai d'Orsay. Le jour même où
il tombait victime de la lâche agression d'un misérable déséquililtré
partait de Paris la lettre officielle l'élevant au grade de ministre plé-
nipotentiaire qu'il avait si bien gagné. M. Chevandier de Valdrôme
était officier de la Légion d'honneur. Le meurtrier s'est suicidé dans
sa prison.
— La naissance d'un /ils du prince Victor-Napoléon . — Le prince
Victor-Napoléon, qui a épousé la princesse Clémentine de Belgique,
vient d'avoir un tils, né le 22 janvier. Le Journal de Bruxelles assure
que le parrain du jeune prince, qui a reçu le prénom de Louis, sera
le prince Louis-Napoléon, lieutenant général de l'armée russe, et la
marraine la reine douairière Marguerite d'Italie.
— La mort de M. Foareau. — M. Foureau, le célèbre explorateur
à qui le Parlement venait d'accorder une pension de 12.000 francs
à titre de récompense nationale, est mort le 17 janvier, à Paris, des
suites d'une congestion pulmonaire. Il était né à Saint-Brabant
(Haute-Vienne), en 1850.
Allemagne. — Apri's les incidents de Saverne. — Les incidents
de Saverne ont eu leur répercussion au Sénat et à la deuxième
Chambre du Parlement d'Alsace-Lorraine, ainsi qu'à la Chambre
des députés de Prusse et au Reichstag allemand. A la Chambre
alsacienne-lorraine, quatre interpellations avaient été déposées par
les socialistes, les progressistes, les Lorrains et le Centre ; la dis-
cussion a occupé trois séances, les 13, 14 et 15 janvier; elle s'est
terminée par le vote à l'unanimité d'un ordre du jour de blâme pour
le gouvernement « qui, sans sortir du cadre étroit de ses attribu-
« lions, aurait pu faire preuve d'une plus grande énergie afin d'ob-
« tenir au peuple alsacien-lorrain la satisfaction à laquelle il avait
.( droit ». Le Sénat de Strasbourg a blâmé également le gouverne-
ment,' le 19 janvier, par 28 voix sur 33 suffrages exprimés. A la
Diète de Prusse, M. de Bethmann-Hollweg, interpellé par le chef du
parti conservateur, M. de Heydebrandt, s'est efforcé de se concilier
182 QUESTIONS DIPLOMATIQUES "ET COLONIALES
les bonnes dispositions de la Droite par des avances non équivo-
ques :
Je me suis toujours laissé tenter par ce que je croyais être le bien de
l'Etat, a-t-il déclaré. Je le recherche si consciencieusement qu'il m'arrive
souvent de passer des nuits blanches à réfléchir sur une décision à
prendre. Je suis convaincu que nos adversaires politiques sont aussi cons-
ciencieux que moi. Renoncez donc à vos attaques haineuses. Nous pou-
vons, malgré nos divergences d'opinions, collaborer. En des heures aussi
graves que celles que nous traversons, le pays n'a qu'à gagner à ce que
les partis renoncent aux polémiques violentes.
Au Reichstag cinq interpellations avaient été déposées par le
Centre, les nationaux-libéraux, les radicaux, les Alsaciens-Lor-
rains et les socialistes. La discussion s'est prolongée deux jours,
les 23 et 24 janvier. Elle s'est terminée par le vote des motions du
Centre et des nationaux-libéraux demandant au gouvernement de faire
connaître au plus tôt les résultats de l'enquête ouverte sur la vali-
dité des prescriptions de 1899 et par le renvoi à la commission des
motions des radicaux, des Alsaciens-Lorrains et des socialistes de-
mandant la réglementation de l'emploi de la force armée dans les
opérations de police de manière à sauvegarder l'indépendance du
pouvoir civil, et la suppression des conseils de guerre. Au cours des
débats, M. de Bethmann-Holiweg s'est efforcé de concilier les deux
points de vue opposés, celui des conservateurs prussiens qu'il devait
soutenir en sa qualité de premier ministre de Prusse, et celui de la
politique de l'empire que sa fonction de chancelier lui commandait
de défendre. Il n'a pu apporter pour calmer les appréhensions de
la majorité du Reichstag qu'une seule promesse, celle que l'empe-
reur examinerait les prescriptions relatives à l'emploi de la force
armée, de façon à se rendre compte « si ces prescriptions sont par-
faitement claires ». Mais, dans la seconde partie de son discours, le
chancelier, en parlant de la répercussion qu'ont eue dans l'empire
les incidents de Saverne, a fait un énergique appel au patriotisme
des Etats allemands. Il a ainsi rallié autour de lui tous les partis
nationaux qui ont salué sa péroraison par de vigoureux applau-
dissements.
Messieurs, s'est écrié M. de Bethmann, il faut étouller dans son germe
toute tentative de créer une opposition particulière entre le Nord et le Sud,
à cette occasion. Le Bavarois ne regarde pas avec d'autres yeux et avec
d'autres sentiments que le I^russien ou l'homme du Nord. Aucun Alle-
mand ne pourrait être aussi fier de sa nationalité si nous n'avions pas tous
un empire uni.
La pensée de l'empire est tout aussi cliérie dans les montagnes de
Bavière que sur le Neckar, le llhin ou le Memel. C'est cette idée d'em-
pire que nous voulons maintenir bien haute par dessus toutes les ambi-
tions de partis.
Je suis sur que vous rerez de mon avis, si je dis que nous ne devons
pas fouiller de nos doigts la blessure; nous devons avant tout la guérir.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 183
Et le chancelier a terminé en célébrant la force, la discipline et le
loyalisme de l'armée et de la nation :
Tout cela, nous ne le laisserons pas perdre, parce que, dans un seul liée
du grand empire allemand, il s'est passé des choses dont personne n'es-
compte le retour.
Angleterre. — La politique navale de V Empire britannique. —
L'établissement du budget de la Marine pour l'exercice 1914-1915 a
provoqué en Angleterre de très vives discussions de presse; on a
même parlé un moment de dissentiments qui se seraient produits à
ce sujet entre les membres du gouvernement et qui auraient pu
provoquer une crise ministérielle, ce qui d'ailleurs a été nettement
démenti. Voici, d'après une correspondance du Journal des Débats,
comment se présente la question :
Le budget de la Marine de l'exercice courant 1013-1914 est de
46.300.000 livres. Celui de 1914-191"i que l'on prépare en ce moment sera,
en conséquence de l'accroissement normal prévu, de 3 millions de plus
environ, c'est-à-dire qu'il atteindra 49 millions et demi à peu près. Mais
pendant l'exercice courant, qui sera clos le 31 mars, il a été engagé une
somme sensiblement supérieure à l'accroissement automatique prévu, soit
quelque chose comme 4 millions et demi.
Cela veut dire qu'il faudra, l'exercice prochain, cette année en un mot,
(|ue le chancelier de l'Echiquier trouve 54 millions pour la Marine.
L'augmentation des dépenses de l'exercice courant (3 millions) est due à
ce que l'on a accéléré la construction des bâtiments en chantiers pour
rattraper le temps perdu pendant les deux années précédentes et pour
com oenser la non construction de trois cuirassés canadiens que M. Borden
a déclaré renoncer à construire pour le moment, à cause de l'opposition
du Sénat canadien.
Peut-être, s'il y avait eu cette année une session d'automne, M. Chur-
chill aurait-il obtenu des crédits supplémentaires qui eussent été votés
avec une facilité relative. En tout cas, il y aurait eu cet avantage que toute
l'augmentation de 8 millions environ ne porterait pas sur un seul budget.
Mais le fait est là. Il faut cette année, pour la Marine, 34 millions au lieu
de 46 l'an dernier. C'est ce qui effraye tant de gens et notamment les
pacifistes, et certainement c'est une somme énorme. Mais il a été dé-
montré que, proportionnellement aux revenus du pays, l'Angleterre ne
dépense guère plus pour sa Marine quelle ne dépensait de 1870 à 1889,
puisque l'augmentation n'est que de 5 0/0.
D'un autre côté — et le fait est des plus importants à noter — l'inci-
dence de l'impôt a été modifiée; une plus grande proportion de recettes
est due à l'impôt direct ; les impôts indirects ont diminué, si bien que les
classes ouvrières payent relativement moins pour les armements aujour-
d'hui qu'il y a quarante ou cinquante ans. C'est ce que M. Churchill a
expliqué il y a trois mois et aucun journal libéral ou conservateur, aucun
homme politique n'a, je crois, contesté 1 exactitude des faits fournis
par lui.
Le fait est donc acquis que cette augmentation nécessitée par les cir-
constances ne pèsera que légèrement sur les classes ouvrières.
Cependant la somme est à trouver, et c'est là naturellement que Ift
184 QUESTIO^S DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
chancelier de l'Echiquier entre en scène et que, soucieux des deniers
publics, il défend le trésor national, dans les limites possibles.
Quand M. Lloyd George a déposé son fameux budget de 1000, il a
exprimé la conviction que, grâce aux impôts nouveaux qu'il créait, aux
innovations financières qu'il introduisait, il n'aurait jamais besoin, aussi
longtemps qu'il aurait la garde des finances du pays, d'imposer aux con-
îribuables de nouvelles charges. Or, il esta craindre, paraît-il, qu'il soit
i'orcé de recourir aux procédés qu'il espérait ne jamais avoir à adopter,
liaison de plus pour qu'il lutte pied à pied, ou guinée à guinée, pour ne
pas augmenter les charges des contribuables.
Ce que, dans certains milieux ministériels et libéraux, on reproche à
M. Churchill, c'est d'avoir dépensé l'argent un peu trop facilement et
sans cette rigide économie que recommandait l'école de Manchester, celle
dont la devise était : Peace, Retrenchment and Reform. Néanijioins, on a
l'impression dans les milieux politiques que l'Amirauté obtiendra les
sommes qu'elle juge nécessaires ou en tout cas indispensables, car l'in-
fluence du premier ministre est grande et elle sera toute en faveur de
tout ce qui peut assurer la défense impériale et la sécurité des Iles bri-
tanniques et mettre l'Angleterre à même de faire face à toutes les éven-
tualités comme à tous ses engagements.
Pour le public, il est assez porté à se laisser convaincre par les idées du
rédacteur militaire du Times, qui termine ainsi un article très long et très
étudié sur la situation militaire et navale de l'Angleterre :
« Le maintien d'une marine indiscutablement invincible et nécessai-
« rement très coûteuse est rendu inévitable, pour l'époque où nous vivons,
« par l'accroissement considérable des marines étrangères et possible-
« ment hostiles, par le libre échange, par la détérioration constante de
» nos armées de terre, comparées à celle des nations armées, qui nous
« entourent et par le fait (|ue la masse casanière de nos citoyens se
« soustrait au service national.
« Le premier lord et le Conseil de l'amirauté ont droit à l'appui éner-
« gique et ferme du public quand ils présentent des propositions ten-
« dant à permettre à la Marine d'accomplir pleinement et complètement
« la lâche extrêmement lourde qui lui incombe. »
— Morl de lord Strathcona. — Le haut commissaire du Canada à
Londres, lord Strathcona, vient de mourir dans sa quatre-vingt-
quatorzième année. Il était né en Ecosse en 182i). lin 18.'i8, à Tàge
de dix-huit ans, il s'embarquait sur le premier vapeur qui effectuait
ya traversée de l'Atlantique pour entrer au service de la Compagnie
de la haie d'Hudson. Le jeune homme s'appelait alors simplement
Donald Smith et fut pendant longtemps administrateur de la Com-
pagnie au Labrador. En 1871^ il fut envoyé à la Chambre des repré-
sentants du Dominion. Il joua alors un r('»le prépondérant dans la
construction du Canadian-Pacific. Il y risqua sa fortune personnelle.
La reine Victoria le décora en 188(», à l'occasion de l'inauguration de
la ligne, et en 1889 l'ancien petit employé de la baie d'Hudson était
nommé gouverneur de cette colossale entreprise. Kn LS96, il accep-
tait, le poste de haut-commissaire du Canada à Londres, était créé
pair du royaume et prenait le titre de baron Strathcona.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES l8o
Portugal. — La siluation polilique. La crise ministévielle. — En
raison de l'opposition irréductible du Sénat, le ministère Affonso
Costa a dii donner sa démission, le 26 janvier, bien qu'il continuât
à disposer de la majorité à la Chambre des députés. On parle de la
dissolution possible du Parlement.
II. — ASIE.
Indochine. — Le r<'tour en France du gouverneur général, M. Sar-
raut. — M. Sarraut, gouverneur général de l'Indochine^ est rentré
e« France le 2o janvier pour rendre compte au gouvernement des
résultats de son administration de deux années. Avant de quitter
Hanoï, M. Sarraut a fait au Conseil du gouvernement de l'Indochine,
le 19 novembre, l'exposé des réformes réalisées par lui, conformé-
ment à la volonté du Parlement, au double point de vue de la réor-
ganisation administrative et financière ainsi que dans le domaine
de la politique indigène; il a notamment insisté sur l'amélioration
de la situation lînancière de la colonie, amélioration d'autant plus
frappante que 1911 et 1912 ont été des années désastreuses pour la
Cochinchine et le Cambodge au point de vue de l'exportation des
riz, et qu'en 1913 le commerce Indochinois a souffert de la dépres-
sion des marchés d'Europe et du contre-coup des événements de
Chine.
Japon. — L'éruption de Sakourachima. — Les 13 et 14 janvier,
ane formidable éruption volcanique a dévasté, au Japon, l'île de
Sakourachima, et détruit de fond en comble la ville de Kagochima.
F^e nombre des victimes a dépassé 80.000.
III. — AFRIQUE.
Afrique Equatoriale Française. — Les opérations du colonel Lar-
■i]eau. — Après avoir occupé Aïn-Galaka, le 27 novembre dernier,
le colonel Largeau s'est porté sur Paya, que l'ennemi venait d'éva-
cuer. Les Khouans, au nombre de 150 fusils, ayant pris la direction
de Gouro, au nord-est de Aïn-Galaka, où ils pouvaient se reformer
et inquiéter notre installation au Borkou, le colonel atteignit et sur-
prit ce point le 14 décembre. Il y fit trente prisonniers et il trouva
une correspondance montrant que Gouro a toujours été et serait
resté un foyer d'intrigues dangereuses. Laissant une garnison à
Oouro, la colonne vint occuper Ouanyanga que nos adversaires
avait déserté; après y avoir installé un fort contingent de méharistes
pour surveiller les étapes de Tekoro et Avouani, situées sur la piste
menant du Borkou à Koufra, le colonel Largeau est rentré le 8 jan-
vier à Paya, n'ayant perdu aucun homme au cours de ses opérations
vers les confins nord-est du Borkou.
186 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Egypte. — L inauguration de V Assemblée législative. — L'inaugu-
ration de l'Assemblée législative a eu lieu le 22 janvier en grande
pompe, au Caire, en présence du corps diplomatique, de lord Kitche-
ner et des ministres égyptiens. Le khédive a prononcé un discours.
Les journaux célèbrent cet événement qui ouvre une phase nouvelle
dans la vie politique de l'Egypte.
IV. — AMERIQUE.
Etats-Unis. — Le message du président mison sur les trusts. —
Le 20 janvier, le président des Etats-Unis a adressé au Congrès un
message recommandant une législation répressive des trusts. Entre
autres mesures, il conseille l'interdiction de former des compagnies,
excepté avec le consentement de la commission du commerce, l'in-
terdiction de cumuler les fonctions d'administrateur de plusieurs
compagnies, le règlement par la commission du commerce entre les
Etats de l'émission de valeurs par les chemins de fer, attendu que
la capitalisation a une influence sur les tarifs de transports. Le pré-
sident AYilson demandera que les réformes soient introduites dans
un esprit amical et conciliant.
Mexique. — ■ L'anarchie mexicaine. — Le président Huerta a décidé
la suspension pour six mois du service de la Dette et la mainmise
sur les recettes de douane garantissant ce service. La légation de
France à Mexico a aussitôt remis au président une protestation for-
melle contre cette mesure arbitraire, et le ministère d'Allemagne
a appuyé la protestation de son collègue français. A Washington,
on continue à pratiquer une politique d'attente. On assure que le
président Huerta est dans une situation désespérée et que sa chute
définitive est imminente.
Haïti. — Insurrection générale. — Une dépêche de Cap-Haïtien
annonce qu'une insurrection générale a éclaté aux Gonaïves. Le
mouvement serait dirigé par Zamor, ancien gouverneur du dépar-
tement et ancien ministre de la Guerre. Le correspondant de la Tri-
bune à Washington dit que les Etats-Unis prendront promptement
des mesures pour arrêter la révolution à Haïti. Le cuirassé Montana
a reçu l'ordre de se rendre sur les lieux. Si l'insurrection continue,
le gouvernement de Haïti sera forcé de suspendre le paiement de
l'intérêt de certaines obligations de chemins de fer arrivant à
échéance le 1" février. Le correspondant de la Tribune prévoit que,
dans ces conditions, le département d'Etat fera annoncer que l'ad-
ministration refusera de reconnaître les rebelles, même au cas où
ils parviendraient à renverser le gouvernement et qu'une commis-
sion américaine sera envoyée pour régler les affaires de Haïti et
organiser les élections.
RENSEIGNEMENTS ÉCONOMIQUES
I. — EUROPE.
Les chemins de fer de l'Europe. — Le ministère des Travaux
publics communique la situation au 1*" janvier 1913 des chemins de
fer de l'Europe. Leur longueur totale était de 3.38.880 kilomètres,
en augmentation pour l'année de 4.900 kilomètres. En moyenne, on
compte 3 klm. 5 de voies ferrées par myriamètre carré et 7 klm. 7
par 10.000 habitants.
Le réseau ferré le plus long est celui de l'Allemagne : 61.936 kilo-
mètres. Viennent ensuite la Russie avec 61.078; la France, 50.232
(dont 40.438 d'intérêt général); l'Autriche-Hongrie, 44.280; la
Grande-Bretagne et l'Irlande, 37.649; l'Italie, 17.228; l'Espagne,
15.097; la Suède, 14.095; la Belgique, 8.660; la Suisse, 4.781, etc.
Si l'on rapporte ces chiffres au nombre d'habitants, on voit que
les premiers rangs appartiennent à la Suède, 2o klm. 7 par 10.000
habitants; au Luxembourg, 21 kilomètres; au Danemark, 14 klm. 4;
et à la Suisse, 14 klm. 2.
La France se classe au 6' rang, la Belgique au 7^ ; l'Allemagne ne
vient qu'au 8^
II. — AMÉRIQUE.
Etats-Unis. — U accroissement de In population. — Le bureau de
Washington vient seulement de publier les résultats du recense-
ment de 1910, le treizième qui ait eu lieu. On peut juger du prodi-
gieux accroissement de la population des Etats-Unis par le tableau
des recensements :
Année 1790 3.929.214 habitants.
— 1800 5.308.483 —
— 1810 7.239.881 —
— 1820 9.638.453 —
— 1830 12.866.020 —
— 1840 17.069.453 —
— 1850 23.199.87G —
— 1860 31.443.321 —
— 1870 38.558.371 —
— 1880 50.155.783 —
— 1890 62.947.714 —
1900 75.905.575 —
— 1910 91.972.260 —
La population actuelle est donc treize fois plus nombreuse que ne
l'était celle d'il y a cent ans, au lieu que les populations euro-
péennes ont à peine triplé au cours de ce même siècle.
LA CARICATURE A L'ÉTRANGER
-r-^
Après Saverne.
Pour les habituer à VEj:piPssio>i souriante nous proposons que les officiers
prussiens, avant de prendre un commandement en Alsace, regardent pendant un
certain temps la Joconde.
Punch (Londres',.
^^ ii; â
BtcniiiTs ;
WANTEO i REtRUITS'î
Une nation belliqueuse.
Le pacukjue Teuton : -x Dieu ! les An-
4-lais ont toutes .;es armées! Et l'Alle-
.jiagne n'en a qu'une! >>
l'uncli ''Londres).
L'Angleterre et l'Inde.
Jj'Inde : « Réponds-moi franche-
ment, sœur Britannia. Est-ce que je
lais partie de l'Empire britannique, oni
ou non? »
Hindi Punch (Calcutta).
Les Allemands en Afrique.
L'Allemand prend sa part du gâtiau africain.
Mucha (Varsovie)
Le krooprinz officier d'état-major.
Épinglez seulement les bandes, tail-
leur'. Je connais papa... Je ne les por-
terai pas longtemps !
Etats-Unis et Mexique.
L'oncle Sam n'est pas pressé.
Journal (Minneapolisj
NOMmiTIONS OFFICIELLES
BIli\ISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRAIVGÈRES
M. Paléologue est nommé ambassadeur à Saint-Pétersbourg ;
M. de Margerie est nommé directeur des affaires politiques et comnaerciales ;
M. Berthelot est chargé de la sous-direction d'Europe, d'Afrique et d'Orient;
M. Chevalley est nommé ministre de France à Christiania.
MIXISTÉRE DE LA GUERRE
Troupes métropolitaines.
GÉNIE
Annam-Tonkin. — ^I. lecapil. Ilumbert est désig. pour command. la compag.
indigène du génie du Tonkin.
Troapes coloniales.
INFANTERIE
Glline- — M. le sous-lieut. Conchon est désig. pour le corps d'occupation.
Annam-Tonkin. — MM. les chefs de bataill. Vincent, Chaptal; les capit.
Ptejdellet, Billes, Perrot, Guillot, Coutance, Valmary, Pérès, Chambon, Bochot.
Hamaide, Petitjean, Blachère, Noël et Ronjat ; les lient. Labbé, Arnould, Bellier,
Cousin, Louvard, Michel, Berge et de Briey ; les sous-lieut. Maynard, Gesbert et
Guyot sonl désig. pour le Tonkin.
Cochinchine. — MM. les capit. Morin, Larmina; les lient. Riou, Lavenir et
Zimmermann sont désig. pour la Cochinchine.
Afrique Occidentale. — MM. le chef de bataill. Loiin ; les capit. Ferrièra et
Durif et le soxhs-lieut. Duperray sont désig. pour l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — MM. le capit. Hippeau; les lient. Messègue, Louery,
Bougrat, Allègre, Lavallée, Pianelli et Charleuf; le sous-lieut. Voisin sont désig.
pour l'A. E. F.
Madagascar. — MM. \es chefs de bataill. Gérente, Mativatet \e sous-lieut.
Bahuchet sont désig. pour Madagascar.
ARTILLERIE
Annam-Tonkin. — MM. les capit. Doucet et Restoux sont désig. pour le
Tonkin.
Cocllinclline. — MM. le chef d'escad. de Chaunac-Lanzac; les capit. Vie, de
la Rochelle, Blanchard et Berdalle ; le lieul. Guillo et le sous-lieut. Bonhomme
sont désig. pour la Cochinchine.
Officiers d'administration.
Cochinchine. — MM. les offic. d'administ. de 2° cl. Peugon, Chanal et
Guilhou sont désig. pour la Cochinchine.
Afrique Occidentale- — M. Voffic. d'administ. de 2^ cl. Cayatte est désig.
pour l'A. O. F.
Madagascar. — M. Voffic. d'admin. de 2« cl. Philip est désig. pour
Madagascar.
CORPS DE l'intendance
Chine. — M. Vadjoint àl'inlend. Barreau est désig. pour le corps d'occupation.
Annam-Tonkin. — M. le sous-intend. de '6^ cl. de Kersaint-Gilly est désig.
pour le Tonkin.
Afrique Occidentale. — M. Vadjoiut Butiner est désig. pour l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — M. Vadjoint Lippmann est désig. pour l'A. E. F.
Madagascar. — M. le sous-intend. de Z° cl. M.ovà. est désig. pour Madagascar.
Saint-Pierre et Miquelon. — M. Vadjoint Ciiubaud est désig. pour Saint-
Pierre et Miquelon.
NOMINATIONS OFFICIELLES 191
Officiers d'administration.
Afrique Occidentale. — M. Voffic d'administ. de 2^ cl. Portes est désig-.
pour l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — M. Voffic. d'adminittl. de 8° cl. Ambroix est désisr.
pour l'A. E.F.
Madagascar. — MM. les offîc. d'administ. de i'^^ cl. Malvoisin et de 2° cl.
Lazarre sont désig. pour Madagascar.
HIIWISTÈRE DE LA MARirVE
ÉTAT-MAJOR DE LA FLOTTE
Extrême-Orient. — M. le capit. de vaisseau Viaux est nommé au command.
du Montcalm ,
M. le capit. de frég. Lagorio est nommé chef d'état-major de la division navale
d'Extrême-Orient;
M. le capit. de vaiss. de Paris de Boisrouvray est nommé au command. de la
division navale de l'Indochine ;
M. le lient, de vaiss. Rouvier est nommé adjudant et M. le mécanic. ppal de
l''« cl. Basson, mécanic. de la division navale de l'Indochine ;
MM. les enseig. de l''^ cl. Guierre et Rousselin sont désig. pour le D'Iberville ;
M. Venseig. de !'■«' cl. de Roure de Beaujeu est désig. pour la Fronde à Saigon;
M. Venseig. de l'"'^ cl. Barois est désig. pour la Vigilante ;
M. Venseig. de \'^ cl. Broussignac est désie. pour le Styx ;
M. Venseig. de l''^ cl. Plessis est désig. pour les bâtiments de servitude de
Saigon;
M. le mécanic. ppal de !•''■• cl. Petetin est désig. pour le Montcalm.
Levant. — M. Venseig. de !•■•" cl. Latham est désig. pour la Jeanne- Blanche à
Constantinople ;
M. Venseigne de vaiss. Dornon est désig. pour le Bruix.
Pacifique. — M. le lient, de vaiss. Destremeau est nommé au command. de la
Zélée, à Tahiti ;
M. Venseigne de i" cl. Barnaud est désig. pour le même bâtiment.
Madagascar. — M. Vemeig . de 2^ cl. Lecadu est désig. pour le Vaucluse.
COBPS BE SANTÉ
Extrême-Orient. — M. leméd. ppal Lucas est nommé médecin de la division
navale de l'Indochine ;
M. le méd. ppal Carbonel est désig. pour le Montcalm ;
M. le méd. de 2« cl. Charpentier est désig. pour la Décidée.
Afrique Occidentale. — M. le méd. de l^^ cl. Potel est désig. pour Dakar.
SERVICE HYDROGRAPHIQUE
Extrême-Orient. — M. Cot, ingénieur ppal est désig. pour la Manche comme
direct, de la mission hydrographique.
miMSTERE DES COLOi^VIES
Sont nommés :
Conseiller à la Cour d'appel de l'Indochine, M. Ganivenq ;
Procureur de la République à Saigon, M. Tricon ;
Juge-président du tribunal de Vinh-long, M. Dusson ;
Juge-président du tribunal de Cantho, M. Lacouture;
Juge-président du tribunal de Soctrang, M. Franceschetti ;
Juge au tribunal de Saigon, M. André ;
Lieutenant de juge au tribunal de Vinh-long, M. Pommier ;
Lieutenant de juge au tribunal de Soctrang, M. Vidal;
Juge suppléant du tribunal de Saigon, JI. Barrière;
Lieute;.iant de juge au tribunal de Chaudoc, M. Gaye ;
Attaché au parquet du procureur général de l'Indochine, M. Bernardin.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
s. A I. le grand duc Boris de Russie aux fêtes du Siam
pour le couronnement du roi^ pai' Ivan de Schaeck, un vol. in S
avec 97 gravures hors texte. Paris, librairie Pion.
Dans deux ouvrages précédents, Visions de guerre et Visions de rouie,
le chevalier Ivan de Schaeck avait déjà rapporté de ses intéressante?
voyages un tableau vécu de la guerre russo-japonaise et le pittoresque
récit d'une promenade autour du monde, en compagnie de S. A. I. îft
grand duc Boris de Russie. C'est de nouveau à la suite du cousin d^
l'empereur Nicolas II que l'auteur a assisté aux fêtes du couronnemeiJi
récent de S. M. Maha-Vagiravudh, roi du Siam, qui succédait à son père
feu le roi Chulalongkorn. Et par lui nous revoyons les cérémonies reli-
gieuses et militaii'es, les processions solennelles, le défilé des gondoler
historiques sur le Menam, les festivités sans nombre qui se déroulèrent de
jour et de nuit durant les trois semaines de ce programme de fêtes dans
un décor de rêve, au milieu d'une rare magnificence. Ajoutons qu'au
retour du Siam, l'auteur nous fait visiter encore à sa suite, dans l'île de
Java, les temples bouddhistes de dimensions colossales rivalisant avec
celles des Pyramides d'Egypte.
L'Outillage économique des colonies françaises, par Honorj.
Paulin, préface de H. Boutteville, un vol. in-8 de 206 pages avec
quatre cartes hors texte. Paris, librairie Emile Larose.
Le grand mérite de cet ouvrage est de fixer dans un cadre unique toi-
les divers documents qui se rattachent à l'outillage industriel de nos cok-
uies. C'est un remarquable travail de coordination de faits et de chiiVre.--
ayant une valeur pratique de premier ordre. A l'heure où nos grandecr
possessions coloniales se disposent à réaliser, par tout notre empire, de
nouveaux. programmes de travaux publics destinés à accélérer la valeur
de leurs territoires, cet ouvrage était vraiment une nécessité.
L'Évolution de l'Empire allemand de 1871 à nos jours, par le
capitaine Bernard FERRiiixv. Un vol. in-16. — Paris, librairie
Perrin et 0'''.
Ecrit sans parti pris, avec le désir de s'élever au-dessus des querelles de
races et départis, ce livre donnera à ceux qu'angoissent les événemenîs
d'hier et d'aujourd'hui la clef de bien des mystères. Les chapitres mili-
taires et économiques y sont naturellement traités avec une compétence
toute particulière. L'auteur appartient d'ailleurs a notre état-major et sou
précédent ouvrage, Les Conséquences Economiques et Sociales de lu prochaine
Guerre, fait autorité dans les milieux économiques et militaires d'Evuope.
Oiivrar/es déposés au bureau de la lievue.
Lu Guerre ilalG-lurqve et le droit des gens, par Andréa Iiai-isardi-Mirabelli,
privat-docent a l'Université de Gênes. Un vol. in-8" de 20(i pages. Bruxelles,
iiuieau de la Kevuedu Droit international et de Législation comparée.
Le Soudan éf/ypiien, étude de droit international public, par Guégoire Sarkissiak,
avocat prè.s les tribunaux mixtes d'Egypte. Un vol. in-,S» de 150 pages, avec une
carte du Soudan égyptien. Paris, librairie Emile Larose.
La Conférence de Constanlinople el la i/uestion l'qiiplieiine en 1882, par le
!)■• Saved Kamel. l'n vol. in-8° de 350 pages. Paris, librairie Félix Alcan.
L Adviinistraleur-Gérant : P. Campaln,
PARI3. — IMPRIMERIE LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
QUESTIONS
DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
LA PRESSE FRANÇAISE
ET L'ALLIANCE RUSSE
Il y a quinze jours, à propos des affaires de Turquie, nous
avions l'occasion de dire que les industriels et les financiers
n'étaient pas toujours une source d'agréments pour leurs gou-
vernements respectifs. Le gouvernement russe doit être con-
vaincu de cette vérité par l'incident des usines Poutilof. Oc
sait que ces établissements, installés à la porte même de Pé-
tersbourg, exécutent pour l'Etat russe d'importantes com-
mandes de matériel de guerre. Quoique leur autonomie ait été
jusqu'à présent respectée, ils ont reçu à plusieurs reprises
d'une maison française une aide à la fois technique et financière,
consistant dans l'envoi d'ingénieurs et de contremaîtres et
dans la souscription d'une quantité appréciable d'obligations.
Or dans ces derniers temps les usines Poutilof n'en étaient
pas moins dans une situation de trésorerie difficile, due è
l'abondance des commandes, peut-être aussi à une autre cause.
Il semble que les commanditaires français aient été sollicités
d'augmenter leurs participations dans l'affaire, mais dans des
termes vagues qui ne laissaient pressentir ni l'urgence ni
l'importance du secours, si bien que les conversations ébau-
chées à Paris n'auraient pas eu de suite et même auraient été
ignorées du quai d'Orsay. Cependant les directeurs de Poutilof,
pressés par le temps, s'adressaient à la Banque privée de Pé-
tersbourg et lui demandaient la somme rondelette de 20 mil-
lions de roubles, soit un peu plus de 50 millions de francs. La-
dite banque se tournait de son côté vers la Deutsche Bank,
derrière laquelle apparaissait enfin la maison Krupp, de telle
sorte que, de cascade en cascade, la fabrication du matériel de
guerre russe, mise en train par des ingénieurs et des capitaux
QUEBT. DiPL. ET GOL. — T. XXXVII. — N» 40S, ^ 16 FÉVRIER 1914. iS
194 QUE^^1U^S Ull'LU.UATiUUliS ET COLONIALES
français, allait être contrôlée, techniquement et financière-
ment, par des Allemands. U paraît aujourd'hui certain que le
gouvernement russe, pas plus que le nôtre, n'était au courant
des intrigues qui se nouaient autour des usines Poutilof ; aussi,
quand un journal parisien afficha en tête de ses colonnes la
sensationnelle dépèche de Pétersbourg : Pontilof vendu à
l'Allemagne, les secrets des fabrications françaises livrés à
Krupp (1), ce fut une pierre dans la mare aux grenouilles. La
presse fît passer un mauvais quart d'heure aux diplomates.
Tandis que le quai d'Orsay télégraphiait précipitamment à
M. Delcassé pour avoir des explications, le Pont-aux-Chantres
publiait un communiqué qui trahissait un réel embarras et
dans lequel, en fait de Poutilof, il n'était guère question que
de Tsarytsine, la nouvelle usine qui se fonde sous les auspices
de la maison anglaise Vickers.
Oue l'action de la presse française ait été utile en cette
occurrence, ou ne saurait le nier, puisque c'est le tapage fait
à point nommé qui a arrêté la négociation avec la Deutsche
Bank. Mais nos publicistes auraient pu ne donner que la note
juste, à savoir que beaucoup de hautes personnalités russes,
pour de multiples raisons dans lesquelles nous n'avons pas à
entrer ici, sont toujours médiocrement disposées pour l'indus-
trie française, et portées à se procurer ailleurs ce qu'on pour-
rait trouver chez nous. Mais il n'était pas besoin de dramatiser
les événements, de voir en cette affaire une sorte de trahison
politique et de prêter au gouvernement russe cette invraisem-
blable intention de se rendre tributaire de l'Allemagne pour
la construction de son matériel de guerre. Ce n'est qu'au bout de
quelquesjours que ce gouvernement a pu faire éclater la vérité
et prouver, en mettant tout amour- propre de côté, son ignorance
de la négociation incriminée. La morale de tout ceci est qu'il
n'y a guère que dans ce pays admirablement discipliné qu'est
l'Allemagne que diplomates, financiers et industriels marchent
la main dans la main, en parfaite conhance et toujours prêts à
se donner un mutuel appui. En l'espèce, la mainmise de Krupp
sur Poutilof avait pour les Allemands un intérêt plutôt poli-
lique; Krupp n'a cependant pas hésité. On conçoit dès lors que,
lorsque cette maison commet quelque peccadille à l'intérieur
de l'empire et entraîne quelques ofhciers dans les voies mau-
vaises, le gouvernement allemand ne lui en tienne pas rigueur :
Krupp lui rend par ailleurs assez de services.
(1) Il est à peine besoin do dire que ces « secrets » sont une clause de style.
LA PRESSE FRANÇAISE ET L'aLLIANCE RUSSE f9S
*
* *
En somme tout ce qui s'est passé entre Russes et Français à
propos de l'incident Poutilof ressemble un peu à ces scènes de
jalousie qu'on observe dans les vieux ménages, même lors-
qu'ils n'ont pas cessé d'être unis. Toutefois ce qui n'est que ridi-
cule entre particuliers peut être dangereux entre Etats, et il y
aurait avantage à ce que ce jeu ne se répétât pas trop souvent :
il ne faudrait surtout pas l'étendre à des sujets plus graves
que Poutilof. Or c'est malheureusement le tort qu'on a eu
dans ces temps derniers, dans la presse quotidienne et pério-
dique. Nous avons déjà eu l'occasion de relever dans le Journal
des Débats les inexactitudes d'un article de revue qui traitait
des rapports financiers et militaires de la France et de la
Russie. On nous permettra d'y revenir ici avec un peu plus de
détails, d'autant plus que le directeur du périodique en ques-
tion, mécontent de nos critiques, a présenté en termes plutôt
aigres une justification qui contient de nouvelles erreurs.
Et d'abord, n'est-ce pas dessiner une caricature plutôt qu'un
portrait que de représenter dans l'alliance franco-russe la
France apportant sa dot et la Russie sa force ? Ces mots-là
pourraient servir de texte à ces petits dessins crispants qui
pullulent dans les feuilles humoristiques illustrées, et oiî la
France est toujours figurée sous les traits d'une petite femme
munie d'un sac et tombant dans les bras d'un gros moujik. La
France serait bien malheureuse ej: bien impuissante si elle ne
mettait dans le plateau de la balance qu'un sac d'écus. Nous
répétons toujours que nous sommes les grands banquiers du
monde, ce qui est vrai, et qu'on ne saurait se passer de nous,
ce qui est faux. Les emprunteurs qui ont recours à nous pour-
raient trouver de l'argent ailleurs. Ils le paieraient, il est vrai,
plus cher, car nos établissements financiers, mettant à profit
les exigences modestes du rentier français, demandent toujours
à l'emprunteur un taux d'intérêt moins élevé que partout
ailleurs, et parviennent ainsi à évincer leurs concurrents étran-
gers de fructueuses opérations. Si le marché français était
fermé à la Russie, il est certain qu'elle en éprouverait une très
grande gêne; mais il est également certain qu'elle finirait par
se tirer d'embarras, en faisant en grand ce que Poutilof a
essayé de faire en petit. C'est donc une erreur de croire que
nous la tenons par la bourse. Quand nous souscrivons un
emprunt russe, nous rendons service à un pays allié, c'est
entendu; mais nous commanditons aussi un pays neuf, et nous
pourrions nous arranger pour que cette commandite tournât à
196 QUESTIONS DIPLOMATIQUBS ET COLONIALES
notre bénéfice. Ce qui revient à dire que ce qui devrait surtout
nous préoccuper au moment de la conclusion d'un emprunt, ce
sont les avantages à obtenir pour notre industrie et notre com-
merce. Qu'on saisisse l'occasion d'un emprunt, et des conversa-
tions qu'il entraîne entre les deux gouvernements, pour parler
aussi politique générale et pour mettre à jour les conventions
militaires, rien de mieux. Mais qu'on comprenne bien que
sur ce terrain-là c'est de l'épée de la France, et non pas de ses
ressources financières, qu'il faut faire état. L'appui de l'armée
et de la flotte françaises est plus précieux encore à la Russie
que celui de nos banques. Si l'alliance nous donne une assu-
rance contre l'agression allemande, sans cette même alliance la
Russie serait absolument paralysée par le bloc austro-alle-
mand, et la diplomatie de Pétersbourg ne pourrait rien contre
celle de Berlin et de Vienne ; elle serait réduite à se confiner
dans le domaine asiatique où le germanisme n'a pas d'intérêts,
et son action européenne serait à peu près nulle. La Russie le
sent si bien qu'elle s'est émue le jour où le néfaste général
André a mis à mal notre organisme militaire, et qu'elle a
accueilli avec joie la loi de trois ans.
La revision constante des conventions militaires conclues
entre Etats alliés est d'ailleurs indispensable dans les longues
périodes de paix que nous traversons, ne serait-ce que pour
tenir compte des modifications qui surviennent forcément,
aussi bien dans la politique générale que dans la constitution
des armées. Il est donc nécessaire qu'un contact permanent soit
établi entre les autorités militaires des deux pays. Ce contact
existe fort heureusement entre les états-majors russe et français.
Il y a quelques mois le général Joflre était à Pétersbourg ; le
général Gilinski sera bientôt à Paris. Si les journaux ne relatent
que les revues passées et les toasts portés, on doit pourtant se
douter que ces missions ne consacrent pas exclusivement leur
temps à parader et à banqueter. Elles traitent des sujets
sérieux, débattent même des points particuliers sur lesquels
l'accord ne peut se faire qu'après discussion. Il est à peine
besoin de dire que si l'action diplomatique ne doit pas s'exercer
sur la place publique, il serait encore plus insensé d'y étaler
des questions stratégiques. Ces entretiens militaires doivent
donc rester secrets et la presse ferait infiniment mieux de ne
pas s'en occuper. ^
Nous entendons d'ici l'objection ; elle vient d'ailleurs d'être
formulée dans les termes suivants : « En république, en dé-
« mocratie, avec l'irresponsabilité pratique des ministres, qui
(' nous garantira contre le chaos des imprévus, la contradic-
I
LA PRESSE FRANÇAISE ET l'aLLIANCE RUSSE 197
« tion des directives, les impulsions des fantaisies person-
« sonnelles, sinon le bon sens public, suffisamment et sincè-
<( rement informé? » Ceux qui nous font l'bonneur de suivre
nos articles dans les Questions et dans les Débats savent bien
que nous ne sommes le thuriféraire de personne, et que dans
les domaines diplomatique et militaire, c'est-à-dire dans ceux
qui nous sont familiers, nous disons sans ambages ce que
nous croyons être la vérité. En particulier nous ne sommes
pas suspect de tendresse exagérée pour la diplomatie contem-
poraine et nous avons assez souvent, au cours de l'imbroglio
oriental, fait le procès des directives souvent regrettables de
la Triple Entente, de son manque de cohésion et de ce qui
nous a semblé être des erreurs. Mais une chose est de dis-
cuter une orientation générale, ce qui est tout à fait le droit
du publiciste consciencieux et informé, et autre chose de
s'immiscer dans une négociation particulière et secrète qui
est du ressort de professionnels, soit diplomates soit militaires.
Quand on prend ce dernier parti, on fait d'ailleurs œuvre
vaine, car il est bien évident que si un pays a remis son sort
entre les mains d'incapables pour arrêter les détails d'une
convention militaire ou diplomatique, le mal est irréparable
et ce ne sont pas des articles de presse qui y remédieront. En
tout cas, quand on a la prétention de redresser les torts des
négociateurs officiels, il faut être soi-même puissamment ren-
seigné et ne pas donner l'impression de traiter des sujets
techniques en amateur.
C'est cette distinction entre ce qui doit et ce qui ne doit pas
être discuté publiquement, ce départ nécessaire des dicenda
et des tacenda^ qui échappe malheureusement à quelques-uns
de nos publicistes. 11 est vrai que, pour s'arroger le droit de
disputer de omnire scibili, on prétend que dans les monarchies
voisines les questions de politique extérieure se traitent dans
la presse et au Parlement avec une liberté d'exposition in-
connue chez nous. On est surpris de voir reproduire par des
publications sérieuses ce misérable cliché, faux comme la
plupart des clichés, et dont on devrait laisser l'usage aux
députés brouillons et bavards qui harcèlent les ministres des
Affaires étrangères de leurs interrogations intempestives.
C'est au contraire chez nous qu'on trouve une liberté d'expo-
sition inconnue chez les autres. Nous supposons bien que,
quand on parle de monarchie voisine, on ne vise pas l'Alle-
magne ; ce serait assez plaisant, étant donnée la façon dont
marchent le Reichstag et la presse allemande, sans distinc-
tion d'opinion, toutes les fois que la Wilhelmstrasse fait un
198 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
signal. On vise évidemment l'Angleterre, le pays oii le sens
politique passe pour le plus développé. Eh bien, prenons un
cas concret. Depuis de longs mois, nous devrions presque dire
depuis des années, l'Angleterre est engagée à propos de
l'Afrique dans une conversation avec l'Allemagne de la plus
haute importance, bien qu'elle passe à peu près inaperçue en
France parce que toute notre presse s'hypnotise sur le hour-
vari balkanique. C'est pourtant un sujet autrement grave pour
le développement futur de la politique internationale que le
sort de l'Albanie, de Chio, de Mitylène et du Dodécanèse. Or
la grande presse anglaise reste généralement muette sur ce
chapitre africain. De temps en temps une petite indication à
peine perceptible sur ce qui se passe, et puis le silence se fait.
A notre connaissance le Daily Telegraph est le seul grand
quotidien à l'avoir quelquefois rompu, et il semble qu'il ait été
désavoué par ses confrères qui faisaient entendre un chut !
réprobateur. En France, au contraire, journalistes et parle-
mentaires ont une réputation d'indiscrétion si bien établie que
c'est la raison pour laquelle on ne s'est pas arrêté un instant
au choix de Paris au lieu de Londres comme siège de la der-
nière Conférence internationale. Ceci n'est un secret pour
personne.
*
Quoi qu'il en soit, on estime, dans certains organes, que ni
M. Delcassé, pendant son ambassade, ni M. le général Joffre,
au cours de sa mission temporaire, n'a su faire ce qu'il fallait,
et on ne craint pas de présenter la situation militaire de la
Russie sous un jour tout à fait faux, notamment en ce qui
concerne la dislocation des troupes en temps de paix et les
délais de mobilisation et de concentration en temps de guerre.
Nous n'avons pas laissé ignorer aux lecteurs des Questions
cette grave affaire de la répartition des corps d'armée russes
entre les grandes circonscriptions militaires, ni le nouveau
dispositif ordonné par l'état-major russe en 1910. Tout cela a
été étudié ici même par un professionnel (1). La vérité n'est
pas que notre état-major ait accueilli avec enthousiasme ce
dispositif de lîllÛ, d'autant plus que nous étions alors férus
de l'idée de la guerre courte et de la nécessité d'une attaque
brusquée de la part de la Russie. Certains articles de revue un
peu imprudents, écrits à cette époque, nont rien prouvé en
voulant trop prouver. On n'est pas allé, dans les milieux in-
(l)Voir la Politique militaire et navale de la /{«ssz'e, par P. K. Questiotifi Di-
plomatirjues et Coloniales du lu mai lilll.
LA PUhSSE KRAMÇAISK ET l'aLLIANCE RUSSE 199
formés, jusqu'à reprocher aux Russes d'avoir pris ces mesures
après les entrevues de Potsdam, car on savait bien, qu'elles
avaient été préparées depuis longtemps. Mais les tenants delà
guerre courte, ceux qui s'imaginent que le conflit franco-
allemand sera l'aflairc d'un mois, reprochaient au nouveau
dispositif russe de ne plus permettre l'invasion immédiate et
par surprise de la Prusse. D'autre part on était obligé de re-
connaître que les armées russes se trouveraient désormais
dans de meilleures conditions pour prononcer une offensive
méthodique. Deux ans plus tard, en 1912, le problème avait
d'ailleurs changé complètement d'aspect, parce que, à partir
de cette année-là, les Allemands ont renforcé les effectifs de
leurs corps limitrophes de la Pologne et organisé dans les
marches orientales de leur empire une couverture^ tout comme
en Alsace-Lorraine^ enlevant ainsi à peu près toute chance de
succès à une offensive brusquée de la part de la TUissie. C'est
là un fait extrêmement important, qu'on oublie toujours dans
l'examen de cette affaire, et qui prouve en tout cas que l'état-
major allemand ne considérait pas la menace russe comme
moins sérieuse depuis 1910.
On voudrait nous faire croire aujourd'hui que, de 1940 à
1913, les états-majors russe et français ont été en complet
désaccord, et que, tout dernièrement, sur les instances réitérées
de la France, la Russie serait revenue à peu près au dispositif
antérieur à 1910. Pour mettre en évidence la matérialité de
cette erreur, il suffit de dresser le tableau de stationnement
des troupes russes à la date du l*"" novembre 1913. Le voici
résumé pour les divisions d'infanterie stationnées dans la
Russie d'Europe :
Circonscription de Pélersbourj; 7 divisions
— de Vilna 8 —
de Varsovie 9 —
— de Kief 10 —
— d'Odessa.... 4 —
— de Moscou 10 —
— de Kazan S —
— du Caucase 0 —
Or la répartition antérieure à 1910 était la suivante:
Circonscription de Pétersbourg 7 divisions 1/2
— de Vilna 10 — \ r^
— de Varsovie 12 —
— de Kief 10 — iji
— d'Odessa 4 — 1/2
— de Moscou 7 —
— du Caucase .> . :i —
200 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Il est difficile de trouver identiques ces tableaux. En réalité les
Russes sont restés fidèles à leur principe de 1910 qui est de se
garder, non seulement en Pologne, mais sur leurs frontières
du Nord et du Sud, et de constituer au centre une masse impor-
tante. Ce qui est vrai, c'est qu'ils ont dernièrement, dans Tin-
iérieur des circonscriptions, modifié le stationnement de
quelques corps d'armée pour les allonger suivant leurs lignes
éventuelles de transport et accélérer ainsi leur concentration;
mais la répartition des corps d'armée dans les différentes cir-
conscriptions n'a pas été retouchée.
Quelques lieux communs sur la rareté des voies ferrées
ïîusses, le mauvais entretien des routes, l'imperfection des
réseaux télégraphiques et téléphoniques, ne suffisent pas à
étayer l'audacieuse affirmation que l'armée russe ne sera pas
prête à combattre avant le deuxième mois qui suivra la décla-
ration de guerre, et celle encore plus audacieuse que tel est
bien l'avis de Tétat-major français et de l'état-major allemand.
Nous félicitons ceux qui sont si bien au courant de ce que pense
ce dernier, et nous avouons en toute humilité que nous n'avons
pas reçu ses confidences. Mais peut-être savons-nous aussi
bien, sinon mieux, que notre contradicteur ce que pense l'état-
major français, et nous ne nous sommes pas avancés beau-
coup quand, dans les Débats, nous avons énergiquement com-
battu l'affirmation précédente. C'est paraît-il, « un démenti
« d'une suffisance assez plaisante, mais insuffisamment pro-
■« bante ». La suffisance et l'insuffisance ne sont peut être pas
de notre côté, car pour notre compte nous pratiquons modeste-
ment la maxime : ne sut or ultra crepidam. Si nous nous per-
mettons d'écrire sur des questions de politique extérieure et
sur des questions militaires, c'est que nous pouvons les traiter
autrement qu'en amateur. Quoique grand amateur de littéra-
iure, nous ne disputerions pas sur le mérite de tel ou tel roman
ou drame... En parlant comme nous l'avons fait, nous n'avons
pas parlé à la légère. Il est vrai qu'aujourd'hui on nous
demande la preuve, parce qu'on croit bonnement avoir fait
la preuve de sa propre opinion. Nous le regrettons beaucoup,
mais nous ne nous laisserons pas entraîner sur ce terrain.
Nous sommes d'avis que certaines précisions ne peuvent pas
être publiées, notre contradicteur est d'un avis opposé, la par-
tie n'est pas égale. C'est en tout cas à nous d'attendre la publi-
cation des délais de mobilisation des corps stationnés dans la
Russie occidentale, et les graphiques de marches de concentra-
tion qui doivent démontrer que l'armée russe ne sera pas prête
à combattre avant le deuxième mois...
LA PRESSE FRANÇAISE ET l'ALLIANCE RUSSE 201
*
Ce n'est pas à dire que tout soit parfait dans la mobilisation
et la concentration de nos alliés. La construction d'un certain
nombre de voies stratéi^iques est désirable. Mais nous croyons
que, l'été dernier, M. le général Joffre, sans avoir besoin d'être
stimulé par des articles de presse, a soulevé la question et
qu'un plan a été arrêté de concert avec l'état- major russe. La
couverture financière a été également prévue au moment où
M. Kokovtsof est venu à Paris. On sait que ce voyage était mo-
tivé par des négociations relatives à un emprunt de 2 milliards
500 millions que la Russie se proposait d'émettre en cinq ans
pour créer des chemins de fer d'un intérêt économique. Le
quai d'Orsay a demandé alors que des fonds fussent également
prévus pour les lignes stratégiques qui avaient été déterminées
quelques mois auparavant. M. Kokovtsof a répondu qu'il était
difficile d'émettre des obligations, parce qu'elles seraient mal
gagées étant donné le bénéfice pécuniaire plus qu'aléatoire à
attendre de ces lignes. Mais il a ajouté que le gouvernement
russe n'avait pas besoin d'emprunter pour cet objet, et qu'il y
consacrerait une somme de 500 à 600 millions de roubles tenue
en réserve. Un engagement ferme a été pris. Quand on vient
aujourd'hui réclamer dans la presse un emprunt d'Etat pour
ces chemins de fer stratégiques, emprunt que nous serions
évidemment sollicités de souscrire, on propose donc une solu-
tion infiniment moins avantageuse pour nous et ou prouve
simplement qu'on ignore ce qui s'est passé.
Ce qu'il y a surtout de mauvais dans les articles auxquels
Lous faisons allusion, c'est le ton de méfiance qui y règne d'un
bout à l'autre, et c'est aussi le procédé un peu puéril qu'on sug-
gère pour s'assurer contre une « mollesse éventuelle » de nos
alliés à l'heure décisive. Rien jusqu'à présent, dans le domaine
politique, n'autorise pourtant la méfiance envers les Russes.
Que leur diplomatie ait été faible en plusieurs circonstances,
qu'il y ait eu souvent divergence de vues entre Paris et Péters-
bourg à propos des affaires d'Orient, c'est la vérité même. Mais
nous ne devons pas oublier que, jusqu'à présent, dans tous
les cas graves^ la Russie a été à nos côtés. L'époque n'est pas
encore éloignée oii, à propos d'un misérable incident, nous
avons été sous le coup d'une menace allemande formulée en
des termes tels que pendant quarante-huit heures on a pu
croire que cette fois c était la guerre. La Russie n'a pas eu
un ins'tant d'hésitation. Ceux qui sont informés des événements
marocains savent bien à quoi nous faisons allusion. Mais les
202 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
gens qui confondent la méfiance avec la sagesse ne sont pas
convaincus; pour eux le bon moyen d'être sûr que les Russes
« s'enjo^ageront à fond » dès le début des hostilités, c'est de leur
faire construire en temps de paix des chemins de fer straté-
giques, quitte à les payer soi-même ! On n'aperçoit pas très bien
la toute-puissance de cette panacée, car enfin si nos alliés sont
des disciples de Machiavel, ils pourraient bien se dire : « Of-
« frez-nous, messieurs les Français, des chemins de fer straté-
« giques tant que vous voudrez! Le moment venu, nous n'en
« ferons qu'à notre tête. » Ouant à ce qu'on entend par « s'en-
« gager à fond dès le début », nous serions heureux qu'on
voulut bien le préciser.
Il a été dit tant d'hérésies sur la coopération franco-russe et
sur la stratégie allemande qu'on nous permettra d'en redresser,
si possible, quelques-unes. Quoique nous n'ayons pas, comme
d'autres, la prétention de connaître quelle sera exactement la
répartition des forces allemandes mobilisées sur les frontières
occidentales et orientales de l'Empire, quoique nous ne nous
hgurions pas naïvement « qu'il suffit pour le savoir sans possi-
« bilité d'erreur déconsidérer les quartiers généraux des corps
K d'armée du temps de paix », nous estimons que les forces
laissées par les Allemands en face des Russes nous permet-
tront de combattre au début de la guerre à nombre égal en
Alsace, en Lorraine et peut-être en Belgique. C'est déjà un
résultat appréciable, étant donné que l'Allemagne compte
70 millions d'habitants, et la France à peine 40. La répartition
des troupes allemandes n'est d'ailleurs pas susceptible d'être
modifiée pendant la première période de la guerre qu'on évalue
à peu près à un mois, soit quinze jours pour la concentration et
quinze jours pour la première bataille générale de groupes
d'armées sur le théâtre occidental (1). Pour qu'il en fût autre-
ment, il faudrait supposer une véritable trahison russe, c'est-à-
dire une déclaration de neutralité au moment même de l'ouver-
ture des hostilités. On peut donc dire que le caractère plus ou
moins traînant des opérations sur le théâtre oriental ne chan-
gera rien aux conditions dans lesquelles se livrera la première
grande bataille à l'Ouest. Ceux qui croient que cette première
grande bataille sera décisive et susceptible de mettre fin à la
guerre ne devraient donc pas se préoccuper beaucoup de ce
qui se passera en Pologne et en Vieille-Prul^se. En réalité, cest
dans la seconde phase de la guerre, au plus tôt vers le trente-
cinquième ou le quarantième jour, que pourront se produire,
(1) La premièi'o Ijatailk; fjéni'Tale durera peut-èlre ijieii plus de quinze jours.
LA PRESSE FRANÇAISE ET l'aLLIANCE RUSSE 203
soit de FEst à l'Ouest, soit de l'Ouest à l'Est, les mouve-
ments de tiroir que Fétat-major allemand a parfaitement prévus
puisqu'il a organisé plusieurs lignes stratégiques de transport
qui traversent le territoire de l'Empire de part en part (1). Si à
ce moment-là les Russes avaient déjà remporté des avantages
marqués, il est certain que ce serait tout bénéfice pour nous,
car les Allemands ne pourraient songer à dégarnir leur fron-
tière orientale et seraient peut-être même forcés de distraire
des corps de leurs armées occidentales, c'est-à-dire qu'ils
auraient plus de difficulté à nous poursuivre si la première
bataille nous avait été défavorable, à nous arrêter dans le cas
contraire. Il y a donc un intérêt évident à ce qu'il se passe
quelque chose d'important à l'Est pendant les trente ou qua-
rante premiers jours, et c'est d'ailleurs ce qui est parfaitement
possible, quoi qu'on dise. Mais ce qu'il faut bien comprendre,
c'est que si on prête aux Russes l'intention de nous lâcher
après une première bataille malheureuse en Lorraine, il
importe assez peu qu'ils s'engagent ou qu'ils ne s'engagent
pas à fond dès le début.
Qu'on ne voie pas dans les lignes qui précèdent un parti pris
d'optimisme. Nous ne nous illusionnons pas sur les dangers
que peut courir dans l'avenir la. coopération franco-russe, mais
nous ne les apercevons pas là où on prétend nous les montrer.
Ces dangers, selon nous, sont de trois sortes. Il faut d'abord
tenir compte de la situation intérieure de la Russie qui n'est
pas aussi satisfaisante que d'aucuns le croient. II y a ensuite le
facteur polonais sur lequel nous avons attiré l'attention il n'y
a pas bien longtemps. La politique regrettable que le gouver-
nement russe suit vis-à-vis des Polonais, outre qu'elle l'expose
à des embarras en temps de guerre, le rend dans une certaine
mesure solidaire de l'Allemagne. S'il avait au contraire adopté
la ligne de conduite des Autrichiens, ce ne serait plus Varsovie
qui serait une épine dans le pied russe, mais Posen dans le
pied prussien, et en cas de guerre l'Allemagne serait seule à
appréhender dans la province de Posen ce que la Russie peut
appréhender dans sa Pologne. Mais nous n'y pouvons pas
grand'chose, car il n'est rien de plus dangereux que de vou-
loir s'immiscer dans les affaires intérieures d'un Etat. Enfin, le
troisième facteur défavorable à considérer est la tendance ger-
(1) Quoiqu'il faille être très prudent dans l'évaluation de la durée d'un pareil
transport, parce que tout dépend de l'état dans lequel les premières hoslilitcs
auront laissé le corps à transporter, on peut estimer que le transport d'un corps
d'armée durerait de dix à douze jours.
204
QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
manophile d'une petite fraction du haut personnel gouverne-
mental, diplomatique, peut-être même militaire de la Russie,
qui voit d'un mauvais œil les Français « révolutionnaires » et
souhaiterait que les deux grands empires conservateurs mar-
chassent la main dans la main. Jusquàpréseiit cette fraction a
été impuissante. Qu'elle soit susceptible de nuire dans l'avenir
c'est ce qu'on ne saurait nier. Mais ce danger-là, ce ne sont
pas des articles comme ceux que nous avons signalés qui le
conjureront : bien au contraire.
Commandant de Thomasson.
P. S. — Dans une récente communication à la com-
mission du budget du Reichstag, M. de Jagow a parlé des
négociations anglo-allemandes relatives à l'Afrique australe,
et semble avoir voulu préparer l'opinion publique à une cote
mal taillée. Voici comment il s'est exprimé :
On sait que, sur des points précis, des négociations anglo-allemandes se
poursuivent avec le désir d'éviter des conflits d'intérêts dans le domaine
de la concurrence économique et dans celui de la politique coloniale. Il
faut tenir compte dans cette affaire de bien des désirs divers et de maints
intérêts d'autres Etats. On peut penser que leur résultat sera accueilli
avec satisfaction dans les deux pays, quoiqu'il ne soit pas évidemment à
l'abri de toute critique.
Notons enfin que l'Angleterre continue, sans succès appa-
rent, à causer toute seule des affaires d'Orient avec la Triple
Alliance réunie. Sir Edward Grey, dans sa réponse à la
note triplicienne du 14 janvier, exprimait l'avis que la Grèce
ne pouvait être tenue responsable des troubles susceptibles de
se produire parmi les Epirotes annexés à l'Albanie. Il avait
proposé d'adresser simultanément à la Grèce et à la Turquie
une déclaration pour signifier les nouvelles frontières de l'Al-
banie et l'attribution définitive des îles de l'Egée sous certaines
conditions, et faire entendre que l'Europe saurait imposer le
respect de ses décisions. Sir Edward Grey rappelait enfin que
la question du Dodécanèse est d'ordre européen. La nouvelle
réplique de la Triple Alliance a été décevante : les trois gou-
vernements acceptent les conditions faites à la Grèce, mais
insistent de nouveau sur une date fixe pour l'évacuation de
l'Albanie. Pas un mot de la déclaration à faire à la Turquie, ni
du Dodécanèse, ni des moyens à mettre en œuvre pour faire
prévaloir les volontés de l'Europe.
UNE REVANCHE DE L'ISLAM
LA CONQCJÊTE DE L'AFRIQUE NOIRE
I
S'il est permis de faire de sombres pronostics sur l'avenir
de la Turquie, l'Islam, par contre, est plus vivace que jamais.
On dirait que les coups les plus rudes portés à son prestige lui
impriment une force d'expansion nouvelle, et qu'un germe
d'immortalité lui permet de résister à l'écroulement de sa puis-
sance niatérielle. 11 semble bien, en effet, que l'étendard vert
du Prophète, sommé du croissant symbolique, ne soit plus
qu'un fardeau trop pesant entre les mains du moderne khalife.
Mais si le domaine politique de l'Islam, vermoulu dans son ar-
chaïque armature, s'émiette visiblement, la Foi musulmane
marche, conquérant après l'Orient et la Méditerranée l'Afrique
Noire, les Indes et la Chine. Des communautés, imbues d'un
ardent prosélytisme, se forment et grandissent, aussi bien dans
le cadre millénaire des sociétés chinoises et hindoues que dans
la confusion anarchique des tribus du Centre africain, dont
elles provoquent et organisent le groupement. Vaincu sur les
champs de bataille, l'Islam prend une magnifique revanche
dans le champ illimité des âmes.
La loi de Mahomet compte environ 200 millions d'adeptes,
appartenant à des humanités disparates. L'Afrique entre approxi-
mativement, dans ce nombre considérable, pour 46 millions
d'hommes. Ces chiffres ne sauraient être considérés que comme
une indication, car il n'existe guère de données certaines que
pour les pays méditerranéens sur lesquels des puissances euro-
péennes exercent leur domination ou leur contrôle. Ces pays,
très anciennement islamisés, oîi vivent actuellement 20 mil-
lions de mahométans, ne sont point le champ d'expansion nou-
velle offert au prosélytisme des croyants. Histoire, traditions,
organisation familiale et sociale, tout y est façonné suivant les
formules coraniques implantées de gré ou de force dans la
mentalité berbère par la rude et longue domination des Arabes
vainqueurs.
Le développement de l'islamisme dans l'Afrique tropicale et
équatoriale se présente sous un tout autre aspect. La nécessité
d'adapter une doctrine d'apparence rigide aux milieux les plus
divers et les plus arriérés et le contact de la civilisation occi-
dentale investie du prestige de la conquête constituaient des
206 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
obstacles d'autant plus sérieux que les apôtres de cette mission
difficile ne sont la plupart du temps que des marabouts loque-
teux, dont tout le savoir consiste à paraphraser le Coran, en
augmentant parfois ce fastidieux enseignement de quelques
tours de sorcellerie élémentaire. L'étude en est, à ce double
titre, particulièrement intéressante, car elle permet de dégager
l'action réciproque qu'exercent l'un sur Tautre l'Islam et la
civilisation occidentale, en présence d'une même œuvre de
relèvement et de propagande, mais avec des moyens fort diffé-
rents au point de vue des ressources et des méthodes.
Avant d'exposer l'aire actuelle d'expansion et les traits carac-
téristiques de l'Islam africain, il convient d'indiquer briève-
ment l'histoire et les voies de la pénétration musulmane à tra-
vers le Continent noir.
II
L'expansion de l'islamisme en Afrique a commencé dès
les premiers temps de l'hégire. Le passage était trop facile de
cette Arabie inculte et sauvage, berceau de la religion nouvelle,
au vaste continent africain propice aux longues aventures,
pour ne pas tenter les premiers sectateurs du Prophète. Là,
point de barrières naturelles, susceptibles de n'offrir que des
accès rares et difficiles; point de groupement compact capable
de résistance énergique, mais des étendues infinies peuplées de
races inférieures.
Nulle cause, d'ailleurs, n'eut jamais de partisans plus déter-
minés que ces nomades faméliques, nés sur un sol déshérité,
dont toute l'existence se passait à la recherche d'une subsistance
problématique, dans l'espace sans fin du désert. Trois courants
principaux se formèrent, à destination de l'Afrique : l'un par
l'océan Indien, l'autre par la mer Rouge et le Nil, le troisième
par le Nord africain, où les provinces romaines de Gyrénaïque,
de Numidie et de Mauritanie, sous la protection insuffisante
des empereurs byzantins, offraient leurs riches plaines sans
défense au piétinement des invasions successives.
L'océan Indien fut de tout temps sillonné par les navigateurs
d'xVrabie. Les récits bibliques nous ont transmis le souvenir de
ces royaumes voisins de la Judée, dont les sujets allaient cher-
clier dans des régions merveilleuses et inconnues la poudre
d'or, les parfums et les esclaves. Les voiliers du Portugal, qui,
au milieu du xv" siècle, firent apparaître pour la première fois
le pavillon d'une nation occidentale dans les eaux de l'océan
Indien, y rencontrèrent ces « boutres » arabes, sortes de
pirogues à balancier, sur lesquels les gens de Mascateet d'Aden
UNE REVANCHE DE L'ISLAM 207
osaient affronter les caprices des moussons et croiser sur toute
la côte africaine, de Zanzibar aux Gomores, des Seychelles aux
rives nord de Madagascar.
En dépit de Fimmigration malaise et hindoue, l'Arabe a laissé
une empreinte ineffaçable au point de vue ethnique et social,
et n'a jamais cessé de dominer dans la vaste zone côtière qui
s'étend de la Grande-Ile au golfe Persique. L'iman de Mascate
exerçait une souveraineté effective sur Zanzibar, Pemba et
leurs dépendances continentales jusqu'en 1861, époque oii l'in-
tervention de lord Ganning, gouverneur de l'Inde anglaise, y
fit créer un sultanat indépendant, ku temps de son apogée, il
avait même pour vassaux les petits sultans des Gomores. Par-
tout oii leurs bandes débarquaient, les Arabes imposaient leur
religion et leur oligarchie féodale aux indigènes réduits en es-
clavage. Gommerçants, propriétaires et guerriers, leur in-
fluence, grâce à un afflux incessant, a régné sans conteste jus-
qu'aux conquêtes européennes. Mais leur domination resta
confinée à la côte et aux îles, et nul empire musulman ne se
forma à l'intérieur des terres que barrait la chaîne géante des
montagnes orientales.
Par la mer Rouge et par l'Egypte, l'Islam pénétrai! au cœur
même du continent inconnu. Les auteurs arabes racontent
qu'en 625 les premiers disciples de Mahomet, appartenant
comme lui à la tribu des Koréischites, durent s'enfuir en Ethio-
pie devant l'hostilité menaçante de leurs frères restés idolâtres.
Parmi eux se trouvait Othmân, qui devait ceindre un jour le
turban du khalife. Pendant ce temps, Mahomet, tour à tour
vainqueur et vaincu, asseyait péniblement sa fortune parmi
les siens et parmi les tribus voisines. Mais l'Ethiopie, protégée
par la barrière de ses montagnes, resta fidèle à sa foi copte,
isolée comme un îlot au milieu de la vague islamique qui
submergeait toute l'Afrique orientale. Le Goran ne prescrivait
à ses adeptes qu'un seul moyen de persuasion et de propa-
gande : « Crois ou meurs, » disait-il aux infidèles, et les hordes
fanatisées, lancées par les héritiers du Prophète à la conquête
de l'ancien monde, appliquant à la lettre la doctrine du Livre
saint, propagèrent la doctrine nouvelle par le fer et par le
feu.
Quand les rudes nomades de l'armée d'Amrou s'abattirent,
en 638, sur Alexandrie et l'Egypte, la plupart d'entre eux se
fixèrent dans la riche vallée du Nil. Heureux de s'emparer
sans frais de ces terres magnifiques, que la nature avait pré-
destinées à devenir dès l'aube des temps historiques le berceau
d'une des plus belles civilisations que l'humanité ait connues,
208 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
ils se mirent en devoir de s'installer définitivement dans leur
nouvelle conquête. La population autochtone disparut presque
entièrement, décimée par les massacres et par l'émigration.
Dans l'Egypte devenue arabe, il ne reste plus guère que 150.000
t^ Coptes (1) » pour perpétuer la vieille nationalité pharaonique,
aïeule vénérable des civilisations modernes. De ce foyer de pro-
sélytisme musulman, des apôtres partaient sans cesse pour
enseigner le Coran aux peuplades voisines, puis aux tribus de
l'Afrique centrale. Danakils, Somàlis, Fouriens et Gallas d'Ethio-
pie embrassèrent, à différentes époques, la foi de Mahomet. Au
xviii*' siècle, les Peuhls ou Foulahs de la vallée du Niger, proches
parents des fellahs d'Egypte, se convertirent en masse, et ces
pasteurs nomades devinrent les plus ardents propagateurs de
l'Islam, dont ils constituaient l'avant-garde, au milieu du paga-
nisme grossier des tribus nègres du Sénégal et du Soudan. Un
courant continu de prédication musulmane, dont les sources
vives s'alimentent aux universités d'Egypte et aux confréries des
oasis tripolitaines, entretient et propage les croyances coraniques
parmi ces adeptes nouveaux, chez lesquels se retrouve intact le
fanatisme des temps héroïques. L'emprise européenne n'a
jamais pu entamer leur fermeté religieuse. Après les Français,
les Anglais en ont fait tout récemment encore la dure expé-
rience, dans leurs possessions somùlis où le moindre mahdi
local peut redonner aux tribus rivales la cohésion nécessaire
pour infliger à l'Infidèle de .sanglantes leçons avec leur tradi-
tionnelle vaillance.
Le courant musulman, parti des plaines nilotiques à la con-
quête du monde noir, se serait divisé et appauvri dans sa
marche de l'Est à l'Ouest, s'il n'avait reçu au delà du Tchad
l'appoint venu des routes sahariennes. Dès le vu" siècle, les
armées de Hassan et de Sidi Ogba soumettaient l'Afrique du
Nord à la loi du Prophète. En 698, Carthage était pour la
deuxième fois détruite de fond en comble, sans espoir de
renaître encore de l'amas de ses ruines. De la Numidie à la
Mauritanie Tingitane, les nouveaux maîtres rasèrent tout ce
qui pouvait rappeler la splendeur de la domination romaine, et
firent un désert du domaine fertile oii se dressaient, parmi les
moissons, les villes de pierre et de marbre, avec leurs thermes,
leurs aqueducs, leurs cirques, leurs statues, tous les monu-
ments de la beauté latine.
Là, l'Arabe conquérant reste le pasteur nomade qu'un long
atavisme prédispose aux chevauchées sans fin dans la steppe
(1) L'origine élymoiogique du mot « Copte >> est attriliuée généralement à une
contraction arabe (Koupt) du mot grec « Aiguptioi », (|ui désignait les Egyptiens,
les autochtones.
UNE BEVANCHE DE l'ISLAM 209
OU le sable, et qui subit sans défense l'attrait irrésistible du
désert. Après avoir converti les Berbères vaincus, quelques-
unes de leurs tribus se disséminèrent dans les territoires à demi
désertiques qui forment le revers méridional des hauts pla-
teaux algériens. Croyants épris de propagande, ils se faisaient,
en poussant devant eux leurs troupeaux, les apôtres errants
de la foi nouvelle.
C'est ainsi qu'ils arrivèrent, après des arrêts qui duraient
parfois des générations, d'abord aux oasis sahariennes, puis
dans les savanes du Soudan, en Mauritanie, au Niger, au Tchad.
Mille ans de domination musulmane favorisèrent l'infiltration
constante de l'islamisme vers les zones illimitées du Sud. Dès
le viii' siècle, les marabouts venus du Nord fondaient en Mau-
ritanie les communautés musulmanes des Zenagas. L'époque
brillante des Berbères Almoravides, dont l'empire s'étendait
au xi° siècle sur l'Espagne, le Maroc et l'Adrar, depuis les
rives de l'Ebre jusqu'à celles du Sénégal, donna une impulsion
nouvelle à la pénétration musulmane. Tandis que leurs émis-
saires abordaient, vers l'an lOoO, aux bouches du Sénégal et
procédaient à la conversion en masse des Ber])ères et des Noirs
des deux rives du fleuve, les Arabes Beni-Hassan, venus d'Egypte
par les bords de la Méditerranée, se taillaient une principauté
dans les vallées marocaines du Sous et de la Seguiet-el-Hamra,
guerroyaient six siècles durant contre les Berbères avec
des fortunes diverses, et réussissaient, vers le milieu du
xviii" siècle, à établir leur prépondérance sur toute la zone
occidentale qui s'étend de l'oued Noun au pays des Ouolofs,
laissant aux Touareg également convertis la domination du
désert.
Prêtres et guerriers, les musulmans formèrent parmi les
races noires du Soudan, converties ou soumises, une aristocratie
puissante par l'énergie et la culture. Plusieurs siècles de contact
aboutirent à la création de races islamisées, soit noires, soit
métissées, celles-ci d'une intellectualité supérieure. Somâlis
et Fouriens, Tibbou et Haoussas, Peuhls et Toucouleurs exer-
cèrent de la mer Rouge à l'Atlantique une hégémonie incon-
testée dans le grouillement confus des populations soudanien-
nes. Seuls ils avaient dépassé le stade primitif de la tribu et
organisé de véritables empires fondés sur une oligarchie théo-
cratique et guerrière. Au Darfour et au Kordofan, les Anglais
refoulés en Egypte durent pendant dix-huit ans se borner à la
défensive devant les derviches du Mahdi. El Hadj Omar et
Ahmadou, Samory et Rabah, pour ne citer que les plus célèbres,
furent de rudes adversaires de l'expansion française, et faisaient
Q0B8T, DiPL. BT Col. — t. xxxvii. 14
210 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
figure de véritables souverains à côté des roitelets dérisoires
que se donnaient les peuplades fétichistes Dahoméennes ou
Bambaras.
Ainsi l'Afrique noire n'était encore, au moment de la con-
quête européenne, qu'un immense champ de bataille où se
fondaient et s'écroulaient successivement des empires éphé-
mères. Mais au-dessus du chaos, l'Islam apparaissait déjà
comme l'unique puissance permanente et souveraine, l'unique
lien des races ennemies. Si la domination de l'Europe l'a obligé
à modifier ses méthodes, elle n'a pas arrêté son essor. Au guer-
rier qui convertissait par le glaive s'est substitué le marabout
pacifique qui va de village en village, semant la bonne parole
du Prophète au foyer qui l'accueille et lui donne sa subsis-
tance. En même temps, de nombreuses missions chrétiennes,
venues par la route maritime à la suite des colonnes expédi-
tionnaires, attaquaient le continent noir par sa côte inhospi-
talière. De ce jour, la lutte allait reprendre entre l'Islam et
l'Occident, sur ce terrain nouveau où s'affrontaient les deux
races et les deux civilisations. Si l'ère des conflits sanglants
semble close à l'avantage de l'Europe, un conflit latent subsiste
en dépit de toutes les répressions et de toutes les tolérances.
L'Islam constitue dès maintenant une force avec laquelle les
puissances coloniales doivent compter. Il importe de déter-
miner son aire d'expansion actuelle en vue d'étudier et d'expli-
quer l'attitude que ces dernières ont prise ou se proposent de
prendre pour sauvegarder l'avenir,
m
Nous ne parlerons pas ici des régions méditerranéennes,
Maroc, Algérie, Tunisie, Tripolitaine, Egypte, cette Afrique
blanche où 20 millions d'Arabo-Berbères ont solidement assis,
depuis douze siècles, la citadelle de l'Islam africain, en même
temps que leur prépondérance ethnique et sociale. En dépit
des recommencements de l'histoire qui ont ramené l'Infidèle
dans le vaste empire des Almoravides, ils restent réfractaires
à toute assimilation, figés dans leur immobilité farouche et
témoins fidèles d'un passé qu'avec leur fatalisme patient ils
gardent l'espoir tenace de revivre.
L'Afrique noire compte approximativement 26 millions de
Musulmans. Parmi ceux-ci. Nègres arrachés au fétichisme et
fiers de leur nouvelle culture, la moitié relèvent de l'Angle-
terre, un peu moins du tiers sont sujets français. Venu du Nord
et de l'Est, l'Islam recule de plus en plus vers le Sud sa limite
géographique. Elle est marquée actuellement par la lisière de
UNK hKVANCub; DE l'islam 211
la grande forêt ëqiiatoriale qui barre de l'Ouest à l'Est tout le
continent africain de sa large nappe impénétrable oîi vivent
par groupements dispersés les êtres les plus dégradés de l'es-
pèce humaine. Elle serait indiquée assez exactement par une
ligne partant de la frontière anglo-libérienne du Sierra Leone,
coupant les colonies côtières du golfe de Guinée à la hauteur
du septième parallèle, puiss'inlléchissant au Sud du lac Tchad
pour aboutir à Zanzibar. Mais la création des chemins de fer
de pénétration, activement poussée parles puissances coloniales
dans un but économique et impérialiste à la fois, a eu pour
effet inattendu d'ouvrir à la propagande islamique le chemin
de l'Atlantique, resté jusqu'à ce jour le domaine de l'Infidèle.
De laces communautés musulmanes installées un peu partout
sur la côte, au Libéria, au Togoland, en Nigeria, et qui font
de rapides progrès dans ces pays oîi s'exerce cependant avec
le plus de force l'influence européenne.
La propagation de l'Islam étant avant tout, pour les puis-
sances occidentales, une question politique, il est préférable
de l'étudier à ce point de vue spécial, par groupe de colonies
européennes, plutôt que par zones géographiques. Aussi bien
les deux seuls pays indépendants enclavés dans l'Afrique noire,
le Libéria et l'Abyssinie, ne comprennent-ils respectivement
que 300.000 et 400.000 musulmans sur une population totale de
2 et de 8 millions.
L'immense empire colonial que les Anglais se sont taillé
dans l'Afrique Orientale et Occidentale au cours du xix^ siècle
renferme, sans l'Egypte, 38 millions d'hommes. Dans ce
nombre considérable, 12 à 13 millions, soit le tiers, ont em-
brassé la religion de Mahomet.
Les colonies groupées dans TUnion sud-africaine ou gravi-
tant autour d'elle ne comptent guère que 50 à 60.000 musul-
mans, dont un certain nombre sont des Hindous, venus cher-
cher dans la grande colonie autonome la richesse ou simple-
ment la subsistance que leur patrie surpeuplée leur mesure
avec parcimonie. Si l'Afrique du Sud connaît depuis quelques
années déjà une question indienne, il semble impossible qu'une
question musulmane vienne jamais l'aggraver.
Dans les possessions anglaises de l'Afrique Orientale, restées
pendant des siècles sous la domination des sultans de Mascate
et de Zanzibar et dans le rayonnement de leur iniluence, il y a
sur 6 millions et demi d'habitants environ 2 millions et demi
de musulmans, dont 2 millions dans les protectorats de l'Est
africain et de l'Ouganda, et le reste dans le Somaliland et les
îles. Si ces deux dernières régions sont exclusivement musul-
212 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
mânes, la majorité des habitants des possessions continentales
reste adonnée an paganisme. Sur la côte oi^i l'Arabe a gardé le
prestige de sa longue domin^ïtion et de sa supériorité ethnique,
les nègres Souahilis sont de fervents musulmans et comptent
de nombreux coreligionnaires dans les tribus de races diverses
de la zone entière. A l'intérieur vivent dans le plus grossier
fétichisme les populations autochtones, appartenant à cette
race Bantou qui a peuplé de ses ramifications innombrables
îoute l'Afrique Equatoriale. Parmi eux, quelques Somalis et
Gallas, nomades accourus pour quelques razzias sanglantes,
puis installés dans le pays conquis, professent un vague isla-
misme d'une orthodoxie douteuse, oii ne subsiste guère que la
iierté d'appartenir à une élite pourvue de tous les droits. La
pénétration européenne dans ces régions a trouvé en eux ses
plus farouches adversaires, et les expéditions anglaises ou ita-
liennes,' parties de la côte pour essayer de substituer un con-
trôle effectif à l'influence purement théorique exercée sur Thin-
terland, ont dû reculer à plusieurs reprises devant les attaques
de leurs tribus, liguées par le fanatisme religieux qui leur
tient lieu d'organisation politique.
Le Soudan anglo-égyptien, y compris le Darfour et le Kor-
dofan, ne renferme plus guère, depuis les ravages duMahdisme,
que 2.600.000 habitants (1). Une oligarchie d'origine arabe
gouverne ce peuple de Peuhls fortement métissés de sang
arabe, parmi lesquels subsiste dans son intégrité première la
fidélité fervente et totale aux doctrines du Coran. Les Anglais,
avertis par la rude expérience de 1881, n'y manifestent qu'avec
une extrême prudence leur domination lointaine. Ils poussent
d'abord devant eux, comme prologue d'une occupation mili-
taire, le pacifique ruban d'acier d'un chemin de fer qui arrive
à El-Obeid et atteindra avant deux ans la citadelle avancée de
l'Islam en Afrique centrale, El-Facher, capitale du Darfour.
Mais ce raste pays reste un foyer ardent de solidarité islamique,
où couve sous des cendres encore mal éteintes la menace d'un
fanatisme toujours vivant. Le souvenir de leur triomphale
équipée de 1881 à 1898, sous les mahdis Mohammed-ben-
Ahmed et AbduUah, donne à ces populations indomptables
l'espoir d'une revanche sur les vainqueurs d'Omdurman.
L'Afrique occidentale apparaît sur la carte inégalement par-
tagée entre l'Angleterre et la France. (Juand les deux puis-
sances, au plus fort de leur rivalité coloniale, se mirent en
devoir de tracer les limites de leurs intérêts politiques, les
l,i) The Stateaman's Year Book, 1912.
UNE REVANCHE DR l'iSLAM 2iS
traités successifs laissèrent à l'Angleterre les bouches de la
Gambie et du Niger, les palmeraies du Sierra-Leone et les
champs d'or de la Gold-Coast. Ce beau et riche domaine com-
prend 19 millions d'habitants, dont 8 millions sont dès main-
tenant convertis à la foi coranique. La plupart sont groupés
dans les sultanats presque complètement indépendants de la
Nigeria du Nord, oii les centres musulmans de Kano et de So-
koto propagent en toute liberté la religion de Mahomet.
La France possède, dans l'Afrique noire, environ 7 millions
de sujets enrôlés sous la bannière de l'Islam. En dehors des
250.000 musulmans épars dans ses possessions de l'Afrique
orientale, ceux-ci sont tous compris dans les deux colonies de
l'Afrique Occidentale et Equatoriale. L'Oubangui-Chari-Tchad
en compte environ 2 millions, le Haut-Sériégal-Niger 2 mil-
lions également, le Sénégal 700.000. Les autres sont répandus
en Guinée, en Mauritanie, dans la Côte d'Ivoire, au Dahomey.
Enfin, il suffira de mentionner les 2 millions et demi de
musulmans vivant dans les provinces septentrionales du Togo
et du Cameroun et dans la zone côtière de l'Afrique orientale
allemande; un million et demi de nomades noirs islamisés
dans les colonies italiennes de Somalie et d'Erythrée; 150.000
sujets portugais en Guinée et au Mozambique.
Dans ce monde en formation où se fonde une force morale
qui peut devenir formidable, une politique musulmane s'im-
pose aux puissances de l'Europe qui ont assumé charge d'âmes.
Or, c'est l'xXngleterre et la France qui ont pris la plus large
part du domaine africain de l'Islam, chacune suivant les tra-
ditions de sa race : la première par ses compagnies commer-
ciales et ses tractations diplomatiques, la seconde par ses sol-
dats. L'une étendait progressivement la sphère de ses intérêts
économiques, l'autre poursuivait à travers la forêt, le désert ou
la savane une aventure un peu décousue, si hardie pourtant
qu'elle garda toujours des allures d'épopée.
Dans l'œuvre de paix et de civilisation qui leur incombe
désormais, elles appliquent, à l'égard de leurs sujets musul-
mans, des méthodes politiques très différentes dans leur prin-
cipe et dans leur but. Nous étudierons prochainement leur
attitude respective, dans leurs colonies d'Afrique, devant l'es-
sor continu de l'Islam.
Max Momhel.
M. &IOLITTI
M. Giolitti est l'une des (ii^iires les plus caractéristiques de
ia politique italienne contemporaine (1). Il a, au delà des
Alpes, des adversaires acharnés et des amis qui, en aucune
eirconstance, ne font abandonné. Pour les uns, c'est un second
Gavour; pour les autres, un politique sans envergure et d'une
honnêteté douteuse. Chez nous, son nom est plus connu que son
œuvre; ceux qui ont suivi celle-ci la critiquent d'ordinaire
plus qu'ils ne la louent, lis n'ont pas pleinement raison. On a
beau dire que Tltalie actuelle s'est faite /««/ove son Parlement
eorrompu et parfois corrupteur, on ne peut cependant mécon-
naître la part certaine que le Parlement et lu gouvernement
par leur œuvre législative ont eue dans le relèvement écono-
mique et financier du pays. L'un et l'autre, et M. Giolitti tout
le premier, ont commis des fautes qu'il est difficile d'oublier,
ou môme d'excuser ; ils ont eu par contre certains talents
qu'on ignore le plus souvent, et qui doivent leur être comp-
tés. Tout compte fait, M. Giolitti ne mérite ni les louanges ni
les injures excessives qui lui ont été et lui sont adressées. Ce
n'est ni un grand politique ni à proprement parler un politi-
eien de second ordre. C'est un homme extrêmement habile,
connaissant admirablement la machine parlementaire, et aussi
les maux ou les besoins du pays, et sachant les apaiser sans
oependant faire preuve de trop de rigueur.
Car il est l'homme des transactions et des accommodements,
— et c'est même là le principal reproche qu'on peut lui
adresser. Elève de Depretis, auquel il a dû ses débuts dans la
politique, il a gardé et appliqué, quoi que ses amis puissent
dire, la méthode de son maître. Le « transformisme » ne s'est
pas éteint avec celui qui l'avait inventé : il lui a survécu, il
dure encore. Nul plus que M. Giolitti n'a fait voisiner davantage
la gauche et la droite, nul n'a réuni dans un même ministère
des éléments moins homogènes. C'est ainsi, en faisant une
politique de gauche avec souvent des hommes de droite, en
donnant aux partis conservateurs des assurances répétées et
même des gages, qu'il est parvenu peu à peu à supprimer
dans le pays toute opposition. Il est devenu une sorte de dicta-
(I) Cf. un portrait de M. Giolitti, par M. Ernest Lémonon, dans \'0pi7iion. Voir
aussi, par le même, « Les élections italiennes », dans la Hevue politique et parle-
mentaire, 10 décembre 1913.
M. GIOLITTI 215
teur, un « homme nécessaire » sans qui rien ne peut se faire
ni se préparer. JNIais ce n'est pas un dictateur subi, c'est un
dictateur accepté et même voulu. 11 prend et il quitte le pou-
voir quand il lui plaît, et à peine l'a-t-il abandonné qu'on le
supplie d'y revenir. Aussi le « confusionisme » de M. Giolitti,
sa u manière » politique qui parvient à grouper ce qui paraîtrait
le moins susceptible de l'être, sont-ils des torts dans lesquels
le pays tout entier a quelque part de responsabilité. Parce qu'au
fond la combinazioiie est une caractéristique essentielle du
tempérament italien, M. Giolitti, quand il « combine », répond
au désir de tous. Et on aurait tort de le lui reprocher trop
sévèrement. On a rappelé fort justement, dans un article
récent (1), que la formation du tempérament politique n'avait
pas été la même au delà des Alpes qu'en deçà : ce qui ne
pourrait se comprendre chez des Français a une raison d'être
chez des Italiens.
Aucun parti politique n'a échappé au transformisme et à
l'attraction de M. Giolitti. De même que l'opposition de
M. Sonnino, le chef de la droite, est allée chaque jour dimi-
nuant parce que la droite tout entière évoluait vers la gauche,
et que celle-ci faisait à celle-là bon visage, de même l'extrême
droite et l'extrême gauche ne se sont pas posées en irréductibles
adversaires du giolittisme, bien au contraire. M. Giolitti est
en effet anticlérical, mais il n'est pas anticatholique : il est
d'autre part démocrate, mais il sait être, quand il le faut, con-
servateur. Quoi d'étonnant dès lors qu'avec lui les radicaux et
les socialistes soient entrés, ces derniers par la voie du réfor-
misme, dans l'orbite gouvernementale, et que d'autre part les
catholiques, auxquels il n'a créé que des ennuis passagers et
presque obligatoires, n'aient pas toujours considéré celle-ci
comme une sphère interdite, et M. Giolitti comme un ennemi?
Certes, M. Sonnino, M. Luzzatti qui, de 1909 à 1911, ont fait
en quelque sorte l'intérim de M. Giolitti, ont contribué eux
aussi à ce mélange de tous les partis; mais M. Giolitti a eu et
a des « tours de main » que ses remplaçants n'ont pas possé-
dés. Ils ont passé : lui, est demeuré. Même quand il était dans
la coulisse, c'est lui qui tenait tous les fils.
Qu'il ait des amis, et d'innombrables, on le conçoit sans
peine. On comprend moins qu'à force de satisfaire chacun, il
se soit fait des ennemis. Il en a cependant. Ce sont des gens
sévères, intègres et qui se refusent à oublier. On ne saurait
leur reprocher cet excès d'honnêteté — si tant est que l'hon-
(1) Ernest Lémo.non, « Les élections italiennes ».
216 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
neté puisse jamais être excessive — et la fidélité de leur mé-
moire. Ces « Gâtons » se refusent à admirer « l'habileté poli-
tique » de M. Giolitti, qu'ils qualifient des pires épithètes; ils
se rappellent aussi les scandales financiers auxquels il a été
mêlé, la fameuse affaire de la Banque romaine qui amena sa
chute en 1893 et pendant dix ans l'obligea à la retraite. Pour
eux, et quoi qu'il ait pu faire depuis, iM. Giolitti reste un
suspect.
Une qualité qu'on ne saurait lui contester, c'est la précision.
M. Giolitti est essentiellement réaliste. Ni dans ses discours ni
dans ses actes, il ne perd de vue le but qu'il veut atteindre.
Certes, il use — et il abuse — des « combinazioni », mais il
sait où il va et ce qu'il veut. Son œuvre législative le prouve à
l'évidence.
Celle-ci est très vaste et fut, sinon toujours, du moins sou-
vent, heureuse et féconde. La confusion qu'il a maintenue
entre les partis politiques, ses procédés fâcheux de gouverne-
ment n'ont pas empêché qu'il gouvernât et dirigeât souvent
heureusement l'activité politique ou économique du pays.
Môme au pouvoir, il est demeuré le fonctionnaire qu'il avait
été avant d'entrer dans la vie politique, ou plus exactement il
en a gardé l'esprit. Le pays a pu parfois le regretter : M. Gio-
litti n'est pas l'homme des grandes idées et des grands mou-
vements; mais sa vue courte n'exclut pas l'ordre ni la méthode.
Il a été quatre fois président du Conseil. La première fois,
ce fut en 1892 après la chute de Rudini. Auparavant, en 1889.
il avait été ministre du Trésor, dans le premier ministère
Crispi. Après s'être détaché de Depretis et avoir violemment
attaqué sa politique financière et africaine, notamment à la
Chambre le 24 février 1886 et à Cuneo le 28 octobre 1888,
Crispi, qui avec Cairoli, Nicotera, Zanardelli et Baccarini avait
amené la chute de Depretis, l'appela à ses côtés pour essayer
de rétablir l'équilibre financier qui semblait irrémédiablement
compromis. M. Giolitti fit ce qu'il put; mais, dit avec raison
un de ses historiens, M. Vittorio Chiusano (1), « les conditions
« économiques de l'Italie étaient trop mauvaises, trop de mé-
« fiance ou d'inertie régnait dans les milieux parlementaires
« pour que, malgré sa bonne volonté, le ministre pût faire
« œuvre sérieuse et durable ». Il démissionna à la suite d'un
désaccord sur une augmentation de dépenses demandée par
(1) Giovanni Giolitti (Carlo Pasta. Turin, 1913).
M. GIOLITÏI 217
M.Finali, son collègue des Travaux publics. Tout le ministère le
suivit de près dans la retraite. Quand Rudini eut pris le gou-
vernement, M. Giolitti dans deux discours à la Chambre, les
16 mars et 4 mai 1892, continua, avec raison, à réclamer une
politique d'économie.
Le voici, le 5 mai 1892, président du Conseil. Il le resta
jusqu'au 24 novembre 1893, époque où le scandale de la Banque
romaine l'obligea à démissionner. Ses efforts durant ce minis-
tère portèrent surtout sur le terrain économique et le terrain
financier. Il chercha par une convention commerciale avec la
Suisse à pallier les torts que faisait à l'Italie la guerre de
tarifs qu'elle entretenait avec la France depuis 1887. Il réor-
ganisa, après la faillite de la Banque romaine, la circulation
fiduciaire et s'employa à empêcher l'exode de la monnaie mé-
tallique (1). La réforme des impôts fut l'un de ses constants
soucis. En même temps il annonçait la nécessité de grandes
réformes sociales.
Sa rentrée dans la vie politique se fit le 7 mars 1897. Ce
jour-là, il prononça à Caraglio, devant ses électeurs, un grand
discours contre l'œuvre du ministère Rudini alors aux affaires
puis deux années plus tard, le 29 octobre 1899 à Busca, il s'en
prit au ministère Pelloux et à sa politique réactionnaire. Dans
ces deux discours, en même temps qu'il s'efforçait de se réha-
biliter aux yeux du pays et d'effacer la souillure de la Banque
romaine, il exposa les éléments primordiaux de la politique
largement libérale et démocratique qu'il jugeait nécessaire au
pays. Le 21 septembre 1900, peu après l'avènement du nou-
veau roi Victor-Emmanuel, il développa les mêmes idées dans
une lettre, écrite de Cavour aux journaux italiens, et qui répon-
dait à un article de M. Sonnino, paru dans la Nuova Anto-
logia (2). Enfin, le 4 février 1901, à la Chambre, il attaqua
avec vigueur, comme inconstitutionnelle, la dissolution faite
par le ministère Saracco de la Chambre du Travail de Gênes :
le 6 février, après le vote, le gouvernement se trouvant en
minorité de 216 voix démissionnait. Le 15, M. Giolitti deve-
nait ministre de l'Intérieur dans le cabinet Zanardelli. Sa no-
mination souleva l'enthousiasme des partis populaires.
Durant les deux années qu'il resta ministre, il travailla sans
relâche à la pacification intérieure du pays : contrairement à
ses prédécesseurs, il déclara que le gouvernement avait le
devoir d'observer une neutralité absolue dans les conflits du
(1) V* à ce sujet Ernest Lémonon, V Italie économique et sociale (Alcan 1913),
p. 126 à 145.
(2) Quid agendum. — Nuova Antologia du 15 septembre 1900.
218 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
capital et du travail. « Nous voulons démontrer, dit-il, qu'avec
« nos institutions tous les progrès et toutes les libertés sont
« possibles. » Il dut cependant à plusieurs reprises, notam-
ment en février 1902, lors de la grève des gaziers de Turin, et
lors des mouvements insurrectionnels de Berra en 1901, de
Gandela et de Giarratana eu 1902, prendre parti entre les forces
en présence pour rétablir l'ordre. Peu à peu, et surtout par la
militarisation des ferrovieri qu'il décréta le 24 février 1902, il
s'aliéna les sympathies de l'extrême gauche, malgré la munici-
palisation des services publics qu'il faisait voter le 29 mars 1903
et tout un ensemble d'autres réformes démocratiques. Le
H juin 1903, il se retira; le 29 octobre suivant, le cabinet tout
entier remettait sa démission au roi.
Le 3 novembre 1903, M. Giolitti devenait pour la seconde
fois président du Conseil. Les réformes économiques et sociales
auxquelles il s'était dévoué, et qu'il opéra malgré de vives et
nombreuses protestations, n'empêchèrent pas la grève générale
d'éclater. Après une répression sévère, M. Giolitti en appela au
pays. Les élections générales d'octobre 1904 assurèrent au gou-
vernement une imposante majorité, mais les ferrovieri s'agi-
tèrent en masse et décidèrent la résistance contre les projets
de rachat par l'Etat des chemins de fer, qui allaient être dis-
cutés. M. Giolitti, prétextant son état de santé, se retira le
4 mars 1905.
Après deux ministères — le cabinet Fortis (mars 190o-fé-
vrier 1906) et le cabinet Sonnino (8 février-17 mai 1906) —
M. Giolitti revint aux affaires. Son troisième ministère
(29 mai 1906-10 décembre 1909) fut marqué par de mul-
tiples et très divers progrès : la conversion de la rente, la
réduction des droits sur le pétrole, la diminution du tarif
postal, le rachat des chemins de fer méridionaux et l'unification
eflective du système ferré, les mesures relatives aux ports et à
la navigation interne, les lois spéciales en vue de la renais-
sance économique du Midi, le repos hebdomadaire, la sup-
pression du travail de nuit dans les boulangeries, l'améliora-
tion de la loi du 19 juin 1902 sur le travail des femmes et des
enfants, celle de la loi sur la Caisse nationale de prévoyance
pour l'invalidité et la vieillesse des ouvriers, la loi sur le tra-
vail dans les rizières, la réorganisation de l'inspectorat du tra-
vail, les facilités données en vue de la construction des habi-
tations populaires forment un ensemble de mesures qui hono-
rent grandement le gouvernement qui s'est. employé à les réa-
liser. Après les élections générales de mars 1909, M. Giolitti
présenta un vaste projet de réforme des impôts, qui fut assez
M. GIOLITTI 2i9
mal accueilli. Le 2 décembre, il remettait au roi la démission
du ministère.
M. Sonnino, puis M. Luzzatti lui succédèrent à la tête du
gouvernement, le premier pendant à nouveau cent jours
(10 novembre 1909-21 mars 1910), le second pendant une
année (31 mars 1910-18 mars 1911). Le 31 mars 1911, M. Gio-
litti revenait au pouvoir pour la quatrième fois. « La conquête
« de la Tripolitaine, rétablissement du suffrage quasi uni-
« versel, le monopole des assurances sur la vie resteront, dit
« M. Vittorio Ghiusano, l'honneur non seulement du quatrième
« ministère Giolitti, mais aussi de la vingt-troisième législa-
<( ture. » Celle-ci prit fin avec les élections générales de
novembre dernier, faites selon la nouvelle loi électorale. Le
résultat de la consultation nationale fut pour le ministère, et
quoique beaucoup en aient dit, satisfaisant. Si ce dernier n'a
pas remporté la même victoire éclatante qu'en 1909, du
moins n'a-t-ii pas Vu sa situation sérieusement compromise.
On en a eu la preuve à la fin de décembre dernier par le
vote de confiance qui fut, à Montecitorio, donné à M. Giolitti
à la suite du discours de la Couronne. M. Giolitti peut comp-
ter, aujourd'hui comme hier, dans le F*arJement sur une impor-
tante majorité.
Certes il y a trouvé déjà et il y trouvera des adversaires qu'il
n'était pas habitué à rencontrer. Le suffrage universel a fait
entrer un nombre important de catholiques et de socialistes
qui semblent disposés à batailler. On ne peut nier non plus
que, dans la droite d'une part et dans le parti radical de l'autre,
il n'y ait des éléments qui aspirent à la lutte, et à l'abandon
des pratiques transformistes. On sent très manifestement,
dans chaque groupe du Parlement, souffler un vent d'indépen-
dance; chaque fraction semble vouloir reprendre la place, ma-
jorité ou opposition, que lui assigneraient normalement ses
principes politiques. Mais que deviendront ces velléités et ces
aspirations ? Il est difficile de le prévoir. Le vote de confiance
à M. Giolitti semblerait prouver leur peu de fondement. En
outre, on ne peut oublier que la politique d'accommodement
et de transactions est beaucoup plus dans le tempérament
italien qu'une politique de lutte pour des idées et des prin-
cipes. On ne peut non plus guère prévoir que, tant qu'il sera
aux affaires, M. Giolitti change de manières et parte conti-
nuellement en guerre contre celui-ci ou contre celui-là. Il est
donc possible qu'on s'entende, et qu'on se confonde, comme
par le' passé. Si la confusion parlementaire persiste, s'il n'y a
pas demain plus qu'hier à proprement parler d'opposition,
220 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
le Parlement pourra quand même faire œuvre féconde, surtout
tant que le gouvernement aura à sa tête un réaliste comme
M. Giolitti: le passé est là pour répondre de l'avenir.
*
M. Giolitti n'a jamais occupé la Consulta. 11 a eu cependant
une influence profonde sur la politique extérieure de l'Italie.
Durant son premier ministère, il a fait diriger celle-ci par
Benedetto Brin ; durant son second et son troisième par
M. Tittoni; durant son ministère actuel, par le marquis de San
Giuliano. (Juand il fut, de 1901 à 1903, le second de Zanardelli,
le portefeuille des Affaires étrangères était tenu par Prinetti.
Deux fois, en 1902 et en 1913, il a participé au renouvellement
delà Triple Alliance; en 1902, ce renouvellement fut signé
par Prinetti; en 1913 par le marquis de San Giuliano. Ce der-
nier renouvellement fut, on le sait, fait par anticipation,
l'échéance normale du pacte étant seulement en 1914. En
maintes circonstances, Giolitti régnante, nous eûmes à nous
plaindre des procédés employés par l'Italie à notre égard. On
connaît suffisamment les sentiments de M. Tittoni: à la Con-
sulta, il s'est montré nettement antifrançais. Le marquis
de San Giuliano, qui ne cesse de vanter la grandeur de l'Alle-
magne, ne Test pas moins. Les preuves en sont multiples.
Plus encore que M. Tittoni, M. de San Giuliano pratique l'en-
tente étroite avec Vienne ; les deux cabinets alliés, malgré la
divergence de leurs intérêts orientaux, n'ont cessé et ne cessent
de se soutenir dans les affaires balkaniques et méditerra-
néennes. Le bloc triplicien est à l'heure actuelle plus solide
que jamais.
On en conclura sans doute que M. Giolitti est hostile à la
France : ce serait une erreur. Ce Piémontais est personnelle-
ment francophile. Evidemment, sa politique l'est moins; mais
on ne peut oublier d'une part la résistance qu'en certaines
occasions il a opposée ou fait opposer aux désirs émis à Vienne
ou à Berlin, de l'autre la volonté qu'il a souvent exprimée et
quelquefois prouvée de voir l'Italie entretenir avec la France
des relations étroites et amicales. Si les difficultés entre l'Ita-
lie et l'Autriche sont actuellement moins accentuées qu'il y a
quelques années, le terrain n'est cependant pas entièrement
aplani. Les rapports entre les deux pays ont été en tout cas
souvent fort difficiles, et il est arrivé que M. Giolitti montrait
à arranger les choses beaucoup moins d'empressement que
M. Tittoni, son ministre des Affaires étrangères. D'autre part,
les accords franco-italiens se sont produits pendant qu'il fai-
M. GIOLITTI 221
sait partie du gouvernement. De même, la visite de Victor-
Emmanuel à Paris. Ce n'est un secret pour personne qu'il a
vu avec une satisfaction sincère ces manifestations, de même
que la convention de 1898 qui avait marqué la reprise des
relations commerciales entre les deux pays. Depuis 1902, il n'a
pas moins applaudi à tous les témoignages d'amitié échangés
de part et d'autre. Il était président du Conseil quand, en avril
1909, l'escadre italienne se rendit à Nice, sous le commande-
ment du duc de Gênes, au cours du séjour dans cette ville du
président Fallières ; lors des fêtes du cinquantenaire de Solfé-
rino (juin 1909); lors de la visite de l'escadre française à
Naples (octobre 1909) ; lors des fêtes du cinquantenaire de
l'Unité et des expositions internationales de Turin et de Rome
(1911). Tout récemment, dans une interview accordée à
M.J. Carrère, M. Gioiitti exprimait le souhait que les nuages
amoncelés entre Paris et Rome se dissipent définitivement et
que les deux gouvernements renouent entre eux de cordiales
relations. Il ne s'est pas moins efforcé de lier ou de garder
avec les deux autres puissances de la Triple Entente, l'Angle-
terre et la Russie, des rapports amicaux : c'est sous le minis-
tère Zanardelli, alors qu'il était ministre de l'Intérieur, que
Victor-Emmanuel se rendit à Pétersbourg; d'autre part, M. Gio-
iitti maintint étroite, tant qu'il le put, l'entente anglo- italienne
à laquelle, on le sait, le roi Edouard VII, dans ses croisières
annuelles en Méditerranée, apportait de son côté tous ses
soins.
La politique extérieure de M. Gioiitti, tout en étant tripli-
cienne, n'est donc pas aussi nettement antifrançaise que cer-
tains se plaisent à le répéter. Il aie souci très net de mainte-
nir l'Italie dans la Triple Alliance ; mais il estime, suivant la
formule connue, que le pacte triplicien ne doit pas empêcher
le pays de cultiver des amitiés qui lui ont été chères et peuvent
lui être précieuses. On peut être certain en France que M. Gio-
iitti, moins allemand que le marquis de San Giuliano, et
moins autrichien que M. Tittoni, s'est efforcé et s'efforcera non
d'accroître et d'attiser les difficultés entre Paris et Rome, mais
au contraire de les apaiser et de les limiter.
A. B.
LES BASES NIVALES
DANS LA MÉDITERRANÉE ORIENTALE
Dans la réponse concertée de la Triple Alliance à la note
de sir Edward Grey, il est dit que l'évacuation des Iles du
Dodécanèse occupées actuellement par les troupes italiennes
aura lieu à une date et à des conditions à débattre directement
entre l'Italie et la Turquie, en respectant toutefois les stipula-
tions du traité de Lausanne.
Si l'Italie a la ferme intention de rendre ces îles à la Tur-
quie en obtenant en échange certaines réformes administra-
tives dans ces mêmes îles, le remboursement de ses dépenses
d'occupation et des concessions dans le vilayet d'Aïdin et la
région d'Adalia, le problème à résoudre paraît assez simple.
Le gouvernement anglais semble en effet admettre que l'on
ne saurait considérer comme non avenu le travail de réorga-
nisation effectué à Rhodes et dans les îles voisines pendant
l'occupation italienne, et envisagerait volontiers une solution
de nature à donner satisfaction à l'Italie, à condition que les
troupes italiennes évacuassent effectivement les îles et qu'au-
cune d'elles ne pût être utilisée comme base navale.
A côté des déclarations officielles, on s'est beaucoup entre-
tenu dans la presse de l'intention qu'auraient les Italiens de
créer, en vue de leur expansion économique, une base navale
dans une des îles de Stampalia ou de Rhodes; il a été aussi
question de la baie tripolitaine de Merça-Tebruk.
Avant de procéder à l'examen des avantages stratégiques de ces
bases et de leur configuration géographique, il n'est pas inutile
de définir sommairement ce que doit être un établissement de
cet ordre, qu'il ne faut pas confondre avec une rade fortifiée
ou un point d'appui.
Une base navale comporte une vaste rade bien fermée per-
mettant à un grand nombre de navires modernes, dont les
dimensions sont considérables, d'y trouver largement place et
d'y être à l'abri du mauvais temps et des attaques des torpil-
leurs et des sous-marins.
La profondeur ne doit pas être inférieure à 11 mètres, les
tirants d'eau actuels étant voisins de 10 mètres.
Il faut pouvoir y accéder et en sortir facilement par des
LES BASES NAVALES DANS LA MÉDITERHANÉR ORIENTALE 223
passes suffisamment larges pour qu'on ne puisse pas les embou-
teiller en y coulant des navires de commerce remplis de
ciment à prise rapide.
La configuration géographique des environs immédiats du
point choisi doit permettre la construction d'un système de
fortifications le mettant à l'abri d'une attaque de flanc ou
de dos, car il n'est pas paradoxal de dire que la condition pri-
mordiale à exiger d'une base navale est qu'elle soit facilement
défendable du côté de terre.
Si dans le voisinage existent des positions stratégiques, ter-
restres ou maritimes, que l'ennemi aurait intérêt à occuper
pour l'attaque de la base, elles doivent être fortifiées.
La défense du front de mer demande des batteries surélevées
et des batteries basses armées de grosses pièces modernes pour
que la rade soit à l'abri d'un bombardement.
L'arsenal doit être en mesure de faire face aux réparations
courantes de matériel; son outillage en forges doit être assez
puissant pour pouvoir effectuer les grosses réparations de
coques provenant soit d'échouages soit d'avaries de combat; la
base doit donc posséder des bassins de grandes dimensions.
En ce qui concerne les dépôts de munitions, de charbon, de
pétrole, il est indispensable aujourd'hui qu'ils soient logés
dans des édifices ou des réservoirs à l'épreuve des explosifs,
lancés soit par des dirigeables soit par des aéroplanes. Enfin,
question qui n'est pas toujours facile à régler, on doit y trouver
en abondance de l'eau de bonne qualité. Ajoutons que la gar-
nison de la place sera forcément très nombreuse.
A première vue Ténumération précédente permet de se
rendre compte des dépenses considérables nécessaires pour
donner satisfaction aux desiderata énoncés ci-dessus.
Mais si la configuration naturelle du terrain oblige en plus
à créer des rades artificielles avec de longues jetées, coulées
dans de grands fonds, les frais de première mise deviennent
énormes.
Bien qu'il y ait une différence sérieuse entre les mers du
Nord et de la Manche et celles de la Méditerranée, il ne
faut pas croire que les mers de cette dernière soient faciles à
dompter.
Les coups de vent y sont très violents, la mer très mauvaise;
les jetées des ports de la côte d'Algérie sont fréquemment
démolies ou refoulés par les lames.
Biep que les travaux de cette nature soient plus faciles à
exécuter dans la Méditerranée, il est intéressant de rappeler
le chiffre des dépenses qu'a occasionnées la création de la rade
224 QUK8T10MS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
artificielle de Douvres, où il n'y a que 13 mètres de fond.
On y a employé 60.000 larges blocs d'un poids de 35 tonneaux
pour la construction desquels il a fallu 200.000 tonnes de
granit et 2 millions 1/2 de tonnes de ciment.
La dépense s'est élevée jusqu'ici à 100.000.000 defrancs et les
travaux ont duré quinze ans. A Plymouth, le fameux brise-
lames du large a coûté à lui seul 25.000.000 de francs; la base
delà jetée a 120 mètres de large, le sommet 10 mètres; on y a
employé 3 millions et demi de tonnes de granit en blocs de
o tonnes.
Nous citons ces chiffres parce qu'ils donnent une idée des
difficultés à surmonter si on essayait de créer une rade artifi-
cielle à Rhodes par des fonds allant jusqu'à 40 mètres.
Ceci posé, passons en revue les trois points dont il a été
question plus haut, Stampalia, Rhodes et Merça-Tebruck.
Les trois ports de Stampalia, ancienne Artypalea, ne rem-
plissent aucune des conditions nécessaires, Panormos et Vahely
ne sont pas accessibles aux grands navires, la rade bien abritée
de Maltezana, qui a environ 1,800 mètres de long, 600 mètres
de large, et des fonds de 8 à 29 mètres, ne se prête pas à la
création d'une base navale à cause de son peu d'étendue en
longueur et largeur.
L'île de Rhodes a joué dans l'antiquité un rôle considé-
rable. Sous la domination des chevaliers de Saint -Jean de
Jérusalem, elle a été pendant les guerres de religion un rem-
part de la foi jusqu'à sa prise par les Turcs en 1522.
Avec sa laborieuse population de 80.000 habitants, l'île est
très prospère et cest un des points les plus fréquentés du Dodé-
canèse.
Sa situation stratégique est de premier ordre, puisqu'elle
est à petite distance du port d'Alexandrette, débouché des
routes d'Anatolie et de Haute-Mésopotamie.
Malheureusement elle n'a pas de ports sérieux, ceux du
Liman et de Tershanet, contigus l'un à l'autre, sont envasés
par suite de l'incurie turque et ne pourraient d'ailleurs rece-
voir que de petits bâtiments.
En été, on n'y trouve même pas d'eau potable.
Les paquebots et les navires de guerre mouillent sur la
rade extérieure, oii la tenue des ancres n'est pas mauvaise,
mais qu'il faudrait fermer par une jetée de 1.200 mètres de
long et par des profondeurs allant jusqu'à W mètres.
Les dépenses d'une pareille entreprise, en admettant qu'elle
soit possible, seraient colossales et son exécution demanderait
des années.
LKS BASES NAVALES DANS LA MÉDITERRANÉli OUIENTALE 225
Passons maintenant à la baie tripolitaine de Merça-Tébruck.
Cette baie, qualifiée de magnifique dans les Instructions
nautiques du bassin oriental de la Méditerranée, offre un abri
parfait contre les vents du Nord; bien qu'elle soit ouverte à
l'Est, on assure que la tenue y serait bonne même par coup de
vent.
Mais si on étudie la carte au point de vue du mouillage des
navires modernes, on constate que l'emplacement disponible
n'a environ qu'une étendue de 3.000 mètres en longueur et pas
plus de 900 mètres en largeur dans les fonds atteignant
10 mètres ; on voit de suite que même en construisant une jetée
à rentrée par des fonds de 15 mètres, cette rade serait tout à
fait insuffisante comme surface. Tebruck n'offre aucune espèce
de ressources, l'aridité du pays environnant ne permettant
aucune culture. Il n'y pleut presque jamais et les rares habi-
tants boivent l'eau recueillie dans de vieilles citernes pendant
les quelques pluies d'hiver.
En résumé, par suite de leur configuration géographique, ni
Stampalia, ni Rhodes, ni Merça-Tebruck ne se prêtent à la créa-
tion d'une base navale.
A une quarantaine de kilomètres de Rhodes, sur la côte
d'Anatolie, se trouve bien une baie splendide, celle de Marma-
rice, mais il n'en saurait être question à l'heure actuelle.
Nous avons dit d'ailleurs que l'Angleterre ne tolérerait
jamais, dans la partie est de la Méditerranée, la fondation d'un
établissement maritime menaçant l'Egypte et les convois de
vivres ou de matières premières provenant de la mer Noire par
les Dardanelles ou des Indes Orientales par le canal de Suez.
Cette question des vivres a en effet une importance vitale
pour le Royaume-Uni, dont le sol ne produit guère que le tiers
des denrées nécessaires à sa consommation.
D'après une déclaration faite au Parlement, l'Angleterre ne
posséderait pas à l'état permanent plus de 60 à 80 jours de
vivres ; sa vie matérielle et sa vie industrielle dépendent entiè-
rement de l'extérieur.
L'arrivée des matières premières en Angleterre a également
une très grande importance, car en temps de guerre leur
absence conduirait à la fermeture des usines et lancerait sur le
pavé des millions d'ouvriers sans ressources, au moment oii la
rareté des denrées alimentaires et la peur d'en manquer pro-
voqueraient une surélévation considérable des prix.
Cette situation donnerait sûrement lieu à des troubles très
sérieux et le gouvernement, sous la pression de l'opinion pu-
blique soutenue par la presse, pourrait être conduit à délourner
QuEST. DiPL. ET Col. — t, xxxvii. lo
226 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
de nombreux croiseurs de leur but principal, qui est la des-
truction de l'ennemi.
11 y a donc obligation absolue, pour l'Angleterre, d'être à
même d'assurer la régularité de son commerce maritime dans
l'Atlantique et la Méditerranée. Or, par le fait du développe-
ment extraordinairement rapide de la marine allemande, le
Royaume-Uni s'est vu dans la nécessité de concentrer toutes
ses unités de valeur de combat dans la mer du Nord, fait sans
précédent. Cette concentration n'a pu se réaliser qu'aux dépens
des escadres qu'elle entretenait de temps immémorial à
l'étranger et notamment dans la Méditerranée.
On avait bien décidé en 1909, d'accord avec les représentants
des Dominions, la création de trois divisions navales impé-
riales dites de Chine, d'Australie et du Pacifique qui de-
vaient se réunir en cas de besoin ; mais elles n'ont pu être
constituées.
Actuellement la situation de l'Angleterre est la suivante :
Ni au Canada, Est et Ouest, ni aux Indes de l'Est, ni en
Nouvelle-Zélande, ni en Australie, ni en Afrique du Sud, il
n'existe de forces maritimes anglaises efficaces.
En Extrême-Orient, le Japon a la garde des iutérêts britan-
niques; le traité qui le lie à l'Angleterre expire en 1920 et sera
sûrement renouvelé, car sauf dans le cas d'une alliance avec
les Etats-Unis ou d'une entente cordiale avec l'Allemagne,
l'Angleterre ne peut, sans risques sérieux en Europe, envoyer
en Extrême-Orient une force navale capable de faire contre-
poids à la marine du Japon. Heureusement que les ambitions
de ce dernier pays sont momentanément arrêtées par la diges-
tion un peu lourde de ses conquêtes des guerres russo et sino-
japonaises et par une situation financière rendue très difficile
par suite de ses dépenses militaires dans le cours de ces deux
campagnes.
Dans la Méditerranée, c'est à la France que sont confiés
pour la plus grande partie les intérêts anglais, bien qu'on
vienne récemment de constituer à Malte une escadre de na-
vires modernes. Avec l'appoint de cette escadre, nous sommes
à l'heure actuelle franchement supérieurs à la Hotte austro-
hongroise; mais en tenant compte des programmes connus
de la France, de l'Italie et de l'Autriche, nous allons leur
devenir sûrement inférieurs sous peu, si la France ne propor-
tionne pas ses constructions à celles des deux voisins de
l'Adriatique.
Commandant Poidloue.
LES NOUVELLES FORMATIONS
DE L'ARMÉE OTTOMANE
Des iradés en date du 21 et du 2i décembre 1329 (3 et 6 jan-
vier 1914) ont nommé les titulaires des hauts commandements
de l'armée ottomane, inspections d'armée, corps d'armée et
divisions. Il en résulte que les nouvelles formations du pied de
paix ne sont pas aussi différentes de celles qui existaient avant
la guerre balkanique qu'auraient pu le faire supposer les pertes
territoriales qui en ont été la conséquence et surtout le fait
que la Turquie n'a plus désormais, en Europe, qu'une seule
frontière à défendre.
On se rappelle (1), que en 1911, à la suite de la réorganisa-
tion opérée sous le ministère de Mahmoud Chevket pacha, l'ar-
mée active ottomane était formée en 14 corps d'armée compre-
nant 38 divisions auxquelles s'ajoutaient o divisions indépen-
dantes, soit au total 43 divisions. Les 7 premiers corps d'armée
et les trois divisions indépendantes de Kozana, lanina et Scu-
tari d'iVlbanie étaient stationnés en Europe, sauf une division
du 2" corps (Rodosto) tenant garnison à Smyrne et Aïdin, de
sorte que l'ensemble des forces se trouvant sur le pied de paix
en Thrace et en Macédoine comportait 23 divisions.
Une division occupait la Tripolitaine et les 19 autres les pro-
vinces asiatiques.
La nouvelle organisation ne supprime qu'un ( orps d'armée.
Il est vrai que le territoire si réduit de l'Europe ottomane ne
sera plus occupé que par 3 corps d'armée; mais les 4® et
5" corps seront reconstitués en Anatolie, à Smyrne et à Angora,
et le 6", en Syrie (Alep) par dédoublement du S" corps actuel.
L'ancien 14" corps (Yémen) prendra le n" 7, qui reste vacant,
de façon à compléter la série de 1 à 13. Cette répartition intro-
duit une innovation importante, la présence de troupes actives
dans l'Anatolie occidentale qui, à part les Dardanelles et
(1) Voir dans les numéros de février et mars des Quest. Dipl. et Col. La Réforme
militaire ottomane.
ï
228 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLOINlALEs
Smyrne, en était complètement privée et ne possédait, même
dans les villes principales, que des dépôts de rédif gardés
par quelques hommes des réserves convoqués à tour de rôle.
L'Anatolie occidentale sera désormais occupée par 8 divi-
sions, y compris celle de Balikessir dépendant du 3* corps
(Rodosto) et celle d'Adruia, du 6* corps (Alep).
En même temps les troupes de l'Anatolie orientale (Arménie
et Kurdistan) qui gardent la frontière russo-turque, sont ren-
forcées par la création de 2 nouvelles divisions, complétant au
type normal le 9^ corps (Erzeroum) et le 10'' (Van) qui jusqu'à
présent n'étaient qu'à 2 divisions. La 3^ inspection d'armée
comprendra donc 9 divisions au lieu de 7.
Les formations de la 4'' inspection (Mésopotamie) ne sont
pas modifiées. En Arabie, la division de ÏAssir devient indé-
pendante, ce qui réduit le 7^ corps (ancien 14") à 2 divisions.
Ainsi qu'on le verra plus loin, les divisions de nouvelle créa-
tion ont pris les numéros restés vacants; il en est de même de
celles du 7^ corps (Yémen) et des divisions indépendantes de
l'Assir et du Hedjaz.
En résumé, l'armée active ottomane comprendra à l'avenir
8 corps d'armée à 3 divisions, S à 2 divisions et 2 divisions
indépendantes, soit 36 divisions, sept de moins qu'avant les
guerres italienne et balkanique.
En même temps que l'on pourvoyait au commandement des
corps d'armée et des divisions actives, on désignait les titu-
laires d'emplois de nouvelle création, ceux de chef du service
du recrutement [Ahz lashier daïréssi réïssi) des corps d'armée
et des divisions. Ces nominations font prévoir des modifica-
tions sérieuses dans l'organisation du rédif {armée de réserve)
qui, jusqu'à présent, possédait' en tout temps des cadres com-
plets d'officiers depuis ceux de la compagnie jusqu'à ceux de
la division inclusivement. On entretenait ainsi un très grand
nombre d'officiers presque complètement inactifs en temps de
paix et l'expérience de la guerre balkanique a montré que, ni
les conditions dans lesquelles s'opéra la mobilisation, ni en
général les services rendus sur le théâtre des opérations par
les troupes de rédif ne répondirent à ce que l'on aurait pu
attendre de cette organisation. Il ne serait donc pas étonnant
que l'on songeât à la simplifier, d'autant plus que, les nouvelles
mesures d'épuration que l'on est en train de prendre réduisant
ncore le nombre des officiers disponibles, il sera difficile
LES NOUVELLES FORMATIONS DE l'aRMÉE OTTOMANE 229
d'en employer un grand nombre dans des services sédentaires.
Les sièges des services de recrutement divisionnaires sont,
à quelques exeptions près, ceux des divisions de rédif existant
antérieurement. Pourtant, dans la Thrace ottomane et l'Ana-
tolie occidentale, on ne trouve plus que quinze services de
recrutement divisionnaires au lieu de vingt divisions de rédif.
Dans les autres régions, les nombres se correspondent, quel-
ques résidences seulement ayant été changées.
Les services divisionnaires de recrutement sont groupés à
raison de trois, ou exceptionnellement de deux ou de quatre,
sous l'autorité des services de recrutement des corps d'armée.
On remarquera qu'en ce qui concerne les 1" et 2" corps les
circonscriptions territoriales des services de recrutement ne
correspondent pas complètement à celles des corps d'armée de
même numéro, ce qui s'explique d'ailleurs par les circons-
tances locales. Ainsi ce sont les circonscriptions de recrute-
ment de l'Anatolie centrale (Konia, Eski-Chéhir) qui avec
celle d'Izmid sont affectées au 1" corps, tandis que le 2'' corps
reçoit celles de Constantinople (Fatih et Sélimié). Presque
partout, à chaque division active correspond un service de
recrutement divisionnaire. Il y a cependant quelques excep-
tions que l'on verra dans le tableau qui termine cette note.
Les inyjections d'armée [orclou mufettichlikleri) sont tou-
jours au nombre de quatre. D'après Tirade du 21 décembre
1329 elles ont pour titulaires le maréchal Osman pacha, le
général de division Zekki pacha, les généraux do brigade
Mahmoud Mouktar pacha (qui n'a pas accepté, préférant con-
server son poste d'ambassadeur à Berlin), etDjavid pacha. La
désignation de ce dernier, malgré son grade relativement peu
élevé, se justifie par son attitude énergique pendant la guerre
balkanique oii, après les défaites subies par l'armée ottomane
à Koumanovo et à Monastir, il réussit à ramener son corps
d'armée à travers un pays des plus difficiles et une population
hostile jusqu'à l'Adriatique oii, dès la cessation des hostilités,
il put être embarqué pour Constantinople sans avoir déposé
les armes.
Les nouveaux commandants de corps d'armée, à l'exception
de celui du V corps, le général de division de f" classe
[brindji ferik) Liman de Sanders (appelé depuis à d'autres
fonctions), sont tous des généraux de brigade. Parmi les com-
mandants de division figurent deux généraux de brigade (dont
l'un est le général Bronsart de Schellendorf, colonel de l'armée
allemande, qui commande la division de Scutari) et un lieute-
nant-colonel. Tous les autres sont des colonels.
230 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Les chefs du service du recrutement des corps d'armée sont
des généraux de brigade (un seul est colonel) et ceux des divi-
sions à peu près par moitié colonels et lieutenants-colonels.
Si Ton fait abstraction des officiers étrangers, il ne reste
actuellement, à la tête des grandes unités actives de l'armée
ottomane (les inspecteurs d'armée compris) qu'un maréchal,
un général de division et 16 généraux de brigade.
Aussi, les nominations des 21 et 24 décembre ont-elles été
accompagnées de nombreuses mises à la retraite portant no-
tamment sur 2 maréchaux, 1 général de division de l""" classe,
33 généraux de division et 43 généraux de brigade.
On ne s'étonne pas de voir parmi les officiers généraux
retraités les anciens titulaires des principaux commandements
de l'armée de Thrace, comme le général de division de l"^'' classe
Abdoullah pacha ou le général de division Ahmed Abouk pacha.
Mais on est surpris de trouver sur la même liste, non loin du
nom du signataire de la capitulation de Salonique, Hassan
Tahsin, celui du vaillant défenseur d'Andrinople, Chukri pacha,
l'un des rares généraux dont on puisse dire, sans réserves, que
pendant la campagne, ils ont fait tout ce que leur commandait
le devoir et l'honneur. On s'attendait, au contraire, univer-
sellement, à voir Chukri pacha pourvu d'un des emplois les plus
importants dans l'armée réorganisée, comme on Ta fait avec
raison pour Djavid pacha.
Que la mise à la retraite du défenseur d'Andrinople, connu
pour conserver à la mémoire du malheureux Nazim pacha un
souvenir sympathique, ait été décidée d'office ou sur la de-
mande de l'intéressé, elle montre que les considérations poli-
tiques n'ont pas encore été complètement bannies de l'armée
ottomane.
D'ailleurs, bien des choses seraient à critiquer dans cette
épuration en masse des cadres supérieurs, à commencer par
son principe même. On voit trop là l'application de la logique
implacable que les Jeunes-Turcs ont empruntée aux Jacobins
de 1793. Aller droit devant soi sans s'inquiéter des consé-
quences, telle semble être la règle de conduite de l'Union et
Progrès. On peut se demander si, à défaut de grands talents
militaires, l'expérience et l'autorité personnelle de certains des
généraux maintenant rayés des cadres, n'auraient pas pu,
encore, être utiles à l'armée. On peut en citer, comme l'éner-
gique maréchal Ibrahim pacha, qui eussent certainement pu
rendre d'utiles services.
Mais de quelque manière qu'on les apprécie, les dernières
mesures, aussi bien la reconstitution des commandements que
LES NOUVELLES FORMATIONS DE L AHMEE OTTOMANE
231
répuration des cadres actifs, montrent que les questions mili-
laires sont au premier rang parmi les préoccupations des
hommes qui gouvernent actuellement la Turquie.
Nous donnons, ci-dessous, le tableau des corps d'armée et
divisions tels qu'ils résultent des dernières décisions, ainsi que
des circonscriptions de recrutement correspondantes.
Services
du recrutement
Corps d'armée
]
Divisions
divisionnaires
I.
Conslantinople . . .
|re
Stamboul
Konia
—
2«
Hadem-Keuy
Eski-Chéhir
—
3e
Scutari
Izmid
II.
Andrinople
4e
Andrinople
Andrinople
—
3°
Andrinople
Fatih (Stamboul)
—
6*
Kyrk Kilissé
Sélimié (Scutari)
III.
Rodosto
7»
8«
Rodosto
Balikéssir
Panderma
Soma
—
9''
Gallipoli
Tchanak-Kalé
(Dardanelles)
IV.
Smvrne
10«
ne
Smyrne
Dénizli
Smyrne
Denizli
—
12«
Bourdour
Bourdour
V.
Angora
13e
14e
Angora
Kastamouni
Angora
Kastamouni
—
15"
Yozgliad
Yozghad
VI.
Alep
260
Alep
Alep, Aïntab
—
16'=
Adana
Adana
VII
Sanaa (Yémeni.. .
19^
Sanaa
—
—
20e
Hodeida
—
VIII.
Damas
2o«
27e
Damas
Haï fa
Damas, Tripoli
Haîfa, Jérusalem
IX.
Erzéroum
17e
Baïjjourt
Trébizonde
—
28e
Erzéroum
Erzéroum
—
29e
Erzéroum
Erzéroum
X.
Erzindjan
30e
Erzindjan
Sivas, Amasïa
—
31e
Erzindjan
—
—
32e
Sivas
Samsoun
XI.
Van
18e
Ma'mouret-ul-Aziz
Ma'mouret-ul-Aziz
(Harpout)
—
33e
Van
Van
—
34e
Mouch
Mouch
XII.
Mossoul , .-.
3oe
Mossoul
Mossoul
—
36e
Kerkouk
Kerkouk
XIII.
Bagdad
37e
Bagdad
Bagdad
—
38e
Bassora
Hilé
Divisions indépendantes.
21e
Assir
—
—
22e
Iledjaz
—
E. M.
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
La réponse de la Triple Alliance à la Note britannique.
Le 6 février, les ambassadeurs des puissances de la Triple Alliance
à Londres se sont rendus séparément au Foreign Office pour faire
connaître la réponse verbale de leurs gouvernements à la dernière
note anglaise qne nous avons analysée il y a quinze jours. Aucun
communiqué officiel n'a été publié quant à la teneur de cette ré-
ponse; mais d'après des informations officieuses, venues de Londres
et de Vienne, l'Allemagne, l'Italie et l'Autriche accepteraient le prin-
cipe de la double déclaration à Athènes et à Constantinople. Les trois
puissances insisteraient toutefois pour que l'on imposât à la Grèce,
comme dates extrêmes de l'évacuation de l'Epire, le l""^ et le ol mars :
l'évacuation commencée le l''', devrait être entièrement terminée le
31. D'autre part, pour ce qui concerne les mesures à. prendre au cas
où la Porte ou bien la Grèce ne s'inclinerait pas devant la décision
nettement exprimée par les puissances, la Triplice estimerait qu'il
n'y a pas lieu, pour le moment, de discuter la nature de ces sanctions
dont l'éventualité reste problématique; il serait suffisant de se con-
certer à ce propos si la mise en demeure des puissances restait sans
effet à Constantinople ou à Athènes. Dans ces conditions, et étant
donné que la réponse de la Triple Alliance ne constitue pas une
acceptation pure et simple de la note anglaise, il y a lieu à un nouvel
échange de vues entre les gouvernements des six puissances et par
conséquent la démarche collective et simultanée auprès de la Porte
et de la Grèce se trouve encore ajournée.
Le prince de "Wied, souverain de l'Albanie.
Le prince de Wied, ayant reçu des gouvernements italien et autri-
chien la promesse d'une avance de 10 millions de n)arks sur l'em-
prunt albanais qui se négocie actuellement, a informé officiellement,
le 6 février, les grandes puissances qu'il acceptait la souveraineté de
l'Albanie. Le prince s'est aussitôt rendu à Rome où il est arrivé le
9 février pour s'entretenir avec le roi Victor-Emmanuel. De Rome,
LES AFFAIRES d'ORIENT 233
il doit aller à Vienne, où il sera reçu par l'empereur François-Joseph;
puis il retournera en Allemagne, et recevra, vers le 16 février, la délé-
gation officielle albanaise^ que lui présentera Essad pacha. Le point
de débarquement du prince de Wied à son arrivée en Albanie sera,
suivant les journaux, fixé d'un commun accord entre l'Ilalie et l'Au-
triche. Quant au choix de sa capitale, des influences italiennes et
autrichiennes s'emploieraient à résoudre la question, chacune dans
un sens différent. Le prince de Wied ne manquera pas d'exposer, sur
ce point, ses vues personnelles. Enfin la Tribuna donne les indica-
tions suivantes sur le port d'embarquement du nouveau souverain :
Le prince de Wied, après ses visites à Rome et à Vienne, rentrera en
Allemagne, et en son temps s'embarquera pour l'Albanie dans le port
que, suivant les circonstances et le moment, il jugera opportun pour la
rapidité et la commodité du voyage.
Les gouvernements italien et austro-hongrois ont décidé de ne donner,
au choix qui sera fait, aucune signification politique et de n'exercer sur le
prince aucune influence, le laissant entièrement libre de choisir le port,
italien ou austro-hongrois, qu'il jugera le plus opportun.
Les gouvernements ont décidé, d'odrir au prince de s'embarquer sur
un navire appartenant à la puissance sur le territoire de laquelle se trou-
vera le port choisi. Ce navire sera escorté par un navire appartenant à
l'autre puissance.
Le voyage de M. Venizelos.
En quittant Londres, M. Venizelos a continué sa tournée euro-
péenne par Berlin, Vienne, Saint-Pétersbourg et Bucarest où il est
arrivé le 7 février. Il s'est, 'à plusieurs reprises, déclaré enchanté des
résultats de son voyage. Il aurait, assure-t-on, obtenu des puissances
une légère rectification de la frontière albanaise concernant le pla-
teau au Sud d'Argirocastro et la région de Konilza. A Pélersbourg
et à Bucarest, M. Venizelos s'est retrouvé avec M. Pachitch, et les
deux hommes d'État ont eu de fréquentes conversations auxquelles
on s'accorde à reconnaître une certaine importance, spécialement en
ce qui concerne la consolidation de l'entente balkanique de la Serbie,
de la Grèce et de la Roumanie.
L'Autriche et la Roumanie. Déclarations de M. Filipesco.
\j Indépendance roumaine du 15 28 janvier reproduit les déclara-
tions suivantes faites au journal Az Est de Budapest par M. N. Fili-
pesco, ancien ministre de la Guerre de Roumanie, et relatives aux
pourparlers engagés actuellement en vue d'une entente entre le gou-
vernement hongrois et les Roumains de Hongrie.
De la réalisation de cette entente, a déclaré M. Filiposco, dépend h'
rétablissement des bons rapports avec l'Autriche-Hongrie, tels qu'ils étaient
avant la crise balkanique. Si les tentatives ne donnent pas un bon résultat,
je puis affirmer que le retour de bonnes relations entre nous et l'Autriche-
Hongrie sera impossible à jamais.
234 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLOMALES
Nous n''avons pas trouvé de la part de la diplomatie austro-hongroise
l'appui sur lequel nous étions en droit de compter. C'est là l'unique chose
que nous escomptions lorsqu'à grand'peine nous supportions la situation
des Roumains de Ilonctrie. L'absence de l'appui sur lequel nous comptions
contribuera plus encore à nous éloigner de la monarchie.
Si l'Autriche- Hongrie avait tenu compte des rapports entre nous, elle
aurait dû soutenir les prétentions minimes de la Roumanie avec la déci-
sion dont elle a fait preuve dans l'affaire d'Albanie, pour Scutari et le port
serbe de l'Adriatique. Mais elle s'est bornée à nous donner des conseils
platoniques, et sa bienveillance envers nous n'a pas différé de celle que
nous ont témoignée d'autres Etats avec lesquels nous n'avions pas de
relations spéciales.
A un moment donné, pendant la crise — la chose a été tenue secrète
jusqu'ici, mais aujourd'hui je vous autorise à la publier — j'ai proposé
au conseil des ministres qu'on pose la question suivante au ministre aus-
tro-hongrois à Bucarest : « Ne nous appuyez plus dans d'autres ques-
tions, mais dites-nous si vous considérerez les prétentions minima de la
Roumanie comme une question touchant la monarchie de près ? »
La réponse fut la suivante : « Le ministre d'Autriche- Hongrie nous
communique qu'un nouveau terme a été fixé pour les tractations avec la
Bulgarie ».
Avec l'appui de l'Autriche-Hongrie nous n'avons pu atteindre un résul-
tat positif dans aucune question. Ainsi, on nous a communiqué de
Vienne que l'Autriche-Hongrie demanderait que la Roumanie soit repré-
sentée à la réunion des ambassadeurs ; la demande fut repoussée, la porte
nous fut fermée au nez.
Nous connaissons, d'autre part, les faveurs que l'Autriche-Hongrie a
accordées à la Bulgarie pendant le conflit, en fournissant à notre détri-
ment même des armes et des cartouches des fabriques autrichiennes.
Notre amie, l'Autriche-Hongrie, a demandé encore la revision de la
paix de Bucarest. Si la Russie a fait la même demande, ce n'est pas la
même chose, car il y a une grande différence entre les deux Etats. La
Russie n'avait aucune obligation vis-à-vis de nous, elle pouvait donc
employer un autre langage.
Considérez les Roumains de l'Ardea comme de bons citoyens de l'Etat
hongrois ; faites que nous n'entendions plus l'écho de leurs plaintes et
les relations entre nous et l'Autriche-Hongrie redeviendront ce qu'elles
furent jadis.
Mais si nous continuons à entendre ces plaintes qui nous vont au
cœur et si nous ne pouvons pas compter avec assurance sur l'appui de
l'Autriche-Hongrie à l'occasion d'un nouveau conflit balkanique, je vous
déclare — c'est l'opinion générale — qu'il ne se trouvera plus un gouver-
nement qui consente à suivre vis-à-vis de l'Autriche-Hongrie la politique
faite jusqu'à ce jour.
Nous n'avons pas le droit de nous immiscer dans les affaires intérieures
des autres Etats, mais nous avons la liberté de tourner le tranchant d&
notre politique extérieure contre qui nous voulons.
La politique étrangère de la Roumanie.
Le nouveau ministre roumtiia des Aflaires étrangères, M. Porum-
baru, a fait à un rédacteur du Temps^ le 28 janvier, les déclara-
tions suivantes sur la politique étrangère du royaume :
LES AFFAIRES d'oHIENT 235
Actuellement notre politique est toute définie : c'est le maintien, et si
je puis le dire l'organisation de la paix de Bucarest. Sans aucuiie inimi-
tié pour aucun peuple, nous entendons au contraire vivre en bonne intel-
ligence avec tous. Nous sommes convaincus qu'après l'effort de Tannée
dernière, toutes les nations qui furent mêlées à la crise ont un impérieux
besoin de tranquillité. La Roumanie travaillera pour assurer par tous les
moyens la consolidation et au besoin la défense de ce traité qui fut signé
à Bucarest et dont elle se considère en quelque sorte comme la gar-
dienne.
C'est pour ces raisons que nous voyons avec intérêt la sage influence
que l'Europe exerce pour arriver à établir un état de choses durable en
Albanie. II est certain que si les grandes puissances s'appliquent à aimer
le nouveau royaume pour lui-même, c'est-à-dire à ne pas l'aimer trop pour
soi ou contre quelqu'un, qu'elles s'appliquent au contraire à favoriser
tout ce qui pourra contribuer à sa stabilisation définitive, le nouvel Etat
deviendra un facteur et une garantie de paix. Nous espérons e'galement
qu'après le voyage qu'entreprend en ce moment M. Venizelos dans les
différentes capitales de l'Europe, les difficulté? pendantes entre la Grèce
et la Turquie s'aplaniront.
Quant à la France, nous sommes ses amis sincères; il est des pages
importantes de notre histoire — et même celles de la dernière crise — où
nous avons trop senti les bienfaits de sa très précieuse influence pour
que nous puissions jamais l'oublier. Cette amitié nous est d'ailleurs un
devoir très facile, car par la race, par les goûts et par l'éducation, vous
savez combien nous sommes près de votre nation, de son tempérament et
de sa culture. En ce qui me concerne, je m'appliquerai de toutes mes
forces à accentuer tout ce qui peut nous unir, car je crois fermement aux
bénéfices très sérieux qui pourront résulter de l'action française combinée
avec l'action roumaine, au double point de vue économique et politique.
La politique balkanique de la Bulgarie.
Le correspondant du Petit Parisieji à Sofia a eu, le 9 février, une
intéressante conversation avec le président du Conseil, M. Rado-
slavof, qui s'est vivement élevé contre la campagne de calomnies que
certains organes étrangers continuent à mener contre la nation
bulgare. M. Tontchef, le ministre des Finances, qui assistait à l'en-
tretien, a ajouté qu'après des épreuves terribles comme celles qu'elle
vient de surmonter, la Bulgarie saura donner des preuves à tout le
monde civilisé qu'elle méritait un traitement plus équitable.
A peine la seconde guerre finie, dit encore M. Radoslavof, nous avons
affirmé à plusieurs reprises, à la Chambre, dans des meetings et dans les
journaux, que pendant très longtemps, durant de longues années, la Bul-
garie ne voudra vivre que dans la paix, qui sera la première condition de
son relèvement économique et de sa rénovation morale, enfin de son
progrès. Nous avons dernièrement, au Sobranié, démenti avec grande
énergie que le gouvernement actuel fût partisan d'une nouvelle guerre.
Nous, avons démenti aussi, plus d'une fois, tous les bruits qui ont
couru sur un accord turco-bulgare. Je peux vous assurer qu'un pareil
accord est impossible, pour la bonne raison qu'il serait contraire à notre
236 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALKS
désir, à notre volonté de vivre en paix, tandis que la Turquie est animée de
tout autres considérations à l'égard de la Grèce.
Nous ne nourrissons aucune rancune vis-à-vis de nos voisins les Serbes
et les Grecs^ dont nous aurions cependant toute espèce de raisons de nous
plaindre...
La seule chose que se réserve le gouvernement actuel c'est de demander, à
tout moment propice, la revision du traité de Bucartst, mais seulement par
des moyens qui ne pourraient aucunement nuire à la paix balkanique. La
nation bulgare rappellera sans cesse les injustices dont elle souffre, et
elle espère que les grandes puissances les reconnaîtront et répareront, par
voie diplomatique, les préjudices immérités qui lui ont été causés.
Donc, notre politique extérieure et intérieure se résume dans ce seul
mot : la paix.
La visite du diadoque à Bucarest.
Le diadoque est arrivé à Bucarest le 4 février afin de remettre
officiellement au roi Charles et au prince Ferdinand la médaille
créée par le roi Constantin pour commémorer les dernières guerres.
Cette visite serait aussi motivée par le projet de fiançailles avec la
princesse Elisabeth. Le 5 février, un dîner de gala a eu lieu au
palais en l'honneur du diadoque; le roi Charles a porté un toast dont
voici le principal passage :
Les relations cordiales de la Roumanie et de la Grèce nous sont un
gage particulièrement précieux car elles ont été cimentées par une action
commune qui a rendu possible le rétablissement de la paix et qui a établi
l'équilibre dans les Balkans. Ce fait historique contribuera à resserrer plus
encore notre amitié et à ouvrir une ère nouvelle de calme et de prospérité
pour nos Etats.
Dans sa réponse, le diadoque a remercié le roi. II a dit que les
résultats produits par l'intervention roumaine et le traité de Bucarest
ont fait mieux ressortir la communauté d'intérêts des deux pays et
contribueront à les resserrer davantage pour l'avenir.
La Russie et la Bulgarie.
Le 1" février, le roi Ferdinand de Bulgarie a reçu M. Salvinsky, le
nouveau ministre plénipotentiaire de Russie à Belgrade, en audience
solennelle pour la remise de ses lettres de créance. M. Salvinsky a
prononcé l'allocution suivante:
Sire, j'ai l'honneur de remettre entre les mains de Votre Majesté les
lettres qui m'accréditent auprès d'elle en qualité d'envoyé extraordinaire
et de ministre plénipotentiaire de Sa Majesté l'empereur de Russie. Je
suis heureux et flatté du choix qu'il a plu à mon auguste maître de faire
de ma personne pour représenter le gouvernement impérial auprès de
Votre Majesté.
J'arrive dans votre pays à un moment difficile, à un moment où toutes
les forces de la Bulgarie doivent être consacrées à l'œuvre régénératrice.
Mais j'ai trop confiance dans les ressources matérielles et dans les qualités
morales du vaillant peuple bulgare pour douter un seul instant de la pro-
ductivité de son travail intelligent sous l'égide éclairée de Votre Majesté.
LES AFFAIRES d'oRIENT 237
Ai-je besoin, Sire, d'ajouter, qu'aujourd'hui comme par le passé la
Bulgarie peut être sûre que ses progrès seront suivis avec sympathie et
bienveillance par la Russie et son souverain dans sa sollicitude tradition-
nelle pour le bien-être et les intérêts bien compris de la nation bul-^are?
Je suis convaincu que je saurai remplir la tâche qui m'est confiée par la
volonté de mon auguste maître avec l'appui de Votre Majesté et le con-
cours de son gouvernement. J'ose exprimer l'espoir de trouver auprès de
vous le soutien, la franchise et la confiance, ces gages précieux et indis-
pensables pour la réussite du travail auquel seront dorénavant vouées
toutes mes forces.
Le roi a répondu :
Monsieur le ministre, c'est avec plaisir que je reçois de vos mains les
lettres par lesquelles Sa Majesté l'empereur de Russie vous accrédite au-
près de ma personne en qualité d'envoyé extraordinaire et de ministre
plénipotentiaire. Je vous remercie des aimables termes en lesquels vous
vous félicitez du choix qui a été fait de vous par votre auguste souverain
pour représenter le gouvernement impérial. J'y suis également très sen-
sible, au début de la haute mission qui vous ramène dans mon pays en cet
instant où la Bulgarie consacre ses forces et son énergie à se remettre des
dures épreuves qu'elle vient de traverser. L'intérêt bienveillant avec lequel
la Russie et son souverain ne peuvent manquer de suivre ces efîorts et la
sympathie personnelle avec laquelle vous vous faites l'interprète de cette
traditionnelle sollicitude me sont une garantie des sentiments qui vous
animent.
Vous rencontrerez auprès de moi et de mon gouvernement, dans toutes
les circonstances, l'appui qui pourra faciliter l'accomplissement de votre
mission. Je vous souhaite la bienvenue parmi nous.
L'accord russo-turc.
Un communiqué Havas annonce que les gouvernements de Saint-
Pétersbourg et de Constantinople se sont mis définitivement d'accord
pour ce qui concerne les réformes arméniennes.
Le raccordement des chemins de fer grecs
au réseau européen.
La Grèce vient de charger une maison française de raccorder son
réseau de chemins de fer au réseau européen. Le 25 janvier, M. Veni-
zelos a signé avec la Compagnie des Balignolles la convention rela-
tive à la construction de cette voie de quatre-vingt-quinze kilomètres
qui doit être achevée dans le plus bref délai possible et mettra Athènes
à soixante heures de Paris. Le gouvernement hellénique, pour faci-
liter le trafic, est décidé en outre à établir un raccordement entre la
ligne de Salonique-Monastir, à laquelle aboutira le chemin de fer
d'Athènes-Larissa, et la ligne de Salonique-Uskub, de façon à éviter
le coude sur Salonique. Ainsi recevra satisfaction un des vœux les
plus ardents de la Grèce, qui ressentait péniblement les inconvé-
nient§ de ne pas avoir de communications terrestres avec le reste de
l'Europe.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — Le vote de Vemprunt du Maroc par la Chambre des
députés. — Le 28 janvier, après une courte discussion, la Chambre
des députés a voté à mains levées, sur le rapport de M. Maurice
Long, le projet du gouvernement autorisant le protectorat du Maroc
à contracter un emprunt de 170.250.000 francs pour exécution de
travaux publics et remboursement du passif Makhzen. Yoici le texte
de ce projet :
Article premier. — Le gouvernement du protectorat du Maroc est
autorisé à réaliser, par voie d'emprunt et à un taux qui ne pourra excéder
4,60 %, amortissement compris, une somme de 170. 2b0. 000 francs rem-
boursable en soixante-quinze années et applicable aux seuls objets ci-
après :
l» Payement des dettes contractées par le Makhzen : dettes
diverses 2o. 000. 000
2° Indemnités aux victimes des événements de Fez, dé
Marrakech, etc 5.000.000
?,° Travaux du port de Casablanca 50.000.000
4» Travaux de routes au Maroc .36.250.000
5" Installation des services publics :
a) Aménagement provisoire de la résidence
• générale et des services administratifs à
Rabat 3.000.000
b) Installation des services administratifs dans
les villes autres que Rabat 2 . OOO . 000
c) Installation des services judiciaires et péni-
tentiaires 2 . 000 . 000
7.000.000 7.000.000
6° Construction, aménagement, installation :
a) D'hôpitaux, d'ambulances, de dispensaires,
de bâtiments divers pour l'assistance mé-
dicale 10.000.000
6) D'écoles, de collèges, de bâtiments divers
pour l'instruction publique 10.000.000
c) De lignes et de postes télégraphiques et
téléphoniques, de bureaux postaux ou télé-
graphiques M .000.000
31.000.000 31.000.000
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 239
7° Premières dépenses nécessitées par la mise
en valeur des forêts du Maroc 3.000.000
Irrigations, cliamps d'essai, dessèchement de
marais 2 . 000 . 000
Exécution de la carte du Maroc 500.000
Premiers travaux d'exécution du cadastre. ... 1 .oOO.OOO
7.000.000 7.000.000
8° Subvention aux villes du Maroc pour travaux muni-
cipaux 7.500.000
9° Etudes de lignes de chemins de fer 500.000
lOo Conservation des monuments historiques. . . , 1 .000.000
Total 170. 250 . 000
Les fonds reconnus disponibles sur les évaluations portées à la présente
loi pourront être affectés, par voie de décret rendu sur le rapport du
ministre des Affaires étrangères, après avis du ministre des Finances, à
l'un quelconque des objets prévus au programme.
Art. 2. — L'ouverture des travaux divers désignés à l'article l^"" ci-
dessus, aura lieu, sur la proposition du commissaire résident général, en
vertu d'un décret rendu sur le rapport du ministre des Affaires étrangères,
après avis du ministre des Finances.
Art. 3. — L'emprunt sera réalisé par fractions successives au fur et à
mesure des besoins. La réalisation de chacune de ces tranches sera auto-
risée par un décret du président de la Républiaue, rendu sur la proposition
des ministres des Affaires étrangères et des Finances.
La première tranche de l'emprunt ne pourra appliquer qu'une somme
de 2.500.000 francs aux constructions, aménagements et installations d'hô-
pitaux, d'ambulances, de dispensaires et de bâtiments divers pour l'assis-
tance médicale et qu'une somme de 4 millions de francs aux constructions,
aménagements et installations d'écoles, de collèges et de bâtiments divers
pour l'instruction publique.
Le rapport à l'appui des décrets autorisant la réalisation des parties
successives de l'emprunt fera connaître l'emploi des fonds antérieurs, les
noms des parties prenantes, des frais de publicité, l'avancement des tra-
vaux, les dépenses restant à effectuer, et ce rapport devra, en outre,
établir :
t» Que les projets définitifs des travaux à entreprendre et s'il y a lieu,
les projets de contrats relatifs à leur exécution, ont été approuvés par le
ministre ;
2° Que l'évaluation des dépenses des nouveaux ouvrages à entreprendre,
augmentée de l'évaluation rectifiée des dépenses des ouvrages déjà exé-
cutés ou en cours d'exécution ne dépasse pas le montant de l'emprunt
autorisé par la présente loi.
Ce rapport sera publié au Journal officiel de la République française en
même temps que le décret autorisant l'ouverture des travaux.
Art. 4. — L'annuité nécessaire pour assurer le service des intérêts et
de l'amortissement de It'emprunt autorisé par la présente loi sera inscrite
obligatoirement au budget général du protectorat marocain ; le payement
en sera garanti par le gouvernement de la République française.
Les versements faits au titre de la garantie constitueront des avances
remboursables, non productives d'intérêts.
Le gouvernement du protectorat devra, aussi longtemps qu'il fera appel
240 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
à la garantie de l'Etat français ou lui restera redevable d'avances consen-
ties à ce litre, affecter au service de l'emprunt ou au remboursement
desdites avances 50 % au moins de l'excédent de ses recettes brutes de
toute nature au delà de 25 millions de francs.
Le payement des intérêts et le remboursement des obligations seront
effectués à Paris.
Art. 5, — Le ministre des Affaires étrangères publiera, avant le
1*' juillet de chaque année, au Journal officiel de la République française,
un rapport faisant ressortir la situation au 31 décembre précédent de
chacun des travaux imputés sur l'emprunt autorisé par la présente loi. Ce
rapport donnera également, pour chacun de ces travaux, l'évaluation rec-
tifiée tenant compte de toutes les circonstances qui, à celte date, auront
pu motiver une modification de l'évaluation primitive.
Art. 6. — Le gouvernement français autorise le gouvernement du pro-
tectorat à disposer de l'excédent des revenus affectés au service de l'em-
prunt de 00 millions contracté en vertu de l'accord du 21 mars 1910 et à .
différer le versement de l'annuité de 2.740.000 francs prévue par l'article 4
du même accord pour le remboursement en soixante-quinze années des
dépenses militaires et navales dont le montant a été arrêté au 3i dé-
cembre 1909 à la somme de 70 millions jusqu'au moment où le gouverne-
ment français estimera que l'état des finances chérifiennes permet de
commencer le service de cette annuité.
Art. 7. — Les actes susceptibles d'enregistrement, auxquels donnera
lieu l'exécution des dispositions de la présente loi seront passibles du droit
fixe de 3 francs.
Art. 8. — Il sera établi annuellement un budget des fonds d'emprunt
du protectorat du Maroc comprenant les recettes et dépenses afférentes à
l'emprunt faisant l'objet de la présente loi, ainsi qu'aux emprunts de 1904
et de 1910.
Le compte définitif du budget des fonds d'emprunt du prolectolat du
Maroc sera soumis chaque année à l'approbation des Chambres.
— Le règlement du différend franco-anglais de Mascate. — Le
4 février, le ministre anglais des Affaires étrangères et l'ambassadeur
de France à Londres M. Cambon ont échangé des notes réglant le
nouvel arrangement relatif à Mascate. Le gouvernement français
s'engage par cet accord à ne pas réclamer pour ses nationaux
les privilèges et immunités qui leur étaient garantis par le traité
signé en 1844 entre la France et le sultan de Mascate, autant que
ces privilèges et garanties sont incompatibles avec les règlements
qui interdisent le commerce illicite des armes et des munitions de
guerre dans le sultanat. Sur les autres points, le traité de 1844 reste
en vigueur. Les deux maisons françaises qui se trouvent lésées dans
leurs intérêts commerciaux par cet accord recevront une indemnité
du gouvernement anglais. En fait, nous renonçons bénévolement à
l'exercice d'un des droits formellement reconnus en notre faveur par
le traité de 184 4. « Ce n'est pas ainsi, remarque très justement
« VAùe [française que nous avions envisagé la solution du problème
u mascatais. Nous exprimions, il y a quelques mois, l'espoir que le
c( différend franco-anglais relatif à Mascate fut tranché d'une façon
« large et définitive. La France aurait abandonné catégoriquement les
RENSEIGNEMEMS POLITIQUES 241
« privilèges qu'elle détient en vertu du traité de 1844 et dont le
« maintien est susceptible, nous le reconnaissions de créer, au goû-
te vernement anglais d'inutiles complications. En compensation de
c( cet abandon politique, celui-ci nous aurait fait une concession
« d'ordre également politique dont nous entrevoyions la possibilité
(( en Afrique. Telle est la solution désirable. Nous regrettons qu'elle
« n'ait pas prévalu. » Nous le regrettons également.
— L'incident Poutilof. — Une information du correspondant de
L'Echo de Paris à Saint-Pétersbourg, signalant le bruit que les
usines d'armement Poutilof venaient d'être achetées parla maison
Krupp, a soulevé ces jours derniers en France une vive émotion. La
nouvelle a d'ailleurs été aussitôt officiellement démentie de source
russe. On a expliqué qu'il n'avait jamais été question d'un achat
de la maison Poutilof par Krupp; que des pourparlers avaient bien
été engagés entre la Deutsche Bank et Krupp, et la maison Poutilof,
en vue d'une augmentation de capital de cette dernière Société,
mais que ces pourparlers n'avaient été suivis d'aucun commence-
ment d'exécution. Postérieurement un communiqué de l'agence
télégraphique de Saint-Pétersbourg a déclaré, en outre, que le gou-
vernement impérial n'autoriserait jamais une combinaison alle-
mande, quelle qu'elle fût, tendant à une participation financière
ou autre dans l'exploitation ou l'administration des usines Poutilof.
Enfin le 3 février, le président du Conseil, ministre des Affaires
étrangères, M. Doumergue a donné à la commission des Affaires
extérieures de la Chambre des députés les explications suivantes
qui mettent fin ofTiciellement à l'incident :
L'usine Poutilof a été créée au lendemain de la guerre russo-japonaise,
quand la Russie eut décidé de nationaliser la fabrication et la construction
des enfçins nécessaires à sa défense. Cette usine s'est agrandie depuis, et
il y a quelque temps elle songeait à augmenter encore ses moyens d'action.
Elle a négocié avec diverses maisons, avec qui elle avait déjà traité anté-
rieurement, un accroissement de capital. Un représentant du Creusot était
à Saint-Pétersbourg, poursuivant ces négociations, quant il fut rappelé en
l^rance par la mort de sa mère. En son absence, la maison Ivrupp fit des
otfres de concours à la maison Poutilof. C'était le 25 janvier. Le Creusot
fut prévenu le 20. Je fus prévenu moi-même le 27. Je télégraphiai à Saint-
Pétersbourg, d'où je reçus immédiatement l'assurance que le gouverne-
ment russe tiendrait la main à ce que la maison Krupp ne puisse prendre
une place prépondérante dans la maison Poutilof. A la suite des pourpar-
lers entre le gouvernement français et le gouvernement russe, les inté-
ressés français ont pris leurs dispositions pour poursuivre les négociations
interrompues et écarter la maison Ivrupp de la combinaison projetée.
— L'ambassade de France à Saint-Pétersbourg. — M. Delcassé à
présenté ses lettres de rappel à l'empereur Nicolas II, le 29 janvier.
Celle audience privée a eu un caractère tout particulièrement cor-
dial dont les commentaires de la presse ont accentué l'importance.
Le tsar a fait remettre à M. Delcassé par le ministre des Alfaires
QuKST. DiPL. ET Col. — i. xxxvii. 15
242 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
étrangères, M. Sazonof, le grand cordon et le collier de Saint-André^
la plus haute distinction russe, réservée aux personnages que l'em-
pereur désire honorer d'une manière tout à fait spéciale. En dehors
des grands-ducs qui le reçoivent à leur naissance, on ne compte en
Russie que trois ou quatre dignitaires de cet ordre; en France
parmi les personnalités civiles, seuls M. Poincaré^, M. Fallières,
M. Loubet ont l'Ordre de Saint-André. M. Delcassé est rentré à Paris
ie 2 février.
— Prochaine visite à Paris des souverains anglais. — Le roi George
et la reine Mary se rendront à Paris en visite officielle dans le milieu
du mois d'avril. Les souverains seront accompagnés du ministre des
Affaires étrangères, sir Edward Grey. C'est la première visite offi-
cielle que rendront le roi et la reine d'Angleterre. Leur visite à
Berlin au mois de mai dernier^ à l'occasion du mariage de la prin-
cesse Victoria-Lou'se avec le prince de Cumberland, était en effet
une visite de famille: elle n'avait aucun caractère officiel.
Nécrologie. — M. Paul Déroulède est mort le 30 janvier à Nice
des suites d'une crise d'urémie. Il était né à Paris en 1846.
Le vice-amiral Germinet, ancien commandant en chef de l'escadre
de la Méditerranée, est mort à Paris le 2 février à l'âge de 67 ans.
Le général Girardot, commandant des troupes du Maroc oriental,
est mort le 4 février à Oudjda des suites d'une congestion pulmo-
naire. Il était âgé de 59 ans.
Allemagne. — L'épilogue des incidents de Saverne. La démission du
gouvernement d'Alsace-Lorraine. — L'événement prévu et prédit
depuis plus d'un mois/conséquence logique des affaires de Saverne
et de leur répercussion politique et populaire, vient de se produire :
le gouvernement d'Alsace-Lorraine tout entier, ministres et stat-
thalter, a démissionné et un nouveau ministère a dû être constitué.
Le statthalter, M. de Wedel reste il est vrai en fonctions, mais pro-
visoirement, pour quelques semaines à peine et seulement parce
qu'on est fort embarrassé de lui trouver un successeur. M. Zorn de
Jiulach est remplacé à la tète du ministère alsacien-lorrain par le
comte de Rœdern, conseiller supérieur du gouvernement à Potsdam
et reçoit la couronne de l'Ordre de l'Aigle rouge de première classe;
il ira siéger à la première chambre du Parlement d'Alsace-Lorraine.
MM. Mandel et Pelri, respectivement sous-secrétaires d'Etat à l'Inté-
rieur et à rAgriciiilure, qui suivent leur chef de file dans sa retraite,
sont également promus à une classe supérieure de lAigle rouge.
M. Kœhler garde la direction des Finances, sa présence à Strasbourg
ayant été jugée indispensable pour obtenir du Parlement le vote de
la réforme des impôts. Au comte de Rœdern sont adjoints comme
sous-secrétaires : aux Travaux publics et à l'Agriculture, le baron de
Stein, conseiller rapporteur à l'Office impérial de l'Intérieur; à la
KENSKIGNEMENTS POLITIQUES 243
Justice, M. Frenlien, directeur au ministère de la Justice de Prusse.
Le comte Siegfried de Rœdern, qui prend avec le secrétariat d'Etat
le portefeuille de l'Intérieur, ignore d'ailleurs tout des affaires
d'Alsace-Lorraine et n'a jamais encore été dans le pays.
Angleterre. — Les armements navals et la rivalité anglo-alle-
mande. — La question des armements navals et de la rivalité anglo-
allemande vient d'être traitée à vingt-quatre heures de distance, le
3 février à Manchester par sir Edward Grey, le 4 février à Berlin
par l'amiral de Tirpilz et M. de Jagow. Sir Edward Grey, après avoir
déploré, suivant le thème favori de certains libéraux anglais, la folie
des armements, a conclu néanmoins à la nécessité pour l'Angleterre
de maintenir intacte sa suprématie navale. Voici la péroraison de
sir Edward Grey :
Le point essentiel de la question est celui-ci : tandis qu'une augmen-
tation du programme des constructions navales d'une puissance amène
les autres puissances à dépenser plus de leur côté, une réduction du pro-
gramme d'une seule puissance n'a aucune chance d'être suivie d'une
réduction quelconque dans le programme des autres. Les peuples semblent
avoir le sentiment confus — sentiment inconscient et absurde — que le
vainqueur de cette course recevra un prix. Encore une fois c'est une idé*
absurde ; mais supposons qu'elle existe, consciemment ou inconsciemment,
et supposons encore que le cheval qui tient la tête soit épuisé et s'arrête,
les autres chevaux ne s'arrêteront pas pour cela. Ce pourra être au con-
traire pour eux une raison de redoubler d'efforts.
Les dépenses navales de l'Angleterre sont un facteur très important
dans la détermination des dépenses navales de toutes les puissances, mais
la force qui pousse toutes les puissances à augmenter leurs dépenses
navales échappe à tout contrôle.
Une réduction du programme naval anglais serait, en ce qui concerne
les diverses puissances, sans aucun efîet. Quant aux conséquences que
pourrait avoir finalement une pareille réduction, il est difficile de se pro-
noncer. Le résultat serait peut-être heureux, mais il pourrait également
être désastreux. Mais réduire dans de sérieuses proportions son programme
naval sans être bien sûr que les autres puissances européennes prendront
des mesures correspondantes, ce serait pour l'Angleterre un jeu beaucoup
trop risqué. Sans doute toutes ces dépenses sont regrettables et il faut
s'attendre à ce qu'au cours de la session qui va s'ouvrir de nombreux
orateurs se lamentent à ce sujet; mais il est essentiel qu'à l'étranger on
ne se méprenne pas sur le sens de ces lamentations.
Si nous crions plus fort que les autres, ce n'est point que le fardeau
soit plus lourd pour nous que pour les autres, au contraire. Si on prenait
les dix dernières années et si on comparait d'une part les sommes déper,-
sées par habitant pour les dépenses militaires, de l'autre les sommes dé-
pensées pour les réformes sociales, il est à croire qu'à tout point de vue
la comparaison serait à notre avantage.
Si dans ces pays les protestations contre les dépenses militaires sont si
violentes, c'est que nous sommes avant tout des hommes d'affaires et qu'à
ce titre nous sommes frappés plus que d'autres par l'énormité de ces
dépensés improductives. En tant qu'hommes d'affaires nous sommes cous-
ternés de voir un pareil gaspillage et nous sommes inquiets en songeant au
2'(i QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
résultat qu'il pourrait avoir finalement sur le crédit non seulement de
l'yVngleterre, mais de toutes les grandes puissances.
Et maintenant quelles sont les conclusions pratiques de tout ceci? Je ne
vois pas autre chose à faire que de maintenir nos dépenses dans la limite
nécessaire pour assurer notre sécurité et celle de notre Empire. On a
émis l'idée que nous devrions faire appel aux autres puissances et con-
clure avec elles des arrangements pour la réduction simultanée des arme-
ments.
Nous avons fait — j'ai fait moi-même — plusieurs appels de ce genre.
Je ne retire aucune des paroles que j'ai prononcées. Il ne faudrait pas
croire cependant que si les autres puissances refusent de faire ce qui nous
semble si urgent, la faute en hoit à l'Angleterre. Il nefaudraittout de même
pas croire qu'au fond elles meurent d'envie de le faire et que si elles hési-
tent à le faire, c'est qu'elles attendent de nous le geste décisif. La vieille
maxime : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on
vous fit » a besoin d'être modifiée en ce qui concerne la politique étran-
gère. Si vous voulez être en bons termes avec vos voisins, il faut les
traiter comme ils entendent être traités. Il ne sert à rien de leur faire des
propositions qui seront mal accueillies et qu'ils n'ont aucune envie d'ac-
cepter. Il ne faut pas oublier que la plupart des grandes nations continen-
tales regardent la question de leurs dépenses militaires comme une ques-
tion tout à fait personnelle et qu'elles considèrent comme offensante toute
tentative d'une nation étrangère de se mêler de ces questions. Le mieux
est, pour le moment, d'attendre que les grandes puissances soient convain-
cues comme nous le sommes de la nécessité de mettre un terme aux
dépenses militaires. Il faut espérer, d'ailleurs, que les difficultés finan-
cières qui sont l'inévitable rançon de cette politique amèneront une réac-
tion et rendront plus facile qu'à l'heure actuelle un arrangement pour la
réduction mutuelle des armements.
A Berlin, l'amiral de Tripitz, nîinistre de la Marine, a dit que
« l'idée d'une armée sans constructions navales, mentionnée inci-
« demment dans un discours électoral en Angleterre, ne peut pas
« être réalisée », et M. de Jagow, ministre des Affaires étrangères,
tout en reconnaissant que les relations anglo-allemandes sont
« confiantes, loyales et animées d'un esprit de conciliation réci-
« proque », a déclaré qu'il paraît difficile de réaliser la proposition
de vacances navales de M. Winston Churchill, qui n'a d'ailleurs point
trouvé grand écho dans l'opinion publique anglaise.
— La rentrée du Parlement britannique. Le discours du trône —
L'ouverture du Parlement britannique a eu lieu, le 10 février, avec
le cérémonial traditionnel. Le roi George a donné lecture du discours
du trône, dont voici le texte :
Mylords et Messieurs,
•Mes relations avec les puissances étrangères continuent d'être amicales.
C'est pour moi un grand plaisir de constater qu'il me sera possible d'aller
dans un prochain avenir faire avec la reine une visite au président de la
République française, et que j'aurai alors l'occasion de donner un témoi-
gnaga des cordiales relations qui existent entre nos deux pays.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES - 245
Mon gouvernement s'est concerté avec les autres puissances au sujet de
la solution de la question de l'Albanie et des îles de la mer Egée, en vue
de mettre en pratique les résolutions adoptées par les puissances au cours
de la conférence tenue l'an dernier à Londres par les ambassadeurs.
J'espère que ces échanges de vues contribueront au maintien de la paix
dans le sud-est de l'Europe. La commission internationale de contrôle
instituée en Albanie a pris des mesures afin d'établir l'ordre et la sécurité,
et à l'arrivée du nouveau souverain je suis sur qu'un grand pas sera fait
en ce qui concerne l'établissement d'une administration équitable et stable
dans le pays en question.
Je suis heureux de pouvoir dire qua les négociations que j'ai entreprises
à la fois avec le gouvernement allemand et avec le gouvernement ottoman
concernant des matières d'importance pour les intérêts commerciaux et
industriels de l'Angleterre en Mésopotamie sont très près de recevoir une
solution satisfaisante. Des questions depuis longtemps pendantes avec
l'empire turc en ce qui regarde les régions limitrophes du golfe Persique
paraissent également près d'aboutir à un arrangement amical.
J'éprouve une grande satisfaction à constater que la conférence inter-
nationale touchant la sécurité humaine sur les mers, qui s'est réunie
récemment à Londres à l'invitation de mon gouvernement, a eu pour
résultat la signature d'une convention importante qui, je l'espère, contri-
buera beaucoup à la protection de la vie humaine, principalement sur les
paquebots de l'Océan transportant des passagers.
On vous présentera un projet me permettant de remplir les obligations
imposées par cette convention.
Je regrette que dans mon empire de l'Inde la cessation trop tôt survenue
l'automne dernier des pluies de saison ait fait du tort aux récoltes agri-
coles sur de vastes espaces. La superficie qui a subi une sécheresse
exceptionnelle est heureusement restreinte et dans ces districts mes fonc-
tionnaires ont pris des mesures pour porter secours à la population victime
du fléau.
Messieurs de la Chambre des communes,
Le budget pour l'exercice de l'année prochaine vous sera soumis en
temps voulu.
Mylords et Messieurs,
Les mesures au sujet desquelles il y a eu des divergences de vues à la
session dernière entre les deux Chambres seront de nouveau soumises à
votre examen; je regrette que les efforts qui ont été faits pour arriver à
une solution à l'amiable des problèmes se rattachant au gouvernement de
l'Irlande n'aient pas été jusqu'ici couronnés de succès dans une question
qui provoque si vivement les espérances et les craintes de tant de mes
sujets et qui, à moins qu'on ne la traite maintenant avec circonspection
et dans un esprit de concessions mutuelles, menace de créer à l'avenir de
graves difficultés. C'est mon désir le plus sincère que la volonté et la
coopération des hommes de tous les partis et de toutes les confessions
puissent remédier aux dissensions et servir de base à un règlement
durable. Des projets vous serons soumis pour reconstituer la seconde
Chambre.
La commission royale qui a été nommée pour faire une enquête sur les
retards daiis l'administration de la justice, dans la division du Banc du
Roi, a maintenant fait son rapport. Des projets vous seront soumis en
vue de mettre à exécution certaines des recommandations qui demandent
246 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
le concours du Parlement. L'examen d'autres recommandations qui peu-
vent être effectuées par voie administrative est déjà bien avancé.
On vous présentera un projet élaljoré après un échange de vues avec
les gouvernements des Dominions jouissant d'un gouvernement auto-
nome, lequel a trait à la nationalité britannique et établit une naturali-
sation impériale.
Vous serez saisis d'un projet tendant à autoriser l'émission d'emprunts
pour des prêts aux gouvernements des protectorats de l'Afrique Occiden-
tale, afin de leur permettre d'exécuter certains travaux publics dont le
besoin est urgent pour un meilleur développement de leurs territoires.
On vous présentera aussi des mesures concernant l'habitation des
populations industrielles et agricoles en vue de réaliser des propositions
annoncées dans la dernière session, la modification de la loi concernant
le traitement et la punition des jeunes délinquants et l'amélioration sur
d'autres points encore de l'administration de la justice, et si on en a
le temps et l'occasion, des projets ayant trait à d'autres réformes
sociales.
Je demande humblement pour vos travaux concernant ces questions et
toutes les autres la bénédiction du Dieu tout-puissant.
La lecture du discours du trône est habituellement suivie d'une
discussion générale où aucun amendement n'est présenté. Etant
donnée cependant la gravité des circonstances, l'opposition avait
annoncé son intention de ne pas se conformer à cet usage et a pro-
posé immédiatement, aux deux Chambres, un amendement mettant
en évidence l'importance de la session qui s'ouvre. L'amendement a
été proposé à la Chambre des communes par M. Waller Long. Le
texte en est le suivant : « La Chambre des communes rappelle hum-
« blement qu'il serait désastreux de procéder plus longtemps à la
« discussion du Home Rule tant qu'il n'aura pas été soumis au
« jugement des électeurs ». A la Chambre des Lords, le même amen-
dement a été déposé par lord Middleton. La discussion de la motion
de l'opposition a commencé aussitôt dans l'une et l'autre Chambres.
Espagne. — Les chemins de fer trampyrénéens. — Le Journal offi-
ciel de Madrid a publié, le 27 janvier, le texte de l'avant-projet d'une
ligne à traction électrique allant de Madrid à la frontière française
et qui rendrait plus directes et plus rapides les communications avec
la France. Ce texte a été arrêté par le Comité du chemin de fer
Iranspyrénéen.
— Les élections espagnoles. — Le Conseil des ministres a fixé la
date des élections des députés au 8 mars, celle des élections des
sénateurs au 15 mars, et la réunion des Cortès au 2 avril.
PortugaL — Le nouveau minislère. — La crise ministérielle est
terminée. Le sénateur Bernardino Machado, ancien ministre des
Affaires étrangères du gouvernement provisoire, ambassadeur au
Brésil, a constitué le nouveau cabinet de la façon suivante :
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 247
Présidence du Conseil, Intérieur, et intérim des Affaires étrangères:
M. Bernardino Macliado;
Justice : M. Manoel Monteiro, avocat, ancien préfet de Braga, démo-
crate ;
Finances: M. Thomas Cabreira, un spécialiste des questions écono-
miques et financières, démocrate;
Guerre : général Pereira de Eça, ofticier d'artillerie, n'appartient à
aucun parti ;
Marine : M. Perez Rodrigues, ami personnel de M. Bernardino Ma-
chado ;
Travaux publics : M. Achiles Goncalvès, professeur;
Colonies : M. Couceiro Costa, gouverneur actuel de l'Inde portu-
gaise ;
Instruction publique : M. Almeida Lima.
M. Bernardino Machado a déclaré qu'il entendait appliquer une
politique de réconciliation et d'apaisement des partis.
Suède. — La défense nationale. — Une importante manifestation
a eu lieu, le 6 février, à Stockholm en faveur de la défense natio-
nale. Six heures durant, 30.000 paysans ont défilé devant le roi et
lui ont remis une adresse insistant sur ce fait que les paysans sont
prêts à faire les sacrifices nécessaires pour la défense du pays, mais
qu'ils désirent la solution immédiate de cette importante question.
La réponse du roi a été lue, du haut de deux tribunes, par le prince
héritier et le duc de Vestrogothie. Dans ce document, le roi dé-
clarait partager l'opinion des paysans et ajoutait que la question de
la défense nationale devait recevoir une solution complète et immé-
diate. Le souverain terminait en demandant aux paysans suédois de
compter sur leur roi comme autrefois. Cette manifestation a eu sa
répercussion au Parlement. Le 7 février, les députés socialistes et
libéraux ont vivement critiqué l'intervention de la Couronne, et le
président du Conseil M. Staaf a dit que le gouvernement avait
soumis au roi des représentations importantes. On parle, à ce propos,
de l'éventualité d'une crise ministérielle.
II. — ASIE.
Chine. — La dictature du 'président Youan Chi Kdi. — Un édit
du président Youan Chi Kai supprime toutes les autorités adminis-
tratives autonomes des provinces jusqu'à la réforme des assemblées
provinciales, parce que d'après les déclarations de quelques gouver-
neurs, ces assemblées ont dépassé leurs attributions, violé les lois
et toléré des abus.
L'élection des députés devant faire partie de la commission chargée
de modifier la Constitution, ne pourra, d'après le programme établi,
avoir lieu que dans cinq mois.
248 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
— Un nouveau chemin de fer. — Un accord préliminaire a été
signé le 21 janvier par le ministre des Communications pour la
construction d'une voie ferrée allant de Yunnan-Fou vers Ctioung-
King-Fou. C'est une ligne de la plus haute importance stratégique
destinée à relier diverses voies ferrées et grâce à laquelle les Fran-
çais, les Belges et les Russes auront entre eux un immense réseau
de 4.000 milles. Les Français vont commencer prochainement les
travaux de la section du chemin de fer allant de Kouei-Cho-Fou
dans la direction de Cheng-tou.
Indochine. — Arrestation cl évasion de Pham boi Chau. — Lors
de son voyage en Chine, quelques semaines avant son départ pour
la France, M. Albert Sarraut avait obtenu des autorités chinoises que
les instigateurs principaux de l'attentai du 26 avril à Hanoï, soit le
prince Cuong Dé et le lettré Pham boi Chau, condamnés à mort par
contumace, seraient recherchés activement. Vers le 20 janvier, un
câblogramme nous apprenait que le résultat des négociations du
gouverneur général ne s'était pas fait attendre et que Pham boi
Chau avait été arrêté à Canton, remis entre nos mains par le vice-
roi et embarqué à destination de Hanoï. Malheureusement, cinqjours
après, un nouveau télégramme nous apprenait l'évasion de Pham
boi Chau. Les prochains courriers nous apporteront vraisembla-
blement quelques détails sur ce double événement sur lequel il
serait vain de se livrera de nouvelles conjectures, à moins d'infor-
mations précises.
Asie anglaise. — Reconstitution de /' « All-India Moslem league »
de Londres. — L'Asie française annonce que la crise ouverte il y a
quelques mois au sein de la section de Londres de l'All-India Mos-
lem league s'est heureusement terminée. MM. Mahomed Ali et
Wazir Hasan, les représentants, pour ne pas dire les chefs des
« Jeunes Musulmans », voulaient voir adopter par la section de
Londres une politique plus avancée que celle à laquelle elle s'était
tenue jusqu'alors; ils avaient par leurs prétentions et par leurs
exigences, provoqué la démission de MM. Ameer Ali, président,
C.-A. Latif, vice-président, et A. -S. -M. Anik, trésorier honoraire de
la section; ils avaient enfin causé une déplorable et légitime émotion
parmi les membres de toutes les sections de la ligue. Plusieurs de
ces sections et non des moins importantes ni des moins actives,
celles des Provinces-Unies et du Pendjab entre autres, comme aussi
les chefs les plus autorisés de l'opinion musulmane dans l'Inde,
comme encore de nombreux Anglais amis des Indiens, avaient
exprimé l'espoir que les membres démissionnaires du bureau de la
section de Londres consentiraient à retirer leur démission. Cet
espoir n'a pas été déçu; dans une réunion du comité directeur, tenue
le 11 décembre dernier, le khan Aga a été nommé président d'hon-
neur de la section et MM. Ameer Ali, C.-A. Latif et A. -S. -M. Anik
ont accepté de revenir sur leur détermination antérieure. Ainsi va
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 2'l9
donc être maintenue la ligne de conduite de la section de Londres,
une ligne de conduite toute de coordination et de coopération à
l'œuvre accomplie dans l'Inde même pai' l'All-India Moslem league;
c'est la reconstitution de la section de Londres sur son ancien
pied. En refusant l'un après l'autre de recevoir les « délégués « des
(f Jeunes Musulmans » pendant leur séjour à Londres, lord Crewe
puis M. Asquith n'ont pas peu contribué à rallier l'opinion musul-
mane modérée autour des chefs expérimentés de la section de
Londres, et à refaire l'union dans l'AU-lndia Moslem league.
III. — AFRIQUE-
Algérie. — La question de VOuenza. — La Chambre des députés
a terminé le 6 février la discussion des interpellations de l'Ouenza
qui se prolongeait depuis plusieurs semaines. On sait qu'à l'an-
cienne convention, soumise de droit au Parlement parce qu'elle
comportait la création d'un chemin de fer, et débattue longuement
devant la Chambre, a été substituée une nouvelle convention qui
ne parle plus du chemin de fer. Cette convention est donc passée dans
les limites des attributions du gouvernement général de l'Algérie.
Si la Chambre s'en est saisie, c'est sous la forme, toujours possible,
des interpellations, et ce sont ces interpellations qui viennent en-
fin d'être closes par le vote de l'ordre du jour pur et simple.
Afrique du Sud. — La déportation des chefs syndicalistes du
Transvaal. — A la suite de l'échec de la grève des mineurs du Trans-
vaal, le gouvernement sud-africain a pris, vis-à-vis des principaux
meneurs, une mesure aussi énergique ({u'imprévue. lia fait embar-
quer militairement dix des chefs les plus importants et les plus po-
pulaires du parti syndicaliste à bord du vapeur Umgeni, qui les con-
duira directement et sans escale en Angleterre. Cette déportation de
citoyens anglais a vivement ému les syndicalistes du Royaume-Uni.
Est africain allemand. — L'achèvement du chemin de fer de Dar-es-
Salam au Tangantjka. — l^e dernier rail du chemin de fer de la co-
lonie allemande de l'Est africain allant de Dar-es-Salam, sur l'océan
Indien, à Cigoma, sur le lac Tanganyka, a été posé le l" février. Un
des premiers trains qui passeront sur cette voie nouvelle apportera
sur les rives du Tanganyka toutes les pièces nécessaires au montage
d'un vapeur qui fut expédié il y a quelques mois d'Allemagne. Il y a
lieu dé remarquer l'exceptionnelle rapidité avec laquelle la ligne a
été exécutée. C'est seulement en 1911 qu'un vote du Reichstag ap-
250 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
prouva le projet de construction des derniers 400 kilomètres allant de
Tabora à Cigoma.La longueur totale de la ligne est de 1.270 kilomètres.
Elle aura été achevée en trois années.
IV. — AMERIQUE.
Mexique. — Les Etats-Unis et l'anarchie mexicaine. — Le prési-
dent des Etats-Unis, M. Woodrow Wilson, vient d'autoriser les ex-
portations d'armes et de munitions par la frontière mexicaine. Cette
décision a donné naturellement une nouvelle impulsion à la guerre
civile. Les constilutionnalistes, encouragés par la levée de l'embargo
sur les armes, redoublent d'activité et des informations de source
américaine représentent la situation du président Huerta comme
tout à fait critique.
Pérou. — Coîip cVétat militaire. — Un pronunciamiento, organisé
par le colonel Bonavides et le chef démocrate Augusto Durand, vient
de renverser le président de la République, M. Billinghurst. Le Con-
grès s'est réuni en session extraordinaire à Lima, le 3 février, et a
décidé à l'unanimité de confier le pouvoir exécuiif à un Comité provi-
soire ainsi composé :
Président du Comité et ministre de la Guerre et de la Marine : colonel
Bonavides ;
Intérieur : Arturo Osores;
Justice : Rafaël Grau ;
Finances : José Balta;
Travaux pul3lics : Benjamin Boza;
Affaires étrangères : J. M. Manzanilla.
Ce Comité a pris possession du pouvoir le 4 du courant.
Haïti. — Ae succès de la révolution. — Le général Oreste Zamor
est entré le 7 février à Port-au-Prince à la tête des troupes révolu-
tionnaires et s'est fait proclamer président de la République parla
population. Un avis reçu par le département de la marine de
"Washington annonce que le capitaine du croiseur Lancaster a pris
le commandement des forces internationales réunies dans les eaux
de Haïti.
RENSEIGNEMENTS ÉCONOMIQUES
I. — EUROPE.
Angleterre. — Les relations économiques anglo-allemandes . — Il
est intéressant de constater que, malgré une concurrence très vive
sur tous les marchés du monde, l'Angleterre et l'Allemagne ont
d'étroites relations économiques. Un journal allemand a dressé le
tableau des exportations anglaises pour les trois dernières années
en livres sterling.
1910 1911 1912
Pays étrangers 2IO.842.Ool 217. 113. ,34:1 22r,.o22.i97
Possessions anglaises 107.734.993 114. 064. 544 127.760.398
Ces exportations se répartissent comme suit entre les principaux
pays :
1910 1911 1912
Inde 32.528.082 37.866.007 40.936.557
Allemagne 27.149.432 28.521.066 29.275,323
Australie 20.269.147 21.752.029 25.674.655
Etats-Unis 23.119.955 19.640.239 21.673.921
Canada 14.584.493 14.508,074 17.082.596
France 16.450.139 18.058.596 18.544.4.3i6
Argentine 14.297.457 13.230.488 14.723.133
On voit ainsi que l'Allemagne occupe la seconde place dans les
exportations anglaises, et d'autre part, si l'on consulte la statistique
des exportations allemandes, on constate que l'Angleterre y occupe
la première place.
Allemagne. — Les ouvriers étrangers en Prusse. — Le nombre des
ouvriers de nationalité étrangère venant chercher et trouvant du
travail en Prusse atteint un chiffre important. La Gazette de Franc-
fort résume ainsi les renseignements qu'elle a recueillis à ce sujet :
NOATBRE d'ouvriers VENANT DE
Autriche-
Autres
Année
Russie
Hongrie
Italie
Belgique
Hollande
Danemark
pays
1905..
124.184
182.412
64.078
4.987
D
»
78.687
1906..
143.273
253.386
88.638
6.8.30
77.385
»
35.827
1907..
157.984
313.959
115.742
7.935
99.376
»
38.011
1908..
183.873
341.530
105.948
7.646
103.762
•)
37 . 063
1909..
184.513
336.303
95.953
7.565
100.641
15.049
23.660
1910..
194.310
314.187
94.716
8.. 305
109.944
15.622
23.105
1911.. 204.522 357.550 96.255 7.732 115.735 15.975 23.062
Soit, au total : 454.348 en 1905 ; 605.339 en 190G; 733.007 en 1907;
780.422 en 1908; 763.684 en 1909; 790.189 en 1910; 820.831
en 1911.
L.A UAKIUATUKIî; A L. iiTjttAiN ûlilt
La défense navale de l'Angleterre.
M. Punch : « Vous semblez bien anxieuse, Madame. »
Dame Britannia : « J'attends de savoir si j'aurai It.s
Laleaux dont j'ai besoin. »
M. Punch : « Ou si vous devrez abandonner vctre tri-
dent, voire sceptre! »
Punch (Londres).
En Albanie.
Présentation du nouveau souverain à ses collègues.
Kilcerilci (Vienne).
La couronne d'Albanie.
Dur's Elsass (Mulhouse)
Les remèdes du D'' Wilson.
Le commerce américain : « J"ai
pris vos deux médecines, doc-
teur, (la loi contre les trusts et la
réforme douanière). De grâce,
laissez-moi respirer. »
Leslie Weeklij (New-York).
La politique
du parti libéral anglais.
La course à l'abîme.
Evening Standard (Londres).
Le dernier Turc en Lybie.
M Tant que tu ne t'en iras pas,
je garderai tes îles. »
Pasquino (Turin),
L'anarchie sud-américaine.
L'oncle Sam : « Arrosons ces
melons révolutionnaires. Nous
les cueillprons, une fois murs. »
Hojos Selecias (Barcelone).
Vacances navales.
John Bull : « Voyons, Michel,
arrêtons-nous. »
Michel : « Jamais, tant que
l'un de nous ne roulera pas sous
la table. »
Kladderadatsch (Berlin).
NOMINATIONS OFFICIELLES
nirVISTERE DE LA GUERRE
Troupes coloniales.
INFANTERIE
Chine. — M. le capit. Runser est désig. pour le corps d'occupat.
Annam-Tonkin. — MM. le capii. Velle ; le lient. Langlois et le sous-lieut.
Susini sont désig. pour le Tonkin.
Afrique Occidentale. — M. le lient. -colonel Faucon est désig. pourcommand.
le 3^ sénégalais.
Afrique Equatoriale. — MM. le chef de balaill. Joly et le capil. Gâté sont
désig. pour l'A. E. F.
Madagascar. — MM. le colonel Gujot d'Asniéres de Salins et le lient. Dor
sont désig. pour Madagascar.
Martinique. — M. le capit. Lacome est désig. pour la Martinique.
ARTILLERIE
Annam-Tonkin. — M. le lieut.-col. Ducret est nommé sous-chef d'état-major
des troupes de l'Indochine ;
M. le chef d'escad. Trémolières est désig. pour le Tonkin ;
M. le capil. Niollet est désig. pour le service géographique de l'Indochine.
Cocllinchine. — MM. le chef d'escad. Docteur et le capit. Paul sont désig.
pour la Cochinchine.
Afrique Occidentale. — M. le capil. Tardieu est désig. pour l'A. O. F.
Madagascar. — MM. le capit. Terrial et le sous-lieut. Saint-Riquier sont
désig. pour Madagascar.
Officiers d'administration.
Annam-Tonkin. — M. Voffic. d'administ. de 2» cl. Mirassou est désig. pour
le Tonkin.
CORPS DE SANTÉ
Afrique Occidentale. — MM. les méd.-maj. de 2*^ cl. Muraz et Hudellet sont
désig. pour l'A. O. F.
Tahiti. — M. le pharm.-maj. de 2^ cl. Jard est désig. pour Tahiti.
MII^ISTÈKE DE LA 1IIARL\E
ETAT-MAJOR DE LA FLOTTE
Extrême-Orient. — M. le capit. de fre'g. Castagne est nommé au command.
de la défense fi.\e de Saigon.
M. le lieut. de vaiss. Ledrain est désig. pour le même service ;
M. le lient, de vaiss. Matha est nommé au command. de la Décidée ;
M. le lieut. de vaiss. Martel est nommé au command. du Styx ;
M. le lient, de vaiss. Wi 11m est désig. pour le Montcalm ;
M. le lient, de vaiss. Veyssier est désig. pour la Manche ;
M. le lieut. de vaiss. Lefebvre de Maurepas est désig. pour le Pistolet;
MM. les mécanic. ppaux de l'^cL Dumenil et de 2^ cl. Fortuné sont désig. pour
le Dupleix ;
BIBLIOGRAPHIE LIVRES KT REVUES 255
M. le mécanic. ppal de 2"= cl. Blein est dési^r. pour le D'Iberville;
M. le mécanic. ppal de 2' cl. Bourcier est désig. pour la Fronde.
Pacifique. — MM- Venseig. de V« cl. Trinité-Schiilemans et le mécanic. ppal
de 2^ cl. Viailard sont désig. pour le Kersaint.
Sénégal. — MM. les enseig. de vaiss. Préchac et Blache sont désig. pour la
Surprise.
Madagascar. — M. le capit. de frég. Lebail est nommé au command. du
Vaucluse et MM. les enseig. de 2'^cl. Deniélou et Pignault sont désig. pour le mêiïjo
bâtiment.
COKPS DU COMMISSARIAT
Indochine. — M. le commiss. de l"^^ cl. Delisle est désig. pour Saigon.
Sénégal. — M. le commiss. de 2^ cl. Borius est désig. pour Dakar.
GÉNIE MABITIME
Indochine. — M. Maunier, inge'n. de l" c/., est désig. pour Saigon.
COBPS DE SANTÉ
Extrême-Orient. — M. le méd. de 2e cl. Larroque est désig. pour le Pei-ho ;
M. le méd. de 2^ cl. Brunet est désig. pour la Manche;
M. \e pharm. de 2^ cl. Petiot est désig. pour Saigon.
Pacifique. — M. le méd. de 2^ cl. Michaud est désig. pour la Zélée, à Tahiti;
BIBLIO&RAPIIIE — LIVRES ET REVUES
Sur les Pas des Alliés, Andrinople, Thrace, Macédoine^ par le capitainf>
DE RiPERT d'Alauzier. Un volume in-8° avec 10 photographies et
9 cartes et croquis. Berger-Levrault, Paris.
Désigné pour accompagner à Andrinople et sur les champs de bataille
de Thrace et de Macédoine le colonel de Mondesir^ chargé d'une mission
officielle dans les Balkans au lendemain de la prise d'Andrinople par les
Bulgares, le capitaine d'Alauzier a réuni, sous ce titre, les notes quoti-
diennes prises sur le terrain même, et rédigées chaque soir par lui au
retour de l'étape. Il s'est attaché à noter, au jour le jour, non seulement
ses impressions personnelles, mais aussi les récits des officiers bulgares,
grecs ou serbes chargés de guider la mission dans ses reconnaissances. A
côté de relations documentées sur les batailles livrées par les Alliés, on
trouve dans Sur les l'as des Alliés de curieux tableaux de la vie de la mis-
sion à Andrinople et sur les champs de bataille parcourus. Ce journal du
capitaine d'Alauzier est un des ouvrages les plus vivants qui aient été
publiés sur les événements des Balkans.
Essai sur l'administration de la Perse, par M. G. Demorgny.
Paris 1913, Ernest Leroux, éditeur.
M. Demorgny, jurisconsulte du gouvernement persan et professeur à
la Classe impériale et à l'Ecole des sciences politiques de Téhéran,
auquel «ous sommes déjà redevables de deux ouvrages sur les réformes
et renseignement administratif de la Perse et sur les tribus de ITran
256 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
septentrional, vient de publier un essai sur l'administration persane à
laquelle ses fonctions l'ont appelé à grandement collaborer. C'est un
résumé des vingt-quatre leçons qu'il a faites pendant l'année scolaire
1912-1013 à la Classe impériale, dont le jeune cbah qui va être couronné
en juillet procbain a été l'élève, et à l'Ecole des sciences politiques de
Téhéran de fondation récente (4 avril 1912). M. Demorgny examine tour à
tour les sources du droit administratif persan qui se trouvent dans les
instructions du khalife Ali au gouverneur général d'Egypte, Malek;les
droits et devoirs des ministres qui en découlent; une théorie de la fonction
publique; la création et le fonctionnement du Conseil d'Etat; l'adminis-
tration régionale et les attributions des gouverneurs et administrateurs.
Le Japon, Histoire et Civilisation, par le marquis de la Mazelière,
t. VI. Le Japon moderne, La transformation du Japon (18G0-191O). Un
volume in-lC), avec huit gravures hors texte et une carte. — Librairie
Plon-Nourrit. Paris.
M. de la Mazelière, après avoir retracé avec une précision lumineuse
l'histoire du Japon féodal, du Japon shogunal, de la Révolution et de la
Restauration, s'est efforcé dans le sixième volume de son ouvrage monu-
mental de définir, en s'aidant des sévères méthodes qui dirigent ses
enquêtes et ses investigations, la portée exacte de l'évolution qui a débuté
avec le triomphe de la Restauration et se poursuit sous nos yeux. Nous
pouvons ainsi, dans le livre II, apprécier — à la lumière des faits, des
chiffres, des constatations qu'il invoque — les caractères essentiels, les ten-
dances véritables du régime nouveau, en le comparant au statut écono-
mique, politique, financier, des vieux pays d'Europe. Le livre III est spé-
cialement consacré à la rénovation intellectuelle et morale du Japon
depuis la Révolution de 1868 (religion, philosophie, science, éthique, art,
littérature), à la répercussion qu'elle a exercée sur ses conceptions poli-
tiques et sociales, à l'histoire intérieure de l'Empire du Soleil-Levant,
depuis la convocation du premier Parlement jusqu'à la mort de l'empe-
reur Moutsouhito. Il est permis déjà, par cet exposé qui touche aux graves
problèmes de la situation extrême-orientale, de mesurer les rares qualités
d'énergie et aussi les lacunes qui s'aflirment ou se trahissent dans le grand
effort d'un peuple appelé certainement à occuper encore le monde de ses
faits et «estes.
Ouvrages déposés au bureau de la Bévue.
Le Problème économique franco-allemand, par M. Maurice Ajam, député. Un vol.
iD-16 de 250 pages, avec appendice. Perrin et C''', éditeurs, Paris.
L'Allemagne en péril. Élude stratégique, par le colonel Artuur Boucuer. Un vol.
in-8" de 196 pages, avec 6 croquis. Berger-LevrauU, éJitcurs, Paris.
Les Franges du Drapeau, par le lieutenant-colonel d'André. Un vol. in-12 de
2G5 pages. Berger-Levrault, éditeurs, Paris.
Rapport au président de la liépuhlique sur la situation de la Tunisie en 1912
(statistique générale de la Tunisie). Un vol. in-8° de 3o0 pages, avec tableaux et
graphiques, édité par les soins du ministère des Alïaires étrangères. Tunis,
Société anonyme de l'Imprimerie rapide.
Annales du Musée colonial de Marseille, publiées sous la direction du professeur
D"" Edouard Heckel. Un vol. in-S» de 270 pages, avec de nombreuses jjlanches
gravées. Marseille, Musée colonial.
L'Emprunt de l' Afrique Equatoriale Fran{:aise, programme des travaux et projet
de loi. Un vol. in-8° di: 225 pages, avec cartes, tableau.v et graphiques. Paris,
]*]mile Larose, éditeur.
L' Administrateur-Gérant : P. Campain.
PARIS. — IMPRIMERIE LEVÉ, RUE CASSETTE, 11.
DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
LES NÉGOCIATIONS FRANCO-ALLEMANDES
Plusieurs journaux ont annoncé à grand fracas la conclu-
sion d'un accord franco-allemand au sujet de l'Asie Mineure.
Si on veut éviter les mécomptes, on ne saurait, pour le mo-
ment, toucher à cette question avec trop de discrétion et
de prudence. Une correspondance, évidemment inspirée,
adressée de Berlin au Temps, nous semble avoir doniié la note
juste.
Il est exact qu'un protocole a été paraphé à Berlin parles
trois négociateurs français, MM. Sergent, Ponsot et Klapka,
et par les deux négociateurs allemands, MM. de Bosenberg et
Hellfrich. MM. Sergent et Ponsot représentaient notre minis-
tère des Affaires étrangères, le premier avec une compétence
financière toute particulière, et M. Klapka était délégué de la
Banque ottomane qui traitait en son propre nom et au nom
de la Société des chemins de fer de Syrie et de la Société en
formation des chemins de fer de la mer Noire. Du côté alle-
mand, M. de Bosenberg est un agent de la Wilhelmstrasse et
M. Hellfrich est directeur de la Deutsche Bank, qui représente
elle-même la Société des chemins de fer d'Anatolie et celle du
chemin de fer de Bagdad. La qualité des négociateurs montre
donc qu'on poursuivait un accord entre les banques et les
sociétés de chemins de fer françaises et allemandes, sous les
auspices des deux gouvernements, et les signatures échangées
indiquent seulement que ces banques et sociétés se sont en-
tendues. Mais la convention doit être l'objet d'un examen ulté-
rieur des deux chancelleries. Les pourparlers ayant été con-
duits à Berlin, on nous dit qu'il est naturel que le gouver-
nement français tienne à reviser les détails de l'arrangement
et que, de son côté, le gouvernement allemand, bien qu'ayant
•été à même de suivre de près les alternatives de la négocia-
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. — n' 409 — 1" mars 1914. 17
Si58 guKSTiONS diplomatiques et coloniales
tion, se réserve la môme liberté et ne se considère pas comme
engagé au cas où la discussion se rouvrirait sur certains
points. Il a demande et obtenu qu'aucune publication ne fût
faite avant deux mois, et la presse allemande, obéissant avec
sa discipline ordinaire aux désirs de la Wilhelmstrasse, a gardé
depuis lors un silence significatif. On voit de combien de pré-
cautions et de réticences est entouré l'acte qui vient d'être
accompli à Berlin.
Ce long délai de deux mois ne laisse pas que de surprendre
au premier abord. 11 va de soi que l'accord franco-allemand ne
peut entrer en vigueur que lorsque les conventions entre la
France et la Turquie et entre rAllemagne et la Turquie, rela-
tives au statut économique de l'Asie Mineure, auront elles-
mêmes abouti. Il est toutefois douteux, quelle que soit la len-
teur ordinaire à la diplomatie, et en particulier à la diplomatie
ottomane, qu'il faille encore deux mois pour tout conclure,
d'autant plus que la Turquie a des besoins d'argent trop pres-
sants pour ne pas accélérer le mouvement. Nous croyons donc
plus vraisemblable qu'on veut attendre également la fin des
pourparlers de l'Angleterre avec la Turquie et avec l'Alle-
magne, et il est possible que quelque chose « accroche » encore
entre l'Angleterre et l'Allemagne, soit au sujet du golfe Per-
sique, soit au sujet de l'Afrique. La presse allemande, et sur-
tout la pangermaniste, n'a cessé de répéter depuis le mois de
décembre que le partage des zones d'influence économique
dans l'Afrique australe était chose faite et que le traité serait
publié dans les premiers jours de 1914. Nous voici à la fin de
février et rien n'est encore sorti... Enfin, il ne faut pas perdre
de vue qu'il y a encore une autre affaire en train entre la
Turquie, l'Italie et l'Angleterre, pour l'évacuation du Dodé- '
canèse et pour les « compensations » qu'on peut accorder à
l'Italie sur la terre ferme, sans nuire aux droits préexistants
de la Compagnie anglaise Smyrne-Aïdin. On jugerait bonde
publier d'affilée toute la série de ces accords qui constitue-
raient alors la liquidation de la crise orientale.
En tout cas, en ce qui concerne nos conventions avec l'Alle-
magne, le moment n'est pas venu de discuter des clauses que
l'on soupçonne, mais qui sont encore insuffisamment connues
et dont plusieurs peuvent ne pas être définitives. Mais ce qu'on
peut et doit combattre dès maintenant, c'est l'affirmation,
reproduite par quelques feuilles étrangères, que l'accord franco-
allemand, en prévision d'un effondrement possible de l'Empire
ottoman, délimite d'ores et déjà deux zones françaises d'in-
fluence politique, celle de la mer Noire et de l'Arménie et
LES NÉGOCIATIONS FRANCO-ALLEMANDES 2S.9
celle de Syrie. Cette assertion a élé émise par ceux qui ont
intérêt à semer la zizanie entre la France et la Russie. Du
côté de la mer Noire et de l'Arménie nous n'avons aucun in-
térêt politique et no voulons en avoir aucun. Si un jour, contre
notre gré, la Turquie d'Asie était démembrée, nous n'irions
pas nous mettre sur les bras des territoires arméniens, mais
des compagnies françaises continueraient simplement à ex-
ploiter, en pays étranger, des voies ferrées et des ports. La
question se pose évidemment d'une autre façon pour la Syrie.
Nous avons fait, il y a quelques années, des abandons trop
fâcheux dans la Syrie du Nord pour que nous soyons tentés de
continuer dans cette voie. Certes nous avons le sincère désir
de voir maintenir le statu quo actuel; mais enfin une diplo-
matie tant soit peu prévoyante ne doit pas se laisser surprendre
par les événements et si, par malheur, l'Empire ottoman se
disloquait, il serait bon d'avoir une situation nette en Syrie,
où l'Allemagne n'a été que trop portée, dans ces dernières
années, à contester nos droits traditionnels. Au moment oii
l'xXngleterre et la Russie sont occupées à préciser leur position
vis-à-vis de l'Allemagne, nous avons toute espèce de raisons
d'en faire autant, et de ne pas nous ménager en Asie Mineure
une autre affaire marocaine. Il semble même que notre jeu,
dans les récentes négociations berlinoises, aurait été de nous
montrer conciliants pour le raccord de nos lignes arméniennes
avec le réseau du Ragdad afin d'obtenir davantage en Syrie.
Quelques publicistes français semblent vraiment croire que,
du fait que nous prendrions certaines précautions pour l'avenir,
l'Empire turc se trouverait ébranlé ! N'oublions donc pas
l'exemple que nous a donné l'Angleterre à propos de l'Afrique
australe. L'Angleterre n'a jamais désiré le partage des colonies
portugaises, ce qui ne l'a pas empêché de se prémunir dès
1898 contre un événement possible et de reviser aujourd'hui
sur de nouvelles bases cet accord de 1898.
En cette fin de février, Terreur dont il faut se garder est de
croire que la tâche accomplie à Rerlin par MM. Sergent, Pon-
sot et Klapka rend la situation internationale moins incertaine
et que nous pouvons compter désormais sur les dispositions
pacifiques de rAllemagne. Un fait très caractéristique, dont on
ne doit ni exagérer ni méconnaître l'importance, est le succès
que viennent de remporter dans des élections récentes, au len-
demain des incidents de Saverne, les partis de droite, c'est-à-
dire ceux qui ont applaudi le ministre de la guerre prussien,
le général de Deimiing et le colonel de Reuter. Et c'est au
moment où des menaces aussi peu chimériques planent sur
2C)0 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
nous, que certains de nos parlementaires jugent à propos de
faire dégénérer les grandes discussions militaires en basses
querelles politiques, et profitent d'un mauvais état sanitaire de
l'armée pour saper une loi sur laquelle, disait l'autre jour le
sous-secrétaire d'Etat à la Guerre, il serait indécent de revenir !
Et tandis que chez nous toute une presse déchaînée s'applique
à noircir le tableau pour inspirer à la foule l'horreur de la
caserne, en Allemagne on atténue autant que possible la gêne
que les circonstances climatériques infligent à l'armée alle-
mande comme à la nôtre. Il est inconcevable que nos socia-
listes-pacifistes, qui ont la phobie de la guerre parce qu'ils savent
bien qu'une guerre reléguerait leurs utopies parmi les vieilles
lunes, ne s'aperçoivent pas que le tableau caricatural qu'ils
font de l'armée française, en présence d'une opinion allemande
chaque jour plus chauvine, rend tout simplement la guerre
moins improbable.
Commandant de Thomasson.
P. -S. — La presse autrichienne a dirigé dernièrement contre
les armements russes une violente campagne, dans le but évi-
dent de faciliter le vote de nouvelles dépenses militaires au
Parlement autrichien. Mais voici qu'elle s'interrompt brus-
quement pour prôner un retour à l'alliance des trois empe-
reurs. La Reichspost écTii : « Un rapprochement russo-austro-
allemand donnerait à la Russie toute garantie pour son expan-
sion asiatique. Cette alliance est d'accord avec les vraies tra-
ditions historiques. . . La Sainte-Alliance consacra pour près d'un
demi siècle l'union de Pétersbourg, de Vienne et de Berlin. »
De son côté, l'officieuse ]Viene/- Allgemeine Zeitung réunit
dans une série de leading articles tous les griefs formulés
depuis quelque temps par la presse française de gauche et de
droite contre l'alliance russe, et conclut à la faillite aux yeux
de l'opinion française.
Ne sommes-nous pas dès lors justifiés de nous être élevés
énergiquement, il y a quinze jours, contre certaines publica-
tions aussi maladroites qu'inexactes ?
LA HONGRIE
DANS LA POLITIQUE EXTÉRIEURE
AUSTRO-HONGROISE
I. — La politiquk du Ballplatz.
Les guerres balkaniques terminées et le traite' de Bucarest
signé, tous les intéressés dressèrent leur bilan, et comme on
pouvait le supposer, presque tout le monde se trouva assez
peu satisfait. Puis, chose toute naturelle elle aussi, on chercha
àprement dos « responsables » ; en ce moment môme, des pro-
cès regrettables amènent devant des tribunaux spéciaux politi-
ciens et hommes de guerre, qu'on louerait sans doute à cette
môme heure si la chance avait été dilTérente. En Autriche-
Hongrie, on ne va pas aussi loin. Mais la pre;sse se charge des
accusations, du verdict, voire de Texécution ; et le comte
Berchtold est tout particulièrement maltraité.
Le 19 novembre, la Zeit, récapitulant les événements inter-
nationaux des mojs écoulés, mettait en lumière une suite inin-
terrompue de fautes diplomatiques : pendanttoutelacrise, man-
que d'informations précises ; fausse manœuvre de la « con-
versation européenne » provoquée en août 1912 pour assurer
le maintien de la paix, et aboutissant à la guerre ; adhésion à
la formule préconisant un statu quo qui devait être traité
comme on sait ; timidité devant « le blutï de la mobilisation
russe » ; omission d'occuper lesandjak de Novi-Bazar; omission
d'informer les alliés de l'inlangibilité du territoire albanais, et
par suite obligation de leur accorder des compensations; échec
de la mission Hohenlohe à Saint-Pétersbourg ; attitude mala-
droite qui indisposa la Roumanie dans railairc de Silistrie ;
appui donné à la russophile Bulgarie, alors qu'il eût fallu se
rapprocher de la Serbie et de la Grèce, en raison des commu-
nautés d'intérêt ; enfin, mobilisations qui ne furent « qu'un
grand et coûteux bruit de sabre dont l'Europe ne fut nullement
impressionnée ».
Telle est la thèse pessimiste à Vienne, Sans doute elle
262
QUb,STIO>'S DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
contient une part de vérité; mais si on avait agi tout à l'op-
posé, les résultats eussent-ils été plus favorables, et certains
de ces reproches ne sont-ils pas contradictoires ? Plus juste est
la conclusion, qui montre l'Autriche réussissant avec une sin-
gulière maladresse à mécontenter à peu près tout le monde
dans le Sud-Est européen, perdant son unique ami, s'aliénant
les Serbes et les Grecs (peut-être pour le profit final de
l'Italie), et ne parvenant pas à s'assurer de l'amitié bulgare ;
quant à la reconnaissance albanaise, il vaut mieux n'en point
parler. Ces conclusions s.ont assez d'accord avec ce qu'on a pu
lire dans les organes balkaniques ; et il est, en outre, curieux
de citer un article de la Dimineatza roumaine, considérant le
11 août dernier que « l'Autriche sort vaincue des événements
des Balkans; elle n'a pas cherché la gloire mais les prolits; elle
a voulu maintenir la Serbie sous la dépendance économique
de la Bulgarie, donner à la Bulgarie une frontière commune
avec l'Albanie et amener la Bulgarie à devenir une menace
pour la Boumanie. L'Autriche n'a pu atteindre aucun de ces
résultats. Elle n'a pas réussi dans son double jeu entre la Bul-
garie et la Boumanie qu'elle a trompées tour à tour. Ses inté-
rêts sont compromis et ses amitiés perdues. »
Des critiques aussi passionnées, la description d'un échec
aussi absolu ne peuvent manquer de mettre notre méfiance en
éveil ; si grande que soit la maladresse d'une diplomatie, elle
se compense généralement par quelques succès, ne fussent-ils
dus qu'au hasard. De fait, d'autres spectateurs, et qui sont
mieux placés pour pratiquer l'impartialité,» estiment que la
politique autrichienne ne fut ni complètement stérile, ni tout
à fait condamnable. JLe Daily (jvaphic par exemple rejetait,
le 20 novembre, la plus grande partie des torts imputés au
comte Berchtold sur la politique du comte d'yîi^renthal, jugeant
la diplomatie du Bailplatz, au moins pendant la dernière par-
tie de la crise, « conservatrice et capable de liquider logique-
ment les aspirations austro-hongroises dans les Balkans »,
bien faite au surplus pour « éviter la guerre que les têtes les
plus sages en Europe jugeaient inévitable, tout en sauvegar-
dant ses droits sur l'Adriatique ; ce qui est en somme un résul-
tat important ».
A coup sûr, l'Autriche a obtenu des satisfactions positives,
et si elle n'en a pas obtenu davantago, ce n'est pas aux autres
pays à le déplorer ; mais elle en a obtenu suriisamment pour
que ses propres nationaux mêlent quelque joie à leurs regrets
si amèrement exprimés. Il faut bien mettre de côté l'évacua-
tion du Sandjak qui est d'ailleurs une faute antérieure à la
LA HONGRIE DAMS LA POLITIQUE hXTÉHlEUUE AUSTRO-llONGROISK 263
venue du comte Berchtold aux affaires. Alors restent des résul-
tats tangibles.
La politique autrichienne dans les Balkans a été par-dessus
tout une politique adriatique; ou du moins, c'est la partie adria-
tique de cette politique qui a donné les meilleurs résultats. La
Serbie écartée de la mer libre, la création de l'Albanie dont
Serbes et Hellènes doivent évacuer les territoires tandis que
les Monténégrins abandonnent Scutari, voilà les succès indu-
bitablement obtenus. Où la discussion est non seulement pos-
sible mais facile pour les adversaires du Ballplatz, c'est sur
le prix que ces avantages ont été payés. Les inimitiés accrues
ou soulevées dans les Balkans, les frais énormes des mobilisa-
tions, la crise économique qui a désolé le pays, grèvent le
bilan iinal d'un passif des plus lourds.
Néanmoins, il semble que l'on a eu souvent tendance à
diminuer la valeur de l'actif ; et la cause en est davantage à
un certain oubli de l'histoire de l'Autriche qu'à un parti pris
de dénigrement. Depuis l'union de 1526 avec la Hongrie, les
territoires de la monarchie n'ont pas sensiblement varié d'éten-
due, et la Bosnie et l'Herzégovine mises à part, la politique
autrichienne ne fut pas depuis lors une politique d'agrandisse-
ment territorial. Mais, dès le temps de Joseph II, la puissance
des Habsbourg tourna ses regards vers l'Adriatique et tous ses
efforts tendirent désormais à s'assurer des côtes plus dévelop-
pées sur cette mer, avec des ports pour le trafic étranger.
L'occupation de la Bosnie et de l'Herzégovine n'eut peut-être
au fond pas d'autre cause, car il ne semble pas que la politique
autrichienne ait jamais voulu réduire systématiquement les
territoires turcs ; et maintenant, on ne manque pas une
occasion d'affirmer à Vienne une communauté d'intérêts avec
les Balkaniques. La fondation de l'Albanie et les obstacles dres-
sés entre la Serbie et la mer se rattacheraient ainsi de manière
exclusive à la politique adriatique. 11 est vrai que le résultat
est le même, d'abord pour les Serbes lésés, ensuite pour l'Au-
triche à qui cette attitude peu amicale aliène les sympathies
yougo-slaves.
Mais on a dans les cercles diplomatiques viennois une
explication toute trouvée des sentiments peu amicaux des Bal-
kaniques à l'égard de la monarchie. C'est, dit-on, que la Bussie
ne peut conserver l'amitié des Etats balkaniques qu'à la con-
dition d'avoir avec eux un ennemi commun ; cet ennemi fut
le Turc; on veut leur persuader, de Saint-Pétersbourg, que cet
ennemi sera maintenant l'Autriche-Hongrie. Et de rappeler
les bons offices rendus par Vienne aux Serbes à Slivnitza, aux
264 QUESTIONS DIPLOMAl'lQUKS ET COLOMALKS
Monténégrins menacés par Osman pacha. (Baron Louis Làng^
Revue de Hongrie, \ï) février 1914.)
En somme, la diplomatie autrichienne n'a abouti, pendant
la dernière crise balkanique, ni à un échec aussi complet que
le prétendent ses adversaires, ni au brillant succès dont elle se
loue elle-même volontiers. Mais, dans cette occasion, tout ne
ressortit pas aux questions internationales. La crise balkanique
a eu pour la monarchie dualiste une importance d'ordre inté-
rieur. La Hongrie s'est nettement diderenciée de TAutriche,
aussi bien au point de vue de la politique extérieure qu'en ce
qui regarde la conduite intérieure et les relations mutuelles
des deux Etats réunis sous la couronne des Habsbourg. Et c'est
précisément ce qui doit être retenu et ce qui a le plus souvent
été négligé.
n. — La Hongrie et la politioue extérieure.
A l'exception des organes officieux, la presse hongroise a
été l'une dos plus dures de l'Europe pour la politique du comte
Berchtold. Le Pesti Hirlap alla jusqu'à distinguer sur la côte
deux épaves, après la tempête orientale : la Turquie et l'Au-
triche-Hongrie (11 septembre 1913). C'est exagérer les choses,.
mais c'est langage de politicien. La plupart des journaux hon-
grois reprirent le bilan dressé par la Zeit, s'ils ne l'avaient
même dressé avant elle; et ils l'accompagnèrent de commen-
taires d'un ordre particulier. Ce sont précisément ces commen-
taires qui méritent un examen sérieux car ils montrent à
l'Europe que, si le Ballplatz fait une politique autrichienne (et
peu importent en l'espèce les résultats obtenus), il ne fait en
aucune façon une politique austro-hongroise, étant exclusive-
ment préoccupé des intérêts de l'Autriche et oubliant toujours-
ceux des autres parties de la monarchie.
Or, il est certain que les intérêts hongrois ne sont pas iden-
tiques aux intérêts autrichiens; et même dans bien des cas ils
leur sont opposés. Il tombe sous le sens que les différences
raciales et le souvenir des anciennes luttes contre une oppres-
sion intolérable ne sont pas faits pour faciliter les relations
entre Hongrois et Autrichiens; mais, dans la suite des années,
chacun se faisant sa place dans la monarchie, on arrive
sinon à sympathiser, du moins à pouvoir vivre l'un auprès de
l'autre. Les divergences d'intérêts économiques sont, au con-
(1) Cf. : Les inlérêts hongrois et la crise balkanique, par A. Sauzède, Quest.
Dipl. et Col, 16 mar.s 19i:$.
LA UONGRIE DANS LA POLITIQUE EXTÉRIEURE AUSTRO-DONGROISE 265
traire, une cause de haines que rien ne peut atténuer, sauf
une évolution très lente et que ne dirige point la volonté des
hommes.
Aux heures de crise, l'inimitié devient plus forte; les que-
relles politiques sont accrues de toutes les déceptions nou-
velles. Qu'on ajoute encore l'usage d'un vocabulaire politique
violent et des incidents intérieurs d'un ordre pénible, et on
pourra comprendre de quelle façon chaque faute diplomatique,
avec ses répercussions fatales sur la fortune du pays, devait
être soulignée par les Hongrois.
La politique intérieure hongroise n'est jamais très calme.
Mais dans les dernières années, elle a été particulièrement
bruyante et agitée. Sans parler d'incidents parlementaires plus
anciens et qui sont restés dans toutes les mémoires, il faut
rappeler les attaques dont fut l'objet le ministère Tisza depuis
son arrivée au pouvoir, en juin 1913. Dès les premiers jours,
l'opposition déclara que ce choix était un défi à la nation hon-
groise, et que le résultat le plus clair serait une augmentation
de force pour le parti républicain. Les accusations de corruption
se sont succédées depuis lors. « La décadence est à son comble »,
écrivait le Magyar Hirlap, le 27 juillet. Et le 17 août, ce
même organe du comte Andrassy, dans un article de circon-
stance au sujet de l'anniversaire de l'empereur, disait encore :
« La Constitution n'existe plus en Hongrie, où son cadavre
« est reverni de main de maître pour faire croire qu'elle vit
« encore. » En septembre, le comte Andrassy forme un nou-
veau parti constitutionnel pour grouper les éléments d'oppo-
sition dans une môme attaque. La fin de l'année est troublée
par de nouvelles accusations de corruption contre des membres
du gouvernement. Les séances du Parlement et des déléga-
tions se poursuivent sans donner satisfaction à personne, et
dans les dernières semaines, on s'absorbe dans l'affaire des
Ruthènes. Le travail véritable porta donc surtout sur l'étude
du budget, avec l'irritante question de l'augmentation des
armements et de l'emprunt.
Cette énumération était nécessaire pour faire comprendre
quel peut être l'état de l'esprit public en Hongrie. De toute
part des mécontentements sont exprimés, des accusations
formulées dans le monde politique, et en un moment où tout
le pays a été éprouvé par la guerre depuis de longs mois.
Toutes les charges que l'Autriche a dû supporter pendant
la conflagration, toutes les incidences qui se sont fait sentir
ensuite, la Hongrie a été contrainte de les subir. Elle a d'ail-
leurs fait preuve dans cette occasion d'un loyalisme qui ne
266 yUKSTIUtNS UlFLUMAilgUt,» tl LULUlNlAttS
s'est jamais démenti et qui, dans les futures discussions poli-
tiques, pourra être un argument impressionnant dans les dis-
cours des Magyars. Mais la Hongrie a plus souflert que TAu-
triclie, parce qu'elle était plus près des pays troublés et parce
que, redoutant d'employer des troupes composées en partie
d'éléments slaves, le gouvernement de Vienne lit porter presque
tout le poids de la mobilisation sur les régiments magyars.
Enfin, les sacrifices que dut faire la Hongrie n'étaient pas allé-
gés par l'espoir dont les Autricbiens pouvaient encore amuser
les présentes tristesses. Les bénéfices d'ordre commercial et
industriel consécutifs au règlement de la situation balkanique
sont destinés à l'empire, et non au royaume, dont les besoins
économiques sont d'un ordre ditlerent.
La tension monétaire s'est durement fait sentir, et longue-
ment. Dans une interview, M. Goloman de Szell, gouverneur
du Crédit foncier de Hongrie et ancien ministre des Finances,
disait, au commencement du mois d'août, que « jamais la
situation du crédit de la monarchie n'avait été plus critique ».
Et pendant l'été dernier, nous avons vu les banques offrir
jusqu'à 10 % et plus pour l'argent déposé en comptes-cou-
rants.
Tandis que ces plaies d'argent, qui pour n'être pas mor-
telles n'en sont pas moins douloureuses, sont ouvertes au
flanc des cotfres-forts hongrois, le gouvernement demande de
nouveaux sacrifices pour accroître les effectifs de l'armée et
pour améliorer les armements. En admettant que ces mesures
soient indispensables, il est encore évident que le moment est
malheureux. De plus, la Hongrie ne juge pas du tout que ces
augmentations de frais militaires soient une sérieuse néces-
sité. L'opposition estime que la Hongrie a un intérêt certain
à ne pas s'aligner dans la course aux armements où s'épuisent
les nations européennes. Mais la Hongrie est indissolublement
liée à l'Autriche, et l'Autriche à la Triple Alliance; cela peut
être regrettable, mais les conséquences qui en résultent ne
peuvent être évitées, du moins actuellement; et l'on est amené
ainsi à ouvrir une parenthèse pour rappeler que si les senti-
ments cordiaux entre la France et la Hongrie ne sont pas tou-
jours aussi agissants qu'on le désirerait de part et d'autre, la
disposition actuelle des puissances dans les systèmes inter-
nationaux y est pour beaucoup.
Ouoi qu'il en soit, ce militarisme outrancier n'est le bien-
venu en Hongrie, ni au point de vue du recrutement, ni à celui
des dépenses budgétaires. Des compagnies maritimes onttrouvé
profit à favoriser avec une indiscrétion qui alarma le gouverne-
I
LA HONGRIK DANS LA POLITIQUE EXTÉRIEURt) AUSTRO-HONGROISE 267
ment, l'émigration vers l'Amérique des jeunes gens à la veille
d'être réclamés par l'autorité militaire. Quant aux dépenses,
le Pesti Ili/'lap les évaluait en septembre àl.22o millions de
francs pour les frais de premier établissement et pour la mobi-
lisation, l'augmentation annuelle prévue pour le budget de la
guerre atteignant 165 millions.
Un pareil efibrt iinancier ne peut se justifier que par les
exigences de la politique extérieure; mais on ne saurait le faire
accueillir avec la patriotique résignation observée dans de
pareils cas, en d';iulres pays, si la politique internationale est
conduite du dehors et sans égards pour les intéressés, comme
il arrive aujourd hui en Hongrie.
Les questions internationales du centre de l'Europe et des
Balkans sont intimement liées aux affaires hongroises. Malgré
que le fond du pays soit magyar, les allogènes constituent
environ la moitié de la population du royaume; et ce sont des
populations de mêmes races que les peuples balkaniques. Ainsi
à chaque instant, les événements du dehors peuvent avoir une
répercussion sur la vie intérieure du royaume; toute faute
diplomatique autrichienne peut avoir des conséquences graves
pour la tranquillité magyare, à une heure où les succès rou-
mains et slaves ont rendu les allogènes de Hongrie plus indé-
pendants et plus fermes dans leurs revendications.
Les deux éléments allogènes avec lesquels le gouvernement
de Budapest doit compter aujourd'hui sont en effet les Roumains
et les Slaves. Et certains chefs de l'opposition, comme le
comte Karolyi, estiment que les plus dangereux ne sont pas les
seconds.
Le gouvernement au contraire adopte à leur égard une atti-
tude plus conciliante. Pour quelles raisons? L'opposition ne
pense pas que ce soit de celles qu'il convient de louer. C'est
ainsi qu'on a accusé M. Tisza d'être favorable aux Roumains
parce que la plupart de ses électeurs d'Arad appartiennent à
cette nationalité.
Il paraît du moins indubitable que la Hongrie estime de
bonne politique de faciliter le loyalisme croate à l'égard du
royaume. En effet, la situation du Sud n'est pas ce que Ton
croit d'ordinaire à l'étranger. Nous désignons volontiers les
Yougo-slaves de la région adriatique sous le nom de Serbo-
Croates. Or, la thèse hongroise est qu'il n'existe pas de natio-
nalité serbo-croate. De profondes différences partagent cet
ensemble ethnique en deux groupes inégaux ayant des intérêts
distincts. Les Croates, au nombre de 1.600.000, ont une orga-
nisation sociale très semblable à celle des Magyars, et ils ne se
208 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
confondent avec aucune nationalité hors des frontières. Au
contraire, les 600.000 Serbes du Sud se rattachent étroitement
aux Serbes balkaniques, et songent à une union avec leurs
frères du dehors. De plus, ces deux éléments ne sont pas au
même staiJe de leur évolution. Enfin les Croates se rapprochent
beaucoup plus par leur vie intellectuelle et économique des
Hongrois que des Slaves, d'après M. le baron Làng. [Op. cit.) Il
en résulte une conception hongroise — très favorable au royaume
— de l'assimilation progressive, commencée d'ailleurs depuis
plusieurs siècles, des populations croates. Et c'est là un des
arguments les plus forts, comme on le verra, contre les projets
de trialisme, si dangereux pour l'avenir de la Hongrie.
111. — Une politique extérieure « austro-iiongroise ».
Nous avons vu ce qu'est actuellement la politique toute
autrichienne du Ballplatz, Un rapide résumé de la situation
intérieure hongroise et de ses rapports avec les pays voisins
nous a permis de constater que celte politique viennoise ne
peut pas satisfaire les aspirations de la Hongrie. Dès lors, une
question se pose: une politique vraiment austro-hongroise,
tenant compte des besoins des deux éléments essentiels de la
monarchie, est-elle possible?
Ce n'est pas là une de ces questions aisées, dont on dit qu'il
suffit de les poser pour les résoudre. Mais ce n'est pas non plus
une question à laquelle il n'est point de réponse satisfaisante.
Et d'abord, éliminons l'optimisme trop facile des milieux
gouvernementaux qui trouvent par exemple suffisant de
dénombrer les diplomates et les hommes d'Etat hongrois au
service de l'Autriche. M. Berchtold lui même est d'origine
hongroise; il n'est pas de meilleur exemple de la faiblesse de
l'argument officieux. En réalité, il faut une politique inspirée
des intérêts particuliers de la Hongrie tout autant que de ceux
de l'Autriche et cela n'est sans doute pas une impossibilité.
Il faut aussi se libérer de la pensée ^i répandue que la
Hongrie n'est rien qu'une subdivision de l'Empire, un organisme
politique d'importance secondaire dont toute l'ambition doit
se borner à graviter dans l'orbite de l'Autriche, en se conten-
tant de libertés locales, comme une sorte de province particu-
lièrement indépendante en ce qui concerne ses seules affaires
intérieures. La Hongrie est un Etat en elle-même, et peut-être
l'Etat de la monarchie qui possède la plus forte personnalité
nationale. Malgré la présence de groupements ethniques rou-
LA UONGRIK DANS LA POLITIQUE EXTÉRIEUIŒ AUSTRO-HONGROISR 269
mains et slaves, elle est de beaucoup la nation la plus homo-
gène de la monarchie, et en aucun cas ne saurait être consi-
dérée autrement qu'en égale de l'Autriche.
Il y a plus. La Hongrie réunit tous les représentants de la
race dominante du royaume ; elle est ainsi libérée des intluences
extérieures exercées sur les éléments germaniques ou slaves,
par exemple; c'est pourquoi elle est plus que jamais nécessaire
à l'existence de l'ensemble de la monarchie. Jusque dans la
seconde partie du xrx'' siècle, l'Autriche pensa pouvoir jouer un
rôle prédominant, non seulement dans la monarchie dualiste,
mais encore dans le monde germanique. L'empire d'Autriche,
avant la constitution de l'empire d'Allemagne, pouvait croire
que les destinées de l'Europe centrale étaient entre ses mains.
Depuis lors, il lui a été signifié qu'il ne pouvait prétendre
qu'au second rang : « brillant second », peut-être, mais « se-
cond » et rien de plus. C'est une situation plutôt humiliée et
que l'on devrait difficilement accepter à Vienne. Au contraire,
vers rOrietit et vers l'Adriatique, la monarchie peut trouver
un théâtre oi!i les premiers rôles lui seront réservés. Mais pour
cela, elle doit abandonner la conception germanique qui fut
celle du temps passé. Par tradition, et sans doute aussi par
jalousie historique et ethnique, l'Autriche s'est ingéniée à
diminuer l'importance de la Hongrie dans la monarchie, sur-
tout au point de vue de la politique étrangère. C'est tout le
contraire qu'elle doit faire pour développer la puissance poli-
tique austro-hongroise dans l'avenir.
• Certains milieux — et des plus élevés, et des plus près du
trône — lui suggèrent une autre solution. Si le dualisme deve-
nait un trialisme — germanique, magyar et slave — une vie
nouvelle commencerait, dit-on, pour la monarchie. C'est pré-
tendre que la division d'un Etat en trois corps, tous faibles et
mal constitués, lui donnerait plus de force que l'union de deux
éléments bien armés pour la lutte pour la vie internationale.
Que l'on imagine le trialisme réalisé. L'Autriche posséderait
toujours des éléments slaves ou ?s'ord et en Bohème et sa com-
position ethnique ne serait pas améliorée. La Hongrie, en per-
dant la Croatie-Slavonie et la Dalmatie, ainsi que son port de
Fiume, deviendrait une sorte de Suisse étoutTantà l'intérieur de
ses frontières, et sans issue vers la mer. Ce serait renouveler
pour elle ce qui fait actuellement l'instabilité du règlement
balkanique. Gomme on a posé l'Albanie entre la Serbie et la
mer, on dresserait entre la Hongrie et l'Adriatique une Slavie
fort capable d'empêcher le développement de la Hongrie, mais
incapable de se suffire à elle-même. Et que deviendrait cette
270 QUKSTIONS DlHLOMAllQUKS ET COLONIALES
Slavie, petit Etat divisé entre deux groupes ennemis ? Faut-il
dire que la monarchie trialiste trouverait dans le monde slave
une situation comparable à celle qu'elle eut jadis dans le monde
germanique? Il est difficile de le soutenir. Tous les Slaves ne
sont pas également évolués, et ceux du Sud, au moins en partie,
n'ont encore franchi que les premières étapes de Ihumanité
moderne dans la voie du progrès; ce ne sont pas les Serbes de
l'Adriatique, ni même les Croates qui pourraient assurer à la
monarchie une place dans le monde slave sur le même plan
que la Russie. De sorte que le trialisme ne ferait rien gagner à
l'Autriche, mais pourrait faire beaucoup de mal à la Hongrie.
Telle est la thèse magyare.
Le plus impressionnant des arguments que l'on élève contre
elle est l'oppression dont se plaignent les Slaves sous la cou-
ronne de saint Etienne. Mais cette oppression va en dimi-
nuant, et précisément la politique du cabinet actuel qui a sur
ce point les secrètes approbations de l'opposition, est de
donner aux Croates une autonomie capable de satisfaire toutes
leurs aspirations.
A bien des spectateurs impartiaux, amis de la Hongrie et
convaincus de l'utilité de la présence d'une monarchie austro-
hongroise robuste et indépendante dans le centre de l'Europe,
à beaucoup il semble que la solution qui aurait les meilleures
conséquences pour la politique internationale serait, non l'in-
stitution d'un trialisme, grevé de tous les défauts du dualisme,
et plus débilitant encore, mais une fédération des nationalités
sous la double direction de Vienne et de Budapest. Une Bohême
autonome dans l'Autriche impériale, une Croatie-Slavonie
jouissant de toutes les libertés locales nécessaires dans le
royaume hongrois, auraient le double avantaiie de diminuer
les difficultés intérieures et de faciliter les relations de la mo-
narchie avec ses voisins du dehors. Mais il faut encore pour
cette seconde partie de la réorganisation que la place des inté-
rêts hongrois soit égale à celle des intérêts autrichiens dans les
conseils du Ballplatz. 11 faut que l'Autriche ne se laisse plus
hypnotiser par l'irréalisable rêve du germanisme, et qu'elle
s'attende à trouver en Hongrie seulement les possibilités qui
assureront à la monarchie une personnalité distincte entre les
nations de l'Europe..
En ce qui concerne le rôle balkanique d'une Autriche-Hon-
grie ainsi constituée, d'une monarchie qui serait, par la Hon-
grie, plutôt une grande puissance balkanique qu'une grande
puissance dans le sens actuel du terme. M. de Wlassics résume
ainsi la véritable politique hongroise :
LA HONGRIE DANS LA POLITIQUlî EXTÉRIEURE AUSTRO-UONGROISE 271
« La pensée directrice de la politique d'Andrassy a été d'as-
« siirer à la monarchie le premier rôle dans le règlement du
« problème balkanique. Il fit toujours entrer dans ses calculs
« l'éventualité d'un démembrement de la Turquie d'Europe.
« Mais la monarchie dualiste n'y ayant aucun intérêt, il ne fit
« rien non plus pour le hâter. Toutefois, si la Turquie est inca-
« pable de se maintenir en Europe par ses seules forces, ce
« serait une faute de prolonger son existence par un secours
'( étranger. Seulement, si cette éventualité doit se produire, il
« faudra veiller à ce que les intérêts de la monarchie dualiste
« ne soient pas mis en péril par le nouvel état de choses. Or,
« le seul moyen d'écarter ce danger, c'est d'empêcher la for-
ce mation d'un grand empire slave sur les ruines de la Turquie
« d'Europe. Il faudra, de plus, que les Etats qui se formeront
« dans la presqu'île balkanique, soient indépendants les uns
« des autres et de toute tierce puissance étrangère, mais ils
« devront sentir et comprendre qu'il est dans l'intérêt même
« de la monarchie dualiste de se faire le plus fidèle soutien de
« leur existence comme Etats indépendants. C'est ainsi qu'on
« préviendra les aspirations panslavistes. Il faudra faire entrer
« partout la conviction que les nouveaux Etats balkaniques et
(c la monarchie dualiste ont tout intérêt à s'entendre. » [Revue
de Hongrie^ 15 janvier 1914.)
Dans l'ensemble de la diplomatie austro-hongroise, comme
dans les affaires balkaniques, on reviendrait ainsi à la poli-
tique d'Andrassy, qui fut à la fois un grand diplomate dans la
monarchie et un grand patriote hongrois. La Hongrie et l'Au-
triche y trouveraient également satisfaction. Et c'est aussi
l'intérêt de toute l'Europe qu'entre les deux grands groupes
germanique et slave se dresse la robuste muraille de la nation
magyare.
Y. M. GOBLET.
LE DÉVELOPPEMENT DES VOIES EERRÉES
EN RUSSIE
La Russie a besoin plus que d'autres nations d'un réseau
compact de chemins de fer. Les routes parfaitement bonnes y
sont rares. Les cours d'eau ne se prêtent pas commodément à
la navigation : celle-ci s'y trouve suspendue pendant les mois
les plus rigoureux. Si l'on veut qu'il règne entre les diverses
parties de ce vaste Empire, neuf fois plus étendu que la France,
une solidarité effective, il convient que les distances y puissent
être rapidement franchies au moyen de voies ferrées.
Ce n'est guère que vers le milieu du siècle dernier que la
construction d'un réseau ferré fut entreprise en Russie, alors
que celui des autres pays était déjà fort développé. Au début,
l'opération parut trop aventureuse aux Compagnies privées
pour la tenter; mais vers 1857, elles changèrent d'orientation
et acceptèrent de construire des voies, toutefois avec le concours
de l'Etat, sous forme de garantie d'intérêt ou de souscription
d'obligations. De 1881 à 1891, l'Etat semble revenu à une
notion plus impérieuse de ses droits; il projette non seulement
d'effectuer les travaux lui-même, mais de racheter certaines
lignes aux Compagnies. A dater de 1891, il renonce au pre-
mier article de son programme, trop occupé qu'il est à doter
la Sibérie de l'outillage nécessaire; mais il continue à faire l'ac-
quisition de nouveaux réseaux. D'ailleurs, à cette époque où
l'étatisme fléchit, le gouvernement russe a obtenu les résul-
tats qu'il désirait. Il possède les artères centrales, dont l'im-
portance commerciale et le rendement financier sont considé-
rables. Et il a compris que l'intérêt national lui commandait
d'assumer la direction des voies pauvres que les Compagnies,
tout naturellement soucieuses de bénéfices, auraient laissé
péricliter.
Il y a en Russie une vingtaine de Compagnies privées.
L'Etat possède le reste du réseau, soit environ 45.000 kilomètres.
De 1897 à 1908, on a calculé qu'il a consacré un milliard et
demi de roubles à des travaux de voies ferrées, en prélevant
cette somme sur les excédents de recettes du budget ordinaire.
En 1910, le budget des chemins de fer a pris les proportions
qu'il garde encore, avec de légères augmentations. Part de la
Dette publique (dépenses d'intérêt et amortissement des titres
LE DÉVELOPPEMEiNT DES VOIES FERnÉES EN RUSSIE 273
en circulation) : 437 millions; dépenses d'exploitation : i48
millions; pensions: 5 millions; travaux neufs et achat de
matériel : 65 millions; avances au titre de la garantie : 25,8
millions; contrôle : 4 millions. Le produit brut du réseau de
TEtat étant de 568 millions et la part de l'Etat dans le produit
net des lignes concédées revenant à environ 2 millions, c'est
donc à 570 millions qu'on doit estimer la somme retirée par
l'Etat russe de l'exploitation des voies ferrées. En face de ce
chiffre, quel ensemble de dépenses faut-il placer? Si l'on ajoute
aux dépenses de l'exploitation celles du contrôle, on aboutit à
un montant de 452 millions de roubles. L'Etat inscrit la tota-
lité des 65 millions pour travaux neufs et achat île matériel à
son budget ordinaire. C'est ainsi qu'on pourrait conclure de
l'évocation de ces divers chifTres que le bénéfice retiré par la
Russie de ses chemins de fer s'élève à plus d'une centaine de
millions. Mais il est nécessaire de payer la part de la Dette
publique : on voit que le bénéfice réalisé participe pour plus
des deux tiers à la somme indispensable. Le résultat en lui-
même est profondément satisfaisant et il n'est pas défendu à
l'Empire allié de songer à des chiffres toujours supérieurs en
matière de recettes Toutefois, il faudra toujours faire face aux
annuités des 2.788 millions d'obligations de chemins de fer.
Il ne faut pas oublier non plus de tenir compte aussi des
avances du Trésor. D'après l'exposé des motifs du budget de
1913, nous remarquons que, additionnées aux emprunts restant
en circulation, elles portent le capital engagé, à la fin de 1911,
pour constituer le réseau de l'Etat russe à la somme de 5.073
millions de roubles, soit 13.525 millions de francs. Mais en ce
qui concerne les prélèvements sur le Trésor, le contrôle de
l'Empire se borne à débiter chaque année le réseau de l'Etat
d'une somme théorique calculée à 4 et demi % sur l'ensemble
des capitaux employés; celte annuité purement convention-
nelle n'est établie qu'à titre de simple indication : il n'en est
même jamais fait mention dans les budgets de l'Etat.
La longueur générale du réseau d'Europe exploité par l'Etat
a été de 24.294 verstes (la verste = 1.067 mètres) jusqu'en 1901,
et de 32.129 verstes de 1907 à 1912. Celle du réseau asiatique
a été en 1911 de 9.319 verstes. Les progrès accomplis en ces
dernières années ont été décisifs, si l'on compare les résultats
des deux périodes quinquennales 1897-1901 et 1907-1911. La
moyenne annuelle des voyageurs transportés par verste est
passée de 2.463 pour la première période à 3.771 pour la
seconde; pour les manchandises le nombre de pouds (lepoud =
16 kilog. 38) s'est élevé de 182.844 à 228.858.
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 18
ziA yuysrioiss DicLoMATiuuhJS kt i:(ilunialks
Les Compagnies ont réalisé des progrès pareillemenl encou-
rageants. Le nombre des voyageurs transportés par elles est
passé de 15 millions en 1897 à 51 millions en 191 1. Le nombre
de pouds transportés s'est élevé de 1.860 millions en 1897 à
2.981 millions en 1911. Les plus anciennes, et à vrai dire, les
principales Compagnies sont avec Lindication du cbillre des
verstes exploitées: Moscou-Kazan (2.441); Moscou-Kiew-Voro-
nège (2.465); chemin de fer de VUidicaucase {environ 3.000);
Riazaii-Ouralsk (4.121); SiLcL-Est {'i.2'i:k)\ Moscou-]Vindaii-
Rybinsk (2.4i6). Si Ton tient compte, dans les statistiques que
nous allons citer, du réseau Vai'sovie-Vienne, racheté par l'Etat
en 1912 (c'estle seul rachat effectué depuis 1902), on constate
que les recettes brutes moyennes pour la période comprise
entre 1897 et 1901 ont été de 1.38.826.000 roubles et de
256.072.000 roubles pour la période comprise entre 1907-1911.
Les dépenses ont été respectivement de 85.612.000 roubles et
de 159.518.000 roubles, laissant un chiffre de recettes nettes
de 53.214. 000 roubles et 96.554.000 roubles respectivement.
Depuis que TEtat semble avoir relâché sa mainmise sur le
développement ferré de l'Empire, les Compagnies se sont mul-
tipliées tout naturellement : la marg'e est encore grande. Avant
le gros emprunt de 1914, elles font reçu la concession d'en-
viron 20.000 verstes de lignes nouvelles. M. Kokovtzof, pen-
dant son passage au ministère, encourag'ea l'industrie privée
de la manière la plus efficace, alors que jusque-là les autorisa-
tions sollicitées avaient été assez parcimonieusement accordées.
C'est ainsi qu'en 1912, sur 44 demandes, 13 furent exaucées
et 31 repoussées. La proportion avait été en lî)ll de 11 et de
61, en 1910 de 10 et de 45, en 1909 de 12 et de 30. Aussi
peut-on affirmer que la Russie est outillée pour entrer dans
une phase de construction plus intensive que jamais. Cette
recrudescence, déjà dessinée dès 1908 par la constitution de
deux Sociétés nouvelles, s'accentua en 1909 par la création de
trois autres Compagnies; six Sociétés existantes augmentent
leurs capitaux. En 1911, trois nouveaux chemins de fer réali-
sent leurs capitaux : Podolie, Tokmaksky, mer Noire-Kouban,
et trois autres procèdent à des émissions complémentaires.
Pendant le courant de l'année 1912, on a enregistré la consti-
tution de quatre Sociétés : Altaï, Kahhétie, Ouest-Oural et
Nord-Ouest-Oural, et autant d'émissions complémentaires.
Enfin l'année 1913 a été marquée par la formation de cinq
Sociétés : Akkerman, Koltchouguine, Société des embran-
chements, Semiretanié et mer Noire ; trois Compagnies
existantes renforcèrent leurs capitaux. Ainsi, pendant la période
LE DÉVEl.Ol'l'EMEMT DES VOIF.S Fb^liliÉhS EN RUSSIE "7S
1908-1913, dix-neuf nouvelles Sociétés de chemins de fer
émirent des obligations. Au total, il a été émis pour 870 mil-
lions de roubles d'obligations garanties parTEtat. Sur ce chifl're,
150 millions ont été absorbés par les nouveaux chemins de fer.
Quels sont maintenant les projets pour l'avenir, pour un
proche avenir?
L'Etat se propose de procéder h la construction des lignes
suivantes :
Vcrslcs. Roubles.
1° Merpfa-Kherson, avec embranchement
sur Nicolaietr oG^ [J5. 920. 000
2° Saint-Pétersbourg, Totsovo-Rasiouli. 68 9.208.000
3° Sarakamyn-Karaourgan 37 7.859.000
4° EmbrancbementRoulchento-Grichino. liO 7.000.000
Total 77o 79.357 000
Quatre Compagnies sont autorisées à étendre leurs réseaux.
Sept nouvelles Compagnies verront leurs obligations garanties-
par l'Etat. Les Sociétés qui n'auront pas recours à des em-
prunts d'obligations garantie^ projettent la construction de
lignes pour une longueur de 950 verstes et pour une somme
de 42 millions ùo, roubles. On cite comme devant bénéficier
en première ligne de la récente émission russe à Paris: les
Compagnies d'Olonetz, d'Atchinsk-Minoussinsk, du Caucase
central et de Boukkara.
A ces lignes, dont la construction est autorisée, il est néces-
saire, pour avoir une idée complète des perspectives russes en
matière de voies ferrées, d'ajouter les lignes approuvées parla
Commission des nouveaux chemins de fer pour une longueur
de 6.870 verstes et une somme de 598 millions de roubles.
Le chilTre total des verstes projetées par l'Etat et par les
Compagnies privées s'élève à 7.440.
De 1914 à 1919, le nombre des verstes de chemins de fer
soit en construction, soit autorisés, soit projetés s'élève, pour
les lignes de l'Etat, à 3.3 to. Pendant le même espnce de temps,
il surviendra une extension des réseaux privés de 17.623
verstes. Tout ceci ferait donc une moyenne de 3.500 verstes
de lignes nouvelles par an.
3.500 verstes par an ! Le chiffre est raisonnable et cepen-
dant, d'après une enquête toute récente confiée au général I^é-
troflf, la Russie a besoin de 5.000 à 6.000 verstes de rails
^78 QUESTIONS OlPLOMATlyUKS ET COLONIALE^
noiivoanx chaque année. Voilà qui en dit long sur l'essor du
pays. On ne saurait dire qui, de ragriciilteur ou de l'industriel,
manifeste le plus d'impatience d'obtenir enfin les moyens
de transport nécessaires.
Quand le canevas primitif du réseau russe fut établi, il
n'était guère possible de tenir compte, pour un nombre res-
treint de lignes, de tous les besoins économiques de l'Empire.
Les motifs politiques étaient d'un tel poids que la Russie ne
pouvait repousser les possibilités qui s'offraient à elle de dis-
poser de précieux instruments de pénétration, à travers 'le
Caucase, vers la Perse et la Turquie d'Asie. C'est pourquoi, la
ligne de Moscou à Rostov et à Tiflis a revêtu, dès le commen-
cement, une signification exceptionnelle. Le jour va venir où
elle sera prolongée vers Tabriz et peut-être d'un côté vers
Téhéran et de l'autre vers le golfe Persique. L'impérialisme de
nos alliés y trouvera son compte. Qui sait si, par Batoum ou
Kars, la jonction ne s'opérera pas avec Erzeroum ? Les ambi-
tions arméniennes de Saint-Pétersbourg ont certainement
caressé ce projet depuis longtemps.
Une autre grande direction du réseau russe est celle de la
Sibérie en passant par Samara, oîi commence le Transsibé-
rien, et l'Oural. La Russie a tout intérêt à être reliée le plus
étroitement possible avec sa grande possession asiatique, tout
comme — par Orenbourg,le Syr-Daria et Tacbkond — elle est
unie au Turkestan. On comprend donc qu'elle ait été tentée de
consacrer la plus grande partie du récent emprunt au perfec-
tionnement des relations établies entre la métropole et ses mul-
tiples prolongements. Pour avoir limité ses desiderata, elle ne
saurait avoir abandonné l'espoir de créer, tôt ou tard, dans
ces contrées d'avenir, les instruments indispensables à toute
vitalité économique.
Combien de régions encore mal outillées! Il y a, par exemple,
à peu près toute la Russie septentrionale qui n'avait jusqu'à
présent qu'un seul chemin de fer à voie étroite allant d'Ar-
khangel à Vologda. Or, il existe d'abondantes richesses en
bois et en minéraux dans cette vaste contrée : on ne les ex-
ploitera convenablement que le jour où l'on mettra à leur
portée des moyens de transport. On cite comme voies en
projet: une ligne Oural-mer Blanche, intéressant la région
pétrolifère d'Oukta (exportations : pétrole, bois et minéraux;
importations: charbon et machines); une ligne Kama-Pet-
chora; enfin la jonction de Kotlas à Arkhangel, le long de la
Dvina.
Toute cette partie de l'Empire russe a besoin que ses ré-
LE DÉVELOPPEMENT DES VOIES FERRÉES EN RUSSIE 279
coites de blé soient rapidement transportées vers les centres
de consommation et les ports d'embarquement. L'absence de
voies de communication commodes a provoqué, sur le marché
des céréales, des variations brusques. Telle année, le seigle a
valu, dans les plaines du Volga, dix fois moins que Tannée
précédente. On sait que les ports de la mer Noire sont les
grands exutoiresde la production agricole de la Russie en route
vers l'étranger : Odessa, Nikolaïeff, Kherson, Marioupol, Ta-
ganrog, Rostov, Xovorossisk. C'est vers eux que doit se con-
centrer l'armature des lignes nouvelles, de telle sorte qu'aux
deux axes précédemment cités de Moscou-Rostov-Titlis et
jMoscou-Samara-Sibérie-Turkestan vienne s'en ajouter un
troisième : Russie septentrionale-Volga-Don-mer Noire.
L'agriculture qui est, en réalité, la bat^e même de la fortune
russe, a besoin de débouchés sans cesse plus nombreux. En
1902, l'excédent des exportations alimentaires russes sur les
importations de même nature était de 435 millions de roubles.
En 1912, cet excédent était de 673 millions. La progression
est inévitable. Il ne tient qu'à une administration diligente et
avisée de faire de la Russie le grenier de l'Europe, par la rapi-
dité et l'abondance de ses expéditions.
On peut en dire autant de la production de la-ine et de coton
et du commerce des cuirs et peaux.
La situation prospère de l'industrie — quelque réduites que
soient encore ses proportions — provient pour une bonne part
de l'organisation d'un réseau serré autour des centres. Le che-
min de fer a permis de créer, en pleine étendue morne, en
rase campagne, des puits de mines et des usines métallurgiques
dont les débouchés rapides ont assuré la fortune.
C'est ainsi que dans le quadrilatère qui embrasse le bassin
houiller du Donetz et qui s'étend entre la rivière de ce nom et
la mer d'Azov, on compte une dizaine de lignes ou tronçons.
D'autres voies mettent en communication ce riche bassin avec
les gisements de fer de Krivoï-Rog : ce sont les ressources de
ce bassin houiller du Donetz qui ont permis au district de Krivoï-
Rog de lutter avec succès avec les minerais de l'Oural, dont
l'exploitation est assurée non par le charbon mais par les forêts
situées dans l'Oural même, à la portée des usines.
D'autre part, l'industrie sidérurgique du bassin du Donetz
s'est développée avec d'autant plus d'intensité qu'elle reçoit à
frais assez peu élevés les minerais du bassin de Krivoï-Rog et
de Marioupol et qu'elle peut expédier par chemin de fer ses
produits vers l'intérieur de la Russie.
Il est à peine besoin d'insister sur la prospérité fournie à
280 gUKSMO.'NS ini-LUMAnQUES ET (JOLOMALES
l'industrie des métaux par la construction des machines, bien
que la fourniture des locomotives lasse encore l'objet de mul-
tiples importations.
Mais, en matière industrielle, c'est la région de l'Oural qui
bénéficiera le plus du développement des voies ferrées. Les
mines de fer et les usines abondent entre Ekaterinebourg et
Oufa, oii se produit environ la moitié du fer brut consommé
en Russie. Puis viennent des gisements cuprifères, argenti-
fères, aurifères. Ils ne sont pas encore bien connus, parce que
l'exploration est difficile. L'exploitation des centres livrés à
l'extraction est assez difficile à cause des conditions rudimen-
taires du ravitaillement en combustible. Or les gisements
houillers ne sont pas rares dans l Oural : il n'y manque que
des lignes les reliant avec les gisements de fer, car en Russie
la question de la main-d'œuvre ne se pose pas. A l'Europe
occidentale la Russie offre d'incomparables perspectives au
point de vue économique ; mais il lui faut un outillage çi la
hauteur de ses réserves: elle a besoin de sortir de son iso-
lement.
Reste à exaiijiner les voies ferrées russes au point de vue
militaire. Une grande partie de l'opinion française n'a voulu
considérer le problème que sous cet angle, et n'entendait
même consentir un prêt à notre alliée que pour cet usage ex-
clusif, oubliant peut-être que si la Russie n'avait pu avoir
accès à notre marché, à cause de cette condition draconienne,
elle eût obtenu de l'argent sur d'autres places plus libérales.
Mais il a été entendu que sur l'emprunt de 2 milliards et
demi, oOO à 000 millions seront consacrés à cet objet (1). Le
gouvernement russe s'est engagé à construire, dans un délai
de quatre ans, les voies stratégiques nécessaires pour l'accélé-
ration de la mobilisation de son armée. L'état-major russe et
l'état-major français ont décidé, d'un commun accord, quelles
sont les lignes dont la construction s'impose. Le nouveau
gouvernement russe tiendra certainement à honneur de tenir
les engagements de son prédécesseur, et notre diplomatie
devra, s'il est besoin, les lui rappeler.
Le comte Witle, qui a joué un rôle décisif dans la crise qui
a vu le départ de M. Kokovtzof, ne diffère d'ailleurs pas
d'avis avec celui-ci en ce qui regarde l'utilité des chemins de
fer pour la défense nationale: « On sait qu'à l'heure actuelle,
(1) Cf. l'article de M. le commandant de Tiiomasson dans les Questions du 16 fé-
vrier dernier.
I
LE DÉVJiLOPPKiMliM' DES VOIES FEKliHtS hN liUSSIR 2Sl
« déclarait-il en 1910, les chemins de ter en temps de guerre
« peuvent non seulement parfois remplacer les places fortes,
« mais aussi parer à Tinsuffisance de la force numérique,
ft Tant que l'aéronautique ne sera pas au point, les chemins
« de fer seront le facteur essentiel de la guerre, en particulier
« dans sa première période, et cette période apparaît justement
« comme décisive et peut-être fatale. » Puis, après avoir établi
une comparaison entre la Russie et ses deux plus puissantes
voisines, à ce point de vue là, le clairvoyant homme d'Etat
ajoutait: « Dans ces conditions et ayant en vue l'immensité
<( relative de nos espaces, pour ne pas parler d'autres conditions
« également défavorables, vous pouvez vous imaginer combien
« nous serions en retard pour la première phase d'une mobi-
« lisation, c'est-à-dire la concentration des troupes par ré-
« gions. » Ayant remarqué que sur la frontière occidentale de
la Russie, du bas Niémen au Danube (2.600 verstes) débou-
chent 13 voies ferrées dont 9 seulement viennent de la
région du Centre, tandis que chez les voisins de la Russie, sur
cette même frontière, débouchent 32 voies c'est-à-dire beau-
coup plus du double, ayant noté en môme temps que les trains
militaires de son pays, par suite de la faiblesse des locomo-
tives, ne peuvent pas être portés à plus de 70 essieux, tandis
quen Allemagne ils peuvent l'être ù 100, le comte Witte
concluait: « En conséquence, nos voisins se concentreraient à
« la frontière au moins deux semaines avant nous. Vous vous
« représentez, bien entendu, tous les événements qui peuvent
« se produire en deux semaines (1). »
Construire des chemins de fer, soit en Pologne, soit en Li-
thuanie, ne sera jamais une superfétation, tant au point de vue
militaire qu'à celui des intérêts économiques de ces provinces.
Les citations du comte Witte que nous venons de faire prou-
vent que si cet homme d'Etat redevenait très puissant en
Russie il ne serait pas disposé à renier les engagements de
M. Kokovtsof. Nous ne donnerons d'ailleurs ici aucun détail
sur ces lignes stratégiques, cette question étant du domaine
des spécialistes.
Albert Sauzède.
(1) Notons que ces réflexions du comte Wilte datent de 1910 et demanderaient ;i
être mises au point aujour l'iiui. ^^ D. L. It.
18*
L'UNION SUD-AFRICAINE
Depuis sa crjatiori, en 1910, la jeune Union Sud-Africaine
avait peu fait parler d'elle. Toutes les bonnes volontés, grou-
pées autour du général Botha, aspiraient seulement au bien
général. Les intérêts particuliers, les jalousies, les ambitions
ne paraissaient plus exister, chacun sacrifiant ses souvenirs et
ses propres aspirations sur le berceau de la patrie nouvelle.
Les Anglais avaient loyalement et dans un beau geste tendu
la main à leurs ennemis de la veille, et les vaincus l'avaient
prise avec dignité et sans arrière-pensée. Le général Botha
n'écrivait-il pas à cette époque avec toute la loyauté de son
esprit et de son cœur : « Quiconque osera évoquer de la vallée
« de la mort le spectre du passé sera un ennemi de l'Afrique
« du Sud et un ennemi plus grand encore de l'Empire » ? Sa
parole avait été entendue de ses concitoyens, et il pouvait espé-
rer « édifier en Afrique du Sud une nation forte et unie ».
Mais l'homme est toujours le même. Qu'il soit Anglais,
Français ou Boer, il peut dans un moment d'enthousiasme
faire les plus beaux serments, mais il est bientôt repris par le
tourbillon des intérêts et des ambitions. La lutte, d'abord
timide, ne tarde pas à devenir ardente. Cette évolution bien
humaine commence à se faire sentir dans l'Union Sud-Afri-
caine; et bien que le pays, sous l'administration sage et prudente
du général Botha, ait fait de très grands progrès depuis trois
ans, déjà des difficultés sérieuses se posent et mettent aux
prises les partis un moment réconciliés. A grands traits nous
allons essayer de résumer le développement de l'Union Sud-
Africaine depuis son origine et indiquer les problèmes poli-
tiques et sociaux que le gouvernement aura à résoudre.
*
Depuis que les quatre colonies du Cap, du Natal, du Trans-
vaal et de l'Orange ont une administration centrale, la popu-
lation blanche a augmenté dans d'assez notables proportions.
Les Européens, fondant des espoirs dans le nouvel état de
l'uneon sud-africaine 283
choses, prirent volontiers le chemin de l'Afrique du Sud, en
vue d'un établissement de lonj^ue durée. Puis les travaux
publics, les constructions nouvelles exigeaient une main-
d'œuvre intelligente, qui ne pouvait guère être fournie que
par la race blanche. Enfin, beaucoup de régions, grâce aux
communications établies, devenaient accessibles et la plupart
du temps il s'agissait de celles oîi l'Européen peut non seule-
ment vivre, mais travailler. Aussi la population blanche, qui
était estimée au début de l'Union à 1.104.857 individus, et
compte maintenant 1.300.000 environ, bien que des lois res-
treignant un peu le droit d'immigration aient été votées. Ouant
à la population de couleur, elle est estimée à 4.700.000 âmes.
Parallèlement à cet accroissement de population, on a pu
naturellement enregistrer un agrandissement de la surface
cultivée, qui est cependant loin d'avoir atteint son plein dévelop-
pement, car les moyens de transport sont encore, dans bien des
régions, longs, difficiles, et par conséquent onéreux. On attend
le chemin de fer et cette question a, au premier chef, attiré
toute l'attention du gouvernement.
Bien que le réseau ferré soit déjà très considérable pour un
pays si jeune, un ensemble de projets de constructions nouvelles
a été en 11113, proposé au Parlement. L'Union possède à l'heure
actuelle 7.48 milles de chemins de fer, soit environ 12.55G ki-
lomètres, pour lesquels il a été dépensé 81.872.325 livres
sterling. Cette somme, du reste, est largement rémunérée, car
les revenus en sont très importants. Les recettes de 1!>12 ont
atteint 805.920 livres sterling, dépassant de 32,21 % celles de
l'année 1909.
11 y a lieu de remarquer que les chemins de fer de l'Union
emploient une grande quantité de main-d'œuvre blanche.
D'après les derniers rapports il y aurait plus de 31.000 ouvriers
et agents européens occupés à l'entretien ou à l'exploitation
des lignes. Mais l'administration doit faire face à des besoins
qui vont toujours croissant et qui sont d'autant plus difficiles
à satisfaire que ces besoins sont nombreux et de nature très
différente. Le Natal réclame des wagons pour le transport de
ses charbons, les contrées agricoles demandent des tarifs moins
élevés pour l'exportation de leurs produits, les centres ouvriers
exigent des conditions moins onéreuses pour le transport du
personnel. M. Iloy s'est consacré à l'étude de ces différentes
questions et en a déjà résolu beaucoup avec une habileté
remarquable, consentant à des sacrifices en vue de la pros-
périté générale.
Mais le trafic augmentant chaque jour donne lieu à de nou-
284 QUtSTlOINS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
velles exigences et malgré tout il faut penser aux construc-
tions nécessaires au développement du pays.
Dans le projet soumis au Parlement par M. Hoy, il est ques-
tion de 794 milles de voies ferrées à établir, exigeant une
somme de 3.117.225 livres sterling. Presque toutes les lignes
demandées desserviront des contrées excellentes pour la colo-
nisation dans les quatre provinces et faciliteront beaucoup
l'écoulement des produits agricoles ; car il ne faut pas oublier
que, en raison des longues distances qui séparent les villes et
de la dissémination de la population sur le territoire, le che-
min de fer est le seul facteur qui puisse aider au peuplement
de l'Afrique du Sud.
Déjà, avec les moyens dont on dispose, la situation écono-
mique devient chaque jour plus prospère. Les importations
sont passées, de 34.94o.4i7 livres sterling en 1911, à 36.009.841
livres sterling en 1912, et les exportations pour les mêmes
périodes ont été respectivement de 57.308.000 livres sterling
et de 63.262.000 livres sterling. Si nous entrions dans le dé-
tail, il serait aisé de constater que ces accroissements ne sont
pas dus à une poussée momentanée, mais à un progrès con-
tinu, qui concerne toutes les branches de l'activité humaine et
toutes les natures de produits.
Au moment de la constitution de l'Union, l'administration
des emprunts des quatre colonies fut prise en main par le
gouvernement central. A cette époque, la Dette publique com-
mune se montait à 116.037.000 livres sterling. En 1911, elle
était réduite à 114.237.000 livres sterling. D'après le dernier
rapport que nous avons entre les mains, elle comprenait au
31 mars 1912 :
Province da Cap 46.07().d91 livres sterling.
Province du Natal 20. 09:;. 943 —
Transvaal et Orange 3.H.000.000 —
Province du Transvaal... 5.000.000 —
106.172.534 —
Il faut ajouter à ce total 11.088.000 livres sterling de dettes
flottantes que le général Srauts, ministre des Finances, se pro-
posait de consolider par un emprunt.
Malgré cette dette assez forte qui exige de gros intérêts, la
situation budgétaire est satisfaisante. Pour 1912-1913, il y eut
un excédent de 1 .026.000 livres sterling, bien que pendant cette
période l'agriculture soufl'rît de la sécheresse. Les prévisions
de cette année, 1913-1!)14, escomptent un excédent d'environ '
l'union SUD-AKRICAINE 285
500.000 livres sterling, en tablant sur une diminution de re-
cettes de 714.000 livres sterling sur l'exercice précédent.
Dans ces chifïres ne sont compris ni les dépenses ni les reve-
nus des chemins de fer et ports, dont la situation est floris-
sante.
Ainsi donc, soit au point de vue industriel et commercial,
soit au point de vue économique et financier, la situation de
l'Union Sud-Africaine dénote une amélioration constante due à
une administration sage et prudente. Mais cette prospérité
n'est pas sans amener une évolution qui donne et donnera au
gouvernement de graves préoccupations. L'afflux de nombreux
Européens, Anglais pour la plupart et ouvriers en majeure
partie, a posé, avec plus d'acuité que par le passé, les problèmes
sociaux et aussi les problèmes de race. Leur solution avait été
jusqu'à présent facile, par suite de la prédominance marquée
du parti boer et par suite aussi de l'entente de chacun des
partis en présence. Depuis quelques mois, la situation s'est
modifiée. Les discussions montent de ton et des scissions se
produisent entre amis de la veille. Ce n'est pas que le danger
soit immédiat; mais le gouvernement aura, dans l'avenir, à
trancher de grosses difficultés dont dépend le sort de l'Afrique
du Sud. Indiquons-en quelques-unes.
Au cours des élections pour le premier parlement de l'Union
deux grands partis se formèrent : les nationalistes, ayant à leur
tête le général Botha, qui désiraient le développement de
l'Afrique du Sud et aussi celui de l'empire ; les unionistes,
dirigés par le D'' Jameson, dont l'idéal était un peu différent,
qui semblaient se préoccuper davantage du présent, dont les
vues étaient plus courtes et le programme moins vaste.
Les élections donnèrent la majorité aux premiers. Sur 121 dé-
putés, 67 étaient nationalistes, 39 unionistes, 13 indépendants
et 4 socialistes. Le parti du général Botha avait donc une majo-
rité de 13 voix sur tous les autres coalisés. Il y a lieu de
remarquer que, à cette époque, cette supériorité n'étaitpas assez
grande pour donner aux nationalistes la tentation de com-
mettre des actes arbitraires et de jeter la minorité dans une
opposition calculée et systématique, prenant appui sur la ques-
tion de races.
Les .unionistes, du reste, étaient résolus à soutenir le pre-
mier ministre contre ceux qui ne suivraient pas la ligne poli-
tique adoptée par la Convention nationale, qui avait fondé
286 QUESTIONS DIPLOMATIQUES KT COLONIALKS
l'Union et contre ceux qui ne voudraient pas tenir tous les
engagements auxquels ils avaient tous souscrit. Dans ces condi-
tions, le Parlement, sous l'habile et loyale direction du géné-
ral Botlia, nommé président du conseil des ministres, put dis-
cuter utilement des lois d'intérêt commun. Ce fut une sorte
d'âge d'or. Bientôt cependant il fallut entamer les questions
qui, lors de la réunion de la Convention nationale, avaient
déjà soulevé des débats orageux. Le général Botha aurait désiré
qu'elles fussent résolues dans un esprit très généreux, en tenant
compte des aspirations de l'Afrique du Sud et de ses devoirs
envers l'Empire auquel elle était rattachée. Mais à ce moment,
dans le parti sud-africain lui-même, s'élèvent des voix discor-
dantes. Le général Hertzog, l'ancien compagnon d'armes de
Botha et de Dewet, pensa qu'on allait trop loin. Il réclama
énergiquement les droits des Boers. Quand on parla école, il
voulut que la seule langue officielle fût le hollandais. Lorsqu'on
agita le problème de l'immigration des Blancs, il prétendit,
afin d'éviter le trop grand développement de la population
anglaise, imposer des conditions draconiennes aux nouveaux
arrivants. Bien d'autres questions furent encore l'objet de polé-
miques sérieuses, qui tendaient à éloigner l'un de l'autre le
général Hertzog, représentant les vieilles traditions boers, et le
général Botha dont les idées larges et généreuses avaient pour
but le bien-être et la paix de tous, en faisant abstraction du
particularisme d'antan.
Lorsque le premier ministre fut appelé à Londres pour
prendre part aux discussions concernant la politique et la
défense de l'Empire, le général Hertzog ht de violents discours
contre lui et tâcha d'ameuter l'opinion contre le président du
Conseil. Plus tard, à l'occasion d'une élection partielle, les
deux ministres se retrouvèrent en présence, patronant cha-
cun un candidat. Celui du général Botha l'emporta, malgré
les attaques du général Hertzog. Ces attaques furent poussées
à un tel point que le cabinet se dissocia. Le premier ministre
donna sa démission avec ses collègues. Il fut, du reste,
aussitôt appelé à reprendre les rênes du gouvernement, par
lord Gladstone. Le règne du ministère qu'on avait voulu
former avec « les meilleurs », sans distinction de races, ni de
partis, avait vécu. Il avaitduré jusqu'en décembre 1012, c'est-à-
dire dix-huit mois.
Néanmoins, les Sud-Africains étaient toujours relativement
unis. Ce n'est qu'en novembre dernier qu'une scission pro-
fonde s'est produite, à la suite des événements suivants: le
général Hertzog, évincé du ministère, se mit aussitôt en cam-
l'union sud-africaine 287
pagne, avec une liberté plus grande qu'auparavant puisqu'il
n'était plus au gouvernement. Lors de la réunion du Congrès
sud-africain il y a trois mois, il entreprit un procès en règle
de la politique et de la personnalité du général Botha. Après
trois jours de débat, M. Krige, un des membres du Congrès,
proposa de clore la discussion, qui prenait une tournure trop
personnelle, et de s'occuper des questions d'intérêt général.
La motion fat adoptée. Elle visait directement le général Ilert-
zog, qui, comprenant l'échec qu'il venait de subir, (juitta la
séance, suivi de 90 de ses fidèles partisans.
Parmi ces derniers se trouvait le général Dewet qui, en par-
tant, prononça ces paroles : « J'aime bien mon camarade
lîolha, mais j'aime encore mieux la cause du peuple. Adieu!»
La scission était désormais faite et le parti national sud-afri-
cain formé.
Comme on avait surtout reproché au premier ministre d'être
trop anglophile, de vouloir travailler exclusivement pour
l'Empire, celui-ci s'expliqua en ces termes, dans un grand dis-
cours prononcé le jour de la clôture du Congrès :
« Les membres du cabinet sud-africain sont, d'après la loi,
« ministres de Sa Majesté, mais néanmoins forment le gou-
« vernement de l'Afrique du Sud. Leur pays fait partie de
« l'Empire britannique, mais ils sont aussi libres que s'ils
« appartenaient à un Etat indépendant, sur un pied d'égalité
a avec les autres Etats. Notre premier devoir, dans l'intérêt
« de l'Union elle-même, est à mon avis d'entretenir avec
« l'Empire des relations amicales, sans nous départir du
« moindre de nos principes...
« Les droits de l'Afrique du Sud, a dit en terminant le
.x< général Botha, ne sont pas incompatibles avec l'attachement
« du Sud- Africain à l'Empire. »
Par suite de cette scission, le Parlement se trouvera com-
-. posé de trois partis : les Unionistes, les Sud-Africains et les
Nationaux Sud-Africains. La majorité gouvernementale va
donc être déplacée et le premier ministre, afin de pouvoir
continuer son service, sera peut-être réduit à recourir à de
nouvelles élections. Telle est la situation actuelle. Elle présente
plus de difficultés que par le passé; mais elle n'est pas de na-
ture, semble-t-il, à retarder le développement du jeune Domi-
nion.
*
A coté de ces questions de politique gouvernementale, il en
a surgi, dçins ces derniers temps, deux autres qui concernent
288 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
les ouvriers européens et ceux de couleur. Ces questions se
rattachent à deux problèmes qui, dans l'Afrique du Sud, ont
bien des points communs: celui du travail et celui des races.
Le premier est relativement nouveau ; quant au second, il
n'est que la suite logique d'un état antérieur.
Au mois de mai 1913, par suite d'un incident de minime
importance survenu à la « New-Kleinfontein Mine», la fédé-
ration générale des mineurs décréta la grève générale Johan-
nesburg fut mis en état de siège et le gouvernement, désireux
d'arrêter un conflit qui pouvait avoir de si grandes consé-
quences pour le monde entier, réunit les propriétaires des
mines et les chefs du mouvement gréviste pour arriver à un
accord. Un arrangement intervint, en effet, à bref délai et ce
fut un succès pour la fédération générale des mineurs, car
non seulement il était convenu que tous les grévistes revien-
draient à leurs chantiers sans être inquiétés, mais de plus, le
gouvernement s'engageait à payer une indemnité aux non
syndiqués. Cette résolution avait été évidemment dictée par le
désir de ne pas arrêter la production aurifère du ïransvaal
qui, à lui seul, fournit 947 millions de métal précieux sur un
total mondial de 2.450 millions. Mais cet essai de mobilisation
des forces minières avait en somme réussi: c'était une assu-
rance donnée aux meneurs de la fédération générale.
Le résultat fut celui qui s'observe toujours en pareil cas.
L'audace des fauteurs de troubles s'accrut et l'Union Sud-Afri-
caine vient de traverser le mois dernier une nouvelle crise so-
ciale à laquelle s'associèrent non seulement les mineurs, mais
bien d'autres ouvriers, en particulier les cheminots.
Cette fois, le gouvernement, se sentant près d'être débordé
et voulant réparer sa faute antérieure, prit des mesures extrê-
mement rigoureuses. Il fit emprisonner les principaux chefs
du mouvement et les exila, en les faisant embarquer clandes-
tinement pour l'Angleterre. L'état de siège fut sévèrement
appliqué. Il y eut quelques bagarres, mais somme toute, force
resta à la loi. En peu de jours le mouvement était arrêté et
tout rentrait dans l'ordre.
Ce coup de force du général Botha, s'il contenta les gens
qu'intéresse la bonne marche des afl'aires sud-africaines, et
ils sont nombreux, suscita dans les milieux ouvriers et en
particulier en Angleterre une vive indignation. Le parti des
travailleurs, réuni dernièrement à Glascow, vota un ordre du
jour de M. Moc Donald protestant contre cette mesure de
déportation et exigeant le retour du gouverneur général, lord
Gladstone. L'affaire en est là. Au point de vue de l'Union Sud-
l'union sud-africaine 289
africaine, la solution prise est de nature à ramener le calme;
mais au point de vue anglais, n'en découlera-t-il pas des con-
séquences moins heureuses, d'autant plus qu'à propos d'une
autre grève le gouvernement sud-africain s'est trouvé en oppo-
sition avec le gouvernement des Indes?
Sur le territoire de l'Union, et en particulier au Natal, tra-
vaillent beaucoup d'Hindous, soit aux mines, soit aux planta-
tions de thé et de canne à sucre. Il y a quelques années, l'im-
migration des ouvriers venus des Indes avait été fort en
honneur. 11 fallait de la main-d'œuvre en grande quantité et
la population nègre ne pouvait suffire, ni en qualité ni en
quantité. Depuis, les idées se sont modifiées. Bref, dans la
province du Natal se trouvent encore à l'heure actuelle 140.000
Hindous contre 98.000 Européens.
L"an passé, après de longues négociations avec le gouver-
nement des Indes, le cabinet sud-africain décida d'interdire
l'immigration de cette catégorie de travailleurs qui, à la
longue, à force d'économie et de travail, devenaient de véri-
tables colons auxquels la population blanche ne voulait re-
connaître aucun droit. Ceux qui résidaient sur le territoire du
Natal ne pouvaient être expulsés de force, mais on vota des
lois qui en somme les forçaient à émigrer. En particulier,
chaque Hindou devait payer une somme de 3 livres sterling
par an, quelle que fût la condition de son engagement.
Ces mesures donnèrent lieu à des désordres dans l'Afrique
du Sud, et ce qui est plus grave, à des mouvements violents
d'opinion dans les Indes.
Le général Botha ayant, dans un discours, défendu sa poli-
tique et fait allusion aux protestations lancées par les hautes
personnalités du gouvernement de l'Inde, le vice-roi lord
Hardinge répliqua, à Madras, de façon assez violente : « Les
Hindous de l'Afrique du Sud, dit-il, ont jugé nécessaire dor-
ganiser la résistance passive à des lois qu'ils considèrent comme
odieuses et injustes. Cette opinion, nous, qui suivons attenti-
vement leurs luttes, ne pouvons que la partager. Ils ont violé les
lois en question n'ignorant point à quelles rigueurs ils s'expo-
saient... Ils seront soutenus par la profonde sympathie de toute
rinde et aussi de tous ceux qui, comme moi, sans être Hindous
sympathisent avec la population du pays. »
Comme on le voit, la situation était assez tendue. En Angle-
terre on suivait le débat avec grand intérêt, car on ne pouvait
risquer de s'aliéner l'opinion publique aux Indes, et d'autre
part, il ne paraissait pas possible de toucher à la souveraineté
du gouvernement sud-africain.
QuEsT. DiPL. ET Col. — t. xsxvii. 19
à90 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALKS
Cependant, après des négociations assez pénibles, on semble
devoir sortir de l'impasse. Une commission, présidée par
M. Smiits, a été envoyée au Natal pom- faire une enquête,
entendre les doléances et étudier les remèdes propres à éviter
le retour de pareils événements. D'autre part, lord Hardinge,
dans un discours prononcé à Calcutta, le 26 décembre 1913,
s'est montré plus modéré et a conseillé d'attendre les proposi-
tions de la commission d'enquête.
Il y a donc détente ; mais comme la question hindoue sera
longtemps encore une question de race dans l'Afrique du
Sud, on peut craindre que cette alerte ne soit que provisoire-
ment calmée. Du reste, étant donnée la population de l'Union
qui, en dehors des Hindous, comprend des Européens (princi-
palement anglais), des Boers, des nègres et des gens de cou-
leur, en conçoit la tâche ardue qui incombe au gouvernement
de l'Afrique du Sud. Celui que préside le général Botha, grâce
à l'action personnelle de son chef, est parvenu jusqu'à présent
à maintenir l'équilibre; mais l'avenir reste incertain.
E. DE Bemy.
UN PROJET
DK
RÉORGANISATION DE L'ARMÉE COLONIALE
Il n'est malheureusement pas douteux que l'armée coloniale
traverse une crise dangereuse, et nous avons montré ici même
plusieurs de ses aspects. Ses cadres sont quelque peu décou-
ragés par les lenteurs de l'avancement ; ses effectifs ne sont
pas, à beaucoup près, ceux que réclament le service colonial
normal et le contingent qu'elle fournit au corps expédition-
naire du Maroc. Depuis combien de temps dure cette crise?
Exactement depuis quatorze ans. Le jour oii les troupes colo-
niales furent séparées de la Marine pour être rattachées au
département de la Guerre, Tère des difficultés commença. Con-
sidérées par le ministre de la rue Royale comme des parentes
pauvres, malgré leur passé glorieux et leurs services inappré-
ciables, l'infanterie et l'artillerie de marine trouvèrent au
boulevard Saint-Germain un abri passablement précaire.
Si l'armée coloniale a végété, la faute n'en est pas, certes,
aux divers détenteurs du portefeuille, mais bien à une confu-
sion de pouvoirs et à un contrat mal étudié. Les troupes colo-
niales dépendaient bien en France du ministère de la Guerre,
mais dans leur service d'outre-mer, elles étaient rattachées au
ministère des Colonies ; il est inutile d'ajouter que les deux
administrations se renvoyaient la balle au bond. Quant
aux dispositions législatives qui constituaient leur charte,
elles étaient contenues dans la loi du 7 juillet 1900, qui ne
réglait ni l'avancement ni même le nombre d'unités à entre-
tenir; le recrutement était livré au hasard des engagements
volontaires. Partout on se reposait sur des calculs de probabi-
lités.
Ces calculs, depuis longtemps, ont été mis en défaut. La
Chambre des députés ne pouvant s'accorder sur les sanctions à
prendre décida, le 5 décembre 1911, qu'il serait « statué, dans
« un délai de deux ans, par une loi, sur la réorganisation des
« troupes coloniales »'. L'échéance est arrivée et le Parlement
2-^2 QUESTIONS DIPLOMATIQUES KT COLONIALES
n'a pas encore voté les mesures nécessaires, mais la Commis-
sion de l'armée au Palais Bourbon a chargé du travail prépara-
toire une sous-commission présidée par l'honorable M. Gallois.
Le distingué député des Ardennes a été chef d'escadron d'artil-
lerie coloniale; il était donc tout désigné pour mener à bien
cette tâche difficile. Dans toutes les dispositions qu'il propose,
on ne retrouve pas seulement le souvenir d'une longue expé-
rience; M. Gallois s'est voué, corps et àme, à l'amélioration du
sort de ses anciens compagnons d'armes. C'est dire qu'il s'est
acquitté de son travail en y mettant un peu plus qu'un zèle
consciencieux.
On sait que deux courants d'opinion séparent les esprits dans
les milieux coloniaux : l'un d'eux réclame le fusionnement des
troupes coloniales avec les troupes métropolitaines; l'autre, au
contraire, exige le maintien du statu quo^ c'est-à-dire de l'au-
tonomie. Le projet de loi la consacre. C'est la solution qui
d'ailleurs rallie la très grande majorité des intéressés, officiers
et sous-officiers de carrière.
Certes, la fusion serait, à notre avis, la meilleure des ré-
formes, si l'on était sûr de trouver dans l'armée métropolitaine
une très grande quantité d'officiers et de sous-officiers heureux
d'aller servir au loin; mais, en constatant le nombre ridicule-
ment restreint des capitaines et des lieutenants qui s'offrent à
permuter pour passer dans les troupes coloniales, on est bien
obligé d'admettre que la fusion diminuerait dans des propor-
tions considérables la valeur des cadres de nos corps d'outre-
mer. Les officiers de l'ancienne armée coloniale se soucieraient
peu de courir de nouveaux risques et se reposeraient en France;
faute de volontaires, lesdésignations pour les colonies se feraient
d'office. Il est inutile de s'appesantir plus longuement sur la
défectuosité de cette méthode; tantôt on enverrait des officiers
trop âgés pour supporter les premières épreuves des pays tro-
picaux, tantôt on aurait affaire à des sujets découragés d'avance ;
il faudrait pour toujours renoncer à ces pléiades d'officiers
spécialisés dans la connaissance des mêmes colonies, méha-
ristes de la Mauritanie et de Zinder, administrateurs du Tchad,
lettrés de Cochinchine et du Tonkin.
Donc, le projet Gallois est antifusionniste^ et on ne peut que
l'approuver sur ce point. Mais, tout en conservant aux troupes
coloniales une stricte autonomie, il vise à un rattachement au
ministère de la Guerre beaucoup plus étroit que par le passé.
L'N PKOJET DE KÉOBGAMSATIUN DE l'aKMÉE COLONIALE 293
Quels sont les organes qui, à l'heure actuelle, assurent le fonc-
tionnement de ces troupes, c'est-à-dire leur existence dans
l'armée? Ils se réduisent à une direction d'arme qui, par ses
attributions, devrait être une chambre d'enregistrement et un
bureau chargé des mutations du personnel. Un seul officier,
du grade de capitaine, est détaché à l'état-major de l'armée,
un autre à la section d'Afrique. 11 n'existe aucun organe d'étude
pour mettre au point tant de questions restées en suspens :
coopération de l'armée coloniale à la défense de la métropole,
répartition des unités européennes et indigènes dans les
diverses possessions, défense des colonies au cours d'une
grande guerre. Le Comité consultatif de défense des colonies,
institué en 1902, est strictement confiné dans des problèmes
d'organisation locale, et comme son nom l'indique, il est sim-
plement consulté sans que ses travaux aient force de loi.
Dans la réalité, la direction des troupes coloniales se charge
de toutes les questions qui intéressent le recrutement des
troupes, l'avancement des officiers et des sous-officiers, la créa-
tion des unités nouvelles. Jusqu'à maintenant elle a suffi, mal-
gré son personnel des plus réduits, à cette lourde tâche et on
peut dire que, depuis 1911, elle a réalisé de véritables tours
de force en faisant surgir des légions du sol africain. En moins
d'un an elle a mis sur pied la valeur d'un corps d'armée pour
le Maroc (6 régiments mixtes, 2 bataillons indépendants, 7 bat-
teries d'artillerie, 6 compagnies de conducteurs, 1 escadron de
spahis). En même temps elle a créé 11 compagnies nouvelles
de tirailleurs sénégalais à Dakar; à la fin de 1914, elle en cons-
tituera 1 3 autres de manière à former dans le Cayor la brigade
noire qui servira de réservoir de recrutement et d'instruction
tout en constituant une forte unité de combat pouvant être, du
jour au lendemain, transportée sur un point quelconque du
globe.
La direction des troupes coloniales a de même formé un
deuxième bataillon sénégalais pour l'Algérie et de nombreuses
compagnies pour la Côte d'Ivoire et l'Afrique Equatoriale.
Mais, pour toutes ces créations, il fallait des cadres et pour
avoir des cadres, il fallait des soldats européens dont le recru-
tement devenait de plus en plus difficile. Grâce à une propa-
gande fort intelligemment conduite, la crise, de ce côté-là, fut
conjurée; le 1*"' octobre 1912, il manquait environ 7.000 hommes
aux troupes coloniales : six mois plus tard il fallut refuser des
engagements. Pour entretenir ce courant favorable, les régi-
ments stationnés en France reçurent des garnisons meilleures,
la solde double fut accordée aux sous-officiers servant aux co-
294 QUESTIONS DIPLOMATIQUKS ET COLONIALES
lonies, la médaille coloniale sans agrafe fut acquise de plein droit
à tous les soldats justifiant de six années de séjour dans les pos-
sessions lointaines. Pour procéder à des nominations de capi-
taines et accélérer l'avancement sans appauvrir les cadres infé-
rieurs, on créa 200 emplois nouveaux d'adjudants-chefs. Enfin,
il ne faut pas oublier que les projets de réorganisation dont
M. Gallois s'est inspiré ont été élaborés et mis au point par
les mêmes bureaux.
Ces résultats sont le plus sûr témoignage d'un effort inin-
terrompu et d'une clairvoyance qui suffiraient à justifier le
maintien des attributions de la direction des troupes coloniales.
Le projet Gallois demande pourtant l'institution d'une section
spéciale à l'état-major de l'armée, chargée de l'organisation,
de la mobilisation et de l'emploi de ces troupes en France et
aux colonies. Nous n'y voyons qu'un avantage, celui de faire
connaître un peu mieux l'armée coloniale dans les hautes
sphères militaires et de donner un peu plus d'unité aux vues
qui président à la confection de nos lois de défense nationale.
M. le sénateur Gervais proposait, en 1913, de constituer à
l'état-major de l'armée une section de défense d'outre-mer
chargée de régler toutes les questions militaires intéressant
non seulement les colonies, mais l'Algérie, la Tunisie et le
Maroc. Le personnel aurait été composé d'officiers métropoli-
tains, coloniaux, et d'un certain nombre d'officiers de marine.
Le projet Gallois est plus modeste : il se contente, en somme,
de créer un simple bureau d'étude; la direction des troupes
coloniales est ainsi considérablement soulagée, elle ne con-
serve dans ses attributions que le personnel, l'instruction,
l'administration et la gestion budgétaire; en un mot, son rôle
est exactement le môme que celui des sept autres directions
d'armes. La conclusion inévitable est très heureusement for-
mulée. Dans chaque colonie, le commandant supérieur des
troupes est responsable de la défense vis-à-vis du gouverneur
et correspond sous son couvert avec le ministère de la Guerre.
C'est assez dire que le gouverneur est responsable de la conser-
vation de son territoire vis-à-vis du même ministre de la
Guerre et non plus vis-à-vis de son collègue des Colonies.
On ne peut qu'applaudir à la suppression de la dualité fâ-
cheuse de commandement dont les méfaits ne se comptent
plus. Peut' être le projet aurait-il gagné à être plus explicite
sur deux points : il sera toujours nécessaire de maintenir au
ministère des Colonies des agents de liaison militaires, et d'autre
part le comité consultatif de défense des colonies ne saurait être
supprimé, car il est composé de personnalités éminentes dont
UN PROJET DE REORGANISATION DE l'aRMÉE COLONIALE 29o
les avis resteront précieux pour la section spéciale de l'état-
major de l'armée.
Le titre II du projet traite de l'organisation et de la compo-
sition des troupes coloniales et quelques-uns de ses articles,
s'ils sont adoptés, pourraient très bien contribuer à faire ces-
ser la crise de l'encadrement de notre armée d'outre-mer. On
sait que de très nombreux officiers et sous-ofliciers rentrent
dans la vie civile en renonçant à poursuivre une carrière hono-
rable sans doute, mais rendue par trop aléatoire depuis quelques
années. Leur départ de l'armée accumule des difficultés nou-
velles : la pénurie de capitaines et surtout de lieutenants a
pour effet de réduire le séjour en France des officiers, entre
deux séjours coloniaux, à des durées inacceptables. L'avance-
ment s'est trouvé tellement ralenti depuis dix ans que l'accélé-
ration produite par les départs anticipés n'est pas encore très
sensible ; les capitaines passent au grade supérieur à quinze
ans d'ancienneté, les lieutenants à douze ans; les conditions
sont donc, à peu de chose près, les mêmes que dans les troupes
métropolitaines.
Comment l'avancement s'est-il ralenti lorsque les effectifs
et le chiffre des unités n'ont cessé depuis dix ans de s'accroître?
C'est que, pendant toute cette période, on n'a cessé de procéder
à des créations fictives. Au lendemain de la g:u2rre de Chine,
il fallut bien liquider la plus grande partie du corps expédition-
naire et cette mesure coïncida avec la pacification tout au moins
apparente de certaines colonies dont les gouverneurs, sou-
cieux d'équilibrer leur budget local, n'eurent pas de peine à
obtenir l'allégement de leur corps d'occupation. Remarquons
en passant qu'il faut un vote du Sénat et de la Chambre pour
supprimer une compagnie d'infanterie métropolitaine, et rien
n'est plus logique ; au contraire il suffît d'un décret rendu sur
la proposition d'un gouverneur et du ministre des Colonies pour
licencier un bataillon, abandonner un point d'appui de la flotte
et laisser notre pavillon sans défense. Usant de cette faculté
dans des conditions d'opportunité fort contestable, les gouver-
neurs ont fait rayer d'un trait de plume la brigade de réserve de
Chine, un régiment annamite, deux bataillons à Madagascar et
plusieurs compagnies et batteries dans les îles du Pacifique et
d'Amérique.
Deux ans plus tard, il fallut augmenter, dans de fortes pro-
portions, les troupes sénégalaises en Afrique Equatoriale ; puis
ce fut l'expédition marocaine qui réclama de nouvelles unités.
296 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
On les créa, mais en prélevant leurs cadres sur l'ensemble des
régiments stationnés dans la métropole. Il n'est pas difficile de
deviner les résultats de cette méthode économique : les batail-
lons de France furent aussi mal encadrés que les compagnies
appelées à servir au loin. C'est ainsi que le 13" bataillon séné-
galais, constitué à 800 hommes, opère dans la région de Meknès
avec un chef de bataillon, 3 capitaines, et 2 lieutenants de
l'armée active ; fort heureusement il a 4 lieutenants de réserve,
mais, somme toute, il ira au feu avec 10 officiers alors que les
régiments de ligne ont un cadre complémenlaire surabondam-
ment garni.
C'est donc fort justement que le projet Gallois pose en prin-
cipe que « toute augmentation de la partie des troupes colo-
« niales stationnées outre-mer entraîne obligatoirement la
« création du personnel correspondant et de celui nécessaire
(c pour sa relève ». Nous croyons que cet alinéa pourrait être
heureusement complété par la disposition suivante : « Pareil-
« lement, toute création d'unités de l'armée noire stationnées
« en Algérie et au Maroc entraînera obligatoirement la créa-
« tion d'unités de dépôt en Afrique Occidentale ». Il ne serait
pas inutile de trancher la question des « réservoirs » pour
mettre fin aux procédés actuels. On sait que la plupart des
bataillons sénégalais envoyés dans l'Afrique du Nord ont été
recrutés à la hâte, à peine débourrés et embarqués après
quelques semaines d'existence militaire. Il est grand temps de
recourir à la méthode employée par le 19^ corps et la division
de Tunisie qui n'envoient plus au Maroc que des bataillons
indigènes soigneusement exercés pendant un an. L'armée
coloniale aurait bien voulu pouvoir agir de même ; faute de
crédits, elle a dû tout improviser.
Ces créations effectives et non plus fictives, jointes à la péré-
quation des grades réclamée par le projet, suffiront-elles à
conjurer la crise de l'avancement ? Nous croyons qu'en pareille
matière le législateur fera fausse route chaque fois qu'il ne
placera pas la question sur son véritable terrain. Il eiitété plus
simple et plus radical de décréter que tout officier des troupes
coloniales ne resterait sous aucun prétexte lieutenant pendant
plus de huit ans et capitaine pendant plus de douze ans; le
corollaire immédiat aurait été le départ anticipé du nombre
nécessaire de capitaines et d'officiers supérieurs ou généraux
pour que les nominations envisagées puissent être faites. La
mesure est d'autant plus facile à réaliser dans Tarmée coloniale
que les retraites y sont avantageuses et que les officiers fati-
gués n'y manquent pas ; beaucoup demandent à partir après
UN PROJET DE RÉORGANISATION DE l'aRMÉE COLONIALE 297
vingt ans de services pourvu qu'on les décore. Il n'entrait pas
dans le projet Gallois de régler la question de l'avancement ;
toutefois certaines de ses dispositions y visent d'une façon
manifeste. Pourquoi ne pas profiter de l'occasion pour essayer
de mettre au point ce problème en faisant intervenir un texte
efficace ?
L'article 8 ouvre le service colonial à la Légion étrangère,
aux bataillons d'infanterie légère d'Afrique et aux régiments de
tirailleurs indigènes d'Alg'érie et de Tunisie. Cette disposition
est toute platonique; tant que durera la conquête du Maroc, il
ne faudra guère songer à faire intervenir l'armée d'Afrique
dans nos possessions lointaines. L'article 9 a de grandes
chances de n'être pas voté. Que dit-il? Que les officiers géné-
raux de l'armée coloniale pourront être pourvus d'emplois ou
de commandements dans l'armée métropolitaine. Mais les
généraux de l'armée métropolitaine? ils pourront être égale-
ment pourvus d'emplois et de commandements dans les troupes
coloniales, « aux colonies seulement, dans des circonstances
«exceptionnelles et en raison de leurs services antérieurs
(( outre-mer )>. Disons-le bien haut, l'article 9 est inacceptable
même pour les plus fervents amis de l'armée coloniale. Il doit
y avoir réciprocité complète dans les droits au commandement
pour les généraux des deux parties. Les généraux des troupes
coloniales sont les premiers à proclamer très haut le bénéfice
qu'ils retirent d'un contact étroit avec les troupes métropo-
litaines ; quant aux généraux métropolitains, ils n'ont pas à
être exclus du commandement éventuel des brigades ou des
divisions coloniales dans la métropole. Que les deux armées
conservent leur autonomie, soit ; mais qu'elles apprennent
aussi à se mieux connaître pour éviter de transformer un esprit^
de corps très légitime en un particularisme étroit et mesquin.
Si nous passons au titre III qui traite du recrutement et des
réserves, nous trouvons plusieurs innovations singulièrement
heureuses. A toutes les sources de recrutement offertes par la
loi de 1900, le projet en ajoute deux nouvelles qui sont loin
d'être néfirligeables.
La première est alimentée par l'incorporation des jeunes
gens du contingent métropolitain affectés aux troupes colo-
niales par les commandements de recrutement. On sait que la
loi de r913, en élevant à trois ans la durée du service, a fixé à
140 hommes l'effectif minimum de la compagnie d'infanterie
298 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
coloniale; mais les recrues provenant du conting^ent annuel ne
pouvaient être appelées à servir sans leur consentement au delà
des mers. Le projet Gallois maintient cette disposition, sauf
pour les unités stationnées en Algérie^ en Tunisie et au
Maroc. Cette restriction est importante, car elle permet d'as-
surer la relève des bataillons coloniaux du Maroc dans les
mêmes conditions que la relève des unités de l'armée d'Afrique.
C'est précisément ce que nous demandions ici même au com-
mencement de l'année (1).
Les engagés et les rengagés peuvent donc être en grande
partie réservés pour Madagascar et l'Extrême-Orient. La
deuxième source de recrutement proposée par l'honorable
M. Gallois et ses collègues est aussi appréciable et elle possède
l'avantage de régler définitivement la question du recrutement
des créoles, auquel une lamentable expérience vient de conférer
une triste célébrité. Le contingent annuel de la Guadeloupe, de
la Martinique et de la Réunion serait incorporé en partie aux
colonies, en partie en France dans les troupes métropolitaines
et coloniales. Cette rédaction est acceptable si la deuxième
partie du contingent approche de très près le chiffre zéro. Le
recrutement des créoles ne mérite sans doute ni l'excès d'hon-
neur que lui témoignaient quelques parlementaires, ni l'excès
d'indignité dont on s'est empressé d'accabler un essai mal-
heureux. Les recrues de nos anciennes colonies sont utilisables,
mais sous d'autres cieux que les nôtres. Conservons-les dans
leur pays ou bien encore envoyons-les au Sénégal et à Mada-
gascar, où le climat leur sera plus clément.
L'article 15 concernant les engagements et rengagements
spécifie que les avantages pécuniaires consentis aux rengagés
des troupes coloniales seront toujours supérieurs aux avantages
consentis aux rengagés des troupes métropolitaines et de
l'armée d'Afrique. Nous croyons avoir démontré, dans un pré-
cédent article dont nous parlons plus haut, que cette mesure
est indispensable si Ton ne veut pas tarir de parti pris le
recrutement des soldats de carrière appelés à mener l'existence
la plus rude. Les autres dispositions du projet ne présentent
plus le même intérêt, à l'exception de l'article 19 qui restreint
au rôle de police urbaine les différentes milices à la solde des
budgets locaux. La question a déjà fait couler beaucoup d'encre.
Va-t-on la résoudre? Nous ne le croyons pas.
L'origine des milices remonte aux premiers jours de la
fl) Le recrutement des équipages de la flotte et de l'armée coloniale. Quest.
bipi. et Col., 16 janvier 1914.
UN l'HOJET DE RÉORGANISATION DE l'aRMÉE COLONIALE 299
conquête, dès qu'on installe une administration civile dans
une colonie. L'administrateur ne peut se passer de la force
armée pour garder sa résidence, exercer la police de sa cir-
conscription, percevoir les impôts. Voilà, dira-t-on,le rôle de
la gendarmerie; mais la gendarmerie n'existe pas ou presque
pas. Alors, faudra-t-il prêter à chaque administrateur un
peloton ou une compagnie indigène avec ses cadres? On pré-
voit aussitôt les conflits inévitables, et nous ne croyons pas
qu'il soit du rôle des forces régulières d'accomplir une besogne
qui n'a rien du tout de militaire. Ou bien il faudra organiser
solidement une gendarmerie franco-indigène, ou bien il faudra
conserver l'institution de la milice, malgré toutes ses défec-
tuosités. La solution la plus judicieuse nous paraît avoir été
trouvée par M. Merlaud-Ponty, le très distingué gouverneur de
l'Afrique Occidentale Française. Dans toutes les régions sou-
mises à l'administration civile où les populations étaient encore
turbulentes, il a placé des « brigades indigènes », organisées
sur le modèle des compagnies sénégalaises, encadrées par un
personnel européen tout entier emprunté à l'infanterie colo-
niale. Partout ailleurs les « gardes-cercles », placés, ceux-là,
sous l'autorité directe des administrateurs, assurent la police
urbaine et rurale des circonscriptions et l'on ne saurait se
passer de leurs services. Le projet Gallois aurait donc gagné à
être plus précis sur ce point en donnant les grandes lignes de
l'organisation de la force armée aux colonies, que l'on verrait
très bien décomposée en trois échelons : les troupes régulières,
les brigades indigènes avec un encadrement fourni par l'armée,
enfin la gendarmerie coloniale composée d'anciens tirailleurs
encadrés par des gendarmes de la métropole.
*
L'adoption du projet Gallois apporterait, croyons-nous, de
sérieuses améliorations à la situation fâcheuse dans laquelle se
trouve l'armée coloniale. Il remédierait à la crise du recrute-
ment, et dans une certaine mesure, à la crise de l'avancement.
La création d'une section spéciale à l'état-major de l'armée
empêcherait le retour des fâcheux à-coups dont nos troupes
coloniales ont tant souffert depuis quinze ans.
Mais pourquoi ces à-coups se sont-ils produits? Tout sim-
plement parce que la loi de 1900 a été extrêmement vague sur
la plupart des points, parce qu'elle a laissé dans l'ombre tous
les problèmes délicats, parce qu'elle n'a pas été accompagnée
d'une loi des cadres et des effectifs. Elle reposait en matière de
300 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
recrutement sur un optimisme inébranlable et sur des proba-
bilités. Elle prétendait Hve un statut légal, mais elle n'a donné
à Farmée coloniale que le moyen légal de mourir d'inanition.
Il fallait donc chercher autre chose et quelque chose de plus
précis. M. Gallois a trouvé l'essentiel ; mais nous ne croyons
pas critiquer son œuvre en faisant toutes nos réserves sur les
rares points de détail que nous avons signalés plus haut. Nous
sommes persuadés qu'en serrant de plus près les différentes
questions, l'honorable député des Ardennes parviendrait vite
à compléter des dispositions excellentes. Pourquoi ne profite-
rait-il pas d'une occasion unique pour régler d'une manière
définitive trois difficultés considérables de l'heure présente :
le réservoir de l'armée noire, l'avancement des officiers et
l'organisation de la force armée aux colonies? Nous avons
simplement esquissé les grands traits du programme qu il faut
aborder coûte que coûte. M. Gallois et ses collègues de la Com-
mission de l'armée sont tout à fait qualifiés pour accomplir
une œuvre durable en donnant au pays une armée coloniale
plus nombreuse, plus solidement encadrée, mieux adaptée en
un mot à la tâche glorieuse qui l'attend et qui durera de lon-
gues années encore, au Maroc et dans nos possessions loin-
taines.
A.NDRÉ Dlssal'ge.
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
L'ENSEIGNEMENT FRANÇAIS EN EGYPTE
Le gouvernement égyptien vient de publier une statistique sco-
' laire établie au mois de décembre 1912, Il est intéressant d'en extraire
les chiffres qui concernent les établissements français d'instruction
et de constater, à l'aide de ce document officiel, que notre enseigne-
ment continue à être en pleine prospérité en Egypte. Contrairement
à ce que l'on pourrait être tenté de croire, l'occupation anglaise n'a
aucunement arrêté l'extension de nos institutions scolaires, de sorte
'que notre langue est toujours presque universellement parlée et
notre culture très largement répandue dans ce pays auquel tant et
de si anciennes traditions nous attachent.
Sur un total de 328 écoles étrangères actuellement installées en
Egypte, 145 sont françaises. Pour apprécier pleinement la valeur de
ce chiffre, il y a lieu de le comparer à celui des établissements simi-
laires étrangers : 45 écoles italiennes, 42 grecques, 37 anglaises,
32 américaines et 4 allemandes. Non seulement nos institutions sont
particulièrement nombreuses, mais elles continuent à se développer,
car on n'en comptait encore que 85 en 1906. L'augmentation du
nombre de leurs élèves prouve, d'une façon bien plus éloquente
encore, combien elles sont florissantes. Elles ne comptentaujourd'hui
pas moins de 22.175 élèves fl3.416 garçons et 8,759 filles) contre
14.785 en 1906. Les autres établissements étrangers arrivent bien
loin derrière nous : ce sont les écoles grecques avec 7.142 élèves,
italiennes (6.888), américaines (5.303), anglaises (2.636), etc..
Parmi nos 22.175 élèves, 18.032 forment l'apport des écoles congré-
ganistes, 2.132 celui des écoles libres et 1.636 celui des établisse-
ments laïques proprement dits, pour suivre la classification adoptée
dans cette statistique officielle; il est également intéressant de
signaler que 7.000 d'entre ces enfants reçoivent, à l'abri de notre
drapeau, une instruction entièrement gratuite.
Ce sont là de très beaux résultats qui méritent toute notre
admiration. On est heureux de les enregistrer et on ne saurait trop
les faire connaître afin d'encourager les efTorts des artisans, souvent
fort modestes, de notre influence auxquels nous en sommes rede-
vables.
Les principaux centres des écoles françaises sont le Caire, avec
3(>2 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
49 établissements et 9.300 élèves, et Alexandrie, avec 29 établisse-
ments et 6.500 élèves. C'est dans cette dernière ville qu'a débuté,
dès 1844, notre pénétration scolaire en Egypte par la fondation
d'écoles des Frères des Ecoles chrétiennes et des Filles de la Charité.
Il semble qu'aujourd'hui le Caire soit devenu un centre plus propice
pour la diffusion de notre enseignement, car nos institutions y ont
plus que doublé depuis 1901, tandis qu'elles sont restées à peu près
stationnaires à Alexandrie. Indépendamment de ces deux grands
centres, particulièrement importants, on compte 16 autres écoles
françaises en Basse-Egypte et 32 en Haute-Egypte avec un total d'en-
viron 2.250 élèves pour chaque groupement.
Parmi ces établissements, l'Ecole française de Droit du Caire
mérite une mention spéciale. Fondée en 1891, elle compte mainte-
nant plus de 375 étudiants. A côté d'elle, l'Ecole khédiviale de Droit
réunit 272 étudiants, dont 220 suivent les cours de la section fran-
çaise. Il n'est également que juste de faire ici l'éloge des Frères des
Ecoles chrétiennes, dont les établissements très appréciés en Egypte
ont une clientèle particulièrement nombreuse. Une bonne part de
nos succès leur sont dus. Ils possèdent notamment à Alexandrie et
au Caire plusieurs grandes écoles dont le nombre d'élèves dépasse
souvent 3 à 400 élèves. On sait que la mission laïque entretient de-
puis peu un lycée prospère à Alexandrie et un autre au Caire, où se
trouve également une seconde institution laïque française. En ce
qui concerne l'éducation des jeunes filles, les Filles de la Charité,
les Sœurs du Bon-Pasteur, les Sœurs de Saint-Joseph, etc., riva-
lisent de zèle avec quelques écoles libres.
Il ne faut cependant pas se dissimuler que le gouvernement anglo-
égyptien cherche de plus en plus à imposer la langue anglaise. On
ne saurait lui en faire un grief. Si le nombre des écoles anglaises
est très restreint, il ne faudrait pas cependant s'en étonner outre
mesure, car l'anglais est enseigné dans les écoles gouvernementales
égyptiennes. Nos écoles sont, de leur côté, obligées de faire à l'an-
glais une part de plus en plus large dans leurs programmes afin de
permettre à leurs élèves de se présenter utilement aux examens
officiels et de pouvoir plus facilement se procurer une situation.
Quoi qu'il en soit, notre langue continue à être, en Egypte, ensei-
gnée de telle façon que les 22.000 élèves qui fréquentent actuelle-
ment nos écoles en sortiront en la parlant couramment. En outre,
ils auront été formés par des maîtres français qui leur auront appris
à aimer notre pays.
R. TiSLER.
LES AFFAIRES D'ORIENT
La démarche collective des puissances à, Athènes
et à Constantinople.
Les gouvernements de la Triple Entente et de la Triple Alliance
ayant pu enfin se mettre d'accord pour la rédaction de la Note col-
lective à remettre à la Grèce et à la Turquie concernant les îles de
l'Egée etl'Epire, la double démarche a été faites à Athènes le ven-
dredi 13 février et à Constantinople, le lendemain samedi 14. Les
deux communications sont identiques: les puissances remettent à la
Grèce toutes les îles de la mer Egée occupées par elle, à l'exception
de Tenedos, d'Imbros et de Castelorizo qui doivent être restituées à
la Turquie; la Grèce devra s'engager à ne pas fortifier lesdites îles
et à ne les utiliser pour aucun but naval ou militaire, elle devra
prendre des mesures effectives pour prévenir la contrebande entre
les îles et le continent ottoman, elle devra donner des garanties
suffisantes au sujet de la protection des minorités musulmanes dans
ses nouvelles possessions ; l'attribution définitive à la Grèce des îles
que les grandes puissances décident de laisser en sa possession ne
deviendra d'ailleurs effective que lorsque les troupes grecques
auront évacué les territoires assignés à l'Albanie en vertu du pro-
tocole de Florence en date du 17 décembre 1913 et lorsque le gou-
vernement grec se sera formellement engagé à n'opposer et à ne
soutenir aucune résistance à l'état de choses établi par les puis-
sances dans l'Albanie du Sud; l'évacuation commencera le i'^'" mars
par le caza de Koritza et l'île de Saséno et devra être achevée le
31 mars par le départ des troupes helléniques du caza de Delvino.
La note remise à Athènes se termine par l'expression de la confiance
des six puissances « que les décisions ci-dessus seront loyalement
« respectées par le gouvernement grec ». La communication faite à
la Porte conclut par ces mots : « La Grèce reçoit des six puissances
« l'assurance que ces décisions seront loyalement respectées par le
" gouvernement ottoman. »
La réponse de la Turquie et de la Grèce aux puissances.
Dès le 15 février la Turquie a remis aux Puissances sa réponse à
leur Note collective. Cette réponse témoigne de dispositions que l'on
ne pouvait attendre plus raisonnables, étant données les circon-
stances. En voici le texte:
Le grand-vizir, ministre des Affaires étrangères de Sa Majesté impé-
riale le sultan, déclare avoir reçu la note collective du 14 du courant»
."{04 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
signée par les amliassadeurs d'Autriche-Hongrie, d'Italie, d'Angleterre et
les chargés (FaiVaires de France, d'Allemagne et de Russie.
Le gouvernement impérial ayant donné mandat à l'Europe de décider
<lu sort des îles a expliqué plusieurs fois les considérations qui exigeaient
le maintien en la possession ottomane des îles avoisinantles Dardanelles
et des îles qui faisaient partie de l'Asie Mineure.
Le gouvernement impérial espérait que les grandes puissances profi-
teraient de ce mandat de façon à résoudre la question des îles suivant les
intérêts réels des parties intéressées.
Le gouvernement impérial constate avec regret que les six grandes
puissances n'ont pas pris en considération les hesoins vitaux de l'empire
et n'ont pas donné à cette question une solution évitant toutes sortes de
graves difficultés.
Le gouvernement impérial, conscient de son devoir et appréciant à leur
haute valeur les bienfaits de la paix, tout en prenant acte de la décision
des puissances concernant les îles d'Imbros, de Tenedos et de Castel-
lorizo, cherchera à assurer la réalisation juste et légitime de ses de-
mandes.
De son côté le gouvernement hellène a remis aux puissances la
Note réponse suivante, dont voici le texte officiel :
Conscient des engagements que la Grèce a assumés par les traités de
Londres, et d'Athènes, ainsi que de la connexité établie entre la question
des frontières méridionales de l'Albanie et celle des îles de la mer Egée,
le gouvernement de Sa Majesté hellénique apprécie à leur juste valeur les
résolutions d'ordre européen, auxquelles les puissances ont abouti dans
la question des îles occupées par la Grèce et dans celle delà délimitation
gréco-albanaise.
Le gouvernement royal, tout en exprimant sa reconnaissance de la
solution équitable, conforme d'ailleurs aux intérêts bien compris des deux
pays, que les puissances ont donnée à la question des îles qu'il occupe,
prend acte de l'attribution de ces îles au royaume hellénique, à l'exception
d'Imbros et Tenedos ainsi que de Castellorizo, lesquelles devront être
restituées à la Turquie.
Le gouvernement royal déclare qu'il est prêt à se conformer à la déci-
sion des puissances, d'après laquelle des garanties satisfaisantes devront
leur être données, ainsi qu'à la Turquie, que ces îles ne seront ni for-
tifiées, ni utilisées pour aucun but naval ou militaire. Comme contre-
partie naturelle de ces obligations qui lui sont imposées le gouvernement
royal ne doute point que les puissances voudront décider, en réalisation
du régime établi, que ces mêmes iles ne pourront jamais être l'objet d'une
attaque ou d'une opération hostile quelconque, navale ou militaire, et que
des mesures d'un caractère agressif ne seront pas prises le long de la côte
de l'Asie Mineure faisant face à ces îles.
Le gouvernement royal est prêt à donner à la Turquie les garanties ci-
dessus, formulées dans la déclaration qui lui a été faite par les puissances,
aussitôt que la Turquie déclarera qu'elle se conformera aux communi-
cations des puissances.
Enfin, le gouvernement royal ne manquera pas de prendre des mesures
elTectives en vue de prévenir la contrebande entre les îles et le continent
ottoman et donnera toutes les garanties satisfaisantes, prévues d'ailleurs
déjà par la Constitution du royaume et le traité d'Athènes, pour la pro-
tection des minorités musulmanes dans les îles attribuées à la Grèce par
CES AFFAIRES d'ORIENT 305
la décision des puissances, en se faisant un devoir d'accepter sur ces points
encore les décisions des puissances.
Le gouvernement royal a le droit d'espérer que, lors de la restitution à
la Turquie d'Imbros, de Tenedos et de Castellorizo, les puissances vou-
dront liien demander au gouvernement impérial ottoman des garanties
efficaces afin que leurs populations grecques, se trouvant dans la pénible
nécessité de renoncer à leur condition actuelle, conservent les libertés
ecclésiastiques, scolaires et autres dont elles ont toujours joui. Il est
nécessaire de noter que Castellorizo fait partie du Dodécanèse, et a tou-
jours participé à un régime privilégié. En conséquence, il est en droit
d'espérer qu il bénéficiera du régime que les puissances, en temps voulu,
voudront bien assurer à ces îles, lorsqu'elles décideront de leur sort.
II va sans dire aussi que parmi les dispositions du traité d'Athènes qui,
automatiquement auront leur application sur les îles que la Grèce acquiert,
l'amnistie convenue entre la Grèce et la Turquie par l'article 2 dudit
traité de paix, sera également appliquée dans toute sa plénitude aux trois
îles précitées, dont les habitants ou les originaires ne pourront d'aucune
manière être molestés en raison d'aucun acte ayant une relation quelcon-
que avec la guerre, ou de sentiments qu'ils auraient pu manifester en
faveur de l'union au royaume hellénique.
La Grèce ne saurait dissimuler la douleur qu'elle ressent de voir aban-
donner ces trois îles qui avaient les mêmes droits que les autres pour
aspirer à l'union avec la mère-patrie.
Le gouvernement royal a pris connaissance du protocole de Florence du
17 décembre 1913, constituant les limites méridionales de l'Etat albanais
ainsi que du désir des puissances que l'île de Saséno soit incorporée à
l'Albanie.
Quelle que soit la douleur qu'elle ressent de devoir se séparer de régions
de culture et de conscience nationale grecques depuis des milliers d'an-
nées, et de populations grecques qui, après tant de siècles viennent de
saluer avec un sentiment de patriotisme incoercible leur rétablissement
national, la Grèce se conformant aux décisions des puissances, donnera
l'ordre à ses troupes d'évacuer dans le délai fixé les territoires assignés à
l'Albanie.
Le gouvernement royal prend dès à présent l'engagement formel de
n'opposer aucune résistance et de ne soutenir ni encourager, directement
ou indirectement, aucune résistance d'aucun genre à l'état de choses établi
par les six puissances dans l'Albanie du Sud.
L'île de Saséno ne pouvant être cédée, d'après la Constitution du
royaume, qu'en vertu d'une loi, le gouvernement royal promet d'introduire
incessamment devant la Chambre le projet de loi y relatif.
Toutefois, le gouvernement royal a l'honneur d'attirer l'attention des
six grandes puissances sur l'opportunité qu'il y aurait pour des considé-
rations ethnologiques, stratégiques et économiques que certains villages
de la vallée d'Argyrocastro, conformément à l'annexe A, fussent incor-
porés dans la Grèce. En échange, le gouvernement royal est disposé, d'un
côté à une rectification des frontières, indiquée d'ailleurs par la configu-
ration géographique qui prolongerait la côte albanaise jusqu'au cap de
Pagania, et de l'autre, à remettre à l'Albanie le somme de 2.500.000 francs.
En outre, le gouvernement royal se considère en droit de demander aux
puissances que des garanties suffisantes et efficaces soient données aux
populations grecques, revenant à l'Albanie, pour leur langue, leur organi-
sation ecclésiastique et scolaire, le religion, leurs églises et leurs écoles,
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 20
306 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
ainsi que le fonctionnement des legs et des fondations scolaires et de
bienfaisance épirotes. Spécialement en ce qui concerne la région de Chi-
marra, elle a de tous temps joui d'une large autonomie, dont les puis-
sances voudront certainement tenir compte au moment où elles décideront
de l'organisation administrative de l'Albanie.
Cela contribuerait essentiellement à tranquilliser les populations, qui,
dans les moments critiques qu'elles traversent se trouvent encore, vu
l'état actuel de l'Albanie, sous le coup des plus grandes appréhensions, si
si le gouvernement royal était mis en mesure de leur donner, au nom de
l'Europe des assurances au sujet de ces droits, et si, en même temps, des
mesures efficaces étaient prises pour la protection et le maintien de ses
libertés indispensables au bien-être de l'Albanie et aux bonnes relations,
si hautement désirables, des deux éléments conformément aux décisions
de la conférence des ambassadeurs à Londres.
Le gouvernement royal entend que le canal de Corfou sera soumis à des
conditions d'une neutralité spéciale et effective.
Quant à l'évacuation des territoires occupés par les troupes helléniques
le gouvernement royal considère qu'il est dans l'intérêt général que l'ordre
et la tranquillité soient assurés au moment du départ des troupes, et que
des mesures soient prises pouvant rassurer les populations des contrées
qui" seront évacuées, que leurs biens et leurs propriétés ne courent aucun
danger. Dans cet ordre d'idées, il serait à souhaiter que l'autorité dans
cette partie de l'Epire, qui formera partie intégrante de l'Albanie fût
remise à une force régulière, constituée, et propre à imposer le respect et
la confiance.
Le gouvernement royal, fort dans sa sincérité, croit pouvoir compter
sur la coopération des puissances pour leur demander de bien vouloir
concerter avec lui toute mesure pouvant prévenir l'effusion de sang et
l'accomplissement d'actes arbitraires, qui compromettraient l'œuvre de
pacification que l'Europe se propose dans ces contrées et la possibilité
d'une cohabitation des deux éléments en présence.
Une évacuation successive et graduelle de chaque caza, après que la
force qui y assurera l'ordre y sera établie, sous la direction des officiers
hollandais, paraît un moyen efficace pour garantir la plus prompte et la
plus sûre réalisation des conditions posées par les puissances; et si les
puissances n'hésitaient pas, dans un sentiment de justice et d'équité, à
incorporer à cette force armée des éléments loyaux grecs, pris parmi ceux
qui ayant servi dans l'armée pendant l'occupation militaire hellénique se sont
habitués à l'ordre et à la discipline, ce procédé tout en renforçant la gen-
darmerie albanaise d'éléments dignes de considération, aurait l'influence
la plus salutaire et donnerait la confiance à ces populations, lesquelles, à
juste titre, aspirent au droit de coopérer au maintien de l'ordre et à la
protection de leurs foyers.
Enfin le gouvernement royal croit de son devoir de faire remarquer que
les limites du caza de Korytza formant sans être spécifiées le point de
départ des décisions prises par la commission internationale à Florence,
il y a lieu de se demander si ces frontières administratives, qui d'ailleurs
ont souvent subi des modifications, correspondent aux exigences légitimes
réciproques pour constituer la frontière entre deux Etats. Le gouverne-
ment royal prie les puissances de vouloir bien faire examiner sur place
par la commission de délimitation les frontières du caza audit point de
vue et d'y faire apporter toute modification propre à assurer de ce côté
encore les bonnes relations entre les deux Etats. Jusqu'à ce que cette déli-
LES AFFAIRES o'ORItNT 307
miLation soit tracée, il sera indiqué que les troupes grecques, tout en
commençant selon la décision des puissances l'évacuation par le caza de
Korytsa, s'arrêtent aux frontières naturelles répondant le mieux aux
limites du caza, d'après la ligne tracée à l'annexe B.
Le gouvernement royal prend l'engagement formel, hien entendu, de
faire retirer ses troupes de tout point occupé qui ne reviendrait pas défi-
nitivement à la Grèce, à la suite de la délimitation ci-dessus propr sée.
Le gouvernement royal, confiant en l'esprit de justice et d'équité avec
lequel les puissances voudront encore examiner les considérations qu'il a
cru devoir leur présenter, le soussigné saisit cette occasion pour renou-
veler à Votre Excellence les assurances de sa haute considération.
Le prince de "Wied, souverain de l'Albanie.
Le prince^de AVied, en quiltanl Vienne, a été rendre visite au roi
(jreorge d'Angleterre; il a passé ensuite une journée à Paris et est
rentré à Nieuwied afin de recevoir la mission albanaise venue sous
la conduite d'Essad pacha pour lui offrir officiellement la couronne
d'Albanie. Cette réception a eu lieu le 21 février. Essad pacha a pro-
noncé en albanais l'allocution suivante :
Monseigneur,
La délégation dont je suis le président, que j'ai en cette qualité l'insigne
honneur de présenter à Vbtre Altesse, et qui est venue ici pour vous prier
d'accepter la couronne et Irf trône d'Albanie libre et indépendante, est on
ne peut plus heureuse de pouvoir remplir cette mission, dont elle a été
chargée par l'Albanie tout entière.
Monseigneur, notre nation, quia été obligée dans d'autres occasions de
combattre si opiniâtrement pour son indépendance, a dû, plus tard, tra-
verser des temps malheureux : mais elle n a jamais pour cela oublié son
glorieux passé et ses convictions albanaises ; elle a su conserver son esprit
national et la langue de ses pères. Les changements politiques qui, dans-
ces derniers temps, sont survenus dans les Balkans, et la sollicitude et
l'aide des grandes puissances de l'Europe ont assuré son sort.
L'Albanie est particulièrement heureuse que Votre Altesse, fils d'une
nation si célèbre dans le domaine de la science et de la civilisation, aie
accepté d'être notre souverain. Que le Tout-Puissant conserve et protège
Votre Altesse et sa maison pour le bien de l'Albanie. Les Albanais sans
exception seront toujours les fidèles sujets de Votre Altesse, constam-
ment prêts à aider à ses efforts pour conduire les Albanais vers un avenir
prospère et glorieux.
Vive Sa Majesté le roi d'Albanie !
Le prince Guillaume a répondu en allemand :
Je me félicite qu'une députation soit venue d'Albanie pour me prier, aiL
nom du peuple, d'accepter de monter sur le trône de ce pays.
Les grandes puissances, dont la bienveillance assura l'indépendance de
l'Albanie, m'ont désigné comme son futur souverain. J'accepte de monter
sur le trône de ce pays. Nous vous suivrons dans l'Albanie qui va devenir
notre nouvelle patrie. Je n'ai point pris cette résolution d'un cœur léger,
mais après des mois de réflexion. La grandeur de la tâche et la lourdeur
308 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
des responsabilités m'effrayaient. Maintenant que je suis résolu, vous
pouvez compter que je mettrai toutes mes forces au service de ce pays
qui va devenir mien. Si nous avons le concours de tous les Albanais,
nous réussirons, j'espère, à garantir au pays un avenir heureux et glo-
rieux. Vive l'Albanie !
Ces derniers mots furent dits en albanais par le prince.
Le prince de Wied doit quitter Trieste le 26, à bord du Taurus; il
sera escorté par le bâtiment italien Quarto, le croiseur français
Bruix, le croiseur anglais Glowester.
L'accord russo-turc sur les réformes arméniennes.
L'accord sur les réformes arméniennes a été paraphé le 9 février
par le grand-vizir et le chargé d'affaires de Russie à Constanlinople ;
il va pouvoir entrer en vigueur; les décisions arrêtées pour la repré-
sentation des races diverses, pour les inspecteurs généraux, les
conseillers européens et les rapports avec les ambassades ont été
mûrement étudiées; les grandes puissances y ont d'ailleurs été cons-
tamment intéressées par l'effort généreux et actif de Boghos Nubar
pacha qui a rempli avec l'autorité que l'on sait la haute mission dont
l'avait chargé le patriarcat arménien. La Porte va s'adresser aux
puissances pour que celles-ci lui dressent une liste des candidats
pris dans les États neutres pour les postes prévus d'inspecteurs
généraux des vilayets de l'Anatolie orientale. De cette collaboration
librement consentie de la Porte et de l'Europe on peut espérer les
meilleurs résultats. Voici d'après l'agence Havas quelques précisions
sur les points principaux de l'accord russo-turc :
Tous les vilayets de l'Anatolie sont divisés suivant les nécessités géogra-
phiques en inspectorats généraux.
La Porte nommera les inspecteurs; ceux destinés aux vilayets de l'Est
de l'Anatolie seront choisis dans les petits Etats européens.
Les pouvoirs des inspecteurs seront .très étendus ; ils pourront révoquer
les hauts fonctionnaires nommés par iradé impérial, à l'exceplion des
valis.
En ce qui concerne les fonctionnaires subalternes, même ceux de la
Justice, ils pourront les révoquer et lés remplacer sans appel, à la seule
condition d'en informer les ministères compétents et de donner des expli-
cations sur les motifs de leur révocation et de leur remplacement.
Au sujet des valis, les inspecteurs auront le droit de demander leur
iléplacementouleur révocation au ministre de l'Intérieur. Ce dernier sou-
mettra le cas au Conseil des ministres qui devra statuer dans le délai de
quatre jours.
Le service militaire est régional. En temps de paix, le gouvernement
ottoman conserve le droit de procéder au recrutement là où il le jugera
convenable, mais d'une façon proportionnelle pour les régions de l'Assir
et de l'Yemen. Les mêmes dispositions sont prises en ce qui concerne la
Marine.
La langue locale est usitée officiellement dans tous les vilayets.
Les budgets des vilayets mentionneront sur les impOts destinés à Tins-
LES AFFAIRES d'oRIENT 309
iruction publique la part revenant à chaque élément etlinique, proportion-
nellement à l'importance de cet élément.
Le gouvernement reconnaît tous les dons volontaires personnels faits
aux écoles, mais il conserve la haute main sur les programmes scolaires.
La langue locale turque est obligatoire.
Le gouvernement procédera, dans le délai d'un an, à un recensement
général, puis des élections auront lieu sur la base de la représentation
proportionnelle.
Le gouvernement accepte maintenant la parité des conseils des vilayets
de Van et de Bitlis.
La cavalerie kurde est transformée en cavalerie de réserve ; en temps
de paix, les cavaliers ne porteront pas les armes, sauf en cas de manœuvres
ou de concentration.
Le recrutement sera volontaire. Chaque cavalier devra acheter son
cheval et son équipement et prouver qu'il possède les ressources néces-
saires à leur entretien et à leur renouvellement.
Les négociations franco-allemandes.
Les négociations franco-allemandes relatives aux chemins de fer
de la Turquie d'Asie et aux questions financières qui y sont connexes
ont égalementabouti à un accord qui n'est pas encore définitif, mais
dont on annonce la prochaine acceptation officielle. Le 15 février,
en effet, les représentants du gouvernement français — MM. Sergent,
Ponsot et Klapka — et les représentants du gouvernement impérial
— M. de R-osenberg et M. Heliî'erich — ont paraphé à la Wilhelm-
strasse un projet de convention « entre, d'une part, la Deutsche
« Bank représentant la Société des chemins de fer d'Anatolie et la
« Société du chemin de fer de Bagdad, et d'autre part, la Banque
« impériale ottomane représentant la Société des chemins de fer de
« Syrie et la Société, encore à créer, des chemins de fer du bassin
« de la mer Noire ». Aucune précision n'a encore été donnée à Ber-
lin non plus qu'à Paris sur le détail de cette convention, les deux
parties contractantes s'étant entendues pour ne publier aucun ren-
seignement avant que l'accord soit devenu effectif.
Les négociations italo-turques.
Des négociations directes se poursuivent actuellement entre Rome
et Constantinople en vue de l'évacuation par l'Italie des iles du Do-
décanèse, les puissances ayant laissé aux deux parties intéressées
le soin de s'entendre sur un objet que la conférence de Londres
avait réservé à l'arbitrage des puissances. L'Italie réclame à la Porte
des compensations économiques en raison des sacrifices que lui a
coûté, dit-elle, l'occupation prolongée du Dodécanèse. Ces compen-
sations sont un chemin de fer d'Atalia, vers le Nord, avec des droits
sur lés gisements miniers dans un certain rayon autour de la ligne.
Or une compagnie anglaise, celle du chemin de fer de Smyrne-Aïdin,
310 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
s'est déjà fait réserver des privilèges analogues dans la même ré-
gion. Le groupe des capitalistes italiens, représenté par le comman-
deur Nogara, est entré en rapport avec la société anglaise dans le
but de mettre d'accord leurs intérêts respectifs. Le gouvernement
anglais est resté en dehors de ces pourparlers, qui ont suivi une
marche favorable; mais il a réclamé, par contre, à la Turquie, pour
ses nationaux, d'autres concessions qui font l'objet, entre Londres
et Conslantinople, de négociations assez délicates retardant la réa-
lisation de l'arrangement entre les capitalistes anglais et italiens, et
par conséquent l'octroi définiiif par la Turquie à l'Italie de la con-
cession dWdalia, qui constitue la condition de l'évacuation du Dodé-
canèse. Les journaux italiens envisagent néanmoins la probabilité
d'une solution prochaine, et ils annoncent même déjà que l'évacua-
tion du Dodécanèse sera complète et immédiate.
Les fiançailles du Diadoque.
Un communiqué d'Athènes vient d'annoncer officiellement les
prochaines fiançailles du diadoque Georges de Grèce et de la prin-
cesse Elisabeth de Roumanie, fille aînée du fprince héritier Ferdi-
nand.
La mission militaire allemande en Turquie.
Des dissentiments sérieux se sont élevés, ces temps derniers, au
sein de la mission militaire allemande à Constantinople, entre le
général Liman de Sanders et le colonel Strempel, ancien attaché
militaire, qui fut l'organisateur de la mission, dont il fit partie par
la suite. Le colonel Strempel a quitté Constantinople pour un congé
indéterminé. Comme c'est lui qui constituait le véritable lien entre
ja mission et Enver pacha, on estime généralement que son départ
influencera défavorablement la situation des officiers allemands en
Turquie, lesquels se trouvent déjà dans une posture difficile, du fait
que la Porte ne peut mettre à leur disposition l'argent nécessaire à
leur œuvre de réorganisation.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — Le protocole franco-péruvien. — V Officiel a. /publié \e
lo février le protocole signé à Lima, le 2 février, par le ministre de
France, M. Henri des Portes de la Fosse et le ministre des Affaires
étrangères du précédent gouvernement péruvien, M. Emilio Allhaus,
pour le règlement des créances et des réclamations françaises contre
le Pérou. Voici les dispositions principales de ce document :
1° Les gouvernements français et péruvien ont résolu de soumettre à un
tribunal arbitral siégeant à La Haye les réclamations des créanciers fran-
çais qui étaient représentés en 1910 par la Banque de Paris et des Pays-
Bas, afin que ce tribunal décide si lesdites créances sont fondées et, dans
l'affirmative, quel en est le montant.
2° Il est convenu qne les deux gouvernements se conformeront à la sen-
tence arbitrale, quelle qu'elle puisse être, et que si cette sentence estfavo-
rable auxdits créanciers français, le gouvernement du Pérou effectuera,
dans le délai que fixera ladite sentence, le paiement de la condamnation
par l'entremise de la légation de France, sans que, dans aucun cas, le
gouvernement français puisse exiger pour eux du Pérou, une somme supé-
rieure aux 2b millions de francs stipulés dans le protocole Guillemin-
Porras.
3° Dans les six mois de la signature du présent protocole, le gouverne-
ment français et le gouvernement péruvien désigneront chacun un arbitre
et dans les trois mois de cette désignation il sera procédé à la désignation
du surarbitre dans la forme prescrite par l'article 87 de la convention de
La Haye, du 18 octobre 1007, pour le règlement pacifique des conflits
internationaux.
Dix mois après la signature du protocole, les créanciers devront déposer,
par l'entremise du gouvernement français, leur mémoire à la Cour de La
Haye, et six mois après le dépôt du mémoire des créanciers le gouverne-
ment péruvien fera déposer à La Haye son mémoire en réponse. Le tri-
bunal se réunira à La Haye dans les six semaines qui suivront.
Les gouvernements péruvien et français devront également soumettre
au même tribunal arbitral les autres réclamations françaises visées par la
loi péruvienne d'autorisation du 31 décembre 1912, qui seront portées à la
connaissance du gouvernement péruvien par le gouvernement français
dans un délai de quatre mois à partir de la signature du protocole.
Le protocole a été promulgué à Lima avec toutes les formalités
légales, mais le nouveau gouvernement vient de soulever de nou-
velles difficultés quant à son application. Cette attitude, si elle se
prolongeait, serait de nature à empêcher le gouvernement français
de reconnaître officiellement le nouveau gouvernement de Lima.
— Le voyage des souverains anglais el danois. — Un communiqué
de la Présidence de Conseil annonce que le voyage des souverains
312 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
anglais à Paris aura lieu le 21 avril, et celui des souverains danois,
le 15 OU le 16 mai.
— L ambassade de France à Saint-Pétersbourrj . — M, Paléologue,
qui remplace à la direction de l'ambassade de Saint-Pétersbourg
M. Delcassé. a pris possession de son poste, le 13 février.
Angleterre. — La question du « Home Rule » a\i Parlement britan-
nique. — Nous avons publié, il y a quinze jours, le texte du discours
du Trône qui a ouvert, le 10 février, la session ordinaire du Parle-
ment britannique, aussitôt après la lecture de ce document, à la
Chambre des communes et la Chambre des lords, l'opposition unio-
niste a posé la question du Home Rule ; M. Walter Long aux com-
munes et lord Middleton à la Chambre haute ont demandé simulta-
nément et dans les mêmes termes qu'avant d'être voté définitivement
le projet de Home Rule pour l'Irlande soit soumis aux électeurs du
Royaume-Uni, convoqués pour de nouvelles élections législatives.
La discussion n'a d'ailleuïig présenté grand intérêt dans aucune des
deux Chambres, les arguments contradictoires étant trop connus et
rien n'étant plus guère à dire sur une question débattue déjà depuis
si longtemps. Au surplus, le résultat de cette initiative de l'opposi-
tion était escompté d'avance, et il a été ce que l'on savait qu'il
serait : par 333 voix contre 29G, la Chambre des communes a
repoussé la motion unionniste de M. Walter Long et inversement,
par 244 voix contre 55, la Chambre des lord s'est prononcée contre
le gouvernement.
— Remaniements ministériels. — Lord Gladstone, gouverneur de
l'Afrique du Sud, ayant donné sa démission pour raisons de santé, sa
succession a été attribuée à M. Sydney Buxton, président du Board
of Trade. M John Rurns succède à M. Sydney Buxton au Board of
Trade, M. Herbert Samuel, secrétaire d'Etat aux Postes, remplace
M. John Burns au Local Government Board. M. Masterman devient
chancelier du duché de Lancastre et M. Hobhouse, ministre des
Postes. M. Masterman a dû, par suite de sa nomination à ce nouveau
poste ministériel, se présentera la réélection dans sa circonscription
de Bethnall-Green; il a été battu par son concurrent unionniste, sir
Mathew Wilson qui a obtenu 2.826 voix contre ses 2.804 voix. Cet
échec du gouvernement a été célébré avec enthousiasme par l'oppo-
sition unionniste.
— L'accord anglo-allemand sur l'Afrique. — La Germania de Ber-
lin a annoncé que les négociations anglo-allemandes sont terminées :
le Mozambique entre désormais dans la sphère d'intluence anglaise;
l'Allemagne assure son influence dans la colonie portugaise de l'An-
gola et dans le domaine du Katanga, au Sud de l'Elat belge du Congo.
D'autre part, d'après le Standard, l'accord anglo-allemand, outre
l'arrangement concernant les zones d'influence à assigner à l'Angle-
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 313
terre et à l'Allemagne dans les colonies portugaises, comprendrait
aussi quelques arrangements relatifs à la frontière méridionale de la
colonie du Sud-Ouest Africain. La frontière actuelle est formée par la
rive droite du fleuve Orange. Cela a, en effet, considérablement gêné
les autorités allemandes pour la répression de la contrebande au
cours de ces dernières années. Le gouvernement allemand voudrait
obtenir pour frontière, comme dans tous les cas analogues, le
thalweg de la rivière.
Belgique. — Le vote de la loi scolaire pa)- la Chambre des représen-
tants. — La Chambre des représentants de Belgique a voté le 18 fé-
vrier, à l'unanimité des 98 membres catholiques présents, l'ensemble
de la loi scolaire qui institue l'instruction obligatoire et met les
écoles officielles et les écoles libres sur le même pied en ce qui con-
cerne les subsides. Deux démocrates chrétiens se sont abstenus.
Avant le vote, les libéraux socialistes avaient quitté la salle après
avoir donné lecture de protestations contre la loi. La discussion avait
commencé le 16 octobre dernier et les partis de gauche avaient fait,
durant ces quatre mois, une opposition acharnée au projet. Le vole
de la Chambre des représentants ne marque d'ailleurs pas la fin de
la lutte scolaire, puisque îe projet doit maintenant être renvoyé au
Sénat, oti les gauches entendent le combattre avec la même vigueur.
Mais la majorité catholique au Sénat étant plus forte encore qu'à la
Chambre, l'issue de cette lutte n'est pas douteuse.
Portugal. — Le vote de V amnistie politique. — Conformément à
ses engagements, le nouveau président du Conseil, M. Bernardino
Machado, a soumis au vote du Parlement un projet d'amnistie s'ap-
pliquant à tous les crimes et délits politiques avec seulement cer-
taines exceptions relatives aux faits ou aux personnes : dans la pre-
mière catégorie figurent les attentats à la dynamite et généralement
les crimes contre les personnes ; la seconde catégorie est composée
d'une vingtaine de noms parmi lesquels le capitaine Païva Couceiro,
le colonel Bessa, MM. Joào d'Almeida et Azevedo Contialo, que le
gouvernement est autorisé à bannir du Portugal pour dix ans au
maximum. Le projet d'amnistie a été adopté successivement par ia
Chambre des députés et par le Sénat.
Russie. — La retraite de M. Kokovtzof. Le nouveau gouvernement.
— La retraite de M. Kokovtzof, que l'on annonçait imminente depuis
plusieurs mois, est un fait accompli. Le 12 février, un rescrit impé-
rial a enregistré la démission, acceptée, de M. Kokovtzof comme
ministre des Finances et comme président du Conseil. M. Gorémy-
kine, membre du Conseil de l'empire, ancien ministre président,
remplace M. Kokovtzof à la présidence du Conseil, et M. Bark, con-
seiller d'Etat, adjoint du ministre du Commerce, est nommé ministre
des Finances. Le rescrit rend hommasre aux éininents services ren-
314 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
dus par M. Kokovtzof, qui reçoit le titre de comte. Uu second res-
crit a précisé le même jour — à propos de la nomination du nouveau
ministre des P'inances — les désirs de réformes du tsar :
L'empereur, déclare le document, tout en constatant les qualités poli-
tiques et la puissance laborieuse du peuple, déplore également et avec
une profonde douleur sa faiblesse, sa pauvreté et sa désolante situation
économique, conséquences inéluctables de l'ivrognerie, ainsi que de l'ab-
sence de tout crédit régulier accessible à tous. Depuis son voyage, la
pensée impériale s'est définitivement arrêtée sur la nécessité urgente
d'introduire des réformes dans la vie économique du pays. Il est inadmis-
sible que la prospérité des finances publiques continue à dépendre de la
destruction des forces morales et économiques de la grande multitude des
sujets russes. Il importe de diriger la politique financière vers la recherche
de revenus donnés par les sources inépuisables de richesses dont dispose
le pays aussi bien que parle travail producteur des populations. Il faut,
observant les principes d'une économie raisonnable, unir continuellement
le souci d'augmenter les forces productrices du pays à celui de donner
satisfaction aux besoins du peuple. Tels sont les objets des réformes dési-
rables et dont la nécessité est urgente. L'empereur en est d'autant plus
convaincu qu'il a trouvé un écho chaleureux de ses idées dans les ChamlDres
législatives, lors de la discussion du projet tendant ù la revision des lois
sur le monopole de la vente des spiritueux.
On s'accorde à reconnaître que la mission de M. Gorémykine, qui
est fort âgé et ne pourrait soutenir longtemps le fardeau du pouvoir,
sera de courte durée.
Suéde. — La crise ministérielle. Le cabinet Hammarskjœld. — La
crise ministérielle que nous annoncions imminente dans notre der-
nière chronique s'est ouverte le 12 février, M. Staaf ayant remis au
roi la démission collective de son cabinet. Le roi a fait appel à M. de
Hammarskjœld, le jurisconsulte universellement connu qui fut
arbitre à La Haye dans l'affaire de Casablanca, où il donna raison à
la France, M. de Hammarskjœld a constitué son cabinet de la ma-
nière suivante :
M. de Ilammarskjoeld prend la présidence du Conseil et le portefeuille
de la Guerre.
M. Wallemberg, actuellement directeur de banque, reçoit le portefeuille
des Affaires étrangères.
M. Hasselrot. président de la Cour d'appel de Kristianstad, reçoit le
portefeuille de laJustice.
M. Vennersten, industriel prend le portefeuille des Finances.
M. de Sydow, gouverneur de province, entre au ministère de l'Inté-
rieur.
M. Westman, professeur, prend le portefeuille des Cultes, et M. Dan-
Brostrocn, celui de la marine.
Le baron de Beck, propriétaire, devient ministre de l'Agriculture.
MM. Sternberg, Linner et le colonel Morke font partie du ministère,
mais sans portefeuilles.
Le 18 février, le nouveau ministère s'est présenté aux Chambres.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 31o
Le président du Conseil a donné lecture de la déclaration que
voici :
En apprenant que le roi voulait à tout prix éviter que le différend avec
le ministère Slaaffne devînt une question de parti et qu'il ne désirait pas
un ministère de droite, M. Hammarskjœld se trouva dans l'impossibilité
de refuser son concours.
Ses efforts pour la formation du Cabinet ayant parfaitement réussi, il
espère pouvoir être utile au pays.
Le but du ministère est de faire son possible en vue d'une rapide et
satisfaisante solution de la question de la défense nationale. Le prestige
de la Suède s'était fortement accru par les récents sacrifices patriotiques ;
il serait très regrettable que ce prestige et en même temps la sûreté qui
en dépend disparussent. Il ne faut pas que l'étranger, qui connaît mal
souvent la Suède, ait l'impression d'un pays divisé par des querelles, au
prix de sa sûreté.
Le conflit résultant de certains différends entre le roi et l'ancien minis-
tère ne paraît nullement au nouveau gouvernement de nature à retarder
la solution de la question de la défense.
Le ministère compte proposer au roi que le nouveau projet de défense
soit présenté au Fliksdag après la dissolution de la seconde Chambre et
les nouvelles élections.
Le ministère supplie tous les partis de laisser de côté pour le moment
les autres questions, si importantes et si justifiées soient-elles.
On aura recours pour assurer les nouvelles dépenses à un impôt spécial
qui sera appliqué là où il pèsera le moins.
Le ministère insiste expressément sur ce point, que le but unique de
l'augmentation des troupes vise la défense de la neutralité du pays.
II. — ASIE.
Chine. — Un nouveau réseau français. — La Banque industrielle
de Chine vient d'obtenir du gouvernement chinois la concession
d'un important réseau, situé en bordure de l'Indochine et qui péné-
trera jusqu'à l'intérieur du Sé-Tchouen. Ce réseau comprendra deux
lignes. La première part du port de Yamchéou, près de la frontière
française, gagne Nanning, Poseh et se raccorde à Yunnan-Fou avec
le chemin de fer du Yunnan. La seconde part de Yunnan-Fou se
dirige vers le Nord, franchit le Yang-Tsé à Soui-Fou et aboutit à
Choung-King où elle rejoint le Chinese central Raihvay. Le même
groupe obtient d'autre part l'option de deux embranchements dont
l'un se détachera de Nanning pour aller à Loungchéou et se raccor-
der un jour au chemin de fer tonkinois de Langson et dont l'autre,
partant de Soui-Fou, gagnera Cheng-Tou^ terminus du grand che-
min de fer franco-belge de Ïoung-Chen. Le capital engagé est de
600 millions, dont 50 seront consacrés à la construction d'un port
moderne à Yamchéou, et 350 à la construction des voies ferrées. Ce
réseau une fois achevé dérivera vers le chemin de fer du Yunnan
et Hanoï la meilleure partie des marchandises du Sé-Tchouen. De
316 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
plus, ils mettra Hanoï en communication directe avec la Chine méri-
dionale par Loungchéou et Nanning.
— La démission du président du Conseil. — Un édit présidentiel
publié le 23 février à Pékin enregistre la démission qui est acceptée
du premier ministre Hsiung Hsi Ling et confie l'intérim de la pré-
sidence du Conseil à Sun Pao Chi, actuellement ministre des Affaires
étrangères.
III. — AMERIQUE.
Mexique. — L'assassinat de 31. Benlon. — L'affaire mexicaine vient
de se compliquer encore du fait de l'assassinat d'un sujet anglais,
M. Benton, fusillé sur les ordres du général révolutionnaire Villa.
Sir Edward Grey, au nom du gouvernement britannique a aussitôt
adressé au gouvernement américain une demande de renseigne-
ments circonstanciés en l'avisant que l'opinion publique en Europe
pourrait être sérieusement afï'ectée par l'attitude du général Yilla.
Le secrétaire d'Etat américain, M. Bryan, a exprimé à sir Edward
Grey tous les regrets de son gouvernement, et déclinant toute res-
ponsabilité pour les actes du général Villa, a déclaré que les consuls
des Etats-Unis à Juarez et à Torréon avaient été chargés de pour-
suivre une enquête aussi complète que possible sur les faits qui
avaient précédé le meurtre de M. Benton. En attendant les journaux
anglais se montrent très sévères pour la politique du président
Wilson qu'ils déclarent responsable en partie des événements
actuels.
Etats-Unis. — Les droits de péage du canal de Panama, — Le 18 fé-
vrier, le président Wilson a répondu à diverses personnalités qui
sollicitaient le maintien de l'exemption des droits de péage du canal
de Panama en faveur des caboteurs américains, que le respect des
engagements internationaux prime toute considération de politique
intérieure. Le sénateur Lodge, membre républicain de la commission
des Affaires étrangères, considéré avec son collègue, M. Root, comme
l'homme le plus expérimenté en matière de politique extérieure, a
fait sensation en répondant aux partisans de l'exemption que
M. Wilson désire la suppression de celte clause de la loi du canal
de Panama, pour sauver l'honneur et le crédit des Etats-Unis, sinon
pour empêcher une guerre. M. Lodge a pressé le Sénat de ne pas
s'opposer à l'action du président qui, sous sa haute responsabilité^
a dit au Congrès américain qu'il y va en cette affaire du bon renoi»
et de la sécurité des Etats-Unis.
NOMINATIONS OFFICIELLES
HI.^ISTÈRE DE LA GUERRE
ETAT-MAJOR GENERAL
Annam-Tonkin. — M. le général de division Sucillon est nommé au
command. de la division du Tonkin.
INFANTERIE
Afrique Equatoriale. — M. le capit. Albin est désig. pour l'A. E. F.
CORPS DE SANTÉ
Indochine- — M, le méd.-inspect. Simond est nommé directeur du service de
santé de l'Indochine.
HILXISTÈRE DE LA MARL^E
ÉTAT-MAJOR 1)E LA FLOTTE
Extrême-Orient. — M. le capit. de frég. Couraye du Parc est nommé au
command. de la Manche.
Levant. — M. le mécanic. ppal de 2" cl. Perrichon est désig. pour le Bruix.
Sénégal. — MM. les enseig. de 2^ cl. Daguzan et Lohier sont désig. pour la
Surprise, à Dakar.
CORPS DU COMMISSARIAT
Madagascar. — M. le comyniss. de 2« cl. Vastel est désig. pourle Vauchise, à
Diégo-Suarez.
Gochinclllne. — M. Voffic. d'administ. de 2° cl. Crespin est désig. pour l'ar-
senal de Saigon.
niL^ISTÈRE DES COLONIES
Sont nommés dans le personnel des administrateurs des services civils de
Indochine :
Administrateurs de l''^ classe.
MM. Le Marchant de Trignon ,(H.-E.-H.) ; Quesnel (P.-A.-M.); Logerot (A.),
administrateurs de 2® classe.
Administrateurs de 2" classe.
MM. Retali (P.); Gaillard (H.-J.-A.j; Fergeas (G.), administrateurs de 3e classe.
Administrateurs de 3« classe.
MM. Legros (E.-A.-M.) ; Le Fol (A.-E.) ; Bodin de Galembert (J.-L.-A.);
Boyer (J.-M.- J.-M.) ; Dupuy (L.-V.) ; Balencie (J.-D.-C.) ; Tharaud (M.-P.-C.-L.);
Barthélémy (M.-J.-R.), administrateurs de 4« classe.
Administrateurs de 4° classe.
MM. Prêtre (P.-C.-E.) ; Piichomme (H.-L.-M.) : Renault (P.-O.); Bouchet (A.-L.);
Blandin (J.) ; Poulet (M. -A.-E.) ; Delhoumeaud (P.-C.) ; Pergier (E.-L.) : Véri-
gnen (A.-L.) ; Cunhac (E.-J.) ; Hérisson (J.-G.) ; Sénélar (E.-A.) ; Lambert (J.-.J.);
Truffot (A.-C.) ; Fauconnier (A.-B.-M.) ; Piot (G.-L.-A.), administrateurs de
5® classe.
Administrateurs de o* classe.
MM. Fousset (E.-H.) ; Bary (B.-E.-R.-G.) ; Morize (J.-P.), élèves administrateurs;
Nguyen-Pbu-Qui (A.); Bonnemain (B.) ; Caire (F.-C.); Bienvenue (R.-L.-M.-A.) ;
Moulip (C.-A.-P.); Vayrac (E.-P.-li.) ; Wintrebert (H.) ; Gigon-Papin (M.-A.-L.-E.);
commis de l'"^ classe.
LA CARICATURE A L'ÉTRANGER
Le Home Rule Bill.
M. AsQuiTH : " Prenez mon cheval (mon
programme) : il est lrè« facile est très doux. »
M. BoNAK 1jA.w : « C'est possible, mais ses
dents ne me disent rien. <>
, l'unch (Loniires".
Madame Mexico.
Le président Wilson : « Le costume huerta
est passé de mode, Madame. Le dernier cri
c'est le Stars and Slripes (le drapeau amé-
ricain). Lustige Bldtter (Berlin).
La diminution des armements,
L'armée nouvelle que M. Lloyd George préci
nise pour défendre l'Angleterre, et suppléer :,
manque de bateaux.
Lïve.rpool Courier (Liverpooi).
En Alsace-Lorraine.
Le nouveau régime.
Dwr'.v £/sfl.s.s (Mulhouse)
La nouvelle Albanie.
L'Autriche et l'Italie : « C'est prêt, on va pouvoir servir ! »
Kikeriki (Vienne).
La mission'allemande de Constantinople.
Le maréchal Liman de Sa.nders -. « Si on
continue à me monter en grade comme «;a,
je finirai par devenir sultan, et alors je
n'aurai plus droit au chapitre. »
lllk (Berlin).
Guillaume II et le kronpriuz.
« Je voudrais bien savoir de qui ce gamin
tient cette manie de télégraphier. »
Simplicissimus (Munich.)
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
L'Encyclopédie de l'Islam, 19« volume. Paris, librairie Alphonse
Picard et fils.
La dix-neuvième livraison de l'excellente Encyclopédie de Vhlam sera
particulièrement appréciée des coloniaux. Ils y trouveront sur Fez (ortho-
•i-raphié Fas) une notice complète, géographique, ethnographique et histo-
rique, assortie d'une très intéressante bibliographie; cet article, d'une
précision et d'une richesse d'informations remarquables, est dû à M. G.
Yver, professeur à la Faculté des lettres d'Alger; le même auteur a rédigé
aussi l'article Figuig. Nous signalerons enfin l'étude de W. Barthold sur
le Farghana, et le début de la notice sur le Futa-Djallon, qui sera terminée
dans la vingtième livraison.
H. L.
L'Évacuation de l'Espagne et linvasion dans le Midi
(juin 18i3-avril 1814), par le capitaine Vidal de La Blache. Deux vol.
in-S" avec 8 cartes hors texte. Paris, librairie militaire Berger-Levrault.
« Cette malheureuse guerre m'a perdu, disait Napoléon à Sainte-Hélène
« en parlant de la guerre d'Espagne. Elle ^ divisé mes forces, multiplié
« mes efforts... » Or, malgré son influence capitale sur la chute de Napo-
léon, cette guerre a été, de toutes celles du premier Empire une des moins
étudiées par les historiens. C'est la période décisive, commençant à la
bataille de Vitoria pour aboutir à l'invasion du Midi de la France par les
troupes alliées, réunies sous les ordres de Wellington, qu'étudie le capi-
taine Vidal de La Blache. Le tome I«'' : L'Evacuation, expose le remplace-
ment du roi Joseph par Soult, l'offensive en Navarre ordonnée par Napo-
léon pendant l'armistice de Pleischwitz, la situation spéciale de Suchet
sur la côte méditerranéenne de la Péninsule, les batailles de la Bidassoa
et de la Nivelle qui ouvrent la frontière. Le tome II : Vlnvasion, expose le
traité de Valençay, l'état des départements du Midi, les batailles autour de
Bayonne, les intrigues qui amènent l'occupation de Bordeaux, les appré-
liensions qui forcent Soult à se placer devant Toulouse. L'auteur, qui a
mis à contribution pour ce travail les archives régionales aussi bien que
toutes celles qui existent à Paris, a voulu que son ouvrage inspirât le res-
pect des hommes qui, comme le maréchal Suchet, le préfet des Basses-
Pvrénées A. de Vannsay, le général P. Thouvenot, ont montré de la droi-
ture et de la fermeté dans des circonstances extrêmement difficiles. Cet
aperçu sommaire suffit à montrer l'importance de l'ouvrage du capitaine
Vidal de La Blache et son intérêt historique.
Ouvrages déposés au bureau de la Bévue.
Statistique financière de l'Algérie (Algérie du Nord et territoires du Sud), année
19H, publiée par le gouvernement général de l'Algérie. Un vol. in-4° de
207 pages avec tableaux et graphiques. Alger, im])rimerie agricole et commer-
•:iale.
Panama. Uœuvre gigantesque, par J.-F. Fraser. Adapté de l'anglais, jiar Georges
Fkuilloy. Un vol. in-S" écu, avec 20 photogravure.s (,'t une carte. (Colloction :
Lea Pays modernes), Pierre Roger et C'«, éditeurs, Paris.
L' Administrateur-Gérant : P. Campain.
PARIS. — IMPRIMERIE LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
QUESTIONS
DIPLOMATIOUES ET COLOMALES
LES GRANDES A&ENCES TÉLÉGRAPHIQUES
D'LNFORMATIONS
Les grandes agences d'informations jouent dans le monde
entier, et particulièrement en Europe, au point de vue tant
politique qu'économique et financier, un rôle considérable
sur lequel je n'ai guère besoin d'insister. Il est, à la vérité,
aussi difficile de mesurer exactement l'importance de ce
rôle, que de connaître à fond l'organisation de ces agences.
Il s'agit là, en effet, d'entreprises essentiellement commer-
ciales — tout comme le sont aujourd'hui la plupart des jouj'naux
eux-mêmes — et l'on sait que les commerçants répugnent,
très légitimement d'ailleurs, à mettre le public dans le secret
de leurs affaires.
Nous devrons donc nous borner à résumer ici les rensei-
gnements, forcément incomplets, que nous avons pu réunir
sur ces agences, sur leurs origines, sur leur situation actuelle,
et nous insisterons, en terminant, sur les contrats qui les
lient les unes aux autres et qui doivent nécessairement préoc-
cuper tous ceux qui s'intéressent à l'avenir de nos relations in-
ternationales.
* *
On exagère et on se trompe, lorsqu'on représente la « com-
mercialisation » de la presse comme un des phénomènes par-
ticuliers à notre époque. La vérité est que les journaux, en
aucun temps et dans aucun pays, n'ont jamais pu s'affranchir
des soucis matériels de l'existence. Le primum vivere est la loi
générale de notre pauvre humanité. Seulement, à mesure que
la vie est devenue plus complexe et plus difficile, il est natu-
rel que la question proprement « économique » ait pris le
pas, dans les bureaux des quotidiens comme dans l'esprit des
individus, sur d'autres préoccupations d'un ordre plus élevé.
Si la « presse » — comme son nom l'indique — tire ses
origines de la fondation de l'imprimerie, on peut dire que le
QoEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. — n" 410. — 16 mars 1914. 21
32:2 (JtKSllu.NS DIHi U "A I lyUhb tT COlOiMaLLS
journal moderne date véritablement des grandes découvertes
qui, dans le courant du siècle dernier, ont bouleversé si pro-
fondément les conditions de notre société : les chemins de fer
et la navigation à vapeur, le télégraphe, le téléphone, les ma-
chines perfectionnées [ « rotatives » et autres), etc. Avec le
développement inouï des moyens de communication, la curio-
sité du public, avide de nouvelles, est devenue plus « tyran-
nique » ; la concurrence entre les divers journaux a pris un
caractère de plus en plus aigu : ils ont dû, pour satisfaire à ces
exigences toujours croissantes, augmenter considérablement
leurs frais, en môme temps qu'ils diminuaient leurs prix de
vente, alîn d'atteindre une clientèle infiniment plus grande
qu'autrefois et dont ils sont redevables, en partie, au dévelop-
pement de l'instruction.
L'apparition du « journal à un sou » marque donc une
véritable révolution dans l'histoire de la presse : ni les abon-
nements, ni la vente au numéro ne permettent plus aujour-
d'hui aux journaux d'équilibrer leurs budgets. Leurs seules
et véritables ressources leur sont fournies par la publicité,
sous toutes ses formes. Leur indépendance en a naturelle-
ment souffert, car ce qui n'était qu'un moyen est bientôt
devenu, pour la plupart d'entre eux et par la force des choses,
le but principal, sinon exclusif. Gomme toutes les entreprises
commerciales, les grands journaux doivent se préoccuper de
gagner de l'argent, non plus seulement pour couvrir leurs frais
généraux et pour vivre, mais encore et surtout pour rémunérer
les énormes capitaux qu'exigent leur création et leur dévelop-
pement incessant.
Mais dans rimpossibilité oii ils se trouvent encore aujour-
d'hui de sulfire à tout par eux-mêmes, les journaux ont dû,
le plus souvent, s'en remettre pour leur publicité à des inter-
médiaires, de même qu'ils dépendent plus ou moins étroi-
tement, pour leurs informations, — comme nous allons le
voir — - d'agences spéciales qui sont elles-mêmes parfois en
même temps, comme l'agence Havas, des agences de publicité.
Le journal moderne date en France de l'apparition de la
Presse (1836). Son fondateur, Emile de Girardin, eut l'idée
d'abaisser de moitié le prix des abonnements et de couvrir par
des annonces le déficit résultant de cette réduction, lequel
n'était pas inférieur à 150.000 francs par an (1). Dans les pays
germaniques, cet exemple ne put être suivi qu'après la dispa-
rition du privilège qui réservait le droit d'insérer des annonces
à quelques journaux officiels : ce monopole [Insaratenmono-
(1) Destrem, Les Conditions économiques de la Presse (Paris, 1902), p. 99-100.
LES GRANDES AGENCES TÉLÉGRAPHIQUES d'iMFORMATIONS 323
pol) fat supprimé en Autriche en mars 4848, et en Prusse le
1*" janvier 1830 (1). Il en fut successivement de même dans
les autres Etats d'outre-llhin. En Angleterre, où ces entraves
législatives n'avaient jamais existé, un grand journal vendu
4 pence pouvait, dès la moitié du xix" siècle, grâce à la publi-
cité, combler un déficit annuel de 600.000 francs (2). Le système
d'annonces se développa d'ailleurs, par la suite, beaucoup plus
rapidement dans les pays de langue allemande ou anglaise
qu'en France et que dans les autres pays latins : nous en avons
déjà indiqué les raisons dans cette Revue (3).
Les grandes agences télégraphiques datent de la même
époque. Un journaliste parisien, M. Louis Latzarus, nous rap-
pelait récemment, dans d'intéressants articles de la Revue de
Paris, les curieux débuts de l'agence Havas. Charles Havas
(né à Paris en 1785, mort en 1858) était un commerçant enri-
chi par le blocus continental. Il eut d'abord l'idée de tirer des
journaux étrangers et de traduire les nouvelles les plus impor-
tantes, qu'il communiquait au Constitutionnel. En 18.35, il
étendit sa clientèle et ouvrit, rue Jean-Jacques-Rousseau, un
petit bureau d'où il envoyait chaque jour à la presse de Paris
et aux ambassades des informations étrangères ; mais il ne
remporta qu'un médiocre succès. Enfin, en 1840, il s'avisa
d'établir entre Paris, Londres et Rruxelles un service de
dépêches par pigeons voyageurs. A cette époque, on ne dispo-
sait que du système télégraphique aérien Ghappe, que le brouil-
lard empêchait souvent de fonctionner. Grâce à ses messagers
ailés, Havas reçut à deux heures de l'après-midi les informa-
tions publiées par les journaux anglais, parties de Londres à
huit heures du matin. Les nouvelles parues dans les journaux
belges lui parvenaient en quatre heures. « Progrès considé-
rable, et qui établit la fortune de l'agence. Plus tard, Havas
utilisa naturellement le chemin de fer et le télégraphe.... (4) »
En 1850, lorsque Auguste Havas succéda à son père, l'agence
avait déjà des correspondants à demeure fixe dans toutes les
capitales de l'Europe, ce qui lui permettait de donner à ses
abonnés un service quotidien d'informations politiques, finan-
cières et commerciales.
(1) D"" Max Garr, Die wirtschaftlichen Grundlagen des modernen Zeitungswesens
(dans les Wiener Slaaliwissenschaftliche Studien, J912, II, p. 18).
(2) Cucheval-Clarig.ny, Histoire de la Presse en Angleterre, Paris, IS'iT, p. 168.
(3) Voir nos articles sur la Presse politique allemande dans les Qiiest. Dipl. et Col.
(16 mars et l^i' avril 1910); *** La Presse politique anglaise (datis les Questions du
i'^' mars lâll) et Z., la Presse politique d'Autriche-Hongrie (djins les Questions du
l"mai 1911).
(4) Louis Latzarus, Le journal moderne {Revue de Paris, i" et lo janvier 1014).
324 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Mais l'agence Ha vas ne prit son véritai)le développement
qu'à partir de 185G. Le service des annonces de presque tous
les journaux était alors concentré dans les mains d'un M. Bul-
lier, le premier fondateur des agences d'annonces de Paris.
Havas eut l'idée de fusionner avec Bullier et de proposer à
environ deux cents des plus importants journaux des départe-
ments un service spécial quotidien, télégraphique et postal,
d'informations parisiennes et étrangères. Les journaux
n'avaient à faire aucun déboursé ; mais en retour, l'agence se
réservait le droit d'insérer gratuitement un certain nombre de
lignes d'annonces et de réclames à la troisième et à la quatrième
pages de ces journaux. Presque tous acceptèrent (1).
Plus tard, avec le concours des agences étrangères, sur les-
quelles j'aurai à revenir, l'agence Havas développa considéra-
blement son service d'informations, qu'elle étendit à tous les
points du monde.
A l'imitation des Korrespondenzen d'outre-Rhin, l'agence
Havas, sous l'habile direction de M. Lebey, devenu directeur
général en 1873, est même arrivée à fournir aux journaux de
province des correspondances politiques quotidiennes, toutes
rédigées et môme imprimées, conçues dans le sens politique du
journal auquel elles sont destinées, moyennant une rétribution
mensuelle ou contre un certain nombre de lignes d'annonces
à utiliser par l'agence. Cette combinaison a porté, sans doute,
un coup certain à l'indépendance et à la dignité de la presse
départementale. Le mal est moindre, cependant, aujourd'hui
qu'il y a quelques années, depuis que la généralisation du télé-
phone permet aux journaux un peu importants de province de
recevoir, presque dès leur apparition, les nouvelles publiées par
les journaux du soir de Paris, et de se passer par suite de l'in-
termédiaire de l'agence Havas.
Celle-ci n'en demeure pas moins une entreprise très puis-
sante et très prospère. Mn 1879, elle est devenue une société
anonyme au capital de 8. 300. 000 francs. Elle possède actuel-
lement plus de 20 succursales en province et des correspon-
dants fixes dans presque tous les chefs-lieux d'arrondissement.
Si elle laisse à d'autres agences plus récentes (agence Four-
nier. Information, etc.) le soin d'alimenter les journaux pari-
siens des nouvelles de la capitale, une exception importante est
apportée à cette règle en ce qui concerne les comptes rendus
des conseils des ministres et les «( communiqués officiels »,
lesquels sont demeurés Papanage de l'agence Havas.
Les origines de l'agence Reuter ne sont pas moins curieuses.
(1) Edmond Thé.hy. article de la Grande Encyclopédie.
LKS GHAiNDtS AGENCES TÉLÉGRAI'HIOUES n'iNFÛHMATIONS 325
Son fondateur, Josaphat Julius, qui prit plus tard le nom de
Reuter et qui devint baronet, était né à Cassel, en 1821, de
pauvres parents israélites. Il débuta comme employé de banque
à Gottingen, où il fit la connaissance du professeur Gauss,
dont les expériences d'électro-magnétisme attiraient alors
l'attention. Il fut associé à un libraire berlinois, mais il réussit
mal. En 18i9, il établit à Paris, avec des ressources fort mo-
destes, un bureau de correspondance lithographique. A ce mo-
ment, les premières lignes télégraphiques venaient d'être po-
sées en France et en Allemagne ; mais tandis que, dès le 1" oc-
tobre 1849, le gouvernement prussien abolit le monopole des
dépêches de Berlin à Aix-la-Chapelle, en Belgique le télégraphe
n'était pas encore à la disposition du public. Les télégrammes
prussiens devaient donc être transportés d'Aix-la-Chapelle à
Bruxelles par des voyageurs de chemins de fer : c'était une
grande perte de temps. A l'exemple d'Havas, Julius y remédia
par un service de pigeons voyageurs. Il créa, ensuite, à
Bruxelles un bureau central, dont le directeur était le capitaine
Steffen, son bailleur de fonds, qui recevait les dépêches de
Lille, Calais, Paris, Bordeaux et Marseille et les transmettait à
Aix-la-Chapelle, grâce à quarante pigeons-voyageurs. Plus
tard, les informations purent être envoyées par le télégraphe
-directement de Paris à Aix-la-Chapelle. Quand arrivaient
dans cette dernière ville les précieux messagers, Julius se
hâtait de courir à la gare, d'où il expédiait ses dépêches à
Berlin, Vienne et Saint-Pétersbourg. C'est ainsi que pour la
transmission d'importantes informations politiques et finan-
cières, il put gagner plusieurs heures et même un jour entier
sur les agences concurrentes. Au bout de très peu de temps,
il put rembourser son bailleur de fonds !
Quand fut construite la ligne télégraphique d'Aix-la-Chapelle
à Verviers (octobre 1850), Julius, qui était devenu sir Julius
Reuter, alla se fixer dans cette dernière ville et il suivit ainsi
le terminus du télégraphe jusqu'à Calais. Enfin, en 1831,
lorsque fut posé le câble sous-marin de Calais à Douvres, il
traversa lui-même le détroit et fonda sa célèbre agence de
Londres, tout en dirigeant en même temps — mais pendant
•quelques années seulement — une a,i:ence analogue à Berlin (1 ),
(1) Reuter rencontra, d'abord, beaucoup de peine à faire adopter son service de
dépêclies à la presse anglaise. Ce n'est qu'en octobre 1858, que le Times publia un
discours de Napoléon III. qui lui avait été transmis par l'agent de Reuter à Paris.
De ce jour, la fortune de l'agence fut faite. Elle étendit !?a sphère d'opérations et
réussit à accréditer en lRf>9, des correspondants spéciaux auprès des quartiers
généraux' français et autrichien, pendant la guerre d'Italie. Sa réputation fut, dès
'ior=. solidejnent établie en Angleterre.
En 1866, pendant la guerre de Sécession aux Etats-Unis, Reuter fit jeter un cable
326 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Deux ans auparavant, le D' ^yolfT avait créé dans cette der-
nière ville un « bureau de dépêches », qui eut d'abord un
caractère strictement commercial, puis qui, à partir de 1855,
s'occupa également d'informations politiques. La même année,
cette entreprise, encouragée ouvertement par Bismarck qui y
vit un moyen de déloger Reuter de Berlin, devint un « consor-
tium », au capital nominal de 250.000 thalers. Dans la suite,
la kontiiienlal-TelegrapJien-Compagnie (tel est le nom officiel
de l'agence Wolff) est devenue une société par actions, au
capital d'un million, avec un fonds de réserve à peu près égal,
et qui distribue un dividende moyen de 10 %. Outre ses
bureaux dans les grandes capitales, elle possède en Allemagne
une quarantaine de succursales et occupe cinq cents employés.
Les frais de télégraphe et de téléphone dépassent un million de
marks par an. Le nombre des abonnés allemands — pour la
plupart, des journaux — était, en 1905, de 2.300.
A Vienne, fonctionne une agence officieuse et même officielle,
ï Oestcrreichische Ko/respondenz, qui, à partir de 1860, sous le
nom de Kaiserliche-Kônigliche Telegraphen-Kori-espondenz-
Bureau, est devenue une simple section de l'administration
des télégraphes de l'Empire. Son budget, longtemps confondu
avec celui de cette administration, en a été séparé en 1882 : il
s'est élevé de 188.000 couronnes en 1883, à 828.000 couronnes en
1911. A la différence des autres agences, qui sont des entre-
prises privées, il s'agit donc là d'un véritable monopole d'Etat.
Et en effet, si un décret ministériel du 7 mars 1902 a assujetti
la fondation d'agences télégraphiques et téléphoniques, ayant
un caractère politique ou économique, à une simple concession,
le paragraphe 2 de ce déôret oblige, dans tous les cas, « de
tenir compte des circonstances locales » : de telle sorte que le
gouvernement peut toujours empêcher la création d'agences
spécial de Cork à Crokhaven : dans ce port, un vapeur allait prendre les nouvelles
à bord des bâtiments venant d'Amérique et les télégraphiait immédiatement à
Londres. Une autre ligue, établie entre Falher Point et Cape Race, aux Etats-Unis,
permettait, en même temps, de transmettre les derniers télégrammes venus de New-
York, de Boston, etc., aux vapeurs sur le point de partir pour l'Angleterre.
L'année précédente, Reuter avait également obtenu du roi de Hanovre la conces-
sion d'un cable à travers la mer du Nord à Cuxhaven et de la France la concession
d'un câble avec les Etats-Unis, qu'il exploita concurremment avec V Anglo- American
Teler/vap/i Company. En 1872, il obtint du chah de Perse le privilège exclusif de
développer les ressources internes de ce pays; mais cette concession fut annulée au
profit de V Impérial Bank ofl'ersia.
Le baronet Paul-Julius Reuter est mort à Nice, en 189'J.
Dans le budget de l'agence Reuter pour 1905, les abonnements figurent aux
recettes pour 188.940 livres sterling; le service des dépêches a coûté 144.677 livres
sterling. Avec un capital de 94.172 livres sterling, le chiffre d'affaires a atteint, cette
même année, une somme de 42.678 livres sterling, qui a permis la distribution. d'un
dividende de 5%. (V. Lorenz, Die englische Presse, Halle, 1907, p. 16.)
LES GBANDES AGENCES TÉLÉGnAPHIQUES i)'lNF01'.MATI0NS 327
privées, appelées à concurrencer de façon quelconque son
bureau officiel. De fait, il n'y a point d'exemple de concession
accordée en vertu de ce texte (1).
Il suit des développements précédents que le caractère des
grandes agences d'informations est sensiblement différent,
selon le pays que Ion envisage. Si le K. K. Telegraplieii-
Korrespoiidenz-Bureau^ en Autriche-Hongrie, es-t une insti-
tution d'Etat, les autres agences sont plus ou moins «■ offi-
cieuses » en raison des liens qui les rattachent, à des degrés
divers, aux pouvoirs publics.
C'est ainsi que l'agence WolfT — transformée, comme nous
l'avons dit, en société par actions avec l'aide de FEtat — a, de
plus, le privilège de faire passer ses dépêches dans les bureaux
de poste avant tous les autres télégrammes privés. En revanche,
elle est tenue de transmettre toutes les informations que le
gouvernement désire répandre : c'est dire, par conséquent,
qu'elle joue un rôle souvent officieux. De plus, elle doit sou-
mettre à l'autorité toutes les nouvelles qui lui parviennent, dès
qu'elles touchent aux intérêts de l'Empire. Le gouvernement
allemand est donc libre d'étouffer ce qui lui paraît inopportun
et de modifier, au besoin, le reste dans le sens qui lui con-
vient (2).
L'agence Reuter en Angleterre et l'agence Havas en France
jouissent, incontestablement, de beaucoup plus de liberté et
d'indépendance, bien que leurs rapports avec les pouvoirs
publics ne laissent pas, dans chacun de ces deux pays, d'être
naturellement encore assez étroits : c'est là, en quelque sorte,
la rançon du privilège de fait, sinou de droit, dont elles
jouissent. Tune et l'autre. Et on peut dire, de façon plus géné-
rale, qu'il en est de même de toutes les grandes agences télé-
graphiques d'informations qui existent en Europe, à la diffé-
rence de V Associated press des Etats-Unis qui est, elle, une
vaste organisation coopérative, strictement anonyme, sans cou-
leur politique ni religieuse, et ne dépendant que des journaux
américains, pour le compte desquels elle travaille (3).
Il conviendrait, d'ailleurs, pour juger du degré d' « ofticiosité »
des diverses agences européennes, d'entrer dans des détails
assez délicats et que ne comporte pas le cadre restreint de cet
»
(1) D"' ]M.vx Garr, l<)C'j c'tnio, p. -''•■
(2) Voir nos articles des Queslions (16 mars et l'--- avril 1910) et Andbé Thial :
La pre'sse allemande, dan< la Grande Ueviie du i'i octobre 1911.
(3) Voir A.NDPK Verhièrh. La presse américaine, dans les Questions du l'^^ février
1912
328 QUESTIONS Dll'LOMATrOUHS ET COLONIALES
article. C'est ainsi, pour ne donner qu'un exemple, qu'à la
différence des agences Reuter et Wolff, jamais l'agence Havas
ne démentira des communiqués officiels, une fois qu'elle les
aura publiés.
D'autre part, il convient de remarquer que si, à la différence
de l'agence austro-lioni;Toise, ces trois agences laissent le
champ libre à une concurrence que les règlements adminis-
tratifs ne limitent en aucune mesure, en fait cependant, en
raison des dépenses considérables que nécessiterait la création
d'entreprises similaires rivales et des difficultés énormes aux-
quelles se heurterait leur existence, ces agences, dont la puis-
sance individuelle est encore nccriie par l'étroite solidarité qui
les unit les unes aux autres, jouissent d'un véritable monopole.
On peut assurément le regretter, à n'envisager que la vie
politique intérieure de chaque pays. Mais le danger apparaît
plus grand encore et plus pressant, au point de vue de la poli-
tique extérieure, si Ton songe que ces agences — dont quelques-
unes sont entièrement entre les mains des gouvernements —
couvrent la plus grande partie du monde de leur réseau et
forment entre elles un véritable cartell. Elles sont tenues, en
effet, en vertu des conventions qu'elles ont conclues entre elles,
de se communiquer réciproquement toutes les informations
qu'elles recueillentdans la zone territoriale impartie à chacune
d'elles — et de ne les communiquer à aucune autre agence, en
dehors d'elles.
Le premier traité de ce genre fut passé, en 1866, entre Havas,
Reuter et Woliï. Puis le système fut étendu au Correspondenz-
Biireau de Vienne et aux autres agences, créées postérieure-
ment dans divers pays. Ces traités, conclus pour dix ans, ont
été renouvelés, en dernier lieu, en 1910.
Le partage est ainsi fait : Reuter fournit les nouvelles du
Royaume-Uni, des coloniesbritanniques et de l'Extrême-Orient:
Havas, celles de la France, de la Péninsule Ibérique et de la
Belgique; Wolff, celles d'Allemagne et des Pays Scandinaves,
et conjointement avec Havas, celles de Suisse et de Russie.
L'Amérique du Nord dépend de ÏAsf:ociaied Press ; l'Amé-
rique du Sud, à la fois de Reuter, d'Havas et de Wolff. Le
KoiTespondeaz-Bureaii a dans son domaine l'Autriche-Hon-
grie, et en même temps qu'Havas, les pays balkaniques, à
l'exception de la Grèce qui est réservée à Havas (1). En Italie
existe une agence particulière, qui porte le liom de son fonda-
teur, Stefani, un ancien ami de Cavour. En dehors de ces
grandes agences, les autres — Fabra à INIadrid, Delamarre à
(1) D"" Max G-snp, locn ci/rili^.
LKS GHANUES AGENCKS TÉLÉGRAPHIQUES D'INFORMATIONS 320
Bruxelles, Nord-Bureau à Saint-Pétersbourg, etc., — n'inter-
viennent qu'à titre de comparses et dépendent elles-mêmes de
Tune ou l'autre des grandes agences.
Nous ne pouvons nous étendre ici sur cette organisation in-
ternationale qui est minutieusement réglementée, tant au
point de vue des comptes financiers des grandes agences entre
elles que du contrôle qu'elles exercent les unes sur les autres.
Bornons-nous à indiquer que chacune d'elles possède auprès
des deux autres, dans les principales capitales, un correspon-
dant particulier, auquel sont communiquées avant d'être
envoyées toutes les informations, et qui les modifiera au be-
soin dans la forme et dans le texte, en leur donnant un carac-
tère plus « national », suivant le pays auquel elles seront des-
tinées.
*
Cette dépendance étroite oîi sont les agences, les unes vis-à-
vis des autres, peut avoir, Je le répète, de fâcheuses consé-
quences, à un moment donné, sur la politique internationale.
Le danger est, en somme, assez analogue à celui qui résulte
pour un pays — pour la France, par exemple, — de l'obligation
où il se trouve d'emprunter, pour ses relations télégraphiques,
les câbles étrangers. 11 en a déjà été question, à diverses re-
prises, dans cette Revue (1).
Du fait que la Grande-Bretagne, notamment, jouit dans ce
domaine, au regard des autres nations et au triple point de vue
économique, politique et militaire, d'une situation privilégiée,
notre collaborateur M. Léon Jacob concluait très justement
que « les grands quotidiens anglais et les agences d'informa-
« lions, comme l'agence Reuter, ont, sur leurs confrères et sur
« les agences similaires du continent, une supériorité analogue
<( et fréquemment attestée... »
Lorsque nos rapports politiques avec Londres étaient loin
d'être ce qu'ils sont devenus depuis, nous avons bien souvent
éprouvé les inconvénients de cette situation : par exemple, lors
de l'expédition de Madagascar, où Reuter exigea que le corres-
pondant d'Havas fût en môme temps son propre correspondant :
de sorte que les événements de cette campagne étaient chaque
jour publiés à Londres avant de l'être à Paris, tin 1899 encore,
— ainsi que le rappelait M. Léon Jacob — « les incidents
« de l'affaire de Fachoda n'étaient révélés au public français
« qu'après avoir été connus, examinés, appréciés par le cabi-
« net de Saint-James... »
(1) Voir, en particulier, les articles de M. J.-Il. FnANKLiN((JuesL Diplom. et Col.,
\" décembre 1S99) et de M. Léon J.vcob {Questions des l"'- août et lO août 1912).
'•VSO OUKSTIOKS Dll'LOMATiyi;liS t.T COLONIAI.KS
Sous le régime de l'Entente cordiale, on peut estimer que
cette « vassalité » n'est plus aussi inquiétante pour nous qu'au-
trefois. Il n'en est pas moins certain que cet état de dépen-
dance, oii se trouvent à la fois notre gouvernement pour ses
dépêches et notre presse pour ses informations étrangères (car
la question des câbles et celle des agences sont étroitement
liées), est des plus regrettables. N'y a-t-il pas, par exemple,
pour la France, un danger permanent à ne recevoir le plus
souvent ses nouvelles de Pétersbourg que par l'intermédiaire
de Berlin ou d'être renseignée sur la plupart des événements
balkaniques par une agence « officielle » autriciiiennc?
De même que les gouverncœenls des grands pays du conti-
nent s'efforcent, de plus en plus, d'assurer la liberté et la sau-
vegarde de leurs communications en développant leur réseau
particulier de câbles sous-marins et en perfectionnant leur
système de télégraphie sans fil, de même nos grands journaux
tendent, depuis un certain nombre d'années, à s'émanciper
des agences étrangères, soit en passant des contrats spé-
ciaux avec les grands journaux anglais — de sorte que les
nouvelles recueillies par ces derniers sont publiées, en même
temps, à Londres et à Paris — soit, à l'imitation de leurs con-
frères des Etats-Unis, de Grande-Bretagne et d'Allemagne, en
entretenant des correspondants particuliers dans les principales
capitales ou en envoyant des correspondants spéciaux là où
l'exigent les événements.
Le premier système n'est qu'une demi-mesure. Le second
est infiniment préférable; et il est à souhaiter qu'à mesure
qu'ils se développeront, nos grands quotidiens entrent de plus
en plus dans cette voie.
Mais il est à craindre que l'exiguïté de leurs ressources,
encore aujourd'hui — surtout si on les compare aux impor-
tants revenus que retirent de la publicité leurs confrères
d'outre-Manche ou d'outre-llhin — ne permette pas aux jour-
naux français d'atteindre de si tôt le but visé et de s'alfranchir
complètement de la tutelle des agences (1).
Am;i:i. Marvaud.
(1) Le commerce national n'est pas moins intéressé que la presse à se libérer de
celte tutelle. Ici encore. l'Allemagne nous donne l'exemple. Tout récemment, a été
fondée à Berîin la Société économique allemande destinée à accroître le de'uelop-
pemenl du commerce allemand à l'étranger. Un. des l)uts de celte sociéié serait,
parait il, d'organiser des services de communications télégraphiques et de publicité
entre l'Allemagne, d'une part, et de l'autre, l'E-xtrême-Orieiil et l'Amérique du Sud.
Il s'agirait de créer une sorte d'agence télégraphique allemande, qui ne soit plus
sous la dépendance des agences d'informations étrangères. (I)après une corres-
pondance adressée de Berlin au Temps, du 24 février 1914.)
M. W. CHURCHILL
ET
LÀ POLITIQUE NAVALE ANGLAISE
M. Winston Churchill (1) est entré à Whitehall le 26 octobre
1911, par suite d'un remaniement ministériel dans le cabinet
Asquith : il y eut chassé-croisé entre lui et M. IMac Kenna qui,
de Premier lord de l'Amirauté, le remplaça comme secrétaire
d'Etat à l'Intérieur. jM. Mac Kenna était resté près de trois
ans au ministère de la Marine. 11 semble que son départ ait été
motivé par les événements de l'été 1911 : au moment où la ten-
sion politique avait fait craindre une conllagration européenne,
le gouvernement britannique avait discuté la possibilité de
transporter en France ou en Belgique une partie du corps,
expéditionnaire, et il s'était produit un désaccord entre les
membres du cabinet au sujet de la coopération des forces de
terre et de mer. On dit aussi que le gouvernement n'avait pas
été satisfait des dispositions adoptées par la flotte lors de la
crise : on critiquait notamment la dispersion des escadres,
jugée dangereuse pour la sécurité nationale '2). M. Churchill
arrivait donc avec la mission de remédier à une situation assez
mauvaise.
Sa présence à la tête de l'Amirauté ne fut pas sans émouvoir
l'opinion. Elu aux Communes comme conservateur, il était
passé dans le camp adverse pour protester contre les théories
néo-protectionnistes de M. Chamberlain, et était immédiate-
ment allé aussi loin qu'il fallait pour donner des gages au parti
radical. On redoutait son intempérance de langage, ses ten-
dances démagogiques et pacilistes maintes fois affirmées. Les
(1) Right lion. W. L, Spencer Churchill, oé en 1874; a fait son éducation à Har-
row et Saadhurst; lieutenant au i« hussards; prit part, à Cuba, à la guerre his-
pano-américaine dans les rangs espagnols ; puis aux expéditions de Malakand Field
en 1897, de Tirah en 1898, du Nil en 1898; à la guerre de l'Afrique du Sud dans les
chevau-légers sud-africains (1899-1900), il fut fait prisonnier et s'échappa; corres-
pondant de guerre du Times ; M. P. pour Oldham (1900-1906), d'aljord comme
unioniste, puis comme libéral: pour Manchester N.-O. (1906-1908); pour Dundee,
depuis 1908; sous-secrétaire d'Etat aux Colonies (1903-1908); conseiller privé (1907 ;
président du Conseil du Commerce (1908-1910); Secrétaire d'Etat à l'Intérieur, de
février 1910 à octobre 1911.
(2) Parmi les nombreuses brochures publiées sur ce sujet en Allemagne et en
Angleterre la plus intéressante est celle du comte de 'Goersdorff : La Préparation
à la guerre de la flotte anglaise en 1911 (Berlin, 1912).
•
332 QCESllOINS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
plus ardents de ses panégyristes eux-mêmes (1) sont gênés pour
parler de son rôle politique. Us s'en tirent en disant qu'il y a
deux hommes en lui : le parlementaire politicien et ambitieux,
qui avait toujours désiré occuper un des postes les plus élevés
dans l'Etat; et le patriote qui, une fois en possession de ce
poste, avait appliqué à ses devoirs les remarquables qualités
d'intelligence et d'énergie qu'il possède. « La marine est en
« dehors et au-dessus des partis », dit-il en prenant possession
de son ministère. A ce moment, lord Charles Beresford lui-
même lui faisait crédit : « Je hais et méprise la politique de
« M. Churchill; c'est un homme très habile, par suite très dan-
« gereux. Mais quelle que soit sa politique, s'il veut regarder
« les questions navales du point de vue national et impérial,
« et consacrer toute son intelligence et toute sa volonté à
« mettre la Hotte en état d'entrer instantanément en campagne,
« il n'aura pas de plus ferme appui que le plus ancien de vos
« collègues », disait le vieil amiral aux membres de la Navy
League (2).
Il est certain que M. Winston Churchill a montré depuis qu'il
est au ministère de la Marine une personnalité très accusée.
On lui reproche de ne pas être un ministre, mais un « sultan »,
qui se croit omnipotent, et substitue son autorité personnelle
à celle de l'Amirauté (3).
Ses débuts furent marqués par le renvoi assez brutal du Pre-
mier lord naval, l'amiral de la ilotte, sir Arthur Wilson. Sir
Francis Bridgeman, qui lui succéda, fut lui-même remplacé
par le prince de Battenberg. Ces changements n'avaient rien
d'étonnant : pour appliquer des idées nouvelles, il était naturel
que le Premier lord de l'Amirauté voulût avoir des hommes
nouveaux.
Attaqué par les radicaux sur la progression des dépenses
navales, il l'est également par les conservateurs ; l'année
dernière, la National Review a publié deux articles qui sont
de vrais réquisitoires (4) à son adresse. On lui reproche « d'avoir
« rempli l'air de discours, d'avoir parlé si haut et si fort que
« les niais prirent ses paroles pour des actes, et s'imaginèrent
« qu'elles sutfisaient à mettre la supériorité britannique hors
« de question ».
Il est vrai que M. Churchill parle beaucoup. En reprenant
(1) Cf. Alan Burgovne : M. Churchill à l'Amirauté [London Mar/azine, août 1912).
La personnalité de M. Alan Burgoyne, éditeur de l'Annuaire de la Navy League,
et conservateur avéré, donne un certain intérêt à cet article.
(2) A Port.smouth, le lii novembre 19H.
(3) Economiste 31 janvier l'jl4.
(4) National Kevieir, mars et octobre ll'l.'i.
M. W. CHURCHILL ET LA POLITIQUE NAVALE ANGLAISE 333
ses principales manifestations oratoires, nous nous ferons une
idée de sa politique navale.
Un de ses premiers actes fut la création d'un état- major de
guerre navale, Psfaval War Staff (1). La réforme était demandée
depuis trente ans ; c'est pour l'obtenir que la Xavy League
avait été fondée. Il était nécessaire de doter la marine « d'un
cerveau, d'un organe pensant », qui pût coordonner, en vue
de la préparation de la guerre, les efforts de tout le personnel
naval et aussi assurer, entre la Marine et l'Armée, la coopéra-
tion indispensable. Séparées par des cloisons étanches, elles
ne pouvaient pas travailler en commun; de là certaines diver-
gences de conception que M. Balfour signalait et déplorait dès
190o, et qui venaient de s'affimer encore une fois avec une irré-
sistible évidence, à l'occasion de l'intervention éventuelle de
l'Angleterre dans un conflit européen. Désormais, les deux
états-majors allaient pouvoir chercher de concert la solution
des grands problèmes intéressant la défense nationale. Cette
création donnait donc satisfaction à un besoin impérieux. Ajou-
tons qu'on a reproché à cet état-major d'être un organe pure-
ment consultatif et non d'exécution (2).
Le premier discours où M. Churchill exposa les grandes
lignes de sa politique fut celui qu'il prononça à Glascow, au
banquet des constructeurs de la Clyde (3). Il empruntait aux
circonstances une signification particulière; c'était le moment
oii lord lialdane faisait en Allemagne, sur l'invitation du gou-
vernement impérial (4), le voyage dont il fut tant parlé, et était
reçu par Guillaume II. Au retour de son collègue, M. Asquith
allait dire aux Communes que « son noble ami avait trouvé
'( le gouvernement allemand aussi désireux que le gouverne-
ce ment de Sa Majesté de dissiper les malentendus natio-
« naux qui pouvaient avoir existé ».
En attendant, et pour que personne, en Angleterre et à
l'étranger, ne pût se méprendre sur ses intentions et sur le
sens qu'il fallait attacher aux changements apportés à la com-
position du cabinet, le Premier lord de l'Amirauté affirma
(l; s janvier 1912. L'état-major naval comprend 3 sections : la section des ren-
seignements (déjà existante); — la section de la préparation des opérations, chargée
de préparer les plans de campagne pour les dilYérents cas pouvant se présenter; —
enfin, une iroisième section, dite de mobilisation, à qui revient la tâche d'examiner
en détail les mesures à prendre pour mener à bien le plan de campagne étudié par
la deuxième.
(2) M. Churchill and the Navy {Nalinnal Revicir, mars 1913).
(3) Le 9 février 1912.
(4) n Au cours du dernier mois, dit aux Communes M. Asquith, on nous a indiqué
« f[ue la venue d'un ministre anglais à Berlin ne serait pas désagréable et serait
« l'aile pour faciliter la réalisation de notre objet commun. »
;>;Ji yUKslixiSS DIPLOMATIQUES KT COLONIALES
que TAngletorre conlormerait son attitude à celle des puis-
sances : si celles-ci diminuaient leurs armements, rAmirauté
ralentirait ses constructions; si au contraire elles continuaient
ù augmenter leurs escadres, l'Angleterre ne pouvait pas faire
autrement que de suivre le mouvement et d'augmenter les
siennes. En même temps, M. Churchill répétait une fois de
plus la formule par laquelle les gouvernements faibles se
plaisent à excuser les mesures prises pour la défense natio-
nale : l'Angleterre ne nourrit aucune pensée d'agression; elle
n'en a jamais eu; elle n'en prête pas aux grandes puissances.
Le principe était donc posé : l'Angleterre n'avait pas de
politique navale propre ; elle se mettait à la remorque des
autres, et particulièrement de l'Allemagne.
Toutefois, M. Churchill apportait une réserve à cette doc-
trine d'effacement : il affirmait que la suprématie maritime
était pour le pays une nécessité vitale, son existence même:
« Sa prépondérance navale détruite, toute la fortune de la
« race britannique, tous les trésors accumulés par des siècles
(( de sacrifices et d'exploits sont balayés. Ce n'est que par sa
« marine que l'Angleterre est une grande puissance. » Tandis
que l'Allemagne était déjà une grande puissance, honorée de
par le monde, bien avant qu'elle possédât une marine; pour
l'empire allemand, la marine n'est guère qu'un luxe.
En un mot, l'Angleterre est prête à ralentir ses construc-
tions, mais que l'Allemagne commence. Et comme l'Alle-
magne n'y paraît pas disposée, l'Angleterre va s'attacher fer-
mement à l'exécution de son programme.
Nous le trouvons défini dans le discours du 18 mars à la
Chambre des Communes, auquel il faut toujours se reporter
pour suivre le développement de la politique navale anglaise
dans ces dernières années.
Remarquons d'abord que ce discours visait nettement l'Al-
lemagne. M. Churchill s'excusa de prononcer le nom d'une
grande puissance mais n'hésita pas à le faire, disant qu'il n'y
avait rien à gagnera user d'expressions indirectes; au demeu-
rant, les Allemands, gens d'esprit robuste, de bon sens, cou-
rageux, ne répugnaient nullement à un exposé bien franc et
ne pouvaient pas s'offenser d'une expression courtoise et sin-
cère. D'ailleurs, il devait toute la vérité à la Chambre et au
pays. Enfin, le moment était venu, pour les deux nations, de
s'expliquer, sans rien dissimuler et sans s'irriter, sur les
conditions dans lesquelles, au cours des prochaines années,
la rivalité navale se poursuivrait. C'était parler clair.
Il fit ensuite des observations générales touchant les condi-
M. \V. CUURCUILL ET LA rOLlTIQUiî NAVALE ANGLAISE 335
lions de la guerre navale moderne. Alors qu'en temps de paix
le rapport des constructions navales de deux puissances s'ex-
prime par des pourcentages, en temps de guerre la force des
marines en lutte est mesurée, non par une comparaison, mais
par une soustraction. Cette considération est tout à l'avantage
de la puissance la plus forte; elle a intérêt à payer de la perle
d'une unité l'élimination d'une unité ennemie.
Ces éliminations successives accroissent la valeur de combat
des unités les plus anciennes : c'est ainsi qu'à mesure que la
guerre s'avancerait, les pré-dreadnoughts anglais joueraient
un rôle de plus en plus important ; aussi sont-ils tenus soi-
gneusement en réserve. Il est certain que la grande supériorité
numérique de ses escadres devrait, par la force des choses,
assurer l'avantage à la Grande-Bretagne en lui permettant de
continuer la lutte.
Mais l'existence de ces nombreuses unités qu'il faut entre-
tenir la gêne pour le développement de ses constructions
neuves : elle est alourdie par les dépenses qu'occasionne ce
grand établissement antérieur. Les Allemands n'ont pas en-
core commencé à sentir le poids d'une ancienne et gigantesque
organisation. Ils y viendront à leur tour et se verront bien-
tôt forcés de diminuer TefFort de leurs conslructions neuves
sous la pression grandissante des frais d'entretien.
Enfin, M. Churchill dénonçait les difficultés inhérentes à la
mise en œuvre de tout programme naval. C'est un gaspillage
que de construire pour la Hotte un seul navire avant qu'il soit
vraiment nécessaire. Il faut que « le plus longtemps possible
« ce navire reste l'héritier des réalisations de la science na-
« vale; comme il nait, trois années de sa brève existence sont
« déjà écoulées; ayant qu'il soit lancé, les unités capables de
« le détruire existent déjà en projet. L'avantage en matière de
« constructions navales reste toujours au dernier venu. »
Mais sur quelles bases doit être établie la suprématie navale
de l'Angleterre? Le T^vo Po<.ver Staiidart, ou le Tsvo Keels to
Owe."^ Aucune de ces deux formules, qui eurent si longtemps
l'avantage de représenter d'une manière concrète, pour
« l'homme de la rue », les nécessités de la politique navale,
n'est plus de mise aujourd'hui.
Tout d'abord, l'Angleterre n'a plus à redouter la coalition
de la France et de la Russie, autrefois les deux plus fortes puis-
sances navales de l'Europe. Alors le principe du double pavil-
lon fut un guide commode. Mais l'accroissement de la force
naval'e allemande a changé cette situation : « Le péril n'est
« plus, pour l'Angleterre, dans l'alliance ou la coopération de
33G QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
« deux puissances navales de force approximativement égale;
« mais elle doit envisager la croissance et le développement
« d'une marine très puissante, très homogène, maniée par le
(( peuple de l'univers le mieux doué pour l'organisation, obéis-
« sant à un seul gouvernement et concentrée à faible distance
« des côtes britanniques. »
Contre une puissance aussi forte, il n'est pas possible de
maintenir une supériorité de deux navires contre un. L'Ami-
rauté a suivi le principe de conserver une supériorité de 60 %
en dreadnoughts sur la flotte allemande, telle qu'elle est fixée
par la loi navale. Si l'on peut se contenter de cette propor-
tion, c'est seulement à cause des importantes ressources que
l'Angleterre possède en navires de types antérieurs au dread-
nought. Mais à mesure que ceux-ci perdront leur valeur de
combat, il faudra élever au-dessus de 60 % le taux des con-
structions nouvelles. Cette proportion de 46 contre 10 n'est
donc qu'un minimum, que permettent seulement d'accepter
les circonstances.
.Comme conclusion pratique, en appliquant à la loi navale
allemande l'étalon de 60 "5 , l'Angleterre devra, de 1912 à 1918,
construire alternativement une année 4, une année II navires.
Et si les Allemands, augmentant leurs prévisions, mettent en
chantier alternativement 3 et 2 unités, c'est 5 et 4 que con-
struira l'Angleterre. Les Allemands ne gagneront donc rien à
accélérer leurs constructions.
C'est dans ce discours que M. Churchill annonça la nouvelle
répartition des escadres et leur concentration dans les eaux
de la Grande-Bretagne. C'était un changement absolu dans les
traditions de la politique navale anglaise. Jusqu'alors, cette
répartition était déterminée par les considérations qui avaient
amené l'Amirauté à adopter comme règle pour ses construc-
tions le principe du Two Power Standart : quand les flottes
que redoutait l'Angleterre étaient les flottes russe et fran-
çaise, elle voulait opposer à chacune une flotte qui lui fût
supérieure. Sa flotte de la Méditerranée comprenait alors plus
de cuirassés que la nôtre, qui était la plus grande force navale
française. D'une part, le développement de la marine alle-
mande; de l'autre, la destruction de la flotte russe par les
Japonais, et l'entente cordiale, ont changé les conditions; l'An-
gleterre admet que ses intérêts dans la Méditerranée pourront
être confiés à notre garde.
L'escadre de la Méditerranée vit donc sa base transportée de
Malte à Gibraltar et dut, en cas de guerre, former la quatrième
escadre de la première flotte, chargée de la défense des côtes
M. W. CHURCUILL ET LA POLITIQUE NAVALE ANGLAISE 337
britanniques. Les trois autres escadres étaient formées des
deux premières divisions de la Home Fleet et de la flotte de
l'Atlantique. Dans les eaux anglaises, le nombre des cuirassés
toujours prêts au combat se trouvait porté de 22 à 33.
En plus de cette première flotte, il y en aurait deux autres
à équipages réduits, composées chacune de deux escadres de
8 cuirassés. Le total des navires présents dans les eaux an-
glaises serait alors de 65.
*
Au mois de mai eut lieu la Conférence de Malte entre lord
Kitchener, M. Asquith et M. Churchill. Nous y reviendrons.
En juillet, le secrétaire d'Etat à la Marine déposa aux Com-
munes la demande de crédits supplémentaires pour l'exercice
1913, que faisait prévoir l'extension du programme allemand.
Leur total s'élevait à 900.000 livres (1) dont 114.000 devaient
être affectées à une augmentation du personnel de la flotte,
646.000 à l'amélioration des constructions navales, le reste à
l'agrandissement d'un dock à Portsmouth et au service de l'avia-
tion. Les prévisions budgétaires pour l'exercice prenant fin le
31 mars 1913 atteignaient donc 4.5.073.400 livres (1.127 rail-
lions de francs).
Le 22 juillet, M. Churchill prononça aux Communes un dis-
cours « qui était attendu avec anxiété », dit le Times. Cette
anxiété s'expliquait, dans une certaine mesure, par les craintes
qu'avaient provoquées, à l'égard des armements, les tentatives
de rapprochement anglo-allemand, esquissées par sir Edward
Grey et le baron Marschall de Bieberstein.
Le Premier lord de l'Amirauté attira l'attention sur ce fait
nouveau, que la caractéristique de la nouvelle loi allemande
n'était pas tant l'augmentation des constructions navales que
Faccroissement delà puissance d'attaque des navires de toutes
classes qui seront en tout temps immédiatement mobilisables.
Tandis qu'avant le dernier amendement la flotte allemande
comprenait 17 cuirassés, 4 grands croiseurs et 12 petits, elle
allait comprendre dans un avenir prochain 25 cuirassés, 8 grands
croiseurs et 18 petits. Alors que sur un total de 144 torpilleurs
ou contre-torpilleurs, 56 étaient maintenus en plein arme-
ment, le chifl're des navires de cet ordre toujours disponibles
serait désormais de 99. 72 sous-marins allaient être construits
d'ici 1920. A cette date, le personnel de la flotte, aujourd'hui
de 86,500 hommes, sera de 101.500. La flotte allemande com-
prendra alors, du fait des lois aujourd'hui votées, 41 cuirassés,
(1) 22.500.000 francs.
QuEST, DiPL. ET Col. — t. xsxvii. 22
338 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
20 croiseurs de combat. 40 petits croiseurs; des torpilleurs,
contre-torpilleurs et sous-marins en proportion ; enfin les
quatre cinquièmes des forces allemandes seront toujours dis-
ponibles. C'est une flotte formidable, concluait M. Churchill.
Il ajoutait deux remarques d'ordre général, qui méritent
d'être relevées. Tout d'abord, ce n'est pas impunément que les
Etats auront des Hottes aussi puissantes, capables d'entrer en
guerre avec une soudaineté terrible: de ce fait, les risques de
guerre se trouverontsensiblement accrus. Il observa également
qu'une llotte ne se crée qu'avec une extrême lenteur. La
construction d'un navire varie de dix-huit mois à trois ans;
la formation d'un marin demande de deux à trois ans, celle
d'un officier, de six à sept ans, et l'harmonie nécessaire n'est
obtenue entre ces éléments qu'après une période beaucoup
plus longue. Il faut donc, en matière navale, une politique
régulière, méthodique. Sans plan bien arrêté, il est inutile de
jeter les millions à poignées dans un geste d'impatience. Et
M. Churchill rendit hommage à la méthode des Allemands,
qui vont à leur but sans défaillance, durant plusieurs géné-
rations. Si l'Angleterre ne veut pas être distancée, elle doit
construire annuellement non pas 3 et i cuirassés, mais 5 la
première année et 4 chacune des suivantes
Pour répondre à l'état de mobilisation complet de la flotte
allemande, Tx^ngleterre a rappelé dans ses ports les 6 cui-
rassés de Gibraltar et 2 cuirassés de la Méditerranée. Les
4 navires restant dans cette mer ont été stationnés à Gibraltar;
leur nombre sera porté à 8 (1). Ainsi, la flotte de première
ligne est portée à 28 unités; en 4944, elle en comptera 33,
immédiatement mobilisables, ([ui pourront être opposées aux
29 unités allemandes. Sur ces 33 navires, 28 seront des dread-
noughts, tandis que des 29 allemands, 16 ou 17 seulement
appartiendront à ce type. D'autre part, l'Allemagne aura plus
de croiseurs cuirassés à mettre en ligne que l'Angleterre.
Mais dans la Méditerranée, la flotte anglaise sera inférieure
à celles de l'Italie et de l'Autriche réunies; les sacrifices né-
cessaires pour y obtenir la supériorité dépasseraient les
facultés du peuple anglais. On se bornera donc pour le mo-
ment à avoir à Malte les 4 Invincible. D'ailleurs, si certaines
puissances accroissaient leurs constructions, il deviendrait né-
cessaire de construire une nouvelle escadre méditerranéenne.
M. Churchill annonçait enfin la participation du Canada à
l'effort naval anglais.
(1) En cas de mobilisalion, il leur faudrait qualre jours et demi pour se rendre
de Gibraltar dans la mer du Nord.
M. W. CHUHCQTLL ET LA l'OLlTIOUK NAVALE ANGLAISE 3:59
Ces déclarations ne contenlèrent personne en Angleterre :
la presse conservatrice jugeait insuflisantes les promesses du
Premier lord de l'Amirauté ; le Times signala même la con-
tradiction qu'il y avait à retirer de la mer du Nord, pour les
envoyer en Méditerranée, quatre grands croiseurs, après avoir
montré que la situation y était si grave. Pour tous, le fait
essentiel demeura l'annonce officielle de la participation du
(lanadaà la défense impériale. On sait comment le Sénat du
Dominion refusa au dernier moment cette participation (1).
En même temps, à la Chambre des lords, Lord Selborne de-
mandait une escadre supplémentaire pour la Méditerranée, et
recommandait, pour sa construction, de recourir à un emprunt
remboursable en quelques années. Le marquis de Crewe,
secrétaire d'Etat pour l'Inde, et le lord Chancelier Haldane
repoussèrent naturellement la solution conservatrice, mais le
ton de leur discours fut nettement pessimiste. « Je ne nie pas
« un instant que la situation soit extrêmement grave et qu'il
« faille y faire face avec le plus grand sang-froid », dit le
premier. Et le second : « La situation est une des plus cri-
« tiques qui aient existé depuis longtemps. »
C'est pour cela que le 18 octobre, à Manchester, .M. Winston
Churchill, s'adressant à un auditoire de radicaux, leur an-
nonça que le budget naval allait encore être augmenté. Pour
légitimer cet accroissement, il expliqua qu'il ne fallait pas
l'examiner en soi, mais le détailler relativement à la fortune
publique, au produit des impôts, à l'augmentation du com-
merce maritime, au chiffre des budgets militaires étrangers.
Or, depuis M. Gladstone, le budget naval anglais n'a aug-
menté que de o % par rapport au chilTre total des dépenses
publiques. Au cours des dix dernières années, si le coût des
armements navals s'est accru de 12 millions de livres, le com-
merce maritime anglais s'est accru de 350 millions.
Mais le budget de la défense ne peut être réduit que par
une entente internationale. Reprenant donc le projet de va-
cances navales dont il avait déjà parlé, il disait à l'Allemagne :
(( Si vous ajournez d'une année la construction de deux unités
« que vous avez décidée, en toute bonne foi, nous ajournerons
« aussi d'une année la construction de nos quatre unités, m
Cette manifestation pacifiste, qui n'avait peut-être d'autre
objet que d'obtenir des radicaux leur assentiment à l'effort in-
dispensable, ne rencontra aucun succès, pas plus que celles
qui l'avaient précédée. En Allemagne, on l'accueillit avec
(1) Voir Quest. Dipl. et Col. des lei- janvier et 16 juin 1913.
340 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
ironie; en Angleterre même on observa tout ce qu'une pareille
entente avait d'artificiel. Au lieu d'assurer la sécurité de l'Em-
pire par un viril effort militaire, le gouvernement anglais la
demandait à l'abdication de ses rivaux : attitude peu hono-
rable. Enfin la France pouvait justement s'inquiéter d'une
pareille proposition, qui permettait à l'Allemagne de porter
sur l'augmentation de son armée l'effort économisé sur sa
flotte.
*
Fût-ce pour répondre à cette avance? En février 1913, à la
Commission du budget de la Marine au Reichstag, l'amiral
de Tirpitz, secrétaire d'Etat à l'Office impérial de la Marine,
déclara que le point de vue anglais, visant la prépondérance
sur mer, était regardé par l'Allemagne comme justifié, et que
le gouvernement allemand avait décidé de ne pas augmenter
à Pavenir ses forces navales, mais de les laisser, par rapport à
la Marine anglaise, dans la proportion de 10 à 1G.
C'était le moment où la presse anglaise menait grand bruit
autour de l'espoir, dont les Anglais se berçaient alors, de voir
le Canada coopérer à la défense impériale en construisant
trois dreadnoughts. On a dit que les paroles de l'amiral de Tirpitz
avaient été inspirées par la crainte de cette participation: si
les colonies s'imposaient de pareils sacrifices pour conserver à
la mère patrie son hégémonie maritime, l'Allemagne serait
forcée de renoncer à la lutte. Quoi qu'il en soit, la presse an-
Sflaise libérale accueillit avec enthousiasme ces déclarations
o
allemandes, où elle voulut voir le gage d'une entente qui devait
mettre fin à la rivalité des armements. Dans la presse alle-
mande, on prit soin, au contraire (1) d'affirmer qu'il ne saurait
être question d'un accord naval, secret ou public.
En présentant son budget le 2G mars, M. W. Churchill mit
les choses au point. Il refusa de donner une « interprétation
trop précise » au langage amical employé en Allemagne dans
un but excellent et rassurant, et affirma que chacune des na-
tions devait rester libre de faire à sa guise en matière navale.
Le nouveau programme allemand prévoyant la construction de
deux unités de première classe supplémentaires dans l'es-
pace de six années, le programme anglais devra s'augmenter
en conséquence de 4 vaisseaux; pour chaque unité que l'Alle-
magne ajoutera à son programme, l'Angleterre en ajoutera
2 au sien. A ces constructions, il faut ajouter celles qui pour-
ront être faites pour la Méditerranée et celles dont les colonies
offrent de se charger. En tout cas, la supériorité de l'Angle-
(1) Entre autres le comie Keventlov, dans la Deutsche Tageszeiluiig.
M. W. CIIL'RCUILL ET LA POLITIQUE NAVALE ANGLAISK 341
terre dans la mer du Nord était assurée, puisqu'en 1920, contre
2i superdreadnoug'hts allemands, elle en comptera 41.
Le secrétaire d'Etat redit une fois de plus son couplet sur
la limitation des armements et fit même de nouvelles ouver-
tures à l'Allemagne ; puis se reprenant aussitôt, proclama
que l'Angleterre était plus que jamais décidée à affirmer sa
supériorité et à garder la liberté de ses mouvements.
Pour l'exercice 191 3-1 91 4, le budget était fixé à 1.169.310.000
francs, en progrès de plus de 31 millions sur le précédent. Le
personnel était accru de 8.500 hommes, grâce auxquels la ma-
rine britannique compterait, au 31 mars 19Li, 146.000 officiers
et marins. Les constructions devaient absorber 335.229.000 fr.
pour les constructions nouvelles; 283.507.000 francs pour les
constructions en cours; 51.823.000 francs pour les travaux du
nouveau programme.
Le budget préparé pour Tannée financière 1914-1915 dépasse
d'une centaine de millions celui de l'exercice précédent. En
janvier 1914, on parla d'un grave dissentiment à ce propos entre
M. Lloyd George et M. Winston Churchill. On dit même que
tout le Conseil de l'Amirauté suivrait celui-ci dans sa retraite,
si le Conseil des ministres lui refusait les crédits demandés.
D'autre part, on a reproché à M. Winston Churchill d'avoir
dépassé de 75 millions les crédits budgétaires alloués pour la
période budgétaire 1913-1914 (1).
L'Amirauté eut gain de cause : il s'agissait, en somme, de
savoir si l'Angleterre voulait, ou non, maintenir sa suprématie
navale par l'application du programme minimum établi par
le Premier lord en 1912. En ce qui concerne les escadres
métropolitaines, il est appliqué. Les mises en chantier pré-
vues del913 à 1917 sont de 21 bâtiments, contre 12 qui seront
construits en Allemagne. La supériorité de 60 % est donc lar-
gement assurée dans la mer du Nord. Mais il faut tenir compte
de la situation nouvelle créée dans la Méditerranée par les
constructions de l'Autriche et de l'Italie.
(^1 suivi'c.)
A. DE Tarlk.
(l)'Ce dépassement, qui ne serait que de <\2. millions, i^st le résultat de l'effort fait
par tou« les chantiers pour regagner le temps perdu : les deux années précédentes,
il avait été impossible, par suite de l'insuffisance de la main-d'ceuvre, de dépenser
toutes les sommes votives pour les constructions neuves.
LE TUNNEL SOUS LA MANCHE
M. Asquith, premier ministre, recevant dernièrement une
députation de quatre-vingt-dix membres du Parlement par-
tisans du tunnel sous la Alanche, a passe en revue FétatVJe la
question depuis 1874. A l'origine, le ministère des Affaires
étrangères britannique et le gouvernement français étaient
favorables au projet; mais la Marine et l'opinion publique
anglaises y étaient opposées. Neuf années après, une Com-
mission mixte de lords et de membres du Parlement se pro-
nonça contre le tunnel sous l'influence de lord Wolseley.
Depuis cette époque de nouvelles propositions ont été faites et
rejetées chaque année; le dernier incident de ce genre date
de 1907. A l'heure actuelle, le gouvernement anglais a de nou-
veau soumis la question au comité de Défense impériale ; il
est possible que l'avis de ce comité soit favorable au projet,
et que le gouvernement ne s'oppose pas à sa réalisation, si une
campagne de presse n'intervient pas.
Quels sont donc les principaux arguments invoqués en faveur
du tunnel ou contre lui? La première préoccupation du gou-
vernement doit être évidemment la sécurité du pays; la
deuxième, la sauvegarde de ses intérêts commerciaux et in-
dustriels; enfin, très incidemment, à cause de la nuance poli-
tique avancée du parti au pouvoir, celle du danger problé-
matique de trop faciliter aux ouvriers étrangers l'accès des
chantiers anglais.
Les craintes exprimées dans le Times, que l'xVngleterre n'a
qu'à perdre commercialement à se voir relier par voie ferrée
au continent, ne sont pas partagées par l'association des
Chambres de commerce du Koyaume-Uni qui est nettement
favorable au tunnel et qui, par sa composition, paraît mieux
à même qu'un organe de presse quelque sérieux qu'il soit de
se rendre compte, autant que faire se peut, des répercussions
linancièros, industrielles et commerciales résultant de l'ou-
verture du tunnel.
En ce qui regarde l'envahissement des chantiers anglais^
LE TUNNEL SOUS LA MANGUE 343
par rélément ouvrier belge, allemand ou français, le prix total
du passage sera sûrement plus élevé par le tunnel que par les
nombreux cargos qui transitent journellement entre les ports
anglais et les ports des nationalités citées.
Reste donc à examiner le point de vue militaire de la ques-
tion. Nous supposerons, bypothèse vraisemblable, que FAUe-
magne est en lutte avec l'Angleterre et avec la France réu-
nies. L'Angleterre est sous la menace de deux dangers : elle
peut être envahie et elle peut se voir couper les vivres.
Son armée régulière, baptisée la striking force (force qui
frappe), composée d'environ 160.000 hommes (6 divisions
d'infanterie et 1 de cavalerie) est destinée à faire la guerre
soit aux colonies, soit sur le continent européen. Pour la
défense même du territoire, il a été créée une force territo-
riale assez nombreuse, mais mal organisée et manquant d'en-
trainement.
Les experts militaires les plus réputés, notamment lord Ro-
bert, ont admis cependant que, malgré leur valeur médiocre,
il n'en faudrait pas moins un corps de débarquement de
70.000 hommes pour entreprendre des opérations sérieuses en
Angleterre.
Supposons que la « striking force » ait déjà quitté le sol
anglais au moment choisi par l'ennemi pour déclarer ou pro-
voquer la guerre. Le transport de 70.000 hommes, même avec
une cavalerie et une artillerie réduites au strict minimum,
est une opération de grande envergure, nécessitant des prépa-
ratifs impossibles à cacher et un convoi de nombreux navires
escortés par une véritable flotte. Admettre qu'un pareil grou-
pement puisse traverser sans encombre les 300 ou iOO milles
de la mer du Nord, à vitesse modérée par suite du manque de
cohésion de navires groupés sans entraînement préalable,
c'est admettre implicitement que la tlotte anglaise est réduite
à l'impuissance, auquel cas le Royaume-Uni ne pourrait que
subir la loi du vainqueur.
Voici quelques renseignements intéressants sur les trans-
ports de troupes.
Dans la guerre russo-japonaise, les Nippons ont employé :
Hommes Chevaux Vapeurs
Pour 28.646 —6.2.39 —31
S0.657 — :;.12n — 53 (15 octobre 1904)
41.547 —5.745 — 59 (19 au 22 sept. 1905)
43.041 —8.156 — 74 (12 mars 1905)
^^^ QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
D'après le général Wolseley il faudrait en tonnage brut:
Durée \ liomme ] cheval 1 pièce
1 jour 1 t. 5 2 t. 5 4 à 4 t. 5
2 jours •) tonneaux 6 tonneaux 4 t. 5
Plus longue durée 2 t. 5 7 tonneaux 4 t. 5-
Dans un compte rendu du u Royal United Institution » on
estime que pour le transport de :
52.000 hommes,
19.200 chevaux,
2.600 pièces et voitures.
134 vapeurs d'un tonnage moyen de 5.500 tonneaux seraient
nécessaires.
La flotte commerciale de l'Allemagne se compose environ
de 1.800 vapeurs sur lesquels on compte 16 paquebots rapides
(Schnell-Dampfer), des paquebots-poste (Reich-Dampfer) et
au moins une centaine de steamers d'un tonnage approximatif
de 10.00 tonneaux.
Une bypothèse plus admissible est celle d'un petit corps de
3.000 à 4.000 hommes réussissant à tromper la surveillance de
l'ennemi, débarquant aux environs de Douvres et menaçant
l'issueanglaise du tunnel.
Avec les moyens d'information rapide dont on dispose au-
jourd'hui— téléphone, T. S. F., télégraphe, motocyclettes, auto-
mobiles, aéroplanes — avant que cette troupe ne fût arrivée à
ses fins, on aurait cent fois le temps de mettre hors de service
les machines de l'usine électrique donnant la force motrice
aux trains, d'éloigner le matériel roulant, et au besoin d'inon-
der le tunnel. Et encore pour utiliser cette issue faudrait-il
que ce même ennemi fût maître de l'issue française, qu'il y
eût massé les forces voulues, ce qui suppose que cet ennemi
est maître des côtes nord-est de la France et que l'Angleterre
n'a pas été prévenue à temps de cette éventualité.
Avec les explosifs actuels, il est si simple do détruire des
machines, des viaducs, des œuvres d'art, qu'il est vraiment
difficile de croire un instant à la possibilité de l'envahissement
de l'Angleterre par le tunnel, même dans le cas où il s'agirait
de la France maîtresse d'une des issues.
La crainte de manquer de vivres est plus fondée, parce que
l'agriculture ne fournit à la population que 14 % du blé indis-
pensable pour son alimentation et que, d'après une déclaration
publique faite dernièrement au Parlement, les réserves de
LE TUNNKL SOUS LA MANCBE 343^
vivres n'assurent l'existence des 49 millions d'habitants de
l'Angleterre que pour une période maxima de trois mois.
En 1911, rien que pour les blés et les céréales, il a été
importé dans le Royaume-Uni un poids total d'environ 9 mil-
lions de tonneaux, la Roumanie et la Russie y entrant pour
3.2-^0.000 tonnes, les Indes orientales pour 1.296.000 tonnes
et le complément provenant du Canada et des Etats-Unis.
Ajoutons-y, d'après M. Leroy-Reaulieu, H5.000 tonnes de
beurre, 270.000 tonnes de mouton, 150.000 tonnes d'autres
viandes, 150.000 tonnes de pommes de terre.
L'Angleterre dépend donc entièrement de l'étranger pour sa
subsistance.
Pour protéger ces arrivées, elle dispose d'une partie de ses
croiseurs et de paquebots (croiseurs auxiliaires) munis récem-
ment d'installations leur permettant, dès la déclaration de
guerre, la mise en place d'un certain nombre de canons de
102 millimètres.
Si tout se bornait au passage entre mailles de quelques
croiseurs et d'un petit nombre de croiseurs auxiliaires, il n'y
aurait pas trop d'inquiétudes à avoir; mais si chaque pacifique
paquebot allemand se transformait en canonnière et tirait du
canon sur tous les steamers à marche lente économique bap-
tisés Food carriers (porteurs de vivres) ou 7'/-<7w/7.ç (vagabonds),
la question prendrait des proportions incalculables. La pénurie
et la cherté des vivres, dans une période de fermeture des
usines et de stagnation des affaires, amèneraient sûrement des
troubles sérieux, et la pression exercée par l'opinion publique
soutenue par la presse pourrait obliger le gouvernement à
diviser ses forces, ce qui nuirait à l'ensemble des opérations
navales.
On objecte, il est vrai, que l'Allemagne a moins de navires
de commerce que l'Angleterre. Mais, bien que l'Allemagne
dépende également de ses voisins pour sa subsistance, elle
n'en est pas à 90 jours près (1); en outre, comme la destruc-
tion de son commerce maritime ne compromettrait pas son
existence, on peut être certain que les croiseurs et croiseurs
auxiliaires allemands chercheraient plutôt à détruire les na-
vires de commerce ennemis qu'à protéger les leurs, et dans ce
cas l'avantage serait franchement de leur côté.
Le Royaume-Uni, malgré ses nombreuses lignes de paque-
(1) L'Allemagne ne peut noui-rir que 41 ou 48 millions d'habitants sur 69; en 1911,
elle a demandé à l'étranger pour 3 milliards de vivres; l'année était, il est vrai,
mauvaise, mais tous les ans elle dépense 2 milliards au moins dans ce but.
346 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
bots, n'a d'ailleurs pas une supériorité manifeste sur son
adversaire. Il a en eiï'et, pour ainsi dire, le monopole du trans-
port des poids lourds fait par les Tvamps dont nous avons
parlé et qui ont sur leurs rivaux le précieux avantage d'un
fret de départ en bon cbarbon anglais. A leur retour, ils rap-
portent en Europe les matières premières [raw-maleriaï] né-
cessaires à l'industrie, les vivres, céréales, blés, coton.
En Allemagne, oii les centres charbonniers de Silésie, de
^Yestphalie, de Saxe, sont très éloignés des ports d'embarque-
ment, les exportations de charbon se font presque exclusive-
ment par les chemins de fer ou lès canaux. Enfin les produits
chimiques, électriques ou autres de l'industrie germanique
demandent le plus souvent une grande rapidité de transport
pour satisfaire aux besoins de sa clientèle mondiale.
Il résulte de ce qui précède que sur les 18.000.000 de tonnes
de jauge brute des navires anglais, il y a 4.000.000 détonnes
de paquebots de lignes et qu'en Allemagne, sur 4.300.000 ton-
nes, il y a 3.000.000 de tonneaux de navires rapides (1). Si on
y ajoute les paquebots autrichiens et italiens, le total ne s'écarte
pas beaucoup de celui des Anglais (2). Tout récemment ces
derniers ont armé de canons de 100 millimètres une véritable
flotte de navires frigorifiques pouvant porter en une fois
2.500.000 carcasses de moutons.
Si le tunnel existait, le danger serait en partie écarté, car si
on ajoute aux côtes anglaises l'étendue des nôtres, la surveil-
lance serait bien plus difficile à exercer. On utiliserait au be-
soin les lignes de chemins de fer du Midi, de l'Ouest et du
Nord de la France moins accaparés par les besoins de l'armée.
Ce serait long, gênant, très dispendieux ; mais l'Angleterre,
avec ses trois mois de vivres d'avance pourrait résister plus
longtemps. Et il faut également tenir compte des vivres que
l'on pourrait lui expédier en provenance de la Hollande, de la
Belgique et de la Suisse.
Un des côtés de la question sur lequel les journaux militaires
anglais ont appelé l'attention, est le danger que l'opinion an-
glaise admette que la construction du tunnel mettrait le pays
à l'abri de la famine, tandis que toutes les autorités militaires
et maritimes estiment que seule une flotte invincible et maî-
tresse de la mer peut donner à cet égard les garanties indis-
pensables.
(1) Conférence de M. de Iîolsiers. .secrétaire général du ( omilé des Armateurs, à
la Ligue maritime de France.
(2; En admettant que les conventions de la Triple-Alliance com|)rennont le.s
forces maritimes des trois Etats.
I.li Tl'.NNEL SOUS LA MANGUE 347
On a également exprimé la crainte que, si au point de vue
linancier le premier tunnel donnait des dividendes rémunéra-
teurs, rien ne s'opposerait à ce que l'on en construisît plusieurs
aux dépens du splendide commerce maritime côtier.
Reste encore le tradiiionalisme si fortement enraciné chez
nos voisins et la peur peut-être excessive chez beaucouj) d'An-
glais de se voir envahir par les habitudes et les mœurs conti-
nentales très dilFérentes des leurs.
Disons enfin que l'exécution du tunnel n'offre aucune diffi-
culté technique insurmontable : sa longueur sera de 55 kilo-
mètres et son prix très approximatif de 400 millions de francs.
Les travaux de sondage très sérieux, exécutés depuis nombre
d'années, ont démontré que les couches à perforer se compo-
sent de bancs de craies très dures, imperméables. 11 y aurait
deux voies parallèles séparées par mesure de précaution, par
une couche de terrain de 13 mètres. Avec la traction électrique
on espère pouvoir faire circuler un train toutes les dix n)inutes
avec 500 voyageurs.
Le trafic par cette voie serait considérable : le nombre de
voyageurs se monterait à plusieurs millions par on, la plupart
d'entre eux préférant le confort d'un wagon moderne à celui
des paquebots durement secoués dans les traversées d'hiver et
même d'été de la mer du Nord et de la Manche.
Commandant PoioLOuë.
LES PUISSANCES COLONIALES
DEVANT L'ISLAM
Nous avons exposé précédemment (1) le développement his-
torique et Taire actuelle d'expansion de l'Islam dans l'Afrique
noire. L'Islam s'est répandu à travers le continent par la voie
de terre, spontanément, en sens inverse de l'expansion occi-
dentale. Il s'est dès le début posé en adversaire de celle-ci,
ennemi déclaré quand il a eu le pouvoir et le temps de grou-
per une force compacte, adversaire moral et passif lorsque les
circonstances l'ont obligé à subir la domination du chrétien.
Mais dans la trêve momentanée que lui impose sa faiblesse,
il prépare obstinément sa revanche, en organisant contre la
force matérielle la résistance des âmes. Si le problème d'une
politique musulmane se pose avec une impérieuse nécessité
pour les puissances européennes dans leurs colonies arabo-ber-
bères de la Méditerranée, il ne tarderait pas à revêtir la même
acuité en Afrique Centrale et Occidentale pour celles qui croi-
raient pouvoir se désintéresser de l'œuvre de propagande pa-
tiente et tenace qui se poursuit sans arrêt aux confins du paga-
nisme et de l'Islam.
I
Parmi les nations intéressées, le Portugal et l'Allemagne
semblent avoir méconnu jusqu'à présent cette nécessité, mais
pour des raisons bien différentes : le premier, par tradition et
impuissance, la deuxième parce que des préoccupations plus
graves sollicitent son énergie. En pleine période d'extension
territoriale et d'organisation économique, l'Allemagne s'ap-
plique à la constitution de son empire colonial, but désormais
avoué de laWilhelmstrasse (2), et l'accomplissement de ce chef-
d'œuvre diplomatique mérite en efTet qu'elle y concentre ses
efforts politiques et financiers.
(1) Quest. Dipl. et Col., 16 février 1914 -. Une revanclie de l'Islam.
(2) Voir, à ce sujet, dans les Quest. Dipl. et Col. du l^' décembre 1913 : « La
rivalité anj^lo-alleinamle cl le partage de l'Afrique Centrale. »
LES PUISSANCES COLONIALES DEVANT l'iSLAM 349
L'Italie, qui n'a que des musulmans comme sujets en Soma-
lie, en Erythrée et en Tripolitaine, semble vouloir inaugurer
une politique indigène si différente de celle que suivent les
autres puissances musulmanes qu'elle mériterait à elle seule
une étude spéciale. Tout imbue des vieilles traditions romaines,
«lie .prétend là encore fare da se, et devancer en hardiesse
la France même, sa voisine en Afrique du Nord. Elle rêve d'in-
corporer les musulmans de Libye dans la nationalité italienne,
en leur conférant la « piccola cittadinanza » ou droit inférieur
de cité, -qui comporte tous les privilèges attachés au titre de
citoyen, à l'exception des droits politiques. Il serait intéres-
sant de suivre ce que deviendra, au contact des réalités, cette
formule de colonisation, si neuve et si vieille à la fois, qu'un
impérialisme impatient et dédaigneux ne craint pas d'opposer,
au début même de son expansion coloniale, à la politique indi-
gène de la France.
L'Afrique Occidentale, au contraire, offre un admirable ter-
rain d'expériences. La France et l'Angleterre se sont trouvées
là exactement dans la même situation : l'Islam en marche,
mais ayant seulement entamé les races assujetties. Or, elles
appliquent en matière de politique indigène des principes et des
méthodes diamétralement opposés, malgré l'identité du pro-
blème que leur domination a fait surgir. L'étude en est d'au-
tant plus intéressante qu'il existe en fait entre les colonies
anglaises et françaises de l'Afrique Occidentale une solidarité
intime, née de l'enchevêtrement de leurs frontières et de l'évo-
lution simultanée de leurs destinées économiques.
Pour pouvoir examiner, sous une forme critique, les principes
de politique indigène adoptés respectivement par les Anglais
et les Français, il convient d'esquisser d'abord la psycholo-
gie du noir islamisé, au double point de vue religieux et
social.
II
Si l'Islam, né sur les plateaux d'Arabie, a pu s'implanter
dans les milieux les plus divers, c'est qu'il a su s'adapter aux
conceptions traditionnelles des races, en se superposant à elles
sans les détruire entièrement. Le Coran n'est pas seulement
un ensemble de prescriptions religieuses, un recueil théolo-
gique. Il est aussi le code civil et la loi politique des croyants.
Il renferme ainsi tous les éléments nécessaires à la constitution
d'une société nouvelle, quel que soit le cadre — compliqué ou
rudimentaire — oii vivait antérieurement la collectivité.
3oO QUESnU;SS DlHLUfttATlQUES Et COLONIALES
Sa large tolérance, la simplicité extrême de ses dogmes, le
nombre infime des rites nécessaires exercent un attrait irrésis-
tible sur les àmos rebelles aux raisonnements spéculatifs. Ouel-
ques formules brèves et simples résument tout l'ensemble des
conceptions morales, philosophiques et théologiques contenues
dans le Coran : encore se réduisent-elles, en fin de compte, à
une seule : l'unité de Dieu révélée par la mission prophétique de
Mahomet. Les prescriptions rituelles consistent essentiellement
dans la prière que tout bon musulman doit faire cinq fois par
jour, le jeûne annuel du Ramadan et le pèlerinage à la Mecque
qu'il doit accomplir une fois dans sa vie. Il n'existe point de
hiérarchie sacerdotale, point de classes sociales superposées,
point de féodalité ni de castes. Le musulman ne connaît point
d'intermédiaire entre Dieu et lui.
Toutefois, le monothéisme rigide de Mahomet était une con-
ception trop élevée pour être admise sans transition par la
mentalité puérile des fétichistes. Comme les Berbères de
l'Afrique du Nord, les Noirs ont enveloppé des oripeaux de
leurs vieilles croyances la nudité du dogme mahométan. C'est
ainsi que le passage de l'idolâtrie au monothéisme a été faci-
lité par le culte des saints, toléré d'abord et aujourd'hui pra-
tiqué dans toute l'étendue de l'Afrique. De place en place, de
la Méditerranée au Niger, sur les pistes du désert oîi passe le
lent défilé des caravanes, comme au bord des sentiers du Sou-
dan enfouis dans les hautes herbes, se dressent les mausolées
de terre grise où reposent les saints de l'Islam. La piété atten-
tive des nomades les protège contre les dégradations que la vio-
lence des tempêtes et l'usure du temps apportent à leur masse
humble et fragile. Rien ne maintient et ne fortifie l'empreinte
religieuse du Coran comme ces tumuli — manifestations exté-
rieures d'un culte que Mahomet ré])rouverait — qui jalonnent,
sur toutes les routes d'Afrique, les étapes de sa conquête.
Trois conséquences capitales résultent de cette adaptation
presque adéquate de la religion de Mahomet à la mentalité
primitive de ses adeptes noirs. C'est, au point de vue religieux,
la fermeté inébranlable de leur foi ; — au point de vue social,
l'orgueil d'appartenir à une élite qui a droit à l'hégémonie, et
le dédain de l'infidèle ; — au point de vue politique, la soli-
darité universelle, on pourrait dire la fraternité des croyants.
L'Islam transforme profondément la vie individuelle et la vie
sociale ; il canalise vers un but unique le cours habituel des
sentiments et des pensées; il donne aux hommes un idéal, aux
collectivités une raison d'être, un principe permanent de cohé-
sion et d'offensive.
l
LliS PUISSANCES COLONIALES DEVANT l'iSLAM 351
Il n'y a point de renégats parmi eux. L'apostasie leur appa-
raît comme une chose si extraordinaire, si imprévue que la
masse du peuple ignore jusqu'au terme qui la désigne (1), et
que seuls les commentateurs les plus érudits du Livre saint
pourraient indiquer les sanctions pratiques, les rites d'expul-
sion et de réintégration, en un mot le statut nouveau du
musulman infidèle. Or — fait singulièrement grave — la natu-
ralisation que certaines nations chrétiennes leur offrent comme
une récompense, et qui constitue aux yeux des Noirs fétichistes
ou chrétiens une sorte de parure sans prix, de définitif ano-
blissement, n'est aux yeux des musulmans qu'une apostasie
partielle, une déchéance. Les. Algériens désignent les natura-
lisés par le terme méprisant de mtourni (les retournés), terme
emprunté d'ailleurs presque sans altération à la langue du
roiuni.
Sollicité de choisir entre les religions chrétienne et musul-
mane, le Noir adopte neuf fois sur dix cette dernière, et cela
malgré les considérations d'intérêt personnel qu'il pourrait
envisager en faveur de la religion de ses maîtres : secours
pécuniaires, écoles, naturalisation plus facile, etc. Le choix
fait, nulle propagande au monde ne lui ferait changer un iota
à ses croyances. Le christianisme lui apparaît dès lors, avec sa
Trinité et ses autres mystères, non point comme une religion
trop abstraite, trop difficile à comprendre, trop supérieure à
son intellectualité rudimentaire, mais comme une pratique
barbare, une superstition grossière à peine différente du paga-
nisme d'où il s'est lui-même affranchi, ou pis encore, comme
l'hérésie d'hommes qui, ayant eu la révélation de la vérité,
l'auraient indignement travestie.
Aussi le Noir islamisé se sent-il vraiment haussé à uae
dignité nouvelle en entrant dans la grande famille mahométane.
Il en conçoit un orgueil immense et ne craint plus de mani-
fester le plus profond mépris non seulement pour ses frères
idolâtres mais aussi pour les chrétiens. 11 est convaincu que
l'Européen reconnaît la supériorité du Coran sur ses propres
superstitions; et il en voit la preuve évidente dans la tolérance
que nous pratiquons à l'égard de son culte. Quant à l'athéisme,
il ne le conçoit même pas. Il se montre aussi réfractaire aux
attaques du scepticisme qu'aux arguments du missionnaire, et
se contente de leur opposer cette série d'affirmations énergiques
et répétées qui constituent la trame même de sa Foi.
Quelle pourrait bien être l'action sociale d'une puissance
(1) Mourtedd, en araije.
352 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
européenne sur ces consciences de granit? Toute tentative
d'assimilation qui aboutirait à la dissociation du statut musul-
man se heurterait à leur fanatisme. Ils repoussent comme
une injure l'oiïre des privilèges civils et politiques attaches au
titre de citoyen contre l'abandon du statut coranique.
Mais la Foi mahométane ne dresse pas seulement le Noir
contre le chrétien même sceptique, la famille et la tribu contre
toute forme occidentale de groupement social, elle dresse fata-
lement l'Etat musulman contre la domination de l'Europe.
L'empreinte du Coran se traduit en etï'et par l'égalité absolue
^t fraternelle de ses adeptes. Le monde islamique ne reconnaît
aucune hiérarchie; bien longtemps avant la Révolution fran-
çaise, il avait inscrit parmi ses principes fondamentaux léga-
lité et la fraternité. A l'heure sainte de la prière, qui rassemble
dans l'enceinte de la mosquée la foule recueillie des croyants,
nul n'a un droit de préséance. Chefs militaires et marabouts,
khalifes et émirs voisinent avec les pâtres et les chameliers
sans distinction aucune, les beaux burnous de laine blanche
frôlant les haillons du mendiant. Au cours des guerres balka-
niques, une solidarité profonde émut tout ce qui vit sous la
bannière du Croissant jusqu'aux conhns du monde islamique:
Pomaks de race bulgare, Berbères d'Afrique, Tartares de l'Asie
Centrale, Aryens de Perse et d'Afghanistan, Hindous du Pendjab,
Malais des Archipels océaniens. Les plus puissantes de ces
communautés, telles que VAU India Moslem League, n'auraient
pas hésité à peser sur la politique orientale de certains Etats
européens, si ces derniers avaient voulu prendre une attitude
offensive contre le vieil Islam en déroute.
L'idée panislamique n'existe pas encore parmi les musul-
mans du Soudan; il leur manque, en effet, une élite intellec-
tuelle capable de la propager et de s'en servir dans un but
nationaliste. Leur obédience, au point de vue politique, ne se
rattache que très vaguement aux khalifes régnants. Le sultan
de Constantinople comme celui de Fez n'est guère à leurs yeux
qu'un personnage à demi légendaire, sans aucune action effec-
tive du fond de sa résidence lointaine. Leur obédience s'est
localisée, en s'attachant à l'une ou à l'autre des confréries
puissantes qui restent en Afrique les sources vives de la F'oi.
Les Quadrya de Mauritanie et surtout les Senoussya du
désert libyen sont les plus importants de ces groupements. Le
grand Senoussi traite d'égal à égal, dans sa capitale de Koufra,
avec les émissaires du roi d'Italie, et son influence s'étend sur
la Tripolitaine, le Darfour, le Sahara oriental, le Ouadaï et les
royaumes voisins du Tchad jusqu'aux rives mêmes de l'Ouban-
LKS PUISSANCES COLOINIALES DliVAIST L'iSLAM 353
gui. Qu'un chef énergique et intelligent surgisse, et le grand
mouvement de solidarité .latente peut s'affirmer sur un objet
précis avec une force singulière. Un contlit européen suffi-
rait sans doute à susciter la guerre sainte. Pour la France,
comme pour l'Italie et l'Angleterre, cette éventualité toujours
menaçante assombrit l'avenir de la conquête.
III
Ainsi le Noir islamisé peut être considéré comme définitive-
ment réfractaire à toute assimilation politique et même à la
civilisation occidentale. Or l'Angleterre, grâce aux 70 millions
de musulmans qu'elle gouverne dans l'Inde et l'Egypte, assume
le redoutable et périlleux honneur d'être la première puissance
musulmane du monde. Elle applique à l'égard des 8 millions
d'adeptes que cette religion compte en Afrique Occidentale le
très large libéralisme qui constitue le principe fondamental de
sa politique indigène dans ses deux autres possessions.
Mais dans la difficile expérience qu'elle poursuit en vue de
s'attacher leurs groupements compacts, elle reçoit parfois de
rudes leçons qui la font douter de son œuvre et envisager avec
angoisse les surprises de l'avenir. L'Egypte, presque entière-
ment mahométane, suit docilement les inspirations d'une élite
avide d'indépendance. La ferveur d'attachement dont le groupe
nationaliste des Jeunes-Egyptiens fait preuve à l'égard du sul-
tan, ne sert qu'à masquer le but précis et la force de ce parti-
cularisme local. Elle s'expliquerait difficilement par des raisons
sentimentales et religieuses parmi les fils de ceux qui n'hési-
tèrent pas, à la suite d'Ibrahim pacha, à s'élancer sur le che-
min de Constantinople, en poussant devant eux, l'épée dans les
reins, l'armée du khalife en déroute. D'ailleurs, le caractère
théoriquement provisoire et indirect de son occupation interdit
à l'Angleterre toute politique active dans cette vice-royauté
remuante qu'une fiction diplomatique maintient sous la dépen-
dance ottomane.
Dans rinde, où la menace d'un nationalisme déplus en plus
impérieux constitue pour l'Angleterre un danger immédiat et
pressant, elle a accepté avec empressement l'alliance inté-
ressée, offerte par les 60 millions de musulmans qui redoutent
l'établissement d'une hégémonie bouddhiste bien plus oppres-
sive que la domination britannique. Mais ils se sont largement
fait payer leur appui en libertés et concessions de toute sorte.
Ln simple mouvement de solidarité en faveur de la cause
QoEST. DiPL. ET Col. — t. sxxvii. 23
3ji OCKSTIO.NS UJPLOMATIQUES Eï COLONIALES
turque a sulTi pour dresser contre la politique anglaise VAll
India MosLcdi League, et les émeutes de Caw iipore, survenues
en décembre dernier, pour un motif futile, ont révélé une fois
de plus aux Angdais la fragilité de cette alliance basée unique-
ment sur des intérêts momentanés. Au dernier Congrès annuel
tenu par les musulmans indiens à Agra, le président, sir Ibra-
him RahmetuUah, tout en constatant le loyalisme acluel de
ses coreligionnaires, déclara que « Flnde ne saurait demeurer
« à jamais sous une autorité étrangère, quelque bienfaisante
« que puisse être celle-ci, et que le gouvernement anglo-indien,
« bien que manifestement basé sur l'équité, ne peut durer
« éternellement... »
Par contre, les groupements musulmans de l'Afrique Occi-
dentale n'ont donné jusqu'ici que des satisfactions au gouver-
nement britannique. Celui-ci, tout en prodiguant ses subven-
tions et son concours aux missions protestantes et catholiques,
favorise également la propagande musulmane dans l'intention
de se faire des alliés reconnaissants de ses sujets islamisés. Les
raisons que les Anglais donnent de leur attitude bienveillante
sont de trois sortes.
C'est d'abord l'Jiorreur de Tindigène européanisé, caricature
du Blanc, qui pullule auprès des missions, dans les vieilles
escales maritimes : Freetown, Accra, Lagos, oii les comptoirs
des Compagnies commerciales ont établi un contact déjà sécu-
laire entre les Européens et les sauvages de la forêt. Insolents,
paresseux, ivrognes, ces indigènes « évolués )> sont une preuve
décisive des conséquences désastreuses qu'entraîne l'introduc-
tion de la civilisation occidentale dans des milieux incapables
de s'y adapter. Le mal sévit plus particulièrement dans les
colonies de la Couronne, fondées pour la plupart par des Sociétés
abolitionnistes. C'est l'application d'un idéal humanitaire de
relèvement et d'assimilation qui amena les Anglais à conférer
prématurément tous les droits de citoyen aux sujets noirs de
ces colonies.
La deuxième raison est la nécessité de donner aux Noirs une
formation religieuse et morale supérieure à leur fétichisme
barbare, sans prétendre leur inculquer d'emblée les conceptions
à la fois trop abstraites et trop rigoureuses de la religion chré-
tienne. Les Anglais considèrent l'islamisme comme un ache-
minement vers une intellectualité supérieure, comme une étape
nécessaire vers l'adoption d'une civilisation occidentale adaptée
au milieu local et susceptible de perfectionner l'indigène sans
le dénationaliser.
Leur attitude est enfin dictée par une considération poli-
LES PUISSANCES COLONIALES DEVANT l'iSLAM 3o5
tique : la propagande islamique reste sur le terrain purement
religieux, tant qu'une compression politique ne vient pas gêner
son action. L'idée panislamique est une conséquence de la
xénophobie, et celle-ci ne saurait se manifester que dans le
cas oij la puissance souveraine se départit de sa neutralité.
C'est donc un pacte de tolérance mutuelle que les dirigeants de
la politique anglaise ont voulu conclure avec les propagateurs
de rislam. Il se pourrait que les résultats pratiques dépassent
sensiblement leurs prévisions.
Cette conception se manifeste principalement dans les mé-
thodes administratives et dans l'organisation de rensei-
gnement.
La variété des méthodes administratives adoptées par les
Anglais en Afrique occidentale dérive des formes multiples de
la conquête. D'une manière générale, radminislration directe
est réduite au minimum et ne s'exerce que dans la banlieue
immédiate des capitales de chaque colonie. Le principe fonda-
mental est le gouvernement de l'indigène par l'indigène, sous
le contrôle plus ou moins effectif d'un résident anglais. Cette
forme souple et économique de protectorat permet au gouver-
nement de plier son action aux nécessités locales. Si le résident
est l'arbitre souverain des différends qui se produisent entre
les chefs au Sierra-Leone et dans la Gold-Coast; son action,
par contre, ne s'exerce que d'une façon discrète et lointaine
auprès des Etats nigériens, où les Peuhls conquérants n'admet-
traient pas sans résistance une mainmise étrangère trop visible
sur l'indépendance de leurs émirs.
Au Sierra-Leone, le plus ancien des établissements anglais
de la côte occidentale d'Afrique, c'est en 1896 seulement que
furent organisés les protectorats. Les ordonnances organiques
de 1901 et de 1903 laissèrent aux indigènes une indépendance
presque complète, au point que les coutumes indigènes sont
appliquées, en matière judiciaire, même dans des procès où les
Européens sont parties, et que les amendes et autres frais de
justice sont perçus par les chefs et à leur profit. Une assemblée
générale indigène fut créée en 1905, avec le pouvoir de pré-
senter des vœux et des projets de loi. Elle est composée de
délégués d'assemblées locales formées elles-mêmes des chefs
de villages de même race. L'étranger qui s'installe en pays de
protectorat doit payer au chef indigène une redevance annuelle
d'une livre sterling représentant le loyer de la terre.
La Gold-Coast a dû être conquise par les armes et n'est
encore' occupée ^ Nord que d'une façon sommaire. Si la bor-
dure littorale, qui est « colonie de la Couronne », a son Assem-
336 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
blée législative, sa Cour suprême et ses Commissaires de dis-
trict, le Haut-Pays ignore encore la domination britannique.
Un commissaire du gouvernement, privé des forces militaires
suffisantes, n'y exerce qu'une inlluence théorique parmi l'anar-
chie des tribus sauvages.
C'est à ses missionnaires et à ses commerçants que FAngle-
terre doit la colonie prospère et peuplée qui s'étend du Tchad
au golfe de Guinée sur les deux rives de la Bénoué et du Niger.
Par une rare fortune, il lui a suffi d'une Compagnie à charte
et de quelques conventions diplomatiques pour acquérir ce
riche domaine où 17 millions d'hommes reconnaissent aujour-
d'hui l'hégémonie de l'Union jack. Une diplomatie attentive a
permis d'insinuer progressivement des représentants britan-
niques auprès des souverains locaux. Si quelques velléités de
résistance se manifestèrent dans les grands sultanats du Nord,
les Anglais surent presque toujours éviter des contlits sanglants
par un très large libéralisme.
Au Sud, les Yorubas acceptèrent facilement une domination
qui respectait leur autonomie. Leurs chefs établirent même et
perçurent des droits de douane sur les marchandises importées
par les négociants anglais, et malgré les protestations des
Chambres de commerce métropolitaines, le Colonial Office en
sanctionna les tarifs. Le rôle du résident se borne à donner
son avis sur les dépenses. Les Egbas du royaume d'Abeokuta
s'étant montrés résolument hostiles à toute ingérence euro-
péenne, l'Angleterre se contenta d'envoyer auprès d'eux un
Bailway Commissioner, chargé du contrôle de la voie ferrée en
construction de Lagcs à Kano. Ce fut seulement en 1908 que
sir W. Egerton crut le moment opportun pour donner à ce
commissaire technique des pouvoirs judiciaires et financiers,
d'ailleurs très restreints.
En d900, dès la prise en charge par le gouvernement britan-
nique de l'administration des territoires jusque-là concédés à la
Compagnie royale du Niger, le gouverneur sir Mac Gregor avait
établi un système représentatif à trois degrés, comprenant des
conseils de village, des conseils de province, enfin un conseil cen-
tral, doté de pouvoirs législatifs. 11 semble que l'Angleterre ait
eu hâte, en Nigeria comme dans les Dominions autonomes de
race blanche, de se dessaisir de ses prérogatives les plus pré-
cieuses de nation dominatrice. On aurait tort de ne voir dans
ce libéralisme prématuré qu'une preuve de désintéressement.
La vraie raison en est dans la psychologie de l'âme anglo-
saxonne, pour laquelle il ne saurait exister de gouvernement
normal môme dans une société aussi primitive, sans une légis-
LES PUISSANCES COLONIALES DEVANT l'iSLAM 357
lature contrôlant les pouvoirs publics. Le self-government est
une conception nationale et traditionnelle inséparable de la
mentalité anglaise.
Aussi les grands empires despotiques créés par les Peuhls
envahisseurs parmi les populations denses et laborieuses du
pays haoussa poursuivent-ils leur lente évolution dans le cadre
traditionnel de leurs institutions théocratiques. Le sultan de
Kano, dont le domaine s'étend sur une superficie supérieure
à celle de la France, a son budget, le lîit-el-Mal, que le rési-
dent se contente de viser, sa police indigène qui n'obéit qu'à
ses ordres, sa justice organisée suivant les prescriptions cora-
niques, ses écoles et ses prisons, ses armées et ses feudataires.
C'est en son nom que les grands vassaux gouvernent les pro-
vinces, comme s'ils ignoraient la tutelle anglaise.
Lorsque, le l*^' janvier 1913, sir Frédéric Lugard, qui venait
de réaliser la fusion politique des deux Nigeria, se rendit à
Kano, pour y recevoir des souverains du Nord un hommage de
loyalisme, il dut avoir l'impression de se trouver non pas dans
une colonie britannique, mais dans une nation amie consciente
de sa force. Soixante-dix émirs l'attendaient groupés autour
du sultan, avec leurs escortes splendides de cavaliers, aux
portes de la grande métropole mahométane. Le premier gou-
verneur général des provinces unies vit défiler devant lui une
véritable armée oii pas un Anglais ne figurait, une armée de
40.000 fantassins et de 20.000 cavaliers, sous leur bannière na-
tionale où brillait le croissant, érigeant comme une menace,
dans la parade guerrière de cette foule en armes, le symbole de
rislom. Le vrai dominateur de cette foule imposante, c'était
bien l'Islam, en effet, dont la force morale avait suffi à réali-
ser ce prodige de faire une nation de ces humanités dissem-
blables fondues dans son unité souveraine : les F^euhls venus
d'Egypte ou d'Asie, race de conquérants aux allures hautaines,
les Haoussas insinuants, ces Juifs du monde noir, aptes au
négoce et à l'enseignement, compagnons inséparables du Peuhl
qui les méprise et les rançonne; — les Bantous des plateaux
du Bauchi et de l'Adamaoua; — les Mandingues du Moyen-
Niger, et la variété innombrable des métis : Souraïs, Toucou-
leurs, Tibbous.
Pour imposer son autorité à ces multitudes en voie d'unifi-
cation, l'Angleterre dispose, en tout et pour tout, de 760 offi-
ciers et fonctionnaires dans la Nigeria du Sud qui compte huit
millions d'habitants ; — de 325 seulement en Nigeria du Nord
qui en compte neuf millions. En outre, chacune des deux pro-
vinces possède un régiment de troupes indigènes, faisant par-
358 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
tie de la I l^e^^ Africaii Fronder Force. Quant aux Etats maho-
métans du Bornou, de Kano, et de Sokoto, ils ont leur police
indépendante, les « dogaraï », chargée de seconder l'admi-
nistration indigène et les tribunaux musulmans. Cette orga-
nisation toute récente s'étend de jour en jour, car les émirs
en ont accepté l'idée avec empressement et ils en assurent
l'application non seulement dans les provinces, mais même
dans les grandes résidences comme Lokoja et Zungeru où
existent cependant les garnisons centrales des forces britan-
niques.
L'organisation de renseignement a été conçue par les An-
glais dans le même esprit d'autonomie. Avant leur occupation,
l'oligarchie ma'hométane des Peuhls avait largement favorisé
l'instruction coranique dans les territoires soumis à leur domi-
nation. Mais, satisfaits de leur rôle de convertisseurs placés à
Tavant-garde de l'Islam, ils avaient confié la propagation du
Coran par l'école à leurs adeptes haoussas. On estime à plus
de 13.000 le nombre des écoles indigènes de la Nigeria du Nord
et à 110.000 le nombre de leurs élèves.
Ceux-ci y reçoivent l'enseignement traditionnel : lecture et
écriture des caractères arabes, étude sommaire du Coran. La
propagande chrétienne est confinée aux régions fétichistes de
l'Est et du Sud, où leur influence sociale s'exerce surtout par
l'assistance médicale ; mais leur action religieuse est restée
sans grands résultats. A Lagos, où des missions largement sub-
ventionnées s'efforcent depuis plus de cinquante ans de déve-
lopper leur prépondérance, il y a aujourd'hui 60 % de musul-
mans ; — la proportion est de 4o % dans les provinces.
ISAfrican ]\'orld (i) signalait récemment l'achèvement à
Lagos dune grande mosquée bâtie par souscriptions volon-
taires; toutes les communautés musulmanes de l'Afrique Occi-
dentale Anglaise avaient fourni spontanément leur obole. Les
320.000 francs ainsi recueillis permirent d'élever dans la capi-
tale nigérienne non point une de ces vagues bâtisses en boue
séchée que des sectateurs enthousiastes baptisent pompeuse-
ment du nom de mosquée, mais un véritable monument attes-
tant, en face des édifices plus modestes du culte chrétien,
l'orgueil d'une race fière de sa croyance et consciente d'être
une élite. '
Lorsque le gouverneur sir Percy Cirouard se préoccupa, en
1907, de créer une direction de l'enseignement, il se donna
comme but essentiel de réaliser en Nigeria Toeuvre entreprise
(1) African World, 30 août 1913.
LES PUISSANCES COLONIALES DEVANT l'iSLAM I}3:9
avec succès par lord Cromer dans le Soudan ang-lo-égyptien.
Après une enquête effectuée à TUniversité du Caire et au
Gordon Mémorial Collège de Khartoum, il fit commencer en
septembre 1909 la création de l'Université de Nassarawa, aux
portes meniez de Kano. Elle devait, dans son esprit, ressus-
citer en terre anglaise la splendeur ancienne des, Universitég
aujourd'hui déclines de Toml)Ouctou et de Djcnné. IMais, pour
éviter la création d'un centre purement islamique, la langue
officielle devait être le haonssa. On voulait ainsi développer
une civilisation haoussa avec son caractère propre en dehors
de toute empreinte européenne ou musulmane.
Cette conception dune renaissance noire, tendant à substituer
à l'idée panislami([ue un nationalisme local, ne pouvait se réa-
liser dans un pays déjà fortement entamé par la propagande
musulmane. Quoique l'enseignement des caractères arabes et
du Coran ne fut qu'un élément accessoire et facultatif du pro-
gramme élaboré pour les écoles de Nassaravra, les 500 élèves
venus de toutes les parties du protectorat ont tous demandé à
le suivre. D'ailleurs les futurs instituteurs indigènes, recrutés
parmi les « Mallams » qui constituent une sorte de bourgeoisie
éclairée, doivent avoir fréquenté les écoles coraniques avant
d'entrer à l'Ecole normale. L'influence des marabouts s'exerce
sans contrepoids, éar le gouvernement britannique interdit
aux Missions chrétiennes l'installation d'écoles ou d'édifices
religieux quelconques dans les protectorats où les émirs en
ont exprimé le désir. La connaissance de l'anglais n'est exigée
que dans l'enseignement supérieur. Tous les professeurs sont
d'ailleurs nommés directement parle sultan de Kano.
La civilisation haoussa n'apparait dès maintenant que comme
une modalité delà civilisation musulmane; les relations con-
stantes que les marabouts éducateurs entretiennent, grâce
à la tolérance des autorités anglaises, avec les centres tripo-
litains et égyptiens, contribuent à maintenir à leur ensei-
gnement le sens exclusiviste et rétrograde qui en est le trait
distinctif.
Partout, d'ailleurs, en Afrique Occidentale, le gouvernement
britannique, loin de s'opposer à la diffusion de l'Islam, encou-
rage de ses subventions les écoles coraniques. Celle de Balhurst,
en Gambie, reçoit i.lOO livres sterling de subvention sur un
revenu total de 1.84G livres sterling (1). Les cinq medersas du
Sierra-Leone, qui groupent 800 élèves, vivent uniquement de
la contribution budgétaire.
1) Co'onifil Reports. Gamliia. Reiiort for 1912.
360 QUESTIONS DIPLOMATIQUKS ET COLONIALES
IV
Tout autre est la politique indigène suivie en Afrique Occi-
dentale Française. 11 serait trop long de faire ici une étude
détaillée de l'organisation en vigueur, dont les branches mul-
tiples sont dès maintenant à peu près définitivement consti-
tuées. Il suffira d'en dégager le principe et d'ajouter un bref
aperçu des méthodes adoptées polir le mettre en pratique.
Ce principe consiste à s'opposer, sans hostilité ouverte, à la
propagande islamique, en dissociant avec prudence tous les
groupements musulmans (sultanats, confréries, confédéra-
tions) susceptible» "de prendre une importance dangereuse. Les
méthodes peuvent se résumer en quelques mots.
Au point de vue politique, pratique de l'administration
directe ; ou à défaut, opposition des éléments hostiles les uns
contre les autres.
Au point de vue moral, encouragements réservés exclusive-
ment à l'enseignement français conçu dans un sens profes-
sionnel et utilitaire.
Les protectorats qui existent encore en Afrique Occidentale
Française ne sont qu'une fiction; ils servent uniquement à
décharger les administrateurs des affaires de minime impor-
tance que les chefs de villages peuvent utilement régler. Dans
les pays musulmans du Moyen-Niger et de Mauritanie, nous
avons des confréries entières ralliées à notre cause et des mara-
bouts pensionnés qui soutiennent notre action dans tous les
cas 011 elle est battue en brèche par des groupements hostiles.
Partout où des races immigrées avaient installé, par droit de
conquête, leur féodalité oppressive, nous restituons peu à peu
aux populations autochtones les descendants des chefs locaux
dépossédés, plus maniables que les sultans peuhls ou toucou-
leurs.
Aussi les indigènes n'hésitent-ils pas à recourir à la justice
française pour se plaindre des abus que leurs propres chefs
commettent parfois contre eux. C'est ainsi que, en 19H, le roi
héréditaire du Macina, Abd el Kader Cissé, qui agissait en
prince indépendant, infligeant des amendes, razziant les vil-
lages, prodiguant les confiscations, fut déféré au tribunal de
province qui le condamna à l'emprisonnement. Il fut déporté
à Bougouni où il subit sa peine. Le Macina jouit depuis lors
d'un calme absolu. Les Maures de l'Adrar, à peine soumis,
sont devenus les meilleurs partisans de nos formations méha-
ristes. Lors de l'expédition du Hodh, qui aboutit, le 13 janvier
LES l'L'lSSANCES COLONIALES DEVANT l'iSLAM 361
1912, à la prise de Tichitt et quelques jours après, à celle de
Oualata, la vieille métropole médiévale des Touareg, ils don-
nèrent une preuve décisive de la sincérité de leur ralliement à
notre cause, en enlevant le repaire de Tichitt avant même
l'arrivée de nos tirailleurs et en remettant entre les mains de
nos officiers Ould Aida, leur ancien émir, fait prisonnier dans
la citadelle, malgré l'énorme prestige dont il jouissait dans
tout le Sahara Occidental.
D'autre part, le système d'enseignement appliqué en Afrique
Occidentale Française est basé sur un réalisme utilitaire, qu'on
n'était pas accoutumé à constater dans nos colonies plus an-
ciennes. Au lieu d'un enseignement théorique, calqué sur les
méthodes françaises, et apte surtout à former des fonction-
naires ou des déclassés, on a orienté les indigènes vers une
instruction professionnelle susceptible de donner à la colonie
r « outillage humain » qui lui manque encore pour son déve-
loppement économique, avec, à la base, la connaissance élé-
mentaire du français, seule langue officielle,
La circulaire du 8 mai 19H a coupé court à l'erreur qu'on était
en train de commettre, en imposant l'usage exclusif de la
langue française dans la rédaction de tous les actes administra-
tifs, y compris les jugements des tribunaux indigènes pour
lesquels l'arabe était auparavant la langue usuelle. L'arabe et
le français étant en Afrique Occidentale deux langues étran-
gères, il est naturel que nous réservions à la nôtre le caractère
officiel.
Aussi les écoles coraniques perdent-elles peu à peu leur
clientèle d'enfants noirs, au profit des écoles françaises. Le seul
foyer de prosélytisme musulman de quelque importance se
trouve en Guinée, dans les cercles du Fouta-Djallon, où des
« karamokos » persistent à propager, dans un milieu d'ail-
leurs fortement dominé par les Peuhls, un enseignement panis-
îamique et antifrançais.
V
Ainsi sur cette table rase que constituait le monde noir lors
<ie la conquête européenne, l'Angleterre et la France ont inau-
guré deux politiques divergentes, suivant les traditions anta-
gonistes de leur histoire coloniale. L'une laisse l'évolution
nécessaire de ses sujets se produire en dehors d'elle, convaincue
qu'elle ne se fera point contre elle, dans un cadre d'institutions
musulmanes; l'autre enveloppe les sociétés primitives rangées
sous sa domination d'une sollicitude minutieuse et s'efforce de
362 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
guider leur évolution dans un sens conforme à ses desseins
impérialistes. L'Angleterre, soucieuse d'économie et de résul-
tats immédiats, suit une politique extrêmement libérale et
décentralisatrice ; — la France, conformément au clair génie
de la race, éprise d'unité et de synthèse, suit une politique
unitaire, tendant à la fusion des éléments divers en une natio-
nalité imprégnée d'influence française.
Les Anglais laissent l'Islam évoluer dans son traditionnel
milieu et favorisent ainsi la constitution d'une société intégra-
lement islamique où leur propre mentalité sera complètement
étrangère. Les Français l'obligent à évoluer dans le cadre nou-
veau des institutions françaises, dont le fonctionnement plus
régulier et plus parfait élimine peu à peu tout l'appareil des
prescriptions sociales et même morales imposées par le Co-ran,
ne lui laissant que ses dogmes et ses rites inoffensifs. L'isla-
misme pourra devenir, en Nigeria, ce qu'il est au Maroc, en
en Egypte, dans l'Inde, une doctrine de résistance morale et de
stagnation économique. Ce ne sera probablement en Afrique
Occidentale Française qu'une religion de plus dans le nombre
des religions que l'Etat l'rançais tolère en les ignorant. De là,
chez nous, cette véritable fraternité, incompréhensible pour
tant d'autres, entre l'officier et le tirailleur sénégalais ou algé-
rien, héroïquement unis dans leur tâche commune, au point
d'abolir chez nos soldats musulmans la conscience de la solida-
rité islamique et d'en faire, contre leurs frères de religion et
de race, les serviteurs d'un même idéal de grandeur française.
Max MoNTiiFx.
CHRONIOUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
L'arrivée des souverains d'Albanie à Durazzo.
Le prince de Wied, ayant achevé par Saint-Pétersbourg sa tournée
de visitf^s politiques aux grandes capitales européennes, s'est em-
barqué à Triesle, avec la princesse sa femme, à bord du yacht autri-
chien Taiirus, et est arrivé à Durazzo le o mars escorté des croiseurs
français, anglais et italien, Bruix, Glocester ei Quarto. Les autorités
de Durazzo et de Vallona, le maire et Essad pacha s'étaient rendus
au-devant de leurs nouveaux souverains qui ont été reçus à leur
débarquement par le préfet de Durazzo. le général hollandais, le
corps consulaire, les chefs religieux, pendant qu'une musique ita-
lienne exécutait l'hymne albanais, écrit par le musicien italien Nar-
della. Les membres de la Commission de contrôle attendaient éga-
lement les souverains. Leur président, M. Leoni, délégué ilalien, a
salué le prince et lui a remis ses pouvoirs. La population mani-
festait bruyamment son enthousiasme; on a beaucoup crié, beau-
coup dansé et on a tiré deux feux d'artifice. A peine installé, le
prince Guillaume I" d'Albanie s'est occupé de constituer son gou-
vernement. Il a offert la présidence du Conseil à Turkhan pacha,
ancien ambassadeur de Turquie à Saint-Pétersbourg, ancien gou-
verneur général de la Crète, qui a accepté. Turkhan pacha est
âgé de 68 ans ; il est né à Trikala, en Thessalie, en 1846. Il fut
envoyé à Janina, capitale de l'Epire, pour faire ses études dans la
medersa de cette ville. Il passa ensuite dans les écoles grecques de
Janina et fut envoyé à Athènes pour y suivre les cours de l'école
de droit. Il termina ses études auprès de professeurs privés. Il entra
alors au service du gouvernement ottoman, dans le bureau de tra-
duction de la Sublime Porte. Après un passage dans la carrière
diplomatique, il fut nommé gouverneur de Tekké (vilayet d'Angora ,
puis d'Ourfa (vilayet de Diarbekir). Il rentra dans la carrière diplo-
matique, fut nommé ministre à Madrid et géra l'ambassade de
Turquie à Paris. En 1896 il fut rappelé à Constantinople et nommé
gouverneur par intérim de l'île de Crète. Pendant quelques mois on
lui confia le portefeuille des Affaires étrangères, puis il revint en Crète
comme gouverneur général et fut nommé membre de la section civile
du Conseil d'Etat. Il fut envoyé deux fois en mission spéciale saluer
3C4 guKSTioNs diplomatiques et coloniales
le tsar à Livadia, devint minisire des fondations pieuses, fut nommé
premier délégué turc à la conférence de La Haye, et enfin envoyé
comme ambassadeur à Saint-Pétersbourg. Turkhan pacha, homme
aux idées libérales et d'une réelle honnêteté, parle couramment le
français elle grec.
L'agitation en Epire.
La première lâche du nouveau souverain va être de régler la
question de l'Epire. Le 27 février, en effet, les populations des pro-
vinces épirotes rattachées à l'Albanie par la décision des puissances
ont proclamé leur indépendance et ont constitué, à Argyrocastro,
un gouvernement provisoire autonome sous la présidence de
M. Zographos, ancien ministre grec des Affaires étrangères, ancien
gouverneur de l'Epire. Ce gouvernemenl provisoire a aussitôt lancé
la proclamation suivante :
Epirotes,
L'assemblée constiluante des représentants que vous avez choisis à
l'unanimité et qui s'est réunie à Arsyrocastro vient de proclamer l'auto-
nomie de l'Epiie du Nord. Toutes les régions que les armées grecques
sont obligées d'évacuer feront partie de notre nouvel Etat.
L'assemblée constituante de l'Epire autonome a décidé, de plus, que le
nouvel Etat autonome sera administré par le gouvernement provisoire
actuel suivant les droits de l'équité et de l'indépendance. La vie, l'honneur
et les biens de tous les habitants, sans distinction de religion, seront
scrupuleusement respectés.
Epirotes,
L'assemblée constituante qui s'est réunie à Argyrocastro a cru de son
devoir de prendre les décisions ci-dessus devantle danger auquel la patrie
est exposée par la décision des puissances de la terre.
L'une après l'autre toutes nos espérances ont été déçues.
On nous arrache du sein maternel de notre patrie bien-aimée. On nous
refuse la liberté, le droit de nous gouverner par nous-mêmes.
Bien plus, on nous refuse les garanties nécessaires ù notre vie, à notre
religion, à notre fortune; en un mot, on nous refuse notre existence na-
tionale, on nous pousse au désespoir.
Ni la présence de quelques ufficiers étrangers placés à la tête de bandes
irrégulières, ni les bonnes intentions du prince, ni les grandes et belles
promesses, ni même la maintien des troupes grecques ne peuvent sauver
l'Epire.
Le sol de notre patrie est aujourd'hui à la merci de la volonté injuste
des grands. Mais notre droit, le droit sacré du peuple d'Epire de régler
par lui-même sa destinée en proclamant son autonomie est demeuré in-
tangible. Nous lutterons les armes à la main pour notre indépendance.
Devant ce droit imprescriptible de tous les peuples, devant ce principe
d'humanité, la décision des puissances de nous asservir et de nous im-
poser leur volonté devient impuissante.
La Grèce aussi n'a plus aujourd hui le droit d'occuper notre patrie avec
la seule idée de la remettre plus tard en des mains étrangères.
Libre de tous les liens, se trouvant dans l'impossibilité de vivre avec
LES AFFAIRES DORIE.NT Mo
l'Albanie, l'Epire du Nord proclame son indépendance et invite tous les
Epirotes à défendre, au piix de n'importe quel sacrifice, le sol sacré de
la patrie, son indépendance et sa liberté.
Dans ces circonstances si délicates, l'attitude du gouvernement
d'Athènes a été, dès le prermier jour, parfaitement correcte. Plaçant
ses obligations internationales au-dessus de ses sympathies natio-
nalistes, il s'est loyalement efforcé de décourager la révolte ou tout
au moins de l'endiguer; il a otïiciellement déclaré à la Chambre que
« les populations grecques qui ont été comprises en vertu des
« décisions de l'Europe dans l'Etat albanais, devront se soumettre
« aux arrêts des puissances; et qu'étant donné qu'une résistance de
« ces populations ne pourra en aucune manière être appuyée par la
« Grèce, elle ne saurait qu'entraîner tout d'abord des conséquences
« désastreuses pour les populations soulevées elles-mêmes et se
« heurter par répercussion aux intérêts les plus généraux de la
« nation ». lia en outre ordonné, comme mesure de police, le blocus
de la rade de Sanli-Quaranta, dont les autorités helléniques avaient
dû se retirer, à la suite de la proclamation de l'indépendance.
D'autre part, le 7 mars, les ministres d'Aulriche-Hongrie et d'Italie
à Athènes ont remis au gouvernement hellène une note verbale, qui
avait reçu l'assentiment du gouvernement allemand, et dont voici la
substance, d'après une déclaration de M. Streil à la Boulé :
i° Sur la proposition des gouvernements austro-hongrois et italien, la
commission internationale de Vallona a pris la décision d'insérer dans
un procès-verbal la garantie, pour l'Albanie entière, de l'égalité des cultes
et des langues. Les deux puissances donneront une large publicité à cette
décision ; elles exerceront toute leur influence pour assurer son entière
réalisation ;
2° Les deux chancelleries considèrent comme valable la rectification
de frontière convenue avec M. Venizelos; cette rectification aura lieu
aussitôt après l'évacuation de l'Albanie par les troupes grecques;
3° La rectification de frontière demandée par la Grèce au sujet du caza
de Corytza est rejetée;
4° Les deux chancelleries sont disposées à prendre en considération et
à recommander au prince d'Albanie les auires vœux de la Grèce, notam-
ment l'incorporation de l'élément indigène du Sud de l'Albanie dans la
gendarmerie albanaise.
En faisant cette communication à la Chambre, M. Streit a déclaré
que « la démarche austro-italienne renforce l'espoir du gouver-
« nement hellénique que la réponse des puissances sera favorable
« aux desiderata grecs ». Cela est en effet vraisemblable.
Les représentations diplomatiques
des puissances en Albanie.
L'Autriche vient de désigner M. de Lœwenthal, conseiller d'ambas-
sade à Constantinople, pour lu représenter en Al!)anie. M. de Lœwen-
thal est en même temps nommé envoyé extraordinaire et ministre
366 Ol'KSTlO.VS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
plénipotentiaire. Il sera assisté d'un deuxième secrétaire faisant
fonctions de premier secrétaire, le baron Berger. Le gouvernement
italien a désie;né le baron Aliotti comme ministre plénipotentiaire en
Albanie; le baron Aliolli a été conseiller d'ambassade à Paris. Quant
à la France, elle aura en Albanie une légation confiée à un ministre
plénipotentiaire de deuxième classe, ayant sous ses ordres un secré-
taire d'ambassade et un commis de cbancellerie. La Commission du
budget a demandé un crédit fixe non renouvelable de 75.000 francs
pour l'acbat d'une maison démontable en bois, et de 3.000 francs
pour l'acbat d'un terrain. Le ministre aura 24.000 francs de traite-
ment, 10.000 francs de frais de représentation, (3.000 francs de fonds
d'abonnement et 400 francs d'allocation spéciale pour célébrer la
Fête nationale du 14 juillet.
La question du Dodécanèse.
Les pourparlers anglo-italo-turcs relatifs à l'évacuation des îles du
Dodécanèse par l'Italie n'avancent pas. On sait quelles sont les con-
ditions posées par le gouvernement de Rome pour remettre à la Porte
les îles qu'il délient encore. Le Giornale d'Italia les énumérait ces
jours derniers : concession, du chemin de fer d'Adalia, concession des
travaux du port d'Adalia, garantie de liberté commerciale dans les
îles du Dodécanèse, mesures à prendre pour faire cesser les der-
nières tentatives de résistance organisées par les Turcs restés en
Cyrénaïque. Mais on sait aussi comment l'intérêt anglais est venu
s'opposer à une entente directe entre Rome et Conslantinople. On a
dû accepter, à Rome, que des négociations privées soient engagées
entre la Société anglaise concessionnaire des chemins de fer syriens
et le représentant du groupe financier italien constitué pour l'exploi-
tation des concessions demandées à Adalia. Ces négociations ont été
retardées par des obstacles assez sérieux et la Turquie en a tiré
avantage pour présenter un projet nouveau qui ne simplifie pas la
question. On pense toujours que l'on arrivera à s'entendre; mais ce
ne sera certainement pas avant de longues et délicates discussions.
L'accord franco-allemand relatif à l'Asie Mineure.
On sait qu'un protocole a été paraphé récemment à Berlin entre les
négociateurs français et allemands d"un accord franco-allemand rela-
tif à l'Asie Mineure. Il est probable (jue prochainement un échange
de lettres entre Paris et Berlin consacrera l'acceptation par les deux
gouvernements des stipulations de ce protocole dont nos lecteurs
connaissent les grandes lignes. La conclusion définitive de l'accord
franco-allemand est d'autre part subordonnée à la conclusion des
accords anglo-turc, franco-turc et anglo-italien qui, avec l'accord
franco-allemand forment un ensemble dont les divers éléments ont
besoin de se compléter.
LES AFFAIRES d'ORIENT 367
La reprise des relations diplomatiques
entre la Grèce et la Bulgarie.
Le gouvernement bulgare ayant exprimé le désir de reprendre les
relations diplomatiques avec la Grèce en chargeant M. Passarof^
secrétaire général du ministère des Affaires étrangères à Sofia, de
le représenter à Athènes, le gouvernement grec a déclaré qu'il était
dans les mêmes dispositions et a désigné pour le représenter à Sofia
M. Naoum, premier drogman de la légation de Grèce à Constanti-
nople. Il a été convenu d'un commun accord, entre les deux gouver-
nements, que leurs légations respectives à Athènes et à Sofia seraient
gérées pendant quelque temps par des chargés d'affaires.
L'ouverture du Parlement roumain.
Le roi Charles de Roumanie a ouvert le 6 mars le nouveau Parle-
ment roumain par un discours du trône, dont voici les principaux
passages :
L'affermissement de la conscience nationale, la diffusion de l'enseicne-
ment, la plus étroite solidarité sociale, l'armée progressivement organisée
et la consolidation des finances de l'Etat par l'augmentation du travail et
de l'économie nationale, nous permettront de conserver intacte et d'amé-
liorer une situation dont nous sommes fiers.
Aujourd'hui animés des mêmes sentiments patriotiques que vos prédé-
cesseurs, vous discuterez les mesures destinées à réaliser les réformes
agraires et politiques, et d'accord avec mon gouvernement, vous saurez
donner à votre œuvre le caractère d'harmonie sociale qu'elle doit avoir.
Je suis heureux de constater que nous entretenons les meilleures rela-
tions avec tous les Etats. La Roumanie n'hésitera pas à maintenir et à
assurer la paix, à laquelle elle a si puissamment contribué, et qui lui a
attiré la confiance générale. Grâce à cette confiance, elle a la possibilité
d'exercer une bienfaisante action pacificatrice dans cette partie de l'Eu-
rope. Les besoins de l'armée qui a accru son prestige et mérité notre
reconnaissance, réclament de nouvelles améliorations et de nouveaux cré-
dits, que vous approuverez certainement, car les destinées du pays sont
étroitement liées à sa force militaire.
Les lois budgétaires, malgré les augmentations nécessaires et les crédits
n'altéreront pas notre florissant équilibre financier.
Les Chambres ont procédé ensuite à la constitution de leur bureau:
M. Pherkyde a été élu président de la Chambre des députés; le Sénat
a élu comme président M. Basyle Missir.
• Mort de Saïd pacha.
L'ancien grand vizir, Saïd pacha, président du Sénat ottoman, est
mort à'Constantinople le 3 mars, à l'âge de 78 uns. 11 avait été huit
fois grand-vizir dont cinq fois sous Abdul llamid et trois fois depuis
368 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
l'élablissement de la Constitution. Saïd pacha, surnommé Koutchook
(le petit), à cause de sa petite taille, était né à Erzeroum en 1838. 11
avait fait presque toute sa carrière à Constantinople, comme secré-
taire général de plusieurs ministères, quand le sultan Abdul Hamid
se décida à accepter la Constitution de Midhat pacha. Saïd eut alors
les premiers grands postes : ministre delà liste civile, puis président
du Sénat. C'est en 1879 qu'il fut nommé grand vizir, et il conçut alors
un plan général de réformes administratives. Cet homme d'Etat a eu
le malheur d'attacher son nom à quelques-unes des cessions qui ont
coûté à la Turquie la perte de l'une ou l'autre de ses provinces : en
1881 la cession de la Thessalie à la Grèce, en 1881 la perte de la Rou-
mélie orientale; enfin, c'est sous son grand-vizirat qu'éclata la
guerre qui ravit à l'Empire la Tripolitaine.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — Le vole de l'emprunt marocain au Sénat. — Le 27 fé-
vrier le Sénat a voté, après la Chambre des députés, sur le rapport
de M. Lucien Hubert, le projet de loi autorisant le gouvernement du
protectorat du Maroc à contracter un emprunt de 170.250.000 francs
pour exécution de travaux publics et remboursement du passif du
Makhzen. Au cours de la discussion, M. Doumergue, président du
Conseil, après avoir déclaré que « la France n'avait abandonné, par
aucun traité concernant le Maroc, aucune partie de ses droits dans
le reste de l'Afrique », a rendu hommage au résident et à ses colla-
borateurs.
Nous réus.sirons, a-t-il dit ensuite, à nous dégager peu à peu des en-
traves qui gênent aujourd'hui notre action. Nous espérons que dans un
avenir prochain la France sera libérée au Maroc du régime des capitula-
tions, et cela sans rien avoir abandonné de ses droits.
Des mesures ont été prises pour lutter contre l'alcoolisme et l'abus
de la spéculation. La conduite du résident général dans l'adjudica-
tion des travaux du port de Casablanca a reçu l'approbation com-
plète du gouvernement. La question de la capitale ne peut se poser
actuellement. Quant à celle de la construction du chemin de fer
Tanger-Fez, elle est pour ainsi dire réglée aujourd'hui.
D'ici dix jours, a conclu M. Doumergue, je déposerai sur le bureau de
la Chambre le projet nécessaire.
Ce projet voté, nous nous occuperons de la construction des autres
chemins de fer. Une commission de techniciens étudie déjà le plan des
voies ferrées à établir au Maroc.
Les prochaines élections législatives . — Le Conseil des ministres
ï au 26 avril la date des
scrutin aura lieu le 10 mars.
a fixé au 26 avril la date des élections législatives. Le second tour de
— L'arbitrage franco-espagnol. — Le traité d'arbitrage conclu
entre la France et l'Espagne le 26 février 1904, et renouvelé le 26 fé-
vrier 1909, a été renouvelé une seconde fois, à la date du 26 février
1914, pour une durée de cinq ans, par un échange de lettres entre
M. Gaston Doumergue, président du Conseil, ministre des Affaires
étrangères, et le marquis de Villaurrulia, ambassadeur d'Espagne à
Paris.
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 2i
370 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
— Le dnier du Comih' de l'Asie Française. — Le président de la
République a présidé, le o mars, le diaer annuel du Comité de l'Asie
Française, auquel assistaient un grand nombre de personnalités
politiques, diplomatiques et coloniales. M. Raymond Poincaré avait
à sa droite M. Emile Senart, président du Comité de l'Asie Française,
et à sa gauche M. Lebrun, ministre des Colonies. Au dessert,
M. Emile Senart a exposé la situation de la France en Orient et le
rôle du Comité, qui fut « de servir dans notre domaine, par une
information incessante, par des conseils, par des rapports oppor-
tuns, les causes françaises permanentes qui survivent à toutes les
crises ». Le président de la République a prononcé ensuite un dis-
cours, dont voici les principaux passages :
Messieurs, comme Ta éloquemment, expliqué M. Senart, votre clair-
voyante activité a choisi, dans l'immensité du monde, un champ déter-
miné, assez considérable d'ailleurs pour absorber les énergies d'un grand
nombre de bons Français, et vous vous êtes faits dans toute l'Asie les
défenseurs vigilants de nos intérêts nationaux.
... Mais ce n'est pas seulement sur les territoires où s'exerce notre sou-
veraineté que veille jalousement votre Comité. Il étend son action bien-
faisante à toutes les régions où peut pénétrer notre influence. Il a cherché
à resserrer nos relations avec les vieilles nations asiatiques qui ont,
comme le lapon, donné des preuves si éclatantes de leur vitalité ou qui
sont, comme la Chine, sourdement travaillées par un besoin de rajeunis-
sement. II a collaboré avec notre diplomatie et fait effort avec elle pour
que, dans le Levant, s'ouvrît enfin une ère de paix et de labeur, pour que
l'empire ottoman recouvrât, dans ses limites nouvelles, le calme et la
prospérité, pour que les populations de toutes races et de toutes religions
y obtinssent des garanties définitives de justice et de liberté, pour que la
France reçût en Asie Mineure, à côté des autres grandes nations euro-
péennes, la part d'avantages économiques à laquelle lui donnent droit
l'importance de ses intérêts matériels ou moraux et l'ancienneté de ses
traditions.
Œuvre de longue haleine. Messieurs, œuvre de sang-froid et de fermeté.
Vous savez mieux que personne que dans tout ce qui touche à la politique
étrangère ou la défense nationale, les plus grands desseins et les plus beaux
enthousiasmes ne sont rien sans la persévérance qui les soutient. Un
peuple qui ne saurait pas être fidèle à lui-même et qui donnerait l'impres-
sion (l'oljéir à des velléités changeantes s'exposerait à déconcerter ses amis
et à faire, malgré lui, le jeu de ses rivaux.
Les convives ont fait un très chaleureux accueil au discours du pré-
sident de la République.
Allemagne. — La campagne aniirusse. — Un violent article de la
Gazelbi de Cologne, publié le 2 mars, a été le signal en Allemagne
d'une polémique de presse antirusse, à laquelle se sont associés
presque tous les grands journaux.
La Russie, écrivait la Gazette de Cologne, n'est pas encore prête aujour-
d'hui à soutenir les armes à la main une politique de menaces. Sans répé-
RKiNSEIGNEiVltNTS POLITIQUES 371
ter l'expression du prince Troubetskoi, qui affirmait que la Russie com-
battait avec une épée de carton, il est certain qu'il serait fou de la part de
la diplomatie russe de recourir à son argument suprême avant qu'elle soit
sûre du succès. Elle n'en est point là encore aujourd'hui. Il n'y a pas de
danger immédiat de guerre. La Russie se trouve engagée en ce moment
dans une évolution ascendante dont le terme sera atteint à l'automne de
1917. Elle aura alors deux escadres dans la Baltique: les fortifications
construites dans les eaux finnoises et le golfe de Bothnie seront achevées.
L'armée, elle aussi, sera prête. Un récent décret recommande à la presse
de faire silence à ce sujet. Il est donc difficile d'avoir des chitfres exacts,
mais on fait de grands progrès.
La construction du matériel d'artillerie se poursuit avec une rapidité
inconnue. Au printemps de 1913, on a beaucoup regretté l'insuffisance du
matériel d'artillerie de siège. Ce n'est point l'amour de la paix qui a em-
pêché à ce moment la Russie de franchir la frontière austro-allemande. Si
on avait eu des canons pour bombarder les forts allemands de la Prusse
orientale, le commandant de Vilna, le général Rennenkampf, qui voya-
geait alors sans cesse entre Vilna et Saint-Pétersbourg, eût volontiers
lancé ses cavaliers sur les prospères champs d'Allemagne.
Sans doute les Cosaques eussent jiu, (;à et là, rompre nos lignes; mais
ils ne seraient pas revenus en Russie. La construction des voies straté-
giques de Pologne doit parer à bien des inconvénients. La limite d'âge a
été abaissée. Bref, il est certain que la Russie a beaucoup fait et fait beau-
coup pour réparer la défaite de 1904. D'autre part, on aurait tort de croire
que le danger de troubles intérieurs diminue la valeur oilensive de l'ar-
mée. Ce n'est que partiellement vrai. La presse fait tout ^on possible pour
rendre populaire une guerre contre l'Allemagne. Les gens qu'on appelle
en Russie les intellectuels considèrent que l'Allemagne est la sauvegarde
de la réaction. Ils la haïssent par-dessus tout. Un bon nombre d'entre eux
ont étudié dans les universités allemandes et en ont rapporte la haine
de notre pays. On ne comprend pas comment ils peuvent croire qu'une
guerre victorieuse amènerait en Russie l'avènement d'une ère de gouver-
nement libéral.
Sans s'arrêter à des considérations politiques, il est évident, quand on
regarde la carte, que c'est contre l'Allemagne que la politique russe tour-
nera le plus volontiers ses armes. Si on songe à l'attitude qu'eut l'Alle-
magne en 1904, il ne serait pas exagéré de parler à ce propos d'une ingra-
titude sans exemple. Nous permîmes alors aux Russes de dégager leur
frontière polonaise. Ils nous attaqueront au contraire tandis que nous
serons occupés à l'Ouest. Dans trois ans, lorsque nous négocierons un
nouveau traité de commerce, lorsque la promesse donnée dans l'accord de
Potsdam sera échue, la Russie cherchera peut-être à provoquer des com-
plications extérieures...
Ajoutons enfin que la dépendance dans laquelle la Russie se trouve par
rapport à la France l'empêche d'avoir de bonnes relations avec l'Alle-
magne. Il serait utile en ce cas de parler clairement. Les messieurs qui
dirigent la polilicjue russe auraient peut-être une autre attitude s'ils sa-
vaient qu'ils ne peuvent compter du côté allemand sur la complaisance et
la prévenance d'autrefois. Une grande part de la politique russe n'est que
du blufl\ Il serait bon une fois pour toutes, que l'attitude des milieux poli-
tiques russes officiels mit fin à la légende d'amitié historique de la Russie
et de l'Allemagne.
Le miaislère des Finances de Russie a aussitôt communiqué à k
372 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
presse la noie suivante démentant catégoriquement les allégations
de la Gazelle de Cologne :
La Gazette de Cologne du 2 du courant publiait une information au sujet
de prétendus préparatifs de guerre sur la frontière occidentale de la
Russie.
Dans l'après-midi du même jour, cette nouvelle exerçait une influence
assez inquiétante sur la Bourse de Paris, influence qui se répercuta sur
les prix des valeurs russes à la Bourse de Paris. Ce malaise s'est commu-
niqué aujourd'hui à la Bourse de Saint-Pétersbourg, qui sous l'influence
de ladite nouvelle a été consternée, et ce sentiment s'est accru par suite
des manœuvres des spéculateurs à la baisse.
Nous sommes en mesure de déclarer que l'information de la Gazette de
Cologne est absolument dénuée de fondement, que c'est une invention
pure et simple.
On attendait, d'autre part, ce que dirait la Gazette de F Allemagne
du Nord de l'article de la Gazette de Cologne, dont les relations offî-
cieuses sont connues. L'organe de la chancellerie allemande s'est
borné à reproduire purement et simplement la noie du ministère des
Finances russe, sous le titre, de « Rectification ■», sans y ajouter
aucun commentaire qui atténuât la fâcheuse impression produite par
l'article de la Gazette de Cologne. Celle-ci, de son côté, a répondu
en ces termes au démenti russe :
La déclaration faite par le ministère des Finances de Russie est équi-
voque. Nous n'avons pas lancé d'information concernant des préparatifs
militaires russes à la frontière allemande. La lettre de notre correspon-
dant de Saint-Pétersbourg exposait la situation intérieure de la Russie au
Lendemain de la crise ministérielle qui a provoqué une assez vive sensa-
tion à l'étranger. Si le ministère des T'inances de Russie veut persuader
au monde que cette lettre ne représentait pas exactement la situation en
Russie, il faudra qu'il consente à la réfuter dans le détail. Le télégramme
de l'agence de Saint-Pétersbourg ne saurait avoir ce résultat.
Ainsi engagée, la polémique n'a fait que s'accentuer. La Germa-
nia, la Post, le Lokalanzeiger^ la National Zeitung, le Berliner^Tage-
hlatt lui-même se sont joints au concert. Le 10 mars le Times flé-
trissait en ces termes cette campagne de provocation :
Dans toute l'Europe, l'attention a été éveillée par la campagne de cla-
meurs contre la Russie que la presse allemande poursuit avec une vigueur
inaccoutumée. Tout le monde se demande ce (jue cela signifie, et personne
ne peut donner une réponse satisfaisante.
La Post, journal ultraréactionnaire et ultramilitariste, a été la première
à ouvrir le feu. Toutefois, des articles violents de l'organe des junkers sur
la politique étrangère ne causent pas ordinairement des troubles, aussi
longtemps qu'ils demeurent isolés.
Mais i]uand, quelques jours plus tard, la Gazette de Cologne publia un
communiqué extrêmement long, daté de Sainl-I^étersbourg, qui repro-
duisait l'avertissement de la Poit contre les noirs desseins de la Russie,
il fut clair que nous nous trouvions en face de quelque chose de plus
qu'une explosion irresponsable du parti, « petit en nombre, mais puis-
KENSEIGNKMEISÏS POLITIQUES 373
sant », qui crie toujours que l'Allemagne est en danger, et que de consi-
dérables armements nouveaux sont indispensables pour la sauver.
L'empressement avec lequel le thème a été, depuis, repris par la majo-
rité des autres journaux allemands, et aussi par un certain nombre de
feuilles autrichiennes, a confirmé cette impression.
Toutes sortes de suppositions ont été faites quanta la cause ou aux
causes de cette explosion. La vérité surgira peut-être quand les budgets
de la Guerre et des All'aires étrangères viendront devant le Reichstag.
Nous ne sommes nullement portés a prendre l'affaire trop tragiquement.
Aucune personne de bon sens ne suppose que le gouvernement alle-
mand puisse se rendre aux adjurations de la Post et « laisser les choses
aboutir à une guerre », soit pour une nouvelle question du Maroc, soit
sur la position du général Liman de Sanders, soit sur les questions d'Asie
Mineure, ou ([u'il pense, avec ce journal, que ce le prétexte importe peu ».
Des phrases de ce genre n'ont d'intérêt que par la lumière qu'elles pro-
jettent sur l'humeur de certains milieux militaires. En somme, il nous
semble très probable que la campagne de presse est meiiée d'abord en vue
de la politique intérieure.
Le Reichstag actuel est loin d'être populaire dans certains cercles
influents : il n'est pas assez national. Il s'est même aventuré jusqu'à ten-
ter de parler de ses droits et il a voté un blâme au gouvernement. Si l'élec-
tion générale est peut-être projetée, suggère-t-on, s'il en est ainsi, l'appe!
au patriotisme est parfaitement compréhensible.
Le spectre français est parfait en ce qui concerne l'Allemagne, mais le
spectre russe est manil'estement préférable, quand on désire répandre la
terreur aussi bien sur le Danube que sur la Sprée. Malheureusement, il
est plus facile de susciter ces spectres que de les mettre de côté^ et pen-
dant qu'on les agite, ils influent sur le commerce et le crédit de ceux qui
s'en servent. La Bourse de Berlin en a fait l'expérience.
S'il était besoin de quelque chose pour resserrer les liens de la Triple
Entente ou pour afl'ermir la masse des Français dans leur détermination
de maintenir le système de trois ans pour leur armée, rien ne pourrait
être à cet etTet plus efficace que le genre d'articles qu'on laisse aujourd'hui
paraître dans la presse allemande.
— Mort du cardinal A'opp. — Le cardinal Kopp, évoque de Breslau,
est mort le 3 mars, au couvent des Minorités de Troppau, après une
maladie qui dura près de trois semaines. Depuis la mort du cardinal
Fischer, archevêque de Cologne, il était le seul cardinal d'Allemagne
et tenait dans toutes les afï'aires catholiques de l'empire un rôle
éminenl. Sa brusque disparition laisse ouvertes un grand nombre de
questions qu'il essaya de résoudre, et le choix de sa succession peut
être d'une haute importance pour les destinées du parti catholique
allemand.
Angleterre. — Le Home rule. Déclarations de M. Asquith. — Le
Premier Anglais, M. Asquith, a fait, le 9 mars, à la Chambre des
Communes, les déclarations si impatiemment attendues de lui sur
le Home rule. La solution transactionnelle qu'il a proposée tempère
la rigueur absolue du home rule par deux limitations, l'une de
durée, l'autre d'étendue.
374 QUESilONS DIHLOMATIOUKS KT COLONIALKS
Le gouvernement, a-t-il déclaré, a songé à permettre aux comtés de
ÎUlster de manifester le désir d'être exclus de l'aijpiication du bill. Un
"vote serait demandé aux électeurs parlemenlaires dans chaque comté de
rUister avant que le bill ne devint applicable, potir savoir si ces comtés
doivent accepter l'application du bill.
On demanderait aux électeurs : « Etes-vous en faveur de l'exclusion de
TOtre comté pour une certaine période? » Si la majorité des électeurs se
prononçait en faveur de l'exclusion, le comté en question serait automa-
tiquement exclu.
Le gouvernement pense que la période d'exclusion doit être de six ans,
à partir de la première réunion du Parlement.
Une période de six ans est suffisante pour faire un essai complet du
fonctionnement du nouveau Parlement irlandais. De plus, avant la fin de
cette [lériode d'exclusion, les électeurs du Royaume-Uni auront l'occasion
de se prononcer sur la question de savoir si l'exclusion doit continuer ou
non.
Les comtés exclus continueront à être représentés comme ils le sont
actuellement dans le Parlement impérial, et le pouvoir exécutif irlandais
n'exticerait aucun contrôle sur ces comtés.
Le ministre d'Irlande continuerait à être responsable piur les services
réservés dans le Lill et pour les détails de l'administration de
rUlster.
M. Bonar-Law, au nom de l'opposilion unioniste, loul en rendant
hommage à l'esprit de conciliation du gouvernement, a déclaré que
ses offres étaient inacceptables. Sir Edward Carson, l'organisateur
de la résistance de l'Ulsler, a reconnu qu'un pas avait été fait en
admellant le principe de l'exclusion de l'UIster et qu'une fois le prin-
cipe reconnu, il pouvait être question de négociations pour les dé-
tails de l'application.
Mais, a-t-il poursuivi, on a ajouté au principe un plan de conduite qui
aurait pour efîet d'empêcher de commencer toutes négociations relatives
à la question de l'exclusion.
Si le gouvernement voulait supprimer la limite de temps qu'il a fixée,
alors on pourrait convoquer un congrès de l'UIster pour étudier sa propo-
sition. Sinon cela serait impossible.
Quant aux lrlc>ndais. MM. Redmond, O'Rrien et Tim lïealy, ils ont
tous déclaré qu'ils persistaient à réclamer le vote pur et simple du
bill intégral. Toutefois, dans les milieux parlementaires, au lende-
main des déclarations de M. Asquilh, l'opinion était plutôt favorable
et l'on reconnaissait généralement qu'une détente s'était affirmée
qui écartait dorénavant le danger d'une guerre civile.
— Le service oOlif/atoire. — Le 27 février, M. Asquifh a reçu une
délégation comprenant trois feldmaréchaux, dont lord Hoberts, deux
amiraux, des représentants du clergé et des professions libérales,
venue pour préconiser le service militaire obligatoire. M. Asquith a
répondu qu'une sous-commission du Comité de Défense impériale
chargée d'étudier cette question est arrivée à cette conclusion à peu
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 375
près unanime que la marine britannique est plus que jamais capable
de protéger le pays contre toute invasion.
Autriche-Hongrie. — Le procès des Ruthcnes. — Le procès en haute
trahison, dans lequel étaient impliqués 55 Ruthènes-Hongrois,
s'est terminé le 3 mars à Marmaros Sziget. Il durait depuis trois
mois. Trente-deux prévenus sont condamnés à la prison pour exci-
tation contre la religion et l'Etat. La peine la plus forte, quatre ans
et demi de prison et 100 couronnes d'amende, a été inQigée à Kaba-
lynk, le principal accusé. Un autre, Nicolas Szabo, a été condamné à
trois ans de prison et à 400 couronnes d'amende. Les autres pré-
venus ont été condamnés à des peines variant de six mois à deux ans
et demi de prison, et des amendes ont été en outre infligées à chacun
d'eux. Vingt-trois inculpés ont été acquittés. On a tenu compte de la
prison préventive à chacun des prévenus condamnés. Kabalynk et
une partie des accusés ont interjeté appel du jugement; le ministère
public a également fait appel.
— L'attentat de Debreczin. — Le 24 février, une violente explosion,
provoquée par une bombe dissimulée dans un envoi de tapis, a
détruit en partie le palais épiscopal de Debreczin, tuant six per-
sonnes et en blessant huit. L'évêque, M*-''' Milony, qui paraissait
principalement visé dans la circonstance, venait justement de sortir
et est resté indemne. On ne connait pas encore la genèse du crime;
mais lesjournaux hongrois en ont accusé des Roumains ou des Grecs
orthodoxes. Voici pourquoi : l'évêché de Debreczin, créé l'automne
dernier, est uniate, c'est-à-dire de rite oriental^ mais rattaché à
l'Eglise catholique romaine; il comprend quarante-quatre paroisses
roumaines et soixante-huit ruthènes dont les fidèles se sentent
attirés, non pas vers l'Eglise de Rome, mais vers l'Eglise orientale.
De là un vif mécontentement dans les milieux ruthènes et roumains.
Italie. — • La crise ministéi-ielle . — La crise ministérielle, annoncée
à plusieurs reprises et mettant fin à la coopération des radicaux et
de M. Giolitti, a éclaté le 7 mars, le groupe parlementaire radical
ayant décidé par 19 voix contre 14 abstentions, de « ne plus contri-
« buer à maintenir, par son assentiment, la situation parlemen-
« taire actuelle ». Dans ces conditions, M. Giolitti. ne pouvant plus
compter sur le concours de ses deux collaborateurs radicaux, a
remis au roi la démission collective du cabinet. On désigne comme
premiers ministres possibles MM. Salandra, Facta, Sonnino,
Orlando et même M. Luzzatti. Le nouveau président devra trouver
une majorité dans les éléments suivants qui composent actuelle-
ment la Chambre : 280 libéraux, 25 catholiques, 35 démocrates
constitutionnels, 70 radicaux, 80 socialistes et 16 républicains.
M. Barzilaï, député de l'extrême gauche, qui a suivi de très près
les difficultés qui ont abouti à la crise et qui est aussi au courant
376 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
des intentions du président du Conseil, a dit au correspondant ro-
main du Secolo : <i M. Giolitli,.à ce que je crois, indiquera au roi
« pour sa succession, M. Salandra, qui devra former le nouveau mi-
ce nislère sur les bancs de la majorité à l'exclusion des radicaux. »
Portugal. — Les colonies portugaises. — Le 2 mais, M. Bernardino
Machado, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères,
interrogé à la Chambre sur l'exactitude des nouvelles publiées à
l'étranger au sujet de la signature d'un accord anglo-allemand con-
cernant les sphères d'influence dans les colonies portugaises, a fait
la déclaration suivante :
Les nouvelles dont vient de parler un député ne sont pas impertinentes
seulement pour nous, elles le sont encore pour les nations auxquelles elles
se réfèrent.
Le gouvernement portugais est prêt à ouvrir largement ses colonies à
toutes les initiatives étrangères bienveillantes; leur concours nous est pré-
cieux; il nous est agréable de savoir qu'au dehors on veut nous rendre des
services et rien ne saurait nous l'être davantage.
Et quelle preuve il y a là de confiance dans !a prospérité de notre
domaine d'outre-mer!
Mais il est évident que personne ne songe à nous imposer ses services.
Et qui décide souverainement de l'acceptation de ces concours et de la
fixation de la sphère d'action de ces initiatives? C'est nous.
Ces déclarations, analogues à celles déjà faites par les précédents
ministres des Affaires étrangères, RTM. Augusto Vasconcellos et
Antonio Macieira n'apportent aucun élément nouveau à la question
des colonies portugaises, qui reste en somme telle que nous l'avons
précisée tant de fois déjà.
Suéde. — La dissolution du Riksdag. — Le Ti mars, le roi de Suède
a adressé aux deux Chambres du parlement un message annonçant
que la Couronne avait décidé de dissoudre le Riksdag et de décréter
dans tout le royaume de nouvelles élections pour la seconde Chambre.
Le message se termine par cette déclaration du roi :
Le peuple, à mon avis, doit être mis à même de manifester son opinion
sur les questions qui intéressent la défense nationale. L'élection des
députés à la seconde Chambre doit lui en fournir l'occasion. De la solu-
tion de ces questions, qui sont vitales pour le pays, dépend la possi])ilité
pour nous de sauvegarder notre liberté et notre indépendance et de pro-
léger notre neutralité. Je donne mon assentiment au projet présenté par
le président du Conseil. Je saisis cette occasion pour déclarer que le pou-
voir personnel ne fait pas et ne fera jamais l'objet de mes désirs ni de mes
efforts.
Fidèle à ma devise : « Avec Dieu, pour la patrie », j'ai exercé le pouvoir
d'après le texte et dans l'esprit de la Constitution. Telle sera aussi ma
ligne de conduite à l'avenir. Je suis décidé à ne pas m'en écarter.
REWSEIG^ËMEINTS POLITIQUES 377
III. — AMERIQUE.
Haïti. — Reconnaissance -par la France du président Zamor. — Le
ministre de France à Port-au-Prince a fait connaître, le 7 mars, au
président Zamor que le gouvernement français le reconnaissait offi-
ciellement comme président de la République de Haïti.
Ktat-Unis. — Les droits de péage du canal de Panama. — Le
o mars, dans une séance commune des deux Chambres du Congrès,
le président Wiison a lu un message dans lequel il demande au
Congrès de soutenir Thonneur des Etats-Unis en abrogeant l'article
de la loi sur le canal de Panama qui exempte les caboteurs améri-
cains des droits de péage. Le président a exposé la justice et la sagesse
de l'abrogation, en caractérisant l'exemption comme une politique
économique erronée, et comme une contravention au traité Hay-
Pauncefote conclu entre les Etals-Unis et l'Angleterre en 1901, rela-
tivement au canal de Panama.
Je vous demande cela, a-t-il dit, pour soutenir la politique étrangère du
gouvernement. Je ne saurais comment traiter d'autres questions, encore
plus délicates, de beaucoup plus immédiates, si vous ne me l'accordiez pas
de bon cœur.
Ce message parait avoir fait une vive impression sur le Congrès.
Le président Wiison, interrogé sur ses déclarations, a précisé qu'il
avait voulu faire comprendre, si on maintenait l'affranchissement du
droit de préage pour les caboteurs américains, combien il serait
difficile de traiter avec les nations étrangères, celles-ci pouvant être
persuadées que les Etats-Unis n'ont pas coutume de tenir des enga-
gements comme ceux résultant du traité Hay-Pauncefote.
Pérou. — Les réclamations françaises. — On sait que le nouveau
gouvernement péruvien refusait de reconnaître pour valable la con-
vention d'arbitrage conclue par ses prédécesseurs avec le gouver-
nement français l'avant-veille de leur chute, et que dans ces condi-
tions on estimait que le gouvernement français ne reconnaîtrait
pas le régime nouveau. Depuis lors, le ministre des Etats-Unis a
conseillé avec insistance au nouveau gouvernement de donner salis-
faction aux réclamations françaises; mais ledit gouvernement s'y
est ^obstinément refusé, disant qu'il ne pourra donner sa réponse
qu'après la réunion du Congrès, auquel il entend soumettre la
question de la légalité du protocole d'arbitrage. Le ministre de
378 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLOMALES
France, M. Desporles de La l'osse, a reçu l'ordre de refuser catégo-
riquement cette solution et de maintenir le refus de reconnaissance.
Brésil. — L'élection présidentielle. — Le suffrage universel a élu,
le !'■■■ mars, M. ^Yenceslao Braz président de la République des
Etats-Unis du Brésil et le sénateur Urbano Santos vice-président
pour la période administrative du 15 novembre 1914 au 15 no-
vembre 1918. Cette élection s'est effectuée sans désordre. Les
troubles locaux de l'Etat de Ceara n'ont rien à voir avec elle.
— Effervescence révolutionnaire. — L'effervescence révolution-
naire qui se manifeste dans toute l'Amérique latine paraît gagner
le Brésil. L'insurrection, qui a débuté dans l'Etat de Ceara et qui
ne paraissait pas avoir grande importance, a pris un dévelop-
pement factieux. Les rebelles visent à renverser le président de
l'Etat, M. Franco Rabello et ce dernier, mal soutenu par le gouver-
nement de Rio qui ne lui envoyait point les troupes qu'il réclamait,
paraissait en mauvaise posture. Toutefois, à la requête du consul
britannique qui exprimait des craintes pour ses nationaux, le gou-
vernement brésilien s'est décidé à agir. Deux navires de guerre
sont partis de Rio pour la capitale de l'Etat, Fortaleza.
Mexique. — La situation. — Au Mexique, la situation est toujours
aussi confuse. Le général Villa, après avoir refusé de rendre le corps
de M. Benton pour permettre aux commissaires anglais et américains
de procéder à l'examen du cadavre, est revenu sur sa première déci-
sion et a déclaré qu'il ne s'opposerait pas à cet examen. On a donc
annoncé le départ pour Chihuahua de la Commission d'enquête
anglo-américaine; mais aussitôt on a appris que contre-ordre avait
été donné, le général Carranza s'opposant à l'intervention de commis-
saires américains dans une affaire oii, prétendait-il, la Grande- Bre-
tagne est seule intéressée. D'autre part, le président Huerta a profité
de Toccasion pour adresser au gouvernement de "Washington une
Note-mémorandum rejetant sur les Etats-Unis la responsabilité de
l'assassinat de M. Benton et exprimant l'espoir que le président
Wilson comprendra le mal qui a été fait par la levée de l'embargo
sur les armes destinées aux rebelles et prendra des mesures pour
remédier à la situation. Washington n'a pas répondu et semble
décidé à maintenir son attitude d' « attente vigilante ». De son côté,
le ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni^ sir Edward
Grey, a fait le 4 mars, aux Communes, l'importante déclaration sui-
vante :
Si le gouvernement des Etats-Unis juge opportun de prendre de nou-
velles mesures, soit au nom de ses propres sujets, soit au nom d'un sujet
anglais, nous en attendrons le résultat avec satisfaction. Mais si. pour des
raisons, il ne juge pas désirable de prendre ces mesures, nous devrons, cela
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 379
va sans dire, iious reserver le droit cFûbtenir la réparation quand Voccanon
se présentera.
Notre politique général^, vis-à-vis du Mexique, vis-à-vis des républiques
de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud ne porte que sur des inté-
rêts commerciaux, des intérêts que nous empêchons de prendre un carac-
tère politique. En général, par conséquent, toutes les questions qui
s'élèvent entre ces républiques et nous-mêmes sont réglées par des moyens
diplomatiques, ou bien elles peuvent donner lieu à l'^jrbitrage.
Mais la mort violente d'un sujet britannique, le refus de ceux qui en
sont responsables de laisser ouvrir une enquête sur les circonstances de
cette mort, nous obligent à prendre en mains notre propre cause, si le
désir des Etats-Unis est bien de ne pas prendre la responsabilité d'une
intervention.
On m'a pressé d'agir immédiatement, sans m'indiquer à quel genre d'ac-
tion nous pouvions recourir à ce moment-là. Il me faut donc répéter ce
que j'ai dit la semaine dernière, que, dans les circonstances présentes,
nous n'avons aucun moyen d'agir efficacement. Le gouvernement du
Mexique n'exerce aucune autorité sur le territoire où la mort de M. Ben-
ton s'est produite, sur ceux qui sont respon-sables de cette mort. Nous ne
pouvons donc, dans les circonstances actuelles, obtenir réparation par l'in-
termédiaire de ce gouvernement.
Nous n'avons nulle intention de nous engager dans une entreprise qui
ne pourrait être que fantastique : l'envoi dans une partie quelconque du
Mexique d'un corps de troupes qui devrait être très important.
Dans une conjoncture très ordinaire, nous eussions pu recourir au blocus,
à la saisie d'un port. Dans la conjoncture présente, si nous employions
l'un de ces moyens et s'il produisait quelque effet, le seul résultat obtenu
serait de donner assistance au parti qui, dans le Nord du Mexique, lutte
pour le pouvoir.
Agir de façon à aider positivement ceux dont nous voulons réparation,
simplement pour avoir l'air de faire quelque chose, serait plus que futile.
Quoi qu'il en soit, notre intention est que l'affaire n'en reste pas là. Aus-
sitôt que les circonstances changeront et qu'il sera en notre pouvoir d'aller
plus loin, nous prendrons telle mesure qui nous paraîtra opportune.
LA CARICATURE A L'ÉTRANGER
Les soucis de M. Brian.
M. Bryan a déclaré qu'il n'y aurait pas de guerre
tant qu'il serait ministre. L'affaire mexicame le
trouble beaucoup et il a fort à faire pour tenir tou-
jours « la poudre humide )>.
New-Yor/c Herald (New-York)
En Suède.
Le ballon de Damoclès.
Ulk (Berlin.)
Le Kbonphinz : « Pourc|uoi
papa m'a-t-il fourré dans la
chambre du grand Taciturne? »
Simplicissimus (Vienne.)
Le trône d'Albanie.
L'Autriche et l'Italie : « Asseyez-vous, sire! »
Punch (Londres.)
Le Mexique et la doctrine de Monroë.
Le général Villa rend un hommage reconnaissant
la statue de Moaroë .
Punch (Londres.)
Pangermanisme.
Le pavé de l'ours.
La contreband-î des armes
au Mexique.
Dans l'intérêt de la paix!
Public Ledger (Philadelphie.
La Prusse et l'Empire.
L'ogre prussien
dévore ses frères.
Mucha (Varsovie.
Dur s Elsass (Mulhouse.)
États-Unis et Mexique.
Le président Wilson nourrit la
colombe de la paix.
The American (Baltimore.)
NOMINATIONS OFFICIELLES
nirVISTÈRE DES AFFAIRES ÉTKArVGÈRES
M. Couget est chargé de l'agence diplomatique di- Tanger;
M. Fr. Geoi'ges-Picot est charpé du consulat général de BejTOuth ;
M. Vieilhomme est nommé consul à Diré-Daoua ;
M. Vadala est chargé du vice-consulat de Bender-Bouchir;
M. Krajewski, consul de 2* cl., est délégué à la commission internationale en
Albanie ;
M. Daubrée est chargé du vice-consulat de Galalz :
M. de Payan est chargé du vice-consulat de Para :
M. Béguin-Billecocq est chargé du vice-consulat de Scutari d'Albanie;
M. Bricage est nommé au vice-consulat de la Canée ;
M. Delvincourt est nommé ministre plénipotentiaire à Santiago de Chili ;
M. Ronflard est nommé drogman à l'ambassade de Constantinople ;
M. Giron est nommé chancelier à Damas;
M. Durieux est nommé chancelier à Jérusalem;
M. Grandioux est nommé chancelier à Christiania;
M. Larroque est nommé archiviste à la légation de Bogota ;
M. de Salignac-Fénélon est nommé secret, d'ambassade à Christiania ;
M. Quennec est nommé élève drogman à Constantinople.
31I!\ISTÈRE DE LA GUEKRU
Trtiupes coloniales.
INFANTEBIE
Chine. — M. le iieut. Petiot est mis à la disposition du consul de Changhaï.
Annam-Tonkin. — MM. le colonel De&sort ; les lient. -colonel De.sdouis et
Dehove ; les chefs de bataill. Jesson et Garde; les capit. Etienne, Rieu, Desmou-
lins-Baron, de Vivile, Lasnier, Silve-stre, Pari.^, Marty et Lagnel ; les lient. Pelle-
teur, Jouanno, Valay, Gautellier, Latappy et Haraniberry ; les sons-lieut. L,agarde,
Latapie et Vigan sont désig. pour le Tonkin.
Coehinchilie. — MM. le lient. -col. Philippe ; les capit. Marlats, Guille et
Labarthe ; le lient. Santelli et le sons-lieut. Brillet sont désig. pour la Cochinchine,
Afrique Occidentale. — MM. le colonel Mayer; les chefs de bataill. Simo-
nin et Bertrand; les capit. Popp, Richard et Pozot; les lient. Soyer, Viel, de
Saint-Julien, Ponsot et Dulom; les sons-lieut. Segrestan et Blaizot sont désig. pour
l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — MM. le lient. -col. Le Meillour ; les chefs de bataill.
Dietriech et Lespagnol ; les capi^. Sapolin et Langlumé; les lient. Depui, Bartiié-
lemy. Bordachar et de \'asselot de Régné ; le sons-lieut. Viac sont désig. pour
I'A.'E. F.
Madagascar. — MM. les capil. Roux, Dolmaire, Boinet, Dartigues, Favalelli,
Sougnac et Larroque; les lient. Aus.seil, Marandel, Provansal et Py; les sons-lieut.
Rival et Pasteur sont désig. pour Madagascar.
Missions. — M. le capit. Carrier est désig. pour la mi.ssion géodésique de
Bolivie.
ARTILLERIE
Cochinclline. — M. le capit. Peyre est désig. pour la Cochinchine.
Madagascar. — M. le lient. Poucet est désig. pour Madagascar.
Officiers d'administration .
CochincMlie. — M. Voffic. d'admin. de \''« cl. Lambert est désig. pour la
Cochinchine.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES 383
Afrique Occidentale. — M. l'offic. d'adminisl. Folco est désig. pour
l'A. O. F.;
M. l'offic. iV administ . de 2^ cl. Thébault est désig. pour le chemin de fer de la
Guinée.
CORPS DE L'INTEKDA^•CE
Annam-Tonkin. — M. le soiis-intend. de 3« cl. Mora est désig. pour le
Tonkin.
Madagascar. — M. \QSOiis-int. deS" cl.de Kersaintest désig. pour Madagascar.
Officiers d'administration .
Chine. — MM. les offic. d'adminisl. de 2^ cl. Darne et Pugin sont désig. pour
le corps d'occupation.
Annam-Tonkin. — MM. les offic. d'adminisl. de l^e cl. Chauveau et de
3° cl. Lalot sont désig. pour le Tonkin.
Afrique Equatoriale. — MM. les offic. d'adminisl. de 1"« cl. Guiliet; de
2^ cl. Le (iagneus et de 3° cl. Gravelin sont désig. pour l'A. E. F.
Madagascar. — M. l'offic. d'admin. de 2« cl. Py est désig. pour
Madagascar.
CORPS DE SANTÉ
Indoelline. — M. le méd. aide-)naj'. de l^e cl. Raymond est désig. pour
l'Iniiocliine.
Annam-Tonkin. — MM. les méd.-maj. de i'^^ cl. Normet et de 2" cl. Bargy et
Gravot sont désig. pour le Tonkin.
Cocbinchine. — MM. les méd.-maj. de !■■« cl. Noc et de 2" cl. Millous sont
désig. pour la Cochinchine.
Afrique Occidentale. — MM. les méd.-maj. de l" cl. Dagorn, de 2« cl.
Gouin et le pharm.-maj. de 2*^ cl. Serph sont désig. pour l'A. O. F.
Martinique. — M. le méd.-maj. de 2^ cl. Peyrot est désig. pour la Martinique-
MmiSTÈRE DE LA MARINE
ÉTAT-MAJOR DE LA FLOTTE
Extrême-Orient. — M. Venseig. de 2« cl. Quinquandon est désig. pour la
Décidée;
^I. le mécanic. ppal de l''^ cl. Calen est désig. pour le Dupleix.
Sénégal. — M. le capil. de frégate Fauré est nommé au command. de la marine
au Sénégal ;
M. V enseiq. de !''<' cl. Contamin est désig. pour la Surprise, à Dakar.
Madagascar. — MM. les enseignes de l^^e cl. Opigez et Gonet sont désig.
pour le Vaucluse.
CORPS DU COMMISSARIAT
Levant. — M. le commiss. de 1'''= cl. Le Gall est désig. pour le Bruix, en
Crète.
CORPS DE SANTÉ
Sénégal. — M. le méd. de l^" cl. Marcandier est désig. pour Dakar.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
Le Ministère de Belle-Isle. Krefeld et Lutterberg. Ouvrage publié
sous la direction de la Section historique de l'état-major de l'armée, par
le capitaine DusSAtGE. Un vol. in-8° raisin de 482 pages avec carte
hors texte. Paris, librairie militaire universelle L. Fournier.
La participation des armées françaises à la Guerre de Sept Ans n'a
jamais fait l'objet que d'études d'ensemble où l'organisation des troupes
et l'action du pouvoir centrai sur les généraux chargés de la conduite des
opérations n'ont été que très sommairement envisagées. Or, le rôle du
ministère de la Guerre devient prépondérant à partir du mois de jan-
384 QUESTIONS DU'LOMATIQUES ET COLONIALES
■vier 1758, parce que le roi se décide à confier le portefeuille à un soldat.
Après le désastre de Rosbacli et la victoire infructueuse d'Mastenbeck.
Louis XV a remplacé le marquis de Paulmy par le maréchal duc de Belle-
Isle, et pendant les trois années de son ministère, de 1758 à il&l, l'armée
française, tout en retrouvant des heures glorieuses sur les champs de
bataille, va subir des transformations profondes. Chaque jour, en effet,
les imperfections de l'ancienne armée royale se révèlent dans les domaines
de l'organisation, de l'instruction, de la stratégie, de la tactique, et toutes
les causes de nos défaites peuvent alors se ramener au système de recru-
tement des troupes par les capitaines. Aussi, les réformes principales de
Belle-Isle finissent-elles par aboutir au recrutement national des troupes,
opéré directement par les agents du roi. Lorsque le maréchal meurt, le
21 janvier 1771, l'œuvre esta peu près terminée; Choiseul n'aura plus qu'à
la signer et à la mettre à exécution. En situant les opérations de guerre
dans le cadre de l'histoire générale de l'époque, en les rattachant étroi-
tement à l'étude de l'organisation de l'armée, le capitaine Dussauge s'est
conformé à l'esprit dont se sont toujours inspirés les écrits de la Section
historique de l'état-major. Le premier des deux volumes qui seront consa-
crés au Ministère de Belle-Isle montre déjà, grâce à cette méthode, que la
Guerre de Sept Ans fut loin d'être une guerre nationale et que l'incurie du
pouvoir central peut, jusqu'à un certain point, s'expliquer par l'indifférence
lamentable de l'opinion publique, soit que les opérations se déroulent au
cœur de l'Allemagne, soit qu'elles aboutissent, en Amérique et aux Indes,
à la perte à peu près complète de nos colonies.
La Politique coloniale allemande, par Alfred Zimmerm.ann.
Berlin, Mittler und Sohn.
Dans son ouvrage très documenté M. Alfred Zimmermann étudie l'ac-
tivité coloniale de l'Allemagne durant ces trente dernières année». Il en
montre les débuts vers 1883. A cette époque la rivalité économique de
l'Angleterre commençait à rendre fort difficiles les échanges commer-
ciaux de l'Allemagne : les colonies britanniques, a l'exemple de la mère
patrie, favorisaient la France, la Russie et les Etats-Unis au détriment
de l'Allemagne; l'Australie se montrait hostile aux entreprises allemandes
dans l'océan Pacifique. C'est alors que l'exemple de la Belgique décida
l'Allemagne à mettre la main sur quelques territoires africains et austra-
liens, dont la superficie est plusieurs fois supérieure à celui de la mère
patrie. Le système des « compagnies à chartes », constituées sur le modèle
anglais, ne donna pas les résultats espérés, et Bismarck adopta finale-
ment le système français ; l'Etat reprit l'une après l'autre, les entreprises
particulières, y plaça des fonctionnaires, et les protégea militairement.
De nombreux combats ensanglantèrent ces conquêtes, qui se heurtèrent
maintes fois à la politique coloniale des autres nations : France, Angle-
terre. Espagne. Eiats-U nis. « Heureusement, observe M. Zimmermann,
avec une complaisance un peu excessive, tous les conflits furent solu-
tionnés de manière pacifique. C'est qu'on a fini par se rendre compte que
l'Allemagne ne veut qu'une part modeste: son désir n'est point déraison-
nable: maintenant qu'elle a appris (à ses dépens, il est vrai), comment
une nation doit exploiter et mettre en valeur ses colonies, on peut dire
que le jour est proche où les territoires qu'elle a conijuis récupéreront les
dépenses d'une organisation laborieuse. »
L Adminislraleur-Gérant : P. Campain.
PARIS. — IMPRIMERIE LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
QUESTIONS
DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
FAIBLESSES FRANÇAISES
ET FAIBLESSES ÉTBANGÈBES
Les tristes incidents de notre politique intérieure, la crimi-
nelle inconscience que montrent nos parlementaires en jon-
glant avec les portefeuilles de la défense nationale, Aiïaires
étrangères, Guerre, Marine, Colonies, les saccades qu'un pareil
régime imprime à notre diplomatie, tout cela fait le chagrin
des Français qui aiment leur pays, la joie de nos adversaires,
l'inquiétude de nos amis et alliés. Il serait puéril de dissimuler
aucune de ces faiblesses. Mais il ne le serait pas moins de jeter
des regards d'envie sur les nations étrangères, car toute cette
Europe du xx^ siècle, tourmentée par des problèmes redou-
tables, et insuffisamment dirigée par des hommes d'Etat de
second plan, semble vraiment aller à la dérive. Certains spec-
tacles de l'heure présente devraient rendre nos adversaires
moins fats et nos amis plus indulgents à notre égard. Nous
n'en voulons pour preuve que ce qui se passe en Allemagne
et en Angleterre.
En Allemagne, depuis un an, les mesures militaires prises
par le gouvernement, aussi bien que la savante agitation en-
tretenue dans l'opinion publique, donnaient à penser que les
autorités responsables de ce pays étaient décidées à la guerre
pour le printemps de 1914, malgré les déclarations pacifiques
qui sont de rigueur. Nous rappellerons qu'au ministère de la
Guerre on a mis les bouchées doubles, que toutes les augmen-
tations d'effectif, toutes les créations d'unités prévues parle
dernier quinquennat et par la loi de 1913, ont été hâtivement
réalisées dès le mois d'octobre dernier, et que l'énorme quan-
tité de recrues incorporées à cette époque est aujourd'hui mo-
bilisable. En môme temps que l'armée était portée à son
maximum de puissance, on semblait ne rien négliger pour
préparer la nation aux sacrifices suprêmes qu'entraîne la guerre.
Depuis des mois on l'excitait contre la France par cette in-
QUESX. DiPL. ET GOL. — T. SSXVII. — N» 411 — l*"" AVRIL 19U. 2o
38G QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
quai i fiable campagne contre la légion étrangère et par ces
tournées de conférences faites clans tout l'Empire par les
« vieilles Excellences », c'est-à-dire par les officiers généraux
du cadre de réserve. Les journaux qui buttaient la chamade de
la légion étrangère n'étaient pas de petites feuilles sans lec-
teurs et sans inlluence, mais des organes officieux, obéissant
d'ordinaire aux consignes de la ^Yilhelmstrasse. De même il
"est évident que le ministre de la Guerre n'aurait eu qu'à lever
le doigt pour obtenir le silence des vieilles Excellences. On
était donc en droit de voir dans toutes ces manifestations gallo-
phobes un plan concerté, et approuvé par le gouvernement.
Enfin, comme en Allemagne on ne se fait pas d'illusion sur le
rôle que jouerait la Russie dans un confiit franco-allemand, il
restait encore à ameuter l'opinion publique contre la Russie.
Cette dernière partie du programme, laissée en souffrance,
est celle dont on s'est occupé ces jours-ci.
Nous avons vu l'officieuse Gazette de Cologne partir brusque-
ment en guerre contre la voisine de l'Est, se faire adresser une
correspondance de Pétersbourg dénonçant les intentions
agressives de la Russie, ses formidables préparatifs militaires
qui seront achevés en 1917. La conclusion naturelle qu'en tire
tout lecteur allemand est que l'Allemagne serait bien sotte
d'attendre cette échéance, et voilà l'idée de la guerre préven-
tive qui germe dans les esprits. On a voulu voir dans cette
attaque du journal rhénan une sorte de procédé d'intimidation
à l'égard du tsar, au moment oii celui-ci venait de changer son
premier ministre, pour le jeter dans les bras de l'Allemagne
par crainte de la guerre. On a été jnsqu^à prétendre que c'était
une façon d'engager les pourparlers pour le renouvellement
d'un traité de commerce qui vient à expiration en 1917 ! Quelle
que soit la maladresse allemande, dépareilles explications sont
inadmissibles. Pour nous l'article de la Gazette de Cologne
n'était pas à l'adresse de la Russie, mais de l'opinion publique
allemande; il était l'œuvre de gens qui veulent la guerre.
On sait d'ailleurs l'effet qu'il a eu sur la Russie. La Gazette
de la Bourse de Pétersbourg publiait presque aussitôt une
sorte de communiqué, qu'on attribue au ministre de la Guerre
lui-même ayant l'assentiment du tsar, qui énumérait avec une
sécheresse et une précision toutes militaires les progrès de
l'armée russe, et qui concluait ainsi : « La Russie abandonne
« désormais son plan de guerre défensif, elle est prête à des
« opérations oITensives. » Quelques jours plus tard, une con-
férence secrète avait lieu au palais de la Douma entre le pre-
mier ministre, M. Goremykine, les ministres des Affaires
FAIDLESSES FRANÇAISKS ET FAIBLESSES ÉTRANGÈRES 387
étrang'ères, de la Guerre et des Finances, le président de la
Douma, M. Rodzianko, et 65 députés appartenant *à tous les
partis, à la seule exclusion des socialistes. On ne peut natu-
rellement préciser ce qui s'est dit à cette séance mémorable,
que d'autres suivront; mais on sait déjà que la Douma con-
sentira avec élan les lourds sacrifices financiers que le gou-
vernement du tsar lui demande pour la défense nationale, et
y consacrera tout d'abord les excédents des budgets antérieurs,
auxquels nous faisions allusion dans notre article du 46 fé-
vrier: le chiffre de oOO millions de roubles, qui a été pro-
noncé, est précisément celui que nous donnions nous-mêmes.
Et il ne s'agit pas seulement de chemins de fer stratégiques,
mais d'un formidable accroissement de l'eflectif de paix,
460.000 hommes, qui porterait cet eiïectif à 1.700.000 hommes.
Les publicistes français, qui étaient naguère si inquiets des
dispositions de la Russie, doivent être maintenant moins agités.
Par contre, ceux qui jouent chez nous le rôle de professeurs
de veulerie n'ont déjà pas caché leur crainte de nous voir
engagés dans une guerre de par l'initiative russe ! En somme,
le résultat de cette campagne de presse allemande a été de
faire l'unanimité dans l'opinion russe et de lui inspirer pour
l'Allemagne l'antipathie qu'elle réservait de préférence à l'Au-
triche. Pour la première fois de sa vie, le germanophile prince
Metchersky a écrit un article antiallemand et l'accord s'est
fait entre les nationalistes de laAoçoié Vremia et les radicaux
de la Brietch. Nous devons être sincèrement reconnaissants à
la Gazette de Cologne de la nouvelle orientation qu'elle a dé-
terminée en Russie, et s'il est vrai que son grand âge oblige
bientôt M. Goremykine à céder la place à un plus jeune, et
que ce plus jeune soit M. Krivochéine, quon dit être l'adepte
du grand Stolypine, susceptible de reprendre sa sage politique
à l'égard des allogènes. Polonais et Finlandais, tout sera pour
le mieux.
Est-ce cette vigoureuse riposte russe, contraire à ce qu'on
escomptait à Berlin, ou toute autre cause qui a déterminé la
Wilhelrastrasse à désavouer, tardivement d'ailleurs, la Gazette
de Cologne? Oq. ne sait. Toujours est-il que son porte-parole
autorisé, la Gazette de V Allemagne du Nord, après un silence
de dixjours, s'est décidée à faire entendre une note conciliante.
Comme il est hors de doute que la Gazette de Cologne avait
été inspirée par des fonctionnaires haut placés, nous constatons
dans cette affaire les mêmes contradictions que dans celle de
Saverne, alors que le chancelier de l'Empire, poussé par les
uns, retenu par les autres, prononçait tantôt au Reichstag,
388 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
tantôt au Landtag prussien, une série Je discours se g-ourmant
entre eux. Il est manifeste en Allemagne qu'officieux et officiels
ne s'entendent pas, que la discipline est plutôt dans les gestes
extérieurs que dans les esprits, et que l'empereur et son chance-
lier, sincèrement pacifiques, ont bien la main au gouvernail,
mais laissent le navire faire de formidables embardées. C'est
précisément cette incertitude de direction qui doit nous rendre
extrêmement circonspects et nous mettre en garde contre tout
optimisme. Mais si toute cette agitation allemande n'aboutit
à rien, si nos voisins s'obstinent à jouer perpétuellement le
personnage du capitaine Fracasse ou du miles gloriosns, ne
passant jamais des menaces aux actes, et baissant le ton quand
on lui réplique, il sera permis de dire que nous n'avons rien à
envier à la manière dont est dirigée la politique allemande, et
que la nôtre, malgré nos changements incessants de ministères,
est, à tout prendre, plus digne et plus cohérente. C'est le cas
de se rappeler le mot d'un diplomate allemand accrédité dans
notre pays et que la haine n'aveuglait pas : « En France les
« apparences sont toujours détestables, mais le fond vaut beau-
ce coup mieux que les apparences ».
*
* *
Ce ne sont pas non plus nos amis les Anglais qui nous
donnent pour le moment des motifs de jalousie.
Le cabinet Asquith compte quelques-uns de ses membres
imbus des plus pures doctrines jacobines, mais M. Asquith
lui-même ne peut encore se résoudre à employer les procédés
de gouvernement des jacobins, c'est-à-dire à imposer par la
force les volontés d'une coalition parlementaire, peut-être
parce qu'il sent que le pays ne le suivrait pas. Tout en enga-
geant l'Angleterre dans les voies révolutionnaires, car c'est
bien révolutionner l'Angleterre que de la transformer en une
démocratie, M. Asquith recule devant les mesures de rigueur
qu'implique toute révolution, et il laisse à M. Lloyd George tout
seul le soin de prononcer des discours logiques.
Ce qui se passe, depuis plusieurs mois dans le Nord de l'Ir-
lande est tout à fait extraordinaire. A la barbe du gouver-
nement anglais, un agitateur orangisle, sir Edward Carson, a
pu organiser en toute tranquillité une force armée que le cor-
respondant militaire du Times évalue à 110.000 hommes,
abondamment pourvue de fusils et de cartouches, avec des or-
ganes de ravitaillement, un matériel sanitaire, un service
postal pour transmettre dans les coins les plus reculés do
l'Ulster les ordres du quartier-général de Belfast... Celte milice
FAlBLESSKS FIÎANÇAISES ET FAIBLESSES ÉTRANGÈRES 389
volontaire fait des exercices de tir, de service en campagne,
procède à des essais de mobilisation; elle pourrait vraiment
servir de modèle à l'armée territoriale anglaise. Le tout pour
soustraire par la force l'Ulster au régime du Home Rule. Pour
juger la situation actuelle, nos lecteurs auront avantage à se
reporter à Farticle si documenté de notre collaborateur
M. Goblet, dans les Questions du l®"" janvier. Nous nous con-
tenterons de faire observer que devant cette organisation
révolutionnaire le gouvernement anglais est resié absolument
inerte, et a seulement essayé d'entraver, par une interdiction
tardive et inefficace, l'importation des armes dans l'Ulster. Et
aujourd'hui que ses dernières propositions, pourtant très con-
ciliantes, ont été repoussées par sir Edward Carson et ses
ligueurs, et qu'entrevoyant la nécessité de faire agir la force
armée régulière il donne des ordres préparatoires aux troupes
de Dublin, il se heurte au non possumus du corps des officiers
anglais, et en présence de cent démissions collectives, révoque,
par une échappatoire pénible, les ordres donnés. Les autorités
militaires et navales les plus populaires du pays, lord Roberts,
lord Charles Beresford, sont d'ailleurs contre le gouvernement,
et le Times, qui n'est pourtant pas un organe de désordre,
incrimine le ministre de la Guerre, colonel Seely, le ministre
de la Marine, M. Winston Churchill, le commandant du corps
expéditionnaire, sir John French, pour avoir donné à leurs
subordonnés des ordres moralement inexécutables.
Nous n'avons pas à exprimer notre avis sur le douloureux
cas de conscience qui se pose pour les officiers anglais, pas plus
que sur la politique irlandaise du cabinet Asquith. Nous con-
statons simplement qu'il règne en Angleterre un plus grand
désordre qu'en France où, malgré nos politiciens les plus
braillards, il n'y a pas trace de guerre civile. Et ce n'est pas
pour notre plaisir que nous faisons cette constatation, en un
moment où planent sur l'Europe des menaces de guerre. C'est
simplement pour que les publicistes anglais teintés de germano-
philienous épargnent leurs airs pudibonds, quand ils parlent
des choses de France, pour qu'ils ne viennent pas nous dire
qu'on ne peut lier partie avec un pays aussi désordonné que la
France. Nous sommes, nous, plus indulgents pour les agita-
tions de nos voisins et amis, et nous restons persuadés qu'à
l'heure de la grande crise les Ulstériens ne paralyseraient pas
plus l'Angleterre que les socialistes ne paralyseraient la France.
Commandant de Thomasson.
M. W. CHURCHILL
ET
LA POLITIQUE NAVALE ANGLAISE
{Suite) (1).
Le Mémorandum du 25 octobre 1912, destiné au gouverne-
ment du Canada, disait formelle ment que les i croiseurs cui-
rassés et les 4 croiseurs protégés nécessaires pour représenter
les intérêts anglais dans cette mer en 1913 et 1914 ne suffi-
raient plus aux besoins en 1915. C'est pour parer à ce
danger que le gouvernement anglais avait encouragé Je Canada
à construire trois vaisseaux du type le plus puissant. Ceux-
ci venant à manquer, il faut y suppléer. Aussi M. Winston
Churchill annonça-t-il, en juin dernier, la mise en chantier de
trois cuirassés qui, normalement, ne devait avoir lieu qu'en
mars 1914.
Malgré cette accélération, par suite des déclassements qui se
produiront en 1916, le nombre des cuirassés ou croiseurs cui-
rassés disponibles en dehors de la mer du Nord tombera à 5,
pour se relever à 9, dans le premier trimestre àe 1917, en com-
prenant dans ces chiffres deux Lord Nelson^ qui ne sont pas, à
proprement parler, des dreadnoughts.
Il ne faut pas croire que l'opinion anglaise soit indilTérenle
à cette situation; beaucoup déplorent l'abandon de toutes les
mers du globe par Venseignc blanche (le pavillon de la marine
de guerre, blanc avec la croix rouge de saint Georges, l'Union
Jack dans le carton senestre supérieur). « Triste confession
pour un peuple impérial dont les intérêts commerciaux et
autres s'étendent sur le monde entier (2). » Cette pénurie de
navires est telle, que le Gouv-ernement britannique n'a pu
tenir les engagements pris à la Conférence impériale de 1909.
(1) Voir les (Questions Diplomaliqves el Coloniales du 16 mars.
(2) Fortnighthj Ueview, août 1918 : « Oiir too domest;c Navy ». Certains so de-
mandent même si la qualité de la marine anglaise ne doit pas se ressentir du fait
que toutes les unités de la flotte sont toujours concentrées dans les eaux territo-
riales, u Nos officiers de marine cessent d'être des hommes pensant mondialement;
« ils courent le danger de devenir insulaires de pensée... Sommes-nous préparés à
« payer le prix d'une marine affaiblie dans ses qualités morales el peut-être dans
« ses moyens professionnels 'f »
M. W. CliURCUlLL liT LA rOLlTlQlil-: NAVALE ANGLAISE 31)1
On sait qu'il avait alors décidé de maintenir dans l'Océan
Indien et le Pacifique une flotte composée de 3 divisions :
division des mers de l'Inde; division des mers do Chine; divi-
sion australienne. Cliacune S(î composerait d'un grand croiseur
de bataille du type Inv/ncible; de 3 croiseurs de seconde
classe de 5.400 tonnes, de 6 destroyers et de 3 sous-marins. Or
la division australienne est seule à peu près constituée (1).
Quant au New-Zealand^ ofîert par la Nouvelle-Zélande, il res-
tera dans les mers d'Europe, où sa présence est jusqu'ici, sinon
indispensable, du moins plus utile que dans le Pacifique. Mais
l'Amirauté déclare qu'elle ne peut pas envoyer dans les mers
de l'Inde, malgré les instances du gouvernement néo-zélandais,
deux croiseurs de seconde classe du type Bristol. En consé-
quence, le Premier ministre de la Nouvelle-Zélande a fait
savoir à l'Amirauté que son gouvernement supprimait la sub-
vention de 2 millions et demi qu'il versait chaque année à la
métropole. En échange, il fera construire un croiseur de
seconde classe qui sera armé par la colonie, et restera, en
temps de paix, à sa disposition. En cas de guerre, il sera mis
à la disposition de l'Amirauté (2).
Tout ceci ne résout pas la question de la Méditerranée. La
Grande Bretagne compte avec la France et rilalie parmi les
puissances ayant dans celte mer de grands intérèls. Nos côtes
de Provence et de Languedoc, la Corse, l'Afrique du Nord, de
la pointe du Maroc à la Tripolitaine, font de la Méditerranée
occidentale un lac français. Depuis la conquête de la Tripoli-
taine et de la Cyrénaïque, l'Italie la revendique pour elle toute
entière : mare nosiriiiu, dit-elle volontiers. Elle voudrait ré-
gner sur la mer Ionienne comme sur la mer Tyrrhénienne, et
assurer sa situation aux abords de l'Asie Mineure, dans la
région d'Adalia. C'est pourquoi elle se refuse à évacuer le
Dodécanèse.
Mais l'Angleterre tient à Suez et à Gibraltar deux des portes
de la Méditerranée, qui commandent la grande route du com-
merce de l'Extrême-Orient et de l'Orient. Elle garde cette
route par l'occupation de Malte et de Chypre, et jusqu'à ces
dernières années ne s'était pas inquiétée de sa sécurité.
Quand en lîJOli M. iMac Kenna demandait au Parlement de
revenir aux gros programmes de constructions navales, il
(Ij Elle comprend V Ansh'alie, k- Melbourne, le S chtey le Lirisbane.
(2) .Contribution des Commonweallli à la marine impéria'c, 1912-1913 : .^u-lrulie
58. 731.450 francs; Canada, 12.401.060 franc.-; Nouveili-Zclatide : Subveniion
accordée par le Naval Subsidy Act de 1908, pour dix ans, depuis mai 1907,
2.300.000 francs, plus le croiseur Neiv-Zealcuicl.
392 ijut.STio.Ns ul^*LOMArlguES et coloniales
n'invoquait pas d'autre nécessité que celle de renforcer la llolte
dans la mer du Nord. Depuis lors, cette idée n'a pas cessé
d'être la préoccupation dominante de l'Amirauté britannique.
Nous avons vu comment l'etrort accompli pour opposer à l'AUe-
magnc une Hotte supérieure entraîna pour conséquence le
demi abandon de la Méditerranée. C'est bien à contre co:'ur
que cette solution fut adoptée, et M. Harcourt, ministre des
Colonies, fut l'écho fidèle de l'opinion anglaise quand il affirma
que l'Angleterre entendait défendre, à l'aide de ses seules forces,
ses intérêts dans la Méditerranée. 11 semble bien que tel ait
été également l'avis de lord Ivitchener lorsqu'il vint à Malte en
mai 1912 pour conférer avec MM. Asquilb et Churchill. Il pro-
testa vivement, dit- on, alors, contre l'abandon de Malle par la
flotte; il fit valoir les difficultés de la défense de l'Egypte,
obligée, en cas de menace, d'altendre des secours de Gibraltar
ou de l'Inde. Cette attitude de sa part s'explique aisément, si
l'on songe que c'est sur lui que retombent les plus lourdes
responsabilités, puisqu'il se trouve isolé « dans le fond de la
bouteille ».
11 est inutile d'insister sur l'importance des intérêts qu'ont
les Anglais dans la Méditerranée. Cette mer est non seulement
pour eux la voie de communication avec l'Inde, mais encore
le passage obligé de la moitié des produits alimentaires indis-
pensables à leur alimentation. En 1911, sur 910.000 tonnes
de ces produits importés en Angleterre, 445.000 sont passées
par Gibraltar, dont 320.000 venant de la Roumanie et de la
Russie ; 125.000 de l'Inde, par le canal de Suez. Que ces trans-
ports soient arrêtés, et c'est pour le Royaume-Uni la crainte
de la famine, avec toutes ses répercussions d'ordre politique et
social, d'autant plus dangereuses qu'elles coïncideront avec le
trouble résultant de l'état de guerre.
On comprend donc que l'i^ngleterre hésite à confier à d'au-
tres qu'à elle-même la garde de ces intérêts vitaux. Mais se
trouve-t-elle en état de les protéger? Aujourd'hui, l'Autriche
et l'Italie réunies pourraient mettre en ligne 25 cuirassés,
22 croiseurs cuirassés et 195 petites unités. En 1917, l'Italie
possédera 14 cuirassés âgés de moins de vingt ans, dont 8 dread-
noughts (li; l'Autriche 13, dont 4 dreadnoughls. Et ces deux
puissances ne manifestent aucune intention de s'arrêter dans
(1) Tio's s )iu actuellement eu service : le Demie Aliqhieri, Julio Cesare, Leo-
narclo di \ inci. Le Conle di Cuvour ne tardera pa?. L'Atiirea Doria et le Caro
Duilio ont été lancés en avril 1913. D'après des renseii^'nenipnls «le source anglaiso,
il y aurait des hésitations sur le type définitif à ailopici pour les nouveaux cuiras-
sés, ce qui en retarderait la consiruclion.
M. W. CllUHCUlLL ET LA POLITIQUE NAVALE ANGLAISK 393
cette voie. En Italie, 80 millions étaient prévus au budget
ordinaire de 1913-1914 pour les construclions nouvelles. Lors
de la discussion, deux députés ont soutenu que la marine
italienne devait être augmentée de manière à être toujours
supérieure d'un tiers à la marine autrichienne, afin de pouvoir,
avec elle, égaler la puissance de la flotte française.
A ces forces, enfin, il faut ajouter l'escadre allemande, qui
se trouve daus la Méditerranée depuis le commencement de
1913. Elle compte six navires (1) (38.000 tonnes, 2.250 hommes
d'équipage). Au moment' même oii il parlait, avec quelque
ironie, de la proposition de vacances navales lancée par
M. Churchill, l'amiral deTirpitz annonçait que la division alle-
mande serait maintenue dans la iMédilerranée jusqu'à nouvel
ordre. •
L'effectif de l'escadre anglaise de la Méditerranée oscille
autour de sept grosses unités. Loin d'égaler les deux flottes
ennemies réunies, en 1917 elle sera plus faible que la plus
forte d'entre elle.
Gomme bases navales, ni Malte, ni Gibraltar ne valent
Trieste et la Spezzia. Les garnisons anglaises sont faibles :
4.127 hommes à Gibraltar ; 7.o22 à Malte ; 6.248 en Egypte,
plus 17.000 hommes de troupes égyptiennes; 218 hommes à
Chypre.
En cas de guerre européenne, ces possessions seraient bien
tentantes pour les Italiens. La baie de Tobrouk est à quelques
heures d'Alexandrie ; bien qu'elle ne se prête pas à faire une
base navale importante (2), elle serait toujours bonne pour
des rassemblements de troupes. D'ailleurs, les ports italiens
ne sont pas si loin de l'Egypte, et l'on comprend que l'opinion
anglaise ait suivi avec tant d'intéiêt les transports de troupes
faits par Tltalie lors de la guerre de Tripolitaine.
On compte, il est vrai, que la garnison de l'Egypte serait
renforcée par l'armée des Indes. Mais dans quelle mesure la
situation des Indes permettrait-elle aux Anglais de la dégarnir
de troupes au moment d'une guerre européenne ? Celle-ci
donnerait le signal d'une agitation musulmane qui se propage-
rait du Maroc jusqu'en Chine, à travers toutes les possessions
anglaises et françaises d'Afrique et d'Asie. C'est pourquoi
nous ne pouvons pas admettre la thèse exposée par le capitaine
(1) Entre autres le Gopôe/i (23.000 tonne?). le Dresden elle Slrassburg, le croi-
seur éclaireur le plus rapide de la marine allemanile.
(2) Voir les Ouest. Dipl. et Col. du 16 février dernier, rariicle du commandant
Poidloiie.
394 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLOiNlALES
Battine, dans un article de \d. Fortnightlij Review (1). Notr€
armée des Indes, dit-il, est excellente pour deux raisons.
D'abord, toute l'organisation militaire anglaise lui a été sacri-
fiée, puisque nos troupes d'Angleterre ne sont que des dépôts,
véritables nursciies où les soldats ne font que passer et qu'ils
quittent dès qu'ils sont assez forts pour rejoindre les régiments
de l'Inde. Ensuite, les soldats des troupes indigènes sont de
véritables professionnels, dont beaucoup appartiennent à des
races qui n'ont jamais exercé d'autre métier que celui des
armes.
A la moindre tension politique, continue-t-il, la place de ces
bonnes troupes est en Egypte, d'où elles pourraient être trans-
portées en France pour donner à l'armée française l'appui de
trois divisions de cavalerie et quatre d'infanterie.
Cette conception nouvelle de l'aide militaire anglaise est
originale. Nous avons dit pourquoi nous la jugeons irréali-
sable.
L'auteur est mieux inspiré quand il critique la concentration
excessive des forces navales anglaises dans la mer du Nord,
et la dénonce comme pleine de périls, surtout si elle a pour
objet principal, comme on le dit si volontiers en Angleterre,
de protéger les côtes de la Grande-Bretagne. Dans cecas, mieux
vaudrait organiser une armée territoriale capable de défendre
le pays contre un débarquement.
D'autant plus que l'expérience des manœuvres navales semble
montrer que la flotte cbargée de cette mission, subissant l'in-
fériorité inhérente à l'altitude défensive, ne peut pas répondre
qu'elle remplira efficacement son rôle de protection. En 1912
et lî)1.3, les manœuvres dans les eaux anglaises se déroulèrent
suivant un thème analogue : une flotte de 28 ou 27 cuirassés
et croiseurs de bataille, était chargée de la défense ; une flotte
de 18 cuirassés chargée de l'attaque. On remarquera que la
supériorité de la défense était environ de GO %, chiffre fixé
par M. Churchill. L'attaque fut considérée, les deux anpées,
comme ayant réussi. Il semble que cette double expérience ait
été jugée suffisante, puisqu'on annonce pour cette année la
suppression des manœuvres navales anglaises (2).
*
Une des difficultés que l'Angleterre rencontre pour augmen-
ter sa marine est le recrutement du personnel.
(1) Avril 1012 : L'abandon de lu Médilerranée. Le colé mililaiie :tc la quedion.
(2) On parle de les remplacer par un exercico de niobili-salion de la Iroisième
flotte.
M. W. CllUr.CUlLL ET LA POLITIQUE NAVALK A^GLAISE 395
Dans son discours du 26 mars 1912, M. Churchill fixait à
5.000 hommes l'accroissement annuel moyeu du personnel de
la marine allemande depuis cinq ans. D'après les lois navales,
son chiffre total atteindra en 1920 107.000 hommes, sans
compter les réserves. Le dernier hudget a porté ce chiffre, pour
la marine anglaise, à 146.000 contre 137.000. Sur ce nomhre,
109.000 sont hons pour le « service de mer ». En fait, TArai-
rauté a toutes les peines du monde à trouver les 6S.G00 ou
70.000 hommes nécessaires pour armer la Hotte de première
ligne et les hàtiments de campagne (1). La réserve ne dépas-
serait guère 48.500 hommes (2) : peu de chose à côté des
80.000 marins réservistes que la mobilisation allemande met-
trait sur pied (3).
Cette disette d'hommes n'a rien d'étonnant, puisque les
navires armés sont plus nombreux, et que les grands cuiras-
sés modernes exigent des équipages plus forts. Pour augmen-
ter la rapidité de la mobilisation, on a adopté le système des
« nucleus crews » (équipages-noyaux), dont l'objet principal
était d'assurer, dès le temps de paix, à certains bâtiments en
réserve, les éléments les meilleurs de leur équipage de guerre.
« Mais telle est la pénurie d'hommes qu'il est douteux que
« les vaisseaux de cette catégorie puissent recevoir le nombre
« nécessaire pour porter leurs équipages au complet. En tout
« cas, ils ne seront pas prêts pour une action immédiate. Les
« navires de réserve pourront seulement entrer en ligne dans
« la dernière période de la guerre. Nous avons des navires en
« nombre suffisant pour subvenir à nos besoins actuels. Mal-
et heureusement, nous n'avons pas d'hommes pour ces navires.
« 11 manque 20.000 hommes à la flotte. C'est pourquoi l'Ami-
« rauté est incapable d'entretenir une escadre dans la Méditer-
« ranée (4). »
D'ailleurs M. Churchill n'est pour rien dans cet état de
choses. Les équipages se recrutent plus difficilement que
jamais, en raison de l'insuffisance des soldes. Elle se fait sen-
tir d'autant plus que les hommes, plus rarement embarqués
pour des croisières lointaines, et vivant davantage dans les
(1) D'après les renseignements fournis par un officier de mnrine anglais au
rédacteur naval du Temps.
(2) Royal Naval Reserve 20.416
Fléet Réserve 24.153
Royal Naval Volonteers. 4.063
Total 48.632 (D'après le Statesman Year liook pour
1913).
(3) The Navy (octobre 1913).
(4) M. Churchill and the Navy \Naiio?ial Reiieir, mars 1913,.
390 <.-! l'M ItjM.s ini'LOMA I igUKS Kl COLONIALKS
ports, font mieux la comparaison avec les salaires des ouvriers
et même des marins de la marine marchande.
On dit souvent, à ce propos, que l'Angleterre a dans le per-
sonnel de sa flotte commerciale une réserve d'hommes inépui-
sable. On ne peut compter sur cet appoint que dans une faible
mesure, car une des missions de sa marine de guerre est préci-
sément de permettre aux navires marchands de tenir la mer,
puisque l'Angleterre ne peut pas s'en passer pour vivre. Ce
serait donc un faux calcul que de commencer par désarmer,
faute d'équipages, une partie de ceux-ci.
Pour la marine comme pour l'armée, le recrutement volon-
taire est à bout de rendement, et il n'y a pas d'espoir de voir
s'améliorer la situation, à moins d'augmenter les soldes et
de les mettre au niveau des salaires industriels et commer-
ciaux.
Les ofliciers eux-mêmes delà marine royale sont en nombre
insuffisant. Pour combler le déficit, le gouvernement a fait
appel aux officiers de réserve de la marine marchande, sans
grand succès, paraît-il. De môme, l'Amirauté a dû offrir aux
jeunes gens ayant achevé leur éducation générale dans les
écoles publiques ou ailleurs, d'entrer directement dans la
marine comme cadets, sans passer par les écoles d'Osborne et
deDarmouth. Parmi les causes qui déterminent cette pénurie
d'otficiers, on cite, outre l'accroissement du nombre des cui-
rassés, la création du service d'aéronautique navale ; le déve-
loppement de celui des sous-marins ; enfin, les besoins des
Dominions, qui demandent des instructeurs pour organiser
leurs flottes naissantes.
Concluons. En s'en tenant aux programmes actuels, en 1920
l'Angleterre aura sur l'Allemagne une supériorité d'au moins
60 % en cuirassés modernes. Dans la Méditerranée, elle sera
notablement inférieure aux flottes italienne et autrichienne réu-
nies, peut-être même à la plus forte d'entre elles. Quant aux
autres mers, elle les abandonne.
Il est donc incontestable que la suprématie navale à laquelle
elle avait toujours prétendu se trouve compromise, malgré
l'effort soutenu ces dernières années, et l'accroissement de son
budget naval. Elle paie aujourd'hui la faiblesse et les erreurs
d'un gouvernement qui crut que les utopies radicales allaient,
par leur seule vertu, s'imposer comme un dogme à l'Allemagne
de Guillaume II. Une marine s'improvise encore moins qu'une
M. W. tHUKCUILL ET LA POLITIQUE NAVALE ANGLAISE 397
armée. Les prévisions à longue échéance sont nécessaires pour
l'établissement des programmes ; l'esprit de suite, ponr leur
exécution. En cette matière, le temps perdu se regagne diffici-
lement et au prix de grands sacrifices. Or l'Angleterre en a
perdu beaucoup.
A ce propos l'amiral de Tirpitz a donné un nouvel exemple
de la facilité avec laquelle on peut utiliser les chiffres, même
devant une commission du budget, plus compétente qu'une
assemblée parlementaire, pour les présenter de manière à
servir certains intérêts. Il est arrivé, en choisissant la période
1909-1913, à montrer que l'Allemagne était, de toutes les puis-
sances européennes, celle qui avait le moins accru ses dépenses
navales ! Dans ces cinq années, le chiffre des crédits consacrés
en Allemagne à la marine a aug'menté de S5 millions ; en An-
gleterre, de 216 millions, sans compter un budget supplémen-
taire d'environ 60 millions, soit une augmentation quadruple
pour une Hotte plus que double de la flotte allemande. La France
a augmenté ses dépenses navales de 134 millions, la Russie de
302 millions, pour la seule flotte de la Baltique.
S'il avait pris, au contraire, les années 1905 à 1908, il aurait
trouvé les chiffres suivants, qui donnent en millions les
variations du budget naval dans les grands Etats.
Grande-
Bretagne
Allemagne
France
Russie
Ital-ie
Auiricli.!
190o..
— 97,5
^ 30
-f 7,5
+ 10
))
— 30
i9or...
— 62,5
+ 17,5
— 10
+ 2,0
+ 7.5.
— 35
1907..
- 47,5
+ 55
+ 5
— 90
-r 7,5
-r 7,5
1908..
-f 20
+ 55
+ 7,5
^ 35
+ 15
— 5
Total. — 187,5 + 157,5 +10 — 42,5 -f 30 — 2,5
On voit donc que, dans cette période, l'Allemagne a dépensé
345 millions de plus que l'Angleterre (1).
Ces comparaisons entre budgets sont difficiles : elles
demandent un examen chapitre par chapitre, chaque Etat ayant
pour l'inscription des dépenses ses méthodes particulières.
Ainsi, le groupe qu'on appelle à la Chambre des Communes
celui de la « Petite .Marine », et ses adhérents dans le pays, se
plaignent que la flotte anglaise coûte deux fois plus que la Hotte
(1) De 1899 à 1909, l'Angletei-re a construit seulement 29 cuirassés contre 28 con-
struits par l'Allemagne; 13 croiseurs protégés contre 20; 08 destroyers contre Si,
les 49 torpilleurs de faible rayon d'action, qu'elle a en plus, ne pouvant pas com-
penser la dilïérence En mars 1912, M. Churchill reconnut que l'augmentation de
cette catégorie était urgente, la proportion qui existait actuellement étant peu
satisfai-aatc.
398 QUESTIONS DlPLfïMATIOUES ET COLONIALES
allemande. Ils en concluent que radministration britannique
g-aspille les deniers publics, ou entretient une flotte extrava-
gante. On a souvent expliqué cette disproportion entre les bud-
gets des deux. pays. Elle est exposée chaque année dans un
IVhite Paper que publie l'Amirauté (en 1913, n'' 27i;. Il y est
dit que le budget anglais prévoit pour les pensions, les gardes-
côtes et les réserves une somme de 102.870.000 francs. Le bud-
get allemand prévoit de son côté 17.801.330 francs de dépenses
qui ne figurent pas au budget anglais. C'est donc, à la charge
de la Grande-Bretagne, un excédent de plus de 85 millions, qui
ne correspondent à aucun résultat utile pour sa puissance
navale. D'autre part, le service volontaire revient beaucoup plus
cher que la conscription allemande. Enfin, la création de la
base navale de Rosyth est payée en Angleterre par le budget
de la marine, tandis que les travaux, d'utilité purement mili-
taire, du canal de Kiel ne figurent pas au budget naval alle-
mand, ainsi allégé d'environ 100 millions (!).
Encore, en scrutant les chiffres avec exactitude, arrive-t-on
à découvrir les réalités auxquelles ils correspondent. Mais quand
on s'aventure dans le domaine du verbalisme parlementaire, il
est moins aisé de s'y retrouver. Ainsi, quelle conclusion tirer
des propos incertains que, depuis trois ans, les ministres de la
Marine des deux pays échangent à la cantonade, alors surtout
qu'aucun ne parle jamais sans apporter aussitôt une restriction à
ce qu"il vient de dire ? Quand l'amiral de Tirpitz s'affirme prêt à
examiner avec bonne volonté toutes les propositions relatives à
une entente navale, mais ajoute que jusqu'à présent aucune ne
lui a été faite, il ne faut pas attacher à sa déclaration plus d'im-
portance que le gouvernement allemand lui même n'en a attaché
aux paroles de M. Churchill. C'est en vain que, par trois fois,
celui-ci a lancé, dans une réunion publique ou à la Chambre des
Communes, des appels au désarmement. Les Allemands ne
veulent pas entamer cette conversation, et qui oserait s'en
étonner? Un grand pays ne doit compte à personne des déci-
sions qu'il prend pour assurer sa sécurité ou accroître sa puis-
sance. Il mesure ses résolutions aux nécessités de sa politique
ou aux exigences de ses appétits et non pas aux convenances
de ses rivaux.
(1) Un ])iidget naval de l.iîoO million.s est-il justilié? Forlmghllij Review, décembre
1913.
M. W. CUURCUILL ET LA rOLlTlyUID NAVALE ANGLAISE oi'O
Les Allemands se vantent que rattiliide plus conciliante des
Anglais à leur égard vient de la crainte salutaire qu'inspire
leur marine grandissante. C'est vraisemblable, et de leur côté
les Anglais semblent le reconnaître. Sir Edward Grey n'a-t-il pas
dit que toute réduction dans le programme naval britannique,
loin de provoquer un ralentissement général, serait pour leurs
concurrents un véritable stimulant? Il ne se trompe pas. Si
Guillaume II a consacré un etïort si soutenu à doter son pays
d'une puissante marine, c'est qu'il la regarde comme un instru-
ment indispensable à sa grandeur; il n'a donc aucune envie
d'arrêter ses progrès pour complaire à la Grande-Bretagne.
L'Angleterre elle-même ne saurait oublier que l'Empire
britannique est asiatique plus qu'européen ; ses intérêts
s'étendent sur le monde entier. Malgré l'alliance japonaise et
l'amitié des Etats-Unis, elle ne peut pas renoncer complète-
ment à les protéger elle-même, La moitié de la marine mar-
chande du monde navigue sous pavillon anglais; la vie de la
population et l'industrie du Royaume-Uni sont liées à cette
marine de commerce. Or l'issue d'une guerre navale dépendra
de la pression économique exercée par l'ennemi, autant que
du succès d'une grande bataille.
Si lourde qu'elle soit, la charge d'un budget de 1.250 millions
ne deviendrait exagérée que si elle se trouvait disporportionnée
à la grandeur des intérêts en jeu et aux capacités financières du
pays. Puisqu'en attendant le jour du règlement de comptes, la
force, et par suite le prestige et le succès d'un peuple n'ont
d'autre mesure que le courage avec lequel il supporte le poids
des armements, mieux vaut faire bonne figure que de parler
sans cesse d'arbitrage, à moins qu'on ne soit décidé à abdiquer
toute prétention. Ce n'est pas encore le cas pour l'Angleterre.
x\. DE Tarlé.
L'ORGANISATION
DU
COMITÉ "UNION ET PROGRÈS
On peut diviser en quatre périodes, suivies chacune d'une
répression, l'histoire du Comité « Union et Progrès » depuis sa
fondation jusqu'en 1908.
En 1894, quatre élèves de la Faculté de médecine militaire,
dont le D'" Abdullah Djevdet, se réunissent et jettent les bases
d'une association qu'ils dénomment « Union et Progrès de
Gonstantinople et de Salonique ». Ils lancent une brochure
dans laquelle ils exposent leur but et leur programme. Leur
appel est aussitôt entendu : des sous-comilés se forment où
les militaires entrent en foule; liadji Ahmed devient le chef
du Comité central, le colonel Chefik bey est à la tête du
groupe important du Seraskierat. Inaptes encore à se diriger,
les uns et les autres cherchent leur voie, tâtonnent et se font
dénoncer par Ismaïl pacha, inspecteur des écoles militaires.
Première répression : e^il au Fezzan, en Syrie, à Mossoul.
Quelques membres seulement réussissent à prendre la fuite
et se dispersent en Europe.
C'est un peu avant ce premier désastre que le directeur de
l'Instruction publique du vilayet de Brousse, Ahmed Riza,
avait dû quitter la Turquie à la suite d'un certain rapport où
des réformes étaient réclamées. Ce fut lui que le Comité char-
gea de le représenter à Paris et de diriger le Mechveret^ en
même temps que Mourad, ex-directeur de Vlkdain, réfugié
à Genève, y publiait le Nizani. A Paris et à Genève, une cam-
pagne de presse fut organisée. Mais à la suite d'une nouvelle
dénonciation, un conseil de guerre réuni à la caserne de Tach-
Kichla condamna 81 élèves de l'Ecole de guerre de Pancaldi.
C'est immédiatement après celte condamnation qu'intervint
une amnistie de l'habile Abdul Ilamid qui parvint ainsi à
faire renoncer beaucoup d'unionistes à leurs idées.
Ces insuccès répétés furent pour les membres du Comité,
restés fidèles à leur cause une cruelle mais utile expérience. A
l'organisation du comité " UNION ET PROGRÈS » 401
cette époque entrèrent d'ailleurs en scène des hommes de va-
leur : Talaat, premier commis de Tadministration des postes,
Midhat, chef comptable, Damad Mahmoud pacha et ses deux
fils, les princes Sabaheddine et Loutfoullah, le D' Behaeddine
€hakir, le D' Nazim, qui établirent deux centres d'action, l'un
à Salonique, l'autre à Paris. Le parti s'organisa vraiment, et
avant de songer à prendre l'offensive mit tout en œuvre pour
se prémunir contre la délation.
Enfin la dernière période, de 1900 à 1908, fut celle qui donna
aux conjurés de grands résultats au point de vue de la propa-
gande, quoiqu'elle s'exerçât avec un tel mystère que beaucoup
de gens, même avertis, étaient loin de se douter du travail
souterrain qui s'opérait, La propagande fut surtout active dans
les rangs de l'armée : les Jeunes-Turcs avaient, en effet, com-
pris que la lutte eût été impossible contre un gouvernement
despotique qui aurait disposé d'une armée fidèle. Le jeune offi-
cier fut le meilleur instrument aux mains des unionistes. A
un âge où on s'enthousiasme facilement, où on ne s'embar-
rasse pas des considérations qui sont d'un grand poids aux yeux
d'un homme chargé de famille, où une solde bien maigre et
souvent impayée prédispose au mécontentement, le lieutenant
turc était une proie toute désignée pour les révolutionnaires.
Et par le lieutenant on put attaquer simultanément le soldat et
l'officier de rang supérieur. Grâce aux fréquents déplacements
de troupes et aussi à l'exil et à la déportation, les foyers d'agi-
tation se multipliaient dans tout l'Empire, même dans l'Aiia-
tolie, plus réfractaire cependant aux idées nouvelles que la
Roumélie.
Des règles de conduite précises, inspirées par la faillite des
nihilistes russes, furent données à tous les groupes d'adhérents.
Pas de bombes, le respect de la propriété d'autrui, des chré-
tiens et des étrangers, pour se concilier la sympathie de l'Eu-
rope, et l'emploi des fédaïs pour combattre les espions, tout
particulièrement les espions musulmans, de façon que les
assassinats politiques ne soient pas imputés au fanatisme
religieux.
*
* *
L'histoire de la révolution turque est trop connue pour qu'il
soit nécessaire de la retracer ici. Mais la manière dont le grou-
pement initial a foisonné et essaimé est restée généralement
ignorée. Le Comité, pour employer l'expression du D*" Nazim,
s'est constitué de bas en liaut^ et les mêmes règles président
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 26
402 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
encore à son recrutement et à son renoiivellemenl. De petits
groupes, dont le nombre des membres ne d-épasse jamais six,
élisent un guide. Six de ces guides forment à leur tour un
nouveau groupe, et ainsi de suite jusqu'au Comité central,
composé d'une soixantaine de membres, qui proviennent paa^
conséquent de sélections successives. Enfin ces soixante
membres reconnaissent quelques chefs comme Djavid, Talaat,
Djemal, Enver, Hadji Adil qui constituent une oligarchie qui a
l'air d'être omnipotente, parce qu'elle paraît seule à visage
découvert dans la vie publique. Mais derrière elle certaines
éminences grises sont écoutées comme des oracles. J'ai eu
l'occasion d'en connaître quelques unes, notamment un obscur
fonctionnaire, un de ces Turcs sincères et honnêtes qui n'ont
pas d'ambition personnelle. Celui-là donnait des ordres à des
personnages beaucoup plus haut placés que lui dans la hiérar-
chie administrative.
Pour se mettre en garde contre les trahisons, l'anonymat est
généralement assuré aux membres du Comité central et la
plupart des Jeunes-Turcs ignorent sa composition exacte. Il
n'existe d'ailleurs pas de présidence du Comité central. Dans
chaque chef-lieu de vilayet réside un délégué responsable pour
lequel le vali a généralement beaucoup de déférence. Des clubs
sont installés dans toutes les villes importantes. Le club de
Brousse comptait, en 1912, 2.000 membres, la plupart employés
du gouvernement. Une salle de lecture et une bibliothèque
sont mises à la disposition des adhérents, mais la bibliothèque
est plutôt un lieu de discussion que d'étude. On y organise
parfois des conférences publiques oii on invite à grand fracas
amis et adversaires pour traiter des questions d' « éducation
<îivique ». Mais quand il s'agit de sujets plus délicats, il faut
naturellement montrer patte blanche pour entrer.
Le service de renseignements du Comilé est remarquablement
organisé. Tout unioniste doit à son parti obéissance aveugle.
Un avocat, un médecin, un officier, peut donc être contraint
à l'espionnage si l'intérêt du parti le veut. J'ai eu l'occasion de
me rendre compte des exigences du tout-puissant Comité quand
il s'agit de punir le traître qui avait dévoilé à la police de
Kiamil pacha la retraite de Talaat sur les bords de la mer
Noire, pendant l'hiver de 1912. Le traître fut dénoncé à son tour
par un fonctionnaire de l'ordre judiciaire qui reçut une aug-
mentation sensible de traitement en guise de récompense. Le
Comité entretient aussi des espions professionnels, qui sont
quelquefois des femmes, et qui sont lixés ailleurs qu'en Tur-
quie, et enlin des émissaires politiques qui s'en vont dans les
l'organisation du comité « LMOiN L-T IMIOGULS » 403
Yilayets les plus reculés faire de la propagande ou senicr l'agi-
tation. C'est ainsi que Tinsurrection de Gumuldjina lut fomen-
tée par le gouvernement de Constantinople. On enrôlait les
officiers désireux de partir à leurs risques et périls pour com-
mander la milice de Gumuldjina, avec des soldes avantageuses.
Une place à part doit être faite au cheik Abd ul Aziz Chan-
reh, le grand champion du panislamisme. Il est un des grnnds
oracles du Comité qui le soutint, d'abord en subventionnant
son journal Ililal Osmanié^ et ensuite en trouvant les fonds
nécessaires pour TUniversité de Médine, la grande idée d'Abd
ul Aziz. C'est toujours ce cheik qui est l'intermédiaire entre les
musulmans et le khalife, c'est lui qui se rendit Tété dernier a
Andrinople pour remettre aux blessés 300 livres turques,
envoyées par les Hindous musulmans. Grand orateur et remar-
quable écrivain, il a le don de passionner les foules. Le Comité
a eu la main heureuse en l'attachant à sa fortune; ceci d'ail-
leurs ne l'empêche pas de nier toute propagande panislamiste;
mais entre la parole et les actes il faut distinguer. On ne sau-
rait nier en tout cas que le Comité choisisse de préférence comme
émissaires des sarriklis (porteurs de turban), indiquant ainsi
qu'il entend bien entretenir et surexciter les passions religieuses
des classes populaires.
Ouoi qu'il en soit, parfaitement renseigné sur tout ce qui
se passe dans l'empire, le Comité installe partout des créatures
aveuglément soumises à ses ordres et fait destituer tout fonc-
tionnaire qui ne témoigne pas d'un zèle sufhsant. En revanche,
il soutient envers et contre tous ses adhérents et assure éga-
lement l'impunité B-ux/édaïs. A propos de ces derniers, voici
ce que me disait le D"' Nazim : « C'est Salonique, notre premier
foyer de propagande, qui nous donna les meilleurs fédals. Il
faut savoir que le sacrifice de leur vie à la bonne cause n'est
pas imposé à tous les unionistes. Nous avions toujours présent
à l'esprit l'exemple des révolutionnaires russes. Nous deman-
dions aux plus ardents de nos partisans s'ils étaient décidés
à mourir consciemment pour la patrie, et ceux qui acceptaient
étaient inscrits parmi lesfédaïs. » Ces fédaïs, dont le D"" Nazim
reconnaissait l'existence, ont fait parler d'eux à maintes
reprises. Un assassinat récent, celui de Zeky bey, rédacteur en
chef du Chehrah, adonné lieu à un procès qui a révélé les agis-
sements de certains unionistes : au cours des débats, il a été
question, avec une aisance déconcertante, non seulement de
quatre personnages assassinés, mais d'autres dont la suppres-
sion était désirable et désirée. Il convient de dire d'ailleurs
que les unionistes n'ont pas le monopole de ces procédés : les
404 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
mœurs hamidiennes se sont malheureusement infiltrées dans
beaucoup de milieux lurcs.
*
Il faut ne pas avoir vécu en Turquie dans ces dernières
années pour nier qu'au despotisme hamidien ait succédé un
autre despotisme, celui des Jeunes-Turcs. Mais les écrivains
qui n'ont jamais quitté leur cabinet étaient seuls à s'imaginer
qu'un régime parlementaire pouvait exister en Turquie. J'ai
vu tant de villes et de villages en Anatolie oii les habitants
complètement illettrés et ignorants, n'ont aucun sens de la vie
politique d'un pays ! Je me rappelle les paysans qui me de-
mandaient pourquoi ils payaient encore l'impôt, puisqu'on
avait renversé Abd ul Hamid, et dont les plaintes étaient pé-
nibles à entendre à force d'être naïves. Mieux vaut encore
pour la Turquie d'aujourd'hui un despotisme intelligent qu'un
parlementarisme qui ne serait qu'un misérable simulacre.
Le rôle du Comité « Union et Progrès », tel que l'avaient
conçu ses fondateurs, aurait pu être bienfaisant en instaurant
une période de transition entre la fin du régime hamidien et
l'époque oij une vie parlementaire aurait été possible. Malheu-
reusement, à côté d'unionistes d"une moralité irréprochable,
est apparue dans le Comité la foule des arrivistes qui deman-
daient à l'intrigue les avantages que leur mérite n'avait
pu leur procurer. Çà été une ruée de tous les ratés, de tous
les déclassés, vers la politique dispensatrice d'honneurs et
d'argent. On ne se doute pas de quoi ils ont été capables
dans certains coins reculés de l'Anatolie, d'oii les nouvelles
ne transpirent pas facilement. Les élections notamment ont
donné lieu à des scènes extraordinaires. Je citerai le cas d'un
agent électoral du parti ententisle arrêté en rase campagne,
désarmé et sommé de faire demi-tour non par un brigand,
mais par un lieutenant de gendarmerie; et les bagarres
d'Eski-Chehir, un centre ententiste, où il y a eu des morts et
des blessés et où les élections ont été faites par la gendar-
merie. Avec de pareils procédés les élections prochaines don-
neront évidemment, tout comme les précédentes, une énorme
majorité aux unionistes.
En attendant -les élections, le Comité fait et défait les minis-
tères, et règle par le menu les débats du Parlement. Parfois
les journaux de Stamboul publient des entrefilets où l'on
annonce franchement que le groupe unioniste « parlemen-
taire » s'est rencontré à Nouri-Osmanié avec tel ou tel ministre
l'organisation du comité « UMùN KT PROGRÈS » 405
pour décider des réponses à faire aux interpellations. Nouri-
Osmanié est le grand centre unioniste de Stamboul, installé
de manière à soutenir un siège. Les discours d'Ilalil bey, un
des leaders du parti, sur la politique extérieure ont beaucoup
plus d'importance que les déclarations du ministre des Affaires
étrangères,
La famille impériale elle-même est rigoureusement sur-
veillée par le Comité. C'est lui qui imposa naguère au sultan
le voyage en Albanie. Quand le prince héritier Youssouf-
Izzeddine se rendit en Angleterre, il n'eut pas la permission de
s'entretenir avec qui il voulut, et notamment lorsque le dan-
gereux Albanais Ismaïl Kemal voulut, à Vienne, s approcher
du prince, le mentor de ce dernier, le D' Behaeddine, s'inter-
posa énergiquement. C'est le même Ismaïl Kemal, que les
événements d'Albanie ont mis en vedette, qui me disait au
moment de la démission de Talaat bey : « Nous autres, les re-
« présentants de la nation, en sommes réduits à faire des
« hypothèses sur les causes qui ont motivé la démission du
« ministre de l'Intérieur. Tout s'est passé entre ces messieurs
« du Comité. « Je rappelle enfin que certains règlements qu'on
a mis sur le compte de l'infortuné sultan, et que le Matin a
récemment publiés, condamnent les membres de la famille
impériale à une sorte de réclusion, sous prétexte de sauve-
garder leur dignité.
De toutes parts les procédés du Comité « Union et Progrès»
lui suscitent des haines. Il est donc difficile de croire qu'il
pourra jamais être l'instrument de la rénovation de la Turquie
par l'union de tous les frères turcs dispersés, que préconisent
des organes comme le Turk yordou et le Turk odjaghi.
pourtant subventionnés par le Comité (1).
A. DE ROCHEBRUNE.
(1) Tur/i yordou, veut dire patrie turque et Turlc ocljag/ii, foyer turc. Yourt est
un vieux mot turc moins employé que le mot arabe catlian qu'on rencontre dans les
vers suiyants, qui résument le symbole du jiourdikme : Vathan, né Turl<a dit;
Turkleré, né Tur/c slan ; valhan, beuyu/c vé muebbed bir euUcé, dir, Touran.
« La patrie des Turcs n'est ni la Turquie, ni le Turkestan, la Patrie est un monde
« grand et éternel, c'est Touran. » [X. D. L. /?.}
Lk COTE ORIENTALE D'AFRIQUE
DE DURBAN A MOMBASSA
Les tractations anglo-allemandes relatives au Mozambique porlugais,
qui seront bientôt connues, donnent une actualité particulière à ces notes
de voyage qui nous donnent d'intéressants détails sur les ports de la côte
orientale d'Afri(iue. — N. D. L. R.
Une campagne récente dans l'océan Indien nous a permis une
croisière de cinq mois le long de la côte orientale d'Afrique.
C'est une région où notre inlluence est bien faible, malgré la
proximité de Madagascar. Les ports anglais, portugais et alle-
mands qui s'étagent sur toute cette côte ne sont point visités,
sauf les extrêmes : Durban et Lourenço-Marquez au Sud,
Zanzibar et Mombassa au Nord, par les navires de commerce
frant^ais. Partout ailleurs nous ne sommes pas représentés ou
seulement par des agents consulaires. Nos navires de guerre
ne s'arrêtent guère sur cette côte, depuis Tépoque déjà loin-
laine où fut supprimée la division navale de Focéan Indien.
L'unique canonnière qui naviguait quelque peu dans ces eaux
a été aiïectée à la division du Maroc, et il ne reste plus dans la
zone de Madagascar, qu'un bateau hydrographe qui ne quitte
point le nord de l'île, où le retiennent ses travaux.
La côte africaine qui se déroule, tantôt régulière, tantôt
découpée, de Durban à Mombassa, est successivement anglaise
portugaise et allemande. La remontant du Sud au Nord, nous
avons fait escale dans les points suivants : Durban( Sud-Afrique
anglais), Lourenço-Marquez, Inhambane, Beïra, Ouilimane,
Mozambique, Pemba, Ibo (Afrique orientale portugaise), Lindi,
Kilwa, Dar-es-Salam, Tanga (Afrique orientale allemande),
Zanzibar (pays de prolectoiat britannique), Mombassa (Afrique
orientale anglaise).
Di liiiA.N 01- 1\)ut-Natal. — Capitale du Natal, cette ville
connut une grande prospérité au moment de la guerre du
ïransvaal. Bien qu'elle ne s'écarte point du type de la cité
coloniale anglaise avec ses clubs, ses « tea-rooms », ses sports
variés, ses promenades et ses rues bien entretenues, ses parcs
et son classique « Botanical Cardcn )^, elle semble un lieu de
délices au voyageur français qui an-ive de Madagascar, et qui
ne se doutait point que, si près de la terre malgache, bien
LA CÔTE ORIENTALE d'aFRIQUIÏ Dli DUHBAN A MOMBASSA 407
coloniale et pittoresque sans doute par sa couleur locale et son
manque de confort, était, sous des cieux tropicaux presque
identiques, un pays de luxe, d'hygiène et de bien-être. On
pourrait se croire dans une ville européenne, si le caractère
exotique ne se trahissait ça et là par quelque coin entrevu de
luxuriante végétation ou par l'apparition, au détour d'une rue,
de quelque Cafre au costume primitif.
Nous sommes loin, il est vrai, de la prestigieuse époque où
l'or se jetait à pleines mains, oii la livre sterling remplaçait
la monnaie de hillon, où il était de bon ton d'allumer son
cigare avec une banknote : c'était le temps de la guerre, et la
valeur de l'or possédé était diminuée par la perspective de
celui qui allait se conquérir par la force. Aujourd'hui tout est
certes bien cliangé, et il y a même une certaine stagnation
dans les affaires. Mais on reste frappé de la prospérité de ce
pays, à côté du développement encore insuffisant de notre
possession voisine.
Bien que située à 30 degrés de latitude sud, Durban n'a
point un climat complètement tropical. De la côte à l'intérieur,
on rencontre, par une progression qui n'est pas toujours très
marquée, trois zones différentes : la zone côtière ou zone
chaude, la zone moyenne ou tempérée, la zone froide sur les
hautes terrasses, celles par exemple du Drakensberg. Durban
fait partie de la première zone, salubre quoique chaude. L'été,
inversé par rapport au nôtre, dure de novembre à avril; au
mois de mars, la température moyenne fut, pendant notre
séjour, de 19 degrés centigrades, mais elle s'abaisse nota-
blement à la suite des pluies qu'apportent alors les vents d'Est
de l'océan Indien.
En hiver, le ciel est immuablement sereii»; mais, quelle que
soit la saison, l'insolation n'est point à craindre et l'on peut,
sans arrière-pensée, abandonner le casque, puisque l'Anglais
abandonne lui-même le fentre à doubles bords.
La population blanche, 30 000 ùmes pour autant d'indigènes,
est composée d'Anglais, de Boers, d'Allemands, d'Américains,
de quelques Français et d'une petiote colonie mauricienne. Les
Boers de Durban sont relativement peu nombreux, si on les
compare à ceux qui, dans l'intérieur du Natal et duTransvaal,
vivent dans leurs fermes qu'ils ne quittent qu'aux approches
de. l'hiver, eux et leurs troupeaux, pour les régions basses et
désertiquesda « veld». Les Anglais — envers qui ils conservent
une haine aussi vivace, quoique sans éclats, qu'est irréduc-
tible leur dévouement aux institutions de leur race — tlétris-
sent enfermes sanglants leur fanatisme, leur « inutile paresse »,
408 QUESTIONS DIPLOMATIQUES BT COLONIALES
leur éducation si rudimentaire qu'elle équivaut, disent ils, à
la plus écœurante des grossièretés. Nous concédons volontiers,
pour l'avoir maintes fois éprouvée, la réalité du dernier grief;
mais ce défaut est racheté chez eux par tant de bonhomie! Le
Boer est un « bushman », un simple, sans ambition ni besoin
artificiel. 11 sent la brousse, l'étable, la venaison et la fenaison.
Si, sur la ligne du Natal, l'un d'entre eux monte dans votre
compartiment, il s'installe sans souci de votre présence; avec
la fumée de sa pipe, il emplit le wagon, pose à vos côtés ses
bottes boueuses sur la banquette, expectore en un long jet, tout
en caressant le collier de sa barbe, sa salive spumeuse. 11 parle
fort avec ses compagnons, pousse des éclats de rire ou de
fureur, et descend en vous bousculant sans s'excuser. Mais
quels trésors de confiance naïve — trop aveugle sans doute —
dans l'exemple des aïeux, quelle admirable et sereine philo-
sophie, dont l'obstination est bien faite pour irriter encore
la maladive soif de progrès de leurs nouveaux maîtres!
Les indigènes sont des Cafres et des Zoulous, issus de la
grande tribu des Bantous, qui chassa les barbares Hottentots,
Leur type est beau, régulier, d'une sauvagerie, pourrait-on
dire, affinée. Le nez n'est point épaté, les lèvres ne sont point
éversées et lippues comme celles des Bechuanas et des Makoas.
Les muscles saillent d'une saine hypertrophie sous un épi-
derme aussi poli que l'ébène. La plupart, surtout parmi les
Zoulous, se louent comme traîneurs de « rickshaws », fines et
légères voiturettes que l'Européen utilise comme les pousse-
pousse en Extrême-Orient. Pour attirer la pratique, il n'est
point d'artifice de toilette que n'emploie le boy au rickshaw :
un court jupon en indienne ceint autour des reins, les pieds et
les jambes barbouillés de chaux, la poitrine couverte d'amu-
lettes, il prend sa course en agitant au vent une vaste crinière
multicolore, d'oii émergent deux longues cornes de bœuf.
La femme est un peu lourde sous l'épais lamba gris qui la
couvre jusqu'à la poitrine, et d'oïi sortent en bas deux extré-
mités pattues cerclées de métal en haut un buste dominé par
la masse rigide des cheveux.
Les Cafres habitent en dehors de la ville des sortes de camps
fermés, oîi se dressent des huttes hémisphériques faites de
boue et de branchages et percées, au ras du sol, d'un orifice
en guise de porte.
Les Européens de Durban paraissent jouir d'une vie confor-
table, bien qu'en général modeste. Les plus aisés demeurent,
sur les coteaux de Berea, dans des cottages enfouis sous la
verdure. Durban a sa saison de bains de mer sur le « Bcach h^
LA CÛTK OIKENfALB d'aKHIQUE DE DUKBAN A MOMBASSA 409
OÙ l'on retrouve alors les distractions de rAmerican Park,
ses concours hippiques sur un magnifique champ de courses
suburbain, ses cafés-concerts, — à la manière anglaise, — ses
spectacles, où la bonne société ne craint point de comparaître
en scène avec des professionnels du drame ou de l'opérette.
L'architecture des monuments publics est souvent grandiose r
près de West-Street, la rue commerçante, le Town-Hall ou
Hôtel de ville, bâti à renfort de millions, le Marché aux halles
avec son air de pagode chinoise, la Gare des raihvays du Sud-
Afrique, qui ferait envie à plus d'une grande ville d'Europe.
Du côté de la Pointe, c'est le Durban-Club, d'un style à la fois
sévère et riant; ce sont de luxueux hôtels où descendent, lors
de la « season », les « business men » du Transvaal.
Pourquoi, malgré cet aspect de prospérité tranquille, Dur-
ban, ainsi que nous le disions tout à l'heure, voit-il son mou-
vement économique paralysé? Les conditions dans lesquelles
vit ce pays depuis l'avènement, à la fin de 1910, de l'Union
sud-africaine, groupant en un faisceau imposant les quatre
principaux Etats : Cap, Natal, Orange et Transvaal, sont encore
trop nouvelles pour être dès maintenant avantageuses. Il règne
encore sur le commerce et l'industrie on ne sait quel vestige
d'une torpeur trop longtemps entretenue par l'attente de jours
meilleurs. Mais, sous la bienfaisante influence de cette confé-
dération, les énergies ne vont point tarder à se réveiller et
avec elles un peu de la splendeur économique passée.
Les produits du sol du Natal sont très variés, à cause même
de la variété de ses climats : dans la zone côtière se récoltent
le café, le riz, le manioc, le sucre, le coton, le chanvre, le
tabac; dans la zone moyenne, les cultures sont celles des pays
tempérés; aux confins de la zone froide, ce sont d'immenses
champs de blé et de mais, ou encore des champs de pâturage.
A quelques kilomètres de Durban, de vastes troupeaux de
moutons, fournissant une laine très appréciée, sont une nou-
velle source de revenus, ainsi que les arbres à écorce tannifère
dont l'exploitation est déjà entreprise avec méthode.
Tous ces produits s'en vont, par la voie de l'océan Indien
ou de l'Atlantique, sur les nombreux vapeurs qui, à toute heure
du jour et de la nuit, donnent au port une singulière anima-
tion. Ce sont des paquebots anglais des lignes d'Australie, de
l'Inde ou de l'Extrême-Orient; des paquebots allemands fai-
sant une redoutable concurrence aux premiers ; pas ou presque
pas, hélas! de paquebots français. Un bateau des Messageries
Maritimes, ligne annexe de la côte ouest de Madagascar, mouille
de temps en temps à Durban. Une première compagnie fut
410 QUKSTIUNS DIPLOMATIOUEÎS ET COLONIALES
obligée précédemment de cesser ce service, faute de fret. Quant
à notre marine de guerre, elle n'est représentée dans les eaux
de Tocéan Indien que par un bâtiment en bois, le Vaiicluse,
"qui ne quitte pas les côtes de Madagascar dont il fait depuis
longtemps déjà Thydrograpliie. La Surprise, canonnière de
•760 tonneaux, qui pouvait seule montrer dans l'océan Indien
le pavillon français, navigue maintenant dans les eaux maro-
caines et sur la ciMe occidentale d'Afrique. On ne voit donc à
Durban, en fait de vaisseau de guerre français, que l'aviso
•Vaucluse, quand tous les deux ans il vient s'y faire caréner;
et encore cette occasion sera-t-elle supprimée, quand le bassin
de radoub de Diégo-Suarez entrera enfin en service.
Le port de Durban est muni de tous les perfectionnements
modernes : sur la Pointe, que l'on vient récemment de prolon-
ger de près d'un demi-kilomètre, s'élèvent d'immenses han-
gars, où s'accumule le stock des marchandises. Un alignement
de grues puissantes court tout le long des quais. De gigan-
tesques remorqueurs facilitent, avec une dextérité qui tient du
prodige, les manœuvres d'entrée et de sortie des bâtiments,
s'agrippant à eux, les poussant contre le quai ou les en déha-
lant au moment de l'appareillage. Ajoutons qu'un dock ilot-
tant peut recevoir des navires de tout tonnage et que des mines
de houille, récemment découvertes, peuvent leur fournir un
'charbon deux fois moins cher que celui de la métropole.
Le climat de Durban est salubre, non paludéen, bien que
quelques cas de malaria nous aient été signalés par les méde-
cins du pays. Sans aller jusqu'à prétendre avec le D' J. F. Allen,
rapporteur de Pietermaritzburg au Congrès anglais de la tuber-
culose, que les Européens, les Cafres et les Indiens sont immu-
nisés contre la pktisie au Natal, nous reconnaissons volontiers
•que l'équipage auquel nous donnions nos soins a présenté à
Port-Natal une faible morbidité, relativement à celle que l'on
a coutume de ren<îontrer en pays chaud. Les hôpitaux, d'ail-
leurs, ne différant en rien des plus modernes hôpitaux d'Eu-
rope, ne manquent point à Durban et il y existe même un
sanatorium sur une hauteur qui domine la ville : le service est
assuré par des sœurs de charité françaises.
Ce n'est point certes la pathologie humaine qui intéresse les
autorités locales, non point qu'elles la fassent passer au second
plan, mais parce qu'elle est, en effet, peu digne d'intérêt à côté
de la pathologie animale et en particulier bovine. Les épizoo-
ties s'acharnent depuis -longtemps sur le bétail sud-africain :
east-codsl-fever, galziekle, tique-fever fauchent en masse les
troupeaux. Lors de la guerre du Transvaal, c'étaient les équi-
LA CÔTE ORIENTALK D'aFRIQUE DE DURBAN A MOMBASSA 411
dés surtout qui payaient leur tribut à une atlection analogue :
la nagaiia. Aujourd'hui les bètes à cornes sont sérieusement
menacées, et le gouvernement est très inquiet. Toute impor-
tation de bétail étranger, en particulier malgache, est inter-
dite, comme si l'infection venait d'ailleurs. Elle est, en tout
cas, totalement inconnue à Madagascar.
Le Natal possède à Pietermaritzburg un laboratoire de bacté-
riologie qui rend à la colonie, pour toutes ces questions de
pathologie spéciale, les plus sérieux services.
Regrettons seulement que les grandes spécialités thérapeu-
tiques françaises, qui jouissent d'ordinaire en pays étranger
d'une réputation qui n'est point usurpée, n'existent pas à
Durban ou soient si fortement taxées que le débit en est, pour
ainsi dire, nul. Les sérums de l'Institut Pasteur sont, entre
autres, hors de prix.
Nous ne parlerons point, malgré leur intérêt, des agglomé-
rations voisines de Durban, desservies par la ligne ferrée de
l'Afrique australe : Pietermaritzburg, ancienne capitale du
Natal, paisible résidence du gouverneur, Ilowick et ses chutes
d'eau, Ladysmith, célèbre par son siège, et plus loin, sur le
territoire transvaalien, Pretoria, verdoyante et humide, et
surtout Johannesburg, enfiévrée par ses champs d'or, person-
nifiant bien ce pays dont la fortune si rapide étonna le monde.
Nous remarquerons seulement combien la question de lamain-
d'ceuvre inquiète les compagnies minières : la mortalité des
ouvriers blancs par phtisie est considérable; les Cafres, malgré
le racolage qui a dépeuplé non seulement le Natal mais encore
les colonies portugaises, sont en nombre à peine suffisant à
cause de leur instabilité; et le Transvaal ne veut point de la
main-d'œuvre hindoue, par crainte de l'invasion asiatique. Il est
de fait qu'à Durban, par exemple, les Hindous ont acquis droit
de cité et possèdent tout un quartier à eux dans Covey-Street.
Lgurexco-^Iauquez. — Après Durban, nous ne trouvons plus
le long de la côte africaine de grandes villes. Nous entrons en
pays portugais, et plus nous nous éloignons du Natal, plus
s'elface cette vision d' « Europe sous les tropiques ». Quoique
vieille de trois siècles, Lourenço-Marquez n'a acquis une cer-
taine importance que depuis la découverte des mines d'or du
Transvaal. Etabli dans la superbe rade de Delagoa-Bay, le port
ne semble animé que d'une médiocre vitalité. Mais la situation
changera quand le chemin de fer qui relie Johannesburg, Pre-
toria et LourençO'Marquez sera la voie unique qu'emprunte-
ront tout l'or et tous les diamants du sol transvaalien, c"est-à-
412 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
dire quand le chemin de fer et le pays appartiendront complè-
tement à l'Angleterre.
La ville est assez propre, avec des rues étroites, mais sans
édifice remarquable, sauf un vieux fort crénelé bâti à peu de
distance de la mer, sur un terrain sablonneux et rougeâtre,
un observatoire modernement installé depuis peu d'ailleurs,
un hôpital nouvellement achevé, mais avec quelle lenteur,
muni d'arcades et de larges vérandas. Les autres construc-
tions sont basses, sans caractère ; on éprouve au bord de la
mer une sensation détoufîement pénible, aussi s'installe-t-on
sur la colline qui domine la rade.
La végétation est peu brillante, même dans le Jardin bota-
nique. Le paludisme est entretenu par des bourbiers qui
s'emplissent à marée haute. On a commencé des travaux d'as-
sèchement coûteux qui ne progressent guère. L'insalubrité
du lieu empêche la construction de nouvelles bâtisses.
L'escadre portugaise, ancrée à demeure dans la rade, se
compose d'un bateau-ponton, anciennement hôpital, portant
pavillon d'un contre-amiral, et d'une canonnière de 350 à
400 tonneaux, la « Chaimite ».
Le commerce avec Madagascar est peu important, malgré
l'escale des Messageries Maritimes; les tarifs douaniers mettent
d'ailleurs hors de prix le moindre objet usuel.
Les Hindous sont établis en maîtres à Lourenço-Marquez et
ne sont point inquiétés par les Portugais. Les natifs, par
contre, sont peu nombreux, le Transvaal avec ses mines en
ayant drainé la majeure partie. Après s'être enrichis là-bas
{la richesse pour eux ne dépasse pas une vingtaine de livres
sterling) ils reviennent attifés de quelques fripes euro-
péennes, font l'achat d'une femme et d'un bœuf, et se décla-
rant à l'abri du besoin, refusent de travailler pour les Blancs.
Beaucoup, cependant, ayant pris goût à la fortune, se laissent
reprendre par l'esclavage du Rand, et séduits par la civilisation
occidentale qui leur procure un bien-être inespéré, ne quittent
plus le Transvaal. D'oLi le dépeuplement dont soulfrent cer-
taines régions de la Gafrerie, et qui n'est point pourtant profi-
table aux mines, où le Cafre ne fait que passer.
Lniiami{am:. — Après Lourenço-Marquez, et jusqu'au cap
Delgado, la côte est basse, peu découpée, bordée de terrains
marécageux. Des rivières débouchent parmi le limon qu'elles
ont entraîné, interrompant la ligne de corail qui reparaît dès
que le fond redevient sablonneux. Fondant les chaleurs, les
pluies sont torrentielles; la rosée s'évapore, au matin, aux
LA CÔIE OIUENTALE DAFRIQUE DE DUHBAN A MOMBASSA 413
rayons d'un soleil brûlant, et l'atmosphère se sature d'humidité.
Le petit port d'Inhambane, à l'embouchure de la rivière du
même nom, est pittoresque avec ses lumineuses maisons en
pierre, ses rues proprettes, sa végétation de cocotiers berçant
leurs palmes au bout de la lagune, parmi le quartier indigène.
Pays de culture de l'arachide, de la canne à sucre, de la noix
de coco. On peut voir à Mutamba, si l'on y peut parvenir en
remontant, après mille difficultés, la rivière, une sucrerie mo-
dèle administrée par un ingénieur français. L'exploitation
n'emploie que des Cafres aussi bien pour l'entretien de la canne
que pour les travaux de l'usine. Avec un peu de surveillance,
cette main-d'œuvre donne les meilleurs résultats.
A Inhambane, les femmes sont seules à travailler. Un Cafre,
enrichi au Rand, en acquiert trois ou quatre contre plusieurs
têtes de bœufs et mène désormais une existence d'oisiveté. Le
type féminin est laid, bestial : lèvres grossières, nez en spa-
tule, menton prognathe, cheveux coupés court, griffes de lion
pendues au cou en amulettes. La femme d'Inhambane aime
l'alcool, et la raffinerie de Mutamba lui vend ses résidus de
mélasse, dont elle extrait une sorte de boisson alcoolique.
L'émigration vers les placers transvaaliens se fait ici avec
une méthode et une intensité remarquables. Très régulière-
ment un vapeur anglais spécialement aménagé vient chercher
sa cargaison noire, qu'un médecin portugais a revêtue de l'es-
tampille sanitaire, à raison de 6 pence par tête.
11 n'existe que quelques Français dans le pays, s'occupant de
petit commerce, d'arachides ou de coprah.
Cette région, mieux exploitée, pourrait fournir des ressources
supérieures encore à celles dont sait si bien profiter la métro-
pole. Il faudrait lutter contre les insectes qui détruisent les
plantations et compromettent les récoltes, contre les saute-
relles, contre les moustiques, propagateurs d'un paludisme
particulièrement sévère. Le service médical est mal compris,
pour ne pas dire totalement négligé.
Beïra. — Ville nouvelle, sortie il y a une quinzaine d'années
du sable et de la boue, au confluent des rivières Pungue et
Buzio, Beïra a sa raison d'être dans le voisinage de la Khodésie,
et doit aujourd'hui son activité à ses communications avec ce
riche hinterland. La ligne ferrée de Salisbury à Beïra draine
la houille, le cuivre, l'ivoire, les produits agricoles de la région,
sans compter l'or de Seloukoué et de Salisbury, que l'on croit
aussi abondant que celui du Rand, Le rêve des Anglais — au
moins celui qu'ils ont la franchise d'exprimer — est d'avoir un
414 QUblSTIOXS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
jour un port sur cette partie de la côte orientale d'Afrique.
Mais, n'ont-ils point Boira qui, plus encore que Lourenço-Mar-
quez, a l'air d'appartenir fort peu aux Portugais?
A marée haute, la rivière Pungue inonde la plaine, d'où for-
mation de marécages, de cloaques fangeux, au bord desquels
sont construites des cases, presque sur pilotis. Les mouches aux
heures chaudes de la journée, les moustiques aux approches
de la nuit pullulent dans ces milieux de pestilence, el ne sem-
blent point incommoder outre mesure les habitants.
Près de la mer, c'est le sable, impalpable et fin, avec son
aveuglante réverbération, et sa mobilité telle que pour y cir-
culer on est obligé de se faire transporter sur des wagonnets.
On a l'impression d'être sur une plage en vogue, où des vil-
las démontables auraient été hâtivement dressées pour une
saison ; toutes les maisons, en effet, construites en tôle ondulée
ou en fer galvanisé, semblent être là provisoirement, depuis peu
et pour quelques jours. L'aspect est ici plus propre, presque
coquet, car les immondices sont absorbées par le sable : la
voie fait elle-même le service de la voirie.
La verdure est presque nulle, à l'exception de rares plants
de iilaos. Pendant la bonne saison, souffle une brise vivifiante
qui tombe le soir et se lève à nouveau, vers 4 heures du matin.
La température moyenne est de 26 degrés, oscillant entre
21 degrés (mois froids) et 33 degrés (mois chauds).
Les provisions y sont d'un prix inabordable, même la viande,
malgré la prétendue richesse en bœufs de la région. Veast-
coast-fever n'existerait pourtant plus, au dire des Portugais,
mais la vérité est qu'ils n'ont que peu de bétail. La malaria,
les affections vénériennes sévissent. Dans l'intérieur, la redou-
table mouche tsé-tsé rend impossible le transport par chars à
bœufs. Un service de « desinfeçao publica » s'occupe spécia-
lement de la désinfection des peaux, qui représentent, à cause
sans doute de la mortalité des bovidés, un des principaux élé-
ments d'exportation du pays.
Le prix de l'hospitalisation des Européens est en parfaite
concordance avec celui de la vie k Beïra : la journée d'hôpital
atteint le joli chiffre d'une livre anglaise, encore que les soins
médicaux se payent à part.
[A suivre.) D'' Lauiient Moreau,
Jlédecin de l" classe de ]a Mariue,
Docteur es sciences.
L'ALBANIE AUTONOME ET L'EUROPE
La question d'Orient revêt mille formes et l'une d'elles est
aujourd'hui la question albanaise. Les autres problèmes sou-
levés par les guerres balkaniques ne sont pas résolus, mais
toutefois leur solution définitive ou provisoire paraît reportée
à quelques années; ils vont sommeiller jusqu'à la prochaine
crise. La question albanaise est au contraire pressante, aiguë,
et de bons esprits croient que sa liquidation n'ira pas sans
trouble, ni sans imprévu. Je voudrais, en quelques pages,
montrer comment cette question se pose en 1914, quels sont
ses origines, ses éléments, et quels essais de solution pourraient
lui être apportés.
*
On dit communément en France que TAlbanie est une créa-
tion diplomatique de l'Autriche-Hongrle, que l'Europe divisée
a laissé celle-ci agir pour maintenir le concert des grandes
puissances et que Vienne n'a vu dans cette circonslance qu'un
moyen de garder une partie de l'inlluence qu'elle exerçait dans
les Balkans. L'Autriche-Hongrie serait ainsi l'auteur respon-
sable de la question albanaise.
Pour bien juger les faits, il faut faire le départ des diffi-
cultés dont la diplomatie du Ballplalz est l'origine et de celles
qui tiennent à la nature des choses, je veux dire à l'existence
d'une nationalité albanaise. Des esprits simplistes s'imaginent
que si on avait laissé aller les événements, si la Serbie, le
Monténégro et la Grèce avaient pu en toute liberté se partager
l'Albanie, le dépeçage d'une nouvelle Pologne aurait été
accompli sans conséquences internationales. C'est compter sans
son hôte; pour la tranquillité future et l'avenir économique de
ces trois Etats balkaniques, dont je désire vivement la prospé-
rité et la grandeur, je me félicite qu'une circonstance étran-
gère les ait délivrés de ce présent de Nessiis (1).
Je sais bien que Serbes, Grecs ou Monténégrins ne veulent
pas entendre raison, quand j'ai l'occasion de dire à l'un d'entre
eux cette vérité, et je les en excuse du fond du cœur ; pendant
trop d'années, ils ont trop souffert de la domination de fait des
Albanais et des beys. J'ai vu la situation dans les villages à la
(l"l Nous avons souvent exprimé ici la même idée, en disant que moins les Serbes
annexeraient d'Albanie, mieux il vaudrait pour eux. — .V. D. L. R.
416 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
veille des guerres balkaniques et je n'ignore rien des senti-
ments trop facilement explicables des chrétiens orthodoxes.
Mais il ne s'agit point ici de sentiments. C'est l'avenir et le
développement de ces Etats qui sont enjeu et j'affirme seulement
que ni la Serbie, ni la Grèce ne sont assez riches, assez pros-
pères et assez fortes pour jouer le rôle du Germain en Posnanie,
pour user leurs ressources à combattre contre des guérillas et
à pacifier un pays traditionnellement insoumis.
Si j'avance pareille opinion, c'est que le spectacle des faits
m'a convaincu de la profondeur du sentiment national albanais.
Je me rappelle avoir lu je ne sais où une lettre d'un corres-
pondant de journal qui traitait les Albanais de nationalité
inexistante et qui étayait sa démonstration en indiquant à quel
point ceux-ci étaient divisés sur la plupart des questions. A
telle objection, quelle nationalité subsisterait ? Qu'entre
Albanais de profonds désaccords existent, qui l'ignore? Mais
le seul point qui intéresse est de savoir s'ils se sentent tous
Albanais et si tous rejettent une domination qu'ils tiennent
pour étrangère; or, soyez sûr que môme Ismaïl Kemal ou
^|«r Priixio Dochi, quand ils reçoivent des concours de l'Autriche,
savent et sentent qu'ils emploient les mêmes moyens que Gondé
recevant secours des Espagnols contre Mazarin ou les révolu-
tionnaires mexicains attendant des armes des Etats-Unis contre
le président au pouvoir; c'est précisément une des plus vives
impressions de mon voyage en Albanie que le souvenir de la
force du sentiment national albanais dans toutes les régions du
pays.
Je dirai même que de tous ces « nationalismes ^>, qui ont
survécu à la conquête turque et que la force impondérable des
idées a ranimés au xix" siècle, l'Albanais est le plus remar-
quable. Tous sont reconnaissables à un seul caractère, qui
n'est ni la langue, ni la tradition, ni l'histoire, ni la religion,
mais la conscience nationale : langue, tradition, histoire, reli-
gion servent à la former, à la conserver, à l'accroître ; mais le
sentiment personnel est seul décisif. Qui se sent Serbe est
Serbe, même s'il parle bulgare, si son père se sentait Bulgare,
si son village était jadis sur le territoire des anciens tzars de
Bulgarie, s'il va à l'église de l'exarque. Or, quels sont ces
<( nationalismes » des Balkans? Uu turc, du grec, du bulgare,
du serbe, il suffit de rappeler le nom. Les Valaques aux origines
incertaines sont trop disséminés pour qu'ils aient la possibilité
matérielle de constituer un Etat ; quant aux Juifs, si nous étions
encore au temps des villes libres et des républiques mar-
chandes, Salonique serait la Hanse de la mer Egée, sous le
l'albanie autonome et l'europe 417
gouvernement des Juifs espagnols de culture française ; mais
ce temps a passé et ils se contentent d'être les grands banquiers
de l'Orient et les intermédiaires de la Macédoine et de
l'Occident,
11 y a aussi dans l'ancienne Turquie d'Europe des villages
slaves; longtemps ils n'étaient ni serbes, ni bulgares, parlaient
le slave de Macédoine, étaient orthodoxes, sans plus ; la propa-
gande violente des Serbes et des Bulgares pendant les
vingt dernières années a ballotté ces villages du '( serbisme » au
« bulgarisme ». En fait toutefois, la conversion aux idées
nationales bulgares a été la plus fréquente ; chacun l'explique
à sa manière; les Bulgares et leurs amis disent qu'en Macédoine
le fond de la race est bulgare; il est possible, mais quelle
affirmation difficile à prouver! Dans ces pays où tous les
peuples ont laissé des alluvions successives, dans ces territoires
qui ont connu les empires les plus variés, si on raisonne sur la
race et sur l'histoire, on entre dans l'insoluble ; en réalité l'ex-
tension de la nationalité bulgare en Macédoine est due à ce que
les Slaves de Bulgarie ont fait plus longtemps que ceux de
Serbie partie de l'Empire ottoman, qu'ils y ont fait propagande
du dedans, qu'ils y étaient mieux disposés géographiquement,
qu'enfin et surtout les Bulgares sont nés d'un mélange de Turcs
et de Slaves qui a produit le résultat que l'on sait : un peuple
aux immenses qualités et aux immenses défauts, solide, résis-
tant, travailleur, acharné, opiniâtre, des paysans excellents avec
lesquels on peut compter et bâtir, se battre et conquérir, puis
tenir et organiser ; mais un peuple brutal, sans délicatesse ni
finesse, incapable de comprendre un accord et une concession,
cruel et rude, aussi antipathique à l'homme qui n'entre en rela-
tion avec lui que pour son plaisir que hautement estimé de qui
prend contact avec lui pour travailler en commun. Avec ces
qualités et ses défauts, comment les Bulgares n'auraient-ils pas
fait triompher en Macédoine leur propagande au détriment des
Serbes?
Toutes ces nationalités, qu'on veuille bien le remarquer,
ont été conservées durant les siècles de la domination turque
par la religion : la religion a été le filtre magique qui a empê-
ché la destruction du sentiment national; qui l'a abandonné
a perdu en même temps l'esprit national ; qui s'est fait musul-
man, et notamment la plupart des grandes familles slaves au
temps de la conquête, a épousé les sentiments patriotiques du
vainqueur. Dans le creuset de la religion de Mahomet, l'esprit
national s'est évaporé.
Or, au creuset de l'islam, la nationalité albanaise seule en
QuEST. DiPL. ET Col. — t. isxtii. 27
418 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Turquie d'Europe ne s'est pas fondue; des Albanais, les uns
sont demeurés chrétiens, la majorité est devenue musulmane;
mais le musulman albanais est resté Albanais, seule exception
dans les Balkans à l'adage que les nationalités y sont des reli-
gions, et illustre exemple de la profondeur et de la force du
sentiment national albanais.
Depuis le xiv® siècle, ce sentiment national a fait ses preuves ;
lorsque la marée de la conquête turque passa sur tous les
peuples des Balkans, le Slave ne paraissait plus être qu'une
dénomination, le Grec ne semblait vivant que par la littérature
et le phanar; seuls le Juif et l'Albanais maintenaient intacte
leur nationalité et l'affirmaient. Dans ses montagnes où il
s'était retranché, le Shkipetar gardait sa langue, sa conscience
nationale, même son type physique et sa race; quelques mé-
langes se produisaient bien avec les Slaves dans la vallée de
Dibra ou avec les Grecs en Epire, mais le centre de l'Albanie
restait intact; l'Albanais restait si bien Albanais et s'assimilait
si peu au Turc que les sultans se servaient d'eux pour dominer
leurs autres sujets ; ils exploitaient cette différence de senti-
ment en favorisant de toutes manières les Arnautes et en les
utilisant pour les besoins de leur pouvoir personnel et pour la
domination des Turcs.
Quand, au souffle des idées nouvelles, les religions chrétiennes
de l'empire ottoman se sont muées en nationalités, la Porte
s'est trouvée privée de points d'appui solides en Macédoine ;
en Thrace, les campements turcs étaient nombreux et suffi-
saient pour assurer le pouvoir de Gonstantinople sur des adver-
saires divisés; mais dans la Macédoine, dans l'Epire, dans la
vieille Serbie, les Turcs étaient trop peu nombreux pour pro-
curer la force sociale nécessaire. Avec un véritable génie poli-
tique, Abdul llamid comprit que l'Albanais devait remplacer
le Turc. Dès lors sa ligne de conduite fut tracée et appliquée
avec suite : par l'Albanie musulmane, il domina la Macédoine.
En conséquence à l'intérieur de l'Albanie, personne ne devait
pénétrer, ni aucune idée moderne s'infiltrer; les tribus et les
beys recevaient toute satisfaction et privilèges; mais toute ten-
tative d'organisation était rigoureusement réprimée et son
auteur exilé; la division était soigneusement cultivée entre
tribus, religions, influences ; à l'extérieur de l'Albanie, on
attirait notamment à Gonstantinople les personnalités mar-
quantes, on les entourait de faveur, et tout ce qui était Alba-
nais s'y trouvait sous la protection personnelle du sultan; ceci
fait, on favorisait l'infiltration albanaise et la domination
sociale des Albanais sur les trois fronts, au Nord contre les
L ALBANIE AUTONOME ET l'euROPE 419
Serbes, au Sud et au Sud-Est contre les Grecs, au Nord-Est et
à l'Est contre les Bulgares.
Aussi, le grand phénomène social en Albanie pendant les
trente dernières années a-t-il été l'expansion des Albanais au
delà des montagnes qui étaient leur demeure traditionnelle ;
au Nord, au moment de la guerre, la conquête pacifique de la
Vieille-Serbie était presque accomplie; les Serbes étaient reje-
tés à la frontière et mis en minorité même à Prichtina ; la pré-
pondérance albanaise s'affirmait dans la plaine d'Uskub et
dans la ville elle-même; à l'Est, les Albanais débordaient le
lac d'Okrida, noyaient les cités de Struga et d'Okrida dans une
campagne albanaise et prenaient influence dans ces deux villes;
ils se fortifiaient chaque jour à Monastir ; dans le Nord-Est ils
conquéraient de même sur les Bulgares toute la haute vallée
du Vardar, prenaient la majorité à Kalkandelem et à Gostivar;
ils poussaient leurs villages vers la Macédoine centrale et les
ambitieux les voyaient déjà entourant Salonique; au Sud, en
Epire, il n'en était pas autrement. Ainsi en un vaste éventail
les Albanais poussaient leurs villages et leurs domaines vers
la frontière serbe, Uskub, la Macédoine centrale, Monastir,
Janina et le golfe d'Arta. L'un de leurs chefs me disait : Si
Abdul Hamid était resté cinquante ans encore sur le trône, la
Turquie d'Europe, la Thrace exceptée, serait devenue alba-
naise.
La méthode d'expansion suivie par les Albanais se servait
de deux procédés : c'était tantôt la conquête par les beys, tan-
tôt par les paysans. Dans les régions les plus lointaines, au
milieu des populatiens chrétiennes, en Epire ou dans la plaine
d'Uskub, par exemple, les grandes propriétés, les Tchiflik,
étaient acquises ou prises par les beys albanais ; ils prenaient
un intendant albanais et réduisaient sous sa domination tout
le peuple des fermiers chrétiens ; ceux-ci tenus dans un demi-
servage étaient à la merci du seigneur. Dans les régions pro-
ches, en Vieille-Serbie, dans la haute plaine du Vardar, dans
les plaines d'alluvions du lac d'Okrida, les paysans albanais
venaient s'établir en groupe ; ils descendaient de leurs pauvres
montagnes, prenaient ou recevaient les terres en friche ou
les terres du gouvernement, fondaient un village, puis un
autre, entouraient les centres slaves, puis les rejetaient plus
loin et continuaient leur marche en avant. L'expulsion des
villages slaves n'était pas faite par la force, mais par une dou-
ceur à laquelle se mariait l'appareil de la force. L'Albanais est
belliqueux, ardent, soutenu et adroit ; il avait le droit tradi-
tionnel de porter le fusil ; aussi dès qu'un village slave était
420 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
entouré de villages albanais, il abandonnait de lui-même la
partie, tant ce voisinage lui paraissait redoutable. Ainsi la
nationalité albanaise, après avoir affirmé sa vitalité au cours
de l'histoire, avait pris au début du xx" siècle une expansion
nouvelle extraordinaire. Tel est l'état oii elle se trouvait au
moment de la chute de la Turquie d'Europe ; cela laisse pré-
sae:er les difficultés de demain.
Ce peuple vigoureux, ardemment national, en plein essor
depuis trente ans sur toutes ses frontières, maître de la moi-
tié au moins de la Turquie d'Europe, on aurait prétendu le
supprimer ; qui va se charger de l'opération que n'ont pas
réussie les Turcs depuis cinq siècles ?
Dès lors, si Ton adopte comme formule nouvelle de la poli-
tique en Orient celle des « Balkans aux Balkaniques »,
comment refuser le droit à l'autonomie au seul peuple qui
a su toujours conserver son autonomie de fait sous le joug
turc?
Si donc c'est la nature des choses qui légitime l'autonomie
de l'Albanie, le Ballplatz n'a-t~il fait que modeler sur elle sa
politique ?
On ne saurait nier que si l'Albanie n'a pas été — tout au
contraire — une invention diplomatique de l'Autriche et
de l'Italie, ces deux puissances se sont servies de cette créa-
tion nécessaire pour imposer les desseins personnels de leur
politique. Elles n'ont pas voulu répéter la fable de l'huître et
des deux plaideurs ; et quand le juge serbe ou grec, du droit
de la victoire, a voulu saisir l'objet des ambitions italo-autri-
chiennes, les deux monarques y ont mis un brutal holà.
Mais la politique d'un Etat a le devoir d'être égoïste, et quand
elle peut l'être en profitant de la nature des choses, qui aurait
le droit de lui reprocher d'être une politique intéressée ?
Toutefois, et c'est là le point qu'il convient d'examiner,
comment l' Autriche-Hongrie a-t-elle conçu la création de
l'Albanie et cette conception n'est-elle pas à l'origine de toutes
les difficultés de l'heure présente?
L'observateur équitable doit reconnaître la très difficile situa-
tion de l'Autriche-Hongrie en présence de la liquidation bal-
kanique. Quand, sans s'en douter, elle l'a amorcée par l'an-
nexion de la Bosnie, dont la conquête de la Tripolitaine a été
la conséquence, elle était loin de penser que l'opération se
poursuivrait comme on l'a vu. Sa diplomatie a été prise deux
fois au dépourvu, la première en escomptant la victoire tur-
l'albanie autonome et l'europe 421
que, la seconde en escomptant la victoire bulgare. Chaque
fois elle a manqué d'énergie avant et de doigté après.
L'Autriche, en effet, pour qui veut se mettre un instant à
la place de ses dirigeants, a dans les Balkans trois intérêts
essentiels à sauvegarder, qu'on peut ainsi formuler : en pre-
mier lieu, liberté de la mer Adriatique, pour n'y être pas
enfermée, et par suite garantie que Vallona ne tombera pas
au pouvoir d'une puissance grande ou petite ; en second lieu,
maintien des débouchés économiques qui ont une importance
capitale et traditionnelle pour le commerce de la monarchie
habsbourgeoise ; en troisième lieu, maintien de l'équilibre des
forces en Orient, pour n'être pas prise dans un étau entre une
union balkanique présumée et la Russie.
A la veille de la première guerre, si l'Autriche avait prévu
les deux solutions possibles, au lieu de ne songer qu'à une,
il y a lieu de croire qu'elle aurait obtenu facilement satisfac-
tion. Un homme d'Etat, comme le comte d'.Ehrenthal, aurait
pris ses précautions en faisant savoir à l'avance à la Grèce
qu'il considérait comme intangibles Vallona et toute sa région,
à la Serbie que si celle-ci pouvait s'emparer de la Vieille-Ser-
bie, l'Autriche réoccuperait le sandjak et qu'elle demandait
dès maintenant la promesse d'une liaison ferrée directe de la
Bosnie à Uskub et des avantages économiques; ces demandes,
présentées avec énergie et habileté avant la guerre, auraient
sans doute été accueillies avec empressement par la Serbie,
au prix d'une neutralité bienveillante. Quant à l'équilibre des
forces en Orient, il était aisé de l'assurer; Grèce et Roumanie
avaient trop d'intérêt à se méfier d'une prépondérance slave.
Au lieu de suivre une telle ligne de conduite, prudente,
profitable et énergique, l'Autriche ballottée par les circons-
tances n'a su que menacer, contracter d'énormes dépenses,
amener une crise économique intérieure, puis concevoir une
Albanie non pas créée sous sa protection pour maintenir l'équi-
libre des influences et faciliter la liquidation balkanique, mais
inventée pour mettre obstacfle au plus légitime désir de la Ser-
bie, celui de s'assurer un port sur la mer. A ce moment, l'Au-
triche-Hongrie, au lieu de ne prendre en considération que
ses propres intérêts essentiels, a eu égard à ceux des autres,
mais pour s'y opposer. Le nœud de la crise actuelle et des
difficultés présentes est là. La Serbie, dans le partage des ter-
ritoires, avait obtenu son lot légitime et la satisfaction de son
intérêt capital, à savoir un port libre lui appartenant. L'Au-
triche ne pouvait à aucun titre prétendre qu'une telle ambi-
tion heurtait ses intérêts essentiels ; cependant, elle a mis
422 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
son honneur à interdire à la Serbie l'accès de l'Adriatique, en
jouant de l'autonomie de l'Albanie comme si l'Albanie et les
légitimes intérêts de l'Autriche en ce pays étaient en quoi que
ce soit en danger, au cas oii les Serbes auraient pu créer
un port purement commercial dans l'extrême Nord de la
contrée.
Dès lors, toute la diplomatie de l'Autriche était déterminée :
une création juste et heureuse où l'Autriche aurait pu exercer
son influence était transformée en une machine de guerre
contre la Serbie par une politique malhabile, contraire aux
vrais intérêts de l'Autriche et infiniment pernicieuse dans ses
résultats.
Rejetée de l'Adriatique, la Serbie devait se retourner vers
la Bulgarie et lui demander une compensation. C'est bien sur
quoi comptait l'Autriche et dès lors elle n'eut de cesse que de
brouiller les deux alliés; la Bulgarie se laissa tourner la tête
par les promesses viennoises; mais Vienne et Sofia reçurent
une rude leçon, dont les résultats, si mérités qu'ils fussent,
n'en sont pas moins déplorables, car ils sont pleins de dangers
pour le lendemain. Une liquidation balkanique bien faite
aurait dû assurer à la fois un équilibre des puissances des
Balkans proportionnel à leur force d'avant la guerre et une
attribution des territoires conforme dans les grandes lignes
aux vœux des populations. De toute manière, ce dernier point
était difficile à établir, les nationalités étant emmêlées au plus
haut degré. Mais avec des sacrifices, des arrangements et des
assurances réciproques, un état de choses convenable pouvait
être établi.
Monastir paraissait devoir être le point d'oii rayonneraient
toutes les dominations. A la veille de la guerre, on pouvait
tracer sur une carte de Macédoine deux lignes : l'une partant
du lac d'Okrida, aboutissant à Monastir et à Salonique ; l'autre
partant de Prizrend, passant à Uskub et rejoignant la fron-
tière serbe. Ainsi la Macédoine et la Vieille-Serbie étaient di-
visées en trois parties, l'Albanie mise à part : dans l'ensemble
et avec d'infimes exceptions, les Grecs dominaient au Sud de
la première ligne, les Serbes à l'Ouest de la seconde et les
Bulgares entre les deux ; mais la part des Serbes, même en
leur attribuant le débouché sur l'Adriatique, aurait été un peu
faible et l'équilibre des forces demandait qu'on la grossisse.
Leur assurer la plaine d'Uskub et la région d'entre Uskub et
Monastir au moins jusqu'à Kirchevo n'était pas exagéré, d'au-
tant que si ce pays se disait bulgare, il avait été longtemps
simplement slave et la conversion au <c bulgarisme » était
l'albanie autonome et l'europk 423
récente. Ainsi le centre des Balkans, Monastir, le lac dOkrida
et la chaîne de Ferizovic à Koritza devenaient le centre de dis-
persion des souverainetés serbe, bulgare, grecque, albanaise.
Une telle liquidation pouvait préparer un statu quo à la fois
définitif, équitable et équilibré.
L'initiative autrichienne rejetant la Serbie de l'Adriatique,
la lançant ainsi par contre-coup contre la Bulgarie, a produit
la victoire serbo-grecque et le partage de territoires que l'on
connaît, légitime fruit de la victoire si l'on veut, mais anor-
mal et gros de périls : non seulement les parts ne sont plus
équilibrées, mais on taille en plein corps dans des populations
d'autres nationalités pour les rattacher à des souverainetés
contraires à leurs vœux.
La paix de Bucarest est donc une paix boiteuse; elle porte
en elle-même les germes qui la remettront en question ; est-
ce la faute de la Boumanie, de la Serbie et de la Grèce? Celles-
ci ne pouvaient agir autrement qu'elles ont fait; à la demande
de revision de la paix formulée par l'Autriche, elles auraient
pu répondre: « Nous acceptons; nous reconnaissons avoir
« enlevé à la Bulgarie des territoires qui sont habités par ses
« fils; nous savons que jamais un Macédonien bulgare du
« royaume n'oubliera que les Serbes détiennent Monastir et
« Okrida, le monastère de Saint-Naoum et les couvents bul-
(c gares; que les Grecs possèdent les régions centrales oii les
« Bulgares sont l'immense majorité; l'exemple de l'Occident
« montre que les annexions injustes, même si les circon-
« stances les expliquent, pèsent sur le cours de l'histoire ; mais
« alors rendez-nous, à nous Grecs, cette Epire que vous nous
•( refusez ; rendez-nous, à nous Serbes, ce débouché vers
« l'Adriatique dont vous nous interdîtes les abords. »
La revision des traités de Londres et de Bucarest serait infi-
niment désirable, mais elle dépend de l'Autriche et de l'Italie.
Elle devrait porter sur quatre points pour se conformer aux
droits des nationalités et à l'équilibre des forces : l*" maintenir
la frontière bulgaro-turque établie par l'entente directe des
deux Etats, les Bulgares n'ayant d'ailleurs aucun droit sur la
Thrace, qui n'est pas bulgare; concéder par contre aux Bul-
gares des territoires dans le centre de la Macédoine, oîi do-
mine leur nationalité; 2° donner à la Grèce l'Epire jusqu'au
golfe de Vallona et au cours de la Vopussa; 3" assurer à la
Serbie un port commercial et une voie d'accès à l'Adriatique;
4° laisser à l'Albanie la vallée de Dibra et reporter 1^ frontière
aux sources du Vardar. C'est assez dire que la refonte juste et
équilibrée des traités est aussi improbable qu'elle serait sou-
haitable.
424 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Pour l'avenir, pour la sécurité et la bonne organisation de
l'Albanie, la politique autrichienne aura des suites déplo-
rables; au lieu de créer un Etat bien constitué, on l'ampute
d'un côté et on l'alourdit d'un autre d'un poids mort. Dibra,
et sa vallée sont partie intégrante de l'Albanie; les lui enlever,
c'est créer une cause de perpétuel dissentiment entre Serbes
et Albanais; la vallée est entourée de hautes montagnes qui
servent de repaire aux tribus, dont la ville est le marché ;
l'hiver, elle est coupée de toute communication; une gorge
resserrée, celle du Drin noir, la met en relation difficile avec
Okrida, une autre avec Kukus et la vallée du Drin blanc. J'ai
séjourné dans ces tribus, je connais leur état d'esprit et j'es-
time qu'une telle annexion, sans profit pour la Serbie, ne ser-
vira qu'à être une occasion permanente de conflit avec les
Albanais. Dibra doit rester à l'Albanie et n'est pour les Serbes
qu'un présent dangereux. Mais si on le leur retire, on leur doit
leur vraie compensation, celle qu'on leur refuse, le port libre
et le débouché commercial.
Par contre quel poids mort va traîner l'Albanie en Epire ! Les
populations orthodoxes de la langue grecque se disaient alba-
naises contre le Turc musulman, mais elles se sentent grecques
contre l'Albanie musulmane. Ici encore l'Autriche et l'Italie
mettent leur honneur à soutenir des conceptions qui ne corres-
pondent à aucun de leurs intérêts essentiels; elles voudraient
créer au nouvel Etat le maximum d'embarras qu'elles ne s'y
prendraient pas autrement.
Ainsi les plus graves difficultés du présent et de l'avenir ne
sont pas dans les Balkans le fait de la création d'une Albanie
autonome, conception juste et je dirais nécessaire ; mais elles
sont le résultat de la politique autrichienne, et dans une
moindre proportion de la politique italienne ; c'est à ces diplo-
maties et à elles seules que l'on doit la mauvaise répartition
des territoires et ses conséquences : l'état instable des Balkans,
les menaces de l'avenir, les mauvaises frontières de l'Albanie
démembrée au Nord, alourdie au Sud, les difficiles relations
avec ses voisins que ménage à celle-ci une telle situation.
L'Albanie autonome existe de par la force de sa nationalité
et la volonté de l'Europe. D'après le spectacle des hommes et
des choses, est-il possible d'esquisser les grands traits de sa
vie politique de demain? Sa vie politique internationale est
née d'événements qui ont donné de nouvelles directions aux
diplomaties européennes et modifié profondément l'équilibre
l'albanie autonome et l'europe 42o
de notre continent. Dans les causes qui ont amené ces événe-
ments, les Albanais ont une part capitale : leur révolte, leur
triomphe et l'anarchie qui en est résultée en Turquie ont pro-
voqué les convoitises et ruiné la force de résistance de l'Empire
turc en Europe; je l'ai montré dans l'Albanie inconnue. Si la
question albanaise a eu de si profonds retentissements sur
l'Europe au moment de la naissance de cet Etat, est-il exagéré
de croire que sa vie politique aura une répercussion non
moins capitale sur l'équilibre diplomatique du vieux monde?
Qu'on veuille bien y songer. On dit habituellement : l'Alba-
nie va être un jouet entre les mains de l'Autriche et de l'Italie;
ce sera un fantôme d'Etat autonome ; Vallona, Durazzo, Scutari,
seront les capitales nominales, Vienne et Rome les capitales
réelles. Aussi par avance reculent-elles le plus possible les
limites de ces frontières pour agrandir le gâteau à partager.
La création de l'Albanie, conclut-on, n'est qu'une hypocrisie
diplomatique pour cacher une mainmise des deux Etats sur
une partie des Balkans.
Laissons pour un instant les vues actuelles de la Consulta
et du Ballplatz et considérons seulement la réalité : est-on si
assuré que l'Albanie ne sera qu'un jouet entre les mains des
deux puissances de la Triplice? Est-on si assuré que les deux
partenaires tireront dans le même sens les ficelles de ce jouet?
Je ne crois point, pour ma part, à une mainmise facile sur
l'Albanie. La Bulgarie voisine donne une éclatante leçon de
choses sur l'ingratitude des Etats et cependant la race, la reli-
gion, la fraternité d'armes, rapprochent la Bulgarie de la
Russie ; combien vite cependant la libération par le peuple
frère a-t-elle été oubliée à Sofia ! Les Albanais sont-ils moins
farouches que les Bulgares? Ont-ils avec l'Autriche et l'Italie des
souvenirs et des parentés analogues? J'ai quelque tendance à
penser que les beys, qui ne sont point sans finesse, ménageront
les deux puissances aussi longtemps qu'il le faudra, recevront
leurs dons accueilleront leurs envoyés et leur argent, leurs
banques et leurs ingénieurs; mais que loin d'être des jouets,
c'est eux qui se joueront de leurs protecteurs à double tête. En
ce moment commence une partie extrêmement curieuse : de
chaque côté on va escompter les divisions futures de l'adver-
saire; l'Albanais regarde les deux alliés et se demande comment
il mangera aux deux râteliers sans être lui-même mangé; les
deux alliés considèrent les Albanais et cherchent comment ils
pourront semer la division entre eux pour les dominer par un
de leurs hommes de confiance. Dans une telle partie, si un
Albanais peut se faire écouter, il a beau jeu, car une interven-
-426 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
tien par occupation et partage rencontre le plus grand obstacle ;
c'est le même point et un seul, Vallona, son port et sa région,
dont la non-occupation par l'autre partenaire est d'intérêt
fondamental pour l'Autriche si elle ne veut pas être embou-
teillée dans l'Adriatique, et pour l'Italie si elle ne veut pas
voir toutes ses côtes adriatiques tenues sous la menace d'un
Vallona autrichien.
Dès lors qui ne voit le rôle que va jouer l'Albanie dans la
politique générale ? C'est pour y assurer le statu quo, autant
que pour se prémunir contre une attaque en Lombardie que
l'Italie a souscrit au pacte triplicien avec l'Autriche. Si en
Albanie, de négative la politique des deux alliés devient posi-
tive, que va-t-il en sortir? Elles ont mis la main dans l'engre-
nage, les voici face à face, côte à côte; hier elles accordaient
leurs intérêts et faisaient un mariage contre leur inclination;
mais voici qu'il faut cohabiter ; observons le nouveau ménage.
Une attitude d'observation et d'expectative est la seule en
effet qui convienne à notre pays en Albanie. Mais ce désinté-
ressement ne doit pas être un oubli, car d'Albanie peuvent
naître des événements susceptibles de modifier à nouveau
l'équilibre européen. L'arbitre de Berlin, au gantelet de fer,
réussira-t-il toujours à imposer sa décision en cas de péril? Qui
peut le dire? L'Italie aurait tort de se plaindre de l'allié alle-
mand qui lui a donné le temps depuis 1878 de se fortifier pour
parler en égal de l'empire voisin. Mais la monarchie habsbour-
geoise peut se croire jouée; Bismarck lui a montré les Balkans
pour la détourner du Nord ; son expansion balkanique est arrê-
tée, le commerce allemand y remplace le sien et voici qu'en
Albanie c'est l'autre allié qu'elle rencontre, parce qu'en trente
ans la Triple Alliance a donné à celui-ci le temps de grandir.
Qui peut dire si l'Albanie n'amènera pas le jour oii l'Empire
allemand sera incapable de maintenir les deux alliés dans
l'obédience, oi!i l'un ou l'autre voudra satisfaire ses ambitions
et libérer sa politique? Qui peut dire si l'affaire d'Albanie
ne deviendra pas une nouvelle affaire des duchés? 11 ne fau-
drait pas alors recommencer l'impardonnable abandon de la
diplomatie du second empire, faute d'initiative et de volonté.
Si au contraire l'Albanie devient pour un temps une Egypte
italo-aufrichienne dont le canal d'Olrante serait l'isthme de
Suez, qui peut dire combien de temps dureront chacune des pé-
riodes d'histoire de ce condominium, ni comment il finira?
Gabriel Louis- Jaray.
ClffiONIQUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
La paix serbo-turque.
Après d'interminables négociations qui n'ont pu d'ailleurs aboutir
que grâce à l'intervention médiatrice de la Russie, la paix serbo-
turque a été signée le 14 mars à Constantinople et les relations di-
plomatiques ont été immédiatement reprises entre les deux Etats.
Voici le texte officiel du traité de paix:
TRAITÉ DE PAIX ENTRE LA TURQUIE ET LA SERBIE
Sa Majesté l'empereur des Ottomans et Sa Majesté le roi de Serbie,
animés d'un égal désir de consolider les liens de paix et d'amitié, heu-
reusement rétablis entre eux, et de faciliter la reprise des relations nor-
males entre les deux pays, ont résolu de conclure un traité à cet effet, et
ont nommé pour leurs plénipotentiaires :
Sa Majesté l'empereur des Ottomans, S. E. Ahmed Réchid bey, direc-
teur général des affaires politiques au ministère impérial des Affaires
étrangères ;
Sa Majesté le roi de Serbie, S. E. M. Dragomir L. Stéfanovitch,
ancien secrétaire général du ministère des AÛaires étrangères, directeur
de la division administrative du ministère des Affaires étrangères;
Lesquels, après s'être communiqué leurs pleins pouvoirs trouvés en
bonne et due forme, sont convenus de ce qui suit :
Article premier. — Les deux hautes parties contractantes consi-
dèrent le traité de Londres, du 30 mai 1913, comme ratifié en ce qui les
concerne.
Il y aura, à dater de la signature du présent traité, paix et amitié entre
la Serbie et la Turquie.
Les traités, conventions et actes conclus ou non en vigueur entre les
deux pays au moment de la rupture des relations diplomatiques, seront
remis intégralement en vigueur à partir de la signature du présent traité
et les deux gouvernements seront placés, l'un vis-à-vis de l'autre, ainsi
que leurs sujets dans la même situation où ils se trouvaient avant les
hostilités.
Dès que le présent traité aura été signé, les relations diplomatiques et
consulaires entre la Serbie et la Turquie seront reprises.
Art. 2. — Les prisonniers de guerre et les otages seront échangés
dans le plus bref délai possible à partir de la signature du présent
traité.
^28 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Les dépenses supportées par les deux gouvernements pour l'entretien
de ces prisonniers et otages, seront considérées comme compensées.
Toutefois, la solde payée aux officiers, pendant leur captivité, sera
remboursée par l'Etat dont ils relèvent.
Akt. 3. — Une amnistie pleine et entière est accordée, de part et d'autre,
à toutes les personnes comprises dans les événements politiques qui ont
précédé ou suivi la déclaration de la guerre.
Eli conséquence, aucun individu ne pourra être poursuivi, inquiété, ni
troublé dans sa personne ou sa propriété ou dans l'exercice de ses droits,
en raison d'actes ayant une relation quelconque avec la guerre, et toutes
condamnations judiciaires ou mesures administratives, motivées par des
faits de cette nature, seront ipso facto annulées.
Art. 4. — Les individus domiciliés dans les territoires cédés à la Serbie,
deviendront sujets serbes.
Ils auront la faculté d'opter pour la nationalité ottomane moyennant
une déclaration écrite à l'autorité serbe compétente dans l'espace de
trois ans à partir de la signature du présent traité, déclaration qui sera
enregistrée aux consulats impériaux ottomans. Cette déclaration sera
remise à l'étranger aux chancelleries des consulats serbes et enregistrée
par les consulats ottomans. Toutefois, l'exercice de ce droit d'option est
subordonné au transfert du domicile des intéressés hors de la Serbie.
Les origines des territoires cédés, qui sont domiciliés à l'étranger,
auront le même délai pour opter en faveur de la nationalité serbe. Ils
devront remettre, à cet effet, aux chancelleries des consulats ottomans,
une déclaration e'crite qui sera enregistrée aux consulats serbes. Il est
bien entendu que ces individus, une fois devenus serbes, ne pourront
plus retourner en Turquie.
L'option sera individuelle.
En ce qui concerne les enfants mineurs, le délai d'option commencera
à courir à partir de la date où ils auront atteint l'âge de la majorité.
Les personnes qui, par suite de l'exercice de leur droit d'option, seront
astreintes au transfert de leur domicile, auront le droit de faire passer en
franchise des droits de sortie leurs biens meubles. Quant à leurs biens
immeubles de toutes catégories, elles auront le droit de les conserver et
de les faire administrer par des tiers.
Pendant ledit délai d'option, les musulmans des territoires cédés ne
seront pas astreints au service militaire, ni ne paveront aucune taxe
militaire.
Art. 5. — Les droits de propriété foncière des particuliers et des per-
sonnes morales, dans les territoires cédés, acquis conformément à la loi
ottomane antérieurement à l'occupation de ces territoires par la Serbie,
seront respectés; et nul ne pourra être privé de sa propriété que pour
cause d'utilité publique, dûment constatée, et moyennant une juste et
préalable indemnité.
De même, tous les droits en général acquis jusqu'à l'occupation des
territoires cédés, ainsi que les actes judiciaires et titres officiels émanant
des autorités ottomanes compétentes, seront respectés et inviolables jus-
qu'à preuve légale du contraire.
Cet article ne préjuge en rien les décisions que pourrait prendre la
Commission financière des affaires balkaniques siégeant à Paris.
Art, 6. — Les biens particuliers de Sa Majesté impériale le sultan,
ainsi que ceux des membres de la dynastie impériale, seront maintenus
et respectés. Sa Majesté impériale et les membres de la dynastie impé-
riale pourront les vendre ou les affermer par des fondés de pouvoirs.
LES AFFAIRES d'oRIENT 429
Tous les différends ou litiges qui surviendraient dans l'interprétation ou
l'application des stipulations précédentes, seront réglés par un arbitrage
à La Haye, en vertu d'un compromis à conclure.
Quant aux biens du domaine privé de l'Etat ottoman, sis dans les terri-
toires cédés, la propriété en étant réclamée par les deux gouvernements,
les parties contractantes ont convenu de soumettre également cette
question à un tribunal arbitral à La Haye, en vertu d'un compromis à
conclure. Le nombre et l'étendue des propriétés en question se trouve
dans la liste jointe au présent traité.
Art. 7. — Les vakoufs Idjaréi-Hahidé, Idjarétein, Moukataa qu'ils
soient Mazbonta, Mulhakka ou Mustesna. dans les territoires cédés,
constitués comme tels conformément aux lois ottomanes avant l'occupa-
tion serbe, seront respectés.
Les vakoufs de chaque circonscription devront être administrés, selon
les lois et dispositions du Chéri, par la communauté musulmane respec-
tive. C'est la personnalité morale de cette dernière qui sera considérée
comme propriétaire de ces vakoufs. Ces communautés respecteront les
droits des Mutévellis et Gallédars.
Tous les immeubles vakoufs, urbains et ruraux, Mezbouta ou Mulhakka,
sis dans les territoires cédés à la Serbie, et dont les revenus appartiennent
à des fondations pieuses ou de bienfaisance se trouvant en Turquie,
seront également administrés par lesdites communautés musulmanes,
jusqu'à ce qu'ils soient vendus par le ministère de l'Evkaf ; au cas où
plusieurs acheteurs se présentent, les sujets serbes auront le droit de pré-
férence à conditions légales. Il est bien entendu que les droits des Gallé-
dars, sur les vakoufs précités, seront respectés par ledit ministère.
Le régime des vakoufs ne pourra être modifié que par indemnisation
juste et préalable.
Les dîmes vakoufs étant supprimées, si, à la suite de cette suppression,
certains tekkés, mosquées, médressés, écoles, hôpitaux et autres institu-
tions religieuses et de bienfaisance des territoires cédés à la Serbie, n'ont
pas, à l'avenir, des revenus suffisants pour leur entretien, le gouvernement
royal de Serbie accordera les subventions nécessaires â cet effet.
Toutes contestations au sujet de l'interprétation ou des dispositions du
présent article, seront tranchées par voie d'arbitrage à La Haye.
Art. 8. — Le gouvernement serbe reconnaît aux sujets serbes mu-
sulmans dans les territoires cédés les mêmes droits civils et politiques
que ceux reconnus aux autres sujets serbes appartenant à d'autres cultes
dans ces territoires. Ils jouiront de la plus grande liberté dans la pratique
de leur culte et leurs coutumes seront respectées.
Le nom de Sa Majesté impériale le sultan comme khalife, continuera à
être prononcé dans les prières publiques des musulmans.
Les communautés musulmanes existant dans les territoires cédés ou
qui pourraient s'y former, leur personnalité morale, leur organisation
hiérarchique et leur patrimoine seront reconnus et appréciés. Aucune
entrave ne pourra être apportée aux rapports des communautés et des
particuliers musulmans avec leurs chefs spirituels qui relèveront du
cheikh-ul-islamat à Constantinople dans toutes les matières définies dans
le présent traité.
Les muftis, chacun dans sa circonscription, seront élus par des électeurs
musulmans parmi les sujets serbes.
Le mufti en chef sera nommé par Sa Majesté le roi de Serbie, parmi les
trois candidats élus par et parmi les muftis de la Serbie réunis spécia-
lement à cet effet.
430 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Le gouvernemeut serbe notifiera la nomination du mufti en chef, par
l'intermédiaire de sa légation k Constantinople, au cheikh-ul-islamat, qui
lui fera parvenir un menchour et le murassélé autorisant le mufti en chef
à exercer ses fonctions, et à accorder, de son côté, aux autres muftis de
Serbie, le droit de juridiction et celui de rendre des fetvas,_
Le mufti en chef et les muftis, ainsi que le personnel de leurs bureaux
auront les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres fonction-
naires publics serbes.
Le mufti en chef vérifie si le mufti élu réunit toutes les qualités requises
par la loi du Chéri.
Les communautés musulmanes étant aussi chargées de l'administration
et de la surveillance des vakoufs, le mufti en chef aura, parmi ses attri-
butions principales, celle de leur demander la reddition de leurs comptes
et de faire préparer les états de comptabilités y relatifs.
Les muftis, outre leur compétence dans les affaires purementTeli-
gieuses et leur surveillance sur l'administration des biens vakoufs, exer-
ceront leur juridiction, entre musulmans, en matière de mariage, divorce,
pensions alimentaires (néfaca), tutelle, curatelle, émancipations des
mineurs, testaments islamiques et succession au poste de Mutévelli
(tevliet).
Quant aux successions, les parties musulmanes intéressées pourront,
après accord préalable, avoir recours au mufti en qualité d'arbitre. Contre
le jugement arbitral ainsi rendu, toutes les voies de recours devant les
tribunaux du pays seront admises, à moins d'une clause contraire expres-
sément stipulée.
Les heudjets et jugements rendus par les muftis seront examinés par
le mufti en chef qui les confirmera s'il les trouve conformes aux pres-
criptions de la lui du Chéri.
Les jugements rendus par les muftis seront mis à exécution par les
autorités serbes compétentes .
Art. 9. — Toutes les écoles privées musulmanes existantes, y compris
les écoles des Arts et Métiers à Uskub et à Monastir, ou qui seront
créées par des particuliers ou des commissions locales composées de
notables musulmans, seront reconnues, et les Liens de rapport dont elles
disposent depuis leur création pour subvenir à leurs frais seront res-
pectés.
Il sera reconnu à ces écoles privées musulmanes le droit de faire l'en-
seignement dans la langue turque, en conformité du programme officiel
avec enseignement obligatoire de la langue serbe.
Une institution spéciale sera créée par le gouvernement serbe pour
former des muftis.
Outre les inspecteurs de l'instruction publique en Serbie, le mufti en
chef et lee muftis pourront inspecter ces écoles.
Art. 10. — Le tombeau du sultan Mourad le Haudavendiguar, situé à
Cossovo sera, avec toutes ses dépendances, maintenu et respecté. Il sera
entretenu et desservi, aux frais du gouvernement impérial ottoman, par
des personnes nommées par le mufti en chef.
Le terrain sur lequel se trouvent le tombeau et les dépendances «n
question, ne sera exproprié ni pour cause d'utilité publique ni pour aucun
autre motif.
Les deux hautes parties contractantes s'engagent à donner à leurs
autorités provinciales des ordres afin de faire respecter les cimetières
et particulièrement les tombeaux des soldats tombés sur le champ
d'honneur.
LES AFFAIRES d'ORIENT 431
Les autorités n'empêcheront pas les parents et amis d'enlever les osse-
ments de leurs morts inhumés en terre étrangère.
En cas d'expropriation des cimetières publics musulmans pour cause
d'utilité publique, le gouvernement serbe sera tenu d'indemniser les com-
munautés musulmanes propriétaires de ces cimetières, en leur versant le
montant de la valeur des terrains expropriés.
Art. 11. — Le gouvernement royal de Serbie étant subrogé aux droits
charges et obligations du gouvernement impérial ottoman à l'égard de la
Compagnie des chemins de fer orientaux et de la Société de Salonique-
Monastir, pour les parties de ces chemins de fer situées dans les territoires
cédés à la Serbie, toutes les questions y relatives seront déférées à la Com-
mission financière des affaires balkaniques siégeant à Paris.
Art. 12. — Le présent traité sera ratifié et les ratifications en seront
échangées à Constantinople dans le délai d'un mois à partir de sa signa-
ture ou plus tôt que faire se pourra.
En foi de quoi les plénipotentiaires l'ont signé et y ont apposé leurs
cachets.
Fait à Stamboul en deux exemplaires.
Pour la Turquie Pour la Serbie
Ahmed Réchid Dragomir Stéfanovitch
Le premier quatorze mars 1914.
ECHANGE DE LETTRES
Lettre envoyée par M. Dragomir L. Stéfanovitch à Réchid bey :
Votre Excellence a bien voulu me faire part du désir du gouvernement
impérial ottoman d'annexer au traité serbo-turc signé aujourd'hui, un pro-
tocole garantissant leur retour au culte musulman des mosquées, sises
dans les territoires cédés à la Serbie, qui seraient transformées en
églises.
D'ordre de mon gou.vernement, j'ai l'honneur de déclarer à Votre
Excellence, qu'aucune mosquée dans lesdits territoires n'a été transformée
en église, et que toutes les institutions religieuses musulmanes seront
respectées, ce qui a été d'ailleurs expressément stipulé dans le traité
précité.
Dès lors, le cabinet de Belgrade pense que la signature d'un tel protocole
ne présente aucune utilité.
Persuadé que le gouvernement impérial ottoman partage l'opinion du
gouvernement royal de Serbie à ce sujet, je prie Votre Excellence de bien
vouloir agréer les assurances de ma très haute considération.
Lettre adressée par Réchid bey à M. Dragomir L. Stéfanovitch :
J'ai l'honneur de déclarer à Votre Excellence, au nom du gouvernement
impérial ottoman, que si parmi les originaires chrétiens des territoires
cédés, domiciliés en Turquie, il s'en trouvait qui voudraient abandonner
la nationalité serbe, la Sublime Porte est disposée à leur accorder à cet
effet toutes '.les facilités compatibles avec les lois et les règlements en
vigueur en cette matière.
432 QUESTIONS DIPLOMATIQUKS ET COLONIALES
La question de l'Epire.
LA RÉPONSE DE LA GRÈCE A LA DEMANDE AUSTRO-ITALIENNE
Le gouvernement hellène n'a pas voulu laisser sans réponse les
arguments de la communication isolée que lui avaient faite, le 7 mars,
les ministres d'Autriche et d'Italie et à laquelle le ministre allemand
s'est rallié par une sorte de malentendu, à ce que l'on a dit à
Berlin (1). Le ministre des AtFaires étrangères de Grèce, M, Streit, a
remis le 10 mars^ aux représentants de l'Autriche- Hongrie et de
l'Italie à Athènes, la note verbale que voici :
Sur le premier point (garanties d'ordre scolaire, religieux, etc., à
donner aux populations orthodoxes de l'Albanie méridionale), la Triple
Alliance s'est contentée de remarquer : récemment la commission de
Vallona a inscrit dans ses procès-verbaux des stipulations assurant qu'en
Albanie toutes les religions, toutes les langues seraient tolérées. Le gou-
vernement grec déclare ces paroles bien insuffisantes. Des assurances
beaucoup plus précises sont ici nécessaires. Du reste, l'article 62 du traité
de Berlin accorde aux populations orthodoxes (comme à tous les groupes
ethniques de la Turquie alors existante) les garanties aujourd'hui
demandées. C'est une confirmation de leurs biens que ces populations
réclament.
Sur le deuxième point (rectification de frontière au Sud d'Argyrocastro)
la Triple Alliance a déclaré qu'elle s'en tiendrait aux accords conclus avec
M. Venizelos lors de sa tournée dans les capitales, mais que, auparavant,
l'évacuation des territoires albanais occupés par la Grèce devait être
accomplie. La Grèce exprime ses remerciements.
Sur le troisième point (rectification de frontière dans la région de
Koriiza) la Grèce exprime ses regrets de voir sa demande refusée. Elle
ajoute que la nécessité d'une démarcation plus précise de la frontière n'en
subsiste pas moins. La ligne indiquée par le protocole de Florence le 17 dé-
cembre dernier ne correspond pas d'une façon assez précise à la réalité
géographique.
Sur le quatrième point (incorporation des recrues épirotes dans la gen-
darmerie albanaise), la Triple Alliance a promis de recommander au sou-
verain albanais le vœu émis par la Grèce. Le gouvernement d'Athènes
s'élève avec vigueur contre l'emploi d'une telle formule. Elle semble
indiquer que l'enrôlement des Grecs dans la gendarmerie albanaise est
une faveur. Or, il s'agit d'un droit, et d'un droit qu'on ne peut méconnaître,
sans dire du même coup que les habitants de langue grecque font en Alba-
nie figure de demi-citoyens et non de citoyens égaux à tous les autres
éléments de la population. Depuis que les puissances s'emploient à mettre
sur pied l'Etat albanais, il a été admis de tous cotés que la seule manière
de réussir était de faire appel aux chefs locaux, aux autorités autochtones.
Ce principe doit être appliqué dans l'Albanie du Sud aussi bien que dans
l'Albanie du Nord.
(1) Voir les Quesl. Dipl. et Col. du 16 mars 1914, p. 365.
LES AFFAIRES d'oRIENT 433
L AGITATION EPIROTE
1
Les informations qui parviennent h Athènes des différentes loca-
lités de l'Epire insurgée signalent qne l'enthousiasme des populations
ne fait que grandir. De nombreux combats ont lieu presque chaque
jour entre les volontaires épirotes et la gendarmerie albanaise. Des
négociations engagées entre le colonel Thompson, représentant le
prince d'Albanie, et M. Carapanos, représentant le gouvernement
provisoire épirote ont échoué. Il est certain, cependant, que le mou-
vement insurrectionnel cessera devantl'octroi de garanties efifectives,
mais il faudra que ces garanties soient appuyées par une autorité
internationale susceptible de pouvoir les maintenir.
En Albanie.
LA PROCLAMATION DU PRINCE GUILLAUME l"
Le 13 mars, le prince Guillaume d'Albanie a adressé la proclama-
tion suivante à son peuple ;
Albanais!
Aujourd'hui, l'Albanie libre et indépendante entre dans la nouvelle his-
toire. Le destin de la patrie est dorénavant confié au roi, à la sagesse du
gouvernement, aux vertus patriotiques. Le chemin à parcourir est long et
parsemé d'obstacles ; mais aucun obstacle n'est insurmontable pour un
peuple qui a des traditions célèbres dans l'histoire ancienne et qui, comme
vous, a une grande volonté de travailler et de progresser. Notre devoir
celui de nos successeurs sera toujours la recherche du bien-être de la
nation, avec toutes nos forces. Inspiré par ces sentiments, nous avons
accepté, de vos mains, la couronne albanaise.
Albanais !
Au moment où nous montons sur le trône, nous attendons que tous, vous
accouriez autour de votre roi, et travaillez avec nous pour l'accomplisse-
ment des aspirations nationales.
Guillaume I".
LE MINISTERE ALBANAIS
Le ministère albanais est ainsi' constitué : Turkan pacha, prési-
dence du Conseil et Affaires étrangères ; Essad pacha, Guerre et
Finances; Prince Bibdoda, Intérieur et postes et télégraphes ; Aziz
pacha, Justice et Cultes; D' TurtuUi, Instruction publique; Assan bey
Pristina, Agriculture et Commerce-
Le cabinet du prince Guillaume aura pour chef le capitaine anglais
Armstrong, h qui seront adjoints le capitaine italien Castoldi et le
■vice-consul autrichien Buckberger qui ont fait partie l'un et l'autre
de la commission de délimitation de l'Albanie méridionale.
QuBST. DiPL. BT Col. — t. xxxvii. 28
434 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
LE TITRE DU SOUVERAIN d'aLBANIE
Le Journal des Débats donne les curieux renseignements que voici
sur le litre que les Albanais donnent à leur nouveau souverain. Alors
qu'en Europe, on ne parle, officiellement ou non, que du prince d'Al-
banie, les sujets de Guillaume de Wied n'ont même pas attendu son
arrivée à Durazzo pour le saluer du titre de roi, et l'on se souvient
que, le 21 février dernier, Essad pacha, haranguant à Neuwied le
nouveau souverain, l'a d'abord appelé Altesse (Lartësië), mais a ter-
miné son discours par l'acclamation : Rroftë Madhésia e tij Mbreti i
Shqipëniës : Vive Sa Majesté le roi d'Albanie ! Le mot employé en
cette circonstance, inbret (avec l'article défini mbreti), mérite quelque
attention. Malgré son aspect un peu étrange, il est d'origine latine,
comme du reste une grande partie du vocabulaire albanais et dérive
d'imperator. L'albanais, comme le français (surtout le françaispopu-
laire du Nord), réduit le plus qu'il peut les mots, ne gardant souvent
que la voyelle tonique, sans trop craindre d'accumuler les consonnes.
C'est ainsi que de presbiter il a fait prift, de misericordia, mshrier.
Cette tendance au resserrement des mots s'accroît du Sud au Nord et
tandis que les Tosques de l'Epire prononcent mbcret (é dans l'ortho-
graphe actuellement adoptée représente Ve français, tantôt sourd
comme dans me, tantôt complètement muet), les Guègues de l'ex-
trême Nord disent mret. Dans le dialecte moyen qui paraît devoir
être adopté comme langue officielle, on prononce mbret. Vr final de
imperator reparaît dans les dérivés tels que mbretëreshë reine, en
tosque, qui devient en gnègue mreineshë. (Le guègue change souvent
r R en n N). Le roumain qui présente d'ailleurs tant d'analogies
curieuses avec l'albanais, possède un mot tout à fait semblable
comme sens et comme origine, imperat (prononcez à peu près
eump'rat). C'est celui que l'on rencontre constamment dans les
contes populaires. On peut rapprocher de mbret et d'imperat le slave
tsar ({m, en russe et en bulgare, comme dans le slavon liturgique, a
constamment le sens de roi. Du reste, dans l'usage populaire, m'bret
désigne le souverain quel que soit son titre officiel et les Albanais
sous la domination turque s'en servaient en parlant du sultan, tout
comme les paysans russes appellent tsar leur empereur.
Les élections bulgares.
Les résultats des élections législatives qui viennent d'avoir lieu en
Bulgarie sont les suivants : 126 ministériels, 119 membres de l'oppo-
sition, dont 31 agrariens, 31 démocrates, 19 socialistes, 10 narod-
niaks, 5 radicaux démocrates, 3 progressistes. Dans les nouveaux
territoires, le gouvernement gagne 32 sièges contre 9 aux démo-
crates. Le gouvernement n'a pas gagné de siège en Vieille-Bulgarie
et n'obtient que les 94 mandats qu'il avait gardés aux élections de
décembre ; ses gains lui viennent des nouveaux territoires bulgares,
oii la candidature officielle a été pratiquée sans ménagements.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — L'assassinat de M. Gaston Calmette. La démission de
M. Caillaux et de M. Monis. — Le lundi 16 mars, la femme du mi-
nistre des Finances, M"'' Caillaux, a tué, en lui tirant à bout portant
six coups de revolver, le directeur du Figaro, M. Gaston Calmette,
qui depuis quelque temps attaquait très vivement dans son journal
la politique du ministre des Finances, lui reprochant notamment
« de cumuler ses fonctions publiques de ministre des Finances avec
« celles de président du Conseil d'administration d'une banque
(( étrangère; d'avoir, par une inconcevable négligence, facilité à ses
« amis un coup de bourse sur la Rente; d'avoir commis une forfai-
« ture en suspendant l'action de la justice au bénéfice d'un escroc
«(affaire Rochetle}; d'avoir déclaré, en 1901, qu'il avait écrasé
« l'impôt sur le revenu en ayant l'air de le défendre ^; (1). M"'" Caillaux
a été arrêtée aussitôt. Elle a déclaré qu'elle voulait empêcher M. Cal-
mette de publier dans le Figaro des lettres personnelles qui l'auraient
mise directement en cause. Le lendemain, 17 mars, M. Caillaux a
remis à M. Doumergue sa démission de ministre des Finances. Le
même jour, M. Barlhou ayant donné lecture, à la Chambre des
députés, d'un procès-verbal secret du procureur général M. Fabrequi
mettait en cause M. Caillaux et M. Monis à propos de l'affaire Ro-
chette — procès-verbal auquel M. Calmette avait fait allusion dans
sa campagne contre M. Caillaux — la commission parlementaire
d'enquête pour l'affaire Rochette a reçu mission de faire la lumière
sur ces faits. A son tour, M. Monis a donné sa démission de ministre
de la Marine afin de pouvoir se défendre plus librement. M. Caillaux
a été remplacé au ministère des Finances par M. René Renoult,
ministre de l'Intérieur, et M. Monis, au ministère de la Marine,
par M. Gauthier, sénateur de l'Aude. M. Malvy, ministre du Com-
merce, est devenu ministre de l'Intérieur, et M. Raoul Péret, sous-
secrétaire d'Etat à l'Intérieur, a été nommé ministre du Commerce.
— La discussion du budget des Affaires étrangères à la Chambre
des députés. — La Chambre des députés a consacré deux séances, les
10 et 11 mars, à l'examen et au vote du budget des Affaires étran-
(1) Figaro du 17 mars.
436 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
gères. La discussion générale, qui a occupé tout l'après-midi du
10 mars, s'est ouverte par un exposé du président du]Conseil, ministre
des Affaires étrangères. M. Doumergue s'est borné à constater que
la France reste fidèle à ses amitiés et à ses alliances, pour la paix,
et qu'elle « pratique une politique de grand jour et de loyauté,
« résolue d'autre part à garder dans le monde la place à laquelle lui
« donnent droit les gloires de son passé, sa culture^ le labeur ingé-
« nieux et persévérant de ses citoyens dans toutes les branches de
« l'activité économique et industrielle, et que lui garantit sa puis-
« sance militaire et navale qu'elle veut forte, non pour menacer
« quiconque, mais pour veiller à la sauvegarde de sa dignité, de ses
« intérêts et des principes de liberté et de justice sociale qui sont les
« ressorts de la civilisation moderne.» Après ces déclaralionsM. Fran-
çois Deloncle est intervenu pour demander le rétablissement de nos
relations diplomatiques avec le Vatican. Il l'a fait en termes excellents
et avec une grande puissance de logique : il a démontré facilement,
par des exemples éclatants, la lamentable erreur que fut pour la
France la dénonciation du Concordat.
L'Etat français, a dit M. Fr. Deloncle, qui protège les bouilleurs de cru
qui empêche les fraudes sur les vins, les eaux-de-vie, qui s'intéresse à
tous les produits d'exportation de la France, et ne néglige aucune de ces
choses importantes et banales à la fois, dont se préoccupe le corps élec-
toral, l'Etat français n'a pas craint de traiter par le mépris un héritage de
quatre cents ans d'efforts et de vaillance, et l'a mis, en quelque sorte, à
la disDOsition de rivaux, dont je me garderai de médire, car ils font leur
métier mais qui, vous le savez très bien, sont implacables contre l'action
française.
En dépit de cet abandon, en dépit de cette politique d'abdication et de
folie, notre protectorat catholique en Orient vit encore contre toute espé-
rance. Pourquoi?
Ah, j'entends bien ce que me répondra, s'il pouvait me répondre en la
matière M. le ministre des Affaires étrangères, ou ce qu'ont déjà répondu
certains de ses prédécesseurs : le protectorat catholique est fondé sur les
accords du Grand Turc avec le roi François I»"', sur les capitulations qui
ont suivi et puis sur le traité de Berlin.
Sans doute, ce sont ces actes diplomatiques que nous invoquons cons-
tamment, quand il s'agit de nous défendre contre des empiétements des
consuls étrangers en Syrie, à Constantinople et en Extrême-Orient, mais
la vérité n'est pas là.
Crovez-vous que le Vatican nous aiderait à faire respecter ces actes qui
ont été passés en dehors de lui, entre la France et les puissances étran-
gères, si, lui-même, ne restait pas fidèle à l'acte primitif, à l'acte le plus
glorieux de tous dont on ne parle jamais, celui de 1513, conclu directe-
ment entre le roi de France et le Saint-Siège et qui nous avait valu les
honneurs. Les honneurs dus au pavillon, c'est la grosse affaire là-bas,
c'est la question de pavillon qui est tout ; les honneurs, c'est l'hommage
rendu, à l'église, aux consuls de France.
Messieurs le Saint-Siège a été toujours fidèle au traité de 1513. Nous
l'avons traité, du haut de cette tribune et un peu partout dans la presse,
avec une très ^rande désinvolture de langage. Le Saint-Siège a tenu sa
parole, et il l'atténue même sans qu'on le lui demande.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 437
Si j'écouiais ces petits bruits amusants qui courent dans les couloirs et
ailleurs, je m'arrêterais à vous parler de ces missions secrètes qui ont été
envoyées au Vatican pour lui rappeler la nécessité d'une démarche, ou
bien lui recommander l'observation de tel ou tel article des capitulations
ou de l'accord de 1513 et même du traité de Berlin.
Messieurs, il en a été beaucoup question, de ces ambassadeurs secrets;
ça été l'objet même de polémiques et de grands discours. Je ne veux pas
connaître ces ambassadeurs. Il est certain qu'il y en a beaucoup. UOsser-
vatore romano, tout récemment, a dit : « Il en vient tous les jours, ils
« n'ont aucune qualité, mais il en vient tous les jours. » Je me bornerai à
l'histoire d'un des derniers.
C'était un évêque, un évêque très bien, n'appartenant pas, je le dis tout
de suite^ aux diocèses de France. Il s'en vînt voir le secrétaire d'Etat,
M?"" Merry del Val, et très gentiment se présenta à lui avec des lettres de
recommandation de tout premier ordre. Le cardinal lui demanda si
c'était la première fois qu'il venait à Rome. — Non, mais je n'ai pas
beaucoup parcouru Rome encore. — Oh ! dit le cardinal, avez-vous vu le
Coliseum le soir au clair de la lune? C'est une visite magnifique à faire.
Et le cardinal réaccompagna l'évêque.
Je ne sais pas si l'évêque en question a visité le Coliseum, mais il est
certain qu'il n'a rien apporté au sujet des franciscains espagnols.
Et il en sera ainsi, jusqu'au jour où nous ne ferons pas ce que font nos
voisins. On me dira, on me répétera : a Mais, de par la séparation, tous
« ces gestes dévêques, d'ambassadeurs secrets, tout cela est illégal, misé-
« rable. Nous ne connaissons pas du tout et nous ne voulons pas con-
« naître le Vatican. »
D'abord, vous avez des relations régulières avec le Vatican, sans le
savoir.
N'avons-nous pas, à Rome des établissements pieux? Nous les avons
avons gardés, et il fallait les garder, parce que c'est notre honneur d'avoir
là-bas, à côté des grandes Ecoles artistiques, une église Saint-Louis-des-
Français qui rappelle encore les vieux souverains de la France dans la
ville éternelle.
Nous avons là-bas un consul général qui gère ces établissements, fort
galant homme ayant rempli une belle carrière en Afrique, M. Raffray. Or,
M. Ratî'ray a constamment affaire avec le Vatican; il y entre comme il lui
plaît, et il a tous les jours des petites questions de service à régler avec
les plus hauts dignitaires de l'Eglise.
Je ne dis pas qu'il se serve de ces démarches pour essayer d'aborder de
grandes questions, soit du Levant, soit d'ailleurs. Mais enfin par lui nous
avons ce contrat maudit et nous l'avons malgré la séparation.
Nous l'avons aussi par notre ambassade même. Tout au moins jusqu'à
l'arrivé aux affaires de M. Raymond Poincaré comme président du Conseil,
c'était l'ambassade de France au Quirinal qui faisait nos petites commis-
sions.
M. Barrère s'y prêtait bien volontiers. Il était le premier à prier tel ou
tel cardinal de demander au Saint-Siège telle ou telle nomination en Syrie
ou à Constantinople. Il faisait les démarches avec son talent habituel et
sa grande discrétion. Il n'en paraissait rien ou presque rien.
Je pouvais et je puis encore condamner et regretter à la fois cette procé-
dure transversale et quelque peu compromise. Mais elle avait tout de
même son utilité. Il paraît que le président du Conseil de l'époque a prié
M. Barrère de ne plus s'intéresser aux affaires du Vatican et de ne plus
faire ces commissions. Inclinons-nous devant cette sévère consistne, non
438 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALKS
sans nous demander si la disparition de cet intermédiaire irrégulier, mais
fort entendu à ces affaire?, n'a point nui à nos intérêts généraux, tant il
est vrai qu'en ces matières, et généralement en questions extérieures, il
ne faut jamais ni improviser ni agir par boutades.
Mais revenons à la discussion même du principe si redouté de cette
reprise du contact officiel. Tout récemment encore, dans un de ses élo-
quents discours, notre éminent collègue, M. Barthou, nous a donné, — je
crois que c'était à Pau — une déclaration qui n'est pas indifférente. Après
avoir répété, comme il nous l'avait dit ici je crois, que jamais ni lui, ni
les membres de son cabinet, ni même les membres du cabinet de M. Briand
et, a forliori du cabinet de M. Raymond Poincaré ne s'étaient prêtés à des
conversations plus ou moins occultes avec le Vatiean, M. Barthou nous
a dit :
« Je ne sais à quels racontars une semblable affirmation se rattache.
« Mais je défie, qu'on en appuie le néant sur une présomption quel-
« conque... » — Vous avez vu, messieurs, qu'il ne saurait y avoir de
présomption contre le cabinet Barthou. — « Si je m'en défends, d'ailleurs,
« ce n'est pas que le rétablissement des relations avec le Vatican soit
« incompatible, avec le maintien, à nos yeux inaliénable, du régime delà
« séparation: c'est simplement que le gouvernement, s'il en ressentait la
« la nécessité, n'aurait pas le droit d'engager de semblables négociations
« on dehors de la volonté avertie du Parlement? »
Messieurs, je me félicite de cette adhésion du président Barthou au
principe même de ma thèse. Je me félicite qu'il ait reconnu que le réta-
blissement des relations avec le Vatican n'est pas incompatible avec le
maintien du régime de la séparation.
Et cette constatation m'est précieuse, et je suis amené à penser qu'il y
a de la part de M. Barthou et de ceux qui le suivent, et je sais qu'ils sont
nombreux à droite comme à gauche, j'incline à penser qu'il y a de leur
part adhésion implicite de principe à ma thèse.
On peut vouloir le maintien de la séparation, se montrer excellent répu-
blicain, parfait radical, même socialiste unifié, et aller à Rome, au Vatican
sans aucune difficulté. La plupart de ces messieurs qui sont des radicaux
modèles et des libres penseurs très sérieux se font enterrer à l'église.
Donc de leur vivant, ils peuvent bien y aller.
Le pape demande simplement, et c'est très naturel, qu'on le respecte
et que dans l'ensemble des négociations européennes, on s'aperçoive qu'il
existe. C'est ainsi que toutes les autres puissances, tous les autres peuples
auxquels nous avons donné autrefois l'exemple de la politesse, tous, quels
qu'ils soient, et je vous défie de me donner un démenti, ont des relations
avec le Vatican,
M. François Deloncle a cité, à ce propos, l'exemple de l'Allemagne,
de l'Anglelerre, de la Russie, de l'Ilalie, du Brésil, des Etats-Unis,
qui, tous également, entretiennent avec soin leurs relations diploma-
tiques avec le Vatican, et a montré dans quelle infériorité déplorable
nous nous trouvons, de ce fait, vis-à-vis de nos rivaux dans le Levant
et en Extrême-Orient. D'autre part, nos Ecoles d'Orient périclitent
parce que les missions françaises ne pouvant plus avoir de noviciats
en France voient tarir leur recrutement français.
Or, a. poursuivi et conclu M. François Deloncle, la France, là-bas, est
une : elle est l'école, elle est l'église, elle est la tradition, elle est le sou-
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 439
venir, elle est le respect de tout le passé, de sa gloire immortelle, et nous
l'abandonnons.
J'ai dit que le Saint-Siège résistait à l'eflFort de nos rivaux et j'ai dit que
personnellement le pape Pie X résisterait jusqu'au bout. Mais supposez
qu'il se lasse, suivant le mot du cardinal Gotti de l'autre jour, supposez
qu'il disparaisse, que deviendra le protectorat?
Dans un admirable article de notre ami, M. Hanotaux, il y a un mot
qui, suivant moi, prime tous les autres : « Avant tout, occupons-nous du
« prochain conclave ». Le prochain conclave, je l'écrivais tout récemment,
n"est pas aussi intéressant que notre j.rochaine réélection, et cependant il
n'est pas de question plus importante à tous les points de vue, non seule-
ment au point de vue local de notre protectorat au Levant, mais au point
de vue européen, que cette question du prochain conclave; nous ne nous
y intéressons plus, nous nous en désintéressons pour une raison bien
simple : nous n'avons pas d'agents à Rome. Nous avons bien des cardi-
naux, mais ils sont en France; autrefois, nous en avions un ou deux là-
bas qui observaient, nous renseignaient et agissaient : c'est fini. Nous
avions un ambassadeur, c'est fini. Nous n'avons plus qu'un brave consul
qui s'occupe des établissements religieux.
Comment contrôlerons-nous le futur conclave, comment le suivrons-
nous? Il me semble que toutes les nations s'en préoccupent. A la suite de
la mort du cardinal Kopp, le seul cardinal qu'eût l'Allemagne, des conver-
sations très actives s'échangent entre Berlin, le Saint-Siège et Vienne
pour que l'Allemagne et l'Autriche aient leur bonne et solide représenta-
tion, prête à agir. On a même dit que l'Italie ne participait pas à ces con-
versations, en conséquence de certaines divergences d'opinions avec l'Au-
triche sur le partage des influences religieuses en Albanie. Le Quirinal
réserverait ainsi sa liberté d'action pour avoir son pape à lui tout seul.
Mais nous, nous ignorons officiellement cette question, nous ne pouvons
en parler qu'avec les cardinaux qui veulent bien, par des intermédiaires
officieux et complaisants, prendre un contact passager avec le gouverne-
ment de la République. Nous ne pouvons en parler qu'avec ces émis-
saires, bénévoles et sans mandat, qui s'en vont voir le Coliseum.
Et cependant, je le répète, c'est une question considérable. Je ne sais si
vous avez suivi de près ce qui s'est passé en Italie, au moment des élec-
tions italiennes, si vous avez été au courant du pacte Gentilone, c'est-à-
dire de ces accords plus ou moins secrets entre les catholiques et le Saint-
Siège, qui ont amené à la Chambre italienne 240 députés catholiques, ou
plutôt, comme le disait VOsservatore romano, strictement conservateur,
dont la présence a suffi à faire partir, au bout de quelques semaines,
M. Giolitti, qui s'était prêté à leurs élections.
Je ne sais si vous avez entendu parler des conférences Délia Torre et
Rossi, et delà possibilité d'un rapprochement entre le Quirinal et le Vati-
can. Je ne sais si l'on vous a dit qu'après la polémique de presse qui a
suivi ces conférences, le Vatican avait désavoué le zèle de certains de ses
agents et déclaré qu'à aucun prix il ne se prêterait à aucune transaction
soit avec un parti dit catholique, soit avec un parti dit italien, voulant lui
offrir la réconciliation ou lui demander l'aman. Tout de même, il y a cer-
tainement là une marmite qui bout, un travail intérieur dont on ne sau-
rait ni discuter ni dénier la puissance.
A la veille de la grande élection de Léon XIII, ce même travail se pro-
duisait et il s'est reproduit à la veille de l'élection de Pie X.
Mais, cette fois-ci, on précise. Parmi les cardinaux qui peuvent être élus
440 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
pape?, on en a nommé certains dont l'élection ferait bien l'afTaire du gou-
vernement italien et l'on parle plus particulièrement de l'un d'eux peut-
être des plus éminents, qui se prêterait à des combinaisons magnifiques,
jusqu'à celle d'accepter du Quirinal en toute souveraineté un carré de la
ville de Rome, à la condition de devenir le sujet loyal de S. M. le roi
d'Italie.
Ce ne sont pas des contes en l'air; ce sont malheureusement des choses
entrevues par les cerveaux les plus hardis de l'Italie, lesquels voyant que
le Saint-Siège est livré définitivement à lui-même, qu'il n'est plus protégé,
comme il était jadis, par la France et qu'il n'a plus qu'un protecteur, l'al-
lié même de la Consulta, le kaiser, s'habituent à l'idée que l'Italie n'a pas
besoin de se gêner, qu'elle peut entrevoir toutes les combinaisons pos-
sibles et revenir à ce vieil état de choses où l'évêque de Rome, c'est-à-dire
le pape, était à la merci des empereurs romains.
Chez nous, nous avions une autre tradition : le catholicisme, ayant un
chef libre ; indépendant, sacré, n'appartenant à aucune nationalité;, placé
au-dessus des querelles de nation, conduisant et dirigeant sa religion dans
le monde entier sans avoir à obéir à aucun souverain temporel. C'est la
vieille tradition française; c'est la tradition, non pas seulement de la
vieille France, mais de la première République, de la Convention elle-
même. Je n'ai pas besoin de dire que ce fut la tradition de tous les gou-
vernements successifs jusqu'en 1904.
Le pouvoir papal aux mains de l'Italie ? Disons que c'est un rêve, disons
que c'est une éventualité qui ne se réalisera jamais; mais pensons-y
cependant, et veillons à ce que notre politique n'encourage pas de sem-
blables desseins et prenne garde qu'ils aient jamais même un commence-
ment de réalisation. Ce serait un bien grand malheur pour la France, pour
la chrétienté et un terrible danger pour la paix du monde.
Messieurs, j'imagine que chacun de vous sait ici quelle force redoutable
le catholicisme est dans le monde, force que nous avions en main il y a
quelques années encore et que nous avons laissé nous échapper.
Aujourd'hui, des rivaux sont venus qui veulent canaliser cette force
pour eux seuls et la diriger contre nous. Nous laisserons-nous faire?
N'allons-nous pas secouer notre néfaste inertie et nous réveiller enfin
pour l'action?
Tout ce que je viens de vous dire ne vous marque-t-il pas la nécessité,
l'urgence de rendre des relations suivies, régulières, oflîcielles avec le
Vatican? D'abord, une mission sous la forme qu'il vous plaira, puis un
chargé d'affaires, et je l'espère bien, plus tard, une ambassade.
Messieurs, je crois être de vous tous celui qui a le plus voyagé. J'ai fait
plus de cinquante poyages en Orient, j'ai parcouru la terre entière, je
connais la plupart des langues des pays dont je parle. Je sais combien ces
peuples aiment notre France. Je sais, depuis quarante ans que je fais ces
voyages et que j'étudie toutes ces questions, combien la France est grande
dans leur pensée et dans leur cœur. Mais je sais aussi combien les inexpli-
cables fluctuations de notre politique nous font perdre chaque jour de notre
prestige et de notre influence.
Si vous voulez, Messieurs, rétablir dans le cœur de ces peuples, en
Orient, en Extrême-Orient, un peu partout, le respect de notre pays, de
ses gloires passées, de son honneur présent, si vous voulez faire quelque
chose de grand pour nous arracher à la décadence, ayez donc le courage
de reconnaître, avec moi, que nous nous sommes trompés, il y a dix ans ;
rétablissons les relations avec le Vatican et vous verrez bientôt combien
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 441
la République en sera plus grande et combien la France en sera plus heu-
reuse!
M. Denys Cochin s'est associé, avec son beau talent et sa généreuse
conviction, aux éloquentes paroles de M, Deloncle. M. le président
du Conseil, ministre des Affaires étrangères, n'a rien pu leur
répondre. Cependant, le lendemain matin, mercredi il mars,
M. Georges Leygues, ayant déploré à son tour, d'accord avec le rap-
porteur, M. Louis Marin, les tristes fautes de notre politique des dix
dernières années, grâce auxquelles la France est à la veille de perdre
irrémédiablement la situation privilégiée que ses droits historiques
et traditionnels lui garantissaient dans tout l'Orient, et ayant fait
appel au gouvernement pour « défendre avec énergie toutes les
« œuvres françaises du Levant sans distinction de confession reli-
« gieuse ni d'opinion politique », la Chambre a voté à l'unanimité
la proposition de résolution suivante déposée par MM. Georges
Leygues et Louis Marin et acceptée par le gouvernement : « La
« Chambre invite le gouvernement à prendre les mesures néces-
« saires pour maintenir et développer les œuvres françaises en
« Orient. » C'est une première satisfaction certainement; mais dans
des circonstances aussi sérieuses, alors que l'intérêt national du
pays est aussi gravement en jeu, voter des projets de résolution ne
suffit pas. Il faut agir, et l'on ne pourra agir utilement qu'en se déci-
dant à abandonner des procédés de politique néfastes.
Allemagne. — Le voyage de Guillaume II. — L'empereur Guil-
laume 11, se rendant comme chaque année à Corfou, s'est arrêté à
Vienne le 23 mars pour rendre visite à l'empereur François-Joseph;
il a vu ensuite le roi Victor-Emmanuel avant de s'embarquer à Ve-
nise. Les journaux tripliciens commentent abondamment cette
double visite de l'empereur allemand à ses deux alliés ; ils s'en
félicitent bruyamment et certains déclarent même, comme la Morgen
Zeitung^ qu'il faut y voir un événement d'importance toute parti-
culière et peut-être décisive : ce sont là des exagérations de presse
qu'il faut prendre pour ce qu'elles valent. Il est naturel que, tra-
versant l'Autriche et l'Italie pour faire un voyage annuel d'agrément,
Guillaume II aille saluer le roi d'Italie et l'empereur François-Joseph.
L'événement n'est ni imprévu, ni anormal. Les sentiments d'amitié
qui unissent les souverains de la Triplice sont connus: ils sont évi-
demment un des facteurs de l'alliance qui groupe leurs trois Elats;
mais la politique extérieure de l'Allemagne, de l'Autriche et de
l'Italie est dominée et déterminée par d'autres raisons que par des
considérations de sympathies personnelles, et les entrevues de
Vienne et de Venise n'empruntent pas aux circonstances actuelles
une importance dont il semble qu'il soit besoin qu'on se préoccupe
spécialement.
— La décadence allemande. — Le Stande Ordnung, d'ailleurs
habituellement pessimiste, publie les renseignements suivants qui
442 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
présentent SOUS un jour assez sombre l'état social actuel de l'Alle-
magne :
Fortunes particulières. — D'après les renseignements du Bureau officiel
de statistique du royaume de Prusse, le revenu moyen de la moitié des
chefs de famille en Prusse est de 10.000 marks ou au-dessous.
Les quatre cinquièmes de ces derniers ne sont pas imposables, comme
ne possédant pas l.oOO marks de capital.
10 % des familles seulement sont propriétaires d une terre ou d'un im-
meuble (habituellement hypothéqués).
Le quart des chefs de famille ont un emploi assuré pour huit,
quinze jours, six semaines au plus, et risquent à chaque instant de se
trouver, eux et leurs familles, sans moyens d'existence.
Une moitié de la fortune publique est détenue par 2 % de la popu-
lation.
La gêne. — D'après les renseignements du Bureau officiel de statistique
de l'empire d'Allemagne, il y a tous les ans 5 millions de poursuites en
paiement devant les tribunaux. Le total des hypothèques dépasse
00 milliards de marks. Les impôts, charges militaires et scolaires dé-
passent 5 milliards par an. L'administration de l'Etat coûte aux citoyens
la moitié de leur revenu,en dehors des charges des entreprises publiques:
chemins de fer, postes, mines, etc. — Les impôts scolaires ont monté de
422.490.000 marks en 1892, à 840 540.000 marks en 1905. Ils continuent
à monter. — Le nombre des faillites de commerçants est de 8 à 10 %
annuellement. Les trois quarts des enfants des écoles souffrent de scro-
fule, d'alimentation insuffisante et de délaissement.
Natalité, divorce, immoralité. — Les asiles, les prisons, les « maisons-
de-pauvres » regorgent. A Berlin, 5.000 personnes et 500 familles sont
logées tous les ans dans les asiles. A Essen, en 1911, il y en avait 18.000
sans asile. — Les prisons renferment 30.000 individus. — Il y a 12.000sui-
cides avoués et autant de déguisés. — Depuis cinquante ans la natalité a
reculé d'un dizième. — Il y a 17.000 divorces par an; à Berlin 1 divorce
pour 10 mariages. En Prusse il y a une naissance ille'gime sur 10 ou 8. —
En 11'05, la Fédération des caisses-maladie a enregistré 8,8 % de maladies
vénériennes; il s'ensuit, d'après le D"" Claassen, que tous les membres ont
été atteints au moins une fois. Un tiers des étudiants (deux tiers dans
certaines universités) est atteint des mêmes maladies. Le peuple se pré-
cipite de désespoir dans l'ivrognerie et la jouissance et il y a encore des
politiques sociaux pour dire: « Nous commençons à devenir un peuple
riche! « alors que chaque année nous amène de nouveaux soldats et de
nouveaux impôts, sous prétexte que le bien-être public permet facilement
des charges.
Socialisme. — Un tiers de la population, c'est-à-dire la grande majorité
des classes inférieures, est affiliée au socialisme; les classes dirigeantes
sont presque en totalité complètement étrangères à l'Eglise. Notre légis-
lation ne reconnaît plus de droit ni de loi fondés sur la divinité. Et il y a
des gens qui parlent de la civilisation grandissante et de la piété du peuple
allemand !
Angleterre. — La crise du Borne rule. — La crise du « Home rule »
s'est singulièrement aggravée et a provoqué ces jours derniers
des incidents vraiment déplorables. Nous signalions dans notre der-
RENSEIGNEMKNTS POLITIQUES 443
nière chronique les tentatives de conciliation du Premier Anglais,
M. Asquilh, proposant aux divers comtés de l'Ulster de décider eux-
mêmes, par voie de référendum, de leur incorporation au Home
rule, et promettant d'ajourner de six ans l'application de la loi aux
comtés qui demanderaient par leur vote à en être exclus. Ces ten-
tatives ont échoué : M. Bonar Law, le chef du parti unioniste, et sir
Edward Carson, le chef des Ùlstériens, ont déclaré qu'ils ne vou-
laientdu Home rule sous aucun prétexte et qu'ils ne se résigneraient
à s'y soumettre qu'après que le corps électoral des trois royaumes
unis se serait prononcé formellement en sa faveur; c'était, en
d'autres termes, réclamer la dissolution de la Chambre des Com-
munes et de nouvelles élections parlementaires. Le gouvernement
libéral n'est pas assez sûr de sa majorité pour risquer une pareille
partie; il a refusé, disant s'en tenir à ses précédentes offres de con-
cessions, et la Chambre lui a donné raison par 345 voix contre 252.
Aussitôt, sir Edward Carson est parti pour Belfast diriger la résis-
tance armée aux volontés ministérielles. De son côté, le gouverne-
ment s'est occupé de renforcer les effectifs de troupes et de police
chargés de maintenir l'ordre en Irlande; mais il s'est heurté à la
résistance des officiers de cavalerie de l'Ulster et de leur chef, le
général Gough, qui ont démissionné pour n'être pas obligés de mar-
cher contre leurs compatriotes prolestants. Le général Gough a été
mandé à Londres. Il a été entendu par le ministre de la Guerre, le
colonel Seely, et par son chef d'état-major^ le général French. Après
quoi, le gouvernement a décidé de ne pas accepter les démissions,
dues à un malentendu, et a maintenu les officiers dans leur com-
mandement en leur donnant l'assurance qu'ils ne seraient pas obligés
de combattre contre leur conscience. Ces événements ont eu natu-
rellement leur répercussion au Parlement. Les travaillistes de la
Chambre des Communes en ont profité pour déclarer qu'ils allaient
organiser une armée de volontaires du Labour Party, sur le modèle
de l'armée des volontaires ùlstériens, qui depuis des mois s'exer-
cent en armes et manœuvrent en toute liberté sans que le gouver-
nement se soit jamais préoccupé des conséquences d'une pareille
anarchie. M. Asquith a bien protesté que le gouvernement n'admet-
trait pas que l'armée puisse se mettre en opposition avec la volonté
légale du Parlement, et il a assuré que les concessions faites aux
officiers démissionnaires par le ministre de la Guerre avait dépassé
les intentions du Cabinet. Mais, comme en même temps il a déclaré
ne pas accepter la démission que lui avait offerte le même ministre-
de la Guerre et que le colonel Seely garde la direction du War Office,
il reste certain que le gouvernement a capitulé devant l'armée et les
journaux libéraux déclarent incroyable cette attitude.
Autriche-Hongrie. — La prorogation du Reichsrath. — Après douze
jours de session, et en raison de l'obstruction irréductible des
Tchèques, le Reichsrath de Vienne vient d'être prorogé jusqu'à l'au-
tomne prochain. D'ici là, le gouvernement agira avec les pouvoirs
444 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
que lui confère l'article 14 de la Constitution. C'est le retour pour six
mois au régime absolu, et le premier acte d'autorité ministérielle a
été la publication de deux ordonnances impériales, l'une élevant le
contingent des recrues de l'armée active et de la landwehr, l'autre
assurant l'émission d'un emprunt de 350 millions de couronnes. Le
contingent pour 1914 sera de 165.000 hommes pour l'armée com-
mune, dont 94.600 pour l'Autriche et 70.400 pour la Hongrie, soit
une augmentation de 11.000 hommes sur le chiffre de 1913, et de
20.000 hommes pour la landwehr, soit une augmentation de 6.000
hommes. Les modalités du nouvel emprunt ne sont pas encore
réglée?, car le paragraphe 14 de la Constitution, sur lequel se fonde
la légalité de ces ordonnances impériales, restreint beaucoup les
droits du gouvernement à cet égard. A défaut d'un emprunt propre-
ment dit, on émettra sans doute des bons du Trésor amortissables
en quelques années.
Espagne. — Les élections législatives. — Les résultats définitifs des
élections législatives qui viennent d'avoir lieu en Espagne font res-
sortir que les conservateurs compteront dans la nouvelle Chambre
environ 240 députés, les libéraux romanonistes 80, les démocrates
priétistes 30, les républicains de toutes nuances et socialistes 20, les
réformistes (anciens républicains évoluant vers le monarchisme sous
la conduite de M. Melquiades Alvarez) 12, les régionalisles catalans
12, les carlistes et intégristes 6, et les catholiques indépendants 4.
La principale caractéristique de celte consultation électorale est, on
le voit, la très forte diminution des deux groupements antidynas-
liques d'extrême droite et d'extrême gauche, carlistes et républicains,
réduits chacun à la moitié de leur précédent effectif, et dont la
défaite est d'autant plus significative qu'elle leur a été infligée dans
toutes les villes principales : Barcelone, Valence, Séville, Malaga,
Grenade, Saragosse, Santander. Saint-Sébastien, etc.
Italie. — Le nouveau ministère. — Le nouveau ministère italien
est définitivement constitué comme suit :
Présidence du Conseil et Intérieur : M. Salandra. Affaires étrangères :
M. de San Giuliano. Colonies : M. F, Martini, ancien gouverneur de
PErythrée. Justice : M. Dari. Finances : M. Rava. Trésor : M. Rubini.
Guerre : général Grandi. Marine : amiral Mille. Instruction publique :
M. Danco. Travaux publics : M. Ciufielli. Agriculture *. M. Cavalosa.
Postes et Télégraphes : M. Riccio.
Russie. — Le ministère et la Douma. — Les nouveaux ministres
russes ont pris contact avec la Douma le 14 mars ; mais cette pre-
mière rencontre a eu lieu à huis clos. Sur la convocation du prési-
dent de l'Assemblée, M. Rodzianko, les chefs des principaux groupes
parlementaires, y compris les représentants de l'opposition consti-
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 445
tutionnelle, ont tenu conférence dans les appartements du président
de la Chambre avec le premier ministre, M. Goremykine, les minis-
tres des Affaires étrangères, des Finances, de la Guerre et de la
Marine, le chef d'état-major général de l'armée et le directeur de la
chancellerie des finances. Les invitations à cette conférence portaient
les mots rigoureusemenl secrète, et les comptes rendus qu'en ont
donné les journaux ont été particulièrement discrets.
On a su seulement par eux que la discussion, qui s'est terminée
sans qu'aucune décision ait été prise, a porté uniquement sur la poli-
tique extérieure, les questions militaires et navales et le rapport de
ces questions avec la situation financière. M. Goremykine se serait
absolument opposé à laisser la discussion dévier sur le terrain de la
politique intérieure. Les exposés des ministres des Affaires étran-
gères, de la Guerre et de la Marine auraient d'une manière générale
envisagé l'hypothèse d'un conflit qui pourrait se produire sur les
frontières allemande ou autrichienne, et les ministres de la Défense
nationale auraient montré la nécessité de renforcer les contingents
actuels. Mais quanta l'importance de ces renforcements projetés, les
journaux n'apportent aucune précision. Toutefois, au milieu des
bruits qui circulent à ce sujet, il convient de rappeler, comme indi-
cation approximative, la déclaration faite par M. Kokovtzof, le
16-29 janvier dernier, à la commission du budget de la Douma,
quand il a annoncé le dépôt d'un projet de défense de l'Etat qui
absorberait, a-t-il dit, une somme considérable des disponibilités.
11 est donc très probable qu'il s'agit de chiffres élevés, que d'aucuns
assurent être voisins de 500.000 hommes et de oOO millions de
roubles (1 milliard 300 millions de francs environ).
II. — AMERIQUE.
Mexique. — La situatù n politique. — Au Mexique, l'anarchie reste
la règle. Toutefois, les dernières nouvelles de Washington indiquent
une évolution dans les dispositions du président Wilson, dont on
conclut qu'un arrangement pourrait se faire entre le gouvernement
des Etats-Unis et le général Huerta. Depuis les désillusions qu'il a
éprouvées en ce qui concerne le général Villa et le général Caranza,
le président Wilson, en effet, aurait laissé entendre que son hos-
tilité personnelle à l'égard du président Huerta avait diminué, et
l'on envisagerait la possibilité d'un accord entre les deux présidents,
aux termes duquel le général Huerta démissionnerait en faveur de
M. Porlillo y Rojas, son ministre des Affaires étrangères, qui serait
nommé président provisoire avec l'agrément des Etats-Unis.
LA CARICATURE A L'ÉTRANGER
Le guide irlandais
(M. Redmond) a M. As-
QUiTH : « Disque tu me
lionnes le Home Rule,
ou je coupe la corde. »
Daily Express (Londres).
Le dernier Velasquith.
M. Punch a M. Bonar Law : « N'y touchez pas encore. Il
sera toujours temps dans six ans ! »
Puncli (Londres).
Au Mexique : l'affaire Benton.
Le lion britannique
entre en scène.
Sun (New- York).
Les ennuis de l'Allemagne.
Michel : « Mes fils deviennent de plus en
plus difficiles. A peine ai-je châtié l'un,
qui taquinait sa sœur alsacienne, que
l'autre se met à hurler, en voyant l'ours
russe ! »
Gazette de Hollande (La Haye).
La crise de l'Ulster.
M. Punch : « Voyons, miss Ulster, un bon mouvement.
Jetez un coup d'ceil sur ces jolies fleurs ! (les conces-
sions de M. Asquith). »
Punch (Londres).
La première nuit
de Wied.
« Laissons le dormir
tranquille, nous sommes
là pour le veiller. »
Numéro (Turin).
Prusse et Allemagne.
La Prusse et l'Allemagne
(ensemble) : « Madame 1
Est-ce vous qui vivez chez
moi, ou moi chez vous? »
Kladderadalsch (Berlin).
Diplojuatie américaine.
Le président Wilson et M. Bryan jettent
en pâture aux loups {les complications
internationales) qui les poursuivent l'aboli-
tion des taxes différentielles du canal de
Panama.
Oregonian (Portland U. S. A).
L'abolition des taxes différentielles
du canal de Panama.
Le nœud est dénoué.
World (New-York).
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
Népal et pays himalayens, par M-^^ Isabelle Massieu, un vol.
in-8 de 228 pages, avec six cartes et 74 figures hors texte d'après les
clichés de l'auteur et les photographies d'objets de ses collections. Paris,
librairie Félix Alcan.
j^jme Isabelle Massieu nous apporte ici l'intéressant récit de son dernier
voyage aux pays himalayens (1908). Pour la quatrième fois, l'infatigable
explorateur qu'est M™^ Massieu, après ses voyages au Liban (1892), à Java
et aux Indes (1894), en Indochine, au Siam, au Japon, en Chine et au
Turkestan (1896), revenait en Asie attirée par le mystère de l'Himalaya et
« le désir de pénétrer dans ces sortes d'îles de la haute montagne, qui sont
« comme certaines îles de la mer des cadres de civilisation autonome,
« transformant à leur image les influentes venues de l'extérieur ». Partie
du Sirala au début des premiers froids, M""» Massieu parcourut d'abord la
vallée du Sutledj, en un raid de vingt-cinq jours, au cours duquel elle
rencontra à Taranda Sven Hedin, de retour de son prodigieux voyage
au Tibet, et lui offrit le thé et du plumcake, douceurs dont Sven Hedin
était privé depuis deux ans. Puis M™« Massieu se mit en route pour le
Népal dont elle visita toutes les villes si curieuses et si impressionnantes
d'aspect et de mœurs : Katmandou, Bhatgaon, Balagi, Patan — et les
temples vénérés : Swayambou, Narayana, Pasphati, Changou-Narayana.
De là elle gagna le Sikkim, où elle put admirer le panorama grandiose
du massif himalayen, de l'Everest au Chumolari, puis le Bouthan aux
riches cultures, à la vie facile qui ne connaît de règle que le caprice de
chacun. Partout, le long de la route, M""" Massieu regardait et savait voir,
enrichissait ses notes et les illustrait de superbes photographies dont
son livre nous donne de nombreuses reproductions. En même temps elle
se documentait sur l'histoire de ces pays mystérieux, grâce à quoi elle a
pu nous faire revivre à travers les temps la si ancienne civilisation de ces
populations isolées en pleine montagne dans une quasi-insularité. Ce livre
plein de faits, aux descriptions pittoresques et saisissantes de couleur et
de vie, est à la fois un charme pour l'esprit et une précieuse contribution
pour l'histoire de la vieille Asie.
Ouvrar/es déposés au bureau delà Bévue,
La Ville convoitée : Salonique, par P. Piisal. Un vol. in-16 de 368 pages. Paris,
Librairie académique Perrin et C»«.
L'Occupation de Lunévillepar les Allemand:^ (1870-1873), par J. Cathal, préface
du général Farny. Un vol. in-i2, avec 14 photographies documentaires. Paris,
Berger-Levrault, éditeurs.
L'Œuvre française au Maroc (avril 1912-décembre 1913), par René Besnard et
Camille Avmard, préface de M. Caillaux. Un vol. in-i6 de 455 pages avec
une page hors texte. Paris, Hachette et C'».
Essai sur la Stratégie allemande, par le capitaine M. Daille, d'après la bataille
de Cannes, par le feld-maréchal de Schliel'fen, préface du général Ruffev. Un
vol. in-8» de 90 pages, avec 6 croquis dans le texte. Paris, Berger-Levrault,
éditeurs.
r Administrateur-Gérant : P. Gampain.
paris. — IjMPRIMERIE levé, rue CASSETTE, 17.
QUESTIONS
DIPLOMÂTIOUES ET COLONIALES
LA
RÉPERCUSSION DE LÀ POLITIQUE INTÉRIEURE
SUR LES RELATIONS INTERNATIONALES
C'est un lieu commun de dire qu'à notre époque de nations
armées la guerre est un fléau si épouvantable qu'elle ne sau-
rait plus être déchaînée par l'ambition d'un homme d'Etat ou
par un caprice dynastique, et qu'en conséquence les guerres
de l'avenir ne pourront surgir que du choc des grands intérêts
nationaux. Cette théorie-là est celle que chérissent les endor-
meurs qui veulent nous persuader que la paix avec l'Allemagne
est assurée parce qu'on n'aperçoit pas pour le moment, entre
cette puissance et la France, de conflit d'intérêts vitaux. Nous
nous permettrons de faire observer que l'expérience de ces
dernières années ne confirme pas l'exactitude de la théorie.
A qui fera-t-on croire que c'est pour des intérêts vitaux que la
grande Républi([ue américaine a fait la guerre à l'Espagne,.
l'Angleterre aux Etats boers, la Russie au Japon, l'Italie à la
Turquie? C'est encore l'adage : homo homini lupus, qui permet
d'expliquer les hostilités les plus récentes, aussi bien que
celles du temps jadis, et le fort trouve toujours un intérêt
vital à se jeter sur le faible. Mais il importe de bien comprendre
ce qui constitue à l'heure actuelle la force et la faiblesse d'un
Etat européen. Nous voyons presque tous les pays, à l'excep-
tion toutefois de l'Angleterre, pousser leur effort militaire
jusqu'à l'extrême limite de leurs ressources en hommes et en
argent. Nulle part on ne s'endort sur le chapitre de la défense
nationale, mais partout c'est une égale fièvre pour la prépara-
tion à la guerre du haut commandement, l'instruction des
troupes, l'outillage technique. C'est donc beaucoup plus dans
leur politique intérieure que dans leur armature militaire et
navale que pourrait résider la faiblesse de certains Etats, et il
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. — n» 411. — 1(3 avril 1914. 29
450 QUESTIONS DIPLOMATIOUKS ET COLONIALES
s'ensuit qu'aujourd'hui plus que jamais la politique intérieure
réagit directement sur les relations internationales.
C'est en se plaçant à ce point de vue qu'on trouve aux pro-
chaines élections françaises une particulière gravité. Quoique
nous nous imposions la règle de laisser de côté ces irritantes
querelles intestines qui font tant de mal à la France, il nous
est impossible de ne pas dire que du verdict que va prononcer
le pays dépendra peut-être la paix ou la guerre. S'il envoie
au Palais Bourbon une majorité fermement décidée à maintenir
intactes les lois militaires récentes et à en poursuivre sans défail-
lance l'application, ce sera pour les belliqueux d'outre-Rhin une
douche salutaire. Lors même qu'ils en prendraient prétexte
pour préconiser une guerre préventive, afin de ne laisser ni
l'armée française ni l'armée russe croître en force, ils n'en-
traîneraient ni le peuple allemand ni son gouvernement, parce
qu'à tout prendre la résolution dont aura fait preuve le peuple
français constituera un facteur moral infiniment plus impres-
sionnant que le supplément de force matérielle que nous sommes
susceptibles d'acquérir dans les années qui viennent. (Jue si au
contraire nous assistions, par impossible, au triomphe des
adversaires de la loi de trois ans, ou seulement à celui de ses
tièdes partisans, de ceux qui ne la considèrent que comme une
nécessité passagère et s'en vont le répétant étourdiment, il
faudrait nous attendre, dans un avenir immédiat, à ces coups
de boutoir que les Allemands appellent aimablement des coups
de sonde. Or, comme nous ne faisons pas au ministère qui sera
en fonction après les élections, quelles que soient ces dernières,
l'injure de croire qu'il encaisserait des impertinences, la situa-
tion pourrait devenir assez rapidement scabreuse. Le calme
diplomatique du moment présent ne doit pas faire de dupes;
deux raisons principales suffisent à l'expliquer. La première
est que dans l'armée allemande on procède encore à une' mise
au point du plan de mobilisation et de concentration, et que
tout ne sera en place que dans quelques semaines. La seconde
est que l'Allemagne attend précisément avec anxiété le résul-
tat des élections françaises, peut-être aussi celui des élections
anglaises qui suivront probablement d'assez près l'adoption en
troisième lecture du Home rule. En Angleterre également c'est
la situation intérieure qui commande la situation diploma-
tique
Et le spectacle est le même en Autriche. A mesure que le
recul permet de mieux apprécier les événements des deux der-
nières années, on se convainc que ce sont les difficultés d'ordre
intérieur qui sont la vraie cause de la politique balkanique du
A
POLITIQUE INTÉRIEURE ET RELATIONS INTERNATIONALES 451
Ballplatz et de toutes les erreurs qu'on impute généreusement
au seul comte Berchtold. C'est pour maintenir dans l'olîédience
les sujets slaves du Sud de la monarchie, pour « recercler le
tonneau à l'intérieur », que l'Autriche-Hongrie a procédé à
cette coûteuse mobilisation dans laquelle on n'a voulu voir
qu'un épouvantail à l'adresse des Serbes. Et c'est probable-
ment en vertu du principe : « Quand on a eu tort, il faut con-
tinuer, cela donne raison » que le Ballplatz se croit obligé
aujourd'hui de continuer sa politique serbophobe.Nous venons
d'en avoir deux échantillons remarquables.
Tout en refusant de résoudre la question des chemins de fer
orientaux dans un sens équitable, le Ballplatz précise ses exi-
gences sur Salonique. Il demande la création dans ce port
d'une zone libre comprenant la station de chemin de fer et des
magasins pour les grosses marchandises, réclame la liberté du
transit direct et indirect, entend enfin être consulté sur tout
ce qui concerne l'aménagement du port libre. C'est assurément
la Serbie que le Ballplatz désire atteindre par les concessions
qu'il voudrait arracher à la Grèce. Préoccupé d'autre part des
projets d'union qui sont dans l'air entre la Serbie et le Mon-
ténégro, et qui permettraient à ce dernier, anémié par la
guerre, de refaire ses forces, le Ballplatz semble vouloir sou-
lever à nouveau la question du Lovtchen. On sait que cette
montagne sacrée des Monténégrins a des vues sur quelques
parties du fjord de Cattaro et domine notamment les fortifi-
cations autrichiennes qui protègent le petit établissement naval
de Teodo. Tant que le Lovtchen n'a été susceptible que de
recevoir des batteries monténégrines, l'Autriche ne s'est pas
émue beaucoup ; mais si des canons serbes devaient y être
transportés un jour, il faudrait renoncer à agrandir la station
de Teodo, dont le site est pourtant beaucoup plus avantageux
pour la marine autrichienne que celui de Polaoude Sebenico.
On prétend qu'au moment de la prise de Scutari par les Mon-
ténégrins l'Autriche ne leur aurait pas chicané leur conquête
s'ils avaient cédé le Lovtchen, mais le roi Nicolas n'aurait pas
voulu entendre parler d'abandonner le tombeau vénéré du
^rand vladika saint Pierre. Et ces convoitises autrichiennes sur
le Lovtchen ne heurtent pas seulement le sentiment monté-
négrin, elles inquiètent les Italiens qui ne consentiraient pas
à la création d'une grande base navale autrichienne dans le
fjord de Cattaro si eux-mêmes n'avaient pas la permission de
mettrç la main sur Valona.
On se demande pourtant si ce n'est pas à un compromis de
cette nature que songeraient les deux diplomaties de Vienne et
452 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
de Rome, quitte à en faire payer les frais au prince Guillaume
d'Albanie. Ce dernier, qu'on dit dominé par le terrible Essad-
Pacha, semble d'ailleurs s'engager dans une voie dangereuse
avec sa mobilisation des rédifs albanais, pour combattre l'in-
surrection épirote qui s'étend non seulement dans l'ancien
territoire contesté mais dans le district de Koritza. Cette mo-
bilisation pourrait conduire à des massacres qui entraîneraient
une intervention, soit européenne, soit austro-italienne. Elle
est vue d'un assez mauvais œil par l'Autriche qui n'a jamais
marqué de tendresse particulière au prince prussien de Wied,
et lui aurait à coup sûr préféré un musulman, de façon que
son protectorat catholique ne perdît rien de sa valeur. Au
contraire l'initiative du prince de Wied paraît goûtée en Italie,
où on couve toujours d'un œil jaloux l'Albanie méridionale
dont on veut écarter les Grecs à tout prix. Quoi qu'il en soit,
le comte Berchtold et le marquis de San Giuliano, qui doivent
se rencontrer prochainement, arriveraient peut-être sans trop
de peine à un accord si, en ce moment précis, la politique
intérieure de l'Autriche ne rendait pas la tâche des diplomates
beaucoup plus difficile. La création d'une université italienne
à Trieste, si ardemment réclamée par la population italienne
de cette ville, n'aboutit pas, et quand on propose de la rem-
placer par une faculté de droit à Vienne, les éléments irréden-
tistes de l'Adriatique jettent les hauts cris. De même à Fiume,
le gouvernement hongrois qui avait dissous la municipalité
italienne, suspendu les privilèges de la ville et ordonné de
nouvelles élections, se voit aux prises avec une nouvelle muni-
cipalité aussi hostile que la précédente, et dans cette atmo-
sphère d'excitation se produisent des attentats à la dynamite.
Ainsi donc, tandis que les deux diplomaties alliées échangent
des protestations de bon vouloir, la politique intérieure vient
brouiller les cartes.
Cependant l'Allemagne fait les plus louables efforts pour
maintenir l'harmonie dans le ménage de la carpe autrichienne
et du lapin italien. L'empereur Guillaume, en route pour Cor-
fou, a servi de trait d'union, et on prétend qu'au cours de ses
deux visites de Schœnbrunn et de Venise des accords très
importants auraient été conclus pour la défense des intérêts
tripliciens dans la Méditerranée. Un journal russe générale-
ment bien informé, le Rousskoié Slavo, affirme que la Médi-
terranée aurait été divisée en secteurs, et le Times de son côté
fait observer qu'une escadre allemande ne quitte plus la Médi-
terranée orientale et l'Adriatique, tandis que les autorités
navales italiennes envisagent l'amélioration de la base de la
POLITIQUE INTÉRIEURE ET RELATIONS INTERNATIONALES 453
Maddalena, au Nord de la Sardaigne. Il en conclut qu'en temps
de guerre la zone d'action de l'Italie serait le bassin occidental
de la Méditf^rranée, tandis que l'Adriatique et la mer Egée
seraient défendues par l'Autriche et l'Allemagne. Puissent ces
hérésies stratégiques se confirmer ! Pour notre part, nous per-
sistons à croire, quels que soient les papiers signés en temps
de paix par les diplomates italiens, qu'au moment d'une guerre
l'Italie mobiliserait avec une sage lenteur son armée et sa Hotte
et attendrait prudemment les événements. Mais ce qu'il faut
retenir de l'attitude de l'Allemagne, c'est que pendant que sa
diplomatie s'emploie inlassablement à entretenir en bon état
l'édifice de la Triple-Alliance, sa presse, surtout la pangerma-
niste, morigène assez durement l'Autriche. Pour l'instant, elle
ne lui pardonne pas de s'être trompée en se mettant du coté
bulgare et de s'être aliéné cette Roumanie qu'on considérait com-
plaisamment comme un prolongement de la Triple-Alliance en
Orient. On pourrait répondre aux journalistes allemands que
la raison profonde de l'antagonisme entre l'Autriche-Hongrie
et la Roumanie, qui éclate au grand jour après avoir été latent
pendant tant d'années, est la politique hongroise en Transyl-
vanie. Et ici encor^i se manifeste la répercussion de la politique
intérieure des Etats sur leurs relations extérieures.
Commandant de Thomasson.
P.- S. — La Triplp Entente vient de communiquer aux cabinets de la
Triple-Alliance son projet de réponse à la Note grecque du 22 février.
Elle propose pour l'Efiire des garanties scolaires et religieuses, et un
recrutement régional de la gendarmerie albanaise. Ellee^l favorable à une
rectification de fruniipre ducôté d'Argyrocastro et à la neutralitédu canal
de Corfou, mais est opposée à celle des côtes de l'Asie-Mineure voisines
de Chio et de Mitylniie que réclamait la Grèce. Tout cf^la est assez anodin,
mais la forme d^ la communication est aussi iniéres-anto que le fond.
Pour la première fois depuis l'ouverture de la crise orientale, sir Edward Grey
a cru devoir suggérer à set deux partenaires l envoi d'une note identique au
nom de la Triple-En' ente. Enfin! Il n'est jamais trop tard pour reconnaître
ses erreurs. Nous nn sommes plus au tCRips où le ministre anglais affir-
mait qu il était malsain pour la paix européenne d'op[)oser l'un à l'autre
les deux groupements de puissances. Saluons rabaudun de la tactique
des Curiace.
LÀ COMMUNE ANNAMITE
ET LES ÉVÉNEMEiNTS DE 1013
Lorsqu'après avoir longé les collines violettes du cap
Saint-Jacques, le paquebot s'engage dans les méandres de la
rivière de Saigon, le décor prend un aspect si nouveau que,
malgré la chaleur suffocante, la plupart des passagers restent
au bastingage et n'arrivent pas à détacher leurs yeux d'un
paysage émouvant dans sa grande simplicité. C'est un monde
inconnu qui s'éveille et l'expression n'est pas une métaphore,
car le sol de la Cochinchine recule chaque jour les limites de
son domaine. De loin, l'observateur a deviné, sous des flots
bourbeux, le travail tumultueux de la terre en formation; puis,
avant même qu'on distingue le rivage, des palétuviers sortent
de l'eau leurs branches noueuses; un peu plus en arrière, les
palmiers-nains détachent sur les champs leurs feuilles métal-
liques; enfin, à l'horizon, le soleil miroite sur les rizières et
semble découper des lames d'or vert ou fauve, suivant que
les nuages viennent obscurcir ou dégager le ciel orageux des
mers équatoriales.
De ces terres neuves se dégage une vie insoupçonnée. Des
jonques chinoises ont déjà fait leur apparition, pareilles à des
scarabées géants et lourds, et dont l'équipage somnole tandis
que le pilote surveille, seul, la course paresseuse; maintenant
ce sont les sampans, si légers que l'avant sort de l'eau chaque
fois que le rameur scande à l'arrière son effort sur l'aviron,
puis \es ghe-luongs sans toit, frêles comme des feuilles de ba-
naniers roulées sur les vagues et oij les femmes, assises au mi-
lieu d'un chargement de fruits, se laissent aller au fil du cou-
rant et plantent devant elles une branche de palmier pour
qu'un peu de vent s'y joue. Des embarcations, on en voit de
tous les côtés ; les arroyos et les canaux sont si nombreux que,
tout à fait dans l'intérieur, des voiles blanches ont l'air de cou-
rir dans les rizières.
Cette première impression ne s'effacera plus. Qu'on aborde
l'Indochine par Saigon ou le ïonkin, les deux deltas du Mé-
kong et du fleuve Rouge présentent le môme aspect; le sol
LA COMMUNE ANNAMITE ET LES ÉVÉNEMENTS DE 1913 > iSS'
spongieux se prête mal à l'établissement des routes, les champs
défoncés par le travail des buffles font miroiter à la lumière
des mottes ruisselantes, les digues étroites qui délimitent les
cultures sont fréquemment recouvertes, soit par les fortes ma-
rées, soit par les crues des fleuves. L'eau est la puissance sou-
veraine de notre colonie d'Extrême-Orient; l'Annamite naît au
bord d'un arroyo car les villages s'étendent toujours le long
des berges, et chaque famille possède une embarcation; chaque
maison, bâtie fréquemment sur pilotis, garde sous son auvent
les chapelets de poissons de la dernière pêche.
Les innombrables communications offertes par les ramifica-
tions des fleuves et par leurs affluents ont eu pour efl'et d'impri-
mer au peuple annamite un caractère d'unité indestructible.
Les provinces ne sont là qu'un moyen de diviser la lâche admi-
nistrative; aucune ne possède sa vie propre ou des coutumes
particulières et le nha-qué^ dans toute la Cochinchine, repré-
sente un type immuable de paysan. Il n'y a de diff"érence
qu'entre l'Annamite de Cochinchine et son frère du Tonkin.
Dans l'Indochine du Nord, le climat est moins chaud, le sol
est moins fertile et la région montagneuse encercle le delta du
Song-Coï en apportant le voisinage des races plus rudes et le
contact étroit de la Chine. Le Tonkinois sera donc par néces-
sité plus travailleur, plus batailleur; il sera de taille plus
haute, et sa femme sera moins coquette et moins bavarde que
sa sœur, la con-gai de la campagne de Saigon. Mais les deux
groupes d'habitants qui peuplent les deux deltas, et qui repré-
sent les trois quarts de la population totale de la colonie, sont
parfaitement homogènes parce que, de toute éternité, les rela-
tions entre les villes et les villages les plus éloignés les uns des
autres ont été incessantes; elles sont doublement facilitées à
l'heure actuelle par la navigation à vapeur qui s'est emparée
du pays sous le pavillon de sociétés françaises ou chinoises.
Une autre caractéristique du pays, c'est sa richesse. A l'ex-
ception de quelques îlots ethniques répandus en cordon autour
des plaines humides, l'élément annamite récolte le riz blanc en
quantités si considérables que, pendant les bonnes années, la
Cochinchine exporte les quatre cinquièmes de sa production
totale. Le bananier pousse à l'état sauvage; le cocotier, le man-
guier donnent toutes les variétés de leurs fruits ; les aréquiers
dressent en petites forêts leurs fûts argentés et graciles. L'in-
digène a toujours près de lui son carré de rizière, son filet de
pêche et son jardin; aussi la misère n'existe-t-elle pas, et dans
les marchés de Cochinchine, les lépreux viennent prendre à
l'éventaire des marchandes la nourriture de leur journée sans
456 QUESTIONS DIPLOMATIQUKS ET COLONIALKS
craindre que l'on considère celte aumône autrement qu'à titre
de bénédiction. La plupart des noms de ville», sont une glorifi-
cation des idées de paix et de concorde. Bac-ninJi^ c'est la
tranquillité du Nord; Annam, c'est le royaume du Sud pacifié;
Khanh-hoa c'est la concorde et la félicité; Vinh-Iong c'est la
prospérité perpélii^lle, et Gia-cUnh, la province de Saïgon,
résume tous ces bienfaits dans sa signification d'affermissement
clu bonheur, comme Bien-hoa, située au pied des contreforts
de la chaîne annamitique, se traduit par : province delà con-
corde et de la paix sur la frontière.
Dans tous les pays d'où le paupérisme est à peu près exclu
sous toutes ses formes, la vie communale prend un caractère
particulièrement intensif. La nécessité d'un pouvoir central se
fait sentir dès qu'entre les membres d'un môme Etat se mani-
feste un déséquilibre de bien-être; les (b'sbérités élèvent la
voix pour exiger que chacun apporte au budget une contribu-
tion proportionnée à ses ressources. En Indochine rien de sem-
blable n'existf», et la décentralisation des |)Oiivoirs atteint son
maximum d'effet, comme on l'a constaté perdant si longtemps
dans les campagnes des Pays-Bas et des Fhuulres.
Le peuple se considère comme une grande famille. L'absence
de grands domaines, l'émiettement à l'infini de la propriété
ont empêché la constitution d'une aristoeialie terrienne et le
règne de la féodalité, qui reste l'apanage des pays primitifs et
pauvres. La po'i fesse qui règne entre les habitants revêt une
forme d'égalité rigoureuse entre toutes le^ classes; quel que
soit le vêtement qui recouvre l'individu, funique de soie ou
haillon sordide, le vieillard sera l'oncle ou la tante du passant
rencontré dans la rue; moins âgé, Usera soit la sœur aînée, soit
le jeune frère, et nos tirailleurs indigènes, fidèles aux traditions
qui régissaient l'ancienne armée annamite, n (ipel lent leurs gradés
anh hep, chu cal, thanli doï, mon frère aîné le soldat de
l""® classe, mon oncle le caporal, maître s* rgent, et réservent
le titre de mandrin ong quan^ à tous ses sn|)érieurs revêtus du
grade d'officier.
La cellule primitive est la famille où h' père seul possède
■en propre, famille considérable car elle comprend non seule-
ment de nombreux enfants, mais tous les morts disparus aux-
quels on rend le culte des ancêtres et doni la présence est pour
ainsi dire tangible puisque leur part de nom riture est toujours
réservée. Une étroite union marque le bonh<'ur dans les mé-
nages, union si intime que, dans leur idée naïve et touchante
de la conceplion, b-s Annamites admettent (|ue les os de l'en-
fant sont créés par le père et la chair par la mère. Si le droit
LA Commune annamite et les évémiMents he 1913 io7
■de vie et de mort a été enlevé au père par des dispositions légis-
latives, si le mariage émancipe les enfants et leur confère le
■droit de posséder, les liens qui relient les descendants aux
ascendants sont encore assez forts pour que l'organisation de la
famille se soit maintenue àtravers les âges sans perdre complè-
tement son atmosphère de respect et sa communauté d'intérêts
matériels. Et la famille ne s'éteint pas. Le père prendra des
concubines, s'il le faut, pour assurer sa descendance, car l'ab-
sence de postérité mâle ferait disparaître l'autel des ancêtres;
au besoin il aura recours à l'adoption d'un enfant pauvre qui
devient, par le fait même, apte à succéder et à rendre les devoirs
filiaux, en s'incorporant à la famille primitive.
La commune annamite, qu'on a toujours citée à juste titre
comme une institution législative à donner en modèle aux
peuples d'Occident, est une simple extension de la famille.
Sous l'ancien Code annamite, lorsqu'un terrain cultivable est
sans possesseur, un homme suivi par sa femme, ses enfants et
quelques parents plusou moinséloignés, adresse une demande de
concession aux magistrats de la province. Après une enquête
rapide, l'autorité délivre un acte en règle, Ani Kham, première
charte de la commune qui dès lors procède au cadastre et tient
son état civil. Le premier fondateur est le maire désigné qui
s'adjoint un ou deux notables [Hiiong Chue).
Voici donc le premier embryon administratif organisé. Le
défrichement des terres se poursuit, quelques travaux d'ir-
rigation transforment les conditions d'un pays jusqu'alors sans
valeur appréciable. D'après un adage populaire, un canal attire
le cultivateur comme le sucre attire la fourmi; d'autres
familles s'installent à leur tour avec d'autant plus de facilités
que le sol appartient à l'Etat annamite qui n'adjuge à chacun
des immigrants qu'une concession délimitée; il y a donc place
pour toutes les énergies, et suivant l'expression fort exacte de
Luro, l'un des premiers administrateurs militaires de la Cochin-
chine, « la propriété individuelle, la propriété communale et
le corps municipal prennent naissance ». La simplicité de cette
méthode a donné de si magnifiques résultats que ses règles
n'ont pas varié depuis le décret fondamental de l'enifjereur
chinois Kien-Ghieu, qui fut rendu, dit on, quarante-trois ans
avant l'ère chrétienne. Un seul texte législatif la complété.
En 1825, l'empereur annamite, Minh-Mang, permet aux com-
munes de vendre pendant trois ans l'usufruit des biens com-
munaux, mais leur interdit d'en aliéner la nue-propriété. A
côté donc de la propriété privée se juxtapose le bien communal
que le maire fait cultiver par tous les habitants sous la forme
458 QUESTIONS DIPLOMATlyUES ET COLOMALKS
d'une véritable prestation: la récolte qu'il produit est vendue
au profit du budget local; elle en constitue la plus grande res-
source, caries versements accessoiresne proviennent que de taxes
minimes prélevées au moment des mariages, d'amendes infligées
pour les querelles et les contraventions, enfin de cotisations
volontaires lorsque la commune est endettée ou doit procéder
à certains gros travaux d'utilité publique.
A partir de ce moment la commune fonctionne, elle est à
peu près entièrement autonome et s'administre elle-même.
Elle assure l'ordre et la police; le conseil des notables prescrit
les gardes nécessaires, les rondes et les patrouilles, il répartit
les contributions de l'Etat fixées d'une manière globale par
village, cote personnelle et impôt foncier sur les rizières, en
tenant compte rigoureusement des propriétés et de la richesse
de chacun, et le gouvernement central n'interviendra jamais,
sauf dans le cas, très peu fréquent d'ailleurs, où le Conseil des
notables est en conflit avec ses administrés. Cet incident est à
peu près rendu impossible par l'organisation même de l'auto-
rité communale. Il n'y a pas d'élections, partant pas de poli-
tique; les notables sont, par tradition, les hommes les plus
intelligents et les plus riches. Il n'y a pas davantage de tyrannie,
car le maire n'a pas au Conseil de voix prépondérante : il est
surtout l'intermédiaire entre sa commune et le pouvoir impé-
rial. A ce titre il est responsable de l'administration et de l'or-
dre, il rendra les sentences dans les querelles locales après
avoir épuisé toute la procédure de conciliation, mais la division
du travail est poussée à l'extrême parmi les membres du Con-
seil; chacun détient une parcelle d'autorité qui lui confère
une véritable magistrature, et lorsque la commune fonctionne
normalement, les délibérations du Conseil sont à peu près
inutiles.
Les grands notables se partagent, en effet, la direction des
affaires. Le principal d'entre eux, élu par le Conseil, interprète
la loi, répartit et perçoit l'impôt. Les autres sont chargés res-
pectivement de la police, de la caisse communale, des archi-
ves, de l'état civil et du culte; ils sont aidés dans leur tâche
par les notables mineurs, secrétaires du maire, de la pagode,
du trésorier préposés à l'observance des rites, à l'hospitalité
des voyageurs de passage, à la répartiton des prestations et des
corvées, à la police du marché, à la surveillance des champs.
Le maire est élu par les notables, mais les notables choisissent
eux-mêmes leurs successeurs.
Parfois la commune prend une telle extension qu'elle doit^
pour mieux assurer ses différents services, se subdivisera son
LA COMMUNE ANNAMITE ET LES ÉVÉNEMENTS DE 1913 459
tour en quartiers. Les chefs de quartiers sont les premiers
juges qui peuvent infliger de un à cinq coups de rotin pour les
querelles légères ou les insultes. En cas de blessure, l'affaire
est aussitôt portée devant les notables. En matière civile, les
conllits sont réglés par eux et c'est en désespoir de cause seule-
ment que les litiges sont portés devant l'autorité cantonale.
Chefs et sous-chefs de canton sont d'ailleurs les mandataires des
communes; ils sont élus par les délégués de tous les villages
et les candidats possibles doivent toujours avoir rempli les
fonctions de notable ou de maire, sans avoir jamais encouru
la moindre sanction pénale. Le canton annamite, c'est la com-
mune agrandie au point de constituer une circonscription
administrative d'un ordre supérieur. Son chef et son sous-chef
n'ont d'autre attribution que la surveillance des villages et de
l'exécution des lois régissant la propriété et l'impôt. Ils coor-
donnent et répartissent les efforts des communes pour les tra-
vaux de canaux ou de routes; ils sont, comme les notables, des
magistrats conciliateurs et, comme les maires, les intermé-
diaires entre le pouvoir central et les populations, sans être
pour cela les fonctionnaires du gouvernement.
Jusqu'ici donc, l'Etat n'entre pas en scène et ne possède
aucun représentant nommé par lui. C'est alors qu'interviennent
l'arrondissement [hiii/en), la préfecture [phu] et la province
[tinh).
Les tri-huyenon sous-préfets, comme les tri-phu ou préfets,
sont des mandarins lettrés qui presque toujours fournissent leur
carrière dans la même région ; mais il ne faudrait pas les assi-
miler aux sous-préfets et aux préfets de la métropole. A rencontre
du sous-préfet français, son collègue annamite a la haute main
sur la circonscription qu'il administre; son rôle est identique à
celui du chef du canton, avec des attributions judiciaires plus
étendues ; à eet égard, préfets et sous-préfets ont la compétence
d'un tribunal du premier degré au civil et au criminel. Dès que
le délit peut entraîner la peine du bâton ou des sanctions
graves, l'affaire est jugée en appel par la magistrature de la
province.
C'est à l'échelon de la province que s'opère seulement la
séparation des pouvoirs administratifs et judiciaires. Le chef
de province [quan bô) est en effet assisté d'un lieutenant cv'\-
m\nQ\[quaii an), lequel ne peut trancher définitivement les
affaires particulièrement délicates, celles entre autres que la
loi punit des travaux forcés, de l'exil et de la mort, sans en
référer au ministère, puis au souverain, juge suprême en qua-
lité de « père et mère de son peuple ».
460 0UK8T1ONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Telle était, brièvement esquissé, l'organisme administratif et
l'Etat social des Annamites au moment où nous avons débar-
qué sur les territoires et ce tableau devait servir d'indication et
de modèle à tous les travaux d'organisation que nous avons
entrepris. Ses traits essentiels, on les a déjà devinés. Gomme
dans tous les pays de population homogène oij par surcroît le
sol est d'une richesse exceptionnelle, la décentralisation est
poussée à l'extrême. Les habitants s'administrent directement.
Les fonctionnaires de l'Etat ne sont plus que des agents de
surveillance. Chaque circonscription administrative est à peu
près autonome parce que l'autorité placée à la tête de chacune
d'elle possède de pleins pouvoirs; il n'y a pas pour cela disper-
sion des eiïorts parce que tous les services publics obéissent à
une direction unique.
Cet édifice millénaire et dont l'excellence est démontrée par
des siècles de bonheur et de civilisation intense, nous avons
voulu le saper par la base et le remplacer par une copie fidèle
des institutions delà métropole. Sans doute, nous avons gardé
le cadre administratif du passé parce qu'aussi bien il se rappro-
chait beaucoup de celui que nous avons en France. Les pré-
fectures, les sous-préfectures, les cantons ont été conservés, la
commune elle-même a été maintenue, mais les divers fonction-
naires échappent à l'élection des notables et l'autorité qui s'est
substituée au pouvoir central n'exerce plus son contrôle en se
servant des mêmes idées directives. La séparation des fonctions
administratives et judiciaires, autrefois confondues, a rapide-
ment conduit au morcellement des responsabilités à la disper-
sion des efforts, aux conflits et aux abus de toute nature et
comme je crois l'avoir montré l'année dernière, dans les pages
mêmes de cette Revue (1), nous avons commis des erreurs qui
pourraient bien un jour être payées très cher.
Or, le 26 avril, à 7 heures du soir, moment où la population
européenne d'Hanoï, ayant terminé sa promenade quotidienne,
se livrait aux douceurs de l'apéritif obligatoire, une bombe
éclatait à la terrasse d'un café de la rue Paul-Bert. Elle avait
été assez bien lancée puisqu'elle tua deux chefs de bataillon et
blessa un contremaître des mines, deux commis des services
civils, sans compter cinq indigènes. Le gouvernement général
(1) Queat. Dipl. et Col., du 16 mai et du l^f juin 1913 : Les Erreurs française»
«n Indochine.
LA COMMINK ANNAMITE ET LES ÉVÉNEMENTS DE 1913 461
ne câbla l'événement que le 28 en donnantune explication dont
le plus grand tort était d'être par trop affirmative pour pouvoir
résulter d'une enquête faite à la hâte. Il certifiait en effet que
Tattentat était l'œuvre certaine des derniers partisans du prince
Cuong Dé, conduits occullement par le lettré Pham bo Chau
réfugié en Chine, dans les provinces du Sud.
Les renseignements officiels ne pouvaient laisser ignorer
l'existence d'un complot. Le 24 mars, la police avait déjà saisi
à Saigon et à Cholon huit bombes déposées contre les murs
de l'Hôtel du gouverneur, du Palais de Justice et du poste de
police central. Des appels à la révolte, rédigés en caractères
annamites, avaient été affichés dans plusieurs villes de province.
Le 31 mars, un indigène se disant fils du prince Ham Nghi,
l'empereur d'Annam exilé à Alger, avait été arrêté ; quelques
jours plus tard, c'était le tour d'un autre individu, porteur de
papiers révolutionnaires, emprisonné à la suite d'une perqui-
sition effectuée à bord du paquebol Douai venant de Bangkok.
Enfin le 2 avril, le Thuan-phu de la province deThaï-binh, au
Tonkin, qui s'était signalé par une répression énergique d'un
mouvement révolutionnaire, tombait mortellement blessé par
une bombe lancée on ne sait d'oii.
L'attentat du 26 avril faisait donc partie d'un plan très mé-
thodique qui se déroulait du Sud au Nord de la péninsule après
avoir été élaboré à la fois en Chine et au Siam. Quels en
furent les acteurs? d'humbles comparses ; les sociétés secrètes
sont trop bien organisées en Extrême-Orient pour n'avoir pas
tenu en lieu sûr les chefs et les organisateurs du complot.
Mais ces chefs, à quel mobile obéissaienl-ils? Le gouvernement
général n'hésita pas à les ranger parmi les derniers partisans
d'une dynastie dont la popularité reste très discutable. Il ne
faut pas se leurrer de mots ; les Annamites restés fidèles au
souvenir impérial évoqueront toujours l'image de Ham Nghi,
et la candidature du prince Cuong Dé n'était pas plus capable
de provoquer des attentats si bien concertés que de soulever
des provinces. L'hypothèse officielle, pour être ingénieuse, ne
devait pas rencontrer le moindre crédit auprès de tous les
Français qui ont résidé tant soit peu en Indochine.
Alors on pensa naturellement à cette longue série de mala-
dresses qui n'ont cessé de caractériser l'administration fran-
çaise en Indochine ; et nous avouons qu'après avoir vu de près
des tentatives de soulèvement occasionnés par des impôts vexa-
toires, après avoir été témoin de la fidélité touchante du peuple
des provinces à leurs anciennes familles, nous fûmes tentés
de croire que les sociétés secrètes avaient trouvé dans la masse
462 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
des populations un terrain tout préparé. C'était, de toutes les
éventualités, la, plus grave, et la nouvelle de l'attentat de
Hanoï pouvait être, à notre avis, accompagnée lùentôt de ren-
seignements plus alarmants. Disons de suite, à la décharge du
gouvernement général, qu'il prit aussitôt de sérieuses mesures.
On a beaucoup critiqué la mise en état de siège de Cholon, la
grande cité chinoise de Cochinchine, le contrôle sévère des
paysans à leur arrivée dans les villes du Tonkin, le renforce-
ment de la police par les troupes régulières, les patrouilles
incessantes dans la rue, de jour et de nuit; on n'a pas manqué
d'ajouter que le gouvernement général s' était surtout préoccupé
d'assurer la sécurité des hauts fonctionnaires. Cette manière
de procéder était tout à fait rationnelle et la population euro-
péenne lui dut certainement de ne pas avoir d'autres inquié-
tudes et de pouvoir afficher le calme dont elle ne fit pas préci-
sément preuve au lendemain des tentatives d'empoisonnement
de 1908.
Les courriers suivants apportèrent quelques précisions.
L'effervescence paraissait dangereuse en Cochinchine; le
Tonkin était beaucoup plus calme ; quant àl'Annam, il assis-
tait à ce hourvari avec un étonnement amusé. Très éloigné des
foyers de rébellion, le Cambodge et le Laos ne pouvaient y
participer d'aucune manière. Et toutes ces constatations
pouvaient se prévoir. Le Tonkin a son delta encerclé par des
montagnes où vivent des populations essentiellement particu-
laristes que, malgré son voisinage, l'élément chinois effleure
à peine. L'Annam est découpé par les contreforts de la chaîne
annamitique en une quantité de vallées transversales mal
reliées entre elles; l'administration française s'y est toujours
exercée sous la forme d'un protectorat très large et ses popula-
tions, plus étroitement au contact du pouvoir central indigène,
ont conservé un respect de la hiérarchie qui les préserve des
agitateurs. Le Cambodge vit encore sous le sceptre débonnaire
de souverains aux mœurs patriarcales et le Laos est un con-
glomérat de peuples très rapprochés de la barbarie. La Cochin-
chine au contraire est, par la constitution môme de son sol, un
pays 011 du jour au lendemain une révolution est possible; sa
population flottante est difficile à surveiller et Cholon est, au
même titre que Canton, une capitale de sociétés secrètes.
En résumé, la masse des populations se tenait à l'écart des
aventures; le fait était indiscutable car toutes les mesures
prises par le gouvernement général auraient été illusoires si les
campagnes avaient suivi le mouvement. Bientôt le jour se fit
avant même que la Commission criminelle, chargée derechef-
LA COMMUNE ANNAMITE ET LES ÉVÉNEMENTS DE 1913 463
cher les causes des attentats et de punir les coupables eût fait
arrêter les 150 individus qui devaient être déférés à sa juridic-
tion. L'indigène qui avait lancé la bombe de la rue Paul-Bert
aurait, dit-on, répondu au tong-doc d'Hanoï : u Vous êtes
« Annamite comme moi; pourquoi me posez-vous ces questions?
« Laissez-moi vous dire toute ma pensée : mourir maintenant,
« mourir demain ou plus tard, quelle différence y voyez-vous?
« Mon rêve, c'est la République universelle, c'est la fraternité
« des races. » Le ton de cette déclaration permet de la consi-
dérer comme rigoureusement authentique. On y trouve la
marque de cette fatalité orientale qui fait marcher les con-
damnés au supplice, le sourire aux lèvres; on y remarque
aussi ce langage emphatique du primaire fraîchement initié à
des doctrines qu'il défigure aussitôt par son exagération. Les
instigateurs du complot avaient des vues beaucoup plus pré-
cises, car une perquisition à bord d'un sampan amena la décou-
verte d'un registre à souches portant à sa première page ces
caractères fatidiques : République d'Annam.
Dès lors, la cause était jugée. L'affaire se réduisait à des
proportions restreintes, car ses auteurs venaient de témoigner
d'une méconnaissance complète de leurs compatriotes. Les
paysans du Mékong et du fleuve Rouge ne sont pas h la merci
d'une poignée d'agitateurs; ils ont au plus haut point ce qu'un
écrivain fort averti nommait si bien « l'instinct grégaire » (1) ;
ils sont rivés à leurs communes, obéissent à leurs notables et
du moment que les notables ne faisaient aucun signal, la révo-
lution ne pouvait pas compter sur leur concours. Les notables
des villages ne sont pas tous ralliés à notre cause ; mais ceux
d'entre eux qui souhaitent la fin de l'administration française
n'aspirent qu'à la reconstitution intégrale de l'Empire d'Annam.
L'œuvre des conjurés était ou maladroite ou trop hâtive, mala-
droite parce qu'elle ne tenait aucun compte des facteurs de
réussite les plus essentiels, hâtive parce que les véritables
autorités indigènes n'étaient pas imprégnées de la doctrine affi-
chée par les novateurs. La masse du pays n'ayant pas bougé,
les attentats commis au printemps de 1913 ne pouvaient être
imputés qu'à une minorité turbulente, aussi éloignée de la
mentalité annamite qu'elle était hostile à la paix française.
Une arrestation sensationnelle vint démontrer le bien-fondé
de cette conjecture. Dans les premiers jours de juillet, la police
mettait la main sur l'interprète Kiem, gendre de Bui Khenh
(1) Old Soldier : De la méconnaissance de la psychologie du soldai indigène en
Indochine {l'Armée coloniale, 13 octobre 1912).
464 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Kien, conseiller indigène à la quatrième Chambre de la Cour
criminelle. Très intelligent, animé d'idées avancées, ce qui
peut sembler étrange pour un fonctionnaire, Kiem était un des
chefs de ce parti qui s'intitule orgueilleusement « nationaliste »
et qui ne groupe en réalité que nos anciens élèves dont l'éclo-
sion et le développement sont un chef-d'œuvre d'idéologie
néfaste. Après avoir ànonné sur les bancs de l'école française
la déclaration des Droits de l'homme et répété d'une voix nasil-
larde : « Nos pères les Gaulois étaient blonds », toute cette
génération affranchie des dogmes ancestraux en est vite
arrivée à mépriser les vrais Annamites comme à exécrer les
populations chrétiennes. Vivant au contact des fonctionnaires
et des magistrats français qu'ils jugeaient superficiellement,,
tenus en suspicion par leurs compatriotes, les interprètes et
secrétaires doués d'un robuste appétit se sont sentis prêts à
jouer les grands rôles et à s'emparer du pouvoir. Quelques-uns,
il y a dix ans, avaient été travaillés par les émissaires du Ja-
pon et commençaient à proclamer l'affranchissement définitif
de cette race jaune qui s'estime la première de toutes et bien
supérieure aux Européens « dont la chair sent le cadavre ».
La Révolution chinoise avait encore élargi ces horizons et la
lettre d'un Annamite à M. le Myre de Vilers le témoigne bien :
« On dit que nous sommes ambitieux en demandant à parti-
ce ciper à la gestion des affaires de notre pays... A-t-on jamais
H fait un essai loyal avant de conclure? Pourquoi serions-nous
« plus incapables que les Siamois? Pourquoi serions-nous
« moins aptes que les Chinois? » (1).
Cette classe de citoyens a donc jugé le moment favorable
pour agir. Son plan était simple. Il fallait avant tout décapiter
l'autorité française, semer la terreur dans la population euro-
péenne, massacrer les chefs indigènes acquis à notre cause.
Ensuite, on verrait... Si le peuple annamite se laissait faire, on
proclamerait la République; si les notables se montraient récal-
citrants, on restaurerait l'Empire avec le prince Cuong Dé
comme souverain et Pham bo Chau comme premier ministre,,
en attendant que ce dernier préparât les esprits au changement
de constitution qui distribuerait toutes les fonctions lucratives
aux ouvriers de la première heure.
Le mouvement de 1913 a échoué en grande partie parce qu'il
avait été maladroitement préparé. Peut-on affirmer qu'il ne
laissera pas de traces? La réponse doit être nettement négative,
car la patience de l'Oriental est sans limites et au surplus, la
(1) Là Dépêche coloniale, 7 août 1913.
LA COMMUNE ANNAMITE ET LES ÉVÉNEMENTS DE 1913 46E>
sentence rendue le 6 septembre par la Commission crimi-
nelle n'a prononcé que des sanctions dérisoires. Sept des incul-
pés ont été condamnés à mort, 14 à la déportation, 1 seul au
bannissement. Les deux chefs avoués, Guong Dé et Phara bo
Ghau ont été condamnés par contumace. On peut s'attendre, à
bref délai, à les voir rentrer en scène. L'arrestation de Pham bo
Ghau à Canton a été un de ces incidents comiques oii se révèle
toute la duplicité de l'administration chinoise. Le célèbre agi-
tateur était à peine appréhendé par la police qu'il parvenait à
s'enfuir. L'autorité compétente avait fait le geste protocolaire;
désormais elle se croyait en règle avec les usages inteinatio-
naux, comme elle ne s'imagine pas enfreindre les traités en
laissant les bandes organisées de révolutionnaires annamites
s'armer et s'exercer sur le territoire de ses provinces.
Nous reviendrons un autre jour sur le rôle joué par la Chine
dans les événements de 1913; il est d'ailleurs considérable.
Pour le moment nous ne cherchons qu'à expliquer la part des
éléments annamites dans les responsabilités encourues. Les
Chinois ont été, dans cette affaire, des actionnaires et des com-
plices; les Annamites ont été les acteurs. Ils ont échoué. Cher-
cheront-ils à réorganiser le complot sur les mêmes bases? Il
ne faut pas leur prêter une conception aussi puérile. Leur action
sera plus réfléchie et il est à redouter qu'ils ne poursuivent
maintenant un but intermédiaire infiniment plus dangereux
pour nous, en entreprenant la conquête des lettrés annamites et
des notables des provinces. <'e sera le travail de plusieurs années
qui pourrait bien aboutir si l'administration française n'y met-
tait bon ordre.
Cette conquête lente, mais facile, sommes-nous à même de
l'empêcher? Nous n'y parviendrions pas en usant de la force
brutale, et nous commettrions une lourde faute en essayant la
méthode persuasive. Ce qu'il faut, croyons-nous, c'est mettre
le peuple annamite en présence de réalisations, et lui donner
la réforme administrative qu'il réclame, tout en lui montrant
que les autorités françaises ne prétendent pas agir sous la pres-
sion des menaces et qu'il ne s'agit pas là de concession, encore
moins de faiblesse.
L'institution du gouvernement général fut une mesure ex-
cellente en soi ; malheureusement elle fut détournée de son
but véritable qui était, en créant l'union indochinoise, de coor-
donner tous les efforts et surtout de relier d'une manière plus
intime les quatre colonies du groupe en les faisant bénéficier
QoBST. DiPL. ET Col. — t. xxx.vii. 30
466 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
chacune de l'existence économique du pays voisin. Sans doute le
Cambodge écoule-t-il de plus en plus ses proiluits sur la Cochin-
chinedont les vapeurs sillonnent leïonlé Sap et vont chercher
jusqu'à Battambang le riz des anciennes provinces Khmer; tou-
tefois le Cambodge s'est vu, par le fait même de l'union indo-
chinoise,contaminé par la plaie du fonctionnarisme et contraint
de payer des impôts trop élevés. Le Laos, source de richesses
sans nombre, dont les principales sont les bois précieux,
l'étain et le cuivre, réclame encore les travaux qui pourraient
améliorer la navigation du Mékong et le chemin de fer trans-
versal destiné à relier la région de Luang-Prabang à la côte de
l'Annam.
Mais le principe de l'union indochinoise a surtout conduit
à une centralisation administrative qui a été la source de bien
des abus et de bien des fautes. On n'a pas compris en haut
lieu que les quatre colonies étaient, par la situation et le carac-
tère de leurs territoires, appelées à constituer une fédération
beaucoup plus qu'un empire homogène. Le rôle du gouverneur
général devait se limiter à peu de chose : il aurait gagné beau-
coup à se réserver seulement la surveillance du commerce
intercolonial, des travaux d'utilité générale et la défense de
l'Indochine. Petit à petit, au contraire, il a augmenté ses attri-
butions, et pour suffire à sa tâche, il a voulu soumettre tous
les peuples aux mêmes méthodes administratives. Les gouver-
nements locaux se sont relâchés et se sont habitués à être tenus
en lisière; ils en sont venus à se débarrasser de leurs respon-
sabilités antérieures sur le gouverneur général, qui porte à
l'heure actuelle tout le poids des récents désordres alors qu'en
toute justice, avec une politique bien entendue, un gouver-
neur du Tonkin et un gouverneur de Cocbinchine eussent été
responsables, chacun dans sa colonie, des attentats de 1913.
Ils ne le sont pas parce qu'ils ne sont que des lieutenants-
gouverneurs, et sans nul doute les événements auraient pris un
tout autre cours si chacun d'eux n'avait été confiné dans des
fonctions subalternes.
Chacune des quatre colonies possède une existence propre
et une population particulière. A l'avant-garde des idées et du
progrès, la Cochinchine devient turbulente; le Tonkin est plus
rapproché de la suzeraineté chinoise et des foyers de la pira-
terie; l'Annam a conservé un peuple traditionnaliste, facile à
administrer, facile à surveiller; quant au Cambodge et au
Laos, ils échappent à la race annamite et exigent un régime
de domination tout à fait distinct. C'est donc la décentralisation
qui s'impose, tout en gardant une organisation fédérative pour
LA COMMUNE ANNAMITE ET LES ÉVÉNEMENTS DE 1913 467
l'ensemble. Mais là doit s'arrêter ce travail de division; il ne
saurait être question, sans se créer de fâcheux mécomptes, de
rendre l'autonomie aux provinces d'une môme colonie et de
transformer l'administrateur en vice-roi. Notre politique indi-
gène a besoin d'une solution tout autre.
Les derniers gouverneurs généraux, dans un souci d'équité
qui les honore, ont prétendu donner à l'élément indigène de
nos colonies le moyen de se faire entendre. On a donc admis
les Annamites dans les conseils municipaux et les conseils
coloniaux de chacune de nos possessions; on a donné des
conseillers indigènes aux Cours criminelles; on a institué
pour eux des Chambres consultatives. Les Annamites ont obtenu
même des voix délibératives dans les assemblées chargées de
répartir les impôts et de procéder aux travaux d'utilité pu-
blique. Cette mesure n'a pas dissipé le mécontentement de nos
administrés. Dans toutes les assemblées importantes, leurs
représentants seront en minorité et il faut bien qu'il en soit
ainsi; dès lors, leur présence est inutile s'ils .doivent se con-
tenter de protester contre une décision qu'ils estiment préju-
diciable.
Plus que jamais, les Annamites veulent prendre part aux
affaires; mais on se tromperait beaucoup en croyant qu'ils sont
arrivés aux prétentions des « babous » de Tliide anglaise (1).
Ils ne tiennent pas du tout à administrer par le haut mais
bien par le bas, en mettant aux premières lignes de leurs cahiers
de revendications la restauration de la commune annamite.
Que les Français prennent la place des grands mandarins d'au-
trefois, la population éclairée n'y voit que des avantages,
pourvu que ces nouveaux fonctionnaires soient, comme leurs
devanciers, non seulement des maîtres, mais surtout des
arbitres et des conciliateurs. Le paysan de la [daine des Joncs
ou du Caï-Kinh se soucie fort peu d'être représenté à Saigon
ou à Hanoï; ce qu'il veut, c'est être administré directement
par ses compatriotes, dans la commune, dans le canton et si
possible dans l'arrondissement. C'est là, non pas un désir dis-
cutable, mais un droit, du moment que l'IniJoi-hine n'est pas
et ne sera jamais une colonie de peuplement et que pendant
(1) Aucun Annamite n'est encore parvenu à nous bien co'nprendre et nous
n'aurons pas, d'ici longtemps, en Indochine un écrivain naiio lal comme Behramji-
Malabari le fut pour l'Inde anglaise. Nos jeunes interprètes Sf) t encore très éloignés
de la mentalité du grand écrivain qui dirigeait à. la fois The Indian Speclalor et
la revue East and W'esl, résolvait les questions sociales, tantôt à Bombay, tantôt à
Londres, et sans cesser d'être un ardent défenseur des libertés nationales, finissait
par déclarer que si les Anglais évacuaient l'Inde, ils trouveraient à Port-Saïd un
télégramme qui les supplierait de revenir.
468 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
des siècles des villages entiers resteront peuplés exclusivement
d'Annamites. Le rôle des administrateurs européens devient
donc celui des contrôleurs civils en pays de protectorat; on
pourra réduire leur nombre pour le plus grand bien de leur
recrutement et de leur valeur. M. Sarraut est entré dans cette
voie et on ne peut que Ten féliciter, à condition cependant
qu'il remette l'administration inférieure aux mains des fonc-
tionnaires indigènes élus par les habitants ou, lorsqu'il s'agit
des plius et des huyen, choisis d'après la législation et les cou-
tumes du pays d'Annam.
Mais rendre aux Annamites l'autonomie de leurs communes
et de leurs cantons, n'est-ce pas favoriser les résistances locales?
En leur permettant de choisir la plus grande partie des fonction-
naires indigènes, ne leur laisse-t-on pas la possibilité de se
donner les chefs de la révolte de demain ? Nous ne le croyons
pas, parce que le peuple annamite est essentiellement paci-
fique et ne rêve que d'une existence calme dans un pays aux ri-
chesses inépuisables. A notre avis, cette méthode aurait un
avantage précieux : elle permettrait aux administrateurs de
connaître et de surveiller les personnages importants de leurs
circonscriptions. Actuellement il faut compter avec les fonc-
tionnaires que nous avons imposés et qui ne nous sont pas
toujours dévoués, avec les représentants des vieilles familles
qui boudent notre domination et tiennent réellement le pays
entre leurs mains, avec les agitateurs qui trouvent toujours
dans les mécontents des auditeurs bénévoles et des complices.
L'administrateur doté de pouvoirs judiciaires étendus en ma-
tière civile et même criminelle n'aurait plus qu'à contrôler la
gestion des mandataires de ses sujets et à surveiller leur
loyalisme.
Il restera ensuite à prévenir le retour des attentats qui ont
ensanglanté la capitale. On n'y parviendra pas en doublant les
effectifs du corps d'occupation ainsi que certains le proposent.
La seule mesure à prendre pour le moment est de créer une
police qui n'existe pas : la reconstitution intégrale des anciens
territoires militaires établirait cette zone-tampon si néces-
saire à l'isolement politique du Tonkin ; un service bien
compris de sûreté générale permettrait de tenir sous une
étroite surveillance les deux grosses agglomérations qui peu-
plent les deux deltas de notre colonie. On assure que depuis
quelques mois un service de renseignements fonctionne à mer-
veille; on le disait également au lendemain du complot de
1908.11 est donc permis d'émettre quelques doutes sur la valeur
de sa composition et sur son efficacité.
LA COMMUNE ANNAMITE ET LES ÉVÉNEMENTS DE 1913 469
Il y a quatre ans, un commissaire spécial envoyé de France
débarqua pour créer à l'image de l'organisation métropolitaine
le service de sûreté générale de l'Indochine. Il ignorait la
langue du pays, les coutumes locales et le fonctionnement des
sociétés secrètes. Après quelques mois de séjour, il rentra et
son œuvre ne lui survécut pas. 11 est question maintenant de
créer une direction centrale à Hanoï avec des circonscriptions
locales à Ilaïphong, Tourane, Hué, Saigon, Pnom-Penh qui
étendraient leurs ramifications au Siam, en Chine et à Hong-
Kong. Le projet est rationnel à la condition que le personnel
soit exclusivement choisi parmi des policiers français connais-
sant parfaitement la langue du pays et capables de dresser des
équipes mobiles d'indigènes dont la fidélité pourrait être à
toute épreuve.
On parle beaucoup aujourd'hui d'un rapprochement franco-
annamite. Au lendemain des attentats d'Hanoï, M. Sarraut
créa des chambres consultatives indigènes, se déclara « anna-
mitophile » et laissa déchaîner contre lui une campagne de
presse très violente. Il vient de quitter Saigon, accompagné
par les acclamations de la population annamite. Quelle popula-
tion? Le càblogramme, dans son style économique, ne l'a pas
dit, mais il n'est pas difficile de reconstituer la scène. On voit
très bien la manifestation des coolies du port actionnés par les
policiers et les miliciens, et tout à fait au premier rang, quel-
ques interprètes et fonctionnaires de l'Inspection de Gia-Dinh,
saluant à gestes saccadés, les mains jointes et la pensée absente,
celui qui dispense en fin de compte les avancements de classes,
les augmentations de solde et les décorations exotiques. Mais
le paysan n'était pas là, il n'avait pas quitté sa rizière ver-
doyante et son attelage de buflles gris; les vrais notables bou-
daient toujours au fond des campagnes. Le vrai peuple reste à
conquérir.
Pour nous rapprocher du peuple annamite, c'est-à-dire — et
ce n'est pas un paradoxe — pour gagner son affection et sa
confiance, il faudrait commencer par nous en éloigner pendant
quelque temps, par supprimer les contacts maladroits et inu-
tiles, en un mot par revenir à une politique de protectorat et
non pas de domination directe... Il ne s'agit pas de solliciter
l'amitié de nos sujets, encore moins de recourir à la force. La
meillqure méthode serait de leur rendre l'administration qu'ils
réclament et sans laquelle ils ne sauraient \ivre parce qu'elle
€st une conséquence logique de leur philosophie et de leur
470 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
religion. Le peuple annamite forme une grande famille qui
raisonne exactement comme toutes les nôtres. Qu'advient-il
lorsqu'au foyer familial un étranger prétend détruire l'autorité
du père, lui enlever l'éducation de ses enfants, combattre les
traditions, changer les habitudes? L'étranger pourra protester
de ses bonnes intentions et jurer bien haut qu'il ne poursuit
que le bonheur de la famille, le croira-t-on? le laissera-t on
faire?
L'autorité française n'a pas employé d'autres procédés. Elle
a néglige délibérément les enseignements de l'histoire qui
sont pourtant si précieux chaque fois que l'on doit résoudre
un problème colonial. Lorsque nos ancêtres débarquèrent au
Canada, la fertilité du sol, la salubrité du climat, les fixèrent
sans esprit de retour. D'année en année s'accrut la population
française par ]e jeu des naissances et de la continuelle immi-
gration. L'existence indienne en fut-elle changée? Non seule-
ment on n'évinça pas les indigènes, mais on leur laissa leur
religion et leurs mœurs avec une loyauté scrupuleuse; et si les
« sauvages du pays d'En-Bas » se convertirent assez rapide-
ment au catholicisme, les « sauvages du paysd'En-Haut » con-
tinuèrent à sacrifier au manitou et à garder leur organisation
primitive. En peu d'années, toutes les races étaient moralement
conquises, le pays absolument sûr, et le jour (»ii Montcalra dut
lutter pour essayer de conserver à la Couronne son domaine de
la Nouvelle-Fiance, les contingents indiens s'associèrent à
cette grande tâche ; ce fut au milieu de ses fidèles indigènes
qu'il tomba en pleine gloire, dans les plaines d'Abraham.
Aux Indes orientales, la môme politique aboutit aux mêmes
résultats. Il ne s'agissait pas alors d'une colonie de peuplement
et la Compagnie des Indes avait d'autres préoccupations que
celle de faire le bonheur du pays. Ses agents n'étaient parfois
rien moins qu'honnêtes et l'on sait qu'il se fonda là -bas des
fortunes scandaleuses. Cependant les populations hindoues ne
trouvèrent pns le joug trop lourd, précisément parce qu'on leur
laissait leurs princes et leur organisation sociale, et tout comme
au Canada, les auxiliaires indigènes périrent par milliers sous
les murs de Pondichéry, parce que Dupleix et Lally-Tollendal
se soucièrent fort peu de détruire les castes et d'appliquer le
Gode royal f^ leurs administrés.
Les Annamites n'ont pas une mentalité différente. Ils ne
s'élèvent pas contre le chiffre des impôts, et à tout considérer,
ils préféreraient la domination française à la servitude chi-
noise s'ils étîiimit sûrs de vivre comme leurs aïeux, en com-
munes affranchies, sous une autorité familiale. Mais ils ne
LA COMMUNE ANNAMlTt; ET LES EVENEMENTS DE 1913 -471
veulent pas être mis en tutelle et se voir frappés d'incapacité
administrative. Au xvii" siècle, la colonisation était essentiel-
lement marchande; au xvni'' siècle, sons l'influence de l'esprit
encyclopédique, elle admira les institutions indigènes parce
qu'elles se rapprochaient de la nature; au xix" et au xx*" siècle
la méthode a changé, en Indochine tout au moins : elle a pour-
suivi l'assimilation par voie d'affection tyrannique, et les ré-
sultats viennent de prouver que la théorie était fausse et péril-
leuse parce qu'elle allait à l'encontre de ce « gouvernement
juste, modéré, paternel » que les Annamites s'étaient donné,
au dire de Raynal, l'auteur de V Histoire philosophique et poli-
tique des Indes (1).
Que l'on étudie les rares témoins de la littérature de l'Indo-
chine, le Gode annamite, les proverbes, les chansons, on n'y
trouve que l'exaltation de la justice et de la paix ils célèbrent
la vie tranquille, le bonheur des campagnards aisés dans leurs
cases de torchis recouvertes en paillottes, groupées autour de
la maison commune ouverte à toutes les hospitalités ou de la
demeure du mandarin dont on n'envie pas les tuiles de couleur
et les piliers massifs en bois de « trac ^) ou de « gô ». Quand
on parcourt le recueil des légendes anciennes, il est toujours
question d un sauveur des peuples qui ramènera la concorde
entre les villes et la liberté des communes. Pendant longtemps
ce livre est resté fermé; le malaise est revenu et, sous les on-
gles allongés des lettrés de la brousse, les pages font revivre
ces appels désespérés de la grande misère humaine en leur
rendant le caractère des prophéties. Le peuple annamite attend
avec impatience l'avenir. De quoi demain sera-t-il fait et d'où
viendra le salut? La réponse doit être à la fois prompte et pré-
cise. C'est à la France de la donner.
André Dussauge.
(1) Editée en mi. Cf. t. II, p. 5S.
LA COTE ORIENTALE D'AFRIQUE
DE DURBAN A MOMBASSA fl)
QuiLiMANE. — Quilimaiie est, dit-on, un des points les plus
insalubres de la côte, car la ville est bâtie assez loin de la mer,
sur la rive gauche de la rivière du même nom, dont l'entrée
est obstruée par une barre qui rend la navigation délicate. Si
Beïra est neuve, Quilimane est une bien vieille colonie. C'est
le chef-lieu de cet immense territoire, la Zambésie, qu'arrose
le grand lleuve, après avoir roulé ses eaux dans la Rhodésie,
qu'il divise en deux parties à peu près égales.
Quelques maisons claires, le long d'une grande avenue de
palmiers, un quartier de commerçants indiens établi parmi les
filaos, non loin du confortable hôtel de la résidence, des rues
nettes, tranquilles, sentant l'arachide et le coprah, à peine
troublées dans leur quiétude par le passage d'élégantes et
silencieuses « machilas » portées par des Noirs.
Nous sommes encore dans la Gafrerie, et les indigènes sont
les Cafres que nous connaissons depuis Durban. Mais ils
paraissent ici plus policés, ou pour mieux dire, plus domes-
tiqués. Le Portugais de Quilimane est un seigneur féodal qui
a son château, ses domaines, ses esclaves. Il ne se promène
jamais à pied, mais toujours dans sa « machila », sorte de
palanquin suspendu à un bambou et dans lequel il s'étend non-
chalamment, les pieds sur une peau de panthère ou de léo-
pard.
Une société franco-portugaise possède en concession une
grande étendue de la province, non seulement avec sa faune,
ses immenses plantations de cocotiers, mais encore avec ses
indigènes, hommes et femmes, dont elle acquitte elle-même
les impôts. Aussi, quel asservissement de tous ces Cafres,
quelle obéissance au moindre geste du maître, quelles marques
de respect sur son passage! Dès que le maître apparaît, tous
les esclaves accroupis se lèvent, et faisant la haie de chaque
côté, frappent trois fois dans leurs mains en s'inclinant; les
femmes se prosternent, les mains croisées sur la poitrine.
(1) Voir les Quealions Diplomatiques et Coloniales du 1" avril 191'i.
LA CÔTE ORIENTALE d'aFRIQUE DE DURBAN A MOMBASSA 473
Si le type masculin ne manque point de noblesse physique,
le type féminin résume, en les exagérant encore, toutes les
laideurs de la race : lèvres lippues et pendantes, allongées
souvent par des procédés artificiels ; bosses frontales en
saillie surplombant des cavités orbitaires où roulent des con-
jonctives jaunâtres ; mamelles ridées et toujours découvertes ;
cheveux naturellement très courts et légèrement crépus; et
malgré tout, démarche harmonieuse avec le torse cambré en
arrière, oii s'abrite un nourrisson dont la grosse boule de tête
émerge seule du pagne qui l'enserre.
La vente de l'alcool fait ici partie du programme de coloni-
sation. A Micahune, la factorerie fabrique un alcool destiné à
récompenser les indigènes, quand la récolte est bonne.
La physionomie de Quilimane est, en somme, reposante et
dégage une impression de paix prospère, malgré les préten-
tions militaires « material da guerra », « parque d'artilleria »,
qui s'affichent sur le front d'une ou deux bicoques : souvenirs
de temps déjà lointains, car la valeur défensive de Quilimane
est à peu près égale à celle de Mozambique.
On s'approvisionne assez facilement à Quilimane. L'eau, que
l'on peut avoir à discrétion, provient de puits. La viande est
bon marché, bien qu'il y ait peu de bœufs, mais sains; il n'y a
presque pas de légumes.
Le gros gibier pullule dans l'intérieur, au delà surtout de la
rive droite de la rivière; mais le pays, extrêmement maréca-
geux, est envahi par des moustiques très agressifs, ainsi que
nous en avons fait la cruelle expérience dans une partie de
chasse. La malaria n'est toutefois pas plus répandue qu'ailleurs.
Deux ou trois Français seulement sont établis à Quilimane.
Le représentant de la maison franco-portugaise est en même
temps agent consulaire.
Mozambique. — Vieille ville encore, construite sur une île
longue d'un mille et demi, large de 500 mètres à peine, centre
autrefois de la traite des esclaves, du commerce du « bois
d'ébène ». Ce trafic n'existe plus maintenant, mais les levées
régulières pour les mines d'or de Johannesburg n'en sont-elles
pas une autre forme?
Ce qui frappe tout d'abord le touriste, c'est le remarquable
entretien de la ville. Les maisons, bâties autrefois par les
esclaves, à chaux et à sable, avec des murs très épais, sont car-
rées comme les maisons arabes, avec des terrasses supérieures,
d'oi^i l'on embrasse l'île entière. Toutes sont peintes de couleurs
différentes, bleu, brun, jaune, très agréables à l'œil et que,
474 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COIONIALES
d'après les règlements, on doit renouveler chaque année. Les-
maisons indiennes, disséminées parmi les autres, tranchent
par leur extérieur sordide. Il est vrai que dans l'intérieur de la
plupart des maisons portugaises l'hygiène est loin d'être res-
pectée : c'est une propreté toute de façade.
Les rues sont hien tracées, fraîches à cause de l'entassement
des constructions, bordées de trottoirs cimentés. Le village
indigène est situé à l'extrémité nord de l'île.
Un fort majestueux domine la rade : ses canons tonnent à la
moindre occasion, mais leur vétusté les rendrait peu redou-
table pour un ennemi éventuel. Le fort n'est point occupé par
des soldats, mais par des forçats indigènes, qui réussissent à
s'enfuir la nuit et donnent lieu en ville à des scènes de scan-
dale. Une caserne en ruines abrite également des soldats por-
tugais, disciplinaires déportés dans l'île. Les officiers sont très
nombreux par rapport au petit effectif de la troupe.
La population blanche est composée de Portugais, d'Alle-
mands, d'Anglais et de deux ou trois Français.
Le Portugais est indolent et se contente d'un bien-être et
d'un confort encore inférieurs à celui du Français aux colonies.
Il ne sait point tirer parti d'un pays pourtant très riche, où
tout viendrait à souhait. La région n'est même pas pacifiée,
et à une vingtaine de kilomètres de la côte l'Européen n'est
point en sûreté, malgré les nombreuses expéditions militaires
qui ont tenté de réduire les rebelles. En certains points, les
colons fout fuir les indigènes, qui ne savent que trop que l'on
s'emparera de leurs biens. Beaucoup de Noirs refusent de
payer l'impôt d'une demi-livre, que leur réclame le gouver-
nement.
Les Souheïlis et les Makoas, ces derniers en majorité, con-
stituent rélémt^nt indigène. Les Souheïlis sont nés du croise-
ment des Bantous avec les Arabes, qui débarquèrent conduits
par les moussons. Les Makoas occupent un des derniers degrés
de l'échelle des races colorées, avec leur front bas, leur face
écrasée aux traits grimaçants, leurs dents énormes implantées
sur de puissantes mâchoires. Les femmes ont des cheveux
court-taillés, avec de gros anneaux de métal à la cloison du
nez. Quoique musulmanes pour la plupart, elles ne sont pas
voilées.
Les ressources de l'île sont maigres. Les vivres sont appor-
tés du continent au moyen de boutres. On se procure très
difficilement des légumes. Le continent produit la noix de coco,
l'arachide, l'orseille, le copal, l'ivoire, le caoutchouc. Mais il
est impossible d'avoir de l'ivoire et du caoutchouc, car les
LA CÔTE ORIENTALE d'aFKIQUE DE DUHBAN A MOMBASSA ^tl^
Makoas s'en emparent et les vendent aux roitelets de l'intérieur.
L'eau est également rare. Les terrasses des maisons sont
sillonnées en tous sens par des rigoles qui sont destinées à
recueillir les eaux du ciel et à remplir ainsi des citernes. Un
bâtiment est obligé de faire de l'eau au moyen de barils, ce qui
prolonge la durée du ravitaillement.
Le pays est d'une insalubrité manifeste. Dans la mauvaise
saison, les fièvres bilieuses hématuriques menacent les Euro-
péens. Parmi les indigènes, régnent Téléphantiasis, la lèpre,
la syphilis. Les lépreux ne sont point isolés dans des lépro-
series et circulent en toute liberté dans Mozambique, gros-
sissant la troupe des mendiants qui, une fois par semaine, sont
autorisés à parcourir les rues de la ville.
Les mœurs des nègres de l'intérieur sont restées barbares : les
chefs de tribu punissent l'adultère en amputant les deux
poignets et les organes génitaux du coupable. Nous avons pu
voir des photographies de ces effroyables mutilations.
Mozambique possède un vaste établissement hospitalier,
desservi par les Sœurs françaises de Saint-Joseph de Gluny,
qui accroissent ainsi notre influence.
Les ports de l'Est africain portugais situés au-dessus de
Mozaml3ique, Pemba et Ibo, sont des agglomérations peu
importantes.
Pemba. — Pemba est bien abritée, au fond d'une belle rade
très navigable. Les bâtiments mouillent en face de Porto-
Amélia, dont les habitations s'étagent sur une colline peu ver-
doyante, mais saine et très ventilée. Un marécage encombré
de palétuviers sépare le quartier indigène du quartier eu-
ropéen, oii résident les représentants de la Compagnie du
Nyassa, quelques commerçants et un petit corps de troupes
blanches.
Les inrligènes, surtout les femmes, représentent une race
d'apparence très robuste.
Il est difficile de faire des vivres à Pemba : on n'y trouve
guère que des bœufs, quelques poulets, des conserves mé-
diocres et chères; leau provient d'une citerne. Les sangliers
et les gazelles abondent aux environs.
Ibo. — Ibo n'est qu'un village insignifiant, habité par une
vingtaine d Européens, la plupart Portugais, et quelques métis.
La rade est bien fer niée, mais elle est occupée par des bancs
très étendus de sable et de corail, qui obligent les navires à
mouiller très loin de terre.
^"ÏQ QUESTlOiNS DlPLOMATlyUES ET COLONIALES
Le pays est plat, sablonneux, pauvre en végétation, au moins
à proximité de la côte. L'exploitation (coprah, cire, ivoire,
peaux) appartient à la Compagnie du Nyassa.
LiNDi. — Avec Lindi, nous abordons l'Est africain allemand :
port de peu d'importance, qui n'est qu'une vaste palmeraie de
cocotiers et qui rappelle certaines villes de la côte Ouest de
Madagascar. Un régiment de troupes indigèaes y tient garnison
et fait journellement l'exercice sur la « Parade-Plat/ ».
Le climat y est très fatigant car, dans la bonne saison, la
brise ne souffle en moyenne que deux heures par jour à la
tombée de la nuit. Les approvisionnements y sont peu consi-
dérables. L'eau qu'on peut se procurer en petite quantité à une
aiguade et à un puits est plutôt saumàtre. La végéiation est
presque uniquement représentée par des cocotiers, mais le filao
vient également bien: aussi en a-t-on bordé toutes les avenues.
KiLWA-KisiwANi. — C'est une île habitée par des Makoas et
des Indiens. Un seul Européen y est fixé.
11 existe sur le continent un autre Kilwa : Kilwa Kivindji,
dont le caractère est à peu près semblable.
Un vieux fort portugais témoigne d'une ancienne valeur
stratégique que l'île n'a plus aujourd'hui. Les ressources sont
à peu près nulles : on ne trouve point d'eau douce, et il faut
remonter à des distances considérables dans la rivière Mavudji
pour s'en procurer. A 15 milles de l'embouchure, l'eau est
encore salée. Les hippopotames fourmillent dans la rivière^
mais des accès de fièvre paludéenne redoutables sont une fatale
conséquencede leur chasse, qui doit se faire à l'afi'ût et de
nuit.
L'intérieur de l'Ile est sans relief, couvert de baobabs, signe
d'une végétation médiocre.
Dar-es-Salam. — Dar-es-Salam est la capitale de l'Est
africain allemand, en qui sont fondées les plus grandes espé-
rances. Le contraste est frappant avec les colonies voisines, en
particulier portugaises. Tout est ici correct, bien aligné, bien
ordonné, depuis l'avenue d'acacias qui mène au gouvernement
jusqu'aux fantassins noirs qui s'exercent au pas de parade.
Les Européens — tous des Allemands — y sont nombreux et
logés dans des villas confortables. Une importante armée indi-
gène, « Kaiserliche Schutztruppe », est commandée par des
officiers allemands, appartenant à un cadre colonial analogue
au nôtre.
LA CÔTE ORIENTALE d'aFRIQUE DE DURBAN A MOMBASSA i77
Cette colonie, où le Français est accueilli avec une méfiance
que ne réussit point à cacher le luxe de démonstrations dont on
Tentoure, n'a point encore atteint à la prospérité qu'on attend
d'elle, car malgré les efforts énormes tentés de ce côté, le sol
n'est pas encore suffisamment assaini.
Depuis vingt-quatre ans que les Allemands y sont établis, ils
n'ont pas cessé de lutter par tous les moyens contre les di-
vers fléaux qui sont un obstacle à la mise en valeur du pays.
Les marais des environs ont été asséchés, le sol a été nivelé
par des travaux de terrassement, les maisons ont été pourvues
de toiles grillagées. On sait que la fièvre paludéenne est due au
développement dans le sang d'un germe transmis par la piqûre
des moustiques. 11 faut donc à la fois se préserver contre ces
insectes et tarir la source oîi ils s'alimentent. Or les Allemands
ont eu l'ingénieuse idée de s'en prendre aux indigènes eux-
mêmes, dont le sang est un véritable milieu de culture pour
le microorganisme, à cause de l'indiflerence qu'ils professent
à l'égard de la piqûre des moustiques. Des infirmières euro-
péennes parcourent régulièrement les différents quartiers du
village noir, recueillent çà p1 là quelques gouttes de sang, et
si l'on y décèle le parasite, le ■> indigènes examinés sont soumis
de gré ou de force au traitement quinique. Un magnifique
hôpital, unique peut-être en son genre, avec un pavillon spé-
cial pour la malaria, reçoit des Européens pour un prix peu
élevé relativement à celui des hôpitaux portugais. A la moindre
alerte sanitaire, qu'il s'agisse de peste, de fièvre typhoïde, de
variole, les autorités vont perquisitionner sur les lieux et
appliquent les mesures nécessaires.
La maladie du sommeil, X East-coast-fever^ le siii-ra, la
fièvre du Texas sont affections communes dans lintérieur. La
première, communiquée par la mouche tsé-tsé, sévit surtout
sur les bords des lacs Victoria Nyanza etTanganika. Les autres,
qui frappent en masse le bétail à cornes, sont disséminées dans
la colonie.
Le paludisme, qui est une menaceperpétuelle pour les Euro-
péens par les graves complications qu'il occasionne, a été bien
diminué grâce aux moyens d^une sévère prophylaxie : grillages
aux portes et aux fenêtres des maisons, portières doubles,
caparaçonnage métallique des vérandas, protection individuelle
par des masques, des gants, des chaussures montantes.
Les travaux du chemin de fer de Tabora ont fait au début
de cruelles hécatombes. Le climat est, en effet, pénible jiour
les Européens. Janvier, février, mars sont les mois les plus
chauds. Mais la température est quelque peu rafraîchie par
478 QUESTIONS DIPLOMATIQUES KT COLONIALES
les grains [niasikn) amenés par la mousson du Sud-Ouest.
Les rues, ou plutôt les routes, sont bien entretenues. Le ser-
vice de la voirie est assuré par des gamins indigènes, prison-
niers à la suite de quelque larcin, qui, couverts de chaînes et
sous la menace de la « schlague », ramassent les immondices.
Le pays ne manque point de ressources, et les Allemands
savent en tirer parti. Ils expérimentent en ce moment des
accouplements de chevaux et de zèbres femelles dans le but
d'obtenir une nouvelle race équine. Les expériences ne sont
d'ailleurs pas encore assez avancées pour préjuger des résultats.
TanCtA. — Tanga, point de départ des caravanes vers le lac
Tanganika, s'est considérablement développée depuis une
dizaine d'années, avec le commerce de l'ivoire, du coprah, des
fibres textiles. C'est néanmoins un petit port à peine compa-
rable à Lindi. Pays sablonneux et uniforme, mais assez ver-
doyant, possédant quelques belles constructions européennes,
en particulier un superbe hôpital à colonnades, bien inférieur
toutefois à celui de Dar-ès-Salam. L'unique Français qui y était
établi a depuis longtemps quitté la colonie, fermant, sans avoir
fait fortune, l'hôtel qu'il y tenait. L'hospitalité que nous réser-
vons aux étrangers dans nos possessions d'outre-mer — le plus
souvent contre nos intérêts — est pour eux, au contraire, un
gage à peu près certain de succès. Nous n'en voulons pour
preuve que les maisons allemandes de Madagascar qui réus-
sissent là oïl végète le colon français.
Les deux villes qu'il nous reste à étudier, Zanzibar et Mom-
bassa, où relâchent à époques régulières les paquebots des Mes-
sageries Maritimes, ont été décrites avec assez de détails avant
nous pour qu'il nous soit permis de ne donner à leur sujet
que quelques indications.
Zanzibar. — Zanzibar est un comptoir arabe, avec ce cachet
d'exotisme pénétrant si personnel aux cités de l'Islam. Faus-
sement européenne en certains points, elle est en d'autres vrai-
ment orientale, et nous ne saurions mieux alors la comparer
qu'à Mascate, que nous avons dépeinte ailleurs (1).
Quoique la place soit sous le protectorat de l'Angleterre, la
France doit y protéger, elle aussi, les six à sept mille Gomo-
riens émigrés qui dépendent de notre consulat. Ce mouvement
(1) D'' Laurent Moreau. — Etude de géographie médicale du golfe Persique.
{Arc/iives de Médecine navale. Avril-mai-juin 1909.) Mascate [Revue de Paris,
15 décembre 1913).
Là CÔTE ORIliNTALE DAFRIOUE DE DURBAN A MOMBASSA 479
d'émigration aurait, paraît-il, commencé dès rétablissement
de la Société Hiimblot à la Grande-Comore, et n'aurait pas
enlevé moins de vingt-deux mille sujets à Tilc.
Arabes, Makoas, Indiens, Parsis, Cinghalais constituent, avec
les Comoriens, la majeure partie de la population. L'élément
européen n'est guère représenté que par les diplomates et les
fonctionnaires des diverses nations, des commerçants, des mis-
sionnaires religieux.
La situation politique de Zanzibar est assez indécise. Ici,
comme àMascate, l'autorité du sultan est plus nominale qu'ef-
fective, malgré que son palais, inélégant et sans style, se dresse
gigantesque en face du débarcadère. Le gouvernement est tout
entier entre les mains de son premier ministre, qui n'est autre
que l'agent de la Grande-Bretagne. Tous ses efforts tendent à
effacer l'influence du sultan, qui d'ailleurs manifeste par des
absences prolongées un certain faible pour la vie tumultueuse
et raffinée de l'Occident. L'Angleterre voudrait nommer à la
tête de chaque tribu des cadis asservis à sa cause et exerce
dans ce sens une pression non équivoque sur les indigènes et
aussi sur les sujets français. Cependant l'Allemagne suit d'un
œil jaloux les progrès de sa rivale en Afrique, et ne désespère
point de faire un jour sienne cette terre si proche de son
empire colonial.
Le trafic est considérable à Zanzibar : riz, coprah, clous de
girofle, gomme copal, ivoire, cuirs, écailles de tortue. Indous
et Cinghalais détiennent une partie notable du commerce
local, et réussissent à amasser, grâce à leur frugalité et à leur
amour de l'économie, de véritables fortunes.
La secte indienne des « Rhodji » compte à Zanzibar de nom-
breux adeptes. Son chef, le « Dieu-fait-Homme », est logé
dans une luxueuse villa aux environs de la ville, non loin de
Bu-bu-bu : il reçoit de ses sujets une rente mensuelle de plu-
sieurs milliers de roupies, qu'il va dissiper à Bombay ou,
comme le sultan, en Europe. Le fanatisme de ces peuples nous
a familiarisés avec bien d'autres extravagances.
Dans le Sud et à l'Est, après les dernières habitations des
Européens, croupit une lagune d'eau salée sur un fond vaseux
et corallien, qui assèche à marée basse, exhalant des miasmes
mortels; les trois premiers mois de l'année, qui sont les plus
chauds, ofl"rent la plus grande morbidité.
Un hôpital anglais et un hôpital français peuvent admettre
également des malades, mais le premier est mieux compris
que lé second, qui est plutôt une maison de santé dirigée par
les sœurs de la mission catholique.
480 QUKSTIONS DIFLOMATIQUKS ET COLONIALES
MoMBASsA. — Ce petit port, chef-lieu du Mombazaland, a vu
sa prospérité croître avec l'établissement de la ligne ferrée qui
monte jusqu'aux grands lacs. Malheureusement l'Ouganda est
menacé par la maladie du sommeil qui, partie de la côte orien-
tale d'Afrique, s'est étendue peu à peu jusqu'au Victoria-Nyanza
et au Tanganika. Aux îles Kome et Sese, 80 à 90 % des indi-
gènes sont porteurs du trypanosome; la mouche tsé-tsé se plai-
sant dans les feuillages ombreux des rives lacustres, seule
l'émigration des tribus riveraines peut empêcher, au moins en
théorie, le développement de l'endémie, qui semble, malgré
tout, se jouer des frêles barrières qu'on lui oppose et descendre
de plus en plus vers la côte. Le gros gibier qui peuple les
400 kilomètres de steppes traversées par le chemin de fer est
pour l'infection une sorte de vivant réservoir, que Ton ne
saurait tarir à moins d'une destruction totale, d'autant plus dif-
ficile à réaliser que l'Angleterre considère cette faune comme
le plus beau tleuron de sa colonie.
Mombassa, ainsi d'ailleurs que Zanzibar, est bâtie sur une
île de corail. La baie, au fond de laquelle elle repose, est spa-
cieuse : c'est la baie de Port-Kilindini, mouillage des bâtiments
de commerce; le port est distant de la ville de 5 ou 6 kilo-
mètres, que l'on franchit rapidement dans de petits wagonnets
dénommés « garys « et poussés par les indigènes. Il y a peu
d'Européens à Mombassa; il y en a davantage à Nairobi, point
assez élevé, à un jour de la côte, habité par une importante
colonie anglaise et boër.
La population blanche est à peu près la même qu'à Zanzibar.
Nous n'y avons plus de consulat, mais une simple agence con-
sulaire, confiée au représentant d'une maison commerçante
française. Nos compatriotes sont à peine au nombre de quatre,
alors que les Allemands sont presque autant que les Anglais.
Les principaux articles d'exportation sont l'ivoire et les
peaux, surtout les peaux de chèvres, dont l'élevage se fait en
grand dans l'intérieur.
D' Laurent Moreau,
Médecin de 1" classe de la Marine,.
Docteur es sciences.
LES
TENDANCES POLITIQUES DE Li SUÉDE
On sait que le roi de Suède vient de dissoudre la seconde Chambre
pour poser devant le pays la question de la défense nationale que le roi,
soutenu par les classes rurales, estime ne pas pouvoir assurer sans
accroître les dépenses militaires et la durée du service sous les drapeaux.
Les élections générales s'achèvent seulement et semblent devoir donner
l'avantage aux nationalistes. L'attention se trouve ainsi ramenée sur la
politique extérieure des pays Scandinaves.
La direction de cette Revue ne saurait être accusée de parti pris contre
la Suède. Il y a un peu moins de deux ans, au lendemain de l'entrevue de
Pitkapaasi au cours de laquelle les souverains russe et suédois, accom-
pagnés de leurs ministres ties AlVaires étrangères, avaient échangé des
assurances pacifiques et amicales, nous avons publié un article dû à un
distingué publiciste suédois, où il était expliqué que la Suède ne voulait
avoir d'autre ennemi que celui qui tenterait de violer son indépendance
et la neutralité de son territoire et que, dans cette pensée de stricte neu-
tralité, elle était résolue à faire dès le temps de paix tous les sacrifices
nécessaires à sa défense.
Les tendances de la politique suédoise dans ces deux dernières années,
et notamment les écrits de quelques publicistes qui ont une grande in-
fluence sur l'opinion publique, tels que l'illustre explorateur Sven lledin,
nous déterminent à faire entendre aujourd'hui une note quelque peu
différente, celle de M. Pol Kovnike, dont le pseudonyme, dison?-le tout
de suite, ne cache pas un Russe. Il est regrettable que les publicistes
auxquels nous faisons allusion ameutent l'opinion suédoise contre la
Triple-Entenie en répétant perpétuellement que la Triple-Entente veut une
Suède faible et la Triple-Alliance une Suède forte, ce qui doit montrer
à cette dernière de quel coté sont ses amis et de quel côté ses ennemis.
Rien n'est plus inexact. En France, en particulier, nous trouverions tout
naturel qu'au moment où presque toutes les puissances de l'Europe arment
à outrance, les Etats Scandinaves fissent de même. Mais il est impossible
de ne pas être frappé de ce fait que, non seulement les défenses de la
Suède semblent uniquemont destinées à parer une agression russe, mais
qu'on ne parle en Suède que du danger russe. Et on prévient charitable-
ment les Norvégiens qu'eux aussi doivent se méfier, parce que les Russes
méditent de mettre la main sur un de leurs ports de la cote ouest !
On conçoit avec quelle joie ces paroles sont accueillies en Allemagne,
surtout dans le camp des pangermanistes. Les Hamburger Nachrichten
viennent de faire l'analyse détaillée du dernier ouvrage de propagande de
Sven Hedin, tiré à un million d'exemplaires et intitulé: Deuxième aver-
tissement au peuple sued is. Le chapitre le plus intéressant e^l celui qui a
trait à la direction de la politique extérieure.
'< Personne ne contestera, dit M. Sven Hedin, que la Russie a des
QuEST. DiPL. ET Col. — t. sxxvii. 31
482 QUKSTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
• visées sur rocéan Atlantique, surtout depuis que le Japon a ruiné ses
« projets dans l'océan Pacifique. Or nous devons nous opposer de toutes
« nos forces à cette poussée russe vers l'Ouest, il y va de notre exis-
a tenoe. La presse de la Triple-Entente prétend que nous ne courons
« aucun danger ; et la presse anglaise ajoute que nos intérêts sont trop
■ identiques à ceux de l'Angleterre pour que nous puissions craindre de
e les voir léser. Les promesses de l'Angleterre! on sait ce qu'elles valent
« en se reportant à notre propre histoire, à celle de la Turquie, de la
• Chine, d'autres payi^ encore. Nous préférons prêter l'oreille à ce que
« nous disent les journaux de la Triple-Alliance. En Allemagne et en
a Autriche on souhaite une Suède forte, on marque sa joie quand nous
« prenons des mesures militaires, on parle de la nécessité d'une coopé-
« ration générale des races germaniques. Mais on répète énergiquement
• qu'on n'est pas disposé à protéger la neutralité d'une Suède désarmée.
<i Aux yeux de la Triple-Alliance notre force signifie une augmentation
» de puissance pour les Germains, qui sera d'un certain poids dans la
« guerre future. Que la Suède s'engage ou ne s'engage pas directement
« dans le conflit, il est évident en effet qu'elle n'en distraira pas moins
« une partie importante des forces russes... Après l'entrevae de Pitka-
i paasi les démocrates ont parlé d'une neutralité qui serait garantie par
« les puissances de la Triple-Entente. Mais il ne faut pas nous dissimuler
« qu'une pareille neutralité entraînerait de graves conséquences pour les
« intérêts vitaux de l'Allemagne et aurait par conséquent une pointe
« dirigée contre l'Allemagne. L'Allemagne ne peut pas reconnaître
« d'autre neutralité que celle qui sera garantie par nous-mêmes, par notre
« force militaire. )>
Il résulte assez nettement de ces paroles que M. Sven Hedin et les nom-
ijreux Suédois qui pensent comme lui se méfient beaucoup de la Russie
et pas du tout de l'Allemagne. La véritable raison de cet état d'esprit est
peut-être qu'ils aperçoivent assez nettement le profit que la Suède pourrait
tirer d'une défaite russe (les îles d'Aland et les côtes de Finlande), tandis
qu'ils voient moins bien le bénéfice que lui procurerait une défaite alle-
inande. Mais il semble que ces conceptions, explicables chez les Suédois,
devraient être plus difficilement admises par les Norvégiens et même que
les Danois devraient y répugner tout à fait. Nous n'avons donc nullement
la certitude que dans les tractations qui ont eu lieu dernièrement entre les
trois cabinets de Stockholm, de Christiania et de Copenhague une adhé-
sion des Etats Scandinaves à la Triple-Alliance ait été envisagée, et nous
pouvons même douter que les autorités responsables de la politique
suédoise soient prêtes, pour leur compte, à cette adhésion. Mais il n'em-
pêche que certaines tendances très germanophiles ne doivent pas rester
ignorées du public français, — N. D. L. R.
Dans un article paru le 46 août 1911 dans les Questions
Diplomatiques et Coloniales, sous le titre de : Les Satellites
de l'Allemagne, nous écrivions ces lignes : « L'Allemagne
aurait donc en Suède un appui imintidiat assez important, et
en admettant que l'armée suédoise entrât en Finlande, où bien
des sympathies lui sont acquises, elle obligerait la Russie à
Msser devant elle un nombre assez considérable de troupes. Il
ast probable que le corps d'armée d'Helsingfors ne suffirait pas
LES TENDANCES POLITIQUES DE LA SUÈDE -483
seul à cette tâche et qu'il faudrait, en tout cas, maintenir
autour de la capitale une forte garnison. »
Depuis que ces lignes ont été écrites, bien des événements se
sont passés en Europe, qui ont eu leur répercussion non seule-
ment dans les grandes nations, mais aussi dans les Eiats scan-
xlinaves. La guerre des Balkans, en déchaînant partout la folie
des armements, a orienté la politique de ces Etats vers l'action
et semble les avoir désenchantés d'une formule plus ou moins
sincère de neutralité. Aussi, les incidents qui se sont passés
dernièrement en Suède méritent-ils darrêter un moment l'at-
tention, ne serait-ce qu'à cause des tendances qu'ils dénotent.
Depuis que la Russie s'est éloignée de l'Allemagne et que
celle-ci, sous l'inspiration de Bismarck, a lié partie avec l'Au-
triche, le gouvernement de Berlin a orienté ses regards vers
les puissances du Nord, qui pouvaient devenir des auxiliaires
précieux sur terre et dans la Baltique. 11 est évident que si
toute la Scandinavie était favorable aux visées allemandes, et
si le Danemark en particulier fermait les détroits aux ennemis
de l'Allemagne, les atouts de cette dernière s'en trouveraient
sensiblement plus forts.
La Wilhelmstrasse s'est d'abord tournée vers la Suède. On
a dit que ses elforts avaient été couronnés de succès, à telles
enseignes qu'une première convention militaire aurait été con-
clue il y a vingt-cinq ans et renouvelée il y a six ou sept ans.
Nous ne faisons que signaler ici ces rumeurs, sans prétendre les
confirmer, et nous nous contenterons de rappeler d'un mot
l'évolution de la Suède depuis cent ans.
Les débuts du xix" siècle furent pénibles : révoltes de tous
genres, division des partis, rien ne manque à ce malheureux
pays pour donner à tous l'illusion d'une fin prochaine. Mais
dans la plaine solitaire d'Upsal, en dehors des agitations popu-
laires, veillaient des gens confiants dans la résurrection de la
patrie. Ce peuple fier, ces aristocrates orgueilleux, qui voulaient
jadis imposer un roi à la Pologne, se virent obligés de recevoir
un roi de l'étranger. C'était un Français, un de ceux que fit
germer l'épopée napoléonienne, et qui devait en perdre assez
vite le souvenir. On était au lendemain du traité de Frede-
rikshamn (1809) qui avait donné la Finlande à la Russie.
Pendant un peu plus d'un demi-siècle, la Suède travailla en
silence. On l'ignorait. Beaucoup de Suédois cultivés venaient
en France et y trouvaient des sympathies. Des relations ami-
cales, du moins dans le monde intellectuel, se nouaient entre
les deux pays. Mais survinrent les événements de 1870 ; la
politique s'orienta d'autre façon, et le roi Oscar put dire un
484 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Jour : « Mou sang est français, mon cœur est suédois, ma rai-
son est allemande. » Nous arrivons ainsi à l'histoire contem-
poraine de la Suède qui présente deux caractéristiques remar-
quables : développement de l'industrie et du commerce ;
accroissement considérable des forces militaires. Or, dans ces
deux manifestations de l'activité nationale, l'influence alle-
mande a été visible.
Depuis quelques années et surtout depuis 1905, époque de
sa séparation de la Norvège, la Suède cherche à mettre en
valeur les richesses de son sol qui, malgré son apparence pau-
vre, ne laisse pas que d'avoir de grandes ressources. Par l'amé-
lioration des ports, on développa le trafic des pêcheries de la
cote. Par l'utilisation de nombreuses chutes d'eau et l'exploi-
tation de minerais de houille, même de seconde qualité, on
put donner à l'industrie du fer une extension considérable.
C'est ainsi que, grâce à l'invention de M. Sieurin, on est par-
venu à produire des éponges de fer (1) faciles à traiter dans les
fourneaux Martin. De même l'électricité, produite à bon compte
par la houille blanche, a permis de construire des fours à fonte,
dont le système le plus connu et le plus utilisé en Suède est
l'Electiometall. Nous ne citerons que pour mémoire la fabrica-
tion des explosifs aux usines Nobel, celle de l'acide sulfurique
et des composés de l'azote en extrayant ce produit de l'air
atmosphérique. Enfin, il ne faut pas oublier l'industrie du
bois, dont le chiffre d'alfaires dépasse annuellement 250 mil-
lions de francs.
Tout cet effort industriel profite non seulement à la Suède,
mais aussi et surtout à l'Allemagne. C'est ce que la presse
allemande est la première à reconnaître : « L'année 1905 fut
heureuse pour la Suède, parce que le peuple a été réveillé et
a pensé à lui-même. Pour la première fois, les forces natu-
relles et les richesses du sol furent appréciées à leur valeur...
La Suède découvrit alors qu'elle n'était pas bien éloignée de
l'Allemagne où s'ouvrait un marché d'une capacité presque
indéfinie, et où aussi existaient les communications les meil-
leures et les plus variées avec les pays d'oulre-mer. La Suède
reconnut la vérité de la phrase : w Si tu veux prendre, donne. »
et consacra des millions à l'amélioration de ses relations com-
merciales. Le traité de commerce avec l'Allemagne est la meil-
leure preuve de cette politique d'action » (2). Du reste, l'Alle-
(1^ Allùganus, i-'ii paiiiculier.
(2) Riffaer Tageblall du 8 juin 11)42. Jounial allemand publié à l'uya.
LES TENDANCES POLITIQUES DE LA SUÈDE 485
magne fut en grande partie l'inspiratrice de ce mouvement
économique. En quête de fer et de fonte pour ses immenses
usines, elle lut heureuse de trouver à sa portée un pays où les
mines abondent et où l'exploitation est relativement peu oné-
reuse (1).
Mais si la Suède a vu, pendant ces dernières années, son
développement industriel prendre un essor considérable, il en
est résulté un déplacement de la population rurale vers les
grands centres de production et une modification profonde
dans l'esprit d'une partie de ses habitants. Dans les milieux
. ouvriers, les idées socialistes se sont développées et ont donné
lieu à de grandes manifestations dont la principale est la grève
de 1909. Elle atteignit plus de 300.000 ouvriers et dura plu-
sieurs mois. Il fallut plus d'un an pour que les conséquences
malheureuses de ce soulèvement fussent atténuées.
A un autre point de vue, le développement industriel a
produit un résultat intéressant. La population ouvrière, comme
presque partout, est opposée aux armements et à la guerre et
ses leaders ne se font pas faute de dénoncer à chaque occasion
les tendances militaristes du gouvernement. Au contraire, la
classe paysanne, fermement attachée au trône et à la gloire de
la Suède, est décidée à soutenir toutes les propositions concer-
nant l'armée et la marine et à en provoquer au besoin. La
lutte entre les deux partis est vive. Elle a éclaté en différentes
circonstances et s'est traduite finalement par un accroissement
constant des forces militaires et navales.
Si l'on remonte à l'année 1859, le total général des forces
dont disposaient la Suède et la Norvège était de 13i.90O hom-
mes et larmée offensive en comptait 46.300. En 1874, après la
guerre franco-allemande, les chiffres ci-dessus sont portés
respectivement à 204. .'jlO hommes et à 54.910.
Depuis, d'autres progrès ont été accomplis. La loi du 14 juin
1901 instituait le service personnel obligatoire de 21 à 41 ans.
Il en résulta un accroissement considérable de forces qui ne
fut complètement réalisé qu'en 1907. Et cette année-là, on éla-
bora encore im nouveau programme échelonné sur sept
annuités.
Sans entrer dans des détails d'organisation militaire qui ne
rentreraient pas dans le cadre de cette étude, nous dirons que
l'armée suédoise compte actuellement fi divisions d'infanterie
comprenant 12 bataillons, 4 escadrons, 9 ou H batteries, 1 com-
(1) En 1910, l'Allemagne a acheté ;'i la Suède pour 44.oUl.833 francs de minerai
de fer.
486 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
pagnie du génie et des troupes de différents services. C'est un
total de 120.000 combattants au minimum que la Suède peut
mettre immédiatement en ligne. Le premier ban est capable
de former une armée de force égale, et le deuxième ban pour-
rait fournir environ 100.000 hommes. Ces chiffres sont plu-
tôt au-dessous de la vérité (1). Tels quels cependant, ils repré-
sentent un gros effectif pour un peuple de 5 millions d'habi-
tants.
De plus, des perfectionnements importants ont été apportés
dans ces derniers temps à l'armement. En 1912, la Suède a intro-
duit dans son armée les obusiers de campagne de 10 centimètres,
à raison d'une batterie par régiment d'artillerie divisionnaire,
et cette proportion a été augmentée dans la suite. C'est ainsi
que 4 divisions auront 3 groupes d'artillerie de caippagne à
3 batteries de canons Krupp, plus 1 groupe de 2 batteries
d'obusiers de 10 centimètres.
Tous ces armements répondent non seulement au désir du
souverain, mais au sentiment populaire. Il n'y a qu'à se rap-
peler la souscription faite au bénéfice de la Hotte, pour con-
struire des croiseurs cuirassés de fort tonnage, et qui produisit
25 millions.
Tout récemment, le 6 février, la question de la défense
nationale a provoqué une manifestation grandiose. 30 mille
paysans, venus de tous les points de la Suède, se réunirent à
Stockholm, et après avoir entendu le service divin dans les
églises, les délégués ruraux se rendirent au château royal en
un immense cortège sur lequel flottaient les bannières des
provinces et des paroisses, emblèmes qui évoquaient les souve-
nirs de luttes héroïques.
En remettant au souverain une bannière d'honneur, le pré-
sident de la manifestation, le cultivateur Nyberg lui affirma la
volonté des paysans d« consentir tous les sacrifices néces-
saires à la défense nationale, c'est-à-dire l'augmentation des
crédits militaires et de la durée du service de l'infanterie. Le
roi remercia l'orateur et l'assura qu'il était résolu lui-même à
ne pas céder sur ces questions vitales pour le pays.
Le résultat fut d'abord la démission du ministère, et ensuite
la dissolution de la Chambre, car radicaux et socialistes trou-
vèrent la réponse du roi Gustave V inconstitutionnelle.
Ces événements donnèrent encore plus d'acuité à la lutte,
(1) Une loi de 1902 prévoit un approvisionnement de 350 000 fusils et LiO.flOU cara-
bines L'approvisionnement total de cartouches pour la mobilisation est de 140 mil-
lions.
LtS TEMJANCES POLITIQUES DE LA SUÈDK 487
qui se traduisit sous forme de souscriptions nationales rapi-
dement couvertes, dans le but d'offrir à l'Etat des mitrail-
leuses pour les formations du landsturm. Ces souscriptions
prirent l'allure d'un référendum (1).
*
* *
On est bien obligé de dire que c'est grâce à des emprunts
contractés en France que la Suède a pu mener à bien ses
réformes militaires (2), en ce sens que c'est grâce à ces emprunts
que le budget suédois a pu chaque année consacrer de grosses
sommes aux armements, déchargé qu'il était des frais du déve-
loppement économique.
Cependant, les traités de commerce passés avec l'Allemagne
ont donné à ce dernier pays une véritable prépondérance en
Suède. Ce serait méconnaître le caractère pratique, persévérant
et discipliné de nos voisins de l'Est que de croire que leurs
tendances économiques se bornent à développer leurs relations
commerciales. Il serait bien étonnant qu'en parlant fer avec
les Suédois, on n'eût pas aussi causé de canons. Du reste,
n'est-ce pas dans le Berliner Tageblatt du commencement d«
mars qu'on pouvait lire qu'une attaque contre la Suède dé-
chaînerait en Allemagne un ouragan de colère? En Suède, il
est vrai, il n'est question que de neutralité. Tous les armements
ne sont dus qu'au désir du gouvernement d'empêcher toute
menace ou toute agression. Ce serait ce môme sentiment d€
« neutralité armée, libre et indépendante » qui a conduit la
Suède à s'entendre avec la Norvège et le Danemark à la fin de
1912. A la suite de cet accord, une déclaration signée le 23 dé-
cembre à Stockholm par le ministre des Affaires étrangères
de Suède et les ministres du Danemark et de Norvège annon-
çait urbl et orbi les intentions les plus pacifiques. Dons la con-
(1) La lettre par laquelle le roi prononce la dissolution de la Chambre est sug-
gestive. La voici : « Préoccupé d'assurer la sécurité du royaume et d'accomplir
mon devoir de roi, je me suis vu forcé d'offrir au peuple l'occasion d'exprimer par
de nouvelles élections, pour la seconde Chambre, son opinion .sur la question de li
défense nationale. »
(2) De 1890 à 1905, la plupart des emprunts suédois à l'étranger ont été contrac-
tés en France où ils ont été introduit^ par l'intermédiaire du Crédit Lyonnais. La
Stockholm Enkilda Bank était le représentant de celte bnnpie pour les pays scai»-
dinaves, et le Crédit Lyonnais n'entreprenait d'opérations financières en Suède, gr
Danemark, en Norvège, en Finlande, qu'en collaboration avec la Stockholm Enkilda
Bank ou son groupe financier. Les relations entre les banques suédoises et le marché
de Paris'se sont modifiées et ralenties au cours de ces dernières années. Toutefois,
la Suède a fait, en 1911, un nouvel emprunt d'une valeur nominale de 100 million?
800.000 francs, contracté à Paris.
488 QUESTIONS DIPLOMATIQUES KT COLONIALES
vention conclue n'existait aucune clause secrète... Toutefois,
on ne voit g'uère en Suède se manifester dappréliension vis-à-
vis de rAllemagne, tandis que les publicistes s'accordent
presque tous pour dénoncer les visées de la Russie. C'est d'elle
que vient tout le mal, c'est d'elle qu'il faut tout craindre.
La Russie n'a-t elle pas, depuis 1901, pris en Finlande des
mesures menaçantes, augmenté singulièrement, depuis 1910
surtout, l'efTeclif de ses troupes dans cette partie de l'empire?
Ces idées sont répandues à profusion dans les pays Scandinaves,
en particulier par le fameux explorateur Sven Hedin qui dé-
nonce les menées « de l'ennemi héréditaire » et par le pro-
fesseur Falbeck. Ce dernier, dans une brochure parue il y a
quelque temps, écrivait que les plans de la Russie étaient de
s^assurer un port de guerre en territoire norvégien sur l'océan
Atlantique. C'est sans doute en pensant à cette hypothèse que
le ministre des Affaires étrangères de Suède put prononcer à
la tribune de la Chambre les paroles suivantes : u Nous devons
« abandonner la politique, suivie jusqu'à présent, de neutra-
« lité bienveillante, de liberté de commerce avec tous les pays,
« quand peut-être la Norvège va être saisie. Alors la Suède
(( devra protéger la nation voisine. »
[l est du reste facile de voir, à l'inspection d'une carte alle-
mande de Suède donnant les emplacements des troupes et des
fortifications, que toutes les défenses font face à l'Est.
L'Allemagne, au surplus, suit avec un intérêt particulier et
d'une façon tout à fait amicale ce qui se passe en Suède, et
dans ses journaux, militaires surtout, ses écrivains approuvent,
sinon conseillent, les mesures prises ou à prendre en vue de
la défense nationale.
Que pense la Russie de tout ceci? De même qu'à Stockholm
on craint une agression de Pétersbourg, de même à P^îters-
bourg on semble redouter une attaque de Stockholm, concor-
dant avec d'autres attaques. Qu'il nous soit permis de citer à
ce sujet l'extrait d'un article paru dans le Rclch de ces jours
derniers:
« Il y a déjà doux ans, lorsque le ministère libéral Staaf prit
« la direction des affaires, il déclara que son activité serait
« toute pacifique... mais un an après, sous la pression de l'opi-
« nion publique et sur la demande du Parlement, le gouver-
« nement créa une commission qui travailla aux plans de la dé-
« fense du pays. Ce travail fut terminé en décembre dernier.
« On garda naturellement le secret des parlicularités du plan;
« mais ou sait (juc, pour le renforcement des cadres de l'ar-
« mée, la durée du service actif passe de 240 à 300 jours. Pour
LES TENDANCES POLITIQUES DE LA SUÈDE -489
« couvrir les nouvelles dépenses militaires, suivant l'exemple
« de l'impôt de guerre créé en Allemagne l'année dernière, on
« a ordonné un impôt semblable et progressif... A Foccasion
« de ces armements qui sont très lourds pour la pacifique
« Suède, le premier ministre Staaf se crut obligé, le 20 dé-
(( cembre dernier, dans un discours prononcé à Karlskrona, de
« donner des explications rassurantes. Ces armements, a-t-il dit,
« sont nécessaires pour garder tout à fait notre neutralité et
<( notre amitié avec les Etats voisins. Mais le Milita r-Wochen-
« blatt, organe du grand état-major allemand, sait bien que
(( ces armements sont seulement dirigés contre la Russie et
(( réclame encore de plus grands efforts, en se basant sur la
« politique de la Russie en Finlande, sur la construction d'une
« série de voies stratégiques en Finlande... » Et l'auteur de
l'article ajoute que la campagne menée depuis quelque temps
en Suède n'a qu'un but : ouvrir les yeux des peuples Scandi-
naves sur le danger que la Russie fait courir à la Suède et à
la Norvège.
Ainsi, en Allemagne comme en Russie, on est d'accord sur
le motif des armements de la Suède. Il faut donc reconnaître
que si, en Allemagne et en Russie, on se trompe sur les inten-
tions réelles des Suédois, ceux-ci ont vraiment les apparences
contre eux.
POL KOVXIKE.
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
La question d'Albanie.
La situation en Albanie reste stationnaire. Nous signalions, il y a
quinze jours, l'échec des négociations engagées entre le colonel
Thomson, représentant le prince d'Albanie, et M. Carapanos, repré-
sentant te gouvernement provisoire de l'Epire. Depuis, le colonel
Thomson a été relevé de ses fonctions de commissaire des districts
du sud de l'Albanie, et le gouvernement albanais a adressé aux puis-
sances, le 28 mars, une note circulaire les priant d'agir auprès du
gouvernement hellénique, « qui, dit la note, semble bien ûe conni-
vence avec les comitadjis épirotes, et dont l'attitude regrettable
pourrait obliger le gouvernement albanais à prendre des mesures
susceptibles d'avoir une répercussion désagréable dans les Bal-
kans ». De son côté, le gouvernement provisoire de l'Epire, siégeant
à Argyrocaslro, communiquait officiellement au gouvernement alba-
nais la liste des garanties et privilèges réclamés par la population
épirote. Voici ces desiderata :
1° Administration des districts de l'Epire annexés à l'Albanie par deux
gouverneurs de nationalité suisse ou hollandaise, qui siégeraient à Korytza
ou à Argyrocastro.
2° Institution d'un conseil local auprès de ces gouverneurs.
3» Etablissement d'une Diète épirote, sur le modèle de la Diète croate.
4<* Incorporation dans la gendarmerie chargée de maintenir l'ordre dans
les districts épirotes d'éléments chrétiens qui ne pourraient être déplacés
de l'Epire.
5° Liberté complète d'exercice pour les écoles grecques, où l'ensei-
gnement de la langue albanaise serait obligatoire.
6° Liberté religieuse complète.
7° Octroi de garanliesspècialesconcernantles questions d'ordre communal.
8° Constitution, dans les districts annexés, de corps militaires chrétiens
commandés par des officiers hollandais.
9» Soumission des Epirotes à tous les impôts.
LES AFFAIRES d'oRIENT 491
10° Chimana continuerait à jouir de tous les privilèges antérieurement
concédés à cette région par les sultans.
Dans ces conditions, et devant l'intransigeance du gouvernement
albanais, le gouvernement d'Athènes donna immédiatement à ses
troupes l'ordre de se tenir prêtes à évacuer, dans le délai fixé par
l'Europe, les territoires de l'Epire revenante l'Albanie; mais il adressa
en même temps aux puissances, le 30 mars, la note-circulaire sui-
vante ;
Le ministre des Afïaires étrangères a l'honneur de porter à la connais-
sance des puissances que le gouvernement hellénique adonné depuisplu-
sieurs jours l'ordre à ses troupes de se concentrer sur leurs positions et
de se tenir prêtes à évacuer, dans le délai fixé, les territoires de l'Epire
revenant à l'Albanie.
Ce délai étant sur le point d'arriver à expiration, le gouvernement hellé-
nique, eu égard au maintien de l'ordre dans lesdils territoires et dans l'intérêt
de l'apaisement des populations grecques, désirerait connaître les vues des
puissances sur l'opportunité de donner immédiatement l'ordre à ses trou-
pes de se retirer de l'Epire avant qu'une réponse ait été donnée à sa note
du 8/21 février, et tandis que les négociations engagées entre le gouverne-
ment albanais et M. Zographos sont encore pendantes.
Les puissances n'ont pas encore répondu à cette sollicitation bien
naturelle de la Grèce. Le gouvernement anglais, qui concentre les
échanges de vues de la Triple-Entente sur ces questions, a insisté
auprès des puissances de la Triple-Alliance, et en particulier auprès
de l'Italie, pour les décider à faire connaître leur avis : jusqu'à
présent, il semble que l'accord n'existe que dans la Triple-Entente,
et on prévoit que les négociations uvec la Triple-Alliance dure-
ront encore une quinzaine de jours. C'est l'Italie, d'ailleurs, qui se
montre la moins conciliante. Il paraît bien que ce soit sur ses conseils
que les pourparlers engagés entre le colonel Thomson et les repré-
sentants de l'Epire ont été rompus; en tout cas, on assure à Rome
que l'aide la plus large sera prêiée au gouvernement albanais pour
réprimer le mouvement épirote, que l'on fournira à Essad Pacha
armes et munitions, et déjà les contre-torpilleurs italiens Impavido,
Indomito, Irrequielo et lutrepido sont ancrés devant Valona. Par
contre, à Vienne, on est loin de partager les ardeurs italiennes; on
déclare que le problème de l'Epire n'est qu'une question de politique
intérieure albanaise, et le comte Berchtold aurait même exprimé l'opi-
nion que la seule solution est la reprise des négociations directes
entre les représentants du gouvernement provisoire épirote et le
gouvernement de Durazzo. Quant à l'Allemagne, elle partage plutôt
le sentiment de Vienne, mais elle ne fait pas grand effort pour faire
entendre raison à Rome. En attend ant, l'Epire entière est soûle vée,Ko-
rytza est menacée de tomber entre les mains des insurgés, et le prince
Guillaume a mobilisé les troupes albanaises dontil dispose. Il serait
grand temps que l'Europe fasse entendre une parole décisive de
sagesse et de conciliation.
249 QUESTIONS DIPLOMATIQUES KT COLONIALES
La question des îles de l'Egée.
I.a question de l'évacuation du Dodécanèse par l'Ilalie semble de
nouveau évoluer. On sait que le gouvernement de Rome avait opposé
à la demande d'évacuation formulée par l'Europe, et sur laquelle
l'Angleterre insistait particulièrement, les (rais que cette occupation
lui avait occasionnés. Il réclamait en échange une compensation
sous forme de l'octroi de la concession de la ligne d'Adalia. Cette
concession se heurtait à des difticullés provenant des droits acquis
d'une compagnie anglaise, sur lesquels le projet italien venait em-
piéter. Des négociations s'engagèrent entre les intéressés, auxquels
vint s'associer la Compagnie du chemin de fer de Bagdad. Mais au
moment oîi l'on pensait que l'accord allait se faire, puisque la Porte
se déclarait disposée à accorder au groupe italien sa concession, de
nouvelles prétentions viennent d'être soulevées par la Consulta. On
paraît estimer en effet, en Italie, que la concession d'Adalia ne con-
stitue pas pour ce pays une faveur particulière et que les Italiens
ont le même droit que les nationaux des autres pays à étendre leur
activité commerciale et financière à l'Asie-Mineure. Et l'on fait valoir
de Jiouvelles exigences; on déclare que l'article 4 du traité d'Ouchy
assure l'amnistie à toutes les populations des territoiies ottomans
qui auraient été occupés, et l'on fait valoir qu'après l'évacuation, les
habitants des îles pourraient être molestés, lorsque celles-ci seraient
rendues à la Turquie. En conséquence, on réclame un droit italien
de contrôle sur l'administration turque, qui sera réinstallée dans le
Dodécanèse, et l'on l'ait de cette réclamation une condition nouvelle
de l'évacuation. La Porte, naturellement, n'accepte pas ces préten-
tions, et l'on profite de ce nouveau retard pour redemander un arran-
gement direct avec la Grèce au sujet de Chio et de Mitylène dans le
but d'amener une revision de la décision des puissances.
Déjà la conversation est commencée entre Constantinople et Athè-
nes; elle est encouragée par les alliés et amis de la Grèce, la Serbie
et la Roumanie, qui se déclarent favorables à cette procédure directe.
Le général roumain Coanda serait même, sans titre officiel, l'inter-
médiaire désigné entre Constantinople et Athènes. Le général Coanda
jouit, en eflfet, de toute la confiance de M, Venizelos, auquel il fit
accepter, enen prenant sur lui l'enliôreresponsabilité, une importante
modification du tracé de la nouvelle frontière gréco-bulgare, lors de
la paix de Bucarest. Devant se rendre en Egypte pour le mariage de
sa fille, il s'est arrêté à Constantinople où il a vu le grand vizir, les
membres du cabinet et l'embassadeur de Russie; puis il est allé à
Athènes faire part de ses impressions à M. Venizelos. On dit que la
Grèce aurait proposé d'admettre dans les deux îles de Chio et Mity-
lène des commissaires spéciaux ottomans jouissant de privilèges
supérieurs à ceux des consuls, et qu'elle aurait également offert des
avantages commerciaux quant aa cabotage dans ces îles; mais que
ces propositions, qui laissent le fond de la question intact, seraient
LES AFFAIRES d'oRIENT 493
jugées insuffisantes à Constantinople. En tout cas, les négociations
sont ouvertes et il est très possible qu'elles aboutissent.
La révolte des Kurdes en Anatolie.
L'annonce de la prochaine application des réformes arméniennes
a provoqué ces jours derniers à Bitlis, un mouvement offensif des
Kurdes qui, fort heureusement, a pu être aussitôt réprimé par le
gouvernement. Le chef de la révolte, Mollah Selim s'est réfugié au
consulat de Russie avec trois de ses lieutenants pour échapper au
châtiment que l'on déclare à Constantinople, devoir être exemplaire.
VEcko de Paris a reçu, à ce sujet, de son correspondant de Constan-
tinople, les intéressantes indications que voici :
Le mouvement ne parait pas être d'ordre local, mais plutôt d'ordre géné-
ral. Il tend à empêcher l'application des réformes en Anatolie, et il rap-
pelle l'agitation qui a éclaté en Albanie lorsque les Jeunes-Turcs voulu-
rent y introduire des méthodes nouvelles.
J'ai eu à ce sujet un long entretien avec le patriarche arménien, Mgr Za-
vène. « Le foyer du mouvement actuel, m'a-t-il déclaré, n'est pas à Bitlis,
« mais à Hizan, en plein Kurdistan, et le personnage sur lequel pèse en
« l'occurrence la plus lourde responsabilité est le vali de Bitlis, Mazhar
« bey. J'avais vainem.ent attiré, à plusieurs reprises, l'attention du gou-
« vernement sur l'incapacité de ce haut fonctionnaire : on ne l'a destitué
« que lorsque les troubles sont survenus. L'agitation est antigouverne-
« mentale et non antiarménienne. Son instigateur Mollah Sélim, a écrit
« à notre archevêque de Bitlis, Mgr Surène, pour le rassurer sur le sort
« de nos compatriotes, qui, en effet, n'ont pas été molestés. Le mouve-
« ment pourra être enrayé cette fois, mais il est l'indice i'un état grave
« qui se manifestera d'une façon particulièrement dangereuse quand les
M autorités voudront appliquer le plan de réformes concerté avec les
« puissances. »
L'ouverture du Sobranié bulgare.
La session du Sobranié a été ouverte le 2 avril par M. Radoslavof,
président du Conseil, qui a lu le discours du trône. Ce document
déclare que les rapports de la Bulgarie avec les grandes puissances
sont bons, que ses relations avec la Turquie se développent dans un
sens amical et que le gouvernement travaille à raffermir les rapports
qui ont été repris avec les autres voisins du pays. La lecture du pas-
sage du discours du trône constatant que les dernières élections se
se sont effectuées dans l'ordre et la tranquillité a été accueillie par
de vives protestations des membres de l'opposition. Le Sobranié a
ensuite procédé à la nomination de son bureau; le docteur Vatchef
a été élu président et MM. Mentchilof, stambouloviste, etSava Ivant-
chef, tontchefviste, vice-présidents, tous trois avec 122 voix. Les
candidats de l'opposition, MM. Draguief, agrarien, Danailof, démo-
crate et Sakasof, socialiste unifié, ont obtenu 92 voix. Les huit socia-
listes marxistes n'ont voté ni pour le gouvernement ni pour l'oppo-
sition, mais ont déposé des bulletins oii ils demandaient la création
494 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
d'une fédération balkanique républicaine et d'une législation ou-
vrière. Le roi a décerné à M. Radoslavof le grand cordon de l'ordre
d'Alexandre. La silualion du cabinet, malgré son petit succès parle-
mentaire, est considérée comme précaire.
Déclarations de M. Pachitch à la Skoupchtina.
M. Pachitch, président du Conseil et ministre des Affaires étran-
gères de Serbie, a fait, le 31 mars, à la Skoupchtina, un exposé de
la situation balkanique au cours duquel il a donné des précisions
sur les rapports existant entre les Etats signataires de la paix de
Bucarest : l'alliance est absolue entre le Monténégro et la Serbie, et
défensive seulement entre la Serbie et la Grèce; quant aux rapports
entre la Serbie et la Roumanie, leur cordialité est complète ei iden-
tique à celle des relations entre la Grèce et la Roumanie; il en ré-
sulte que l'entente est toujours entière entre les gouvernements de
Bucarest, de Cettigné, de Belgrade et d'Athènes pour maintenir l'in-
tégralité de la paix de Bucarest et la préserver de toute atteinte;
mais pour appliquer utilement cette politique de paix et d'entente,
il est nécessaire, a ajouté très justement M. Pachitch, de rester
forts et d'entretenir une armée puissante.
Le comité France-Turquie.
Le 2 avril, à Conslantinople, a eu lieu au ministère de la Marine
la première réunion du comité « France-Turquie », sous la prési-
dence de Djemal pacha. Le comité de direction déjà formé à Cons-
tantinople comprend comme personnalités turques : Halid Zia bey,
ex-premier secrétaire du sultan; Loufti bey, ancien consul général à
Paris; Ismet bey et Haladjian, députés de Conslantinople; le docteur
Nazim, membre du comité Union et Progrès; Edhemhamdi bey,
sous-directeur du musée impérial, et Vahid bey, secrétaire général
de la Dette publique. Parmi les personnalités françaises, on re-
marque MM. de La Boulinière, président de la Dette publique; Pis-
sard, directeur général de la Dette publique; Sleeg, directeur
général adjoint de la Banque ottomane; Choublier, directeur delà
Société des Routes ; le comte Oslrorog, conseiller légiste de la Porte ;
Giraud, président de la Chambre de commerce française; le comte
de Saint-Quentin et M. Jaun^z, secrétaires de l'ambassade de
France; Bossy, secrétaire général de l'Alliance française. Le comité
de patronage est en formation ; la présidence d'honneur sera offerte
au prince héritier. Les comités entreront en rapport avec les comités
en formation à Paris, sur l'initiative de Loulii bey et du D' Doleris,
membre de l'Académie de médecine. Le général Djemal pacha a
«xprimé, dans une allocution chaleureuse, le désir de voir se res-
serrer encore les relations amicales traditionnelles entre les deux
pays.
LES AFFAIRES d'oRIENT 495
L'Italie et le protectorat français.
Dans un article intitulé « France du Levant », la Staynpa écrivait
le 5 avril :
L'Italie, qui se prépare à reprendre en Orient une partie au moins de
son antique influence, ne peut pas négliger les corporations religieuses
qui, dans ces pays, nont un instrument si important de pénétration poli-
tique. La première façon de s'occuper des congrégations est de les pro-
téger efticacement sans laisser aux autres cette délicate lâche. Le moyen
le meilleur pour les protéger est de les faire nettement, solidement et
courageusement italiennes.
Contester les titres historiques de la France au protectorat, c'est enve-
nimer le' "sprits sans résoudre la question. Nous reconnaissons tous les
droits h.- oriques de la France avec la réserve, cependant, que l'histoire
ne s'arrête pas et que le présent a plus de valeur que le passé, et nous
agissons, en conséquence, avec une sereine énergie.
Il est intéressant de rapprocher de cette singulière réserve de la
Stampa l'article suivant du Resta del Carlino^ qui n'est pas suspect
de partialité française et qui reconnaît cependant les grands services
que la France rend, dans le présent même, à la civilisation :
La France, dit le Resta del Carlmo, a déployé en Syrie une action
d'une ampleur ei d'une efficacité que personne ne peut contester. La
Syrie s'est incorporé quelque chose de plus que les capitaux parisiens,
elle a ahsorhé la culture française. L'opposition qui existe entre les inté-
rêts italiens et les intérêts français en Orient, opposition qui ne fait que
s'accentuer, ne doit pas empêcher les Italiens de rendre hommage à la
vérité. Ceux-ci se ferait du tort à eux-mêmes s'ils ne reconnaissaient pas
l'importance des résultats ohtenus par la France en Orient. La France a
doté le Liban et la Syrie de tout l'outillage de la civilisation occidentale.
11 suffira de rappeler que le port de Beyrouth et toutes les voies ferrées
actuellement existantes sont l'œuvre de la France. Quand le nouveau
réseau projeté sera construit, on pourra dire que la prise de possession de
la Syrie par les capitaux français sera achevée.
Le Resto del Carlino insiste surtout sur les résuHats obtenus par
les missions françaises dans le domaine scolaire. Elle reconnaît que
l'école est l'instrument le plus puissant de l'influence française en
Syrie. Les chiffres parlent du reste assez haut. Tant en Syrie qu'en
Palestine, la France possède près de 400 établissemenls d'instruc-
tion et d'éducation, dirigés par des religieux, avec une population
de 45.000 élèves. Aucune autre nation ne peut produire des chiffres
pareils. Elle journal italien conclut :
Les services que cette armée de missionnaires, parfaitement équipée et
organisée, rend à son pays, sont incalculables. La France, elle-même, ne
se doute pas des immenses bienfaits de ces pionniers volontaires, qui
apportent spontanément leur part de l'œuvre collective. Jamais sous ce
rapport l'initiative privée, ou même celle de l'Etat ne pourra atteindre de
résultats pareils à ceux qu'obtient l'organisation de la propagande catho-
lique. Les corporations religieuses mettent à la même hauteur la joie de
servir Dieu et l'hon-ieur de servir la France. Leur patriotisme est aussi
pur que jaloux et ardent.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — Le vote de la Chambre des députés contre les interven-
tions abusives de la politique dans V administration de la justice. —
Le 4 avril, à 2 heures du matin, après une séance commencée à
2 heures de l'après-midi et suspendue seulement pendant une heure
et demie, la Chambre des députés a voté, comme sanction des actes
qui avaient contribué, ainsi que nous l'indiquions dans notre der-
nière chronique, à la remise de l'affaire Rochette, l'ordre du jour
suivant :
La Chambre,
Prenant acte des constatations de sa Commission d'enquête,
Réprouve les interventions abusives de la finance dans la politique et
de la politique dans l'administration de la justice,
Affirme la nécessité d'une loi sur les incompatibilités parlementaires,
Et résolue à assurer d'une manière plus efficace la séparation des pou-
voirs,
Passe à l'ordre du jour.
Le président de la Chambre, M. Deschanel, a donné ensuite lec-
ture du décret de clôture qui met fin à l'existence de la Chambre
élue en 1910. On sait que les élections législatives doivent avoir lieu
le 26 avril.
— Mort de M. Emile Gentil. — M. Emile Gentil, ancien commis-
saire général du Congo, est mort le 30 mars à Bordeaux, où il avait
un poste de percepteur. 11 était âgé de quarante-huit ans. A ses
obsèques, qui ont eu lieu le 2 avril, M. Merlin, gouverneur de
l'Afrique Equatoriale, a résumé en ces termes l'œuvre du collabora-
teur de Savorgnan de Brazza.
La convention franco-anglaise du 15 mars 1894, a dit M. Merlin, nous
obligeait à renoncer à l'espoir que nous avions conçu depuis 1890 de
joindre un jour, par les territoires situés à l'Ouest du Tchad, nos posses-
sions du Congo et nos possessions de l'Afrique Occidentale Française.
Par contre, cette convention nous laissait toute liberté d'action au Sud
du Tchad dans les territoires situés à l'Est du Chari et sur le Chari même.
C'est en utilisant cette voie fluviale que Gentil proposa au gouvernement
de la République d'atteindre le Tchad. Il ollrait de transporter, malgré les
difficultés apparentes de la lâche, un bateau à vapeur démontable du bas-
sin du Congo et de l'Oubangui dans celui du Chari et du Tchad, et d'at-
teindre ainsi le lac mystérieux.
Au commencement de l'année 1895, cette mission lui fut confiée. C'est
RENSKIGNEMEiNTS POLITIQUES 497
alors que j'entrai en relations avec lui. Directeur des Affaires politiques
au Sénégal, j'eus à lui fournir des hommes d'escorte et les marins indi-
gènes nécessaires pour mener à bien sa tâche. Une fois encore, quelques-
uns de ses braves Sénégalais qui ont une si belle page dans notre con-
quête africaine, étaient appelés à marcher à côté de l'un des nôtres pour
pénétrer l'une des régions les plus mystérieuses du continent noir. Je me
rappelle leur jeune chef, son masque énergique, son regard assuré et pour-
tant plein de rêve, sa parole ardente, la foi et l'énergie qui se dégageaient
de toute sa personne. A aucun moment de son existence, sa carrière n'a
démenti la première impression que j'avais eue de lui. Après avoir, avec
le vapeur Léon Blot, auquel il avait tenu à donner le nom d'un de ses mo-
destes collaborateurs mort à la peine sous le rude climat équatorial, après
avoir remonté le Congo, l'Oubangui et la Tomi jusqu'à Krebedjé, Gentil
s'ouvrit une route par la voie de terre et sur près de 150 kiioméiresjusqu'à
la Nana. Enoncer ce fait, c'est dire la grandeur de la tâche entreprise et
menée à bien. Le 15 septembre 1896, le Lcon-Blot avait passé du bassin
du Congo dans le bassin du Tchad : il flottait sur la Nana, en route pour
le grand lac du centre africain.
Dans une lettre qu'il écrivait alors au Comité de l'Afrique Française, il
disait avec une joyeuse fierté, une indomptable volonté : « Quand vous
lirez cette lettre, nous aurons vu le Tchad ou nous ne le verrons jamais. »
Il le vit. Sa vaillance triompha de tous les obstacles ; et le l""" novem-
bre 1897, Gentil débouchait sur le lac mystérieux. Ce fut, écrivait-il, un
spectacle merveilleux, une vraie mer, d'autant que pour compléter l'illu-
sion une jolie brise soufllait qui formait un clapotis assez sérieux.
La seconde mission de M. Gentil fut consacrée par la chute de
Rabah. Le gouverneur général la retrace en ces termes :
Entre temps, une mission dirigée par un ancien frère d'armes de Gentil,
le lieutenant de vaisseau Bretonnet, était partie pour le Tchad. En 1898,
il fut décidé que Gentil lui-même regagnerait le Chari avec une mission
assez forte pour réduire Rabah. Le 16 août 1899, Gentil arrivait sur le
Chari pour y apprendre que Bretonnet et sa mission tout entière, sauf le
seul sergent sénégalais Samba Sali, avaient été massacrés le 17 juillet
précédent par les bandes du sultan du Bornou.
Gentil reçut l'ordre de venger ce massacre. Ayant réuni toutes ses forces,
il rencontra Rabah à Kouno le 20 octobre 1900, le battit com[)lètement,
sans cependant que sa victoire réussit à anéantir l'empire de Rabah. Mais
un événement était proche qui devait précipiter la défaite définitive du
sultan noir. Le 21 avril 1900, la mission Foureau-Lamy, venant du Nord
à travers le Sahara, et la mission Joalland-Meynier, venant du Soudan à
travers le territoire de Zinder, faisaient leur jonction avec celle de Gentil
à Kousseri, capitale du Baghirmi, en face de l'armée de Rabah.
Le combat s'engagea tout aussitôt. Il n'y manqua, dans cette plaine
désolée, ni la grandeur du spectacle, si fréquent dans les guerres colo-
niales, d'une petite troupe luttant contre des hordes guerrières fanatiques
et nombreuses, ni l'admirable exemple des chefs européens entraînant les
soldats indigènes au combat, ni le succès final dont devaient se réjouir à
la fois la France et la civilisation, ni, hélas ! les nobles victimes dont la
mort diminuait si cruellement la joie de la victoire. Si Rabah était tué, le
vaillant commandant Lamy et le brave capitaine de Cointet étaient tombés
aussi. Du'moins, l'œuvre poursuivie par Gentil était accomplie. L'empire
de Rabah était brisé, les populations du Baghirmi étaient liélivrées de
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 32
498 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
son oppression; la Francfi se présentait à nouveau, dans ces territoires
qui tombaient dans son domaine, comme la grande libératrice.
— Mort de Mistral. — Le poète Frédéric Mistral est mort à Mail-
lane, le 24 mars, des suites d'une congeslion grippale. Il était âgé de
qualre-vingl-lrois ans, étant né le 8 septembre 1830 dans cette même
petite maison de Maillane où il vient de mourir.
— Congrès des colons français de F Afrique du Nord. — Un congrès
des colons français de l'Afrique du Nord, organisé parle Syndicat de
lacolonisalioo lyonnaise en Tunisie sous le patronage de la Chambre
de commerce de Lyon, réunira à Lyon, à l'occasion de l'Exposi-
tion internationale, les IH, 17 et 18 juillet prochain, les agriculteurs,,
les commerçants et les industriels de l'Algérie, de la Tunisie et du
Maroc. Le siège de la commission d'organisation est 5, rue de la
République, à Lyon.
Angleterre. — La crise du Home Rule. — La crise du Home Rule
sur laquelle s'était déjà grefTée, comme nous l'indiquions il y a
quinze jours, une crise militaire, s'est encore compliquée par la
suite d'une crise ministérielle. Le 30 mars, M, Asquith a annoncé à
la Chambre des Communes que le ministre de la Guerre, colonel
Seely, avait remis sa démission, que cette démission avait été acceptée
et que le premier ministre lui-même avait décidé de prendre la di-
rection du War Office. M. Asquith a déclaré également que le chef
d'étal-major général, sir John French, et l'adjudant général,
sir J.-S. Ewats, étaient sur leur demande expresse relevés de leurs
fonctions. Quelques mots d'explication sont ici nécessaires. On se
rappelle qu'à la suite d'ordres donnés par le gouvernement à l'effet
de renforcer les effectifs de troupes et de police stationnés dans
rUlster, le général Gough, commandant la '6" division de cavalerie,
et cinquante-sept des officiers placés sous ses ordres adressèrent,
le 20 mars, leur démission au général Paget, commandant en chef
des troupes d'Irlande. Le généralGough fut aussitôt mandé à Londres,
avec ses deux colonels, et après une longue discussion à laquelle
prirent pari le chef de l'état-major et l'adjudant général, le ministre
de la Guerre remit au général Gough l'assurance écrite que a le gou-
« vernement n'a aucunement l'intention de se servir de son droit
« de disposer des forces aï'mées du royaume pour écraser une oppo-
« sition au principe ou à la politique du Home Rule ».
Le gouvernement de Sa Majesté, précisait en propres termes ce docu-
ment, doit conserver le droit d'employer toutes les forces du royaume en
Irlande ou ailleurs pour maintenir la loi et' l'ordre et soutenir le pouvoir
civil dans l'exécution ordinaire de ses devoirs.
Mais il n'a aucunement l'intention de profiter dé' ce droit pour écraser
une opposition au principe ou à la politique du Home Rule.
Le papier était signé du colonel Seely et des généraux I^Yench et
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 499
Ewart, et sa rédaction, du moins celle des deux derniers para-
graphes que nous venons de citer, n'avait pas été soumise au Conseil
des ministres. Le général Gough, ayant reçu satisfaction, retourna
en Ulster et reprit son commandement, ainsi que ses officiers. Mais
l'émotion fut grande aux Communes lorsqu'on connut par un Wliite
paperle texte de ce que l'on appela aussitôt la capitulation du War
Office. M. Asquith dut expliquer les faits. Il déclara qu'il y avait eu
un double malentendu: que le général Gough et ses officiers s'étaient
imaginés, à tort, que le gouvernement avait en vue des opérations
actives et d'un caractère agressif contre l'Ulster, ce qui était abso-
lument inexact; et que, d'autre part, le ministre de la Guerre avait,
de bonne foi mais à tort également, cru pouvoir outrepasser les in-
tentions conciliantes du gouvernement. M. Asquith ajouta que, pour
dissiper tous les doutes qui pourraient subsister dans les esprits sur
le rôle des officiers, le Conseil de l'armée avait publié un nouvel
ordre dont voici le texte:
Article premier. — Aucun officier ni soldat ne doit, à l'avenir, être
interrogé par ses officiers supérieurs sur l'attitude qu'il adopterait ni sur
ce qu'il ferait dans le cas où il serait requis d'obéir à des ordres dépendant
de contingences futures ou hypothétiques.
Art. 2. — Il est interdit, à l'avenir, à tous officiers ou soldats de de-
mander des garanties relativement aux ordres auxquels ils peuvent être
requis d'obéir.
Art. 3. — En particulier, c'est le devoir de tous officiers et de tous
soldats d'obéir à tous les ordres légaux qui leur sont donnés par les auto-
rités par la voie hiérarchique, soit pour sauvegarder les propriétés pu-
bliques, soit pour prêter assistance au pouvoir civil dans l'exécution nor-
male de son devoir, soit pour protéger la vie ou la propriété des habitants
dans le cas où la paix serait troublée.
Cette déclaration fut vivement applaudie de la majorité libérale.
Mais dès lors, la situation du colonel Seely et des généraux French
et Ewart, désavoués par le gouvernement, était rendue très diffi-
cile; leur démission était inévitable ; elle est devenue définitive le
30 mars, et la Chambre des Communes a approuvé sur ce point par
329 voix contre 251 les décisions du gouvernement. La décision de
M. Asquith d'assumer la direction du War Office a eu du moins
l'heureux effet de calmer les esprits surexcités des partis en pré-
sence. La Chambre des Communes a abordé paisiblementet achevéla
discussion en seconde lecture du HomeRule bill,et sir Edward Grey,
qui représentait le gouvernement aux lieux et place de M. Asquith
réglementairement exclu jusqu'à sa réélection, a pu exposer au
milieu de la plus courtoise attention les intentions définitives du
cabinet: le gouvernement est bien décidé à ne pas faire d'élections
générales avant que le Home Rule ait été présenté 'à la signature
royale, mais un arrangement peut intervenir entre celte signature
et la mis,e en vigueur de la loi ; la proposition du gouvernement
consistant à exclure pour six ans l'Ulster de la juridiction du Par-
lement de Dublin n'est pas la seule solution transactionnelle que.
500 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
l'on puisse envisager; il serait possible, par exemple, d'étudier
l'organisation d'un vaste système fédéral qui donnerait la même
autonomie à l'Irlande, à l'Ecosse, au pays de Galles, à toutes les
grandes fractions du Royaume-Uni ayant des intérêts communs; le
gouvernement est prêt à considérer une solution de ce genre, qui
aurait l'avantage de retirer au Home Rule irlandais son caractère
séparatiste exceptionnel, lequel constitue pour les unionistes la
principale objection ; le seul point, en somme, sur lequel le gouver-
nement ne saurait transiger, c'est de ne soumettre sa politique au
verdict électoral du pays qu'après que le Home Rule bill aura pris
force de loi de par la signature du souverain. C'est d'ailleurs ce qu'a
déclaré, en termes non moins précis, M. Asquith, le 4 avril, à ses
électeurs de Ladybank:
Je désire ardemment la paix, mais il faut que ce soit des deux côtés
une paix honorable; quel que soit l'arrangement qui survienne, il faut
que le bill conférant le Home Rule à l'Irlande devienne une loi du pays,
et nous espérons, et nous croyons sincèrement que cela sera possible sans
léser les convictions et les susceptibilités de la minorité.
Il n'est pas certain que la nouvelle suggestion de sir Edward Grey
de donner des Parlements particuliers à l'Ecosse et au pays de
Galles, tout comme à l'Irlande, fournisse encore la solution accep-
table pour tous; M. Balfour n'a pas caché que, personnellement, il
ne voyait pas l'utilité de transformer le Royaume-Uni en confédé-
ration. Cependant, l'attitude conciliante du gouvernement a certai-
nement impressionné favorablement ses adversaires, et ce qui le
prouve, c'est que les unionistes ont renoncé spontanémentà opposer
la candidature d'un des leurs à M. Asquith, qui a été réélu sans
concurrent le 8 avril.
Espagne. — L'ouverture des Cortès. Le discours du trône. — Le
2 avril, le roi Alphonse XIII a donné lecture, à l'ouverture des Cortès^
d'un message dont voici les passages essentiels:
Le protectorat espagnol au Maroc nous a été conféré par les traités
signés entre les flifférentes nations. C'est, pour l'Espagne, un droit histo-
rique et géographique. Le gouvernement se félicite du développement de
notre influence économique au Maroc.
Le gouvernement a l'intention de maintenir les très amicales relations
qu'il entretient avec le gouvernement français, relations qui deviennent
chaque jour de plus en plus étroites entre les deux pays, à cause de leur
communauté d'intérêts au Maroc. Il se félicite également des relations
extrêmement cordiales qui lient l'Espagne et l'Angleterre.
Il a, en outre, la ferme intention de maintenir, d'accord en cela avec le
sentiment national, les relations d'amitié qui l'unissent avec le Saint-
Siège,
Il enregistre avec satisfaction l'établissement du statut relatif à l'orga-
nisation et à l'administration de la ville de Tanger, à l'élaboration duquel
l'Espagne, la France et l'Angleterre ont collaboré.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 501
Le message affirme ensuite que le gouvernement espagnol fera son
possible pour arriver à la conclusion de traités de commerce avan-
tageux avec tous les pays et rappelle, à ce propos, le traité récem-
ment signé entre l'Espagne et l'Italie. Il parle des intérêts espagnols
au Mexique, dit l'intention du gouvernement de protéger ses sujets
établis dans ce pays et forme des vœux pour que la paix règne
bientôt dans la république mexicaine. Le message passe en revue
les forces militaires actuellement au Maroc et affirme l'intention du
gouvernement de procurer à l'armée en campagne tout ce qui pourra
favoriser son action et assurer son succès. Enfin, après avoir exposé
les efforts faits pour les constructions navales^ le message déclare
que la sollicitude gouvernementale s'appliquera à améliorer les
conditions financières et économiques du pays et se consacrera au
bon fonctionnement des œuvres publiques, particulièrement à la
diffusion de l'instruction.
Italie. — Le programme ministériel de M. Sàlandra. — Le 2 et le
5 avril, le nouveau président du Conseil italien, M, Sàlandra, a déve-
loppé son programme ministériel devant la Chambre de Rome, qui
lui a voté sa confiance par 303 voix contre 122 et 9 abstentions.
La majorité comprend tous les libéraux, la droite et le centre
gauche; tous les giolittiens sans exception ont voté pour le Cabinet.
La minorité a groupé les radicaux, les républicains et les socialistes.
Voici en quels termes M. Sàlandra a résumé ce que sera sa poli-
tique :
Le pays veut à l'heure actuelle qu'on défende fermement la situation
qu'il a conquise vis-à-vis des autres puissances. Il veut aussi de bonnes
mesures scolaires, économiques et sociales, une administration honnête,
des finances sévèrement gérées. Le gouvernement reste convaincu que
le mot libéralisme est en Italie synonyme de patriotisme et que le parti
libéral est toujours digne de gouverner, à la condition qu'il soit discipliné
et qu'il ait conscience de ses forces et de ses devoirs. Nous n'aspirons pas
à un succès personnel. Nous ne nous préoccupons pas de savoir si la vie
du ministère sera brève ou longue, car la pensée de la mort paralyse les
énergies de la vie; mais nous tiendrons la place avec le sentiment de
l'abnégation et du devoir aussi longtemps que nous croirons la tenir avec
honneur.
En ce qui concerne la question du divorce, particulièrement déli-
cate et embarrassante comme l'on sait, M. Sàlandra a déclaré nette-
ment que chacun des ministres gardera sa liberté et votera suivant
ses convictions personnelles, mais que, pour lui, il votera contre.
Enfin, touchant la queslion du ministère de la Guerre, le Premier
italien a dit que le gouvernement n'avait pu accepter les demandes
du générai Porro, « qui voulait des dépenses militaires supérieures
f aux ressources financières et économiques du pays », mais que le
général Grandi avait accepté le portefeuille de la Guerre « avec la
« sûre' confiance de pouvoir faire face aux exigences de la défense
« nationale en maintenantles dépenses dans les limites desressources
« du pays ».
S02
OUKSl'lONS UIFLCVIATIQUES Kl COLONIALES
Portugal. — Les colonies portugaises. — Le Temyjs a^anl publié
le 26 mars, le télégramme suivant de son correspondant de Berlin:
— « L'opinion s'accrédite en Allemagne que la colonie portugaise de
« l'Angola va entrer prochainement dans la sphère d'influence éco-
« nomiqae de l'empire; la compagnie de navigation Hamburg-Bre-
« men-Afrika, qui est une filiale du Norddeustcher Lloyd, fait valoir
« en son rapport annuel que l'on peut espérer une prochaine amé-
ct lioration des affaires de transport en Afrique, puisque l'Allemagne
« serait probablement admise à participer sous peu à l'exploitation
« des grands protectorats possédés par le Portugal sur la côte occi-
« dentale d'Afrique », — le sénateur Hédro Martin a interpellé à ce
sujet, le gouvernement portugais, le 31 mars. Il a demandé avec
insistance que « le Parlement et le pays sachent tout, au lieu de
« continuer à se laisser bercer par la confiance que le chef du goû-
te gouvernement dit avoir dans les puissances étrangères ». Le
ministre de la Marine a promis de transmettre cette demande au
président du Conseil, ministre des Aff"aires étrangères. D'autre part
le correspondant du Morning Post à Lisbonne assure que, par l'in-
termédiaire du Seculo, M. Conceira Costa, ministre des Colonies, a
manifesté son intention d'introduire au Parlement à bref délai des
mesures qui, bien que ne rendant pas les colonies indépendantes,
diminueraient la centralisation que le ministre caractérise d'exces-
sive et autoriseraient toutes les colonies disposant d'un excédent à
l'employer à leur propre développement.
Russie. — Les relations russo-allemandes . — Les attaques de la
presse allemande au cours de ces derniers mois, la politique peu
amicale de Berlin tant à Constantinople qu'en Arménie et aux Bal-
kans, ont produit en Bussie une impression profonde qui tend à se
traduire par des sanctions précises. C'est ainsi qu'à la suite d'une
conférence sur les relations économiques russo-allemandes, faite le
2 avril à Saint-Pétersbourg au Club national, la résolution suivante
a été votée aux applaudissements de l'assistance.
lieconnaissant :
1° Qu'à la base de la politique allemande se trouve la nécessité de s'as-
surer l'importation des produits agricoles et des matériaux bruis et l'ex-
portation des produits manufacturés;
2° Que le principal fournisseur, et en même temps, le principal ache-
teur pour l'Allemagne est la Russie;
3" Que notre politique extérieure, depuis plus d'un siècle, ne concordant
pas avec les intérêts russes, a violé ces intérêts au profit de l'Allema^^ne,
l'enrichissant et faisant supporter à la Russie, d'une façon détournée pour
la forme, mais très réelle quant aux résultats, surtout depuis les derniers
traités, une contribution se chiffrant par milliards;
4" Qu'en ce moment, toute la politique extérieure de l'AUemafîne, ses
armements et ses menaces à l'adresse de la Russie tendent à l'intimider
et à l'oppresser politiquement pour — en conservant tous les avantages
de sa situation antérieure — lui arracher un nouveau traité de commerce
KENSEIGNEMENTS l'OLlïIQUES 503
ruineux, économiquement parlant, et dans l'avenir désastreux au point
de vue politique.
L'assemblée estime :
1° Que l'obligation du gouvernement russe réside actuellement dans une
minutieuse préparation au traité de commerce avec l'Allemagne qui doit
reposer sur le principe que cette dernière est dépendante au point de vue
économique de la Russie et non le contraire;
2° Que le devoir des milieux russes consiste à élucider les relations
réciproques entre les deux pays tant au point de vue politique qu'écono-
mique, de façon que la population connaisse le fond de ces relations, les
besoins de l'Allemagne, ses exigences et le véritable sens de ses menaces:
3° Qu'à toute menace allemande il soit opposé une réponse immédiate
et énergique sous la forme de mesures économiques;
4° Que si l'Allemagne passait des menaces à l'usage de la force toute
la Russie, comme un seul homme, doit se lever pour défendre son bien
d'un pillage et son honneur d'une humiliation.
Dès le lendemain, le 3 avril, la Gazette de la Bourse annonçait que,
« en raison des mésavejitures survenues à des fonctionnaires russes
« voyageant en Allemagne, la direction des commandes du minis-
« tère des voies et communications a saisi la direction économique
« du déparlement des chemins de fer de l'Etat d'un rapport tendant
« à ne plus passer de commandes de matériel en Allemagne ni en
« Autriche ». Et le 6 avril, le Courrier de Saint-Péterbourg assurait
que celte initiative de la direction des commandes du ministère des
voies et communications, destinée à écarter l'industrie allemande et
autricliienne de la fourniture du matériel, à la Russie, serait égale-
ment suivie par les ministères de la Guerre et de la Marine, au profit
de l'industrie française, anglaise et belge.
Suisse. — La direction d<' la. politique étrangère de la Confédé-
ration. — Le Conseil national de la Confêdéralion helvétique, réuni
à Berne, vient de décider de confier dorénavant la dii-ection poliliiiue
étrangère de la Suisse, non phis au président de la Confédération
qui change tous les ans, mais à un conseiller fédéral qui garderait le
portefeuille des AlFaires étrangères durant plusieurs années. Cette
importante réforme a été votée par 110 voix contre 1.
II. — ASIE.
Chine. — La situation politique. — Un télégramme de Pékin au
J'evip.s, en date du A avril, annonce que la commission convoquée
pour procéder à la revision de la Constitution provisoire a adoplé
toutes les propositions de Youan Chi Kaï et prépare une nouvelle
Constitution qui aura pour conséquence de faire de Youan Chi Kaï
un dictateur. Le cabinet est moribond. Le parti des gens de Canton,
qui est maître de l'armée et de toutes les administrations <le l'Etat,
lutte pour s'assurer la suprématie. Il dispose, auprès de Youan Chi
504 QUKSTIOISS DIFLOMAllQUKS ET COLOMALKS
Kaï, d'une puissante influence en la personne de LiangChe Yi, origi-
naire de Canton, et qui est le confident et le factotum du président.
— La course aux concessions. — Les Anglais viennent d'obtenir
une très importante concession de chemins de fer en Gliine. C'est une
véritable course aux concessions qui se mène actuellement à Pékin,
singulièrement favorisée par l'habitude qu'a le gouvernement de
Youan Chi Kaï de se faire donner des avances, des espèces de
« bonnes mains », sur les contrats d'emprunt qu'il signe et qui sont
les seules ressources lui permettant pour l'instart de vivre puisque
l'impôt des provinces ne rentre guère encore à Pékin. La British and
Chinese Corporation a obtenu du gouvernement chinois la concession
d'un chemin de fer devant relier Nankin àNangtchang, et ce dernier
point aux charbonnages de Ping-Hsiangà Tchou Tcheou d'où elles
sont transportées en bateau jusqu'à Hankéou. A Fou-tchéou la ligne
se souderait au chemin de fer de Hankéou à Canton. Avec ses em-
branchements, ce nouveau chemin de fer, complétant la ligne an-
glaise de Changhaï-Ningpo à Hangtchéou et de Changhaï à Nankin,
portera le réseau britannique dans la vallée du Bas-Yangtseu, à
quelque chose comme 1.600 kilomètres. Toutes ces lignes sont ou
auront été construites avec du capital anglais, des ingénieurs anglais
et du matériel presque entièrement fourni par l'Angleterre. La nou-
velle ligne coûtera d'ailleurs une somme de 2U0 millions de francs,
fournie par un emprunt 5 % d'une durée de quarante-cinq ans, et
contracté avec la garantie du gouvernement de Pékin. On assure que
les Japonais protestent contre cette concession en disant que cer-
taines des sections de voie ferrée à construire avaient déjà été accor-
dées à des sujets nippons. Il n'y a aucune confirmation de cette nou-
velle. C'est sur le chemin de fer à établir entre Foutchéou, Nang-
Ichang et Kioukiang que les Japonais ont jeté leur dévolu, mais on
ne sait pas à quel moment ils jugeront que les circonstances finan-
cières leur permettent de commencer la construction d'une pareille
ligne.
— U École allemande de Chanyhal. — La Chambre des députés a
voté, on le sait, sur le rapport de M. Louis Marin, un relèvement de
crédit de 2,-). 000 francs pour les œuvres d'Extrême-Orient. Cette
somme doit faciliter la création à Changhaï d'une école de médecine,
de droit et de génie civil, qui sera le couronnement des instituts fran-
çais sur les bords du Y'angisen. Nous avons rappelé il y a quelque
temps ce que sont ces instituts. A Changhaï même;, de nouveaux
efforts sont faits; le ministre de France, qui s'est rendu à Zi ka-w^ei
le 4 février dernier, s'est vivement intéressé à nos établissements
scientifiques : sa visite ne peut pas rester sans lendemain. Cependant
les Allemands ne perdent pas leur temps. Leur école, soutenue par
la Société germano-asiatique, par la fondation Koppel, a depuis
quelques années un budget de 100.000 piastres mexicaines, soit près
de SoO.OOO francs. File comprend une école des langues où les élèves
RENSEIGNEMKNTS POLITIQUES 505
restent trois ou quatre ans (cours de langue allemande, histoire et
géographie allemandes, latin, bolanique, zoologie, chimie, physique,
mathématiques, en tout huit chaires) ; — une école médicale formée
d'une section préparatoire et d'une section principale (cours de phy-
sique, chimie, anatomie, physiologie, hygiène, pathologie, chirurgie,
obstétrique et gynécologie, dermatologie, maladies internes, en tout
dix chaires, plus un grand amphithéâtre, un hôpital); — une école
d'ingénieurs ouverte en 1913 avec, pour le début, un professeur et
un contremaître (ateliers, amphithéâtres, salles de cours; trois ans
d'études). Les maisons allemandes ont tenu à honneur d'envoyer
gratuitement les machines et les appareils même les plus coûteux
afin d'établir la bonté du matériel allemand, la solidité du travail
allemand, l'intelligence de l'etfort allemand, la qualité supérieure de
la science allemande. Nos nationaux à Changhaï n'ont pas attendu
jusqu'aujourd'hui pour montrer ce que valent l'etfort français et la
science française. Si la métropole commence de comprendre l'intérêt
de cette lutte d'influence, il n'est que temps.
Japon. — La crise ministérielle. — Le cabinet Yamamoto ayant
démissionné, pour des raisons qui n'apparaissent pas très claire-
ment dans les dépêches mais qui doivent tenir à la lutte actuelle-
ment engagée entre l'empereur et les politiciens parlementaires, un
nouveau ministère a été constitué sous la présidence du vicomte
Kijura, de nuance réactionnaire.
— Mort de l'impératrice douairière. — L'impératrice douairière du
Japon est morte le 8 avril, à l'âge de soixante-trois ans. Elle avait
épousé le mikado Mutsu Ilito, qui mourut le 30 juillet 1912. L'impé-
ratrice Haruko était née à Kiolo ; elle était princesse de la maison
Ichijo.
III. — AFRIQUE.
Maroc. — Le chemin de fer de Tanger-Fez. — La Chambre des
députés a volé sans débat, le l^*" avril, le projet tendant à approuver
la convention conclue par le commissaire résident général français
au Maroc avec la Compagnie générale du Maroc et la Compagnie
générale espagnole d'Afrique pour la concession du chemin de fer
de Tanger à Fez.
Afrique Equatoriale Française. — L'emprunt de 171 millions.
— La Chambre des députés a adopté le 27 mars le projet de loi auto-
risant le gouvernement général de l'Afrique Equatoriale Française
à contracter un emprunt de 171 millions de francs, dont G millions
seront consacrés à des installations d'occupation, 100.000 francs à
506 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
des achats de matériel, 12.400.000 francs à l'aménagement des ports,
rades et cours d'eau navigables, et 152.500.000 francs à trois voies
ferrées : 1" de Brazzaville à la côte; 2° de N'Djolé à Kandjama; 3° de
Bangui à Fort-Grampel. Le gros effort va doncporter sur la construc-
tion des voies ferrées. A voir les résultats que donnent celles déjà
en exploitation en Afrique Occidentale, on peut penser que ces mil-
lions seront un jour rémunérateurs et qu'ainsi la métropole sera
récompensée des sacrifices qu'elle sera obligée de faire comme
garantie de l'emprunt.
Afrique Occidentale Française. — La réglementation de la chasse.
— Un décret du 25 mars réglemente minutieusement la chasse en
Afrique Occidentale Française. L'objet de ce décret est d'abord de
créer un règlement d'ensemble pour toutes les colonies du groupe,
au lieu de s'en tenir à des mesures isolées et par suite inefficaces.
Mais de plus, le décret assure désormais la préservation d'espèces
qui tendaient à disparaître. Parmi les animaux dont il est désormais
interdit de tuer aucun spécimen figurent les autruches, vautours,
rhinocéros blancs, gorilles, chimpanzés, ânes sauvages. Parmi les
animaux dont il est désormais interdit de tuer les individus non
adultes et les femelles accompagnées de leurs petits, figurent : hippo-
potames (grande espèce), éléphants, rhinocéros noirs, etc.
IV. — AMERIQUE.
Etats-Unis. — Les taxes du canal de Panama. — Sur l'initiative
du président Wilson, la Chambre des représentants de Washington
a voté, le 31 mars, par 248 voix contre 162, l'abrogation de la clause
d'exemption de la loi du canal de Panama de 1912 en faveur des cabo-
teurs américains, laquelle clause n'était pas compatible avec le traité
anglo-américain Hay-Pauncefote de 1901.
Nous sommes trop grands, trop puissants, trop soucieux de notre propre
réputation, avait déclaré le président Wilson dans un message spécial au
Congrès, pour ne pas remplir nos obligations largement et généreuse-
ment, sans chercher des subtilités et sans hésiter. Je vous demande de le
faire ]»our appuyer la i)Olitique étrangère du gouvernement.
Mexique. — La situation politique. — La situation politique reste
sensiblement la même. Les constitutionnalistes prétendent s'être
emparés de Torreon et se félicitent bruyamment de celte victoire.
Les fédéraux nient absolument que la ville ait succombé et font re-
marquer d'ailleurs que la possession de Torréon n'a pas une impor-
tance très considérable, puisque les constitutionnalistes s'en étaient
déjà emparés il y a quelques mois et n'avaient pas alors cru utile de
s'y maintenir. A Mexico, le Congrès s'est réuni le l®"" avril. Le gêné-
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 507
rai Huerta a lu lui-même un message au cours duquel il a déclaré
que son inlenlion était de ramener la paix au Mexique. Ses déclara-
tions ont été approuvées avec enthousiasme. Le président, dans un
langage amer, a fait ensuite allusion aux difficultés rencontrées par
le Mexique pour obtenir de l'argent, à cause de l'influence exercée
par l'attitude étrange d'une certaine puissance.
— Les relations avec les Etats-Unis. — M. O'Shaughnessy, secré-
taire de 1 ambassade des Etats-Unis à Mexico, étant tombé malade^
et sa maladie paraissant devoir être de longue durée, le gouverne-
ment des Etats-Unis a désigné pour le suppléer M. Warans Robbins,
secrétaire d'ambassade à Paris, en ce moment aux Etats-Unis. L'a-
gent confidentiel du président Wilson, M. John Lind, ayant échoué
dans sa mission, est revenu à New-York.
République Argentine. — La situation politique. — Le Journal
des Débats a reçu, le 2 avril, de Buenos-Aires, les informations sui-
vantes sur la situation qu'a créée la maladie prolongée du président
de la République, M. Saenz Pena. Malade depuis quelque temps
déjà, M. Saenz Pena demanda aux Chambres, le mois dernier, un
congé illimité afin de donner plus de liberté d'action au vice-prési-
dent, M. de la Plaza. Ce congé illimité ne fut pas accordé sans diffi-
culté par le Sénat qui voulait obliger le président à démissionner. Un
conflit faillit naître à ce sujet entre les deux Chambres. Le ministère
se retira. Il est à prévoir que M. Saenz Pena ne rétablira pas suffi-
samment ses forces pour exercer sa magistrature et que M. de la
Plaza aura la présidence effective pendant les trois ans qui restent à
courir jusqu'aux nouvelles élections pour la présidence. M. de la Plaza,
Indien d'origine, est un homme de beaucoup de fermeté, de grand
sens politique, très affable et d'habitudes plus simples que M. Saenz
Pena. Comme agent financier de l'Argentine à Londres, il s'est ac-
quis en Angleterre de précieuses amitiés. Il est bien disposé pour le
gouvernement de Washington, qui tend de plus en plus à écarter de
Buenos-Aires les influences européennes et qui, pour donner plus
d'éclal à sa représentation au Brésil et en Argentine, vient de rem-
placer ses légations par des ambassades. Malgré ses quatre-vingis
ans, M. de la Plaza paraît capable de mettre en bonne marche la
machine administrative. S'il venait à manquer, ce serait, d'après la
-Constitution, le président du Sénat, M. de Villanueva, qui aurait a
exercer le pouvoir. Le nouveau Cabinet qui vient de se former a
pour ministre des Relations extérieures le rédacteur en chef du
journal la Nation, M. José Maria Murature.
LA CARICATURE A L'ÉTRANGER
La retraite de M. Giolitti.
Le Tentateur : « Tu as laissé brûler la frilure
il faut que tu la manges. »
Giolitti : « Jamais de la vie ! J'aime mieux
la laisser à d'autres. »
Pasquino (Turin).
L'entrevue de 'Venise.
Guillaume II a Victor Emmanuel :
a Embrassons-nous. Le cinéma est là. »
Pasquino (Turin).
Le prince d'Albanie commence à avoir peur de son ombre.
Kikeriki (Vienne).
La crise militaire et le Home Rule.
Entre la coupe et les lèvres !...
Punch (Londres).
K--X
Les États-Unis au Mexique.
L'oncle Sam essaie d'arrê-
ter le Texas, et la Doctrine de
Monroë s'efforce de retenir
l'Angleterre qui veulent se
précipiter sur le Mexique.
Tenessean (NashvilJe).
La Prusse et l'Allemagne.
L'ÉLÉPHAiNT (la Prusse)
dans le magasin de por-
celaine (l'Empire) : « Ne
crains rien. Bethmann,
je marche doucement. »
Lustiqe Blâller (Berlin).
Deux opinions américaines sur l'abolition des taxes préférentielles du Panama
\ Le président Wilson offre les États-Unis
pn hommage à la couronne d'Angleterre.
New-York Ainerican (New-York).
Le président 'Wilson arbore le pavillon de
l'honneur national.
World (New-Yorkl.
NOMINATIONS OFFICIELLES
UI[\ISTERE DE LA GUERRE
Troupes métropolitaines.
SERVICE VÉTÉRINAIRE
Missions. — M. Forgeot, vétérin.-maj. de 2« cl., est chargé d'une mission en
Tui'quie.
Afrique Occidentale. — M. Nainsouta, vélérin. aide-maj. de l'o cl , e.sl
désig. pour l'escad. de spahis sénégalais.
GENDARMERIE
Inde Française. — M. le capii. Dupuj est désig. pour Pondichéry.
Trnnpes coloniales.
ÈTAT-MAJOR GÉNÉRAL
Indochine. — M. le r/énéral de division Sucillonest nommé commandant supé-
rieur des troupes de l'Indochine.
Annam-Tonkin. — M. le général de division Gossot est nommé au command.
de la division du Tonkin.
INFANTERIE
Annam-Tonkin. — MM. le chef de bataill. Sourisseau ; les capit. Gillet,
Nicolay, Vinet, Schneitler, Royon, Tujague, Castinetti et Masse; les lient. Séchet,
Charbonnier, Gaudron et Roux et le sous-lieut. Chabeil de Morière sont désig.
pour le Tonkin.
Cocllinchine. — MM. les capit. Chauveau et Désery et le lient. Marchesseau
sont désig. pour la Cochinchine.
Chine. — MM. le chef de bataill. Gadoffre et le lieul. Caresme sont désig. pour
la Chine.
Afrique Occidentale. — MM. le chef de bataill. Mattei; les capit. Castaing.
lier; 1, Durand et Arbngast et les lient. A^ian et Brunot sont désig. pour l'A. 0. F,
Afrique Equatoriale — MM. les capit. Chrétien et Thibault; les lieut. de
Beon, Guillot et Chàteauvieux et les sons-tieut. Blutel et Lesieur sont désig. pour
l'A. E. F.
Madagascar. — MM. les capit. Rayet, Robert et Heysch ; les lient. Quud,
Dion, Dor et Bouriand et le sous-lieut. Jacquelin .--ont désig. pour Madagascar.
Nouvelle-Calédonie. — M. le sous-lieut. Lorenzi est désig. pour la Nouvelle-
Calédonie.
ARTILLERIE
Annam-Tonkin. — MM. les capit. Lavarde et Gaune sont désig. pour le
Tonkin.
Cochinchine. — MM. le colonel Boucher, le capit. Guillaume et le lient.
Pompier sont dcsig. pour la Cochinchine.
Afrique Occidentale. — MM. le lient. -col. Béroud et le cupit. Barrier sont
désig. pour l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — MM. les capit. Crucciani et Blanchet sont désig.
pour l'A. E. F,
Madagascar. — M. le capit. Gilles est désig. pour Madagascar.
Officiers d'administration.
Afrique Occidentale. — M. Voffic. d'administ. de 2« cl. Le Révérend est
désig. pour TA. O. F.
NOMINATIONS OFFICIELLES 511
CORPS DE l'intendance
Cochinchine. — M. le sous-intend. de 1"« cl. Gourvest est nommé directeur
de l'intendance de la Cochinchine et du Canabodge.
Afrique Occidentale- — M. le sous-int. de 2° cl. Denarcy est désig. pour
l'A. O. F.
Officiers d'administration.
Annam-Tonkin. — MM. les offic. d'administ. Vicart, Tiart et Muller sont
désig. pour le Tonkin.
Afrique Occidentale. — M. Y offic. d'administ. de 2« cl. Andréani est désig.
pour l'A. O. F.
CORPS DE SANTÉ
Annam-Tonkin. — MM. le méd.-maj. de l'» cl. Le Corre et le méd.-maj. de
2^ cl. Cliapevrou sont désig. pour le Tonkin.
Cochinchine. — M. le méd.-maj. de 2<= cl. Saujeon est désig. pour la
Cochinchine.
Afrique Occidentale. — MM. les méd.-maj. de 2^ cl. Arlo, Richer et Xicod
sont désig pour l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — M. le méd.-maj. de 2» cl. Génies est désig. pour
l'A. E. F.
Madagascar. — M. le méd.-maj. de l'"« cl. Lafaurie est désig. pour
Madagascar.
Gruyane. — M. le méd.-maj. de 1^ cl. Marque est désig. pour l'administ.
pénitentiaire.
air\ISTÈRE DFS COLO\IES
M. Pierre Guesde est nommé chef du cabinet du ministre des Colonies;
M. Ptivet (L.-M.-I*'.-E.), est nommé résident supérieur p. i. au Tonkin.
Ont été nommés chefs adjoints du cabinet du ministre :
M. Pasquier (Pierre-Marie-Antoine), administrateur de 2° classe des services
civils de l'Indochine ;
M. Ferry (Marie-Alfred-René), sous-chef de bureau à l'administration centrale
des colonies;
M. Cottret (P.-D.), sous-chef de bureau de 3^ cl. à l'administ. centrale du minis-
tère des Colonies a été mis à la disposition du gouverneur général de l'Indochine.
Sont nommés :
Juge suppléant de la justice de paix de Pondichéry (Inde), M. Kichenassamy. —
Juge de paix à Karikal (Inde), M. Vally. — Juge suppléant au tribunal de Cantho,
M. Doen Vinh Thuan. — Lieutenant de juge à lientré, M. Dupré ;
Attaché au parquet du procureur général de l'Indochine, M. Clerin;
Procureur delà République à Soctrang, M. Hubert (Maurice). — Juge d'instruc-
tion à Saigon, M. Abor. — Lieutenant de juge à Ilaïphong, M. Guiselin. — Juge de
paix à compétence étendue à Bien-hoa, M. Do-Huu-Tri. — Lieutenant de juge à
Long-xuyen, M. Canavaggio, — Juge suppléant au tribunal de Saigon, M. Moquay.
— Avocat général en Indochine, M. Joyeux. — Consedler à la Cour d appel de
rindwchine, M. Fruteau. — Président du tribunal de Saigon, M. de Saint-Michel-
Dunezat. — Procureur de la République à Vinh-long, M. Crosnier de Brianl. —
Procureur de la République à Long-xuyen, M. Briffaut. — Juge de paix à
compétence étendue à Tay-ninh, M. Chabanier. — Juge de paix à compétence
étendue à Rach-gia, M. Dubreuil. — Lieutenant de juge à Rentré, M. Dupré. —
Conseiller à la Cour d'appel de l'Afrique Occidentale, M. Rives. — Juge président
au tribunal de Dakar, M Motais de Narbonne. — Juge président au tribunal de
Nouméa (Nouvelle-Calédonie), M. Falk. — Lieutenant de juge à Tananarive,
M. Deymes. — Procureur de la République à -Chandernagor, M. Leboucher. —
Juge au tribunal de Pointe-à-Pitre, M. Dexant. — Substitut du procureur de la
République à Pondichéry, M. Ollier. — Juge suppléant à Pondichéry, M. Darti-
guenave.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
Le problème mondial, études de politique internationale,
par Alberto Torres. Un vol in-8° de 215 pages. Imprensa nacional,.
Rio de Janeiro.
Dans cet ouvraged'une psychologie générale très élevée, l'auteur examine
d'abord les grands problèmes de l'humanité : la lutte pour la vie; l'idée de
la guerre, phénomène social plutôt que national ; l'idée de la paix et son
évolution. Il recherche ensuite la solution de ces graves problèmes en
s'inspirant de l'histoire mondiale, et conclut en exposant les données
logiques de l'organisation de la paix permanente par la création d'un
Congrès permanent des puissances appuyant de son autorité les jugements
d'une cour internationale de justice.
Napoléon et les grands généraux de la Révolution et de
l'Empire, par le comte de Lort de Sérignan, ancien professeur
d'histoire militaire à Saint-Cyr. Un vol. in-8° raisin de 315 pages^
Paris, Fontemoing et C'«, éditeurs,
La Révolution française inaugura un système de guerre qui différait
essentiellement de tout ce que l'on avait pratiqué jusque-là en fait d'art
militaire. Ce système nouveau ne connaissait ni les places de ravitaille-
ment, ni les magasins, ni les marches compassées du xvii^ siècle; il était
basé sur le mouvement et sur ce principe que la guerre doit nourrir la
guerre. Toutefois deux écoles s'inspirèrent alors de cette nouvelle méthode
de combat, deux écoles se synthétisant en deux personnalités qui les
représentent au plus haut degré : l'école de l'armée d'Allemagne et l'école
de l'armée d'Italie, l'école de Moreau et l'école de Bonaparte. Le livre si
intéressant du comte de Lort de Sérignan étudie successivement chacune
de ces deux écoles, la première partie de l'ouvrage étant consacrée à
Bonaparte et à son élève Davout, la seconde à Moreau et à ses collabo-
rateurs Lecourbe, Desaix, Gouvion Saint-Cyr. La lecture en est aussi
attachante qu'instructive et permet de bien connaître le véritable carac-
tère de nos premiers chefs d'armée de la Révolution et de l'Empire.
Les Étapes de la royauté d'Alphonse XIII, par Robert Meyna-
DIER. Un volume in-16, Perrin et C'". éditeurs, Paris.
Le livre de M. Robert Meynadier, en même temps qu'il éclaire la
physionomie politique si intéressante d'Alphonse XIII, nous met au cou-
rant des fluctuations de la vie publique chez nos voisins depuis dix années.
On y voit l'Espagne, d'aftord hypnotisée par les vicissitudes d'une politique
intérieure sans pivot, tourner les yeux vers le trône, y trouver le fanion,
puis le guide et aboutir à une entrée en scène dans le concert européen,
peut-être à nos côtés. Les parlementaires, les diplomates et les historiens
ont un intérêt évident, dans l'état actuel des choses, à connaître cet
ouvrage d'un auteur spécialiste de la question.
Ouvrages déposés au bureau de la Bévue,
Deuxième répertoire de droit colonial et de droit marilirne, par D. Penant, pré-
face de Manuel Baudouin. Un vol. grand in-S" de 818 pages. Paris, à l'Administra-
tion du Recueil général.
Catalogue de la bibliothèque de la Chambre de Commerce de Paris. Un vol.
grand in-8° de 554 pages. Paris, Hôtel de la Chambre de Commerce.
L' Administrateur-Gérant : P. Gampain.
PARIS. — IMPRIMERIE LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
QUESTIONS
DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
ALLIANCE OU ENTENTE : PAIX OU ÉOUILIBRE
La quinzaine écoulée a été marquée par deux événements
diplomatiques, lentrevue du comte Berchtold et du marquis
de San Giuliano à Abbazia et le voyage des souverains anglais
à Paris. Nos lecteurs nous excuseront de ne pas leur parler
longuement de l'entrevue d'Abbazia. Nous ignorons Part de
pérorer devant un mur derrière lequel il s'est passé quelque
chose, quand ce mur est resté impénétrable. Or il l'est resté,
et si tout le monde se doute que les ministres tripliciens ont
-causé d'Albanie et d'Asie Mineure, personne ne sait exacte-
ment s'ils se sont entendus pour une action commune en
Albanie, au cas où les autres puissances protectrices de cette
jeune principauté leur fausseraient compagnie, et si l'Autriche
s'est fait reconnaître par son alliée une zone d'influence en
Asie Mineure. Des événements prochains nous donneront sur
ces points des clartés qu'il ne faut pas demander au commu-
niqué aussi banal qu'optimiste qui constate la parfaite identité
des vues autrichiennes et italiennes, et se termine sur une
bonne pensée à l'adresse de l'allié berlinois, le trait d'union
indispensable aux deux autres.
A la suite de leurs entretiens au quai d'Orsay, sir Edward
Grey et M. Doumergue ont tenu à donner aux interlocuteurs
d'Abbazia une réplique tout à fait symétrique, où il est égale-
ment question de l'identité des vues des gouvernements anglais
et français et de leur accord parfait avec le gouvernement russe
pour le maintien de V équilibre et de \d. paix. Entre ces deux
manifestations diplomatiques il n'y a qu'une diflsrence, c'est
que cjelle de Paris a été soulignée par l'accueil enthousiaste
que le peuple français a fait aux souverains anglais, tandis
que celle d'Abbazia a provoqué les plus aigres commentaires de
yUKBT DiPL. ET Col. — T. XXXVII. — N» 411 — IG AVRIL 1914 33
514 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
la presse italienne ! Mais ceci dit, on peut se demander si la
Triple Entente est bien susceptible d'assurer à la fois Véqui-
libre et ïdipaix^ comme le dit le communiqué du quai d'Orsay.
Personne n'a mieux fait ressortir les points de force et de fai-
blesse de ce régime diplomatique que M. Stephen Pichon dans
une communication récemment adressée au Times.
Dans l'état actuel de l'Europe, a dit notre ancien ministre
des Affaires étrangères, l'Allemagne, l'Autriche et l'Italie sont
unies par un pacte en prévision d'éventualités déterminées :
aucune des trois puissances ne peut éluder les obligations ainsi
contractées sans manquer à sa parole. En face de cette Triple
Alliance, la France et la Russie sont également liées par des
stipulations formelles prévoyant une coopération militaire. Un
troisième Etat, l'Angleterre, a signé avec la France en 1904,
avec la Russie en 1907, des accords sur des points particuliers
qui ont amené peu à peu une entente constante sur la politique
générale. 11 serait puéril de nier que la Triple Alliance cons-
titue une forme de groupement supérieure. Sans doute, à
notre époque, les alliances n'ont de valeur durable que si la
communauté des intérêts persiste elle-même, et à ce point
de vue le groupement France-Angleterre-Russie présenterait
peut-être plus de garanties que le groupement Autriche-Italie.
Sans doute aussi une signature, d'ailleurs contraire aux tradi-
tions britanniques, n'ajouterait rien à notre certitude qui est
basée sur la loyauté et aussi sur le bon sens de l'opinion an-
glaise. Mais ceci n'empêche que, surtout en cas de crise, ^
l'organisation de la Triple Alliance n'ait d'indiscutables avan-
tages par cela même qu'elle prévoit Faction et permet par con-
séquent de la rendre plus rapide et plus décisive. Si donc la
Triple Entente veut être à la hauteur de sa tâche pacifique en
même temps que faire contrepoids au groupe opposé, elle
doit comporter un échange permanent de vues entre les trois
partenaires et des accords particuliers sur certains points.
11 est impossible de mieux distinguer la forme du fond, l'ap-
parence de la réalité. Nous sera-t-il permis néanmoins d'ajou-
ter un mot aux considérations qui précèdent? La Triple Entente
n'est pas seulement forte par Fabsence d'un antagonisme ana-
logue à celui qui existe entre FAutriche et l'Italie, elle l'est
encore par ses moyens matériels, par ses armées et par ses
ilottes. Outre que le nombre de ses régiments et de ses cuiras-
sés est supérieur à celui de la Triple Alliance, il convient de
ne pas perdre de vue que l'armée autrichienne serait obligée
de faire des détachements considérables sur les frontières mé-
ridionales de la monarchie pour tenir en respect les Balka-
ALLIANCE OU ENTENTE : PAIX OU ÉQUILIBRE SIS
niques, et que l'armée italienne, dont il faut défalquer d'ail-
leurs les gros contingents de Libye, ne saurait, au moins au
début d'une guerre, intervenir que sur un théâtre tout à fait
secondaire d'opérations. Si on ne tenait compte que de cette
force matérielle, la Triple Entente serait assez forte pour impo-
ser à l'Europe sa volonté, c'est-à-dire la paix. Mais il faut tenir
aussi compte des facteurs moraux. Tant que l'Angleterre ne
sera pas l'alliée de la France et de la Russie, on n'ôtera pas de
la tète des pangermanistes belliqueux que l'Angleterre, au
moment décisif, ne marcherait pas, quelque chaleureuses que
puissent être des démonstrations comme celles dont nous
venons d'être les témoins. Et cet état d'esprit des pangermanistes
fait que la paix n'est pas assurée. C'est pour cette raison que
dans ces derniers temps la pacifique Russie n'a pas caché sosa
désir de voir l'entente transformée en alliance. En France, où
l'opinion est mieux informée des nécessités de la politique inté-
rieure anglaise, nous n'avons jamais pensé que cette transfor-
mation fût possible, et la mauvaise foi seule fait dire à la
presse allemande que nous avons éprouvé ces jours-ci une
déception, et que nous en éprouverons une autre prochaine-
ment, quand sera publié l'accord anglo-allemand sur les colo-
nies portugaises.
Que si au contraire on considère la Triple Entente non plus
comme un facteur de paix, mais simplement comme un fac-
teur d'équilibre, il n'y a plus aucune raison pour en souhaiter la
transformation. Et il ne sert de rien de prétendre que, dans
les conflits diplomatiques de ces dernières années, la Triple
Entente a enregistré plus d'échecs que de succès. Ces échecs
sont dus à des erreurs de méthodes, à des incertitudes de direc-
tion, quelquefois même à des manques de confiance, dont le
régime de l'Entente ne saurait être rendu responsable. La
preuve en est qu'au cours de la crise orientale, les deux chan-
celleries alliées de France et de Russie ont quelquefois donné
l'impression d'une cohésion moins grande que les chancelle-
ries amies de France et d'Angleterre. Mais si on persévère
dans la voie où on vient enfin de s'engager tardivement, si on
répond aux notes concertées et identiques de la Triple Alliance
par des notes également concertées et identiques, et si on fait
comprendre que la paix est le moyen par lequel on veut atteindre
le but, mais que la paix n'est pas en elle-même le but pour-
suivi, il y a des chances sérieuses pour qu'il n'y ait plus dans les
prochaines luttes diplomatiques de vainqueur ni de vaincu.
En réalité, ce à quoi il faut attacher plus d'importance qu'à
un nouvel instrument diplomatique ou à une convention mili-
516 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
taire formelle, énumérant les [casus belli et les effectifs que
chaque puissance met dans le jeu, c'est au contact perma-
nent des états-majors alliés et amis, qui doivent élaborer à
loisir tous les plans de guerre possible. Il doit être entendu
que l'Angleterre ne s'engage politiquement à rien, mais que le
jour où elle s'engagerait (qui serait peut-être le jour de la dé-
claration de guerre) on ne serait pas obligé de se livrer à des
improvisations militaires qui seraient fort dangereuses à une
époque ou le premier mois d'hostilités peut avoir une impor-
tance capitale. Rien d'ailleurs n'autorise à penser que les pré-
cautions militaires n'ont pas été prises minutieusement, comme
semble le craindre M. Lavisse dans la lettre qui a paru simul-
tanément dans le Times et dans le Temps.
Il y a dans cette lettre un passage qui a piqué au vif les An-
glais. C'est celui ob. le directeur de notre Ecole normale croit
apercevoir en Angleterre « un flottement, une dispersion, un
émiettement de l'opinion publique ». Dans le très curieux
article qu'il a consacré à répondre à M. Lavisse, le Times s'élève
là contre.
Pour lui, la démocratie impériale saurait faire preuve de la
même résolution virile que le « Old England » d'autrefois.
Mais il faut bien comprendre tous les facteurs nouveaux qu'im-
pliquent ces deux mots : démocratie impériale. En Angleterre
comme en France, de nouvelles classes arrivent au pouvoir ;
en outre, dans les Dominions britanniques, de nouvelles na-
tions grandissent et prennent conscience de leur force. Or, les
classes et les nations ont leurs intérêts propres, leurs préoccu-
pations à elles. Il faudrait que la nécessité d'un conflit euro-
péen leur apparût avec la clarté du jour pour qu'elles s'y rési-
gnassent. Les guerres préventives ne leur disent rien qui vaille.
Eloignés de l'Europe et de ses controverses, vivant de leur vie
propre, les Anglo-Saxons des Dominions, avec la confiance et
aussi l'inexpérience de la jeunesse, seraient moins sensibles
que les Anglais d'Angleterre à un coup frappé sur la Vistule
ou sur le Rhin et n'en comprendraient pas la répercussion sur
Sydney, Toronto, Cape Town ou Vancouver. Or, l'empire bri-
tannique ne peut agir qu'en bloc, et il ne peut agir en bloc
sans l'unanimité de toutes ses parties éparses. La diplomatie
britannique ne peut donc avoir les coudées aussi franches que
celle d'un pays plus homogène ou moins complexe.
Il faut lire entre les lignes de ces ingénieuses déductions du
Times pour percevoir la vérité. Cette vérité est que pour plu-
sieurs Dominions, par exemple pour le Canada qui a refusé de
participer à l'accroissement de la marine impériale, la contri-
ALLIANCK OU ENTF.ME : PAIX OU ÉQUILIBRE 517
bution à une grande guerre serait à peu près nulle. D'où il
appert que c'est bien plutôt la métropole elle-même que les
Dominions qui a l'appréhension de cette grande guerre, non
seulement parce qu'elle a aujourd'hui la mentalité des heati
possidciites et qu'en matière de politique internationale elle
est d'humeur purement conservatrice, préoccupée uniquement
de garder ce qu'elle a, mais encore parce qu'elle est tenaillée
par le souci, non pas des Dominions, mais de l'Inde, pour les
raisons qui ont été maintes fois exposées dans cette revue.
Parmi les puissances de la Triple Entente, toutes pacifiques,
aucune n'est donc plus foncièrement pacifique que l'Angle-
terre. Il semblerait alors que la diplomatie britannique dût
être la première à vouloir transformer la Triple Entente en un
instrument de paix certaine. Elle y répugne cependant parce
qu'elle est bien obligée de compter avec son opinion publique
et que cette dernière, aussi bien par tradition que par crainte
qu'une alliance n'implique dès le temps de paix de gros sacri-
fices personnels et financiers, ne veut pas entendre parler d'en-
gagements formels. Nous retombons sur notre conclusion de
l'autre jour, à savoir que la politique intérieure des Etats
domine souvent leur situation diplomatique. Mais ceux qui,
comme nous, tiennent par-dessus tout à l'équilibre ne voient
pas grand inconvénient au statu quo actuel. Et nous serions
tentés de dire [si parva licet componere niagnis) qu'il en est
de cette question de l'alliance comme de celle du tunnel sous
la Manche. La P'rance est prête à construire le tunnel, mais,
politiquement parlant, elle se console aisément que les Anglais
s'y refusent, parce qu'il lui paraît qu'ils y sont plus intéressés
qu'elle-même.
Commandant de Thomasson.
LES CHEMINS DE FER FRANÇAIS
DANS LA TURQUIE D'ASIE
C'est le 14 octobre dernier qu'avait été paraphé par la Porte
et Tambassade de France un premier accord sur diverses
réclamations présentées par l'ambassade à la suite d'un arran-
gement intervenu entre M. Pichon et Djavid bey. Il aura fallu
six grands mois pour que cet accord devienne définitif. Ici
même, dans un précédent article, M. Robert de Caix a étudié,
avec sa compétence bien connue, le sens politique de ces négo-
ciations et leur portée. Nous voulons seulement compléter cette
étude en examinant, au point de vue de leur tracé et de leur
valeur économique, les lignes de chemins de fer concédées
aux capitalistes français : elles se divisent en deux groupes,
un groupe en Syrie, un groupe beaucoup plus important en
Arménie.
Avant l'accord actuel, le réseau des chemins de fer exploités
en Syrie et en Palestine comprenait six lignes : 1° la ligne de
Jaffa à Jérusalem, 86 kilom. 630, entreprise essentiellement
française, à capitaux français, à direction française, mais sous
le contrôle du gouvernement ottoman et avec un personnel
en partie ottoman (rails de provenance française et belge, loco-
motives de provenance américaine ; construction revenue à
10 millions); 2° la ligne de Beyrouth à Damas, 130 kilomètres
environ, dont la construction, commencée en décembre 1892,
était terminée en mars 1894, ligne construite par une société
française, la Société des Batignolles, possédée et exploitée par
une société d'origine française, la Société des chemins de fer
ottomans économiques de Beyrouth- Damas-Hauran ; 3° la ligne
de Damas àMzerib, dans le Ilauran, 101 kilomètres, inaugurée
le 22 juillet 1894 et appartenant à la môme société ; 4'' la ligne
de Reyak (station du chemin de fer de Beyrouth à Damas) à
Alep, par Boalbek, lloms et Hamah, achevée en 1906 et appar-
tenant à la même société ; 5° la ligne de Damas à Haïfa, se
détachant à Deràa de la ligne du Hedjaz, environ 161 kilo-
mètres, concédée à l'origine à une société anglaise, la Syria
Ottoman Railway, fondée par MM. Pilling et Yousouf Elias et
dont la concession date de 1891, construite en 1904-1905 par
le gouvernement ottoman et ouverte à la circulation Je 1 5 octobre
1905; 6» la ligne du Hedjaz ou de La Mecque, 459 kilomètres
LES CHEMINS DE FER FRANÇAIS DANS LA TURQUIE d'aSIE 5l'J
en Syrie jusqu'à Maan, ligne de pèlerinages, due au zèle pieux
du sultan Abd ul Hamid, commencée en 1901 et construite
par des soldats turcs sous la direction d'ingénieurs européens.
La nouvelle ligne qui nous est concédée en Syrie a pour but
de relier la ligne française de Beyrouth à Damas à la ligne
française de Jaffa à Jérusalem ; elle part en effet de la station
de Reyak, sur la ligne de Beyrouth à Damas, à 78 kilomètres
de Damas, pour aboutir à la station de Ramleh, sur la ligne
de Jaffa à Jérusalem, à 22 kilom. 550 de Jaffa et à 64 kilom. 080
de Jérusalem. Comme conséquence, Jérusalem, actuellement
I isolée, serait rattachée au réseau général de la Turquie d'Asie,
' et il serait possible d'aller en chemin de fer de Paris à Jéru-
salem en passant par Constantinople et en empruntant la ligne
allemande de Bagdad jusqu'à Alep.
Le tracé pourrait être le suivant : de Reyak à Racheiya par
la dépression de Bekaa, située entre le Liban et l'anti-Liban ;
Racheiya est une petite ville de 3.000 habitants sur les pentes
du massif de l'Hermon (environ 50 à 60 kilomètres); de Ra-
i cheiya à Hasbeiya, à travers une région montagneuse (25 à
30 kilomètres environ) ; Hasbeiya, à 695 mètres d'altitude, est
une localité de 5.000 habitants, dans une contrée verdoyante
et fertile; de Hasbeiya au gros bourg d'Ed-Djedeïdé, environ
20 kilomètres (on devrait obtenir ultérieurement la concession
d'un embranchement d'Ed-Djedeïdé à Saida (Sidon) par Ar-
noûn et Nabatéyé (40 à 45 kilomètres) avec sous-embranche-
ment de Nabatéyé à Sour (Tyr), 30 à 35 kilomètres.
D'Ed-Djedeïdé à Baniyas, 329 mètres d'altitude, 30 kilo-
mètres; de Baniyas au lac de Huleh par la haute vallée du
Jourdain et du lac de Huleh à Safed, 30.000 habitants, 838
mètres d'altitude, le point le plus élevé de la Galilée, 40 kilo-
mètres; de Safed à Medjdel et à Tibériade, 5.000 habitants
(25 à 30 kilomètres); de Tibériade à Nazareth, 25 à 30 kilo-
mètres; de Nazareth à El-Fuleh, station du chemin de fer de
Damas à Haïfa, 15 kilomètres; d'El-Fuleh à Genin par la riche
plaine d'Esdrelon, 15 kilomètres; de Genin au village de Kuba-
tieh, 8 à 10 kilomètres; de Kubatieh au village de Jeba,
15 kilomètres; de Jeba à Sebastiyeh, l'antique Samarie, 10 ki-
lomètres; de Sebastiyeh à la ville de Naplouse, 25.000 habi-
tants, 10 à 15 kilomètres; de Naplouse à Ramleh, 60 à 70 kilo-
mètres. Au total, comme l'on voit, de 348 à 390 kilomètres.
Les travaux pourraient être entrepris à la fois coté Ramleh
{via Jaffa) et côté Reyak {via Beyrouth). En deux ans, on pour-
rait livrer à l'exploitation le secteur Ramleh-Naplouse et le
secteur Reyak- Racheiya ; la cinquième année, le secteur Na-
520 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
ploiise-Genin et le secteur Racheiya-Hasbeiya; la sixième
année, le secteur Genin-El-Fuleh, ce qui fait que dès cette
époque on pourrait aller par voie ferrée à Jérusalem en emprun-
tant la ligne ottomane Damas-Deràa-El-Fuleh. et le secteur
Hasbeiya-Ëd-Djedeïdé ; la septième année, le secteur El-Fuleh-
Nazareth et le secteur Ed-Djedeïdé-Baniyas ; la dixième année,
le secteur Nazareth-ïibériade et le secteur Baniyas-Safed, les
plus difficiles peut-être à construire; la douzième année, le
secteur Tibériade-Safed.
Une telle ligne exigera d'assez nombreux travaux d'art, mais
elle traverse deux régions intéressantes et relativement pro-
ductives : la Galilée et la Samarie. L'embranchement Ed-
Djedeïdé-Saïda-Sour offrirait aussi son intérêt pour compléter
le réseau. La concession de ces voies ferrées se complète par
celle des travaux d'amélioration du port de Jaffa et du port de
Haifa. Dans l'avenir, la compagnie concessionnaire du Reyak-
Ramleh pourra chercher à établir une entente avec le gouver-
nement turc et avec le gouvernement anglo-égyptien en vue
du prolongement Ramleh-Askalon-Gaza-El-Arish qui amène-
rait la jonction avec le réseau égyptien et permettrait d'aller
au Caire par voie ferrée, ce qui augmenterait considérable-
ment le nombre des hivernants en Egypte; cette ligne serait
d'une construction facile et peu coûteuse.
M. Robert de Caix craint très justement que la convention
ne nous accorde rien dans la Syrie septentrionale, et ce évi-
demment à l'instigation des Allemands. Cependant nous
aurons à créer un port à Tripoli de Syrie et comme aucun
chemin de fer n'aboutit à Tripoli, le mouvement commercial
du futur port sera toujours assez restreint. Incontestablement,
une ligne de Homs à Tripoli et une ligne de Ilamah à Tripoli
eussent été particulièrement intéressantes, bien que le prix
de revient en fût élevé, puisqu'il s'agit de traverser la chaîne
du Liban. On comprend que les Allemands s'y soient opposés;
ils entendent drainer par Alep tout le commerce de la Syrie
septentrionale vers le port d'Alexandrette sur lequel ils fondent
les plus grandes espérances ; ils ne nous abandonnent que le
domaine de la Syrie méridionale et c'est un domaine qui mé-
rite bien que l'on s'en occupe. Peut-être ne nous heurterons-
nous pas à une opposition aussi vive si nous demandons une
ligne de Tripoli à Heyak : cette ligne pourrait, soit suivre le
littoral maritime par Batroun, ville de .-j.OOU habitants, et Dje-
beïl, l'antique Giblet des croisades, jusqu'à remi)ouchure du
iNahr-Ibrahim et remonter ensuite la vallée du Nahr-Ibrahim
pour atteindre Afka en plein Liban ; ou bien pénétrer par la
LES CHEMINS DE FER FRANÇAIS DANS LA TURQUIE d'ASIE 521
riche région d'Fll-Koura, Btourran, Kafr-Akka, Douma et Akou-
ran au cœur des massifs libanais; d'Afka, dans un cas comme
dans l'autre, la ligne descendrait directement sur Reyak. Un
tel tracé assurerait un arrière-pays au port de Tripoli et n'éveil-
lerait pas les susceptibilités germaniques. Reste à savoir si le
mouvement commercial serait en proportion du prix de revient
et du prix d'exploitation (1).
* *
Le futur réseau français d'Arménie est beaucoup plus impor-
tant, au point de vue économique tout au moins; il est certain
qu'au point de vue politique les intérêts français sont beaucoup
plu^ sérieux en Syrie qu'en Arménie, oîi politiquement nous
travaillerons pour le compte de nos alliés les Russes; mais si
l'on se place sur le terrain uniquement économique, les chemins
de fer d'Arménie ont un réel avenir. Examinons d'abord quel
est l'état des voies ferrées en Turquie d'Asie en dehors de la
Syrie.
Le chemin de fer de Moudania à Brousse, 42 kilomètres à
voie étroite, fut construit pour le compte du gouvernement
ottoman par M. William Pressel ; mais terminé en 1881, il
resta inexploité jusqu'en 1891 ; à cette date, il fut remanié par
la Société française des Ratignolles et acheté au gouvernement
ottoman par la Société actuelle du chemin de fer Moudania-
Brousse, dont le fondé de pouvoir était M. Nagelmacker ; cette
société a la concession du prolongement de la ligne jusqu'à
Kusahia, parla station thermale de Tauschanli.
L'origine du réseau allemand, aujourd'hui si important, est
une ligne construite également par les soins et sous la direc-
tion du gouvernement ottoman, de 1871 à 1873, entre Haïdar-
Pacha, gare près de Scutari, et Ismidt, l'antique Nicomédie.
L'exploitation de cette ligne fut concédée par le gouvernement
en 1880 pour une durée de vingt ans à MM. Ludwig Seifelder,
Alt, Hanson et Taferopoulo, avec la faculté pour le gouverne-
ment de racheter cette location lorsqu'il le voudrait. Et en 1 888,
usant de ce droit, le gouvernement ottoman cédait en effet la
ligne à M. Kaulla, fondé de pouvoir de la « Deutsche Bank »,
de Berlin, en même temps qu'il lui concédait le prolongement
jusqu'à Angora. Le secteur d'Ismidt à Ada-Bazar était inauguré
le 9 juillet 1890 et le rail atteignait Angora au cœur de la
Turquie d'Asie, le 31 décembre 1892. Le développement total
(1) Au moment où ces lignes sontécrites, l'accord franco-allemand n'est pas encore
publié.
33*
522 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
de la ligne Ismidt- Angora ou li£:ne d'Anatolie est de
577 kilom. 718.
C'est sur cet important réseau d'Anatolie que devait se sou-
der le fameux chemin de fer de Bagdad. Une nouvelle conven-
tion passée entre le ministère ottoman des Travaux publics et
M. Kaulla octroyait en effet à celui-ci : 1° un embranchement
de la station d'Eski-Chehir sur la ligne précédente à Afioun-
Kara-Hissar où le réseau allemand d'Anatolie se relierait au
réseau du vilayet de Smyrne ; 2** un embranchement d'Angora
à Kaisarieh; 3° un embranchement d'Ada-Bazar à Héraclée,
port sur la mer Noire. Le premier embranchement est construit
et exploité, les deux autres ne le sont pas.
Le réseau du vilayet de Smyrne est le plus ancien delà
Turquie d'Asie; il comprend : 1° la ligne de Smyrne à Aïdin,
avec son prolongement jusqu'à Dinaïr dans le vilayet de
Brousse, concédée le 23 septembre 1856 à une société anglaise,
terminée jusqu'à Aïdin, en 1866 (ce n'est qu'en 1935 que la
ligne principale et ses embranchements pourront faire retour
à l'Etat)., Ce réseau comprend une ligne principale de Smyrne à
Aïdin 430 kilomètres, un embranchemeant d'Aïdin àSara-Keui,
101 kilomètres, un embranchement de Sara-Keui à Dinaïr,
dans le vilayet de Brousse, 145 kilom. 500 ; un embranchement
de la station de Paradis à Boudja, 2 kilom. 400 ; de la station
d« Cazniir à Sevdi-Keui, 1 kilom.' 600 ; de la station de Tor-
bali à Tireh, dans le sandjak de Smyrne, 147 kilom. 900; de
la station de Tchatal-Kara-Agadj à Eud^mich, dans le même
sandjak, 25 kilom. 300 ; de la station de Baladjik à Seuké, dans
le sandjak d'Aïdin, 22 kilomètres; de la station de Gondjeli à
Denizli, dans le sandjak de Denizli, 9 kilomètres; de la station
Sutladj à Tchivril , dans le vilayet de Brousse, 30 kilom. 600 :
au total 515 kilom. 300.
2° Le chemin de fer de Kassaba, concédé à une compagnie
anglaise le 4 juillet 1863, comprenant un secteur de Smyrne à
Magnésie, 66 kilomètres; un secteur de Magnésie à Kassaba,
27 kilom. 250 ; un secteur de Kassaba à Alachehr, 75 kilom. 750;
un secteur d'Alachehr à Ouchak et à Afioun-Kara-Hissar dans
le vilayet de Brousse, 247 kilomètres, concédé en 1893 ; un
embranchement de Smyraie à Bournahad, 2 kilom. GOO; un
embranchement de Magnésie à Soma, concédé en 1887,
94 kilom. 600 (l'embranchement de Soma doit être prolongé
plus lard jusqu'à Panderma, sur la mer de Marmara, avec
embranchement de Karassi à Ouchak). Tout le réseau fut
rétrocédé en 1893 à M. Nagelmacker, directeur de la compa-
gnie des wagons-lits.
LES CHEMINS DE FER FRANÇAIS DANS LA TURQUIE D'aSIE 523
Les Allemands ne s'en sont pas tenus au prolongement de
leur ligne d'Anatolie d'Eski-Chehir, l'ancienne Dorylée, à
Afîoun-Kara-Hissar, 163 kilomètres, où a lieu la rencontre
avec la ligne venant de Smyrne. C'est d'Afioun-Kara-Hissar,
que part en réalité le chemin de fer de Bagdad. Le premier
secteur, d'Eski-Chehir à Koniah par Afioun-Kara-Iiissar,
435 kilomètres, fut concédé en 1893 à M. Kaulla (en même
temps qu'une ligne d'Angora à Kaïsarieh, qui n'est pas encore
construite). Le second secteur construit fut celui de Koniah à
Eregli, 190 kilomètres, puisd'Eregli à Bulgurlu, 10 kilomètres;
Bulgurlu est à l'extrémité sud du vilayet de Koniah. Un article
paru dans les Questions Diplomatiques et Coloniales du
l""" septembre 1913 indiquait quel était à cette époque l'état
des travaux du chemin de fer de Bagdad. Un nouveau secteur
de 100 kilomètres, celui de Bulgurlu à Bozansi-Karabounar, au
pied du Taurus, a été ouvert à l'exploitation ; mais les 2o kilo-
mètres qui séparent Bozansi-Karabounar de Dorak avec le
tunnel de Baghtclié, 6 kilomètres à travers la chaîne du Taurus,
sont loin d'être terminés; il faudra peut-être attendre quatre
ou cinq ans avant que Mersina, le port du vilayet d'Adana, soit
uni à Constantinople, et peut-être dix ans avant que le réseau
allemand du chemin de fer de Bagdad soit relié à Alep avec le
réseau français de Syrie ; nous ne parlons pas bien entendu de
l'arrivée au terminus de Bagdad ; l'arrivée à Alep sera déjà un
beau succès, succès longtemps attendu.
Les Italiens veulent avoir eux aussi leur part dans la répar-
tition des voies ferrées de la Turquie d'Asie : ils ont jeté leur
dévolu sur un réseau partant d'Adalia, le port du vilayet de
Koniah, qui peut avoir en elTet un certain avenir; ils parlent
d'une ligne partant d'Adalia pour aboutir à Bourdour; cette
ligne ne saurait offrir d'intérêt que si elle était prolongée par
Izbarta jusqu'à llgin, station du chemin de fer allemand de
Koniah. Adalia, qui compta dans l'antiquité jusqu'à 100.000
habitants, en a actuellement 2.500; l'agréable cité dizbartaest
peuplée de 20.000 habitants. Les Italiens pourraient demander
également la concession d'un petit embranchement de Bour-
dour à Dinaïr de manière à se relier au réseau de Smyrne par
Aïdin. Une ligne d'Adalia à Nigde, chef-lieu d'un sandjakdu
vilayet de Koniah, par Akséki, Bozghir, Karaman et Eregli, où
elle couperait la ligne allemande, oflriraitaussi de l'intérêt, mais
serait d'un prix de revient élevé ; elle pourrait détacher de
Bozghir un petit embranchement sur le port d'Alaya, à la fron-
tière des vilayets de Koniah et d'Adana et un autre embran-
chement de Bozghir sur Selefké dans le vilayet d'Adana par
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IL^ Lignes anglaises en exploitation.
L lignes russes de Transcaucasie.
lion es des compagnies françaises
I i(j allemandes.
_ it]_ anglaises.
id Italiennes.
G. Hure.
526 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Ermenek et Mouth, ligne qui pourrait ensuite être prolongée
jusqu'à Mersina. Un tel réseau ne gêne en rien les intérêts
français et n'a de rapports qu'avec le chemin de fer allemand
de Bagdad.
*
* *
Sur le littoral de la mer Noire et en Arménie, le projet
négocié avec Djavid pacha concède à la France et aux capita-
listes français, tout d'abord une ligne de chemin de fer de
Trébizonde à Pékéridj et Erzindjian, On sait l'importance du
commerce de Trébizonde; malheureusement le port actuel
n'offre guère de sécurité aux navires et la concession des che-
mins de fer devrait comprendre, en outre, la création d'un
véritable port à Trébizonde. Si Trébizonde était bien dotée au
point de vue port et au point de vue chemin de fer, une grande
partie du commerce de la Perse septentrionale suivrait certai-
nement cette voie; il ne faut pas oublier que le transit persan
par Trébizonde a déjà une réelle importance. La population de
Trébizonde est de 35.000 habitants dont 6.000 Arméniens.
11 y a actuellement une route carrossable de Trébizonde à
Erzeroum par Baïbourt, route dont la longueur totale est de
314 kilomètres. La voie ferrée suivrait certainement an tracé
plus direct; elle suivrait probablement la route actuelle jusqu'à
Djevezlik, à 30 kilomètres de Trébizomde, puis pointerait direc-
tement au Sud par les vallées de Meyreraana et de Larkhana,
pour atteindre Baïbourt. Les difficultés de construction seraie-nt
grandes, car il faudrait franchir la chaîne Pontique, parallèle
au littoral de la mer Noire, et qui sur certains points atteint
des altitudes de 2.500 à 3.000 mètres, à cause de la nature tour-
mentée du terrain; malgré le tracé plus direct adopté, on peut
prévoir que la longueur delà ligne serait de près de 300 kilo-
mètres et son prix de revient assez élevé. Il y a là une occa-
sion pour les ingénieurs français de se distinguer en triom-
phant des obstacles opposés par la nature.
Les produits à transporter seraient des produits agricoles et
des produits miniers : dans le vilayet de Trébizonde, des mou-
tons, des noix, des noisettes, des haricots, des tabacs, surtout
les produits des superbes forêts de la chaîne Persique aujour-
d'hui presque inexploitées, faute de moyens de transport : bois
de buis, coupes de noyers, chênes, châtaigniers, hêtres et pins;
dans le vilayet d'Erzeroum, les céréales, blé, orge, seigle, les
haricots, les oignons, la graine de lin et une profusion de fruits
exquis : cerises, raisins, pêches, poires, melons, la cire, les
moutons et les bœufs. Dans le sandjak de Trébizonde que tra-
LES CHEMINS DE FER FRANÇAIS DANS LA TURQUIE d'aSIE 527
verserait la ligne, on compte plus de 21 mines de plomb argen-
tifère, 34 mines de cuivre déjà reconnues, des mines de
manganèse de fer, etc. ; les richesses minières du vilayet d'Er-
zeroum sont encore inconnues, mais, d'après les traditions his-
toriques, pourraient être considérables (1).
Le second réseau concédé aux Français a pour base le port
de Samsoun, également dans le vilayet de Trébizonde, dont
l'activité commerciale est encore plus grande que celle de
Trébizonde, mais dont le port est encore plus inexistant. La
ligne traversera du Nord au Sud le sandjak de Samsoun, pour
se diriger vers le vilayet de Sivas; elle aura à franchir la
chaîne Pontique, mais dans une partie qui n'est pas la plus
élevée ni la plus abrupte.
Pour la première partie du tracé de cette voie ferrée, dans le
vilayet de Trébizonde et le sandjak de Samsoun, on pourrait
soit suivre la route actuelle de Samsoun au Kara-Dagh, d'une
longueur de 59 kilomètres, mais dont les pentes varient de
6 % à 12 %, soit rejoindre la vallée de FYéchil-lrmak et la
suivre jusqu'à la hauteur d'Herekou Erbaa, en empruntant sa
trouée à travers la chaîne Pontique; la vallée de ITéchil-Irmak
est extrêmement fertile; la ligne un peu plus longue irait alors
de Samsoun à Tcharbamba, en franchissant l'Yéchil-lrmak,
puis elle suivrait le cours du fleuve, sur sa rive droite, pour
passer sur la rive gauche au Nord d'Hérek, dans le vilayet de
Sivas et pointer de là droit sur Tokat. Erbaa est à 44 kilo-
mètres au Nord-Est de Tokat, et Tokat à SI kilomètres de Sivas.
Par l'itinéraire Samsoun-Tcharbamba-Erbaa-Tokat-Sivas, la
ligne de Samsoun à Sivas aurait donc une longueur approxi-
mative de 200 à 210 kilomètres. Elle drainerait toutes les
richesses agricoles et minières du sandjak de Samsoun et du
sandjak de Tokat. Le sandjak de Tokat produit beaucoup de
céréales (blé, orge et maïs), de haricots, de lentilles, de pois
chiches, de tabac, de chanvre et de graine de pavot ; aux envi-
rons de Tokat il existe des mines de cuivre extrêmement riches
et d'importants gisements de houille. Il y a donc là tous les
éléments d'un trafic appréciable. Rappelons qu'en 1891, on
avait accordé à M. le baron Macar, député belge, représentant
la maison Cockerill, de Liège, la concession d'une ligne de
Samsoun au golfe d'Alexandrette par Sivas et Kaïsarieh; le
projet était vraiment un peu trop ambitieux.
(1) On avait envisagé d'abord une voie ferrée Ïrébizonde-Erzeroum. Mais, ainsi
que le montre la carte ci-jointe, Erzeroum est dans la zone expressémen*^ réservé!-
à la Russie.
528 QUESTIONS DIPLOMATIQUHS ET COLONIALES
Peut-être serait-il plus prudent, pour la compagnie conces-
sionnaire, de s'en tenir pendant la première partie de ses opé-
rations à la ligne Samsoun-Tokat-Sivas et à l'embranchement
que réclame le gouvernement ottoman sur Castamouni. Cet
embranchement se détacherait naturellement de la ligne pré-
cédente à Tokat et desservirait Amassia, Merzivan et Khazva.
On compte de 42 à 43 kilomètres de Tokat à Amassia, dont
la population est de 35.000 habitants; Mersivan est une ville
de 20.000 habitants, et par cette station, on desservirait les
riches mines d'argent de Gumuch et de Hadji-Keui, désor-
mais exploitables ; Khazva est une station thermale extrême-
ment renommée; quant à l'ensemble du sandjak d'Amassia,
on sait que c'est l'un des territoires les plus fertiles de l'Asie.
De Khazva, l'embranchement se dirigerait sur Vézir-Keupru,
franchirait le Kizil-lrmak sur un pont qui serait certainement
un important ouvrage d'art et pénétrerait sur le territoire du
vilayet de Castamouni; elle y desservirait d'abord Boyabad d'où
un petit embranchement pourrait atteindre le port de Sinope
(96 kilom. 300) et passerait àTach-Keupru, pour aboutir à Cas-
tamouni. On compte de Castamouni à Tach-Keupru 44 kilo-
mètres et de Ïach-Keupru à Boyabad 52 kilomètres ; de Boya-
bad au Kizil-lrmak, 97 kilomètres.
La population de Castamouni est de 16.000 habitants. La
plaine de Boyabad est la plus fertile du vilayet. Le sandjak
de Castamouni et le sandjak de Sinope, que desservirait cette
ligne, sont recouverts de splendides forêts qui ont fait don-
ner à la contrée le nom de « mer des arbres » ; la richesse
agricole de ces territoires est très appréciable ; quant à leurs
richesses minières, elles ont besoin d'être prospectées; mais
on connaît déjà dimportants gisements d'antimoine, et aussi
des mines de cuivre à Kuré, dans le caza d'Inéboli, des mines
de houille à Kédros.
Le projet négocié par Djavid pacha comporte la création par
les capitalistes français de deux ports à Inéboli et à Héraclée,
deux localités du vilayet de Castamouni. Dans ces conditions,
il y aurait intérêt pour la Société du chemin de fer Samsoun-
Sivas (comme pour la Société du port d'Inéboli) à se faire con-
céder un embranchement de 90 kilomètres reliant Castamouni
à Inéboli (un autre embranchement à peu près de la même lon-
gueur pourrait relier Inéboli à Djiddé et aux mines de houille
de Kédrosi et un embranchement de Castamouni à Héraclée
par Aratch, Zafranboli, Devrek et Bolou. Les cazas de Tataï et
d'Aratch ont de riches forêts; le caza de Zafranboli produit
abondamment le safran et le mûrier pour l'élevage des vers à
LES CHEMINS DE FER FRANÇAIS DANS LA TURQUIE d'aSIE 529
soie. Zafranboli est une petite ville de 7.500 habitants; la ligne
de Gastamouni à Zafranboli aurait une longueur de 90 à î 00
kilomètres et de Zafranboli à Bolou, de 100 kilomètres. Les
forêts du sandjak de Bolou sont peut-être les plus belles de la
Turquie d'Asie (chênes, ormes, châtaigniers et conifères). De
Bolou à Héraclée il faut compter 90 kilomètres, ce qui ferait
pour cette ligne secondaire un développement de près de
300 kilomètres et en territoire montagneux. Mais il ne faut pas
oublier la richesse du bassin houiller d'Héraclée qui, grâce à
cette voie, pourrait alimenter toutes les exploitations métallur-
giques de l'intérieur de la Turquie d'Asie et les rendre pros-
pères.
Avec ces adjonctions au projet de Djavid pacha, la Compa-
g)iie concessionnaire du. chemin de fer Samsoun-Sivas aurait
donc quatre débouchés sur la mer : Samsoun, Ineboli, Sinope,
le meilleur port de toute la mer Noire, et Héraclée. L'intérêt de
la compagnie concessionnaire serait de n'entreprendre la
seconde partie de son réseau, celle par laquelle elle se relierait
au chemin de fer allemand de Bagdad que lorsqu'elle aurait
terminé ces quatre lignes : Samsoun-Sivas, Tokat-Castamouni,
Boyabad-Sinope et Gastamouni-Ineboli, quitte à faire ensuite
Gastamouiii-Héraclée, dont l'intérêt serait pourtant considé-
rable à cause de la houille, plutôt rare dans ces contrées.
Djavid pacha a demandé le prolongement de la voie Samsoun-
Sivas jusqu'à Arghana par Kharpout; à Arghana, elle se
relierait au chemin de fer allemand de Bagdad par un embran-
chement de celui-ci d'une longueur de 55 kilomètres entre
Diarbekir et Arghana. Un tel prolongement traverserait toute
la partie méridionale du vilayet de Sivas, le vilayet de Ma-
mouret-ul-Aziz et le Nord du vilayet de Kharpout; en outre
un embranchement partant d'Arghana desservirait Bitlis et
Van et les deux vilayets dont ces villes sont les chef-lieux.
Toutes ces contrées sont montagneuses et leur richesse est
moindre que celle des vilayets de Sivas, de Gastamouni, de
Trébizonde et d'Erzeroum. Gependant un tel prolongement
aurait un avantage pour la compagnie française Samsoun-
Sivas, celui de drainer à son profit une partie du commerce de
la Mésopotamie, les marchandises de Bassora, Bagdad, Mossoul
et Diarbekir lui étant amenées à Arghana par le chemin de
fer allemand; l'avantage est réciproque, car ce dernier rece-
vrait à son tour les produits venant de la mer Noire à destina-
tion de Bagdad et du golfe Persique. Un autre avantage con-
siste dans le fait que par Van, en se prolongeant sur Durmiah,
le réseau Samsoun-Sivas pourrait se relier au réseau persan
QuKS". DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 34
530 QUESTIONS DIPLOMATIQDBS ET COLONIALES
et drainer une partie du commerce de la Perse occidentale.
Dans le vilayet de Sivas, la ligne pourrait desservir Kotch-
Hissar, chef-lieu du caza de Hafik, Zara chef-lieu de Kotchkiri
(d'oii un embranchement pourra être dirigé sur Erzindjian) et
Divrighi, chef-lieu du caza du même nom; de Sivas à Divrighi,
il faudrait compter 105 kilomètres; ce tracé rendrait en partie
son ancienne splendeur à la petite ville de Divrighi et offri-
rait un réel intérêt au point de vue de la mise en valeur de
cette partie assez déshéritée du vilayet de Sivas.
De Divrighi, la ligne se dirigerait vers le vilayet de M'a-
mouret-ul-Aziz, où elle atteindrait Arabkir à 48 kilomètres;
d'Arabkir, elle pourrait ensuite atteindre les célèbres mines
de plomb argentifère de Gumuch Ma'aden, en passant par
Demzli, 44 kilomètres, et enfin Kharpout, chef-lieu du vilayet
de Mamouret-ul-Aziz, en passant par Djib et Tchakmak.
Les mines de Gumuch-Ma'aden sont fort riches, mais leur
exploitation est entravée : 1° par le manque de voies de com-
munication, 2° par le défaut de combustible (on a déplorable^
ment déboisé toutes les contrées environnantes pour s'en
procurer). La ligne de chemin de fer projetée ferait dispa-
raître ces deux obstacles. Quant à la plaine de Kharpout-
Mezré, on n'y compte pas moins de trois cents villages; les
produits de cette région sont les céréales, les vins, les laines,
les peaux, les fruits, les légumes, l'opium et la soie. On pour-
rait construire un embranchement d'Eghin à Malatia, l'antique
Mélitène, 90 kilomètres, qui couperait la grande ligne à
Arabkir et qui permettrait le transport des produits du caza
d'Eghin, le plus fertile du vilayet de Mamouret-ul-Aziz.
Il faudrait compter encore une soixantaine de kilomètres de
Kharpout à Arghana, terminus du réseau, en passant par les
importantes mines de cuivre d'Arghana Ma'aden, dont l'ex-
ploitation deviendrait possible et fructueuse grâce aux char-
bons d'Héraclée. 11 existe encore des mines de cuivre à Klochin
et des mines de plomb argentifère à Tkil.
C'est d'Arghana que doit partir l'embranchement Bitlis-
Van. Le plus pratique serait de se diriger d'Arghana vers
Palou, de façon à desservir le caza de Palou, riche en mines
et en forêts, puis de Palou vers Tchabakschour, par la vallée
du Mouradsou, et vers Guernik. Le caza de Tchabakschour
est riche en olives; le caza de Guendj, chef-lieu Guernik, a
de belles forêts de chênes; dans l'un et l'autre, on trouve dli
plomb argentifère et de l'ocre.
De Guernik la ligne se dirigerait vers l'importante cité de
Mouch, 80 kilomètres (on compte de Guernik à Tchabakschour
LES CHEMINS DE FER FRANÇAIS DANS LA TURQUIE d'aSIE 531
une trentaine de kilomètres). Mouch est une ville de 28.000 ha-
bitants avec sa banlieue, au milieu d'une plaine des plus belles
et des plus fertiles.
Entre Bitlis et Van plusieurs itinéraires sont possibles : le
plus court consisterait à suivre la rive méridionale du lac de
Van par Kinderanz et Vosdan, 150 kilomètres, presque entiè-
rement en montagne. La ville de Van a une population de
30.000 habitants; il existe à Sivan, à 27 kilomètres de Van, et
à Aktché-Tchaï, à 44 kilomètres, d'importants gisements de
houille, à Djanik, au Nord de Van, une riche saline. La popu-
lation de Kinderanz, chef-lieu du caza de Kardigan, est
de 5.000 habitants; c'est un pays de forêts et d'élevage du
mouton. Vosdan, chef-lieu du caza de Kravach, a également
5.000 habitants.
On pourrait demander ultérieurement la concession d'un
embranchement destiné à réunir à Van le sandjak d'Hekkari,
riche au point de vue minier, et la frontière persane. Cet em-
branchement se dirigerdit directement vers Khochab, chef-lieu
de caza, à 60 kilomètres environ de Van, dans une plaine
très fertile ; c'est à Khochab que pourraient être transportés les
produits des mines de houille du caza de Nordouiz qui pro-
mettent un beau rendement. De Khochab, la lio:ne atteindrait
Bachkalé cité fort commerçante de 7.000 habitants, entrepôt
du commerce avec la Perse, au milieu d'une région de mines
de houille, de plomb, de boracite et d'orpiment. De Khochab à
Bachkalé, il faut compter 60 kilomètres dans une région
difficile, et de Bachkalé à la frontière de Perse 25 kilomètres.
Franchissant la frontière persane, la ligne pourrait aboutir à
Ourmiah et au lac d'Ourmiah, dans une autre région minière
non moins intéressante. Dans la suite, elle pourrait avoir trois
prolongements en Perse : l'un au Nord d'Ourmiah à Khaï, par
la rive occidentale du lac d'Ourmiah, l'autre à l'Est et au Nord-
Est sur Maragha et Tauris où elle se relierait au réseau russo-
persan, l'autre au Sud sur Sinna, Hamadan et Burodjird.
L'exposé un peu aride, un peu schématique que nous
venons de faire a l'avantage de nous permettre de nous rendre
compte de la valeur économique des lignes qui nous sont con-
cédées : si le réseau de Syrie est un simple réseau de complé-
ment, le réseau d'Arménie, au contraire, est assez important
pour donner la vie à deux compagnies puissantes. Les diffi-
cultés de la construction — difficultés indéniables — donneront
532 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
à nos ingénieurs et à nos entrepreneurs le moyen de mettre
en lumière toute leur valeur technique ; il y aura là pour notre
industrie nationale — si elle s'y prête - d'importantes four-
nitures de matériel. Les ports améliorés d'Héraclée, d'Inéboli,
de Sinope, de Samsoun et de Trébizonde fourniront à nos com-
pagnies de navigation de Marseille un fret fructueux; en navi-
guant sur la mer Noire à bord des bateaux de la Compagnie
Paquet, j'ai déjà pu constater que, même dans l'état actuel des
choses, ils n'en revenaient pas à vide. Par les nouvelles lignes,
produits et influence française pénétreront au cœur de la Tur-
quie d'Asie et jusqu'en Perse. Ce sont là des résultats qui,
sans avoir le caractère d'avantages politiques, n'en sont pas
moins des plus appréciables.
Les compagnies concessionnaires — averties par l'expérience
des lignes d'Aïdin et de Kassaba — feront bien toutefois d'ou-
vrir leur exploitation avec un secteur suffisamment long —
par exemple, pour l'une de Trébizonde à Erzindjian, pour l'autre
de Samsoun à Sivas. Ce n'est qu'à cette condition que le ren-
dement sera satisfaisant; il faut évidemment une masse ini-
tiale plus grande de capitaux et un personnel plus nombreux
pour la construction, mais il ne faut pas oublier qu'on s'ex-
pose aux plus grands mécomptes quand on prétend tirer un
bénéfice de tronçons insignifiants.
G. Saint-Yves.
LA SITUATION POLITIQUE EN ESPA&NE
Bien que les élections législatives générales, qui viennent
d'avoir lieu en Espagne, aient donné, comme il était à prévoir,
une imposante majorité au gouvernement, la situation de ce
dernier n'en demeure pas moins assez incertaine, par suite de
circonstances que nous allons exposer brièvement.
Rappelons, d'abord, les origines du cabinet Dato. Les libé-
raux sont restés aux affaires près de quatre ans : ce qui con-
stitue un record dans la vie politique espagnole. Lorsque
Canalejas fut assassiné, le 13 novembre 1912, le roi appela au
pouvoir le comte de Romanones. qui représentait l'aile droite
du parti. Les libéraux de gauche, les « démocrates », qui se
considéraient comme les héritiers désignés de l'infortuné Ca-
nalejas, en montrèrent aussitôt un très vif mécontentement.
Leurs chefs, M. Monterio Rios, au Sénat, et le gendre de celui-
ci, M. Garcia Prieto, à la Chambre des députés, ne cessèrent
de mener une lutte sourde et tenace contre le ministère.
M. de Romanones ne put se maintenir au pouvoir qu'au prix
de crises continuelles et de nombreux « replâtrages « de son
cabinet. Au mois de juin 1913, la situation parlementaire
devint telle que le gouvernement en fut réduit à fermer pré-
maturément les Cortès. Cela' lui assurait, du moins, un répit
de quelques mois.
Mais la crise n'était que différée. Elle éclata, en effet, à la
rentrée parlementaire, quelques jours après la visite du pré-
sident Poincaré à Madrid et à Carthagène. Le 25 octobre, au
Sénat, le comte de Romanones se trouva en minorité de trois
voix et il remit au roi sa démission.
Qu'allait faire Alphonse XIll ? Les profondes divisions, qui
sont de tradition dans le camp des libéraux et qui se sont
encore aggravées depuis la mort de Canalejas, rendaient leur
maintien au pouvoir vraiment impossible. Mais, d'autre part,
rappeler au gouvernement le chef du parti conservateur, M. An-
tonio Maura, c'eût été aller délibérément, semble-il, au-devant
de l'émeute et de l'agitation révolutionnaire : car on sait que
depuis l'exécution de Francisco Ferrer et la sanglante répres-
sion des troubles de Barcelone de juillet 1909, M. Maura est
devenu (< la bête noire » de tous ceux qui, au Sud des Pyrénées,
professent des idées tant soit peu avancées.
Le jeune souverain fit donc preuve d'un grand sens politique,
534 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
en même temps qu'il satisfaisait à ses propres préférences li-
bérales, en confiant à M. Eduardo Dato le soin de former le
nouveau cabinet.
M. Dato offre, en effet, le double avantage d'être à la fois un
« conservateur » et un « démocrate » : car ces deux mots ne
jurent aucunement — en Espagne moins qu'ailleurs — d'être
accouplés et même confondus. On ne saurait établir, au point
de vue des idées et des programmes, de démarcation bien nette
entre les deux grands partis dynastiques bistoriques, qui
alternent au pouvoir à Madrid depuis la Restauration alphon-
siste. M. Maura appartenait au parti libéral avant de devenir
le chef des conservateurs; et M. Silvela, qui dirigea lui-même
le parti conservateur avant M. Maura et aussitôt après la mort
de Canovas del Castillo, fut certainement un des hommes
d'Etat de la Péninsule les plus sincèrement partisans de réformes
et les plus désireux de progrès.
M. Dato a été jadis le bras droit, l'homme de confiance de
Silvela. 11 a siégé dans tous ses cabinets, et c'est en cette qua-
lité qu'il fit ses preuves de « démocrate », en orientant la mo-
narchie espagnole dans la voie de F « interventionnisme »
social. C'est à lui, notamment, que sont dues la création de
l'Institut de réformes sociales de Madrid, la législation sur les
accidents du travail, la réglementation du travail des femmes
et des enfants et d'autres réformes encore dans le même ordre
d'idées.
Le passé de M. Dato est donc un sûr garant de ce que le pays
peut attendre de lui. Il a promis, dès son arrivée au pouvoir,
de poursuivre l'œuvre libérale des cabinets précédents, et no-
tamment, selon ses propres expressions, de « travailler àTamé-
lioration morale et matérielle du sort de la classe ouvrière ».
Malheureusement, pour réaliser ce programme, il lui faut
mieux que des intentions, si excellentes soient-elles : il
lui faut « gouverner ». Et c'est ici que les difficultés appa-
raissent.
Aux yeux d'un grand nombre de conservateurs, de ceux
qu'on pourrait appeler les « traditionnalistes », les «purs »,
M. Dato, s'il gouverne avec l'appui des libéraux, ne saurait
être qu'un « renégat ». Pour les amis de M. Maura, M. Dato
peut bien présider un cabinet « conservateur » ; mais le vrai
chef du parti est et reste M. Maura. Si ce dernier a refusé, en
octobre dernier, de reprendre le pouvoir, c'est parce qu'il
entend rester fidèle à ses idées et à son attitude de 1909, c'est
parce qu'il estime — à tort ou à raison — que la politique de
ralliement (de « compromission », selon M. Maura), suivie
LA SITUATION POLITIQUE EN ESPAGNE 535
depuis quatre ans à l'égard des républicains, est contraire aux
intérêts de la monarchie. Ceci a laissé supposer que M.Maura,
faisant un pas encore plus à droite, allait devenir le chef d'un
groupement réactionnaire comprenant, avec les mécontents
du parti conservateur, les intégristes, les ultramontains et
jusqu'aux « jaimistes » ou légitimistes, qui abandonneraient
la cause de leur prétendant. Le bruit en a couru, en effet, à
diverses reprises dans les journaux ces derniers temps. Ce-
pendant, rien jusqu'ici ne permet de confirmer cette suppo-
sition (1), La vérité est que M. Maura s'est renfermé dans un
silence voulu sur ses intentions ; mais ce silence est par lui-
même, pour le gouvernement, une cause de malaise que les
dernière élections sont loin d'avoir dissipé.
Les divisions actuelles de tous les partis expliquent, d'ail-
leurs, que ces élections — en dépit de l'indifférence prover-
biale de la masse espagnole pour la politique — aient été les
plus agitées auxquelles on ait assisté depuis quarante ans.
En différents points du royaume, particulièrement dans le Nord,
le sang a coulé. A Oviedo, à Riano (province de Léon), à Le-
mona (province de Bilbao), à Baracaldo, à Bilbao, on a relevé
des morts et des blessés. L'agitation a été grande aussi à Cadix
et à Alicante, oii les élections ont dû être ajournées.
*
D'après les communiqués officiels, la nouvelle Chambre
comprendra : 235 « conservateurs libéraux » (partisans de
M. Dato) ; 10 conservateurs (amis de M. Maura); 81 libéraux
(partisans du comte de Romanones) ; 30 « libéraux démocrates »
de M. Garcia Prieto ; 11 républicains (v réformistes », qui sui-
vent M. Melquiades Alvarez; 21 adhérents à la « coalition ré-
publicaine-socialiste » ; 3 républicains « radicaux » ; 12 régio-
nalistes catalans, 5 carlistes, 2 intégristes, 1 catholique indé-
pendant.
Un des faits les plus remarquables, c'est la défaite des partis
antidynastiques et en particulier des républicains. Les élec-
(1) Le parti légitimiàte se préoccupe, avant tout, de sauvegarder ses principes et
son idéal. Son leader, M. Vasquez de Mella, a exposé, à la veille des élections, le
« programme minimum » du parti, dans son organe officieux, le Correo espaîiol. Il
veut arriver à l'union des droites et substituer au régime parlementaire un régime
représentatif. Mais les carlistes déclarent qu'ils ne reconnaîtront jamais la dynastie
alphonsiste: « Si don Jaime m'ordonnait de reconnaître cette dynastie, je courberais
« la tête, 'mais je n'obéirais pas », écrit Î\I. de Mella.
Il est, dans ces conditions, bien difficile de supposer que M. Maurà et ses amis
puissent accepter un programme, qui s'annonce comme la profession de foi d'un
parti irrémédiablement antidynastique.
536 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
tions municipales, au mois de novembre dernier, laissaient déjà
prévoir ce résultat (1). Les républicains, qui étaient 40 dans
l'ancienne Chambre, ne seront plus que 35. Encore convient-il
de distinguer dans ce chiffre global les 11 « réformistes » qui,
s'ils n'ont pas encore renoncé à leur épithète de républicains,
évoluent de plus en plus, sous la conduite de M. Melquiades
Alvarez, vers la monarchie. C'est cependant aux instructions
donnés par ce dernier à ses partisans, autant qu'aux fâcheuses
divisions des partis monarchistes, que les républicains doivent
d'avoir élu cinq députés sur huit à Madrid. Mais il convient
d'ajouter que le nombre des voix obtenues par les républicains
dans la capitale est tombé de moitié par rapport aux élections
de lîMO (20.000 suffrages au lieu de 42.000).
Partout ailleurs, à Barcelone, à Valence, à Séville, à Malaga,
à Saragosse, etc., les républicains ont perdu du terrain.
Les résultats de Barcelone, oi^i cinq régionalistes autono-
mistes de l'extrême droite et deux républicains « radicaux »
seulement sont élus, méritent de retenir Tattention. Ils prou-
vent clairement que les « catalanistes » n'ont pas désarmé. Le
gouvernement a réussi, sans doute, à calmer, pour un temps,
leurs revendications, en édictant, par simple décret, le fameux
projet de loi des mancomunidades , que ni M. Maura, ni le
comte de Romanones n'avaient pu réussir à faire voter par les
Cortès (2). Mais il paraît bien que le parti catalaniste ne se
contentera pas de cette première victoire. La question régiona-
liste n'a point disparu des préoccupations de nos voisins.
Quant aux « radicaux » et à leur chef, M. Lerroux, ils ne
doivent s'en prendre qu'à eux-mêmes de leur défaite. Le rôle
équivoque joué par M. Lerroux, entre les monarchistes libé-
(1) Les résultats des élections municipales ont été les suivants. Ont été élus :
2.070 conservateurs; 1.G59 libéraux; 544 républicains; 104 socialistes; 105 indépen-
dants; 142 régionalistes ou nationalistes ; 219 jaimistes ou intégristes; 59 catho-
liques ; 61 républicains réformistes ; 86 divers.
A Madrid ont été élus 17 monarchistes, 8 républicains, 2 socialistes, 1 indépen-
dant. A Barcelone, les partisans de M. Lerrou.x, qui avaient la majorité au Conseil
municipal, n'ont réussi à faire élire que 7 des leurs, alors que 17 de leurs adver-
saires, régionalistes pour la plupart, ont triomphé. A Bilbao, les républicains ont
reculé devant les nationalistes. A Saragosse et à Valence, les républicains ont éga-
lement perdu du terrain.
(2) Ce décret, dont l'origine remonte à un projet élaboré par M. Maura en 1907,
autorise les municipalités et les provinces à se réunir en vue d'administrer en com-
mun certains services administratifs (routes, chemins de fer, établissements de bien-
faisance, etc.) Ces unions (mancomunidades) ne pourront, d'ailleurs, se constituer
qu'après un examen du gouvernement et en eertu d'une loi spéciale votée par les
Cortès. (Voir mon livre : L'Espagne au XX'- siècle. A. Colin, 1913, p. 149 et suiv.)
Il est à souligner que ce n'est pas la Catalogne qui a été la première à profiler de
•cette concession faite aux tendances déceniralisalrices, mais les jirovinces, qui ont
été le berceau de la monarchie : la "Vieille et la Nouvelle-Castille.
LA SITUATION POLITIQUE EN ESPAGNE 537
raux et les éléments révolutionnaires, autant que la façon dont
lui et les siens se sont comportés dans les affaires municipales
de Barcelone, lorsqu'ils possédaient la majorité au sein de
\ ayuntamiento de cette ville, suffisent à expliquer leur débâcle.
Le fameux agitateur a dû chercher un siège électoral dans sa
ville natale, à Posadas, dans la province de Gordoue. C'est une
date à noter dans l'histoire du catalanisme barcelonais.
Par ailleurs, il faut chercher la cause de la décadence du
républicanisme en Espagne autant dans la politique très libé-
rale du roi qui a réussi, comme nous l'avons dit, à rallier à
lui un nombre de plus en plus considérable de républicains,
qu'à la rivalité déjà ancienne qui sépare les « lerrouxistes » de
la coalition républicaine-socialiste, et qui n'a fait que s'accen-
tuer ces dernières années.
Le régime actuel ne peut qu'en profiter, de même qu'il tire
un avantage évident de la désorganisation du parti carliste.
Malheureusement, il doit compter aussi avec les divisions
croissantes de ses propres partisans, qui constituent pour lui
une cause non douteuse de faiblesse.
En procédant à « ses » élections, suivant la mode espa-
gnole, M. Dato semblait assuré, avant même l'ouverture du
scrutin, d'avoir aux Cortès une importante majorité. Par
malheur le bruit court aujourd'hui que, parmi les 235 députés
qui figurent dans la statistique officielle comme conservateurs
ministériels, il y en aurait un certain nombre — plus de 40,
dit-on — qui n'auraient pris l'épithète (ïadictos que pour
bénéficier de l'appui du gouvernement, et qui se déclareraient
aujourd'hu^ partisans de M. Maura. Voilà bien la preuve que le
célèbre « leader » conservateur reste le chef indiscuté du parti,
et en quelque sorte, le maître de l'heure. S'il gouverne d'ac-
cord avec M. Maura, M. Dato ne fera sans doute que préparer
le retour de son ancien chef aux affaires. S'il gouverne contre
lui, force sera à jM. Dato de resserrer son entente avec M. de
Romanones ; mais cet homme d'Etat acceptera-t-il davantage
que M. Maura de jouer longtemps un rôle de second plan? Et
si M. de Romanones prétend reprendre le pouvoir, les « prie-
tistes » lui en laisseront-ils les moyens ?
La rentrée des Cortès ne tardera pas, sans doute, à nous
renseigner sur ces points et à éclaircir une situation qui est
encore si confuse au moment oîi nous écrivons (1).
(1) Les élections de la partie élective du Sénat, qui ont eu lieu le 22 mars, ont donné
les résultats suivants : conservateurs (^c mauristes » et « datistes »), 98 ; libéraux
bâ& QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COXOMIALES
Une chose, au moins, nous paraît évidente : c'est que l'Es-
pagne n'a rien à gagner à la division extrême des partis. Ceux
qui y voient une loigénéraleda parlementarisme ne nous sem-
blent pas se rendre un compte exact des conditions particulières
à ce royaume.
Il n'y a plus guère en Europe, déclare-t-on, qu'en Angleterre
et en Belgique où le système des deux grands partis se main-
tienne tant bien que mal ; et encore y esi-il menacé là aussi
— le parti « travailliste en Angleterre et le parti socialiste
en Belgique s'étant introduits comme des coins dans le vieil
édifice et menaçant de le détruire. Mais comment pourrait-
on comparer ces deux pays qui sont, en quelque sorte, les
Etats-types du parlementarisme, avec l'Espagne, oîi le ré-
gime parlementaire n'existe qu'en façade ? Les divisions des
partis alphonsistes, aussi bien que celles des partis antidynas-
tiques, ne répondent aucunement — répétons-le encore une
fois — à des distinctions très nettes de programmes ou de ten-
dances. Gène sont rien de plus, au fond, que des compétitions
de politiciens, également ambitieux et jaloux les uns des
autres. Le « personnalisme » continue à dominer la vie poli-
tique de ce royaume, comme celle du Portugal, avec lequel il
serait plus convenable de le comparer. Et l'exemple récent de
la chute des Bragance à Lisbonne nous montre assez les dangers
qui résultent, pour un pays qui ne possède que le fantôme du
régime parlementaire, de la substitution des groupes aux
partis.
On peut espérer, heureusement pour l'Espagne que son
souverain réussira à imposer son autorité au milieu de ce
chaos. C'est un fait reconnu par tout le monde qu'Alphonse XIII,
tout en restant dans les limites de ses droits constitutionnels,
exerce une action personnelle de plus en plus marquée sur
les destinées de son pays. Ses adversaires sont les premiers à
le reconnaître et je dirai presque à s'en féliciter : « C'est le
plus grand monarque que nous ayons eu depuis Charles III »,
me déclarait, ces jours-ci, un républicain espagnol.
Autant que ses qualités naturelles, qui le rendent si sym-
« roi.ianonistes », 40 ; libéraux « priétistes », 9 ; républicains, 3 ; régionalistes, 6 ;
carlistes, 3 ; intégriste, l ; défense sociale, 1 ; indépendants, 4 ; agraire, 1.
Avant la réunion des éléments de la majorité, ([ui précédera l'ouverture des
nouvelles Cortès, le gouvernement doit procéder à l'élection des sénateurs ina-
movibles : ce qui élèvera à plus dfi 100 le nombre des conservateurs ministé-
riels.
LA SITUATION POLITIQUE EN ESPAGNE 539
pathique, autant que la sollicitude clairvoyante qu'il manifeste
chaque jour davantage pour les grands intérêts nationaux, la
défaveur croissante du parlementarisme au Sud des Pyrénées
a contribué, sans doute aussi, pour une bonne part, à aug-
menter la popularité du jeune roi. 11 reste seulement à sou-
haiter qu'il trouve parmi ses propres sujets une élite assez
forte, au-dessus et en dehors des groupements actuels, pour
seconder son action et pour réaliser ses généreuses initiatives.
Cela est d'autant plus désirable que la tâche qui s'impose
aujourd'hui au gouvernement espagnol — il ne faut pas se le
dissimuler — est extrêmement lourde. Le dernier budget s'est
soldé par un déficit qui dépasse 34 millions de pesetas (1).
C'est là, en partie, la conséquence des expéditions au Maroc,
où l'Espagne entretient une armée de 83.000 hommes, prise
sur son contingent, puisqu'elle ne possède pas encore d'armée
coloniale. Au même moment, elle entreprend la construction
de trois escadres et d'importants travaux pour la défense de
ses côtes. Alphonse XllI a vu très juste, évidemment, en com-
prenant que son pays ne pouvait plus rester isolé en Earope. Il a
fait preuve d'un patriotisme éclairé et d'un sens averti des
besoins de l'Espagne en appelant l'attention de son peuple au
delà de ses frontières : car c'est le vrai moyen pour celui-ci de
sortir de ses préoccupations de clocher, de secouer sa torpeur
et de renouer le fil de ses glorieuses traditions, trop longtemps
interrompu. Tous les Espagnols devraient en être reconnais-
sants au jeune roi.
Mais cette politique active nécessite un réveil de toutes les
forces nationales. Les sacrifices militaires qu'elle impose au
pays doivent trouver leur contre-partie dans un développement
intensif et régulier de ses ressources économiques. Et il est
bien évident que la première condition de ce développement
matériel, autant que de ce réveil moral, c'est que les partis
mettent un terme à leurs luttes intestines et que l'Espagne
soit assurée non seulement de la paix intérieure, mais aussi
de la stabilité gouvernementale.
An GEL Marvaud.
(1) La situation provisoire présentée par le ministre des Finances accuse
1.201.041.779 pesetas de dépenses ordinaires, plus 107.747.823 pesetas de dépenses
extraordinaires (Maroc), soit un total de 1 308.789.604 pesetas. Les recettes ordi-
naires ayant produit une somme de 1.324.675.012 pesetas, l'excédent des receltes
sur les dépenses totales ressort à 15.S85.408 peseta.s. Mais on a prélevé, par impu-
tation spéciale sur le budget dit « de liquidation », une somme de 50.525.160 pese-
tas pour annuités de travaux publics exécutés ou en cours d'exécution. Le déficit de
l'exercice 1913 ressort, par suite, à 34.339.752 pesetas.
LÀ TUNISIE ET LES TRIPOLITÂINS
La prise de possession de la Tripolitaine par l'Italie a sou-
levé certaines questions qui font actuellement l'objet de négo-
ciations entre les gouvernements français et italien.
Tout récemment, d'après une information venue d'Italie, on
affirmait que ces négociations étaient achevées, mais la nou-
velle était prématurée. 11 importe donc d'examiner les ques-
tions qui se sont posées depuis que les deux grandes nations
latines voisinent en Afrique, et les raisons qui ont empêché
jusqu'ici d'arriver à une entente.
La Tunisie et la Tripolitaine ont une frontière qui permet les
migrations d'individus. Cette frontière a été fixée d'un com-
mun accord entre le gouvernement français et le gouverne-
ment ottoman, au mois d'avril 1910, avant l'occupation de la
Libye par l'Italie; il y a là un fait accompli dont il faut tenir
compte. Une commission franco-turque s'était même rendue
sur le terrain pour tracer la frontière depuis la mer jusqu'à
Ghadamès. C'est le travail de cette commission qui doit servir
de base, et il ne semble pas qu'il puisse y avoir de difficulté
sur ce point.
Si, pour la question de frontière, tout se borne à la substi-
tution de l'Italie à la Turquie, il en est autrement pour les
autres questions à résoudre; celles-ci sont plus délicates et elles
sont nées du fait même que l'Italie a pris possession de la
Libye.
Il y a depuis longtemps d'assez nombreux Tripolitains ins-
tallés en Tunisie, mais l'occupation de la Tripolitaine par
l'Italie a provoqué parmi les indigènes de ce pays un exode
considérable. Ces indigènes se sont réfugiés en Tunisie où,
d'après certaines estimations, ils. furent, à un moment, plus
de 30.000; même si ce chiffre est trop élevé, ce qui est pro-
bable, il n'en reste pas moins que le mouvement d'immigration
a été important. Un phénomène analogue, mais de sens opposé,
s'était produit lors de l'arrivée des Français en Tunisie, en
1881. Le mouvement d'immigration des Tripolitains en Tuni-
sie a, vers le milieu de Tan dernier, provoqué bien des discus-
LA TUNISIE ET LES TRIPOLITAINS 541
sions dans la presse tunisienne. Le gouvernement italien s'est
efforcé de ramener au bercail le plus grand nombre de ces dis-
sidents. Avec l'autorisation du gouvernement français un offi-
cier italien, le comte Sforça, s'est employé à cette œuvre et il
a obtenu certains résultats.
Toutefois, en tenant compte des Tripolitains installés de
vieille date sur le sol tunisien et de ce qui peut être resté de
l'afflux accidentel récent, il y a dans la Régence un noyau tri-
politain assez important. Prenant ce fait en considération, le
gouvernement italien rendit un décret aux termes duquel sont
réputés Italiens tous les Tripolitains d'origine habitant l'étran-
ger. Aucune naturalisation de droit ou de fait n'est reconnucy
même antérieurement à l'annexion de laTripolitaine, si elle n'a
pas été spécialement et formellement autorisée par les autorités
italiennes. Ce décret, une fois promulgué, l'Italie invoqua la
convention de 1896 qui lui donne en Tunisie, à l'égard de ses
ressortissants les mêmes droits que ceux de la France (1).
Les Tripolitains, suivant une règle généralement admise en
pays islamique, étant musulmans, étaient considérés comme
sujets du souverain sur le territoire duquel ils résidaient et en
fait soumis à la surveillance des autorités tunisiennes. Cette
situation ne pouvait s'accorder avec les prétentions italiennes
qui étaient de soustraire les Tripolitains à l'impôt de capitation
connu sous le nom de medjba, à la compétence des tribunaux
tunisiens, à l'autorité des caïds et des cheikhs. Désormais les
Tripolitains auraient pu se réclamer uniquement du consul
d'Italie.
Cette attitude du gouvernement italien souleva tout natu-
rellement bien des questions fort délicates. Tout d'abord, il est
inadmissible que tous les Tripolitains à quelque époque que
remonte leur installation en Tunisie soient considérés comme
sujets italiens. Il y en a parmi eux qui sont dans la Régence
depuis bien des années, et l'Italie ne peut avoir aucune préten-
tion à les réclamer. Tout au plus peut-elle revendiquer comme
sujets ceux qui sont venus en Tunisie depuis qu'elle a occupé
la Libye. De toute nécessité, il faut faire une ventilation parmi
les Tripolitains installés en Tunisie ; restera ensuite à détermi-
ner le statut des Tripolitains reconnus sujets italiens? Jusqu'ici
(1) Les conventions franco-italiennes de 1896 sont au nombre de trois : 1» conven-
tion consulaire et d'établissement; 2° convention d'extradition; 3° convention de
commerce et de navigation. Elles ont été signées, à Paris, le 28 septembre, par
M. Hanotaux et M. Tornielli.
Ces conventions devaient rester en vigueur jusqu'au l^f octobre 190o, et continuer
ensuite par tacite reconduction. Pour qu'elles cessent leur effet, il faut les dénoncer
un an à l'avance.
542 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
les Tripolitains étaient traités comme les indigènes tunisiens.
Au regard des autorités de la Régence, il n'y avait aucune
différence entre un indigène tunisien et un Tripolitain. Le
gouvernement italien a émis la prétention de faire cesser ce
ré2;ime et de faire bénéficier ses nouveaux sujets de tous les
avantages que nous avons signalés plus haut, d'en faire des
privilégiés dans la Régence.
Voilà comment la question s'est posée au cours de l'an der-
nier, lorsque des négociations ont été engagées à ce sujet entre
les gouvernements français et italien. Nous dirons tout à l'heure
où elles en sont; mais une des conséquences des prétentions
italiennes a été supprimée de façon fort élégante, c'est celle
touchant l'impôt de capitation, la medjba.
Le résident général, dans le discours qu'il prononça le
10 novembre 1913, à l'ouverture de la session ordinaire de la
conférence consultative, proposait de réduire de 18 à 15 francs
l'impôt de capitation ou medjba auquel étaient soumis les
indigènes. La conférence consultative songea, devant cette
proposition, aux exigences italiennes. Elle pensa que les Euro-
péens, à quelque nationalité qu'ils appartinssent ne payaient
pas cet impôt, que les Tripolitains devenus sujets italiens béné-
ficieraient de ce privilège et que seuls les musulmans protégés
français paieraient un impôt auquel les musulmans protégés
italiens échapperaient. Elle vit qu'il y aurait là un scandale
qu'il importait d'éviter. Par un geste qui lui fait grand hon-
neur, la section des colons français de la conférence consulta-
tive, à l'unanimité de ses 39 membres, vota la déclaration sui-
vante :
Dans un intérêt supérieur et patriotique et en vue de donner à la France
sa liberté d'action en Tunisie, les soussignés, membres de la section fran-
çaise de la conférence consultative, déclarent demander à l'unanimité :
1° Que l'impôi. de capitation, dit medjba, spécial aux indigènes tuni-
siens, soit supprimé ;
2° Qu'un impôt nouveau soit établi sur tous les éléments de la popula-
tion tunisienne sans distinction entre les Européens, les indigènes tuni-
siens ou étrangers et sans exception aucune;
3° Que le taux de cet impôt n'excède pas 10 francs et qu'il ne puisse
être accru par aucun accessoire à la charge de la population qui ne paye
pas présentement la medjba.
A l'occasion de ce vote de la section des colons français, on
a rappelé le souvenir de la nuit du 4 août ; c'est en effet un
vote des plus importants et on n'est guère accoutumé à en voir
émettre d'aussi généreux et d'aussi politiques par les assem-
blées délibérantes. Le bey a exprimé le désir de payer l'impôt
nouveau comme tous ses sujets et la section indigène de la
LA TUNISIE ET LES TRTPOLITAINS 543
conférence a témoigné sa satisfaction d'une décision qui pro-
clame l'égalité de tous devant Timpôt, et qui a le grand avan-
tage de supprimer une des conséquences des revendications
italiennes.
*
Les Tripolitains, qu'ils soient ou non sujets italiens, ne
seront donc pas des privilégiés au point de vue de l'impôt ;
mais le seront-ils au point de vue de la justice? C'est sur ce
sujet que les négociations se poursuivent. Dans les derniers
mois de 1913, un régime provisoire est intervenu aux termes
duquel les autorités italiennes en Tunisie renoncent à délivrer
des certificats de nationalité aux soi-disant Tripolitains jusqu'à
ce que le statut personnel des Tripolitains établis dans la
Régence soit définitivement fixé. La situation de ces derniers
est, en attendant, réglée de la manière suivante : les certifi-
cats antérieurs au mois d'octobre 1913, délivrés par les auto-
rités italiennes de Tunisie, seront laissés entre les mains de
leurs détenteurs, mais copie en sera prise toutes les fois qu'un
de ces détenteurs, pour une. raison quelconque, se présentera
devant les autorités tunisiennes. Celles-ci devront établir un
rapport sur la situation de l'intéressé en ce qui concerne son
origine, la date de sa venue en Tunisie, les lieux habités par
lui dans la régence, sa profession, etc.. Les Tripolitains venus
en Tunisie après l'annexion de la Cyrénaïque, avec un passe-
port délivré par l'autorité italienne, visé ou non par l'autorité
française en Tripolitaine, seront autorisés à rentrer dans ce
pays, sans enquête, avec un passeport délivré par le consulat
italien de Tunis. Ce passeport sera visé par la section d'Etat
du gouvernement tunisien. Dans l'intérieur de la Régence, les
consuls italiens adresseront les indigènes munis d'un passe-
port italien aux contrôleurs civils, qui, après enquête, enver-
ront ce passeport à la résidence générale, avec leur avis sur
la suite à donner à l'autorisation. La formule du visa a été ainsi
établie: « Visa pour autorisation de quitter la Tunisie, toutes
(( réserves étant faites sur la nationalité présente et future die
« l'intéressé. »
Le régime provisoire dont nous venons de donner les prin-
cipales dispositions aurait dû déjà être remplacé par des dis-
positions définitives. On pouvait lire il y a quelques jours dans
un journal d& Tunis (1), l'écho suivant :
(1) La Tunisie Française du l^"" avril l^li.
544 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Qu'est-ce qu'un Tripolitain? Quand il n'est pas en Tripolitaine, qu'est-ce
qu'un Tripolitain? La question reste toujours d'actualité, et un fait récent
la remet à l'ordre du jour.
Quatre indigènes, inculpés de vol qualifié, sont détenus en ce moment
jusqu'à leur comparution par devant la juridiction criminelle de l'Ouzara.
Ils prouvent, par des papiers authentiques, leur qualité de Tripolitains,
donc sujets italiens, et prétendent à la qualité de justiciables des tribu-
naux français.
Voilà les magistrats fort en peine. Aucun avocat n'est encore constitué.
Mais il est hors de doute que l'avocat constitué soulèvera l'incompétence
de l'Ouzara. Alors ?
Il y a un grand intérêt à ce que la question de juridiction
soit définitivement fixée et il ne peut y avoir d'hésitation sur
le choix à faire. Les Tripolitains résidant en Tunisie, qu'ils
soient sujets italiens ou non, doivent relever des tribunaux
indigènes et non des tribunaux français. Il n'y a aucune assi-
milation à faire entre le régime des musulmans algériens, qui
relèvent en Tunisie des tribunaux français, et celui qu'on vou-
drait faire accorder aux Tripolitains. La France, alors qu'elle
n'avait aucune autorité en Tunisie, avait réclamé pour ses
sujets algériens le privilège d'être jugés par ses tribunaux
consulaires, auxquels ont succédé les tribunaux français ;
aujourd'hui la justice indigène présente en Tunisie des garan-
ties qu'elle n'offrait pas alors. Il n'est pas possible d'admettre
que les Tripolitains soient soustraits aux tribunaux indigènes.
L'Italie s'est, paraît-il, rangée à cet avis, mais elle demande-
rait que le consul d'Italie reçût notification de la citation
adressée aux Tripolitains. Le gouvernement français aurait,
assure-t-on, consenti à cette notification qui ne donnerait au
consul aucun droit d'intervenir dans la procédure, à la condi-
tion que le gouvernement italien en usât de même en Tripoli-
taine et notifiât aux consuls français les citations adressées
aux Tunisiens résidant dans la colonie. Or le gouvernement
italien n'admettrait pas cette réciprocité, qui est loin cependant
d'équivaloir à ce que nous lui accordons, les Tunisiens étant
peu nombreux en Tripolitaine. C'est là une prétention étrange,
qui, si elle s'est produite, devrait amener le gouvernement
français à refuser la notification aux consuls italiens.
Au cours de la discussion du budget des Affaires étrangères
à la Chambre, le 10 mars dernier, M. Doumergue, ministre
des Affaires étrangères, a fait allusion à ces négociations :
« Sur les frontières méridionales de la Tunisie, les succès de
« l'Italie en Tripolitaine nous ont, a-t-il dit, donné un nouveau
« voisin. Fidèles à nos engagements antérieurs, nous avons
<( volontiers reconnu l'annexion de la Libye et de la Cyrénaïque
LA TUNISIE ET LES TRIPOLITAINS 545
« par la nation voisine, donnant à celle-ci, en même temps qu'un
« nouveau témoignage de nos sentiments de sincère amitié, la
« preuve de la parfaite loyauté de notre politique. Je ne doute
M pas que, dans les questions que pourra faire naître entre nos
« deux pays ce nouveau voisinage, l'Italie ne se souvienne de
« notre attitude et ne montre le même esprit de franche amitié
« dont nous avons usé à son égard. » Nous ne savons encore
toutes les concessions auxquelles a consenti le gouvernement
français, mais il semble bien que ce n'est pas lui qui s'est
montré le plus exigeant.
Nous avons un très grand intérêt à conserver à l'égard des
Tripolitains, nombreux en Tunisie, des pouvoirs de police
tout aussi larges que ceux que nous avons sur nos propres
sujets et à ne pas fournir à l'Italie les moyens d'accroître la
clientèle qu'elle a déjà dans la Régence. Si nos négociateurs
sont allés jusqu'à accorder la notification aux consuls italiens
et se heurtent de la part de l'Italie à un refus de réciprocité,
il serait bon qu'ils songeassent à un argument de grand poids
qui est à leur disposition. Nous pouvons, par une signification
faite un an à l'avance, dénoncer les conventions franco-ita-
liennes de 1896. L'Italie perdrait à cette dénonciation le droit
de pèche pour ses nationaux sur la côte tunisienne et le droit
d'entretenir des écoles italiennes en Tunisie. Des hommes poli-
tiques italiens comme M, Luzzatti ont écrit que l'Italie n'aurait
pas avantage à être trop intransigeante sur la question de la
justice à accorder aux Tripolitains, si cette intransigeance
amenait la France à la dénonciation des conventions de 1896.
Il ne faut pas que le désir d'être conciliant nous conduise
jusqu'à une capitulation qui compromettrait gravement notre
prestige et notre influence sur les indigènes de la Régence.
Edouard Payek.
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii.
LE ROLE
DES FORCES NAVALES ANGLO-FRANÇAISES
DANS LA MÉDITERRANÉE
Nous tenons à dire, en présentant cette étude à nos lecteurs, que les.
idées qui y sont émises, relativement à l'emploi, en cas de guerre, des
escadres française et anglaise de la Méditerranée, sont personnelles à
Fauteur, et qu'il n'y a pas de corrélation à établir entre ce plan et celui
quia pu être arrêté par notre état-major général de la marine. Mais il est
bon que le public soit éclairé sur les possibilités de la guerre navale en
Méditerranée. On verra que M. le commandant Poidloue est un partisan
assez tiède du rapatriement du 19^ corps en France, qui ferait courir des
dangers à notre Afrique du Nord et aurait, en outre, l'inconvénient de
réduire notre flotte à une action purement défensive, au moins pendant la
première période des hostilités. Les avantages d'une offensive immédiate
dans l'Adriatique, dont il est question dans les pages qui suivent, ont été
déjà signalés dans cette Revue. — (N. D. L. R.)
Un vice-amiral, commandant en chef l'escadre de la Médi-
terranée, interrogé un jour par les membres d'une commis-
sion parlementaire sur le nombre et l'espèce d'unités qui, à
son avis, devraient composer la llotte française, répondit qu'il
ne saurait avoir d'opinion justifiée à ce sujet tant qu'il ne serait
pas iixé sur les forces ennemies que, dans l'esprit du gouver-
nement, elle serait appelée à combattre.
A l'heure actuelle, bien que ne constituant pour raisons bud-
gédaires qu'un minimum insuflisant, notre programme naval
semble avoir pour base une entente avec l'Angleterre et la
Russie et pour but la lutte contre l'Allemagne, l'Autriche et
l'Italie.
En outre, on peut inférer de la concentration de toutes nos
unités de valeur dans la Méditerranée, que l'Angleterre tiendra
tête avec la Home Fleet aux forces allemandes dans la mer du
Nord, et que notre armée navale, avec l'adjonction des deux
escadres de croiseurs de Malte, devra assurer la maîtrise de la
Méditerranée contre les escadres austro-italiennes.
Le rapporteur du budget de 1012, pour répondre aux objec-
tions formulées contre cette concentration qui laisse sans dé-
fense active tout notre littoral maritime de la Bidassoa à Dun-
kerque, déclarait au Parlement :
Il est indispensable que nous soyons maîtres de la mer dans
la Méditerranée :
LES FORGES NAVALES ANGLO-FRANÇAISES DANS LA MÉDITERRANÉE 547
i" Pour rapatrier le 19^ corps, composé de troupes aguerries,
ainsi que les troupes noires auxquelles on compte faire appel
comme compensation du fléchissement de la natalité en
France ;
2° Pour pouvoir continuer à nous faire ravitailler par
l'Afrique du Nord qui est et qui sera de plus en plus, pour la
France, un grenier d'abondance ;
3° Pour avoir la faculté d'envoyer des troupes de seconde
ligne en Afrique, si une insurrection s'y produisait, comme en
1870, pendant une guerre européenne ;
4" Pour empêcher l'Italie de mettre la main sur la Tunisie
où les débarquements seraient autrement faciles que dans le
Nord et l'Ouest de la France, où les assaillants, à moins de
s'être emparés immédiatement d'un point fortifié, auraient
les plus grandes chances d'être coupés de leurs communications
et rejetés à la mer;
5° En vue d'exercer une pression sur l'Italie, éventuellement
de lui apporter au besoin notre appui, si elle était menacée par
l'Autriche (1).
L'honorable rapporteur aurait pu ajouter que les forces
franco-anglaises devraient encore protéger les possessions de
l'Angleterre dans la Méditerranée, notamment l'Egypte, et
assurer la libre circulation de son commerce transitant par les
Dardanelles et le canal de Suez.
Sans vouloir examiner un à un tous les motifs invoqués ci-
dessus, nous ne pouvons nous empêcher de faire des réserves
sur ce rapatriement du 19" corps, opération aléatoire, en tout
cas très dangereuse, et dont on ne devrait pas avoir besoin
dans un pays bien organisé, ainsi que le disait M. le général
Gherfils dans un article récent.
On peut même se demander si, le jour où la Triple Entente
serait en lutte avec la Triple Alliance, une insurrection dans
l'Afrique du Nord ne nous obligerait pas à y envoyer soit des
troupes noires, soit des troupes blanches de deuxième ligne-
Or, il est admis que les opérations de cet ordre n'ont de réelles
chances de réussite que si on est maître de la mer, au moins
temporairement.
Pour réfuter cette manière de voir, on ne peut légitimement
s'appuyer sur le fait qu'en 1903, la flotte russe de Port-Arthur
existant encore, les Japonais ont effectué avec sécurité le trans-
port de leurs armées en Mandchourie, car après l'attaque du
(1) Cette éventualité a été émise en 1912. Elle serait beaucoup plus douteuse
aujourd'hui. — (N. D. L. R.)
348 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
S février, cette même Hotte était provisoirement réduite à
l'impuissance, et ce serait une grave imprudence de notre part
àe tabler sur une inertie de l'ennemi aussi invraisemblable que
celle des forces maritimes russes pendant les premiers mois de
îa guerre russo-japonaise.
Si l'amiral Makarow avait vécu, il est plus que probable que
les mouvements de troupes par mer des Japonais auraient été
considérablement gênés ou même complètement arrêtés, ce
îjoi les aurait mis dans l'obligation de n'utiliser que les seules
toutes de Corée et aurait modifié singulièrement la face des
«hoses.
Avant de songer à l'envoi, en Algérie, des troupes de deuxième,
5îgne et au rapatriement consécutif du 19* corps, il est donc
}ogiquede chercher à s'assurer la maîtrise définitive ou momen-
lanée de la mer.
Si l'on fait abstraction de la petite escadre que rx\llemagne
iiitretient maintenant dans la Méditerranée, les forces navales
gue nous sommes exposés à avoir pour adversaires dans cette
jBer sont celles de l'Autriche et de l'Italie. Nous ne voulons
pas rechercher ici si les accords méditerranéens conclus par
ïitalie avec la France et avec l'Angleterre, notamment à
Tépoque oij nos voisins transalpins voulaient avoir leurs cou-
iHs franches pour la Tripolitaine, s'opposeraient encore, à
î'feeure qu'il est, à une coopération navale de l'Autriche et de
yitalie, et d'une façon générale, au jeu de la Triple Alliance
.ara Méditerranée. Malgré les récentes déclarations du marquis
ii% San Giuliano affirmant au député Barzilaï qu'aucune stipu-
lation nouvelle n'était intervenue entre l'Italie et ses deux
^iés, nous croyons plus prudent de ne pas partager l'opti-
2ïisme du Premier lord de l'Amirauté qui n'admettait pas
çis'une puissance, ayant entretenu depuis si longtemps des rela-
iifms cordiales avec l'Angleterre, pourrait menacer les pos-
i€ssions anglaises de la Méditerranée et envoyer ses vaisseaux
sb guerre courir sus aux bâtiments de commerce anglais. Et
^ur étudier l'action combinée des fiottes franco-anglaises dans
jki Méditerranée, nous supposerons le pire, c'est-à-dire le cas
d'une lutte contre les marines réunies de l'Autriche et de
ÎTItalie.
La balance des forces s'établit alors comme il suit :
L'escadre autrichienne comprend deux dreadnoughls de
20.000 tonneaux, de construction récente, armés de 12 canons
ie 305 millimètres en tourelles triples, et de 12 canons de
LES FORGES NAVALES ANGLO-FRANÇAISES DANS LA MÉDITERRANÉE 5iS
14 centimètres contre les croiseurs légers, les destroyers et les
sous-marins; leur vitesse est de 20 nœuds. Ces bâtiments, si IW
en juge par les bruits qui ont circulé à Vienne, auraient une
surcharge considérable et manqueraient de solidité et 'd«
stabilité.
Une augmentation de tonnage et d'importantes améliorationt
auraient été apportées aux deux derniers navires du mêm*
groupe en construction. Ils sont considérés en AngleterK
comme surchargés d'artillerie (over-gunned!.
Les seuls autres navires qu'on puisse considérer comme m>&-
dernes sont les 3 Radetzky, armés de 4 canons de 305 milli-
mètres et de 8 de 23 centimètres, vitesse 20 n. 3, assimilables
à nos Démocratie, bien que moins protégés.
Trop chargés d'artillerie, relativement bas sur l'eau, ik
seraient gênés pour combattre avec une mer agitée.
Le souvenir de la bataille de Lissa et de l'énergique amicaï
Tégethoff (1) sont restés très vivants dans la mémoire des ma-
rins autrichiens et leur entraînement s'en ressent.
Méthodiquement organisées, les forces navales autrichienne»
ont été mobilisées très rapidement pendant la guerre des
Balkans sans que les journaux en aient fait mention.
En résumé, la marine autrichienne est une marine trèe
sérieuse où l'on travaille beaucoup.
L'escadre italienne comprend trois puissants dreadnoughtt
neufs :
Le Dante Alighieri de 18.500 tonnes, armé de 12 canons
de 303 millimètres en tourelles triples et de 20 de 11 cm. k^
vitesse 23 nœuds;
Le Gialio Cesare et le Leonardo di Vinci^àsi, 21.500 tonnes,
armés de 13 canons de 303 millimètres en tourelles triples efc
doubles, 20 de 11 cm. 4, vitesse 22 nœuds.
Le premier de ces 3 cuirassés et même les deux autres soat
trop chargés d'artillerie ; dans la Rivista maritima, un contre-
amiral italien, parlant de la forte surcharge des deux derniers,
disait que cette augmentation de tirant d'eau, même aux dépens
de la vitesse, serait un bien parce que les navires italiens sont
mal protégés au-dessous de la flottaison, un roulis de 3 degré*
mettant à découvert les parties non cuirassées de la coque !
On peut faire entrer en ligne de compte les 4 Homa de
(1) Les seules instructions qu'avait l'amiral Tégethoff de son gouvernement, «c
1866, lui défendaient d'entreprendre quoi que ce soit « Was die Sicherheit d^
Srhiffe gefjirhden kOnnte » qui put compromettre la sécurité de ses bàtimeuts.
L'amiral, pendant la guerre des Duchés, avait livré un combat très honorable à ua«
flotte danoise supérieure en nombre (affaire A' Héligoland) et inspirait une confiance
absolue à ses subordonnés.
550 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALKS
12.500 tonnes, bâtiments très inférieurs, armés seulement
de 2 canons de 30o millimètres et de 12 de 19 centimètres, avec
une cuirasse maxima à la ceinture de 250 millimètres, alors
que les canons de 240 millimètres des Danton percent la
même épaisseur d'acier Krupp à 7.000 mètres,
ïl y a aussi pour les dreadnoughts un inconnu en ce qui
concerne les tourelles triples qui sont très discutées, quoique
leurs essais aient été satisfaisants.
Les 2 Brin de 13.500 tonnes avec leurs 15 centimètres de
cuirasse ne peuvent être considérés comme navires de ligne
malgré leurs 4 canons de 305.
Comme croiseurs, les seuls acceptables, quoique outils très
médiocres, sont les 4 San Giorgio (1) de 9.500 tonnes armés
de 4 canons de 25 centimètres et ayant atteint seulement
23 nœuds aux essais.
Bien que n'ayant pas eu d'ennemis flottants à combattre,
l'escadre italienne a dû sérieusement bénéficier de sa période
d'activité pendant la guerre italo-turque, où elle a été sur le
pied de guerre et a pu éprouver son matériel d'artillerie et ses
appareils moteurs.
Passons maintenant aux forces anglo-françaises.
A l'heure actuelle les forces anglaises de Malte comprennent :
1° Trois croiseurs de bataille (battle cruisers), Vlnflexible,
Ylndefatigable^ Y Indoniitable de 17.500 tonnes à 18.500 tonnes,
armés de 8 canons de 305 millimètres et de 16 de 102 milli-
mètres, protégés par une cuirasse de 178 millimètres et ayant
atteint aux essais des vitesses de 26 à 28 nœuds.
V Indoniitable a effectué la traversée de l'Atlantique à une
vitesse moyenne de 25 noeuds;
2° Quatre croiseurs cuirassés modernes de 13.500 tonnes à
14.500 tonnes : Defence, Black Prince, l\arrior,Duke ofEdin-
burgy armés de 6 canons de 23 centimètres et de pièces de
15 centimètres avec une vitesse de 22 à 23 nœuds;
3° Six croiseurs légers;
4" Seize bons destroyers de haute-mer.
L'armée navale française se compose :
1° Des 6 Danton auxquels on attribue à tort le nom de
« dreadnought » avec lequel ils nont aucun rapport; la carac-
téristique de ce dernier type étant d'avoir une artillerie com-
prenant un seul gros calibre (ail big guns). Le premier
dreadnought date de 1906, porte 10 pièces de 305 milli-
(1) Le San Giorgio, à la suite de son échouage récent, est actuellement indispo-
nible pour plusieurs mois.
LES FORCES NAVALES ANGLO-FRANÇAISES DANS LA MÉDITERRANÉE o51
mètres. Armés de 4 canons de 305 millimètres et de 12 pièces
de 24ceQtimètres, les Danton ont atteint 20 nœuds aux essais.
Par suite d'erreurs commises dans le tracé des ailettes de
leurs turbines, leurs dépenses de charbon sont considérables
{1,7 comparées à 1 de la Démocratie).
Ils n'ont pas de chauffe mixte au pétrole et ne sont pas munis
de filets BidUvanl (1 1 ce qui constitue un danger à cause de la
rigidité de trajectoire, de la vitesse et de la puissance explo-
sive des nouvelles torpilles à air réchauffé.
2° Les 2 JeanBart et Courbet de 23.000 tonneaux, armés de
12 pièces de 305 millimètres dont 4 ne sont pas sur la ligne
axiale et de 22 pièces de 14 centimètres, vitesse 20 à 21 nœuds.
On regrette aujourd'hui cette disposition des grosses pièces que
toutes les marines ont abandonnée. Ces huit bâtiments sont bien
protégés contre l'artillerie et contre le chavirement — danger
le plus à craindre.
3" Les 5 Démoa:atie^ navires de 15.000 tonnes, vitesse
19 nœuds, armés de 4 canons de 305 millimètres et de 18 de
16 centimètres ou de 10 de 19 centimètres. Très bien aménagés
contre le chavirement, ils n'ont, sauf à la partie avant, aucune
protection latérale au-dessus de leurs épaisses cuirasses de
liane.
Leur tenue à la mer est médiocre par vent debout, parce
qu'ils sont trop chargés de l'avant.
Non seulement ils n'ont pas de filets Bullivant, mais encore
ils ont le défaut d'avoir des mâts militaires très volumineux
destinés à être sûrement jetés bas comme l'ont prouvé de nom-
breux exemples dans la guerre russo-japonaise.
4° Il faut ajouter à cette liste le Siiffren qui peut rendre des
services, bien que sa vitesse inférieure soit gênante (18 nu^uds).
5" Cinq croiseurs type Léon-Gambetta de 13.000 tonneaux
et V Ernest-Renan de 14.000 tonneaux, d'une vitesse de
22 nœuds pour les premiers et de 23, 5 nœuds pour le
second.
Le 5 « Gambetta » ont 4 canons de 19 centimètres et 12 de
16 centimètres; le « Renan », 14 canons de 19 centimètres et
20 de 65. Leur manque de vitesse les met dans l'impossibilité
d'éclairer les escadres (2).
-(1) Ces filets Bullivant se mettent en place et se relèvent en quatre ou cinq mi-
nutes; ils permettent de donner une vitesse de 8 à 10 nœuds. Tous les navires mo-
dernes étrangers cuirassés ou grands croiseurs en sont pourvus,
(2) Nous ne comptons pas le Wal'lec/c-Rousseau, frère du Renan, qui a fait de
graves avaries en échouant au golfe Jouan,m.om\\Age que l'escadre aurait dû quitter
dès qu'un violent coup de Sud-Sud-Est s est déclaré. Son indisponibilité durera au
moins quatre mois et demi.
552 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Quant à la réunion des croiseurs baptisée pompeusement
Escadre du Nord^ elle est composée de navires sans aucune
valeur militaire, qui n'ont ni vitesse, ni artillerie suffisantes.
Construits trop légèrement, leurs missions pressées à l'étran-
ger ont toujours été ralenties par des avaries, ruptures d'arbres
ou autres.
Il faut en conserver quelques-uns pour le service extérieur,
mais en ne leur demandant que des vitesses soutenues de
paquebots anciens.
Nous nous refusons absolument à citer parmi les navires
de combat les cuirassés de l'ancienne escadre d'instruction,
c'est-à-dire les Gaulois^ Bouvet^ Saint-Louis, Jauréguiberry,
Charlemagne.
Il suffit de suivre les tirs réels faits en France où à l'étranger
sur des navires de même ordre, le Hoche, le San Marco,
VEmpress of India, qui ont tous été mis à mal dès les premières
bordées de l'artillerie actuelle.
De même il faut reconnaître que la moitié de nos destroyers,
construits trop légèrement, résisteraient difficilement aux
fatigues d'une campagne prolongée. Quant à leurs vitesses, elles
ne sont le plus souvent que des vitesses d'expériences qu'ils ne
retrouvent plus.
Gomme pour nos sous-marins qui sont bons en général, leur
durée d'existence est fixée à dix-sept ans, durée exagérée: en
Angleterre et en Allemagne elle n'est que de douze ans.
Nous sommes en retard pour les torpilles ; on conserve la
450 millimètres alors que les nations étrangères ont adopté
déjà depuis longtemps: l'Angleterre et l'Amérique la 533 mil-
limètres, l'Allemagne b 500 millimètres (série des cuirassés
type Helgoland, 1908).
On n'a tenu aucun compte pour le service des mines des
enseignements si féconds de la guerre russo-japonaise.
Nos mouilleurs de mines le Cerbère et le Pluton avec leur
tonnage insuffisant 560 tonneaux, leur faible vitesse 20 nœuds,
sont incapables de remplir leur office qui est d'aller mouiller
des mines devant les ports ennemis et ne peuvent même pas
suivre l'escadre dès qu'il y a de la mer.
Us seraient une proie trop facile pour les petits croiseurs
italiens, autrichiens, allemands Spaun, Bixio, Magdeburg...
qui ont donné 27 ou 28 nœuds aux essais.
On voit que nous ne ménageons pas plus à notre matériel
qu'à celui de l'étranger les critiques que nous croyons mé-
ritées. Mais nous tenons à ajouter, en ce qui regarde le per-
sonnel, que nos équipages et nos officiers sont remarquables
LES FORCES NAVALES ANGLO-FRANÇAISES DANS LA MÉDITERRANÉE 553
au point de vue de la valeur militaire et de la discipline. Il
serait seulement souhaitable d'avoir pour commandernos grands
bâtiments des officiers plus jeunes.
*
* *
Pour nous résumer, nous constatons que les forces anglo-
françaises comprennent à l'heure actuelle dix-sept cuirassés ou
croiseurs de bataille dont deux dreadnoughts, et que les
Austro-Italiens sont en mesure de mettre en ligne cinq dread-
noughts et sept cuirassés, soit un total de douze.
On peut en conclure que nous serions à l'heure actuelle su-
périeurs à nos adversaires dans la Méditerranée.
A moins que les idées de nos gouvernants ne se modifient
profondément, il y a tout lieu de croire que, s'il y a un conilit
entre les deux grands groupements de puissances européennes,
ce sera l'Allemagne qui déchaînera la guerre et il est à pré-
sumer que cette guerre débutera par une attaque brusquée
des forces ennemies. Fait à méditer: en 170 ans il y a eu
110 guerres déclarées par la voix du canon.
Dans le cas oîi l'Italie se rangerait résolument au point de
vue naval du côté des agresseurs, les deux escadres italienne
et autrichienne informées à l'avance auront devant elles le
temps nécessaire pour opérer leur jonction, qui s'effectuera
probablement dans le golfe de Tarente, sans que l'armée
navale française puisse songer à s'opposer à leur réunion.
Il est même vraisemblable qu'elles auront quelques jours
devant elles pour essayer de mettre au point leur place de
bataille, organiser leurs moyens de communication par pa-
villons T. S. F. et en plus manœuvrer de concert.
Conduire au combat des escadres de nationalités différentes
a été de tout temps un problème délicat; mais bien qu'on puisse
faire la même remarque pour les forces anglo-françaises, il
n'en subsistera pas moins un sérieux avantage en notre
faveur. Le rôle des croiseurs de bataille anglais qui doivent
suivant toute probabilité constituer l'aile rapide (the fast
wing) de la flotte anglo-française, est en effet autrement facile
à préciser que celui des dreadnoughts italiens et autrichiens.
La question du commandement suprême peut occasionner
déjà une source de froissements entre Italiens et Autrichiens.
Il est à supposer que, vu la supériorité de leur nombre, les
Italiens réclameront cette prérogative. Réunira-t-on dans le
même corps de bataille les cinq unités les plus puissantes pour
lormer un groupe homogène, ou bien chacune des alliées con-
554 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
servera-t-elle son autonomie ? Même en admettant que, dès le
temps de paix, les états-majors généraux se soient mis d'ac-
cord, l'amiralissime aura beaucoup de peine à manier à son
gré les forces placées sous ses ordres, chaque marine ayant
ses idées et ses traditions de manœuvre. Et malgré le désir
sincère de s'entendre, il régnera toujours dans les esprits une
certaine méfiance, surtout si le commandant en chef est amené
à engager le combat avec l'escadre qui n'appartient pas à sa
propre nationalité. Entre l'Autriche et l'Italie il existe en
effet tant de causes anciennes et permanentes de rancunes, de
désunion, de mésintelligences: irrédentisme, questions reli-
gieuses, questions d'influence en Albanie !
En France, à l'époque où les escadres étaient réparties entre
le Nord et le Midi, on a reconnu l'impérieuse nécessité de les
grouper de temps à autre. Bien qu'ayant les mêmes livres de
signaux et la même tactique, elles ne parlaient pas la même
langue, si l'on peut s'exprimer ainsi !
Pour en revenir aux escadres austro-italiennes, si elles se
sont rencontrées, la flotte anglo-française qui a une vitesse
inférieure à la flotte ennemie, n'aura le contact qu'à l'heure
choisie par cette dernière, à moins qu'en menaçant la côte
d'Italie du côté de Naples et de Castellamare et en insultant les
côtes italiennes par de rapides coups de main, on ne crée un
mouvement d'opinion publique, qui oblige la flotte austro-
italienne à venir au-devant de la bataille.
Ce qui précède est basé sur une déclaration de guerre ino-
pinée; mais dans tous les cas, on est en droit d'attendre du
gouvernement de la Défense nationale qu'il prenne, dès qu'il
y aura des apparences de tension politique aiguë, des mesures
immédiates comme si la guerre était à la veille d'éclater.
Il est indispensable qu'il n'y ait pas la moindre hésitation à ce
sujet, sous le fallacieux prétexte que ces mesures préventives
pourraient être considérées comme équivalentes à une déclara-
tion de guerre. Les mouvements des deux marines ennemies
devront être surveillés de très près et ceci est l'affaire du ser-
vice d'espionnage, de ce service que les étrangers savent si
bien, si on en croit des bruits persistants, faire fonctionner
dans notre port de Toulon. Toute descente simultanée des
deux escadres autrichienne et italienne vers le Sud de
l'Adriatique ne peut être envisagée, en temps de tension poli-
tique aiguë, que comme un acte préliminaire d'hostilité.
Nous devons admettre que notre armée navale aura été
approvisionnée en bon charbon et qu'on aura soigneusement
débarqué notre charbon habituel qualifié par un amiral de
LES FORCES NAVALES ANGLO-FRANÇAISES DANS LA MÉDITERRANÉE 555
charbon de la Défaite à cause des torrents de fumée noire
qu'il produit, qui masquent les signaux, gênent le tir et la
manœuvre et décèlent la présence des bâtiments à des dis-
tances considérables.
Ce charbon aura dû être embarqué en grande rade de Toulon
où mouilleront ceux des cuirassés qui, à cause de leur grand
tirant d'eau, ne sont plus manœuvrables en petite rade quand
ils ont leur grand plein de combustible.
L'armée navale aura son complet de munitions et de vivres,
sera en tenue de combat, prête à appareiller au premier signal
pour exécuter les ordres donnés qui peuvent se résumer en
peu de mots : « chercher la flotte ennemie et la détruire ».
Comme on ne peut songer à forcer le détroit de Messine qui
sera évidemment très fortement défendu par des batteries de
terre et des sous-marins, la flotte française faisant le tour de
laSardaigne ralliera ou se fera rallier par les 3 battle-cruisers,
les IG bons destroyers, les 4 croiseurs cuirassés et les 6 croi-
seurs légers de Malte.
Si le temps est favorable, elle pourra se faire accompagner
par les porteurs et balayeurs de mines et fixer des rendez-vous
à ses sous-marins et à ceux de Bizerte.
Quant à la division de complément et aux cuirassés de l'an-
cienne escadre d'instruction, on profitera de la période de ten-
sion pour en expédier deux à Nice, deux à Marseille, un à
Ajaccio et les utiliser comme forts flottants avec la meilleure
orientation possible et par petit fonds. Au besoin on ne leur
laisserait que le strict minimum de cJiarbon, de façon à sortir
leurs cuirasses de l'eau.
Envisageons maintenant deux autres hypothèses : d'abord
celle préconisée parla presse allemande et dans laquelle l'Italie
et l'Autriche mobilisent sur place et conservent une neutra-
lité malveillante armée en attendant les événements consé-
cutifs à l'ouverture des hostilités.
Dans ce cas, il n'y a aucune hésitation à avoir: c'est dans
l'Adriatique que doit se rendre l'armée navale, parce que sa
seule présence créera parmi les éléments slaves de Bosnie,
d'Herzégovine, de Dalmatie et même d'Illyrie, une agitation
qui obligera l'Autriche à des mesures de précaution qui se
traduiront par une grosse immobilisation de troupes. C'est de
cette façon qu'une judicieuse conduite des opérations navales
pourra avoir une répercussion directe sur le dispositif des
forces de terre de la Triple Alliance.
Dans la deuxième hypothèse, c'est-à-dire si la guerre a été
déclarée et que la mobilisation navale de l'Italie soit retardée
556 QUESTIONS DIPLOMATIOUKS ET COLONIALES
pour une raison ou pour une autre, c'est encore dans l'Adria-
tique que doit se rendre l'armée navale pour les raisons indi-
quées plus haut.
Il importe d'ailleurs de remarquer que le blocus de l'escadre
italienne à la Spezzia est une opération presque impossible en
raison de sa supériorité de vitesse, des distances de précaution
auxquelles on est obligé de se tenir des forts, à cause des atta-
ques de jour des sous-marins, des agressions des destroyers
la nuit, et à cause également du danger des mines sous-
marines.
Si l'escadre italienne cherche à rejoindre l'escadre autri-
chienne, elle réussira probablement à le faire, malgré la pré-
sence des forces françaises dans l'Adriatique, toujours à cause
de la supériorité de vitesse des deux alliées. On pourrait
essayer de lui barrer le chemin avec les 3 « battle-cruisers »
et les 2 <( Jean-Bart » ; mais les croiseurs anglais sont insuffi-
samment protégés pour lutter à égalité avec des dread-
noughts.
En ce qui concerne le danger d'une démonstration contre la
la côte méridionale de France, il est peu probable que cette
entreprise soit tentée, les risques à courir étant hors de pro-
portion avec les avantages probables à en retirer. Quant à la
Corse, bien qu'elle soit mal défendue, son occupation deman-
derait beaucoup de monde et un temps assez long ; l'exemple
de Lissa oii on a effectué un débarquement sans être maître
de la mer ne doit pas être encore oublié.
Disons enfin que même après une bataille gagnée, les adver-
saires auront des deux côtés un besoin urgent de réparations
(car on ne peut s'attendre à des désastres aussi complets que
celui de Tsushima). Il restera encore une quantité de croiseurs
légers, de destroyers, capables par des attaques de nuit bien
menées de gêner considérablement la marche d'une nombreuse
flotte de transports envoyée par les navires restés indemnes
et des destroyers (1).
11 en résulte que, même après une grande bataille navale
heureuse, le transport de gros effectifs de troupes à travers la
Méditerranée sera encore une opération délicate.
Commandant Poidloue.
(1) C'est peut-être à ce moment-là d« la guerre que nous serons bien aise d'em-
ployer activement nos vieux cuirassés. Bouvet, Charlemagne, etc. — N. D. L. R.
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
Les accords franco-turcs.
Les accords franco-turcs visant l'émission d'un emprunt turc sur
le marché de Paris et certaines facilités données au gouvernement
ottoman au point de vue financier, ainsi que des concessions de
nature économique et politique accordées par la Turquie à la France,
ont été paraphés les 8 et 9 avril par M. Doumergue, président du
Conseil, ministre des Affaires étrangères, et par Djavid Pacha, ministre
des Finances de l'empire ottoman, en présence de M. de Margerie,
directeur des Affaires politiques et commerciales^ chef de cabinet du
ministre des Affaires étrangères, qui avait été chargé de suivre les
négociations avec l'assistance de M. Ponsot, consul de France,
Djavid Pacha est parti aussitôt pour Constantinople afin de sou-
mettre les accords à la ratification du sultan avant la réunion des
Chambres ottomanes. Les conventions arrêtées à Paris ne pourront
donc pas être retardées dans leur mise à exécution parles lenteurs
parlementaires; elles restent, il est vrai, subordonnées pour une
partie de leur objet aux négociations analogues encore pendantes
entre l'Allemagne, Iltalie, l'Angleterre et la Turquie; mais ces der-
niers pourparlers, d'ailleurs très avancés, ne peuvent compromettre
ni modifier en aucune façon l'entente franco-turque, dont voici les
principaux éléments. Tout d'abord, la France obtient de la Turquie
des concessions de ports et de chemins de fer se divisant en deux
groupes, le groupe syrien et le groupe arménien, et dont une note,
publiée par le Temps, le 12 avril, a donné l'énumération suivante:
I. — Les concessions de chemins de fer se divisent en deux groupes :
le groupe syrien, sur le versant méditerranéen; le groupe arménien dans
lAnatolie orientale et sur le versant de la mer Noire.
1° Le réseau syrien : les concessions accordées comprennent une ligne
partant de Rayak pour aboutir à Ramleh, localité située à mi-chemin de
la ligne de Jaffa à Jérusalem. C'est un embranchement de 300 kilomètres
environ. Le gouvernement ottoman prend en outre des engagements pour
éviter que le tronçon CaifTa-Derak de la ligne du Hedjaz ne fasse pas une
concurrence ruineuse à la voie française de Damas-Kamah. La France a
aussi oJjtenu la concession d'une ligne de Srnyrne aux Dardanelles avec
embranchements, soit environ 400 kilomètres, et une ligne Hodeida-Sana
de 185 kilomètres : en tout, près de 900 kilomètres.
558 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
2» Reseau arménien : les lignes concédées sont les suivantes : Samsoun-
Sivas, Sivas-Karpout-Arghana, Arghana-Bitlis-Van, Samsoun-Kastamouni-
Héraclée-Bolou. Ces lignes, avec les embranchements, forment un total
d'environ 2.000 kilomètres.
II, — Les ports : les ports d'Héraclée et d'Ineboli dans la mer Noire,
de Jaffa, de Caiiïa et de Tripoli de Syrie dans la Méditerranée.
En outre, l'accord fait entrer en vigueur les conventions para-
phées à Constantinople le 18 décembre dernier et concernant la
liquidation de tous les litiges existant entre le gouvernement de la
République et la Porte depuis le règlement qui suivit notre démon-
stration navale à Mitylène. Ces conventions visent notamment les
établissements scolaires français, la situation des Tunisiens et des
Marocains — qui seront désormais, au point de vue ottoman, assimilés
aux Algériens — et enfin l'application des capitulations en matière
pénale. En échange, la France accorde à la Turquie les avantages
suivants : 1° Le marché français se charge d'un emprunt turc d'une
valeur nominale de 800 millions dont aucune somme ne devra être
distraite pour payer des dépenses de guerre; 2" la France apporte
un concours amical à la réorganisation financière de la Turquie;
elle donne son consentement à l'augmentation de 4 % sur les
douanes, sous la réserve du consentement des autres puissances;
elle accepte la création de monopoles pour l'alcool, les allumettes,
les cartes à jouer, etc., ainsi que des droits d'accise sur les denrées
coloniales et l'extension du droit de patente et des impôts mobiliers
aux étrangers; enfin, des fonctionnaires français collaboreront avec
les autorités turques aux réformes financières. Telles sont, dans leurs
grandes lignes, les bases de ces accords qui marquent une heureuse
étape dans les relations de la France et de la Turquie, quelque peu
tendue depuis 1910 en raison des intrigues allemandes à Constanti-
nople. Le 24 avril, le sultan ayant signé le firman de ratification des
accords franco-turcs, a reçu en audience officielle notre ambassadeur
à Constantinople, M. Bompard et lui a exprimé ses remerciements
pour l'assistance financière que le marché de Paris a donnée à la
Turquie. lia en même temps formulé l'espoir que ce concours prépa-
rera le développement économique de l'empire et lui permettra
d'entrer dans une ère de prospérité et de tranquillité.
La question d'Albanie.
La réponse des puissances a la note grecque
Après des pourparlers qui ont duré plus de deux mois, les grandes
puissances ont enfin fait remettre, le 24 avril, leur réponse à la Note
de la Grèce du 8/îl février. Voici le texte de ce document, iden-
tique pour les six grandes puissances, mais non collectif :
Les puissances apprécient la valeur des assurances que le gouverne-
ment hellénique a données par sa note en date du 8/21 février dernier, en
LES AFFAIRES d'oRIENT 539
ce. qui concerne l'exécution des décisions collectives des puissances, rela-
tivement aux frontières de l'Albanie et à l'attribution des îles de la mer
Egée. Ils prennent acte des engagements contractés par le gouvernement
hellénique de procéder à l'évacuation des territoires occupés par ses
troupes et attribués à l'Albanie; de ne seconder ni directement ni indi-
rectement aucune résistance à i'état de choses établi par les puissances
en Albanie méridionale; de restituer à la Turquie les îles d'Imbros, Tene-
dos et Castellorizo; d'obtenir le vote de la' loi nécessaire à la cession de
l'île de Sasseno; d'accorder toutes les garanties désirables aux minorités
musulmanes des îles qui lui ont été attribuées.
En notifiant son acquiescement aux décisions des puissances, le gouver-
nement hellénique a formé un certain nombre de vœux qui ont, depuis
lors, fait l'objet du bienveillant examen des six gouvernements. Il a déjà
été décidé par la commission internationale du contrôle de l'Albanie qu'une
complète égalité serait assurée aux populations dans toute l'étendue de
cet Etat, en ce qui concerne les droits des différentes religions et l'usage
de toutes les langues. Les puissances se déclarent prêtes à exercer toute
leur influence afin que le principe posé par la commission de contrôle de
l'Albanie soit mis en pratique, et que des mesures effectives en assurent
le bénéfice matériel et moral aux populations albanaises, notamment à
celles des territoires qui doivent être évacués par les troupes grecques.
Elles sont disposées à recommander au gouvernement albanais, de con-
cert avec ceux des autres puissances, de prendre en considération la
suggestion formulée par le gouvernement grec, en ce qui concerne l'en-
rôlement d'éléments locaux dans la gendarmerie de l'Albanie méri-
dionale.
Les puissances sonfdisposées également à exercer toute leur influence
auprès du gouvernement turc, afin que les populations grecques des îles
Imbros, Tenedos et Castellorizo reçoivent sous la souveraineté ottomane
les garanties efficaces nécessaires à la sauvegarde de leurs intérêts reli-
gieux et scolaires. Le principe de la neutralisation du canal de Gorfou
ayant été posé par la réunion des ambassadeurs à Londres, les puissances
sont prêtes également à participer à un accord international destiné à en
fixer les conditions. "Un arrangement étant intervenu entre les diverses
puissances et le gouvernement hellénique sur l'éventualité d'une rectifica-
tion de la frontière gréco-albanaise dans la région d'Argyrocastro, elles
déclarent ne pas voir d'inconvénient à ce que ce projet de rectification
reçoive effet.
Par contre, les puissances déclarent s en tenir au tracé délimitatif qui
a été adopté par les six gouvernements pour la région de Koritza, sans
toutefois s'opposer à ce que, lors de l'établissement définitif de la fron-
tière, il soit examiné si les vœux du gouvernement hellénique peuvent se
concilier avec les directions indiquées dans ce tracé.
En ce qui concerne enfin les îles de la mer Egée, attribuées à la Grèce,
les puissances se déclarent prêtes à user de son influence amicale auprès
de la Sublime Porte, pour que le gouvernement hellénique ne soit pas
troublé dans la possession de ces îles et que la décision collective de l'Eu-
rope soit respectée par le gouvernement ottoman.
Ajoutons que les représentants des puissances ont ensuite recom-
mandé verbalement à la Grèce d'évacuer l'Epire du Nord et que
M. Venizelos a répondu qu'il donnerait des ordres immédiats à ce
sujet. Et en effet, le 27 avril, un communiqué officiel d'Athènes
560 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
annonçait que l'évacuation était terminée et que les dernières troupes
grecques avaient quitté l'Epire.
DANS L'aLBANIE DU NORD
L'Albanie du Nord est, en ce moment, le théâtre d'événements du
même ordre que ceux qui se passent sur ses frontières méridionales.
Des tribus albanaises, en vertu de la délimitation tracée par les puis-
sances, doivent passer au Monténégro. De môme que les Grecs épi-
rotes se refusent à devenir Albanais, de même aussi ces montagnards
albanais n'entendent pas se laisser annexer au Monténégro. N'ayant
reconnu jusqu'à présent aucune autorité, ils n'acceptent pas plus celle
du roi Nicolas qu'ils ne consentiraient d'ailleurs à reconnaître celle
du prince de Wied. Le Monténégro a donc décidé de procéder parla
force contre les tribus des Hati et des Grudi. Mais les tribus voisines
des Kastrati et des Skrili qui, tout en restant albanaises, ne se sou-
cient pas du nouveau tracé de frontière, ont décidé de se porter au
secours des deux premières. Le Monténégro peut donc se trouver
entraîné dans une action au delà de la délimitation fixée par la Con-
férence de Londres, d'où source possible de nouvelles difficultés. Le
gouvernement de Durazzo a cru devoir, dès à présent, prier le cabi-
net de Cettigné de respecter la nouvelle frontière, en même temps
qu'il a envoyé des émissaires auprès des Kastrati et des Skrili, afin
de les engager à renoncer à leurs projets, mais on ignore encore quel
a été le succès de ces démarches. Les complications se multiplient,
comme on voit, sur toutes les frontières du nouveau royaume.
VELLÉITÉS d'intervention DE l'iTALIE ET DE l'aUTRICHE-HONGRIE
De nouveau, les gouvernements de Rome et de Vienne manifestent
leur impatience en ce qui concerne les aflfaires d'Albanie et l'on
recommence à parler d'une intervention possible. D'après des
informations de Belgrade publiées par l'officieuse agence des Bal-
kans, l'Italie et l'Autriche-Hongrie envisageraient une occupation
militaire pour mettre fin à l'anarchie qui règne dans le nouveau
royaume comme elle régnait dans cette province lorsqu elle faisait
encore partie de la Turquie. D'autre part on mande de Vallona à la
même agence des Balkans que l'Italie a envoyé dans ce port 15.000
fusils et de nombreuses munitions. Enfin l'on apprend que les
ministres d'Italie et d'Autriche à Athènes ont transmis à la Grèce les
protestations du gouvernement albanais au sujet de l'attitude des
autorités grecques en Epire. Il est à noter que cet accès d'agitation
se manifeste presque simultanément avec la remise de la ré-
ponse des puissances à M. \enizelos, qui a pourtant sans hésiter
promis d'évacuer les régions d'Epire encore occupées, comme il
s'était d'ailleurs antérieurement déclaré prêt à le faire à la première
demande de l'Europe, et qui a démenti aussi la participation de
plusieurs centaines de réguliers grecs au mouvement insurrec-
tionnel. A Rome et à Vienne on ne s'en montre pas moins nerveux.
LES AFFAIRES d'ORIENT 561
et une opération militaire combinée est envisagée sans que cett«
aventure soulève chez les deux associés les mêmes hésilalions qui
les avaient amenés précédemment à renoncer à une entreprise
analogue. C'est sans doute une conséquence des récents entretiens
d'Abbazia entre le comte Berchtold et le marquis de Sdn-Giuliano et
des entrevues de Schœnbriinn et de Venise entre les souverains de
la Triple Alliance.
La Grèce et la France.
LA MISSION MILITAIRE FRANÇAISE
Le départ d'Athènes du général Eydoux, rappelé en France pouf
les besoins du service, a été l'occasion de manifestations très cha-
leureuses de sympathie : le roi, tout le premier, a tenu à exprim-œ
personnellement au général Eydoux ses remerciements pour l'œuvre
de réorganisation militaire dont il a été le promoteur. Le 24 avril,
le général de Villaret, qui succède à Athènes au général Eydoux, a
pris le commandement du l^"" corps d'armée grec. Dans l'ordre â\L
jour qu'il a adressé aux troupes, le nouveau chef de la mission fran-
çaise s'est déclaré fier de collaborer avec les brillants régiments qm
se sont couverts de gloire sur les champs de bataille de Macédoin*
et d'Epire, sous le commandement d'un auguste chef; il a salu^t
ensuite les étendards et assuré de son dévouement les officiers, les
sous-offîciers et les soldats, envers lesquels il est animé, dit-il, de
l'esprit confraternel le plus cordial.
COMMANDE d'uN CUIRASSÉ GREC EN FRANGE
Le gouvernement grec a donné l'ordre àM. Romanos, sonministr«
de Paris, de signer la convention pour la construction d'un dread-
noughtsur les chantiers français. Ce qui a retardé quelque peu It
commande a été la question de l'artillerie du navire. Les dix canoM£
de 34 1/2 seront du type employé sur le cuirassé Lorraine. Mais pour
les vingt canons d'artillerie moyenne, le Comité de la marine est
d'avis qu'ils soient du type adopté pour le croiseur actuellement eï.
construction en Angleterre, tandis que le ministre veut qu'ils soieM
également du type employé sur la Lorraine. C'est M. Venizelos q\Â
résoudra la question.
Les réformes en Arménie.
La Porte a choisi les inspecteurs pour l'Arménie :MM. Vestnenk,
des Indes néerlandaises, et le colonel norvégien Hoir.
QUEST. DiPL. ET GOL. — T. XXXVII. 35
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — Le voyage à Paris des souverains anglais. — Le roi
George V d'Angleterre et la reine Mary viennent de faire à la France
leur première visite officielle. Durant les trois journées de leur séjour
à Paris, du mardi 21 au vendredi 24 avril ils ont été fêtés avec un
enthousiasme unanime et inlassable; aucune note discordante ne
s'est fait entendre et l'on a pu dire justement que le soleil radieux
qui n'a cessé de favoriser ces belles fêtes était le vrai symbole des
sentiments populaires. Le soir de leur arrivée les souverains anglais
ont assisté à l'Elysée à un dîner de gala offert en leur honneur par
le président de la République. Le président et le roi ont prononcé
les toasts suivants :
TOAST DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Sire,
Votre Majesté et Sa Majesté la reine me permettront de leur exprimer
très simplement la joie profonde qu'éprouvent la Ville de Paris et le
peuple français tout entier à recevoir les augustes souverains de la grande
nation amie.
J'ai gardé moi-même le souvenir le plus reconnaissant et le plus ému
de l'accueil que Votre Majesté a bien voulu me réserver l'an dernier,
lorsqu'Elle m'a ofiert à Londres une si gracieuse hospitalité ; et les sen-
timents qui m'ont été témoignés, pendant mon séjour en Angleterre, par
toutes les classes de la population britannique, ont trouvé un écho fidèle
dans le cœur de mes compatriotes. L'opinion publique s'est unanimement
associée, de chaque côté du détroit, aux nouvelles manifestations de
confiance et de sympathie réciproques dont mon voyage avait fourni
l'occasion aux gouvernements de nos deux pays.
La visite que Votre Majesté et Sa Majesté la reine rendent aujourd'hui
à la France est l'éclatante consécration d'une amitié qui a désormais subi
l'épreuve du temps et de l'expérience, qui a démontré son efficacité per-
manente, et qui répond aux volontés réfléchies de deux puissantes nations,
également attachées à la paix, également passionnées pour le progrès,
également accoutumées aux mœurs de la liberté.
Pendant les heures trop brèves que Votre Majesté passera parmi nous,
Elle ne pourra, sans doute, voir la France que sous un petit nombre de
ses aspects physiques ou moraux. Les fêtes artistiques, sportives et mili-
taires auxquelles Elle a aimablement promis d'assister lui présenteront
cependant, sous une forme sommaire, quelques éléments de notre carac-
tère national, et Elle retrouvera sans peine, dans les vertus qu'honore
notre démocratie, plusieurs des forces traditionnelles qui ont fait, depuis
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 563
si longtemps, la grandeur et la gloire de l'Angleterre: le sens de la
mesure, de l'ordre et de la discipline sociale, la conscience éclairée du
devoir patriotique, l'acceptation joyeuse des sacrifices nécessaires, le culte
fervent d'un idéal qui ne s'éclipse jamais et qui remplit de lumière toute
la vie d'une nation.
Après une longue rivalité qui leur avait laissé d'immortelles leçons
d'estime et de respect mutuels, la France et la Grande-Bretagne ont appris
à s'aimer, à rapprocher leurs pensées et à unir leurs efforts.
Il y a aujourd'hui dix ans que les deux gouvernements ont réglé à
l'amiable les questions qui les divisaient. Les accords qu'ils ont passés
à cette date, et dont la clairvoyance de Sa Majesté le roi Edouard VII et
de ses conseillers avait si heureusement préparé la réalisation, ont tout
naturellement donné naissance à une entente plus générale qui est doré-
navant l'une des plus sûres garanties de l'équilibre européen.
Je ne doute pas que sous les auspices de Votre Majesté et de son gouver-
nement, ces liens d'amitié ne se resserrent tous les jours davantage, au
grand profit de la civilisation et de la paix universelle.
C'est le vœu très sincère que je forme au nom de la France.
Je lève mon verre en l'honneur de Votre Majesté, de Sa Majesté la
reine, de Sa Majesté la reine Alexandra, de S. A. R. le prince de Galles
et de toute la famille royale.
Je bois à la grandeur et à la prospérité du Royaume-Uni.
TOAST DU ROI
Monsieur le Président,
Je suis profondément touché des aimables et éloquentes paroles avec
lesquelles vous avez bien voulu souhaiter, à la reine et à moi-même la
bienvenue dans la brillante capitale de votre beau pays. Je suis très heu-
reux d'avoir pu trouver l'occasion de rendre la visite que vous nous avez
si aimablement faite l'an dernier, et qui nous a laissé, à la reine et à moi,
le souvenir le plus agréable.
J'éprouve un plaisir tout particulier a me trouver au milieu du peuple
français lors du dixième anniversaire de ces accords par lesquels nos deux
pays ont réglé pacifiquement toutes les questions qui les divisaient. C'est
de ces accords que sont sorties les relations si intimes et si cordiales qui
nous unissent aujourd'hui et grâce auxquelles il nous est permis de tra-
vailler ensemble à l'œuvre humanitaire de la civilisation de la paix.
Je vous remercie. Monsieur le Président, d'avoir rappelé que le nom de
mon père bien-aimé restera toujours associé à cette entente, et je souscris
de tout mon cœur à votre éloquente définition des desseins élevés et
nobles que nos deux pays poursuivent en commun. Leur réalisation sera
un bienfait pour les deux nations, en même temps qu'elle constituera
le legs le plus précieux que nous puissions laisser aux générations à
venir.
La reine et moi n'oublierons jamais la réception si cordiale ([ui nous a
été accordée à notre arrivée et qui sera très hautement appréciée dans mon
pays.
Je suis heureux de penser que, pendant notre séjour, nous aurons le
plaisir d'admirer et d'apprécier ce que vous venez d'appeler si justement
quelques éléments de votre caractère national. Ce sont ces éléments qui
ont élevé la- France à un si haut degré de civilisation et de prospérité.
C'est surtout grâce à eux qu'elle occupe si dignement et si fièrement sa
place dans le monde.
564 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
La reine et moi nous vous remercions, Monsieur le Président, de votre
charmante hospitalité et de votre fort aimable accueil. Je lève mon
verre en vous souhaitant, Monsieur le Président, une longue et heureuse
vie, et toute prospérité et bonheur à la France à laquelle je porte les
sentiments d'amitié les plus profonds et les plus sincères.
Deux autres documenls ont encore précisé officiellement la portée
de ce voyage en France du roi d'Angleterre, qui était accompagné du
ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni, sir Edward Grey.
Le 22 avril, l'agence Renier a publié de source autorisée la note que
voici au sujet des conversations qui venaient de s'engager au Palais
d'Orsay entre M. Doumergue et sir Edward Grey.
Il n'est pas question, ainsi qu'on le suggère dans certains milieux, de
quelque nouvel accord anglo-français écrit. Les relations de la France et
de l'Angleterre sont bien et fermement établies, solidement fixées et sont
la base d'une entente mutuelle et cordiale.
Sans doute des affaires intéressant les deux pays, telles que celles des
Nouvelles-Hébrides et d'autres questions seront discutées, mais il n'y a
aucune raison de s'attendre à ce que soit sir Edward Grey, soit M. Dou-
mergue aient dans leur esprit une liste de sujets prêts pour un échange
formel de vues.
Lorsqu'une base d'entente existe telle que celle établie entre la France
et l'Angleterre, la solution des questions de la nature de celles qui vien-
nent d'être mentionnée est plutôt laissée aux administrations compé-
tentes.
Il n'est pas, en fait, nécessaire que les relations anglo-françaises prennent
une tournure plus formelle ni qu'aucune modification soit apportée à l'en-
tente actuellement en vigueur.
Quoiqu'on ne puisse pas envisager comme résultat de la visite de Paris
une extension des relations des deux pays, cependant on peut s'attendre
à une définition plus claire de l'entente existante.
Et le lendemain, 23 avril, après leur dernier entretien, les deux
ministres des Affaires étrangères de l'Entente cordiale, sir Edward
Grey et M. Doumergue, ont convenu de faire à la presse la décla-
ration suivante :
Au cours des entretiens qui se sont poursuivis entre sir Edward Grey
et M. Gaston Doumergue, à l'occasion delà visite de LL. 1\IM. le roi et Ta
reine d'Angleterre, les diflërentes questions intéressant les deux pays ont
été envisagées, et l'identité des vues des deux ministres sur tous les points
s'est affirmée.
En constatant les résultats de la politique poursuivie par les deux gou-
vernements avec le gouvernement impérial russe, sir Edward Grey et
M. Gaston Doumergue, sont tombés d'accord sur la nécessité pour les trois
puissances de continuer leurs constants elTorts en vue du maintien de
l'équilibre et de la paix.
Il est à peine besoin d'ajouter que la presse des deux pays de
France et d'Angleterre a été unanime à se féliciter sans réserve de
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES S65
l'heureux résultat de ce voyage dont le succès a dépassé encore ce
que l'on pouvait en attendre.
— Hommage à Mistral. — Le dernier numéro de la Revue critique
des Idées est consacré à la gloire de Mistral. Le rôle civilisateur du
grand poète provençal, l'origine et les directions du Félibrige, l'in-
fluence européenne du Maillanais, le profond savoir qui animait un
art si complet, enfin de charmants souvenirs, tels sont les éléments
de ces pages qu'il faut lire, et où déjeunes écrivains, Gabriel Boissy,
Jean Marc Bernard, Marcel Provence, Jean Longnon, Charles Benoit,
ont parfaitement exprimé et motivé les sentiments de reconnaissance
et d'admiration dus à la grande mémoire.
Allemagne. — Le nouveau statthalter d'Alsace-Lorraine. — Le
nouveau statthalter du Pays d'empire est enfin nommé. C'est M. de
Dallwitz, ministre de l'Intérieur prussien, qui quitte son poste
pour le gouvernement de Strasbourg. Le successeur de M. de Dall-
witz au poste de ministre de l'Intérieur est M. de Lœbell, ancien
chef de chancellerie du prince de Biilow. L'ancien statthalter d'Al-
sace-Lorraine, le comte de Wedel, a été élevé, par un ordre deU'em-
pereur, daté de Corfou, au rang de prince. La nomination de M. de
Dallwitz comme statthalter d'Alsace-Lorraine adonné lieu à de nom-
breux commentaires. Les organes libéraux et radicaux regrettent
qu'on ait choisi un homme, qui par la politique qu'il a suiviejusqu'ici
en Prusse, ne semblait pas être désigné pour un tel poste. Les or-
ganes conservateurs voient au contraire dans la nomination de M, de
Dallwitz le triomphe de la politique qu'ils préconisent. Et la Morgen
Post, organe radical conclut : « Cette nomination est le couronne-
( ment d'une œuvre : elle achève la prussification de l'Alsace-Lor-
< raine. » Le nouveau ministre de l'Intérieur, M. de Lœbell, est né
en I800; il a suivi très régulièrement la filière administrative. Après
avoir exercé plusieurs charges importantes en province, il fut appelé
à la chancellerie en 1904 et devint bientôt le collaborateur préféré et
le confident du prince de Biilow. Il fut nommé sous-secrétaire d'Etal
en 1907 ; il quitta cette charge lors de la disgrâce du prince de Bùlow
et fut appelé à la direction de la province de Brandebourg. Au bout
de quelques mois cependant il allégua le mauvais état de sa santé et
prit un congé qui dura jusqu'à ce jour. Elu au Reichstag en 1893, il
fit partie du groupe conservateur. On considère généralement que
M. de Lœbel est d'un esprit plus libéral que M. de Dallwitz.
— L'intervention de la force armée dans le service intérieur. — A la
suite de l'affaire de Saverne, les autorités militaires prussiennes
avaient annoncé que de nouvelles prescriptions seraient élaborées
en vue de.régler avec une satisfaisante précision les conditions de l'in-
tervention de la force armée dans le service intérieur. La Gazette de
V Allemagne du Nord a. publié le 8 avril un résumé de ces prescrip-
S66 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
tions nouvelles, rédigées par les soins du ministre de la Guerre de
Prusse et soumises à l'approbation des gouvernements confédérés.
D'après ce résumé, il appert que les autorités militaires conserveront
toute liberté d'intervenir en cas de troubles. « En cas de détresse,
« déclare en efTet la Gazette de V Allemagne du Nord, l'armée pourra
« et devra agir sans réquisition préalable des autorités civiles si, en
« en cas de danger pressant pour la sécurité publique, les autorités
« civiles sont, par suites de circonstances extérieures, hors d'état
« d'ordonner cette réquisition. »
Ce paragraphe est, on le voit, assez élastique pour légitimer après
coup tous les abus de force et tous les excès d'autorité.
Autriche-Hongrie. — La santé de Veinfereur François-Joseph. —
On est fort inquiet depuis une quinzaine de jours de la santé de
l'empereur François-Joseph, qui a pris froid en attendant l'empereur
Guillaume, lorsque celui-ci vint lui rendre visite à Schœnbrunn, avant
d'aller à Gorfou. Les bulletins officiels sont assez optimistes, mais
dans l'entourage du souverain on se montre très tourmenté.
— Lentreviie d'Ahbazia. — Dans le même temps que la France et
l'Angleterre fêtaient d'un même cœur le dixième anniversaire de
l'Entente cordiale, les ministres des AfTaiç.es étrangères d'Italie et
d'Autriche-Hongrie, le comte Berchtold et le marquis de San Giuliano
discutaient à Abbazia de toutes les graves questions qui préoccupent
actuellement l'Europe etfdans lesquelles leurs deux gouvernements
sont plus directement intéressés. A ces entretiens, qui se sont pro-
longés pendant presque une semaine, et qui avaient été préparés par
les entrevues de l'empereur Guillaume II avec l'empereur François-
Joseph à Vienne et avec le roi Victor-Emmanuel à Venise, ont parti-
cipé les deux ambassadeurs, le duc d'Averna et M. de Merey, et plu-
sieurs hauts fonctionnaires du Ballplatz et de la Consulta. La con-
clusion en a été donnée, le 18 avril, par le communiqué suivant^
publié en même temps à Vienne et à Rome : « La visite que le mi-
« nistre des Affaires étrangères d'Italie vient de rendre à Abbazia à
« son collègue austro-hongrois a de nouveau fourni aux deux
« hommes d'Etat l'heureuse occasion d'un échange de vues pro-
« longé et approfondi sur les questions qui touchent spécialement aux
« rapports entre l'Italie et l'Autriche-Hongrie. Dans les conversations
« entre le marquis de San Giuliano et le comte Berchtold s'est mani-
« festée une fois de plus la parfaite identité de vues qui a déjà été pro-
« fitable aussi bien aux intérêts des deux puissances alliées qu'à la
« solution pacifique des nombreux problèmes soulevés par la dernière
a crise balkanique. Ayant constaté les effets satisfaisants de cette
<c politique, les deux ministres, s'inspirant d'une entière confiance
c mutuelle, sont résolus à se maintenir d'accord avec l'Allemagne
« dans la ligne de conduite actuelle et, par suite, à joindre leurs
« efforts pour rendre de plus en plus vive la sympathie que trouvent
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES f)67
« dans l'opinion publique les rapports intimes existant entre les
« deux gouvernements. »
Ajoutons que, avant de se séparer, les deux ministres italien et
austro-hongrois ont adressé au chancelier de l'empire allemand,
M. de Bethmann-Hollweg, la dépêche suivante, destinée à mani-
fester plus complètement encore la solidité intérieure de la Triple
Alliance :
Dans nos entretiens relatifs à toutes les questions qui nous intéressent,
nous avons plusieurs fois constaté l'unanimité complète de vues des trois
puissances alliées. Nous vous envoyons avec une grande joie, à la fin de
notre entrevue, l'expression de notre inébranlable amitié.
Cette manifestation solennelle de la solidité intérieure de la Triple
Alliance n'était pas inutile après les rudes assauts qu'a subis ces
derniers temps l'amitié austro-italienne. D'ailleurs elle n'a reçu
qu'un accueil très réservé dans l'un et l'autre pays : les journaux
italiens comme les journaux autrichiens ont témoigné généralement,
dans leurs articles sur l'entrevue d'Abbazia, d'une mauvaise humeur
hostile qui faisait un contraste frappant avec le ton enthousiaste des
commentaires anglo-français sur l'Entente cordiale.
Italie. — Les rapports franco-italiens. — La Tribuna de Rome a
publié, le 13 avril, le texte officiel suivant d'une déclaration faite le
8 avril à la Chambre des députés par le marquis de San Giuliano,
ministre des Affaires étrangères, déclaration qui avait été fort com-
mentée par les journaux français, d'après une citation inexacte.
MM. Carafa, Santini, Chimirri, ont fait quelques allusions à l'influence
que la contrebande exercée aux deux frontières d'Egypte et de Tunisie a
pu avoir sur la durée de la guerre. M. Carafa, avec sa g^j-ande compétence
en cette matière, a reconnu spontanément les difficultés qui s'opposent
aux deux gouvernements limitrophes pour une plus efficace répression de
la contrebande.
Les gouvernements anglais et français ont accompli en cette occasion
leurs devoirs internationaux. Maintenant le fait que nous sommes limi-
trophes avec l'Angleterre et la France en Afrique et que nous avons une
mission commune de civilisation qui peut être rendue plus ardue par des
difficultés identiques est une raison de plus pour continuer à rendre uni-
forme l'action des trois gouvernements, suivant l'esprit des accords
opportunément cités par M. Chimirri et encore en vigueur, et qui ont
tant contribué et doivent contribuer encore à maintenir intacte leur amitié
récipropre.
J'aurais préféré que M. Santini n'eût pas rappelé l'incident désormais et
depuis longtemps amicalement réglé du Manouba et du Carthage, mais
en tout cas, je regrette qu'il ait dit que l'effet de cet incident ait hâté le
renouvellement de la Triple Alliance. Les grandes lignes de la politique
étrangère de l'Italie ne sont pas influencées par des incidents et des épi-
sodes, mais elles sont déterminées par les hauts et permanents intérêts
du pays.
568 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Suède. — Les élections législatives. — Les éleclions législatives
suédoises, commencées le 27 mars, viennent seulement de se ter-
miner. Elles ont été un grand succès pour la politique nationale de
la Couronne. Les radicaux en effet ont perdu 31 sièges alors que
les partisans de la défense nationale en gagnent 22 et les socia-
listes 9. La répartition des sièges s'établit ainsi : 86 partisans de la
défense nationale, 73 socialistes et 71 radicaux.
II. — ASIE.
Japon. — Le nouveau ministère. — Le vicomte Kijura n'ayant pu,
au dernier moment, triompher de l'hostilité des partis d'opposition
parlementaire a dû renoncer à la tâche qu'il avait acceptée de con-
stituer le nouveau ministère. Le mikado a fait alors appel au comte
Okuma qui a établi son cabinet de la façon suivante:
Président du Conseil, ministre de l'Intérieur, comte Okuma ;
Affaires étrangères, baron Kato ; Finances, M. Wakatsuki; Marine,
amiral Yashiro; Guerre, général Oka; Justice, M. Ozaki ; Instruction
publique, M. Ichiki ; Communications, M. Taketomi ; Commerce,
Ticomte Oura.
III. — AFRIQUE.
Maroc. — Le tourisme au Maroc. Une initiative intéressante. — La
Vigie marocaine de Casablanca, se rendant compte de la difficulté
qu'éprouvent les Français à apprécier la valeur et l'importance des
débouchés que leur offre le Maroc, prend l'initiative intéressante,
avec le concours des autorités civiles, militaires et indigènes, d'un
voyage de tourisme automobile et d'études commerciales dans le
nouveau pays de protectorat. L'arrivée à Casablanca des adhérents
à ce projet coïncidera avec le départ de cette ville des voitures enga-
gées pour le circuit de tourisme, véhicules qui seront à la disposi-
tion des voyageurs. En effet, cette épreuve n'étant pas une épreuve
de vitesse mais de résistance permettra la visite et le séjour dans
tous les centres intéressants fixés par l'itinéraire : Fedhala, Rabat,
Salé, Kenitra, Fez, Moulay Idriss, Volubilis, Meknès, les Zaërs,
Marrakech, Saffi, les Doukkalas, Mazagan. Les syndicats d'iniiiative,
les Chambres de commerce, les chefs de municipalités se tiendront à
la disposition des participants pour leur donner la documentation
dont ils auraient besoin. Ainsi qu'au cours du dernier circuit auto-
mobile marocain des fêtes indigènes : courses, fantasias, diffas,
seront organisées dans les villes énumérées. Le départ aura lieu à
une époque particulièrement favorable à une telle manifestation de
vulgarisation, le 16 mai 1014, après les élections. Tous les rensei-
gnements seront fournis aux personnes intéressées par le délégué
de La Vigie marocaine, M. Voisin, au Moniteur du Maroc, 18, rue
de Montpensier.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 569
IV. — AMÉRIQUE.
Le conflit entre les États-Unis et le Mexique. — Un incident,
presque insignifiant à l'origine mais qui a pris rapidement, en raison
des circonstances, une importance considérable, vient de déclencher
la guerre entre les Etats-Unis et le Mexique. Le 9 avril, une escouade
de marins de la canonnière américaine Dolphin, descendus sans
armes à Tampico, sous le commandement du commissaire du bord,
pour compléter les approvisionnements en pélrole, étaient arrêtés
par un officier et un peloton de soldats du général Huerta. Us furent
d'ailleurs relâchés une demi-heure après etle général Huertaexprima
ses regrets personnels de l'incident. L'amiral Mayo, commandant des
forces américaines stationnées dans les eaux du Mexique, estima
cependant ces regrets insuffisants ; il exigea que le pavillon des
Etats-Unis fût salué de 21 coups de canons par les batteries du port,
et le gouvernement de Washington fit sienne cette réclamation. Le
général Huerla refusa d'abord, puis se ravisant, il déclara qu'il ferait
saluer le drapeau américain, comme l'exigeait l'amiral Mayo, à la
condition que le salut serait rendu coup pour coup par les bâtiments
américains. Le président Wilson insista pour le salut du drapeau de
l'Union sans condition. Il saisît en même temps le Congrès de la
question, le 20 avril, par unmessage qui demandait à la Chambre des
représentants et au Sénat « d'approuver l'emploi des forces armées
« des Etats-Unis, de la façon et dans les proportions où cela pourra
« être nécessaire, pour obtenir du général Huertaet de ses partisans
<(. qu'ils reconnaissent pleinement la dignité et les droits des Etats-
« Unis, même dans la situation pénible actuelle du Mexique ».
Il ne saurait y avoir dans nos actes, ajoutait le message, une idée
d'agression non plus qu'une idée de conquête égoïste.
Nous ne songeons à maintenir l'autorité et la dignité des Etats-Unis
que parce que nous désirons conserver toujours intacte notre grande
influence dans l'intérêt de la liberté, que ce soit aux Etats-Unis ou partout
ailleurs où elle pourra être employée pour le bénéfice de l'humanité.
Le 22 avril, le Sénat et la Chambre, conformément à la requête
du président Wilson, votaient un ordre du jour identique déclarant
que « le président Wilson a le droit d'employer les forces armées
des Etats-Unis pour faire valoir sa demande en vue d'obtenir entière
réparation des affronts et des indignités commis au Mexique contre
les Etats-Unis », répudiant toute intention de faire la guerre au
peuple mexicain, mais refusant toutefois de déclarer qu'après la sou-
mission du Mexique, les Américains devront se retirer et abandonner
le pays entier à sa propre population. Entre temps, et sans même
attendre le blanc-seing du Congrès, les troupes de débarquement
américaines s'étaient emparées, le 21 avril, des douanesde Vera-Cruz,
sous le prétexte qu'un bateau de commerce étranger allait y débar-
S70 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
quer du matériel de guerre, et avaient occupé la ville. Cet acte de
guerre produisit une grande émotion dans tout le Mexique. Le géné-
rai Huerta proclama qu'il résisterait par la force et jusqu'au dernier
souffle aux entreprises des envahisseurs. De son côté, le général
Carranza, chef du parti constitutionnaliste qui est maître du nord
du Mexique et lutte pour le pouvoir contre le général Huerta, adres-
sait une communication au président Wilson protestant, au nom de
son patriotisme, contre l'aggression américaine et déclarant que « le
maintien des forces américaines à Vera-Gruz, en violation de la sou-
veraineté et des droits imprescriptibles d'indépendance du peuple
mexicain, entraînera les constitutionnalistes dans une guerre iné-
gale que ceux-ci ont jusqu'à présent tenté d'éviter à tout prix. » Le
général Carranza terminait en adjurant le président Wilson de rap-
peler les forces occupant Vera-Cruz. Le général Villa, second du
général Carranza, se montrait encore plus énergique et se rendait
avec son escorte personnelle à Juarez pour organiser l'attaque de la
frontière américaine. Enfin le chef de bande Zapata faisait sa sou-
mission au gouvernement de Mexico et mettait à sa disposition ses
15,000 partisans pour combattre l'ennemi commun. On ne s'atten-
dait pas à \\'ashington, à ce mouvement général unissant tout le
Mexique contre l'étranger. Le président Wilson et son secrétaire
d'ËtalM. Bryan avaient certainement espéré pouvoir compter toutau
moins sur la neutralité bienveillante des constitutionnalistes. Leur
attitude hostile, au contraire, compliquait singulièrement la situa-
tion et c'est évidemment cette circonstance qui a poussé le président
à accepter l'offre de médiation des républiques sud-américaines. Le
25 avril, en effet, les représentants du Brésil, de la République Argen-
tine et du Chili à Washington ont offert, par une note conjointe, les
bons offices de leurs gouvernements au gouvernement de Washing-
ton. Voici le texte de ce document :
Dans le but de servir les intérêts de la paix et de la civilisation, en
toute confiance et avec le plus grand désir d'empêcher une nouvelle effu-
sion de sang, qui nuirait à la cordialité et à l'union qui ont toujours
entouré les rapports des gouvernements et des peuples de l'Amérique,
nous, plénipotentiaires du Brésil, delà République Argentine et du Chili,
dûment autorisés, avons l'honneur d'offrir au gouvernement de Votre
Excellence nos bons offices pour arriver à une solution pacifique et ami-
cale du conflit qui s'e-t élevé entre les Etats-Unis et le Mexique.
Cette cOVe traduit en forme autorisée les suggestions que nous avons
eu l'occasion d'offrir antérieurement, à ce sujet, au secrétaire d'Etat, à
qui nous renouvelons l'assurance de notre plus haute et distinguée consi-
dération.
Le président Wilson a accepté en ces termes la proposition qui lui
était ainsi adressée :
Le gouvernement des Etats-Unis est profondément conscient de
l'amitié, de la sympathie et du souci généreux de la paix et du bien-être
de l'Amérique manifestée dans la note conjointe que je viens de recevoir
de Vos Excellences, otVrant les bons ofïices de vos gouvernements pour
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 571
arriver, s'il est possible, à une solution des difficultés actuelles entre le
gouvernement des Etats-Unis et ceux qui prétendent actuellement repré-
senter la République du Mexique.
Conscient du but dans lequel cette offre est faite, le gouvernement amé-
ricain ne se croit pas liltre de la rejeter. L'intérêt principal de ce gouver-
nement se trouve dans la paix de l'Amérique, dans les rapports cordiaux
des diverses républiques américaines avec notre peuple et dans le bon-
heur et la prospérité qui ne peuvent venir que de l'accord réciproque et
de l'amitié créés par la poursuite d'un but commun.
L'ofi"re généreuse de vos gouvernements est donc acceptée.
Le gouvernement des Etats-Unis espère très sérieusement que vous
voulez sauver ceux qui représentent les éléments les plus sérieux du
peuple mexicain et qui sont prêts à discuter les conditions d'une solution
satisfaisante.
Le gouvernement des Etats-Unis sera prêt à recevoir toutes les propo-
sitions qui pourraient être formulées d'une façon sérieuse et aies discuter
dans l'esprit le plus large et le plus conciliateur. Ces négociations seront
annonciatrices d'une nouvelle période de coopération et de confiance mu-
tuelle en Amérique.
Le gouvernement se sent obligé de dire franchement que, ses rapports
diplomatiques avec le Mexique étant pour le moment interrompus, il ne
lui est pas possible d'assurer qu'il pourra sans délai discuter le plan de
médiation internationale que vous proposez.
Il est sans doute possible qu'un acte quelconque d'agression de la part
de ceux qui contrôlent les forces militaires mexicaines oblige les Etats-
Unis à agir d'une façon qui pourrait détruire l'espoir d'une paix immé-
diate; mais ceci ne justifierait pas une hésitation à accepter votre géné-
reuse suggestion actuelle.
Nous attendons les meilleurs résultats dans un délai assez court pour
diminuer la crainte que nous éprouvons de voir des manifestations irré-
fléchies et hostiles interrompre les négociations et décevoir nos espérances
de paix.
On croit que le plan des gouvernements sud-américains com-
porte l'éloignement du général Huerta, pour lequel le gouverne-
ment des Etats-Unis a insisté depuis le début du conflit actueL
Notification de l'offre de médiation a été envoyée aux représentants
diplomatiques du Brésil, de la République Argentine et du Chili au
Mexique, ainsi qu'au quartier général des constilutionnalisles du
Nord du Mexique. On assure que le président Huerta aurait déjà
fait connaître son acceptation de la médiation sud-américaine.
La paix de l'Irlande.
John Bult., au nationaliste irlandais et à l'ulstérien : « En voilà assez. Portez
donc le drapeau ensemble. Aucun de vous ne peut le porter seul. »
Punch (Londres).
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La question de l'Ulster.
Le cuisinier Asôiiïh :
« C'est l'oignon qui donne de
la force au ragoût. S'ils veu-
lent que je le retire!... »
London opinion (Londres).
L'ours russe se cuirasse.
Kikerihi (Vienne).
Dixième anniversaire.
Punch (Londres).
En Allemagne.
La Prusse militariste
force Michel à lui donner
toujours plus de soldats.
Mucha (Varsovie).
Lépouvantail
de loncle Sam.
Le général Carranza.
Independiente (Mexico).
Les États-Unis et le Mexique.
Malgré lui, l'oncle Sam est entraîné
à la guerre.
Ohio State journal (Columbus).
Les libéraux et l'Ulster.
Si seulement sir Edward Carson repré-
sentait quelque autre nationalité opprimée,
l'Arménie par exemple, comme les libé-
raux lui tendraient les bras !
Punch ^Londres.)
NOMINATIONS OFFICIELLES
MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRAIVGÈRES
M. P. de Mai'gerie. ministre plénipot., chef de cabinet du ministre des Affaires
étrangères, est promu au grade de commandeur de la Légion d'iionneur.
UIIVISTÈRE DE LA GUERRE
Troupes métropolitaines.
GENDARMERIE
Missions. — MM. les cap. Bouvet et Seignobosc sont désig. pour la mission
française en Turquie.
Troupes coloniales.
INFANTERIE
Annam-Tonkin. — MM. les cap. Prioux, Damel et Maugeard ; le lient. Rey
et lesisous-lieut. Langlet, Lenfant et Prax, sont désig. pour le Tonkin.
Cocllinclline. — MM. les capit. Abadie, Fianc et Cassandre; les lient. Garin
et Verdon et le sous-lieut. Laplace sont désig. pour la Cochinchine.
Afrique Occidentale. — MM. les cke^s de bataill. Schneegans et Gesland ;
les capit. Guyon, Lévy, Javelier et Mouet; \e sous-lieut. Richard, sont désig. pour
l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — MM. les chefs de bataill. Fialix et Benezech ; le
capit. Auriol et les sous-lieut. Martinet Grasset, sont désig. pour l'A. E. F.
Madagascar. — MM. les capit. de Martonne, Munier, Cruaud, Radenac,
Granier de Cassagnac, Grovalet. Charnoz et Raymond; les lient. Graziani et
Pillard; les sous-lieut. Chauveau, Balesi et Castanet, sont désig. pour Mada-
gascar.
ARTILLERIE
Annam-Tonkin. — M. le cap. Pelletier est désig. pour le Tonkin.
Cocllinclline. — M. le capit. Werquin est désig. pour la Cochinchine.
Afrique Occidentale. — MM. les capit. Rocard, Varigault et Laurent, sont
désig. pour l'A. 0. F.
Madagascar. — MM. le colonel Bernard et le capit. Hugonet, sont désig.
pour Madagascar.
Officiers d'administration.
IndOClline. —M. Voffic. d'admin. de 3« cl. Fraysse est désig. pour les Travaux
publics.
Afrique Occidentale. — M. Voffic. d'administ. de 3» cl. Treuscorff est désig.
pour l'A. O. F.
CORPS DE l'intendance
Afrique Occidentale. — M, le sons-int. de Z' cl. Many est désfg. pour
l'A. O. F.
Officiers d'' administration.
Annam-Tonkin. — MM. les offic. d'administ. de 2^ cl. Buzy et de 3° cl.
Rochoix sont désig. pour le Tonkin.
CORPS de santé
Indochine. — M. le méd.-maj. de 2' cl. Garrot est désig. pour servir h. c.
en Indochine.
Annam-Tonkin. — MM. le méd. ppal de 2* cl. Croussouard; le méd.-maj. de
d"^* cl. Cadet ; le méd.-maj. de 2° cl. Le Goanon et le pharm.-major de l'* cl.
Ehrhardt soût désig. pour le Tonkin.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES 575
Cocllinchine. — M. le méd.-maj. de 2« cl. Dubarry est désig. pour la Co-
chinchine.
Inde Française. — M. le méd.-maj. de 2^ cl. Le Fers est désig. pour le^;
Etablissements de l'Inde.
Afrique Occidentale. — MM. les méd.-maj. de l^e cl. Luisi et le Strat ; le
méd.-maj. de 2e cl. Monfort et le pharm.-maj . de 2^ cl. Boin, sont désie- pour
l'A. O. F.
Afrique Equatoriale. — M. le méd.-maj. de 2« cl. Pichon est désig pour
l'A. E F.
Madagascar. — MM. le méd. ppal de 1" cl. André ; les méd.-maj. de 2« cl.
Gallet de Sjinterre et Perreaux sont désig. peur Madagascar.
Guyane. — MM. le méd.-maj. de 2^ cl. Guillen et le pharm.-maj. de 2^ cl.
Meunier sont désig. pour la Guyane.
MIIVISTÈRE DE LA MARINE
ÉTAT-IiAJOR DE LA FLOTTE
Extrême-Orient. — MM. les Ueut. de vaiss. Perrio, Neuzillet et Gillet
€t l'enseigne de 2* cl. Plessis sont désig. pour la Manche. /
M. le lient, de vaiss. Bourdet est désig. pour le Pistolet ;
M. le Ueut. de vaiss. Baule est désig. pour les torpilleurs de réserve de Saigon.
Levant- — M. le capit. de vaiss. Tirard est nommé au command. du Bruix,
MM. le capit. de frég. Goisset et le Ueut. de vaiss. Amiot est désig. pour le
même bâtiment.
Madagascar. — M. le lient, de vaiss. Le Têtu est désig. pour le Vaucluse.
Mission . — M. l'enseigne de vaisseau de l'^ cl. Ducrocq est désig. pour la
mission hydrographique Congo-Oubangui.
SénégaL — M. le Ueut. de vaisseau Mégissier est nommé au command. de la
Surprise.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
Neutralité belge et invasion allemande, par Maxime Leco.mte,
ancien vice-président du Sénat, et le lieutenant-colonel breveté Camille
LÉvi, membre de la Commission historique du Nord. Un vol. in-d2de
610 pages, avec trois cartes en couleurs, Paris, Henri Charles-Lavauzelle,
éditeur.
A une époque où, dans les articles de journaux, revues, publications
périodiques ou livres de fond, parus nombreux tant en Belgique qu'en
France et en Allemagne, ce ne sont que discussions et controverses pour
savoir si les Allemands agiront au Sud de la Met^se ou au Nord, ou à la
fois au Sud et au Nord, cet ouvrage arrive à point pour synthétiser le dé-
bat. Examinant d'abord les conditions d'une invasion allemande par la
Belgique (facilités, obstacles, éventualités d'une riposte française, coopé-
rations possibles), les auteurs étudient ensuite les leçons du passé, c'est-à-
dire les multiples invasions subies par la Belgique au cours des siècles, puis
montrent les chances que paraît réserver l'avenir pour une tentative de ce
genre et les moyens d'y parer, le tout approfondi dans le plus grand détail.
Ce bel ouvrage est, on le voit, d'un intérêt singulièrement actuel ; nous ne
saurions trop en recommander la lecture. Pour mettre leur étude mieux
en relief, les auteurs la font précéder d'un aperçu très documenté sur la
Belgique au point de vue historique et géographique.
576 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
L.a guerre des Balkans et l'Europe, 1912-1913, par Gabriel Ha-
XOTAUX, de l'Académie française. Un vol in-16 de 451 pages. Paris. Plon-
Nourrit et C'", éditeurs.
M. Gabriel Hanotaux vient de rassembler, en un nouveau volume, les
constatations documentaires, les réflexions, les craintes patriotiques, que
lui ont suggérées, au jour le jour, les diverses phases de la crise balka-
nique, forme inquiétante et inattendue de la vieille question d'Orient.
Jamais coup d'oeil plus pénétrant et plus sûr n'a été jeté sur la situation
européenne, sur le danger résultant de la soudaine substitution delà poli-
tique des ententes particulières à celle du concert des puissances, sur les
possibilités de paix ou de guerre que recèlent les clauses du traité de Bu-
carest, sur l'ensemble de devoirs positifs qui se dégagent enfin, pour la
France, de l'examen des faits.
Le maréchal Mortier, duc de Trévise, par son petit neveu, le
colonel FriCiXET-Despréaux, de l'ancien corps d'état-major. Tome II,
1708-1804. Un vol. in-8° de 480 pages, avec une planche photographique
en couleurs, 4 planches en noir et 4 cartes hors textes. Paris, Berger-
Levrault, éditeurs.
Dans ce second volume de son bel ouvrage, dont nous avons signalé le
tome I*»" le 16 novembre dernier, le colonel Frignet-Despréaux étudie
d'abord la participation du général Mortier aux opérations des armées du
Danube et du Rhin. Le 26 septembre 1799, sur le champ de bataille de
Zurich, Mortier est nommé par Masséna général de division. Il s'empare
de Glaris, de Ragatz et reçoit à Tamins, le 31 octobre, un témoignage de
la satisfaction du gouvernement. Le 15 avril 1800,1e général Mortier ^est
nommé commandant de la division militaire de Paris, et il garde ces déli-
cates fonctions jusqu'au 2 mai 1803 ; il est alors nommé lieutenant général
et commandant de l'armée du Hanovre. Le récit des glorieuses opérations
de la campagne du Hanovre termine ce volume dont l'intérêt historique
est on le voit, considérable.
Ouvrages déposés au bureau de la Bévue.
Introduction à la médecine des passions, par le D'" Maurice Boigey, médecin-
major de l'armée. Un vol. in-16 de 280 pages. Paris, Librairie Félix Alcan.
Mes Souvenirs. 1830-1914, par Auguste Lalance. Préface par Ernest Lavisse, de
l'Académie française. Un vol. grand in-8». Paris, Berger-Levrault, éditeurs.
Rapport sur un voyage d'étude à Constanlinople, en Egypte et en Turquie d'Asie,
janvier-août 1912, par Maurice Pernot. Un vol. in-12 de 340 pages. Paris, Fir-
min Didot et C'«. éditeurs.
Bosquejo de la Campafia turco-balkanica de 1912-1913, publié sous la direction
du ministère de la Guerre par la commission militaire chargée de suivre les opé-
rations sur le terrain. Un vol. in-S" de iOO pages, avec cartes et gravures. Madrid.
Bibliothèque du ministère de la Guerre.
Bibliographie de l'Afrique Equatoriale Française , par Georges Bruel, administra-
teur en chef des Colonies. Un vol. in-80 de 320 pages. Paris, Emile Larose,
éditeur.
The Ukraine, réimpression d'une conférence sur l'histoire de l'Ukraine et les grands
problèmes actuels, par Bedwin Sands. Une brochure in-S" de 70 pages, avec
gravures. Londres, Francis Griffither, édileur.
L Administrateur-Gérant : P. Campain,
PARIS. — IMPRIMERIE LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
QUESTIONS
DIPLOMATIQUES ET COLOMALES
Erratum. — Nous tenons à rectifier quelques erreurs qui se sont glissées
dans l'article sur les chemins de fer de la Turquie d'Asie publié dans notre
dernier numéro. La carte qui accompagnait l'article est d'ailleurs scrupu-
leusement exacte.
1° Il existe une ligne à voie normale Tripoli-Homs.
2° La ligne de Magnésie à Soma est déjà prolongée jusqu'à Panderma,
3° Les Turcs sont en train de construire une ligne d'El-Fuleh à Jérusa-
lem qui est de nature à concurrencer la ligne en projet Reyak-Ramleh,
Il faut noter enfin que la ligne du Hedjaz, l'embranchement Deraa-
Caïtla, et les lignes Bevrouth-Damas et Damas-Mzerib sont à voie étroite.
LES ÉTATS-UNIS ET LE MEXIQUE
Pour ceux qui ont suivi depuis 1911 la politique des Etats-
Unis, la nouvelle de leur intervention au Mexique ne fut pas
une surprise. Elle s'annonçait comme inévitable, parce qu'elle
devait résulter d'une situation de fait, contre laquelle étaient
impuissantes toutes les considérations théoriques qu'on pré-
tendait lui opposer. Les causes qui l'ont produite sont d'ordre
à la fois matériel et moral.
Et d'abord, il ne faut pas oublier que les Américains du Nord
ont près de 5 milliards de capitaux engagés au Mexique, et
font la plus grande partie du commerce extérieur de ce pays,
puisque 80 % de ses exportations vont aux Etats-Unis, qui lui
fournissent en retour 60 % des marchandises dont il a besoin.
Or, depuis que le Mexique est en révolution, les pertes énormes
subies parles entreprises commerciales et industrielles i^l) ont
atteint les Américains proportionnellement à leur chiffre d'af-
faires. Certains industriels se sentaient directement menacés par
(1) On eç aura une idée en comparant les cours des actions des trois grandes
banques — Banque nationale du Me.xique, Banque de Londres et de Mexico, Banque
centrale mexicaine — à la lin de 1910 et aujourd'hui. Ils sont tombés respectivement
de 1150, 654 et 465 francs à 480, 235 et 62 francs.
QUEST DiPL. ET GOL. — T. XXXVII. — NO 41*. — 16 MAI 1914. 37
578 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
la présence de Huerta à la tête du pays, notamment ceux qui
exploitent le pétrole et sont sous la dépendance du puissant
trust Standard OU, qui dispute à la Société anglaise Eagle OU
la suprématie dans la région de Tampico (1). Il paraît même
que cette rivalité ne fut pas étrangère à la dernière révolution :
l'entourage de Madero avait lié partie avec les financiers amé-
ricains; celui de Huerta, avec les Anglais.
Sur ces questions d'intérêt viennent se greffer des préoccu-
pations d'un autre ordre. A tort ou à raison, les Etats-Unis
s'inquiètent des visées du Japon sur le Mexique. On n'a pas
oublié rémotion soulevée en 1911 et 1912 par les concessions
de terrain qui furent accordées à des compagnies japonaises
dans la baie de Magdalena, en Californie mexicaine. Les Amé-
ricains affirmèrent alors leur volonté de ne laisser personne
s'installer au Mexique; ils firent valoir leur droit de s'opposer
à toute prétention de ce genre, non pas même en vertu de la
doctrine de Monroe, mais en invoquant seulement le cas de
légitime défense, comme le secrétaire d'Etat Sevvard l'avait
fait contre la France en 1866.
Cette thèse fut exposée tout récemment encore à la Chambre
des représentants :
Au cours de ces dernières années, il est devenu à la mode dans certains
milieux de dénoncer la doctrine de Monroe. Parmi ceux qui se disent par-
tisans de sa suppression, en est-il qui préféreraient voir une forte puis-
sance militaire contrôler notre frontière méridionale, ou un des grands
Etats européens occuper Mexico et transformer les indolents péons de
notre République sœur en vigoureux soldats, ayant pour officiers des
hommes d'une solide instruction militaire ? Notre contact avec un voisin
bien armé tendrait-il à diminuer la dépense de nos organisations militaires
et navales? Je crois que le résultat serait juste le contraire. Parmi ces oppo-
sants à la doctrine de Monroe, en est-il qui désirent voir l'Allemagne, l'An-
gleterre, la France, la Russie, l'Italie ou le Japon s'installer dans une
quelconque des Républiques de l'Amérique centrale ? Ne serait-ce pas un
grand malheur pour nous si une puissance étrangère se voyait autorisée à
occuper un des Etats libres de l'Amérique du Nord? Pourrions-nous tolérer
la présence d'étrangers si près des portes du canal de Panama? Et non
seulement" si près », mais entre les Etats-Unis continentaux et la zone
du canal? Messieurs, si on laissait une telle éventualité se produire, ce
serait un désastre national...
Ce n'est pas au moment où les Américains du Nord se voient
à la veille de recueillir le bénéfice des efforts et des sacrifices
accomplis pour percer l'isthme de Panama qu'ils vont se dé-
partir de leur politique traditionnelle à l'égard des Etats qui
bordent le golfe du Mexique, devenu leur mer. Ils veulent
(I) D'après ies évaluations du dernier rapport consulaire anglais sur la région de
Tampico, les capitaux anglais investis dans cette région sont de 375 millions, les
capitaux américains de 478.
LES ÉTATS-UNIS ET LE MEXIQUE 579
contrôler le Mexique comme les petites Républiques de l'Amé-
rique centrale, de plus près encore s'il est possible, parce que
ce pays est plus fort, et capable d'un développement qui le
rendrait plus dangereux. Ils n'ont pas osé se déclarer respon-
sables de l'ordre au Mexique comme ils l'ont fait à Cuba, à
Panama, à Nicaragua, à Saint-Domingue. Mais au fond, telle
est bien leur idée : ils veulent y faire cesser l'anarchie, et
en restaurant l'ordre, asseoir solidement leur influence.
Puisque le Mexique n'est pas en état de se gouverner lui-
même — des chefs du genre de Porfirio Diaz ne se rencontrent
pas deux fois de suite — peut-être n'ont-ils pas tort. Dans les
pays récemment annexés ou simplement contrôlés par eux, une
paix féconde et durable a succédé à l'anarchie, et les étrangers
en profitent autant que les indigènes. C'est ce qu'exprime la
note officieuse publiée par \q Ne^v-York Herald Aw. 26 avril, pour
protester contre l'attitude hostile de la presse européenne à
l'égard des Etats-Unis: « S'il est une chose que tout le monde
« doive comprendre, c'est que le règne despotique de Huerta
« touche à sa fin. Et s'il est une autre vérité qui s'impose, c'est
« que toute œuvre entreprise par notre pays dans le but de
« procurer au Mexique un régime d'ordre durable ne peut
« tendre, de toute nécessité, qu'à augmenter la valeur de tous
« les placements faits au Mexique. »
Le droit qu'ils prétendent exercer ainsi, c'est celui que de
tout temps les peuples forts se sont arrogé : imposer leur pro-
tection et leur clientèle aux nationalités inférieures. La ques-
tion est de savoir jusqu'où ira cette protection, si elle restera
une sorte de tutelle affectueuse, analogue à celle de l'Angle-
terre sur le Portugal, ou deviendra une véritable prise de
possession, comme l'Angleterre a fait en Egypte et la France
en Tunisie ou au Maroc. Les Etats-Unis ont tout à gagner à
comprendre leur rôle dans le premier sens.
Il faut bien avouer que l'impérialisme américain, dont les
visées deviennent chaque jour plus ambitieuses, devait être
tenté par cette riche proie offerte à ses convoitises. Les théori-
ciens ne lui ont pas manqué pour expliquer et justifier ses
prétentions, témoin ce qu'écrivait à ce propos un professeur
de l'Université de Harvard, M. Archibald Goolidge : « Quand,
« de deux Etats ayant une longue frontière commune, l'un
« surabonde de vigueur et de jeunesse et s'accroît rapidement,
« tandis que l'autre possède des territoires riches, désirables,
o çiaigrement peuplés, troublés par d'incessantes révolutions,
« le premier, inévitablement, interviendra dans les affaires
f( du second. C'est la loi des vases communiquants. »
û'aprè:; une a!t£ publiée en 1910
^par le Ministère desùmmumcatlons. QtTmaux Publics
du Mexique.
^^.» bn exploitation.
o„,MM^..^ 'en construction.
chemins de fer
I'
, /7/v7/fif?j'<Concessions en vigueur.
COchÉ de France Amérique
Georges Huri
582 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
*
* *
Mais l'opération ne sera pas aussi simple pour les Améri-
cains que le furent celles qu'ils ont précédemment exécutées.
Leur faiblesse militaire est telle, qu'ils l'avouent sans diffi-
culté. Lq New-York Herald a publié, l'été dernier, des lettres
du général Meade, disant que les Etats-Unis n'étaient en rien
préparés à la guerre. Le général Wotherspoon, sous-chef de
ï'état-major, a fait des déclarations dans le même sens. M. Gar-
rison, secrétaire d'Etat pour la Guerre, parlant à Denver
(Colorado), dit aussi:
« 11 y a exactement 33.000 réguliers dans tous les régiments
« continentaux ; la garde nationale porteraitce chiffre à 150.000.
« Si les Etats-Unis étaient entraînés dans un conflit avec une
« puissance de premier ordre, il leur faudrait une armée de
« 600.000 hommes. Elle pourrait être levée en trente jours;
« mais pendant ce temps, nos adversaires débarqueraient des
« troupes sur nos côtes. »
Cette éventualité n'est pas à redouter avec le Mexique, qui
n'a pas de marine. Il n'en reste pas moins que les Américains
ne peuvent pas envoyer au delà de leurs frontières plus
d'une trentaine de mille hommes. Nous ne parlons pas de
la garde nationale, dont l'instruction militaire est à peu près
nulle. Quant aux volontaires, qui furent toujours la principale
ressource des Etats-Unis en cas de guerre, il n'est pas douteux
qu'ils se présenteraient aussi nombreux que dans les occasions
précédentes. Mais ils auraient affaire à d'autres volontaires, qui
possèdent sur eux la supériorité d'être aguerris.
Il faut remarquer toutefois que, depuis deux années que l'idée
d'une intervention au Mexique est dans l'air, l'armée améri-
caine a travaillé. L'intendance et les services se sont préparés
à leur tâche, et la cavalerie en particulier, l'arme la plus effi-
cace dans une campagne de guérillas, a été spécialement en-
traînée en vue du rôle qu'elle aurait à tenir.
La préparation de la mobilisation a bénéficié d'une réforme
au printemps de 1913. 11 n'existait, en temps de paix, aucune
unité organisée supérieure au régiment, de sorte qu'il fallait,
quand la guerre éclatait, constituer de toutes pièces les brigades
et les divisions. Elles se trouvaient formées d'éléments dispa-
rates ; quant aux chefs et à leurs états -majors, ils n'avaient
jamais eu de contact avec les troupes placées sous leurs ordres.
Les conséquences de cet état de choses s'étaient fait sentir lors
de la mobilisation de 19H : pour réunir une division de
LES ÉTATS-UNIS ET LE MEXIQUE S83
12.000 hommes à San Antonio, il fallut seize jours. Le même
temps suffit aux Bulgares pour mobiliser une armée de
270.000 hommes.
Dans l'organisation actuelle, le territoire de l'Union a été
réparti en quatre départements militaires (Est, Ouest, Centre,
Sud). Dans chaque département il y a une division ; celle du
Sud est une division de cavalerie à trois brigades, avec artille-
rie, génie, compagnie de signaleurs. Son quartier général est
à San Antonio (Texas). Les divisions d'infanterie sont à deux
ou trois brigades.
« En décrétant cette organisation, disait le général Simpson
« dans son rapport, le pouvoir exécutif est allé aussi loin que la
« Constitution le lui permettait. Le changement des garnisons,
« le rapprochement des unités en temps de paix, sont des
« mesures qui ne peuvent être prises qu'après avoir obtenu
« du Parlement les autorisations et les fonds nécessaires. «
Inutile d'insister sur l'importance de la suppression des nom-
breuses garnisons où sont détachées de petites unités, au grand
dommage de leur instruction. Mais cette réforme n'est pas près
de se faire, l'intérêt national aux Etats-Unis, comme dans les
autres pays oii fleurit le régime parlementaire, se trouvant sou-
vent sacrifié aux intérêts électoraux (1).
II existe au Parlement américain un parti très hostile à
toute amélioration militaire. M. Kahn, de l'Etat de Californie,
membre de la Commission des Affaires militaires à la Chambre,
ne manque jamais de prendre contre lui une vigoureuse
offensive. Lors du débat qui eut lieu au commencement de
mars sur le bill de l'armée, il fit entendre à ses collègues des
vérités bonnes à méditer, même en Europe.
Pour moi, dit-il, je ne crois pas que les sommes nécessaires au main-
tien d'une force militaire proportionnée au rang que nous occupons dans
la famille des nations doivent charger outre mesure les contribuables de
ce pays... J'ai la conviction que si nous devons aujourd'hui affecter de
grosses sommes à la liquidation des guerres d'autrefois, c'est parce que
l'ouverture des hostilités nous a trouvés mal préparés.
Cela peut sembler un paradoxe, mais l'empereur allemand, le « Sei-
gneur de la Guerre », entrera certainement dan? l'histoire avec la répu-
t-ation d'un homme de paix. Au lieu de voir des milliers de jeunes gens
couchés sur le champ de bataille, au lieu d'entendre les cris émouvants
des veuves et des orphelins, ces cris qui accompagnent toujours le rugis-
sement des combats, il a vu les citoyens de son Empire développer la
ferme et les champs, l'atelier et la fabrique, si bien qu'aujourd'hui l'Alle-
(1) Pour ce qui concerne l'état actuel des forces militaires des Etats-Unis, nous
ne pouvons mieux faire que de renvoyer à l'article très complet de M. le comman-
dant de Thomasson, paru en feuilleton dans le Journal des Débats du 2 mai.
584 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
magne -est une des plus riches nations du monde. Il est vrai que les
Allemands paient de lourdes taxes pour entretenir une armée et une
Hotte qui s'accroissent constamment; mais ne vaut-il pas mieux employer
ces grosses sommes à conserver la paix, que réduire les crédits et ex-
poser ainsi TEmpire à toutes les horreurs de la guerre? Et ce qui est
vrai du programme de l'Allemagne l'est également pour toutes les grandes
puissances européennes. Donc, nous qui désirons réellement la paix,
nous espérons que nos députés continueront à voter les fonds nécessaires
à l'armée et à la marine pour nous permettre de maintenir la paix.
L'intervention s'est bornée jusqu'à aujourd'hui à l'occupation
de Vera Criiz. Le 21 avril, après un simulacre de bombarde-
ment, l'amiral Fletcher a débarqué ses marins. La flotte amé-
ricaine (36 unités dans l'Atlantique, 13 dans le Pacifique),
continue le blocus des côtes. Ce blocus doit fortement gêner le
gouvernement mexicain, car le pays tire de ses importations
une grande partie de sa subsistance, et les recettes douanières
forment la principale ressource du Trésor-(l).
Une brigade d'infanterie (3.500 hommes), avec un régiment
de cavalerie et 6 batteries, vient d'arriver à Yera Gruz et a
remplacé les marins débarqués. Mais ces troupes n'ont pas
entamé la marche sur Mexico, qui serait d'autant plus dure
qu'on entre dans la saison où sévit la fièvre jaune.
La prise de Mexico ne rendrait d'ailleurs pas les Américains
maîtres d'un pays qui compte une population de lo millions
d'habitants et dont la superficie est quatre fois celle de la France.
Mais, comme nous le dirons tout à l'heure, ils veulent s'assu-
rer le contrôle du gouvernement plutôt qu'annexer des terri-
toires. La conquête représente une opération au-dessus de
leurs moyens. L'occupation des Etats du Nord ne pourrait se
faire que par une invasion méthodique. Sur la rive gauche du
Rio Grande, qui sépare le Texas des Etats de Tamalipas, Nuevo-
Léon, Coahuila, Chihuahua, les Américains ont quelques
troupes dans les camps, à Brownsville, Laredo, Eagle-Pass,
El Paso. Des rassemblements plus importants ont été formés à
Galveston, Texas-Gity, la Nouvelle-Orléans. Ils comprennent
une division, celle dont le quartier général est à Chicago et qui
a déjà fourni la brigade envoyée à Yera Gruz. Entre El Paso et
(1) Voici les recettes comparées des douanes pour trois mois, depuis 1911 :
1911-1912 1912-1913 1913 1914
(millions de dollars niexicains).
Novembre 3,86 4,33 3,62
Décembre 3,34 5,0(i 3,65
.lanvier 4,05 5,36 3,83
LES ÉTATS-UNIS ET LE MEXIQUE 585
la côte du Pacifique, la frontière au Nord de la Sonora et de la
Basse- Californie est à peu près dégarnie, la nature du pays
s'opposant à une action militaire.
On aura une idée des difficultés que présenterait cette inva-
sion en se rappelant que 1.300 kilomètres séparent le Rio
Grande de la capitale mexicaine. Les deux lignes de chemins
de fer qui vont jusqu'à Mexico (1) forment une communication
des plus précaires ; le corps du génie américain aurait fort à
faire pour y maintenir la circulation, et leur garde, dans un
pays infesté de guérillas, nécessiterait à elle seule un effectif
hors de proportion avec celui dont disposent les Américains,
Ils devraient laisser de grosses garnisons dans les villes
successivement occupées : Chihuahua, Torreon, Aguas Ca-
lientes, sur la route de l'Ouest ; Monterey, Saltillo, San Luis
Potosi sur celle de l'Est. Que leur resterait-il alors pour pous-
ser en avant ?
Encore le succès de cette marche suppose-t-il que les consti-
tutionnalistes feraient cause commune avec l'envahisseur. Or
ce n'est pas certain. Carranza a protesté hautement contre toute
intervention étrangère. Les Américains comptent sur Villa,
qui poursuit la lutte contre les fédéraux et gagne du terrain
vers Mexico, encouragé, dit-on, par la présence à ses côtés d'un
agent du président Wilson. Mais s'il est relativement facile de
s'entendre avec les grands chefs, on peut douter que, dans cette
circonstance, leurs hommes les suivraient. Tous ces routiers
qui, depuis plusieurs années, vivent grassement de pillage
renonceront difficilement à une existence qui leur rapporte
beaucoup pour de faibles risques, et consentiront avec peine à
reprendre le travail dans les mines ou aux champs. Il est fort
possible qu'en présence des Américains la plupart continuent
à tenir la campagne sous d'autres chefs, qui en appelleront à
leur dévouement pour l'indépendance de la patrie menacée.
N'ont-ils pas déjà répondu aux propositions des fédéraux qu'ils
feraient cause commune avec eux lorsque leur pays (les pro-
vinces du Nord) serait envahi ?
La lutte contre ces bandes organisées et aguerries, que les
Américains eux-mêmes ont parfaitement armées, serait fort
dure. Leur mobilité est surprenante. Le général Orozco, se
retirant avec 400 hommes, a parcouru en dix jours 500 kilo-
mètres, de la frontière américaine à Torreon, dans une région
déserte. Une galette sèche suffit à l'Indien pour un jour entier;
il trouve à vivre là où un blanc mourrait de faim et de soif.
(1) Une troisième le long de la côte occidentale est inachevée.
3V
o86 QUKSTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Peut-être verrait-on une insurrection nationale. D'après les
dépêches de certains correspondants de journaux (1) Mexico a
donné le spectacle d'une ville bouleversée par l'enthousiasme.
Les Indiens même vinrent offrir leurs services, et quelques
heures après que la nouvelle du débarquement des Américains
fut connue, les premiers trains de troupes partaient pour
Vera Cruz, emmenant des volontaires sans uniformes, mais
bien armés. Dans une guerre entre peuples européens, cet
effort ne pourrait pas produire de sérieux résultats; mais il
n'en est pas ainsi au Mexique car, à ces volontaires, les Etats-
Unis n'opposeraient que des soldats de même espèce.
Les estimations les plus modérées portent à 300.000 au
moins le nombre des hommes qu'ils devraient entretenir sous
les armes pendant plusieurs années, au cas oii ils décideraient
une occupation militaire, beaucoup plus difficile aujourd'hui
qu'elle n'eût été il y a deux ans. Ils disent que leurs éclaireurs
des Philippines et leurs régiments recrutés à Porto Rico leur
gagneraient des sympathies, en raison de leur affinité de race
et de langage avec les Mexicains. Mais ils doivent compter aussi
sur les haines qu'ils ont excitées dans le pays oii la « bête
rouge » est généralement détestée.
Le débarquement à Vera Cruz les met aux prises avec une
situation délicate. S'ils ne poussent pas plus loin la démons-
tration, leur prestige se trouve compromis, non seulement au
Mexique, mais auprès des autres Républiques de l'Amérique
centrale. Et s'ils se lancent dans l'occupation du pays, ils y
rencontreront des difficultés auprès desquelles la lutte des
Anglais contre les Boers ne fut qu'un jeu d'enfants.
On a parlé des complications qui pouvaient surgir du côté
japonais. Nous croyons le Japon trop absorbé par ses difficul-
tés intérieures pour se lancer dans une grande guerre, dont le
succès serait bien incertain. Néanmoins, comme nous le rap-
pelions au début de cet article, il se produit depuis quelques
années une sorte de rapprochement entre le Mexique et l'Em-
pire du Soleil-Levant. Les Japonais ont même essayé de démon-
trer l'existence d'une origine commune entre les deux races
pour expliquer l'affinité qui les attire vers leurs frères mexi-
cains. Inutile d'ajouter que cette sympathie n'a rien de désin-
téressé : le Mexique leur apparaît comme un excellent débou-
(1) En particulier de M. Luigi Barzini, correspondant du Corriei'e délia Sera.
LES ÉTATS-UNIS ET LE MEXIQUE 587
elle pour leurs manufactures, et particulièrement apte à rece-
voir les milliers d'émigrants qu'expulsent impitoyablement les
pays anglo-saxons. D'autre part, ils ont de vieux comptes à
régler avec les Etats-Unis et voudraient bien mettre la main
sur les Hawaï, même sur les Philippines. S'ils doivent faire la
guerre, leur intérêt est de la faire le plus tôt possible, avant
que le canal de Panama ne soit utilisable, leur unique supé-
riorité venant de ce que leur Hotte est tout entière dans le
Pacifique, tandis que les Etats-Unis y ont seulement quelques
unités. L'ouverture du canal, en permettant aux navires amé-
ricains de passer rapidement d'un océan dans l'autre, rendra
l'avantage aux Etats-Unis, dont la flotte est plus forte que la
Hotte japonaise et se trouve beaucoup plus près de ses bases.
Dans de pareilles conditions, le Japon pourrait se laisser aller
à la tentation de provoquer aux Hawaï ou aux Philippines des
soulèvements qui lui donneraient à son tour l'occasion d'inter-
venir. Il ne ferait que suivre l'exemple des Etats-Unis.
C'est parce que ces difficultés n'échappent pas au président
Wilson qu'il a accepté le principe de la médiation offerte par
les trois grandes Républiques sud-américaines : Argentine,
Brésil, Chili. Elle répond si bien aux circonstances, que l'on
peut se demander si le gouvernement de la Maison-Blanche
ne l'a pas provoquée. Dès le commencement de mars, l'idée
avait été lancée à la Chambre des représentants.
S'il doit y avoir une intervention à Mexico, disait M. Kalm, j'aime
infiniment mieux avoir la coopération des Etats de l'Amérique latine que
laisser un seul Européen y participer avec nous ! {Applaudissements.)
Je suis persuadé que la doctrine de Monroe demeurera. Elle doit de-
meurer. Mais je crois aussi que le temps est venu où le gouvernement
des Etats-Unis devrait inviter à des conférences sur les grandes questions
internationales concernant la prospérité des Etats de l'hémisphère amé-
ricain, ces républiques latines-américaines dont les gouvernements sont
stables, et qui ont marché à pas de géant dans la voie du progrès et du
développement commercial : l'Argentine, le Brésil et le Chili. La coopé-
ration de ces Etats, auxquels nous tendrons la main pour régler à
l'amiable les difficultés qui se présentent dans les autres républiques
latines, aura une grande influence sur l'établissement de gouvernements
stables dans toutes les républiques de ce continent.
J'ai la conviction que si notre gouvernement voulait demander la
coopération de l'Argentine, du Brésil et du Chili pour essayer d'aplanir
les difficultés avec lesquelles les Mexicains sont aux prises, nous ferions
bientôt sortir l'ordre du chaos; nous pourrions protéger la vie humaine,
588 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
aussi bien que les intérêts mobiliers, et travaillerions, en théorie et en
fait, à la grande cause de l'humanité.
On sait comment ce souhait fut entendu ; le gouvernement
américain n'eut même pas à demander cette coopération : elle
lui fut offerte. Le président Wilson a prêté son autorité à ces
idées en disant, dans sa réponse, que des négociations ainsi
entamées seraient « annonciatrices d'une période de coopéra-
tion et de confiance mutuelle en Amérique ».
Mais pour que la médiation puisse aboutir, il faut d'abord
que les deux parties conviennent des points sur lesquels elle
doit porter. Or le désaccord est formel. Huerta veut la borner
au seul incident de Tampico, et demande que les rebelles soient
tenus en dehors de toute négociation, lui-même étant reconnu
comme président provisoire du Mexique.
Telle n'est pas la thèse de M. Wilson. Gomme il a invoqué,
pour ne pas reconnaître Huerta, le prétexte que celui-ci était
arrivé au pouvoir par le meurtre et la fraude, on s'est plu à le
représenter sous les traits d'un théoricien, d'un maniaque de
la légalité et de l'idéologie. Pourtant, ses scrupules ne s'appli-
quaient pas aux chefs constitutionnalistes, qui ont agi en vrais
bandits, avec sa complicité. En réalité, sous le couvert de son
idéalisme, le président Wilson poursuit, sans hésitation sur le
choix des moyens, un résultat tout matériel : l'installation, à
Mexico d'un gouvernement à la discrétion des Etats-Unis. Le
malheur de Huerta fut de paraître dévoué aux puissances euro-
péennes qui, depuis l'assassinat de Madero, n'ont pas cessé de
vouloir l'imposer comme l'homme indispensable à la régénéra-
tion du Mexique. Or, jamais les Etats-Unis n'accepteront ici
l'ingérence européenne.
Le président Wilson entend donc que la médiation s'applique
au problème mexicain dans son ensemble et pose, comme con-
dition préalable à toute discussion, le désistement de Huerta.
D'ailleurs, celui-ci n'a jamais été reconnu par les républiques
de l'Amérique du Sud. Luttera-t-il jusqu'à ce qu'il succombe
définitivement sous les coups de ses adversaires, ou cédera-t-il
aux pressions qui s'exercent déjà sur lui, même de ce côté de
l'Océan? Par un soudain revirement, qui doit lui donner une
triste idée de l'inconstance des amitiés européennes, voilà que
cette même presse, qui l'avait tant soutenu contre les Etats-
Unis, lui laisse entendre qu'il n'a plus qu'à se démettre.
« L'opinion européenne ne comprendrait pas que le dicta-
« leur prétendît faire de sa cause personnelle contre le prési-
« dent Wilson la cause nationale du Mexique, et entraînât son
LES ÉTATS-UNIS ET LE MEXIQUE 589
(( pays dans sa propre chute », lisons-nous; et on continue, en
faisant appel à son esprit politique, à son patriotisme, et en
l'invitant, non sans ironie, à gagner par sa retraite l'approba-
tion du monde civilisé et le jugement favorable de l'Histoire (1).
Il était l'homme de confiance de l'Europe; le débarquement
des marins américains Fa rendu indésirable!
C'est une confirmation nouvelle du vieux principe que le
fait accompli est presque toujours reconnu, et que l'on s'incline
facilement devant toute manifestation de la force, si mauvaise
que soit la cause qui Ta motivée. Il importe de remarquer que
le gouvernement américain a pris, pour ouvrir les hostilités, le
simple prétexte d'une question de préséance : il voulut obliger
le Mexique à saluer solennellement le drapeau américain à Tam-
pico, si bien que le général Huerta put répondre qu'il voyait,
dans cette satisfaction donnée aux Etats-Unis, une reconnais-
sance de leur suzeraineté, un véritable acte de vasselage.
Si l'on note enfin que le gouvernement de Washington a
provoqué et signé des traités obligeant les parties contrac-
tantes à soumettre leurs litiges au tribunal de La Haye, il y a
bien là de quoi donner raison à ceux qui ne croient pas à la
vertu de l'arbitrage en dehors de certains cas oii les intérêts
engagés seront peu importants, et pensent que longtemps
encore le recours à la force restera Vultima ratio des peuples.
A. DE Tarlé.
(1) Temps du 30 avril.
L'APPARENTE lASTABILlTÉ POLITIQUE Dl J \P(>N
Celui qu'a déjà étonné l'œuvre des Japonais dans leur pays,
ne peut ensuite qu'observer avec inquiétude les péripéties
politiques du gouvernement impérial, surtout depuis la mort
de l'empereur en juillet 1912. Ce pays en est à la période des
tours de force, et c'est un spectacle héroïque et impression-
nant de suivre comment, après s'être grandi tout d'un coup
par la guerre au delà de ses puissances économiques natu-
relles, il tâche maintenant à tenir le rang où il s'est haussé,
comme si ce devait être pour lui une déchéance de se ranger
aux lois ordinaires de l'équilibre. Par un admirable effort de
volonté que ses gouvernants ont soutenu constamment jus-
qu'ici, ce pays neuf a réussi à prendre dans le monde une très
grande figure. Mais le lendemain n'est-il pas incertain pour ce
lutteur infatigable, d'un orgueil national sans pareil ? Sa puis-
sance politique n'apparaît-elle pas compromise chaque hiver à
la session de la Diète, par les revendications de la Chambre des
représentants ?
L'image symbolique du Japon, n'est-ce pas le soleil levant,
tout rayonnant d'une aurore éclatante, l'espoir sans plus, et aussi
la fleur de cerisier, sans rivale dans sa fraîcheur, mais éphémère
par nature, et dont le fruit, au Japon du moins, ne peut pas
arriver à maturité. Comme cette belle parure de son printemps,
serait-il vrai que le Japon soit voué à l'infécondité, sinon à
l'impuissance? Cette opinion doit-elle être retenue? Elle laisse
anxieux pour demain tous les observateurs à qui l'ipuvre éco-
nomique d'hier ne donne pas pleine assurance, et qui se dé-
fient des manœuvres politiques d'aujourd'hui. Est-elle fondée?
N'est-ce qu'apparence? L'insécurité du gouvernement nuit-elle
à l'insécurité des affaires?
L'empereur du Meiji meurt le 31 juillet 1912.
Le marquis Saionji était alors président du Conseil, appuyé à
la Chambre sur le parti constitutionnel qu'il dirigeait, le Selyu-
liai. Dès l'automne, le cabinet tombe par suite du refus du mi-
nistre de la Guerre de renoncer à établir en permanence deux
divisions militaires en Corée.
Le prince Katsura, qui avait été président du Conseil de
1908 à 1911 et semblait retiré de la politique militante depuis
que le jeune empereur l'avait créé grand chambellan, souffrant
l'apparente instabilité politique du japon 591
d'ailleurs d'un cancer et déjà âgé de 65 ans, reprend pourtant
le pouvoir. Du clan de Nagatou Chôshu, il personnifiait les
idées de despotisme éclairé, de force militaire et diplomatique,
et luttait pour soustraire le trône au contrôle des partis pour-
suivi par les soutiens du marquis Saionji : le parti constitu-
tionnel et le parti national libéral [Kokuminto). Les genro
constituant la vieille aristocratie politique du Japon l'avaient
recommandé à l'empereur ; et pourtant, le 19 janvier 1913, le
Seiyukaï se réunissait à Tokyo et c'était le début d'une grande
crise politique qui fit sombrer le cabinet Katsura, démission-
naire en février.
De cette chute brusque du début de 1913, il ne faut pourtant
pas conclure trop simplement à la « défaite de la réaction ».
Le prince Katsura tomba faute surtout d'avoir donné confiance,
bien 'plutôt que sous le coup de l'opposition des deux grands
partis parlementaires, puisque, aussi bien, les ministres au
Japon sont responsables non pas devant les Chambres, mais
seulement devant l'empereur. Il se déclara successivement par-
tisan d'une politique de réformes et d'économies comme son
prédécesseur, mais prêt aussi à dissoudre la Diète s'il n'était
pas suivi, et il le fit faire par le jeune empereur avant de renon-
cer au pouvoir. Accusé de vouloir mettre la bureaucratie alliée
des genro^ ses soutiens, au-dessus des deux grands partis exis-
tants, il s'en défendait, et pourtant il travailla à fonder un troi-
sième parti, dit de V Union constitutionnelle qui n'était que la
réplique des bureaux. Accusé d'avoir des attaches avec la haute
finance, il protestait, et c'est pourtant aux jeunes hommes
d'affaires qu'il fit appel. Ils répondirent d'ailleurs assez faible-
ment à ces avances et l'élément modéré non plus ne l'entoura
pas. En effet, les survivants du parti libéral de 1880, depuis
longtemps retirés de la lutte, comme l'amiral Yamamoto et
M. Taka Oya, se levèrent contre le cabinet qui n'avait point
hésité à mêler aux luttes parlementaires l'influence de la cour
en dépit de la Constitution de 89 et au risque de compromettre
le prestige impérial.
La chute du prince Katsura ne prouve donc pas la victoire
des partis d'évolution; au reste les échauffourées populaires,
qui l'accompagnèrent plus qu'elles ne la déterminèrent, sont
devenues des faits trop fréquents et trop éphémères au Japon
pour qu'on en puisse arguer rien de décisif. Ce qui paraissait
grave seulement, c'était qu'au point de vue moral, le prestige
de l'empereur et le loyalisme du peuple pouvaient paraître
ébranlés par la crise.
Le ministère de l'amiral Yamamoto dura jusqu'au 24 mars
892 QUESTIO^s diplomatiques et coloniales
1914. L'amiral était un homme de clan comme son prédéces-
seur, mais il était de la province de Satsuma qui fournit les
chefs de la marine, Itô, Kahayama, Togo, Ijuin, comme la pro-
vince de Choshu fournit les sommités militaires : les maré-
chaux Yamag^ata, Oyama, les généraux Katsura, ïerauchi,
Oshima, Oku, Kuroki, Kawamura, Okuho, Nogi. Ce minis-
tère-là n'est donc point un triomphe de l'opinion publique,
devenue belliqueuse dit-on, sur le vieux Japon des genro qui
ont fait la guerre et créé le nouveau régime. Le clan militaire
avait été mis en échec tout simplement par le clan naval, mais
le parti constitutionnel et relativement populaire du marquis
Saïonji ne reprenait pas le pouvoir.
On peut caractériser la politique do ce cabinet en comparant
le projet de budget présenté au Parlement par son ministre
des Finances, M. Wakatsuki, au début et à la fm de son exis-
tence ministérielle le 5 février 1913 et le 20 janvier 1914 à
l'ouverture de la session annuelle du Parlement.
Le budget de 1913-1914 ne fait guère que reproduire celui
de 1912-1913. Il se chiffre à 1.463 millions de francs, compre-
nant pour les recettes 1.325 millions d'ordinaires et 138 d'extra-
ordinaires et pour les dépenses 1.055 millions d'ordinaires et408
d'extraordinaires. C'est 65 millions de plus de recettes ordinairesy
dont 35 provenant de l'accroissement de l'impôt, c'est-à-dire
de l'amélioration des conditions générales du pays. Il y a une
augmentation de 25 millions des dépenses ordinaires provenant
de l'augmentation du chiffre des pensions et du prix de la vie.
Le cabinet annonce son désir d'économies et de réformes admi-
nistratives desquelles il attend une diminution des charges
budgétaires de 125 millions par an, applicable selon lui dès le
budget 1914-1915 à l'amortissement de la dette nationale. Le
ministre ajoute que, pour éviter de nouveaux emprunts à
l'avenir, il limitera les dépenses de perfectionnement et de
construction des chemins de fer d'Etat aux chitTres fournis
d'une part par les profits de l'exploitation et d'autre part par
des sommes qu'on pourra emprunter à la Caisse des dépôts Jdu
gouvernement sans gêner la Trésorerie. Le gouvernement
autorisera plus largement la Caisse des dépôts à faire des
avances au commerce et à l'industrie et étudiera le moyen de
transférer à des sociétés particulières les entreprises monopo-
lisées par l'Etat. Il encourage la tendance des capitalistes du
pays à subventionner les affaires, et s'il déplore un excès des
importations sur les exportations qui se monte à 228 millions
de francs, il l'explique par un grand approvisionnement de
matières premières, d'engrais, et de machines dont il annonce
L APPARENTE INSTABILITÉ POLIII(iUE DU JAPON 593
qu'on remarquera la compensation dans le commerce d'expor-
tation l'année suivante.
Or, quand le cabinet reparaît devant la Chambre un an après,
voici le budget qu'il présente : le chiffre total, loin d'être en
diminution, atteint 1.6o3 millions de francs. Les recettes ordi-
naires se montent à 1.378 millions, dont 960 provenant des
impôts et douanes (dont 235 millions provenant des droits sur
le saké, taxé 28 fr. 70 l'hectolitre à 13" environ), 140 prove-
nant des monopoles d'Etat (tabac, sel et camphre), 220 des
exploitations de l'Etat. Les ti-ois mauvais impôts, dont chaque
année l'opposition demande vainement la suppression totale et
immédiate, rapportent : l'impôt sur les patentes commerciales
69 millions; la taxe ad valorem de 10 % sur la consommation
des tissus, 50 millions; la taxe sur les voyageurs 11 mil-
lions — en tout 130 millionsenviron. Les droits de douane sont
évalués à 150 millions sur un chiffre d'importations de
1.881 millions qui, malgré l'annonce de l'an précédent, dépasse
encore de 260 millions le chiffre des exportations lequel n'est
que de 1.626 millions. L'Etat consent à abandonner 5 millions
sur les 25 millions que rapporte le monopole du sel. Les tabacs
rapportent 140 millions, et les entreprises de communication,
déduction faite des frais de 77 millions, donnent un bénéfice net
à l'Etat de 80 millions. Voilà pour les recettes.
Pour les dépenses on compte les 125 millions d'amortisse-
ment de la dette de 6 milliards et demi, dont 3.870 millions à
l'étranger, plus les intérêts de 237 millions, soit déjà 360 mil-
lions de dépense inévitable improductive correspondant au
quart des recettes ordinaires inscrites.
Le gouvernement demande, d'autre part, 106 millions pour
l'entretien normal de la flotte et autant pour l'armée, soit
212 millions, presque autant que pour le service de la dette; il
demande en plus pour l'armée, qui retarde toujours la formation
de ses deux nouvelles divisions de Corée, un crédit extraordi-
naire de 31 millions, et pour la marine chère au clan du premier
ministre, 155 millions à valoir sur un total de 1.350 millions
prévus pour l'achèvement du plan naval, comprenant la mise
en chantier de 8 superdreadnoughts et 8 croiseurs !
Voilà de quoi engloutir pour des dépenses improductives
presque tout le revenu des impôts et des douanes. Les bureaux
etles institutions nationales devront se contenter des profits'que
l'Etat tire des monopoles et autres exploitations : les ministères
ont ainsi de 20 à 30 millions chacun. Il est vrai que, comme
le ministère de l'Instruction publique, ils reportent une partie
de leurs dépenses sur les départements et les communes.
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii, 38
594 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Comment se chiffrent les réformes et les économies pro-
mises? Sur les dépenses administratives ordinaires, le cabinet
propose une compression de 35 millions. Sur les dépenses
extraordinaires, sans toucher en rien aux dépenses d'arme-
ment, en retardant la mise en chantiers de travaux publics, on
économise 45 millions; on prive les colonies de 11 millions de
subsides ; on reprend 14 millions aux douanes de Formose :
soit une économie de plus de 100 millions. Va-t-on les em-
ployer à supprimer les trois mauvais impôts ? Non, on dégrève
seulement les patentes commerciales de 13 millions, le sel
de 5, et les droits de succession de 3, pour satisfaire les socio-
logues qui, inquiets de voir l'antique système familial menacé,
proposent l'abolition du droit de succession, au moins en ligne
directe, pour empêcher la désagrégation.
Le ministère Yamamoto, malgré les facultés qu'il semble
s'être assurées, refuse donc satisfaction aux protestations popu-
laires et aux invectives parlementaires, encore qu'il ait cédé
aux exigences militaires et navales.
C'est qu'aussi ce budget est le dernier qui pourra bénéficier
des combinaisons d'écriture plus ou moins franches relevées
dans les budgets précédents. On liquide une situation et l'ave-
nir est incertain. Jusqu'ici l'armée profita du solde des em-
prunts contractés pour la guerre et dont le montant s'est trouvé
à la clôture des comptes n'avoir pas été totalement employé :
655 millions de francs furent inscrits ainsi au budget de 1908
comme recettes extraordinaires, 407 millions encore en 1909,
pour satisfaire aux exigences de l'armement. D'autre part, le
Trésor avait tiré 160 millions, lors de la guerre, de divers
fonds de réserve permanents constitués antérieurement à l'aide
de l'indemnité chinoise de 95, et ces emprunts temporaires
vont être remboursés. Pour tenir la place de ces « surplus »
qui viennent à manquer désormais, il faut prendre sur les
économies projetées ; on ne peut donc pas leur attribuer
d'autres destinations plus satisfaisantes pour le peuple.
Voilà comment le ministère qui a remplacé le cabinet Kat-
sura n'a pas plus que lui réalisé une politique que pussent
accueillir les radicaux japonais. Quoique l'amiral Yamamoto
eût l'appui du Seiyukaï, une réduction de 75 millions sur les
dépenses prévues pour la marine fut demandée à la Chambre
des représentants. Les pairs prétendirent retrancher encore
100 millions. Une commission mixte composée de dix pairs et
de dix représentants vota, et encore à une voix de majorité
seulement, comme mesure de conciliation, la décision de la
Chambre basse qui supprimait 75 millions au crédit naval.
l'apparente instabilité politique du japon 595
Comme le lendemain la Chambre des pairs refusait de sous-
crire à cet arrangement ; comme d'autre part un scandale avait
éclaté dans les services de la marine qui provoquait l'arresta-
tion de deux amiraux, d'un capitaine de vaisseau et du direc-
teur d'une grande compagnie de navigation, accusés de s'être
laissés corrompre par la maison allemande d'électricité Sie-
mens-Schukert, en quête de commandes ; comme ces diffi-
cultés troublaient le pays, encore que sans portée constitu-
tionnelle et sans danger pour le ministère à qui sa majorité
restait fidèle; comme lénervement croissait dans la rue, l'em-
pereur prorogea la Diète et le cabinet résigna ses fonctions.
Toutefois, malgré l'agitation urbaine et le tumulte d'une Diète
désormais indocile, l'empereur n'ayant point obtenu du prince
Tokugawa, président de la Chambre haute, qu'il constituât un
nouveau cabinet, on pressentit le vicomte Hirata, puis le vicomte
Kiyoura, l'un et l'autre dévoués au prince Yamagata, c'est-à-
dire au clan de Nagato, et ce fut en dehors de la Chambre basse
que les membres du ministère furent cherchés. Pour rem-
placer le cabinet démissionnaire on s'adressait à des éléments
plus réactionnaires : ce n'était point une capitulation.
Après une crise de trois semaines, ce fut le vieux comte
Okuma, âgé de soixante-dix-sept ans, qui réussit à former le
cabinet actuel, où il occupe le ministère de l'Intérieur, où
M. Wakatsuki de l'ancien ministère est resté aux Finances, et
où le baron Kato tient le portefeuille des Affaires étrangères,
l'amiral Yashiro étant à la Marine et le général Oka à la Guerre,
La rentrée du vieux comte signifie t-elle que la présence de cet
homme d'expérience était nécessaire pour épargner des troubles
au pays? Implique-t-elle une concession à l'opinion publique
ou tout au moins aux revendications parlementaires? Dénonce-
t-elle une crise, et y pare-t-elle?
Nous savons le peu d'inquiétude qu'il faut avoir des effer-
vescences populaires au Japon, si frénétiques soient-elles. Elles
sont en général sans lendemain. Mais il n'est pas douteux que
le comte Okuma représente, à côté du vieux monde militaire et
navaldeso"e«/-o, tout unmondenouveau, créé sur l'ordre de l'em-
pereur du Meiji, le monde des hommes d'affaires et des journa-
listes; il favorise à la fois l'industrie et l'opinion, la banque
et l'école, le développement matériel et moral. Il est incontes-
table aussi que, pour autant qu'il existe maintenant une classe
ouvrière au .Japon, le fondateur de l'Université de Waseda est
plus près de s'y intéresser directement que personne du parti
590 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
militaire; il n'est point un homme de clan, ce qui l'a isolé
d'abord en politique, mais aussi l'a rapproché du peuple; et il
est certain aussi que cet économiste, qui se défend d'être pro-
tectionniste, approuvait la proposition du Seiyukaï de placer
les fonds retirés à la marine dans les banques industrielles et
agricoles, qui paieraient un intérêt de 5 à 8 %, et d'employer
le revenu ainsi obtenu à encourager l'industrie. D'autre part,
l'hiver dernier, il se montrait fort irrité contre la Chine à la
suite des affaires de Nanking, et ne parlait de rien moins que
d'envoyer des troupes en différentes places importantes de la
nouvelle république et de les maintenir jusqu'à ce qu'une
réparation suffisante fût obtenue pour l'affront fait au drapeau
japonais. Il n'a cessé de répéter qu'il était essentiel pour le Ja-
pon d'avoir la main sur le marché chinois, et si son collabora-
teur actuel aux Affaires étrangères, le baron Kato, a toujours
refusé d'approuver l'exploitation de la crise chinoise dans des
intérêts de parti, le parti récemment fondé par le prince Ka-
tsura, dont il était, n'acceptait pas volontiers celte manière de
voir. Ce ministère compte à sa tête des hommes assez souples
pour ne point heurter la politique des clans et il sait que toute
initiative de développement social et politique vient d'en haut
au Japon, que la constitution même a été octroyée par le sou-
verain et non imposée par l'opinion. Le comte Okuma a tou-
jours été l'homme des conciliations plutôt que des antago-
nismes. S'il doit y avoir quelque changement politique au Ja-
pon, il ne semble pas que ce doive être son œuvre.
L'instabilité est tellement dans la nature japonaise qu'elle
n'indique point un eflort vers une amélioration impérieuse-
ment poursuivie. L'effort japonais, quand il s'exerce, semble
s'appliquer plutôt à réduire et à fixer cet insatiable besoin de
renouvellement qui agite les masses comme les individus,
les assemblées politiques comme les familles.
L'instabilité politique de ces deux dernières années témoigne
moins d'un malaise et de la gestation pénible d'un idéal nou-
veau que du relâchement de la discipline qui maîtrisa le Japon
jusqu'ici. Le sens de la tradition s'est affaibli et le gouverne-
ment a senti la nécessité de ranimer la flamme du shintoïsme
pour rendre du prestige au culte de l'empereur. La toute-puis-
sance ministérielle et le mystère du gouvernement sont ébran-
lés, depuis que le cabinet ne semble plus se permettre de tran-
cher des relations extérieures et de la défense ou de l'arme-
ment national sans tenir compte du Parlement. Des scandales
de malversations mal étouffés ont permis à des commissions
extraparlementaires ou parlementaires de s'immiscer en des
l'apparente instabilité politique du japon 597
questions où elles n'avaient eu nul accès jusqu'ici : c'est au-
tant faiblesse de l'autorité que conquête de l'esprit de contrôle.
Depuis la guerre, la discipline de corps et de caste et même
la discipline militaire ont perdu de leur rigueur. Alors que le
géne'ral Terauclii de Nagato avait été ministre de la Guerre pen-
dant huit ans, ne conliant qu'à s^s compatriotes les postes im-
portants du ministère, envoyant les autres à l'état-major ou à
l'inspection générale, voilà que ce portefeuille change fréquem-
ment de titulaire et que les rivalités apparaissent jusque dans
les plus hauts emplois La police, qui est une institution tra-
ditionnelle et fondamentale du Japon, semble s'être adoucie,
amollie ; elle ne refrène plus, ni ne dirige ; on conteste, on
critique l'adage que la richesse du pays est dans la force des
armes, et alors au dehors l'étranger peut croire que l'empire
est en décadence et que cette nation orgueilleuse abandonne
aujourd'hui les principes qui firent sa solidité. Il semble en
effet que le Japon traverse une crise d'individualisme qui,
faute d'être refrénée, pourra être funeste à la cohésion du pays.
Les forces de conservation si puissantes naguère n'exercent
plus leur emprise d'autorité pour le maintien ou le redresse-
ment de l'honneur qui fut la première vertu du Japon puis-
sant. L'armement parait lourd à l'individu qui discute de l'uti-
lité d'un si pesant fardeau. Il faut se reprendre.
Quand le Japon est à bout de forces faute d'argent, il ne
peut plus qu'emprunter et ensuite travailler à sa libération
par le développement de son industrie, ou faire la guerre pour
prélever sur le vaincu une indemnité. Le premier ministère
Katsura présida à la Guerre ; le second semblait vouloir orga-
niser les Finances ; et ainsi le Japon remplissait ses grandes
destinées. Mais l'homme dut se retirer, avant d'avoir achevé
son œuvre. Le comte Okuma, à son âge avancé, sans l'appui du
parti libéral, ni d'aucun des deux grands clans, encore que son
ministre de la Guerre soit du clan de Satsuma, est-il de force
à reprendre et à faire aboutir l'une ou l'autre des deux poli-
tiques successives de Katsura : politique militaire ou politique
économique, préparation d'une guerre avec la Xhine ou avec
les Etats-Unis, avec le suprême espoir de l'indemnité néces-
saire, ou bien organisation industrielle et exploitation à l'amé-
ricaine des richesses nationales? Ou au contraire n'est-il là,
jusqu'au couronnement de l'empereur, en novembre, jus-
qu'aux prochaines élections parlementaires de la fin de l'année,
que pour préparer l'opinion précisément au retour de Chôshu
598 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
représenté par le comte Terauchi ? Son rôle consiste-t-il k'
coordonner les mouvements divergents de démocratie et de
susceptibilité nationale, à discipliner la classe moyenne, créée
par le souverain, mais encore toute frémissante dans l'insu-
bordination de sa jeunesse ? Le premier ministre n'a-t-il qu'à
rassembler les nouveaux organes du pouvoir, pour mettre le
gouvernement en état de profiter des circonstances extérieures
favorables et lui assurer au dedans l'administration méthodique,
et féconde des éléments qui, insoumis, compromettraient sa
propre stabilité? S'il y a incertitude, c'est plutôt dans les pro-
cédés qui seront employés que dans le but qu'on se propose.
Que le pouvoir soit à Katsura, à Yamamoto ou à Okuma, la
ligne ferme de la politique impérialiste est toujours mainte-
nue; l'instabilité n'est qu'à la surface.
L'action du comte Okuma paraît devoir s'exercer sur les
forces du régime nouveau, pour en maîtriser les éléments res-
tés encore irréductibles et intraitables. Les récents change-
ments de cabinets qui semblèrent des arrêts ne sont que
des relais et des étapes d'un pouvoir persévérant qui ne se
détourne pas de son but. Et ainsi, l'instabilité politique au
Japon n'implique pas le changement d'objectif, mais seule-
ment le renouvellement des moyens. Elle ne peut que renfor-
cer l'autorité qu'elle arme de pouvoirs plus variés, mieux
assouplis et adaptés au triomphe, qu'il soit l'œuvre de la paix
ou de la guerre, selon que les circonstances imposeront l'une
ou l'autre.
Loin d'être une concession aux forces d'indiscipline et d'op-
position, le nouveau ministère Okuma semble devoir être une
reprise par le gouvernement de son pouvoir de contrôle sur
des éléments qui semblaient s'en affranchir. Ce n'est point
une renonciation, c'est une extension de l'action gouverne-
mentale en un domaine encore inorganisé et mal dominé. La
solidité du régime n'en peut qu'être affermie : il ne se modifie
pas, il se complète ; il n'atténue pas son autoritarisme tradi-
tionnel, il en élargit l'assiette .et l'applique aux éléments nou-
veaux, à mesure que leur puissance se manifeste.
Une seule chose manque à la réalisation du programme
immuable : l'argent. L'appellera-t-on ou l'exigera-t-on du de-
hors. Le tirera-t-on du pays même. Ce n'est qu'une question
de manière.
ElJMOND ROTTACII.
LE NOUVEAU MINISTÈRE ITALIEN
Le 10 mars dernier, M. Giolitti remettait au roi la démission
du ministère, en fonctions depuis le 30 mars 1911. Dix jours
plus tard, après des pourparlers aussi nombreux que difficiles,
un nouveau cabinet était constitué sous la présidence de
M. Salandra. De ce fait, qu'y a-t-il eu de changé en Italie?
C'est ce que je voudrais examiner ici brièvement. La retraite de
M. Giolitti va-t-elle entraîner la fin du giolittisme, ou bien au
contraire, celui-ci survivra t-il à son auteur? Verra-t-on —
il y si longtemps qu'on l'espère — dans Montecitorio, des partis
nettement délimités, luttant pour des principes et des idées et
non pour des personnes? En un mot, la vie politique de l'Italie
sera-t-elle, avec M. Salandra, dirigée dans des voies nou-
velles, ou bien ce dernier persistera-t-il dans les errements de
ses prédécesseurs, et ne sera-t-il de ceux-ci qu'une simple con-
trefaçon? La question est, il faut l'avouer, plus facile à poser
qu'à résoudre, au moins en ce moment où M. Salandra a moins
agi que parlé. Ce qui est certain, c'est l'impossibilité à pré-
sent d'une réponse catégorique, exempte de réticences. D'un
côté, en effet, le cabinet Salandra n'apparaît que comme un
cabinet giolittien; de l'autre, il semble prêt à se dégager des
anciennes méthodes et à pratiquer une politique personnelle.
*
M. Salandra est un modéré. Toute sa vie politique le prouve.
Il a réuni, il y a deux ou trois ans, dans un volume intitulé : La
Politica nazionale e il partito libérale^ un certain nombre de
discours prononcés par lui soit devant ses électeurs, soit au
Parlement, et il suffit de les lire pour se convaincre de son
attachement fidèle au vieux parti libéral fondé par Cavour.
Antiradical et antisocialiste, opposé à toute immixtion de
l'Eglise dans la politique, mais sincèrement respectueux de la
liberté des croyances, partisan même de l'enseignement reli-
gieux à l'école, le nouveau président du Conseil, après avoir
été sous-secrétaire d'Etat aux Finances sous le premier minis-
tère Rudini (1891-1892), puis au Trésor avec Crispi (1893-
1896), est devenu ministre de l'Agriculture, de l'Industrie et
du Commerce dans le premier cabinet Pelloux; il a fait partie
ensuite, la première fois comme ministre des Finances, la se-
conde comme ministre du Trésor, des deux cabinets Sonnino.
600 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Sa collaboration avec M. Sonnino indique assez la place qu'il
occupait dans l'opposition parlementaire et dans le parti libéral,
ou plus exactement, puisque l'un et l'autre n'existaient plus
guère que de nom, parmi les adversaires de M. Giolitti.
Dans ces derniers temps, M. Salandra s'était quelque peu
éloigné de M. Sonnino pour se rapprocher de M. Giolitti. Ce-
pendant, il n'avait pas approuvé aveuglément la politique 'de
celui-ci. 11 avait fait seulement à la gauche quelques avances,
sans vouloir ni pouvoir rompre avec la droite.
Ce sont ces avances qui Font fait appeler au pouvoir par le
roi, mais qui l'ont obligé aussi à former son ministère dans
des conditions quelque peu inattendues. Il a voulu donner
satisfaction à ses anciens et à ses nouveaux amis, et est parvenu
ainsi à constituer un cabinet qui n'est, qu'on me permette
l'expression, ni chair ni poisson. Comme au temps de M. Gio-
litti, les modérés y voisinent avec la gauche. Aussi la question
que tous les journaux se posaient au lendemain de l'arrivée
au pouvoir de M. Salandra était-elle l'orientation qu'il donne-
rait à son ministère, l'iniluence respective qu'y auraient les
éléments réactionnaires et les éléments avancés. Les organes
de gauche faisaient des vœux pour que celle de MM. Rava,
Martini et Ciufîelli, respectivement ministres des Finances,
des Colonies et des Travaux publics, fût prépondérante ; mais
ils n'étaient pas sans redouter celle du président du Conseil
lui-même, celle aussi des sonniniens et des libéraux dont ce der-
nier s'était entouré. Car à côté de ^IM. Rava, Martini et Ciuf-
felli, appartenant à la çauche démocratique, anticléricaux no-
toires, partisans décidés d'une politique de réformes sociales,
M. Salandra avait placé M. Dari (Justice), M. Rubini (Trésor),
M. Cavasola (Agriculture), M. Daneo (Instruction publique),
M. Riccio (Postes), le général Grandi (Guerrei, qui donnaient
satisfaction les uns aux giolittiens, aux sonniniens, aux libé-
raux de droite nuance Luzzatti, les autres aux nationalistes et
même aux catholiques, tous aux éléments modérés et même
réactionnaires du Parlement et de l'opinion.
Le ministère Salandra a donc une base très large : il va de
la droite libérale jusqu'aux démocrates constitutionnels inclu-
sivement, et laisse seulement en dehors de sa majorité
l'extrême droite catholique, et l'extrême gauche radicale, ré-
publicaine et socialiste. Aussi le Secolo pouvait-il écrire sans
exagération qu'il constituait une nouvelle victoire des fâcheuses
pratiques giolittiennes.
Les radicaux, comme on voit, ne font pas partie du nouveau
cabinet. La raison a été l'attitude qu'ils ont prise à l'égard
i
LE NOUVEAU MINISTÈRE ITALIEN 601
de M. Giolitti dont ils ont amené la chute. On sait comment
celle-ci s'est produite. La Chambre avait très longuement dis-
cuté les dépenses engagées dans l'expédition de Libye. Malgré
les multiples critiques dirigées à son endroit — critiques
d'ordre militaire et d'ordre financier — M. Giolitti, après un
discours fort habile où il était resté dans les généralités et
s'était adressé surtout aux sentiments patriotiques et nationa-
listes du pays, avait finalement obtenu un triomphe presque
imprévu : le 4 mars, par 361 voix contre 83 et 4 abstentions,
la Chambre avait approuvé purement et simplement le passage
à la discussion des articles du projet de loi libyen qui lui avait
été demandé. Le gouvernement, désireux de ne pas u forcer la
note )),eut beau déclarer lui-même que ce vote n'impliquait
pas une approbation entière de son œuvre, qu'il était dû
beaucoup plus au caractère national de la question qu'à son
caractère parlementaire, qu'en un mot il signifiait simplement
l'irrévocabilité de l'entreprise africaine (1), les républicains, les
radicaux et les socialistes, ou du moins quelques-uns d'entre
eux firent cependant, à son occasion, grand tapage. Ils y virent,
en effet, malgré les efforts de l'officieuse Tribuna^ l'approba-
tion pure et simple de toute la politique libyenne du gouver-
nement, l'absolution des fautes que celui-ci avait commises.
Ils commencèrent alors une vigoureuse campagne, qui devait
aboutir trois jours plus tard à un vote significatif. Le 7 mars,
le gouvernement ayant été de ifouveau vainqueur à propos de
l'enquête demandée sur les fournitures militaires prises durant
la guerre, le groupe parlementaire radical se réunit, et après
une séance mouvementée, décida « de ne plus adhérer désor-
« mais à la situation parlementaire actuelle, et de confier à son
« Comité le soin de se conformer à cette décision ».
Cet ordre du jour fit reff"et d'un coup de tonnerre. Trois
jours ne s'étaient pas écoulés que M. Giolitti remettait au roi la
démission du cabinet. Sa hâte de quitter le pouvoir — qu'il
détenait depuis trois ans — causa chez beaucoup quelque éton-
nement. On fit remarquer d'abord que Ja décision du groupe
radical n'avait été prise qu'à une infime majorité; on fit valoir
surtout que la crise n'était enquelque sorte qu'extraparlemen-
taire, et qu'il était exceptionnel qu'un gouvernement se retirât
sur un vote pris hors des Chambres et sans avoir exposé sa
(1) « Le gouvernement, a déclaré M. Giolitti à la lin (ie son discours, ne veut pas
« qu'une si haute question d'un caractère national (la question libyque) prenne l'aspect
« d'une question de confiance ou de méfiance dans lecabinet.il propose que les nom-
« breu'X ordres du jour déposés soient retirés et que la Chambre vote le passage à
« la discussion des articles. Elle exprimera ainsi sa volonté de rester en Libye et de
« donner au gouvernement les crédits suffisants... »
C02 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
défense. On insista, d'autre part, sur ce fait que les radicaux
n'étaient pas toute la majorité giolittienne et que les radicaux
partis, celle-ci, tout en étant diminuée, comptait cependant
encore des éléments suffisants et vigoureux. Rien n'y fit,
M. Giolitti déclara ne point vouloir d'une majorité amoindrie,
et persista dans sa démission. Les commentaires allèrent leur
train. A droite et à gauche, on vit dans l'ordre du jour radical
une manœuvre habilement combinée d'accord avec M. Giolitti.
« La crise, écrivait le Corriere dltalia^ se produit parce que
« M. Giolitti veut s'en aller ; et les amis de M. Sacchi lui ayant
« gentiment olTert le prétexte, il s'en sert. » — « La méthode,
« disait à son tour la Gazetta del Popolo, n'est pas nouvelle
« pour M. Giolitti qui, depuis 1893, répète ces sortesde lâchages
« en évitant un vote politique pour éclairer la situation parle-
« mentaire ; il n'est donc pas excessif de supposer que cette
u fois-ci encore il a préparé la mise en scène opportune. Mais
« il est permis de se demander, ajoutait le journal, si ces expé-
« riences habiles ne sont pas dangereuses pour le bonfonction-
« nement du régime parlementaire et constitutionnel. De fait,
« la crise s'est produite sans qu'aucune indication ait été donnée
« par un vote politique, et quelle que soit la solution à la-
« quelle on s'arrête, elle ne peut qu'aggraver la confusion des
« partis. »
Rien n'a confirmé les hypothèses de la Gazetta del Popolo
et du Corriere d'italia : y a-t-il eu entente entre les radicaux
et M. Giolitti, c'est une énigme encore indéchiffrée. Le plus
probable, c'est que M. Giolitti a simplement profité de l'occa-
sion qui lui était offerte, sans avoir rien fait pour la provoquer.
La note à payer, due à la conquête tripolitaine, étant assez
grosse, M. Giolitti a préféré ne pas avoir à s'en occuper, et
laisser ce soin à un successeur. C'est au surplus, on le sait, et
la Gazetta del Popolo le rappelait avec raison, assez dans ses
habitudes.
Quoi qu'il en soit, les radicaux ont cessé de faire partie de la
majorité gouvernementale et sont devenus — ou plutôt sont
redevenus — un parti d'opposition. Ils ont ainsi repris leurs
tendances originaires que l'attrait du pouvoir et le giolittisme
leur avaient peu à peu fait perdre. Ce revirement des radicaux
est peat-ètre, en allant au fond des choses, le phénomène le
plus logique — et le plus heureux — de la crise politique que
vient de traverser l'Italie. Le parti radical — et la Gazzetta
del Popolo que je citais plus haut ne l'a pas vu — a cessé de se
confondre avec les autres éléments bigarrés que M. Giolitti
avait su réunir et retenir autour de lui : la confusion parle-
LE NOUVEAU MIMSTÈRE ITALIEN 603
mentaire pourrait donc demain être moins profonde qu'hier si
d'une part les radicaux persistaient dans leur attitude présente,
si d'autre part M. Salandra renonçait à la méthode politique
fâcheuse dont il a jusqu'ici usé. Mais il est moins que certain
qu'il en soit ainsi. Il n'est nullement impossible que les radi-
caux, séduits de nouveau par l'espérance du pouvoir, et habile-
ment attirés par l'un des démocrates du cabinet, ne fassent un
retour vers celui-ci; et il est d'autre part tout à fait improbable
que M. Salandra prenne une attitude politique plus nette et
abandonne les pratiques transformistes.
Le cabinet Salandra est donc, tout compte fait, fort proche
parent de son prédécesseur. Sans doute il ne s'est pas offert la
collaboration radicale ; mais comprenant des hommes comme
M. Rava ou M. Martini, ses tendances à gauche, au moins au
point de vue social, ne peuvent être mises en doute. Il a, par
contre, accepté des concours plus libéraux, plus à droite, que
le ministère Giolitti ; mais il serait téméraire de croire qu'il
fera d'une manière générale une politique plus modérée que
celui-ci. Peut-être, cependant, l'inlluence de son chef se fera-
t-elle sentir sur certaines questions d'importance. Au point de
vue religieux, par exemple, il n'est pas impossible qu'il y ait
une nuance dans la méthode suivie. Mais, si l'on s'en tient à
une vue d'ensemble, force est de reconnaître que le giolittisme
n'a pas disparu tout entier avec M. Giolitti. La composition du
ministère Salandra et les conséquences qu'elle aura en obli-
geant celui-ci au jeu de bascule connu, témoignent à l'évidence
de sa survie.
*
Est-ce à dire cependant que l'arrivée de M. Salandra au pou
voir n'ait rien changé à la situation politique? Je ne le crois
pas. M. Salandra n'est pas et ne sera sans doute pas un sous-
Giolitti, bien que dans la formation de son ministère il se soit
manifestement inspiré des principes giolittiens. On a dit qu'il
n'était là qu'en attente, pour liquider une situation financière,
prêt à passer la main et à laisser le grand dictateur revenir
aux affaires, dès que la liquidation serait elTectuée. C'est, sans
aucun doute, une erreur grossière. M. Salandra ne travaillera
pas pour M. Giolitti, mais pour lui-même. 11 espère, il veut
durer. Sans doute, il s'est assuré le concours de M. Giolitti et
de ses amis, sans doute il a repris en majeure partie le pro-
gramme giolittien, mais il y a tout de même entre hier et
aujoiird'hui une nuance qui ne peut échapper à l'observation.
« Les directions générales de la politique intérieure, de la
604 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
<( politique extérieure et de la politique religieuse », a dit
M. Salandra dans sa déclaration ministérielle, « ne subiront
« pas de changement. Elles resteront telles qu'elles furent ap-
« prouvées par la Chambre au début de la législature. » C'est
dire très nettement que, d'une manière générale, le gouverne-
ment ne fera que continuer la politique giolittienne. Cependant
il y aura des détails de celle-ci — et des détails d'importance —
qui seront différemment envisagés. Qu'on en juge plutôt. Deux
questions intimement liées s'imposaient à l'attention immé-
diate de M. Salandra : la question financière, sur laquelle en
fait M. Giolitti était tombé, et la question militaire. L'une et
l'autre avaient, malgré leur incontestable gravité, été traitées par
M. Giolitti et ses collaborateurs c d'un cœur léger », pour em-
ployer un mot tristement célèbre. M. Tedesco, ministre du Tré-
sor, avait notamment affirmé dans un rapport récent la pros-
périté absolue des finances du pays. M. Salandra a été beau-
coup plus franc, même plus honnête. Il a accusé 25 millions de
déficit budgétaire dû, a-t-il dit ajouté, presque totalement aux
dépenses de la guerre de Libye et imputables sur l'exercice
actuel. Même franchise et même simplicité à propos delà situa-
tion militaire; M. Salandra a indiqué que la guerre de Libye
avait « absorbé » des forces qu'il fallait reconstituer. Il a ajouté
que 200 millions, à répartir sur plusieurs exercices, seraient
nécessaires pour pourvoir à nouveau les magasins d'approvi-
sionnements de mobilisation (équipements et munitions) et
mener à bien le programme relatif aux fortifications, à l'artil-
lerie, à l'aéronautique, aux chevaux et aux édifices militaires,
déjà en cours d'exécution.
Ces 200 millions ont été pour M. Salandra la cause de mul-
tiples difficultés. Comprenant la gravité de la situation et l'ur-
gence qu'il y avait à combler les vides causés dans l'armée par
l'expédition tripolitaine, il avait tout d'abord songé à placer à
la tête du ministère de la Guerre un homme extrêmement ac-
tif et décidé, le général Porro. Mais celui-ci, dans son désir de
bien faire, dépassa la mesure, au moins celle que permettait le
budget. Le général Porro réclama, en efiet, une augmentation
dans les effectifs de 50.000 hommes, dans le budget de 80 mil-
lions, et 000 millions de crédits extraordinaires à répartir sur
6 exercices. M. Salandra et le futur ministre discutèrent sur
ces chiffres durant plusieurs jours sans parvenir à s'entendre.
Finalement, le général s'étant refusé à modifier ses demandes,
le président du Conseil rompit les pourparlers. Les quelques
I.IOO millions d'obligations quinquennales en circulation, sans
parler des bons à court terme et des billets, les 109 millions
LE NOUVEAU MINISTÈRE ITALIEN 605
nouveaux nécessaires au budget de la marine, les 22 millions
de supplément entraînés pour le service de la Dette et les
16 millions occasionnés par le recouvrement des impôts, les
dépenses croissantes des chemins de fer et les exigences de leur
personnel, celles prévues et imprévues de la Libye, tout en
effet indiquait au gouvernement l'impossibilité de satisfaire
aux desiderata trop lourds du général Porro. Le général Grandi,
auquel M. Salandra s'est adressé et qui a accepté aux lieu et
place de ce dernier le portefeuille de la Guerre, a formulé le
même programme, mais s'est engagé à le réaliser pour beau-
coup moins cher, 200 millions seulement. Que les calculs du
gouvernement à propos de ces réformes militaires soient justes
ou non, il est hors de doute qu'on est loin de la quiétude opti-
miste de M. Giolitti, et que iM. Salandra a à cœur de faire un
effort rapide, et aussi énergique que les finances le permet-
tront, pour remettre l'armée italienne dans une forme au moins
égale à celle où elle se trouvait lors de la guerre de Libye.
Ajoutons que le portefeuille de la Marine n'a pas changé de
mains, et que l'amiral Millo continuera dans le cabinet Salan-
dra, mais avec des crédits augmentés, l'œuvre de réorganisa-
tion qu'il a commencée dans le cabinet Giolitti.
Dans sa déclaration ministérielle, M. Salandra a indiqué
encore, comme urgente à résoudre, une troisième question nou-
velle, ou plus exactement remise sur le tapis : la question du
personnel des chemins de fer. Les ferrovieri, qui depuis quelque
temps ne faisaient plus parler d'eux, se rappelèrent tout d'un
coup à l'attention générale en formulant, sous menace dégrève,
toute une série de revendications. Les plus importantes étaient
celles-ci :
1° Minimum de 3 francs par jour assuré aux catégories dites du « bas
personnel », et possibilité d'élever ces employés graduellement.
2° Egalité du traitement pour les salaires en ce qui concerne les employés
appartenant à toutes les catégories assimilables.
3'^ Abolition des notes de mérite et des augmentations au choix.
4° Indemnité nocturne de 1 franc par tête et par nuit à toutes les caté-
gories prêtant service dans un poste de résidence.
5° Revision du décret du 7 novembre 1902 pour les horaires et tours de
service.
6° Améliorations et modifications au traitement des retraites.
7° Inclusion du personnel de la navigation dans le règlement organique.
Faire droit à toutes ces réclamations et aux autres (repos
hebdomadaire, amélioration de l'indemnité en cas de mala-
die, etc., etc.), qui les suivaient, c'était pour le gouvernement
une nouvelle dépense de quelque 80 millions par an; c'était
aussi ouvrir la porte aux revendications de tous les autres
606 QUESTIONS D(PLOMATiyUES ET COLONIALES
employés ou ouvriers de FEtat, notamment les postiers, les télé-
graphistes, les téléphonistes qui eux aussi, suivant l'exemple,
commençaient de s'agiter. On comprend dès lors la réserve
dont la déclaration ministérielle a fait preuve à l'égard des
ferrovieri. M. Salandra aindiqué que « des mesures » seraient
prises en leur faveur et que les dépenses résultant de celles-ci
seraient couvertes par une augmentation du tarif des voyageurs
des trains directs et du transport des marchandises pour les
petites distances. 11 a ajouté aussitôt après qu'il considérerait
comme sou devoir essentiel « d'assurer efficacement la conti-
« nuité d'un service public aussi indispensable à la vie de la
« nation ». Depuis la déclaration ministérielle, gouvernement
et ferrovieri ont discuté, sans jusqu'ici être parvenus à un
arrangement, sur les mesures qui pourraient être prises : la
grève a été évitée, mais la situation reste tendue. Le gouver-
nement, il faut le reconnaître, a fait preuve de décision et de
fermeté ; il semble, au moins pour le moment, assez peu enclin
à ces transactions excessives auxquelles, dans son ardeur démo-
cratique et dans son désir de ménager l'extrême-gauche du
Parlement et de l'opinion, ne répugnait pas M. Giolitti.
M. Salandra a expliqué et commenté, assez brièvement du
reste, la déclaration ministérielle dans les séances qui suivirent
la lecture de celle-ci. Ce qui ressort de ses explications, c'est
surtout qu'il agira avec méthode, et ira d'abord au plus pressé.
La question financière qu'on résoudra sans recourir à un
emprunt étranger, la question militaire, la question des ferro-
vieri, voilà ce qui est urgent et dont il faut tout d'abord se
préoccuper. Le reste, les questions proprement politiques, ou
politico-religieuses, où même sociales, ne viendra que plus tard.
On voit comme on est loin de la politique giolittienne. Le
divorce et la priorité du mariage civil, qui avaient tant occupé
le Parlement à la fin du ministère Giolitti, viendront de
nouveau en discussion, mais seulement après que la vie même
de la nation, liée aux problèmes reconnus urgents, aura été
assurée. Avant de philosopher, il faut vivre.
Sur ces deux dernières questions, divorce et mariage civil,
M. Salandra a fait connaître son sentiment au cours des expli-
cations qu'il a fournies à la Chambre. On attendait celles-ci,
tant à droite qu'à gauche, avec quelque impatience car on se
demandait comment le modéré et le clérical qu'est au fond
M. Salandra se tirerait du pas difficile où le mettait sa colla-
boration avec trois anticléricaux notoires et quelques autres de
moindre ardeur. Les directions générales de la politique reli-
gieuse ne seront pas modifiées, avait bien dit le président du
LE NOUVEAU MINISTÈRE ITALIEN 607
Conseil ; mais ce n'était là qu'une affirmation d'ordre général,
extrêmement vague. M. Salandra l'a précisée dans les termes
suivants :
« Le ministère maintiendra avec quelques modifications le
« projet de priorité du mariage civil. Moi-même, j'ai déjà voté
« pour un projet de priorité présenté en 1893. Il n'y a donc
« aucun doute sur mon opinion.
(( En ce qui concerne le divorce, a ajouté M. Salandra, lors-
« qu'une proposition d'initiative parlementaire viendra devant
« la Chambre, chaque ministre votera suivant ses convictions
« personnelles. Quant à moi, je voterai contre. Mais il sera
« loisible à tel ou tel de mes collègues, M. Martini, M. Rava, par
« exemple, de voter pour. Il y a des précédents analogues
« qui se sont produits en Angleterre au sujet du vote des
« femmes... »
Le fait est exact, mais il n'en est pas moins assez rare. De
toutes façons on ne peut pas méconnaître combien est habile en
même temps que neuve la méthode annoncée par M. Salandra.
D'autre part, il est certain que la tendance anticléricale ira
dans le gouvernement plutôt en s'affaiblissant qu'en s'accen-
tuant. Le fait que le chef du ministère est personnellement un
modéré aura certainement pour effet d'empêcher des excès,
qui au surplus correspondraient assez mal au sentiment général
du pays. L'anticléricalisme du ministère Salandra sera plutôt
dans le genre de celui de Waldeck-Rousseau, que d'après la
formule combiste. Beaucoup penseront qu'il n'y a là qu'une
nuance. Celle-ci, pour être légère, n'en a cependant pas moins
son importance. Les catholiques ne recevront peut-être pas
beaucoup plus de M. Salandra que de M. Giolitti ; mais il est
possible que, malgré MM. Rava et Martini, la laïcité reçoive un
peu moins.
Le ministère Salandra n'apparaît donc pas, quant à l'esprit,
en tous point semblable à son prédécesseur. Si par sa com-
position et sans doute par sa méthode gouvernementale il se
rapproche du giolittisme, il s'en distingue par contre, et espé-
rons-le, il s'en distinguera par son souci de précision, d'ordre et
de clarté. Ces qualités ont été considérées par certains presque
comme des défauts. La modestie et la simplicité de la déclara-
tion ministérielle ont été relevées avec quelque ironie complai-
sante par les milieux radicaux. Voici, par exemple, comment
le Secolo appréciait, le 3 avril dernier, le programme de
M. Salandra : « En résumé, écrivait-il, M. Salandra s'est pré-
<( sente au Parlement avec timidité et le souci de plaire à la
« droite et à la gauche. Il a le pas lent, etlepouls faible. Iln'appa-
608 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
« raît pas libre de ses mouvements. Certains disent que le minis-
« tère a l'aspect chétif des ministères de sous-ordre. Pour nous,
(c il nous fait l'effet d'un commissaire extraordinaire dans une
« commune : il résout les questions urgentes, et accomplit les
« actes d'administration courante... »
Le Secolo, on le voit, n'est pas enthousiaste. Il exagère ce-
pendant quelque peu la note. Le commissaire extraordinaire
qu'est, si l'on veut, M. Salandra pourra faire du bien au pays.
Il n'est pas mauvais qu'un chef de gouvernement, dans les cir-
constances je ne dis pas difficiles, mais simplement dignes
d'attention que traverse actuellement l'Italie, ait le souci de
voir peu, mais bien. La Chambre elle-même, au surplus, l'a
compris puisque, à la suite de la discussion sur la déclaration
ministérielle, par 303 voix contre 122 et 9 abstentions, elle a
accordé sa confiance à M. Salandra. Il n'est pas, d'autre part,
plus juste de dire que ce dernier n'est et ne veut être qu'un
simple lieutenant de M. Giolitti : il n'a pas en effet hésité à
signaler les défauts de l'administration giolittienne, et ses
efforts auront précisément pour but de corriger ceux-ci. M. Sa-
landra a fait preuve d'esprit pratique et de franchise : cette
dernière qualité est assez nouvelle, au delà des Alpes, chez
un chef de gouvernement.
*
* *
La Tribuna, moins sévère que le Secolo, a qualifié le pro-
gramme de M. Salandra de « programme d'une période de
recueillement, fait d'intentions modestes et honnêtes ». La
définition est juste, mais appelle tout de même un correctif.
Il ne faudrait pas, en effet, qu'on s'imagine, hors d'Italie et en
France notamment, que l'ère de l'expansion italienne inau-
gurée par l'expédition de Tripolitaine est close et que les dé-
boires que celle-ci a causés ont définitivement éteint l'enthou-
siasme de ces deux dernières années. Sans doute, et nous
l'avons indiqué ici même, cet enthousiasme s'est notablement
atténué. On en a eu une nouvelle preuve par les débats parle-
mentaires à la suite desquels s'est produit le lâchage radical
et la démission de M. Giolitti. L'Italie est incontestablement
plus portée maintenant à voir les fautes commises pendant la
guerre de Libye et les charges qui résultent de celle-ci que les
avantages qu'elle en a retirés. Cependant, elle reste tout de
même très fière de la conquête elle-même, et veut poursuivre
et achever celle-ci coûte que coûte. L'ordre du jour du 4 mars,
par lequel 361 voix se sont prononcées pour l'ensemble de la
politique africaine de M. Giolitti, le prouve à l'évidence.
LE NOUVEAU MINISTÈRE ITALIEN 609
Et hors d'Afrique, l'Italie n'entend pas plus aujourd'hui
qu'hier demeurer inactive. Le ministère Salandra inaugure
peut-être une pdiitique de recueillement au point de vue finan-
cier et social ; celle-ci n'a tout de même aucune ressemblance
avec celle qui a suivi Adaoua. La preuve, c'est le programme
militaire et le programme naval que, malgré les charges
financières existantes, on entend réaliser; et c'est encore le
ton et l'allure générale de la Consulta. Le marquis de San
Giuliano, dans un grand discours sur la politique extérieure
du pays, quelque temps avant la chute du ministère Giolitti,
résumait ainsi celle-ci : « Les temps de la politique passive
sont passés pour l'Italie et ne reviendront plus. » Or, M. de
San Giuliano a conservé son portefeuille dans le ministère
actuel, tout comme, on le sait, l'amiral Millo qui est resté
à la tête de la Marine. C'est dire assez qu'il n'y aura entre la
politique extérieure d'hier et celle d'aujourd'hui aucune solu-
tion de continuité. La Stampa l'a dit fort bien : celle-ci sera
(( la continuation essentielle et formelle de celle faite dans ces
« trois dernières années... » On voit qu'il ne faut pas se mé-
prendre sur la nature de la période de recueillement que, au
dire de la Tribuna, M. Salandra va inaugurer,
Ernest Lémonon.
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 39
LA TURQUIE APRÈS LA GUERRE
Dix-huit mois après le commencement de la guerre balka-
nique, la paix est enfin rétablie, officiellement du moins, dans
l'Europe orientale. L'Empire ottoman sort de cette aventure
amoindri à tous les points de vue ; mais grâce à ses provinces
asiatiques, il n'en reste pas moins un facteur important de
la politique internationale.
II est donc très intéressant de chercher à se rendre compte
de l'état dans lequel se trouve la Turquie au sortir de la crise
qu'elle vient de traverser, crise qui — pour ceux qui ont pu
étudier de près les questions balkaniques — n'avait rien d'im-
prévu, mais était le résultat inévitable de tout un ensemble
de vices organiques, d'erreurs sociales et de fautes politiques.
La liquidation de la domination ottomane en Europe a pu
s'opérer sans dommage pour les grandes puissances, parce que
là existaient des héritiers naturels, les peuples balkaniques.
Assurément, cette liquidation ne peut pas être considérée
comme définitive. Le traité de Bucarest, résultat d'un mouve-
ment de colère irréfléchie, a créé trop d'injustices pour être
intangible ; mais on peut penser que sa revision restera une
affaire balkanique qui s'opérera un jour ou l'autre sans allumer
d'incendie en Europe.
Il n'en serait sans doute pas de même si l'Empire turc
s'effondrait aussi en Asie. Ce sont les grandes puissances
elles-mêmes qui s'en partageraient les débris, et nul ne peut
prévoir à quels événements donnerait lieu ce partage. On com-
prend donc que les Etats européens, qui trouvent d'ailleurs
dans l'Empire ottoman, tel qu'il est constitué actuellement,
un champ ouvert à l'activité de leurs ressortissants, souhaitent
le maintien du 6'/«/i< qiio. Tous y ont intérêt ; mais cet intçrêt
est peut-être plus grand encore pour la France qui, sans parler
des dangers du partage, ne retrouverait pas, dans la possession
complète d'un morceau de terre asiatique, peut-être parcimo-
nieusement délimité, des compensations suffisantes à la perte
de l'influence morale et de l'activité économique qu'elle exerce
actuellement dans l'ensemble des provinces ottomanes.
Mais ce n'est pas avec des déclarations de principe que l'on
prolongera l'existence de l'Empire ottoman, pas plus en Asie
qu'en Europe. Il est nécessaire de savoir s'il peut vivre et
LA TURQUIE APRÈS LA GUERRE 611
comment il pourra vivre. C'est ce que nous allons essayer de
déterminer.
Ce qui frappe d'abord dans les résultats de la dernière guerre,
c'est la diminution du territoire ottoman en Europe. Sur les
six vilayets qui, Constantinople et sa banlieue mis à part, con-
stituaient la RouméUe, cinq sont entièrement perdus ainsi que
les 3/8 du dernier, sans parler de l'abandon des droits théo-
riques que l'empire conservait encore sur la Crète. De
168.000 kilomètres carrés et 6.130.000 habitants que comptait
le territoire européen de la Turquie au commencement de 1912,
il est tombé en 1914 à 26.500 kilomètres carrés et 1.659.000
habitants.
On saisira mieux encore l'importance de cette diminution si
au lieu de considérer seulement la situation de l'Empire otto-
man il y a quelques années, on remonte à un siècle en arrière,
et si l'on jette un coup d'œil d'ensemble sur les pertes subies
par la Turquie en Europe depuis le commencement du
xix^ siècle. Nous les indiquons dans le tableau que l'on trouvera
ci-après. Ce tableau mérite d'être médité par les optimistes
qui triomphent en se moquant de ceux qui, il y a près de
cent ans, annonçaient déjà la fin de la Turquie. Sans doute,
le malade vit toujours ; mais sa maladie a fait de tels progrès
et causé de tels ravages que si l'on veut conserver quelque espé-
raQce de salut, les traitements les plus énergiques doivent
être employés.
L'ensemble des territoires européens, soumis au commence-
ment du xix" siècle à la domination ottomane, renferme actuel-
lement une population de 24 millions d'habitants. IJ en reste
à la Turquie 1 million et demi.
Profitant de circonstances inattendues et dans lesquelles il
n'était pour rien, le gouvernement ottoman a pu, grâce à
l'inaction de l'Europe, reprendre une petite partie des terri-
toires qu'il avait abandonnés lors des préliminaires de Londres.
Ce fut pour lui un succès de prestige, ayant surtout pour effet
de satisfaire le sentiment musulman par la conservation
d'Andrinople considérée comme une sorte de ville sainte. Mais
la possession de quelques kilomètres carrés de plus en Thrace
n'augmente en rien la force de l'Empire ottoman et elle oblige
celui-ci à des dépenses militaires qu'il eût pu s'épargner par
l'établissement, entre lui et le royaume voisin, d'une frontière
bien tracée, par exemple la ligne Maritsa-Erghéné, qui aurait
satisfait les Bulgares et aurait permis l'établissement, entre
612
QUESTIONS DIFLOMATIQUES ET COLONIALES
1811
1812
1830
1878
1880
1898
1909
1913
TERRITOIRES
PERDUS
Bessarabie.
Serbie
Grèce
Roumanie..
Serbie
Dobroiidja
Nich. Pirot, etc
Antivari, etc
Bosnie-Herzégovine
Bulgarie /
Roumélie Orientale. \
Thessalie, Arta.. .
Crète
Bosnie-Herzégovine.
Bulgarie
Albanie, ^lacédoine,
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SUPERFICIE
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LA TURC^UIE D'EUROPE
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176.600
108.000
26.500
kiii'i
157.000
104 500
147.400
.600
km-
617.8'
131.800
324.000
176 600
26.500
les deux Etats, d'une entente durable. En effet, la Bulgarie
n'ayant plus rien à souhaiter au delà de sa frontière aurait
eu au contraire, le plus grand intérêt à assurer à la Turquie la
possession de Constantinople, car l'établissement de toute autre
puissance sur le Bosphore lui serait préjudiciable. Sans doute
les Bulgares, pour lesquels la possession d'Andrinople n'ajamais
été une question nationale de premier ordre, sont en ce
moment animés des meilleures intentions pour leurs voisins
ottomans; mais cette amitié est à la merci des événements,
tandis qu'une frontière plus satisfaisante pour la Bulgarie eût
créé entre ce pays et la Turquie une solidarité d'intérêts à
l'abri de toute épreuve, telle que l'Empire ottoman aurait pu,
presque, s'en remettre à l'armée bulgare du soin d'assurer la
défense de ses territoires d'Europe.
LA TURQl'IE APHÉS LA GUERRE 61X
En dehors du fait brutal de la diminution du territoire, on.
peut dire que la perte des provinces rouméliotes n"a pas causé
à l'Empire ottoman un grand dommage matériel. On a même
pu soutenir cette opinion, paradoxale en apparence, qu'au point
de vue financier le résultat de cet abandon était un gain pour
la Turquie. Et le fait est que les dépenses des vilayets euro-
péens dépassaient de beaucoup les recettes et absorbaient une
partie importante des revenus des provinces d'Asie. Cette
constatation singulière s'explique par ce fait que, en raison du
voisinage, de la facilité des communications, de la présence d'un
plus grand nombre d'Occidentaux, le gouvernement ottoman
était obligé de donner une attention particulière à ses provinces
d'Europe, d'y exécuter des travaux, d'y entretenir un person-
nel administratif plus complet et mieux rétribué, tandis que
d'autre part, des considérations de politique intérieure et exté-
rieure, en même temps que de stratégie, imposaient la présence
de fortes garnisons. En Asie, au contraire, les travaux publics
étaient réduits à la plus simple expression, beaucoup de postes
de fonctionnaires étaient vacants ou occupés par des intéri-
maires de rang inférieur, de vastes et riches régions, comme
l'Anatolie occidentale, pouvaient être laissées sans garnisons
permanentes.
En outre, la mise à la charge des Etats balkaniques d'une
partie de la Dette publique ottomane, proportionnelle à leurs
acquisitions, viendra encore diminuer les charges permanentes
du Trésor ottoman.
Un autre bénéfice, incontestable celui-là, est la disparition
des questions irritantes de Macédoine et d'Albanie, si préjudi-
ciables à la bonne marche des atfaires ottomanes.
Les mêmes réflexions peuvent être faites en ce qui concerne
les possessions turques d'Afrique.
Là aussi, nous constatons, depuis le commencement du
XIX® siècle, une décadence rapide de la puissance ottomane
qui, jadis, s'étendait sur toute l'Afrique du Nord, le Maroc
excepté. De cette vaste domination, il n'est plus resté qu'un
droit de suzeraineté sur l'Egypte, droit que l'Angleterre tolère
parce qu'elle ne voit pas d'avantage à le supprimer et que les
Egyptiens et leur souverain affirment avec soin, parce qu'ils
espèrent y trouver un contrepoids à la toute-puissance anglaise.
L'apnée 1912 a vu disparaître la dernière trace de domination
ottomane directe en Afrique. Mais le maintien de la souverai-
neté turque sur la Tripolitaine n'était aussi qu'une question
614 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
de prestige. Ce pays ne rapportait rien à la mère-patrie et
l'obligeait à des dépenses pour l'entretien de ses fonctionnaires
et d'une garnison qu'il fallait ravitailler d'Europe ou d'Asie,
tant la force productive du pays était peu développée. Com-
plètement séparée du reste de l'empire, auquel ne la rattachait
aucun service ottoman de navigation (les fonctionnaires et les
troupes devaient être envoyés sur des bateaux étrangers), la
Tripolitaine n'avait plus aucune importance politique ni stra-
tégique, et un gouvernement plus conscient des réalités eût
certainement trouvé le moyen, dès 1909, de conclure avec
l'Italie une entente qui, tout en donnant satisfaction aux désirs
de ce pays, eût sauvegardé les intérêts moraux de la Turquie
et lui eût assuré un bénéfice matériel.
En Afrique, plus encore qu'en Europe, on peut dire que la
disparition de la domination ottomane n'a produit aucune
diminution des forces vives de l'Empire.
Pour les raisons qui viennent d'être exposées, la Turquie est
fondée à envisager encore l'avenir avec confiance, d'autant
plus que la partie la plus saine de son organisme national,
lAnatolie, sort à peu près intacte de la crise des dernières
années. Cependant cette confiance, quoique justifiée, ne doit pas
être aveugle. Le système, malheureusement trop longtemps
en honneur en Turquie, qui consiste à se cacher la tète pour
ne pas voir le danger, n'a jamais été profitable à personne.
Si les hommes d'Etat ottomans veulent mettre à profit les
avantages qu'offre encore la situation de leur pays après tant de
désastres, ils doivent, sans réticences, en envisager aussi les
inconvénients.
D'abord, il est incontestable que, si les récentes pertes terri-
toriales ont produit à certains égards un assainissement de
l'organisme ottoman, elles ne l'en ont pas moins affaibli. Le
rapide amoindrissement de la domination turque en Europe et
en Afrique, que nous signalions tout à l'heure, est par lui-
même inquiétant. Un li'omme peut être soulagé par l'amputa-
tion d'un membre malade, mais il n'en subsiste pas moins
en lui une cause de faiblesse dont il devra tenir compte s'il
veut redevenir et rester bien portant. 11 faudra rechercher si
les causes qui ont amené la perte presque totale de ces deux
parties du domaine ottoman ne sont pas susceptibles de faire
sentir aussi leur influence en Asie.
Une conséquence, que nous considérons comme grave, de la
perte des provinces rouméliotes, est l'affaiblissement des liens
LA TURQUIE APRÈS LA GUERRE 615
qui unissaient la Turquie à l'Europe et la diminution de la
population chrétienne de Tempire. Celui-ci devient pluç que
jamais un Etat asiatique et musulman. Or, il est évident qu'il
ne peut qu'y perdre. Quelque respect que Ton éprouve pour la
religion mahométane, quelque sympathie que l'on puisse avoir
pour les sentiments élevés qu'elle inspire souvent à ses fidèles,
on ne peut s'empêcher de reconnaître que l'Islam n'a pas con-
tribué à la prospérité de la Turquie. Les Turcs éclairés sont,
eux aussi, obligés de constater que les pays musulmans
livrés à eux-mêmes tombent en décadence et ne se relèvent
que sous une direction étrangère. Assurément, le courage
qu'inspirait la foi aux soldats de l'ancienne Turquie fut le
principal élément de force de cette dernière; mais rien n'gst
venu consolider le vaste empire ainsi créé. Appuyé seulement
sur les épées musulmanes, il s'est affaissé dès que celles-ci ont
lléchi. Ce qui l'a préservé d'une décadence plus complète et
plus rapide, ce qui lui a évité le sort du Maroc ou de la Perse,
c'est sa situation semi-européenne, c'est sa population chré-
tienne relativement nombreuse, circonstances grâce auxquelles
il n'a jamais été ni complètement musulman, ni complète-
ment asiatique.
Qu'arrivera-t-il, maintenant que la population chrétienne
de l'empire a perdu plus de 2 millions et demi d'habitants, et
précisément les plus cultivés et les plus rapprochés de la men-
talité européenne. Lorsque, par exemple, on considère le rôle
joué par les députés chrétiens pendant la première législature
de la nouvelle ère constitutionnelle, on peut se demander si
la diminution de leur nombre n'aura pas une influence regret-
table sur le développement futur des institutions parlemen-
taires.
Il est à craindre que, sous la pression des masses musulmanes
dont la prépondérance numérique se trouve ainsi accrue, le
gouvernement, contrairement aux tendances intimes de ses
membres, mais parce qu'il sentira la nécessité de rassurer le
sentiment populaire, ne se laisse entraîner à une politique
panislamique pleine de dangers sans aucune contre-partie.
Déjà certains symptômes de cette tendance se sont manifestés :
l'importance excessive donnée à la question des Pomaks (mu-
sulmans de race bulgare) convertis à l'orthodoxie pendant la
guerre au risque de troubler les bonnes relations qui commen-
çaient à s'établir avec la Bulgarie, la tendance à créer une oppo-
sition sur le terrain économique entre chrétiens et musulmans,
l'affectation avec laquelle les journaux turcs relèvent tout ce
qui peut donner le sentiment d'une solidarité entre les musul-
61G QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
mans de Turquie et ceux des autres pays. Celte tendance est
on ne peut plus dangereuse, et si elle se développait, elle
conduirait l'Empire ottoman à un véritable suicide. La ques-
tion des rapports entre l'Etat ottoman et la religion musul-
mane est évidemment des plus délicates, car elle place un
empire dont les institutions reposent sur l'islamisme devant
cette angoissante alternative de s'écrouler sans lui ou de dé-
périr avec lui. Ce sujet est assez important pour que nous y
revenions dans une autre partie de ce travail.
*
Plus que jamais, maintenant, la force de la Turquie sera en
Asie, en Anatolie. Le lambeau de terre européenne qui reste
ottoman n'est plus qu'une sorte de tète de pont et l'on a vu un
des amis les plus éclairés de la Turquie, le maréchal von der
Goltz, se demander s'il ne conviendrait pas de transférer plus
au Sud la capitale de l'empire. Nous ne nous arrêterons pas
sur cette question. Le transfert en Anatolie de la capitale otto-
mane contribuerait à diminuer les liens de la Turquie avec
l'Europe et nous avons signalé plus haut le danger de cette
diminution.
Rassurée en Europe par le fait qu'elle n'y a plus désormais
qu'un seul voisin, dont les dispositions sont amicales, la Tur-
quie devra reporter toute son attention sur l'Asie.
Les provinces asiatiques, éloignées du théâtre des opéra-
tions, n'ont pas souffert directement de la guerre et les mohad-
jirs quittant les provinces de Roumélie viendront remplacer
en partie les fils de l'Anatolie tombés en si grand nombre sur
les champs de bataille de Thrace et de Macédoine.
Cependant, la perte de la plus grande partie des îles de
l'Archipel, de toutes les îles importantes, à l'exception de
Rhodes, protégée par l'occupation italienne, entraîne une cer-
taine dépréciation de l'Asie ottomane. La population généra-
lement assez dense de ces îles, adonnée à la navigation et au
commerce, représentait un élément d'une certaine importance
dans l'activité économique de l'empire. Quoique presque exclu-
sivement grecque (90 % des habitants du vilayet de l'Archipel
étaient orthodoxes), elle était tranquille et soumise.
Le passage de ces îles sous la domination hellénique, en
même temps que l'annexion définitive de la Crète à la Grèce
et l'acquisition par celle-ci de tout le littoral septentrional
de la mer Egée jusqu'à l'embouchure de la Mesta, complètent
la suprématie hellénique dans cette région. Lorsque les vais-
seaux turcs sortiront des Dardanelles pour visiter les ports de
LA TURQUIE APRÈS LA GUEHRE G17
l'Anatolie occidentale ou de la Syrie, c'e?t dans une mer
grecque qu'ils devront d'abord naviguer.
Par l'annexion de Samothrace, de Leninos, de Mytilène,
de Cliio, de Samos, le littoral anatoliote est en quelque sorte
bloqué par un cordon d'îles grecques dont les plus importantes
se trouvent à proximité immédiate du rivage. La situation est
d'autant plus délicate pour la Turquie que les villages du littoral
faisant face àces îles sont, engrande partie, habités par desGrecs.
Mytilène etChio gardent, comme deux sentinelles, l'entrée de
la baie au fond de laquelle se trouve Suîyrne, métropole éco-
nomique de l'Anatolie et centre de l'hellénisme asiatique.
H faut bien reconnaître que la Turquie est fondée à se
plaindre de la décision des puissances, en ce qui concerne les
îles. Lorsque, au moment de la signature des préliminaires de
Londres, les représentants de l'Europe se sont réservé le droit
de prononcer définitivement sur cette question, ils semblaient
ainsi s'engager à agir en arbitres équitables et impartiaux, à
ne pas tenir compte que du droit de conquête, mais aussi des
intérêts vitaux de TEmpire ottoman qu'ils paraissaient
prendre sous leur protection en soustrayant le sort des îles à
la volonté des vainqueurs.
C'est dans cette confiance, formellement exprimée d'ailleurs,
que le gouvernement ottoman a souscrit à cette clause du traité.
Or, le résultat n'a pas confirmé son espoir. Si toutes les îles
occupées par la Grèce ne lui ont pas été laissées, c'est, sans
parler de l'îlot insignifiant de Castellorizzo, complètement
séparé des autres îles, parce qu'il était contraire à l'intérêt
général de l'Europe de remettre entre les mains d'une puis-
sance autre que la Turquie deux îles comme Imbros et Tene-
dos, qui sont les clefs des Dardanelles. Ces îles, du reste, la
dernière surtout, n'ont par elles-mêmes qu'une valeur très
médiocre. Toutes les autres restent à la Grèce, même Chio et
Mytilène. On comprend que, devant ces deux canons braqués
au cœur de l'Anatolie, le gouvernement ottoman se soit plaint
de ce que les intérêts vitaux de l'empire n'aient pas été pris en
considération.
Il est vrai que la Grèce doit s'engager à ne pas fortifier les
deux îles et à n'y pas établir de base navale : mais maîtresse
de la mer comme elle l'est par son littoral et ses îles, il ne lui
sera pas difficile d'y constituer des approvisionnements, et au
moment dune déclaration de guerre, d'y débarquer des troupes
et du 'matériel pour préparer une attaque contre le rivage
voisin.
L'attitude de l'Europe dans la question de la Thrace et dans
618 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
celle des îles a montré peu de logique. Ileûtété bien préférable,
dans l'intérêt de la Turquie, de l'obliger à respecter les stipu-
lations du traité de Londres, sauf quelques rectifications dans
le tracé de la frontière et l'obligation pour la Bulgarie de sup-
primer les défenses d'Andrinople et de Kyrk-Kilissé, et au con-
traire, défaire rendre à l'Empire ottoman des îles qui, dans
des mains étrangères, sont une menace constante pour l'Ana-
tolie. Outre que les Bulgares, comme nous l'avons dit, n'auraient
plus eu aucun intérêt à attaquer les Turcs, ceux-ci auraient pu
facilement organiser sur le territoire qui leur restait des
défenses beaucoup plus efficaces que celles d'Andrinople et de
Kyrk-Kilissé, tandis que la Turquie se trouve désarmée contre
une attaque toujours possible des Grecs, maîtres de la mer
Egée.
Cette situation oblige l'Empire ottoman à développer ses forces
navales de manière à les rendre, non seulement égales, mais
supérieures à celles de la Grèce pour compenser les avantages
naturels possédés par cette dernière. De là, la nécessité de
dépenser en achat et entretien de vaisseaux ou de matériel
d'artillerie, en construction de fortifications, etc., des sommes
qui seraient beaucoup mieux employées au développement
économique du pays.
En résumé, l'Empire ottoman sort des aventures des trois
dernières années diminué matériellement. Sa population
totale n'est plus guère que de 19 millions d'habitants. Il est
devenu presque exclusivement asiatique et il est à craindre
que cette situation n'exerce une influence déprimante sur la
direction de sa politique et le développement moral de sa popu-
lation. Enfin, l'annexion à la Grèce des îles situées dans le voi-
sinage immédiat du littoral ottoman constitue un danger pour
l'Anatolie et obligera la Turquie à des dépenses navales hors
de proportions avec ses ressources.
Mais, à ce passif, on peut opposer que les provinces perdues
occasionnaient à l'Empire des dépenses très supérieures à leurs
revenus et que, désormais, toutes les ressources du Trésor otto-
man pourront être consacrées à la mise en valeur d'un terri-
toire plus restreint, qui n'ayant pas été touché directement
par la guerre a conservé ses forces productrices.
D'autre part, la séparation des provinces habitées par des élé-
ments ouvertement hostiles à la domination ottomane a clos
des questions qui avaient toujours été pour l'empire une cause
de faiblesse. Ce n'est pas à dire qu'aucune difficulté ne subsiste
LA TURQUIE APRÈS LA GUERRE 619
plus, et nous verrons plus tard que l'Asie, comme la Roumé-
lie, a ses questions nationales. Mais ces questions, dans les-
quelles n'intervient aucune tendance irrédentiste, sont beau-
coup plus faciles à traiter et à résoudre, en restant sur le
terrain ottoman. Enfin, si au point de vue de sa sécurité exté-
rieure la Turquie est exposée en Anatolie, elle a par contre, en
Europe, l'avantage de n'avoir plus qu'un seul voisin, avec le-
quel il ne tient qu'à elle d'entretenir des rapports amicaux.
On voit donc, après avoir fait la balance du passif et de l'ac-
tif, que l'on peut, sans optimisme excessif, considérer FEmpire
ottoman comme possédant encore des chances sérieuses de
durée et de relèvement. Mais la condition essentielle pour la
réalisation de ces pronostics favorables est l'abandon radical
et sans retour de la politique d'illusions qui a conduit la Tur-
quie sur le penchant de l'abîme. Les fautes passées ont été
payées trop cher pour qu'on n'essaie pas d'en tirer tout le profit
possible.
Les hommes actuellement au pouvoir en portent, pour une
large part, la responsabilité; mais on ne peut leur contester ni
le patriotisme, ni l'énergie. Leur situation politique est main-
tenant franche et nette. Le Comité Union et Progrès a enfin
cessé d'être un pouvoir occulte, agissant dans l'ombre par le
moyen de comparses. Ses chefs reconnus occupent actuellement
tous les postes importants du gouvernement. Les élections (jui
se terminent en ce moment leur préparent une Chambre dans
laquelle ils posséderont une majorité écrasante. Ils ont donc
le champ libre devant eux et peuvent montrer s'ils ont réelle-
ment su tirer des derniers événements les enseignements qu'ils
comportent.
Quels sont ces enseignements, de quelle manière doivent-
ils et peuvent-ils être utilisés dans les domaines politique et
social, économique, diplomatique, militaire, tels sont les sujets
que nous nous proposons d'étudier dans les articles suivants.
TSARIGRADSKI.
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
La question de l'Epire.
Le règlement définilf de la question de l'Epire semble heureuse-
ment pouvoir être envisagé dès maintenant comme une éventualité
prochaine. Les grandes puissances, en effet, viennent de se décider
à réaliser les engagements de leur réponse à la Grèce du 24 avril,
reconnaissant ainsi l'empressement avec lequel, le gouvernement
hellène s'est attaché à leur donner satisfaction par l'évacuation mili-
taire des dernières régions épirotes occupées par ses troupes. Elles
sont tombées d'accord pour charger la Commission internationale
de contrôle, qui siégeait à Valona, de s'entremettre entre le gou-
vernement albanais et le chef de la résistance en Epire. M. Zogra-
phos, à l'effet d'établir un statut équitable pouvant donner satis-
faction aux deux parties. En conséquence, les délégués à la Com-
mission internationale de contrôle ont adressé, le 7 mai, kM. Zo-
graphos, le télégramme suivant :
Sur la demande du gouvernement albanais, la Commission internatio-
nale de contrôle accepte de vous communiquer le texte des concessions
sous la condition al)solue de cessation immédiate de toute les hostilités et
de mouvements en avant.
Elle en fera alors autant pour les forces albanaises et se rendra à Santi-
Quaranta pour vous faire communication des concessions dont, après
acceptation, elle surveillera l'exécution et garantit le maintien en atten-
dant votre réponse.
Et M. Zographos a répondu d'urgence à cette communication :
Au reçu de votre dépêche télégraphique nous avons donné l'ordre de
cesser les hostilités et la marche en avant à partir de demain 24 avril-
7 mai, midi. Des ordres semblables ont été transmis aux forces albanaises.
Les négociations interrompues, il y a un mois, par un revirement
subit du gouvernement de Durazzo dû à la fois à l'influence d'Essad
pacha et aux conseils de certaines puissances dont les troubles alba-
nais ne contrariaient pas la politique, reprennent donc, mais celte
fois avec de meilleures chances de succès, puisqu'elles s'engagent
sur l'initiative du concert européen, décidé à en finir avec celte
LES AFFAIRES d'oRIKNT G21
irritante question. Les représentants de l'Épire et de l'Albanie
sont actuellement réunis à Corfou. Ils ont déjà tenu plusieurs confé-
rences dans le secret le plus absolu. On sait cependant que la Com-
mission internationale de contrôle offre aux Epirotes les garanties
suivantes qui constituent la base des négociations :
1° Les communautés orthodoxes en Albanie seront libres d'employer la
langue grecque comme moyen d'éducation dans leurs écoles ; mais dans
les classes primaires l'enseignement devra être donné en albanais, qui est
la langue officielle de l'Etat. L'instruction religieuse pourra être donnée
en grec.
2° Pour occuper les territoires qui ont été évacués par les troupes
grecques, des détachements de gendarmerie albanaise, sous la conduite
d'officiers hollandais, seront envoyés. Ces envoyés procéderont immédia-
tement à des enrôlements, de façon à obtenir la proportion nécessaire de
membres des différentes confessions religieuses du pays. La gendarmerie
albanaise sera sous une direction et un commandement uniques et ne for-
mera qu'un seul corps. Les détachements servant dans une province con-
sisteront, de préférence, en hommes de cette province. Pour l'occupation
des territoires qui doivent être évacués et pour leur organisation, le gou-
vernement albanais nommera un inspecteur.
3° Les sandjaks de Korytza et d'Agyrocastro formeront chacun un can-
ton administratif comme les autres préfectures de l'Etat albanais. Les
conseils locaux sont chargés de la direction et de l'administration des
affaires locales et des sandjaks. Ces conseils seront présidés par des gou-
verneurs représentant le gouvernement central et nommés par lui.
4° En attendant que les conseils locaux aient été élus, les affaires du
sandjak d'Agyrocastro seront confiées à une commission composée de
chrétiens et de musulmans. Cette commission sera placée sous la prési-
dence du gouverneur d'Argyrocastro, nommé par le gouvernement
albanais.
5° Le droit de pétition à adresser en grec à l'inspecteur est reconnu
pour les bourgades et villages dans lesquels la langue grecque est seule
parlée.
6° Le gouvernement central, sur !a proposition de l'inspecteur, prendra
telles mesures qui seront jugées nécessaires pour secourir la population
qui a souffert du fait de la guerre et des troubles récents dans les provinces.
Ces garanties, ainsi offertes par la Commission internationale,
ditîèrent, on le voit, sensiblementdes dernières demandes formulées
par M. Zographos, que nous avons publiées dans notre numéro du
16 avril et qui réclament pour l'Epire une autonomie à peu près
complète sous la suzeraineté du gouvernement albanais. Toutefois on
pense que l'entente pourra se faire entre les deu.x. parties et même
que les négociations aboutiront assez vite.
Le représentant français à Durazzo.
Le gouvernement français vient enfin de désigner son représentant
à Durazzo. Toutefois, comme les crédits affectés à la légation de
Durazzo n'ont pas été votés par les Chambres avant qu'elles se
séparent, il n'a pu nommer qu'un chargé démission. Son choix s'est
622 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
porté sur M. de Fontenay, qui remplissait jusqu'ici les fonctions de
ministre de France à Bogota.
La Commission financière de Paris.
On annonce que la Commission financière internationale se réunira
de nouveau le mois prochain à Paris. Ses travaux furent interrompus
l'année dernière par la seconde guerre des Balkans, au moment ot
elle abordait l'examen des règlements économiques et financiers
résultant de la conquête par les quatre alliés balkaniques de la pres-
que totalité de la Turquie d'Europe. La Commission, à ce moment,
n'avait pour base de travail que le traité de Londres et les décisions
de la réunion des ambassadeurs. Le partage entre les alliés n'était
pas réglé. Il donna lieu à la seconde campagne, qui se termina par la
paix de Bucarest, et infirma maints jugements des puissances. Au-
jourd'hui la paix est rétablie entre tous les Etats de la péninsule,
et les nouvelles frontières sont tracées, même celles de l'Albanie.
Tous les problèmes politiques importants sont résolus entre la Tur-
quie et les autres Etats, de même qu'entre ceux-ci. Si des diffi-
cultés subsistent encore, l'ensemble des résultats acquis est tel qu'il
fournit une base suffisante aux travaux que la Commission finan-
cière va reprendre. Parmi les questions qui seront traitées, la prin-
cipale sera celle de la répartition équitable de la Dette ottomane
entre les Etats balkaniques devenus possesseurs d'anciens territoires
ottomans. Le principe et la répartition donneront lieu à des discus-
sions approfondies. La Turquie a, dès à présent, transmis au gou-
vernement français, pour être communiquée à la Commission, une
évaluation de ces charges, qu'elle a calculées d'après la contribution
que versaient à la Dette ottomane les territoires qui sont aujourd'hui
grecs, serbes, bulgares, albanais ou monténégrins. Ces chiffres sont
provisoires et destinés à un examen où chaque intéressé défendra
son point de vue. Toutes les autres questions d'ordre économique
et financier résultant de la liquidation orientale, notamment celle
des chemins de fer orientaux, sont aussi du domaine de la Commis-
sion financière, dont le président est, comme l'on sait, M. de Mar-
gerie.
Les réclamations françaises en Turquie.
Un compromis approuvé par le Sultan a été signé entre l'ambas-
sade de la République à Constantinople et la Sublime Porte, en vue
de régler définitivement par la voie arbitrale les réclamations des
Français et des protégés français concernant des faits antérieurs au
24 juillet 1008. Les conditions dans lesquelles s'eflectuera cet arbi-
trage ont été publiées dans le Journal officiel du mercredi 29 avril.
Les réclamants qui se trouvent dans le cas de bénéficier de ce com-
promis auront à s'adresser pour toutes communications utiles à l'am-
bassade de France à Constantinople qui centralise tous les dossiers.
LES AFFAIRES d'oRIENT 623
Le dernier délai pour l'envoi des réclamations et des pièces justifica-
tives à l'appui a été fixé au 26 août 1914.
Accord russo-turc.
Un communiqué Havas de Constantinople, en date du 28 avril,
annonce qu'un accord est intervenu entre la Porte et la Russie au
sujet de l'augmentation des droits de douane (4 % ) et de l'entrée des
délégués russes dans le Conseil d'administration de la Dette publique
ottomane. Le communiqué ajoute que la mise en vigueur de cet
accord dépend de l'approbation des autres puissances.
Convention douanière turco-allemande.
Le baron de Wangenheim et le grand vizir ont échangé, le 2 mai,
des notes par lesquelles le traité de commerce entre la Turquie et
lAllemagne et la convention additionnelle relative à la majoration
douanière de 3 % , qui expirent toutes deux le 25 juin, seront proro-
gées pour un an, sous la réserve de l'approbation réciproque des
deux pays.
La situation des musulmans de Macédoine.
La Porte a remis le 1°'' mai aux ambassadeurs des grandes puis-
sances, à Constantinople, un long mémorandum sur la situation des
musulmans de Macédoine. La Porte se plaint que ceux-ci soient me-
nacés continuellement par l'élément grec dans leur personne, leur
honneur, leurs propriétés, leur religion, la mémoire de leurs morts,
ainsi que dans leurs établissements religieux d'enseignement. Le
mémorandum ajoute que des colonnes volantes de Grecs, parcourant
les régions de Macédoine, imposent de fortes contributions en argent
et en nature à la population musulmane. Des émigrés grecs qui
arrivent dans la région, sont logés dans les villages musulmans, mal-
gré les propriétaires des immeubles, qui sont chassés par les gen-
darmes alors que ces derniers protègent les émigrés. Le mémoran-
dum estime que, depuis le mois de novembre 1912, 163.000 mu-
sulmans ont été ainsi obligés de s'expatrier et déclare que toutes
les démarches faites par la légation ottomane auprès du gouverne-
ment hellénique pour faire respecter les articles du traité de paix
turco-grec sont restées sans eflfet.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — La mort de M. Paul Revoil. — M. Paul Revoil, ambas-
sadeur de France, ancien directeur de la Banque ottomane à Cons-
tantinople, est mort le 27 avril à l'âge de cinquante-huit ans, dans
sa propriété de iMouriès (Bouches-du-Rhône). Il était né à Nîmes en
mai 1856, et sa carrière qui s'annonçait d'abord comme celle d'un
lettré, car il publia tout jeune un volume de vers dont les délicats
n'ont pas perdu le souvenir, se tourna de bonne heure vers l'action.
En 1893, M. Develle, alors ministre des Affaires étrangères, l'appela
au quai d'Orsay où il fit, comme chef de cabinet, puis comme sous-
directeur et directeur de différents services, son apprentissage de di-
plomate et d'administrateur. Nommé ministre plénipotentiaire en
1895, il fut envoyé à Tunis en qualité d'adjoint au résident général,
M, René Millet. C'est alors que commença pour lui ce que l'on peut
appeler sa carrière africaine, celle qui lui permit de montrer toute sa
valeur et qui influença toute sa vie. En 1900, il prit la direction de la
légation de France à Tanger, et l'année suivante M. Jonnart, gou-
verneur général de l'Algérie, ayant dû démissionner le 6 mai 19Qi
pour raison de santé, le gouvernement fît appel à son dévouement
et à son patriotisme pour recueillir sa succession. Il passa en Algérie
deux années fécondes en mesures de toutes sortes. La question indi-
gène commençait à y devenir pressante, il l'aborda avec un haut
sens politique. Tout en créant les tribunaux répressifs, destinés
dans son esprit à garantir les droits de nos sujets autant qu'à ac-
croître la sécurité des colons, il décida que les centimes additionnels
à l'impôt arabe seraient désormais exclusivement consacrés à des
œuvres d'assistance indigène. Déjà préoccupé de notre avenir au
Maroc, il signa d'autre part avec le Sultan les accords de 1901 et de
1902 qui amorcèrent l'action diplomatique couronnée dix ans plus
tard par l'établissement du protectorat. Aussi bien est-ce à la crise
marocaine et à l'achèvement de notre empire de l'Afrique du Nord
que son nom demeurera justement attaché. Un conflit avec M. Combes
l'ayant amené à se démettre de ses fonctions de gouverneur général,
il était depuis deux ans en disponibilité quand, en 1905, éclatèrent
les difficultés franco-allemandes. Au même moment, M. Bouvier
arrivait au quai d'Orsay. 11 songea aussitôt à s'assurer la collabora-
tion de l'homme le mieux désigné par son triple séjour à Tunis, à
Tanger et à Alger pour l'éclairer de ses conseils. Dès ce lors, ce fut
RENSEIGNEMEMS POLITIQUES 025
M. Revoil qui conduisit les négociations franco-allemandes. Sa dési-
gnation comme premier plénipotentiaire français à la conférence
d Algésiras s'imposait. Il fut nommé ambassadeur à Berne et reçut
la difTicile mission de défendre les droits de la France au Maroc
contre le plus formidable assaut qui leur eût été livré. Nul ne con-
testera qu'il se soit acquitté de cette mission à son honneur. Sa par-
faite droiture le servit autant, en ces conjonctures, que sa merveil-
leuse richesse d'arguments, son habile dialectique, sa subtilité et son
infinie bonne grâce. Il résista avec une patience inlassable aux
prétentions allemandes et déjoua des intrigues aujourd'hui histo-
riques dont un homme moins averti eût certainement été la victime.
L'œuvre qui sortit de ces longs débats n'était point parfaite. Les
circonstances ne le permettaient pas. M, Revoil avait néanmoins
remporté un succès incontestable, rétabli nos affaires compromises,
obtenu de l'Europe et de l'Allemagne elle-même la reconnaissance
de nos droits essentiels dans l'empire chérifien et préparé ainsi les
réalisations prochaines. Le service qu'il rendit ainsi à la France est
de ceux dont le souvenir demeure impérissable. Il déploya les mêmes
talents comme ambassadeur à Madrid, puis comme directeur de la
Banque ottomane. Dans ces dernières fonctions, qu'il n'abandonna
que le jour où sa santé ébranlée depuis longtemps fut gravement
compromise, il travailla efficacement par sa diplomatie consommée à
l'amélioration des rapports franco-turcs. Avec M. Revoil disparaît un
bon serviteur de la France, qui eût pu rendre encore de grands ser-
vices, car on n'eût pas fait appel en vain à sa grande expérience de
toutes les questions méditerranéennes et ceci est pour accroître
encore les regrets de ses très nombreux amis.
— Les élections législatives du .26 avril et du 10 mai. — Les élec-
tions législatives pour le renouvellement de la Chambre des députés
ont eu lieu le 26 avril au premier tour, et le 10 mai pour le scrutin
de ballottage. Le 26 avril, sur 602 sièges à pourvoir, 349 députés
avaient été définitivement élus se répartissant en :
Socialistes unifiés 40
Républicains socialistes (nuance Augagneur) 11
Radicaux unifiés, radicaux et radicaux socialistes 95
Gauche radicale 18
Gauche démocratique et répubhcains de gauche 20
Ail. démocr., Féd. des gauches, rép. soc. (nuance Briand)... 5.3
Indépendants 0
Progressistes et Union républicaine 50
Action libérale 32
Droite 24
Total 349
Le 10 mai, 251 résultats ont été proclamés dont voici la réparti-
tion:
QuBST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 40
626 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Socialistes unifiés G2
Socialistes indépendants ... 3
Républicains socialistes (nuance Augagneur) 11
Radicaux unifiés, radicaux et radicaux socialistes 07
Gauche radicale 13
Gauche démocratique et républicains de gauche 15
Ail. démocf., Féd. des gauches, rép. soc. (nuance Briand). . . 24
Indépendants G
Progressistes et Union républicaine 11
Action libérale fi
Droite 3
Total 251
Il manque deux résultats, celui du Sénégal, et celui de la l""*^ cir-
conscription de la Martinique qui n'a pu être proclamé. En définitive
la nouvelle Chambre comprendra : 102 socialistes unifiés ; 3 socialistes
indépendants; 22 républicains socialistes; 192 radicaux unifiés, radi-
caux et radicaux socialistes; 31 membres de la gauche radicale;
35 membres de la gauche démocratique et républicains de gauche;
77 membres de l'alliance démocratique, de la fédération des gauches,
et républicains socialistes; 12 indépendants; 61 progressistes et
membres de l'union républicaine; 38 membres de l'action libérale,
et 27 membres de la droite.
Allemagne. — La discussion du budget de la guerre an Reichstag.
— La discussion du budget de la guerre au Reichstag a donné au
ministre de laJGuerre, général de Falkenhayn, l'occasion de faire, le
2 mai, d'importantes déclarations sur l'état présent de l'armée
allemande. Au printemps de 1913, le général de Wandel avait
affirmé au Reichstag qu'on enrôlerait, dès le mois d'octobre,
107.000 conscrits supplémentaires au lieu de 63.000, ce dernier
chiffre représentant le contingent supplémentaire annuel qu'exige la
nouvelle loi. C'est ce qui semblait également résulter de l'eftectif
inscrit au budget de 1913. D'après ce qu'a dit le général de Fal-
kenhayn, que ce soit à cause des difficultés de casernement ou pour
toute autre raison, on aurait seulement incorporé, en 1913, 60.000
hommes de plus qu'en 1912. 11 faudra donc encore prendre, en
octobre 1914, 60.000 hommes de plus qu'en 1913, pour que les
effectifs légaux soient atteints. Le ministre s'est d'ailleurs refusé à
indiquer le nombre des hommes versés directement dans ÏErsaiz-
Jioserve et dans le Landsturm, et qui constituent en réalité une
double réserve de recrutement. En ce qui concerne les cadres, le
général de Falkenhayn avoue un déficit de 3.000 officiers. Il espère,
il est vrai, que les vides pourront être comblés en peu d'années,
probablement en deux ans, peut-être même plus tôt, si le courant
actuel qui porte beaucoup déjeunes gens vers la carrière militaire
ne se ralentit pas. Quant aux sous-officiers, à la date du 15 novembre
il en manquait 4.000, que le ministre pense se procurer à la lin de
RKNSEIGNËMEMTS POLlTigUEi» 627
cette année-ci. Mais au mois d'octobre prochain il y aura 1.100 posles
nouveaux à pourvoir^ si bien que les prévisions les plus optimistes
ne permettent pas d'escompter la disparition à brève échéance du
déficit. Ce déficit porte d'ailleurs uniquement sur l'infanterie, tandis
qu'il y aurait plutôt excédent dans les troupes montées. Si l'infan-
terie parvient à combler ses vacances, il est à croire que la propor-
tion de ses sous-offîciers rengagés sera moins forte que par le passé.
Or, dans l'infanterie comme dans l'artillerie allemandes, le service
n'étant que de deux ans n'est pas susceptible de donner au sous-
offîcier non rengagé la même valeur que noire service de trois ans
quand il aura été appliqué. On conçoit donc que, sous l'empire de
ces préoccupations, le ministre de la Guerre prussien ait insisté sur
la nécessité d'améliorer le sort des officiers et des sous-officiers.
Toutefois, il y a lieu de penser que la création de nouvelles unités
dans l'armée allemande se heurterait à de grosses difficultés d'enca-
drement. A la fin de la séance, le député Erzberger a fait un éloge
dithyrambique du ministère de la Guerre, qui a assuré en si peu de
temps l'application de la nouvelle loi. Cet éloge est peut être mérité;
mais il est juste de faire remarquer que l'effort fourni à Berlin de-
puis le mois de juillet dernier, quoique considérable, ne saurait se
comparer à celui que notre propre administration militaire a dû
fournir depuis le mois d'août.
— L'Allemagne et la situation internationale. — Sous ce litre, la
Gazette de Cologne a publié, le 1" mai, une très longue correspon-
dance de Berlin que l'on s'accorde à regarder comme un article
d'origine officieuse. Tout, en etTet, dans celle correspondance, porte
la marque de la Wilhelmstrasse. C'est, sur un ton calme et ferme,
un exposé des besoins et des désirs de l'Allemagne impériale au
dehors. On y trouve tous les arguments des pangermanistes; seule-
ment les revendications chauvines y sont recouvertes d'un vernis
diplomatique. La thèse est aussi simple que peu nouvelle. La poli-
tique de l'Allemagne est commandée par sa situation géographique,
par l'énorme accroissement de sa population, par le développement
de sa vie industrielle, par la grandeur de sa civilisation. Placée au
cœur d'une Europe en armes, menacée par de vieilles haines, l'Alle-
magne doit être en mesure de tenir victorieusement tête sur terre et
sur mer à ses rivaux coalisés. Il lui faut absolument s'assurer des
approvisionnements de plus en plus considérables en matières pre-
mières et des débouchés de plus en plus larges pour ses produits
fabriqués. Au point de vue intellectuel et moral, elle a le droit et le
devoir de coopérer aux progrès de la civilisation mondiale. Elle pos-
sède « la fière conscience de son aptitude à remplir des missions de
politique mondiale » et supporte mal le fait d'être une tard-venue.
L'Allemagne veut [partout une place au soleil digne d'elle et corres-
pondant à ses divers besoins. Ne l'a-t-elle donc pas et va-t-elle la
prendre de force? Pas précisément, dit la Gazette de Cologne, qui
conclut :
628 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Il ne s'agit pas d'une politique d'aventures. L'Allemagne ne veut pas
risquer tout sur une carte, ni envahir les territoires anciens où s'exerce
l'activité mondiale des autres nations. Cela va de soi et tous les hommes
d'Etat sérieux comptent avec ce fait. Mais ces hommes d'Etat savent
aussi que nous ne nous laisserons pas écarter de la concurrence écono-
mique sur les différents territoires commerciaux du monde sans nous
opposer à cette exclusion avec toute la force dont dispose notre Etat. Le
Maroc a enseigné cette vérité une fois pour toutes. Depuis nous sommes
entrés dans la période des explications afin d'assurer un champ à notre
activité économique et civilisatrice.
Nous avons eu avec la France et avec l'Angleterre des explications. On
en a beaucoup parlé. On ne peut cependant rien dire de certain à l'heure
actuelle au sujet de ces accords, sinon peut-être qu'ils ont été inspirés
par les principes directeurs de la politique néo-allemande qui est de déli-
miter certains territoires pour y exercer l'action allemande dans la con-
currence mondiale.
Quels que soient les résultats obtenus pour l'extension de notre travail
e'conomique mondial, il ne faut pas oublier que la valeur future de
pareilles affaires dépend du travail qu'on y emploie et du capital que l'on
y met.
Il faudrait un optimiste bien borné pour voir tout en rose la situation
internationale. Ce que l'on peut dire avec raison, c'est que nous sommes
en train d'avancer sur la voie que nous dictent les conditions fondamen-
tales de notre politique étrangère, grâce à la nouvelle augmentation de
notre armée, grâce à la consolidation intérieure de la Triplice et grâce à
la conclusion de nos négociations avec la France, la Turquie et l'Angle-
terre.
Quelle est l'importance de cette marche en avant? Nous ne le saurons
que quand nous aurons vu de quelle façon la France va accepter le service
de trois ans, quand nous aurons appris si les assurances des hommes
d'Etat russes ont la force d'un programme politique permanent, et enfin
quand nous connaîtrons le résultat des négociations sur l'Asie Mineure
et l'Afrique centrale.
Angleterre. — La question de l'Ulster. — L'apaisement paraît se
faire pour la question de l'Ulster, Le débat à la Chambre des Com-
munes sur la motion de M. Austin Chamberlain demandant une
enquête impartiale sur les événements du mois dernier(mouvement
des troupes et de la flotte), que l'on pensait devoir être très ora-
geux, a été au contraire parfaitement courtois et les divers orateurs,
aussi bien ceux du gouvernement que ceux de l'opposition, se sont
montrés fort conciliants. M. Winston Churchill, le plus fougueux
des membres du cabinet après M. Lloyd George, a fait preuve, tout
le premier, d'une modération inattendue. Il a commencé, il est vrai,
par revendiquer hautement le droit absolu du gouvernement de
prendre les mesures militaires qu'il juge indispensables pour main-
tenir l'ordre et faire respecter la légalité ; il a non moins énergique-
ment exprimé son indignation — il avait d'ailleurs la partie belle —
des procédés révolutionnaires des unionistes ulstériens qui, par leur
organisation méthodique de la rébellion armée, donnent un exemple
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 62^
terriblement dangereux aux agitateurs socialistes et aux syndicats
de grève ; mais après cette fanfare de circonstance, il a vile changé
de mode et a entonné l'hymne de la paix. Sir Edward Carson, a-t-il
dit, court de gros risques à entamer la lutte ; pourquoi n'en cour-
rait-il pas d'autres, plus honorables dans l'intérêt de la paix? Pour-
quoi ne vient-il pas nous dire hardiment : « Donnez-moi les amen-
dements au home rule bill que je demande pour sauvegarder la
dignité et les intérêts de l'Ulster protestant et en retour j'emploierai
toute mon influence et ma bonne volonté à faire de l'Irlande une
unité intégrale dans un système fédératif. » La proposition de
M. Winston Churchill a pris au dépourvu l'opposition qui ne s'at-
tendait pas à tant de mansuétude, mais qui, à la réflexion, n'a pas
pu ne pas s'en montrer touchée. Cette heureuse disposition a été
encore accentuée par l'intervention de M. Asquith qui, pressé de
détilarer si le ministre de la Marine avait parlé en son nom person-
nel ou au nom du cabinet, a dit que « M. Winston Churchill avait
« fait sa proposition de son propre chef et sans l'autorisation du gou-
« vernement, mais qu'en ce qui concerne l'invitation de M. Churchill
« à sir Edward Carson d'examiner sa proposition dans un esprit de
« conciliation, le premier ministre était cordialement d'accordavecson
« collègue de la marine ». Le roi de l'Ulster, sir Edward Carson, n'a
pas voulu être en reste d'amabilité. Il s'est félicité d'avoir vu luire
un rayon d'espoir en entendant M. Churchill ; il a protesté de son
désir sincère de donner son concours à toute solution raisonnable
qui pourrait éviter l'effusion du sang, et il a conclu en déclarant aux
applaudissements de toute l'assemblée : « Si le home rule est voté,
« mon vœu le plus ardent sera de voir le gouvernement du Sud et de
« l'Ouest de l'Irlande si bien réussir qu'il attire vers lui l'Ulster dans
« le propre intérêt de cette province, qu'il l'englobe et qu'elle forme
« une unité de l'Irlande. » M. Ronar Law, au nom de l'opposition
unioniste, a appuyé les paroles de sir Edward Carson, et M. Asquith,
intervenant à son tour pour clore le débat, après avoir rendu hom-
mage aux heureuses dispositions de ses adversaires, a proclamé que
le gouvernement ne fermera jamais la porte à ceux qui apportent
un moyen quelconque de résoudre la question, pourvu que ce moyen
satisfasse ceux qui y sont le plus intéressés, d'un côté les Irlandais, de
l'autre les deux partis politiques de la Grande-Bretagne. « Je prie
Dieu, s'est-il écrié en terminant, que nous puissions y parvenir. »
Si, de part et d'autre, on continue de montrer la même bonne volonté,
il est permis d'espérer que l'on pourra s'entendre, ce que souhaitent
cordialement tous les vrais amis de l'Angleterre.
— La mort du duc d'Argijîl. — Le duc d'Argyli, gendre delà reine
Victoria par son mariage avec la princesse Louise et oncle du roi
George V_, est mort le 2 mai, à l'âge de 69 ans. Le duc d'Argyli n'était
que marquis de Lorne lorsqu'il se maria, en 1871 ; il n'hérita du
ducfié qu'en 1900 ; il ne joua aucun rôle politique, empêché d'ailleurs
par son alliance avec la famille royale de prendre activement part
aux débats de la Chambre des Lords.
630 QUESTIONS DrPLOMATIQUES ET COLONIALES
— Le nouveau gouverneur du Canada. — Le prince Alexandre de
Teck vient d'être nommé gouverneur général du Canada, en rem-
placement du duc de Gonnaught. Le prince Alexandre est le frère de
la reine et vient d'avoir -40 ans. Il a épousé en 1904 la princesse Alice
d'Albany, sœur du duc de Saxe-Cobourg-Gotha.
Autriche-Hongrie. — Les délégations austro -hongroises. — Les
délégations austro- hongroises se sont réunies le 29 avril à Buda-
pest. L'empereur François-Joseph, retenu à Schœnbrunn par l'élat
de sa santé qui ne s'améliore que lentement, s'est fait représenter
par l'archiduc héritier François-Ferdinand. Dans son allocution aux
présidents deç deux assemblées, l'archiduc s'est borné à constater
« la détente considérable qui s'est produite dans la situation inter-
« nationale » et à déclarer que « le gouvernement de la monarchie,
« en contact très étroit avec ses alliés, s'efforce de travailler au main-
« lien et au raffermissement de la paix en Europe, en cultivant les
a rapports de confiance la plus grande possible qui l'unissent à tous
« les gouvernements » ; il a dit enfin que a l'avènement du prince
« Guillaume d'Albanie offre une garantie au développement prospère
« de la nouvelle principauté » et que « les meilleurs souhaits de
« l'empereur accompagnent l'illustre souverain dans son travail de
« paix et de civilisation. » L'exposé de politique extérieure, fait le
même jour à la commission des Affaires étrangères de la Délégation
autrichienne par le comte Berchtold, a été marqué du même opti-
misme ; il a également enregistré avec satisfaction le calme sensible
qui est survenu dans les relations internationales et qui est de nature
à faciliter grandement la liquidation balkanique ; il a insisté sur la
grande bienveillance aver, laquelle la monarchie suit le développe-
ment libre et indépendant des Etats des Balkans, Grèce, Bulgarie,
Serbie et Roumanie ; il a enfin terminé par le rappel de l'entreviie
d'Abbazia, qui, dit-il, l'a « confirmé dans l'opinion que les chan-
« gements survenus en Orientserviront de base à une nouvelle com-
te munauté d'intérêts entre les deux puissances alliées et que la
« politique inaugurée cette fois par chaque partie les amènera par
« la môme voie à accomplir un travail commun, aussi bien pour le
« maintien de la paix européenne que pour la sécurité de la liberté
Il et de l'équilibre dans la mer Adriatique ».
Espagne. — Le programme naval. — Le ministre de la Marine
espagnole a déposé le 7 mai aux Cortès un projet prévoyant un crédit
annuel de 36 millions de piécettes pendant neuf ans, qui sera con-
sacré exclusivement aux constructions navales, afin de donner
constamment du travail aux arsenaux espagnols et d'assurer le déve-
loppement de l'industrie navale espagnole, de telle sorte qu'un cui-
rassé dont la construction commencera en 1917 puisse être dû
entièrement à l'industrie nationale. Le gouvernement présentera en
outre en temps opportun les projets nécessaires pour le développe-
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 031
ment de l'outillage naval. Le projet annonce qu'en 1915, 1916 et 1917
les tra\aux suivants seront exécutés dans les arsenaux nationaux.
1° Un cuirassé pourvu de tous les éléments de combat dont le coût sera
de 70 millions et qui sera mis en chantier dès le lancement du cuirassé
Jaime i^r^ et sera lancé à son tour en 1917;
2° Un cuirassé qui sera mis en chantier en 1917;
3° Un croiseur rapide de 1.000 tonnes, dont le coût sera de 4 millions et
qui devra être en service en 1917;
4° Un croiseur semblable pour lequel un crédit de 2 millions et demi es t
prévu jusqu'en 1917;
5" Trois submersibles coûtant 3 millions chacun, qui devront être en
service en 1918.
Un crédit d'un million est ouvert pour commencer la construction
de trois autres submersibles. Un autre crédit de 14 millions sera
appliqué à l'achèvement des travaux en cours, suivant la loi navale
de 1908. Divers autres crédits seront appliqués à l'achat de l'outil-
lage, notamment de deux docks pour l'arsenal du Ferrol, dont un de
230 mètres de longueur, et dont le coût sera de 11 millions pour l'un
et de 14 millions pour l'autre. Un crédit de 9 millions et demi sera
consacré au dragage et à d'autres travaux du port et de l'arsenal de
Cadix. Enfin le ministre des Travaux publics procédera d'urgence au
prolongement des voies ferrées des trois ports servant de bases
navales.
Luxembourg. — La visite des souverains belges. — Le roi et la
reine des Belges sont venus le 27 avril à Luxembourg rendre visite
à la grande-duchesse qui leur a offert un dîner de gala au palais. La
grande-duchesse et le roi ont échangé des toasts. La grande-duchesse
a rappelé les liens qui cimentent entre les deux peuples une franche
sympathie et une amitié indéfectible; elle a exprimé sa cerlilude de
trouver un précieux appui auprès du roi, pour l'aider à rendre ces
relations de plus en plus intimes et cordiales. Le roi a répondu en
remerciant la grande-duchesse de son accueil. Il a ajouté :
Ces manifestations de sympathie sont un gage précieux des sentiments
réciproques des deux peuples dont les afQnités séculaires se sont fortifiées
de l'idéal commun de paix et de travail.
Je saisirai avec empressement toutes les occasions pour resserrer les
relations de confiance qui rapprochent nos deux pays.
Portugal. — Le nouveau minisire des Affaires étrangères. —
M. Freire Andrade a pris possession du portefeuille des Affaires
étrangères, dont M. Bernardino Machado assurait l'intérim.
Russie. — Le gouvernement et la Douma. — La première rencontre
du président du Conseil, M. Goremykine., avec la Douma, le 5 mai, a
été l'occasion de très vifs incidents. L'ordre du jour de la séance
portait l'ouverture de la discussion du budget. Le parti social-démo-
632 QUESTIONS DIPLOMATIQUKS ET COLONIALES
craie avait déposé une demande d'ajournement de tout débat jusqu'à
ce que le projet de loi sur la liberté de la parole pour les membres
du Parlement eût été voté. Cette motion fut rejetée par 140 voix
contre 76; mais lorsque le président du Conseil monta à la tribune
pour présenter le budget, lextrême gauche l'accueillit par un
vacarme assourdissant et refusa de le laisser parler. Le président de
la Douma ne pouvant rétablir l'ordre, fit voter par la majorité l'exclu-
sion temporaire, de 23 députés appartenant aux partis social-démo-
crate et ouvrier. Ceux-ci refusèrent de sortir et durent être expulsés
par la force. M. Goremykine put alors seulement prononcer son dis-
cours. Il fut très applaudi par la droite, mais fréquemment inter-
rompu par les protestations de la gauche.
Roumanie. — La dissolution du Parlement. — Le 5 mai, M. Bra-
tiano, président du Conseil et ministre de la Guerre, a soumis à la
signature du roi les décrets portant dissolution de la Chambre et
du Sénat, et convocation des collèges électoraux, en vue de l'élection
de l'Assemblée constituante. Au cours de la séance, la Chambre a
voté en troisième lecture la proposition de revision de la Constitu-
tion; puis le président a donné lecture du décret de dissolution de
l'Assemblée, portant que le scrutin, pour le premier collège, aura
lieu le 18 mai prochain. Dans le discours qu'il a prononcé à cette
occasion, le président de la Chambre a insisté sur l'œuvre féconde
accomplie par l'Assemblée, en votant le principe de la revision de la
Constitution. Il a demandé à tous les partis de contribuer, dans un
esprit généreux et dans la mesure de leurs intimes convictions, à
cette œuvre de réforme législative et de renaissance morale, afin de
lui donner le caractère d'une œuvre vraiment nationale.
Saint-Siège. — Les nouveaux cardinaux. — VObservatore Romano
annonce que le pape tiendra le 25 mai un consistoire secret, et le
28 mai un consistoire public. Pie X créera cardinaux NN. SS. Begin,
archevêque de Québec; Nenendez, archevêque de Tolède; Serafini,
assesseur de la Congrégation du Saint-Office; délia Chiesa, arche-
vêque de Bologne; Csernoch, archevêque de Strigonia; Sevin,
archevêque de Lyon; Bettinger, archevêque de Munich; Hartmann,
archevêque de Cologne; Piftl, archevêque de Vienne; Giustini,
secrétaire de la Congrégation des Sacrements; Lega, doyen du tri-
bunal de la Rote; Tecchi, assesseur de la Congrégation consistoriale;
Gasquel, président de la Congrégation bénédictine anglaise.
II. — ASIE.
Chine. — La dictature de i'ouan Chi Kai. — On se rappelle
qu'après la dissolution de la Chambre et du Sénat un Conseil, com-
posé de membres nommés par le gouvernement de Pékin, avait reçu
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES - 633
mission d'élaborer un projet de Constitution. Ce travail vient de
prendre fin. Un rapport comprenant sept chapitres a été soumis à
la présidence, et Youan Chi Kaï l'a approuvé. Ce rapport établit en
premier lieu le statut de la future Assemblée délibérative et du
Cabinet. Celui-ci comme celle-là auront un rôle eflfacé, destiné à sa-
tisfaire les partis conslilutionnels ; les organes véritables du nouveau
régime seront un secrétariat d'Etat et le Conseil consultatif actuel-
lement existant; l'un et l'autre proposeront au président la dissolu-
tion du Parlement et remanieront ou repousseront les lois adoptées
par l'Assemblé législative. Le Cabinet, composé de chefs des dépar-
tements et non de ministres, servira d'intermédiaire entre le prési-
dent et le Parlement; il sera libre de ne pas répondre aux questions
que pourront lui poser les représentants sur la politique gouverne-
mentale ouïes affaires administratives. Le chef du pouvoir exécutif
déclarera la guerre, conclura la paix, exercera un droit de contrôle
sur l'armée et la marine ; ses pouvoirs en toute matière seront les
plus étendus. Un Conseil spécial étudiera toutes les questions rela-
tives aux finances. Le rapport sur la Constitution examine aussi les
conditions dans lesquelles seront nommés les fonctionnaires civils
et militaires: le président, sur la proposition du secrétariat, aura
le droit absolu de nomination et de destitution, La magistrature
sera soumise à la direction gouvernementale. On ne connaît encore
que par de brefs télégrammes l'esprit de la nouvelle Constitution
chinoise. Mais les renseignements qui précèdent suffisent à montrer
qu'elle est celle d'un régime de dictature. Youan Chi Kaï entend être
le maître absolu ; par sa politique persévérante il a brisé toute oppo-
sition et a rétabli le principe d'autorité.
III. — AFRIQUE.
Maroc. — L' occupation de Taza. — Le général Gouraud, à la tète
d'une colonne de vingt-trois compagnies d'infanterie, de douze
pelotons de cavalerie et de six sections d'artillerie, a mis en dé-
route, le 1'=' mai, à Dar-el-Hadjami, sur la rive droite de l'Ouergha,
les troupes du rogui du Nord, qui comptaient plus d'un millier de
fusils. L'ennemi a abandonné de nombreux cadavres sur le champ
de bataille; le rogui lui-même serait au nombre des morts. De notre
côté, nous avons eu 9 tués et 25 blessés. Le rogui du Nord est le
faux Bou Hamara, qui se fait aussi appeler Moulai Mohammed ben
Hassan es Semlali, et qui surgit dans la région de l'Ouergha à la
fin de juin 1912. Groupant alors autour de lui les Fichtala, déser-
teurs de l'armée chérifienne,etdes montagnards dissidents des deux
zones, il entreprit aussitôt la Guerre Sainte contre les Français.
Le 6 juillet 1912, le général Gouraud le culbutait une première fois
634 . QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
et l'obligeait à repasser la frontière ; jusqu'à la fin d'août, des combats
incessants et parfois meurtriers furent livrés contre lui par la colonne
Pein,quifut chargé d'achever sa défaite et qui l'eût définitivement
écrasé s'il lui avait été permis de le poursuivre de l'autre côté de la
frontière. Depuis la fin de 1912, le rogui avait toutefois peu fait par-
ler de lui.
Le brillant succès du général Gouraud ayant achevé de déblayer
la route de Taza du côté de l'Ouest et les environs immédiats de la
ville, le résident général, général Lyautey, a décidé de procéder
immédiatement à l'occupation de Taza et il a rejoint la colonne Gou-
raud pour présider lui-même aux opérations. Le 10 mai, deux dé-
pêches officielles, communiquées par le ministère de la Guerre, ont
annoncé la prise de Taza. Voici ces deux documents :
l*"" COMMUNIQUÉ. — Le général Baumgarten. commandant les troupes
du Maroc oriental, annonce qu'il est entré à Taza aujourd'hui dimanche
10 mai, à midi moins dix. Les indigènes, surpris par la marche rapide de
nos troupes dans la nuit, ont peu résisté; mais les Beni-Oudjam, ayant eu
le temps de se ressaisir, ont défendu énergiquement les abords de la ville.
Nous avons eu quatre tués et treize blessés.
L'attitude des habitants de la ville est excellente.
Les pertes de l'ennemi sont difficiles à évaluer, mais elles doivent être
importantes.
2« COMMUNIQUÉ. — Le 7 mai, le général Lyautey avait rejoint le ge'néral
Gouraud, dont le gros des forces se trouvait concentré entre Tissa et Zrarka
avec avant-postes à Zrarka, un détachement étant resté au Nord sur
rOuergha, pour affirmer le dernier succès et maintenir les résultats acquis.
En face de Zrarka, des rassemblements importants de Tsoul s'étaient
formés, se renforçant journellement, et leur attitude devenait menaçante.
Devant le danger qu'il y aurait eu à laisser à ces adversaires le temps
d'organiser une résistance plus sérieuse, et aussi pour profiter de l'impres-
sion produite parle succès de Dar-el-Hadjami, le général Lyautey avait
donné l'ordre au général Gouraud de marcher, le 10 mai, sur les Tsoul.
En même temps, afin d'obtenir la convergence des elforts et diminuer
les risques de l'opération, les troupes du Maroc oriental, sous le comman-
dement du général Baumgarten, devaient déboucher de M'Çoun le même
jour, prendre pied à Taza, et en tenir les débouchés vers l'Ouest.
Dans la soirée du 9 mai, le général Gouraud avait placé {ses troupes à
pied d'œuvre, en face du massif de Tfaza, qui constituait une position
difficile, escarpée et ravinée, dont les crêtes étaient occupées par les
Tsoul, qui s'y étaient retranchés. Les avions ayant survolé ce massif
dans la journée y avaient reconnu, en arrière des crêtes, deux camps,
dans lesquels ils avaient jeté des bombes qui ont produit de grands effets
matériels.
Le 10 mai au matin, nos troupes ont attaqué en trois colonnes, et
grâce à la manœuvre concentrique et à la préparation par l'artillerie, les
Tsoul n'ont opposé qu'une faible résistance. A 8 heures, tout le massif
était entre nos mains.
Le soir, toute la colonne du général Gouraud devait camper sur l'oued
Amilil, à 16 kilomètres à l'Est de Zrarka, et y déterminer l'emplacement
d'un poste, dernier intermédiaire entre Fez et Taza.
De son coté, le général Baumgarten s'était porté le même jour sur
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 635
Taza, où il entrait à 11 h. 50. Les indigènes, surpris par la marche rapide
de nuit de notre colonne, ont offert au début peu de résistance.
Les Branes et les Riata, tenant leurs promesses, se sont abstenus de
tous actes hostiles; mais les Beni-Oudjam, ayant eu le temps de se res-
saisir, ont défendu énergiquement les abords de la ville.
L'attitude des habitants de la ville est excellente.
Afrique Equatoriale Française. — La conquête du Tibesii. — Le
27 novembre 1913, le colonel Largeau prenait Aïn-Galaka. Au cours
de la campagne, qui s'acheva au début de mars, il soumit tout le
reste du Borkou, et créa des postes de surveillance sur le versant
nord des montagnes qui séparent ce pays du désert de Libye. Il ne
reste plus désormais, dans la sphère d'influence reconnue à la France
par le traité franco-anglais de 1889, ratifié depuis par l'Italie^
qu'un point important inoccupé. Ce point est i^ardai, au Nord d'Aïn-
Galaka, dans le Tibesii oriental. L'occupation de Bardai devait, en
vertu d'un plan arrêté de concert parles autorités de l'Afrique Equa-
toriale Française et de l'Afrique Occidentale Française, avoir lieu en
même temps que celle d'Aïn-Galaka. Toutefois le commandant
Lœfler, chargé de conduire les opérations dans le Tibesti, jugea pré-
férable de ne pas s'aventurer dans le massif du Tibesti oriental avant
de s'être entouré de renseignements précis sur cette région encore
mal connue. Sa colonne, partie de Zinder, demeura donc dans le
Tibesii occidental. Elle se prépare en ce moment même à achever la
pacification de cette région en poussant prochainement jusqu'à
Bardai.
IV. — AMERIQUE.
Mexique. — La conférence de Niagara Falls. — La conférence de
médiation entre les Etats-Unis et le Mexique se tiendra à Niagara-
Falls, sur la frontière du Canada, et commencera ses travaux le
18 mai. Un ne sait encore si les constitutionnalistes mexicains y
prendront part. Jusqu'ici le général Carranza et le général Villa ont
absolument refusé de s'y faire représenter comme ils ont également
refusé d'accepter l'armistice pendant la durée de la médiation; mais
on annonce que les médiateurs sud-américains et le gouvernement
de Washington unissent leurs efforts pour faire revenir les constitu-
tionnalistes sur leur décision. En tout cas, le président Huerta a déjà
nommé ses délégués, et la nomination des délégués américains est
imminente.
Colombie. — Le traité entre les Etats-Unis et la Colombie. — Le
gouvernement des Etals-Unis et la République de Colombie viennent
636 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
de se mettre d'accord pour régler, par le traité suivant, leurs différents
relatifs au canal de Panama et à la création du nouvel Etat de Panama.
Article premier. — Le gouvernement des Etats-Unis d'Amérique'
désirant mettre fin à toutes les controverses et différends avec la Répu-
blique de Colombie provenant des événements qui ont donné lieu à la
situation actuelle de l'isthme de Panama, en son nom et au nom du peuple
des Etats-Unis, exprime un sincère sentiment pour toute chose qui serait
arrivée de nature à interrompre ou à altérer les relations d'amitié cordiale
existant dès longtemps entre les deux nations. Le gouvernement de la
République de Colombie, en son nom et au nom du peuple colombien,
accepte cette déclaration, étant pleinement sur qu'ainsi disparaîtra tout
obstacle pour le rétablissement d'une complète harmonie entre les deux
pays.
Art. 2. — La Colombie jouira gratuitement et à perpétuité du libre pas-
sage par le canal de ses troupes, matériel, navires de guerre.
Le même article stipule des avantages commerciaux pour les produits
colombiens qu'on importe dans la zone du canal; des avantages spéciaux
dans le trafic du chemin de fer de Panama quand le service du canal serait
interrompu pour une autre cause et qu'on aurait besoin de s'en servir pour
les agents colombiens, pour les troupes et le matériel de guerre de la
Colombie, et aussi des avantages pour le trafic des produits colombiens,
spécialement le charbon, le pétrole et le sel marin.
Art. 3. — On stipule le payement à la Colombie, six mois après l'échange
des ratifications du traité, de la somme de 25 millions de dollars.
Art. 4. — La Colombie reconnaît Panama comme nation indépendante,
avec les limites de la loi colombienne du 9 juin 1855, dont la ligne sur
l'océan Pacifique se terminera en un point équidistant entre Cocalito et
Ardita. Les Etats-Unis s'obligent à faire le nécessaire avec le gouvernement
de Panama pour l'envoi par ce gouvernement d'un agent qui négocie avec
la Colombie un traité de paix et d'amitié dans lequel on devra introduire
un arrangement relatif aux obligations pécuniaires, conformément aux
précédents et aux principes de droit.
Haïti. — Un incident anglo-haitien. — Le représentant de l'An-
gleterre à Port-au-Prince a remis le 1*^' mai au gouvernement haïtien
un ultimatum demandant le payement d'une indemnité de 62.000 dol-
lards pour la destruction d'une scierie appartenant à un sujetanglais
et qui fut incendiée par des révolutionnaires. L'ultimatum expirait
le 6 au soir. Cette altitude comminatoire de l'Angleterre suscita une
vive émotion à Washington. Le ministre des Affaires étrangères se
mit aussitôt en rapport avec l'ambassade d'Angleterre pour lui
demander au moins un sursis. L'ambassadeur câbla au Foreign
Office à Londres, pour obtenir que ce sursis fût accordé afin de
laisser le temps de procéder à une enquête. Mais ce sursis ne fut pas
nécessaire : le 6 mai le Congrès haïtien se réunissait à Port-au-Prince
autorisait le gouvernement à traiter avec le représentant de l'Angle-
terre et ouvrait un crédit pour le payement de la somme demandée.
NOMINATIONS OFFICIELLES
mi^ISTERE DE LA. GUERRE
Troupe») métropolitaines.
INFANTERIE
Missions. — M. le capit. Goy de Mezejrac est chargé d'une mission en Turquie.
CAVALERIE
Afrique Equatoriale. — M. le Ueul. Didier estdésig. pour le Tchad.
Troupes coloniales.
INFANTERIE
Annam-Tonkin. — MM. les capit. Dormoy et Bregi sont désig. pour le
Tonkin.
ARTILLERIE
Afrique Occidentale. — M. le capit. Boissonnet est désig. pour TA. O. F.
CORPS DE l'intendance
Officiers d'administration.
Annam-Tonkin. — M. ïoffic. d'administ. de 2^ cl. Husson est désig. pour
le Tonkin.
11II;\ISTÈRE DE LA MARL^E
ÉTAT-MAJOR DE LA FLOTTE
Attachés navals. — M. le capit. de frég. Martin est désig. pour l'ambas-
sade de France à Washington.
Extrême-Orient. — M. Yenseigne de !'"« vl. Gourdon est désig. pour les
bâtiment de servitude à Saigon :
M. le lient, de vaiss. Desrez est désig. pour la Manche ;
M. Voffic. des équipages de la flotte Brientest adjoint au command. de la marine
à Saigon;
MM. les me'canic. ppaux de l^» cl. AulTret et Grimaud sont désig. pour le Montcalm.
Madagascar. — M. le mécanic. ppal de 2^ cl. Métier est désig. pour Diégo-
Suarez ;
M. le lient, de vaiss. Jourdain de Muizon est désig. pour le Vaucluse.
Pacifique. — M. l'enseigne de 2^ cl. Le Bveton est désig. pour la Zélée,
M. l'enseigne de l'« cl. Kerouanton est désig. pour le Kersaint.
1IL\ISTÈRE DES COLO.\lES
M. Géraud (B.-L.), est nommé secrétaire général du gouvernement de la Mar-
tinique;
M. Deville (M. -A.}, est nommé secrétaire général des Établissements de l'Océanie.
M. de Lavigne Sainte-Suzanne (L.-J.J, est nommé secrétaire général du gouver-
nement de la Réunion.
Sont nommés :
Procureur de la République à Conakry (Afrique occidentale), M, Weiil ;
Juge-président du tribunal de première instance de Papeete (Océanie), M. Lebhar;
Juge-président du tribunal de première instance de Chandernagor (Inde),
M. Delrieu.
LA CARICATURE A L'ÉTRANGER
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A Kïr. + it (Su fr
fflCt- Aid 1 Lftî):
o s;*'-i ir «"*>- «
X L T ■* + ^îtt' L.
Les États-Unis et le Mexique.
L'aigle américain : « Evidemment je suis très bien et très
solide; mai.»; je voudrais tout de même qu'ils se dépêchent avec
leur médiation. «
Punch (Londres).
Les scandales navals au Japon.
Le Japon : « Voilà l'arme rouill*
et ébréchée avec laquelle je dois ilji
fendre l'Empire. Il est temps de Ij
réparer. »
/>(/<•/,• (Tokyo).
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Les embarras de Huerta.
Daibj Neiis (Baltimore).
L'Ulster aux abois.
Pal! Mail Gazette (Londres).
L'Albanie et ses protecteurs.
Durs Elsass (Mulhouse).
,^^b^g?
Le budget anglais.
Lloyd George : « Ton argent ! »
John Bull : « Grand merci de
m'avoir réveillé, mon ami. J'avais un
tel cauchemar ulstérien ! »
Pline II (Londres).
Les États-Unis et le Mexique.
M. WiLsoN : « Surtout ne tirez pas
sur nos bons amis Jlexicains. »
Le pointeur améric.\in : « Entendu,
président, nous ne tirerons que sur
Huerta, tout seul. »
Putich (Londres).
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
A la conquête du Maroc Sud avec la colonne Mangin, par le
capitaine Cornet, de l'infanterie coloniale. Lettre préface du général
Mangin. Un vol. in-lG avec 18 gravures et une carte. Librairie Plon-
Nourrit et C'«.
Le capitaine Cornet, qui dans son livre Au Tchad nous avait déjà
raconté jadis son séjour de trois ans au Ouadaï et ses aventureuses ran-
données chez les Senoussi, nous présente aujourd'hui les notes glanées au
jour le jour, aux côtés de son glorieux chef, le colonel Mangin, pendant
les opérations qui, d'août 1912 à juin 1913, triplèrent l'étendue de notre
domaine marocain. On sait les heures d'angoisses que vécurent la France
et le monde civilisé pendant la captivité de nos compatriotes tombés aux
mains d'El Hiba ; la première lueur d'espoir brillant après la chevauchée
héroïque de Sidi bouOthman; la marche foudroyante sur Marrakech,
obligeant le prétendant noir à une fuite hâtive; le soulagement de l'opi-
nion quand on sut les prisonniers sains et saufs. C'est sur ce drame, écrit
par l'un de ses acteurs, cinématographié pour ainsi dire, que s'ouvrele livre.
Exploitation pratique de la victoire, progrès de la pacification, résultats
d'une sage administration qui attestent la valeur de notre expérience colo-
niale, nous mènent ensuite en quelques chapitres à la brillante colonne du
Tadla. Le livre se termine sur cette page superbe : les retentissantes
journées de Ksiba, où dix mille Berbères se ruèrent impuissants, corps à
corps et poignard en main sur nos troupes victorieuses. Ni l'ardeur de la
lutte, ni le fracas des armes n'ont empêché le capitaine Cornet de voir,
chemin faisant, tout ce qui émeut l'artiste. Il nous révèle les merveilles
du printemps marocain, les jardins des palais frères de l'Alhambra, les
ruelles tortueuses où l'air lourd marie des semeurs d'encens aux relents
d'immondices, et la foule bigarrée des gras caïds, des mendiants turbulents
et loqueteux^ des femmes auxquelles le voile énigmatique fait crédit de
beauté. A tous égards, ce livre est une belle page ajoutée à l'histoire mou-
vementée de notre pénétration au Maroc.
Ouvrages déposés au bureau de la Revue.
Comment on se bal au Maroc. Remarques lactiques et proce'dés de combat, par
le lieutenant Avme. Un vol. in-12. Berger-Levrault, éditeurs. Paris.
La Diana délia Nuova llalia. Nationalisme et politique coloniale, par le D' Gio-
vanni Graziani. Un vol. in-12, Giuiio Vannini, éditeur. Brescia.
Ueber die Verhaltniswahl. Rapport sur le si/slème d'élection proportionnelle en
Bulgarie, par M. Alexander Ludskanoff, ex-ministre des Affaires intérieures en
Bulgarie. Un vol. in-12. St-Dimitroff, éditeur. Berne.
L'Italie. Forces ethniques, forces e'conomiques, forces de combat, politique exté-
rieure, par MM. J. Lenormand et Z. Khanzadian. Lettre-préface de M. René
PiNON Un vol. in-8° avec une carte hors texte. Berger-Levrault, éditeurs. Paris.
Le Point d'appui de Diégo-Siiarez et sa nécessité stratégique, par M. Louis Gou-
LUT. Un vol. in-8° avec une carte hors texte. Librairie Chatard, Diégo-Suarez.
Procès verbaux de la Conférence consultative et du Conseil supérieur du gouver-
nement de Tunis (37* session, novembre 1913). Un vol. in-8». Société anonyme
de l'Imprimerie rapide, éditeur. Tunis.
Annuaire général de Madagascar et dépendances {i9li). Un vol. in-S». Tableaux
et carte en couleurs hors texte. Imprimerie officielle. Tananarive.
L' Administrateur- Gérant : P. Campain.
PARI6, — IMPRIMERIE LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
QUESTIONS
DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
LES CHICÀNi'S ALLEMANDES
ET L'LWBRO&LIO ALBANAIS
Le médiocre résultat de nos élections législatives, les vilaines
polémiques qui ont suivi le second tour de scrutin, et surtout
les attaques insensées dont la loi de trois ans a été l'objet,
bien que le pays se soit prononcé en sa faveur, n'ont pas tardé
à avoir leur répercussion à Tétranger. Nos voisins d'outre Rhin
sont en train de collectionner soigneusement les sujets de chi-
cane et dressent la liste de toutes les petites querelles possi-
bles dans un avenir prochain. Et cette fois on ne peut pas dire
que ce sont des journalistes plus ou moins autorisés qui mar-
chent; ce sont des ministres et des sous-secrétaires d'Etat.
L'autre jour, devant le Landtag de Prusse, le nouveau mi-
nistre prussien de l'Intérieur, M. de Lœbell, a cru devoir re-
prendre, sans y être aucunement provoqué, l'éternel ieit-motiv
sur la légion étrangère. En vain la gauche du Landtag, sur-
prise de cette sortie, a-t-elle fait remarquer au ministre, dès le
début de ses déclarations, qu'aucune interrogation n'avait été
posée au gouvernement au sujet de la légion; M. de Lœbell a
tenu à placer son discours, en alléguant « qu'o/z lui avait rap-
M porté quil avait été question de la légion au cours de la
« séance... » Et là-dessus il s'est lancé dans des explications
que personne ne lui demandait : « Le ministère de l'Intérieur,
« a-t-il dit, a avisé la police de surveiller avec le plus grand
« soin les affaires de la légion ; il appuie dans la mesure du
« possible toutes les demande de libération qui lui sont trans-
« mises. Le gouvernement français refuse de relâcher les
« Allemands enrôlés lorsqu'ils ont vingt ans révolus, et encore
« cette limite de vingt ans n'a-t-elle été obtenue qu'au mois
« de novembre dernier; elle était auparavant de di.x-huit ans
« seulement. Nous faisons des démarches pour qu'elle soit
QoEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvu. — no 41'>. — l^"" juin 1914. 41
642 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
« reculée jusqu'à vingt et un ans. » La concession à laquelle
M. de Lœbell fait allusion, et que le gouvernement français
aurait consentie au mois de novembre, a passé à peu près ina-
perçue chez nous. On peut constater aujourd'hui qu'elle a eu
seulement pour résultat de mettre les Allemands en appétit (1).
Quelques jours après la scène du Landtag prussien, le
Reichstag discutait le budget des Affaires étrangères, et le
député national-libéral Bassermann demandait avec inquiétude
si on songeait vraiment à supprimer au Maroc l'institution
des protégés, et si le gouvernement français n'avait pas violé
les traités en faisant concéder des travaux municipaux sans
adjudication. Le sous-secrétaire d'Etat Zimmermann répondait
avec empressement : « Nous avons pleinement conscience de
« l'importance de l'institution des protégés au Maroc, et nous ne
<( pensons pas à la supprimer. Quant aux concessions de tra-
« vaux, notre point de vue est que les commandes faites par
(( les municipalités doivent être soumises aux mêmes règles
« que celles de l'Etat marocain. Le gouvernement français
« conteste ce point de vue; des pourparlers se poursuivent;
« si nous n'arrivons pas à un arrangement, nous sommes ré-
« solus à recourir à l'arbitrage. »
En ce qui concerne les protégés, ainsi que l'a fait remarquer
M. Robert de Gaix dans les Débats, il est édifiant de rappro-
cher ce langage de M- Zimmermann de l'accord de 1911, stipu-
lant que « les deux gouvernements s'engagent à provoquer la
« revision, sur la base de la convention de Madrid, des listes
« des protégés et associés agricoles, et de poursuivre toutes
« modifications de cette convention que comporterait le chan-
« gement de régime des protégés et associés. » Et dans la
lettre explicative adressée à M. Cambon le jour de la signature
de l'accord, le ministre allemand des Affaires étrangères disait :
« Dans ma pensée, l'expression : changement de régime des
« protégés, implique Y abrogation, si elle est jugée nécessaire,
« de la partie de la convention de Madrid, qui concerne les
(1) Rappelons quelle était la procédure suivie jusqu'à présent. Les engagés ne
sont reçus à la légion qu'âgés d'au moins dix-huit ans. Mais comme la production
de l'acte de naissance n'est pas exigée, il se peut que des volontaires plus jeunes
parviennent à se f.iire incorporer. Lorsque la preuve de la supercherie est fournie,
l'engagé e-t renvoyé soit sur la réclamation de ses parents, soit sur celle du gou-
vernement intéressé.
On dirait, à entendre les Allemands, que leur pays est le grand fournisseur de la
légion. Li statistique suivante, établie pour le 2^ régiment étranger à la ilate du
le' janvier 1913, prouve le contraire. Ce régiment comptait pour un effectif de
4.789 homme» : 2.160 l'^-ançais, !)8rj Allemands, 3,j4 Alsaciens-Lorrains, 391 Belges,
327 Suis-es, 255 Italiens, 128 Espagnols, 87 Tunisiens, Algériens et Marocains,
61 Russes, 41 Luxembourgeois. La proportion des Allemand.^ n'est donc que
de 20 %.
LES CHICANES ALLEMANDES ET L'IMBROGLIO ALBANAIS 643
« protégés et associés. » On peut juger, par le récent discours
de M. Zimmermann, quelle confiance mitigée nous devons
avoir dans les bonnes promesses allemandes de 1911.
La théorie de M. Zimmermann sur les adjudications n'est
pas moins singulière. Le statut économique du Maroc est réglé
par doux textes : l'acte d'Algésiras de 1906 et le traité franco-
allemand de 1911. Dans l'acte d'Algésiras qui a institué l'adju-
dication non seulement pour les travaux publics, mais pour
la concession des services publics, il n'est jamais question que
de l'Etat marocain. L'Allemagne avait bien déposé une pro-
position pour l'adjudication des tramways et des entreprises
d'éclairage des villes, mais elle vit sa rédaction rejetée. Quant
au traité de 1911, il ne lait mention que des routes, chemins
de fer, ports, télégraphes ; il ne dit pas un mot des travaux des
villes. En outre, il n'exige l'adjudication que pour les marchés
de travaux et de fournitures; il ne la prévoit ni pour la conces-
sion, ni pour l'exploitation des services publics; il est donc, en
ce sens, restrictif (Ïq l'acte d'Algésiras (1). Il semble que ce soit
sans angoisse que nous pouvons attendre la décision de la Cour
arbitrale de La Haye, si les Allemands y font appel, conformé-
ment cette fois au traité de 1911, qui prévoit l'arbitrage pour
toutes les contestations auxquelles le traité peut donner lieu.
Mais en constatant de pareilles chicanes, nous sommes bien
obligés de dire que les actes du gouvernement allemand ne
s'accordent pas avec les paroles modérées que M. de Jagow a
prononcées l'autre jour au Reichstag, et nous sommes toujours
en droit de nous poser la même interrogation : En Allemagne
qui donc commande et qui donc joue franc jeu ?
En tout cas ces procédés peu obligeants seront particulière-
ment ressentis en France au moment précis où l'affaire de
Taza nous a coûté des pertes douloureuses. Nous entendons
bien que le sentiment n'a rien à voir avec la lettre des traités;
mais il n'empêche qu'on ne peut maîtriser une certaine irrita-
tion contre l'œuvre de 1911 quand on songe que le san^ fran-
çais aura beau couler au Maroc, les Allemands n'en seront pas
moins « habiles », comme on dit au Palais, à se porter adju-
dicataires des fructueuses concessions dans l'empire chérihen!
C'est d'ailleurs là un « impondérable « dont les Allemands ne
sont pas disposés à tenir compte. D'après les bruits qui courent,
ils auraient essuyé dernièrement un échec dans leurs négocia-
tions avec l'Angleterre au sujet de l'Afrique. Leurs journaux,
qui annonçaient à grand fracas, il y a quelques mois, la publi-
(1) Voir pour plus de détails un article du Temps du 21 mai.
644 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
cation imminente d'un accord, sont redevenus muets, et natu-
rellement les pangermanistes ont le désir de prendre une re-
vanche à nos dépens. La seule façon de les détourner de cette
idée est de faire entendre que nous maintiendrons sans dé-
faillance notre nouveau statut militaire. Mais que la nouvelle
Chambre s'avise seulement d'émettre un vote quelque peu
ambigu sur la loi de trois ans, et nos bons pacifistes verront
immédiatement de quelle façon on comprend outre-Rhin un
rapprochement franco-allemand.
C'est uniquement la détestable politique intérieure qui se
cuisine en France, et aussi en Angleterre et en Russie, qui
peut donner à l'Allemagne la tentation d'être arrogante : à ne
considérer que la situation diplomatique et militaire, elle
pourrait être au contraire incitée à la prudence, et borner son
activité à empêcher une brouille sérieuse entre ses deux par-
tenaires, l'Autriche et l'Italie. Une fois de plus les événements
d'Albanie font éclater entre ces dernières un antagonisme qui
est dans la nature même des choses. On connaît les troubles
de Durazzo. Le prince Guillaume, depuis longtemps virtuelle-
ment enfermé dans son « palais », s'est brusquement décidé à
faire enfermer à son tour, mais pour plus de prudence sur iin
bateau autrichien, sa terrible Eminence grise, Essad pacha, et
finalement à l'expédier en Italie, sous une vague promesse de
ne plus remettre les pieds sur le sol albanais. Malheureuse-
ment les partisans d'Essad ont marché de Tirana sur Durazzo,
et le prince^ se trouvant insuffisamment protégé par quelques
Malissores catholiques accourus de Scutari, a exécuté une
sorte de navette entre le stationnaire italien et son palais. Si
bien qu'à Lheure où nous écrivons ces lignes il est assez diffi-
cile de savoir s'il est à terre ou en rade, et d'imaginer ce que
vont pouvoir faire les seuls éléments d'ordre actuellement
existants à Durazzo, c'est-à-dire la fameuse commission infer-
nale de contrôle^ et les infortunés officiers de gendarmerie
hollandais, de plus en plus démunis de gendarmes. Nous
n'examinerons pas aujourd'hui si Essad était réellement un
protégé de l'Italie et si son arrestation a été un coup monté
par l'Autriche; nous chercherons seulement à mettre en
lumière l'incompréhension totale des atTaires albanaises qu'a
montrée et que montre encore une partie de notre grande
presse quotidienne.
Les publicistes auxquels nous faisons allusion ont été dès
le début les tenants de l'internationalisation de l'Albanie.
LES CUICANES ALLEMANDES ET l'IMBROGLIO ALBANAIS 645
Pourtant aujourd'hui que l'Albanie apparaît, même à ceux
qui ne l'avaient pas encore découverte, sous son vrai jour,
sous celui d'une espèce de Maroc balkanique, livré à la pire
anarchie, et où de très forts contingents européens pourraient
seuls rétablir un peu d'ordre, ces publicistes sentent bien
quelle énormité ce serait de demander à la France d'expédier
des bateaux ou des bataillons dans un pays où elle n'a pas
d'intérêts matériels ni moraux, sous l'unique prétexte que
des diplomates, réunis à Londres autour d'un tapis vert, ont
trouvé bon d'internationaliser ce pays. Mais une bonne idée
se fait jour dans notre presse depuis les derniers incidents.
Il s'agirait de monnayer notre droit d'intervention! On nous
fait observer que nous avons dû payer à l'Allemagne au
moment où nous avons été contraints d'agir militairement au
Maroc, et que si l'Autriche et l'Italie veulent protéger à elles
seules le prince de Wied, il faut aussi qu'elles y mettent le
prix. Il n'y a qu'un défaut à ce beau raisonnement, c'est que
l'Autriche et l'Italie n'ont aucune espèce d'envie d'agir seules
en Albanie. L'Italie, en particulier, demande à grands cris, par
la voix de ses journaux les plus importants, que toutes les puis-
sances représentées à la Conférence de Londres collaborent
manu militari à la consolidation de la principauté albanaise.
Ce désir se comprend de reste. Si l'Italie en était réduite à
n'avoir pas d'autre partenaire en Albanie que l'Autriche, ce
serait une terrible gêne, à la fois diplomatique et militaire.
Diplomatique, parce que les relations avec l'alliée s'aigriraient
infailliblement : qu'on n'oublie pas le discours de M. de San
Giuliano se félicitant de l'internationalisation de l'Albanie,
nécessaire aux bons rapports entre Rome et Vienne ! Militaire,
parce que l'armée italienne est trop affaiblie par l'occupation
de la Libye pour s'offrir le luxe d'une occupation albanaise.
Et pourtant à chaque bataillon autrichien envoyé en Albanie,
il faudrait riposter par un bataillon italien, sous peine de
déchoir. Dans ces conditions, les Italiens doivent évidemment
préférer qu'on se mette à six pour faire régner l'ordre de Scu-
tari à Elbassan.
C'est donc se faire une illusion complète que de croire que
nous pourrions obtenir un avantage quelconque de l'Italie en
lui reconnaissant une liberté d'action dont elle ne veut à aucun
prix. Si nous avons des difficultés avec elle pour les affaires
tunisiennes ou pour d'autres, nous n'avons qu'à défendre nos
droits avec toute l'énergie désirable, sans avoir recours à des
ruses cousues de fil blanc, indignes d'ailleurs de la France,
Le malheur est que, chez nous, i)Gaucoup de gens sont persua-
646 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
dés que la diplomatie est l'art des petites finasseries, le jeu des
petites ficelles plus ou moins adroitement tirées. Rien n'est
moins exact : les petits moyens n'ont jamais que de petits effets,
et ce n'est pas ainsi qu'on défend efficacement les intérêts
d'un grand pays. Nous ne croyons pas avoir été jamais parti-
san de la veulerie et de l'inertie diplomatiques; mais en vérité
les démarches que l'on suggère au quai d'Orsay à propos de
cet imbroglio albanais seraient des plus regrettables, parce
qu'inopérantes et vouées au fiasco. La seule chose qu'on doive
conseiller au quai d'Orsay, c'est de n'envoyer ni militaires ni
marins en Albanie, et de laisser l'Autriche et l'Italie s'y dé-
brouiller, et peut-être s'y brouiller. Il paraît que, ce disant,
nous oublions tout simplement... l'Allemagne! L'Allemagne
qui saura bien, une fois de plus, rétablir la paix au sein de la
Triple Alliance. Nous ne méconnaissons pas du tout cette éven-
tualité ; nous demandons simplement que nous ne coopérions
pas avec l'Allemagne pour la réaliser, et d'autre part nous
croyons qu'il est inutile de demander des compensations pour
une trop légitime abstention.
Force nous est de reconnaître que la presse russe a commis
elle aussi, à propos des afl'aires albanaises, d'abondantes erreurs.
Les journaux anglais, au contraire, donnent ici la note juste.
C'est ainsi que le Standard écrit :
La Triple Entente n'a évidemment pas sanctionné l'établissement d'un
coudominium austro-italien en Albanie. Mais est-il certain que les puis-
sances occidentales aient intérêt à s'y opposer ? Qu'est-ce que l'Albanie
pour l'Angleterre et la France ? Si l'Autriche et l'Italie sont disposées à
assumer la responsabilité de Tordre en ce pays, il n'y pas lieu de nous
moatrer trop difficiles sur le plus ou moins de régularité du procédé.
Bien entendu, puisqu'on a commis l'impair de se laisser enrô-
ler parmi les protecteurs de l'Albanie, il faut songer à sauver
la face. Pour ce faire, on pourra méditer la remarquable note
que le gouvernement austro-hongrois adressa en 1904 au prince
Nicolas à propos de l'annexion de la Crète à la Grèce (le con-
tingent autrichien de Crète avait été retiré dès 1898). Il n'y a
aucun inconvénient à ce que le quai d'Orsay prépare une note
analogue. Nous pouvons attendre sous l'orme le moment o\\.
l'Autriche et l'Italie réunies présenteront un nouveau statut
albanais.
Commandant de Thomasson.
NOS MARCHES SAHARIENNES
De temps en temps éclate, au milieu de nos luttes politiques
et de nos discordes intérieures, la nouvelle d'un combat, en
même temps que l'annonce d'une conquête nouvelle au centre
de l'Afrique. L'o[)inion publique qui n'a cessé de témoigner à
notre œuvre coloniale une indifférence tenace, due surtout à
son ignorance, s'étonne et s'inquiète un instant : « On se bat
donc encore quelque part ? » Et le Parlement, en cela du
moins fidèle représentant de l'opinion publique, de marquer
une fois de plus par un vote hâtif son hostilité pour la poli-
tique de conquêtes. Puis, les choses se passant à trois mois et
demi de France, dans un pays vague aux frontières impré-
cises, le silence se fait de nouveau.
Mais quoique enveloppée d'oubli et pourvue de moyens de
fortune, l'œuvre commencée depuis à peine une génération se
poursuit sans arrêt, et déjà se réalise, grâce aux qualités d'ini-
tiative et de vaillance de nos troupes africaines, l'achèvement
de cet immense empire que, pour la troisième fois au cours
de son histoire, la France se taille dans le monde.
La pénétration marocaine accapare depuis quelques années
l'attention de la presse et du pays. Les difficultés d'ordre mili-
taire et diplomatique qui en ont marqué les progrès ont fait
bénéficier le Maroc, nouveau venu parmi nos provinces fran-
çaises, de cette sorte d'affection jalouse dont les mères entou-
rent les enfants nés dans la crainte et dans la douleur. Mais en
même temps que la France reconstituait l'unilé de l'Afrique
du Nord et rétablissait pour son compte l'antique domination
romaine, la conquête du Ouadaï, du Borkou et du Tibesti ache-
vait, par l'acquisition de ses frontières orientales, la formation
de notre empire africain. Ce bloc compact, plus vaste que l'Eu-
rope et peuplé de 30 millions d'hommes en voie d'accroisse-
ment rapide, tout proche de la France par sa bordure méditerra-
néenne, nous pouvons l'exploiter et le défendre sans disperser
nos efforts ni risquer des aventures maritimes.
Mais les opinions les plus contradictoires se sont manifes-
tées dans le public et dans la presse au sujet de la valeur
intrinsèque et de l'importance de nos possessions du Centre
africain. Au moment où le colonel Largeau parachève, dans
le Sahara oriental, l'œuvre magnifique amorcée sur les bords
DJanet ^^^
Questions Ùip/omati'cjues et Co/on/a/es.
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T t\°' -de "21 b y é
SAHARA ORIENTAL
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Territoire m délimité entre IdFrdnceetl'Mgleterre.
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630 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
de rOgôoué et du Congo, par Taudacieuse équipe'e de Savor-
gnan de Brazza, il convient d'en marquer les étapes et d'en
signaler la grandeur.
Aussi bien n'est-elle pas d'ordre exclusivement colonial,
mais aussi d'ordre international, puisqu'elle transforme en
droits réels des droits, reconnus par certains traités, mais
restés trop longtemps théoriques et qui, nous ayant été con-
testés déjà, auraient pu l'être de nouveau et plus sérieusement
à brève échéance. Les 140.000 hommes que l'Italie a libérale-
ment jetés en Tripolitaine, pays désertique qui compte à peine
le tiers des habitants de la Tunisie sur une superficie près de
dix fois supérieure, commencent à essaimer dans l'hinterland,
à Ghadamès, à Ghât, au Fezzan, avec la hâte lébrile d'occuper
les postes frontières. La prospérité relative des centres tripoii-
tains épars dans l'intérieur et sur la côte ne résidant que dans
le trafic des marchandises venues des pays noirs du Tchad et
du Soudan, on comprend que les Italiens aient songé à tenir
les routes sahariennes en élargissant vers l'Ouest et vers le
Sud le domaine infertile acquis à leurs ambitions impérialistes.
Malgré toutes les conventions qui ont pu être conclues, il est
bon qu'à leur arrivée aux frontières méridionales, ils aient en
face d'eux les trois couleurs françaises.
Quelle est la valeur des possessions récemment acquises par
la France entre le Tchad et la Libye? Nous voudrions en faire
ici une étude impartiale, en montrant que, si elles n'ont par
elles-mêmes qu'une importance médiocre, leur acquisition est
une nécessité inéluctable au point de vue diplomatique comme
au point de vue strictement colonial.
Pour compléter l'étude du pays et des habitants, de son
organisation administrative et militaire, de sa valeur actuelle
et de son avenir au point de vue politique et économique, il
est nécessaire de retracer les principales étapes de l'exploration
et de la conquête, puis d'exposer ce qu'est en réalité la seule
force morale existant dans ces contrées, force de cohésion et
d'offensive dressée contre notre domination : le Senoussisme.
I. — Lr
PAYS.
Ce que les anciens géographes appelaient la « mer du
Sahara » est, en réalité, un pays accidenté, à relief monta-
gneux au centre, finissant à l'Est et à l'Ouest par d'immenses
plaines ridées d'ondulations légères. Des traditions locales, des
scènes gravées dans le roc, des dépôts de coquillages, indi-
quent qu'un assèchement progressif a peu à peu raréfié la vie
NOS MARCHES SAHARIENNES 65i
dans ce domaine tropical qui va de l'Atlantique à la Mer Rouge.
Des agglomérations nombreuses existaient autrefois en
Mauritanie, oîi prospéraient des colonies carthaginoises et
berbères; au Nord du Niger, oii les villes de Oualata et de
Tombouctou étaient encore, à l'époque médiévale, des centres
populeux et des métropoles intellectuelles; enfin, dans le terri-
toire du Tchad, où les indigènes racontent qu'il y a cent cin-
quante ans le lit aujourd'hui desséché du Bahr-el-Ghazal
roulait des eaux permanentes depuis les contreforts de
l'Ennedi et du Tibesti jusqu'au Grand Lac parsemé d'îles.
Il semble que la mort gagne de proche en proche et déploie le
linceuil de sable sur les vestiges dévie végétale qui parsèment
encore, de loin en loin, le sol stérile du désert.
Autour des cultures rétrécies et des eaux vives devenues
rares, des luttes âpres et sanglantes se livraient entre les tribus.
La population, décimée par ces exterminations périodiques,
recommençait pendant quelque temps sa vie paisible dans
l'oasis fertile, assiégée par les dunes. Puis, sous le lent enseve-
lissement des sables, la végétation devenait insuffisante, la
nourriture précaire, et les derniers agriculteurs abandonnaient
leurs travaux pour s'adonner exclusivement au pillage et
pratiquer des razzias fructueuses dans les pays du Sud. Le
Sahara est le domaine par excellence du nomade pillard, inapte
à tout autre travail que la rapine ou la guerre.
Trois formes géographiques caractérisent le Sahara : l'erg,
la hamàda, la montagne. Les hamâdas, forme générale du
désert, dont elles constituent les huit dixièmes, sont des pla-
teaux désolés sans eau, sans végétation, sans vie. Les monta-
gnes sont des soulèvements granitiques très anciens, ossature
d'un continent dont aucune saison ne vient plus modifier les
aspects. L'erg est le pays des dunes sablonneuses, ondulant en
collines arrondies, où stagne par endroits une humidité sou-
terraine. Quelques puits, incessamment comblés par les sables,
permettent d'atteindre la nappe d'eau sous-jacente. Autour
d'eux, quelques rares plants dressent leurs touffes rabougries.
Le nœud orographique du Sahara se trouve au centre, entre
la chaîne de l'Atlas et les plaines du Bas-Niger. Les divisions
naturelles de cet ensemble chaotique sont assez nettement
indiquées du Nord au Sud par les massifs du Tademaït, envi-
ronnant les oasis algériennes du Tidikelt, ceux du Tassili et de
l'Ahaggar, berceau et refuge des Touareg nomades qui sillon-
nent le grand désert, ceux de l'Adrar et de l'Air qui finissent
sur les savanes du Soudan. A l'Est s'étend l'immense dépres-
sion qui constitue le bassin du Tchad, séparé du bassin du Nil
652 QUfc;sTlo^s uiplomatiques kt coloniales
par une rangée de montagnes et de plateaux, qui naissant sur
la frontière anglo-française du Ouadaï-Darfour avec les monts
Marra et ceux du Tama 1.000 mètres d'altitude), se conti-
nuent vers le Nord-Ouest par TEnnedi et le Tibesti et Vont
finir au Touàt, après avoir traversé obliquement le désert sur
2.000 kilomètres. De larges seuils divisent la chaîne et déter-
minent l'orientation des routes naturelles. Ce sont : le bassin
de l'ouadi Khadja et le seuil de Kapka, entre le Ouadaï et le
Darfour, les plaines du Borkou entre lEnnedi et le Tibesti,
Tummo et Ghât entre le Sahara et le Fezzan tripolitain.
Les points culminants se trouvent au Tibesti (1), où la neige,
dit-on, vient parfois couvrir les sommets ; le Toussidé et le
Koussi atteignent l.oOO mètres. Le Tibesti compte, avec ses
prolongements, environ 700 kilomètres de long et 100 de large.
Il apparaît ainsi comme un mur dressé à la limite du désert
occidental, au dessus des plaines humides du Borkou (200 mètres
d'altitude). Dans ce massif volcanique où s'aperçoivent des
cratères éteints entourés de lapilli pulvérisés, le travail sou-
terrain persiste, cardans un ravin à l'Est, à 50 kilomètres au
Sud de Bardai, jaillit une source d'eau très chaude que les in-
digènes appellent Yériké, la Fontaine par excellence.
Le versant oriental est abrupt. Au delà de cette falaise jus-
qu'aux plaines égyptiennes où le Nil offre au travail des fellahs
l'apport annuel de ses terres alluvionnaires, c'est le grand
désert de Libye, la terre la plus effroyablement désolée qui
existe au monde. Nulle vie humaine, animale ou même végé-
tale ne saurait subsister dans cette immense plaine plate,
balayée par un vent de flamme. Ouelle barrière naturelle vau-
drait ce désert terrible où le voyageur aurait à traverser des
centaines de kilomètres sans trouver une goutte d'eau?
Au Nord, le Tibesti se prolonge, le long de la frontière tri-
politaine, par des plateaux tabulaires, ravinés dans tous les
sens et coupés de brèches profondes. Les principaux de ces pas-
sages ou « Bibans » sont Tummo, Ghàt et Djanet. Au temps
du libre parcours des caravanes esclavagistes, Tummo était
une oasis vantée des chameliers, sur la route de Mourzoukaux
marchés du Kanem et du Bornou.
Telle est, dans ses grandes lignes, la constitution géogra-
phique du Sahara oriental. Les régions nouvellement occupées
par les troupes françaises valent mieux que le cadre peu enga-
geant qui les environne. La limite des pluies annuelles se trouve
au JG" de latitude nord; au delà de ce point extrême, toute
M) Tibesti ^gnific « pays des rooliers », en langue arabe.
NOS MARCQES SAUAMIliNNES 653
culture devient impossible. Toutefois quelques précipitations
atmosphériques se forment assez régulièrement en été sur
les hauteurs du Tibesti. Le Borkou, que son orientation géo-
graphique au pied du massif met à l'abri des vents desséchants
de Libye, recueille ces eaux et possède des cultures variées.
C'est la seule région de ce vaste territoire où des agriculteurs
sédentaires cultivent, dans des enclos soigneusement fermés
de haies d'épines, des champs de blé et de mil, le dourah
d'Egypte, le doukhn du Soudan, et même des tomates, des
oignons, des pastèques, parmi les figuiers et les amandiers.
Aussi les Arabes sénoussistes étaient-ils décidés à mainte-
nir coûte que coûte leur domination sur ces oasis privilégiées:
« Koufra, c'est notre cœur; le Borkou, c'est notre ventre. »
Mais qu'on ne se méprenne pas! Si le Borkou peut jouer au
Sahara ce rôle gastronomique, c'est que les ventres en question
sont peu nombreux et peu exigeants. L'habitude de la faim les
a dressés à une sobriété exceptionnelle. 11 ne faut pas oublier
que les grandes oasis de Oueyta, Paya, Yarda, Aïn-Galakka ne
peuvent même pas nourrir la population r.lairsemée qui noma-
dise dans ces parages. Face au désert libyque, la palmeraie de
Bardai, étalée au creux d'un ouadi (1), marque la limite extrême
de la végétation sur le chemin de Koufra.
(Juant à l'Ennedi et au Tibesti, ce ne sont que des cirques
rocheux, oi^i la pierre calcinée étend sa nudité stérile sous un
ciel éternellement bleu. Sous la morsure du soleil, les grès
s'effritent, les roches se désagrègent, le vent fait tourbillonner
dans la plaine l'impalpable poussière arrachée ainsi atome par
atome aux flancs calcinés et nus de la montagne, et la trans-
porte jusqu'au Tchad dont elle ensable la rive septentrionale
et déplace le bassin vers le Sud. A peine voit-on, de loin en
loin, tapissant les failles profondes des hamadas, ou coupant
l'étendue morne des sables, la coulée verte des ouadis. Une
lierbe dure, le hâd, accrochée en touffes vivaces au penchant
des dunes mouvantes, donne parfois une apparence de vie
fragile à cette terre stérile et morte.
Pas un cours d'eau permanent n'arrose ces régions déshéri-
tées. Le lit du Bahr-el-Ghazal n'est plus qu'une route de
caravanes, avec ses puits d'eau saumâtre, espacés parfois de
loO kilomètres. La végétation n'est possible qu'au creux des
ouadis où des averses irrégulières, qui se font parfois attendre
des années, versent une eau rapidement absorbée. Là poussent
les palmiers doums en boqueteaux épars, les acacias, et toute
I 1 lu ouadi est le lit desséché d'une rivière, d'un oued.
654 QUESTIo^s diplomatiques kt coloniales
une végétation épineuse, ne donnant ni ombre ni fruits, en-
tourée d'une herbe ligneuse, ce hâd providentiel, sorte de
chardon qui brave l'assaut des sables et les étés de feu.
La vie animale et la vie humaine y sont réduites à des
groupements clairsemés, tapis à l'ombre d'oasis minuscules;
quelques animaux domestiques : poulets, chèvres, brebis, che-
vaux, ânes; — du gibier : antilopes, girafes, pigeons; — des
autruches, des hyènes, — enfin des chameaux magnifiques,
les plus résistants et les plus rapides du désert, représentent
la faune du pays. Les rafles incessantes opérées par les pillards
ont fait disparaître le bœuf, qui fut autrefois la principale
richesse. La preuve de sa domestication reste inscrite sur les
parois de certaines grottes où Nachtigall vit gravées dans le roc
des scènes représentant des bœufs enrènés et montés par des
hommes. Mentionnons aussi, pour leur importance décorative
plutôt que pour leur utilité pratique, les chiens sloughi dont
s'accompagnent volontiers les nomades chasseurs, et qu'on
aime à se représenter dressant leur silhouette élégante dans
la clarté du soleil se couchant sur les dunes, au milieu des
méharis géants et des Arabes immobiles...
IL LES HABITANTS.
Les races qui peuplent ce pays âpre et inhospitalier sont
façonnées à son image. La sécheresse absolue de l'air, la
pureté idéale du ciel, la saine rudesse de la vie nomade, ont
fait aux hommes des muscles d'acier dans un corps étique.
Aucune des maladies qui déciment les populations méditerra-
néennes et soudanaises ne sévit parmi eux. La syphilis des
Arabes, la dysenterie des Noirs, la tuberculose des uns et des
autres, ne font presque pas de victimes dans leurs rangs. Ils ne
connaissent guère qu'un mal héréditaire, implacable : la laim.
Aussi ont-ils l'instinct du vol et du pillage, le goût inné de
la razzia sanglante, où l'on emporte tout ce qui est bon à man-
ger, tout ce qui peut procurer des vivres et de l'argent : pro-
visions, troupeaux, esclaves. Ce sont des Noirs captifs qui cul-
tivent pour eux les palmeraies du Borkou. Tous les ans, à la
saison des dattes, les nomades s'abattent sur les plaines comme
des sauterelles, pour s'y disputer les fruits et les moissons ;
puis, leurs provisions terminées, disparaissent de nouveau
jusqu'à la saison suivante. Leur caractère commun est d'être
avant tout d'eflrénés chasseurs, mais l'objet de la chasse varie
suivant les contingences, suivant le moment et le lieu : c'est,
NOS MARCHES SAHARIENNES 655
par ordre de préférence, Fesclave, marchandise chère et facile
à écouler dans les marchés du Darfour et de Tripolitaine; la
caravane, qu'on détrousse ; ou, à défaut, le rare gibier du
désert. Aussi ne possèdent-ils d'autres instruments de travail
que le chameau de course et le fusil de guerre. Grâce à leur
mobilité proverbiale, à leur connaissance du désert, à leur
dédain de la mort, ils savent tirer de l'un et de l'autre le
maximum de rendement. Race vaillante et guerrière, ils nous
fourniront facilement de précieux auxiliaires, car ayant tou-
jours vécu au pays de la faim et de la soif, ils sont beaucoup
plus sensibles aux nécessités pratiques de l'existence qu'aux
suggestions du fanatisme.
C'est la grande race dazza [tibbou en langue arabe) qui peuple
de ses ramifications et de ses tribus parfois ennemies tout le
pays compris entre Bilma à l'Ouest, le Borkou au Nord, le
Tchad et le Ouadaï au Sud. Venue des oasis du Fezzan et de
Koufra, d'oii elle a complètement disparu, elle continue sa
lente migration vers les pays du Sud, en chassant devant elle
Kanembous et Bornouans refoulés aujourd'hui sur les deux
rives du lac Tchad. Tedas du Nord, Nakazzas du Mortcha,
Zoghawas de l'Ennedi, Goundas du Tchad, Krédas du Bahr-el-
Ghazal, appartiennent à cette race intelligente et énergique,
qui semble être un rameau sémitique adapté au milieu saha-
rien. Ils se caractérisent par une silhouette élancée, des traits
fins, un teint bronzé sans être noir, et l'on dit que les femmes
y sont, dans leur jeunesse, d'une grande beauté.
Très anciennement immigrés, ils constituent un groupe fort
homogène, sans alliage arabe ni berbère. Us joignent à l'élé-
gance physique des qualités intellectuelles de premier ordre :
la sagacité, la ruse, l'aptitude au négoce. Ils ont depuis envi-
ron trois siècles embrassé l'islarn, dont ils ne sont d'ailleurs
que des adeptes assez tièdes. Leur dialecte, voisin de celui du
Kanem, domine dans tout le Sahara oriental. Pillards incorri-
gibles et éleveurs de chameaux, ils sont d'une endurance à
toute épreuve et pratiquent avec une science consommée la
guerre d'embuscades.
Les Tedas du Tibesti vivent en troglodytes, tapis dans leurs
nids d'aigles. Les routes des caravanes contournent leur îlot
désertique. Fortsde leur inviolable isolement, ils pratiquent un
individualisme farouche, et préfèrent leur vie misérable et
précaire à l'asservissement sous une domination locale ou
étrangère. Ils vivent de lait et de fruits et ne mangent guère
de viande que lorsqu'une de leurs bètes, vieille, malade ou
blessée, doit être sacrifiée. Leur gloutonnerie est telle que
656 QUESTIONS DIPLOMATIQUES KT COLOiNlALES
dans ce cas, ils mangent tout, la peau, les tendons, les os
même une fois sèches au soleil et pulvérisés.
Ceux qui nomadisent dans la plaine ou dans les environs de
l'Ennedi et du Ouaclaï ont des mœurs moins primitives. En
contact fréquent avec les marchands de Gyrénaïque et de Tri-
politaine, ils ont aussi des besoins plus nombreux. Race égale-
ment belle et forte, mais assez fortement métissée de sang
noir, ils présentent des traits de transition entre les Sé-
mites du Nord et les Xigritiens du Tchad. Au xiii' siècle,
c'étaient les Zoghawas de l'Ennedi qui régnaient sans conteste
dans les bassins du Tchad et les affluents du Haut-Nil.
A côté d'eux et parmi eux vivent leurs ennemis hérédi-
taires, les Arabes venus du Nord, lors des grandes migrations
sarrasines. Leurs terrains de parcours s'enchevêtrent, agran-
dis ou diminués suivant la fortune changeante de leurs luttes
perpétuelles. Les principales tribus arabes sont :
— Les Ouled-Sliman, au teint foncé, détrousseurs de cara-
vanes, postés sur les routes du Kanem, à re:xtrême avant-
garde de l'invasion arabe vers les terres équatoriales.
— Les Mahammids au teint rougeàtre, mêlés aux popula-
tions ouadaïennes dont ils forment un des groupements les
plus belliqueux. Ils occupent le front le plus exposé du sulta-
nat dont ils constituent la couverture occidentale, et partici-
pent, sous la conduite de leurs agiiids nationaux, à toutes les
razzias et à toutes les batailles.
— Les Goranes au teint blanc, au profil netfementsémitique,
les plus fervents des Musulmans du Tchad et soutiens fidèles
du Sénoussi qui recrute parmi eux les meilleurs de ses
« khouans » et les cavaliers de sa garde.
— Enfin les Touareg d'origine berbère, mais plus ou moins
métissés de sang arabe et de sang noir, s'échelonnent au cœur
du désert, dans les oasis de FAïr et du Tassili. Ces hardis ca-
valiers, qui doivent grouper en tout 60.000 individus à peine,
sont restés célèbres par leur bravoure et leur mobilité, car
ils ont à maintes reprises inscrit des dates douloureuses dans
l'histoire de nos conquêtes africaines.
En dehors de ces derniers, qui n'apparaissent guère dans
les régions du Tchad que sous la forme de rezzous vite dispa-
rus, combien sont-ils en tout, Tedas, Arabes, Noirs, épars dans
le bassin théorique du Bahr-el-Ghazal, du Ouadaï au Tibesti ?
— 00.000 peut-être sur une superficie de 500.000 kilomètres
carrés, les uns vivant en clans autonomes dans leurs rochers
inaccessibles : — les autres descendus dans les palmeraies ou
résidant dans les fortins sénoussistes; — d'autres enfin, parcou-
NOS MARCHES SAHARIENNES 657
rant l'erg immense, sans habitat fixe, en quête de gibier ani-
mal ou humain, et de pâturages pour leurs chameaux.
Leur état normal est la guerre et la vendetta. D'une hygiène
rudimentaire, ils subissent la rude loi de la sélection natu-
relle. On estime à 2K.000 à peine le nombre total des Tedas,
dont 12.000 habitent le Tibesti, 5.000 résident au Borkou et
7.000 élèvent des troupeaux dans les pâturages du Djourab.
Au point de vue social, ils vivent dans un individualisme
farouche. Leur esprit d'indépendance est poussé à ses extrêmes
limites. « Nous sommes ceux qui n'ont jamais eu de maîtres, »
écrivait l'un d'eux au commandant du territoire militaire, qui
leur demandait de faire acte de soumission. Et effectivement,
les sultans voisins ne purent jamais lever parmi eux ni impôts
ni soldats. La seule forme d'impôts qu'ils aient consenti à
leur payer est une contribution volontaire, une offrande reli-
gieuse portée en signe d'obédience au sultan du Ouadaï par
l'Ennedi, au cheikh de Koufra par le Borkou et le Tibesti.
Il existe toutefois un embryon d'oligarchie. Chaque vallée
possède un prince ou dardai et ses nobles qui font la guerre,
ou maillas. Le peuple pratique l'élevage, la culture ou la
chasse. Les esclaves sont occupés aux besognes domestiques.
L'autorité du prince est purement nominale. Cette société
d'apparence féodale ne reconnaît d'autre loi que la coutume,
d'autre sanction que la force. La monogamie est l'état normal,
et la femme y jouit d'une situation morale bien supérieure à
celle que lui réserve en général la société islamique.
Avec de telles populations, abondamment pourvues d'armes
perfectionnées par les pistes tripolitaines (fusils Gras, Win-
chester, Martini, Lebel), il fallait compter sur une résistance
énergique. En réalité, nous n'avons eu raison d'eux qu'en les
imitant, en créant nos admirables unités méharistes, aussi
rapides et mobiles que leurs rezzous.
III. — Le Se>oussisme.
Ce qui donnait à leurs groupements une certaine cohésion
contre nous, c'était le Senoussisme, Qu'est-ce donc que cette
puissance mystérieuse, autour de laquelle s'est créée une au-
réole de légende, édifiée en plein désert, ayant pour principe
le retour à la pure doctrine mahométane, et pour fidèles ces
Bédouins arriérés, semblables aux premiers compagnons de
Médine et de Koréisch, avec lesquels Mahomet commença la
propagation de l'islam ?
Ceux — et ils sont nombreux — qui ont décrit le Senous-
QoEST, DiPL. BT Col. — t. xxxvii. 42
658 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
sisme comme un instrument de panislamisme dressé contre
l'Europe par un nouveau Mahdi et basé sur une épuration de
la foi coranique, me pardonneront de heurter la légende. Le
Senoussi est un dissident de Tordre ottoman, qui a essayé de
fonder à son profit exclusif une souveraineté indépendante. S'il
a enveloppé ce but utilitaire d'un voile de mysticisme, c'est
que, en pays d'Islam, une association quelconque, même pu-
rement commerciale, doit revêtir l'apparence d'une confrérie
religieuse. Les dogmes senoussistes ne sont, dans cette société
d'essence théologique, que le prétexte d'un groupement d'in-
térêts. Le Senoussisme ne fut jamais, en réalité, qu'une com-
pagnie commerciale pour l'exploitation de la chair humaine.
Il convient d'ajouter que, comme toute doctrine religieuse,
il compte en Egypte, en Tunisie, en Algérie même, quelques
mystiques de bonne foi. Mais les peuplades faméliques qui
reconnaissent sa suzeraineté spirituelle ont surtout accepté son
obédience dans un but économique : accaparer et exploiter le
trafic des esclaves. C'est ce qui fit sa force aux débuts de son
expansion, et ce qui fait aujourd'hui sa faiblesse.
L'esclavagisme fait partie intégrante de l'organisation so-
ciale islamique. On les conçoit difficilement l'un sans l'autre.
Le Senoussi ne fit que grouper autour de lui un ensemble
d'intérêtsidentiques. La même solidarité intéressée reliait au
cheikh de Koufra les sultans du Darfour et du Ouadaï, ainsi
que leurs vassaux et tributaires du Sila, du Massalit, du Mort-
cha, du Tama, du Baguirmi. Ce fut une alliance esclavagiste,
et par là môme antifrançaise, sous le couvert de la solidarité
islamique.
Pendant GO ans en effet, le Senoussi n'a eu qu'une occupa-
tion : razzier régulièrement les populations noires du Tchad,
et écouler dans les sérails et les harems de Constantinople, de
Téhéran, de Boukhara, etc., le fruit de ses campagnes loin-
taines. La conquête européenne fermait aux bandes esclava-
gistes les routes du Sud et de l'Ouest; mais, grâce à la domina-
tion ottomane, la voie de la Cyrénaïque restait ouverte pour
l'exportation du bois d'ébène.
C'est cette dernière que viennent de lui couper les Italiens et
les Français par l'occupation presque simultanée de la Cyré-
naïque et du Borkou.
Max Moxtbel.
(A suivre.)
LES RESSOURCES ECONOMIQUES
ET
LES CHEMINS DE FER DE LÀ CHINE
I. — L'Agriculture et les perspectives minières.
Les intluences étrangères ne cherchent à s'implanter en
Chine que pour tirer parti des ressources économiques de ce
vaste pays, encore si plein d'inconnu. Qu'il y ait de la part de
la Russie et du Japon d'autres vues — par exemple des des-
seins d'extension territoriale — cela n'est pas contestable; mais
les deux grandes puissances extrême-orientales sont tout de
même poussées dans leur marche en avant par l'espoir de
s'emparer des sources de richesses qui, en l'état présent de la
civilisation, sont considérées comme susceptibles de développer
la force et le crédit des nations.
11 va sans dire que les possibilités industrielles et les gise-
ments miniers constituent les premiers objets de l'ambition
étrangère ; mais les intérêts agricoles sont loin d'être négli-
geables. Certes, les procédés de culture sont imparfaits, les
engrais sont peu utilisés, le bétail manque. La terre peut donc
être excellente : l'outillage est insuffisant pour obtenir des ren-
dements sérieux. Malgré cat inconvénient, il arrive souvent
qu'il y a trois moissons dans l'année : blé en juin, sorgho en
septembre, légumes en octobre.
Indiscutablement, le riz constitue la récolte essentielle. Il est
cultivé dans les provinces méridionales : Hounan, Anhui, Kiang-
Sou, Kouang-Toung, de même qu'en Mandchourie. Les autres
céréales: blé, orge, maïs, millet etc,.. existent également. A
noter particulièrement la culture des fèves ou « soya beans »
qui contribuent à l'alimentation principale de la Chine du Nord
et à la fabrication de l'huile, du savon, de la margarine. II va
sans dire qu'au point de vue de l'importance, c'est le thé qui
vient après le riz : il constitue la boisson favorite de la grande
majorité de la population; sa culture et sa préparation sont
répandues dans toutes les provinces méridionales et notam-
ment dans le Hou-Pe, le Fo-Tsien, le Kiang-Si, le Che-Kiang,
le Setchouen et le Yunnan. Le coton devient une source de
rémunération qui s'amplifie avec les années: de 11 millions
660 QUESilONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
de tai'ls en 1906, son produit s'est élevé à 28 millions en 1910.
On escompte beaucoup cette richesse quand on pourra intro-
duire une grande quantité de graines nouvelles. Enfin, notons
le tabac, le sésame, diverses fibres végétales, etc..
Au point de vue minier, il y a de plus grandes perspectives.
Le charbon se rencontre dans presque toutes les provinces.
L'entreprise de la plus grande envergure est celle de Kaïping.
En 1909, l'extraction a été de 1,226.069 tonnes et la vente de
1.149.336; en 1910 l'extraction a monté à 1.350.000 tonnes.
Mais la région qui ofTre le plus d'avenir est encore celle du
Chansi et du Chensi: sa prospérité ne dépend. que de la manière
dont la voie ferrée desservira sa production minière. On fonde
beaucoup d'espoir sur l'utilité de la ligne qui, du Chansi à
Tientsin, assurera l'écoulement des matières premières. Les
évaluations pour le sous-sol honiller chiffrent à environ
600 milliards de tonnes les gisements de ce bassin, pour une
superficie de 2o millions d'hectares. Le bassin du Setchouen
passe pour aussi riche. Celui du Yunnan, avec ses 30 milliards
de tonnes, paraît donc assez pauvre comparativement; mais
n'oublions pas qu'il représente 800 fois la production annuelle
de notre pays. Actuellement les cinq exploitations existantes :
la Chinese-Mining et Engineering C°, le Peking-Syndicate, les
Charbonnages allemands de Fuchun, les entreprises chinoises
de Toli et de Linsheng ne produisent guère ensemble que
15 millions de tonnes.
Quant au minerai de fer, il n'est abondant que dans le
Chansi, la Mandchourie et le long du Yang-Tsé où de riches
gisements viennent d'être reconnus à proximité de champs
houillers. La main-d'œuvre étant très abondante et ne récla-
mant qu'un salaire infime par rapport aux exigences euro-
péennes, l'avenir sidérurgique de ces contrées n'est pas dou-
teux. Il n'existe encore que deux exploitations : celle de Tayeh
et celle de Tung-Kuan Shan, dont la production annuelle
n'est que de quelques centaines de mille tonnes.
C'est surtout au Yunnan que se rencontre le cuivre : on
l'extrait de quatre mines appartenant à l'Etat. Citons une mine
de mercure à Yuan-Chankiang, dans la province de Kœi-
Tcheou ; des mines d'étain à Ko-Chin, dans le Yunnan; du
plomb, de l'arsenic, de l'antimoine dans la province du
Hounanetdans l'Ouest du Kouang-Si où la production annuelle
a atteint environ 10.000 tonnes. Çà et là sont signalées des
exploitations d'or, particulièrement en Mandchourie.
On ne conteste pas que, derrière ces réalités, s'ouvrent des
perspectives dont la mesure ne sera pas évaluée avant que
LES RESSOURCES ÉCONOMIQUES DE LA CHINE 661
prospecteurs et ingénieurs aient pu établir et réaliser leurs
plans. L'Etat ne mettra aucune entrave à cet essor, mais faut-
il encore que les fondateurs d'entreprises tiennent compte de
la loi, et en particulier du règlement minier de 1907. La ten-
dance de ce règleinent est fortement nationaliste. Les pre-
mières clauses s'efforcent d'enlever les étrangers à la juridic-
tion de leurs consuls pour les soumettre exclusivement en
matière de mines aux autorités et juridictions chinoises.
L'article 20 interdit de vendre, échanger ou hypothéquer des
terrains sans en avoir référé à l'autorité du pays. La Chine a
entendu se conformer à l'usage des pays civilisés qui traitent
ditl'éremment, en ces matières, les nationaux et les étrangers.
La propriété du gite reste entre les mains du propriétaire du
sol qui ne peut être que Chinois. Il est réputé en faire apport
à l'entreprise d'exploitation. Les industriels étrangers qui
s'associent avec les marchands chinois pour exploiter en
commun des mines ont le droit d'exploiter jusqu'à épuisement;
mais l'entreprise doit au propriétaire du sol en échange de
cet apport présumé une part des bénéfices, 30 % ou 23 %, et
ii l'Etat en plus, dans la troisième catégorie des minéraux qui
< st la plus importante, 25 %.
Le capital doit être, en principe, constitué moitié par des
Chinois et moitié par des étrangers; mais, en fait, les étran-
|;ers peuvent entreprendre seuls une exploitation, à la condi-
tion de réserver aux Chinois une part qui peut aller à 30 % à
l'origine et se réduire jusqu'à extinction au bout de 10 ans, les
indigènes conservant toutefois la faculté d'acheter des actions.
Les impôts sont passablement élevés : taxe fixe pour les
mines de 4 fr. 53 environ par hectare et taxe proportionnelle
do 0 fr, 37 la tonne pour les combustibles et le fer, 10 % de
l'ioduit net pour l'or, l'argent et le platine, 3 % pour les
autres substances de la troisième catégorie.
Telles sont les conditions imposées par les pouvoirs publics,
oîi l'on discerne la volonté du Chinois de reprendre quelque
jDur la direction des foyers d'activité fondés sur son sol. Il
>econde toutes les initiatives utiles, car il reconnaît son
intérêt. Aujourd'hui, il est l'associé; demain, s'il le peut, il
bcra le seul entrepreneur et gérant.
IL — L'étai actuel des voii:s ferrées.
La condition vitale pour favoriser l'essor industriel aussi
bien qu'agricole est le développement de moyens de communi-
cation.
662 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
On ne saurait ignorer que, pendant fort longtemps, ave
cette xénophobie qui fut sa caractéristique dans ses rapports
avec l'Europe, la Chine s'est montrée énergiquement réfrac-
taire à l'établissement du rail. Depuis une quinzaine d'années,
son attitude s'est à peu près complètement modifiée. La lon-
gueur actuelle du réseau est d'une dizaine de mille kilomètres.
C'est assez peu pour une vaste contrée dont la superficie atteint
près de 6 millions de kilomètres carrés : par là, on se rend
compte des brillantes perspectives d'avenir de l'industrie des
chemins de fer.
Il est intéressant, croyons-nous, de rechercher comment la
Chine est passée d'un état d'hostilité déclarée à une attitude
favorable à l'égard delà pénétration du rail. Le grand prétexte
que la Chine ancienne invoquait contre l'intrusion des moyens
civilisateurs était que les lignes ferrées dérangeaient les tom-
beaux et troublaient \e, fongchoui ou atmosphère favorable de
divers lieux. L'esprit critique a fini par avoir raison. D'un
bond, la mentalité publique a évolué de cette méfiance fana-
tique à un certain enthousiasme. Les habitants de la province
de Tché-Kiang en vinrent à se soulever parce que le chemin
de fer la traversant devait être construit par des Anglais. On
a même cité ce fragment de lettre d'un notable de Changhaï au
ministre d'Angleterre :
« Je vous donne un délai d'un mois pour que vous puissiez
« faire le nécessaire et faire disparaître cette question de l'em-
« prunt. Si, passé ce délai, vous n'avez pas encore fait ce que
« je vous ai dit, cela prouvera que vous êtes un ennemi mortel
« du peuple chinois, et j'agirai comme j'ai fait pour les mar-
« chandises, par un boycottage intense. »
Ce langage montre qu'une modification radicale s'était
opérée dans les esprits depuis la construction de la première
ligne par les Anglais en 1876, unissant Changhaï à Woosung;
en 1877, les autorités chinoises la rachetèrent pour la détruire
immédiatement, mais elle fut rétablie en 1898.
C'est vers cette année-là que commença la première période
de construction, qui devait durer jusqu'en 19o6. La seule ma-
nière d'obtenir une concession consistait à la demander au
gouvernement chinois par l'intermédiaire d'une légation étran-
gère. De là une concurrence très vive entre les représentants
des diverses puissances qui considéraient, à juste titre, l'éta-
blissement de voies ferrées comme le meilleur moyen d'ins-
taller un grand nombre de leurs concitoyens et d'asseoir soli-
dement leur influence. La Russie obtint, pour la Banque russo-
chinoise, le prolongement du Transsibérien à travers la Mand-
LES RESSOURCES ÉCONOMIQUES DE LA CHINE 663
chourie jusqu'à Port-Arthur et Talien-wan (Dalny). Un contrat
fut signé, en 1897, avec le syndicat franco-belge pour la créa-
tion de la ligne Hankéou-Pékin. Complètement terminée en
1907, cette voie fut rachetée en 1909 par le gouvernement, à
l'aide d'un emprunt consenti par un syndicat anglo-français.
Le tracé de Canton à Hankéou, concédé aux Américains et des-
tiné à compléter le tracé précédent, a été convoité par le gou-
vernement qui a réussi à assumer les travaux le concernant.
Signalons encore divers contrats qui donnèrent à la Compagnie
française de Fives-Lille, la concession d'un chemin de fer de-
vant aller de Langtchéou, frontière du Tonkin à Nankin —
ainsi que la concession au Peking-Syndicate de la ligne
Tao-Kou-Tching-huan (Houan), qui coupe la ligne Pékin-Han-
kéou.
A partir de 1900 — après un arrêt expliqué par la révolte
des Boxers — l'essor reprend. La France est chargée de rac-
corder le Pékin-Hankéou à la capitale du Chansi, Tayuan-fou
et en second lieu, d'unir la frontière du Tonkin à la capitale
du Yunnan. L'Angleterre construit la ligne Ghanghaï-Nankin
et la ligne Ningpo-Hangtchéou-Changhaï.Les Allemands se font
attribuer la concession de la voie allant de Tsingtao à Tsinan-
fou, la capitale du Chantoung et d'un embranchement du Pé-
kin-Hankéou, partant de Gheng-Ting-fou, destiné habilement
à drainer sur le port de Kiao-tchéou, le trafic du Chansi. On
accorde aux Anglais et^ux Allemands, aux premiers le tronçon
Sud, aux seconds le tronçon Nord d'un chemin de fer unissant
Tientsin à Poukéo sur le Yang-tsé. Les Belges s'assurent un
tronçon reliant Kaïfong-fou sur le Pékin-Hankéou à Houan-fou,
capitale du Houan.
La durée de ces divers contrats était de trente ans. Pendant
cette période, la Compagnie impériale des chemins de fer chi-
nois accordait à chaque société concessionnaire 20 % sur les
bénéfices nets. Celle-ci obtenait en outre la garantie générale
du gouvernement et une garantie spéciale sur les produits de
la ligne. Cette époque fut très favorable au développement des
intérêts étrangers, car il ne s'agissait que de tractations entre
des hommes d'affaires européens et les pouvoirs publics du
Céleste Empire. La nation restait étrangère aux pourparlers
aussi bien qu'aux décisions convenues. 11 était par conséquent
possible à l'intelligence et à la persévérance des financiers et
des ingénieurs d'Europe d'obteuir de grands avantages. Mais
quand le zèle patriotique se réveilla, lors de la victoire japo-
naise sur les Russes, les gouvernants de Pékin s'enhardirent et
voulurent s'occuper directement de l'outillage d'un pays encore
664 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
si neuf. Le soulèvement de la province de ïclie'kiang contre
les projets anglais acheva d'éclairer l'opinion européenne.
La politique ferroviaire de Pékin fut fondée sur les principes
suivants : rachat des lignes exploitées par des sociétés conces-
sionnaires et construction des nouvelles lignes à l'aide d'em-
prunts. Dès lors, les Français au Yunnan et au Kouangsi, les
Allemands au Chantoung, les Anglais au Kiangsou et au Tché-
kiang rencontrèrent devant eux les difficultés les plus inat-
tendues. Aussi les puissances comprirent-elles que leur intérêt
était d'agir solidairement. Une entente fut conclue en 490-5
entre la France et l'Angleterre et se traduisit par la constitu-
tion d'une société anglo-française pour la construction à deux
des chemins de fer de Chine. En 1907 fut sigué un accord entre
les Anglais et les établissements de crédit français ayant déjà
des intérêts en Chine pour la construction du Hankéou-Ganton;
les Allemands furent admis à participer à l'entente en 1908,
afin de faire cesser la concurrence qu'ils menaçaient de faire
au groupe franco-anglais. Ils reçurent, comme part, une sec-
tion d'une ligne à créer entre Hankéou et Cheng-tou. Mais les
Etats-Unis, à leur tour, intervinrent et exigèrent d'être asso-
ciés à l'œuvre entreprise. On conclut alors l'emprunt de
réforme mom taire. Finalement, le nombre des Etats partici-
pants fut porté à six par l'entrée en scène du Japon. On né-
gocia alors re/72/>/7i/?/ de réorganisation.
Un fait nouveau se produisit : le président américain,
M. Wilson, ne voulut pas soutenir le groupe de ses compa-
triotes.
L'emprunt de 1913 fut émis, non sous la garantie des cinq
puissances, mais simplement sous leurs auspices. Les ministres
des Affaires étrangères des cinq Etais se bornèrent à déclarer
que le président de la République chinoise avait légalement le
droit de contracter cet emprunt. Mais comme 1 Angleterre
reconnut qu'elle ne pouvait pas soutenir uniquement le mono-
pole de la Hong-Kong, les cinq Etats résolurent de reprendre
chacun leur liberté pour les chemins de fer.
111. — L'extension des chemins de fer.
A partir de ce moment, le régne des concessions particu-
lières s'affirme de nouveau.
L'Angleterre obtient la concession de deux lignes dont l'une
prolonge vers le Sud, dans la direction du Yunnan, la ligne
chinoise centrale de Pékin à Hankéou, tandis que l'autre se
LES RESSOURCES ÉCONOMIQUES DE LA CHINE 665
détache de la première pour la relier à la voie de Canton-Han-
kéoii.
Ainsi la Grande-Bretagne s'efforce d'installer solidement son
influence sur le Koangtong, le Foukien,le Kiangsi, le Koangsi.
Sa base d'action est Hongkong, un des grands ports de com-
merce international d'Extrême-Orient.
Le centre d'activité des Allemands est plus au Nord,auGhan-
toung, vers lequel ils peuvent rayonner en partant de leur port
de Tsingtao. Signalons les concessions obtenues en cette
région par ceux qui y exercent une sorte de tutelle économique.
La ligne de Kaomi à Itchéou-fou constitue une tentative de
jonction dans la direction du Sud avec le futur grand transver-
sal chinois, le Loung-Tsing-L-lIaï ou chemin de fer du Kan-
sou à la mer. L'Allemagne est là comme chez elle depuis 1897,
époque oii elle réussit à créer autour de Tsingtao une zone
d'influence de 50 kilomètres, inviolable pour laChine elle-même.
Le budget allemand contribue annuellement pour 15 mil-
lions de francs à l'établissement et au développement de l'in-
lluence dans ce coin du Gbanloung. Depuis 1904, un chemin
de fer unit le port allemand à Tsinan, capitale de la province.
Mais, tandis que les Allemands sont indifférents à un tracé
allant de Weishien à Tchifou, port concurrent de Tsingtao,
ils souhaitent de mettre en communication Weishien à Itcheo
au Sud; ils ont uni Tsinan à Tientsin, ce qui leur permet de
drainer quelque peu du trafic de Pékin vers leur port et ils
projettent, d'après l'une des dernières concessions obtenues,
d'y transporter aussi les produits du Chansi par une ligne qui
prolongerait le rail de Tsingtao jusqu'à Chountefou, point où il
atteindrait le Pékin-Hankéou. Sont également envisagés des
projets unissant Haitchéou à Sinyang, dans le Houan, par Sint-
cheo et Kaifong, ou par Fongyang, ou reliant directement Hait-
chéou à Kaifong.
En même temps que des concessions ferrées, l'Allemagne a
obtenu au Ghantoung, depuis une dizaine d'années, des con-
cessions minières, qui ont alimenté puissamment le trafic de
Tsingtao. L'industrie du fer est appelée à un bel avenir. Les
réserves de houille sont abondantes dans les charbonnages
de Houngchang.
En matière de voies ferrées, l'Allemagne est passablement
jalouse des avantages plus considérables obtenus par la France,
la Belgique et la Russie, et n'est pas loin d'envisager une
entente avec l'Angleterre et le Japon pour faire échec à cette
avance. Ainsi, suivant les latitudes, ses amitiés se déplacent.
La France est principalement représentée par la Banque
666 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONULES
industrielle de Chine qui a su se faire attribuer tout un réseau
dans TExtrême-Sud et le Sud-Ouest : ligne partant du port de
Yam-Chéou, près de Pakhoï, et gagnant Yunnan-Sen par Nan-
ning et Pesé; ligne partant de Yunnan-Sen et rejoignant le
Chinese Central RaiUvay à Choung-King sur le Yang-Tsé;
option d'un embranchement de Nanning à Loungtchéou avec
raccordement éventuel avec le chemin de fer Indochinois de
Langson; option d'un autre embranchement de Soui-fou sur
le Yang-Tsé à Gheng-Tou, capitale duSétchouen. De tels projets
accentuent l'emprise française sur les contrées limitrophes de
l'Indochine. En 1898, dans la distribution qui suivit le conflit
sino-japonais, le gouvernement français, en reconnaissance des
services qu'il lui avait rendus, obtint du gouvernement chinois
le droit de construire un chemin de fer allant de la frontière
du Tonkin à la capitale du Yunnan et dont le but était d'ouvrir
d'une façon définitive cette province à notre pénétration écono-
mique. Ce chemin de fer a été ouvert à l'exploitation le l®"" avril
1910; il permet le voyage en trois jours de Hanoï à la capitale
du Yunnan,
L'extension envisagée, en conduisant le rail presque en
ligne droite de Yunnan-Sen à Cheng-ïou, fera des ports de
notre Indochine le débouché du Sétchouen, du Koeitchéo et du
Kansou, sans compter les territoires de l'Yunnan, non encore
exploités. La première de ces provinces est considérée comme
un des greniers de l'Empire; ses richesses minières offrent
d'intéressantes perspectives : fer, cuivre et sel; on a opéré
même des sondages de pétrole et de houille avec succès.
Désormais, deux chemins de fer français pourront converger
de la côte vers la capitale de la province du Y.unnan et continuer
en une seule ligne vers le Sétchouen, traversant une des prin-
cipales villes Choung-King, marché fort important et aboutis-
sant à une cité dont le développement est probable. De cette
manière, le raccord sera possible avec le chemin belge de
Lagun-Tou à Cheng-Tou.
La coopération avec la Belgique est devenue une règle de
l'activité française en Chine. Elle va s'affirmer encore pour la
construction et l'exploitation de deux autres grandes lignes, le
Loung-Tsin-Iu-Haï et le Toung-Tcheng. La première, allant de
l'Ouest à l'Est, doit partir de Lantchéou, dans le Kansou, et
gagner la mer Jaune, au port de Haitchéou, en se confondant
de Ilouanfou jusqu'à Kaifong avec la petite ligne déjà créée de
Pienlo. On compte la prolonger ultérieurement de 600 kilo-
mètres jusqu'à Soutchéou, à l'intérieur de la Mongolie. On
fonde de grandes espérances sur ce tracé qui coupant à angle
LES RESSOURCES ÉCONOMIQUES DE LA CHINE 667
droit le Pékin-Hankéou, desservirait une région pour laquelle
il n'a presque rien été fait jusqu'à présent.
L'autre chemin de fer se confondra avec le premier sur une
brève distance entre Sinangfou et Foutchéou, traversera la
Chine en diagonale de Tatoungfou, dans le Nord du Chansi
jusqu'à Chengfou, capitale du Setchouen où s'opérera la jonc-
tion avec le rail français.
Cette concordance d'intérêts qui se manifeste par une combi-
naison d'accord est considérée avec faveur par la Russie. La
présence de celle-ci sur le flanc occidental et septentrional de
la Chine lui rend particulièrement précieux un réseau destiné
à relier les pays de son influence avec la côte.
L'Angleterre a été une des premières à s'inquiéter de cette
harmonie de vues franco-russo-belge. Ses préoccupations sont
d'autant plus vives que, dans le cours supérieur du Yang-Tsé,
ce sont d'autres influences que la sienne qui s'installent et que
la France, notamment, après avoir officiellement semblé reculer
a repris une notable avance grâce à son industrie privée et
marqué une offensive dont la décision rappelle la vigueur du
caractère anglo-saxon. Nous avons profité de la situation finan-
cière embarrassée oii se débattait Youan Chi Kaï pour obtenir
des concessions importantes.
A côté de ces succès, les résultats obtenus par l'Angleterre
ont assurément modestes. Il se trouve même que la moitié
des avantages de la première ligne obtenue par elle a été
réclamée par les Français d'après un contrat tombé en désué-
tude. Mais la déception britannique résulte, avant tout, de ce
que, dans une partie de la République où les Anglais se
croyaient les maîtres, les entreprises de nos compatriotes aient
établi nos droits d'une façon éclatante. Il faut cependant re-
marquer que le bas Yang-Tsé restera sous la haute influence
de l'Angleterre, après la construction du chemin de fer déjà
concédé Nankin-Nangtchang, avec aboutissement aux charbon-
nages de Ping-Hsiang à Tchou-Tchéou. Avec la ligne de Chan-
ghaïNingpo à Hangtchéou et de Changhaï à Nankin, cela fera
1.600 kilomètres de voies anglaises.
La part est si avantageuse que les Japonais ont, paraît-il,
adressé des réclamations à Pékin. Tokio, en tout cas, jetterait
son dévolu sur le chemin de fer à construire entre Foutchéou,
Nangtchang et Kioukiang.
La Chine est donc entrée dans une voie de réorganisation et
d'extension ferroviaire très déterminée. Elle ne saurait oublier
que les moyens de transport constituent les meilleurs auxi-
liaires de l'œuvre de développement économique. A en juger
668 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
par la progression du mouvement commercial en ces dernières
années, on constate que cet immense pays a d'inépuisables
réserves latentes. En cinq ans, l'augmentation a été de près
d'un milliard de francs. Sans doute, la Chine doit faire face
au service de sa Dette extérieure qui s'élève à un chiffre voisin
de 0 milliards et dont les arrérages atteignent environ 275 mil-
lions. Mais elle a eu le bon sens de consentir à l'intervention
étrangère pour la mise en œuvre de ces richesses. La concur-
rence des nations européennes suffit d'ailleurs à écarter le
danger d'une tutelle politique.
Le fait demeure que, en quinze ans, la Chine a construit
9.300 kilomètres de chemins de fer; que 3.500 kilomètres sont
en construction et 13 600 kilomètres concédés ou projetés.
Encore un peu de temps et elle possédera un réseau de 25.000
kilomètres. Les gisements miniers pourront être exploités plus
intensivement : ils donnent 15 millions de tonnes; c'est à un
chiffre dix fois plus fort qu'on aboutira dans la suite. En même
temps, la richesse agricole se multipliera. Alors, il arrivera
que, d'une part, s'accroîtra l'exportation chinoise par suite de
l'exploitation des mines et que, d'autre part, diminuera l'im-
portation, à la fois par suite du rendement plus élevé de la
terre cultivée et du développement de l'industrie nationale.
Albert Sauzède.
LA. NOUVELLE LOI MILITAIRE OTTOMANE
Un iradé impérial du 29 avril 1330 (12 mai 1914) vient de
mettre en vigueur une nouvelle loi de recrutement qui apporte
aux bases traditionnelles de l'organisation militaire ottomane,
d'importantes modifications. Le gouvernement a utilisé, pour
accomplir cette réforme, les facilités résultant de l'article 36
de la Constitution qui autorise le ministère, lorsque le Parle-
ment n'est pas réuni, à prendre des mesures provisoires ayant
force de loi jusqu'à la convocation des Chambres. A la vérité,
comme l'article en question ne s'applique qu'au cas de néces-
sité urgente et au vote des lois destinées à prémunir l'Etat
contre un danger ou à sauvegarder la sécurité publique, on
peut toujours mettre en doute qu'un»^ loi provisoire réponde
exactement à ces conditions, surtout quand elle est signée
l'avant-veille de la réouverture du Parlement. Mais parmi les
innombrables lois mises en vigueur en vertu de l'article 36
pendant un interrègne parlementaire de près de deux ans, la
loi de recrutement est certainement l'une de celles auxquelles
on pourra le plus difficilement contester un caractère de réelle
urgence.
L'organisation du service militaire encore en vigueur tout
récemment en Turquie, était en réalité, fort ancienne, car la
loi de 1886, la dernière en date, avait conservé, sans modifica-
tions importantes, les principes essentiels posés par celle
de 1869. L'un des traits caractéristiques de cette organisation
était l'existence d'une armée de réserve {rédif) possédant, dès
le temps de paix, des cadres complets d'officiers pour toutes
ses unités, depuis la compagnie jusqu'à la division.
Une autre disposition importante des lois de 1869 et de 1886,
la restriction du service militaire aux seuls Musulmans et
l'exemption totale de certaines populations (par exemple, des
habitants de Constantinople et de ses faubourgs), avait été
abrogée, peu après la révolution, par une loi spéciale du
7 août 1909.
Maig précisément, à cause de cette grave modification qui
astreignait au service da)is l'armée des éléments dont la loi de
1886 n'avait pas eu à tenir compte, la révision de cette loi
670 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
s'imposait. Un projet dans ce sens fut présenté à la Chambre
des députés et voté par elle au cours de sa quatrième session
qui, ainsi qu'on se le rappelle, fut abrégée par une dissolution.
Malgré les longues discussions auxquelles avait donné lieu l'exa-
men de cette loi, elle ne modifiait que fort peu l'état de choses
antérieur, si ce nest qu'elle portait de vingt à vingt-cinq ans
la durée totale de l'obligation militaire et qu'elle fixait à trois
ans pour l'armée de terre et cinq ans pour la marine la durée
du service sous les drapeaux qui auparavant n'était pas déter-
minée par la loi, laquelle donnait en bloc la durée du service
dans l'armée active et sa réserve.
Notons aussi quelques dispositions utiles au sujet des avan-
tages accordés aux jeunes gens possédant un certain degré
d'instruction.
Ce projet ne reçut jamais force de loi, car l'interruption du
travail parlementaire résultant des deux dissolutions succes-
sives de la Chambre des députés, puis de la guerre balka-
nique, ne permit pas au Sénat de le voter à son tour. Il n'y a
du reste, pas à le regretter, car la loi nouvellement mise en
vigueur et dont nous allons examiner les principales disposi-
tions, représente, par rapport au projet de 1911 aussi bien
qu'à la législation antérieure, un progrès des plus sérieux.
*
La loi provisoire du 29 avril 1330 pose d'abord dans son
article premier, le principe du service obligatoire pour tous
les sujets ottomans mâles. Seuls les membres de la dynastie
impériale en sont exemptés.
L'obligation militaire commence avec l'année qui suit celle
au cours de laquelle l'intéressé a eu dix huit ans accomplis (1),
mais les hommes se trouvant dans leur dix-neuvi(^me ou ving-
tième année ne peuvent être appelés qu'en temps de guerre.
Une des innovations les plus importantes de la loi pro-
visoire est la suppression de l'ancienne distinction entre Var-
mée active [nizam) et ïai'mée de réserve [rédif). Même les
termes de nizam et de rédif disparaissent du texte légal
qui ne prévoit plus que deux catégories, Vannée active^
désignée désormais sous le nom de muvazzaf[2). et la mi-
(1) On se rappelle que l'année administrative ottomane, dite année financière,
commence le l" mars vieux style (14 mars nouveau style).
(2) yi l'on s'en rapiiorte à son sens étymologique (troupe soldée), le terme mu-
vazzaf serait impropre, en tant que désignant l'ensemble du service dans l'armée
active, mais il était depuis longtemps devenu synonyme de nizam.
LA NOUVELLE LOI MILITAIRE OTTOMANE 071
lice qui conserve Tancienne dénomination de musiahfiz (1).
Cette modification a eu pour conséquence la suppression des
cadres permanents du rédif. Les affaires concernant le recru-
tement qui, autrefois, constituaient en temps ordinaire l'oc-
cupation principale de ces cadres sont désormais confiées à des
services du recrutement de corps d'armée et de division (2),
auxquels sont subordonnés des bureaux de recrutement [ahz
Vaskier choubéleri) qui rempliront les fonctions précédem-
ment dévolues aux commandements des bataillons de rédif.
La durée du service sous les drapeauœ, ou service actif
proprement dit, n'est plus fixée uniformément pour tous les
conscrits de l'armée de terre ; mais conformément à un prin-
cipe admis dans plusieurs Etats, notamment en Russie, en Alle-
magne, en Roumanie, Rulgarie et Serbie, elle est déterminée
selon les nécessités de l'instruction dans les différentes armes.
Les hommes affectés à l'infanterie et au train resteront seule-
ment deux ans sous les armes, ceux affectés à la cavalerie, à
l'artillerie, au génie et à la gendarmerie, trois ans, et les recrues
de la marine, cinq ans.
Les hommes ainsi astreints à un service actif prolongé voient
diminuer, à titre de compensation, la durée totale de leurs obli-
gations militaires.
Les hommes ayant achevé leur temps de service sous les
drapeaux, sont classés dans la réserve de V armée active [ihtiat).
La durée du service dans les différents éléments des armées
de terre et de mer se répartit de la façon suivante :
Infanterie Autres
PÉRIODES BE SERVICE et train armes Marine
l Sous les drapeaux.
1 Dans la réserve. . .
Armée active
2 ans
18 ).
3 ans
17 ..
5 ans
7 »
20 ans
5 »
20 ans
»
12 ans
5 »
Total
Milice
Durée totale des obligations militaires. . . 25 ans 20 ans 17 ans
Les hommes ayant accompli douze années dans l'armée de
(1) Les écrivains ottomans, et à leur imilatioii, certains Occidentaux transcrivent
mustahfiz en français par armée territoriale et en allemand par Landwetir. En
réalité, si l'on considère l'âge des hommes composant cet clément, et le fait que son
organisation n'est prévue, en temps de paix, que d'une façon tout à fait sommaire,
on troavera qu'il correspond plutôt au Landsturm allemand.
(2) Voir à co sujet notre article sur les Nouvelles formaliotis de l'armée ottomane
dans le numéro du 16 février 1914 des Questions Diplomatiques et Coloniales.
672 QUESTIONS DIPLOMATIQUES KT COLONIALES
mer et sa réserve sont versés comme miliciens dans l'armée
de terre.
Les durées indiquées au tableau ci-dessus, ont pour point
de départ le i^- mars de l'année suivant celle dans laquelle
l'intéressé a accompli l'âge de 20 ans; cependant la durée du
service sous les drapeaux est comptée à partir de lincorpora-
tion, qui a lieu réglementairement au mois d'octobre.
En cas de nécessité, les hommes présents sous les drapeaux
peuvent y être maintenus au delà du terme légal, par décret
[iradé) rendu sur la proposition du ministre de la Guerre après
avis du Conseil des ministres.
Les opérations du recrutement comprennent le recensement
[mou'ai/éné i ibtidaié, revue initiale), opéré par les soins des
bureaux de recrutement avec le concours des autorités admi-
nistratives et municipales et la révision [inouayéné i intihaié,
revue finale), dans laquelle interviennent les conseils de revi-
sion ou conseils de recrutement [ahz i askier medjlisleri)^ for-
més, sous la présidence du fonctionnaire civil le plus élevé de
la localité, du chef du bureau de recrutement, d'un fonction-
naire des Finances, du mufti et des dignitaires ecclésiastiques
non musulmans, de deux membres élus du Conseil adminis-
tratif de Tarrondissement et de deux membres du Conseil
municipal du chef-lieu. Deux médecins (dont l'un peut être
civil), ainsi qu'un officier de gendarmerie et un officier de
marine chargés respectivement de désigner les recrues à affec-
ter à la gendarmerie ou à l'armée de mer, sont adjoints au con-
seil, mais n'ont voix délibérative que sur les questions concer-
nant leur spécialité.
Les plaintes relatives aux opérations et aux décisions des
Conseils de recrutement sont portées devant des Commissions
de contrôle constituées dans chaque service de recrutement
divisionnaire sous la présidence du chef de ce service et com-
posées d'un représentant de l'autorité militaire, d'un représen-
tant de l'autorité civile et de deux médecins militaires.
Le conseil classe les jeunes gens en quatre catégories :
1° aptes au service armé; 2" aptes au service non armé (service
auxiliaire); 3° à ajournera Tannée suivante; 4° impropres au
service.
La deuxième catégorie résulte d'une innovation importante
qui semble imitée du système introduit en France par la loi de
1905. Les hommes reconnus aptes au service non armé sont,
en effet, susceptibles d'être incorporés, comme ceux de la pre-
mière catégorie.
LA NOUVELLE LOI MILITAIRE OTTOMANE 673
Les hommes des deux premières catégories prennent part
séparément à un tirage au sort qui a pour but de déterminer
Tordre dans lequel ils seront appelés au cas où l'on n'incorpo-
rerait pas la totalité des inscrits disponibles. La loi prévoit, en
effet, que les hommes reconnus aptes au service armé ou non
armé sont appelés dans la mesure nécessaire pour combler les
vides résultant du renvoi de la classe ayant terminé son temps
de service sous les drapeaux. Les hommes en excédent, s'il en
reste, sont laissés en congé dans leurs foyers et constituent une
réserve de recrutement dans laquelle on peut puiser pour com-
bler les vacances qui se produiraient ultérieurement et main-
tenir les effectifs présents aux chiffres réglementaires.
Une autre innovation des plus importantes, apportée par la
nouvelle loi, est la suppression complète des dispenses à titre
de soutien de famille ou, suivant l'expression turque, àe,sans
soutien (1).
Les hommes se trouvant dans cette situation seront désor-
mais soumis à la règle générale (2) ; mais, par une nouvelle
imitation de la législation française, ceux des membres de leur
famille qui, en raison de leur âge, de leurs infirmités et de
leur manque de ressources, seraient hors d'état de pourvoir à
leur subsistance, recevront un secours variable selon les situa-
tions, mais qui ne peut être inférieur à 30 piastres par per-
sonne et par mois (soit 0 fr. 22 par jour).
Le même droit existe pour les familles des hommes en congé,
réservistes et miliciens, appelés sous les drapeaux pour une
durée supérieure à quarante et un jours.
La loi du 29 avril ne pousse cependant pas jusqu'à ses der-
nières limites le principe de l'égalité des charges militaires.
Outre les différences déjà constatées en ce qui concerne le
service dans les diverses armes, elle admet trois cas de réduc-
tion du service sous les drapeaux :
J** Le service d'un an accordé aux instituteurs et professeurs
de toutes les écoles autorisées par le ministre de l'Instruction
publique aux élèves diplômés des établissements d'enseignement
supérieur, des lycées et des collèges à sept classes de TEtat, des
écoles privées contrôlées par l'Etat et dont l'enseignement et
les examens répondent à ceux des écoles publiques, et des écoles
(1) Le principe admis en pareille matière était que l'homme appelé au service
militaire devait laisser dans sa famille, comme soutien [mou'in), un autre homme
capable de s'occuper de ses affaires et de celles de ses parents. S'il ne le pouvait pas,
l'homme appelé se trouvait sans soutien [mouinsiz) et devait rester lui-même.
(2) Une loi provisoire du 18 février (3 mars) dernier a déjà prescrit l'appel sous
les drapeaux, mais pour un an seulement, des soutiens de famille, nés de 1306 à 130'J,
c'est-à-dire ayant actuellement de 21 à 24 an-;.
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 43
674 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
étrangères de même degré, à condition que leurs diplômes ou
certificats soient homologués au ministère de rinstruction pu-
blique, aux élèves ecclésiastiques des divers cultes.
Les étudiants en médecine et en pharmacie peuvent faire six
mois aux conditions ordinaires, à l'âge de 21 ans, puis six
autres mois dans un hôpital militaire après avoir terminé leurs
études.
2" Le volontariat cran an. — Ce service est accessible aux
jeunes gens qui justifient seulement des connaissances corres-
pondant à o classes de collège, mais qui satisfont en outre aux
conditions suivantes :
a) Appartenir à des familles notables ou être fils de fonction-
naire en activité ou en retraite.
b) Verser une somme de 25 livres turques (570 francs), ou,
dans les armées montées, fournir un cheval de valeur corres-
pondante,
c) Contracter son engagement au moment des opérations du
recrutement dans l'année qui suit celle où l'intéressé a eu 49 ans
accomplis.
Les jeunes gens accomplissant le service d'un an pour l'une
des causes ci-dessus, et qui auront satisfait aux conditions
prévues par le règlement sur les officiers de réserve, pourront
être nommés à cette situation sur la proposition de leur chef
de corps.
3" L'exonération partielle à prix cT argent [bedel i nakdi).
Des considérations fiscales, sans doute (1), ont conduit à con-
server cette institution peu en harmonie avec le reste de la loi.
Les jeunes gens qui verseront 50 livres turques soit 1.140 fr.)
seront seulement astreints à une période d'instruction de six
mois accomplie dans le corps de troupe d'infanterie le plus voisin
de leur domicile; ils seront ensuite envoyés en congé. Ils passent
dans la réserve avec les hommes de leur classe et sont soumis
alors aux mêmes obligations. Contrairement à ce qui avait
lieu précédemment, le paiement de la taxe d'exonération dis-
pense seulement d'une partie du service sous les drapeaux en
temps de paix et ne confère aucune immunité en cas de mobi-
lisation.
On trouve encore dans la loi quelques dispositions spéciales
relatives à des cas particuliers. Si un homme ou une femme
veuve ont eu deux fils morts au service, les autres fils, s'il en
existe, ne sont astreints qu'à un an de service.
(1) Au budget <ie 132R (1011-1912) les recettes du Bédel i 7ia/.-c// (armée active et
rédif) étaient évaluées à 1.0"î(i.430 livres turques, soit environ 24 millions et demi de
francs.
LA NOUVELLE LOI MILITAIRE OTTOMANE 67S
Les hommes condamnés à cinq ans de travaux forcés ou à
une peine plus grave sont exclus de l'armée.
Les hommes des tribus nomades servant dans leç régiments de
ccwalerie de réserve (nouvelle dénomination des anciens régi-
ments /m/?u'(i?'e) sont soumis à des règlements spéciaux.
Les hommes des tribus nomades devenues sédentaires res-
tent dispensés du service militaire.
Les immigrés [mohadjirs] ne sont soumis aux obligations
militaires, selon leur âge, que six ans après leur établissement
en Turquie.
D'une manière générale, les hommes n'accomplissant pas le
service militaire dans les conditions fixées par la loi, comme
les hommes physiquement impropres au service militaire, les
ajournés, les hommes en excédent laissés en congé, les exclus
en raison d'une condamnation infamante, sont astreints au
paiement d'une taxe militaire iverghi i askéri) pour les années
pendant lesquelles ils n'ont pas accompli le service militaire
suivant la loi commune.
La taxe militaire se compose d'une partie fixe de 50 piastres
(11 fr. 40) par an, et d'une partie variable calculée à raison de
5 % sur l'impôt foncier, de 1 1/2 % sur les patentes et de 1 %
sur les traitements relatifs à un emploi public.
La loi prévoit que les hommes en congé, les réservistes et
les miliciens peuvent être appelés sous les drapeaux en cas de
mobilisation générale ou partielle, ou bien, en temps ordi-
naire, pour des périodes d'instruction, des manœuvres en vue
du maintien de l'ordre. Pas plus que les précédentes, la nou-
velle loi ne détermine le nombre ni la durée des périodes
d'instruction. Cette question fera vraisemblablement l'objet
d'un règlement spécial remplaçant l'ancien règlement sur le
service dans le rédif.
La réduction à deux ans du service sous les drapeaux dans
l'infanterie avait été réclamée par un grand nombre de dépu-
tés au cours de la discussion du projet de 1911. Elle pose le
grave problème de la formation des gradés qui, actuellement,
laissent beaucoup à désirer.
L'incorporation des hommes du service non armé et des
soutiens de famille permettra d'obvier à la diminution d'effectif
résultant de la réduction du service dans l'infanterie. En effet,
selon -une affirmation apportée en 1911 à la tribune de la
Chambre par Mahmoud Chevket pacha, alors ministre de la
676 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Gîierre, près de la moitié des jeunes gens ayant l'âge du recru-
lement échappaient, quoique valides, au service actif comme
soutien de famille ou pour d'autres motifs également supprimés
actuellement. Le déchet en résultant aurait atteint, au dire du
ministre, de 115.000 à 120.000 hommes, et c'est l'une des rai-
sons qu'il invoquait contre la réduction du temps à passer sous
les drapeaux.
La loi consacre très judicieusement le principe de la per-
manence des effectifs en permettant de laisser dans leurs
foyers les hommes en excédent et de les appeler ensuite à
mesure que des vides se produiront.
La suppression des cadres permanents de Rédif constitue
aussi, comme nous le faisions remarquer au mois de février
en pariant des nouvelles formations de l'armée active, une
simplification importante. Mais il sera nécessaire que l'on
prenne des mesures efficaces en vue de la constitution d'un
corps d'officiers de réserve permettant d'encadrer, dans de
bonnes conditions, les unités formées à la mobilisation, sans
être obligé d'entretenir, en temps de paix, un nombre exagéré
d'officiers actifs en excédent des cadres normaux. Il semble que
©ette importante question ne soit pas encore sortie de la période
des tâtonnements.
Enfin, si le maintien de l'exonération partielle à prix d'ar-
gent est en désaccord avec l'esprit général de la loi, on doit
remarquer que cette exonération ne s'applique plus qu'au ser-
Tice en temps de paix et qu'on ne pourra plus voir à l'avenir,
eomme en 1912, si les mêmes circonstances se représentaient,
les Ottomans riches s'empressant de payer la taxe qui les
dispenserait de concourir à la défense de leur pays.
En somme, on peut compter la nouvelle loi de recrutement
jiarmi les mesures les plus importantes et les plus utiles qui
aient été prises depuis 1909 pour la réorganisation de l'armée
ottomane.
E. N.
L'OCCUPATION DE LÀ RÉGION DE TAZi
La liaison entre le Maroc occidental et l'Algérie est aujour
d'hui effective : les colonnes mises en mouvement au cours
de la première quinzaine de mai ont assuré le contact entre
les troupes de Fez et celles de la Moulouïa. Ainsi se trouve
réalisée une opération dont nous avons souvent montré l'im-
portance capitale et la possibilité d'exécution. Nos lecteurs se
souviennent peut-être que, dès 1911 (1), nous insistions pour
que nos troupes des confins algéro-marocains marchassent sur
Fez.
Le dégagement de la trouée de Taza a cependant été long-
temps différé; mais ce retard ne semble avoir eu que de
lointains rapports avec la politique locale indigène ; par une
coïncidence singulière, la question de Taza « s'est trouvée
mûre » le jour où les élections législatives françaises se termi-
naient par les scrutins de ballottage.
En fait, les indigènes, ne croyaient plus guère à notre mar-
che en avant; ils ont marqué quelque surprise, et malgré un
très sérieux déploiement de forces qu'on ne saurait trop ap-
prouver, la poudre a parlé ; l'on se demande alors quel avan-
tage réel nous avons trouvé à ne pas entrer à Taza en même
temps qu'à Msoun; la liaison, si elle avait été réalisée il y a
un an, aurait évité depuis cette époque les majorations d'effec-
tifs et de dépenses dues à la séparation du Maroc en deux
territoires n'ayant entre eux aucune communication.
Depuis l'occupation de Msoun par les troupes du Maroc orien-
tal et de l'Arba de Tissa par celles du Maroc occidental, la
situation était la suivante dans la trouée de Taza (2).
La kasbah de Msoun constituait la limite de notre occupa-
tion de la vallée de la Moulouïa: depuis la frontière algé-
rienne, notre domination était essentiellement marquée par le
chemin de fer à voie de 0 m. 60, dont la ligne, terminée ea
mars 1914 jusqu'à Msoun, permettait dans les meilleures
conditions le transport des approvisionnements. C'est le long
(1) Questions Diplomati'ides et Coloniales, Hi mai 1911, page ."."T; Jean R i-ire^- :
Les voies d'accès à Fez.
(2) Voir la carte ci-joint 3.
678 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
de cette voie ferrée qu'étaient installées les garnisons princi-
pales: Oudjda à 15 kilomètres de la frontière, occupé depuis
1907, centre administratif du Maroc oriental, Aïoun-Sidi-
Melloiik, Taourirt à 110 kilomètres d'Oudjda (pont de 135 mè-
tres sur rOued-Za), Guercif où la ligne franchit la Moulouïa
(pont de 125 mètres) à 163 kilomètres d'Oudjda, Sa/sa fa/,
enfin Jf sou n h 20 [ kilomètres d'Oudjda. Des gares fortifiées,
abritant, tous les 12 kilomètres environ, de petits détachements,
complétaient cette arête dorsale de notre occupation militaire.
Les tribus échelonnées le long de la voie ferrée se tenaient
depuis longtemps dans la plus parfaite tranquillité : toutes
celles de la rive droite de la Moulouïa pouvaient être considé-
rées comme soumises sans arrière-pensée. Sur la rive gauche
il en était de même des Haouara qui avaient accueilli nos
ouvertures bien avant l'occupation de Msoun en mai 1913;
mais les tribus plus au Nord, Beni-bou-Yahi et Metalsa, irré-
ductibles parce qu'installées à cheval sur la frontière espagnole,
continuaient à lancer contre nos postes de petites bandes de
pillards pouvant devenir gênantes à l'occasion ; le poste de
Nkhila était chargé de les surveiller. Au Sud, la grande tribu
des Beni-Ouaraïn était moins hostile; obligée de conserver
sur la moyenne jMoulouïa la jouissance de ses pâturages d'hiver
et à l'Ouest l'accès du grand marché de Fez, elle avait promis
de rester sur la réserve; son intérêt bien entendu nous garan-
tissait qu'elle tiendrait parole ; elle était d'ailleurs observée
par les forces réunies à Safsafat, au débouché du Mlillo, et
dans la région de Debdou.
Sur le front, Branès de Meknasa et Riata de Taza n'avaient
plus dirigé d'hostilités contre nos postes depuis plusieurs mois:
ils venaient sans trop de difficulté apporter leurs denrées aux
deux marchés hebdomadaires de Msoun ; des relations précises
avaient été nouées avec eux.
Dans la « région » de Fez, la situation était moins satisfai-
sante; la création du poste de VArba de Tissa, au centre des
Hiaïna, avait permis de maintenir dans l'obéissance la presque
totalité de cette tribu. Mais au Nord, les petites tribus de la vallée
de rOuarra, Djaïa, Mziath, Senhadja..., gardaient une attitude
équivoque, fréquentant le marché de Fez, accueillant même
nos officiers en tournée, mais sans fournir d'autres gages :
quelques fractions, inféodées au chérif Adjami, le chef des
harkas lancées à l'assaut de Fez en 1912, restaient franchement
hostiles. A l'Est, les Tsoul et les premières fractions des Riata,
trop éloignées du poste, n'avaient que des relations vagues avec
nos officiers de renseignements.
680 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Le Kif, toujours inoccupé, fournissait aux éléments fana-
tiques des Tsoul, Senhadja, etc., quelques partisans et des
armes provenant des tribus turbulentes de la zone espagnole.
*
Au printemps de 1914, quand la belle saison reparut, la
« région » de Fez voulut accentuer son action politique et
préparer sa progression matérielle en améliorant les pistes
vers Taza. Un camp fut installé à Zrarka^ à 18 kilomètres
à l'Est de l'Arba de Tissa. Le 24 mars, ce camp était attaqué par
quelques contingents Tsoul, Riata et Senhadja. La faiblesse
de nos effectifs présents n'ayant pas permis une riposte immé-
diate, les attaques se renouvelèrent: dans la nuit du 25 au 26
nous perdions deux tués, un capitaine et un légionnaire. Le
groupe mobile de Tissa, reconstitué avec des éléments appelés
de Fez, arriva alors sous les ordres du colonel Bulleux et re-
poussa les Tsoul jusqu'à rOued-Recifa,leur infligeant quelques
pertes, et ayant lui-même un Sénégalais tué et huit blessés.
Le calme se rétablit autour du poste, mais des rassemblements
hostiles restèrent campés à faible distance.
Quand la marche sur Taza eut été décidée, les dispositions
suivantes furent arrêtées : la jonction entre les troupes du
Maroc oriental et celles du Maroc occidental aurait lieu, non
pas à Taza qui, adossé à la montagne, est dans une position
excentrique par rapport à la piste makhzen d'Oudjda à Fez,
mais à une dizaine de kilomètres plus au Nord, sur la route
môme, jalonnée par Msoun, par les deux Meknasa (le Meknasa
supérieur marqué sur la carte ci-jointe, et Meknasa-Tahtania
ou inférieur, qui se trouve à une douzaine de kilomètres plus à
l'Ouest), par Souk-el-Had-Tsoul sur rOued-Amellil, par Tlota-
bou Aban, etc.. Au préalable, les troupes de Fez dégageraient
le flanc nord de leur ligne d'opérations, puis entreraient chez
les Tsoul par Zrarka et Souk-el-Had-Tsoul, d'où elles se diri-
geraient sur Meknasa, évitant ainsi les ravins propices aux
embuscades qui se trouvent entre Souq-el-Had et Taza, et que
tous les Marocains connaissent pour avoir permis les surprises
célèbres du sultan Moulay el Hàsen en 1876, puis des caïds de
la mehalla du Menebbih à leur retour de Taza en 1903. Les
troupes d'Oudjda faciliteraient ce mouvement en se portant dans
un premier bond de Msoun à Taza, puis sur Meknasa-Tahtania,
et au besoin sur TOued-Amellil, pour faire tomber la résistance
des Tsoul pris en partie à revers. Les ravitaillements seraient
assurés par Oudjda, en raison des facilités données parle che-
min de fer et par le terrain, qui reste résistant à l'Est de l'Oued-
l'occupation de la. région de taz\ 081
Amellil, tandis qu'il est rendu impraticable par les pluies dans
la vallée inférieure deTInaouen.
Enfin, pour éviter que des fanatiques affluent des autres
régions troublées du Maroc vers le théâtre des opérations,
des ordres étaient donnés pour que nos autres troupes mon
trassent une certaine activité vers Sefrou, chez les Béni M'guild
et chez les Zaïan. On put même espérer que les Espagnols
contribueraient à retenir chez eux les derniers éléments
d agitation ; les journaux annoncèrent que le général Jordana,
commandant à Melilla, porterait un détachement de Aïn-
Zahio à Hassi-Berkan (1), pesant ainsi directement sur les
Beni-bou-Yahi. La nouvelle s'est trouvée confirmée.
L'exécution de ce plan s'est développée sans incident
notable.
Le général Gouraud, commandant la « région » de Fez, ren-
forcé par des troupes venues de Rabat, concentra ses forces
à l'Arba de Tissa à la fin d'avril. La colonne comprenait :
23 compagnies d'infanterie, 13 pelotons de cavalerie, 6 sec-
tions d'artillerie. Nos troupes quittaient le 30 à minuit le
camp de Tissa, articulées en 3 groupes de manœuvre, et se
dirigeaient au Nord, vers l'Ouerra. Le Rougui de Fichtala était
signalé sur la rive droite de la rivière, à la tête de pillards
dont le nombre ne dépassait pas un millier de fusils.
L'avant-garde surprenait une fraction dissidente des Hiaina
et la razziait.
Puis la colonne poussait vers l'Ouerra et établissait le soir
même (30 avril) son camp à Bou-Sbellou, à 30 kilomètres au
Nord de Tissa. Elle était alors en vue des hauteurs où s'accro-
chait comme un nid d'aigle le village du chérif Adjami, auprès
duquel campait le Rougui.
Le l"'" mai, la colonne franchissait l'Ouerra; elle enlevait à
la baïonnette le camp du Rougui et Dar-el-Adjami; les murailles
du village étaient détruites à la mélinite. Au moment oîi nos
troupes se disposaient à rentrer au camp de Bou-Sbellou, des
contingents de Djaïa, Mez>:iat tentèrent une diversion contre
l'arrière-garde. Un vigoureux retour offensif arrêta net les
dissidents, et la colonne parvint à Bou-Sbellou sans être
inquiétée.
Nos pertes étaient de 9 tués et 25 blessés ; celles de nos
(1) Ilassi-Berkan est à mi-chemin entre 8el.>u3a et Meclira-Klila (.-ur la Mou-
louia). Aïn-Zahio est chez les Kebdana.
682 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
adversaires de 70 tués. Le tir de l'artillerie, particulièrement
efficace, avait favorisé la progression des troupes.
Le 2 mai, le général Gouraud restait au camp de Bou-Sbel-
lou, OÙ il recevait les mandataires de ses adversaires de la
veille venus. pour solliciter Taman. La sévère leçon ainsi
infligée aux partisans du Rougui assurait la tranquillité de la
région, et permettait de reporter vers l'Arba de Tissa etZrarka
les forces de la région de Fez, désormais assurées de ne plus
être inquiétées sur leur flanc gauche.
Le 10 mai, les troupes de Msoun et celles de Zrarka se
mettaient simultanément en mouvement,
A l'Est, la colonne du général Baumgarten s'était constituée
en 2 groupes : l'un formé à Msoun sous les ordres du colonel
Boyer, Tautre à Guercif sous les ordres du colonel Pierron. Le
vendredi 8 mai, le groupe de Guercif se porte à Msoun, oU le
général Baumgarten arrive le samedi pour prendre la direc-
tion des opérations. Il dispose au total de 7 bataillons,
3 groupes francs, o escadrons réguliers, 2 makhzens, 3 batte-
ries dont 2 de campagne, une section de projecteurs et les
services.
Le 10, le groupe Boyer lève le camp à minuit et part en avant-
garde sous la protection des makhzens et d'un goum d'Haouara.
Le groupe Pierron suit à 4 heures avec le convoi. La marche
s'effectue en pleine nuit dans les meilleures conditions de rapi-
dité, si bien qu'au jour, lorsque les Marocains découvrent le
mouvement de nos colonnes, celles-ci sont déjà en vue de
Taza. On n'a pas encore tiré un coup de fusil et l'avant-
garde se dispose à entrer dans la ville, quand on aperçoit
quelques Marocains armés s'apprêtant à ouvrir le feu : ces
groupes sans cohésion, des Mtarka, ne tiennent pas long-
temps : l'artillerie du colonel Boyer ayant envoyé quelques
obus sur leurs ksour, ils disparaissent. Cependant on allait
rencontrer une résistance un peu plus sérieuse : les Béni
Oudjan, fraction des Riata, après quelques instants d'incerti-
tude, se portent rapidement dans les jardins entourant Taza,
et ouvrent le feu sur nos auxiliaires : habilement dissimulés,
ils dirigent contre nos hommes une vive fusillade. Les
makhzens, le goum et les spahis marocains, soutenus par
l'artillerie, foncent sur eux et suffisent à les déloger. Les
Béni Oudjan, cruellement décimés, se dispersent.
Il n'y a pas d'autre résistance : le général Baumgarten,
prenant la tête de la colonne d'avant-gardc, entre dans Taza
l'occupation de la région de taza 683
avec le cérémonial militaire accoutumé, et à M h. 50 le com-
mandant des troupes du Maroc oriental fait hisser le drapeau
tricolore sur Taza.
La majorité des habitants ne cachaient pas la satisfaction que
leur causait Tarrivée de nos troupes qu'ils souhaitaient depuis
longtemps: le 11 mai, le général Baumgarten réunissait les
notables et leur annonçait qu'il prenait possession de la ville
au nom du sultan. La télégraphie sans fil fonctionnait aussitôt
entre Taza, IMsoun et le camp Gouraud. L'occupation de la
ville ne nous avait coûté que i goumiers tués et 13 blessés,
dont 4 grièvement atteints.
*
De son côté, le général Gouraud s'était porté le 10 mai contre
les Tsoul, en abordant le massif de Tfazza placé directement à
l'Est de Zrarka, au delà de l'oued Recifa. Sa colonne avait été
portée à 30 compagnies d'infanterie, 9 sections de mitrailleuses,
une compagnie montée, lo pelotons de cavalerie, 9 sections
d'artillerie, 3 sections du génie, une escadrille d'avions, soit
environ 6.000 hommes. Ces forces, toujours articulées en
•3 groupes, s'emparaient à 8 heures du matin de la première
crête de Tfazza. Une deuxième position, installée par les Tsoul
à l'intérieur du massif, était à midi entre les mains de nos
troupes, qui redescendaient ensuite lentement vers le Sud, pour
camper le soir sur les bords de .l'oued Amellil, à 46 kilomètres
au Sud-Est du poste de Zrarka, et à 28 kilomètres environ de
Taza. Les pertes des rebelles étaient sérieuses ; nous avions de
notre côté 7 tués, dont 5 Européens, parmi lesquels un officier,
et 30 blessés, dont 12 Européens et un officier.
Le 11 mai, la colonne se portait contre un rassemblement
signalé à 6 kilomètres au Sud de l'oued Amellil : cette harka
de Riata se retirait sur la rive gauche de l'Inaouen, et les
troupes françaises rentraient au bivouac de Toued Amellil sans
avoir tiré un coup de fusil, après avoir décrit un cercle de
12 kilomètres pour nettoyer les approches du camp.
Dès le 11, le général Baumgarten, rejoint à Taza par le
groupe Pierron et le convoi, tenait prête une colonne légère
comprenant 12 compagnies, 4 escadrons, 2 batteries, les
makhzens et le goum des Haouara. Les offres de soumission
affluaient des Riata, des Branes, des Meknasa. A l'arrière, nos
postes de Nkhila, Debdou et Safsafat signalaient que le plus
684 ^ QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
grand calme persistait chez les Beni-bou-Yahi et chez les Beni-
Ouaraïn. Des convois apportaient de Msoun des suppléments
de vivres et des munitions.
La colonne Gouraud eut au contraire à livrer, le 42 mai, un
nouveau combat: apprenant que les Tsoul, au nombre de 3.000
ou 4.000, occupaient sur la rive gauche de l'oued Amellil les
hauteurs dominant le pays Tsoul, le général se porta le 12, à
4 heures du matin, contre cette nouvelle position formée de
3 crêtes étagées : les deux premières furent enlevées sans diffi-
culté; la principale, celle des Beni-Frasen, nécessita un effort
violent qui dura jusqu'à midi. Les Tsoul, culbutés, s'en-
fuirent par le revers nord, laissant sur le terrain 200 tués. Nos
pertes étaient de 9 tués, dont 7 Européens (1 officier) et de
30 blessés dont 16 Européens. Parmi les blessés, 4 officiers
européens et un indigène. Presque toutes les fractions Tsoul
offraient aussitôt leur soumission.
Le 13 mai, le général Lyautey rejoignait le général Gouraud
à l'oued Amellil : un jour de repos était donné aux troupes
et le 15 la colonne se dirigeait sur Meknasa-Tahtania où le
général Baumgarten s'était déjà porté avec son groupe mobile.
La jonction, quelque peu retardée par la colonne Gouraud qui
avait à attendre un convoi de ravitaillement, s'effectuait le
16 mai, à 11 heures, au point dit Bab-Hamama, à 10 kilo-
mètres à l'Ouest de Meknasa-Tahtania, et à égale distance à
l'Est du camp de l'oued Amellil.
Le 17 mai, les colonnes réunies faisaient leur entrée solen-
nelle à Taza ; les forces françaises, comprenant environ
16.000 hommes, étaient passées en revue par le général Lyau-
tey. Celui-ci, parti pour Msoun le 18 avec le général Baum-
garten, gagnait Oudida par le train, et après vingt-quatre heures
rentrait à Taza. La liaison se trouvait consacrée par ce voyage,
que complétera, dit-on, une visite ultérieure du sultan Mouley
Youssef à Oudjda.
Aux dernières nouvelles la situation à Taza restait entière-
ment satisfaisante; on y organisait le poste, que commandera
le colonel Boyer, et qui sera désormais notre centre d'action
dans la région.
A RM A ni:.
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
La question albanaise.
LA CONVENTION DE L ÉPIBE
Les négociations engagées à Corfou entre la Commission interna-
tionale de contrôle, représentant le gouvernement albanais, et les
délégués de l'Epire, MM. Zographos et Carapano, ont enfin abouti à
une entente faite de concessions mutuelles. Le 16 mai, après une
dernière séance de discussion, MM. Zographos et Carapano se sont
rendus àSanti-Quaranta afin de soumettre aux principaux chefs de la
résistance épirote la liste des garanties obtenues et des concessions
consenties par eux; ils sont rentrés à Corfou le soir même avec
l'approbation de leurs compatriotes et l'accord définitif a pu être
signé le dimanche 17 mai. En voici le texte :
La gendarmerie sera locale et ne pourra être employée en dehors de
l'Epire, sauf le cas de force majeure reconnu par la Commission interna-
tionale.
La pleine liberté religieuse est reconnue.
Les langues grecque et albanaise seront enseignées dans les trois classes
primaires; la langue grecque sera admise dans l'administration et devant
les tribunaux d'Epire; la correspondance avec le gouvernement central de
Durazzo sera faite en albanais.
Les deux districts administratifs de Korytza et d'Argyrocastro seront
dirigés par des gouverneurs chrétiens nommés par le gouvernement alba-
nais; deux conseils administratifs seront élus au suffrage universel. Il est
probable que les gouverneurs seront responsables devant ces conseils.
Les réclamations des habitants de Chimarra seront soumises au puis-
sances.
Le gouvernement albanais octroiera une amnistie générale.
Les forces épirotes originaires du pays resteront sous les armes afin de
former le noyau d'une nouvelle gendarmerie sous le commandement de
leurs officiers. Les volontaires étrangers quitteront le pays.
Le nouvel état de choses sera organisé et surveillé dans son application
par la commission internationale qui se rendra à Chimarra.
L'exécution et le maintien desdites clauses seront garantis par les puis-
sances.
L'arrestation d'Essad pacha, — L'insurrection a Durazzo.
A l'heure même où les négociateurs de Corfou signaient la conven-
tion destinée à ramener la paix dans les régions troublées de l'Epire,
686 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
l'insurreclioa éclatait aux portes de Durazzo, et le prince Guillaume
faisait arrêter par ses propres soldats son ministre de la Guerre
Essad pacha, cet Essad pacha qui était aller le chercher en Allema-
gne pour lui donner l'investiture souveraine et l'avait ramené solen-
nellement en Albanie, en se proclamant le plus loyal et le plus
dévoué de ses sujets. Puis le lendemain, le prince Guillaume, crai-
gnant xi son tour pour sa sécurité personnelle, et affolé par les pro-
grès des insurgés, quittait précipitamment son palais et se réfugiait
avec sa famille et les personnages de sa suite à bord du croiseur
italien Misurala. Depuis, le prince a réintégré son palais de Durazzo,
mais après avoir accepté par écrit toutes les revendications de ses
sujets révoltés; et il, se fait garder prudemment par un détache-
ment de marins italiens. Sur les causes véritables qui ont déterminé
cette tragi-comédie, on ne sait encore rien de précis. On a raconté
que la disgrâce d'Essad pacha avait été provoquée par des conflits
de préséance entre le ministre de la Guerre et le grand maréchal de
la Cour, auquel Essad aurait voulu faire boire une tasse de mauvais
café. On a dit aussi que le prince Guillaume n'avait pu se débarrasser
d'Essad pacha qu'en lui signant un chèque de 60 millions. On a
dépeint d'une façon terrifiante la panique bouleversant la popula-
tion de Durazzo, et on a parlé de 60 mille insurgés, marchant à
l'assaut de la capitale. On voit combien tous ces racontars sont peu
dignes de foi. A Vienne et à Rome, les esprits sont très excités. Les
journaux de la monarchie accusent la diplomatie italienne d'avoir
machiné tous ces événements, de s'être servie d'Essad pacha pour
tenter d'éliminer le prince de Wied, et d'avoir contribué à le rendre
ridicule en le poussant à s'enfuir de sa capitale. De leur côté, les
ournaux italiens accusent le gouvernement de Vienne d'avoir pro-
jvoqué l'insurrection, et affirment avoir des documents photogra-
phiques montrant la maison d'Essad pacha canonnée par des artil-
leurs autrichiens. A Berlin, naturellement, on s'efforce de calmer
cette excitation des deux alliés et l'on assure que l'entente n'a cessé
de régner entre les cabinets de Rome et de Vienne. Il est peu pro-
bable en effet que l'affaire albanaise risque de provoquer un
conflit sérieux entre l'Autriche et l'Italie; il n'en reste pas moins que
la situation est singulièrement compliquée et même inquiétante, et
mérite d'être surveillée attentivement par la Triple Entente.
L'ouverture du Parlement ottoman.
Le Parlement ottoman a tenu sa séance solennelle d'ouverture le
14 mai, en présence du sultan, du prince héritier, des princes impé-
riaux, du grand vizir, des ministres et du corps diplomatique. Le
discours du Trône a été lu par le premier secrétaire du palais, Fuad
bey, et écduté debout par les sénateurs et les députés. Ce document
assez long, commence parle rappel des événements tragiques qui se
sont succédé depuis le 4 août 1912, date de la clôture du précédent
LES AFFAIRES d'oRIENT 687
Parlement, et qui ont si profondément bouleversé l'empire ottoman.
Il parle ensuite de la question des iles de l'archipel, dit l'impossibi-
lité pour la Turquie d'abandonner à la Grèce des territoires dont h
possession lui est indispensable pour assurer la tranquillité de
î'Anatolie, et exprime l'espoir que la question sera enfin résolue
d'une manière conforme aux intérêts essentiels de l'empire. Il pro-
clame la nécessité de réorganiser l'administration des vilayets et de
la soumettre à l'inspection sévère des contrôleurs internationaux. Il
insiste sur l'urgence de posséder une flotte puissante et une armée
solidement constituée et bien exercée. Il conclut ainsi par un exposé
de la situation financière et des mesures prises par la Porte à cet
effet :
Grâce à l'appui amical du gouvernement français, un important emprunt
a été conclu à Paris, en vue de liquider la dette flottante.
Dans le but que l'empire puisse bénéficier de sources de revenus, des
négociations ont été engagées avec certaines grandes puissances.
Les négociations avec la France ont abouti; celles avec l'Angleterre
sont près de se terminer.
Le gouvernement a le ferme espoir que les accords aboutiront aussi
avec l'Allemagne et la Russie.
Notre politique étrangère, fondée sur le principe de l'entière sauve-
garde de nos droits, jointe au respect des droits d'autrui, comporte comme
par le passé des relations cordiales avec les puissances amies.
Les sentiments réciproques de concorde et de paix font constater de
tous côtés que la situation, au point de vue extérieur, se présente plus
sereine et plus satisfaisante.
Après une assez longue discussion la Chambre a voté^ le 23 mai,
sa réponse au discours du Trône. Dans cette réponse la Chambre
remercie tout d'abord le sultan de la convocation de l'Assemblée et
se montre unanime à reconnaître la nécessité absolue de travailler en
parfait accord avec le gouvernement au développement économique
et intellectuel de l'Empire. Elle remercie la France de son concours
financier qui a permis à la Turquie de se relever. Tout en affirmant
ses sentiments pacifiques, la Chambre signale le mécontentement
général provoqué par les massacres de l'élément musulman en Rou-
mélie. L'Assemblée espère que le gouvernement prendra des mesures
urgentes à ce sujet. La réponse au discours du Trône expose ensuite
la nécessité absolue de développer l'armée et la marine. Elle approuve
l'institution d'une haute cour martiale pour statuer sur les responsa-
bilités résultant des revers militaires; elle demande que les pouvoirs
de cette cour s'étendent aux hommes politiques responsables des
malheurs du pays en raison des actes illégaux qu'ils ont commis à
l'intérieur et du manque de perspicacité dont ils ont fait preuve dans
la direction de la politique extérieure. La Chambre requiert pour ces
hommes une punition exemplaire. La réponse au discours du Trône
dit enfin que la Chambre espère voir l'Italie, respectant le traité de
Lau&anne, évacuer à bref délai les îles ; qu'elle approuve la poli-
tique pacifique suivie par le gouvernement; mais qu'elle espère
688 QUKSTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
que le gouvernement saura recourir aux moyens nécessaires pour
résoudre la question des îles occupées par la Grèce, dont la pos-
session est indispensable à la Turquie pour assurer l'intégrité de
l'Asie Mineure.
Le rapport de la Dotation Carnegie sur les deux guerres
des Balkans.
La Dotation Carnegie pour la paix, sollicitée de faire entendre un
cri de pitié pour les victimes des guerres balkaniques, avait, on
le sait, constitué à Paris, sous la présidence de M. d'Estournelles de
Constant, une Commission d'étude de la question. Cette Commission,
dont firent partie des hommes de haute valeur intellectuelle et mo-
rale, appartenant aux Etats-Unis, à la France, à la Grande-Bretagne, à
l'Allemagne, à l'Autriche et à la Russie, prit le parti de déléguer dans
les Balkans une sous-commission composée de cinq membres :
M. J. Godart, député de Lyon, pour la France; Dutton, professeur à
l'Université Columbia (New-York), pour les Etals-Unis; Brailsford,
pour la Grande-Bretagne ; le professeur Schiiking, de l'Université de
Marbourg, pour l'Allemagne; le professeur MilioukofiF, membre de
la Douma, pour la Russie. A l'exception du professeur Schiicking qui
dut rétrogader à Belgrade, la sous-commission poursuivit son en-
quête en Serbie, en Grèce, en Macédoine, en Thrace, à Constanti-
nople et en Bulgarie. A son retour à Paris, elle rendit compte des
constatations qu'elle rapportait à la Commission plénière et la publi-
cation de son rapport fut décidée. Ce rapport, traduit en plusieurs
langues, va paraître simultanément à Paris, aux Etats-Unis et en
Angleterre, dans quelques jours. C'est après un rapide exposé des
origines des deux guerres, le triste tableau des antagonismes sécu-
laires des Turcs, des Grecs, des Serbes, des Bulgares, des Albanais,
antagonismes déchaînés en fureurs d'extermination. Le rapport est
précédé d'une introduction de M. d'Estournelles de Constant, séna-
teur, président de la Commission des Balkans^ qui, loin d'être un
réquisitoire plaide plutôt les circonstances atténuantes. Ces popula-
tions, longtemps opprimées, ont été victimes plus que coupables. Il
faut les plaindre et les aider. La vraie coupable est l'Europe divisée,
l'Europe qui n'a rien su prévoir, rien organiser, et qui n'a vu dans
les Balkans qu'un marché de fournitures militaires; l'Europe qui,
tout en arrivant, rendons-lui cette justice, à localiser la guerre, l'a
rendue inévitable par ses incertitudes et ses rivalités. Le rapport
forme un beau volume in-quarto, illustré, accompagné des cartes
indispensables pour se reconnaître dans le dédale de ces nationalités
inextricables.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — La visite des souverains de Danemark à Paris. — Le im
et la reine de Danemark, qui accomplissent en ce moment leurs
visites d'avènement dans les capitales européennes, sont arrivés à
Paris le 16 mai. Ils sont descendus au ministère des Affaires étrsua-
gères. Le soir de leur arrivée, un dîner de gala a eu lieu en leur
honneur au palais de l'Elysée. Le président de la République et îç
roi de Danemark ont prononcé les toasts suivants :
TOAST DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Sire,
Laissez-moi remercier Votre Majesté et Sa Majesté la reine de lewr
visite, qui est, pour la France, un nouveau témoignage d'une précieuse
amitié.
En continuant d'entretenir avec le royaume de Danemark les relations
les plus cordiales, le gouvernement de la République demeure ûdèleé
des sentiments séculaires que mes prédécesseurs ont eu l'occasion -fe
rappeler, il y a quelquer. années, aux rois Christian IX et Frédéric YÎU.,
et dont je suis heureux de me faire, à mon tour, l'interprète,
La France éprouve pour le vaillant peuple danois autant d'admiratiori
que de sympathie. Elle connaît les nobles exemples d'énergie et de travail!
qu'il n'a cessé de donner, elle a suivi avec intérêt les magnifiques progrêf.
qu'il a réalisés dans ses méthodes culturales et le prodigieux dévelop-
pement de sa richesse commerciale ; elle a été surtout séduite par ïs.
puissance et l'originalité d'une production littéraire qui a contribué à
familiariser le génie français avec le génie Scandinave et à rapproclier-
davantage encore les âmes des deux nations. -'
Je sais combien, de son côté, le royaume de Danemark est accueillatU;
pour tout ce qui lui vient de France, je sais en particulier combien Votre
Majesté elle-même s'est montrée gracieuse vis-à-vis des écrivaiiis^,
savants et artistes qui ont eu l'honneur d'être reçus par Elle à Copen-
hague.
Je la prie de croire que le gouvernement de la République fera tout œ
qui dépendra de lui pour resserrer de plus en plus, dans l'avenir, les lieu*
intellectuels et moraux qui unissent nos deux pays et pour fortifier encore
leur amitié traditionnelle.
Je lève mon verre en l'honneur de Votre Majesté, de Sa Majesté It
reine et de la famille royale.
Je bois à la prospérité du royaume de Danemark.
TOAST DU ROI
' Monsieur le Président,
Les aimables paroles que vous venez de nous adresser et les sentimeraïv
sincères dont elles font preuve nous touchent profondément, la reine al
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii, ii,
690 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
moi, et augmentent encore la vive gratitude que nous cause une réception
aussi splendide et qu'on comprendra et appréciera dans mon pays.
Cet accueil cordial que la belle ville de Paris nous a fait aujourd'hui
témoigne des liens d'amitié qui unissent le Danemark et la France. J'ai
eu une preuve très touchante de cette amitié par les témoignages de sym-
pathie que la France a bien voulu donner au peuple danois et à moi à
l'occasion de la mort de mon bien-aimé père, pour lesquels je tiens à
cœur d'exprimer mes remerciements les plus vifs.
J'ai une raison toute particulière pour aimer votre pays, car c'est bien
au pays ensoleillé du midi de la France que les liens qui unissent la reine
et moi ont été noués.
Il existe de longue date des relations amicales entre le Danemark et la
France, dont le culte passionné du progrès fait toujours l'admiration du
monde entier, et j'espère que cette visite sera prise comme témoignage
du désir que j'ai, et des vœux que je forme pour que ces relations se
resserrent toujours davantage.
C'est dans ces sentiments d'amitié que je lève mon verre à la santé du
président de la République, au bonheur et à la prospérité de la France.
Les souverains, qui venaient de Londres, sont restés à Paris
jusqu'au 19 mai. Ils se sont ensuite rendus à Bruxelles et de là à la
Haye.
Allemagne. — Le budget des Affaires étrangères au Reichstag. —
Le Reichstag a discuté, le 14 et le 15 mai, le budget des Affaires
étrangères. M. de Bethmann HoUweg n'a pu, en jaison de la mort
de sa femme, prendre part au débat et c'est M. de Jagow qui a pré-
senté l'exposé traditionnel de la politique gouvernementale. Les
déclarations de M. de Jagow ont été plutôt optimistes. Le passage
relatif aux rapports russo-allemands était attendu avec curiosité. 11
a été particulièrement modéré :
Je puis répéter, a déclaré M. de Jagow, ce que disait le chancelier ici
même il y a un an. Nous ne connaissons pas les difficultés qui s'opposent
à ce que les deux empires voisins, l'Allemagne et la Russie, vivent en
paix côte à côte. Les problèmes de politique commerciale qui pourraient
se poser prochainement peuvent se résoudre facilement si on montre des
deux côtés de la bonne volonté. On doit avant tout éviter ce qui tendrait
a provoquer entre les deux peuples un antagonisme artificiel en stimulant
les passions populaires.
L'action de la presse sur la psychologie nationale rend, dans une époque
aussi nerveuse que la nôtre, tout jeu de ce genre très dangereux. Cet état
d'irritation réciproque ne facilite point de véritables solutions des affaires
courantes. J'espère toutefois que les efl'orts des deux gouvernements
réussiront à endiguer les courants dangereux. L'idée que des rapports
amicaux sont la meilleure garantie des intérêts des deux peuples reste
toujours saine et vigoureuse. Elle est garantie par l'Histoire, J'ai des
raisons de croire que de son côté le gouvernement russe, sans se laisser
égarer par cette agitation, a le désir de maintenir avec nous ses anciennes
relations de bon voisinage.
La discussion qui a suivi l'exposé de M. de Jagow n'a pas ofifert
un très grand intérêt. Le socialiste Wendel a terminé son discours
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 691
par le cri de « Vive la France », répondant ainsi, a-l-il dit, au
« Vive l'Allemagne » de M. Jaurès ; M. Spahn, du Centre, a réclamé
de nouveaux armements ; le prince Schœnaich Carolath a préconisé
le rapprochement avec l'Angleterre et la Russie; le radical M. Go-
Ihein a parlé de « l'amour de la paix du peuple français » et a ré-
clamé le désarmement. Rien de tout cela, on le voit, n'est bien
nouveau.
Angleterre. — Le Home rule à la Chambre des Communes. — Le
21 mai, le Home rule bill revenait à la Chambre des Communes pour
la discussion en troisième lecture. Le gouvernement ayant, une
nouvelle fois, affirmé sa volonté de faire voter le projet sans modifi-
cation par les Communes et de ne soumettre qu'ultérieurement au
Parlement les modifications susceptibles d'amender la loi, l'oppo-
sition a réclamé l'ajournement du débat et par son attitude a obligé
le président à lever la séance au milieu d'un tumulte tel que le Par-
lement britannique n'en avait peut-être jamais vu de semblable. La
loi a d'ailleurs été votée en troisième lecture, le 25 mai, par 351 voix
contre 274. Mais la violence du débat montre combien les passions
sont toujours surexcitées.
— Léleciion. d'Ipsivich. — Le gouvernement vient de subir un
nouvel échec électoral : M, Mastermann, chancelier du duché de
Lancastre, qui avait dû se soumettre à la réélection après sa nomi-
nation à ce poste ministériel, et qui avait été battu une première fois
dans sa propre circonscription, a échoué une deuxième fois le 23 mai,
dans une seconde circonscription, à Ipswich. Son concurrent union-
niste M. Ganzoni a été élu par 6.406 voix, M. Mastermann n'en ayant
obtenu que 5.874. Le siège d'Ipswich est un siège gagné par les
conservateurs. Le gouvernement avait cependant fortement appuyé
la candidature de M. Mastermann et M. Lloyd George était allé lui-
même à Ipswich soutenir son collègue de sa présence et de son élo-
quence. « Il ne s'agit pas dans cette élection avait-il déclaré, de la
K séparation de l'Eglise et de l'Etat, il ne s'agit plus du Home Rule, il
« s'agit de savoir si les droits de la démocratie l'emporteront sur ceux
« de l'oligarchie, qui se défend par des procédés anarchistes. « Et,
malgré ces efforts, M. Mastermann a été battu de près de 600 voix
par son concurrent unionniste.
Autriche-Hongrie. — La santé de l'empereur François-Joseph. —
L'empereur François-Joseph paraît maintenant assez bien remis de
la grave indisposition qui avait tant inquiété son entourage. Il a fait
ses premières sorties et la publication des bulletins quotidiens a été
suspendue.
— Mort de M. François Kossuth. — M. François Kossuth, fils de
Louis Kossuth, et ancien ministre du Commerce, est mort le 24 mai,
692 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
à l'ûge de soixante-douze ans. François Kossuth, dont la santé était
mauvaise depuis plusieurs années, se trouvait gravement malade
depuis plusieurs semaines et l'on n'espérait plus sa guérison. Quoi-
qu'il fut chef de parti, sa disparition ne constitue pas un événement
politique. En réalité, il ne possédait d'autorité que comme fils du
grand patriote magyar.
Belgique. — Le vote de la loi scolaire au Sénat. — La majorité
catholique du Sénat belge a voté, le 15 mai, le projet scolaire qui
crée en faveur des écoles libres congréganistes le droit aux subsides
de l'Etat. Comme à la Chambre des députés, les libéraux et les socia-
listes, au Sénat, ont quitté la salle des séances au moment du vote
sur l'ensemble afin de protester contre « un projet de loi inconstitu-
tionnel et antipatriotique», a dit le leader libéral M. Hanrez, contre
« une loi de schisme et de séparation », a déclaré le chef socialiste
M. Goppietero.
— Les élections législatives. — Des élections législatives ont eu lieu
en Belgique le 24 mai. Il s'agissait de renouveler partiellement les
représentants à la Chambre de quatre provinces sur neuf : le Hainaut,
la Flandre orientale et les provinces de Liège et de Limbourg.
88 députés étaient soumis à la réélection, dont 43 catholiques,
25 socialistes, 19 libéraux et 1 démocrate chrétien. Les partis d'op-
position, qui cette fois combattaient séparément, avaient surtout
exploité le mécontentement que pouvaient avoir provoqué chez cer-
tains électeurs les récentes lois de réorganisation militaire et de
réforme scolaire, ainsi que les nouveaux impôts créés pour le renfor-
cement de la défense nationale. Le résultat de cette campagne a été
de faire perdre au gouvernement deux sièges au profit de l'opposi-
tion. En résumé, le statu quo demeure partout, excepté dans les
arrondissements de Hasselt, et Tongres. D'autre part les socialistes
gagnent un siège aux dépens des radicaux dans l'arrondissement de
Huy. La nouvelle Chambre sera ainsi composée : 99 catholiques,
4G radicaux, 40 socialistes, 2 démocrates chrétiens, dont un d'oppo-
sition. Le gouvernement garde donc 12 voix de majorité.
Espagne. — Le débat parlementaire sur le Maroc. — La Chambre
des députés espagnole, discute en ce moment les interpellations sur
la politique marocaine. Successivement M. de Komanonès, M, Maura
et M. Dalo sont venus défendre l'attitude de leurs gouvernements
respectifs. Tous d'ailleurs ont affirmé avec une grande netteté la
nécessité de poursuivre jusqu'au complet succès l'œuvre de conquête
espagnole; maison a beaucoup remarqué les critiques dirigées par
M. Maura contre le gouvernement actuel et l'on en a généralement
conclu que M. Dato devrait désormais gouverner contre le parti
mauriste qui se range décidément dans l'opposition.
— La mort de M. Montero Rios. — Le chef du parti libéral espa-
gnol, M. Montero Rios, ancien président du Conseil, ancien président
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 693
du Sénat, est mort le 12 mai à l'âge de quatre-vingt-un ans. Avec lui
disparaît la dernière figure représentative en Espagne de la période
révolutionnaire de 1868, de cette génération des Salmeron, des
Sagasta, des Castelar, des Moret, dont il élait l'unique survivant
politique. Comme président du Conseil en 1905 et 1906, M. Monter©
Rios avait eu à préparer la visite de M. Loubet à Madrid, celle du
roi Alphonse XIII à Berlin et à Vienne, et enfin la Conférence d'Algé-
siras. D'aucuns ont pu lui reprocher d'avoir alors profité de la situa-
tion pour obtenir de la France des modifications favorables pour
l'Espagne au traité de 1904, en échange de son appui à cette confé-
rence. Mais il faut lui rendre cette justice qu'il avait su, d'autre part,
résister fermement aux sollicitations pressantes que l'Allemagne
adressait au gouvernement espagnol et à l'échec desquelles contri-
buèrent d'ailleurs de notoires maladresses commises durant le voyage
royal à Berlin.
Russie. — Le discours de M. Sazonof sur la politique étrancjère. —
Le 23 mai, M. Sazonof a fait à la Douma, à l'occasion de la discus-
sion du budget des AfTaires étrangères, un important discours dont
voici le résumé.
LA TRIPLE ENTENTE ET L'ÉQUILIBRE EUROPÉEN
M. Sazonof a commencé par déclarer que la Russie continue à
baser sa politique extérieure sur l'alliance inébranlable avec la
France, ainsi que sur l'amitié avec l'Angleterre.
Pendant vingt ans, a-t-il dit, ralliance franco-russe a donné assez de
preuve de sa fécondité ; la conviction de sa nécessité a pénétré profondé-
ment dans la conscience des deux nations alliées. La prochaine visite que
M. Poincaré doit faire cet été en Russie, fournira une nouvelle occasion
de manifester les sentiments de mentalité mutuelle qui existent entre la
Russie et la France.
Se souvenant que la coordination des directions politiques constitue la
condition essentielle de la fermeté et de la fécondité de l'alliance, les deux
gouvernements entretiennent un contact permanent pour la discussion de
toutes les questions qui les intéressent.
Les liens étroits d'amitié réciproque entre la France et l'Angleterre d'une
part et entre l'Angleterre et la Russie d'autre part, ont permis l'élargis-
sement du contact et la participation de la Grande-Bretagne aux délibéra-
tions, ce qui a déjà rendu un service réel à la cause de la paix dans un
moment grave.
Cette raison a déterminé la Russie et la France à charger leurs repré-
sentants à Londres, de discuter, conjointement avec le ministre des
Affaires étrangères d'Angleterre, une série de questions relatives à la
solution définitive des récentes complications.
A ce propos, ces temps derniers, des rumeurs de transformation de la
Triple Entente en alliance ont circulé. Le ministre pense que l'on exagère
l'importance de la question de forme.
On peut s'imaginer une alliance de forme qui ne soit pas fondée sur une
réelle communauté d'intérêts et qui ne soit pas soutenue par la sympathie
mutuelle des peuples.
694 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
D'un autre côfé, il y a les groupements politiques des puissances natu-
relles à cause de l'unité des fins. Dans ce dernier cas la poursuite solidaire
de ces fins est une garantie qui ne dépend ni de la forme ni de l'étendue
des conventions écrites.
M. Sazonof, après avoir constaté avec satisfaction que « l'alliance
franco-russe et l'amitié anglo-russe continuent à s'affermir et à se
développer, démontrant par là leur vitalité », pense que « la Triple
Entente, rappelant en cela l'histoire de la Triple Alliance, a fait
disparaître tout sentiment d'inquiétude à son égard, car elle est
entièrement dépourvue de tout esprit d'agression et ne fait que con-
tribuer à la conservation de l'équilibre européen, toujours prête à
coopérer avec la Triple Alliance pour la conservation de la paix ».
LES RELATIONS RUSSO-ALLEMANDES
M. Sazonof constate ensuite les efforts de la diplomatie russe pour
entretenir des rapports de traditionnelle amitié avec l'Allemagne.
Cette amitié ancienne, dit-il, et le désir des deux gouvernements de la
conserver ont contribué dernièrement à aplanir quelques incidents qui
semblaient menacer de porter atteinte aux bonnes relations entre les deux
pays. Malheureusement les efforts des gouvernements dans ce sens ne se
trouvent pas toujours soutenus par la presse des deux pays, malgré les
dangers qu'il y a à entretenir une alarme mal fondée.
Le ministre insiste sur son désir de voir cesser les polémiques
inutiles des journaux allemands et russes, en les invitant à discuter
plus tranquillement les questions de relations mutuelles, surtout à
la veille de la conclusion d'un nouveau traité de commerce qui ne
peut porter ses fruits qu'à la condition d'être conforme aux justes
demandes des parties contractantes.
Pour atteindre ce but, il est indispensable que les négociations se pour-
suivent dans une atmosphère calme, qui ne soit pas troublée par le bruit
de continuels reproches et par les suspicions qui créent une irritation et
une méfiance réciproques.
LES RELATIONS AUSTRO-RUSSES ET AUSTRO-ITALIENNES
M. Sazonof exprime la conformité des vues qui existe entre lui et
le comte Berchtold lequel a certifié, dans son dernier discours devant
les Délégations, le caractère amical des relations de la Russie et de
l'Autriche-Hongrie. Cela laisse espérer que le gouvernement ne per-
mettra pas que le mouvement d'hostilité observé récemment parmi
quelques éléments russophobes de Galicie, tendant à créer des difïi-
cullés dans les provinces limitrophes de la Russie, trouble les rap-
ports de bon voisinage des deux pays. M. Sazonof dit aussi que les
relations avec l'Ualie sont empreintes de sympathie.
LA SITUATION EN ORIENT
Passant à la situation en Orient, le ministre trouve qu'il y a peu
à ajouter aux documents du Livre orange. H croit qu'il est néces-
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 695
saire de ne toucher qu'avec précaution aux blessures qui ne sont pas
encore guéries, aux passions non apaisées. Le rôle de la Russie est
un rôle de pacification. Ses traditions de bienveillance impartiale
envers tous les Etats balkaniques doivent la conduire à donner son
appui à chacun d'eux, à condition, naturellement, qu'il y ait, de part
et d'autre, sincérité et confiance. Le ministre veut espérer que les
gouvernements balkaniques, poursuivant leur tâche de travail paci-
fique dans les territoires nouvellement annexés, comprendront que,
pour s'attacher les nouveaux territoires, il ne suffit pas de conquérir
le sol, il faut encore obtenir l'afTection et la confiance de leurs nou-
veaux citoyens.
C'est là également l'unique condition, dit-il, non seulement de la pacifi-
cation intérieure, mais aussi du rapprochement mutuel des Etats balka-
niques nécessaire à leurs propres intérêts de développement pacifique et
d'indépendance sur la base de la devise : « I^es Balkans aux peuples bal-
kaniques », devise compréhensible et familière à eux tous.
Le ministre mentionne la visite récente du couple princier de
Roumanie à Saint-Pétersbourg ; l'accueil chaleureux qu'il a reçu en
Russie est un témoignage de la sincère amitié de la Russie à l'égard
de la Roumanie ainsi que de l'estime que nous avons pour son sage
souverain. Le ministre espère que la prochaine entrevue de l'em-
pereur avec le roi Carol, en territoire roumain, contribuera au
rapprochement des deux pays unis par les liens d'un glorieux
passé ainsi que par une sympathie et des intérêts mutuels.
En ce qui concerne l'Albanie, ajoute-t-il, nous suivons, bien entendu,
avec l'attention qu'ils méritent, les événements de ce pays en tant qu'ils
touchent aux intérêts des pays voisins, car ces événements maintiennent
ce pays dans un état proche de l'anarchie.
LA RUSSIE ET LA PORTE
M. Sazonof se félicite de ce que la liquidation de la crise balka-
nique a exercé une influence favorable sur les rapports entre la
Russie et l'Empire ottoman, pour lequel ses possessions européennes
étaient une source de faiblesse.
Dans la solution du problème de sa réorganisation intérieure, la Turquie
trouvera la Russie disposée à lui prêter son concours.
La liberté du commerce maritime dans les détroits, conforme aux inté-
rêts ottomans et répondant aux besoins vitaux de la Russie, ne peut être
réalisée qu'à la condition du développement pacifique de la Turquie.
L'évolution de la récente question arménienne témoigne des intentions
pacifiques du gouvernement actuel de la Turquie.
Le gouvernement russe n'a pas pu rester indifférent à la situation des
provinces arméniennes d'Anatolie, limitrophes du Caucase. Les réformes
élaborées pour cette partie de l'Empire ottoman et dotant les populations
de garanties sérieuses ont été le résultat des négociations amicales enga-
gées avec la Turquie,
Pour la réalisation des réformes mentionnées, nous avons reçu l'appui
essentiel de l'Allemagne. Les conditions nouvelles du développement des
696 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
rapports turco-russes permettent d'espérer le développement des relations
économiques entre la Russie et les contrées limitrophes de la Turquie.
Lt'S conversations du ministre avec les membres de l'ambassade extraor-
iinaire ottomane venue à Livadia lui ont donné l'impression du désir
sérieux de la Turquie d'établir avec la Russie des rapports répondant aux
ii/térêts des deux pays et conformes aux nouvelles conditions poli-
îâques.
LA QUESTION PERSANE
Abordant la question persane, M. Sazonof fait observer que le
jétablissement de l'ordre et d'une tranquillité relative a été obtenu
grâce à la coopération amicale de la Russie et de l'Angleterre. La
répression des troubles dans l'Ouest de la Perse est due aux efforts
'ie la légation russe ainsi qu'aux opérations heureuses des cosaques
^psans conduits par des officiers russes, aussi bien qu'aux mesures
prises par le gouvernement persan, telles que le licenciement des
ffoupes irrégulières, l'augmentation du contingent des cosaques
persans et la formation d'une politique régulière à Téhéran.
Ces circonstances, dit le ministre, ont permis au gouverneur russe d'ef-
iectuer l'évacuation partielle de Kasvin.
Quant aux autres régions du Nord de la Perse, l'instabilité de l'ordre
3«nd impossible leur évacuation immédiate ; néanmoins le gouvernement
continue à considérer l'occupation d'une partie delà Perse par les troupes
TBsses comme temporaire, se réservant le droit de prendre une décision en
lemps opportun au sujet de l'évacuation complète, afin de ne causer aucun
préjudice aux intérêts de la Russie.
M. Sazonof fait remarquer l'importance du récent règlement relatif
à la délimitation de la frontière turco-persane, règlement conclu
a\-ec le concours efficace de la Russie et de l'Angleterre. La portée
de ce traité est d'autant plus grande que la délimitation, mettant fin
Il un litige séculaire, détermine la direction de la frontière telle
qu'elle existait déjà il y a dix ans, assurant ainsi pleinement la tran-
quillité des régions limitrophes et de la Transeaucasie. L'accord
anglo-russe relatif à la Perse est une garantie de la solution paci-
fique des problèmes qui peuvent naître dans ce pays.
LES AFFAIRES DE CHINE
M, Sazonof observe que les affaires de Chine demeurent toujours
îe point central de la politique russe en Orient :
Le gouvernement de Youan Chi Kai, dit-il, ayant prouvé sa vitalité, a été
îeconnu par les puissances. Après avoir accepté toutes les obligations qui
découlaient des traités internationaux antérieurement conclus par la Chine,
Je gouvernement de Youan Chi Kaï a montré sa capacité et sa sincère
înlention de protéger la vie et les propriétés des étrangers résidant dans le
-Nord de la Chine où il exerce une autorité suiïisante, et le gouvernement
russe se vit en état de faire évacuer, en mars dernier, la province de Tchili
par ses troupes.
Le ministre sait que plusieurs autres gouvernements ont l'inten-
tion de suivre l'exemple de la Russie : l'installation à Pékin d'un
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 697
gouvernement reconnu par les puissances, capable d'assumer la res-
ponsabilité de politiquegénérale de l'Elat, a favorisé les rapports
sino-russes et a donné le moyen de régler les diverses questions sou-
levées pendant la révolution chinoise et particulièrement la question
mongole.
Ayant des intérêts considérables en Mongolie extérieure, dit alors M. Sa-
zonof, la Russie n'a pas pu y laisser péricliter les droits de ses sujets.
Pour parer à cette difficulté, elle a conclu avec le gouvernement du Khou-
toukhta le traité du 3 octobre 1912, fixant une formule plus claire et adé-
quate aux droits dont les sujets et les négociants russes jouissaient en
Mongolie en vertu des traités conclus avec la Chine. De son côté, la Russie
garantissait à la Mongolie précisément ces mêmes droits et franchises
pour lemaintien desquels elle insistait déjà auprès du gouvernement chinois
avant les événements de décembre 1911, ainsi que le ministre eut l'occa-
sion d'en faire part à la Douma en avril 1912.
En même temps, la Russie s'est réservé le droit de déterminer les par-
ties de la Mongolie comprises, selon elle, dans le traité du 3 octobre 1912,
conformément aux documents publiés par le ministère sur les négocia-
tions ultérieures avec le gouvernement chinois, négociations qui abou-
tirent à la déclaration du 5 octobre 1913, dans laquelle la Chine reconnaît
l'autonomie de la Mongolie.
M, Sazonof spécifie les limites de la Mongolie autonome, telles que
la Russie les reconnaît, et il conclut :
La politique russe en Chine a été bien accueillie par les puissances, ce
qui est démontré parleur décision de soumettre leurs nationaux au régime
russe sur la zone de^ chemins de fer. Notre alliée, la France, en a donné
la première l'exemple, bientôt suivie par l'Angleterre et l'Allemagne. A
Kharbine, le gouvernement japonais, fidèle à la convention conclue avec
la Russie sur une politique solidaire en Mandchourie, reconnaissait tou-
jours le caractère obligatoire du régime russe pour les Japonais dans la
zone des chemins de fer russe en Chine.
Les relations russo-japonaises sur toutes les questions de politique géné-
rale sont empreintes du même caractère.
Suède. — L'ouverture du Riksdag. Le projet de réforme de la défense
nationale. — Le 19 mai, le roi Gustave de Suède, qui paraissait
assez bien remis de sa récente maladie, a ouvert le Riksdag par un
discours du Trône au cours duquel il a d'abord rappelé comment le
souci de la sécurité du royaume l'avait déterminé à donner au peuple
l'occasion de se prononcer, par de nouvelles élections à la seconde
Chambre, sur la question de la défense. Le discours constate ensuite
que les rapports de la Suède avec les puissances étrangères sont tou-
jours bons.
La gravité des temps, cependant, ajoute le discours du Trône, exige qu'il
soit apporté immédiatement remède aux défauts de la défense; la solution
de cette-question importante ne peut être retardée sans danger.
La Couronne fait donc un chaleureux appel'aux représentants du peuple
pour qu'ils acceptent les sacrifices qui vont leur être demandés et qui, s'ils
698 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
sont grands, ne sauraient l'être trop, puisqu'il s'agit du Lien de la patrie.
L'impôt spécial, institué pour faire face aux besoins de la défense, por-
tera sur les fortunes et sur les revenus d'une certaine importance. Aucun
autre changement dans les impôts n'est proposé.
Afin de ne pas prolonger inutilement cette session, on ajournera toutes
les autres questions dont la solution n'est pas strictement nécessaire. Le
nouveau projet de défense du gouvernement sera publié très prochai-
nement.
Conformément à l'annonce faite par le discours du Trône, le gou-
vernement a déposé, le 23 mars, son projet de réforme de la défense
nationale. Le service militaire durerait vingt-trois ans au lieu de
vingt comme actuellement. Les exercices seraient de trois cent qua-
rante jours pour l'infanterie, mais les étudiants et assimilés servi-
raient quatre cent quatre-vingt-cinq jours. La marine compterait
huit cuirassés du type Sverige, bâtiment national en construction, et
seize destroyers. Les dépenses annuelles totales s'élèveraient pour
l'armée à 63.000.000 de couronnes et, pour la marine, à 30.000.000
au lieu de 55.000.000 et 28.000.000 environ actuellement. Un nouvel
impôt spécial à la défense, frappant seulement les plus favorisés,
rapporterait, une fois pour toutes. 75.000.000 de couronnes.
III. — AFRIQUE.
Maroc. — La jonction des deux Maroc et V occupation de Taza. —
Ainsi que nous l'annoncions dans notre dernière chronique, la jonc-
tion des deux Maroc est faite et depuis le 10 mai le drapeau français
flotte sur Taza. Le 15 mai les deux colonnes expéditionnaires du
général Gouraud et du général Baumgarten se sont réunies à Mek-
nessa-Tahtania en présence du général Lyautey dont l'entrée solen-
nelle à Taza, le surlendemain 17 mai, a couronné l'exécution métho-
dique de cette brillante campagne. L'occupation de Taza va se com-
pléter par une opération dans la région montagneuse. Le général
Lyautey a décidé en effet qu'un nouvel effort était nécessaire, et il a
chargé le général Blondlat, commandant la région de Rabat, de faire
une étape nouvelle vers l'Atlas en parlant des marches frontières
zaer qu'il a occupées en 1912 et en 1913.
Angola. — La jonction des chemins de fer portugais et allemands.
— La Gazette de Cologne du 18 mai analyse en un long article le
projet de loi relatif à l'Angola déposé par le ministre des Colonies
du Portugal devant le Parlement de Lisbonne. Le projet propose le
prolongement de deux voies ferrées déjà existantes. La première
partira d'Ambaca et Lobito et aboutira au Congo belge. C'est la ligne
du Benguela destinée à ouvrir aux riches districts miniers du Ka-
tanga un nouveau débouché vers la mer. La seconde ligne
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 699
est celle du Mossamédès. Elle doit être construite jusqu'à Kunena;
elle rejoindra le chemin de fer allemand d'Otavi, dans la colonie du
Sud-Ouest africain, et assurera à la région septentrionale de cette
colonie l'accès de la baie portugaise du Tigre. Une commission mixte
composée d'Allemands et de Portugais est partie pour l'Angola afin
d'y étudier différentes questions techniques intéressant la colonie.
IV. — AMERIQUE.
Mexique. — La conférence de Niagara Falls. — La conférence de
Niagara Falls a inauguré ses travaux le 20 mai, et les négociations
se poursuivent depuis lors dans le secret le plus absolu. On sait seu-
lement que le président Wilson et le général Huerta se déclarent
l'un et l'autre enchantés de la marche des pourparlers et l'on assure,
de source américaine autorisée, que le règlement définitif de la ques-
tion mexicaine n'est plus qu'une affaire de quelques jours. Les mé-
diateurs useraient de ménagements afin d'assurer la retraite du pré-
sident Huerta avec dignité pour faire place à une junte provisoire, et
ils seraient déjà tombés d'accord sur les termes d'un modus operandi
dans ce sens.
Etats-Unis. — Conventions jjacifiques avec la France et l'Angle-
terre. — MM. Bryan, secrétaire du département d'Etat, et Jusserand,
ambassadeur de France, se sont mis d'accord en principe sur les
conditions d'un traité aux termes duquel aucune hostilité ne pour-
rait être ouverte avant un délai d'un an à propos d'un différend
quelconque surgissant entre la France et les Etals-Unis. Pendant ce
délai, une enquête serait faite sur le différend. Ce traité est sem-
blable à celui qui a été signé par les Pays-Bas.
On attend la signature prochaine par l'Angleterre d'une conven-
tion analogue laquelle, au préalable, a été soumise à l'approbation
des colonies autonomes anglaises.
La conférence de Niagara Falls.
Les médiateubs : « Vous qui avez rexpérience de ces
sortes de choses, Madame, dites-nous ce que nous devons
l'aire ! »
L'EuKOPE : « Parier, parler, et encore parler ! »
Punrk (Londres),
Les Etats-Unis et le Mexique.
La ' cigogne américaine
apporte son enfant (la civi-
lisation) au Mexiciue.
Record Herald (Chicago)
Au Mexique.
L'Indien au nègre : « Et ces
gens-là nous appellent des bar-
bares! I)
Fhchietlo (Turin).
Après les élections françaises.
L'alliance socialiste franco-allemande.
Dui's Elxass (Mulhouse).
Après le départ de Giolitti.
GioLiTTi, au nouveau ministre de-
Finances : « Un bon avis, si vous avez
besoin d'argent, demandez-en vite a la
France avant que je ne revienne au
pouvoir. » Pasquino (Funn).
La crise du home riile.
Le tory : « A bas le liome rule ! »
Le radical : « A bas l'ulster ! »
John Bull : « Cette histoire peut vous amuser, Messieurs;
mais, moi, j'en ai assez. Je ne veux pas de guerre civile
pour TOUS faire plaisir I »
Punch (Londres).
Les États-Unis et le Mexique.
■ L'oncle Sam, au chien mexi-
cain ; « Ne bouge pas ! Je vais te
débarrasser de cette casserole
(Heurta). »
Trinxssecni Xash ville).
L'honneur américain.
Le seul salut qui puisse venger
l'honneur des Etats-Unis.
Dispatch (Columbus).
Par crainte des suffragettes.
Le vernissage du Salon de la Royal Acaderav,
Punch (Londres)
NOMINATIONS OFFICIELLES
HIi\ISTÈRE DE LA. GUERRE
Tronpes métropolitaines.
INFANTERIE
Attachés militaires. — M. le capit. Bonnefont de Lapomarède est nommé
attaché militaire en Chine et au Siam.
Troupes coloniales.
INFANTERIE
Ânnam-Tonkin. — MM. \es capit. Leca et Arpage; les lient, Latapy et Payol;
les sous-lieut. Thomas, Kerné, Kervella et Monceaux sont désig. pour le Tonkin.
Cochinclline. — MM. le capit. Petitperrin ; le lient. Brice et les sous-lieut.
Ruby et de la Follye de Jeux sont désig. pour la Cochinchine.
Afrique Occidentale. — MM. les chefs de bataill. Thibaut et Jung; \e capit.
Vidal; les lieut. Savoye et Salvagniac; les sous- Ziewi. Wetzel, Carrère, Roubaudi.
Pasquet et Mériaux sont désig. pour l'A. 0. F.
Afrique Equatoriale. — MM. les sous-lieut. Le Gai), Ogier, Huguet et
Bonnaud sont désig. pour l'A. E. ¥.
Madagascar. — MM. le capit. Regnault; les lieut. Roignant et Delalbre ;
les sous-lieut . Leclerc, Larcelet et Willemez sont désig. pour Madagascar.
ARTILLERIE
Annam-Tonkin. — MM. le capit. Schubenel et le lieut. Gauche sont désig.
pour le Tonkin.
Cocllinclline. — M. le capit. Marais est désig. pour la Cochinchine.
Madagascar. — M, le capit. CoUomb est désig. pour Diégo-Suarez;
M. le lieut. Rousseau est désig. pour Madagascar.
CORPS DE l'intendance
Annam-Tonkin. — M. le sous-hitend. de 3° cl. Busy est désig. pour le
Tonkin.
Officiers d'administration.
Annam-Tonkin. — M. Voffic. d'administ. de 2» cl. Eugène est désig. pour le
Tonkin.
Cochinclline. — M. Voffic. d'administ. de 2^ cl. .Jestin est désig. pour la
Cochinchine.
CORPS DE SANTÉ
Indochine. — MM. le méd.-maj . de !'« cl. Bernard et le méd. aide-maj. de
1" cl. Montel sont désig. pour l'Indochine.
Afrique Occidentale. — M. le méd.-maj. de 2» cl. Lacroix est désig. pour
l'A. O. F.
Guyane. — M. le méd.-maj. de 2'^ cl. Amigues est dé-sig. pour l'administ.
pénitentiaire.
Officiers d'administration.
Annam-Tonkin. — M. Voffic. d'administ. de 2« cl. Sauvé est désig. pour le
Tonkin.
HIIWISTÈRE DE LA MARINE
CORPS DE SANTÉ
Levant. — MM. les méd. de l^e cl. Ségard et de 2* cl. Guilloux sont désig.
pour le Brui.x,
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES KT REVUES 703
SERVICE HYDROGRAPHIQUE
Indochine. — M. l'ingénieur hydrographe de 2« cl. Rivier est désig. pour la
Manche.
HliMISTÈRE DES COLOl^IES
M. Charles (J. -F.) est nommé résident supérieur en Annam;
M. Pierre Guesde est nommé résident supérieur en Indochine et délégué dans les
fonctions de commissaire de l'Indochine à l'exposition de Marseille;
M. Simoni est nommé gouverneur de l'Oubangui-Chari-Tchad ;
M. Baudoin (F.) est nommé résident supérieur en Indochine;
M. Nouvial (M.-L.) est mis à la disposition du G. G. de Madagascar.
Sont nommés :
Greffier au tribunal de Soctrang, M. Durban. — Greffier de la justice de paix
à compétence étendue de Bac-lieu, M. Ruffîer.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
La question d'Orient depuis ses origines jusqu'à nos jours
par Edouard Driault, avec une préface de M. Gabriel Monod, membre
de l'Institut, 10« édition mise au courant des derniers événements. Paris,
Alcan, éditeur, 410 pages in-8.
M. Driault montre d'abord comment, du \n^ au xviF siècle, c'est-à-dire
pendant une période de mille ans, l'Islamisme étendit peu à'peu sur l'Asie
Occidentale et Méridionale, sur l'Afrique Septentrionale et sur l'Europe du
Sud-Est sa domination religieuse et politique et comment il finit par jouer
un tel rôle que les Etats chrétiens, en dépit des haines religieuses, cher-
chèrent dans l'Empire turc un appui. Les Turcs se montrèrent malheu-
reusement incapables de former une nation. Et tandis que les populations
musulmanes et chrétiennes restaient simplement « juxtaposées », les sul-
tans ne surent ni leur donner une bonne administration, ni garantir la
sécurité des personnes et des biens, ni trouver un autre système de police
que la spoliation et l'assassinat. Depuis deux cents ans-la Turquie est entrée
dans une période de décadence. Une seule chose a retardé sa cbute, la
difficulté de régler le partage ottoman , en même temps que la crainte d'une
conflagration générale. Les grandes puissances européennes redoutaient
tellement devoir éclater la guerre que les moindres incidents orientaux la
faisaient tressaillir. Le mot d'ordre de la politique de M.IHanotaux fut l'in-
tégrité de l'Empire ottoman. Il était dicté par la prudence et l'intérêt
national. Mais ce mot d'ordre ne pouvait conserver longtemps sa vertu.
M. Driault l'avait affirmé avant que les événements des dernières années
vinssent confirmer ses prévisions. Dans la nouvelle édition que nous signa-
lons ici, M, Driault a montré comment la guerre redoutée a finalement
éclaté au mois d'octobre 1912. 11 montre aussi que la paix actuelle laisse
trop de questions en suspens pour pouvoir être durable; la question finan-
cière, la question d'Albanie, la question des îles et d'autres encore. La
question du partage de la Turquie d'Asie qui viendra ensuite nécessaire-
ment aura d'incalculables conséquences. Le résultat capital de la crise
dernière c'est l'avènement des Etats balkaniques à une véritable indépen-
dance. Ils entendent maintenant avoir un rôle militaire et politique. C'est
un fait nouveau dont on ne peut mesurer toutes les conséquences. Ce qui
704 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
est certain, c'est que tous les Slaves, de la Russie à la Bohême, ont célébré
les victoires des Balkaniques comme des victoires de toute la race. Les
Slaves de l'Autriche-Hongrie en particulier (et ils sont près de 23 millions)
ont pris une conscience plus haute de leurs droits nationaux. Il faudra que
l'Autriche leur donne quelques satisfactions : elle provoquerait autrement
des agitations dont elle pourrait mourir. Albert Sorel écrivait il y a
25 ans: Voilà un siècle qu'on travaille à résoudre la question d'Orient; le
jour où on l'aura résolue, l'Europe verra se poser inévitablement la ques-
tion d'Autriche. Le vieil empereur n'a pas voulu que la fin de son règne
fût attristée par des conflits sanglants, mais après lui qu'arrivera-t-il?
L'horizon reste chargé de nuages, et l'immobile Orient n'a pas encore fini
de se transformer. Il faut aussi nous attendre à voir se produire des trans-
formations économiques considérables. Beaucoup d'entreprises vont se
créer peu à peu ; il y aura des commandes de toutes sortes, un outillage
de guerre à refaire, un outillage de paix à organiser. A ces efforts tous les
peuples vont chercher à participer. Il importe, en présence du germanisme
envahissant, que nous fassions un nouvel efl'ort pour féconder le champ
d'activité qui s'ouvre devant nous, et pour conserver, dans un pays ou nous
jouissons encore d'un grand prestige, la situation à laquelle des traditions
séculaires nous donnent le droit de prétendre.
G. B.
Duroc, duc de Frioul, grand maréchal du palais impérial
(1772-1813), par le commandant Jean de jla Tour. Un vol. in-16,
avec un portrait du maréchal. Paris, librairie Chapelot.
C'est une bien belle et attachante figure que fait revivre le commandant
de la Tour. Duroc a été le confident, l'ami de Napoléon; lui seul a eu son
entière confiance. Soldat, diplomate, administrateur, Duroc est partout,
sait tout, réussit dans toutes ses entreprises. Les missions à Saint-Péters-
bourg en 1801 auprès d'Alexandre 1*^ et à Berlin en 1805 à la cour de
Frédéric-Guillaume III, font l'objet de chapitres du plus haut intérêt
historique; l'auteur les a exposées avec la correspondance même'de Duroc,
correspondance inédite et appuyée par des documents officiels des grandes
archives de l'Etat.
L'Impérialisme français et les chemins de fer transafri-
cains, par le commandant Roumens. Paris, Plon-Nourrit, éditeurs.
Le livre du commandant Roumens est un ardent appel à la volonté de
vivre de notre pays, un bilan des résultats acquis par nous sur le conti-
nent africain; c'est aussi un examen des possibilités qui s'offrent à notre
action pour nous assurer une place enviable dans l'Afrique, appelée à
devenir une puissance économique et commerciale comparable à l'Amé-
rique. Les vastes territoires soumis à notre influence ne peuvent avoir
d'avenir que par la réalisation de voies ferrées établies d'après un dessein
prévoyant et homogène, aboutissant à des ports qui seront les points de
soudure obligés sur les grandes routes mondiales. Ces graves problèmes
sont élucidés par l'auteur avec une sûreté de documentation et une saga-
cité qui ne laissent place à nulle équivoque. Des cartes très détaillées
donnent à l'ouvrage un intérêt documentaire de premier ordre.
U Administrateur-Gérant : P. Campain.
PARIS. — IMPRIMERIE LEVÉ, RUE CASSETTE, 17.
QUESTIONS
DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
LA QUESTION DES NOUVELLES-HÉBRIDES
Une Commission franco-anglaise siège à Londres depuis le
10 mai pour. traiter de la question toujours renaissante des
Nouvelles-Hébrides. 11 est donc intéressant d'en résumer les
phases et l'état diplomatiques — la situation dans l'archipel
lui-même a été exposée dans notre numéro du 1'^' décem-
bre 4913 — et de se demander si l'on peut trouver une solution
autre que les replâtrages et ajournements auxquels ont abouti
jusqu'ici toutes les négociations franco-anglaises relatives à ces
îles.
*
* *
L'existence en 1914 d'une question des Nouvelles-Hébrides
est entièrement due aux hésitations de notre politique, dont on
n"a plus à compter les occasions manquées. De très bonne
heure cet archipel parut la dépendance naturelle de la Nouvelle-
Calédonie. Les indigènes furent recrutés pour travailler aux
plantations de la colonie française voisine. Ce recrutement
s'accompagna d'un essaimage des colons néo-calédoniens aux
Nouvelles-Hébrides. On s'attendait si bien à une occupation
française que les colons anglais eux-mêmes, qui suivirent les
nôtres dans l'archipel néo-hébridais, comptaient sur cette prise
de possession pour obtenir la sécurité nécessaire aux intérêts
d'hommes civilisés établis au milieu de tribus complètement
barbares : en 1875 les dix colons anglais de l'île de Tanna de-
mandaient la protection du pavillon français. Il était d'autant
plus facile au gouvernement français d'agir qu'à ce moment
l'Angleterre venait d'annexer les Fidgi (octobre 1874) et donnait
ainsi 'une satisfaction à l'impérialisme australien, et à la
France un prétexte pour régler la situation des Hébrides con-
ynEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. — n» 416. — 16 juin 1914. -iu
706 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
formé ment à la force des choses que reconnaissaient les colons
anglais eux-mêmes.
Paris fut sur le point d'agir. La crainte de discussions avec
l'Angleterre contribua à empêcher la politique française de
dépasser les velléités. Mais ce fut surtout l'attitude de la ma-
rine qui contribua à lui faire adopter des solutions d'attente.
Les officiers envoyés pour faire une enquête sur l'archipel
rédigèrent des rapports dont quelques-uns sont des monu-
ments d'esprit négatif et étroitement technique. Certains ma-
rins ne voulurent voir aux Hébrides que des mouillages plus ou
moins bons, des ports dont il était impossible d'assurer la
défense. Ils ne discernèrent pas qu'il convenait, malgré la mé-
diocrité en ports de la plupart des îles, d'assurer à leur pays un
archipel dont les mérites étaient démontrés par les faits puisque
une colonisation spontanée s'y faisait. Et sur ces avis, qui flat-
taient ces esprits indécis qui croient « réserver l'avenir » alors
que leurs solutions négatives ne peuvent que le compromettre,
la France adopta le système d'une cohabitation politique avec
l'Angleterre dans des îles oi^i on ne pouvait lui reprocher de
chercher des agrandissements injustifiés et systématiques puis-
que, sur ce point du globe, des intérêts français s'étaient spon-
tanément créés et avaient devancé le pavillon.
C'est cependant la France qui a pris l'initiative d'établir
l'Angleterre sur le même pied qu'elle-même dans l'archipel
néo-hébridais. Le 15 janvier 1878, le marquis d'Harcourt, am-
bassadeur de la République à Londres, agissant sur les ins-
tructions de son gouvernement, ému par les diatribes que les
rumeurs d'annexion française avait inspirées à la presse aus-
tralienne, adressa au Foreign Office une note qui se terminait
ainsi : « Mon gouvernement tient à déclarer qu'il n'a pas l'in-
tention de porter atteinte à l'indépendance des Nouvelles-Hé-
brides et il serait heureux de savoir que, de son côté, le gou-
vernementSle Sa Majesté est également disposé à la respecter. »
Le comte de Derby, ministre anglais des Affaires étrangères,
donnait le 26 février l'assurance demandée.
Dès lors le problème néo-hébridais allait se poser dans la
forme oiî il se pose encore et oi^i il paraît à peu près insoluble :
comment créer l'organisation nécessaire à la colonisation euro-
péenne dans un pays où deux puissances prétendent à des droits
égaux, ne veulent admettre qu'une action commune, et consi-
dèrent leurs démarches respectives avec une continuelle suspi-
cion?
Carte des
NOUVELLES-HÉBRIDES
et de la
NOUVELLE CALÉDONIE
Indications
Hébrides = dénomindtiun d Archipel
I^Torrès
Il an es de na viaah'c
I.Vanoua-Lava
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708 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLOiMALKS
Cependant, dans ces conditions difficiles, il fallut bientôt se
préoccuper d'assurer le minimum de police nécessaire à une
colonisation qui se développait malgré tout. Une vingtaine de
colons français furent massacrés par les Canaques entre 1882
et 188(). Le gouvernement français se vit contraint — sans
songer le moins du monde à déterminer à son profit un nouveau
statut international de Tarchipel — de débarquer de petits
postes à Vaté et à Mallicolo.
Le gouvernement britannique, toujours talonné par l'opi-
nion australienne, s'émut. Il avait alors, en dehors même de la
fâcheuse déclaration de 1878, un moyen de peser sur notre
politique néo-hébridaise. La France sollicitait l'Angleterre
de renoncer, sur un autre point du Pacifique, à une situation
d'égalité qu'elle lui avait reconnue comme aux Nouvelles-
Hébrides. L'action des Français se développait par la force des
choses aux Iles-sous-le-Vent de Tahiti: en 1881, l'amiral Jau-
réguiberry avait conclu un traité provisoire de protectorat avec
le chef de l'une d'entre elles, Raiatéa. Cependant, cette poli-
tique était en contradiction avec la déclaration franco-anglaise
du 14 juin 1847, aux termes de laquelle les deux gouverne-
ments avaient reconnu l'indépendance des Iles-sous-le-Vent et
s étaient engagés à n'en prendre, sous aucune forme, posses-
sion. L'Angleterre tenait là un objet d'échange. Elle en profita
pour faire prévaloir, plus nettement encore qu'en 1878, la poli-
tique commune qu'elle voulait nous imposer dans tout le
développement des affaires néo-hébridaises. En s'y ralliant,
au lieu d'exercer une action indépendante, comme l'établis-
sement de postes militaires français dans les Iles, le gou-
vernement de. M. de Freycinet envisageait « l'organisation,
d'un commun accord avec l'Angleterre, des garanties d'ordre
et de sécurité aux Nouvelles-Hébrides ».
Cette politique fut consacrée par la convention du 16 novem-
bre 1887, qui slijjulait qu'une Commission navalf> mixte serait
instituée pour exercer la police nécessaire aux Nouvelles-
Hébrides et qu'aussitôt celle-ci créée, les postes militaires fran-
çais seraient retirés de l'archipel, moyennant quoi l'Angleterre
renonçait à la déclaration de 1847, relative aux lles-sous-le-
Venl. L'hypothèque reconnue en 1878 à l'Angleterre sur les
Nouvelles-Hébrides était précisée, confirmée en échange de la
mainlevée de celle qu'elle s'était constituée au milieu du
XIX* siècle sur les Iles-sous-le-Vent: ainsi fut nettement établi
le régime sous lequel toute action entreprise aux Nouvelles-
Hébrides devait être commune aux deux gouvernements.
LA QUESTION DES NOUVELLES-HÉBRIDES 709
Le 28 janvier 1888, une convention franco-anglaise instituait
la Commission navale mixte prévue. Elle était « chargée de
maintenir l'ordre et de protéger les biens et les personnes des
citoyens français et des sujets britanniques ». La Commission
devait être composée d'un président et de quatre officiers de
marine, deux français et deux anglais ; la présidence devait,
alternativement, appartenir au commandant des forces navales
françaises et anglaises dans les eaux de l'archipel. Les deux
commandants étaient investis du droit de requérir la réunion
de la Commission.
Un règlement était annexé à la convention de janvier, pour
servir d'instructions à la Commission. Les commandants fran-
çais et anglais ne devaient agir individuellement qu'en cas de
danger imminent pour les Européens ; le reste du temps, ils
étaient tenus de réunir la Commission pour prendre les mesures
commandées par la nécessité.
Mais cette Commission n'était qu'un rudimentaire instru-
ment de police. Elle ne devait pas intervenir dans les questions
qui se posaient journellement pour les colons et qui, faute
d'être résolues, nuisaient à leurs etTorts. Par exemple, il lui
était interdit de se mêler des litiges fonciers qui mettaient aux
prises Français et Anglais sur de nombreux points de l'ar-
chipel.
C'était un très grand embarras. On ne devait commencer à
résoudre la question immobilière qu'en 1906; mais les colons
avaient encore à formuler beaucoup d'autres plaintes. C'est
ainsi qu'ils n'avaient aucune organisation d'état civil et aucune
justice. L'Angleterre et la France se préoccupèrent de donner,
chacune de son côté, satisfaction sur ces points à ses natio-
naux. Le « Pacific order in Council « de 1893 fit du gouver-
neur des Fidji le Haut Commissaire britannique pour les îles
n'appartenant pas à une nation civilisée, entre autres les Nou-
velles-Hébrides : une organisation judiciaire fut assurée par ses
soins aux ressortissants anglais Une loi du 30 juillet 1900,
autorisa le président de la République à prendre, par voie de
décret, les mesures d'ordre administratif et judiciaire néces-
saires aux Français « établis dans les îles et terres de l'Océan
Pacifique ne faisant pas partie du domaine colonial de la France
et n'appartenant pas à une puissance civilisée. » Un décret du
28 février 1901 nommait le gouverneur de la Nouvelle-Calédo-
nie Commissaire général dans l'Océan Pacifique; des justices
de paix à compétence étendue furent instituées aux Hébrides
710 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
avec appel à Nouméa; la tenue de l'état civil des Français fut
organisée. Enfin, pour favoriser la colonisation française, un
décret du 12 novembre 1901 ouvrit en franchise le marché
métropolitain à des quantités déterminées de denrées colo-
niales produites sur les plantations de nos nationaux aux Nou-
velles-Hébrides.
Mais tout cela ne constituait pas le faisceau d'organismes
nécessaires au développement d'une société civilisée. Certaines
questions n'avaient même pas reçu un commencement de solu-
tion : qui, par exemple, devait exercer sur les indigènes une
autorité d'autant plus nécessaire que leurs tribus vivent dans
l'anarchie ? Le problème des droits immobiliers se posait avec
d'autant plus d'acuité que les missionnaires presbytériens,
ennemis acharnés de nos colons et de notre inlluence — et
dont ^I. Robert Laussel a exposé les agissements dans les Ques-
tions diplomatiques du 1^- décembre 1913 — poussaient les
Canaques à nier les engagements qu'ils avaient pris envers
nos nationaux et à revendiquer les terres qu'ils avaient ven-
dues aux Français.
Les négociations durent donc recommencer entre Paris et
Londres. On discuta en vue de confier à la Commission navale
mixte le droit d'intervenir pour régler les litiges fonciers.
Mais les pourparlers traînèrent et auraient pu continuer assez
longtemps sans aboutir si la crainte du troisième larron n'était
venue précipiter la conclusion : un assez grand domaine fut
acheté dans une des îles par une Compagnie allemande.
La France et l'Angleterre se décidèrent alors à donner un
statut international aux Nouvelles-Hébrides, dont l'état juridique
restait encore indéterminé. Elles le firent en précisant le
régime à deux dont le principe avait commencé à être posé par
les déclarations de 1878. Leur accord général d'avril 190 i venait
d'ailleurs de convenir que les deux puissances prépareraient de
concert <■ un arrangement qui, sans impliquer aucune modifi-
cation dans le statu quo politique, mettra fin aux difficultés
résultant de l'absence de juridiction sur les indigènes des Nou-
velles-Hébrides », et nommeraient une commission pour le
règlement des différends fonciers.
C'est à ces trois objets : déterminer le statut international
des îles, créer une autorité sur les indigènes, régler les litiges
fonciers que répondit la convention du 20 octobre 1906, qui est
encore la charte du régime franco-anglais aux Nouvelles-Hé-
brides. Elle en faisait nettement un condominium. Son article
LA QUESTION DES NOUVRLLES-HÉBRIDES 711
i*"" stipule en effet : « l'archipel ihs Nouvelles-Hébrides, y
compris les îles de Banks et les îles de Torrès, formera un ter-
ritoire d'inlluence commune sur lequel les sujets et citoyens
des deux Puissances signataires jouiront de droits égaux de
résidence, de protection personnelle et de commerce, chacune
des deux Puissances demeurant souveraine à l'égard de ses
nationaux et ni Tune ni l'autre n'exerçant une autorité séparée
sur l'archipel ».
Les ressortissants des tierces puissances sont tenus d'opter
dans un délai de six mois pour le régime français ou le régime
anglais.
Chacune des deux puissances est représentée par un Haut
Commissaire, lequel peut être assisté d'un Commissaire résident
dépositaire de son autorité lorsqu'il neseraitpas dans l'archipel.
Les Hauts Commissaires ou leurs délégués disposent d'un corps
de police divisé en deux sections d'effectif égal, placées chacune
sous les ordres de l'un des deux Commissaires-résidents.
La Commission navale mixte est maintenue; mais sauf cas
d'urgence elle ne doit agir que sur réquisition concertée des
représentants des deux puissances.
Port-Vila devenait le siège des deux gouvernements, du tri-
bunal mixte et des services communs. Ceux-ci, organisés et diri-
gés conjointement par les deux Hauts Commissaires, sont le
service de la police, des postes, des travaux d'intérêt général,
des ports, du balisage, le service de santé et le service financier.
Des timbres postes spéciaux aux Nouvelles-Hébrides ont été
émis. Les postes et quelques taxes locales assurent un petit
budget aux insuffisances duquel les deux puissances doivent
parfaire par moitié.
Les Hauts Commissaires peuvent édicter conjointement des
règlements pour le maintien de l'ordre et la bonne administra-
tion.
Les indigènes, auxquels il est interdit d'acquérir dans l'archi-
pel la nationalité de l'une des deux puissances, sont soumis
aux deux Hauts Commissaires qui peuvent édicter et exécuter
en ce qui les concerne, mais en respectant le plus' possible
leurs mœurs, des règlements d'administration et de police.
La question des litiges fonciers a été résolue par l'institu-
tion d'un tribunal mixte compétent dans toutes les affaires im-
mobilières, dans les litiges entre indigènes et non indigènes et,
en matière pénale, pour juger tout délit ou crime commis par
des indigènes à l'égard des non indigènes. Cette énumération
montre qu'un très grand nombre d'affaires ne relèvent pas
du tribunal mixte et restent justiciables des tribunaux fran-
712 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
çais et anglais établis dans l'Archipel. Elles sont portées, si le
litige met en présence des ressortissants des deux nations,
devant le tribunal de la nationalité du défendeur ou, au crimi-
nel, devant celui de la victime.
Le tribunal mixte est composé d'un juge français, d'un juge
anglais et d'un président nom mépar le roi d'Espagne ainsi qu'un
quatrième magistrat chargé du ministère public. Le français
et l'anglais sont officiellement employés par le tribunal. Sa
procédure est très bigarrée : elle est empruntée selon les cas
à la loi française ou à la loi anglaise. La loi qu'il applique est
celle du statut personnel de la partie non indigène aux procès
civils ou criminels qui viennent devant lui. En matière immo-
bilière seulement il doit suivre des règles originales édictées
parla Convention de 1906. On s'est efforcé, en les élaborant,
de donner une valeur juridique très grande à l'occupation, qui
est souvent la seule preuve des droits immobiliers des indi-
gènes, et aussi de ne pas compliquer plus qu'il n'est raisonnable
dans ce pays inorganique la preuve des achats relativement
anciens, comme le sont ceux de bon nombre de colons de la
première heure, appartenant surtout à la nationalité fran-
çaise.
La convention de 1906 réglementait encore le recrutement
des travailleurs hébridais pour les colonies voisines, qui avait
donné lieu à de nombreuses dénonciations; il interdisait la
vente des armes et de l'alcool aux indigènes; il prévoyait l'éta-
blissement de municipalités dont les non indigènes majeurs
des deux sexes seraient électeurs. L'initiative des colons
avait d'ailleurs précédé ce texte puisque deux syndicats muni-
cipaux avaient été spontanément créés avant 1906 pour ré-
pondre aux besoins des Européens établis dans l'île de Vaté.
La preuve que la convention de 1906 ne couvrait pas tout
le terrain nécessaire pour assurer la législation et les services
indispensables à la vie des colons des Nouvelles-Hébrides est
que des négociations viennent d'être de nouveau engagées à
Londres. Certaines questions très importantes pour le déve-
loppement des intérêts européens aux Nouvelles-Hébrides ne
sont pas réglées ou le sont très mal. C'est ainsi que la pro-
priété a un régime instable : elle suit le statul; légal de son
propriétaire. Sa conservation n'est pas organisée : l'immatri-
culation des terres selon le système de l'Acte Torrens va com-
mencer, en application tardive de la convention de 1906;
mais il conviendrait de donner une législation uniforme à la
LA QUESTION DES NOUVELLES-HÉBRIDES 713^^
propriété, quelle que soit la nationalité du titulaire. Et beau-
coup d'autres problèmes se présentent encore : quel régime
fera-t-on à la main-d'œuvre asiatique — javanaise, annamite,
chinoise — qu'il faudra bien introduire pour mettre en valeur
des îles dont la population canaque, peu laborieuse et de
plus en voie rapide d'extinction, ne compte plus guère que
30.000 personnes pour 1.500.000 hectares. 11 ne faut pas que
les engagés des Français puissent impunément être débauchés
par les Anglais, et réciproquement qu'une coûteuse importa-
tions de coulis ne serve à rien à ceux qui en auront fait les
frais. La question se pose d'autant plus que les missionnaires
presbytériens, véritables tyrans de l'archipel, emploient tous
les moyens pour empêcher les colons français de trouver la
main-d'cfeuvre nécessaire et les acculer à la ruine. Ce qu'ils
font pour les Canaques ils essaieront demain de le faire pour
les Asiatiques: la Commission franco-anglaise qui vient de se
réunir à Londres a, comme on dit familièrement, « du pain
sur la planche ».
Tous les etforts diplomatiques pourront-ils réaliser la tâche
délicate, sans précédents, de donner à un pays régi par à un
condominium les organismes do plus en plus complexes
qu'exige une société civilisée? Il est permis de douter de la
possibilité de cette œuvre paradoxale. Et Ton peut se de-
mander si, pour empêcher la question des Nouvelles-Hébrides
de revenir périodiquement sur le tapis diplomatique, il ne faut
pas que les négociations fassent autre chose qu'ajuster tant
bien que mal aux nécessités du moment le régime bâtard qui
commença d'être institué en 1878.
Si l'on cherche un remède plus définitif, il faut mettre fin
au condominium : cette solution ne se comprend que de deux
modes, le désistement d'un des deux copropriétaires ou le
partage.
Le désistement est impossible. Celui de l'Angleterre est mis
hors de question par l'état de l'opinion australienne. Sans
doute, Australiens et Néo-Zélandais ont peu d'intérêts positifs
aux Nouvelles-Hébrides. Comme l'a observé il y a six mois
M. Robert Laussel dans son étude, ils sont bien loin de rem-
plir le cadre immense des colonies qu'ils occupent. Peu pro-
lifiques, ils ont peu de rayonnement; ils craignent même la
pression que les masses asiatiques exerceront sur le vide de
leur empire; ils peuvent moins pour la colonisation des Hé-
brides que la Nouvelle-Calédonie plus proche, mais ils ont des
passions. Et l'Angleterre en tiendra compte comme elle l'a tou-
jours fait : un de ses premiers soucis est de rendre la maison
714 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
impériale habitable, llatteiise même pour ses filles éman-
cipées et peu accommodantes d'outre-mer.
Quant à la France, elle ne peut pas se retirer des Nouvelles-
Hébrides. Pour une compensation territoriale? On sait que
lorsqu'il a été question d'en obtenir ces dernières années pour
nos droits sur Mascate ou nos établissements de l'Inde, l'An-
gleterre a répugné à abandonner fut-ce seulement la Gambie.
Or cette enclave, avec le fleuve navigable qui y serpente, n'est
même plus utile à nos communications avec l'intérieur depuis
la construction du chemin de fer Thiôs-Kayes. Il faudrait un
morceau africain beaucoup plus substantiel pour valoir nos
intérêts et nos droits aux Hébrides. Nous aurions de toutes
manières peine à abandonner une colonie spontanée de plus
de 600 Français, qui représente plus des deux tiers delà popu-
lation blanche d'un archipel que M. Picanon, un des commis-
saires représentant la France à Londres, a trouvé comparable
aux petites Antilles qui sont comme on le sait parmi les plus
saines et les plus riches des terres tropicales.
Reste donc une seule solution sérieuse : le partage. Nous
savons qu'elle répugne fort à certains de nos compatriotes. Ils
voient nos intérêts grandissant plus vite que ceux de nos
émules anglais, une colonie de 669 Français ayant devant
eux quelque 700.000 hectares à côté d'une colonie anglo-
australienne de moins de 300 personnes, beaucoup moins atta-
chée au sol dont elle ne possède guère que 50.000 hectares. Ils
trouvent avec raison que si nous partageons avec l'Angleterre
sur la base du droit qui régit l'archipel, celle de la copropriété
égale, nous abandonnerons toujours plus qu'on ne nous aban-
donnera.
Gela est incontestable; mais nous ne voyons pas de moyens
de ne pas payer les fautes commises pendant la période 1874-
1878. Il est vrai que presque toutes les îles contiennent plus de
colons français que d'anglais. Dans quelques-unes la supério-
rité numérique des premiers est écrasante : à Vaté, par exemple,
on compte il 8 Français possédant 100.000 hectares contre
86 Anglais en possédant moins de 8.000 ; à Mallicolo, 55 Fran-
çais avec 195.000 hectares contre 28 Anglais avec 4.480 hec-
tares; à Spiritu-Santo, 72 Français et 266.000 hectares à côté de
24 Anglais et 1.500 hectares; à Ambrym, 27 Français ayant
13.700 hectares, à côté de 6 Anglais sans terres. Partout l'élé-
ment planteur représente une proportion beaucoup plus forte
des colonies françaises que des anglaises où les missionnaires
sont relativement beaucoup plus nombreux.
C'est-à-dire qu'un partage amenant des attributions territo-
LA QUESTION DES NOUVELLES-HÉBRIDES 715
riale à peu près égales fera passer beaucoup plus d'intérêts
français sous pavillon anglais qu'il ne mettra d'intérêts anglais
sous la souveraineté française. Mais on peut stipuler les plus
larges garanties pour les intérêts des Français qui passeraient
sous la juridiction anglaise et réciproquement. Et l'avantage
énorme pour les colons de trouver enfin un régime défini sera
une compensation très sérieuse au déplaisir de renoncer à
voir le pavillon national suivre leurs entreprises. L'adminis-
tration, les travaux publics nécessaires se feront beaucoup
mieux sous une souveraineté unique et entière que sous un
régime plein de lacunes et qui exige des correspondances fer-
tiles en délais entre les Fidji, Nouméa, Paris et Londres. Les
colons anglais en ont si bien le sentiment que récemment
encore un de leurs groupes demandait l'annexion française.
Une moitié de l'archipel représentera bientôt plus de richesse
sous notre pavillon ou sous celui de l'Empire britannique que
le tout sous le gouvernement bâtard actuel, dont les dévelop-
pements ne peuvent suivre que cahin caha et de loin les
exigences de la colonisation.
Aussi, malgré les sacrifices qu'il entraînerait pour l'œuvre
française déjà accomplie — et aussi pour l'intransigeance de
l'impérialisme australien — ne voit-on d'autre solution raison-
nable à la question des Nouvelles-Hébrides que le partage. Et
nous ne ferons que mentionner, à côté des avantages locaux de
ce genre de règlement, celui de faire disparaître les frictions
inséparables de tout condominium des relations de deux puis-
sances qui ont en Europe des intérêts vitaux à défendre en
commun.
Robert de Caix.
LE HOME RULE POUR L'IRLANDE
Le Home rule pour l'Irlande a été voté par la Chambre des
Communes dans sa séance du 25 mai. On n'a pas manqué de
dire que c'est là un vote historique. Un vote définitif, voilà
qui se peut moins sûrement affirmer. Sir Edward Carson
disait le lendemain même que M. John Redmond n'a pas plus
de chances d'être premier ministre d'un Parlement régissant
toute l'Irlande que d'être roi d'Angleterre. Il n'empêche
qu'après deux ans de luttes, les nationalistes irlandais se con-
sidèrent victorieux, car, on le sait, l'opposition de la Chambre
des Lords n'a plus aucun effet, maintenant que le bill a été
voté trois fois par les Communes. Pourtant, il ne faut pas
oublier que le gouvernement peut encore différer pendant une
année environ l'application de la nouvelle loi. Et le bill
d'amendement qui a été préparé pour les lords pourra ap-
porter des changements importants aux textes votés le mois
dernier.
Plus intéressant que de prévoir l'avenir est de considérer le
passé, le passé tumultueux du Home rule bill pendant la der-
nière session des Communes. Le 10 février 1914, eut lieu
l'ouverture du Parlement. Au programme de ses travaux
étaient de nombreuses questions de grande importance et sur
lesquelles nous aurons lieu de revenir ici même. La décom-
position des partis historiques donnait de sérieuses préoccu-
pations aux politiciens traditionalistes. La politique étran-
gère fournissait des sujets d'attention, sinon d'inquiétudes.
Mais cette session n'en a pas moins été celle du Home rule
irlandais. Et l'on aimait à dire — quand on ne redoutait pas
d'y penser — que le problème presque millénaire qui s'im-
posa à l'Angleterre depuis la conquête normande allait être
résolu dans peu de semaines.
Dès le premier jour, les conservateurs — par une innovation
dans les mœurs parlementaires britanniques — proposèrent
un amendement dans la discussion qui suivit le discours du
Trône (1) pour attirer l'attention royale sur la situation de
(1) Voici le passage du discours du Trône relatif à l'Irlande :
« Mylords et messieurs,
« Les mesures au sujet desquelles il y a eu des divergences de vues à la session
« dernière entre les deux Chambres seront de nouveau soumises à votre examen ;
LE IIOME RULE POUR l'iRLaNDE 717
l'Ulster (1). Le 2 mars, le parti unioniste offrit à la signature
de ses amis un nouveau « covenant », semblable par ses
termes à celui qui avait été déjà signé en Ulster, mais destiné
aux unionistes de Grande-Bretagne. Cette protestation en
faveur de la « liberté » de TUlster portait en tête des noms
illustres : lord Roberts, Famiral sir Edward Seymour, des
évèques et des professeurs, sans oublier le musicien sir Edward
Elgar, et M. Rudyard Kipling, dont on connaît la collabora-
tion à une histoire d'Angleterre jingoe destinée aux écoles,
ouvrirent les listes. Des milliers de noms les suivirent, de
même qu'aux manifestations de Hyde Park des milliers de
manifestants viennent apporter l'appui de leur présence à telle
ou telle opinion; ce qui est très impressionnant au premier
coup d'œil, mais ce qui n'a plus grand sens quand on com-
pare ces listes et ces troupes à la masse du peuple britan-
nique.
Alors vinrent deux propositions des chefs politiques, des-
tinées à un arrangement qui n'aboutit point. Le 10 mars,
M. Asquith admettait que l'Ulster pourrait être tenu en dehors
de l'Irlande autonome dans les conditions que l'on verra plus
bas. Et le 19, M. Bonar Law répondait en proposant un réfé-
rendum, sans vote plural, permettant aux Ulstériens de se
prononcer directement sur le bill amendé. Aussitôt après, se
produisit l'incident le plus grave peut-être de toute cette cam-
pagne, les démissions d'officiers. Le gouvernement libéral para
le coup avec une adresse politique qui fait le plus grand hon-
neur à la valeur professionnelle de M. Asquith. Et, la paix
revenue, le 6 avril, le bill passa en seconde lecture.
L'Ulster répondit à ce vote en continuant à armer. Et, le
25 avril et les jours (ou mieux les nuits) qui suivirent, la
région de Belfast ayant été mise presque en état de siège par
les volontaires unionistes, un important débarquement d'armes
et de munitions se fit sans difficulté. Quinze jours plus tard,
le 12 mai, au cours de la grande discussion précédant le vote
« je regrette que les efforts qui ont été faits pour arriver à une solution à l'amiable
« des problèmes se rattachant au gouvernement de l'Irlande n'aient pas été jusqu'ici
K< couronnés de succès dans une question qui provoque si vivement les espérances
« et les craintes de tant de mes sujets et qui, à moins qu'on ne la traite maintenant
« avec circonspection et dans un esprit de concessions mutuelles, menace de créer
« à l'avenir de graves difficultés. C'est mon désir le plus sincère que la volonté et
« la coopération des hommes de tous les partis et de toutes les confessions puissent
« remédier aux dissensions et servir de base à un règlement durable. Des projets
« vous'seront soumis pour reconstituer la seconde Chambre. »
(1) Cf. Questions DijihuiKiliqups cl C'i/oniuU's, l" janvier 1914 : V. M. Goblet,
« rUnionisme ulstérien contre le Home rule ».
718 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
final, M. Asquitlî, à la stupéfaction des membres irlandais,
offrait à ses adversaires un Amending bill, destiné à adoucir
certaines dispositions à l'égard de l'Ulster. Naturellement, les
unionistes écoutèrent avec dédain cette nouvelle proposition,
et quand vint l'heure de la discussion dernière, le 21 mai,
l'opposition se livi a à une obstruction qui offrit aux specta-
teurs des Communes la vue scandaleuse d'une séance digne
d'un Parlement moins respectable et moins rompu à la vie
politique que le Parlement britannique. Mais le 25, le Home
rule était voté.
LES GUERRIERS d'uLSTER ET DE BRETAGNE
Le récit très résumé qui précède d'événements que l'on
n'a pas suivis en France jour par jour permet de se rendre
compte de la chronologie de la campagne homeruler et anti-
homeruler. Il permet également d'en saisir l'esprit. D'une
part les Ulstériens et leurs partisans recourent sans cesse à
l'intimidation, menaçants et parfois injurieux, ne reculant
devant aucune illégalité, et manifestant leur attachement à
l'Angleterre en agitant chaque jour le spectre de la guerre ci-
vile. D'autre part, le gouvernement — fidèle en cela à la tra-
dition des iiouvernements britanniques — très intransigeant
pour commencer, cède un peu plus après chaque nouvelle
attaque brutale de ses adversaires. On a dit que jamais l'Ir-
lande n'obtint rien de positif que dans les jours qui suivirent
les attentats des Fenians ; les suffragettes d'aujourd'hui, qui
savent bien que leurs dirigeants et le peuple anglais abon-
donnent leur intransigeance quand ils se voient en présence
d'adversaires prêts à tout, procèdent de même par intimidation.
C'est ce que sir Edward Carson et ses amis font eux aussi et
avec succès. Chaque avance du gouvernement libéral a été
suivie de quelque impertinence ulstérienne et chaque imper-
tinence ulstérienne d'une nouvelle concession gouvernemen-
tale. C'est pourquoi les manifestations guerrières de l'Ulster
ont pu paraître théâtrales; la tactique, pour être sans élé-
gance, n'en a pas moins réussi, et il était sûr qu'elle réus-
sirait.
Le Govenant du 2 mars n'avait aucune importance véritable,
comme toutes les manifestations platoniques des tenants
d'un parti. Fn une semaine, il amena pourtant M. Asquith à
offrir la séparation de l'Ulster. Et le lendemain de cette offre,
un ami qui est un membre éminentdu parti libéral m'écrivait:
,, Je suis très pessimiste. Il est navrant que M. Asquith ait
LE HOME RULE POUR L'IRLANDE 719
« capitulé devant les Orangistes, et je crains bien que ceci ne
((■ nous conduise à un désastre complet. »
L'audace orangiste en fut d'ailleurs accrue. Les troupes
volontaires ne sont certainement pas des milices bien redou-
tables. Il n'en est pas moins surprenant que le gouvernement
les ait laissées s'organiser d'une manière telle, qu'à un moment
donné, elles aient pu tenter et réussir un coup de main aussi
audacieux que celui de la fin d'avril. Pendant plus de vingt-
quatre heures, les Volontaires prirent possession des points im-
portants de toute une région, immobilisèrent les gens du roi,
mirent le pays en état de siège, et, à la faveur de cette situation,
firent débarquer d'un navire flibustier 70.000 fusils et des mil-
lions de cartouches, aussitôt enlevés par des automobiles et dis-
simulés en lieux sûrs. Or, on n'a jamais pu nous dire les sanc-
tions qui intervinrent contre les coupables. Encore un coup,
c'est sagesse de la part d'un gouvernement de ne pas magnifier
ses adversaires en leur offrant à peu de frais la couronne du
martyre. Mais de là gi tolérer des actes qui tombent direc-
tement sous le coup de la loi, et qu'on ne saurait nullement
assimiler à des délits d'opinion, il y a un abîme. Aujourd'hui,
rUlster est armé, grâce à la négligence du gouvernement
britannique. Il y a gros à parier qu'il n'emploiera jamais ses
armes, et très probablement les chefs des Volontaires, qui vou-
laient organiser un bluff énorme, sont les premiers gênés
qu'un certain nombre de partisans naïfs les aient bien trop
pris au sérieux. Pourtant les armes et les munitions sont là;
c'est un danger latent, et qui était évitable, à ajouter aux
autres.
Par bonheur, les guerriers d'Ulster sont moins redoutables
au xx" siècle qu'aux temps héroïques de la reine Meave et de
CuchuUin. Même dans la presse continentale, on a sonné la
cloche d'alarme, et prédit tristement que le vote du Homerule
serait suivi d'émeutes effroyables à Belfast et dans quelques
autres villes. Le Home rule a été voté, et jamais l'Ulster ne
fut plus paisible. De sorte que, maintenant, les orangistes n'ont
d'autre ressource que de chanter — sur le mode lyrique et non
plus guerrier — la merveilleuse puissance de « self-restraint »
de leurs amis d'Ulster. Ainsi, en pays irlandais, l'humour ne
perd jamais ses droits.
Mais un autre épisode oii les premiers rôles sont joués, non
plus par les guerriers de sir Edward Garson, mais par les
propres officiers de l'armée britannique, s'est produit en mars,
et ue celui-là, on ne saurait se borner à sourire. Sir A. Paget,
le commandant en chef des forces britanniques en Irlande
720 QUESTIONS DIPLOMATIOUKS ET GOLONIALKS
ayant communiqué aux officiers placés sous ses ordres les
instructions gouvernementales, une centaine d'officiers ré-
pondirent en offrant leur démission. Le général Gough et deux
colonels se rendirent à Londres pour demander au gouver-
nement l'assurance écrite qu'ils ne seraient, ni eux ni leurs
camarades, employés de la façon qu'avait indiquée sir A . Paget.
Le gouvernement accepta de les rassurer, sans pourtant
prendre des engagements pour l'avenir. Mais, peu après, le
colonel Seely, ministre de la Guerre, consentit à ce qu'on lui
demandait et ajouta au texte approuvé par ses collègues les
deux paragraphes suivants :
« Le gouvernement de Sa Majesté doit garder le droit
« d'employer toutes les forces militaires de la couronne, en
« Irlande ou ailleurs, pour la défense de la loi et de l'ordre et
« pour soutenir le pouvoir civil dans l'accomplissement ordi-
« naire de son devoir.
« Mais il 11' a aucunement V intention de se prévaloir de ce
« droit pour réduire V opposition politique faite à la poli-
« tique ou aux principes du Home rule. »
M. Asquitlî résolut la question avec une habileté parfaite, en
maintenant le colonel Seely dans son sous-secrétariat, après
avoir désavoué son acte. La retraite du colonel suivit de peu
et M. Asquith prit lui-même le portefeuille de la guerre, en se
soumettant à une réélection — laquelle fut du reste de pure
forme — suivant la tradition qui veut qu'un parlementaire en
prenant un portefeuille, se présente de nouveau devant ses
électeurs. D'autre part, le premier ministre avait annoncé son
intention de dissoudre la Chambre et de procéder à des élec-
tions générales si de nouvelles démissions se produisaient
parmi les officiers d'Irlande. C'était mettre la question sur un
terrain singulièrement dangereux pour les unionistes ; c'était
demander au peuple qui devait commander dans l'Etat, des
officiers ou de la nation; la réponse ne faisait pas de doute, et
c'est justice de reconnaître que M. Asquith sut tirer un grand
succès pour lui et pour son parti d'une aventure où l'un et
l'autre avaient de sérieuses chances de sombrer.
LES CONCESSIONS LllîÉRALES
On a vu jusqu'où allèrent les concessions libérales à plusieurs
reprises. Il importe d'y revenir pour en constater l'impor-
tance.
La déclaration de M. Asquith, acceptant le 10 mars de séparer
rUlster de l'Irlande libérée, causa une grande tristesse aux
libéraux et aux Irlandais. Cette exclusion consistait à tenir
LE HOME RULE POUR l'IRLANDE 72t
pendant six années en dehors des territoires de l'Irlande auto-
nome les comtés ulstériens qui auraient demandé cette exclu-
sion. Le mécanisme de l'opération serait le suivant :
Dans tous les comtés où un dixième des électeurs en mani-
festeraient le désir, un référendum serait institué, afin que les
citoyens puissent se prononcer pour ou contre le rattachement
à l'Irlande autonome. Dans les comtés oii la majorité serait en
faveur de l'Union avec l'Angleterre, le Home rule bill ne pour-
rait être appliqué avant six années, à dater de la première
séance du Parlement de Dublin.
On voit sans peine tout ce qu'une pareille solution a de
mauvais. En premier lieu, l'exclusion de l'Ulster est un acte
impolitique qui crée un irrédentisme irlandais; il coupe le
pays en deux fractions hostiles, avec une frontière intérieure
des plus difficiles à garder au point de vue économique, et
destinée à être le théâtre de tous les conllits. De plus, l'Irlande
forme une personnalité géographique et politique, dont on ne
peut rien retrancher arbitrairement, sous peine de déséquili-
brer par avance son gouvernement et surtout ses budgets.
Quant à l'attente de six années, quel en peut bien être le
sens? « C'est une condamnation à mort avec six ans de répit »,
a dit sir Edward Garson, si, automatiquement, les comtés sépa-
rés sont réunis dans ce temps; de tous les avis, c'est la lutte
d'aujourd'hui à recommencer avec plus d'animosité encore si de
nouvelles consultations doivent intervenir. On comprend donc
que les unionistes aient réclamé le sécession définitive, et que
les libéraux et les nationalistes aient voulu l'unité immédiate.
Mais peut-être à cet égard, trouve-t-on la vraie pensée anglaise
dans la British Revieiv qui recommande de laisser l'Irlande
faire elle-même sa politique: qu'on lui donne un Home rule
quelconque; ce sera ensuite à elle à en tirer parti, si elle le
peut (1).
Il est certain que la proposition de séparer l'Ulster, émanant
du premier ministre, a donné aux unionistes, une fois de plus,
l'impression que le gouvernement reculait graduellement
devant leurs menaces, et qu'ils avaient tout avantage à conti-
nuer leur politique de bluff. La suite de l'affaire leur donna
parfaitement raison.
Deux semaines après l'expédition du corsaire Mountjoy, sur
les côtes nord-estde l'Ulster, M. Asquith, sans que personne s'y
attendît, ni parmi ses amis, ni parmi ses adversaires, annonça
(1) M. Erskine Childers écrivait le 12 mars dans The Nation : « Cette mutilation
« de l'Irlande est en elle-même un acte politique absurde et monstrueux, qui crée le
« chaos, qui augmente le mal, et qui ne résout rien du tout. »
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 46
TU tJUE.STIONS Dll'LUMAliyUliS Kl CULUiM.ALfcS
aiix Communes que le gouvernement préparait un bill destiné
à amender en faveur de l'IIIster certaines dispositions du Home
Tule l»ill, que ce bill serait d'abord présenté aux Lords, et qu'il
pourrait prendre force légale en même temps que le bill princi-
pal. La douloureuse surprise fut telle que, même les plus déter-
minés à appuyer le ministère, à commencer par les Irlandais, ne
purent s'empécber de protester. Ensuite, on arrangea les choses
parce que, en politique, on finit toujours partout arranger; mais
le 30 mai, le courageux organe radical-nationaliste ulstérien
protestant au demeurant), The Ulster Guardian, après le vote
iu Home rule, écrivait encore : « qu'à son sens, le gouverne-
if ment avait commis une faute, en se montrant aussi conci-
a liant ». Et il ne trouvait comme consolation que de dire :
a Le Home rule n'en est pas moins acquis, et il ne s'agit là que
oc d'une consolation accordée à des vaincus. »
Lorsque M. Asquith annonça aux Communes ce nouveau
projet, il se refusa à leur donner aucun détail sur son économie.
Se réservant de le présenter d'abord aux Lords, il ne pouvait
3n entretenir les Communes auparavant. On sut pourtant que
i'Amending bill ne contenait aucune disposition nouvelle, et
qu'il se bornerait sans doute à l'exclusion pour six ans des
somtés qui se seraient prononcés contre le Home rule dans le
référendum. Mais il est à prévoir que les Lords ne manqueront
pas de réclamer comme un minimun l'exclusion définitive des
ïomtés unionistes, et plus probablement l'exclusion de tout
rUister. Or TUlster, dans son ensemble, est si peu unioniste
que pour- le vote précédant le référendum les conservateurs
se refusent absolument à accepter un vote par comté, qui
mettrait en évidence une majorité nationaliste dans une bonne
moitié de la province.
Le sens — et le sens regrettable — de LAmending bill est
surtout de donner au Home rule bill le caractère d'un acte tran-
sitoire, qui n'a rien de définitif, et qui peut être remis sur le
métier après avoir été pourtant accepté par le Parlement. On
dirait que le gouvernement a peur de promulguer une loi
Totée à trois reprises par les Communes, mais dont ne veulent
point les Lords, et que le mécanisme de la nouvelle procédure
parlementaire lui paraît terrifiant à déclancber.
l'ancleterre, l'irlaisde et [,e home rule.
Ainsi, le Home rule bill est voté, mais l'Irlande ne sait pas
encore ce que sera son nouveau régime. Voilà qui suffit à carac-
tériser là situation actuelle. Nous sommes loin des beaux rêves
LE noJiE RULE POUR l'irlande 723
d'une Irlande indépendante comme le Canada ou l'Afrique du
Sud, maîtresse de ses destinées, sous la seule condition de
demeurer loyale à TEmpire britannique. C'est que ce bill a
toute la pauvreté de sang, toute la laideur de ligne, toute la
chétive apparence que les poètes attribuent aux enfants conçus
sans amour. Et de fait, jamais acte parlementaire ne fut le pro-
duit de raisonnements froids, de compromis pénibles, de
subtilités chicanières comme ce pauvre texte qui n'arrive pas,
quoiqu'on dise> à donner plus qu'un commencement de solu-
tion à la question d'Irlande. Par avance, plus d'un Irlandais
s'est désintéressé de cet avorton. Quant aux Anglais, en vérité,
on ne peut pas dire qu'ils soient, qu'ils aient jamais été home-
rulers. Rien de plus significatif à cet égard que la diminution
constante, que Teffritement à chaque nouveau scrutin de la
majorité home-ruler, jusqu'au vote définitif oii toute la majo-
rité est représentée par les membres irlandais, de sorte qu'un
Parlement purement britannique n'aurait pas voté même le
Home rule incomplet de M. Asquith.
Si l'on se place au point de vue anglais, que fut la discusî-
sion du Home rule bill? Une lutte entre des partis pour qui
la question irlandaise était une plate-forme nécessaire. Les con-
servateurs sans programme n'étaient plus que des unionistes,
et Ton eut ce spectacle, délicieusement comique, du parti
nationaliste anglais ne trouvant pour se désigner qu'un nom
emprunté aux querelles de l'Irlande. Cette exploitation poli-
tique des affaires irlandaises par un parti sans idées direc-
trices, et sans chefs véritablement capables de le conduire, est
si évidente que, lors de la discussion qui suivit le discours du
Trône, M. Walter Long se crut obligé de la nier.
Et quel est le résultat pour l'Irlande de l'agitation qui se fait
à Westminster autour de ses destinées? Entre deux partis
dont l'un défend l'Irlande autonome et l'autre l'Ulster unio-
niste, sans avoir plus d'affection vraie pour l'Irlande que pour
rUlster, elle voit sa vie même faire l'enjeu des combats de
parol-e où se plaisent les rhéteurs. Grisée par ce combat — de
tous le plus capable de passionner l'âme de Celtes amis des
beaux discours — elle en arrive à se persuader à elle-même
que rien ne lui importe hors de telles discussions. Et peut-être
que, ni conquête, ni massacres, ni lois pénales, n'ont fait
autant de mal à l'Irlande que la rhétorique de Westminster.
Maintenant on va continuer la querelle chez les Lords, autour
de l'Amending bill. Ce qui en sortira, on ne peut guère le
prévoir; mais ce peut fort bien être l'exclusion de l'Ulster. Au
moins, il reste cette probabilité que l'Irlande aura dans un
724 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
temps plus ou moins rapproché, son propre Parlement. Nous
l'avons dit ici déjà; ce sera pour l'Ile des Saints la possibilité
d'organiser sa vie nationale, sa vie véritablement nationale.
La possibilité, et non point la certitude. A ceux qui auront la
charge des destinées irlandaises, il faudra sans doute beaucoup
apprendre ; il leur faudra apprendre toutes les ressources de
l'Irlande et toute son histoire, et sa langue, et son âme. Mais
il leur faudra oublier encore bien davantage ; il leur faudra
oublier toutes les mauvaises habitudes du Parlement impérial,
et la lutte purement verbale, et la division anglaise des partis,
et aussi le rairneis, la creuse rhétorique des séances parlemen-
taires et des réunions publiques. C'est une éducation à faire,
ou plutôt, ce qui est encore plus malaisé, à refaire. Leur patrio-
tisme celtique les y aidera sans doute, et nous souhaitons de
voir, nous les Celtes du Continent, l'Irlande redevenir ce
qu'elle fut parmi les Celtes et dans l'univers. Le Home rule peut
y contribuer sans doute. Mais, comme la langue dont parlait
Esope, il sera aussi bien la meilleure chose du monde que la
la pire. Les Irlandais ne doivent pas l'oublier un instant.
Y. -M. GOHLET.
NOS MARCHES SAHARIENNES ^'^
IV. — L'Exploration.
Si le Centre africain est resté si longtemps ignoré de l'Eu-
rope, ce n'est pas faute d'avoir attiré la curiosité des explora-
teurs. En dehors des pistes algériennes, deux routes princi-
pales traversent le grand désert : celle du Maroc, et celle de
Tripoli. Le Sahara occidental n'offre guère aux caravanes que
la route longue et périlleuse de Marrakech à Tombouctou par le
Tafilelt et Taoudéni. La Méditerranée orientale, au contraire,
s'enfonce profondément par les deux Syrtes, dans le continent
africain, et baigne, le long des côtes de Libye, le seuil même
du désert.
C'est à Tripoli et à Benghasi que venaient converger tous les
produits du Centre africain. Tantque^dura la domination otto-
mane, elles furent pour le sultan les deux grands marchés
fournisseurs d'esclaves, et les vaisseaux d'Europe eux-mêmes
ne manquaient point, dans leur périple du Levant, de relâcher
dans ces « échelles » africaines, pour y embarquer l'ivoire, les
plumes d'autruche, le filali. De Tripoli par Mourzouk, Tummo
et Bilma, les chameaux atteignaient sans trop de fatigue la
terre des produits précieux et des razzias plus précieuses
encore, où vivent les populations denses et inorganisées du
Kanem, du Baguirmi et du Bornou. Une route moins fréquentée
et plus dangereuse partait de Benghasi en Cyrénaïque pour
atteindre, par Koufra et Ounyanga, la capitale du Ouadaï,
Abécher.
Dans l'antiquité, les relations étaient constantes, malgré un
voyage de deux mois, entre le monde noir et l'Europe méri-
dionale, grâce aux colonies gréco-latines échelonnées sur la
rive africaine de la Méditerranée. Hérodote raconte, cinq cents
ans avant Jésus-Christ, que cinq jeunes gens de Cyrène entre-
prirent de faire vers le Sud un voyage d'exploration; ils pous-
sèrent, par l'oasis d'Ammon, jusqu'aux bords d'un grand fleuve
peuplé de crocodiles et entouré de royaumes noirs. Pour le
monde civilisé d'avant l'ère chrétienne — Egyptiens, Persans,
Grecs, Romains — l'hinterland méditerranéen était V Ethiopie^
nom vague qui désignait les régions au Sud et à l'Ouest de
l'Egypte, ou le Soudan, c'est-à-dire le pays des Noirs, le pays
fournisseur d'esclaves.
(1) Voir Questions DiploiDali'/m's ft Culoniali's du jei juin.
726 QUESTIONS DIPLOMATIQUES KT COLONIALES
La grande invasion arabe du vii^ siècle interrompit brus-
quement ce contact direct. La rupture fut si complète que
l'Europe a dû procéder, au cours du xix" et du xx" siècle, à
une nouvelle découverte de l'Afrique Centrale. Les Arabes
imposèrent aux trafiquants leur intermédiaire et se chargèrent
eux-mêmes de renouera leur profitles relations traditionnelles.
Le reflux des Berbères, chassés d'Espagne et redevenus par une
lente régresssion des nomades à demi sauvages, fermait com-
plètement à l'Europe la route occidentale. Mais celle de Tri-
poli resta la voie classique des caravanes venues du Ouadaï,
du Tchad et même du Niger. Derrière cet écran, qui substituait
le contact direct des Arabes à celui des Européens, les popula-
lations noires parvinrent à un certain degré de civilisation,
semblable à peu de chose près à celui qu'atteignit l'Europe
médiévale, et quelques royaumes gardèrent de leur islamisa-
tion une littérature, une histoire, une jurisprudence, un art
de gouvernement, qui firent la gloire éphémère des centres de
Kano, Kouka et Tombouctou.
A partir du xv" siècle, Portugais, Français, Hollandais,
Anglais établissaient tour à tour leur prépondérance sur la
côte Atlantique, jusqu'à ce qu'intervînt la grande expansion
française amorcée par Faidherbe. Mais l'Afrique Centrale res-
tait difficilement accessible, étant trop éloignée des routes
maritimes qui sont la voie normale de toute pénétration, paci-
fique ou militaire. Elle resta le domaine du Bédouin, obstiné
dans son isolement, hostile à toute domination, mais groupé
en vagues obédiences — grâce au fil ténu d'un Islam abon-
damment teinté de pratiques païennes.
L'Allemand Hornemann, parti en 1791) de Tripoli vers le Sud
pour le compte de la British Company Association^ ne revint
pas. En 1827, le major Laing réussissait à accomplir le voyage
de Tripoli à Tombouctou, mais périssait au retour. La première
grande exploration africaine fut celle de Denham et Clapperion,
partis en 1821 de Tripoli pour le compte du gouvernement
anglais, avec une escorte de 200 Arabes bien armés. Ils prirent,
pour traverser le désert, la route des esclaves qui les mena dans
les grands sultanats du Bornou, de Kano et de Sokoto, destinés
à devenir un jour colonies britanniques. La piste était, de place
en place, jalonnée d'ossements qui marquaient l'exode lamen-
table des captifs noirs, venus des savanes humides du Niger et
décimés par la faim et la soif avant d'avoir alteint les oasis
tripolitaines.
En mai 1850, l'Anglais Richardson et les Allemands Barth
otOverweg partaient de Tripoli et arrivaient au pays haoussa.
NOS MAKCIltS SAllAKlEi\>ES 1^
Barfli seul revint par la même roule. Il était de retour à
Londres le 6 septembre 1855, rapportant de son long voyage
des descriptions précises et vivantes des pays traversés.
C'est de 1869 à \H1¥ que l'Allemand Nachtigall accomplit sa
périlleuse exploration du Tibesti, du Borkou, de l'Ennedi et
du Ouadaï. La relation de son voyage reste le fondement des
connaissances géographiques et ethniques que nous possédons
actuellement sur ces régions à peine occupées.
Si sa mémoire fut parfois en défaut à propos du Ouadaï, ok
il lui fui- interdit décrire la moindre note sous peine de mort,
ses indications ont été reconnues parfaitement exactes pour le
Borkou et l'Ennedi. Le pays semble cependant s'être appauvri
depuis son passage : plus sec et nsioins peuplé, il paraît évoluer
vers la forme déscrfiquc absolue
Gerhard Uohifs e-saya, en ISTi, de renouveler raud.icieiise
exploration de Nachtigall, mais il ne put dépasser Koufra. Du:
moins a-t il laissé de son séjour dans l'oasis senoussiste luie
relation détaillée. M. Guido Cora, professeur à rCniversilé de
Rome, vient d'en publif^r une traduction qui semble avoir vive-
ment intéressé l'opiiHun publique italienne.
A parlir de ce moment, l'Europe ne lente plus aucune explo-
ration importante par les côtes de Libye. Coupée de rEm[)ire
ottoman par rinstallaiion des Anglais en Egypte, la Tripoli-
taine retourne vers l'anarchie totale sous la domination indo-
lente des Turcs. Celait l'époque où se propageait en France
cette fièvre d'expansion coloniale qui allait, pendant trente a us,
canaliser l'énergie et l'esprit aventureux de la race vers les
conquêtes africaines. A l'Ouest, commençait la conquête du
Soudan sur les bandes d'El lladj Omar, d'Ahmadou et de
Samory. Au Nord, la pénétration française dépassant les hauts
plateaux algériens prenait enfin contact avec lea Touareg dans
les oasis du Touat et du Tidikelt. Au Sud, de Brazza parvenait,
avec des ressources dérisoires, à devancer Stanley et réservait
à la France une part importante du bassin du Congo. L'apogée
de cette expansion fut marquée par la concentration autour du
Tchad, en avril 1900, des trois colonnes Foureau-Lamy, Gentil,
Joalland-iMeynier, venues la première de l'Algérie, la deuxième
du Congo, la troisième du Sénégal
Le geste avait, en ce moment, une valeur plus symbolique
qu'elîective. Devant l'Allemagne et l'Angleterre, travaillées
d'un égal désir d'acquisitions coloniales, il affirmait notre prise
de possession de ces terres restées vacantes, par où noire
Empire africain pouvait enfin, malgré les enclaves étrangères^
souder en seul bloc ses provinces les plus lointaines.
(Jucstlons ûiplomaticjues et Coloniales.
SAHARA ORIENTAL
0 50 100
500'
Territoire non délimité entreld franco etl'Mgleterre.
Pistes de cardvanes.
Sables.
Tji^~û~r^ifjl
^1
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"t'SO QUESTIONS DIPLOMATIOUES ET COLONIALES
V. — La (;(>N(ji'î:i'i:,
Dès lors, la poussée vers le Nord hostile commença sans
tarder. Nous allions retrouver là notre vieil ennemi, l'Islam,
parvenu jusqu'au Tchad au cours de sa migration déjà millé-
naire vers les terres cquatoriales. Les Arabes esclavagistes,
installés en maîtres au Centre de l'Afrique, de la Méditerranée
au Ouadaï, retrouvèrent avec étonuement dans les troupes
françaises venues du Sud les mêmes adversaires qui les avaient
refoulés déjà du Sahara occidental et qui cette fois les pre-
naient à revers. Pour la conquête de l'Afrique Centrale, la
France substituait la route du Congo à celle de Tripoli.
Un ancien esclave de Zobeir pacha, Rabah, s'était taillé un
royaume autour du Tchad, parmi les populations noires du
Chari. Il fut battu et tué, en avril 1900, à Kousseri, où tomba
ésralement le commandant Lamv. Son fils Fad el Allah, qui
avait réussi à reformer une armée, périt l'année suivante au
combat de Goudjba, et l'empire éphémère édifié par l'aventu-
rier égyptien disparut sans retour.
En ce temps-là, le mokaddem (l) Sidi Barrani gouvernait,
au nom du Mahdi de Djerboub, dans sa résidence fortifiée de
Bir-Alali, le Kanem, le Manga et le Bodelé, avec l'appui des
Touareg de l'Air, des Ouled-Slinian et des Tedas, groupés
autour de ses khouans. C'étaient là des adversaires autrement
redoutables que les nègres armés de sagaies, rencontrés en
villages dispersés sur les rives du Congo, de l'Oubangui et
du Chari, ou vivant en groupements misérables dans les clai-
rières de la forêt équatoriale. Ces Arabo Berbères de race
blanche, adaptés au milieu saharien par une fusion de sang
noir, sont des populations aguerries, inféodées au Senoussisme,
et maniant avec une adresse héréditaire les fusils perfectionnés
venus des fabriques européennes.
Il ne faudrait d'ailleurs pas attribuer au fanatisme musul-
man l'unique ni même la principale raison de leur résistance.
Le conilit qui allait surgir entre eux et la domination française
n'était point d'ordre métaphysique. La questiou senoussiste est,
en clï'et. plutôt économique que religieuse. Notre oeuvre mili-
taire en Afrique se complique et — aux yeux de beaucoup
d'idéologueset d'hommes politiques contemporains — sejuslifie
seulement par une mission civilisatrice. Nous devons donc
imposer à la célèbre et puissante confrérie une révolution dans
(1) Mdhaihlrm, vicaire, envoyé du cliéiif; — LIudiuh, lidrle ilu chérif, adepte de la
confrérie.
NOS MARCUES SAHARIENNES 731
SOU existence, la substitution du travail sédentaire au noma-
disme pillard et à la razzia, le trafic des produits locaux à Tabri
de la paix française à l'esclavagisme sanglant. Nous nous heiu'-
tons ainsi non seulement à des habitudes ataviques, mais aussi
à des intérêts qui opposent à nos armes une défense déses-
pérée.
Après la défaite et la mort de Rabah, l'achèvement de notre
œuvre au Centre africain comportait trois étapes : la soumis-
sion du Ouadaï et de ses dars vassaux; — l'occupation de
l'Ennedi ; — enfin, ainsi couverts sur les flancs et sur les routes,
le refoulement des Senoussistes au delà des limites fixées par
la Convention franco-anglaise du 21 mars 1899.
C'était le temps où Ton n'entendait parler à la tribune du
Parlement que de « réserve expectative » et de « pénétration
pacilique ». Ces formules commodes servaient à désigner le
système de colonisation en faveur dans les milieux politiques.
Aussi le Parlement, pendant des années, ne répondit-il aux
demandes pressantes des chefs responsables qu'en refusant
« d'un cœur léger » tout crédit d'argent et d'hommes. Xul n'a
oublié par quelles étapes difftciles la vaillante avant-garde de
quelques centaines d'hommes, postée aux conhns de nos pos-
sessions équatoriales, sut transformer une simple zone d'in-
fluence diplomatique en un groupe de protectorats définitive-
ment rangés sous la domination française.
Le centre de notre action politique et militaire fut placé à
Fort-Lamy, devenu capitale des teri'-itoires du Tchad. En avant,
deux postes contenaient et menaçaient à la fois les sullanats
noirs insoumis : Yao au Nord, au débouché de l'oued Batha,
Melfi au Sud, dominant la route du Salamat.
La lutte contre le Ouadaï a duré plus de dix ans. Après
avoir fait prisonnier le sultan Ahmed Rezali et lui avoir crevé
les yeux, Doudmourrah est proclamé sultan, tandis que son
cousin Acyl reprend contre lui l'éternelle lutte des prétendants
évincés, et mène sur les confins du Baguirmi et du Ouadaï la
guerre sauvage de razzias (jue pratiquent de préférence les
aventuriers africains.
Ce fut, entre nos troupes et celles de Doudmourab, une
guerre incessante d'escarmouches, dont nous ne signalerons
ici que les dates principales. En lOO.i, le sultan attaque Yao;
— en 1906, enhardi par notre attitude défensive, il lance sur
Fort-Archanibault un de ses chefs de guerre les plus puissants,
l'aguid, des Salamat. 11 fallait sortir à tout prix de cette fa-
meuse « réserve expectative », chère aux tacticiens de la
Chambre.
732 QUKSTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
En novembre 1906, le capitaine Bordeaux accomplit, avec
une compagnie de tirailleurs, une audacieuse randonnée de
Mao, chef-lieu du Kanem, à Om-Lobia, au cœur même du
Ouadaï. Puis, après une série de chocs heureux et de recon-
naissances offensives, le capitaine Fiegenschuh entre enfin, le
2 juin 1909, dans la capitale de Doudmourrah.
Il s'agissait dès lors de rayonner autour d'Abécher vers les
provinces oa les grands vassaux organisaieni la résistance
sous la direction du sultan. Ils avaient l'appui d'Ali Dinar,
sultan du Darfour, d'autant plus audacieux qu'il se croyait in-
tangible de par sa situation dans la zone d'influence anglaise,
et celui de Tadjeddine, sultan du Massalit, aventurier de grande
allure ayant en lui l'étoffe des Rabah et des Senoussi.
Le 4 janvier 1910, le capitaine Fiegenschuh, imprudemment
sorti de la citadelle avec 233 hommes, tombait sur les bords
de l'ouadi Khadja. La 1'° compagnie du bataillon du Tchad dis-
parut tout entière dans ce guet-apens, après avoir pendant
neuf ans mené en première ligne, sans répit et sans échec,
l'œuvre de la conquête française. L'effet moral fut désastreux.
Toutes les peuplades avoisinantes se soulevèrent : les Senous-
sistes reprirent l'offensive par le Nord, les Foriens d'Ali Dinar
assaillirent Abécher par l'Est, et les bandes faméliques qui sui-
vaient la fortune de notre protégé Acyl achevèrent, par leurs
excès, de nous aliéner les tribus soumises.
Les deux compagnies du Ouadaï résistent péniblement sur
tous les fronts. Le lieutenant-colonel MoU, qui prend en oc-
tobre 1910 le commandement du territoire, organise aussitôt
une colonne de 310 hommes, avec laquelle il entre à Dridjelé,
capitale du Massalit. En même temps, le capitaine Arnaud,
avec 150 tirailleurs, doit tourner Doudmourrah par le Nord,
puis se rabattre vers le Sud et rejoindre la colonne. Mais le
9 novembre au matin, Moll est surpris à Doroté par les bandes
de Tadjeddine. L'ennemi passe en rafale à travers le carré
français, le bouscule, le submerge, puis disparaît après avoir
perdu lui même 600 hommes dans la mêlée. Le colonel Moll
et le sultan Tadjeddine étaient parmi les morts. La petite troupe
française décimée avait perdu la moitié des Européens, le tiers
des indigènes, et tous ses animaux porteurs. Ali Dinar se remit
à razzier méthodiquement le dar Tama où nous avions, en dé-
cembre 1910, iustallé le sultan llassen.
Malgré le succès remporté à Doroté, le 23 janvier suivant, par
le commandant Maillard, notre situation était précaire quand
l'administration du Ouadaï passa, en mars 19 H, entre les
mains du colonel Largeau. Il commença par régler la question
NOS MAFvCllES SAHARIENNES 733^
du Darfour, qui ne cessait de nous harceler sur les flancs.
Usant du droit de suite reconnu par les traités, le capitaine
Ghauvelot, avec les forces mobiles du Ouadaï, attaque et dis-
perse les Foriens, puis les poursuit en plein Darfour. Ali
Dinar comprit la leçon et ne bougea plus.
Mais en juin 1911, les populations du Ouadaï, exaspérées
parla tyrannie d'Acyl et de ses aguids, se soulèvent et atta-
quent nos postes. Deux mois durant, nos faibles détachements
durent se déplacer sur tous les points du territoire, se battant
sans répit avec des guerriers fanatiques qui venaient jusque
sur la ligne du feu se faire tuer. Doudmourrah comprit enfin
l'inutilité de la lutte et finit par se rendre à la merci du vain-
queur. Il vit aujourd'hui à Fort-Lamy avec quelques fidèles et
12.000 francs de rente, dans l'oisiveté paresseuse d'une vie
désormais sans aventure, où les heures se partagent entre les
longues rêveries et les prières musulmanes.
Quant à Acyl, ce chef de bande dont nous avions cru pouvoir
faire un sultan, il fut toujours un usurpateur aux yeux de ses
sujets. Pillard incorrigible, entouré d'une cour de 2.000 oisifs
qui pressuraient les tribus, il était vraiment un allié compro-
mettant pour notre intluence. Le 9 juin 1912, le colonel Lar-
geau le faisait arrêter dans sa capitale et déporter à Laï, sur le
Logone. Le protectorat, dans sa forme nouvelle, consiste dans
le contrôle des aguids maintenus dans leurs fonctions ; c'est
le commandant du territoire qui représente désormais l'auto-
rité suprême aux lieu et place du sultan.
Les dars vassaux ont tous reconnu l'hégémonie française,
Zahrouk, sultan du Dar-Rounga, est notre protégé , Hassen,
sultan du Tama, a des gardes pavillons dans son tata de Niéry :
Bakhit, sultan du Sila, a reçu un petit groupe de tirailleurs
dans sa capitale de Goz-Beida; An Doka, sultan du Massalit, a
fait acte de soumission et demandé une garnison française.
Mais le Massalit est compris dans le territoire dont l'attribution
définitive à la France ou à l'Angleterre doit être réglée par un
arbitrage. La France n'a point voulu occuper le sultanat, si
souvent sillonné par nos troupes au cours de leurs luttes pas-
sées, pour ne pas mettre les Anglais devant le fait accompli.
Seuls parleront pour notre cause les morts de Doroté et de
l'ouadi Khadja.
La conquête de l'Ennedi nous a coûté moins d'efforts et
d'hommes. Ce n'est pas qu'il soit facile de s'aventurer jusque
dans ces cirques rocheux, bordés de falaises à pic, où s'abritent.
734 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
au retour de leurs chevauchées de pillage, Arabes, Touareg et
Gaëdas, tous les écumeurs du désert. Deux routes y conduisent,
l'une par le Bahr-el-Ghazal et le Djourab, l'autre par les oasis
d'Arada et d'Oura Chalouba, toutes deux e'galement dépourvues
de ressources suffisantes pour l'entretien d'une colonne.
Le capitaine Bordeaux osa cependant, en mars 1907, partir
de Bir \\à\i par la première de ces deux routes avec 100 Séné-
galais, faire en deux mois un raid de 1.800 kilomètres à tra-
vers un désert effroyable où sévissent des chaleurs de 55 degrés
à l'ombre, culbuter trois fois les Senoussistes et revenir par le
Borkou en enlevant au passage, simplement pour l'exemple
puisqu'il fallait l'abandonner, la citadelle d'Ain Galakka! Mais
en 1910, les contingents d'Acyl envoyés contre l'Ennedi se
firent battre et disperser.
Un homme jouait en ce moment dans ce repaire le rôle de
« Roi de la Montagne » : Si Saleh Abou Kreïmi, fidèle soutien
de Doudmourrah. Tout en étant affilié à la secte senoussiste,
ce chef était en dissidence morale avec le chérif de Koufra. Se
déplaçant d'Archéï à Beskéré et à Kafra, il coupait la grande
route des caravanes de Benghasi à Abécher, fermait aux mar-
chands les routes du Ouadai, puis les dirigeait sur le Darfour
après les avoir copieusement rançonnés.
Le 20 mai 1912, Si Saleh, atteint à Kafra par les méharistes
d'Arada, est battu et mis en fuite. L'effet du canon, entendu
pour la première fois, avait été tel que ses soldats ne s'arrê-
tèrent qu'au Darfour. Si Saleh, déchu de son ancien prestige,
se réfugia au palais d'Ali Dinar, son ancien ami et allié, où il
est employé à de basses besognes domestiques. Le poste de
Fada, créé au début de 1914 par le colonel Largeau, tient en
respect les populations sauvages éparses dans la montagne.
* *
La secte senoussiste s'est défendue plus longtemps à l'Ouest
de l'Ennedi, où son domaine politique en territoire d'influence
française s'étendait du Tchad au Tibesti par le Kanem, le Bahr-
el-Ghazal et le Borkou. La lutte menée pendant quinze ans
contre cet adversaire insaisissable semble près d'être close. Au
sommet des fortins de pierre, échelonnés sur les confins du
désert libyque, le pavillon français a remplacé la bannière
sainte à bandes blanches, vertes, jaunes et violettes, qui pro-
clamait depuis un demi-siècle la souveraineté du JMahdi.
Quelques coups de canon ont réduit en poussière l'auguste
koubba de (iouro, ce tombeau du nouveau Prophète devant
lequel venaient se prosterner les pèlerins du senoussisme. En
.\0S MARCHES SADARIENNES 735
ce pays d'islum mystique, la chute de la koubba marque l'écrou-
lement du malidisme.
C'est en 1900 que le mokaddem Sidi Barrani, commandant
de la zaouïa de Bir-Alali, se heurta à la poussée française
dégagée par la chute de Babah, Les Senoussistes défendirent
pied à pied leur domaine avec une magnifique vaillance, tan-
tôt opposant une résistance tenace à la marche en avant de nos
colonnes, tantôt prenant hardiment TofTensive quand notre
inaction leur permettait de croire à notre lassitude ou à notre
faiblesse.
Le 9 novembre 1901, Sidi Barrani, avec un contingent de
Touareg, attaque et tue le capitaine Millot, qui marchait sur
la zaouïa de Bir-Alali et rejette sa petite troupe sur N'(iouri.
Le 20 janvier suivant, ses partisans ne peuvent tenir devant
une charge à la baïonnette exécutée par les 600 tirailleurs du
commandant Têtard, appuyés par de la cavalerie et de l'artil-
lerie. Le 4 décembre 1904, un fort parti de Tripolitains reve-
nait^ sous la conduite de Bou Aguila, jusque sous les murs de
Bir-Alali, creusait pen^lant la nuit des tranchées fort habile-
ment comprises et commençait l'attaque du poste. La petite
garnison, heureusement avertie, sortit au petit joiïr et décima
les Touareg dans leurs retranchements. Gonime ces héros d'un
autre âge qui allaient à la bataille liés les uns aux autres pour
ne pas être tentés de fuir, on les trouva immobilisés par des
cordes aux places qu'ils s'étaient choisies.
Pour répondre d'une façon efficace aux attaques de ces no-
mades insaisissables qui tourbillonnaient autour de nos postes,
une compagnie méhariste fut installée à Bir-Alali. Cette troupe
mobile, formée à l'image des coureurs du désert, n'a cessé de-
puis lors de faire une chasse sans merci à tous les dissidents
du Kanem et de son hinterland saharien.
Notre vieil ennemi Sidi Barrani mourut, en 1907, à l'assaut
d'Aïn-Galakka, emportée et livrée aux flammes par le capi-
taine Bordeaux. Le grand-maître de l'ordre confie alors le
commandement de la zaouïa à Abdallah Toouir, énergique sol-
dat fortement teinté de sang noir. L'action senoussiste rede-
vient nettement offensive. Abdallah Toouir harcèle nos protégés
et nous poursuit jusque dans nos postes. Une deuxième altaque
du fortin d'Aïn-Galakka échoue, en septembre 1908. Le 17 no-
vembre 1909, un peloton méhariste de Zigueï est surpris et
entièrement détruit dans les pâturages de Ouaschenkellé. En
trois ans, une trentaine de rezzous viennent piller nos pro-
tégés du Kanem.
En juillet 1911, les Senoussistes reçoivent un secours inat-
736 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
tendu. Une colonne turque marche de Mourzouk sur le Tibesti,
occupe Bardai, détache au Borkou une compagnie avec un
canon, sous le commandement du capitaine Bifky, mais reçue
froidement par Abdallah Toouir, mokaddem du Chérif, qui ne
reconnaît pas la suzeraineté ottomane, ne peut pénétrer dans
Aïn-Galakka. Le colonel Largeau se hâte d'adresser au com-
mandant des forces turques une protestation basée sur nos
accords de 1899. Le capitaine Bifky se contente de répondre
que la Turquie n'a point donné son adhésion à la convention
franco-anglaise délimitant les zones d'influence, et que, depuis
les temps les plus reculés, elle a des droits indiscutables non
seulement sur le Borkou et le Tibesti, mais sur le Kanem et le
Ou ad aï !
C'était là une de ces manifestations intempestives de natio-
nalisme panislamique que, par une étrange aberration, le gou-
vernement jeune- turc multipliait aux confins éloignés de
l'Empire, au moment même oi^i le menaçaient en Macédoine
et en Tripolitaine les ambitions italiennes et balkaniques. La
guerre italo-turque allait, en mars 1912, ramener en arrière
la petite troupe ottomane et mettre un terme à cette équipée
puérile qui n'avait servi qu'à compliquer d'un incident diplo-
matique une question depuis longtemps résolue.
De 1911 à 1913, le colonel Largeau, réduit à la défensive par
les instructions du Département, dut se contenter d'assurer
tant bien que mal la sécurité de nos protégés, en refoulant
dans les oasis borkouanes les dissidents du front septen-
trional.
*
* *
Cette politique expectative pouvait devenir dangereuse pour
l'affirmation de nos droits sur un territoire dont les limites
n'étaient encore que théoriques et dont l'attribution à la France
n'était point basée sur une occupation effective. La crise de
mégalomanie subie par le peuple italien au cours de la guerre
avec la Turquie semble en effet s'être communiquée à la Con-
sulta. Celle-ci ne paraît pas loin de considérer que les limites
actuelles de la Libye ne constituent point les véritables fron-
tières de l'expansion italienne.
Pour s'en convaincre, il suffit de noter combien est devenu
avide et agressif l'impérialisme des dirigeants de l'opinion
publique, écrivains, journalistes, professeurs, plus franc et
tenu à moins de réserve que celui des hommes d'Etat. Le Car-
rière délia sera déclarait nettement, en octobre 1913, que les
Italiens doivent se considérer comme les héritiers des Turcs, et
NOS MARCneS SAHARIENNES 737
à ce titre, succéder à ces derniers non seulement dans leurs
droits, mais encore dans leurs prétentions. Le grand organe
italien préconisait donc l'occupation immédiate de Ghàt et du
Fezzan, et la prise en charge par l'Italie « de la police effective
« du Sahara jusqu'au Tibesti, c'est-à-dire dans une partie au
■« moins de la région qu'en 1890 la Sublime Porte avait déclaré
« aux Puissances considérer comme l'hinterland de la Tripo-
« litaine et que par contre la France considère comme l'hinter-
« land de la Tunisie ». Puis, abordant nettement la question:
<( Si la Turquie, prévoyant qu'elle était fatalement destinée à
« perdre sa dernière colonie africaine, s'est bornée à maintenir
« un kaïmacan à Bardai, dans le Tibesti, et un détachement
« militaire à Aïn-Galakkadans le Borkou, si elle s'est contentée
(c de protester pour la forme contre les prétentions de la France,
'< nous Italiens, les successeurs de la Turquie, nous aurons à
« défendre nos droits et nos intérêts. Nous ne pouvons plus
« assister stoïquement et acquiescer au partage de l'hinter-
« land tripolilair. »
Les manifestations de cette politique ombrageuse se multi-
pliaient, jusque dans la presse officieuse, à mesure que les
troupes italiennes approchaient des frontières méridionales. Le
ministère Salandra s'est empressé d'inscrire à la base de son
programme une augmentation considérable des effectifs,
comme si deux corps d'armée devaient rester en permanence
en Libye.
Le colonel Largeau, ayant enfin reçu l'autorisation du Dépar-
tement, faisait à cette campagne tendancieuse une réponse sans
réplique : le 27 novembre 1913, il entrait dans Aïn-Galakka
et y installait une garnison. Le 29, il enlevait Faya et le 8 dé-
cembre Gouro. Pendant les premiers mois de 1914, il orga-
nisait l'administration du pays en créant des postes militaires
à Ounyanga, à Yarda, à Fada. Tout permet de prévoir qu'il
procédera très prochainement à l'occupation de Bardai, la
dernière des oasis d'influence française.
Dès maintenant la France tient à sa merci tout le commerce
transsaharien de la Libye. C'est d'un coup et sans trop de
peine un pays de 2UO.O0O kilomètres carrés qui vient s'ajouter
à lensemble des territoires africains soumis à l'hégémonie
française.
Max Moxtrel.
QoKST. DiPL. ET Col — t. xxxvii.
LÀ
PACIFICATION DE LA RÉ&ION DE TAZA
LES OPERATIONS ESPAGNOLES
AU SUD DE MELÏLLA
Dans le précédent numéro des Questions^ nous avons retracé
brièvement les brillantes opérations militaires qui ont précédé
la jonction entre les troupes du Maroc oriental et celles de la
(( région » de Fez : le 16 mai 1914, les colonnes Baumgarten
et Gouraud se sont réunies à Touest de Meknasa-Tahtania ; le
17, elles ont campé ensemble sous les murs de Taza. •
La rencontre des colonnes Baumgarten et Gouraud n'en-
traîne pas ipso facto la « liaison » entre l'Algérie et le Maroc
occidental ; cette liaison ne sera vraiment assurée que le jour
011 la sécurité régnera tout le long de la route. Pareille tran-
quillité ne s'obtiendra que par la pacification complète des
tribus établies de part et d'autre de la piste makhzen. Or, s'il
est relativement facile d'obliger des indigènes qui viennent de
nous combattre à se tenir tranquilles, il faut un certain temps
pour obtenir qu'ils fassent eux-mêmes la police et empêchent
tout acte de brigandage. 11 serait donc imprudent de laisser
dès maintenant les commerçants isolés et les convois non
escortés circuler entre Fez et la Moulouïa : au Maroc, plus
qu'ailleurs, il ne faut pas tenter le diable ; et la sécurité sera
d'autant plus vite obtenue qu'il y aura moins de coups de main
impunis.
La première tâche à accomplir consiste à exiger la soumis-
sion de toutes les tribus de la région et le rétablissement de
l'ordre. Nous disposons pour cela de forces si importantes qu'elles
suffisent à enlever à nos adversaires toute idée de résistance ;
les 10.000 à 17.000 hommes réunis à Taza le 17 mai sont trois ou
quatre fois supérieurs en nombre à la harka que l'agitateur
le plus optimiste peut rêver grouper contre nous ; nos soldats
l\ l'ACIFICATlON DE LA RÉGION Dli T.^ZA 739
ont pour eux le prestige de la victoire, le prestige aussi d'une
discipline et d'un armeuient dont nos adversaires marocains re-
connaissent la supériorité (spécialemeut l'artillerie et les avions).
En second lieu, l'époque est particulièrement favorable : les
pluies ont cessé, la forte chaleur n'est pas encore arrivée, de sorte
que nos colonnes circulent facilement partout; les dissidents,
au contraire, ne pourraient se dérober à nos coups qu'en aban-
donnant leurs, moissons qui sont encore sur pied ; or l'indi-
gène de la région de Taza est essentiellement agriculteur, il
aime la terre avec passion, et il attache d'autant plus de prix
à la récolte de cette année, qui s'annonce très belle, que les
réserves de grains sont épîiisées par suite de la sécheresse
anormale des années précédentes. Dans les lettres écrites de
Taza, nos soldats parlent avec admiration de la fertilité à\i
pays, des riches guérets traversés dans toute la plaine de
l'Inaouen, des beaux jardins d'oliviers et d'arbres fruitiers
trouvés autour de Taza et des villages tsoul ; détail caractéris-
tique, partout la population se livrait aux travaux des champs
au lendemain même des plus durs combats.
La méthode à suivre pour consolider les résultats obtenus
par la prise de Taza est donc tout indiquée : maintenir les
colonnes d'opérations dans la région jusqu'à ce que les ras-
semblements hostiles aient disparu ; faire circuler des détache-
ments qui obligent les tribus à accepter notre domination, el
cela dans un rayon suffisant pour couvrir efficacement la
route de Fez à Oudjda; subordonner cette action militaire à
l'action politique des officiers de renseignements. Dès le 18 mai,
les commandants de territoire recevaient des ordres dans ce
sens : comme mesures d'exécution, il était décidé que les deux:
colonnes de Fez et de la Moulouïa organiseraient des groupes
mobiles agissant en liaison, que ces éléments mobiles s'ap-
puieraient sur deux gros postes établis respectivement à l'oued
Amelil (Souk-el-Had Tsoul, ou camp de Terves) et à Taza 4
enfin que le ravitaillement, jusqu'à l'oued Amelil inclus, s'opé-
rerait par les soins des troupes du Maroc oriental, qui utilise-
raient à cet effet le chemin de fer stratégique de Msoun à la
frontière algérienne.
Les résultats ne se sont pas fait attendre: aux dernières nou-
velles les tribus ont presque toutes fait leur soumission, sans
que la tranquillité ait pour ainsi dire été troublée: Mtalsa,
Beni-Ouaraïn, Gheraga, Riata, Meknassa, Tsoul, Branes peu-
vent être considérés comme ralliés. Seuls les Beni-bou-Yahi
manifestent encore une certaine hostilité; mais ils ont marqué
l'intention d'entrer en pourparlers avec nous, probablement
740 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
SOUS la menace de la progression des Espagnols d'Hassi-Ber-
kane,
*
* *
Le territoire de ïaza a été placé sous les ordres du colonel
Boyer, du 1'^' étranger : la garnison fixe du poste comprend
2 bataillons (1 du 9" tiraillears, 1 du l^"" étranger), 1 escadron
marocain, 1 makhzen de 100 cavaliers et une section d'artille-
rie de montagne. Un poste intermédiaire a été provisoire-
ment installé sur l'oued Bou-Ladjeraf, à mi-chemin de Msoun,
pour couvrir les communications et créer une piste carros-
sable: ce poste comprend un bataillon d'infanterie, un demi
escadron de cavalerie et une section d'artillerie. Des lignes
téléphoniques et télégraphiques ont été immédiatement com-
mencées pour relier Taza à Msoun. Les troupes mobiles sont
sous les ordres du colonel Pierron.
Une organisation analogue a été créée pour le territoire
relevant de la « région » de Fez, où les travaux d'installation
du nouveau poste des Tsoul sont poussés avec activité. Les
troupes mobiles sont commandées par le colonel BuUeux.
*
Lorsque, le 10 mai, la colonne Baumgarten se porta de
Msoun à Taza, les premiers coups de feu qui Taccueillirent
partirent de Djebla, village habité par la tribu des Mtarka,
fraction des Riata. Ce village est situé à 10 kilomètres environ
à l'Est de Ta-^a. Les habitants de Djehla avaient déjà participé
à la plupart des coups de main dirigés contre nos convois de
ravitaillement de Msoun : c'est ainsi qu'ils se vantaient de
posséder du matériel provenant du réseau télégraphique;
et tandis que nos autres adversaires venaient faire leur sou-
mission après l'entrée de nos troupes à ïaza, les Mtarka par-
taient en dissidence dans la montagne, se solidarisant ainsi
avec les tribus demeurées irréductibles.
Le général Baumgarten, ne voulant pas laisser subsister un
repaire hostile à proximité de la ligne de communication,
lançait le 19 mai le détachement Pierron contre Djebla. Le
groupe mobile quittait son bivouac de Taza à 5 heures du
matin : il comprenait des auxiliaires indigènes (un goum et
un makhzen) tonte la cavalerie (4 escadrons), une compagnie
montée de légion, G compagnies d'infanterie, et 3 sections
d'artillerie de montagne. Un bataillon suivait en soutien
éventuel.
Î42 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Le goiim signalait bientôt que les derniers occupants de
Djebla refusaient d'entrer en pourparlers et se retiraient pré-
eijiitamment. Pour faire un exemple, nos troupes entraient
flans le village et le détruisaient, à l'exception de la mosquée
et de quelques maisons appartenant à des Riata soumis; on
retrouvait des poteaux de métal ayant servi à l'établissement
de la ligne télégraphique de Safsafat à Msoun et arrachés par
les habitants. Pour laisser aux rebelles l'occasion de faire leur
soumission, le colonel Pierron respectait les récoltes sur pied.
A midi les troupes étaient de retour au bivouac de Taza.
Le 23 mai, la colonne Gouraud, accompagnée par le groupe
mobile Pierron, quittait Taza pour le camp de Terves. Elle y
arrivait le lendemain après avoir bivouaqué au Tleta des Tsoul
(à 13 kilomètres à l'Est de l'oued Amelil). Puis le groupe
Pierron rentrait à Taza sans incident.
Le 27, le général Baumgarten se rendait à Meknasa Fou-
kania (10 kilomètres nord de Taza) où beaucoup d'indigènes se
irouvaient réunis pour le marché; puis il continuait à remon-
ter l'oued El Radar vers le Nord; les Beni-Feggous, fraction
j!cs Branes avec laquelle nous avions depuis longtemps noué
des intelligences, venaient faire leur soumission. Le lendemain
la cavalerie se portait vers l'Ouest dans la direction des Blilent,
IVaction tsoul, et rencontrait à Bab-el-IIarcha (10 kilomètres
nord de Meknasa-Tahtania) le groupe mobile Bulleux fort de
7 compagnies. Celui-ci, parti du poste de l'oued Amelil le 26,
svait suivi la grande arête qui sépare la vallée de l'oued Leben
il^ celle de l'oued El Iladar, et sur laquelle sont groupés les
piincipaux villages tsoul : en parcourant ainsi la région où la
colonne Gouraud avait livré les combats des 10 et 12 mai, il avait
perçu sans difficulté l'amende de guerre inlligée aux tribus. La
colonne Baumgarten rentrait à Taza le vendredi 29 mai, tandis
que le groupe Balleux, après avoir séjourné à Bab-el-Ilarcha,
franchissait l'arête des Tsoul et allait s'installer près de l'oued
Leben, à Sidy Abdallah-el-Bazi, à une quinzaine de kilo-
mètres au Nord du camp de Terves.
Au cours de ces diverses tournées, de nombreuses soumis-
sions étaient enregistrées, et l'on peut cousidérer comme
pacifiée toute la région à l'Ouest de Msoun : il suffira de pro-
longer suffisamment la présence de nos troupes pour consolider
fe résullats déjà obtenus.
LA PACIFICATION DIC LA KÉGION DE TAZA 743
A l'Est de Msoiin, la situation est moins satisfaisante : le
23 mai, plusieurs incidents se produisaient, tous provoqués par
les Beni-bou-Yahi. Ceux-ci, qui avaient été surpris le 14 mai
par la brusque olTensive du général Jordana, n'avaient pu
empêcher l'occupation d'Hassi-Berkane par les troupes espa-
gnoles. Pressés par l'agitateur Chenguiti, ils décidèrent la for-
mation d'une harka, et concentrèrent leurs contingents dans
le Medlam, contrefort montagneux du Mesgout sur la frontière
franco-espagnole, au Sud du Guerouaou. Ce point d'eau était
particulièrement bien choisi à une vingtaine de kilomètres au
Nord de notre poste de Nkhila, et à peu près à la même distance
au Sud- Est des nouvelles positions espagnoles de Hassi-Ber-
kane. Mais découragés par la vigilance des troupes du général
Jordana, des groupes de rôdeurs quittèrent la harka de Medlam,
et partirent à la recherche de quelque fructueux pillage dans
la zone française. Le 23 mai notre poste de Safsafat essuyait
une fusillade pendant la nuit; un légionnaire en sentinelle à
la lisière du réseau de fil de fer était tué. La même nuit, le
poste de Guercif recevait des coups de fusil. Un autredjich
franchissait la Moulouïa, et attaquait près de Taourirt un convoi
libre auquel il tuait deux hommes. Enfin une rencontre plus
sérieuse se déroulait le même jour dans la plaine de Djel, entre
Msoun et Safsafat, sur la ligne d'étapes : la présence de
200 cavaliers ennemis ayant été signalée, un détachement de
30 tirailleurs commandé par un lieutenant partait immédiate-
ment à sa rencontre : le lieutenant qui marchait en tèle de son
groupe, était tué à bout portant par un Marocain, dissimulé
derrière une broussaille. Un tirailleur tombait également
mortellement frappé, niais l'ennemi s'enfuyait vers le Nord en
emportant ses blessés.
Ces insultes répétées sur notre ligne de communication
étaient d'autant plus irritantes qu'une grande activité régnait
dans les transports pour assurer le ravitaillement jusqu'à
l'oued Amelil, oii un premiejr convoi est parvenu dès le 29.
Afin de parer à toute éventualité, les garnisons de Msoun,
Safsafat et Nkhila étaient renforcées et le colonel Pierron pre-
nait le commandement général du groupe formé par ces trois
postes, avec la mission de prévenir les incursions des Beni-
bou Yahi : un groupe mobile, parti de Msoun sous les ordres du
commandant Goubeau, patrouillait le long de l'oued Msoun
sans rencontrer de groupes hostiles ; dès la fin de mai, le com-
744 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
mandant du territoire recevait des offres de soumission de
quelques fractions de Beni-bou-Yalii, et l'état troublé de la ré-
gion de Nkhila ne paraît plus devoir persister bien longtemps.
Il s'est produit, en effet, au milieu de mai un événement qui
aura une inlluence considérable sur la pacilication : ks troupes
espagnoles ont occupé Hassi-Berkane, à la suite, semble-t-il,
d'une entente entre le général Jordana, gouverneur de Melilla,
et le général Baumgarten. La presse a signalé les deux entre-
vues qu'eurent ces officiers au mois d'avril, d'abord sur la rive
droite de la Moulouïa, puis au poste espagnol d'Aïn-Zahio,
chez les Kebdana. En même temps, des préparatifs étaient
faits à Melilla, et l'on y débarquait de grandes quantités de
matériel de guerre et des approvisionnements qui étaient im-
médiatement dirigés vers les postes de l'avant : Selouan et
Aïn-Zahio recevaient chacun un supplément de un million de
cartouches, tandis que toutes les troupes disponibles s'y con-
centraient peu à peu. Les événements se précipitèrent lorsque
arriva la nouvelle de l'occupation de Taza ; le 12 mai, le gé-
néral Jordana donnait l'ordre de concentrer la brigade Aïzpuru
à Aïn-Zahio et la brigade Molto à Selouan (1). Ces deux bri-
gades comprenaient environ 18.000 hommes, ce qui, après le
renforcement des garnisons des postes, permettait de disposer
d'environ 10.000 combattants pour les colonnes mobiles.
Le 14 mai, la brigade Molto partait de Selouan et occupait le
même jour les hauteurs qui entourent le point d'eau de Ber-
kane ; la brigade Aïzpuru, partie du Zahio à minuit, remontait
la Moulouïa à quelque distance et débordait Berkane par le
Sud. L'action fut si brusque et si inattendue que les indigènes
n'offrirent aucune résistance. Les positions conquises furent
immédiatement organisées et pourvues de fortes garnisons.
La nuit suivante, quelques centaines d'indigènes dirigeaient
un feu assez nourri contre l'un des postes ; ils blessaient deux
soldats. Au jour, un bataillon espagnol, appuyé par deux bat-
teries, délogeait les assaillants de la colline où ils étaient postés ;
les Espagnols avaient 3 blessés, dont 1 officier. Depuis lors,
les Beni-bou-Yahi paraissent avoir renoncé à enlever des posi-
(1) Voir la carie ci-jointe.
Aïn-Zalilo est au centre des Kebdana, à environ 43 kilomètres à l'Est (légèrement
Sud) de Selouan.
IJassi Berkane est au milieu d'un groupe de collines, à 30 kilomètres au Sud de
Selouan, et à 40 kilomètres d'Aïn-Zahio.
LA PACIFICATION DE LA RÉGION DE TAZA 745
fions aussi fortement gardées : devant l'importance des etïec-
tifs dont dispose le général Jordana, aucune nouvelle attaque
ne s'est produite ; quelques fractions de Beni-bou-Yahi auraient
même demandé l'aman. Il ne faut pas perdre de vue que les
dissidents sont peu nombreux (2.000 fusils pour les Beni-bou-
Yahi), qu'ils vont avoir de la peine à subsister, réduits qu'ils
sont maintenant aux maigres pàturnges du Medlam et du
Guerouaou, sans pouvoir se risquer le long de la Moulouïa,
et qu'ils sont à la merci d'opérations effectuées de part et d'autre
de la frontière.
L'esprit des indigènes n'aura pas manqué d'être frappé de
l'offensive espagnole : pour la première fois nos voisins lont
un bond étendu qui les met à même de faire sentir leur action
jusqu'à la limite de leur zone.
L'occupation d'Hassi-Berkane a été soigneusement préparée,
bien conduite, et comme toujours vigoureusement exécutée
par des troupes braves et énergiques ; elle s'est inspirée de
considérations de politique indigène qui avaient paru jus-
qu'ici assez étrangères aux possesseurs de Melilla. En nous
réjouissant du succès remporté par nos voisins, nous devons
saluer un changement de méthode susceptible de produire les
plus heureux effets au point de vue de la pacification générale.
Félicitons-nous de l'entente qui a présidé aux dernières opéra-
tions dans les deux zones : des relations cordiales et confiantes
entre les commandants des troupes françaises et espagnoles
prépareront tout le long de la frontière commune des actions
parallèles fécondes en résultats.
Armatti;.
CHRONIQUES DE LA QUINZAINE
LES AFFAIRES D'ORIENT
La question albanaise.
LA SITUATION A DURAZZO
La silualion ne s'améliore pas à Durazzo. Le prince Guillaume est
en réalité prisonnier dans son pahiis, sous la menace des insurgés
qui entourent la ville. La Commission internationale de contrôle a
tenté de s'interposer et s'est rendue à Chiak pour négocier avec les
insurgés; mais elle s'est heurtée à une intransigeance absolue de
leur paît sur la qui^stion de la personne du souverain. Les insurgés
se sont prononcés catégoriquement contre le prince : ils ont remis
aux membres de la Commission de contrôle la liste de leurs revendi-
cations qui s'établissent ainsi :
1° Abdicaliou du souverain acLuel et son remplacement par un prince
musulman; 2° continuation de l'emploi de la langue turque pendant neuf
ans; 3° adoption du Croissant sur le drapeau albanais; 4° concession aux
musulmans, dans leurs rapports avec le khalifat, de privilèges religieux
similaires à ceux dont jouissent les chrétiens dans leurs rapports avec le
pape et le patriarcat.
Peut-être, livré à lui-même, le prince Guillaume aurait-il été tenté
de s'incliner purement et simplement devant les volontés ainsi expri-
mées de ses terribles sujets. Mais son oncle^ le roi de Roumanie, est,
dit-on. intervenu pour lui recommander de ne pas quitter Durazzo.
Le roi Charles aurait, en même temps, fait une démarche person-
nelle a\iprès de l'empereur d'Allemagne à l'efiet d'obtenir sa bien-
veillance en faveur du prince et l'on assure que Guillaume II ne
serait pas resté sourd à cet appel. D'autre part, on cinnonce que les
puissances se seraient mises d'accord pour faire devant Durazzo une
démonstration navale collective. Dans ces conditions le prince
d'Albanie se serait décidé à défendre son trône par les armes.
l'aL'TRICJIIÎ bT L'rrALIE
Les deux gouvernements de Vienne et de Rome ne cessent d'affir-
mer la persistance de leur accord amical et la constante unité de vue
qui dirige officiellement leur politique orientale. Successivement le
comte Berchtolil et le comte Forgach à Budapest et le marquis di San
Giuliano à Rome ont proclamé leur volonté commune d'agir en par-
faite entente. On trouvera plus loin, clans notre chronique politique,
les déclarations du ministre italien des Affaires étrangères. Le comte
Berclitold n'avait pas été moins affirmatif que son collègue italien, le
LES AFFAIRES d'oRIENT 747
23 mai. Cependant, les efforts officiels des deux gouvernements ne
semblent pas avoir grande action sur l'opinion et sur la presse de
leurs pays. Les journaux austro-hongrois et italiens continuent à
s'accuser réciproquement et à dénoncer les tendances contraires des
deux diplomaties alliées. L'arrestation de deux Italiens à Durazzo,
le colonel Murichio et le professeur Chinigo a tout récemment
encore suscité les violentes protestations de la presse du royaume
qui décidément n'est pas favorable au prince de Wied, trop austro-
phile à son gré.
l'organisation de l'épire
Le gouvernement albanais s'est enfin décidé à approuver l'accord
de Corfou, et un communiqué de Durazzo annonce que la Commis-
sion inlernalionale de contrôle se rendra prochainement de nouveau
à Corfou pour y procéder à l'organisation administrative de l'Epire.
Il faut penser que « prochainemt^nt » signifie quand l'ordre sera
rétabli à Durazzo^car la Commission de contrôle est le seul élé-
ment tant soit peu régulateur au milieu de l'anarchie actuelle, et l'on
imagine mal qu'elle puisse acluellemeut se déplacer pour une œuvre
de simple mise au point, l'Epire étant déjà organisée administrative-
ment par les soins de son gouvernement provisoire. Dans la situation
présente d'ailleurs, en raison de la menace d'une contagion anar-
chique, il est douteux que les Epirotes abandonnent bénévolement
leurs positions défensives avant que le gouvernement albanais ait
pu démontrer son autorité répressive ou conciliante sur les éléments
musulmans.
La crise ministérielle serbe.
Le cabinet Pachitch est démissionnaire. Le président du Conseil
serbe a, le -1 juin, à deux réprises, offert au roi Pierre la démission
du cabinf'l. Le souverain a fini par en accepter le principe tout en
réservant sa décision définitive. Il faut espérer encore que cette déci-
sion sera pour le maintien au pouvoir du remarquable homme d'Etat
auquel la Serbie doit dans ces dernières années ses succès diploma-
tiques les plus considérables, Le problème de politique intérieure
qui a déterminé M. Pachitch à offrir sa démission est assez connu.
La minorité veut coùti' (jue coûte, par une opposition acharnée, em-
péclier le ministère de poursuivre s-on œuvre. Elle pratique la grève
parlementaire, et triomphe quand le quorum n'a pu être obtenu.
M. Pachitch n'a vu à cuHe intolérable situation qu'une issue : la dis-
solution et des élections nouvelles. Le roi Pieire a, dans ces derniers
jours, hésité à lui accorder cette légitime satisfaction. La camarilla a
su agir. Mais l'on s'étonne que pareil oubli puisse fausser des cer-
veaux serbes à l'égard des éminents services rendus par le cabine^
Pachitch, le grand ministère national de la Serbie. La dignité du
président du Conseil lui imposait le geste de démission qu'il vient de
faire, mais la sagesse du roi Pierre doit, au moment où la Serbie est
encore aux prises avec de nombreux et délicats problèmes exté-
"48 QUKSTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
rieurs, lui dicler une marque nouvelle de confiance en le meilleur
des serviteurs de la grandeur et des intérêts serbes; d'autant qu'il a
la majorité à la Chambre et que les caprices de la minorité ne sau-
raient compter en de telles circonstances.
La politique de la Grèce.
DÉCLARATION DU ROI CONSTANTIN
A l'occasion de l'appariiion du premier numéro du Journal des
Balkans, organe des intérêts balkaniques, le roi de Grèce a bien
voulu recevoir le représentant de ce journal à Athènes, auquel il
a lait, entre autres, les intéressantes déclarations que voici :
J'espère que tous nos peuples gagneront à sentir et à aimer leur patrie
balkanique : ce sentiment, loin d'être une entrave au développement,
propre de chaque Etat, sera, au contraire, un puissant stimulant pour ce
développement et un considérable élément de progrès.
Tous les pays des Balkans doivent immédiatement travaillera augmenter,
compléter et relier les uns aux autres leurs routes, leurs chemins de fer,
leurs services de navigation; mais c'est une chose que chacun ne peut
faire seul et il est nécessaire qu'ils le fassent en s'unissant pour leur vie,
pour leur indépendance économique et pour leur développement.
Chaque nation des Balkans, quoique de la même région, a ses produits
propres que les autres ne peuvent se procurer aujourd'hui, par suite du
manque de communications directes. Lorsque nous nous serons entendus
au sujet des importations et des exportations, tout le monde y gagnera et
nous aurons augmenté par là même la circulation de nos liiens. Il faut
qu'il y ait entre Balkaniques des ccntacts plus fréquents et partant plus
féconds. C'est avec une vive satisfaction que j'ai appris, dans cet ordre
d'idées, le raccordement des voies t^erbes et bulgares aux voies roumaines
et la création d'une nouvelle société de navigation roumaine qui rappro-
chera davantage la Roumanie de nous-mêmes et de nos voisins...
Je crois à la paix, ajouta le roi, et je la veux fermement. A ce propos,
je ne puis que vous dire toute mon admiration et tout mon respect pour le
roi Charles de Roumanie, qui a tant fait et est tant disposé à faire pour
le maintien de la paix, et je suis certain que nous n'aurons qu'à nous
louer de sa sagosse et de son sens politique supérieur. J'accueillerai avec
toute ma sympathie tout ce qui contribuera à établir cette stabilisation
définitive des peuples balkanique.^, qui me semble être l'indispensable
condition de leur prospérité.
La question des chemins de fer orientaux.
L'accord enti^l^l^^Çes délégués du gouvernement serbe et le repré-
sentant de la Compagnie des chemins de fer orientaux, M. Mueller,
est détinitivement établi. L'accord comporte, selon les propositions
serbes, l'étatisation de la ligne. Le prix d'achat du réseau est fixé à
quarante millions. Cette convention sera soumise à l'approbation
des Gouvernements et des Chambres respectifs.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES
I. — EUROPE.
France. — La crise ministérielle. — La rentrée parlementaire a eu
lieu le 1" juin. La nouvelle Chambre a conslilué son bureau. M. Des-
chanel a été élu président, sans concurrent, par 411 voix.
Dès le lendemain de la; convocation des Chambres, le 2 juin, le
ministère Doumergue a remis sa démission au président de la Répu-
blique. Dans un communiqué à la presse, le président du Conseil
expliquait en ces termes les raisons de sa retraite.
Au cours des deux réunions consécutives du Conseil des ministres,
M. Gaston Doumergue a rappelé à ses collègues les conditions particu-
lières dans lesquelles il avait accepté de prendre le pouvoir au mois de
décembre dernier. Les difficultés de la situation politique alors existantes
lui en avaient fait un devoir. Tant que ces difficultés ont existé, ils ne
s'est laissé rebuté par aucune d'elles, soutenu par le sentiment du devoir
républicain qui s'imposait, et par la collaboration loyale, confiante et
dévouée de tous ses collègues.
Il s'agissait de faire cesser la confusion des partis, de mettre fin aux
équivoques d'une politique qui trouvait ses plus chauds défenseurs à
droite, d'en formuler et d'en pratiquer une autre qui pût réaliser l'union
à gauche, de donner confiance au pays républicain et de permettre ainsi
au suffrage universel de se prononcer clairement lors de la prochaine con-
sultation électorale.
Ce programme a été accompli. Une majorité de gauche fortement accrue
est arrivée dans la nouvelle Chambre. Les équivoques sont dissipées.
Aucun doute ne peut exister sur les intentions du pays. Il veut aller à
gauche et voir pratiquer une politique qui ne puisse trouver des concours
que de ce côté.
La situation, devenue claire à l'intérieur, est bonne également au
dehors. La politique extérieure de la France inspire toute confiance par la
droiture de ses intentions.
Tenant compte de ces faits, M. Gaston Doumergue, en remerciant ses
collègues du concours si loyal et si aflectueux qu'ils lui ont prêté, ainsi
que de la confiance sans réserves qu'ils n'ont cessé de lui témoigner, leur
a déclaré qu'il considérait que sa tâche et celle du cabinet — tâche nette-
ment définie et limitée par les conditions mêmes dans lesquelles elle avait
été assumée -^ était à son avis terminée et qu'il y avait lieu, en consé-
quence, de prier monsieur le président de la République de vouloir bien
accepter la démission du cabinet.
M. Poincaré a fait alors appeler M. Viviani et lui a proposé de
constituer le nouveau cabinet. Celui-ci n'ayant pu mener à bien celte
730 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
lâche, le président de la République s'est adressé à M. Ribot qui a
rapidement composé son ministère de la façon suivante.
MM.
Présidence du Conseil et Jmlice Rihot.
Affaires <}iranrjère<< LÉox Bourgeois.
Intérieur • Peytral.
Financer Clément2l.
Guerre... Delcassé.
Marine - Emile Chautemps.
Instruction publique Dessoye.
Travaux publics Jean Dupuy.
Commerce Marc Réville .
Agrictdiure • • • • Dariac.
Colonies Maunoury.
Travail Abel.
Sous-secrétaires d'État
Intérieur Le Cherpy.
Marine Marchande GuERNiER.
Guerre Margaixe.
— Les accords franco-italiens. — L'accord franco-italien reialif
à la condition des ïripolitains en Tunisie et des Tunisiens en Tripo-
litaine a été signé à Rome le 29 mai. En voici le texte, d'après le
Journal officiel du 6 juin :
Les soussignés ;
Son Excellence M. Camille Barrère, ambassadeur de la République
française auprès de Sa Majesté le roi d'Italie, grand-croix de la Légion
d'honneur.
Et Son Excellence le marquis Antonino Palerno Castello di San Giu-
liano, chevalier de l'Ordre suprême de la très Sainte Annonciade, séna-
teur du royaume, ministre secrétaire d'Etat pour les AfTaires étrangères
de ïSa Majesté le roi d'Italie, dûment autorisés par leurs gouvernements
respectifs, sont convenus de ce qui suit :
Article premier. — Les sujets coloniaux italiens en Tunisie et les
Tunisiens en Libye, jouiront des mêmes droits et privilèges que leurs
coreligionnaires étrangers sujets de la nation la plus favorisée, sous la
réserve de la disposition prévue à l'article 3 en ce qui concerne le régime
judiciaire.
jj^p-P, 2. — Les sujets coloniaux italiens se rendant de Libye en Tunisie
et les Tunisiens se tendant de Tunisie en Libye devront être munis d'un
passeport de leur pays d'origine visé par les autorités consulaires du pays
dans lequel ils se rendent.
Dispositions transitoires :
a) Seront admis au bénéfice des dispositions de l'article premier du pré-
sent accord, les indigènes venus de Libye en Tunisie depuis le 28 octobre
1912 munis d'un passeport italien visé par l'autorité consulaire française
et les sujets tunisiens immatriculés aux consulats de France en Libye à
la date de la signature du présent accord.
b) Les sujets coloniaux italiens qui, se rendant en Tunisie, ne passeront
RENSEIGNEMEISTS rOLlTlQL'ES 751
point par une localité où l'administration civile ou militaire italienne
est déjà organisée, devront, à défaut de passeport, être munis d'un cer-
tificat délivré par les chefs indigènes de leur lieu d'origine ou de domi-
cile.
c) Le gouvernement royal remettra au gouvernement de la République
la liste des localités libyennes ouest organisée l'administration civile ou
militaire italienne, au fur et à mesure de cette organisation.
d) A défaut de visa par l'aulorité consulaire, les sujets de l'un des deux
pays se rendant dans l'autre par voie de terre feront viser leur passeport
ou pièce d'identité par les autorités des localités frontières dont les deux
gouvernements se communiqueront respectivement la liste.
y\RT. 3. — En attendant que les hautes parties contractantes soient à
même de concilier leurs points de vue respectifs sur la question de prin-
cipe, les fujets coloniaux italiens en Tunisie seront, pendant une période
de cinq ans, justiciables des mêmes tribunaux que leurs coreligionnaires
indigènes.
Une copie des citations adressées en matière pénale aux sujets colo-
niaux italiens en Tunisie pour comparaître devantles tribunaux duChara,
de rOuraza et les tribunaux régionaux indigènes sera communiquée à
l'autorité consulaire italienne à titre de simple information.
Les sujets coloniaux italiens en Tunisie qui auront une contestation
immobilière relative à un immeuble non immatriculé pourront la porter
devant les tribunaux français, si toutes les autres parties en cause sont
personnellement justiciables de ces tribunaux.
Art. 4. — Les attributions des agents consulaires d'Italie en Tunisie, à
l'égard des sujets coloniaux italiens et celles des agents consulaires de
France en Libye à l'égard des Tunisiens, sont les mêmes que celles qui
leur sont respectivement conférées à l'égard des Italiens en Tunisie et des
Tunisiens enitaliepar la convention du 28 septembre 1896, sous la réserve
des droits appartenant en matière de succession au Chara et aux tribu-
naux rabbiniques, conformément au droit musulman et aux droit mo-
saïque.
Art". 5. — Les contestations relatives à la nationalité, notamment
lorsque, soit l'article 4 du décret royal du 6 avril 1913, soit l'article 92 du
décret beylical du 25 avril 1861, seraient opposés aux personnes qui se pré-
vaudront des articles 1 et 2 du présent accord, seront portées en Libye
devant les tribunaux royaux et en Tunisie devant les tribunaux fran-
çais.
Art. 6. — Les dispositions de la convention d'extradition du 28 sep-
tembre 1896 sont étendues à la Libye. Une procédure simplifiée sera tou-
tefois concertée entre les autorités locales pour l'arrestation des pillards
et maraudeurs qui passeraient la frontière.
Rome, le 29 mai 1914.
(L. S.) Signé : Camille Barrère.
(L. S.) Signé : A. Di San Giull\no,
Le 4 juin, M. Barrère, ambassadeur de France à Rome, et le mar-
quis di San Giuliano, ministre des Affaires étrangères d'Italie, ont
signé à la Consulta un protocole additionnel à la convention franco-
italienne du 6 juin 1904, relative à l'établissement de voies ferrées
entre Coni et Nice, Coni et Vintimille, et relative au doublement de
la voie ferrée entre Menton et Vintimille. Ce protocole modifie les
articles 7, 8 et 9 de la convention du 6 juin 190-4.
752 OUKSTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
Allemagne. — Les desseins de VAHemagne dans l'Angola. — La
Gazette de l'Allemagne du Nordd, publié, le l"juin, l'étude suivante
sur les progrès de l'influence allemande dans la colonie portugaise
de l'Angola :
Le Portugal est hors d'état de fournir l'argent nécessaire pour les grands
travaux de sa colonie de l'Angola. Tout ce qu'on y a fait jusqu'à présent
a été exécuté avec l'aide du capital étranger. La ligne de Benguela et le
port de Lobito-Bay sont une œuvre anglaise. La ligne sera maintenant
continuée jusqu'au Katanga avec le concours du capital allemand repré-
senté en première ligne par la Deutsche Bank. La voie ferrée méridio-
nale, dite de Mossamédès, a encore plus d'importance pour les intérêts
allemands. Elle traversera le territoire concédé à la Compagnie française
de Mossamédès et celui de la Soulh West Africa Compnny. Elle ne cons-
tituerait pas seulement un fort utile débouché pour les minerais d'Otavie,
elle ouvrirait à l'exploitation toute la région de l'Ohango, permettrait
d'apaiser ce pays dont l'état troublé gêne les entreprises allemandes et
donnerait accès dans les très riches districts de l'Angola méridional.
Toutes ces questions sont examinées en ce mom,ent par un syndicat
d'étude composé d'Allemands et de Portugais, et constitué avec l'aide du
capital allemand. Ce syndicat a son centre à Hambourg. Il groupe des
banques aussi importantes que la Deutsche Bank, la Disconto Gesell-
schaft, Warburg et C'^, de Hambourg, Bleichrœder, Salomon Oppeinheim,
les compagnies de navigation telles que la Hamburg America, le Nord-
deutscher Lloyd, la Wœrman.
La mission d'étude n est pas mixte, mais exclusivement allemande. Elle
est accompagnée bien entendu de commissaires du gouvernement portu-
gais. Cette mission est divisée en trois sections dont l'une est déjà rendue
à son poste et travaille. Ces sections se composent d'ingénieurs des che-
mins de fer, de géologues, d'agriculteurs, d'économistes. Elles présente-
ront chacune un rapport qui permettra de juger des possibilités de l'An-
gola. [
La construction des voies ferrées est déjà décidée. Les lignes ouvriront
à l'immigration la riche région des plateaux du Plan-Atla, qui offre de
larges domaines à l'activité de l'expansion allemande.
Il n'est pas certain encore que la voie ferrée soit d'un bon rendement,
mais des relations d'intérêt général et de sécurité nécessitent sa construc-
tion. On doit compter sur l'appui du gouvernement de l'Empire qui au
besoin accorderait à la ligne nouvelle une garantie kilométrique. Un
accord passé avec la Compagnie de Mossamédès assurera l'utilisation des
terrains situés à droite ou à gauche de la voie. Cette compagnie a reçu à
titre de concession un territoire d'une superficie égale à celle de la moi-
tié de l'Allemagne, mais ne peut en tirer parti. Le traité avec le gouver-
nement portugais expire en 1033.
Le gouvernement portugais parait avoir usé de son influence sur la
société pour qu'elle ne fasse aucune opposition aux efforts du capital
allemand. Le Portugal estime que la voie nouvelle permettra de vendre
dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain les fruits du district de
Huilla.
D'ailleurs, les personnalités intéressées dans la société de Mossamédès
se sont déjà etlorcées à Paris de faire ressortir les avantages qui résulte-
ront pour la société de la construction de la nouvelle ligne, afin de pro-
voquer une amélioration du cours des actions. Telle est la situation
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 753
actuelle de l'Angola. Pour que les capitaux qu'on y placera soient d'un
bon rapport, deux conditions sont nécessaires : il faut rompre d'abord
avec le système de douanes protectionnistes portugaises et supprimer
toutes les entraves à la libre navigation. Il faut ensuite procéder à une
colonisation méthodique des régions saines et riches du pays. Entin il
sera nécessaire d'établir dans ce pays une bonne administration. On doit
espérer qu'on est, à cette heure, en train de réaliser ces trois conditions
nécessaires pour l'établissement des Allemands dans l'Angola. Si on y
parvient, on peut croire que la colonie et les Allemands, qui ont des inté-
rêts dans cette colonie, ont un bel avenir devant eux.
Après la publication d'un tel article dans un journal aussi officieux
que la Gazette de V Allemagne du Nord^ on ne saurait douter évidem-
ment du succès des négociations anglo-allemandes en Afrique.
Autriche-Hongrie. — La discussion du budget des Affaires étran-
gères à la Délégation hongroise. — La discussion du budget des
Affaires étrangères à la Délégation hongroise, le 26 juin, a été l'oc-
casion d'un débat intéressant. Le comte Apponyi, parlant le premier,
a signalé tout d'abord les dangers économiques et politiques qui
menacent, dans son propre sein, la Triple Alliance, dont il s'est d'ail-
leurs déclaré partisan fidèle. Après lui, le comte Khuen-Hedervary,
ancien président du Conseil, qui s'est proclamé lui aussi un vieil
ami de la Triple Alliance, a combattu l'opinion suivant laquelle la
Triplice pourrait êlre remplacée par une entente plus étroite avec
la Russie. Toutefois, il est obligé de convenir que celle-ci ne consti-
tue pas un remède à tous les maux.
L'avantage de la Triple Alliance, comme de toute espèce d'alliance,
réside, a-t-il dit, en ce fait que non seulement on peut, au moment décisif,
compter sur de fidèles alliés, mais aussi que tout allié est soutenu par
les autres dans toute question primordiale, pendant toute la durée de
l'alliance.
En outre, il n'est pas permis à un allié d'agir hors de l'alliance de telle
façon qu'il puisse en résulter quelque dommage pour ses alliés.
En ce qui concerne la politique balkanique, le comte Khuen a
déclaré que l'ère de formation et de reconstitution des Etats des
Balkans n'est pas close :
La guerre, a-t-il dit, n'a pas apporté l'apaisement. Etant donné surtout
que les frontières n'ont été tracées que sur le papier, qu'elles n'ont aucune
réalité, il est nécessaire de rectifier ces frontières. La tranquillité régnera
seulement ensuite.
Le point de vue suivant lequel tous les Etats balkaniques seraient hos-
tiles à l'Autriche-IIohgrie est complètement faux. L'Autriche-Hongrie
peut, sur la base des intérêts communs, trouver des amis dans la péninsule
des Balkans.
Le souci que tel Etat ou tel autre doit avoir de ses propres intérêts, les
conduira à rechercher l'appui que la monarchie, avec ses ressources de
toute nature, peut leur olfrir.
OiT conviendra, en effet, que jouir de l'amitié austro-hongroise signilie
disposer d'un appui solide et efficace.
QuEST. DiPL. ET Col. — t. xxxvii. 43
754 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
C'est la tâche de notre diplomatie que de rechercher les fils qui con-
duisent à une telle communauté d'intérêts.
En ce qui concerne la Roumanie, l'opinion semble maintenant pré-
valoir, dans ce pays, que les relations d'alliance qui l'unissent à nous ne
constituent pas réta,t de choses le plus favorable à ses intérêts.
Si la Roumanie n'a pas foi en notre amitié, il n'est pas en notre pouvoir
de la lui communiquer.
Le comte Khuen-Hedervary a parlé enfin du discours de M. Sa-
zonof et constaté avec satisfaction que pour la première fois on a
entendu, de la bouche du ministre russe, les paroles: « Les Balkans
aux peuples balkaniques. » Ce point de vue n'existait pas autrefois.
Quant au désir exprimé par M. Sazonof de voir l'Autriche-Hongrie
prendre des mesures afin que les tendances russophobes qui se
manifestent en Galicie ne pénètrent point en territoire russe, c'est là
un souhait qui a peu l'apparence d'une immixtion dans la politique
intérieure austro-hongroise. On semble s'attendre en effet à ce que
l'Autriche-Hongrie prenne des mesures de politique intérieure de
nature à donner satisfaction à un autre Etat au point de vue de sa
propre politique intérieure. Le comte Khuen a terminé son discours
en recommandant l'adoption du budget. Enfin le ministre-président
comte Tisza, intervenant à son tour et parlant des relations de la
monarchie avec les Etats balkaniques, a dit: « Notre parole y sera
« toujours écoutée en raison de notre situation militaire. La mo-
« narchie n'a aucune aspiration territoriale, mais elle a des intérêts
« vitaux à sauvegarder. » Le ministre-président, parlant ensuite des
relations de l'Autriche-Hongrie avec les grandes puissances et la
Triplice, a déclaré :
Nous avons salué avec la plus grande joie l'amélioration des rapports
anglo-allemands et nous saluerions avec la même joie tout ce qui amè-
nerait une détente, la plus grande possible, dans les rapports franco-alle-
mands. Ton;, homme politique allemand ne peut que se réjouir si nos
rapports avec la Russie s'améliorent et si le nombre des occasions de
froissement diminue.
Le comte Tisza a terminé en constatant avec satisfaction que les
chefs écoutés de l'opposition se sont déclarés comme lui partisans
convaincus de la Triplice; celle-ci peut donc compter également dans
l'avenir sur l'appui de la nation hongroise tout entière.
Espagne. — La scission entre M. Dato et M. Maura. — La scission
entre les conservateurs mauristes et les libéraux-conservateurs de
M. Dato a été consacrée à la séance des Cortès du 5 juin, au cours de
laquelle M. Maura a expliqué son attitude en ces termes:
Le fait, a-t-il dit, que les libéraux cherchaient constamment k s'ap-
puyer sur les partis de gauche exigeait que le parti conservateur s'éloignât
de cette politique. En 1913, j'expliquais au roi que le parti libéral devait
rester au pouvoir parce que la question marocaine n'était pas réglée et
que le budget n'était pas voté. M. de Romanonès aurait alors laissé les
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 755
libéraux démocrates de M. Garcia Prieto former un cabinet. Quant au
gouvernement actuel, il s'est formé contre ma volonté. C'est un gouver-
nement privé de liberté et de ce fait incapable d'assumer des responsa-
bilités. Dans ces conditions, je veux l'ignorer. Pour moi, je suis disposé
comme toujours à agir selon ma conscience. Voilà ce que je tiens à faire
savoir.
M. Dalo, président du Conseil des ministres, a répondu qu'à la
mort de M. Sil vêla il avait été l'un des premiers à proposer pour
chef du parti conservateur M. Maura et que son attitude loyale et
fidèle lui permettait d'espérer du leader autre chose qu'un violent
discours d'opposition.
Nous avons assumé le pouvoir, a dit M. Dato, parce que nous avons
jugé que c'était le devoir du parti libéral-conservateur de le faire, la di-
vision des libéraux ne leur permettant pas de gouverner. M. Canalejas
lui-même avait signalé que le parti libéral était bien près d'avoir achevé
de jouer son rôle, conformément à son programme. De mon côté, dans
quelques conférences privées que j'eus avec M. Maura, j'avais manifesté
la même opinion. Or celui-ci, qui était disposé à former un gouvernement
en 1912, dans l'espace de quelques mois changea d'avis. Cette volte-face
difficile à expliquer n'était guère favorable au parti. C'était en somme
déclarer que les conservateurs n'étaient plus en mesure d'espérer gou-
verner. M. Maura oublie à cette occasion ce que disaient Canovas et
Silvela, lesquels voyaient dans le parti libéral-conservateur le meilleur
soutien du trône. Le pouvoir ne m'a d'ailleurs été offert qu'après M. Maura
et ensuite celui-ci s'est absenté de Madrid, échappant en ce fait aux con-
sultations qui n'auraient pas manqué de lui être demandées. Or, tous les
membres du parti, à une exception près, m'ont dit : « Vous n'avez pas à
« hésiter. Le parti conservateur doit accéder aux désirs de la couronne et
« maintenant nous avons, en dépit des grandes difficultés que traverse la
« politique espagnole, la douleur d'avoir pour ennemi implacable celui
« que nous considérions comme le représentant le plus autorisé du
« parti. »
Au milieu des applaudissements des ministériels et de presque
tous les libéraux, M, Dato a conclu : « C'est tout, M. Maura. Si vous
« jugez que les forces que vous possédez dans le parti sont supé-
« rieures à celles du gouvernement, vous nous remplacerez; mais
« tant que nous trouverons ici l'appui nécessaire pour gouverner
c( dignement, nous ne pouvons déserter notre poste et faillir à notre
ce devoir. »
Italie. — Déclarations du marquis di San Giuliano sur la politique
étrangère de l'Italie. — Le 26 mai, le marquis di San Giuliano a ré-
pondu, à la Chambre des députés, à toute une série de questions
touchant la politique orientale du royaume. Voici les principaux
passages de cet important exposé :
LE DODÉCANÈSE
La note de sir Edward Grey, du 14 décembre, prenait acte de notre
déclaration que les îles du Dodécanèse seront restituées à la Turquie à la
756 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
date et aux conditions qu'établiront l'Italie et la Turquie. La note recon-
naissait que la question intéresse en première ligne l'Italie et la Turquie,
mais définissait comme anormale la situation dérivant de notre occu-
pation du Dodécanèse. Cependant, bien que le mot « anormale » ait en
anglais une signification quelque peu différente de celle qu'il a en italien
et en français, et bien que je connusse les intentions amicales'du gouver-
nement- britannique, je n'ignorais pas que la première condition pour
conserver des rapports cordiaux avec l'Angleterre est la plus ouverte
franchise. Aussi n'ai-je pas caché à sir Edward Grey mon impression ni
les raisons pour lesquelles la phrase en question pouvait avoir pour effet
de retarder, au lieu de hâter, l'évacuation du Dodécanèse, parce que, con-
trairement aux intentions du ministre anglais, elle aurait pu déterminer
la Turquie à résister à nos justes demandes.
Les conversations cordiales que j'ai eues avec l'ambassadeur d'Angle-
terre et celles du marquis Imperiali avec sir Edward Grey m'ont confirmé
immédiatement dans la conviction que la phrase en question n'avait aucu-
nement une signification peu amicale envers l'Italie. Les faits ont d'ailleurs
répondu aux paroles loyales et amicales de sir Edward Grey.
L'ITALIE EN ASIE MINEURE
On m'a demandé si les paroles de sir Edward Grey peuvent faciliter
l'exécution complète des stipulations du traité d'Ouchy et permettre à
l'Italie d'obtenir les compensations correspondant aux dépenses et aux
sacrifices qu'elle a supportés en raison de l'inobservation de ces stipula-
tions par la Turquie.
Un premier pas important dans cette voie, probablement encore longue
et laborieuse, a été accompli grâce à l'attitude particulièrement amicale
du gouvernement britannique envers l'Italie. Dès les premiers jours de
février, sir Edward Grey nous dit que désireux de maintenir les rapports
les plus cordiaux entre l'Angleterre et l'Italie, il ne s'opposerait pas aux
concessions demandées par les capitalistes italiens dans une zone tou-
chant pourtant de très près aux intérêts anglais, naturellement sous la
réserve des droits de la Compagnie anglaise des chemins de fer de Smyrne
à Aidin.
Je suis heureux d'annoncer que l'obstacle provenant de cette réserve
se trouve supprimé et que le 19 mai, le Syndicat italien et la Compagnie
anglaise de Smyrne-Aïdin ont signé un accord définitif au sujet des che-
mins de fer italiens et anglais en Asie Mineure.
Il faut naturellement obtenir encore de la part du gouvernement otto-
man la concession de la construction et de l'exploitation de chemins de
fer desservant les ports de Macri et d'Adalia et de la construction et de
l'exploitation de ces ports eux-mêmes. Mais l'accord intervenu entre le
Syndicat italien et la Compagnie anglaise aura un effet utile, car les deux
, compagnies se sont engagées à agir auprès de la Turquie d'accord et réci-
proquement, le Syndicat italien pour obtenir les lignes en question situées
au Sud delà ligne Smyrne-Aïdin, et la Compagnie anglaise pour obtenir
d'autres lignes analogues au Nord de la ligne Smyrne-Aïdin, dans la di-
rection des chemins de fer allemands de Bagdad,
Cette convention sera bientôt communiquée officiellement aux gouver-
nements italien et anglais, qui seront invités à s'employer pour sa réali-
sation. Lesdites initiatives -visent tout particulièrement la région d'Adalia.
D'autres, analogues, visent la région de Macri, la mise en état de ce port
et le développement du réseau ferré vers l'Est et l'Ouest.
Nous avons été également sollicités d'appuyer d'autres initiatives ita-
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 757
liennes ayant pour but l'exploitation de forêts et de mines dans l'hinter-
land d'Adalia et dans le Dodécanèse. Le gouvernement ne refusera pas
cet appui, tout en s'eftorçant de coordonner les initiatives des différents
capitalistes et d'agir efficacement auprès de la Turquie afin de vaincre ses
lenteurs habituelles et peut-être des méfiances injustifiées.
Enfin, nous avons un intérêt politique et économique de premier ordre
au maintien de l'intégrité territoriale de la Turquie et à la croissante
prospérité d'une puissance qui constitue un des principes fondamentaux
et essentiels de notre politique dans la Méditerranée.
Il est superflu de dire que l'accord du 19 mai est non seulement une
nouvelle preuve de l'intimité et de la cordialité des rapports existant entre
les gouvernements italiens et anglais, mais aussi un moyen de les rendre
plus intimes encore et plus cordiaux parce qu'il a transformé en motif de
coopération et de loyale et amicale collaboration cette même question en
laquelle les interpellateurs redoutaient une éventuelle source de discorde
entre les deux nations traditionnellement unies par une sympathie
constante.
En outre, l'accord du 19 mai met, pour la première fois, l'Italie au
nombre des nations ayant en Turquie d'Asie un ensemble d'intérêts éco-
nomiques plus ou moins liés avec les autres intérêts européens et otto-
mans, ce qui constituera un lociis standi et une base concrète qui nous
permettront d'exercer notre influence politique et de coopérer plus effica-
cement, autant à l'équilibre méditerranéen, au maintien de l'intégrité
territoriale de la Turquie et à son indépendance économique qu'au progrès
et au développement de notre commerce et à l'expansion graduelle de
l'influence de la langue et du prestige de l'Italie.
l'insurrection albanaise
Le marquis de San-Giuliano a précisé ensuite la position du cabinet
de Rome dans la question albanaise et ses rapports avec le cabinet
de Vienne pour garantir le développement normal etla paix intérieure
du nouvel Etat. Le ministre a d'abord rappelé les événements récents
de l'insurrection dont il a énuméré les motifs.
L'occupation internationale de Scutari et la politique éclairée du colonel
anglais Philips sont de nature à empêcher de graves complications dans
l'Albanie septentrionale. On a déjà beaucoup fait pour résoudre les diffi-
cultés qui surgissent dans l'Albanie méridionale. Mais depuis environ
deux semaines circulaient des bruits de plus en plus inquiétants sur le
mécontentement qui régnait dans l'Albanie centrale. L'insurrection qui a
éclaté a en partie un caractère social, agraire et démocratique et aussi un
caractère d'opposition musulmane à la prédominance redoutée des mino-
rités chrétiennes. Elle a été causée également par la traditionnelle répu-
gnance des Albanais pour le payement des impôts, pour l'obligation du
service militaire et pour l'ensemble des exigences d'un Etat moderne
occidental, exigences personnifiées par le choix d'un prince européen
désiré par les musulmans plus cultivés.
Le marquis di San Giuliano, après avoir récapitulé en détail les
événements connus, a conclu ainsi :
l'accord avec L'AUTRICHE .
Les faits qui ont été exposés et la situation qui en dérive ainsi que les
•événements qui peuvent se produire ultérieurement ont fait et font l'objet
758 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
entre le comle Berchtold et moi d'un actif échange de vues inspiré par
cette confiance réciproque et cette loyauté parfaite qui ont formé toujours
forment et continueront à former à l'avenir la base solide de nos rapports,
cordiaux et intimes.
Les résultats de cet échange de vues peuvent se résumer ainsi :
10 L'Italie et l'Autriche sont maintenant, comme par le passé, d'accord
pour vouloir la consolidation de l'Etat de l'Albanie et de l'autorité du
prince; les récents événements ne peuvent pas non plus modifier les déci-
sions déjà prises au sujet de la question de TEpire; en cela également
l'Italie et l'Autriche sont fermement d'accord.
2° Les deux gouvernements feront tous leurs efforts pour éviter l'inter-
vention de l'armée en Albanie et ils veulent rappeler le plus tôt possible
les détachements de la marine débarqués à Durazzo pour pourvoir à la
sûreté du prince, de sa famille et des légations.
30 Les deux gouvernements ont déjà adhéré naturellement à la mesure
consistant à envoyer à Durazzo un détachement de troupes internationales
de Scutari, si toutes les puissances y consentent.
Le gouvernement italien a fait et continue de faire des démarches en ce
sens auprès des autres puissances.
40 Les deux gouvernements sont d'accord pour vouloir que vis-à-vis des
difficultés actuelles, et par les moyens qui seront jugés les meilleurs, la
Commission internationale de contrôle donne un efficace appui au gouver-
nement albanais, pour vaincre les difficultés de ce moment critique; d'ail-
leurs son œuvre, en dehors de sa tâche ordinaire, s'est révélée utile égale-
ment dans les derniers événements de Durazzo et dans les négociations
que, sauf l'approbation du gouvernement albanais, elle a amenées à une
heureuse issue avec les insurgés épirotes en vue d'une solution amicale de
la question de l'Epire, en substance conforme à nos vues.
3° A une observation de notre ambassadeur qu'à l'insu du gouvernement
autrichien, quelques particuliers considérés comme austrophiles ont pu
peut-être avoir participé aux récents événements, le comte Berchtold a
répondu que si quelques Albanais, qui passent pour austrophiles, ont con-
couru à l'œuvre de préparation de la rébellion de Durazzo, ils n'étaient
aucunement inspirés ou dirigés par le gouvernement autrichien qui, par
contre, n'a aucune intention de s'immiscer dans les affaires intérieures
albanaises, conformément aux accords pris avec le gouvernement italien.
Nous aussi, continue le marquis di San Giuliano, nous en ferons autant
et il est certain que c'est une grande erreur, surtout dans des pays comme
l'Albanie et l'Ethiopie, pour une puissance quelconque, d'avoir l'appa-
rence d'identifier sa propre influence et ses intérêts avec une personnalité
locale quelconque dans des pays qui, au moins pendant quelque temps
encore, ne peuvent pas espérer être dans des conditions d'équilibre stable;
la pensée, la volonté, les intérêts, le pouvoir et la fortune des chefs et des
partisans changent facilement : l'ami d'aujourd'hui est l'adversaire de
demain, l'homme aujourd'hui au pouvoir, demain est en prison ou exilé,
sauf à revenir après-demain en honneur et à retoml^er de nouveau.
Nous devons garder avec tous les hommes influents de l'Albanie des
rapports amicaux, mais nous devons fonder notre influence sur la con-
fiance que doit inspirer à la nation albanaise notre politique exempte
d'ambitions t(-rritoriales et ayant pour but de consolider l'indépendance de
l'Albanie, d'en développer la prospérité économique et Je participer tou-
jours d'avantage par notre commerce et nos œuvres fécondes à sa civili-
sation et aux progrès de la paix.
renseignements politiques 759
l'Équilibre sur l'adriatique
En Albanie, malgré nos efforts pour les éviter, de graves événements
peuvent surgir et être tels qu'ils aient une répercussion sur toute la posi-
tion de la péninsule balkanique, dont l'équilibre est d'un intérêt vital pour
nous. L'équilibre de l'Adriatique ne doit en aucun cas être modifié à notre
détriment et au profit d'aucune autre puissance, grande ou petite.
Sans engager le pays dans de dangereuses aventures, nous voulons
maintenir intacts nos intérêts et notre dignité, persévérer dans la politique
dirigée, en plein accord, avec nos alliés pour conserver cet équilibre.
Nous avons confiance que la coopération de toutes les grandes puissances
inspirées comme elles le sont par des buts noblement pacifiques, facilitera
la tâche de l'Italie et de l'Autriche en Albanie, laquelle est le facteur
essentiel de l'équilibre de l'Adriatique.
L'Italie, dans ces dernières années, a assuré, grâce à l'entreprise de la
Libye, sa position dans la Méditerranée centrale; elle s'efforce de l'assurer
dans la Méditerranée orientale, elle la maintiendra fermement et inébran-
lablement dans l'Adriatique. Il est bon qu'à l'étranger tout le monde
sache que dans son action vers ce but essentiel à l'avenir de la patrie, le
gouvernement italien, quel qu'il soit, aura maintenant et toujours l'una-
nime appui du Parlement.
Ces déclarations du ministre des Affaires étrangères ont été fré-
quemment applaudies.
II. — ASIE.
Chine. — Le Conseil de la République. — Le président dictateur
Youan Chi Kaï vient de constituer le Conseil de la République qui
doit provisoirement tenir lieu de Parlement et qui, lorsque les
Chambres auront été appelées, si tant est qu'elles le soient jamais,
rendront les pouvoirs du Parlement absolument illusoires. Voici,
d'après l'agence d'Extrême-Orient, quelles seront les attributions de
ce nouveau Conseil :
Le Conseil de la République est, d'ores et déjà, constitué.
Pour en faire partie, il est nécessaire de répondre à l'une des cinq con-
ditions suivantes :
1° Avoir accompli une action d'éclat (faits d'armes ou action héroïque
quelconque) ayant valu à son auteur des honneurs spéciaux;
2° Etre un spécialiste réputé en matière de politique générale ou con-
naître à fond les sciences politiques et le droit international ;
3» Avoir une grande expérience administrative;
40 S'être signalé par la publication d'ouvrages remarquables traitant de
la politique, de la philosophie, des sciences économiques ou autres;
5° Occuper une haute situation dans le commerce ou l'industrie.
La'mis^ion du Conseil de la République consistera à étudier toutes les
questions qui lui seront soumises par le président Youan Chi Kaï et à
émettre un avis sur ces questions. D'une manière générale, toutes les
760 QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
affaires intéressant l'Eiai, telles que traités avec les puissances étrangères,
projets concernant l'amélioration du commerce et de l'industrie, réorgani-
sation de l'instruction publique et des finances, etc., seront examinées par
lui. Mais son rôle sera strictement consultatif.
Le nombre de ses membres sera au minimum de 40 et au maximum de
80.
Le président de la nouvelle Assemblée ainsi d'ailleurs que tous les
membres, sans aucune exception, sont désignés par le chef de l'Etat.
— L'accord anglo-ckinois dans le Tibet. — On annonce que
l'accord récemment conclu à Simla entre les représentants du gou-
vernement anglais, du gouvernement de l'Inde et du gouvernement
chinois va être soumis au gouvernement russe. Pendant longtemps,
les rapports entre le gouvernement de l'Inde et le dalaï-iama sont
restés assez mal définis. Malgré la situation prépondérante que lui
avait donnée en 1904 l'expédition du colonel Younghusband,
l'Angleterre consentit longtemps à laisser le pays absolument indé-
pendant sous la lointaine et vague suzeraineté de la Chine. Il est
vrai que par un traité antérieurement signé, le dalaï-lama avait pris
certains engagements d'un caractère strict, comportant notamment
de ne céder à bail aucune portion de son territoire, de ne donner
aucune concession de mines, de chemins de fer ou exploitations
quelconques, de ne mettre en gage aucune partie de ses revenus
sans le consentement de l'Angleterre. C'était, si l'on veut, un pro-
tectorat économique, mais en aucune façon un protectorat politique.
Par l'accord conclu en 1907 avec la Russie, l'Angleterre s'engageait
d'ailleurs à ne maintenir dans le pays aucun représentant. La Russie
prenait de son côté un engagement similaire.
On sail qu'en 1911, profitant de la révolution chinoise, les libé-
tains expulsèrent la garnison chinoise que le gouvernement de Pékin
maintenait à Lhassa, mais lorsqu'en 19121e gouvernement chinois,
jugeant les circonstances plus favorables, décida d'envoyer une
armée au Tibet pour y rétablir sa suzeraineté, le gouvernement
anglais, par l'intermédiaire de son ministre à Pékin, lui fît savoir
qu'il ne saurait permettre à l'expédition qui se dirigeait bur la capi-
tale du Tibet de continuer sa route
La note réclamait en outre la conclusion d'un nouvel accord avec
la Chine, le gouvernement anglais ne pouvant reconnaître la Répu-
blique chinoise qu'après la conclusion de cet accord. Naturellement,
le gouvernement russe a été tenu par le gouvernenrient anglais au
courant des négociations, mais l'accord final ne peut être signé sans
son assentiment.
Il est vraisemblable que les deux gouvernements vont examiner
de nouveau la question de savoir s'il ne conviendrait point de modi-
fier la clause de l'accord de 1!)07 relatif à l'engagement pris par lun
et l'autre de ne pas envoyer de représentant à Lhassa. L'événement
a en effet montré que cette absence de représentant n'était pas sans
inconvénient.
RENSEIGNEMENTS POLITIQUES 761
III. — AMERIQUE.
Mexique. — La Conférence de Niagara Falls. — Les négociations
de Niagara FalJs ne font que peu de progrès. L'altitude conciliante
du président Huerta avait tout d'abord donné l'espoir qu'on arrive-
rait assez rapidement à s'entendre. Un communiqué officiel de
Mexico, avait, en effet, annoncé que le général Huerta prenait des
dispositions en vue d'un congé de six semaines que le Congrès lui
accorderait à partir du 1" juin par raison de santé; le géngral
Huerta, disait-on, était décidé à s'embarquer pour l'Europe et l'on
estimait que l'annonce de ce départ était l'indication d'une retraite
définitive. Mais l'intransigeance des constitutionalistes, qui repous-
sent toute solution pacifique, a tout gâté; et de leur côté les Etats-
Unis, en continuant malgré l'armistice à approvisionner d'armes et
de munitions les constitutionalistes, ont naturellement exaspéré les
huertistes qui, un moment, ont voulu rompre les pourparlers de paix.
On espère toujours, néanmoins, que la Conférence de Niagara Falls
viendra à bout de sa tâche laborieuse.
Canada. — La catastrovhe de /' « Empress-of-Ireland ». — Une
terrible catastrophe maritime s'est produite le 29 mai, vers deux
heures et demie du matin, dans les eaux canadiennes : le navire
anglais Empress-of-Ireland, de la Compagnie Canadian Pacific,
allant à Liverpool, a été abordé et éventré par le charbonnier
suédois Storstad à 30 milles de Father-Point, à l'embouchure du
Saint-Laurent. UEmpress-of-lreland coula en dix-neuf minutes^ de
telle sorte qu'il ne fut possible d'utiliser que quelques bateaux de
sauvetage. H y avait à bord 1.367 passagers et hommes d'équipage ;
433 seulement ont pu être sauvés.
NOMINATIONS OFFICIELLES
UIIVISTÈRE DES AFFAIRES ÉTItAiXGÈRES
M. Ph. Berthelot, ministre plénipot., est chargé de la sous-direction d'Europe ;
M. Goût, ministre plénipot., est nommé sous-directeur d'Asie;
M. de Peretti de la Rocca, conseiller d'ambassade, est nommé sous-directeùr
d'Afrique ;
M. Taigny, conseiller d'ambassade, est nommé représentant de la République à la
commission de contrôle des finances helléniques ;
M. Ferrand, consul général, est chargé du consulat de la Nouvelle-Orléans ;
M. Japy, secrétaire d'ambassade de 2« cl., est placé à la Havane ;
M. Mouille est chargé du vice-consulat d'Alexandrette ;
M. du Courthial, vice-consul, est nommé à Porto-Rico ;
M. Langlois est chargé du vice-consulat de Larache ;
M. d'Angélis est nommé secrétaire archiviste de la légation d'Athènes ;
M. Deschars, consul de 2« cl., est nommé attaché commercial dans les pays ger-
maniques ;
M. André (Marius), vice-consul, est chargé d'une mission commerciale en
Espagne ;
M. Brillouin, vice- consul, est nommé à Santiago-de-Cuba ;
M. Déjardin, vice-consul, est placé à Mannheim ;
M. Marcus est chargé de la chancellerie de Sydney ;
M. Destrées est chargé du vice-consulat de Mendoza ;
M. Lecureuil est nommé secrétaire archiviste à Vienne ;
M. de Guljernatis est nommé secrétaire archiviste à l'ambassade de Madrid ;
M. Méric de Bellefon, chancelier, est mis à la disposition du résident général au
Maroc ;
M. Pollio, chancelier, est nommé à Valparaiso ;
M. I>a Combe, chancelier, est nommé à Newcastle ;
M. Sol, chancelier, est nommé à Genève ;
M. Clausse est nommé conseiller d'ambassade à Washington ;
M. Prévost est nommé secrétaire d'ambassade de !''• classe à La Haye ;
M. Pérou, chancelier, est nommé à Smj'rne ;
M. Moraud, chancelier, est nommé au consulat du Caire ;
M. Lachèze, chancelier, est nommé à Casablanca ;
M. Cambon (Henri), secrétaire d'ambassade de l''» classe, est placé à Belgrade ;
M. de Rofeien est nommé attaché d'ambassade à Saint-PéterslDourg ;
M. Dubouays de la Bégassièi-e est chargé des fonctions de secrétaire de l''^ cl. à
Tokyo.
HIIKISTÈRE DE LA GUERRE
Troupes métropolitaines.
CAVALERIE
Afrique Occidentale- — M. le capit. Boeswilhvald est désig. pour com-
mander les troupes montées de la région de Tombouctou.
Troupes coloniales.
INFANTERIE
Indochine. — MM. le lient, de rés. Faucillers et le sous-lieu, de rés. Faivre
du Bouvot de Chauvisey sont désig. pour accomplir un stage de deux ans en Indo-
chiné.
Annam-Tonkin. — M. le lieu/. Laval est désig. pour le Tonkin.
ARTILLERIE
Officiers d'adminislration .
Afrique Occidentale. — MM. les offic. d'administ. de 2^ cl. Le Fur et de
3° cl. Dégoutte sont désig. pour le chemin de fer de la Côte-d'lvoire.
BIBLIOGRAPHIE — LIVRES ET REVUES
Syrie, Tripolitaine, Albanie, par André Dubosq.
Un vol. in-16, avec deux cartes hors texte. Paris, Félix Alcan, éditeur.
Dans ce volume, notre collaborateur, M. André Dubosq, dont les lec-
teurs des Questions ont pu souvent apprécier l'esprit de critique et la
sûreté de documentation, réunit une série d'études dont il a recueilli les
éléments sur place, au cours de ses récents voyages en Syrie, en Tripoli-
taine et en Albanie. Il expose d'abord l'œuvre française accomplie en
Syrie et en Palestine par nos écoles confessionnelles et la Mission laïque,
et mbntre très justement que si les deux enseignements, confessionnel et
laïque, peuvent coexister dans le Levant, il importe toutefois que la
Mission laïque évite d'ouvrir des écoles dans les villes où, comme à Bey-
routh, les positions des catholiques et des protestants sont trop solide-
ment établies, sinon elle risquerait de se discréditer par ses échecs aux
yeux des indigènes et de compromettre le but poursuivi. M. Dubosq exa-
mine ensuite, à propos de la Tripolitaine, la question des rapports tuniso-
tripolitains si importante pour notre protectorat nord-africain; enfin il
termine par un résumé très vivant de la question albanaise. On voit par
là de quel intérêt actuel et français est le nouveau livre de M. André
Dubosq, dont nous ne saurions trop recommander la lecture.
Petit Manuel du Paludisme à l'usage des Ecoles primaires de
l'Afrique du Nord par le D'' L. M. Parrot, médecin colonial de l'Uni-
versité de Paris. Préface de M. Astier, inspecteur primaire. Vigot
frères, éditeurs, Paris.
Il semble que le printemps (avril-juin) convienne mieux que toute autre
saison à l'étude de ce livre, parce que dans ce trimestre commencent à
paraître et à se multiplier les moustiques, cause de transmission de la
fièvre paludéenne. Les leçons du D'' Parrot contribueront utilement à con-
vaincre les générations nouvelles qu'il est de leur intérêt bien entendu
d'être des « antipaludistes militants ». Il faut souhaiter à cet ouvrage le
succès qu'il mérite, son introduction dans toutes les écoles, et par
l'école, son accès dans toutes les familles.
L'Annuaire Colonial, édition 1914 (27^ année), ouvrage unique en son
genre, contient des notices sur toutes les possessions françaises,
Algérie, Tunisie et Maroc compris, donnant les renseignements les
plus complets aux points de vue commercial, industriel et agricole.
Ouvrages déposés au bureau de la Bévue.
A travers la Révolution chinoise, par Fernand Farjenel. Un vol. in-16. Librairie
Plon-Nourrit et C'e, Paris.
Le Devoir militaire, par le lieutenant Lassence. Un vol. petit in-8°. Berger-LevrauU,
éditeurs, Paris.
La Guerre de partisans contre Napoléon. Carnet de campagne d'un oflicier prus-
sien (1813-1814i, par le capitaine von Colomb. Traduction française du comman-
dant breveté Mixart. Un vol. in-12. Berger-Levrault, éditeurs. Paris.
Répertoire alphabétique des termes unlilaires allemands, traduits et accompagnés
dé notices explicatives sur rorganisation de l'armée et de la manne de rFmpire
allemand, par M. Rov. 3"= édition, augmentée et mi.se à jour par le capitaine
A. BouRGEOLS. Un vol. in-12. Berger-LevrauU, éditeurs. Paris.
La question albanaise.
Lb Tokc a l'Europe : « Puisque vous n'en pouvez rien
tirer, Madame, passez moi donc le fouet ! »
Punch (Londres).
.Ct--^-^;-»
Haïti et ses créanciers.
Haïti, se cramponnant à
la doctrine de. Monroë : « Au
secours ! »
Star (Saint-Louis U, S. A.).
Les suffragettes.
L'oratrice : « Les hommes
commencent à avoir peur de
nous ! »
Pasquino (l'urin).
"7^ -i'. H,
Le plus heureux des deux
Essad, le brigand,... ou Guillaume, le roi des brigands?
Kikeriki (Vienne).
Guillaume de Wied, le Colosse de Durazzo.
Kikeriki (Vienne).
L'Albanie et ses voisins.
Le dernier acte de la tragédie ballcanique.
Der Wahre Jacob (Stuttgart).
A Durazzo.
Le marin Italien :
« N'ayez pas peur,
sire; si ça chauffe
trop, je vous em-
barque avec votre
trône I «
.luf/end (Munich).
Le prestidigitateur
AsQuiTH : « Messieurs
et Mesdames, je mets
ce papier (le horne mie
hill dans ce chapeau (la
Chambre des Lords)
et tout à l'heure je
vous montrerai quelque
chose d'étonnant (l'a-
niending hill).
Une vois : « Vous
l'avez dans votre man-
che! »
AsQUiTH : « Hélas,
non!... Je le voudrais
])ien ! »
Punch (Londres).
Les l-.TATs-tNis a
HuERTA : « Fais ton
chois ! »
The .<4«îe;-Jca« (Baltimore),
TABLE DES MATIÈRES DU TOME TRENTE-SEPTIÈME
1" JANVIER — 16 JUIN 1914
LIVRAISON DU l*"- JANVIER 1914
Les démonstrations diplomatiques de rAugleterre et de l'Italie, par le commandant
DE ThoMASSON 5
L'unionisme ulstérien contre le Home rule, par Y. -M. Goblet 12
La nouvelle loi militaire belge et ses conséquences en cas de guerre franco-alle-
mande, par Landrecies 23
Le foyer de ia l'ace turque : le plateau anatolien, par A. de Rochebrtjne 35
Les Affaires d'Orient 44
Renseignements politiques 57
Nominations officielles 61
Bibliographie. — Livres et Revues 64
La Caricature à l'Etranger 62
LIVRAISON DU 16 JANVIER 1914
Le recrutement des équipages de la flotte et de l'armée coloniale, par André Dus-
sauge . 65
La situation politique et économique du Portugal. Le cabinet Affonso Costa, par An-
gel Marvaud , 78
Le canal de Panama et l'impérialisme américain, par A. de Tarlé 88
Les Affaires d'Orient 105
Renseignements politiques 113
Nominations officielles 126
Bibliographie. — Livres et Revues 127
La Caricature à l'Etranger 124
Cartes et gravures : Carie des distances des ports de l'Europe auo: ports du
Pacifique et de V Australie 92
LIVRAISON DU !'■• FÉVRIER 1914
Appréhensions en Orient; péril en Allemagne, par le commandant de Thomasson. 129
Les Etats-Unis et l'Amérique latine, par Henri Lorin 140
La situation de l'Afrique Occidentale Française, par Edouard Payen 152
Routes et chemins de fer au Maroc, par Armatte 160
Les Affaires d'Orient 173
Renseignements politiques 180
Renseignements économiques 187
Nominations officielles 190
Bibliographie. — Livres et Revues 192
La Caricature à l'Etranger 1 88
Cartes et gravures : Les chemins de fer au Maroc 164
LIVRAISON DU 16 FÉVRIER 1914
La presse française et l'alliance russe, par le commandant de Thomasson 193
Une revanche de l'Islam, par Max Montbel 205
M. Giolitti, par A. B 214
Les bases navales dans la Méditerranée orientale, par le commandant Poidloue. . . 222
TABLE DES MATIÈRES DU TOME TRENTE-SEPTIÈME 767
Les nouvelles formations de l'armée ottomane, par E. N 227
Les Affaires d'Orient 232
Renseignements politiques 238
Renseignements économiques 231
Nominations oflScielles 254
Bibliographie. — Livres et Revues 2oo
La Caricature à l'Etranger 232
LIVRAISON DU !«>• MARS 1914
Les négociations fianco-allemandes, par le commandant de Thomasson 237
La Hongrie dans la politique extérieure austro-hongroise, par Y-M. Goblet 261
Le développement des voies ferrées eu Russie, par Albert Sauzède 272
L'union sud-africaine, par E. de Remy 282
Un projet de réorganisation de l'armée coloniale, par André Dussauoe 290
L'enseignement français en Egypte, par R. Tisler 301
Les Affaires d'Orient 303
Renseignements politiques 311
Nominations officielles 317
Bibliographie. — Livres et Revues 320
La Caricature à l'Etranger 318
Cartes et gravures : Le développement des voies ferrées en Russie 276
LIVRAISON DU 16 MARS 1914
Les grandes agences télégraphiques d'informations, par Angel Marvaud 321
M. W. Churchill et la politique navale anglaise, par A. de Tarlé 331
Le tunnel sous la Manciie, par le commandant Poidloue 342
Les puissances coloniales devant l'Islam; par Max Montbel 348
Les Affaires d'Orient 363
Renseignements politiques 369
Nominations officielles 382
Bibliographie. — Livres et Revues 384
La Caricature à l'Etranger 380
LIVRAISON DU 1er AVRIL 1914
Faiblesses françaises et faiblesses étrangères, par le commandant de Thomasson 383
M. W. Churchill et la politique navale anglaise, par A. de Taelé 390
L'organisation du Comité « Union et Progrès d, par A. de RocnEBRUSE 400
La côte orientale d'Afrique de Durban à Mombassa, par le D" Laurent Moreau. . . 406
L'Albanie autonome et l'Europe, par Gabriel Louis-Jaray 415
Les Affaires d'Orient , 427
Renseignements politiques 435
Nominations officielles 445
Bibliographie. — Livres et Revues 448
La Caricature à l'Etranger 446
LIVRAISON DU 16 AVRIL 1914
La répercussion de la politique intérieure sur les relations internationales, par le com-
mandant DE TlIOMASSON 449
La commune annamite et les événements de 1913, par André Dussauge 454
La côte orientale d'Afrique de Durban à Mouibassa (fin), par le D'" Laurent Mo-
reau 472
Les tendances politiques de la Suède, par Pol Kovnike 481
Les Affaires d'Orient 190
Renseignements politiques 496
Nominations officielles 510
Bibliographie. — Livres et Revues ; , 512
La Caricature à l'Etranger 308
768
QUESTIONS DIPLOMATIQUES ET COLONIALES
LIVRAISON DU 1" MAI 1914
Alliance ou eutenle: paix ou équilibre, par le commaudant de Thomasson 513
Les chemius de fer fi-au(.'ais dans la Turquie d'x\sie, par G. Saint-Yves 518
La situation politique en Espagne, par Angel Marvaud 533
La Tunisie et les Tripolitains, par Edouard Payen 540
Le rôle des forces navales anglo-françaises dans la Méditerranée, par le commandant
PoiDLOUE 546
Les Affaires d'Orient 557
Renseignements politiques = 562
Nominations officielles 574
Bibliographie. — Livres et Revues 575
La Caricature à l'Etranger 372
Cartes et gravures : Les chemins de fer d'Asie Mineure. 524
LIVRAISON DU 16 MAI 1914
Les Etats-Unis et le Mexique, par A. de Tarlé 577
L'apparente instabilité politique du Japon, par Edmond Rottach 590
Le nouveau ministère italien, par Ernest Lémonon 599
La Turquie après la guerre, par Tsabigradski. . . 610
Les Affaires d'Orient 620
Renseignements politiques 624
Nominations officiel les 637
Bibliographie. — Livres et Revues 640
La Caricature à l'Etranger 638
Cartes et gravures : Carte du Mexique 580
LIVRAISON DU 1" JUIN 1914
Les chicanes allemandes et l'imbroglio albanais, par le commandant de Thomasson. 641
Nos marches sahariennes, par Max Montbel 647
Les ressources économiques et les chemins de fer de la Chine, par Albert Sauzède. 659
La nouvelle loi militaire ottomane, par E. N 669
L'occupation de la région de Taza, par Armatte 677
Les Affaires d'Orient 683
Renseignements politiques 689
Nominations officielles 702
Bibliographie. — Livres et Revues 703
La Caricature à l'Etranger 700
Cartes et gravures : Carte du Sahara oriental 648
Carie de la région de Taza 679
LIVRAISON DU 16 JUIN 1914
La question des Nouvelles-Hébrides, par Robert de Caix 705
Le Home rule pour l'Irlande, par Y. -M. Goblet 716
Nos marches sahariennes, par Max Montbel 723
La pacification de la région de Taza, par Armatte -. . . 738
Les Affaires d'Orient 746
Renseignements politiques 749
Nominations officielles 762
Bibliographie. — Livres et Revues. 763
Table des matières du tome XXXVII 766
La Caricature à l'Etranger 764
Cartes et gravures : Carte des Philippines et de la Nouvelle-Calédonie 707
Carte du Sahara oriental 728
Carte de la région de Taza 741
L' Administrateur- Gérant : P. Campain.
PARIS. — IMPRIMERIE LEVÉ, RUB CA89KTTE, 17.
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