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Full text of "Questions diplomatiques et coloniales"

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QUESTIONS 


I  DIPLOMATIOIIES  ET  COLONIALES 

REVUE  DE  POLITIQUE  EXTÉRIEURE 

PARAISSANT    LE    1er    ET    LE    16    DE    CHAQUE    MOLS 


Directeur  :  Commandant  de  THOMASSON, 

Ancien  attaché  militaire  de  France. 


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DIX-HIUITIÈME    ANNÉE.    —    1914 
TOME  XXXVII    Janvier-Juin) 


PARIS 

RÉDACTION    ET    ADMINISTRATION 

19-21,    RUE    CASSETTE 

1914 


^ 


t  '  37 


QUESTIONS 
DIPLOMATIQUES  ET  COLOMALES 


LES  DÉMONSTRATIONS  DIPLOMATIQUES 
DE    L'ANGLETERRE   ET  DE  L'ITALIE 


Les  deux  événements  diplomatiques  de  la  quinzaine  ont  été  la 
note  de  sir  Edward  Grey  aux  puissances  et  le  discours  du  mar- 
quis de  San  Giuliano  à  la  Chambre  italienne  en  réponse  aux 
interpellations  de  J\IM.  Barzilaïet  Bissolati.  L'étude  de  ces  deux 
documents,  oii  sont  traités  tous  les  sujets  préoccupants  de 
l'heure  actuelle,  permet  de  tâter  le  pouls  à  l'Europe. 

A  vrai  dire  le  texte  authentique  et  complet  de  la  note  de  sir 
Edward  Grey  n'a  pas  été  publié;  on  n'en  connaît  le  contenu 
que  par  ime  divulgation  que  le  Times  reproche  assez  aigrement 
à  la  presse  française,  ou  plutôt  à  ceux  qui  l'ont  informée.  Il 
est  certain  que  les  journaux  anglais  donnent  eux-mêmes 
l'exemple  de  la  plus  parfaite  réserve,  notamment  en  ce  qui 
concerne  ces  importantes  négociations  anglo-allemandes  rela- 
tives à  l'Afrique,  que  l'on  dit  aujourd'hui  terminées,  mais  sur 
lesquelles  le  silence  continue  à  planer.  Mais,  que  ce  soit  un 
bien  ou  un  mal,  nous  savons  aujourd'hui  ce  que  renferment  les 
dix  paragraphes  où  la  diplomatie  britannique  expose  à  l'Eu- 
rope ses  desiderata  sur  la  double  question  de  l'Albanie  et  des  îles 
égéennes. 

Pour  elle  ces  deux  affaires  doivent  être  liées  :  c'est  ce  que 
nous  avons  toujours  soutenu  ici.  Nous  avons  seulement  déploré 
que  la  Triple  Entente  ait  méconnu  les  vrais  intérêts  de  la  Grèce 
en  demandant  pour  elle  trop  dans  la  mer  Egée  et  trop  peu  en 
Epire;  mais  l'heure  n'est  plus  aux  récriminations.  Sir  Edward 
(irey  commence  par  proposer  qu'on  laisse  aux  Grecs  un  mois 
plein  pour  évacuer  l'Albanie,  à  partir  du  moment  où  la  fron- 
tière méridionale  sera  hxée  par  les  puissances.  C'est  rester 
dans  l'esprit  de  la  Conférence  de  Londres  et  réprouver  l'extra- 


C  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

ordinaire  iiUimatiim  que  l'Autriche  et  l'Italie  avaient  adressé 
le  30  octobre  à  la  llrèce  pour  l'inviter  à  retirer  ses  troupes  de 
tous  les  territoires  contestés  à  la  date  fatidique  du  31  décembre. 
Cette  fameuse  frontière  de  l'xVlbanie  méridionale  est  d'ailleurs 
à  peu  près  arrêtée,  aujourd'hui  que  l'Europe  sesl  rangée  à  ce 
qu'avait  suitgéré  l'Angleterre.  La  commission  de  délimitation 
a  été  invitée  à  cesser  ses  infructueuses  recherches  ethniques  et 
à  prendre  une  cote  mal  taillée  en  sinspirant  de  considérations 
géographiques.  Dès  lors,  il  était  à  prévoir  qu'on  chercherait  à 
relier  par  la  ligne  la  plus  courte,  à  travers  le  territoire  con- 
testé, les  points  extrêmes  des  deux  tracés,  partant  l'un  du  lac 
d'Ochrida,  l'autre  de  l'Adriatique,  que  la  Conférence  de  Londres 
avait  déterminés  ne  varietiir  (1).  Le  territoire  contesté  se  trouve 
ainsi  coupé  en  deux  parties  à  peu  près  égales,  et  la  Grèce  perd 
déhnitivement  les  districts  pourtant  helléniques  d'Argyrokas- 
tro,  de  Premeti,  de  Liaskovik  et  d'Herseg.  Sir  Edward  Grey 
est  d'avis  de  lui  accorder  une  compensation  dans  la  mer  Egée. 
A  l'exception  d'imbros  et  de  Ténédos,  qui  commandent  les 
Dardanelles,  elle  conserverait  les  autres  îles  qu'elle  occupe  ac- 
tuellement, c'est-à-dire  Thasos,  Samothrace,  Lemnos,  Mity- 
lène,  Chio  et  Samos.  Nous  avons  déjà  dit  les  objections  que 
soulève  cette  attribution  des  grandes  iles  voisines  de  la  côte 
d'Asie,  nous  n'y  reviendrons  pas. 

La  dernière  partie  de  la  note  anglaise  est  peut-être  la  plus 
importante.  Sir  Edward  Grey  se  décide  enlin  à  demander  nette- 
ment l'évacuation  du  Dodécanèse  parles  Italiens.  Il  estime  sans 
doute  que  la  plaisanterie  du  traité  de  Lausanne  «  non  encore 
exécuté  par  la  Turquie  »  a  suffisamment  duré  :  la  Turquie  a 
en  effet  désavoué  et  placé  «  hors  cadres  »  ceux  de  ses  officiers, 
en  bien  petit  nombre,  qui  sont  encore  en  Tripolitaine.  Sir  Ed. 
Grey  rappelle  donc  les  engagements  catégoriques  pris  par  le 
gouvernement  italien  ;  mais  en  même  temps,  dans  un  désir 
évident  de  conciliation,  il  insinue  que  le  Dodécanèse  une  fois 
rendu  aux  Turcs  devrait  recevoir  une  forme  de  gouvernement 
autonome.  Le  7V/«e.v  souligne  l'importance  de  cette  suggestion  : 
elle  peut,  dit-il,  conduire  à  un  compromis  acceptable,  non  seu- 
lement pour  la  Turquie  et  l'Italie,  mais  pour  toutes  les  puis- 
sances méditerranéennes.  «  On  ne  saurait  considérer  comme 
«  nul  et  non  avenu  tout  le  travail  de  réorganisation  accompli 
«  à  lUîodcs  et  dans  les  îles  voisines  pendant  le  séjour  des 
«  troupes  italiennes:  il  faut  donc  envisager  une  solulion  qui 
(I   ne   blesse  pas    les  susce[)libilités   de    l'Italie.  »    Ce   laugage 

(1)  Voir  notre  lai'tc  de  l'Alhaniu  iJuns  la  livraison  du  16  novembre. 


LliS  DÉMONSTRATIONS  DIPLOMATIQUES  DE  L  ANGLETERRE  ET  DE  L  ITALIE         7 

quelque  peu  sibyllin  semble  signifier  que  l'Angleterre  vise  sur- 
tout le  départ  des  soldats  et  des  marins  italiens,  mais  qu'elle 
s'accommoderait  des  «  compensations  »  que  réclame  la  presse 
italienne  :  gendarmerie  ottomane  encadrée  par  des  officiers  ita- 
liens, autorités  locales  assistées  de  conseillers  italiens.  Le  mar- 
quis Imperiali,  ambassadeur  d'Italie  à  Londres,  en  aurait  en- 
tretenu le  Foreign  Office.  Pour  l'Angleterre,  le  jour  où  Rhodes 
et  Stampalia  ne  pourraient  plus  devenir  des  bases  navales  étran- 
gères sur  la  route  des  Indes,  tout  serait  dit. 

Ouoiqu'en  France  nous  ne  voyions  pas  tout  à  fait  la  ques- 
tion du  Dodécanèse  sous  le  même  angle  que  nos  voisins  d'outre- 
Manche,  les  propositions  anglaises  auront  notre  appui  et  celui 
des  Russes.  Mais  dans  le  camp  de  la  Triple  Alliance,  la  ré- 
ponse, qu'on  ne  se  presse  d'ailleurs  pas  de  donner,  reste  fort 
douteuse.  Le  délai  imparti  aux  troupes  grecques  d'Epire  ne 
souffrira  pas  de  difficulté;  mais  il  n'est  pas  du  tout  certain  que 
rAllemagne  laisse  amputer  la  Turquie  de  Chio  et  de  Mitylène, 
et  au  sujet  du  Dodécanèse  ITtalie  ne  s'engagera  probablement 
à  rieu,  à  moins  que  le  marquis  Imperiali  n'ait  obtenu  à  Londres 
les  assurances  nécessaires.  En  tout  cas,  ce  qu'on  sait  déjà  très 
bien,  c'est  que  la  réponse  de  la  Triple  Alliance  sera  collectwe, 
et  c'est  ce  que  le  Times,  interprète  du  Foreign  Office,  trouve 
profondément  regrettable  :  «  Ce  qui  a  sauvé  jusqu'à  présent 
<■<■  la  paix  européenne,  c'est  que  chaque  puissance  a  fait  preuve 
«  d'un  esprit  européen.  11  y  a  malheureusement  des  raisons 
«  de  croire  que  cet  esprit  européen  est  en  décroissance,  qu'on 
«  va  vouloir  opposer  les  solutions  de  la  Triple  Alliance  à  celle 
<c  de  la  Triple  Entente.  Le  concert  sera  impossible  si  chacun 
«  prétend  jouer  son  jeu  et  si,  dans  les  deux  groupements,  on 
«  se  croit  dans  l'obligation  d'épouser  les  opinions  des  alliés  et 
«  amis.  »  Est-il  possible  de  s'abuser  davantage  sur  la  signi- 
fication des  événements  diplomatiques  qui  se  sont  déroulés 
depuis  un  an  !  Nous  touchons  ici  le  tuf  de  l'erreur  britannique. 
La  vérité  est  que,  depuis  le  commencement  de  la  crise,  les 
trois  puissances  de  l'Europe  centrale  marchent  la  main  dans 
la  main;  que  l'Allemagne,  quoique  moins  directement  inté- 
ressée aux  affaires  balkaniques,  répond  dans  tous  les  cas  graves, 
alors  même  que  ses  alliés  ne  lui  semblent  pas  dans  la  bonne 
voie  :  Unbedingte  Biuides/rcue  (1  )!  Et  que  la  Triple  Entente 
est  obligée  de  céder  toujours  du  terrain,  parce  qu'elle  ignore 
totalement  la  cohésion,  grâce  aux  belles   idées  sur  le  patrio- 

(1)   ((  Fidélilé    sans  restriction   à  l'alliance  1   >j  Paroles  prononcées  par  i'c'mpereur 
allemand. 


8  QUbSTIONS    DIPLOMATIQUKS    ET    COLONIALES 

tisnic  européen  et  à  tous  les  sopiiismes  qui  en  découlent!  Tant 
({ii'il  en  sera  ainsi,  il  n'y  a  pas  à  espérer  un  avantage  sur  le 
terrain  diplomatique.  Les  Anglais  en  particulier  ont  si  souvent 
joué  les  «  cavaliers  seuls  »  en  Europe  qu'ils  semblent  vrai- 
ment inaptes  à  comprendre  les  bienfaits  de  la  coopération. 
S'ils  n'ont  pas  saisi  les  événements  d'hier,  qu'ils  observent 
du  moins  ceux  d'aujourd'hui. 

Un  fait  énorme  vient  de  se  produire  à  Constanlinople.  L'Al- 
lemagne, qui  lient  le  personnel  jeune-turc  comme  elle  tenait 
le  personnel  hamidien,  par  des  moyens  infaillibles  que  d'autres 
puissances  ont  sottement  négligés,  vient  d'obtenir  la  remise 
entre  ses  mains  du  corps  darmée  de  Constantinople,  et  quoi 
qu'on  dise,  des  détroits,  puisqu'un  général  de  brigade  alle- 
mand, sous  les  ordres  du  général  Liman  de  Sanders,  sera  le 
grand  maître  de  toutes  les  fortifications  turques.  La  Porte 
ayant  refusé  de  publier  le  traité  qui  la  lie  à  la  mission  mili- 
taire allemande,  on  est  en  droit  de  supposer  que  cette  dernière 
restera  en  fonctions  dans  le  cas  de  guerre.  Voilà  bien  une 
affaire  européenne,  qui  intéresse  au  plus  haut  point  les  trois 
puissances  de  la  Triple  Entente  :  pour  cette  question  des  dé- 
troits, la  Russie,  la  Erance,  l'Angleterre  ont  jadis  fait  la 
guerre.  Or,  pour  faire  aujourd'hui  échec  au  plan  allemand,  y 
a-t-il  eu  entre  elles  le  moindre  plan  concerté?  L'Angleterre 
est  restée  à  peu  près  impassible,  elle  a  seulement  regretté  l'ini- 
tiative allemande.  En  Erance,  la  presse  a  crié  davantage, 
mais  il  n'en  a  rien  été  de  plus.  La  Russie  seule  a  marché,  mais 
de  quelle  façon!  Contraint  par  une  violente  campagne  delà 
Novoié  Vreniia,  le  gouvernement  russe  a  d'abord  protesté  à 
Constantinople,  sans  succès,  puis  il  ii  négocié  à  Berlin,  sans 
succès,  puis  il  est  revenu  à  la  charge  à  Constantinople.  M.  de 
Giers,  appuyé  cette  fois  par  les  ambassadeurs  de  Erance  et 
d'Angleterre,  a  demandé  des  explications  au  grand  vizir  :  avec 
une  désinvolture  insolite,  le  grand  vizir  lui  a  opposé  une  fin  de 
non-recevoir,  et  voici  maintenant  que  les  négociations  repren- 
nent entre  Pélershourg  etRerlinl  Les  journaux  russes,  pres- 
.sentant  l'échec  liual,  nous  accusent  de  ne  pas  boycotter  finan- 
cièrement la  Turquie  avec  une  énergie  suffisante;  les  journaux 
français  répliquent  que  c'est  à  la  Russie  qu'il  appartient  de 
prendre  l'inifiative  des  opérations  diplomatiques.  J']ncore  une 
fois,  quand  on  compare  un  pareil  désarroi  à  l'action  métho- 
dique et  toujours  concertée  de  la  Triple  Alliance,  qui  n'hésite 
pas  à  laisser  depuis  dix  jours  le  cabinet  anglais  sans  réponse, 
parce  (ju'elle  ne  veut  donner  qu'un  avis  qui  aura  d'autant 
plus  de  poids  qu'il  sera  celui  d'un  bloc,  on  ne  peut  sempêcher 


LES  DÉMONSTRATIONS  DIPLOMATTQUKS  DR  L  ANGLETERRE  ET  DE  L  ITALIE        \) 

de  déplorer  la  méthode  que  le  Times  continue  à  préconiser, 
et  de  prévoir  des  déboires  pour  la  Triple  Entente,  toujours 
imbue  de  son  «  esprit  européen  »  (1). 


Nos  lecteurs  trouveront  plus  loin  le  texte  du  discours  du 
marquis  de  San  Giuliano  à  la  Chambre  italienne.  Qu'ils  nous 
permettent  d'en  extraire  ici  un  passage  qui  corrobore  une 
opinion  que  nous  n'avons  cessé  de  soutenir. 

Nous  avons  obtenu  que  l'indépendance  de  l'AUjaiiie  lût.  jdacée  sous  la 
garantie  et  le  contrôle,  non  des  deux  seules  puissances  adnatiques,  mais 
des  si.v  grandes  puissances,  et  si  nous  avons  préxonisé  celte  solution, 
c'est  parce  que  nous  avons  jugé  qu'elhi  présentait  de  solides  garanties 
pour  1h  maintien  et  le  développement  des  relations  intimes  eiuie  l'Italie 
et  l'Autriche,  relations  que  nous  jugeons  nécessaires  aux  intérêts 
suprêmes  de  deux  puissances  alliées. 

On  conçoit  que  M.  de  San  Giuliano  s'applaudissse  du  succès 
qu'il  a  emporté  en  internationalisant  rAli)anie.  Les  lignes 
précédentes  mettent  sous  un  jour  cru  la  faute  qu'a  commise 
la  Triple  Entente  en  se  laissant  entraîner  dans  cette  sotte 
affaire.  En  réalité  elle  a  enlevé  la  plus  belle  épine  du  pied  de 
la  diplomatie  austro-italienne,  alors  qu'elle  aurait  pu  la  para- 
lyser pour  longtemps  si  elle  avait  manoeuvré  autrement. 
A  ceci  s'ajoute  que  nous  ne  savons  pas  dans  quel  engrenage 
nous  allons  nous  trouver  coincés.  Le  prince  de  Wied,  qui  est 
décidément  le  candidat  agréé  de  l'Europe,  sinon  des  Albanais, 
déclare  qu'il  ne  se  mettra  pas  en  route  pour  sa  capitale  (encore 
indéterminée)  avant  qu'ait  été  consenti  à  l'Albanie  un  emprunt 
garanti  par  les  puissances.  Il  serait  vraiment  plaisant  d'aller 
demander  à  la  Erance,  qui  n'a  pas  d'intérêt  matériel  ni  moral 
en  Albanie,  de  garantir  un  emprunt  albanais.  Au   reste,  avec 

(1)  La  presse  russe  s'tst  indignée  à  propos  de  reinis.sion  à  Paris  par  tine  banque 
française  d'obligations  ottomanes  à  court  terme  :  une  émission  smiblable  a  d'ailleurs 
été  faite  à  Londres.  S'il  est  vrai  que  notre  ambassade  de  Con^lHrll)noJ.le  a  ignoré 
les  tractations  de  celtf  banque  avec  la  Porte,  on  ne  peut  que  le  regreitfr.  Mais, 
quoi  qu'on  fasse,  on  ii'fnif)êcliera  jamais  telle  ou  telh;  banque  de  [  rf  ter  des  sommes 
rondelettes  à  la  Turquie.  La  seule  cliose  que  le  gouvernement  français  jiuis.ee  con- 
trecarrer, c'est  un  giand  emprunt  qui  auiait  besoin  d'être  admis  à  la  cote  officielle 
pour  trouver  preneur.  La  première  mesure  fiui  serait  à  envisager  à  l'égard  de  la 
Turquie,  étant  données  les  menaces  de  sa  politique  actuelle,  scrsit  d'exiger  un  rigou- 
reu.x  contrôle  européen  sur  le  service  de  la  Dette.  Quand  un  Etat  aliène  sa  souve- 
raineté dans  le. domaine  militaire,  il  n'a  pas  le  droit  de  se  montrer  intraitaljle  dans 
le  domaine  financier,  et  en  tout  ca.s  les  pays  créanciers  ont  le  droit  d'inqjoser  leur 
contrôle- 


10  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALKS 

OU  sans  emprunt,  on  excuse  le  prince  de  Wied  de  ne  pas  être 
trop  pressé  d'entrer  en  fonctions.  Outre  que  son  nom  n'excite 
qu'un  entlioiisiasine  médiocre  dans  la  fraction  musulmane  de 
ses  futurs  sujets,  jamais  l'anarchie  ne  semble  avoir  été  plus 
grande  dans  ce  pays,  ni  le  gouvernement  provisoire  de  Valona 
plus  impuissant.  Symptôme  inquiétant  :  une  dépèche  llavas 
nous  apprend  que  ce  gouvernement  est  débordé  de  demandes 
de  volontaires  qui  veulent  servir  dans  la  gendarmerie  !  Il  est 
probable  qu'ils  sont  plutôt  attirés  par  la  perspective  de  posséder 
un  bon  fusil  et  des  cartouches  à  discrétion  que  par  la  profes- 
sion même  de  gendarme,  et  c'est  le  cas  de  se  demander  :  Qiiis 
cuslodiel  cusiodes  ? 

Nous  passons  rapidement  sur  la  partie  du  discours  de 
M.  de  San  Giuliimo  qui  contient  les  phrases  de  rigueur  sur 
l'équilibre  méditerranéen  et  sur  le  principe  qu'aucune  grande 
puissance  ne  doit  tirer  d'avantages  territoriaux  de  la  crise 
orientale.  Mais  nous  notons  avec  plaisir  qu'entre  un  couplet 
célébrant  la  solidité  delà  Triple  Alliance  et  un  autre  consacré 
aux  relations  de  ITtalie  avec  la  Russie,  l'Angleterre,  la  Serbie, 
le  Monténégro,  la  Bulgarie,  la  Roumanie,  la  Turquie  (la 
Grèce  seule  est  passée  sous  silence),  le  ministre  italien  a  parlé 
en  fort  bons  termes  de  la  France  :  «  Les  gouvernements  fran- 
«  çais  et  italiens  sont  également  décidés  à  maintenir  intacte 
a  leur  amitié  et  à  faire  tout  leur  possible  pour  concilier  les 
(c  intérêts  des  deux  peuples.  » 

Nous  ne  savons  du  reste  pas  pourquoi  nos  rapports  avec 
l'Italie  semblent  préoccuper  tant  de  personnes  en  France. 
Est-ce  dans  l'hypothèse  d'un  conllit  franco-allemand  ?  Mais 
alqrs  il  y  a  gros  à  parier  que  la  concentration  italienne,  qui 
consiste  en  une  double  mise  en  garde  contre  la  F'rance  et 
l'Autriche,  dans  la  région  du  Montferrat  et  dans  celle  de 
\'éroue,  et  qui  demanderait  vingt  à  vingt  cinq  jours,  iraiiiera 
lin  pcn^  jusqu'à  ce  que  des  événements  importants  se  soient 
passés  en  Lon-aine  ou  suriner;  et  que,  suivant  la  tournure  de 
ces  événements,  les  ambitions  irrédentisles  de  l'Italie  se  por- 
teront soit  sur  Trente  et  Triestc,  soit  sur  Nice  et  Tunis.  Nous 
reconnaissons  sans  aucune  ironie  que  c'est  là  le  jeu  le  plus 
habile  pour  ITlalie.  et  nous  croyons  que  c'est  le  j)lus  probable. 
Toutes  les  petites  piques  ou  tous  les  petits  accommodements 
du  temps  de  paix  n'y  changeront  rien. 

Envisnge-t-on  au  contraire  les  diflicultc'S  particulières  (jui 
peuvent  surgir  entre  la  France  et  l'Italie?  Aucune  n'est  inso- 
luble. Les  Italiens  se  trompent  notamment  en  voyant  en  nous 
les  adver-saires  de  leur  expansion  économique  dans  certaines 


LES  DÉMONSTRATIONS  DIPLOMATIQUES  DE  l'anGLETEKIŒ  ET  DE  L  ITALIE      11 

parties  de  l'Asie  Mineure,  et  c'est  à  d'antres  puissances  qu'ils 
risquent  de  se  heurter  s'ils  veulent,  par  exemple,  rayonner 
d'Adalia  dans  toutes  les  directions.  La  région  qu'ils  visent  est 
en  eiïet  limitée  par  la  zone  allemande  du  chemin  de  l'er  de 
Bagdad,  et  il  n'est  pas  sûr  que  les  Allemands  voient  d'un  bon 
u'il  la  jonction  d'Adalia  à  un  point  de  la  Bagdadbahn,  jonction 
qui  pourrait  être  tuneste  à  Mersine  ou  à  Alexandrette.  Il  y  a 
aussi  la  zone  anglaise  du  chemin  de  i'er  Smyrne-Aïdin  et  pro- 
longement jusqu'à  Bourdour  :  s'appuyant  sur  une  constintiou 
datant  de  1906,  rarabassadeur  anglais  à  Constantinople  aurait 
déjà  protesté  contre  l'octroi  aux  Italiens  d'une  ligne  allant 
d'Adalia  vers  l'intérieur.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  l'Autriche  qui 
n'ait,  à  en  croire  la  Reichspost,  des  vues  sur  les  côtes  de 
Cilicie.  Quand  M.  de  San  (jiuliano,  donnant  un  coup  de  clairon 
hnal,  s'est  écrié  :  «  Il  faut  que  tout  le  monde  sache,  aussi  bien 
«  à  l'étranger  que  chez  nous,  que  les  jours  sont  passés  pour 
'<  l'Italie  d'une  politique  de  renoncement  »,  ce  ne  pouvait  donc 
être  à  la  France  en  particulier  que  cet  avertissement  était 
adressé  (I). 

Commandant  di;  Tuomassox. 


P.-S.  —  Nous  disions  l'autre  jour  que  les  incidents  de 
Saverne  étaient  imputables  à  des  |)ersonnages  plus  haut  placés 
que  le  colonel  de  Beuter  et  semblaient  révéler  toute  une  ma- 
chination pangermaniste.  L'extraordinaire  incartade  de  M.  de 
Jagow,  préfet  de  police  de  Berlin,  écrivant  à  la  Gazette  de  la 
Croix  pour  protester  contre  la  condamnation  d'un  lieutenant 
accusé  d'avoir  sabré  un  infirme  que  maintenaient  quatre  sol- 
dais, semble  nous  donner  raison.  Le  fonctionnaire  prussien 
indiscipliné  était  un  type  jusqu'à  présent  inédit.  Cette  lettre 
est  donc  un  indice  grave  de  l'audace  croissante  que  déploient 
en  Allemagne  des  partisans  de  la  guerre.  Et  l'irrésolution  du 
gouvernement  vis-à-vis  de  M.  de  Jagow  n'est  pas  un  indice 
moins  erave. 


(!)  Voir  dans  la  Correspondance    d  Orient  un    excellent    arlicie    ik-  M.  Ca.mille 
FiDEi.  sur  les  ambitions  italiennes  en  Asie  Mineure. 


L'UNIONISME    ULSTERIEN 

CONTRE  LE  HOME  RULE 


Lorsque,  il  y  a  quelques  mois  (i),  nous  étudiions  ici  même 
la  préparation  du  Home  Ilule  Bill  pour  l'Irlande,  on  était  en 
droit  de  penser  qu'il  ne  s'écoulerait  guère  de  temps  avant  que 
la  nouvelle  législation  fût  mise  en  vigueur.  Certes,  il  fallait 
s'attendre  à  ce  que  le  Bill  fût  systématiquement  rejeté  parla 
Chambre  des  Lords.  Mais,  comme  après  trois  votes  des  Com- 
munes une  loi  est  acquise,  même  contre  la  volonté  des  pairs, 
on  pouvait  supposer  avec  la  plus  grande  vraisemblance  que 
l'Irlande  aurait  le  Home  Rule  en  mai  llJli.  En  sera-t-il  ainsi  ? 

La  vieille  opposition  orangiste  del'Ulster  s'est  réveillée  avec 
un  désir  de  combat  extraordinaire.  A  la  onzième  heure  sont 
arrivés  des  hommes  affirmant  que  jamais  TUlster  n'accepterait 
d'être  gouverné  de  Dublin.  Et  voici  une  agitation  politique 
d'apparence  si  grave  que  le  Royaume-Uni  n'en  avait  pas  vue 
depuis  longtemps  de  semblable.  Nous  assistons  à  ce  spectacle 
étrange  de  chefs  de  l'Etat  discutant  avec  des  factieux  sur  la 
possibilité  d'exécuter  une  loi  votée  par  les  Communes  et  qui 
est  à  la  veille  d'être  promulguée  en  dépit  des  Lords. 

l'évolution  de  l'oimmon 

Le  gouvernement  de  l'Irlande  par  les  Irlandais  est,  à  n'en 
pas  douter,  une  nécessité  politique,  économique  et  plus  encore 
morale,  qui  ne  saurait  être  mise  en  question  :  une  nécessités! 
évidente  que,  depuis  quelques  mois,  il  s'est  produit  dans  le 
Hoyaume-Uni  une  évolution  surprenante  de  l'opinion  à  ce 
sujet.  Il  est  vrai  que  l'opinion  et  les  mœurs  politiques  britan- 
niques changent  sous  nos  yeux  avec  une  rapidité  que  nous 
n'aurions  pas  crue  possible,  et  peut-être  n'est-ce  pas  toujours 
pour  loui-  bien. 

L'Irlande  a  profilé  de  cette  nouvelle  orientation  d'une  menta- 
lité jus(ju'ici  immuable  et  comme  cristallisée  dans  sa  forme 
délinitive.   Il  serait    sans  doute   risqué   de   prétendre  qu'on  a 


(1)  Cf.  QiiesL  Dlpl.  el    Col.,  du    IG  avril  iîil2.  —  Y. -M.  Goi.i.et,  lo  Home  Rule 
])Our  rirlai)de,  p.  i76. 


L'UiMONlSMli    ULSTERIEN    CONTRIi    LE    UOME   RULE  13 

davantage  de  sympathie  pour  l'Irlande  dans  le  peuple  anglais, 
et  surtout  qu'on  la  connaît  mieux.  Seulement  les  dieux  s'en 
vont,  et  avec  eux  les  idoles.  Ils  emportent  à  leur  suite  quelques 
préjugés. 

On  connaît  les  deux  thèses  historiques  en  présence.  Les  libé- 
raux, avec  les  nationalistes  irlandais,  considèrent  que  l'Irlande 
forme  une  unité  politique  particulière,  qui  ne  peut  se  déve- 
lopper normalement  que  si  on  lui  donne  une  autonomie  locale 
n'ayant  rien  d'incompatible  avec  l'unité  de  l'Empire.  Les  unio- 
nistes au  contraire  ne  veulent  voir  dans  l'île  occidentale  qu'une 
province  comme  le  Sussex  ou  le  Yorkshire. 

Au  cours  des  dernières  années,  les  positions  se  sont  modi- 
fiées, de  part  et  d'autre.  L'idée  fédérale  a  fait  des  progrès, 
depuis  qu'on  a  constaté  qu'elle  a  été  féconde  dans  les  posses- 
sions d'outre-mer,  et  que  le  Parlement  de  Westminster  perd  le 
meilleur  de  son  temps  à  discuter,  d'ailleurs  sans  attention  et 
sans  compétence,  des  affaires  locales  qui  sont  du  ressort 
d'assemblées  particulières.  Or,  quand  on  veut  étudier  le  Home 
Rule  pour  l'Ecosse  ou  le  Pays  de  Galles,  il  est  tout  indiqué  de 
commencer  par  régler  la  question  du  Home  Rule  pour  l'Irlande. 

Ces  opinions  ont  si  bien  fait  leur  chemin  que,  chez  les  con- 
servateurs eux-mêmes,  on  a  envisagé  comme  une  possibilité 
désirable  la  («-  dévolution  »  à  une  ou  plusieurs  assemblées  irlan- 
daises de  la  gestion  des  affaires  intérieures  du  pays.  C'est 
pourquoi  le  moment  paraissait  venu  d'accorder  à  l'Irlande  un 
Home  Rule  que  sans  doute  les  tories  n'auraient  point  voté, 
mais  qu'ils  auraient  vu  établir  sans  protester  autrement  que 
par  un  vote  destiné  d'avance  à  rester  une  manifestation  pure- 
ment platonique. 

Mais  le  parti  conservateur,  avec  un  programme  qu'il  ose  à 
peine  avouer,  sans  leaders  qui  soient  vraiment  des  conducteurs 
d'hommes  et  des  inspirateurs  d'opinions,  a  été  amené  à  penser 
qu'il  devait  tirer  tout  le  parti  possible  de  l'opposition  au  Home 
Rule.  Les  gens  deRelfastet  des  environs,  orangistes  et  presby- 
tériens, plus  ou  moins  sincèrement  épouvantés  de  l'éventualité 
maintenant  très  prochaine  de  l'ouverture  du  Parlement  de 
Dublin,  assurèrent  à  leurs  amis  d'Angleterre  qu'ils  étaient 
prêts  atout  pour  empêcher  le  Home  Rule  de  devenir  une  réalité 
et  ils  fournirent  ainsi  aux  conservateurs  une  occasion  merveil- 
leuse de  réclame  et  de  manifestations  capables  de  donner  une 
vie  nouvelle  un  parti  (1). 


(1)  Un  journal    libéral  de    province,    V  divers  ton   Guardian,    représentait  il  y  a 
quelques  jours  le  parti  tory,  en  la  personne  de  M.  Bonar  Law,  sous  la  forme  d'un 


H  Ol/KSTIONS    DIl'LOiMATlQUES    KT    COLONIALES 

Depuis  quelques  mois,  on  a  prononcé  une  quantité  prodi- 
gieuse de  discours  dans  tout  le  pays  pour  combattre  le  Home 
Rule.  En  Ulster,  on  a  fait  mieux  :  un  mouvement  révolution- 
naire a  été  org:anisé,  peut-être  avec  l'espoir  de  combattre  à 
main  armée,  plus  sûrement  dans  la  pensée  d'intimider  les 
libéraux  et  le  gouvernement.  Et  maintenant  la  situation  se 
complique  assez  pour  que  le  premier  ministre  envisage  comme 
une  possibilité  une  discussion  avec  les  unionistes  sur  les  rema- 
niements du  Home  lîub^  Bill  qui  pourraient  être  désirables. 


L  lULANDK    El    L  ll-STER 

L'opposition  au  Home  Rule,  unioniste  en  Angleterre,  est  en 
Irlande  «  ulstérienne  ».  On  connaît  Torigine  de  la  population 
du  Nord-Est  de  l'Irlande  :  pro lestants  écossais  «  plantés  »  dans 
le  pays  pour  y  remplacer  la  population  «  rebelle  »  catholique, 
et  pour  créer  une  Irlande  loyaliste  en  face  de  l'Irlande  irrécon- 
ciliable que  Gromwell  voulait  rejeter  «  en  Enfer  ou  au  Con- 
naught  ».  Ces  Ulstériens n'ont  point  perdu  le  souvenir  de  leur 
origine  et  leur  intolérance  politique  n'a  d'égale  qu'une  intolé- 
rance religieuse  dont  on  ne  sait  s'il  convient  de  l'appeler 
odieuse  ou  enfantine.  Les  unionistes  ont  pensé  avec  raison 
trouver  là  un  élément  d'hostilité  permanente  et  agressive 
contre  le  Home  Rule.  Ils  ne  se  sont  pas  trompés. 

Néanmoins,  il  ne  faut  pas  se  laisser  impressionner  par  les 
afhrmations  des  politiciens  anti-homerulers  sur  la  situation 
véritable  de  la  pensée  ulstérienne,  car  les  chiffres  s'accordent 
assez  mal  avec  leurs  déclamations  passionnées.  La  statistique 
montre  que  l'Ulster,  n'est  pas,  dans  son  ensemble,  la  terre  pro- 
mise de  l'unionisme  orangiste  et  de  la  «  bigotry  »  anticatho- 
lique. 

L'Irlande  envoie  aux  Communes  103  députés.  Il  convient 
d'abord  d'en  déduire  les  deux  représentants  de  l'Université 
oflicielle,  citadelle  de  l'idée  anglaise  au  même  titre  que  le 
Dublin  Castle;  ces  deux  représentants  sont  naturellement  unio- 
nistes. Restent  les  101  députés  réellement  élus  par  la  popula- 
tion irlandaise.  Sur  ce  nombre,  on  compte  Ho  homerulers  et 
IG  anti-homerulers.  Voilà  qui  donne. une  idée  exacte  des  opi- 
nions de  la  majorité  irlandaise  sur  là  question  de  l'autonomie. 

pauvre  diable  assis  sur  une  boite  à  biscuits  vide  :  la  Tariff  Reform  ;  le  policeinan 
Joliri  iJull  lui  deiiiando  s'il  n'a  pas  d'autres  moyens  d'existence  que  cette  caisse  vide  ; 
et  l'autre  de  repondre  en  montrant  une  massue  qui  représente  fort  bien  sir  Edward 
Carson  :  «  Je  pense  tirer  parti  de  cela  si  tout  va  bien  )i.  —  «  La  violence,  à  présent, 
s'écrie  John  lîull,  alors  votre  compte  est  bon,  suivez-moi!  o 


l'uNIONISME    L'LSTERILN   CONTllK   Lli    UOME    liULE  lo 

Or,  ce  désir  d'autonomie  parlementaire,  loin  d'aller  ens'amoin- 
drissant,  est  plus  ferme  que  jamais.  Il  y  a  vingt  ans,  lors  de  la 
discussion  du  précédent  Home  RuIeBill,  on  comptait  80  home- 
rulers  et  21  anli-horaerulers;  soit  cinq  sièges  gagnés  depuis 
cette  époque  encore  peu  lointaine.  De  même,  il  ne  faut  pas 
supposer  que  les  victoires  nationalistes  sont  remportées  à 
quelques  voix  près,  et  qu'un  incident  électoral  peut  déplacer 
un  siège.  Il  y  a  des  circonscriptions,  comme  le  Mayo  où  Ton 
compte  200  voix  unionistes  en  face  de  10.000  homeruiers  ; 
comme  certaine  région  du  Kilkenny  où  les  4.000  voix  natio- 
nalistes ne  voient  s'opposer  à  elles  que  170  votes  anti-home- 
rulers  ;  comme  le  Kerry  oriental  où  les  tories  réunissent  à 
peine  une  trentaine  de  voix.  Les  unionistes  savent  si  bien  qu'ils 
vont  à  un  échec  dans  la  presque  unanimité  des  cas,  qu'en 
dehors  de  l'Ulster  ils  n'eurent  de  candidats  que  pour  quatre 
sièges  de  députés  aux  dernières  élections.  En  résumé,  tous  les 
représentants  du  Leinster,  du  Munster  et  duConnaught  au  Par- 
lement de  Westminster  sont  des  défenseurs  du  Home  Rule. 

Faut-il  admettre  qu'au  contraire  tous  les  représentants  de 
rUlster  sont  unionistes  et  que  la  scission  politique  entre  la 
province  septentrionale  et  le  reste  du  pays  est  absolue?  Il  s'en 
faut  et  de  beaucoup.  L'Ulster  envoie  au  Parlement  33  députés. 
Sur  ce  nombre  17  sont  homeruiers,  et  16  anti-homerulers. 
Ainsi,  en  Ulster  même,  l'unionisme  n'a  pas  la  majorité.  A  cela 
les  tories  répondent  que  leurs  16  députés  représentent  une 
population  politiquement  homogène.  Or,  11  circonscriptions 
sur  les  16  qui  nomment  des  anti-homerulers  ont  été  constam- 
ment représentées  de  la  sorte;  trois  ont  eu  parfois  des  députés 
nationalistes  et  deux  des  libéraux,  qui  sont  maintenant  de 
fermes  défenseurs  du  Home  Rule.  Et  les  dernières  élections, 
pour  ces  cinq  sièges  disputés,  ont  mis  en  présence  13.615  votes 
pour  le  Home  Rule,  et  16.876  contre.  Ce  n'est  pas  évidemment 
une  telle  victoire  qui  permet  de  parler  de  population  politi- 
quement homogène. 

Ce  sont,  en  réalité,  les  trois  provinces  nationalistes  qui 
fournissent  des  exemples  remarquables  d' «  homogénéité»,  po- 
litique et  religieuse.  Nous  avons  dit  que  tous  leurs  députés  sont 
nationalistes  homeruiers.  Au  point  de  vue  religieux,  il  y  a 
85  %  de  catholiques  en  Leinster,  94  %  en  Munster  et  96  %  en 
Connaught.  Prenons  au  contraire  la  partie  considérée  comme 
la  forteresse  du  protestantisme  et  de  l'unionisme  ulstériens, 
les  quatre  comtés  d'Antrim,  Down,  Derry  et  Armagh  y  compris 
Beffast;  les  catholiques  y  sont  par  rapport  aux  non-catholiques 
comme  3  est  à  7.  Il  convient  encore  d'ajouter  que  tous  les  pro- 


16  OllKSTlO.NS    Dll'LOMATigUES    KT    COLUiMALEs 

testants  ne  sonl  pas  unionisles.  Ainsi  la  ville  de  Londonderry, 
qui  possède  une  majorité  d'électeurs  protestants,  donna  aux 
dernières  élections  une  légère  majorité  liomeruler.  Et  Belfast 
même  envoie  au  Parlement  un  liomeruler  sur  quatre  députés. 

Si  nous  quittons  les  villes  saintes  de  Torangisme,  leschitTres 
détruisent  tout  vestige  des  afiirmations  conservatrices.  Les 
cinq  autres  comtés  de  TUlster  envoient  au  Parlement  12  horae- 
rulers  et  2  unionistes. 

Telle  estrirlande  politique;  tel  est  V  «  homogène  »  Ulster. 
Sauf  quatre  comtés,  1  Ulster  est  en  effet  homogène;  mais  d'une 
homogénéité  qui  le  fait  rentrer  sans  conteste  dans  la  nation 
irlandaise,  et  qui  le  rend  toujours  digne  de  porter  la  vieille 
devise  de  son  blason  :  «  Lam  dearg  Eirinn  »  —  Tout  pour 
l'Irlande. 

LA   TACTIQUE    U.MOMSTE 

Si  Porangisme  n'est  pas  tout  P Ulster,  ni  même  la  fraction 
la  plus  importante  de  PUlster,  il  est  en  revanche  un  parti 
remarquablement  fanatique,  bruyant,  et  entraîné.  Les  di- 
manches de  Belfast  et  des  petites  villes  sur  la  frontière  des 
régions  catholiques  et  protestantes,  sont  célèbres  par  les 
échaulTourées  d'où  l'on  se  tire  d'ordinaire  sans  trop  de  mal,  mais 
parfaitement  aphones,  et  souvent  les  habits  en  lambeaux.  On 
discute  à  perdre  haleine  dans  les  loges  orangistes  ;  on  ne  parle 
pas  moins  dans  les  réunions  nationalistes  de  ces  régions  trou- 
blées. Puis  on  descend  dans  la  rue,  chaque  parti  avec  ses  tam- 
bours, ses  bannières  et  ses  chants  politiques.  Les  collisions 
suivent.  Et  l'on  recommence  le  dimanche  suivant.  Et  ce  qui 
est  peut-être  le  plus  remarquable  pour  l'étranger  dans  ces  que- 
relles si  régulières  et  en  quelque  sorte  si  parfaitement  réglées, 
c'est  la  similitude  du  type,  des  procédés,  de  la  mentalité  des 
adversaires.  C'est  que  les  uns  et  les  autres  sont  des  Celtes  et  des 
Gaels.  Caels  d'Irlande  ou  Gaels  d'Ecosse,  la  race  est  la  même, 
comme  la  langue  celtique  est  à  peu  près  semblable  dans  ces 
pays  que  la  mer  sépare  si  peu.  Il  y  a  d'ailleurs  do  très  bons 
Gaels  parmi  les  orangistes,  et  tout  récemment  un  certain 
nombre  de  loges  ont  remplacé  le  hideux  et  sinistre  tambour 
par  des  bagpjpes  (qui  sont  les  binious  des  Gaels)  dans  leurs 
défilés  et  leurs  manifestations.  Et  l'on  a  aussi  cette  impression 
que  ce  sont  des  agitations  politiques  de  Celtes,  qui,  avec  une 
candide  passion,  se  battent  de  tout  leur  cœur  naïf  pour  des 
partis  étrangers,  au  lieu  de  faire  une  politique  nationale  et 
vraiment  féconde. 


l'uNI0.\1SME    ULSTKRIEN   COiNTRli;    LK    HOME   RL'LE  17 

Les  leaders  unionistes  sont  parfaitement  sûrs  de  leurs  par- 
tisans dans  les  centres  orangistes.  Us  savent  qu'ils  peuvent 
leur  demander  tout  ce  qu'ils  voudront  et  que  jamais  une  mani- 
festation ne  manquera  faute  de  manifestants.  Ils  ont  donc 
décidé  que  FUlster  s'opposerait  au  Home  Rule  et  que  le  Bill 
resterait  lettre  morte,  en  dépit  de  tous  les  votes  des  Communes. 

Lorsque  le  Home  Rule  Bill  fut  voté  par  les  Communes, 
qu'il  devint  évident  qu'il  le  serait  une  seconde  et  une 
troisième  fois,  et  que  le  veio  des  Lords  resterait  sans  effet,  les 
anti-homerulers  réclamèrent  la  dissolution  du  Parlement  et 
des  élections  générales.  Ils  prétendaient  que  l'on  ne  pouvait 
prendre  une  mesure  aussi  grave  sans  consulter  toute  la  nation. 
Ils  oubliaient  seulement  que  les  dernières  élections  ont  été,  à 
cet  égard,  une  consultation  suffisante,  puisqu'elles  se  sont 
faites  en  partie  sur  le  Home  Rule,  inscrit  au  programme  libé- 
ral. Aussi,  put-on  leur  répondre  que  le  peuple  de  Grande- 
Bretagne  et  d'Irlande  s'était  prononcé,  que  ses  représentants, 
en  votant  le  Home  Rule  pour  l'Irlande,  réalisaient  une  réforme 
qu'ils  avaient  mission  d'accomplir  et  que  la  dissolution  n'avait 
aucune  raison  de  se  faire.  Les  unionistes  déclarèrent  alors  que 
si  le  Home  Rule  était  mis  en  vigueur  sans  nouvelle  élection 
générale,  l'Ulster  le  considérerait  comme  nul  et  non  avenu, 
n'accepterait  pas  le  gouvernement  de  Dublin,  refuserait  les 
impôts  et  se  gouvernerait  lui-même;  que  si,  d'ailleurs,  on 
employait  la  force  pour  le  réduire  à  l'obéissance,  il  emploierait 
la  force  pour  se  défendre.  Ainsi  fut  décidée  la  préparation  d'un 
gouvernement  provisoire  et  d'une  armée  ulstérienne  destiné* 
à  la  guerre  civile. 

On  ne  saurait  se  refuser  à  admirer  la  logique  du  parti  oran- 
giste  qui  n'hésite  pas  à  déchaîner  la  guerre  civile  au  nom  de 
sa  fidélité  au  royaume.  C'est  évidemment  par  une  logique 
toute  semblable  que  lors  d'un  certain  voyage  à  Londonderry, 
le  roi  Edouard  VII  fut  conspué  aux  cris  de  Popisl  Ned!  (Ned 
le  papiste).  Car  l'orangisme  connaît  mieux  les  inlérèts  de  l'Em- 
pire que  le  roi  lui-même,  et  le  roi  n'est  digne  de  sa  couronne 
que  s'il  est  orangiste. 

Le  gouvernement  provisoire  et  l'armée  révolutionnaire, 
voilà  en  ce  moment  les  deux  hochets  de  l'orangisme,  et  ils 
sont  très  capables  d'occuper  l'aristocratie  et  le  peuple.  Les 
membres  de  la  première  se  voient  déjà  conduisant  vers  de 
hautes  destinées  la  République  d'Ulster;  la  foule  du  second 
joue  au  soldat  avec  enthousiasme. 

L'inventeur  de  cette  tactique  est  un  avocat  irlando-écossais, 
sir  Edward  Carson,  que  l'on  dit  descendre  d'un  lieutenant  de 

QuEST.  DiPL.  ET  Col    —  t.  xxxvii.  2 


18  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Gromwell,  et  qui  paraît  n'avoir  pas  plus  de  respect  pour  la 
majesté  de  la  loi  —  peut-être  à  cause  de  sa  longue  familiarité 
avec  elle  —  que  les  augures  n'avaient  de  foi  dans  leurs  propres 
prédictions.  Mais  sir  Edward  est  surtout  un  aristocrate  déma- 
gogue, qui  joue  au  conspirateur  comme  il  jouerait  au  crickett, 
sportsman  qui  a  découvert  un  sport  nouveau  et  «  excitant  ». 

Sous  cette  inspiration,  l'Ulster  s'arme.  Car  il  est  bien  entendu 
qu'on  se  battra,  ou  tout  au  moins  qu'on  fera  le  simulacre  de  se 
battre.  Les  parades  militaires  amusent  bien  plus  les  jeunes 
bourgeois  et  les  hooligans  de  Belfast  que  les  traditionnelles 
manifestations  se  déroulant  suivant  un  programme  trop  connu. 
Chaque  dimanche  on  va  à  sa  compagnie  de  volontaires;  on 
s'exerce  pour  le  combat,  avec  de  vrais  fusils;  on  a  même  des 
canons. 

Aussi  le  gouvernement  de  Londres  ne  s'est-il  pas  ému  outre 
mesure.  Depuis  bien  des  mois,  on  annonce  que  des  armes  sont 
importées  à  Belfast,  fusils  allemands  et  italiens  de  plus  ou 
moins  bonne  qualité,  et  munitions  de  toutes  sortes;  mais  c'est 
seulement  le  4  décembre  dernier  que  Londres  a  daigné  s'émou- 
voir et  interdire  l'importation  des  armes  et  des  munitions  en 
Irlande.  «  On  a  fermé  la  porte  de  l'écurie  après  que  le  cheval 
s'était  échappé  »,  disent  triomphalement  les  unionistes. 
C'est  que  le  propriétaire  savait  que  le  cheval  échappé  ne  cour- 
rait pas  bien  loin.  D'ailleurs,  on  affirme  dans  certains  milieux 
que  cette  interdiction  d'importer  des  armes  vise  de  tout  autres 
gens  que  les  orangistes  ;  et  de  fait,  c'est  à  Dublin  qu'a  eu  lieu 
la  première  saisie. 

Le  calme  un  peu  méprisant  du  gouvernement  s'est  mani- 
festé encore  en  négligeant  d'arrêter  sir  Edward  Garson  et  ses 
amis.  On  arrête  Mrs  Pankhurst;  on  arrête  Jim  Larkin;  et  sir 
Edward  qui  conspire  ouvertement,  qui  prépare  la  guerre  civile 
peut  se  livrer  paisiblement  à  son  sport  favori.  Est-ce  donc  que 
Londres  ne  le  prend  pas  au  sérieux? 

LA  nisci'ssio.x 

On  ne  saurait  douter  que  le  gouvernement  considère  le 
mouvement  ulstérien  comme  un  énorme  bluff,  et  rien  de  plus. 
Et  il  est  bi(!n  probable  qu'il  n'est  pas  davantage.  C'est  l'avis 
de  beaucoup  parmi  ceux  qui  connaissent  l'Irlande  que  tout 
ceci  aboutira  tout  au  plus  à  quelques  bagarres  comme  on  en  a 
vu  bien  d'autres. 

Pourtant,  depuis  peu,  il  semble  qu'un  revirement  se  soit 
produit,  et  du  reste  des  deux  côtés.  Jamais  on  n'a  tant  fait  de 


L'UiNIOMSME    ULSTElUliN    CONTRU    LE    UOME    RULE  lO' 

discours  ;  mais,  lentement,  en  affirmant  qu'on  reste  l'erme  à 
son  poste  de  combat,  on  se  rapproche,  à  portée  non  plus  des 
balles,  ni  des  cris  furieux,  mais  à  portée  de  la  voix  ordinaire, 
pour  une  discussion  raisonnable. 

Afin  de  ne  pas  remonter  au  début  de  la  querelle,  qui  fut 
Ionique,  on  peut  se  contenter  de  mesurer  le  terrain  gagné  par 
la  conciliation  depuis  le  discours  de  M.  Asquith,  à  Ladybank, 
le  25  octobre. 

En  ce  temps-là,  les  unionistes  donnaient  au  £:ouvernement 
le  choix  entre  des  élections  générales  et  la  sécession  de  l'Ulster, 
inévitablement  suivie  de  la  guerre  civile.  Des  libéraux  pen- 
saient que  Ton  pourrait  peut-être  étudier  la  question  dans  une 
conférence  des  chefs  de  partis.  JNIais  le  gouvernement  ne  voulait 
rien  céder,  estimant  qu'une  discussion  entre  leaders  eût  été 
très  probablement  décevante  pour  les  libéraux  qui  auraient 
obéi  sans  hésitation  à  leurs  chefs,  tandis  que  les  diverses  trac- 
tions de  runionisnie  auraient  certainement  trouvé  le  moyen 
d'échapper  aux  engagements  pris  par  M.  Bonar  Law  ou  sir 
Edward  Car  son. 

A  Ladybank,  le  Premier  ne  voulut  donc  point  admettre  l'hy- 
pothèse dune  conférence,  et  le  i  décembre,  cette  même  opinion 
était  soutenue  par  sir  Edward  Grey  dans  son  discours  de  Brad- 
ford.  M.  Asquith  définit  alors  la  politique  gouvernementale 
(et  M.  Redmond  n'était  pas  moins  conciliant),  une  politique 
d'apaisement,  admettant  toutes  le&  possibilités  d'explications 
loyales,  mais  intransigeante  sur  deux  questions  de  principe  : 
la  création  d'un  Parlement  irlandais  à  Dublin,  et  l'unité  irlan- 
daise. Il  est  vrai  que  toute  solution  était  déclarée  digne 
d'examen,  qui  n'apporterait  pas  d'obstacle  «  permanent  et 
insurmontable  »  à  l'unité  de  l'Irlande.  Les  modérés  des  deux 
partis  voyaient  là  une  quasi  acceptation  d'un  moyen  terme, 
donnant  pour  une  période  de  transition  un  statut  particulier  à 
l'Ulster. 

Un  mois  plus  tard,  à  Leeds,  le  même  ministre  exprimait  ses 
sentiments  de  réprobation  pour  les  fauteurs  de  guerre  civile, 
affirmant  que  le  gouvernement  ne  se  laisserait  jamais  intimi- 
der par  de  pareilles  menaces  ;  ce  qui  était,  après  tout,  le  seul 
langage  qui  pût  être  tenu  par  un  homme  d'Etat.  Mais,  comme 
on  se  souvenait  de  certain  discours  de  M.  Mac  Kenna,  disant 
que  le  gouvernement  était  résolu  à  aller  de  lavant  et  à  imposer 
le  Home  Rule  dans  la  forme  fixée  par  le  Bill  déjà  deux  fois 
voté,,  les  unionistes  se  déclarèrent  fort  émus  d'un  esprit  gou- 
vernemental qui  ne  laissait  nulle  place  à  la  conciliation. 

Pourtant,  le  2  décembre,  dans  un  discours  qui  fut  très  cri- 


20  QUESTIONS    UIHLOMATIUUES    ET    COLONIALES 

tiqué  par  ropposition,  malgré  la  modération  de  sa  forme  et  le 
bon  sens  de  ses  argumentalions,  lord  Ilaldane  répétait  une 
fois  de  plus  que  le  cabinet  était  disposé  à  examiner  les  propo- 
sitions raisonnables  d'arrangements  que  pourraient  faire  les 
unionistes.  «  Que  le  gouvernement  fasse  lui-même  des  pro- 
"  positions,  répliquaient  les  leaders  tory,  et  nous  verrons,  si 
«  nous  pouvons  les  accepter.  »  Et  lord  Lansdowne  annonça  le 
lendemain  à  Glasgow  que  «  la  situation  était  très  grave  ». 

Il  n'était  pas  mauvais  de  lixer  les  intransigeants  sur  les  con- 
séquences que  pouvait  avoir  leur  attitude.  Les  discours  unio- 
nistes se  faisaient  avec  accompagnement  de  cliquetis  de  sabres 
et  de  roulements  d'artillerie.  Le  4  décembre,  sir  Edward  Grey 
exposa  à  Bradford  ce  que  serait  dans  la  pratique  la  théorie  de 
M.  Asquitlî,  à  Leeds.  Le  gouvernement  n'irait  jamais  au  delà 
des  concessions  compatibles  avec  les  principes  affirmés  une 
fois  pour  toutes,  et  s'il  en  était  besoin,  il  emploierait  la  force 
pour  rétablir  l'ordre  troublé;  mais  il  fallait  bien  comprendre 
que  cet  emploi  de  la  force  serait  limité  au  cas  où  les  unio- 
nistes se  livreraient  on  Ulster  à  des  agressions  à  main  armée 
contre  leurs  adversaires  politiques. 

Presque  en  même  temps,  à  Manchester,  sir  Edward  Carson 
exposa  les  vues  unionistes  dans  un  discours  auquel  M.  Asquith 
répondit  presque  aussitôt,  dans  cette  même  ville.  Le  chef  oran- 
giste,  après  les  considérations  belliqueuses  que  l'on  peut  sup- 
poser, arrivait  à  une  conclusion  infiniment  plus  conciliante 
que  celles  de  ses  précédents  discours,  voire  que  la  première 
partie  de  ce  même  discours.  Les  unionistes  n'accepteraient 
aucun  arrangement  ne  remplissant  pas  les  trois  conditions 
suivantes:  1°  pas  d'humiliation  pour  les  protestants  d'L'lster; 
2°  pas  de  traitement  spécial  et  ditférent  de  celui  appliqué  aux 
sujets  du  reste  de  l'Empire;  3'  suprématie  du  Parlement  impé- 
rial, aucun  Act  ni  Bill  ne  séparant  l'Irlande  du  reste  de  l'Em- 
pire. M.  Asquith  n'eut  pas  de  difficulté  à  répondre  que  : 
1"  tous  les  citoyens  britanniques  seront  dans  l'avenir  comme 
dans  le  passé  libres  et  protégés,  en  Irlande  comme  dans  tout 
l'Empire;  2"  il  n'y  a  pas  d'obstacles  insurmontables  à  ce  que 
rUlster  ne  soit  pas  traité  autrement  que  l'Angleterre;  3"  le 
Parlement  impérial  doit  rester  au-dessus  des  parlements  lo- 
caux, et  le  gouvernement  n'accepterait  rien  qui  eût  un  carac- 
tère séparatiste  ou  anlifédéral.  Et  le  discours  de  M.  Asquilh  se 
termina  par  un  appel  à  l'entente  et  à  la  conciliation. 

Voilà  où  en  est  la  discussion  à  l'heure  où  nous  écrivons. 
Qu'on  relise  les  discours  des  deux  derniers  mois.  Si  on  passe 
des  premiers,  sans  transition,  aux  plus  récents,  on  est  surpris 


L'UîVlOiNlSME    L'LSTEHIEN    COMRE    LE   UOME   Rl'LE  21 

du  chemin  parcouru.  Du  côté  des  unionistes,  la  guerre  civile  et 
les  élections  générales  ne  semblent  plus  qu'un  épouvantail 
qui  a  trop  servi  pour  etl'rayer  encore.  Sir  Edward  Carson  expose 
maintenant  les  désirs  de  ses  amis  d'une  manière  concise, 
claire,  après  avoir  abandonné  la  tactique  exigeant  que  les  gou- 
vernants lussent  les  premiers  à  faire  des  offres.  Du  côté  minis- 
tériel, 1'  «  offensive  »  de  M.  Mac  Kenna  est  bien  démodée;  on 
maintient  des  principes  susceptibles  des  interprétations  les 
plus  variées,  après  quoi,  M.  Asquith  répond  à  ses  opposants, 
point  par  point,  et  sans  rien  découvrir  d'insurmontable  dans 
une  entente  basée  sur  les  demandes  unionistes.  Il  semble  dif- 
iicile  de  souhaiter  une  évolution  plus  générale  vers  l'apaise- 
ment et  vers  l'entente. 

l'avenir    du    home    Rl'I.E 

Il  reste  évidemment  impossible  de  prévoir  si  cette  entente 
sera  prochaine.  A  la  base  de  la  discussion  sont  ces  deux  exi- 
gences inconciliables  :  1"  que  l'Irlande  ne  peut  être  privée  du 
Home  Rule  et  d'un  Home  Rule  applicable  à  toute  l'Irlande;  et 
2°  que  les  réclamations  de  ITlster  ne  peu-vent  être  considérées 
comme  nulles  et  non  avenues.  L'impossibilité  d'échapper  au 
Home  Rule,  les  unionistes  la  comprennent;  l'impossibilité 
d'imposer  le  Home  Rule  dans  le  Nord-Est  par  la  force,  le  gou- 
vernement en  est  persuadé.  Les  chefs  des  deux  côtés  savent 
bien  qu'ils  n'arriveront  ni  les  uns  ni  les  autres  à  réaliser  com- 
plètement leur  programme,  mais  c'est  le  sort  de  beaucoup 
d'autres  programmes. 

C'est  pourquoi  l'on  peut  prévoir  qu'on  verra  naître  plus  ou 
moins  tôt  ce  que  les  politiciens  appellent  «  un  nègre  blanc  ». 
On  accordera  un  peu  à  tout  le  monde;  personne  ne  sera  con- 
tent ;  mais,  pour  une  nouvelle  période,  l'Irlande  jouira  d'une 
paix  relative  —  et  le  gouvernement  de  Londres  aussi.  Les 
orangistes  ayant  assez  joué  au  soldat  trouveront  un  nouveau 
sport;  et  les  nationalistes  ayant  à  Dublin  un  Parlement,  qui  ne 
sera  peut-être  pas  beaucoup  plus  qu'un  conseil  général,  travail- 
leront à  tirer  le  meilleur  parti  de  cette  petite  victoire. 

Il  ne  nous  paraît  pas,  d'ailleurs,  que  cette  solution  soit  la  pire 
pour  l'Irlande.  Et  dans  notre  profond  et  fraternel  amour  de 
Celte  pour  les  Irlandais,  nous  nous  permettons  de  croire  que 
c'est  peut-être  là  ce  qui  peut  arriver  de  plus  heureux  à  l'île 
des  Saints.  Nous  sommes,  en  effet,  de  ceux  qui  redouteraient 
pour  elle  un  Home  Rule  en  apparence  trop  parfait.  Depuis  de 
longues  années  la  politique  pure,  pour  l'obtention  d'un  F*arle- 


■22  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLOISIaLKS 

ment  à  Dublin,  a  absorbé  la  meilleure  partie  des  énergies  de 
rirlande  ;  là  s'est  concentrée  toute  sa  vie  publique.  Or,  si  un 
Parlement  irlandais  —  fut-ce  dans  une  Irlande  complètement 
indépendante  du  Royaume-Uni  —  s'ouvrait  aujourd'hui,  il  ne 
serait  pas  une  assemblée  vraiment  représentative  de  l'Irlande 
celtique.  Sous  l'oppression  britannique,  l'Irlande  n'a  plus  de 
vie  politique  propre  depuis  des  siècles.  Le  fameux  Parlement 
des  dernières  années  du  xviii'  siècle  —  qui  rendit  pourtant  de 
grands  services  au  pays  —  n'était  qu'un  petit  Westminster  où 
l'on. faisait  de  la  politique  sur  le  modèle  anglais,  où  la  langue 
nationale  n'était  point  entendue,  où  l'idée  celtique  n'existait 
nulle  part.  Un  Parlement  irlandais  indépendant  ne  ferait 
aujourd'hui  que  reprendre  cette  tradition,  sans  doute  glorieuse, 
mais  insuffisante  pour  le  bien  de  l'Irlande. 

Au  contraire,  le  Parlement  qui  s'ouvrira  peut-être  bientôt  à 
Dublin,  par  l'action  même  des  unionistes  dans  la  campagne 
actuelle,  ne  contentera  point  les  Irlandais.  Ils  essaieront  pa- 
tiemment de  l'améliorer  ;  et  pour  cela  il  leur  faudra  bien  cher- 
cher en  eux-mêmes,  maintenant  que  les  Communes  leur  ont 
donné  tout  ce  qu'elles  pouvaient  leur  donner.  Il  leur  arrivera 
ainsi  très  probablement  de  créer  une  politique  vraiment  irlan- 
daise, celtique,  et  non  plus  copiée  sur  celle  de  Westminster. 

Le  peuple  gaël  comprendra  que  le  Home  Rule  tant  désiré, 
qu'il  considérait  comme  un  talisman  grâce  auquel  il  ne  lui  res- 
terait plus  qu'à  se  laisser  vivre,  est  un  moyen  et  non  pas  une 
lin,  qu'il  est  l'outil  avec  lequel  on  pourra  travailler  à  la  recons- 
truction de  l'Irlande  et  rien  de  plus.  Certes,  sans  cet  outil,  le 
travail  ne  saurait  être  fait,  mais  une  fois  l'outil  obtenu,  le  véri- 
table travail  reste  à  faire;  le  travail  de  réédification  de  l'Ir- 
lande, celtique  de  pensée,  de  langage  et  de  politique,  de  l'Ir- 
lande satisfaite  et  prospère  parce  que  redevenue  elle-même. 

Y.  M.  (îoitun. 


LÀ  NOUVELLE   LOI  MILITAIRE   BELGE! 

ET  SES  CONSÉQUENCES 
EN    CAS    DE    GUERRE    FRANCO-ALLEMANDE  (i; 


Nous  avons  vu  précédemment  que,  pour  défendre  le  plus 
elïicacement  la  neutralité  belge  contre  une  intervention  éven- 
tuelle d'un  de  ses  voisins  immédiats,  la  France,  l'Allemagne, 
l'Angleterre,  le  gouvernement  du  roi  Albert  avait  résolu 
d'installer  entre  Liège,  Anvers  et  Namur,  au  camp  de  Be- 
verloo,  une  réserve  qui  permettrait  de  prendre  l'avantage,  au 
moins  temporairement,  sur  l'attaque  brusquée  se  produisant 
contre  l'une  de  ces  places  fortes,  même  inopinément.  L'effi- 
cacité de  cette  solution  nous  paraît  fort  sujette  à  eaiition. 

On  a  décidé,  en  effet,  que  l'instruction  des  recrues  de  la 
plus  grande  partie  des  régiments  d'infanterie  et  d'artillerie 
devra  se  faire  désormais  au  camp  de  Beverloo.  Comme  les 
anciennes  garnisons  sont  maintenues,  en  principe,  partout 
sans  notables  modifications  d'effectif,  ce  ne  sera  que  le  supplé- 
ment d'hommes  procuré  par  la  nouvelle  loi  de  recrutement 
qu'on  y  pourra  concentrer,  —  soit,  avec  les  cadres  détachés  à 
titre  temporaire  ou  permanent  pour  donner  l'instruction, 
15.000  hommes  environ,  qui  s'y  trouveront  dès  le  mois  de  no- 
vembre 1913. 

L'appoint  de  15.000  hommes  exercés,  s'il  arrive  à  temps, 
mettra  certainement  le  gouverneur  de  Liège  en  bien  meil- 
leure posture  pour  faire  face,  durant  les  premiers  jours  de  la 
mobilisation,  période  si  critique,  à  l'attaque  brusquée  d'un 
gros  détachement  allemand. 

Il  faut  faire  élat  également,  si  l'on  veut  rendre  pleine  justice 
aux  loyales  intentions  du  gouvernement  belge,  du  renforce- 
ment des  unités  d'artillerie,  du  génie,  et  des  services  spéciaux 
affectés  normalement  à  la  défense  de  la  place,  —  comme  des 
unités  d'infanterie,  de  cavalerie,  et  d'artillerie  de  campagne, 

(1)  Voir  Quesl.  Dipl.  et  Col.,  du  lli  décembre,  pages  724  et  sq. 


24  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

qui  y  sont  stationnées  en  temps  de  paix,  —  renforcement  qu'on 
n'aura  pas  manque  de  réaliser,  on  n'en  peut  douter,  au  mo- 
ment de  l'incorporation  du  premier  contingent  élargi. 

Rien  n'empêche  de  penser  que  le  baron  de  Broqueville, 
ministre  de  la  Guerre  et  président  du  Conseil,  a  déjà  formulé, 
comme  suite  aux  indications  quil  a  fournies  au  Parlement 
lors  de  la  discussion  de  la  nouvelle  loi  de  recrutement,  de 
discrètes  prescriptions  dans  le  sens  de  ce  renforcement  au 
profit  des  places  de  la  Meuse.  Il  est  même  fort  probable  qu'il 
en  a  été  ainsi. 

Ce  renforcement  doit  s'élever,  selon  toute  apparence,  à  1.500 
ou  1.1)00  combattants  pour  1.800  à  2.000  rationnaires.  Les 
chiffres  anciens  que  nous  avons  donnés  pour  ces  deux  catégo- 
ries, —  respectivement  5.000  et  6.000  unités,  —  sont  donc  por- 
tés à  0.500  et  à  8.000,  sans  compter  environ  2  500  réservistes, 
convoqués  par  ordre  individuel  dans  la  banlieue  de  Liège,  qui 
rejoindront  en  quelques  heures,  et  quelques  bataillons  peut- 
être  qui  peuvent  être,  à  la  rigueur,  à  l'effectit  de  paix,  envoyés 
du  Louvain  et  de  Hasselt. 

Avec  les  15.000  hommes  du  camp  de  Beverloo,  —  si  nous 
supposons,  pour  simplifier  d'abord  les  données  du  problème, 
qu'ils  ont  eu  le  temps  de  s'instruire  et  qu'ils  arrivent  avant 
l'ennemi,  —  le  gouverneur  disposera  de  26.000  à  28.000  sol- 
dats, dont  24.000  à  25.000  combattants,  soit  de  4.000  à  5.00a 
de  plus  que  le  minimum  strictement  indispensable,  tel  que 
nous  avons  cru  pouvoir  le  fixer,  du  moins  pour  la  première 
semaine  de  la  lutte. 

La  situation  apparaîtrait  donc,  au  point  de  vue  belge  comme 
au  point  de  vue  français,  comme  devant  être,  dès  la  fin  de 
l'hiver  prochain,  très  sérieusement  améliorée  du  fait  des  nou- 
velles dispositions  adoptées  par  le  gouvernement  royal,  dans 
les  deux  places  qui  maîtrisent,  avec  la  vallée  de  la  Meuse 
moyenne,  la  grande  route  naturelle  d'invasion  vers  la  France 
du  Nord.  Tout  ce  que  nous  avions  dit  de  Liège,  en  effet,  peut 
s'appliquer  à  Namur,  exactement,  dans  la  proportion  des  effec- 
tifs alfectés  à  la  défense  de  ces  deux  villes. 

Mais,  cette  très  sérieuse  amélioration  théorique  ne  saurait 
être  effectivement  réalisée  qu'à  deux  conditions  logiquement 
indisjtensables.  C'est,  d'une  part,  qu'au  moment  où  l'attaque 
allemande  se  produira  les  recrues  du  camp  de  Beverloo  auront 
eu  le  loisir  de  parcourir  leur  stade  normal  d'instruction,  — et 
que,  d'autre  part,  les  recrues  instruites  se  trouvent  amenées 
à  temps  en  face  d'elle. 


LA    NOrVKLLb;    LOI    MILITAIKK    r.tl.OK 


Or,  du  lo  septembre  au  15  avril,  de  la  fin  des  manœuvres 
au  terme  des  cinq  mois  que  réclame  l'exécution  du  programme 
complet  d'instruction  de  la  classe,  —  c'est-à-dire  pendant  sept 
grands  mois,  —  les  recrues,  incorporées  en  novembre,  ne 
peuvent  être  raisonnablement  considérées  comme  mobilisables. 
La  durée  du  temps  passé  sous  les  drapeaux  est  réduit  en  Bel- 
gique parla  loi  nouvelle  à  15  mois.  La  classe  de  la  précédente 
année,  instruite  ou  réputée  telle,  ne  sera  donc  présente  au 
corps  pour  encadrer  la  plus  jeune  classe  que  jusqu'aux  envi- 
rons du  L5  février. 

A  cette  date,  les  recrues  seront  à  peine  dégrossies;  et  alors, 
pendant  huit  semaines,  jusqu'à  ce  que  leur  première  éducation 
militaire  soit  achevée,  l'armée  belge  ne  comptera  plus  dans 
son  camp  que  des  conscrits  en  cours  de  formation  au  métier, 
à  peu  près  incapables  de  rendre  aucun  service  de  guerre! 

Que  vaudra,  dans  ces  conditions,  l'appoint  apporté  aux  défen- 
seurs de  Liège  par  l'échelon  soi-disant  libérateur  concentré 
d'avance  au  camp  de  Beverloo?Et  si  cet  appoint  ne  peut  être 
regardé  vraiment  comme  utilisable,  comment  suppléera-t-on  à 
son  non-emploi? 

Sera-ce  au  moyen  des  soldais  instruits,  dispersés  un  peu 
partout  dans  les  régiments  de  l'intérieur,  oîi  les  cadres  et  les 
eftectifs  seront  d'autant  plus  pauvrement  constitués  qu'on  y 
aura  plus  soigneusement  prélevé  les  instructeurs  nécessaires 
au  dressage  des  recrues  groupées  à  Beverloo?  Mais  alors,  com- 
ment formera-t-on  en  bataillons  de  marche  ces  soldats  ins- 
truits, —  avec  quelles  garanties  de  cohésion,  —  sous  quels 
chefs,  —  et  lorsqu'ils  seront  partis  d'urgence,  comment  la  mo- 
bilisation s'opérera-t-elle  dans  les  dépôts,  privés  des  soldats 
de  l'armée  active  et  de  la  presque  totalité  des  cadres?  Autant 
de  questions  que  le  plus  adroit  organisateur  serait  bien  embar- 
rassé de  résoudre,  et  que  ne  peuvent  manquer  cependant  de 
s'être  posées  les  hommes  d'Ltat  belges  ! 

N'aurait-il  pas  été  préférable,  à  l'inverse  de  ce  que  le  gou- 
vernement royal  a  cru  devoir  décider,  d'avoir  les  soldats  ins- 
truits concentrés  au  contraire  à  Beverloo  en  bataillons  de 
marche,  et  de  laisser  les  recrues  s'instruire  séparément  dans 
les  dépôts  des  villes  de  l'intérieur?  Contre  ce  procédé,  plus 
séduisant  à  première  vue,  les  objections  d'ordre  pratique,  pour 
peu  qu'on  })renne  la  peine  de  réiléchir,  abondent.  Quelques 
correctifs  qu'on  essaye  d'y  apporter,  —  par  exemple,  au  moyen 


26  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

d'appels  partiels  de  réservistes  échelonnés  au  cours  du  prin- 
temps et  de  l'été  suivant  les  besoins  qui  se  feront  sentir,  —  la 
réduction  du  temps  de  service  à  quinze  mois  est  venue  com- 
pliquer terriblement  une  situation  déjà  bien  délicate. 

Mais  de  quel  droit  jetterions-nous  la  pierre  à  nos  voisins 
pour  l'avoir  votée?  N'avons-nous  pas  nous  aussi,  en  France, 
admis,  au  dernier  tournant  d'une  discussion  parlementaire 
exceptionnellement  heureuse,  la  non-rétroactivité  de  la  loi  de 
salut  et  l'incorporation  prématurée  avec  ses  conséquences 
d'une  complication  byzantine? 


Le  corps  de  Beverloo  a  eu  le  temps  de  parachever  son  instruc- 
tion; par  une  chance  particulière,  le  «  drang  »  germanique  s'est 
déclenché  au  printemps,  et  les  recrues  du  précédent  automne 
sont  en  état  de  rendre  de  vrais  services  de  guerre.  Arriveront- 
elles  à  temps  à  Liège  pour  les  y  rendre  elfectivement?  Rien 
n'est  moins  certain,  pour  peu  que  l'offensive  allemande  se  pro- 
duise avec  soudaineté! 

Or,  si  le  coup  de  force  a  été  résolu  en  principe  dans  les  con- 
seils secrets  du  gouvernement  impérial,  celui-ci  n'aura  garde 
de  laisser  son  exécution  s'accomplir  autrement  que  dans  les 
conditions  propres  à  favoriser  son  succès.  Le  prétexte  de  la 
querelle  d'Allemands  qu'on  nous  cherchera  ne  sera  évoqué 
qu'au  moment  même  oii  sera  lancé  l'ultimatum,  si  ultimalum 
il  y  a.  Pas  de  période  de  tension  politique  plus  ou  moins  ac- 
centuée, permettant  au  ministère  belge  de  prévoir  l'échéance 
guerrière,  d'en  délibérer  à  loisir,  de  prendre  en  sous-main  ses 
mesures  pour  y  faire  face. 

Ce  ne  sera  qu'au  moment  précis  où  la  première  localité  du 
royaume  se  trouvant  sur  la  route  de  l'invasion  aura  vu  surgir 
les  premiers  uhlans  d'avant-garde  qu'avis  télégraphique  annon- 
çant la  violation  du  territoire  pourra  être  donné.  Suffira-t-il  à 
provoquer  de  suite  les  déterminations  décisives?  Ne  voudra- 
t-on  pas  d'abord,  à  Bruxelles,  obtenir  une  confirmation,  des  dé- 
tails complémentaires,  du  gouverneur  de  la  province  menacée, 
des  bourgmestres  voisins  de  la  localité  prétendument  envahie'^ 

Et  si  même  on  avertit,  dès  la  première  minute,  le  comman- 
dant du  camp  de  Beverloo  d'avoir  à  se  mettre  en  mesure  d'ex- 
pédier son  échelon  de  renfort,  mobilisé  et  au  complet,  dès  le 
premier  signal,  n'est- il  pas  lationnel  de  supposer  que  plu- 
sieurs heures  s'écouleront  avant  que  ce  signal,  qui  engage  irré- 


LA    NOUVELLE   LOI   MILITAIRE   BELGli  27 

vocablement  les  responsabilités  du  gouvernemeiil  royal,  ne 
soit  donné  par  ceux  qui  les  portent? 

Donc,  un  délai  de  plusieurs  heures  est  à  prévoir,  entre  le 
moment  oiî  les  têtes  de  colonnes  ennemies  auront  été  aper- 
çues à  l'intérieur  des  frontières  et  celui  qui  verra  transmettre 
Tordre  d'agir  de  Bruxelles  à  Beverloo.  Il  faut  en  escompter  un 
autre,  aussi  important  sinon  davantage,  pour  le  passage  du 
pied  de  paix  au  pied  de  guerre,  même  en  mobilisation  par 
alerte,  du  détachement  de  renfort,  puis  faire  entrer  dans  le 
calcul  le  temps  d'embarquer  le  détachement,  avec  son  artille- 
rie, ses  services  et  son  train  de  combat;  la  durée  d'écoulement 
des  vingt-cinq  trains  échelonnés  à  iatervalles  fixes  qui  le 
transporteront  à  Liège;  les  opérations  de  débarquement  des 
hommes,  des  animaux  et  du  matériel  à  l'arrivée,  et  la  remise 
en  ordre  sur  des  routes  convenablement  choisies  des  divers  élé- 
ments. 

Tout  cela  demandera  bien  quarante-huit  heures  au  minimum 
dans  les  circonstances  les  plus  favorables,  —  sans  parler  des 
marches  plus  ou  moins  longues  qui  doivent  conduire  les 
troupes  aux  positions  qu'elles  ont  mission  d'occuper  d'après  le 
plan  de  défense  de  la  place...  et  que,  selon  toute  vraisem- 
blance, elles  n'occuperont  pas,  l'ennenii  les  y  ayant  devancées. 


Celui-ci,  en  elïet,  quand  sa  présence  a  été  signalée,  à  son 
passage  dans  la  première  localité  belge,  ne  se  trouvait  déjà 
plus  qu'à  25  ou  30  kilomètres  de  l'avancée  des  forts.  Trois 
heures  plus  tard,  ses  tètes  de  colonnes  se  trouvaient  naturel- 
lement à  leur  hauteur,  puisqu'il  s'agit  d'une  avant-garde  com- 
posée de  cavalerie  et  d'artillerie  à  cheval,  et  les  ponts,  les 
ouvrages  d'art  des  voies  ferrées  étaient  tombés  entre  ses  mains, 
permettant  désormais  l'accès  des  trains  militaires. 

Huit  ou  neuf  heures  après  que  la  nouvelle  de  la  violation 
du  territoire  neutre  sera  parvenue  à  Bruxelles,  deux  divisions 
de  cavalerie  allemande,  soutenues  par  des  groupes  cyclistes  et 
de  l'artillerie  à  cheval,  puis  bientôt  rejointes  par  des  compa- 
gnies transportées  en  automobiles  et  par  les  bataillons  du  pre- 
mier embarquement  en  chemin  de  fer,  débarqués  hâtivement 
en  pleine  voie  le  plus  en  avant  possible,  auront  pris  posses- 
sion de  toute  la  campagne  liégeoise  située  sur  la  rive  droite 
de  la  Meuse  et  des  moyens  de  passage  du  fleuve.  Les  plis  de 
terrain  profonds  et  tortueux  qui  accidentent  les  intervalles  des 
forts,  dans  le  voisinage  des  vallées  de  la  Vesdre  et  de  l'Ourthe 


-28  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET  COLONIALES 

principalement,  donneront  toute  facilité  aux  assaillants  d'y 
parvenir  presque  sans  pertes,  balayant  rapidement  du  secteur 
oriental  de  la  place  les  quelques  milliers  de  défenseurs  déjà 
démoralisés  qui  s'y  installaient  à  peine. 

Peut-être  même,  dès  l'arrivée  des  premiers  échelons  d'infan- 
terie, l'envahisseur  aura-t-il  eu  la  chance  d'enlever,  en  les  pre- 
nant à  revers,  un  ou  deux  ouvroeres  moins  viiioureusement 
défendus  que  les  autres,  ce  qui  élargira  d'autant  sa  base  d'opé- 
ration en  la  rendant  plus  sure. 

Alors,  tandis  que  les  débris  de  la  portion  mobile  de  la  gar- 
nison de  Liège,  s'il  y  a  eu  combat,  —  ou  ses  éléments  plus  ou 
moins  désorganisés,  s'ils  ont  cédé  le  terrain  sans  coup  férir,  — 
se  rassembleront  tant  bien  que  mal  derrière  les  forts  de  la 
rive  gauche,  repoussés  de  plus  en  plus  loin  par  l'élargissement 
progressif  des  avant-postes  de  l'invasion  grossissante,  ce  sera 
sans  interruption,  de  la  huitième  à  la  trentième  heure,  —  et 
plus  tard  encore  si  l'on  veut  envoyer  plus  de  monde  pour  frap- 
per un  coup  plus  rude,  —  le  déversement  des  innombrables 
wagons  chargés  de  troupes  et  de  matériel  de  toute  une  série 
de  trains  militaires,  se  succédant  aux  intervalles  les  plus 
réduits  sur  les  deux  voies  ferrées  qui,  d'Eupen  et  de  Malmédy, 
convergent  à  Liège. 

Suivant  l'intensité  de  l'effort  stratégique  qu'aura  voulu 
dans  cette  direction  l'état-major  général  de  Berlin,  un,  deux  ou 
trois  corps  d'armée,  —  amenés  de  suite  tels  quels  à  l'effectif 
de  paix,  ou  préalablement  portés  par  une  savante  et  discrète 
progression,  sans  que  l'alarme  ait  été  donnée  à  l'étranger,  à 
reffectif  de  guerre.  —  se  trouveront  ainsi  concentrés  dans  la 
banlieue  est  de  la  grande  ville  le  soir  du  deuxième  jour.  Et 
dès  le  matin  du  troisième,  leurs  masses,  en  vagues  profondes, 
commenceront  à  déborder,  du  fond  du  val  de  Meuse  jusque 
sur  les  plateaux  de  la  rive  gauche,  où  les  renforts  de  Beyerloo 
n'arriveront  que  pour  recueillir  les  bataillons  liégeois  avant 
d'être  obligés  de  battre  en  retraite  à  leur  tour. 

Dès  la  mise  en  batterie  des  premières  pièces  de  siège  par 
les  Allemands,  les  forts  tenant  encore  sur  les  deux  rives  du 
fleuve,  menacés  à  la  gorge  d'une  attaque  de  vive  force  et  bom- 
bardés par  derrière,  se  trouveront  dans  la  situation  la  plus 
fâcheuse;  la  plupart  devront  capituler  très  vite,  et  le  bénéfice 
du  point  d'appui  important  que  la  défensive  belge  se  promet- 
tait de  rencontrer  à  Liège  sera  acquis  à  l'invasion. 

Et  si  l'on  s'étonne  do  la  soudaineté  que  nous  admettons 
pour  l'action  en  force  de  celle-ci,  qu'il  nous  soit  permis  seu- 
lement de  faire  remarquer  que  les  points  de  rassemblement 


LA    NOUVELLK    LOi    MILITAIRE    BELGE  29 

•des  troupes  allemandes  chez  elles,  à  l'intérieur  de  la  frontière, 
sont  à  peine  éloignés  de  60  à  70  kilomètres  de  chemin  de  la 
place  à  surprendre  !  Comment  ne  pas  supposer  que  tous  les 
cléments  montés  ou  attelés  à  y  conduire  n'y  seront  point  par- 
venus par  les  voies  de  terre  dans  la  nuit  du  deuxième  au  troi- 
sième jour,  dégageant  d'autant  les  chemins  de  fer  dont  tous  les 
rendements  utiles  se  trouveront  ainsi  notal)lement  augmentés? 
Jl  faut  considérer  aussi  qu'aujourd'hui  l'emploi  des  tracteurs 
automobiles  pour  la  grosse  artillerie  et  les  convois  simplifie  et 
accélère  les  mouvements  d'une  armée. 


D'après  les  indications  qui  précèdent,  on  voit  que  le  remède 
imaginé  par  le  gouvernement  IJelge  pour  neutraliser  sur  le 
point  menacé  la  virulence  prévue  de  l'attaque  germanique, 
cinq  mois  sur  douze  chaque  année,  est  incapable  d'agir  et  que 
les  sept  autres  mois  il  aura  toute  chance  d'agir  trop  tard.  Tout 
au  plus,  pendant  cette  période,  et  seulement  si  le  ministère 
de  Bruxelles  sait  voir  à  temps  la  situation  telle  qu'elle  est,  le 
renfort  de  Beverloo  peut-il  atteindre  Namur  et  y  donner  la 
main  au  premier  corps  français  qui  y  arrivera.  —  avec  ses 
edcctifs  de  paix  s'il  le  faut,  —  sans  doute  en  même  temps 
que  lui. 

('  Mais,  dira-t-on,  les  Allemands,  —  croyez-en  plutôt  le  gêne- 
nt rai  de  Bernhardi,  —  ne  visent  pas  la  grande  route  de  Paris 
«  par  la  Meuse  et  la  Sambre;  ils  se  couvriront  seulement  d'une 
«  forte  aile  droite,  chargée  de  masquer  les  deux  places  belges, 
«  et  marcheront  avec  200.000  hommes  vers  Dinant,  Mézières  ou 
«  Stenay,  pour  tourner  la  gauche  du  principal  rassemblement 
«  français,  par  un  mouvement  de  tlanc  de  plus  ou  moins  grande 
«  envergure.  Quelle  sera  l'attitude  de  l'armée  belge  en  pareil 
«  cas?  » 

Les  manœuvres  belges  du  mois  de  septembre  dernier,  qui  se 
sont  déroulées  sur  les  bords  de  la  Meuse  moyenne  autour  du 
point  central  de  Dinant,  d'Yvoir  à  Hastière,  —sous  l'influence 
évidente  des  préoccupations  issues  de  l'hypothèse  d'une  viola- 
tion par  l'Allemagne  de  la  neutralité  belge  à  travers  la  pro- 
vince du  Luxembourg,  —  semblent  devc)ir  nous  fournir  des 
indications  tendancieuses  permettant  de  répondre  à  cette  em- 
barrassante question. 

Du  thème  qui  a  régi  ces  manœuvres,  en  effet,  il  est  facile,  à 
le  bien  étudier,  d'extraire  certaines  constatations,  dont  nous 
tirerons  ensuite  les  conclusions  que  de  droit. 

1°  Namur  y  est  supposé  se  trouver  encore  intact  aux  mains 


30  QUESTIONS    DIPLOMATIQLliS    ET    COLONIALES 

des  Belges,  tandis  qu'il  n'y  est  pas  question  de  Liège,  sans 
doute  trop  éloigné,  masqué  par  les  Allemands  ou  tombé  en 
leur  pouvoir,  au  moment  où  le  choc  se  produit  entre  les  avant- 
gardes  des  colonnes  d'invasion  et  l'armée  de  campagne  qui 
défend  l'accès  du  territoire  neutre.  Ce  choc  se  produit  le  long 
de  cette  partie  accidentée  de  la  Meuse  qui  va  de  Namur  à 
Givet. 

2"  Le  fait  que  les  Belges,  battus  par  l'invasion,  se  retirent 
directement  à  l'Ouest,  vers  la  haute  Sambre  et  les  sources  de 
l'Oise,  indique  visiblement  qu'ils  escomptent  à  bref  délai  l'ar- 
rivée d'une  armée  française  assez  forte  pour  les  recueillir. 
D'autre  part,  la  résistance  de  Namur  abandonné  à  ses  seules 
forces  est  en  concordance  avec  l'hypothèse  d'un  secours 
anglais  important  qui  y  serait  déjà  parvenu,  ou  qui  y  devrait 
sûrement  à  très  bref  délai  parvenir.  Sans  cette  double  occurrence, 
il  paraîtrait  plus  naturel  que  l'armée  belge  se  retirât  sous  le 
canon  de  la  place. 

3"  Les  données  générales  du  thème  ne  cadrent  guère  avec 
l'éventualité  d'une  pointe  antérieure  bien  hardie  que  le  gros 
des  forces  belges  aurait  cru  devoir  risquer  vers  l'angle  méri- 
dional des  frontières  du  royaume.  On  est  même  amené  à  penser, 
d'après  elles,  que  le  gros  n'a  jamais  cherché  à  s'éloigner  beau- 
coup du  rayon  des  ouvrages  de  Namur  dans  la  direction  du 
Sud-Est,  pivotant  sur  la  place  oii  son  aile  gauche  s'appuie,  afin 
d'y  pouvoir  toujours  trouver  un  refuge  en  cas  de  malheur. 

4"  Les  allures  générales  de  la  défense,  telle  qu'elle  a  paru 
conduite  aux  manœuvres  de  1913,  marquent  une  résolution 
très  nette  de  barrer  énergiquement  la  route  à  l'envahisseur,  et 
non  le  désir  de  fournir  seulement  contre  lui  un  simulacre  de 
combat.  On  a  tenu  successivement  les  positions  qui  défendent 
les  approches  de  la  Meuse  sur  la  rive  droite,  —  puis,  celles  qui 
commandent  les  passages  du  lleuve,  —  enfin,  celles  qui  maî- 
trisent les  versants  escarpés  par  où  seulement  l'on  peut  débou- 
cher sur  les  plateaux  de  la  rive  gauche.  On  les  a  tenues  de 
manière  à  y  ofîrir  aux  progrès  de  l'assaillant  la  résistance  la 
plus  honorable,  sans  aller  toutefois  jusqu'à  y  subir  l'écrase- 
ment. On  voulait,  évidemment,  dans  chacun  des  épisodes  guer- 
riers représentés,  conserver  aux  défenseurs  du  sol  belge  le 
libre  accès  des  routes  de  France,  où  la  rescousse  se  préparait. 


Les  observations  qui  précèdent  sont  tout  à  l'honneur  de  ce 
qu'elles  permettent  de  supposer  de  la  loyauté  d'intentions  du 


LA    NOUVELLE    LOI    MILITAIRE    BELGE  3t 

commandement  belge.  Elles  montrent  que  le  gouvernement  de 
M.  de  Broqueville  se  rend  un  compte  exact  de  la  façon  dont  les 
événements  ont  chance  de  se  succéder,  lors  de  la  prochaine 
grande  guerre,  sur  les  confins  franco-germano-belges. 

Si  les  conceptions  théoriques  qui  président  à  l'organisatioTi 
de  la  défense  générale  du  royaume  ne  peuvent,  sous  peine  de 
paraître  mal  préjuger  des  intentions  d'une  des  puissances  limi- 
trophes, que  se  cantonner  dans  l'imprécision  des  hypothèses 
les  plus  vagues,  il  n'est  pas  défendu  cependant  d'orienter  la 
préparation  pratique  de  Fetfort  militaire  qu'on  ne  peut  se  dis- 
penser de  prévoir,  dans  le  sens  de  l'éventualité  concrète  à  la- 
quelle on  reconnaît  en  bonne  logique,  le  maximum  de  proba- 
bilité. 

On  peut  voir  aussi,  dans  certains  détails  de  la  situation  qu'ad- 
met au  point  de  départ  le  thème  des  manœuvres  belges  de  1910, 
la  preuve  que  l'on  ne  se  fait  guère  d'illusions  dans  les  hautes 
sphères  du  royaume  quant  à  l'efficacité  réelle  des  mesures 
militaires  adoptées,  —  quelle  que  soit,  d'ailleurs,  la  conliance 
officielle  des  déclarations  faites  au  Parlement  pour  en  recom- 
mander l'adoption. 

Le  thème,  en  eiTet,  suppose  très  exactement  que  les  laits  ont 
été  tels  que  nous  croyons  avoir  démontré,  dans  les  pages  pré- 
cédentes, qu'ils  seraient  selon  toute  vraisemblance  durant  les 
premiers  jours  de  la  lutte.  A  savoir,  l'invasion  allemande  puis- 
sante et  immédiate,  Liège  enlevé  ou  investi,  la  concentration 
belge  reportée  à  Namur  ou  même  au  delà,  et  la  défense  de  la 
neutralité  belge  ne  pouvant,  somme  toute,  se  développer  régu- 
lièrement qu'en  faisant  état  d'un  sqcours  venant  du  dehors, 
et  attendu  à  très  bref  délai  —  dans  l'espèce,  comme  l'ont  dit 
plusieurs  journaux,  la  coopération  des  forces  anglo-françaises. 

* 
*   * 

Ce  thème  des  manœuvres  de  1910  contient  encore,  impli- 
citement, d'autres  indications. 

Soit  par  ce  qu'il  contient,  soit  par  ce  qu'il  tait,  il  confirme, 
par  exemple,  avec  une  très  suffisante  clarté,  la  thèse  que  sou- 
tiennent, d'ailleurs,  la  plupart  des  écrivains  militaires  informés 
et  qui  conclut  à  l'abandon  nécessaire  à  peu  près  complet,  par 
les  Belges,  de  toutes  les  voies  de  terre  ou  de  fer  traversant 
d'Est  en  Ouest  la  province  de  Luxembourg. 

Sj  regrettable  que  soit  cet  abandon  au  point  de  vue  des  inté- 
rêts généraux  de  la  défense  française,  si  critiquable  qu'il  appa- 
raisse en  considération  du  respect  des  obligations  incombant 


32  QUESTIONS    DIPLOMAÏIOCES    ET    COLONIALES 

à  la  Belgique  du  fait  de  sa  neutralité,  nous  ne  faisons  pas  dif- 
liculté  de  reconnaître  qu'il  est  la  conséquence  d'une  juste  appré- 
ciation des  conditions  stratégiques  en  fonction  desquelles  la 
défensive  belge  doit  être  envisagée. 

Pourquoi  exigerions-nous  de  nos  voisins  qu'ils  risquent  de 
compromettre  le  sort  de  leur  action  militaire  propre,  sous  pré- 
texte que  le  bouleversement  du  plan  de  campagne  qui  s'im- 
pose logiquement  à  eux  procurerait  à  la  nôtre  certaines  faci- 
lités? 

L'armée  belge  n'est  pas  assez  nombreuse  aujourd'hui,  — 
elle  ne  le  sera  même  jamais  assez  sans  doute,  dans  l'avenir,  — 
pour  qu'elle  puisse  sans  imprudence  notoire  s'aventurer  à  plus 
de  deux  petites  marches  de  la  Meuse,  sa  base  naturelle  d'opé- 
rations et  de  ravitaillements,  au  milieu  des  masses  allemandes 
qui  auraient  vite  fait  de  l'entourer  et  de  lui  faire  mettre  bas  les 
armes. 

La  voie  ferrée  de  Malmédy  à  Dinant,  —  par  Stavelot,  Gom- 
blainau-Pont,  Durbuy  et  Marche,  —  limite  à  peu  près,  vers  le 
Sud,  la  zone  que  les  troupes  belges  seront  en  mesure  de  domi- 
ner temporairement,  mais  cela,  bien  entendu,  dans  le  cas  le 
plus  favorable  :  celui  où  elles  occuperont  le  val  de  Meuse  de 
Liège  à  Namur.  y  compris  ces  deux  places. 

Si  Liège  est  perdu  pour  elles,  —  que  la  ville  ait  été  prise 
ou  simplement  isolée.  —  la  zone  se  rétrécira  d'autant  :  Huy, 
Durbuy  et  Jemelle  marqueront  les  points  extrêmes  de  l'action 
utile  des  forces  belges  en  face  de  l'invasion  allemande  ;  et  telle 
est,  nous  l'avons  vu,  l'hypothèse  qui  a  le  plus  de  chances  de 
se  réaliser  ! 

Dans  tout  le  reste  de  la  province  de  Luxembourg,  les  Alle- 
mands ne  rencontreront  donc  devant  eux  qu'une  résistance  à 
peu  près  platonique.  Les  gendarmes  interdiront  le  passage 
aux  têtes  de  colonnes  ennemies,  qui  passeront  outre.  Les  bourg- 
mestres de  deux  ou  trois  villes  importantes  liront  des  adresses 
de  protestation  aux  commandants  de  corps  d'armée  prussiens. 
Quelques  ponts,  un  ou  deux  tunnels,  minés  par  acquit  de  con- 
science, seront  à  moitié  détruits.  Peut-être  même  verra-t-on, 
par-ci  par-là,  dans  le  pays,  des  francs-tireurs  lâcher  de  temps 
en  temps  un  coup  de  fusil  aux  environs  de  la  route  que  sui- 
vront les  convois  de  l'offensive  germanique.  Mais  ce  sera  tout. 

Toute  cette  modeste  mise  en  scène,  où  s'épuisera  dans  le 
vaste  angle  méridional  de  leur  territoire  le  bon  vouloir  im- 
puissant de  nos  amis  belges  à  défendre  leur  neutralité,  ne  retar- 
dera }>as  de  plus  de  vingt-quatre  heures,  en  mettant  tout  au 
mieux,  les  progrès  des  Allemands. 


LA    NOUVELLE    LOI    MILITAIRE    BELGE  33 


* 


Il  faut  tirer  une  conclusion  de  l'étude  que  nous  venons  de 
faire,  des  conséquences  de  la  nouvelle  loi  de  réorganisation 
militaire  de  la  Belgique,  au  point  de  vue  de  la  couverture 
éventuelle  de  notre  frontière  du  Nord.  Nous  dirons  donc  que, 
pendant  sept  ou  huit  ans  au  moins,  cette  loi  n'amènera  aucune 
amélioration  sensible  de  la  situation  actuelle. 

Dans  une  dizaine  d'années  environ,  l'effectif  de  350.000  mo- 
bilisables se  trouvant  près  d'être  atteint,  par  suite  de  l'appli- 
cation progressive  de  la  loi  aux  classes  de  33.000  hommes  qui 
vont  être  désormais  incorporées,  l'appui  que  pourra  donner  la 
Belgique  aux  puissances  respectueuses  de  sa  neutralité  contre 
la  puissance  qui  l'aura  violée  deviendra  beaucoup  plus  effi- 
cace. Mais,  ce  sera  seulement  au  bout  de  quelques  jours,  une 
fois  la  mobilisation  achevée,  et  en  supposant  qu'elle  n'aura 
point  été  troublée  par  l'envahissement  brusqué  d'une  partie 
importante  de  son  territoire. 

A  ce  moment,  du  reste,  comme  aujourd'hui,  le  point  faible 
de  la  défense  belge  restera  que  la  répartition  des  troupes 
dans  les  garnisons  ne  correspond  pas,  en  temps  de  paix,  aux 
nécessités  du  temps  de  guerre.  Or,  le  faible  temps  de  service 
imposé  au  soldat  belge,  —  quinze  mois  dans  l'infanterie  et 
les  services  à  pied,  vingt-deux  mois  dans  les  armes  à  cheval, 
—  fait  de  lui  pendant  son  passage  sous  les  drapeaux  une  recrue 
perpétuelle,  de  sorte  qu'il  ne  peut  y  avoir  aucune  élasticité 
favorable,  du  fait  de  l'augmentation  à  certaines  époques  de 
l'année  de  la  proportion  des  hommes  instruits,  dans  l'elïectif 
des  unités  stationnées  dans  les  places  fortes.  Celles-ci,  du 
moment  qu'elles  ne  sont  pas  occupées  par  des  garnisons  assez 
nombreuses  pour  posséder  d'elles-mêmes,  en  tout  temps,  les 
éléments  d'une  défense  sérieuse  contre  une  attaque  inopinée, 
sont  donc  forcément  à  la  merci  d'un  coup  de  main,  tenté  de 
la  proche  frontière  par  un  voisin  sans  scrupule. 

D'autre  part,  la  configuration  du  royaume  et  la  faiblesse  de 
ses  moyens  militaires  Tobligent  à  confiner  son  action  défen- 
sive, en  cas  d'invasion,  dans  la  vallée  de  la  Meuse,  où  l'armée 
peut  agir  avec  l'appui  des  places,  sans  se  préoccuper  autrement 
des  violations  de  frontières  qu'on  devrait  enregistrer  sur  des 
points  éloignés.  Et  comme  l'appui  des  places,  —  Liège  ayant 
toute  chance  d'être  très  rapidement  enlevé,  —  se  réduit  à 
celui  de  Namur,  qui  ne  peut  être  d'ailleurs  considéré  comme 
à  peu  près  défendable  que  le  cinquième  ou  sixième  jour  de  la 

QUBST.    DiPL.    ET    Coi..    —    T.    XXXVII.  3 


'M  OL'EST10>S    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

mobilisation  de  rarniée  royale,  on  voit  que  la  couverlure  de 
notre  frontière  du  Nord,  que  nous  avons  cru  longtemps  assurée 
pai-  le  fait  géographique  de  la  neutralité  belge,  se  trouve 
aujourd'hui  fort  précaire.  Elle  dépend  exclusivement  de  la 
résistance  d'une  place,  occupée  par  une  garnison  trop  faible, 
pourvue  d'un  trop  petit  nombre  d'ouvrages,  et  qui  ne  peut 
être  secourue  qu'assez  tard  par  des  troupes  médiocrement 
instruites  et  insuffisamment  nombreuses! 

C'est  dire  assez  de  quelle  urgence  est  l'arrivée  à  la  rescousse. 
en  ce  point  capital  de  Namur,  de  très  importantes  troupes  de 
secours,  françaises  ou  anglaises,  —  et  de  préférence  françaises 
et  anglaises  à  la  lois.  —  qui  seules  peuvent  venir  apporter  à  la 
défensive  belge  très  loyale,  mais  trop  faiblement  constituée, 
l'appui  du  nombre  et  de  la  qualité,  sans  lequel  elle  se  trouve- 
rait infailliblement  submergée  par  le  Ilot  allemand. 

Lakdrecies, 


LE  FOYER  DE  LA  RACE  TURQUE 
LE  PLATEAU  ANATOLIEN 


Disséminés  dans  lous  les  coins  de  la  Turquie  d'Asie  comme 
fonctionnaires  ou  soldats,  les  Osmanlis  ne  forment  de  véri- 
tables noyaux  de  population  ni  en  Arménie,  ni  en  Arabie,  ni 
en  Syrie  :  les  vilayets  du  plateau  anatolien  demeurent  de- 
puis la  conquête  la  seule  région  d'habitat  de  la  race  turque. 

Bornée  au  Nord  par  la  mer  Noire,  à  TOuest  par  l'Archipel, 
au  Sud  par  la  Méditerranée  et  la  chaîne  du  Taurus,  l'Anatolie 
peut  être  considérée  comme  limitée  à  l'Est  par  une  ligne 
tirée  de  Trébizonde  au  golfe  d'Alexandrette.  Mêlé  aux  Lazes 
dans  les  environs  de  Samsoun,  aux  Grecs  le  long  du  littoral, 
le  Turc  constitue  Télément  prédominant  dans  les  vilayets  de 
Hudavendighiar,  de  Koniah  et  d'Angora. 

Les  Occidentaux  voient  encore  ces  contrées  à  travers  les 
mirages  des  Mille  et  Une  Nuits.  La  réalité  est  tout  autre. 
Quand  on  pénètre  dans  l'intérieur  de  ces  vilayets,  c'est  une 
succession  lamentable  de  vastes  espaces  en  friche  où  crois- 
sent les  broussailles  et  les  mauvaises  herbes  :  des  solitudes 
coupées  à  de  lointains  intervalles  de  pauvres  villages  aux 
maisons  de  bois  ou  de  pisé,  recouvertes  de  couches  alterna- 
tives de  branchages  et  de  terre.  A  peine  quelques  champs 
cultivés.  Les  forets  ont  été  détruites  :  les  sultans  imprévoyants 
les  livrèrent  à  l'exploitation  de  charbonniers  grecs,  sous  la 
simple  réserve  d'un  droit  sur  la  vente  des  bois.  Les  bâtiments 
qui  croulent,  les  paysannes  en  guenilles  accroupies  aux  bords 
des  chemins,  et  qui  vous  contemplent  de  leurs  grands  yeux 
noirs  si  profonds  et  si  mornes,  émeuvent  encore  moins  que  le 
spectacle  de  ces  terres  à  l'abandon  dont  une  végétation  para- 
site atteste  la  fertilité. 

L'absence  de  voies  de  communication  rend  très  pénible  le 
moindre  déplacement.  Il  existe  quelques  bonnes  routes,  celles 
que  la  Société  française  a  améliorées.  Les  autres  ne  méritent 
pas'la  dénomination  de  chemins;  ce  sont  de  simples  pistes  sur 
lesquelles  le  cheval  est  le  seul  mode  pratique  de  locomotion. 
Les  voitures,  qu'on  appelle  lalikas,  sont  longues  et  hautes  : 


36  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

on  peut  même  s'y  coucher  sur  de  petits  matelas  que  fournis- 
sent les  Turcs.  Une  bâche  forme  toiture  et  protège  mal  contre 
les  intempéries.  S'il  pleut,  la  terre  trempée  d'eau  rend  les 
routes  à  peu  près  impraticables.  La  chaleur  et  le  vent  les 
dessèchent,  mais  alors  la  poussière  soulevée  en  tourbillons 
sous  les  pas  des  chevaux  brûle  les  paupières,  irrite  les  pou- 
mons. Au  passage  des  rivières,  dans  le  voisinage  des  villes, 
sont  des  ponts,  byzantins  parfois  comme  le  Mihrabli  Keupru 
sur  la  route  de  Brousse  à  Yeni-Ghehir.  Ailleurs,  des  poutres 
jetées  en  travers  d'une  rive  à  l'autre  tiennent  lieu  de  ponts, 
tout  au  plus  accessibles  aux  piétons  et  aux  petits  chevaux 
turcs,  maigres,  nerveux,  au  pied  très  sûr. 

L'exemple  suivant  montre  ce  qu'est  un  voyage  dans  Tinté- 
rieur  de  l'Anatolie.  60  kilomètres  séparent  Brousse  de  Ghir- 
masti.  Partis  à  6  heures  du  matin  en  voiture,  le  commandant 
Djemal,  le  capitaine  Bessim,  officiers  du  bataillon  de  gendar- 
merie de  Brousse,  et  l'auteur  de  ces  lignes  atteignirent  la 
première  étape,  Apollonia,  sur  le  lac  de  ce  nom,  à  4  heures  de 
îaprès-midi!  Nous  avions  traversé,  pour  ce  parcours  de  40  ki- 
lomètres, un  village  de  cinq  maisons,  un  autre  de  dix:  pa- 
reille solitude  si  près  de  Brousse,  ville  de  plus  de  100.000  habi- 
tants! La  seconde  partie  du  trajet  exécutée  à  cheval  le  lende- 
main fut  plus  rapide.  La  nuit  venue  il  est  presque  impossible, 
s'il  n'y  a  clair  de  lune,  de  reconnaître  sa  route.  Sans  nourri- 
ture si  l'on  n'a  soin  de  se  pourvoir  avant  le  départ,  sans  gîte  si 
l'on  a  l'imprudence  de  se  laisser  surprendre  par  la  nuit  dans 
îa  campagne,  voilà  sur  quoi  il  faut  compter  pour  le  plus  petit 
voyage  en  deçà  du  chemin  de  fer  de  Bagdad.  Les  régions  du 
littoral  sont  généralement  mieux  cultivées,  plus  peuplées;  de 
là  naît  l'erreur  de  maints  voyageurs  qui  jugent  de  la  maison 
d'après  le  vestibule. 

Les  riches  vallées  de  Brousse  que  traverse  le  Nilufer;  de 
Koniah,  du  Kizil  Irmaq  au  Xord-Est  d'Angora;  celle  très  pit- 
toresque d'Ermenak;  du  Buyuk  Mendere,  Kutchuk  Mendere, 
tiedis-Tchaï,  Baker-Tchaï,  qui  débouchent  dans  la  mer  Egée, 
prouvent  cependant  ce  que  l'on  pourrait  obtenir  de  ces  terres 
par  la  culture. 


Les  villes.  Brousse,  Koniah,  Angora,  Kutahia,  Eski-Chehir, 
Afion  Kara-Ilissar,  abritent  les  innombrables  employés  des 
banques,  des  sociétés  étrangères  de  commerce,  du  gouverne- 
2ient.  C'est  toujours  de  ces  situations  que  rêvent  les  jeunes 


LE    FOYER    DE    LA    RACE    TURQUE  :    LE    PLATEAU    ANATOLIEN  37 

gens  de  la  bourgeoisie  turque.  Une  instruction  très  superfi- 
cielle, nullement  pratique,  la  peur  du  travail,  le  manque  d'es- 
prit d'initiative,  la  nécessité  de  gagner  leur  vie  très  jeune,  diri- 
gent des  milliers  d'entre  eux,  dès  la  quinzième  année,  vers  un 
de  ces  postes  de  kiatibs  à  500  piastres  par  mois.  Ces  provin- 
ciaux, petits  bourgeois  sur  lesquels  la  civilisation  européenne 
influe  très  inégalement,  sont  la  plaie  de  la  Turquie.  Dès 
4  heures  l'hiver,  6  heures  l'été,  les  bureaux  fermés,  ils  enva- 
hissent les  cafés  où,  seuls  entre  hommes,  ils  potinent  de- 
vant une  carafe  de  raki  sur  les  événements  politiques.  Ils 
sont  vêtus  à  la  franque  et  cravatly.  Le  cercle  oij  ils  se  ren- 
contrent n'est  pas  celui  que  fréquente  le  paysan  :  c'est  la 
tabagie  oîi  tous  veulent  commander,  mais  obéissent  en  réalité 
à  quelques  meneurs  assez  habiles  pour  leur  donner  l'illusion 
de  l'autorité.  L'école  et  l'intluence  des  camarades  chrétiens 
détachent  d'ailleurs  ces  jeunes-turcs  de  la  stricte  observance 
de   leur  religion.  L'indifférence  est  leur  caractéristique. 

Ce  type  ne  doit  pas  être  confondu  avec  celui  de  l'intellectuei 
turc,  des  professeurs,  des  docteurs,  de  quelques  officiers  au 
cerveau  complexe  et  après  tout  estimable,  que  fournit  l'Ana- 
tolie.  Ceux-ci  exècrent  l'Europe,  non  point  par  un  sentiment 
religieux,  qui  n'entre  en  rien  dans  cette  haine,  mais  pour 
avoir  reconnu  dans  l'Européen  l'oppresseur  séculaire  de  leur 
race.  Ceci  ne  les  empêche  pas  de  priser  fort  les  oeuvres  de  nos 
philosophes  historiens  ou  littérateurs.  Le  Turc  cultivé  se  rap- 
proche d'ailleurs  du  paysan  par  sa  propreté  morale  et  sa 
loyauté.  11  ne  s'occupe  qu'à  distance  de  politique,  abandon- 
nant les  charges  aux  petits  bourgeois,  à  un  Talaat,  simple 
commis  aux  Postes  et  télégraphes  ;  à  un  Djavid,  modeste 
instituteur;  à  un  Djahid,  maître  d'école  qui  débuta  à  20  francs 
par  mois.  Il  est  vrai  que  ceux-ci  étaient  Rouméliotes! 

Le  paysan  des  vilayets  turcs  est  pauvre,  mais  n'est  jamais 
dans  la  misère,  parce  qu'il  possède  les  choses  indispensables 
à  la  vie,  se  contente  de  peu,  et  que  la  solidarité  est  profonde 
entre  eux. 

«  Comment  as-tu  fait  pour  supporter  la  pauvreté  ?  »  disait 
Alexandre  à  l'ancien  roi  de  Sidon,  que  le  caprice  des  révolu- 
tions avait  réduit  à  cultiver  un  petit  jardin  pour  gagner  sa 
sa  vie. 

«  —  Ces  mains  m'ont  suffi  »,  répondit  le  monarque  détrôné. 
«  Comme  je  ne  désirais  rien,  rien  ne  m'a  manqué.  » 

J.e  paysan  turc  a  toujours  la  même  mentalité.  Il  est  proprié- 
taire tout  au  moins  de  la  maison  qu'il  habite.  Des  nattes  de  paille 
recouvrent  le  sol;  les  tapis  de  prières  sont  plies  soigneusement 


.'i8  QUESTIONS    DIl'LOMATIQUtiS   ET    COLONIALES 

dans  l'armoire  OÙ  les  matelas,  tirés  de  leur  cachette  le  soir,  com- 
posent autant  de  lits  ;  des  couvertures,  quelques  casseroles  en 
étain  bien  entretenues  portant  sur  le  couvercle  le  croissant  de 
rislam;  de  grands  plateaux,  posés  sur  des  tabourets,  qui  for- 
ment la  table  autour  de  laquelle  viennent  s'asseoir  maîtres  et 
serviteurs.  Des  cuillers  en  bois,  pour  la  soupe  et  le  pilaf  \  les 
autres  mets  se  mandent  avec  les  doigts.  Des  coffres,  en  étain 
imagé,  où  s'empilent  les  robes  des  hanoums,  le  linge  et  les  ser- 
viettes que  brodent  les  femmes,  dont  on  recouvre  les  murs  de 
la  maison  aux  jours  de  naissance  ou  de  mariage,  et  qu'on  prête 
souvent  aux  voisins  pour  orner  les  chambres  au  retour  du 
ha dji  (pèlerin).  Voilà  tout  le  mobilier  du  paysan.  Son  champ 
et  ses  troupeaux  suffisent  à  sa  nourriture.  La  femme  tisse  la 
laine  des  brebis  et  en  fait  ces  étoffes,  remarquables  par  la  soli- 
dité de  leur  teinture  à  base  végétale,  qui  ne  se  trouvent  point 
dans  le  commerce  :  mais  les  changements  introduits  dans  le 
costume  rendent  la  Turquie  tributaire  de  l'Europe  pour  les 
étoffes  qu'elle  est  hors  d'état  de  fabriquer  au  môme  prix;  aussi 
les  femmes  turques  tissent-elles  de  moins  en  moins. 

L'envie  et  l'ambition  sont  des  sentiments  ignorés  du  paysan 
anatolien.  Sa  maison  est  toujours  ouverte  à  celui,  quel  qu'il 
soit,  frère  ou  étranger,  qui  s'annonce  en  hôte.  Et  l'hospitalité 
ne  consiste  pas  à  offrir  un  abri  pour  quelques  heures;  elle 
s'exerce  tant  que  le  muzafir  veut  en  profiter.  Délicate,  au  point 
que  toutes  les  habitudes  cessent  si  elles  déplaisent  à  l'hôte, 
elle  est  noble,  toujours  large  et  s'élève  parfois  jusqu'à  un 
stoïcisme  rare.  Le  Turc  se  doit  à  son  hôte  où  qu'il  aille.  Quand 
un  objet  manque  à  la  maison  on  le  demande  aux  voisins  ; 
avec  des  gestes  naïfs,  les  petites  filles  aux  yeux  curieux  ajipor- 
tent  du  dehors,  pour  le  muzafir,  quelques  parts  de  gâteaux, 
des  fruits  ou  du  miel. 

Le  paysan  n'a  pas  l'espoir  du  gain  ni  de  la  reconnaissance 
de  l'étranger.  Le  gain  serait  une  honte,  et  qu'importe  la  recon- 
naissance !  Sans  désirs,  les  paysans  anatoliens  sont  résignés  à 
la  volonté  de  Dieu  :  Dieu  sait.  Dieu  veut,  s'il  plaît  à  Dieu, 
voilà  ce  qui  revient  sans  cesse  dans  leurs  phrases.  Ils  savent 
jouir  exclusivement  de  l'heure,  sans  crainte  de  l'avenir  auquel 
Dieu  pourvoiera.  Ils  sont  en  somme  plus  heureux  que  les  Occi- 
dentaux ;  mais  cette  absence  de  besoins,  d'où  naît  la  quiétude 
des  individus,  est  une  entrave  à  la  richesse  et  à  la  grandeur  de 
la  nation. 

La  sobriété  de  ce  paysan  est  légendaire,  mais  ce  qui  l'est 
autant  est  la  locution  :  fort  comme  un  Turc.  Nos  excursions  dans 
les  vilayets  anatoliens  nous  ont  prouvé  que  les  misères  phy- 


LE    FOYER    DE    LA    RACE    TURQUE:    LE    PLATEAU    ANATOLIEN 


39 


siques  accablent  les  familles  des  paysans.  Les  marécages  sont 
assez  nombreux  en  Anatolie,  dans  les  environs  d'Angora;  près 
de  Brousse,  où  les  habitants  du  village  thermal  de  Tchekirgué 
sont  tous  atteints  de  la  malaria;  à  Isnik;  le  dessèchement  des 
marais  dans  la  plaine  de  Koniah  n'est  que  commencé.  Sur  une 
population  ignorante,  résignée  à  tout,  on  peut  juger  des  dé- 
sastres causés  par  la  nature  du  sol. 

Nous  étions,  pour  le  dernier  Baïram,  en  septembre,  avec 
deux  docteurs  militaires,  Bekir  Sidky  et  Nadji  bey,  en  excur- 
sion dans  un  de  ces  villages.  Les  paysans  avertis  de  la  présence 
de  deux  médecins  affluèrent  de  toutes  parts.  En  l'espace  d'une 
heure,  nous  vîmes  la  maison  du  maire  envahie  par  plus  de 
cent  personnes.  Dans  ce  village  composé  seulement  de  60  mai- 
sons, nous  avons  noté  plusieurs  cas  de  tuberculose,  9  rachi- 
liques  sur  12  enfants  examinés,  i  femmes  hydropiques,  des 
malades  du  foie;  tous  avaient  le  teint  jaune  caractéristique 
des  bilieux.  Stupéfaits  de  ce  lamentable  spectacle,  nous  deman- 
dâmes au  mouktar  : 

—  Avez-vous  de  la  quinine  ? 

—  L'un  de  nous  va  en  chercher  à  la  ville,  mais  on  oublie  de 
l'absorber  régulièrement. 

—  Le  docteur  ne  vient  jamais  chez  vous  ? 

—  Il  demande  une  livre  (23  francs)  pour  sa  visite  ;  il  y  a 
cinq  heures  de  route  ;  nous  devons  lui  envoyer  une  de  nos 
charrettes  ou  un  cheval,  mais  les  chevaux  sont  rares.  On  les  a 
réquisitionnés  pour  l'armée,  Nous  ne  savons  pas  ou  nous 
oublions  la  façon  de  prendre  les  médicaments,  m'avoue  le 
maire. 

Ce  jour-là,  notre  excursion  avait  été  tranformée  en  une 
vaste  consultation.  J'ai  écrit  120  ordonnances,  me  dit  le 
D""  Bekir  Sidky  ;  je  suis  bien  sûr  que  dans  trois  jours  dix  à 
peine  de  mes  malades  continueront  à  suivre  mes  conseils  ? 

—  F^eut-ètre  ce  village  est-il  une  exception  ? 

—  Partout  où  j'ai  passé  ce  fut  le  même  spectacle,  me  ro- 
pond-il  ;  il  y  a  une  dégénérescence  très  marquée  de  notre  race. 

Les  paysans  observent  strictement  leur  religion.  Leur  foi 
demeure  inébranlable,  mais  moins  farouche  qu'autrefois. 
Foncièrement  honnêtes,  propres  et  francs,  je  les  ai  vus  se  taire 
en  présence  d'étrangers  dont  les  actes  froissaient  leur  suscep- 
tible pudeur  ;  et  pour  avoir  cette  haute  politesse,  on  les  juge 
hypocrites.  On  les  dit  fourbes  parce  qu'ils  baissent  les  yeux  en 
prés-ence  de  femmes  même  chrétiennes  ;  c'est  méconnaître  la 
coutume  qui  impose  à  l'homme  de  ne  point  attacher  son  regard 
sur  une  créature  qui  n'est  pas  sienne,  atin  qu'aucun  désir  ne 


40  QUESTIONS    DIPLOMATIQUBS    ET    COLONIALES 

la  trouble.  Très  tolérant,  l'homme  des  campagnes  ne  s'effa- 
rouche point  de  voir  un  musulman  manger  durant  le  jeûne  de 
ramadan.  Dieu  n'est-il  pas  le  grand  justicier?  La  prière  de 
l'infidèle  ne  le  surprend  point.  Je  dirai  même  plus  :  le  Turc 
est  trop  attaché  à  sa  religion  pour  ne  pas  respecter  en  autrui 
les  manifestations  de  ce  sentiment.  11  lui  plaît  de  retrouver 
chez  les  chrétiens  ce  respect,  cette  observance  de  la  foi  des 
ancêtres.  Oue  les  Grecs  fassent,  dans  la  ville,  leurs  proces- 
sions avec  toute  la  pompe  qu'ils  mettent  en  ces  cérémonies, 
le  Turc  conservera  une  attitude  respectueuse,  impassible.  Con- 
vaincu de  la  supériorité  de  son  culte,  il  plaint  les  infidèles, 
mais  les  estime.  Au  contraire,  il  est  nettement  enclin  à  mépri- 
ser celui  qui  ne  croit  pas: 

—  Toi  qui  ne  fais  jamais  tes  namaz  (prières),  comment  se 
fait-il  que  tu  sois  bon  ? 

L'Anatolien,  est  très  secourable  envers  l'indigent.  Sa  concep- 
tion de  la  charité  est  la  plus  haute  qui  puisse  être  :  c'est  un 
devoir  de  justice  pour  le  riche  qui  tient  de  Dieu  sa  fortune  de 
secourir  le  pauvre. 

De  môme  que  celui-ci  se  résigne,  l'autre  n'a  pas  le  droit  de 
se  glorifier,  car  tout  vient  d'Allah.  Et  c'est  grâce  à  ce  même 
principe  que  les  imperfections  ou  les  difformités  physiques 
n'engendrent  jamais  les  railleries.  Les  idiots,  les  infirmes,,  les 
aliénés  même  sont  l'objet  de  la  sollicitude  générale. 

Sincèrement  égalitaires,  ces  paysans  doivent  cet  état  d'es- 
prit à  la  stricte  observance  du  Koran.  Le  spectacle  des  alen- 
tours des  mosquées  aux  heures  des  prières  en  est  une  preuve. 
Partout  la  mosquée  est  précédée  d'un  jardin  où  sont  placées 
plusieurs  fontaines.  Riches  ou  pauvres  y  font  leurs  ablutions 
avant  de  pénétrer  dans  le  saint  lieu.  Un  bey  se  déchausse, 
retire  sa  veste  à  la  franque  pour  se  laver,  tandis  qu'à  ses 
côtés  un  paysan  en  chalvar,  coudoyé  parmi  mendiant,  fait  de 
même.  Quand  tous  sont  prosternés  derrière  l'imam  qui  dirige 
la  prière,  nul  ne  se  détournerait  pour  jeter  un  regard  au  nou- 
vel arrivant,  fût-il  pacha  ou  prince.  Quelle  belle  leçon  de  fra- 
ternité nous  donnait  le  Hakim  d'Angora,  vieillard  aux  nllures 
de  grand  seigneur,  qui  s'attardait  dans  son  sélamlik  avec  de  pe- 
tites gens  du  quartier  :  et  Hodja  Zadé,  le  plus  riche  notable  de 
Kutahia,  dont  la  demeure  abritait  quelquefois  vingt  hôtes  de 
tout  rang  également  respectés;  et  Tewfik  Zeitin  Zadé  qui,  dans 
son  luxueux  konak  d'F>ski-Cliehir,  recevait  les  paysans,  pieds 
nus,  vêtu  comme  eux  ;  les  campagnards  circulant  à  leur  aise 
au  milieu  de  ce  luxe  oriental,  avec  le  détachement  de  l'homme 
qui  sait  combien  tout  est  vain  ici  bas... 


LE    FOYER    DE   LA    RACE   TURQUE    :    LE   PLATEAU   ANATOLIEN  41 

Il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  la  foi  aveugle  professée  par 
l'Anatolien  envers  l'imam  et  le  hodja,  commentateurs  des  textes 
sacrés,  constitue  un  grand  obstacle  au  progrès.  Les  lacunes  et 
les  contradictions  du  Koran,  le  vague  de  ses  expressions,  la 
langue  arabe  dans  laquelle  il  est  écrit,  la  nécessité  de  consulter 
les  innombrables  Hadis,  rendent  indispensable  pour  le  peuple 
l'aide  des  interprètes  de  la  loi.  Il  est  donc  aisé  de  comprendre 
l'influence  des  ulémas,  softas  ethodjas.  Aussi  tous  les  gouver- 
nements ont-ils  cherché  à  s'attacher  les  sarriklis  (porteurs  de 
turbans)  pour  que  le  peuple  reste  persuadé  que  tout  est  accom- 
pli suivant  les  véritables  principes  de  l'islamisme.  C'est  en  se 
déclarant  respectueux  de  la  tradition  que  le  sultan  Mahmoud 
détruisit  les  janissaires,  et  réalisa  ses  principales  réformes. 
Au  nom  de  la  religion,  le  fetva  du  cheik  ul  Islam  accorda  la 
constitution  de  1908  à  l'empire;  c'est  un  autre  fetva  qui  dé- 
trône Hamid  ;  ce  sont  \qs  sa rrildi s  ({wi  irritent  le  peuple  contre 
Husni  bey,  valide  Brousse,  en  septembre  1911  ;  encore  eux  qui 
font  éclater  des  émeutes  à  Eski-Ghehir  en  avril  1912  ;  eux  qui 
en  janvier  1913  aidèrent  à  perpétrer  le  coup  d'Etat  en  prépa- 
rant le  peuple  par  des  affiches  sur  les  mosquées.  Enfin  c'est 
l'un  d'eux,  professeur  dans  un  medressé,  près  de  la  mos- 
quée du  sultan  Mehmet  Fatib,  Aaroun,  que  le  comité  Union 
et  Progrès  délègue  en  Anatolie  pour  faire  des  conférences  aux 
paysans. 

* 
*  * 

Il  existe  une  contradiction  flagrante  entre  la  condition  de 
l'Anatolien  exclusivement  agriculteur  et  Tabandon  des  campa- 
gnes. Cet  état  de  choses  tient  h  l'ignorance,  au  manque  de 
bras  et  d'argent,  enfin  à  l'absence  de  voies  de  communication. 

La  science  agricole  n'est  pas  même  soupçonnée  en  Anatolie. 
La  routine  seule  préside  aux  exploitations  rurales.  Les  char- 
rues, très  primitives,  labourent  superficiellement  la  terre;  les 
engrais  sont  inconnus.  Un  terrain  est  abandonné  après  deux 
ou  trois  années  consécutives  de  culture;  la  loi  de  l'alternance 
des  récoltes  n'est  mise  en  vigueur  que  dans  les  fermes  dirigées 
par  des  étrangers,  et  un  tiers  des  terres  soi-disant  cultivées  est 
en  jachère.  D'autre  part  le  dessèchement  des  marais  exigerait 
de  grosses  dépenses  que  ne  peut  supporter  le  ministère  de 
l'Agriculture,  et  les  irrigations  qui  permettraient  la  création 
de-prairies  artificielles  sont  entièrement  négligées.  Les  vaches 
de  Turquie  manquant  de  pâturages  donnent  à  peine  autant  de 
lait  qu'une  bonne  chèvre  en  France.  L'exploitation  des  forêts 


42  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET   COLO'IALES 

est  mieux  surveillée  par  l'Etat  depuis  la  mise  en  vigueur  de 
la  loi  sur  les  lonHs  et  la  nomination  de  gardes  champêtres. 
Mais  les  Anatoliens  ne  savent  tirer  aucun  profit  des  lacs  si 
nombreux  dans  cette  région;  exception  faite  pour  celui  d'Apol- 
lonia  où  des  Tclierkesses  viennent  pêcher  l'esturgeon. 

L'agriculture  est  encore  entravée  par  la  faible  densité  de  la 
population  et  une  mortalité  énorme,  due  en  grande  partie  aux 
guerres  incessantes.  On  estime  que  depuis  quarante  ans 
300.000  Anatoliens  sont  morts  au  Yémen.  Le  paysan  est  seul 
soumis  au  service  militaire  :  tandis  que  riches  et  bourgeois 
se  rachètent,  c'est  lui  qui  forme  le  rempart  de  l'Empire  otto- 
man. L'apathie  du  paysan,  résultat  d'une  longue  oppression  et 
des  vexations  de  l'ancien  régime  qui  enlevaient  toute  sécurité 
au  travailleur,  explique  encore  le  délaissement  de  la  terre.  Le 
système  des  impôts,  la  dîme  de  10  %  en  nature,  lui  ôte  tout 
l'amour  d'un  travail  dont  il  ne  bénéficiera  pas.  Le  gouverne- 
ment s'etforce  toutefois  en  ce  moment  d'établir  un  plan  ca- 
dastral qui  permettrait  de  remplacer  le  système  des  dîmes  par 
un  impôt  fixe  en  argent  (1). 

Le  manque  de  capital  en  circulation  est  aussi  très  sensible, 
et  les  difficultés  de  transport  rendent  difficile  la  vente  des 
produits.  Ainsi  pour  le  vilayet  de  Hudavendighiar  l'éleveur  de 
vers  à  soie  doit  transporter  ses  cocons  à  Biledjik  ou  à  Brousse. 
Il  met  souvent  deux  jours,  quelquefois  plus,  pour  atteindre  la 
ville.  Sa  marchandise  est  mise  aux  enchères  dans  les  Ipek-hans 
où  se  tiennent  les  filateurs  arméniens  et  les  commissionnaires. 
Le  paysan  est  obligé  de  céder,  à  bas  prix  maintes  fois,  ne  pou- 
vant songer  à  reporter  ailleurs  sa  fragile  marchandise.  Cette 
absence  de  voies  de  communication  donne  lieu  à  des  alterna- 
tives de  disette  et  d'abondance.  Ainsi  le  charbon  de  bois  coûte 
à  Kutahia  et  à  Brousse  environ  6  francs  une  charge  de  che- 
val; à  Péra  0  fr  :20  Toque:  les  volailles, les  œufs,  sont  vendus 
le  double,  le  triple  du  prix  du  village  dans  des  villes  très  pro- 
ches parfois  du  village.  Toute  marchandise  encombrante  ne 
peut  être  vendue  que  dans  un  certain  rayon.  On  n'exporte  guère 
que  l'opium  récolté  aux  environs  de  Kara-Hicar,  et  très  peu  de 
bois  de  construction. 

Quelles  que  soient  les  mesures  qu'adopte  le  gouvernement 
pour  améliorer  l'agriculture,  de  grosses  dépenses  seront  néces- 
saires pour  des  routes,  des  ponts,  des  chemins  de  ter  à  voie 


1)  Le  cadasU-e  descriptif  existe  depuis  Soliman  le  Mapnillciue  et  favorise  les  abus. 
."^ur  la  propoçition  de  Mahmoud  Essad  le  gouvernement  a  accepté  la  loi  immobi- 
lière qui  sera  un  réel  bienfait  pour  le  paysan. 


LE    FOYER    DE    LA    RACE    TURQUE    :    LE    PLATEAU    ANATOLIEN  43 

étroite,  des  canaux  d'irrigation,  des  écoles  primaires,  des 
fermes  modèles,  des  encouragements  sous  forme  de  primes  à 
donner  aux  agriculteurs. 

Il  faudrait  aussi  relever  l'industrie  locale  qui  est  en  déca- 
dence. Brousse  réputée  pour  ses  étoffes  de  soie  fabrique  la 
moitié  de  ce  qu'elle  produisait  il  y  a  quarante  ans.  La  plus 
grande  partie  des  exportations  consiste  en  soie  grège  et  cocons 
secs.  Les  poteries  et  objets  de  faïence  venus  de  Ivutahia  ont 
disparu  depuis  la  fermeture  de  la  fabrique.  Les  fabriques  impé- 
riales de  Héreké  ont  peine  à  se  maintenir.  Angora  produisait 
des  gants,  des  bas,  et  des  tissus  en  poil  de  chèvre.  Cette  indus- 
trie avec  celle  des  tapis  de  Uuchak  est  passée  entre  des  mains 
étrangères.  Les  étrangers  étant  dispensés  du  temettn  ou  patente, 
comment  serait-il  possible  aux  Turcs  de  soutenir  la  concur- 
rence? 

Le  sol  est  riche  en  mines;  mais  qui  oserait  entreprendre  une 
exploitation?  Le  prix  d'extraction  du  minerai,  dans  les  condi- 
tions actuelles,  ne  laisserait  aucun  bénéfice.  La  main-d'œuvre 
est  à  bon  marché  :  un  ouvrier  touche  entre  1  fr.  75  et  4  francs, 
mais  l'Anatolie  ne  peut  fournir  que  les  manœuvres,  et  tout  le 
personnel  supérieur  devrait  être  étranger  et  réclamerait  des 
salaires  élevés.  Les  chefs  de  chantier  se  plaignent  d'ailleurs  du 
peu  de  rendement  d'un  travailleur  turc.  Là  oîi  suffit  une  équipe 
de  10  Européens,  lo  Turcs  sont  indispensables. 

On  voit  donc  l'effort  qu'il  faudrait  fournir  pour  mettre  en 
valeur  les  richesses  latentes  de  l'Anatolie. 

A.    DE    ROCUERRINE. 


CHRONIQUES    DE   LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


La  politique  de  la  France. 

l'exposé  du    président   du    conseil,  ministre  des  affaires  ÉTRANGÈRtS, 
A    LA    COMMISSION    DES   AFFAIRES   EXTÉRIEURES. 

Le  24  décembre,  M.  Doumergue,  président  du  Conseil,  ministre 
des  Affaires  étrangères,  a  fait  à  la  commission  des  Affaires  exté- 
rieures de  la  Chambre  l'exposé  politique  suivant.  M.  Doumergue 
était  accompagné  de  M.  de  Margerie,  ministre  plénipotentiaire, 
directeur  de  son  cabinet  : 

Messieurs,  je  ne  saurais  à  l'heure  présente,  sans  inconvénients,  entrer 
dans  le  détail  de  toutes  les  négociations  qui  ont  occupé  la  diplomatie 
française  au  cours  de  cette  grave  crise.  La  plupart  de  ces  négociations  ne 
sont  pas  encore  arrivées  à  leur  conclusion;  il  serait  imprudent  de  pré- 
tendre déterminer  à  l'avance  les  solutions  dont  le  temps  seul  et  le  cours 
des  événements  pourront  fixer  les  conditions  ;  et  il  serait  contraire  aux 
règles  de  la  courtoisie  internationale  de  faire  état  des  intentions  que  cer- 
tains chefs  de  gouvernement  ont  pu  me  dévoiler,  alors  qu'ils  ne  peuvent 
savoir  eux-mêmes  si  les  circonstances  leur  permettront  d'y  donner  suite. 

Il  me  suffira  de  vous  indiquer  quelles  sont  les  principales  questions 
actuellement  posées;  celles  qui  affectent  plus  spécialement  des  intérêts 
français,  celles  qui  touchent  aux  intérêts  généraux  des  puissances  euro- 
péennes. Je  marquerai  à  l'occasion  de  chacune  d'elles  ce  qui  a  déjà  été 
fait  par  mes  prédécesseurs.  De  cet  exposé  ressortira  nécessairement  la 
ligne  de  conduite  que  j'entends  suivre  en  me  conformant  aux  principes  de 
continuité  dans  l'action  et  de  persévérance  dans  les  desseins. 

Les  intérêts  inoraux  de  la  France  en  Turquie. 

Les  intérêt»  moraux  de  la  France  en  Orient  et  principalement  en  Tur- 
quie résident  tout  d'abord  dans  les  œuvres  multiples  d'instruction  et 
d'assistance,  entretenues  par  nous  dans  tous  les  pays  orientaux,  grâce 
auxquelles  la  langue  française  est  couramment  parlée  dans  le  bassin 
oriental  de  la  Méditerranée,  et  grâce  auxquelles  le  génie  français  inspire 
de  plus  en  plus  les  races  diverses  de  ces  pays  dans  leur  effort  vers  une 
culture  et  une  civilisation  plus  modernes. 

Afin  de  garantir  le  développement  de  ces  œuvres  françaises,  qu'elles 


LES  AFFAIRES   D  OHIKNT  4o 

soient  laïques  ou  non,  des  négociations  ont  été  engagées  avec  le  gouver- 
nement ottoman,  et  viennent  d'aboutir  à  un  accord  entre  l'ambassadeur 
de  la  République  et  le  grand  vizir. 

Par  cet.  accord,  qui  recevra  ultérieurement  la  sanction  impériale,  le 
statut  de  nos  œuvres  scolaires  et  de  bienfaisance  est  fixé  de  telle  sorte 
que  nos  écoles,  nos  hôpitaux,  les  communautés  religieuses  qui  sont  sous 
notre  protectorat,  ne  seront  plus  livrés  à  l'arbitraire  de  l'administration 
locale,  tout  en  se  pliant  dans  une  juste  mesure  aux  besoins  nouveaux  de 
la  Turquie. 

Par  le  même  accord,  nous  avons  obtenu  pour  les  Marocains  et  pour  les 
Tunisiens,  sujets  de  nos  pays  de  protectorat,  l'assimilation  en  Turquie 
avec  nos  sujets  algériens,  au  point  de  vue  si  important  de  la  juridiction. 
Pour  les  Tunisiens  en  particulier,  cet  accord  constitue  un  appréciable 
bienfait,  car  jusqu'ici  la  Porte  n'ayant  pas  reconnu  notre  protectorat,  les 
considérait  comme  ses  propres  sujets  et  déniait  à  nos  consuls  le  droit  de 
les  protéger  et  de  les  juger. 

Un  autre  intérêt  moral  français  a  enfin  reçu  satisfaction  dans  cet 
accord.  Des  règles  précises  sont  fixées  pour  les  cas  où  se  produiraient 
l'arrestation  et  l'incarcération  de  Français  dans  l'empire  ottoman.  En 
présence  de  l'imprécision  des  textes  anciens  en  ces  matières,  des  coutumes 
instables  étaient  suivies,  variant  même  suivant  les  localités  et  donnant  lieu 
à  d'insolubles  conflits  entre  les  autorités  consulaires  et  l'administration 
ottomane.  L'accord  assure  désormais  aux  Français  dans  l'empire  ottoman 
des  garanties  précieuses  en  cas  d'arrestation  et  de  détention  préventive. 

Dans  ce  même  ordre  d'idées,  le  gouvernement  de  la  République  s'est 
préoccupé  du  sort  qui  serait  fait  aux  établissements  scolaires  et  d'assis- 
tance et  aux  communautés  sous  notre  protection  dans  les  provinces  otto- 
manes acquises  par  les  Etats  de  la  péninsule  balkanique.  Des  ouvertures 
faites  à  ce  propos  à  Athènes,  à  Sofia  et  à  Belgrade  ont  trouvé  un  accueil 
amical  et  il  est  à  présumer  que,  s'inspirant  des  principes  de  large  tolé- 
rance, inaugurés  en  Europe  par  la  Révolution  française,  les  gouvernements 
grec,  bulgare  et  serbe  tiendront  à  honneur  de  faciliter  le  fonctionnement 
d'institutions  qui,  sans  leur  porter  ombrage,  travaillent  au  développement 
de  la  civilisation. 

Pour  assurer  le  développement  de  la  culture  française  et  de  notre 
influence  plusieurs  fois  séculaire  en  Syrie,  diverses  mesures  ont  été  prises, 
auxquelles  mon  concours  est  acquis.  Une  école  de  droit  et  une  école 
d'arts  et  métiers  ont  été  créées  à  Beyrouth,  sous  les  auspices  de  l'Univer- 
sité de  Lyon. 

Ces  institutions,  largement  ouvertes  à  tous,  s'adressent  aussi  bien  à 
l'élément  musulman  qu'aux  diverses  communautés  chrétiennes  de  Syrie. 
De  même,  j'envisage,  autant  que  le  permettront  les  crédits  dont  je  dispose, 
la  création  d'une  école  professionnelle  à  Damas,  école  dans  laquelle  les 
musulmans  entreront  plus  volontiers  que  dans  les  écoles  primaires,  même 
laïques,  où  certains  redoutent  un  enseignement  qui  ne  répond  forcément 
pas  à  toutes  les  exigences  de  leur  religion.  Grâce  au  nouvel  accord,  signé 
par  M.  Bompard,  je  ne  doute  pas  que  ne  puisse  s'ouvrir  bientôt  à  Mossoul 
une  école  professionnelle  demandée  depuis  longtemps  par  tous  les  élé- 
ments ethniques  de  cette  ville. 

Préoccupé  des  attaques  dirigées  trop  souvent  contre  la  France  dans  la 
presse  arabe,  mon  prédécesseur  avait  envisagé  la  création  d'un  service 
spécial  de  presse  pour  la  Syrie.  Je  m'efforcerai  de  donner  à  nos  consuls 
en  pays  arabes,  les  moyens  de  combattre  sur  ce  terrain  les  menées  de  nos 


4()  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

adversaires.  En  outre,  j'envisage  la  création  à  Iloms,  centre  important  de 
la  riche  vallée  de  l'Oronte,  d'un  vice-consulat  de  carrière. 

Sans  quitter  la  Syrie  ni  le  terrain  de  nos  intérêt  moraux,  je  crois  devoir 
signaler,  qu'à  l'occasion  de  la  nomination  du  nouveau  gouverneur  du 
Liban,  la  diplomatie  française  a  obtenu  en  faveur  de  la  population  liba- 
naise, notre  plus  ancienne  cliente  en  Orient,  quelques  utiles  réformes 
administratives,  la  mise  à  l'étude  d'une  sérieuse  réforme  financière,  enfin 
l'ouverture  du  port  de  Djouni  au  nord  de  Beyrouth. 

Je  ne  manquerai  pas,  me  conformant  aux  traditions  séculaires  de  la 
France,  de  rechercher  et  de  faciliter  les  mesures  qui,  sans  porter  atteinte 
à  l'indépendance  ni  à  l'intégrité  de  l'empire  ottoman,  seront  de  nature  à 
favoriser  le  bien-être  des  populations  syriennes,  sans  acception  de  reli- 
gions. 

Notre  tâche,  pour  aider  à  la  mise  en  valeur  de  cette  partie  de  l'empire 
ottoman,  sera  singulièrement  facilitée  par  les  assurances  données,  en 
décembre  1912,  à  l'ambassadeur  de  la  République  à  Londres  par  le  gou- 
vernement britannique  :  qu'il  n'avait  en  ces  régions  ni  intention  d'agir,  ni 
dessein,  ni  aspirations  politiques. 

Je  crois  inutile  de  vous  assurer  que  soucieux,  comme  tous  mes  prédé- 
cesseurs, de  ne  laisser  rien  perdre  du  patrimoine  moral  de  la  France,  je 
prêterai  mon  concours  à  toutes  les  œuvres  qui  travaillent  à  la  diflusion  de 
notre  langue,  au  développement  de  notre  influence  et  qui  font  aimer  et 
respecter  le  génie  généreux  de  la  France,  et  que  je  soutiendrai  tous  ceux 
qui  peuvent  se  dire,  sous  quelque  habit  qu'ils  se  présentent,  les  ouvriers 
de  l'œuvre  française. 

Les  intérêts  financiers  français  en   Turquie. 

L'épargne  française  a  de  tout  temps  joué  un  rôle  important  en  Turquie 
où  déjà  au  moyen  âge  les  banquiers  de  Provence  et  de  Languedoc  expor- 
taient et  plaçaient  l'or  français.  A  l'heure  actuelle  les  capitaux  français 
engagés  en  Turquie,  presque  entièrement  investis  dans  les  emprunts 
du  gouvernement  ottoman,  s'élèvent  en  gros  au  chiffre  de  3  milliards 
de  francs. 

Les  conséquences  financières  de  la  guerre  balkanique,  le  détachement 
de  l'empire'  ottoman  des  provinces,  sinon  riches,  du  moins  suffisamment 
prospères  pour  contribuer  au  service  de  la  dette  de  l'Etat,  ne  pouvaient 
laisser  indifférent  le  gouvernement  de  la  République. 

Dès  que  les  résultats  des  premières  batailles  ont  fait  paraître  inévitable 
un  démembrement  de  la  Turquie  d'Europe,  c'est  de  Paris  que  sont 
parties  les  initiatives  tendant  à  protéger  les  intérêts  financiers  et  éco- 
nomiques européens  engagés  en  Turquie  ;  c'est  une  commission  inter- 
ministérielle française  qui  a  étudie'  les  mesures  à  prendre  en  faveur  des 
créanciers  de  la  Turquie,  et  c'est  elle  qui  a  préparé  les  travaux  de  la 
commission  internationale,  réunie  à  Paris  en  juin  dernier  pour  indiquer 
les  solutions  à  donner  à  toutes  les  questions  financières  et  économiques 
posées  par  la  guerre. 

La  première  session  de  cette  commission  a  été  interrompue  par  la  guerre 
entre  la  Bulgarie  et  ses  anciens  alliés.  Le  travail  de  mise  au  point,  d'éclair- 
cissement, fait  dans  cotte  session  ne  sera  pas  perdu,  et  je  saisirai  une 
occasion,  prochaine,  je  l'espère,  d'inviter  à  revenir  à  Paris  les  commis- 
saires des  puissances  pour  les  convier,  aujourd'hui  que  la  paix  est  signée 
entre  tous  les  belligérants,  à  terminer  leur  tâche,  si  nécessaire  au  relève- 
vement  financier  de  la  Turquie  et  de  ses  adversaires  et  à  la  garantie  de 
leurs  préteurs. 


LES    AFFAIRES   d'ORIENï  47 

Pendant  les  vacances  de  la  commission,  notre  diplomatie  s'est  appliquée 
à  mettre  en  pratique  au  point  de  vue  de  nos  intérêts  le  principe  qui  s'était 
dégagé  des  premières  délibérations.  Soucieuse  d'assurer  à  l'épargne  fran- 
çaise engagée  en  Turquie,  la  reconstitution  des  ressources  que  l'adminis- 
tration de  la  dette  publique  tirait  des  anciennes  provinces  turques,  sou- 
cieuse, d'autre  part,  de  ménager  les  forces  financières  d'Etat  sortant 
d'une  double  guerre,  elle  a  réussi  à  faire  accepter  par  la  Serbie  la  pre- 
mière, le  principe  de  sa  participation  à  la  dette  extérieure  de  l'empire 
ottoman  ;  cette  participation  devant  être  réduite  d'ailleurs  au  chiffre 
strictement  nécessaire  à  la  sauvegarde  de  tous  les  porteurs  de  titres  otto- 
mans. 

Je  ne  manquerai  pas  d'exiger  des  autres  Etats  balkaniques,  lorsque 
l'occasion  s'en  présentera,  qu'ils  souscrivent  le  même  engagement  qu'a 
fait  la  Serbie  en  faveur  des  porteurs  de  fonds  ottomans.  J'ai  de  sérieuses 
raisons  de  croire  que  la  Grèce,  notamment, ne  nous  refusera  pas  son  adhé- 
sion à  ce  principe. 

L'accord  franco-turc. 

De  même  que  nous  nous  sommes  efforcés  de  préserver  les  intérêts 
matériels  français  vis-à-vis  des  vainqueurs  de  la  guerre  balkanique,  de 
même  vis-à-vis  de  la  Turquie,  en  échange  des  ressources  douanières  et 
fiscales  que  le  consentement  du  gouvernement  de  la  République  pourrait 
permettre  à  la  Porte  de  trouver  pour  faire  face  à  ses  charges  financières, 
nous  avons  cherché  à  obtenir  et  avons  obtenu  pour  le  commerce  et  pour 
l'industrie  français  des  avantages  concrets. 

Ces  avantages  consistent,  en  faveur  de  nos  nationaux,  dans  la  promesse 
d'améliorations  du  régime  douanier  ottoman  et  du  régime  des  analyses  et 
dans  celle  d'une  étude  en  commun  des  mesures  propres  à  assurer  la 
garantie  de  la  propriété  industrielle. 

Je  crois  pouvoir  vous  donner  l'assurance  que  l'industrie  française  obtien- 
dra de  son  côté  d'importantes  commandes  dont  bénéficiera  le  travail 
national. 

D'autre  part,  nos  compatriotes  ont  obtenu  la  promesse  d'un  important 
réseau  de  chemins  de  fer  à  construire  tant  en  Anatolie  du  Nord  qu'en 
Arménie  et  en  Syrie.  La  longueur  de  ce  réseau  serait  supérieure  à 
2.400  kilomètres.  A  ces  concessions  s'ajouteraient  la  construction  et  l'ex- 
ploitation des  ports  de  Jaffa,  de  Caiffa  et  de  Tripoli  en  Syrie  et  de  ceux 
d'Héraclée  et  d'Ineboli  sur  la  mer  Noire. 

La  France  ef  les  États  balkaniques. 

Vis-à-vis  des  Etats  de  la  péninsule  balkanique,  qui  ont  pu  trouver 
auprès  de  notre  épargne  un  concours  nécessaire  au  cours  de  cette  crise, 
notre  diplomatie  a  suivi  sa  ligne  de  conduite  habituelle,  et  a  insisté  auprès 
d'eux  pour  obtenir  des  avantages  en  faveur  de  notre  commerce  et  de  notre 
industrie.  Je  poursuis  des  négociations  dans  ce  sens  en  Serbie  et  je  ne 
doute  pas  que  d'importantes  commandes  ne  soient  passées  par  le  gouver- 
nement serbe  aux  industriels  français,  dont  certains  ont  déjà  obtenu  des 
promesses. 

En  Grèce,  une  grande  partie  des  commandes  faites  au  cours  de  la  guerre 
ont  été  exécutées  en  France.  Je  tiendrai  la  main  à  ce  que  ce  marché  reste 
ouvert  à  notre  industrie.  L'action  de  notre  légation  à  cet  égard  sera 
appuyée  par  l'influence  qu'a  prise  notre  mission  militaire,  dont  le  contrat 
a  été  récemment  renouvelé  avec  une  extension  des  pouvoirs  conférés  à 
nos  officiers. 


48  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

La  question  albanaise  et  la  question  mménienne. 

Je  vous  ai  indiqué  sommairement  ce  qui  a  été  fait  et  ce  que  je  compte 
faire  pour  la  sauvegarde  et  le  développement  désintérêts  moraux  et  maté- 
riels proprement  français  dans  les  pays  d'Orient. 

Il  me  reste  à  vous  entretenir  de  l'action  que  la  France  exerce,  en  par- 
fait accord  avec  son  alliée  et  son  amie,  pour  collaborer,  avec  toute  Vt^u- 
rope,  à  l'apaisement  des  conflits  subsistant  après  les  guerres  balkanicfues. 
Je  n'entreprendrai  pas  ici  de  vous  faire  un  historique  d'événements  trop 
récents  pour  qu'ils  ne  vous  soient  pas  à  tous  présents.  Je  n'entends  pas 
non  plus  exposer  en  détail  les  aspirations  qui  se  sont  fait  jour,  les  convoi- 
tises que  l'on  a  pu  soupçonner,  les  propositions  que  certaines  puissances 
pourront  être  amenées  à  produire. 

Je  veux  marquer  seulement  le  point  où  en  sont  aujourd'hui  les  diverses 
questions  qui  s'imposent  à  l'attention  des  puissances. 

La  question  qui  offre  le  plus  d'urgence  est  celle  du  nouvel  Etat  qui  va 
sortir  des  délibérations  des  représentants  des  puissances  à  Londres  et 
dont  la  création  a  été  la  conséquence  de  la  volonté  des  grandes  puissances 
de  maintenir  entre  elles  la  paix  et  l'équilibre. 

Une  commission,  dite  de  contrôle,  a  été  organisée  par  les  puissances  à 
Valona.  Elle  s'ell'orce  a  préparer  l'organisation  d  un  pays,  que  les  événe- 
ments de  ces  derniers  mois  et  l'absence  de  tout  pouvoir  centralisé,  ont 
livré  au  désordre  et  a  l'anarchie.  Pour  atteindre  à  ce  but,  la  commission 
doit  avoir  â  sa  disposition  une  force  publique  et  des  moyens  financiers. 
Elle  tend  à  constituer,  sous  le  commandement  d'ofliciers  hollandais  un 
corps    de  gendarmerie,  dont  l'urgente  nécessité  n'a  pas   besoin   d'être 

établie. 

Elle  étudie,  d'autre  part,  les  ressources  du  pays  et  les  confronte  avec 
les  besoins  qu'il  faudra  satisfaire,  préparant  ainsi  les  voies  à  une  organi- 
sation rationnelle. 

Les  puissances  sont  toutes  tombées  d'accord  pour  offrir  la  couronne 
d'Albanie  au  prince  de  Wied,  apparenté  à  la  famille  royale  de  Rou- 
manie. 

La  France  s'est  associée  d'autant  plus  volontiers  à  cette  désignation 
qu'elle  y  trouve  une  occasion  de  reconnaître  le  rôle  utile  joué  parla  nation 
roumaine  comme  facteur  de  l'équilibre  entre  les  peuples  balkaniques  et 
son  action  pacificatrice  dans  le  dernier  conflit. 

Ce  rôle  politique  de  la  Roumanie  a  rencontré  l'approbation  de  l'opinion 
publique  française  et  je  suis  heureux  de  signaler  que  nos  relations  tou- 
jours bonnes  avec  ce  pays  en  ont  été  améliorées.  De  part  et  d'autre  a  été 
manifesté  un  sincère  désir  de  relations  plus  fréquentes,  et  des  appels 
récents  faits  à  notre  industrie  pour  la  préparation  d'importantes  com- 
mandes peuvent  nous  faire  espérer  des  résultats  intéressants. 

Deux  commissions  internationales,  où  la  France  est  représentée,  ont  été 
chargées  de  délimiter  les  frontières  de  l'Albanie.  La  commission  chargée 
des  frontières  du  Nord  a  étudié  un  parcours  de  85  kilomètres;  sur  55  kilo- 
mètres, depuis  Ochrida  jusqu  à  Dibra,  le  tracé  est  adopté  par  tous  les 
commissaires  ;  sur  les  autres  points,  l'accord  ne  s'est  pas  encore  fait,  et 
la  commission  a  dû  suspendre  ses  travaux,  à  la  continuation  desquels 
s'opposaient  les  intempéries  de  la  mauvaise  saison. 

La  commission  de  la  frontière  sud  a  achevé  ses  travaux. 

La  question  des  réformes  à  faire  en  Arménie,  afin  de  parer  à  l'état 
misérable  et  anarchique  de   cette   province   turque,  n  a  cessé,   vous   le 


LES   AFFAIRES   D  ORIENT  49 

savez,  de  préoccuper  les  grandes  puissances.  Au  cours  de  l'été  dernier, 
un  projet  de  réformes  avait  été  présenté  par  le  gouvernement  russe 
et  soutenu  par  la  France  et  l'Angleterre.  Ce  projet  fut  soumis  à  une 
commission  formée  par  les  ambassadeurs  des  puissances  à  Constanti- 
nople. 

Le  29  octobre,  le  gouvernement  ottoman,  persuadé  qu'il  échapperait  à 
la  pression  des  puissances  en  devançant  leurs  propositions,  nommait  deux 
inspecteurs  généraux  ottomans  pour  les  six  provinces  arméniennes.  La 
Russie,  avec  l'appui  de  la  France  et  de  l'Angleterre  et  l'assentiment  des 
autres  puissances,  poursuit  les  démarches  commencées  pour  faire  donner 
à  l'Arménie  un  statut  assurantla  sûreté  des  personnes  et  des  biens.  Fidèle 
aux  principes  d'humanité  qui  ont  toujours  guidé  la  politique  française  à 
l'égard  des  populations  victimes  d'abus  en  Orient,  je  seconderai  les  efl'orts 
de  notre  alliée  pour  arriver  à  l'établissement  de  l'ordre  et  au  respect  des 
droits  de  tous  dans  les  provinces  arméniennes. 

* 

La  commission  comprendra  que  je  ne  puisse  parler  de  questions  impor- 
tantes qui  préoccupent  l'opinion  publique  en  ce  moment  et  à  propos  des- 
quelles des  négociations  sont  actuellement  en  cours.  Je  suis  tenu,  sur  ce 
point,  dans  l'intérêt  du  succès  de  ces  négociations,  à  la  plus  grande  discré- 
tion. Ainsi  que  vous  l'avez  pu  voir,  l'action  de  la  diplomatie  française  s'est 
exercée  et  continue  de  s'exercer  à  faire  prévaloir  les  idées  d'apaisement  et 
de  conciliation  sans  négliger  nos  intérêts  nationaux  partout  où  ils  se  ren- 
contrent. Vous  pouvez  être  assurés  que  je  continuerai  à  travailler  à  la 
solution  pacifique  de  ces  problèmes,  prêtant  aux  causes  justes  l'appui 
d'une  nation  qui  depuis  quarante  ans  a  su  concilier  la  conservation  de  la 
paix  avec  le  souci  de  sa  dignité  et  avec  la  défense  de  ses  intérêts,  confiante 
en  sa  propre  force  et  dans  le  concours  de  ses  alliés  et  amis  qui  ne  lui  a 
jamais  fait  défaut,  pas  plus  que  le  sien  ne  leur  a  manqué. 


La  politique  de  l'Allemagne. 

l'exposé    du   chancelier    de    l'empire,  m.   de    BETIIMANN-HOLLWEG. 

Le  9  décembre,  à  l'occasion  de  la  discussion  du  budget,  le  chan- 
celier de  l'empire,  M.  de  Bethmann-Hollweg,  a  fait  l'exposé  suivant 
de  la  politique  étrangère  : 

La  crise  balkanique. 

Les  événements  des  Balkans  ont  durant  ces  derniers  mois  préoccupé  la 
politique  extérieure  de  l'Allemagne  à  tel  point  que  je  préfère  en  parler 
tout  d'abord.  Dans  l'intervalle  qui  s'est  écoulé  depuis  les  derniers  mois, 
nous  avons  eu  la  s»conde  guerre  balkanique,  le  traité  de  Bucarest  et  la 
signature  de  la  paix  entre  la  Turquie  et  ses  adversaires  de  la  première 
heure. 

Il  est  bien  évident  que  les  conséquences  de  la  révolution  historique  à 
laquelle  nous  avons  assisté  continuent  de  se  produire.  Le  problème  de  la 
détermination  de  la  frontière  du  Nord  et  du  Sud  de  l'Albanie  parait, 
après  avoir  soulevé  pour  un  temps  quelques  difficultés,  s'approcher  de  sa 
solution. 

QuESTé  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvji,  t 


SO  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

La  question  du  nouveau  règlement  de  la  Dette  turque  imposée  par  le 
partage  d'une  partie  delà  Turquie  d'Europe  nous  intéresse  plus  particu- 
liiirement.  Une  conférence  s'est  réunie  à  Paris  à  cet  effet  pendant  l'été 
dernier  et  a  dû  s'ajourner  au  début  de  la  deuxième  guerre  balkanique.  Nous 
nous  efforcerons  en  attendant  la  reprise  de  ces  séances  de  préparer  la  base 
de  la  solution  de  ce  problème  par  des  pourparlers  avec  d'autres  puissances, 
avec  la  France  en  particulier,  durant  ces  derniers  temps. 

Le  sort  des  îles  de  la  mer  Egée  n'a  pas  encore  été  définitivement  décidé 
ainsi  que  vous  le  savez.  Je  ne  puis  émettre  d'hypothèse  à  ce  sujet.  La  dé- 
cision doit  être  prononcée  par  l'ensemble  des  puissances.  Je  crois  cepen- 
dant devoir  exprimer  l'espoir  qu'on  trouvera  pour  cette  difficulté  une  solu- 
tion satisfaisante. 

Les  grandes  puissances  sont  restées  groupées  au  cours  de  toutes  les 
phases  de  cette  crise  balkanique  bien  que  leurs  intérêts  aient  parfois  été 
en  désaccord. 

Elles  pourront  triompher  des  difficultés  qui  subsistent  encore.  En  effet, 
depuis  les  premiers  coups  de  canon  dans  les  Balkans,  cette  attitude  des 
grandes  puissances,  cette  idée  que  les  changements  survenus  dans  les 
Balkans  ne  doivent  pas  ébranler  la  paix  du  monde,  n'a  rien  perdu  de  sa 
force. 

Elle  s'est  affirmée  au  contraire  pendant  ces  mois  de  tension  pénible. 
Toutes  les  grandes  puissances  ont  augmenté  le  mérite  de  cette  entente.  On 
verra  peut-être  plus  tard  la  reconnaissance  qu'on  doit  à  cette  conférence 
de  Londres,  si  critiquée  au  début,  d'avoir  réglé  les  intérêts  solidaires  de 
l'Europe,  de  les  avoir  maintenus  unis. 

Nous  continuerons  à  l'avenir  de  participer  à  ce  travail  commun  des 
puissances  dans  l'esprit  qui  nous  a  inspirés  jusqu'à  ce  jour;  dans  cette 
œuvre,  comme  nous  avons  soutenu  énergiquement  et  effectivement  le? 
intérêts  spéciaux  de  nos  alliées,  l'Autriche-Hongrie  et  l'Italie.  Nous  avons 
en  même  temps,  dans  une  confiante  collaboration  avec  l'Angleterre  et  par 
l'aide  de  notre  amitié  avec  la  Russie,  rendu  des  services  à  la  paix  euro- 
péenne. 

Ce  travail  nous  a  été  facilité  par  l'heureuse  correction  de  nos  rapports 
avec  la  France. 

Lorsque  la  paix  de  Bucarest  fut  signée,  certaines  divergences  se  pro- 
duisirent sur  la  question  de  savoir  s'il  serait  soumis  à  une  revision.  Nous 
nous  sommes  prononcés  contre  une  revision.  Nous  avons  cru  pouvoir  con- 
sidérer ce  traité  comme  une  base  qui  peut  servir  au  travail  de  réorganisa- 
lion  dans  les  Balkans.  Cette  attente  ne  nous  a  pas  trompés. 

Sans  excès  d'optimisme  nous  avons  pu  voir  que  la  situation  des  Bal- 
kans va  en  s'améliorant  sensiblement  depuis  la  signature  du  traité  de 
Bucarest,  traité  dû  à  la  sagesse  du  souverain,  à  la  clairvoyance  politique 
des  hommes  d'Etal  roumains. 

Je  puis  démentir  de  la  manière  la  plus  catégorique  que  les  divergences 
qui  ont  pu  se  produire  lorsqu'on  examina  la  question  de  savoir  si  une  telle 
revision  était  opportune  aient  une  influence  fâcheuse  sur  nos  rapports 
avec  nos  alliés. 

Je  m'appuie  en  parlant  ainsi  sur  les  déclarations  que  le  comte  Berch- 
told  a  faites  devant  les  Délégations.  Notre  alliance  est  trop  solidement 
fondée  dans  la  communauté  des  intérêts  vitaux  des  deux  empires  pour  se 
ressentir  de  certaines  divergences  d'opinions  sur  quelques  points  du  pro- 
gramme balkanique  où  l'Autriche  a  des  intérêts  plus  immédiats  que  les 
nôtres. 


LES    AFFAIRES    D  ÛKIEM  5t 

L'Europe  et  la  Turquie. 

Au  cours  de  toute  la  crise  balkanique,  l'union  des  trois  peuples  associés 
par  la  Triple-Alliance  s'est  affirmée  avec  plus  de  force  que  jamais,  sans 
troubler  d'ailleurs  à  aucun  moment  le  travail  commun  des  puissances. 

Quelle  attitude  l'Europe  compte-t-elle  prendre  en  ce  qui  concerne  le 
développement  futur  de  la  Turquie  ? 

Sur  ce  point,  messieurs,  nous  pouvons  constater  l'iibsolue  unanimité 
des  grandes  puissances.  La  Triple  Alliance  a  depuis  le  règlement  des  ques- 
tions de  Bofanie  et  de  Tripoli  un  intérêt  personnel  à  maintenir  l'intégrité 
de  la  Turquie.  L'unité  profonde  de  la  politique  de  la  Triple  Alliance  dans 
toutes  les  questions  qui  se  rattachent  à  celle-ci  a  pu  être  établie  au  cours 
des  conversations  que  nous  avons  eues  avec  le  marquis  de  San  Giuliano  à 
Kiel,  en  juillet  dernier,  à  l'occasion  de  la  rencontre  des  deux  monarques. 

Cette  unité  profonde  de  la  politi({ue  de  la  Triple  Alliance  a  à  l'occasion 
déjà  fait  sentir  son  effet.  Notre  attitude  à  l'égard  du  développement  futur 
de  la  Turquie  est  d'accord  avec  celle  de  l'Angleterre  ou  des  trois  puissances 
de  la  Triple  Entente. 

Les  déclarations  que  sir  Edward  Grey  a  faites  au  Parlement  anglais  ont 
permis  d'apercevoir  l'uniformité  qui  existe  entre  le  point  de  vue  du  cabinet 
anglais  dans  les  questions  d'Orient  et  le  nôtre.  Cette  uniformité  de  points 
de  vue  porte  sur  le  maintien  des  Turcs  dans  la  Turquie  et  les  territoires  de 
la  Turquie  en  Europe  et  en  Asie  Mineure. 

Le  premier  ministre  anglais.  M.  Asquith,  a  plus  tard,  dans  son  discours 
du  Guildhall,  à  Londres,  le  10  novembre  dernier,  ex  primé  nettement  à  nou- 
veau le  vœu  que  l'Angleterre  forme  au  sujet  de  la  Turquie  d'Asie.  Elle 
entend  s'eflorcer  de  conserver  sa  position  par  des  réformes  intérieures 
sans  intervention  de  l'Europe,  mais  avec  l'appui  des  puissances  intéres- 
sées au  développement  de  l'Asie  Mineure.  Ce  programme  s'accorde  en  tou.« 
points  avec  nos  idées.  De  même  au  cours  des  entretiens  que  j'ai  eus  avec 
le  premier  ministre  russe,  M.  Kokovtzof,  et  le  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, M.  Sazonof,  lors  de  leur  visite  à  Berlin,  j'ai  pu  m'assurer  que  la 
Russie  ne  pourrait  faire  aucune  tentative  d'acquisitions  territoriales  en 
Asie  Mineure  et  que  ses  efforts  n'auront  d'autre  but  que  de  poursuivre,  e» 
parfaite  communauté  d'idées  avec  nous,  l'amélioration  de  la  situation  eit 
Arménie.  Cette  amélioration  qui  est  dans  l'intérêt  de  la  Turquie  est 
reconnue  par  elle-même  en  principe  comme  une  nécessité. 

Enfin  j'ai  cru  devoir  également  conclure  du  cours  même  des  événement& 
que  la  France,  par  suite  de  ses  relations  avec  la  Turquie,  poursuit  une 
politique  conservatrice  dans  son  essence. 

De  cette  réserve  générale  nous  pouvons  espérer  qu'un  conflit  de  prestige 
entre  les  grandes  puissances  au  sujet  de  la  Turquie  ne  se  produira  pas  d« 
longtemps.  Reste  la  concurrence  économique  particulièrement  active  de* 
différentes  grandes  puissances  en  Asie  Mineure.  Les  grands  intérêts  éco- 
nomiques que  nous  pouvons  réclamer  comme  nôtres,  en  Asie  Mineure, 
par  suite  de  l'entreprise  du  chemin  de  fer  de  Bagdad  doivent  attirer  t&ut 
particulièrement  notre  attention. 

Nous  avons  déjà  au  cours  de  la  session  précédente  communiqué  ai 
Reichstag,  à  propos  des  déclarations  du  gouvernement  anglais,  que  nous 
avons  entamé  des  négociations  avec  le  cabinet  de  Londres  pour  prévenii- 
les  froissements  possibles  sur  le  terrain  économique  et  pour  régler  la  ques- 
tion du  chemin  de  fer  de  Bagdad,  une  fois  pour  toutes,  au  double  point  <k 
vue  politique  et  financier. 

Enfin  tout  dernièrement  nous  sommes   entrés  en  pourparlers  avec  l* 


52  gUESTlONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

gouvernement  français  sur  le  désir  de  celui-ci  pour  éviter  tout  antagonisme 
des  deux  nations  dans  ces  contrées  où  leur  activité  économique  respec- 
tive se  touche.  Qu'il  me  soit  permis  de  remarquer  à  ce  sujet  que  nos  négo- 
ciations avec  l'Angleterre  sont  déjà  assez  avancées  tandis  qu'avec  la 
France  nous  en  sommes  encore  au  premier  stade. 

Comme  je  vous  l'ai  déjà  dit  l'heureuse  amélioration  de  nos  rapports 
avec  l'Angleterre  nous  a  permis  d'aborder  dans  un  libre  échange  de  vues 
la  solution  du  problème  de  Bagdad. 

Notre  principe  a  été  de  ramener  nos  rapports  avec  l'Angleterre  dans  la 
voie  normale  dont  ils  parurent  un  moment  s'écarter,  en  nous  entendant 
sur  une  série  de  questions  de  détail  se  rapportant  à  notre  concurrence 
économique  ou  coloniale  avec  l'Angleterre.  En  suivant  l'application  de  ce 
principe,  nous  avons  entamé  de  nouvelles  négociations  avec  l'Angleterre 
pour  prévenir  certains  conllits  économiques  possibles  en  Afrique. 

Sans  porter  préjudice  au  droit  des  tiers  je  tiens  à  souligner  un  point. 
Nous  nous  efforçons  d'arriver  à  un  accord  équitable  des  intérêts  des  deux 
parties.  Il  est  faux  de  dire  que  l'Allemagne  devrait  seule  pratiquer  dans 
cette  affaire  le  principe  de  la  renonciation.  Mais  il  est  faux  également  de 
jiarler  comme  on  l'a  fait  de  concessions  en  Asie  Mineure  faites  en  échange 
d'avantages  dans  l'Afrique  centrale  ou  inversement. 

,Je  ne  peux  pas  parler  plus  explicitement  aujourd'hui  que  les  négociations 
ne  sont  pas  terminées.  J'ajouterai  pourtant  que  j'ai  toutes  raisons  de  croire 
que  la  lin  des  négociations  sera  considérée  en  Allemagne  et  en  Angleterre 
comme  une  solution  acceptable  des  difficultés  possibles. 

J'espère  que  la  correction  qui  caractérise  nos  relations  actuelles  avec  le 
gouvernement  anglais  gagnera  alors  dans  les  deux  pays  les  milieux  qui 
parlent  pour  le  moment  avec  assez  de  scepticisme  du  rapprochement  des 
deux  pays. 

Laissons  passer  en  paix  et  continuons  l'action  avec  confiance  sur  les 
bases  du  présent. 

* 

Je  vous  ai  signalé  les  points  les  plus  importants  de  notre  politique  étran- 
gère. Je  comprends  que  plus  d'un  parmi  vous  aurait  voulu  que  je 
m'exprime  plus  longuement.  Je  ne  puis  satisfaire  à  ce  désir,  lorsqu'il  s'agit 
de  questions  internationales  intéressant  plusieurs  puissances  à  la  fois. 
D'ailleurs  notre  politique  est  claire  et  nette.  La  protection  de  nos  intérêts 
et  le  maintien  de  nos  relations  avec  nos  alliés  sont  des  formules  d'un 
dessein  si  clair  que  nous  ne  pouvions  suivre  une  autre. 

De  plus  la  politique  que  nous  suivons  est,  à  mon  avis,  en  accord  avec  les 
grands  principes  qui  doivent  diriger  toute  politique  étrangère. 

Notre  position  au  cœur  même  de  l'Europe  continentale  nous  conduira 
toujours  à  appuyer  de  toute  la  force  politique  et  morale  de  notre  pays  au 
maintien  intégral  de  notre  puissance;  mais  le  même  effort  demande  une 
plus  grande  expansion  sur  le  terrain  économique  de  chaque  puissance. 

Cette  tâche  est  lourde  en  raison  du  but  poursuivi  alors  même  que  ce  but 
ne  pourra  être  atteint  qu'après  de  longs  et  patients  efforts. 

La  politique  de  lltalie. 

l'e.XPOSÉ    UE    m.     de    SAN    GlULIANO,    MINISTRE     DES    AFFAIRES    ÉTRANGÈRES 

Le  16  décembre,  M.  de  San  Giuliano,  ministre  des  Affaires  étran- 
gères d'Italie,  a  fait  à  la  Chambre  des'  députés  l'exposé  politique 
suivant  : 


LES   AFFAIRES    D'ORTENT  53 

La  question  albanaise. 

Parmi  les  problèmes  non  encore  résolus  après  la  crise  actuelle,  une  des 
plus  grandes  de  l'histoire,  deux  entre  autres  ont  pour  l'Italie  un  intérêt 
vital  :  celui  des  confins  de  l'Albanie  et  celui  de  la  Méditerranée  orientale. 

La  question  des  confins  méridionaux  de  l'Albanie  touche  directement  à 
l'équilibre  de  l'Adriatique  ;  elle  est  donc  d'un  intérêt  également  primordial 
pour  l'Italie  et  l'Autriche-Hongrie,  et  ces  deux  puissances  sont  également 
résolues  à  sauvegarder  cet  équilibre. 

Nous  ne  voulons  pas,  comme  le  croit  M.  Barzilaï,  créer  des  sujets  italiens 
en  Albanie;  nous  voulons  faire  de  l'Albanie  une  nation  absolument  indé- 
pendante. Les  assertions  de  M.  Barzilaï  pourraient,  sans  qu'il  le  veuille, 
fournir  des  armes  à  ceux  qui  nous  accusent  à  tort  d'avoir  des  visées  terri- 
toriales sur  les  pays  situés  de  l'autre  côté  de  l'Adriatique. 

Nous  avons  obtenu  que  l'indépendance  de  l'Albanie  fût  placée  sous  la 
garantie  et  le  contrôle  non  des  deux  seules  puissances  adriatiques,  mais 
des  six  grandes  puissances,  et  si  nous  avons  préconisé  cette  solution,  c'est 
parce  que  nous  avons  jugé  qu'elle  présentait  de  solides  garanties  pour  le 
maintien  et  le  développement  croissant  de  relations  intimes  entre  l'Italie 
et  l'Autriche,  relations  que  nous  jugeons  nécessaires  également  aux  inté- 
rêts suprêmes  des  deux  puissances  alliées. 

L'union  de  la  Triple  Alliance. 

Durant  la  longue  crise  orientale,  la  Triple  Alliance  a  toujours  agi  en 
parfaite  concordance  d'idées  et  les  rapports  entre  l'Allemagne,  l'Autriche 
et  l'Italie  n'ont  pas  cessé  d'être  intimes  et  cordiaux. 

Rendre  ces  rapports  encore  plus  intimes  et  cordiaux,  tel  doit  être  le  but 
constant  et  principal  des  gouvernements  alliés.  Cela  est  nécessaire  notam- 
ment pour  l'Autriche  et  l'Italie;  il  faut  que  dans  ces  deux  pays  se 
répande  de  plus  en  plus  la  connaissance  de  la  mentalité  et  de  l'esprit  des 
institutions,  de  façon  à  renforcer  dans  le  sentiment  populaire  les  bons 
rapports  déjà  existants  dans  les  cercles  officiels;  car  en  un  pays  démocra- 
tique comme  l'Italie,  l'opinion  publique  est  un  facteur  politique  de  la  plus 
haute  importance.  Nul  gouvernement  en  Italie  ne  pourrait  en  efl'et  suivre 
une  politique  qui  ne  fût  pas  consentie  par  la  majorité  de  la  nation. 

Mais  la  nation  et  le  Parlement  ont  affirmé  plusieurs  fois  leur  désir  de 
voir  consolider  les  bonnes  relations  entre  l'Italie  et  l'Autriche.  C'est 
pourquoi  dans  la  question  qui  a  motivé  l'intervention  de  M.  Barzilaï,  il 
était  impossible  d'obtenir  davantage,  comme  M.  Barzilaï  l'a  d'ailleurs 
reconnu  lui-même.  Les  difficultés  étaient  grandes,  et  on  doit  pour  cette 
raison  se  montrer  reconnaissant  envers  le  comte  Berchtold  et  l'ambasea- 
deur  d'Autriche,  qui  ont  su  trouver  une  solution  sauvegardant  l'amitié  qui 
unit  les  deux  puissances  alliées. 

L'équilibre  méditerranéen . 

Quelques  orateurs  ont  fait  allusion  à  des  méfiances  qui  existeraient  à 
l'étranger  envers  nous  relativement  à  cette  question  qui  est  sans  doute 
d'un  grand  intérêt  pour  l'Italie.  Ces  méfiances,  si  elles  existent,  sont 
complètement  dénuées  de  fondement.  Quant  aux  îles  Egéennes  que  nous 
occupons  actuellement,  nous  nous  maintenons  ferme  sur  le  terrain  du 
traité  d'Ouchy.  Le  gouvernement  renouvelle  à  ce  sujet  les  déclarations 
faites  à  la  Chambre  le  4  décembre  1912  par  M.  Giolitti  et  le  22  janvier  1913 
par  moi-même.  L'Italie  persiste  à  affirmer  et  à  maintenir  le  principe 
qu'aucune  grande  puissance  ne  doit  tirer  d'avantages  territoriaux  de  la 


54  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

crise  orientale  actuelle.  Le  maintien  du  statu  quo  territorial  et  de  l'èqui- 
iibre  actuel  continue  donc  à  être  le  but  inébranlable  de  sa  politique. 

Pour  atteindre  ce  but,  il  faut  une  Turquie  forte  et  intacte;  l'Italie  esi 
donc  disposée  à  prêter  à  l'empire  ottoman  un  efficace  appui  et  à  participer 
pacifiquement,  au  point  de  vue  économique,  à  son  développement  futur. 

Les  relations  avec  la  France,  la  Russie,  VAngleterre  et  les  Etats  balkaniques. 

M.  Barzilaï  prétend  qu'à  la  suite  de  la  crise  orientale,  les  rapports  de 
Jltalie  avec  les  puissances  ne  faisant  pas  partie  de  la  Triple  Alliance  et 
avec  les  pays  balkaniques  seraient  devenus  plus  tendus.  Il  n'en  est  rien. 
Les  rapports  avec  la  France,  que  MM.  Barzilaï  et  Bissolati  ont  à  tort 
déclarés  «  aigris  »,  sont,  au  contraire,  excellents,  malgré  quelques  polé- 
miques de  presse  et  de  passagères  divergences  d'opinion  sur  des  questions 
spéciales. 

Ces  rapports  sont  aujourd'hui  tels  qu'ils  ont  été  pendant  toute  la  crise 
balkanique.  Si,  dans  des  questions  qui  intéressent  plus  directement  l'Ita- 
lie que  la  France,  il  y  a  eu  quelques  divergences  momentanées  d'opinion, 
qui  ne  pouvaient  pas  troubler  les  rapports  des  deux  pays,  le  gouverne- 
ment français  a  fini  par  adhérer,  en  substance,  à  nos  désirs,  avec  une 
amicale  spontanéité.  Les  deux  gouvernements  sont  également  décidés  à 
maintenir  intacte  leur  amitié  dans  l'avenir  et  à  faire  tout  leur  possible 
pour  concilier  les  intérêts  respectifs  des  deux  peuples  et  répandre  toujours 
davantage  parmi  eux  des  sentiments  répondant  à  leurs  affinités  intellec- 
tuelles, qui  s'affirment  avec  tant  d'éclat. 

Les  paroles  pessimistes  de  M.  Barzilaï  en  ce  qui  concerne  les  rapports 
de  l'Italie  avec  la  Russie  sont  également  erronées.  Les  déclarations  de 
M.  Kokovtzof  à  ce  sujet  démontrent  en  eîfet  le  contraire.  M.  Barzilaï  se 
trompe  encore  en  parlant  de  refroidissements  dans  nos  relations  avec 
l'Angleterre.  Les  conversations,  toujours  franches  et  cordiales,  échangées 
entre  les  deux  gouvernements,  permettent  d'espérer  que  nous  ne  verrons 
jamais  surgir  de  divergences  importantes  entre  les  points  de  vue  italien 
et  anglais. 

M.  Barzilaï  a  prétendu  enfin  que  notre  attitude,  durant  ces  derniers 
temps,  a  compromis  gravement  nos  relations  jadis  amicales  avec  les 
peuples  balkaniques;  il  continue  de  se  tromper.  Nos  rapports  avec  la  Ser- 
bie sont  excellents;  nous  avons  accordé  cordialement,  sur  sa  demande, 
notre  appui  économique  au  Monténégro;  nous  sommes  avec  la  Bulgarie 
en  termes  meilleurs  encore  qu'avant  la  guerre,  et  jamais  nos  rapports 
n'ont  été  plus  intimes  qu'à  l'heure  actuelle  avec  la  Roumanie  et  la  Tur- 
quie. 

L'Italie  continuera  la  politique  qu'ont  approuvée  ;i  plusieurs  reprises 
la  nation  et  le  Parlement.  Ce  n'est  pas  une  politique  mégalomane  ou 
impérialiste,  mais  une  politique  désireuse  seulement  de  sauvegarder  les 
intérêts  vitaux  do.  l'Italie. 

Il  faut  que  tout  lo  monde  sache,  aussi  bien  à  l'intérieur  qu'au  delà  de 
nos  frontières,  que  les  jours  sont  passés  pour  l'Italie  d'une  politique  de 
renoncement  et  que  ces  jours  ne  reviendront  plus.  Mais  l'Italie  tiendra 
dans  ses  jours  de  prospérité  et  de  puissance  les  promesses  qu'elle  fit  jadis 
à  l'Europe,  en  des  jours  douloureux.  En  effet,  elle  vise  seulement  à  être 
en  Europe,  en  Méditerranée  et  dans  le  monde  entier,  un  élément  d'ordre, 
d'équilibre  et  de  paix. 


LES   AFFAIRES   D  ORIENT  55 

La  Serbie  et  le  Monténégro. 

LA   NOUVELLE    FRONTIÈRE     SERBO-MONTÉNÉGRINE 

Voici,  d'après  les  documents  officiels,  la  description  géographique 
de  la  nouvelle  frontière  serbo-monténégrine  : 

Partant  de  la  frontière  de  la  Bosnie-Herzégovine,  au  Nord  de  la  cote 
1.386,  près  de  Gradina,  la  ligne  passe  au  Nord  du  village  de  Dekare,  tra- 
verse la  cote  d. 386,  passe  entre  les  villages  de  Djakovié  et  de  Koukorovié, 
coupe  la  petite  rivière  de  Poblasnitza,  à  l'Ouest  du  village  de  Vrtaca:  de 
là,  elle  va  à  Pjavceva,-Glava,  cote  1.366,  de  la  sur  le  Vis  cote  1.432,  cote 
1.222,  Mednisat,  cote  1.405,  Kapavitza,  cote  1.443,  Tchemerno,  cote  1.420. 
cote  1.300,  Kilk,  cote  1.351,  Koraciza,  cote  1.345,  Komina,  cote  1.309, 
cote  1.412,  cote  1.406,  coupe  la  route  de  Plevjle  à  Prjepolje,  entre  le  han 
(auberge)  et  le  blockhaus  turc,  arrive  à  la  cote  1 .394  à  Tsrnivrh,  cote  1.347, 
cote  1.496,  cote  1.412,  cote  1.213;  de  nouveau  sur  un  autre  Tsrnivrh,  cote 
1.441,  cote  1.387,  cote  1.402,  probablement  1.492  sur  le  Vranatz,  elle  va  à 
l'Est  cote  1.354,  Bihofgrob,  cote  1.226,  Radnjevo-Brdo,  cote  1.360,  Kit- 
chesko-Brdo,  cote  1.250,  à  côté  du  village  de  Kanje  qui  reste  à  la  Ser- 
bie et  de  Metanats,  qui  reste  au  Monténégro,  traverse  le  Lim  à  la  hau- 
teur de  ces  deux  villages  et,  entre  eux,  traverse  la  Smrtcheva-Gora,  en 
laissant  les  villages  de  Volievacs  et  de  Borecié  au  Monténégro  et  de  Barc 
à  la  Serbie,  arrive  sur  le  sommet  sans  nom,  cote  1.500,  en  laissant  le  vil- 
lage de  Moistir  au  Monténégro  et  celui  de  Vicnevo  à  la  Serbie,  monte  à  la 
cote  1.500,  de  ià  à  la  cote  1.550,  arrive  a  Kruchitza,  cote  1.409,  en  laissant 
les  villages  de  Pogegunije,  Savinopolje,  Donja-Koritza,  Mahalle  et  Gornja- 
Korita  au  Monténégro  et  celui  de  Tserbsko  ;i  la  Serbie. 

De  Kruchtitza  cote  1.409,  elle  arrive  à  Vismoravatz,  passe  à  l'ouest  de 
la  rivière  Kwnska  Rjeka  et  arrive  à  la  cote  1,518;  passant  par  la  Gradina- 
Bukhovo  Chume,  Dolovka  elle  arrive  à  la  rivière  Ibar;  de  là,  parla  Yabla, 
nitza,  à  la  cote  1.500  de  la  Muskra  Plapiua,  suit  cette  crête,  dans  la  direc- 
tion de  l'Est  jusqu'à  un  sommet  sans  nom  ;  de  là  entre  la  rivière  Kabosch, 
suit  cette  rivière  jusqu'à  la  Kiina,  suit  la  Klina  jusqu'à  son  confluent  avec 
le  Drin  blanc  et  suit  cette  dernière  rivière  jusqu'à  la  frontière  albanaise  (1). 

On  voit,  d'après  ce  document,  que  le  Sandjak  se  trouve  coupé  en 
parties  à  peu  près  égales  entre  la  Serbie  et  le  Monténégro  et  que  la 
nouvelle  frontière  est  sensiblement  parallèle  à  l'ancienne.  Le  Monténé- 
gro tire  de  ses  acquisitions  deux  avantages  principaux.  D'abord  pour 
le  Sandjak  la  nouvelle  frontière  fait  rentrer  dans  le  Monténégro  cer- 
tains clans  serbes  que  la  frontière  de  1878  coupait  en  deux  ;  ensuite 
enVieille  Serbie,  le  Monténégro  acquiert  les  centres  d'Ipek  et  de  Dia- 
iovitza,  et  surtout  la  plaine  fertiled'Ipek, appelée  Metochia.  C'est  pour 
îe  Monténégro  une  augmentation  de  territoire  d'environ  60  %  . 


(1)  Les  cotes  indiquées  sont  celles  de  la  carte  autrichienne  au  1  200.000. 


56  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 


Les  chemins  de  fer  orientaux. 

Le  19  décembre,  à  Vienne,  un  accord  a  été  réalisé,  relativement  à 
l'internationalisation  des  chemins  de  fer  orientaux,  entre  les  délé- 
gués français  MM.  Doumer  et  Bousquet  et  les  délégués  austro-hon- 
grois MM.  Sieghart,  Reich,  d'AdIer  et  Alfrich,  sur  des  principes  que 
de  son  côté  le  gouvernement  serbe  accepte  en  se  réservant  toutefois 
d'en  examiner  le  détail.  Voici  les  grandes  lignes  de  cet  accord  tran- 
sactionnel : 

Il  sera  fondé  deux  sociétés  nationales  d'exploitation  serbe  ou  grecque 
avec  un  président  serbe  ou  grec. 

Le  capital  de  radministration  sera  pour  un  tiers  français,  austro-hon- 
grois et  serbe  ou  grec. 

Au-dessus  et  à  côté  de  ces  deux  sociétés,  il  sera  fondé  à  Paris  une 
société  financière,  sorte  de  compagnie  de  chemins  de  fer,  qui  se  chargera 
de  réunir  les  capitaux  nécessaires  pour  que  les  deux  sociétés  d'exploita- 
tion puissent  exister  financièrement.  Elle  sera  l'instrument  indispensable 
aux  Etats  balkaniques  pour  se  procurer  les  fonds  dont  ils  auront  besoin 
pour  effectuer  les  vastes  opérations  qui  figurent  au  programme,  opérations 
de  rachat,  de  remise  en  état  des  lignes  ayant  beaucoup  souffert  de  la 
guerre,  enfin  opérations  d'extension  du  réseau,  car  on  prévoit  une  série 
de  constructions.  Ce  sera  par  exemple  la  réunion  du  réseau  grec  au  réseau 
européen  par  la  jonction  GyitaPlatamoyni  qui  reliera  directement  Paris, 
Berlin  et  Vienne  avec  Athènes. 

Le  gouvernement  autrichien  admet  la  participation  des  capitaux  et  des 
représentants  russes  dans  le  conseil  d'administration. 

La  mission  militaire  allemande  à  Gonstantinople. 

LA  DÉMARCHE  DE  LA  TRIPLE  ENTENTE.  LA  RÉPONSE  DE  LA  PORTE. 

Le  l.'J  décembre  les  ambassadeurs  de  la  Triple  Entente  se  sont 
rendus  chez  le  grand-vizir  pour  lui  demander  des  informations  au 
sujet  de  l'étendue  des  pouvoirs  éventuels  attribués  an  chef  de  la 
mission  militaire  allemande.  Les  trois  ambassadeurs,  sans  remettre 
de  note  concertée,  ont  cependant  fait  prévoir  au  gouvernement  turc 
les  graves  objections  que  l'installation  prévue  de  la  mission  mili- 
taire allemande  provoque  tant  en  droit  qu'en  fait.  Le  15  décembre 
le  grand  vizir,  en  réponse  à  cette  démarche  concertée,  s'est  borné  à 
déclarer  aux  ambassadeurs  de  la  Triple  Entente  «  que  les  pouvoirs 
«  du  général  allemand  Liman  de  Sanders,  nommé  chef  du  l'""  corps 
«  d'armée  à  Constantinople,  "^e  limitaient  aux  questions  d'ordre 
«  purement  technique  d'instruction  militaire  et  que  le  commande- 
«  ment  des  places  fortes  des  Dardanelles  et  du  Bosphore,  la  cour 
a  martiale,  les  tribunaux  militaires,  l'élat  de  siège  sont  en  dehors 
«  de  ses  pouvoirs  et  relèvent  directement  du  ministre  de  la  Guerre.  » 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.    —    EUROPE 

France.  —  La  déclaration  ministérielle.  —  Le  nouveau  minisière 
s'est  présenté  au  Parlement  le  H  décembre.  Le  président  du  Conseil, 
minisire  des  Affaires  étrangères,  M.  Doumergue,  a  lu,  à  la  Chambre 
des  députés,  la  déclaration  ministérielle  qui  commence  ainsi  : 

Messieurs, 

Le  gouvernement  qui  se  présente  devant  vous  a  le  ferme  dessein  de 
servir  les  grands  intérêts  du  pays  et  ceux  de  la  République  qu'il  ne  sépare 
point. 

Une  peut  réaliser  ce  dessein  que  rar  l'union  réfléchie  et  durable  des 
républicains  de  gauche  dont  il  vous  donne  l'exemple  par  sa  composition. 

Ilnp  saurait  durer  ni  agir  sans  la  collaboration  et  l'appui  d'une  majorité 
nettement,  exclusivement  républicaine.  Il  ne  resterait  pas  au  pouvoir  si 
cette  majorité  lui  faisait  défaut.  C'est  elle  seule  qui  peut  lui  donner  la  force 
et  l'autorité  dont  il  a  besoin  dans  les  circonstances  présentes. 

Ces  circonstances  exigent  l'attention  vigilante  de  tous  ceux  qui  se  pré- 
occupent d'assurer,  en  même  temps  que  la  prospérité  et  la  grandeur  de  la 
patrie,  la  défense  et  le  développement  des  institutions  républicaines, 
ouvertement  ou  insidieusement  attaquées  depuis  quelques  temps  par  d'ir- 
réductibles adversaires. 

Elles  ont  cependant,  depuis  quarante-trois  ans,  assuré  à  notre  pays  la 
paix  dans  la  dignité  en  même  temps  que  l'ordre  et  la  tranquillité  au  dedans, 
accru  sa  richesse,  augmenté  le  bien  être  et  les  libertés  des  citoyens.  Aussi 
sommes-nous  résolus  à  ne  pas  les  laisser  impunément  attaquer. 

Messieurs,  la  Chambre  élue  en  1910  arrive  à  l'expiration  de  son  mandat. 
Il  n'est  pas  possible,  à  l'heure  où  nous  sommes,  de  songer  à  réaliser  un 
vaste  programme.  Aussi,  celui  que  vous  soumet  le  gouvernement  est-il 
strictement  limité  aux  nécessités  présentes. 

La  déclaration  expose  ensuite  les  vues  du  gouvernement  sur  la 
situation  financière,  la  réforme  électorale,  la  défense  nationale  et  la 
politique  extérieure.  Voici  les  passages  relatifs  à  ces  deux  dernières 
questions  : 

Le  grave  problème  de  la  défense  nationale  est  étroitement  lié  à  celui 
de  la  justice  fiscale.  L'impôt  du  sang  pèse,  en  effet,  d'autant  plus  lourde- 
ment sur  les  classes  pauvres  que  l'impôt  du  fisc,  inéquitablement  réparti, 
leur  réclame  plus  que  leur  dû  et  va  au  delà  de  leurs  facultés  contributives. 

En  instaurant  la  justice  fiscale,  en  évitant,  avec  soin,  de  laisser  accroître 
par  des  gaspillages  les  dépenses  nécessaires  mais  formidables  qu'exige  la 
sécurité  de  la  patrie,  nous  rendons  moins  lourd  le  nouveau  sacrifice  que 
la  loi  de  trois  ans  vient  d'imposer  au  pays.  Vous  savez  dans  quelles  cir- 
constances et  à  la  suite  de  quels  événements  ceux-ci  nous  ont  démontré  la 
nécessité  de  fortifier  notre  puissance  militaire,  non  point  dans  des  inten- 
tions agressives,  nous  tenons  aie  déclarer  hautement  après  nos  prédéces- 


58  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

seurs,  mais  dans  l'unique  but  de  garantir  la  paix  par  l'affirmation  d'une 
force  capable  d'inspirer  le  respect. 

Messieurs,  nul  d'entre  vous  n'attend  que  nous  vous  proposions  de  rou- 
vrir le  débat  sur  la  loi  militaire  récemment  votée.  C'est  la  loi.  Nous  en- 
tendons l'appliquer  loyalement.  Notre  dessein  est,  en  même  temps,  de 
consacrer  notre  effort  à  un  ensemble  de  mesures  qui,  indépendantes  de 
la  durée  du  service  sous  les  drapeaux,  sont  susceptibles  de  porter  à  son 
maximum  la  force  défensive  de  la  nation.  Au  premier  rang  de  ces  mesures 
nous  placerons  la  préparation  militaire  de  la  jeunesse,  une  meilleure  uti- 
lisation de  nos  réserves  et  le  relèvement  des  soldes  des  officiers  et  des 
sous-officiers. 

Au  cours  de  la  crise  que  l'Europe  vient  de  traverser,  le  gouvernement 
de  la  République  a  pleinement  éprouvé  l'efficacité  de  ses  alliances  et  de 
ses  am.itiés.  Il  y  a  puisé  une  partie  de  la  force  nécessaire  à  la  sauvegarde 
de  ses  intérêts  et  de  sa  dignité.  Nous  entendons  leur  demeurer  étroite- 
ment fidèles.  Nous  poursuivrons  donc  avec  la  Russie  l'intime  et  cordiale 
collaboration  qui,  en  maintes  circonstances,  a  permis  aux  deux  Etats  alliés 
de  contribuer  puissamment  au  maintien  de  la  paix.  Nous  nous  attache- 
rons à  développer  la  confiante  intimité  dont  la  France  et  l'Angleterre  se 
sont  déjà  donné  des  preuves  si  décisives.  Enfin  nous  ne  serons  pas  moins 
attentifs  à  entretenir  les  courtoises  relations  qui  nous  unissent  aux  autres 
Etats,  qui  assurent  le  bon  renom  de  la  France  dans  le  monde,  qui  attestent 
la  sincérité  de  ses  dispositions  essentiellement  pacifiques  et  qui  nous  per- 
mettront en  nous  appuyant  sur  la  démocratie  de  notre  pays,  sur  son  armée 
et  sur  sa  marine,  dont  le  loyalisme  républicain  ne  saurait  être  mis  en 
doute,  de  travailler  dans  l'ordre  et  dans  la  paix  à  la  grandeur  de  la  patrie 
et  à  celle  de  la  République. 

A  la  suite  de  cette  lecture,  la  Chambre  et  le  Sénat  ont  discuté 
immédiatement  les  interpellations  déposées  sur  la  politique  ministé- 
rielle, elles  explications  du  gouvernement  ont  été  approuvées  par 
283  voix  contre  214  à  la  Chambre  des  députés,  par  215  voix  contre  58 
au  Sénat. 

Allemagne.  —  Los  incidents  de  Saverne.  La  condamnation  du  lieu- 
tenant de  Forstner.  —  Le  19  décembre,  le  lieutenant  de  Forstner  a 
comparu  devant  le  Conseil  de  guerre  de  la  30*^  division  sous  l'incul- 
pation d'avoir  blessé  d'un  coup  de  sabre  le  cordonnier  Blank,  de 
bettwiller,  délit  prévu  par  l'article  223  du  Code  pénal  allemand,  et 
par  l'article  149  du  Code  pénal  militaire.  Le  lieutenant  de  Forstner  a 
été  condamné,  de  ce  chef,  à  quarante-trois  jours  de  prison,  le  mini- 
mum de  peine  qu'on  pouvait  lui  infliger.  D'autre  part,  trois  jeunes 
soldats  alsaciens  de  Saverne,  les  nommés  Henk,  Schaiblé  et  Blelli 
ont  été  condamnés  respectivement  à  six  semaines  et  à  trois  semaines 
pour  avoir  signé  une  déclaratiim  publiée  par  VElso'sser  et  dans  ia- 
quello  ils  affirmaient  en  leur  âme  et  conscience  que  le  lieutenant  de 
Forstner  avait  tenu  sur  le  drapeau  français  les  propos  orduriers  que 
l'on  sait. 

Italie.  • —  Le  niinist&re  et  la  nouvelh'.  Chambre.  —  La  Chambre  des 
députés  nouvellement  élue  a  exprimé  pa  confiance  au  gouvernement, 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES  Ô9 

le  18  décembre,  par  .362  voix  contre  90.  Ce  vote,  d'ailleurs  prévu, 
n'a  suscité  aucune  surprise. 

—  Mort  du  cardinal  Rampolla.  —  Le  cardinal  Rampolla,  ancien 
secrétaire  d'Etat  de  Léon  XIII,  est  mort  subitement  à  Rome,  le 
16  décembre,  d'une  crise  d'angine  de  poitrine.  Il  était  âgé  de  70  ans. 
Depuis  l'élection  du  pape  Pie  X,  le  cardinal  Rampolla  s'était,  de  plus 
en  plus,  enfermé  dans  une  retraite  studieuse  et  tenu  volontairement 
à  l'écart  de  la  politique  qui,  de  plus  en  plus  aussi,  s'orientait  dans 
des  voies  différentes  de  celles  du  précédent  pontificat.  La  France 
perd  en  sa  personne  un  ami  fidèle,  toujours  respectueux  de  ses  droits 
traditionnels. 

Suisse,  —  Le  nouveau  président  de  la  Confédération  helvétique.  — 
Le  11  décembre,  l'assemblée  générale  de  Berne  a  élu  le  conseiller 
fédéral  Hoffmann  président  de  la  Confédération  pour  1914.  M.  Hoff- 
mann, de  Saint-Gall,  radical,  est  né  en  18:37.  Entré  en  1911  dans  le 
gouvernement,  après  un  court  passage  au  département  de  la  Justice, 
il  prit  la  direction  du  département  militaire  où  il  réussit  à  garder 
une  sage  mesure  dans  les  dépenses  sans  rien  sacrifier  des  exigences 
de  la  défense  nationale.  C'est  un  homme  énergique  et  de  devoir,  et 
un  orateur  très  apprécié. 


II.  —  ASIE. 

Chine.  —  Nouvelles  concessions  allemandes.  —  La  Gazette  de 
Francfort  annonce  que  des  pourparlers  entre  l'Allemagne  et  la 
Chine  ont  abouti  provisoirement  et  qu'une  entente  au  sujet  de  la 
construction  de  chemins  de  fer  dans  le  nord  de  la  Chine  a  été  signée 
entre  l'ambassadeur  d'Allemagne  à  Pékin  et  le  ministre  chinois  des 
Affaires  étrangères.  H  s'agit  de  deux  lignes  :  1°  une  ligne  de  Kaumi, 
sur  le  chemin  de  fer  de  Chantoung  à  Istchou-Pou  et  au  delà,  jusqu'au 
point  d'intersectien  du  chemin  de  fer  de  Tien-Tsin-Poukéou  avec 
l'ancien  canal  impérial,  à  Han-Tchouang;  2°  une  ligne  de  jonction 
entre  le  chemin  de  fer  de  Tien-Tsin-Poukéou  et  Pékin-Han-Kéou, 
c'est-à-dire  de  Tsin-Han-Fou  à  Choun-Té-Fou.  Les  tracés  de  ces 
deux  lignes  seront  l'objet  de  pourparlers  spéciaux.  Les  deux  lignes 
seront  construites  comme  chemins  de  fer  de  l'Etat  chinois,  avec  des 
capitaux  allemands. 


III.   —  AFRIQUE. 

Algérie.  —  Im  question  de  l'indigénat  à  hi  Chambre  des  députés.  — 
La  Chambre  des  députés  a  commencé  le  16  décembre  la  discussion 
des  interpellations  de  MM.  Millevoye  et  Abel  Ferry  sur  notre  poli- 
tique dans  l'Afrique  du  Nord,  particulièrement  en  Algérie,  à  l'égard 


<»U  QUESTIONS   DIPLGMATIQUES   ET   COLONIALES 

des  indigènes.  A  ce  débat  est  jointe,  pour  le  suivre  immédiatement, 
la  discussion  du  projet  tendant  à  proroger  les  pouvoirs  disciplinaires 
des  administrateurs  des  communes  mixtes  et  du  rapport^  repris  de 
la  précédente  législature  sur  la  proposition  de  M.  Albin  Rozet, 
portant  suppression  de  l'internement  administratif  en  Algérie  et 
des  pouvoirs  disciplinaires  des  administrateurs,  préfets  et  sous- 
préfets. 

Abyssinie.  —  La  morl  de  Mt^nélik.  —  L'empereur  Ménélik,  qui 
depuis  plusieurs  années  était  dans  un  étal  de  santé  tel  que  sa  mort 
a  été  à  plusieurs  reprises  annoncée,  et  qui  restait  enfermé  dans  le 
fond  de  son  palais^  sans  que  personne  put  même  le  voir,  est  mort 
celte  fois  définitivement.  Il  était  né  le  17  août  i8M,  Il  devint  empe- 
reur d'Ethiopie  en  1889  après  avoir  été  simple  roi  du  Choa.  La  para- 
lysie dont  Ménélik  avait  été  frappé  avait  depuis  longtemps  fait 
passer  les  rênes  du  pouvoir  entre  les  mains  de  l'impératrice  Taïtou 
et  de  l'héritier  du  trône  Lidj  Jéassu. 

Afrique  Equatoriale  Française.  —  Pvisr  d'Ain-Galaka  par  la 
colonne  Largeau.  —  Le  ministère  des  Colonies  vient  de  recevoir  du 
colonel  Largeau  un  télégramme  parti  d'Aïn-Galaka  le  29  novembre. 
Par  ce  télégramme,  le  commandant  du  territoire  militaire  du  Tchad 
annonce  que  Aïn-Galaka  a  été  prise  d'assaut  le  27  novembre  au 
matin  par  les  troupes  françaises,  après  un  combat  assez  long.  Nos 
pertes  sont  :  tués,  le  capitaine  Maignan,  le  lieutenant  Berrier-Fon- 
taine,  l'adjudant  Lagnion  et  12  tirailleurs;  blessés  en  voie  de  guéri- 
son,  le  lieutenant  de  Jonquières,  le  maréchal  des  logis  Lela,  le  ser- 
gent Gaillarde  et  19  tirailleurs.  Le  colonel  ajoute  que  tout  le  monde 
a  fait  son  devoir  et  promet  de  télégraphier  bientôt  de  plus  amples 
détails. 

Ce  fait  d'armes  nous  rend  maîtres  du  dernier  point  important 
situé  dans  la  zone  de  l'Afrique  centrale  que  le  traité  franco-anglais 
de  1899,  ratifié  depuis  par  rilalie,  attribue  à  la  France. 


IV.  —  AMERIQUE. 

Mexique.  —  L'annulation  des  élections  présidentielles .  —  Comme 
on  devait  s'y  attendre,  le  Congrès  mexicain  a  annulé  les  élections 
présidentielles  et  a  décidé  que  de  nouvelles  élections  auraient  lieu 
au  mois  de  juillet.  Le  Congrès  a  confirmé  en  même  temps  le  géné- 
ral Huerla  dans  ses  fonctions  de  président  provisoire  jusqu'aux  nou- 
velles élections  et  l'a  investi  d'un  pouvoir  spécial  sur  les  départe- 
ments de  la  Guerre,  des  Finances  et  de  l'Intérieur. 


NOMINATIONS  OFFICIELLES 


MINISTÈRE  DES  AFFA.IRES   ÉTRArVGÈRES 

M.  P.  de  Margerie,  ministre  plénipotentiaire,  est  délégué  dans  les  fonctions   de 
chef  du  cabinet  du  ministre. 


1IIII\ISTERE   DE  LA    GUERRE 

Tronpes  coloniales. 

INFANTERIE 

Cllline.  —  MM.  les  capit.  Caresche  et  le  lient.  Lavenir  sont  désig.  pour  le 
corps  d'occupation. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  capit.  Colin-Desgenestes,  Moustié,  Mallarmé, 
Marc  ;  les  lient,  de  Cabarrus,  Vite,  TrécoUe,  Mazoyer,  Béguin,  Charron;  les so(/s- 
lient.  Etroy  et  Lucas  sont  désig.  pour  le  Tonkin. 

Cochinchine. —  MM.  les  capit.  Buisson,  Brousseau;  le  Zteuf.  Brunel;  les  soi^.s- 
lieut.  Reymond  et  Daugu  sont   désig.  pour  la  Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  —M.  le  colonel  Vimontest  désig.  pour  le  2^  sénégalais; 

MM.  le  chef  de  bataill.  Brousse;  les  capit.  Le  Sauce,  Ehret,  Tibout  ;  les  lie'dL 
Tel,  Paulay,  Cnapelynck,  Chauvin  ;  le  sous-lieut.  Thibaud,  Stefanini  et  Cougnoux 
sont  désig    pour  l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  le  lieut.-col.  Hutin  ;  le  chef  de  bataill.  Hilaire; 
les  capit.  Roulloin,  de  la  Laurencie,  Gagnepain,  Elis  ;  le  lient.  Angéli  et  le  sons- 
lieut.  Fanon  sont  désig.  pour  l'A.  E.   F. 

Madagascar.  —  MM.  les  chefs  de  bataill.  Galland,  Noirot  ;  les  lient.  Le 
Moing,  Graveteau,  Franceschi  et  le  sousli-eut.  Pierre  sont  désig.  pour  Madagascar. 

ARTILLERIE 

Missions.  —  M.  le  chef  d'escad.  Roux  est  désig.  pour  le  service  de  la  justice 
milit.  de  Scutari   d'Albanie. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  lient.  Thiénard,  France  et  Paulet  sont  désig.  pour 
le  Tonkin. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  le  chef  d'escad.  Michel  est  désig.  pour  Dakar. 

Madagascar.  —  M.  le  lient.  François  est  désig.  pour  Madagascar. 

Officiers  d'administration . 

Cochinchine.  —  M.  Voffic.  d'admin.  de  3®  cl.  Favier  est  désig.  pour  la 
Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  les  offic.  d'administ.  de  l^»  cl.  Filipi,  de2*  cl. 
Lasnier,  Lanoé  et  Cunin  sont  désig.  pour  l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  M.  Voffic.  d'administ.  de  2»  cl.  Guérin  est  désig. 
pour  l'A.  E.  F. 

Madagascar.  —  M.  Voffic.  d'administ.  de  2"  cl.  Albrand  est  désig.  pour 
Madagascar. 

CORPS    DE    l'intendance 

Missions.  —  M.  Vadjoint  Blanc  est  désig.  pour  Scutari  d'Albanie. 
Madagascar.  —  M.  Vadjoint  Féline  est  désig.  pour  Madagascar. 

Mli^ISTÈRE  DES  €OLOIVIES 

M.  Loisy,  inspecteur  des  colonies,  est  nommé  chef  du  cabinet  du  ministre  ; 
M.  Pierre  Guesde,  administ.  en  Indochine  en  est  nommé  chef  adjoint  et  M.  Ferry, 
sous-chef. 


LA    CARICATURE    A    L'ÉTRANGER 


La  question  militaire  aux  États-Unis. 

L'oncle  Sam  :  «  En   cas  de  difficulté,  je  compte    que  tu 
me  prot(.^geras.  » 

L  ARMÉE  ;  «  Je  ferai  de  mon  mieux,  mon  oncle;  mais  vous 
savez,  je  ne  suis  pas  très  gros.  » 

Neir-Yor/:'  Herald  (New-York). 


Les  incidents  de  Saverne. 

Le  chancelier  de  Beïhmann 
HoLLWEG  :  •<  Sire,  c'est  cette 
maudite  recrue  qui  a  causé  tout 
le  mal.  » 

Kikeriki  (Vienne). 


(jiuiLLAUME  II:  «    Lii    conscil    uion     cher 
Wied  :  une  fois  sur  le  trône,  agis,  mais  ne 
parle  pas  !  >» 
'  Vlk  (Herlin). 


Le  prince  de  Wied  :  «  Pardon,  mes 
sieurs  ;  je  viens  peut-être  à  un  mauvai 
moment"!  Permettez-moi  de  me  présenter 
Je  suis  votre  futur  roi.  )^ 

Gluhlichter  (Vienne). 


Les  républiques  sud-américaines  et  les  États-Unis. 
c(  Notre  bon  ami  !   « 

Carns  y  Curetas  (Buenos-Ayres). 


John  Uull  :  «  Gomment  faire?  Si  je 
tire  sur  la  laisse,  il  s'étranglera  lui- 
même!  Et  si  je  le  lâche,  ils  s'étrangle- 
ront réciproquement. 

Gazette  de  Hollande  (Amsterdam). 


A  Saverne. 

Adminislration  allemande. 

Mucha  (Varsovie). 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


La  Chine  en  révolution,   par  Edmond  Rotïach.  Un  volume  in-16 
de  xvii-270  pages.  —  Librairie  académique  Perrin  et  0'"=,  Paris. 

L'auteur  venait  à  peine  de  publier  la  Chine  moderne,  l'un  des  plus  docu- 
mentés parmi  les  livres  de  fond  sur  le  vaste  empire,  qu'il  retournait  en 
Extrême-Orient  comme  chargé  de  mission  du  gouvernement,  juste  pour 
assister  à  la  ruine  du  vieux  régime  politique  et  suivre  les  péripéties  de  la 
révolution  naissante.  C'est  ce  qu'il  a  vu  aux  assemblées,  conservatrices  ou 
indécises,  armées  rebelles,  à  Pékin,  à  Nankin,  à  Canton,  au  Yunnan, 
dans  les  milieux  réformistes  ou  révolutionnaires,  que  l'observateur  expé- 
rimenté rapporte  dans  ce  livre  nouveau.  A  côté  de  chapitres  de  descrip- 
tion, on  trouve  encore  là  des  impressions  et  une  étude  très  poussée  sur 
ce  qu'aétéle  long  gouvernement  provisoire  de  Yuan  Chi  Kaï,  définitive- 
ment reconnu  en  octobre.  Les  jugements  qui  apparaissent  au  cours  de 
l'exposition  des  faits,  et  les  indications  de  la  préface  et  du  premier  cha- 
pitre, les  événements  rapportés  d'un  style  ferme  et  nerveux,  le  fond  et  la 
forme  font  de  ce  livre  une  précieuse  introduction  aux  grands  événements 
mondiaux  de  l'Extrême-Orient. 

L'Histoire  des  Israélites  roumains  et  le  droit  d'intervention, 

par  Bernard  Stampler.  Un  vol.  in-8°  de  315  pages.  —  Paris,  Jouve 

et  C''^,  éditeurs. 

Dans  cet  ouvrage,  à  l'impartialité  duquel  il  convient  de  rendre  hom- 
mage, M.  Bernard  Stampler  étudie  aussi  complètement  que  possible  la 
question  israélite  en  Roumanie,  et  sa  conclusion  est  que  le  moment 
semble  bien  arrivé  de  donner  une  solution  favorable  à  cette  grave  question, 
déjà  résolue  partout,  même  en  Russie  en  partie  où  la  plupart  des  mesures 
restrictives  contre  les  Juifs  ont  déjà  été  rapportées.  Et  M.  Stampler 
exprime  en  terminant  le  vœu  que  son  travail  soit  regardé  par  l'opinion 
publique  roumaine  comme  la  manifestation  d'un  nouvel  et  sincère  effort 
pour  la  fraternisation  des  deux  peuples  roumain  et  israélite. 


Ouvrar/es  déposés  au  bureau  delà  Bévue. 

Waterloo,   par   ie  major   général  Robinson,  traduit   de    l'anglais    par    le  capitaine 

Lesêble.   Un  vol.  in-8°  de  200    pages,  avec  une  carte  hors  te.xte,  avec  4  plans  et 

gravures.  Paris,  H.  Charles-Lavauzelle,  éditeur. 
Le  Germanisme    encerclé,    par  le   commandant    de    Civriejjx.    Un  vol.    in-12    de 

114  pages.  Paris,  H.  Cliarles-Lavauzelle,  éditeur. 
Mon  brave  régiment,  par  Louis  Albin.  Un  vol.  in-S»  de  240  pages,  avec  préface  du 

général  II.  Grandjean.  Paris,    Berger- Levrault,  éditeurs. 
Le  Chemin  de  fer  de  Baç/dad,  au  point  de  vue  politique,  économique  et  financier, 

par  Alexandre  Ilitch.  Un  vol.    in-8°    de  240  pages,    avec    une  carte  hors    texte. 

Bru.xelles,  Misch  et  Tliion,  éditeurs. 


L' Administrateur-Gérant  :  P.  Gampain. 


PARIS.    —    IMPRIMERIE    LEVÉ,    RUE    CASSETTE,    17. 


QUESTIONS 

DIPLOMATIQUES  ET  COLOMALES 

LE 

RECRUTEMENT  DES  ÉQUIPA&ES  DE  Li  FLOTTE 

ET   DE  L'ARMÉE    COLONIALE 


Il  serait  exagéré  de  dire  qu'il  y  a  actuellement  dans  nos. 
forces  de  terre  et  de  mer  une  crise  des  engagements.  En  com- 
parant toutes  les  statistiques  depuis  plusieurs  années  on  s'aper- 
çoit que  le  nombre  total  n'a  pas  lléclii,  mais  il  n'augmente  guère 
et  il  est  à  croire  qu'il  n'augmentera  pas.  La  diminution  de  nos 
naissances  ne  nous  permet  plus  de  compter  sur  le  second 
ou  le  troisième  fils  de  chaque  famille  qu'on  voyait  tout  natu- 
rellement s'expatrier  ou  chercher  à  se  faire  une  carrière  dans 
le  métier  des  armes.  Si  la  vie  est  devenue  plus  chère,  les  sa- 
laires se  sont  élevés  dans  les  mêmes  proportions  et  la  solde 
du  troupier,  quel  que  soit  le  tarif  des  hautes  payes  et  des 
primes,  ne  pourra  jamais  lutter  contre  cette  concurrence.  Pen- 
dant longtemps,  le  nombre  des  rengagements  a  diminué  dans 
les  régiments  coloniaux  de  Paris  parce  que  les  soldats  étaient 
littéralement  hypnotisés  parla  pièce  de  5  francs  que  représente 
la  journée  du  manœuvre  ou  de  l'ouvrier  municipal.  Le  travail 
de  la  vie  civile  est  plus  rude  ;  mais,  à  six  heures  du  soir,  le 
tâcheron  est  libre;  il  ne  doit  pas  répondre  à  l'appel  de  neuf 
heures  ni  prendre  la  garde  de  nuit.  Le  soldat  ne  regarde  pas 
plus  loin.  Il  ne  prévoit  ni  le  chômage,  ni  la  discipline  beau- 
coup plus  sévère  dans  l'industrie  que  dans  l'armée,  ni  le  ma- 
riage tout  proche  avec  ses  charges  certaines  et  la  gêne  de  la 
famille.  Il  s'embauche  dans  un  chantier,  au  lieu  de  servir  pen- 
dant quelques  années  encore,  au  bout  desquelles  il  était  assuré 
d'une  petite  pension  et  d'un  emploi  civil. 

Il  est  donc,  rationnel  d'admettre  que  les  engagements  et  les 

QoBBT.  DiPL.  ET  Col.  —  T.  XXXVII.  —  n°  406.  —  16  jakviejï  1914,  & 


66  QUESTIONS    DIPLOMATIQUKS    ET    COLONIALES 

rengagements  ne  dépasseront  jamais  le  chiffre  qu'ils  atteignent 
à  riieure  actuelle  et  s'il  y  a  réellement  une  crise,  elle  provient 
du  fait  que  ce  contingent  fixe,  cette  «  matière  engageable  » 
inextensible  est  sollicitée  de  plusieurs  côtés  à  la  fois.  Elle  ne 
peut  satisfaire  toutes  les  armes  qui  demandent  son  concours. 
Avant  la  loi  de  recrutement  de  1905,  l'appât  du  gain  était 
réservé  aux  troupes  coloniales  qui  monopolisaient  également 
les  chances  d'avancement  facile  et  de  gloire,  et  lorsqu'un  cava- 
lier ou  un  artilleur  voulait  contracter  un  rengagement,  il  devait 
passer  dans  l'infanterie  ou  l'artillerie  de  marine.  Les  auteurs 
de  la  loi  de  deux  ans  ont  appuyé  leurs  théories  sur  le  nombre 
élevé  d'enga.ffements  et  de  rengagements  qu'on  ne  manquerait 
pas  d'obtenir  en  assurant  des  primes  aux  caporaux  et  briga- 
diers de  toutes  armes,  aux  artilleurs  à  cheval  et  aux  cavaliers. 
On  connaît  le  bilan  de  cette  aventure  dont  le  résultat  le  plus 
clair  fut  de  compromettre  le  recrutement  de  l'armée  coloniale 
sans  assurer  pour  cela  celui  de  la  cavalerie.  Cette  leçon  fut 
cependant  inutile  puisque,  quelques  années  plus  tard,  la  ma- 
rine à  son  tour  posa  des  affiches  en  réclamant  20.000  engagés 
et  rengagés  pour  compléter  ses  équipages.  Tout  récemment 
encore,  le  gouvernement  a  étendu  aux  régiments  de  l'Afrique 
du  Nord  les  avantages  pécuniaires  accordés  aux  troupes  colo- 
niales. Les  zouaves  qui,  jusqu'alors,  fournissaient  aux  «  mar- 
souins »  un  fort  contingent  de  rengagés  pourront  poursuivre 
leur  carrière  dans  leurs  unités  d'origine. 

La  loi  de  1913  remettra  sans  doute  un  peu  d'équilibre  dans 
cette  situation  extraordinaire,  puisque  les  armes  montées 
seront  à  même  de  tormer  en  trois  ans  les  cavaliers  expérimentés 
qu'elles  puisaient  uniquement  parmi  les  rengagés  de  douze 
mois  ;  cependant  il  ne  faut  pas  trop  y  compter,  puisque  le  mi- 
nistère s'est  fait  fort  de  provoquer  dans  la  cavalerie,  l'artille- 
jie  et  les  troupes  de  couverture  des  engagements  anticipés  en 
très  grand  nombre.  En  résumé,  les  dispositions  prises  n'au- 
ront d'autre  effet  que  de  répartir  le  contenu  d'un  réservoir 
dans  plusieurs  récipients  de  mêmes  dimensions.  C'est  assez 
dire  que,  malgré  l'élévation  du  taux  des  primes  et  des  hautes 
payes,  l'armée  d'Afrique  n'aura  pas  le  total  des  volontaires 
qu'elle  escompte;  les  corps  de  couverture  seront,  comme  par  le 
passé,  privés  du  nombre  de  militaires  de  carrière  qui  leur  est 
indispensable  ;  la  marine  aura  de  grosses  déceptions,  et  enfin 
l'armée  coloniale  verra  se  précipiter  la  crise  de  ses  effectifs  qui 
met  en  question  son  existence  même.  En  vain  l'administration 
centrale,  voulant  remplir  les  régiments  coloniaux,  prescrit  de 
iiàter  les  formalités  d'engagements  et  de  ne  plus  tenir  compte 


LE    RECRUTEMENT   DES   ÉQUIPAGES   DE   LA   FLOTTE  67 

delà  taille;  en  même  temps,  elle  interdit  toute  propagande 
en  faveur  des  troupes  d'outre-mer  dans  les  régiments  de 
cavalerie  et  accorde  au  dragon  de  Lunéville  des  allocations 
supérieures  à  celles  que  touche  le  soldat  en  service  au  Tonkin. 
On  assiste  à  des  surenchères  qui  font  penser  à  la  méthode  que 
suivrait  un  entrepreneur,  disposant  de  plusieurs  chantiers, 
pour  faire  émigrer  ses  ouvriers  d'un  atelier  à  un  autre. 


Les  ressources  en  hommes  fournies  par  l'Inscription  mari- 
time diminuent  chaque  année  et  cela  au  moment  où  nous  ar- 
mons en  permanence  un  nombre  plus  élevé  d'unités  de  combat, 
montées  par  des  effectifs  de  force  croissante  à  mesure  que  les 
constructions  navales  nous  livrent  de  nouveaux  modèles.  Il  y 
a  dix  ans  l'équipage  d'un  torpilleur  ou  d'un  sous-marin  no 
dépassait  pas  vingt-cinq  hommes;  un  contre-torpilleur  en 
demandait  soixante,  un  cuirassé  sept  cents.  Maintenant  on  est 
bien  près  de  doubler  ces  chiffres  et  nos  Dreadnoughts  immo- 
bilisent plus  de  mille  hommes,  c'est-à-dire  la  valeur  d'un  ba- 
taillon sur  le  pied  de  guerre.  Il  fallait  donc  demander  à  l'Ins- 
cription maritime  tout  ce  qu'elle  pouvait  rendre,  mais  la  vieille 
institution  de  Colbert  n'est  plus  en  mesure  d'alimenter  comme 
autrefois  la  flotte  du  Ponant  et  la  flotte  du  Levant.  Les  privi- 
lèges qu'elle  procure  n'attirent  plus  grand  monde  et  il  suffit, 
pour  le  constater,  de  voir  l'augmentation  du  contingent  breton 
dans  les  régiments  de  la  presqu'île  armoricaine.  Un  à  un,  nos 
pêcheurs  renoncent  au  métier  de  leurs  ancêtres  et  à  la  pension 
de  retraite  qui  assurait  le  pain  de  leurs  vieux  jours. 

Le  fait  est  d'autant  plus  regrettable  que  nos  équipages  y 
perdent  le  meilleur  de  leurs  éléments.  La  marine  a  pu  se  mo- 
derniser, s'industrialiser,  devenir  savante;  tous  les  amiraux 
n'en  sont  pas  moins  d'accord  pour  déclarer  que  les  bons  mate- 
lots sont  ceux  qui  proviennent  de  nos  populations  côtières.  Que 
le  navire  soit  à  vapeur  ou  à  voiles,  il  faudra  toujours  armer 
des  embarcations,  nouer  des  filins,  jeter  le  loch,  avoir  un  per- 
sonnel, en  un  mot,  familiarisé  avec  la  vie  du  bord  et  avec  tous 
les  états  de  la  mer.  Avec  l'ancien  recrutement,  cet  apprentis- 
sage était  terminé  quand  l'appelé  rejoignait  le  dé[)ôt  et  la  répar- 
tition des  spécialités  pouvait  se  faire  très  peu  de  temps  après 
l'arrivée  de  la  classe.  Il  n'y  a  aucune  comparaison  à  établir 
entre  les  équipages  allemands  qui  proviennent  de  tous  les 
points  de  l'Empire  et  nos  «  cols  bleus  »  qui  ont  réellement  leur 
métier  dans  le  sang  par  la  loi  même  de  l'hérédité  lorsqu'ils 
n'obéissent  pas  à  une  vocation  impérieuse. 


G8  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Si  ces  ressources  d'un  prix  inestimable  deviennent  plus 
rares,  il  faut  l'attribuer  à  bien  des  causes.  Sans  doute  la  crise 
sardinière  décourage  nos  pêcheurs;  la  concurrence  toute  ré- 
cente de  l'Espagne  et  du  Portugal  que  notre  législation,  d'ordi- 
naire protectionniste,  a  facilitée  au  lieu  de  la  contrarier,  et  la 
prohibition  de  certains  engins  de  pêche  font  excuser  la  défec- 
tion de  nos  populations  maritimes  et  leur  désaffection  du  milieu 
hors  duquel  il  semblait  qui  leur  fût  impossible  de  vivre.  Mais 
l'amour  du  confort  et  du  bien-être  a  gagné  les  hommes  les  plus 
rudes  et  les  plus  primitifs.  Le  marin  ne  se  risque  plus  beau- 
coup au  large  quand  il  n'appartient  pas  à  certains  quartiers. 
Les  pêcheurs  de  Concarneau  abandonnent  la  lutte,  les  gars  de 
Quiberon,  depuis  plusieurs  années,  renoncent  à  la  sardine  et 
se  contentent  du  maquereau  et  du  merlan  qu'on  prend  dans  la 
rade,  et  les  pouvoirs  publics  ne  se  sont  pas  toujours  rendu 
compte  que  chaque  barque  désarmée  réduisait  le  nombre  de 
ces  matelots  adroits,  vigoureux  et  disciplinés  qui  défendaient 
notre  pavillon  jusqu'au  centre  même  de  la  Chine.  Les  pensions 
versées  chaque  trimestre  par  les  syndics  des  gens  de  mer  n'ont 
pas  été  élevées  dans  de  notables  proportions  alors  que  la  vie 
devenait  plus  chère,  même  en  Bretagne  ;  et  comme  nous  ne 
prêchons  plus  précisément  la  résignation  dans  nos  manuels 
d'éducation  civique  et  sociale,  il  fallait  bien  nous  attendre  à 
voir  se  produire  une  évolution  fatale  aux  intérêts  de  notre 
marine  militaire. 

En  1911,  les  équipages  de  la  flotte  ont  dû  prélever  1.561 
hommes  sur  le  contingent  des  recrues  de  l'armée  de  terre;  en 
1912,  ils  en  ont  pris  2.340  ;  en  1913,  4.000,  et  d'année  en  année 
ce  nombre  s'élèvera  au  détriment  des  effectifs  de  nos  régiments 
de  la  métropole.  Il  y  a  là  un  danger  évident  contre  lequel, 
malheureusement,  le  projet  de  loi  en  instance  n'apportera, 
croyons-nous,  aucun  remède.  Quelles  sont,  en  effet,  les  élé- 
ments dont  nous  disposons?  Tout  d'abord  un  noyau  très  impor- 
tant d'engagés  servant  à  long  terme  et  provenant  soit  de 
})ècheurs,  soit  des  écoles  d'arts  et  métiers,  soit  des  ouvriers 
mécaniciens  ou  électriciens  attirés  par  des  avantages  spéciaux; 
en  second  lieu,  un  effectif  de  13.000  à  15.000  inscrits  mari- 
times incorporés  d'office  en  vertu  du  décret  du  24  décembre 
1896;  enfin  5.000  hommes  provenant  de  deux  classes  d'appelés 
du  contingent  de  l'armée  de  terre.  Avec  le  régime  nouveau, 
plusieurs  centaines  de  marins  déserteront  les  troupes  coloniales 
où  ils  s'étaient  engagés  pour  toucher  une  retraite  à  quinze  ans 
de  services  puisqu'ils  pourront  prétendre  désormais  à  une  pen- 
sion proportionnelle  après  le  même  laps  de  temps  passé  dans  les 


I' 


LE    RECRUTEMENT    DES    ÉiJUIPAGES   DE    LA    FLOTTE  69 

équipages  delà  flotte.  Mais  pour  entretenir  60.000  à  6.5.000  ma- 
telots, la  marine  devra  se  procurer  de  20.000  à  25.000  hommes 
en  dehors  des  catégories  qu'elle  exploite  à  l'heure  actuelle.  Ce 
nombre  d'engagés  ou  de  rengagés,  Tobtiendra-t-elle?  C'est  ce 
que  nous  ne  croyons  pas. 

* 

*  * 

Si  nous  nous  basons  sur  le  recrutement  de  l'armée  coloniale 
qui  se  chiffre  surtout  par  3.000  rengagements  par  an  prove- 
nant des  troupes  métropolitaines  ou  des  réserves,  et  qui  se 
renouvellent  en  moyenne  pour  arriver  au  total  de  huit  années 
de  services,  la  marine  aurait  donc  à  chercher  3.000  engagés 
susceptibles  de  continuer  à  prendre  goût  à  leur  nouvelle  car- 
rière. Il  faut  reconnaître  qu'elle  sera  mal  placée  pour  les  obte- 
nir. Les  concours  ne  lui  viendront  pas  des  populations  côtières 
oîj  les  éléments  volontaires  se  sont  engagés  déjà  dans  les  équi- 
pages de  la  flotte  et  où  les  renonçants  de  l'Inscription  mari- 
time ne  songent  qu'à  faire  trois  années  de  service  tranquille 
dans  des  garnisons  de  leur  choix;  ils  ne  lui  viendront  pas 
davantage  de  l'intérieur  du  pays  oii  la  perspective  d'accomplir 
le  dur  labeur  du  matelot  embarqué  ne  séduit  que  certains 
ouvriers  d'art,  instruits  et  intelligents,  désireux  de  se  créer  une 
situation  dans  le  corps  des  mécaniciens. 

La  marine  est  en  train  de  tomber  dans  l'erreur  commise 
pour  l'armée  de  terre  au  moment  oii  fut  votée  la  loi  de  1905. 
Le  gouvernement  comptait  alors  sur  d'innombrables  engage- 
ments puisqu'il  avait  pris  soin  de  les  limiter  d'avance  à  une 
durée  totale  de  cinq  ans  de  services  pour  les  soldats  et  les 
caporaux.  Il  ne  les  a  pas  eus  et  nous  l'avons  vu  persister  dans 
ses  illusions;  aujourd'hui  encore,  nombreux  sont  les  organes 
de  la  grande  presse  quotidienne  qui  affirment  gravement  que 
pour  avoir  autant  de  volontaires  qu'on  le  voudra,  la  panacée 
universelle  est  d'augmenter  et  d'échelonner  judicieusement 
les  primes  et  les  hautes  payes.  Nos  législateurs  et  nos  publi- 
cistes  s'entêtent  à  juger  nos  garçons  de  vingt  ans  comme  des 
hommes  très  mûrs  et  à  les  croire  capables  d'un  raisonnement 
serré  qui  leur  fera  choisir  le  pain  assuré  du  soldat  de  préférence 
à  l'existence  plus  aléatoire  mais  plus  indépendante  qui  répond 
aux  aspirations  de  l'homme  au  seuil  de  la  vie. 

Il  faut  chercher  autre  chose.  Les  Allemands  ont  résolu  la 
question  sans  peine  en  incorporant  dans  leur  flotte  les  recrues 
de.  leur  contingent.  En  1911,  ils  ont  prélevé  13.472  jeunes  sol- 
dats provenant  de  toutes  les  contrées  de  l'Empire  pour  leur  faire 
accomplir  trois  années  de  services  sur  les  bâtiments  de  leur 


70  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

(lotte.  Il  faut  dire  que  cette  année  là,  1.271.384  conscrits 
s'étaient  présentés  aux  conseils  de  revision  qui  durent,  faute  de 
crédits,  en  ajourner  plus  de  700.000  et  en  verser  233.000  dans 
le  premier  ban  du  Landsturra  et  dans  TErsatz-Réserve.  Si  nous 
faisions  de  même,  nous  supprimerions  le  recrutement  d'un 
corps  d'armée.  Mais  la  marine  pourrait,  sans  danger,  trouver 
d'excellents  matelots  :  elle  n'aurait  qu'à  s'adresser  à  nos  popu- 
lations d'outre-mer. 

Elle  a  fait  un  premier  essai  en  Tunisie,  en  recrutant  pour  le 
port  de  Bizerte  un  corps  de  400  baharias,  marins  de  fort  belle 
allure,  mais  jusqu'à  ce  jour  elle  a  sensiblement  négligé  de  pro- 
voquer des  engagements  dans  la  population  la  plus  apte  à  ce 
service;    elle  aurait  pu  trouver  parmi  les  pécheurs   du  Sud 
tunisien  et  de  l'île  de  Djerba  d'excellents  éléments;  elle  a  de 
plus  maintenu  seslbaharias  dans  un  service  à  terre  au  lieu  de 
les  embarquer  sur  les  bâtiments  de  la  défense  mobile  de  notre 
grand  port  militaire  de  l'Afrique  du  Nord.  Le  vice-amiral  Boue 
de  Lapeyrère  étudie  pour  le  moment  la  possibilité  de  les  faire 
servir  comme  matelots  de  pont  à  bord  de  nos  grands  cuirassés. 
Telle  était  l'intention  de  l'amiral  Ponty,  le  créateur  de  Bizerte, 
un  digne  successeur  des  Couri)et,  des  Aube  et  des  Jurien  de  la 
Gravière,  par  sa  vaste  intelligence  et  ses  conceptions  hardies  et 
neuves.  Il  y  a  treize  ans,  quelques  mois  avant  sa  mort,  il  nous 
faisait  l'honneur  de  nous  confier  ses  projets  et  nous  le  voyons 
encore  nous  montrant  son  planton  indigène,  velu  comme  nos 
marins,  mais  coiffé  de  la  chéchia  rouge  :  «  Tôt  ou  tard,  me  dit- 
«  il,  nous  devrons  en  venir  là.  Qu'il  s'agisse  de  l'armée  de  terre, 
<(  des  troupes  coloniales  ou  de  la  marine,  il  faudra  bien  recou- 
«  rir    aux  auxiliaires.  On  doit    en  prendre   son  parti    et    les 
«  dresser.  » 

L'Algérie  peut  en  fournir  un  certain  nombre  et  le  Maroc 
également,  mais  il  est  d'autres  sources  aussi  abondantes  et 
])articulièrement  précieuses.  Pourquoi  n'utilise-t-on  pas  d'ores 
et  déjà,  pour  assurer  le  service  de  nos  stations  locales  en  pays 
lointains,  les  pécheurs  annamites  ou  cambodgiens,  les  popula- 
tions essentiellement  maritimes  de  Sainte-Marie  de  Madagascar 
et  des  autres  satellites  de  la  grande  île,  pépinières  inépui- 
sables des  navigateurs  audacieux  de  ces  boutres  malais,  qui 
sillonnent  l'océan  Indien  et  les  parages  des  Mascareignes  ? 
Tous  les  paquebots  qui  traversent  la  mer  Bouge  prennent  des 
chauffeurs  somalis  pour  assurer  le  fonctionnement  des  ma- 
chines par  les  hautes  températures.  Il  ne  serait  pas  difficile 
de  trouver  de  nombreux  matelots  dans  les  populations  de  Dji- 
bouti, Obock  et  Tadjoura  qui  nous  donnent  déjà  la   brigade 


LE    RECRUTEMENT    DES   ÉQUIPAGES    DE   LA    FLOTTb;  71 

indigène  de  la  côte  des  Somalis  et  le  noyau  d'un  bataillon  des- 
tiné à  tenir  garnison  à  Madagascar. 

Toutefois,  le  véritable  réservoir  des  matelots  de  pont  sera 
constitué,  dès  qu'on  le  voudra,  par  certaines  tribus  de  l'Afrique 
Occidentale.  La  marine  américaine  utilise  largement  l'élément 
noir  et  s'en  trouve  fort  bien,  quoique  ses  nègres  ne  présentent 
pas  au  même  degré  que  nos  Sénégalais  des  aptitudes  à  la  vie 
maritime.  Tout  le  long  du  Cayor,  à  l'embouchure  de  la  (^lasa- 
mance  et  des  rivières  de  la  Guinée,  sur  la  Côte  d'Ivoire  et  au 
Bénin,  la  population  est  familiarisée  avec  le  passage  difficile 
de  la  barre;  les  enfants  nagent  comme  des  poissons  et  manœu- 
vrent déjà  les  embarcations  légères  pour  guider  vers  les  cargos 
retenus  au  large  les  chargements  d'arachides  ou  les  trains  de 
bois  précieux.  Là  bas  tous  les  indigènes  «  fontlaptots  »  c'est-à- 
dire  passent  leur  existence  à  prendre  des  bains  forcés  dans  les 
tourbillons  d'écume  qui  frangent  tout  le  littoral  de  l'Afrique. 
On  trouve  aussi  d'incomparables  marins  sur  les  rives  du  Niger. 
Les  Somonos  et  les  Bosos,  qui  forment  les  équipages  des  pi- 
rogues bien  connues  de  tous  les  Européens  appelés  à  circuler 
sur  le  fleuve,  ne  vivent  que  de  la  pêche  et  se  croiraient  désho- 
norés s'ils  se  livraient  à  la  culture.  Ils  constituent  au  centre 
de  l'Afrique  de  véritables  confréries  aventureuses  en  perpétuelle 
pérégrination  ;  leurs  mœurs  très  douces  et  leur  intelligence  en 
feraient  des  auxiliaires  inappréciables. 

La  question  de  l'armée  noire  est  compliquée  du  problème 
de  la  vie  de  famille  et  on  pourrait  objecter  que  l'installation 
des  femmes  et  des  enfants  est  impossible  sur  un  navire  de 
guerre.  Telle  est  bien  notre  opinion,  mais  puisque  le  port  de 
Bizerte  sert  de  point  d'attache  à  des  unités  de  combat  d'année 
en  année  plus  nombreuses,  rien  ne  s'opposerait  à  la  création 
de  villages  noirs  dans  la  Tunisie  du  Nord  où  les  marins  séné- 
galais seraient  appelés  à  faire  de  longs  séjours  et  où  leurs 
ménages  trouveraient  une  existence  confortable  et  peu  oné- 
reuse. Rien  ne  s'opposerait  non  plus  au  recrutement  de  marins 
célibataires  à  qui  l'on  accorderait  soit  des  congés  d'une  cer- 
taine durée,  soit  une  petite  pension  proportionnelle  après  huit 
ou  dix  ans  de  services. 

Enfin,  nous  n'avons  pas  encore  utilisé  judicieusement  le 
recrutement  des  créoles.  On  a  prétendu  bien  des  fois  que  leur 
constitution  n'était  pas  assez  robuste  pour  leur  permettre  un 
service  fatigant.  Ils  pourraient  tout  au  moins  remplir  les  em- 
plois de  magasiniers,  de  fourriers  et  d'infirmiers  à  bord  de  nos 
grands  navires,  car  il  n'est  pas  rare  d'en  voir  sur  les  bâtiments 
de  la  marine  marchande  et  sur  les  longs  courriers. 


72  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

En  résumé,  la  conscription  des  créoles  et  l'enrôlement  des 
populations  indigènes  permettraient  aux  équipages  de  la  flotte 
de  trouver,  et  au  delà,  les  3.000  hommes  de  supplément  qu'ils 
demanderont  chaque  année.  Si  la  marine  persiste  à  vouloir 
recruter  en  France  ses  engagés  volontaires,  nous  pouvons  pré- 
voir deux  solutions  :  ou  bien  on  les  obtiendra,  mais  au  détri- 
ment de  la  cavalerie  et  des  troupes  coloniales,  ou  bien,  et  nous 
croyons  qu'il  en  sera  forcément  ainsi,  on  ne  les  obtiendra  pas 
et  le  gouvernement  devra  prélever  le  nombre  d'hommes  man- 
quant sur  les  contingents  de  l'armée  de  terre.  Dans  les  deux 
cas  la  défense  nationale  y  perdra  beaucoup. 

* 

*  * 

Le  recrutement  de  l'armée  coloniale  est  si  précaire  que  l'on 
^n  vient  à  supprimer  des  bataillons  au  Maroc,  faute  de  soldats 
et  faute  de  cadres,  et  que  dans  toutes  les  colonies  les  compa- 
gnies et  les  batteries  sont  très  loin  d'avoir  leur  eft'ectif  régle- 
mentaire. Au  moment  où  la  situation  de  la  Chine  inspire  de 
vives  inquiétudes,  il  a  fallu  réduire  notre  corps  d'occupation 
du  Petchili  à  un  seul  bataillon  et  rapatrier  en  France  les  restes 
de  la  batterie  de  75  dont  la  présence  était  cependant  indispen- 
sable à  la  police  éventuelle  des  environs  de  Pékin.  Pourrait- 
on  opérer  des  réductions  semblables  au  Tonkin  et  à  Madagas- 
car? La  mesure  serait  singulièrement  dangereuse.  Peut-on 
faire  des  économies  nouvelles?  A  la  rigueur,  on  pourrait  se 
passer  du  bataillon  de  l'Afrique  Occidentale;  mais  les  garnisons 
de  la  Nouvelle-Calédonie,  de  la  Guyane  et  des  Antilles  sont 
déjà  insuffisantes,  et  chose  plus  grave,  la  pénurie  de  nos  sous- 
officiers  européens  est  telle  que  l'encadrement  de  nos  forma- 
tions indigènes  devient  de  plus  en  plus  hypothétique. 

Il  ne  faut  pas  compter  beaucoup  sur  la  loi  de  trois  ans  pour 
remédier  à  cette  situation  lamentable.  Sans  doute  les  compa- 
gnies d'infanterie  coloniale  stationnées  en  France  seront  com- 
plétées jusqu'à  concurrence  de  cent-quarante  hommes  par  le 
contingent  annuel,  et  leur  instruction  en  bénéficiera  à  coup 
sûr  ;  mais  il  ne  faut  pas  espérer  des  vocations  nouvelles  qui 
pourraient  être  suscitées  par  le  voisinage  des  soldats  de  car- 
rière. Les  hommes  du  contingent  ne  seront  pas  astreints  au 
service  colonial  et  ils  ne  se  rengageront  que  par  individua- 
lités tout  à  fait  isolées.  En  1901,  les  régiments  dits  de  garni- 
son reçurent  des  hommes  du  contingent  et  60  %  d'entre 
eux  partirent  volontairement  pour  les  colonies.  En  1907,  sur 
les  soixante-dix  jeunes  soldats  affectés  à  chaque  compagnie 
d'infanterie  coloniale  des  régiments  de  Paris,  un  ou  deux,  tout 


LE    RECRUTEMENT    DES   ÉQUIPAGES   DE    LA    FLOTTE  73 

^u  plus,  tentèrent  la  chance  des  aventures.  Cette  proportion 
sera  vraisemblablement  la  même  dans  l'avenir. 

Une  seule  mesure,  à  notre  avis,  pourrait  être  provisoire- 
ment salutaire  à  l'armée  coloniale.  Elle  possède  G  bataillons 
européens  et  6  batteries  mixtes  au  Maroc  et  cet  appoint  est 
indispensable  au  corps  d'occupation  qui  peut,  à  la  rigueur, 
suffire  à  sa  tâche  pourvu  que  les  effectifs  actuels  soient  main- 
tenus. Pour  alimenter  la  relève  de  ces  différentes  unités,  il 
est  indispensable  de  leur  envoyer  d'office  des  hommes  pré- 
levés sur  le  contingent  annuel.  A  première  vue,  cette  exigence 
paraîtrait  inadmissible.  Cependant,  le  corps  expéditionnaire 
du  Maroc  ne  comprend  qu'un  nombre  excessivement  réduit  de 
volontaires.  Les  7"  et  14"  bataillons  de  chasseurs  alpins  ont  été 
transportés  dans  l'Afrique  du  Nord  et  les  bataillons  de  zouaves, 
les  groupes  d'artillerie  de  campagne,  les  escadrons  de  chas- 
seurs d'Afrique  et  les  compagnies  de  génie  et  du  train  déta- 
chés au  Maroc  sont  recrutés  à  peu  près  exclusivement  par  voie 
de  contingent  annuel.  L'envoi  d'office  de  soldats  coloniaux  au 
Maroc  ne  viole  nullement  le  principe  de  la  loi  de  1900  qui 
sert  de  charte  à  nos  troupes  d'outre-mer  puisque  le  Maroc  n'est 
pas  à  proprement  parler  une  colonie,  et  si  l'on  admet  encore 
que  les  régiments  du  Tonkin  ne  peuvent  être  composés  que  de 
volontaires,  il  ne  saurait  en  être  de  même  pour  des  bataillons 
dont  la  mission  au  Maroc  est  exactement  celle  que  l'on  réserve 
aux  troupes  métropolitaines. 

Peut-être  même,  dans  un  avenir  rapproché,  faudra-t-il 
revenir  aux  errements  anciens,  rétablir  le  véritable  tirage  au 
sort  et  le  système  des  mauvais  numéros  pour  assurer  la  relève 
de  nos  garnisons  les  plus  lointaines.  Jamais  l'armée  coloniale 
n'a  été  aussi  forte,  aussi  disciplinée,  aussi  allante  que  pendant 
la  période  glorieuse  où  les  troupes  de  l'infanterie  et  de  l'artil- 
lerie de  marine  se  recrutaient  de  cette  manière.  Les  armées 
solides  n'ont  jamais  consulté  les  préférences  des  jeunes  gens 
et  de  leurs  familles,  et  Rome  envoyait  ses  légions  constituées 
dans  les  marécages  de  la  Pannonie  et  aux  frontières  du  Sahara. 
L'ancienne  monarchie  destinait  ses  régiments  de  ligne  à  la 
défense  du  Canada  et  des  Indes  orientales,  et  si  jamais  l'An- 
gleterre se  trouve  réduite  à  l'adoption  du  service  obligatoire, 
elle  continuera  comme  maintenant  à  détacher  un  bataillon  de 
chacun  de  ses  régiments  dans  l'Hindoustan  ou  dans  ses  autres 
colonies  (1).  Le  principe  du  service  volontaire  a  fait  son  temps 

({)  Beaucoup   d'Anglais  prétendent    qu'il    serait  impossible  d'apir  ainsi.    Jlais  ce 
sont  précisément  des  adversaires  du  service  obligatoire  qu'ils  considèrent  comme  une 
•  cause  de  ruine  pour  l'armée  régulière  actuelle  qui  n'est,  à  proprement  parler,  qu'une 
armée  coloniale.  .V.  D.  L.  H. 


74  QUESTIONS    DIFLOMATIQUKS    ET    COLONIALES 

un  peu  partout  ;  il  a  donné  des  résultats  d'autant  plus  médio- 
cres que  l'idée  de  bien-être  pénétrait  davantage  dans  toutes  les 
classes  de  la  société.  Quel  doit  donc  être  le  devoir  de  l'Etat  en 
présence  de  la  disparition  des  véritables  vocations  militaires? 
C'est  ce  qu'il  importe  de  définir. 


* 


Depuis  plusieurs  années,  le  Parlement  a  pris  l'babitude  de 
considérer  le  service  militaire  non  seulement  comme  un  devoir 
mais  surtout  comme  une  charge  très  lourde;  il  a  essayé  d'en 
diminuer  le  poids  en  1905,  comme  il  s'est  prêté  de  bonne 
grâce  à  toutes  les  tentatives  qui  se  sont  produites  pour  sous- 
traire des  individualités  à  certaines  obligations  gênantes.  C'est 
ainsi  qu'on  admit  qu'un  inscrit  maritime  pouvait  renoncer  aux 
bénéfices  de  la  vieille  institution  pour  n'accomplir,  en  échange, 
que  deux  années  de  services,  et  depuis  cette  date,  ou  peut  voir 
dans  le  port  de  Brest  des  lignards,  dont  toutes  les  jeunes 
années  se  sont  passées  en  mer,  donner  des  conseils  aux  mate- 
lots maladroits  qu'il  a  bien  fallu  demander  au  contingent 
annuel  pour  remplacer  les  vrais  marins.  Et  pour  recruter  les 
spécialités  on  a  cherché  des  volontaires.  Toujours  les  volon- 
taires! Au  moment  où  les  ouvriers  mécaniciens  sont  demandés 
par  l'aviation,  l'automobilisme,  les  troupes  techniques  du 
génie,  l'artillerie,  le  département  de  la  rue  Royale  prétend  les 
«  souffler  ))  à  celui  du  boulevard  Saint-Germain  et  les  acca- 
parer. 

Le  service  dans  les  troupes  coloniales  est  certainement  péril- 
leux en  raison  des  maladies  que  l'on  contracte  fréquemment 
en  pays  tropical.  Le  législateur  décide  donc  que  seuls  les 
volontaires  seront  appelés  à  y  concourir.  Mais  les  volontaires 
manquent;  on  élève  un  peu  le  tarif  des  soldes,  les  volontaires 
manquent  toujours;  alors  on  se  résigne  à  voir  notre  prestige 
diminuer  en  Extrême-Orient,  on  laisse  incomplètes  les  unités 
du  Tonkin,  on  en  supprime  en  Chine  et  au  Maroc. 

La  cavalerie,  affaiblie  par  la  loi  de  1905,  n'a  eu  d'autre  récon- 
fort depuis  sept  ans  que  celui  des  engagés  volontaires  et  des 
rengagés  de  douze  mois.  Nous  avons  vu  le  préjudice  considé- 
rable qui  en  est  résulté  pour  l'armée  coloniale.  Enfin  la  loi  de 
trois  ans  est  votée.  La  cavalerie  aura  ipso  facto  les  cavaliers 
confirmés  qu'elle  réclamait  pour  le  dressage  de  ses  chevaux; 
elle  a  donc  lieu  d'être  satisfaite;  néanmoins  elle  obtient  du 
législateur  des  primes  considérables  pour  s'assurer  des  engagés 
volontaires  et  des  rengagés! 

L'armée   d'Afrique  a  toujours  eu  le  droit  de  disposer,  pour 


LE   RECRUTEMENT    DES   ÉQUIPAGES   DE    LA   FLOTTE 


75 


les  expéditions  du  Sud-Oranais  et  du  Maroc,  de  toutes  ses 
unités  constituées,  européennes  aussi  bien  qu'indigènes,  et 
elle  ne  s'est  pas  privée  de  l'exercer.  Ses  zouaves  et  ses  chas- 
seurs d'Afrique,  soldats  de  vingt  à  vingt-deux  ans,  ont  montré 
leur  bravoure  et  leur  endurance  au  cours  de  toutes  les  colonnes 
et  sur  tous  les  champs  de  bataille.  Mais  les  Africains  veulent 
ressusciter  leurs  vieux  troupiers  de  l'époque  héroïque.  Aus- 
sitôt le  législateur  confère  aux  formations  européennes  de 
l'Afrique  du  Nord  les  avantages  pécuniaires  réservés  jusques 
alors  aux  seules  troupes  coloniales. 

Le  résultat  de  cette  méthode  ne  s'est  pas  fait  attendre.  Si 
l'on  consulte  la  statistique  des  engagements  et  des  rengage- 
ments dans  les  troupes  métropolitaines  de  1906  à  4912,  on  voit 
la  courbe  des  engagements  partir  de  4.473  en  1906,  s'élever 
jusqu'à  7.378  en  4909  pour  redescendre  à  4.666  en  1914  et  à 
4.549  en  1912;  la  courbe  des  rengagements  monte  de  176  en 
4906  à  2.329  en  4908;  en  1940  elle  tombe  à  4.626.  A  vouloir 
contenter  tout  le  monde  les  administrations  responsables  de  la 
défense  nationale  ne  satisfont  personne.  La  matière  enga- 
geable  augmente  très  légèrement  chaque  année  d'une  manière 
globale;  elle  se  réduit  à  peu  de  chose  lorsqu'on  la  fragmente  à 
la  demande  de  chacun. 

La  situation  ne  fera  qu'empirer  jusqu'au  jour  prochain  oii 
l'on  s'apercevra  qu'en  fin  de  compte  la  préoccupation  de  di- 
minuer les  charges  militaires  aboutit  à  doter  la  France  d'une 
marine  médiocre  et  d'une  armée  coloniale  insuffisante.  Vou- 
dra-t-on  retrouver  la  qualité  de  nos  équipages  et  conserver  nos 
possessions  lointaines,  il  ne  restera  d'autre  ressource  que  de 
faire  machine  en  arrière  et  de  bouleverser  une  législation 
construite  non  pas  à  la  demande  des  réalités,  mais  simplement 
pour  répondre  aux  aspirations  des  théoriciens  et  des  idéo- 
logues. Alors,  coûte  que  coûte,  il  faudra  bien  adopter  d'autres 
principes  qu'il  n'est  pas  impossible,  dès  maintenant,  de  for- 
muler: 

4"  La  durée  du  service  ne  peut  être  égale  pour  toutes  les 
armes.  —  Trois  ans  suffisent  à  former  un  cavalier  et  un  artil- 
leur ;  ils  sont  trop  courts  pour  dresser  un  mécanicien  de  la 
(lotte,  un  canonnier  de  l'artillerie  navale,  un  torpilleur  ou  un 
matelot  de  sous-marin.  Ce  laps  de  temps  est  impossible  à 
maintenir  pour  un  soldat  colonial  qu'il  faut  instruire  avant  de 
l'expédier,  pour  deux  ans  au  moins,  aux  colonies. 

2?  L'affectation  aux  différents  services  doit  être  strictement 
réglée  par  les  aptitudes  de  chaque  recrue.  —  Le  contingent 
fourni  par  les  vieilles  colonies,  en  vertu  de  la  loi  de  4913,  doit 


76  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

servir  aux  colonies  oîi  les  inscrits  créoles  trouveront  seulement 
les  conditions  climatériques  exigées  par  leur  tempérament 
spécial.  Tous  les  pécheurs  de  nos  populations  côtières,  qu'ils 
renoncent  ou  non  à  la  législation  de  l'inscription  maritime, 
doivent  être  affectés  aux  équipages  de  la  flotte  qui  réclament 
des  gens  habitués  déjà  autant  que  possible  à  l'existence  des 
marins. 

3**  Tout  soldai  peut  être  appelé.,  quelle  que  soit  son  arme 
d'origine,  à  concourir  aux  expéditions  africaines  et  colo- 
niales.—  Les  bataillons  et  chasseurs  alpins  viennent  de  fournir 
à  cet  égard  un  exemple  qu'on  ne  saurait  trop  méditer.  (Jue 
Ton  envoie  au  Maroc  le  minimum  de  troupes  métropolitaines, 
il  faut  bien  l'admettre  pour  ne  pas  désorganiser  notre  mobili- 
sation ;  mais  encore  doit-on  pouvoir  recruter  les  unités  colo- 
niales destinées  à  servir  dans  l'Afrique  du  Nord  aussi  bien 
parmi  les  appelés  du  contingent  que  parmi  les  engagés  vo- 
lontaires. 

4"  Les  avantages  pécuniaires  destinés  à  recruter  des  enga- 
gements et  des  rengagements  de  caporaux  et  soldats  doivent 
être  réservés  aux  armes  ou  cette  source  de  recrutement  est 
indispensable.  — Que  l'on  évite  le  plus  possible  le  retour  aux 
mauvais  numéros,  que  l'on  écarte  des  garnisons  malsaines 
d'outre-mer  le  plus  grand  nombre  possible  de  conscrits,  soit. 
Que  Ton  favorise  également  le  recrutement  des  diflerentes  spé- 
cialités de  la  marine,  il  faut  bien  l'admettre  encore.  Mais  là 
s'arrêtent  les  concessions.  Le  service  de  trois  ans  permet  à 
la  cavalerie  et  à  Tarmée  d'Afrique  de  s'instruire  et  de  com- 
battre, il  est  inutile  d'épuiser  à  leur  profit  des  armes  plus  né- 
cessiteuses. 

En  résumé,  le  service  volontaire  n'a  pas  donné,  tant  s'en 
faut,  les  résultats  qu'on  en  attendait  et  l'expérience  de  l'Angle- 
terre démontre  amplement  que  les  difficultés  de  ce  mode  de 
recrutement  augmentent  chaque  jour.  Le  service  obligatoire 
s'impose,  plus  que  jamais,  aux  peuples  envahis  par  le  bien- 
être,  s'ils  veulent  conserver  leur  place  dans  le  monde.  Qu'on 
utilise  les  troupes  indigènes  dans  la  mesure  des  services  qu'elles 
peuvent  rendre,  il  n'y  a  là  rien  de  répréhensible  ;  mais  il  ne 
faut  pas  se  leurrer  de  mots  :  le  retour  aux  armées  de  métier 
est  impossible  avec  les  gros  efTectifs  que  doivent  entretenir  les 
puissances  de  premier  ordre.  Les  républiques  italiennes  et  le 
sénat  de  Venise  se  contentaient  de  ces  expédients  ;  ils  ne  sont 
plus  de  mise  dans  un  pays  qui  veut  garder  sur  son  territoire 
800.000  hommes  en  armes,  une  flotte  de  70.000  marins,  une 
armée  coloniale  de  30.000  soldats  de  carrière. 


LE   RECRUTEMENT    DES    ÉQUIPAGES   DE    LA    FLOTTE  77 

■  Certainement  ces  vérités  sont  pénibles  à  entendre.  Mais  à 
quoi  bon  les  cacher?  Il  vaudrait  mieux  préparer  les  jeunes 
générations  au  sacrifice  que  Ion  attend  d'elles  en  leur  mon- 
trant, sur  les  bancs  de  l'école,  la  nécessité  d'une  France  puis- 
sante et  respectée  à  travers  le  monde.  Aux  premières  pages  des 
manuels  d'éducation  civique  il  faudrait  imprimer  les  phrases 
maîtresses  de  ce  testament  de  Richelieu  qui  restera  toujours  la 
vraie  charte  de  la  personnalité  morale  de  notre  pays.  Large- 
ment ouverte  sur  la  mer,  notre  patrie  doit  entretenir  une  flotte 
nombreuse  pour  assurer  la  liberté  des  grandes  routes  com- 
merciales, et  depuis  le  xvi"  siècle  elle  ne  peut  plus  vivre  sans 
ce  prolongement  d'elle-même  qu'elle  a  fondé  aux  colonies  pour 
obéir  à  une  loi  sociale  inéluctable.  Que  lui  faut-il  pour  con- 
server le  patrimoine  qu'elle  s'est  constitué  au  cours  des  siècles, 
au  prix  de  difficultés  sans  nombre  ?  Des  hommes,  c'est  à-dire 
avant  tout  des  soldats  et  des  marins.  Si  nos  enfants  sont  attirés 
par  cette  notion  essentielle  du  devoir  à  devancer  l'appel  des 
armes,  nous  ne  pourrons  les  en  blâmer;  s'ils  se  contentaient 
d'obéir  joyeusement  en  suivant  l'affectation  que  le  sort  ou 
leurs  aptitudes  leur  réserve,  ce  résultat  serait  infiniment  su- 
périeur à  celui  que  donnent,  à  Theure  actuelle,  les  affiches  illus- 
trées et  l'appât  d'un  gain  immédiat.  C'est,  à  vrai  dire,  une 
œuvre  de  longue  haleine  ;  mais  elle  doit  remplacer  une  fois 
pour  toutes  les  improvisations  insuffisantes  et  dangereuses  qui 
ont  marqué  le  recul  de  notre  effort  militaire  au  cours  de  ces 
dix  dernières  années. 

André  Dussauge. 


Lk  SITUATION  POLITIQUE  ET  ÉCONOMIQUE 
DU   PORTUGAL 

LE  CABINET  AFFONSO  COSTA 


Il  y  a  un  an  que  le  cabinet  Afîonso  Costa  est  arrivé  aux 
affaires.  Dans  l'histoire  de  la  jeune  République  portugaise,  ce 
ministère  détient  donc  le  record  de  la  longévité;  et  c'est, 
d'autre  part,  le  premier  gouvernement  véritablement  «  homo- 
gène »,  qui  ait  été  appelé  au  pouvoir  depuis  la  mise  en  vigueur 
de  la  nouvelle  Constitution. 

Comme  il  était  à  prévoir  et  comme  nous  l'avons  déjà  exposé 
ici  (1),  les  républicains,  une  fois  maîtres  de  la  situation,  ont 
fait  preuve  des  mêmes  dissensions  qu'autrefois  les  «  rotatifs  ». 
Les  étiquettes  ont  pu  changer,  mais  l'esprit  qui  a  présidé  à  la 
formation  des  nouveaux  partis  est,  à  bien  des  égards,  resté  le 
même. 

Aux  Cortès  actuelles,  on  ne  compte  pas  un  seul  royaliste  : 
ce  qui  tendrait  à  prouver  que  la  liberté  du  suffrage  est  moins 
respectée  encore  qu'elle  ne  l'était  sous  l'ancien  régime.  En 
revanche,  il  y  a  un  parti  «  démocrate  »  ou  «  radical  »,  dont  le 
chef  est  M.  Affonso  Costa;  il  y  a  un  parti  «  évolutionniste  »  ou 
«  modéré  »,  qui  a  pour  leader  M.  Antonio  José  d'Almeida;  il 
y  a  un  parti,  dit  «  unioniste  »,  qui  obéit  à  M.  Brito  Camacho. 
Enfin,  on  trouve  au  Parlement  portugais  des  «  indépendants  », 
qui  prêtent  ou  qui  refusent,  selon  les  circonstances,  leur  con- 
cours au  gouvernement,  et  un  petit  groupé  de  «  sauvages  », 
ainsi  dénommés  parce  qu'ils  refusent  de  s'enrôler  sous  une 
bannière  quelconque. 

Tous  ces  hommes,  qui,  hier  encore,  combattaient  dans 
l'opposition,  semble-t-il,  pour  le  même  idéal,  sont  aussi  désu- 
nis aujourd'hui,  je  le  répète,  que  l'étaient,  dans  les  derniers 
temps  de  la  monarchie,  les  partis  dynastiques.  Et  comme  pour 
ceux-ci,  ce  sont  bien  moins  leurs  préférences  particulières  en 
matière  de  gouvernement  et  leurs  programmes  politiques  res- 
pectifs qui  divisent  les  chefs  de  groupes  républicains,  que  leurs 
ambitions  immodérées,  que  la  jalousie  féroce  qu'ils  nourrissent 
les  uns  à  l'égard  des  autres. 

(1)  Voir:  Le  deuxième  anniversaire  de  la  République  portugaise,  dans  les  Quest. 
Dipl.  et  Col.,  du  16  novembre  1912. 


LA    SITUATION    POLITIQUE    ET    ÉCONOMIQUE    DU    PORTUGAL  79 

Pour  tenter  de  rétablir  Funion  entre  eux  ou  tout  au  moins 
de  ramener  l'apaisement  dans  les  esprits,  le  président  de  la 
République,  le  vénérable  M.  Arriaga  a  fait  d'abord  appel  à  des 
cabinets  «  de  concentration  »  oii  les  trois  grands  partis  étaient 
représentés  à  peu  près  également.  Aucun  des  leaders  en  titre 
n'en  faisait  partie ,  et  cependant,  derrière  les  figures  de 
second  plan  qui  jusqu'au  début  de  l'année  dernière  assu- 
maient en  apparence  la  direction  des  affaires  publiques,  c'était 
ces  trois  personnages  qui,  en  réalité,  maniaient  tous  les  fils. 
Les  sourdes  intrigues,  auxquelles  ils  se  livraient  dans  la  cou- 
lisse, expliquent  assez  que  tous  ces  essais  de  conciliation  aient 
lamentablement  échoué. 

Quant  il  eut  compris  qu'il  n'était  plus  possible  de  louvoyer, 
M.  Arriaga  chargea  ^I.  d'Almeida  de  former  un  cabinet  <*  mo- 
déré ».  M.  d'Almeida  se  présentait  avec  un  programme  d'apai- 
sement comporlant,  en  particulier,  la  revision  de  la  loi  de 
séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  et  l'amnistie  pour  les  condam- 
nés politiques.  Mais  il  ne  put  triompher  des  préventions  d'un 
parti  émané  du  sien,  des  «  unionistes  »  dévoués  à  son  rival 
M.  Camacho.  Force  fut  donc  au  chef  de  l'exécutif  de  faire  appel 
à  M.  Affonso  Costa  et  aux  «  radicaux  »  qui  gouvernent  depuis 
lors  «  officiellement  »,  comme  ils  n'ont  cessé  de  le  faire,  de 
façon  plus  ou  moins  clandestine,  depuis  la  chute  de  la  monar- 
chie. 

M.  Affonso  Costa  est  doué  d'une  grande  énergie  et  il  a 
montré,  depuis  douze  mois,  des  qualités  indiscutables  d'homme 
de  gouvernement.  Mais  les  difficultés  qu'il  a  réussi  à  sur- 
monter jusqu'ici  donnent  une  idée  de  celles,  plus  grandes 
encore,  qui  l'attendent  à  l'avenir. 

Cette  troisième  année  de  la  République  portugaise  n'a  pas 
été  moins  troublée,  en  effet,  que  les  précédentes. 

Il  y  a  eu,  d'abord,  les  soulèvements  monarchistes,  qui  se 
reproduisent  périodiquement,  mais  sur  lesquels  les  communi- 
qués officiels  ne  s'expliquent  jamais  qu'en  termes  vagues  et 
parfois  même  contradictoires.  La  dernière  équipée  de  ce  genre 
remonte  au  20  octobre.  Mais  tout  se  borna  à  quelques  échauf- 
fourées  à  Lisbonne  et  à  Vianna-do-Castello,  suivies  aussitôt 
d'une  centaine  d'arrestations.  Quant  aux  principaux  chefs  du 
mouvement  avorté,  qui  étaient,  paraît-il,  l'infatigable  capi- 
taine Paiva  Couceiro  et  l'ancien  ministre  Azevedo  Coutinho, 
ils  réussirent  à  s'échapper.  La  facilité  avec  laquelle  le  gouver- 
nement sut  éventer  le  complot  tendrait  même  à  laisser  croire 
qu'il  ne  s'agissait  que  d'une  machination  de  la  police,  en  vue 
de  donner  un  dérivatif  aux  attaques  de  l'opposition  et  de  rallier 


80  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

momentanément  tous  les  républicains  autour  du  président  du 
conseil. 

La  vérité  est  que  les  royalistes,  s'ils  n'ont  pas  renoncé  — 
surtout  depuis  le  mariage  de  Dom  Manoel  avec  une  princesse 
allemande  apparentée  à  la  cour  de  Vienne  —  à  tout  espoir 
d'une  restauration,  ne  paraissent  disposer,  à  l'heure  actuelle, 
ni  d'une  organisation  suffisante,  ni  des  forces  nécessaires  pour 
mener  leurs  projets  à  bonne  fin.  La  grande  masse  de  la  popu- 
lation continue  à  faire  preuve  de  la  plus  superbe  indifférence 
pour  tout  ce  qui  touche  à  la  politique.  D'autre  part,  ni  la 
marine  ni  l'armée,  étroitement  surveillées  par  les  carbonarios 
ne  semblent,  du  moins  pour  l'instant,  disposées  à  se  retourner 
contre  la  République. 

L'agitation  syndicaliste  et  révolutionnaire,  dont  la  gravité  va 
toujours  en  augmentant,  constitue  un  danger  plus  immédiat. 
On  doit  en  chercher  l'explication  autant,  sans  doute,  dans 
l'exaltation  des  esprits  qui  accompagne  d'ordinaire  tout  chan- 
gement brusque  de  régime,  que  dans  le  malaise  économique 
général  et  dans  l'irritation  des  classes  ouvrières  contre  les 
dirigeants  actuels,  qui  n'ont  pas  tenu  leurs  mirifiques  pro- 
messes. La  cherté  de  l'existence  a  augmenté  depuis  la  procla- 
mation de  la  République  dans  des  proportions  très  sensibles. 
L'abolition  des  droits  d'octroi  sur  un  certain  nombre  de  den- 
rées, décrétée  par  le  gouvernement  provisoire,  n'a  servi  à  rien, 
et  au  bout  de  deux  ans,  on  a  dû  rétablir  les  taxes  sur  la  viande 
de  porc  et  sur  l'huile  d'olive  notamment.  Deux  mauvaises  ré- 
coltes ont  contribué  à  aggraver  encore  la  situation  ;  le  tarif  des 
douanes  est  demeuré  aussi  excessif  qu'auparavant  et  le  pain 
est  plus  cher  au  Portugal  que  dans  aucun  autre  pays  d'Europe. 
Le  chiffre  des  exportations  a  diminué  depuis  1910,  et  pour 
nombre  d'articles  de  première  nécessité  (poisson,  sucre, 
huile,  etc.),  le  commerce  est  entre  les  mains  de  quelques  mai- 
sons qui  font  les  prix  sur  le  marchi.  Enfin,  les  nouvelles  taxes 
sur  les  loyers,  qui  visaient  principalement  les  classes  aisées, 
ont  eu  des  incidences  fâcheuses  que  l'on  n'avait  pas  prévues. 
L'émigration,  causée  par  la  misère,  a  passé  de  30.51  o  indi- 
vidusen  1910  à  59.661  en  1911  et  à  80.920  en  1912.  Encore 
les  statistiques  officielles  sont-elles  incomplètes  :  l'émigration 
clandestine  leur  échappe,  et  de  plus,  elles  ne  comprennent 
que  les  passagers  de  troisième  classe  inscrits  au  départ  des 
paquebots,  c'est-à-dire  qu'elles  ne  tiennent  aucun  compte  des 
riches  familles  portugaises  que  les  événements  politiques  con- 
tinuent à  tenir  éloignées  de  leur  pays.  " 

A  Lisbonne,  à  Porto  et  dans  les  autres  centres  manufactu- 


LA    SITUATION    POLITIQUE   ET   ÉCONOMIQUE   DU    PORTUGAL  81 

riers,  le  peuple  a  témoigné  son  mécontentement,  à  diverses 
reprises,  par  de  véritables  émeutes.  Des  bombes  ont  éclaté.  La 
police  et  l'armée  ont  dû  intervenir.  La  République,  qui  avait 
accordé  le  droit  de  grève  au  prolétariat  en  don  de  joyeux  avè- 
nement, s'est  montrée,  dans  la  suite,  plus  impitoyable  à  l'égard 
des  grévistes  que  ne  Favait  jamais  été  la  monarchie.  La  presse 
a  été  muselée.  Toute  réunion  a  été  désormais  interdite.  Les 
associations  à  tendances  plus  ou  moins  socialistes  ont  été  dis- 
soutes, et  les  syndicalistes  sont  allés  rejoindre  dans  les  prisons 
militaires  ou  dans  les  soutes  des  navires  de  guerre  les  monar- 
chistes arrêtés  à  la  suite  des  dernières  incursions. 

Le  gouvernement  s'est  toujours  appliqué  à  montrer  dans 
tous  ces  troubles,  quelle  qu'en  fût  l'origine,  de  simples  ma- 
nœuvres de  la  «  réaction  »  ;  et  c'est  également  le  point  de  vue 
qu'ont  le  plus  contribué  à  accréditer  les  carbonaiios,  cette 
armée  secrète  de  30.000  individus  aux  gages  de  la  République, 
ces  soi-disant  défenseurs  de  l'ordre  public,  qui  n'auraient  plus 
de  raison  d'être  si  le  calme  venait  à  être  rétabli  dans  le  pays. 
M.  Costa  lui-même,  après  s'en  être  beaucoup  servi,  ne  deman- 
derait pas  mieux  aujourd'hui  que  de  se  débarrasser  de  ces  dan- 
gereux alliés  dont  le  zèle  intempestif  compromet  gravement 
le  bon  renom  du  nouveau  régime  à  l'étranger.  Mais  le 
pourra-t-il  ? 

Il  faut  bien  dire,  d'ailleurs,  que  si  le  cabinet  actuel  est,  aux 
yeux  de  certains  républicains,  trop  «  avancé  »,  il  en  est  d'autres, 
au  contraire,  qui  lui  reprochent  d'être  trop  «  modéré  ».  C'est 
ainsi  qu'il  faut  expliquer  ceHe  singulière  tentative  de  coup 
d'Eltat,  à  Lisbonne,  au  mois  d'avril  1913,  en  faveur  d'une  Répu- 
blique «  plus  radicale  ».  Les  chefs  de  ce  complot,  le  général 
Fausto  Guedez  et  le  capitaine  Lima  Dias,  viennent  seulement 
d'être  transférés  à  Lisbonne  pour  y  être  jugés,  après  une  dé- 
tention de  huit  mois  aux  îles  Açores. 

Il  est  vrai  que  M.  AtTonso  Costa,  en  dépit  de  son  anticlérica- 
lisme, a  fait  preuve  à  certains  égards,  depuis  qu'il  est  au  pou- 
voir, d'un  esprit  singulièrement  «  réactionnaire  »  :  pour  ne 
citer  qu'un  exemple,  la  nouvelle  loi  électorale,  qu'il  a  fait 
approuver  par  les  Cortès,  a  enlevé  le  droit  de  vote  à  ceux  que 
l'on  appelle  là-bas  les  analfabetos ,  c'est-à-dire  aux  individus 
qui  ne  savent  ni  lire  ni  écrire,  et  ils  forment  au  Portugal  plus 
des  deux  tiers  de  la  population  ! 

Cette  mesure  lui  a  permis,  du  moins,  de  s'assurer  aux  élec- 
tions législatives  complémentaires  de  novembre  une  impo- 
sante majorité,  avec  laquelle  il  espère  se  maintenir  au  gou- 
nernement  jusqu'aux  élections  générales.  Le  parti  démocrate^ 

QoEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvji.  6 


8^  gUKSTlKNS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

qui  comptait  53  membres  sur  165  députés  qui  composent  la 
Chambre,  aura,  avec  l'appoint  de  ses  33  nouveaux  élus,  une 
majorité  indépendante  dans  rassemblée.  Comme,  de  plus,  il  a 
l'appui  de  14  «  indépendants  »  représentés  dans  le  cabinet  par 
le  ministre  des  Travaux  publics,  M.  Antonio  Maria  da  Silva, 
M.  Affonso  Costa  dispose,  en  définitive,  d'une  majorité  totale 
d'une  centaine  de  voix,  contre  63  réparties,  à  peu  près  éga- 
lement, entre  les   «  évolutionnistes  »  elles    «   unionistes». 

La  question  est  seulement  de  savoir  si  cette  majorité  restera 
longtemps  aussi  solide  et  compacte  qu'elle  le  paraît  aujourd'hui. 
M.  Brito  Camacho  s'est  détaché  de  M.  Costa  pour  se  rapprocher 
de  M.  d'Almeida.  Une  fusion  momentanée  de  ces  deux  groupes 
sous  la  direction  de  l'ancien  président  du  Conseil,  M.  Duarte 
Leite,  n'est  pas  impossible.  Enfin,  l'on  annonce  qu'un  certain 
nombre  de  personnages  considérables  de  la  République,  qui 
occupaient  des  postes  importants  à  l'étranger,  M.  José  Relvas, 
ministre  du  Portugal  à  Madrid,  M.  Bernardino  Machado, 
ministre  à  Bio-de-Janeiro,  d'autres  encore  abandonneraient 
leurs  situations  diplomatiques  pour  venir  reprendre  leur  place 
au  Sénat  et  renforcer  l'opposition. 

Tout  ceci  dénote  donc  une  grande  confusion  dans  la  vie 
politique  portugaise  et  laisse  penser  que  la  lutte  sera  acharnée 
à  la  rentrée  des  Cortès  de  janvier.  Les  amabilités  qu'échangent 
déjà  dans  la  presse  les  amis  du  gouvernement  et  les  groupes 
de  l'opposition  donnent  un  avant-goùt  des  prochains  débats 
parlementaires.  Et  comme  toujours,  l'importance  des  ques- 
tions débattues  masquera  à  peine  les  misérables  querelles  de 
personnes  qui  sont,  au  fond,  les  seules  en  jeu. 

«  Telle  qu'elle  est,  déclare  A  Republica,  l'organe  de  M.  d'Al- 
«  meida,  la  République  portugaise  est  répudiée  par  toute  l'Eu- 
«  rope  et  même  par  le  peuple  portugais.  Elle  manque  vérita- 
«  blement  de  base  juridique...  Il  n'existe  ni  de  liberté  de  pen- 
<(  sée,  ni  de  liberté  de  réunion,  ni  de  liberté  d'association. 
«  Nous  n'avons  pas  ce  que  nous  pourrions  appeler  une  vie 
«  nationale.  Nous  ne  vivons  pas,  nous  végétons...  L'opinion  est 
«  arrivée  à  un  état  d'indilTérence  qui  est  un  commencement  de 
«  stagnation  de  l'Ame  nationale.  Si  l'année  1914  doit  être  pour 
<(  la  République  portugaise  pareille  à  1913,  notre  patrie  est 
«  irrémédiablement  perdue  (1)  !  i) 

Qui  s'exprime  ainsi  ?  Quelque  royaliste  sans  doute?  Non, 
c'est  M.  Machado  Sanlos,  le  «héros  »  des  journées  des  3-5  oc- 
tobre 1910,  celui  (|ue  l'on  peut  considérer  comme  le  principal 
fondateur  de  la  République! 

(1)  A  liepuhlica  du  '60  décembre. 


LA    SITUATION   POLITIQUE    ET    ÉCONOMIQUE   DU   PORTUGAL  8^i 


* 


M.  Affonso  Costa  compte  beaucoup  il  est  vrai,  pour  impres- 
sionner le  Parlement  et  le  pays  tout  entier,  sur  les  merveilleux 
résultats  de  sa  gestion  financière.  Si  ce  ne  sont  pas  là  des 
comptes  «  fantastiques  »,  ils  ont  de  quoi  surprendre,  en  effet, 
tous  ceux  qui  connaissent  l'histoire  lamentable  des  budgets 
portugais. 

Depuis  soixante  ans,  ceux-ci  se  sont  toujours  soldés  par  des 
déficits  plus  ou  moins  considérables.  Pour  les  trois  derniers 
exercices  de  la  monarchie,  le  déficit  moyen  annuel  a  été  de 
S. 164  contos  (Ij  soit  près  de  29  millions  de  francs.  Sous  la 
République,  Texercice  1910-1911  s'est  traduit  par  un  déficit 
réel  de  1.868  contos  ;  celui  de  1911-1912,  par  un  déficit  de 
5.793  contos  que  des  opérations  subséquentes  ont  même  élevé 
à  7.626  contos ! 

Or  voici  que  pour  la  première  fois,  cette  année,  l'équilibre 
est  obtenu  et  même  qu'un  excédent  de  recetles  apparaît! 
D'après  les  calculs  de  prévision  du  cabinet  précédent,  le  projet 
de  budget  pour  l'exercice  1913-1914  faisait  ressortir  un  déficit 
qui  n'était  pas  inférieur  à  8.464  conlos.  En  quatre  jours, 
M.  Affonso  Costa  arriva  à  réduire  ce  chiffre  —  on  ne  sait  par 
quels  miraculeux  procédés  —  à  3.436  contos  ;  et  quelques  mois 
après,  le  30  juin,  il  fit  voter  par  les  Chambres  un  projet  finan- 
cier comportant  pour  l'exercice  en  cours  un  supei-avit  de 
967  contos.  Encore  M.  Affonso  Costa  laisse-t-il  prévoir  que  ce 
chiffre  sera  largement  dépassé  (2)  ! 

Et,  comme  pour  justifier  les  prévisions  si  optimistes  du 
ministre,  les  comptes  définitifs  pour  l'exercice  de  1912-1913, 
qui  viennent  d'être  publiés,  annoncent,  au  lieu  du  déficit  prévu 


(1)  La  valeur  nominale  du  conlo  de  reis  est  d'environ  5.600  francs. 

(2)  Voici,  d'après  les  statistique*  otïicielles,  les  budgets  du  Portugal  pour  les  sept 
derniers  exercices  (en  contos)  : 

Années  Dépenses      Recettes 

1907-1908 77.108  71.069 

1908-19U9.    ...  71.193  70.3:,3 

1909-1910 74.140  71.774 

1910-1911 G9.984  69.901 

1911-1912 76.001  70.113 

1912-1913 7S.;j12  79.121 

[  74.927  75.894  (chiffres  votés  par  les  Cortès) 

1913-1914 I  78. 03*0  78.084  ou  83.135  (chiffres  prévus  maintenant   par  le 

(  ii-ouvemement). 


84  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

originairement  de  6.600  contes,  un  excédent  d'au  moins 
167  contos. 

A  quoi  faut-il  attribuer  ce  merveilleux  résultat?  M.  AfTonso 
Costa  en  fait  revenir  naturellement  tout  le  mérite  à  la  sagesse 
et  à  l'excellence  de  son  administration,  ainsi  qu'aux  différentes 
mesures  fiscales  qu'il  a  fait  voter  par  les  Chambres  dans  le  cou- 
rant de  l'année.  C'est  ainsi  que  la  loi-frein  (lei-travào).  approu- 
vée par  le  Parlement  le  15  mars  1913,  interdit  aux  députés. et 
aux  sénateurs  d'engager  de  nouvelles  dépenses,  tant  qu'il 
n'aura  pas  été  créé  de  recettes  correspondantes.  C'est  ainsi 
encore  qu'un  certain  nombre  de  contributions  ont  été  rema- 
niées :  le  gouvernement  a  fait  opérer  une  revision  de  l'éva- 
luation des  propriétés  foncières  sur  toute  l'étendue  du  pays,  il 
a  réorganisé  sur  de  nouvelles  bases  l'impôt  sur  les  loyers. 
D'autre  part,  les  impôts  indirects  ont  rapporté  davantage. 
Enfin,  il  a  été  procédé  à  une  revision  minutieuse  des  dépenses, 
et  diverses  améliorations  ont  été  apportées,  paraît-il,  dans  les 
services  publics. 

Pourtant,  à  supposer  que  les  chiffres  fournis  par  les  com- 
muniqués officiels  soient  rigoureusement  exacts  (et  aucun 
contrôle  n'est  malheureusement  possible  à  cet  égard),  il  est 
hien  évident  que  d'autres  causes  ont  contribué  à  combler  le 
déficit  chronique  du  budget  portugais.  Je  me  contenterai  de 
citer  la  plus  value  inespérée  des  droits  de  douane  su  ries  céréales 
(supérieure,  l'année  dernière, à  2.000  contos),  conséquence  forcée 
de  deux  mauvaises  récoltes,  et  aussi  les  réductions  opérées  sur 
<;ertaines  dépenses,  notamment  sur  celles  des  travaux  publics  : 
ce  qui  aura  pour  résultat  de  resserrer  le  marché  du  travail,  et 
par  suite,  d'augmenter  le  mécontentement  général.  D'un  autre 
côté,  rien  ne  dit  que  la  plus-value  de  certains  impôts  —  en 
particulier  de  l'impôt  foncier  et  immobilier  —  ne  doive  pas 
être  considérée  comme  extraordinaire  ou  provisoire. 

Pour  toutes  ces  raisons,  il  est  donc  impossible  de  partager 
l'optimisme  manifestement  exagéré  de  M.  AfTonso  Costa.  Mais, 
en  toute  justice,  il  convient  de  le  féliciter  des  efforts  qu'il  fait 
pour  mettre  de  l'ordre  dans  l'administration  publique  et  pour 
améliorer  les  finances  du  pays.  Si  l'on  évalue,  avec  le  prési- 
dent du  Conseil,  la  dette  publique  totale  des  Etats  d'Europe  à 
200  milliards  de  francs,  on  voit  que  le  Portugal,  à  lui  seul, 
assume  la  centième  partie  de  cette  somme;  ce  qui  est  excessif 
pour  un  pays  aussi  petit  et  si  médiocrement  développé!  La 
valeur  nominale  de  la  dette  publique,  intérieure  et  extérieure, 
du  Portugal  n'est  pas  inférieure,  en  elfet,  à  791  805  contos 
dont  250.586  contos  appartiennent  à  l'Etat).  Toujours  d'après 


LA    SITUATION    POLITIQUE   ET    ÉCONOMIQUE    DU    PORTUGAL  85 

les  statistiques  officielles,  la  Re'piiblique  aurait  réussi  à  réduire 
cette  dette  de  9.495  contos  (dont  2.68i^*conto5  sous  le  minis- 
tère actuel). 

La  dette  flottante  a  augmenté,  en  revanche,  depuis  la  chute 
de  la  monarchie,  de  8.365  contos  environ  (valeur  nominale), 
en  passant  de  81.418  contos  le  1"  octobre  1910  à  89.783  contos 
le  1"  octobre  1913.  C'est  de  ce  côté,  cependant,  que  depuis 
l'arrivée  aux  aff^aires  du  cabinet  Costa  les  résultats  les  plus 
importants  ont  été  obtenus.  La  dette  flottante  extérieure,  qui 
atteignait  11.286  contos  le  !«'■  octobre  1910  et  10.282  contos 
au  début  de  1913,  ne  serait  plus  aujourd'hui  que  de  2.559  con- 
tos. Il  est  vrai  que  cette  réduction  trop  hâtive  a  contribué,  au 
même  titre  que  les  mauvaises  récoltes,  à  élever  l'agio  sur  l'or, 
et  d'autre  part,  elle  n'a  été  obtenue  que  par  une  augmenta- 
tion de  la  dette  flottante  intérieure,  qui  a  passé  dans  le  même 
temps  de  83.422  contos  à  87.224  contos.  Le  résultat  de  cette 
opération  ne  s'en  traduit  pas  moins,  en  définitive,  par  une 
diminution  de  3.031  contos  or  de  la  dette  flottante. 

En  résumé,  la  dette. totale  de  l'Etat  portugais  serait  infé- 
rieure, au  bout  de  trois  ans,  de  2.072  contos  à  ce  qu'elle  était 
à  la  chute  de  la  monarchie. 

*  * 

On  ne  saurait  donc  qu'encourager  le  gouvernement  républi- 
cain à  persévérer  dans  cette  voie.  En  revanche,  on  doit  se 
montrer  surpris  de  ce  que  M.  Aflonso  Costa  ait  décidé  de  con- 
sacrer la  plus  grande  partie  des  derniers  excédents  budgétaires 
à  ce  qu'il  appelle  «  la  réorganisation  de  la  défense  natio- 
nale ».  C'est  ainsi  que  pour  l'augmentation  et  l'armement  de 
l'armée  de  terre,  dont  les  efl'ectifs  vont  être  portés  à  160.000 
hommes,  il  prélève  une  somme  de  22.000  contos.  La  construc- 
tion d'un  nouvel  arsenal  à  Lisbonne  coûtera  6.200  contos. 
Enfin,  le  projet  d'escadre  de  combat,  qui  comprendra  trois 
<t  dreadnoughts  »  de  21.500  tonnes,  trois  croiseurs  de  4.000 
tonnes,  six  torpilleurs  et  trois  sous-marins  n'exigera  pas  moins 
de  40.000  contos  environ! 

On  peut  estimer  que  tout  cet  argent  serait  beaucoup  mieux 
employé  à  développer  l'essor  économique  du  pays,  qui  lui 
permettrait  d'améliorer  sérieusement  sa  situation  financière 
et  de  relever  son  crédit  à  l'étranger.  II  semble  bien,  d'ailleurs, 
que,  dans  l'esprit  du  gouvernement  de  Lisbonne,  ces  déjicnses 
répondent  surtout  à  une  raison  de  politique  intérieure,  à  la 
nécessité  de  s'attacher  plus  étroitement  encore  la  marine  et 
l'armée.  Mais  il  n'est  que  trop  évident  qu'elles  ne  suffiraient 


86  QUESTIONS    DIPLOMATlQL'bS    ET    COLONIALES 

pas,  au  cas  où  le  Portugal  viendrait  à  être  réduit  à  ses  seules 
forces,  à  le  défendre  contre  les  dangers  qui  le  menacent,  du 
fait  de  certaines  convoitises  étrangères,  particulièrement  dans 
ses  colonies. 

Le  gouvernement  portugais  est  le  seul  à  nier  —  du  moins 
officiellement  —  la  réalité  de  ces  dangers.  Dans  une  confé- 
rence faite,  le  2i  novembre,  à  la  Société  de  Géographie  de  Lis- 
bonne, en  présence  du  corps  diplomatique,  le  ministre  des 
Affaires  étrangères,  M.  Antonio  Macieira,  a  célébré  les  excel- 
lentes relations  de  la  République  avec  tous  les  autres  Etats. 
Parlant  de  l'Angleterre,  l'alliée  traditionnelle,  il  a  cité  le 
fameux  traité  de  1666,  qui,  d'après  les  déclaralions  de  sir  E. 
Grey,  est  toujours  en  vigueur  et  qui  '<  oblige  le  gouverne- 
ce  ment  britannique  à  défendre  et  à  protéger  toutes  les  con- 
«  quêtes  ou  colonies  appartenant  au  Portugal  contre  tous  ses 
«  ennemis  ».  A  propos  de  l'Allemagne,  M.  Macieira  a  rappelé 
certaines  paroles  prononcées  à  Lisbonne  par  Guillaume  II  en 
190o,  et  il  a  ajouté  que  les  sentiments  d'amitié  et  de  concilia- 
tion, exprimés  alors  par  «  ce  grand  esprit  »,  présidaient  tou- 
jours aux  relations  des  deux  pays. 

Quant  au  bruit  d'une  négociation  anglo-allemande  concer- 
nant l'Afrique  portugaise,  sur  les  bases  qui  ont  été  indiquées 
dans  cette  Revue  (1),  le  ministre  de  la  République  a  déclaré 
qu'il  était  «  absolument  dénué  de  fondement  »,  et  il  n'a  pas 
hésité  à  le  ranger  parmi  les  autres  «  blagues  »  {sic),  précé- , 
demment  répandues  «  par  les  ennemis  du  Portugal  »  :  le  traité 
de  1898  (démenti  déjà  par  M.  Augusto  de  Vasconcelos,  à  la 
Chambre  des  députés,  le  15  mars  1912),  la  nouvelle  propagée 
l'an  dernier  que  l'Angleterre  et  l'Allemagne  préparaient  une 
conférence  à  La  ffaye,  destinée  à  régler  la  question  des  colo- 
nies portugaises  (nouvelle  démentie  par  M.  A.  Macieira  lui- 
même  le  27  février  1913),  enfin  le  fameux  télégramme  du 
Daiiy  Télégraphe  à  la  suite  de  l'entrevue  du  président  Poin- 
caré  et  d'Alphonse  XllI  à  Garthagène,  d'après  lequel  la  France 
aurait  reconnu  que,  «  au  cas  où  les  événements  rendraient 
«  nécessaire  une  intervention  européenne  au  Portugal,  la 
«  situation  géographique  de  l'Espagne  serait  prise  en  consi- 
cc  dération  ». 

Ce  dernier  bruit  n'était  évidemment  qu'un  «  canard  ».  Mais 
peut-on  en  dire  autant  du  partage  entre  l'Allemagne  et  l'An- 
gleterre, par  «  sphères  d'influence  économique  »,  de  l'Angola 

(1)  Voir  l'article  de  M.  Pierre  Tap  dans  les  Quest.  Dipl.  et  Col.  du  i»'  décembre 
1913. 


LA   SITUATION   POLITIQUE    tT    ÉCONOMIQUE    DU    PORTUGAL  87 

et  du  Mozambique?  M.  de  Belhmann-Hollweg  y  a  fait  lui-même 
très  clairement  allusion  dans  sa  déclaration  au  Reichstag  du 
9  décembre.  Cependant,  le  lendemain,  M.  Macieira  renouve- 
lait, à  la  Chambre  des  députés  de  Lisbonne,  le  démenti  tormel 
qu'il  avait  donné  dans  sa  conférence  publique  du  24  no- 
vembre. 

Sans  doute,  le  gouvernement  portugais,  au  lendemain  des 
élections  et  à  la  veille  de  la  rentrée  des  Cortès,  craignait-il  de 
confesser  la  vérité.  Tôt  ou  tard  cependant,  le  pays  connaîtra 
cet  accord,  dont  on  annonce  la  publication  imminente.  Mais, 
ce  jour-là,  si  l'on  en  juge  par  l'émotion  causée  déjà  au  Portugal 
par  le  décret  ministériel  du  17  novembre,  qui  a  établi  le  prin- 
cipe de  la  porte  ouverte  dans  l'Angola  et  qui  a  donné  un  large 
accès  aux  produits  de  l'industrie  allemande  (1  ),  il  est  a  craindre 
que  le  cabinet  au  pouvoir  et  la  République  elle-même  ne 
courent  les  plus  graves  dangers. 

On  peut  le  regretter,  dans  l'intérêt  même  du  Portugal,  s'il 
est  vrai  —  comme  il  le  semble  bien  —  que  M.  Affonso  Costa, 
en  dépit  de  toutes  ses  fautes,  soit  aujourd'hui  le  seul  homme 
capable  de  contenir  les  menées  des  politiciens,  de  maintenir 
l'ordre  et  d'empêcher  que  ce  petit  Etat  ne  tombe  irrémédiable- 
ment dans  l'anarchie. 

A-NGEL    MaRVAUD. 


(1)  Le  décret  du  1"  novembre,  complété  par  une  autre  circulaire  ministérielle  du 
4  décembre,  a  réduit  les  droits  de  transit  sur  les  prodiiits  industriels  dans  TAngoia  : 
ces  droits  ont  été  ramenés  à  3  %  ad  valorem  pour  les  n^airchandises  entrant  par  la 
zone  maritime  et  à  1  ij2  %  pour  cell€^  qui  pénétreront  dans  la  colonie  parles  fron- 
tières de  terre. 

Ces  réductions  intéressent  tout  particulièrement  l'Allemagne,  qui  possédera  bien- 
tôt de  grands  intérêts  dans  le  chemin  de  fer  de  Benguela  et  qui  contrôlera  en  parlie 
la  ligne  ferrée  allant  de  Lobito-Bay  au  territoire  belge  du  Katanga. 

Répondant  aux  critiques  publiées  à  ce  sujet  par  la  presse  portugaise,  la  Gazette 
de  Cologne  a  fait  remarc[uer  que  ce  règlement  n'entrerait  en  vigueur  que  lorsque  le 
réseau  serait  achevé  et  permettiait  le  transit  ;  «  Au  reste,  ajoutait  ce  journal  ol'fi- 
«  cieux,  il  dépend  des  indiLstriels  de  Porto  de  prévenir  le  dommage  qu'ils  redoutent 
«  dans  l'avenir.  L'importation  industrielle  portugaise  dans  les  colonies  n'est  pos- 
t  sible  que  grâce  à  1  existence  de  liaates  barrières  douanières.  Si  une  loi  plaçaii 
«  sur  le  même  plan  les  produits  étrangers  et  les  produits  portugais,  l'industrie  por- 
n  tugaise  devrait  moderniser  ses  méthodes:  ou  bien  elle  serait  condamnée  à  dispa- 
«  raitre.   » 

On  comprend  que  ces  explications  ne  soient  pas  de  nature  à  tranquilliser  les  cor- 
porations industrielles  et  commerciales  portugaises  :  d'autant  qu'on  annonce,  au 
même  moment,  que  l'Allemagne  va  nommer,  pour  la  représenter  dans  l'Angola,  un 
consuj  général  de  carrière,  et  que  M.  Paul  Piohrbach,  dont  on  connaît  la  compé- 
tence en  matière  coloniale,  dans  un  article  publié  par  le  Boersen  Courier  (11  dé- 
cembre), montre  dans  l'Angola  le  «  futur  diamp  d'action  pour  l'entreprise  alle- 
mande ». 


LE  CANAL  DE  PANAMA 

ET 

L'IMPÉRIALISME   AMÉRICAIN 


Que  les  Etats-Unis  aient  poursuivi,  dans  la  construction  du 
canal  de  Panama,  une  œuvre  politique  et  militaire,  bien  plus 
que  commerciale,  des  faits  nombreux  concourent  à  le  démon- 
trer :  ainsi,  la  ténacité  avec  laquelle  leur  diplomatie  s'est  em- 
ployée à  mettre  le  canal  sous  leur  entière  dépendance;  leur 
reniement  successif  des  deux  traités  Clayton  Bulwer  et  Hay 
Pauncefote  ;  la  construction  de  fortifications  et  l'installation 
dans  la  zone  du  canal  d'une  importante  garnison;  le  refus 
d'appliquer  les  engagements  pris  de  transformer  le  canal  in- 
terocéanique en  une  voie  neutre  comme  le  canal  de  Suez. 

D'autre  part,  il  semble  bienquelecanalnedoive  pas  «  payer  ». 
Les  journaux  spéciaux  américains,  comme  le  Journal  of  Com- 
merce de  New-York,  ont  montré  que  le  revenu  de  l'entre- 
prise n'atteindrait  pas  la  moitié  de  la  somme  annuelle  néces- 
saire à  l'entretien  du  canal  et  à  la  rémunération  des  capi- 
taux engagés,  qui  se  sont  accrus  au  delà  de  toute  prévision. 

Il  est  probable  que,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché, 
l'inlluence  du  canal  de  Panama  se  fera  sentir  sur  les  relations 
économiques  des  diverses  nations  et  les  grands  courants  com- 
merciaux. Mais  il  est  certain  que  son  ouverture  aura  pour 
effet  immédiat  de  déplacer,  à  l'avantage  des  Etats-Unis,  l'équi- 
libre des  forces  dans  l'océan  Pacifique,  et  donnera  un  nouvel 
essor  à  l'impérialisme  américain. 

11  y  aurait  à  faire  une  étude  intéressante  sur  les  origines 
de  cet  impérialisme,  et  sur  la  manière  dont  il  a  grandi 
par  une  transformation  de  la  doctrine  de  Monroë.  Dans  son 
fameux  testament,  Washington  avait  recommandé  à  ses  conci- 
toyens de  se  tenir  à  l'écart  du  vieux  monde,  pour  rester  libres 
de  toute  attache  :  ils  devaient  réserver  leurs  forces  au  déve- 
loppement de  l'Amérique,  sans  les  gaspiller  à  l'extérieur,  au 
gré  dalliances  incertaines.  La  doctrine  de  Monroë,  née  à 
l'époque  où  la  Sainte-Alliance  rêvait  de  reconstituer  une  Eu- 
rope forte  et  unie  sous  le  régime  de  la  monarchie  légitime, 
exprimait  la  volonté  de  la  jeune  République  américaine  d'in- 
terdire aux  puissances  européennes  toute  immixtion  dans  les 
affaires  du  Nouveau  Monde,  telle  qu'une  intervention   pour 


LE    CANAL    DE   PANAMA    ET    L'iMPKRIALISME    AMÉRICAIN  89 

réduire  à  l'obéissance  les  colonies  espagnoles  révoltées.  Mais 
Monroë,  en  interdisant  à  l'Europe  d'intervenir  sur  le  conti- 
nent américain,  déclarait  que  les  Etats-Unis  se  désintéresse- 
raient toujours  de  l'ancien  monde. 

Peu  à  peu,  les  circonstances  les  amenèrent  à  sortir  des 
limites  qu'ils  s'étaient  tracées.  D'abord,  vis-à-vis  des  petites 
républiques  de  l'Amérique  centrale,  leur  attitude  de  protec- 
tion se  changea  en  une  véritable  tutelle.  Pour  les  mettre  à 
l'abri  des  revendications  des  puissances  européennes,  créan- 
cières mal  payées,  il  fallait  veiller  efficacement  sur  leurs 
finances  et  sur  l'ordre  intérieur.  C'est  ce  qu'ils  firent  à  Saint- 
Domingue,  à  Cuba,  au  Venezuela,  en  Colombie,  à  Panama, 
enfin  au  Nicaragua. 

A  l'extérieur,  leurs  ambitions  impérialistes  les  ont  poussés 
à  annexer,  par  la  force  des  armes  ou  l'habileté  de  leur  diplo- 
matie, les  îles  Hawaï,  les  Philippines,  Guam  dans  les  îles  Ma- 
riannes,  Tutuila  et  ses  dépendances  dans  les  Samoa:  excel- 
lentes positions  stratégiques  sur  la  route  de  l'Asie. 

Cette  expansion  des  Américains  à  travers  le  Pacifique  est  la 
suite  naturelle  de  leur  marche  vers  l'Ouest  du  continent,  et  du 
développement  prodigieux  des  territoires  occidentaux  de 
l'Union.  La  conquête  des  Philippines  les  a  installés  à  proxi- 
mité de  Bornéo,  des  îles  malaises,  du  Japon,  de  l'Indochine 
française,  surtout  de  la  Chine,  où  les  attire  le  champ  immense 
ouvert  aux  ambitions  et  à  l'activité  de  leurs  financiers,  de 
leurs  industriels  et  de  leurs  constructeurs  de  chemins  de  fer. 

Dès  1903,  dans  sa  fameuse  harangue  de  Watsonville,  le 
président  Roosevelt  déclarait  que  la  domination  du  Pacifique 
était  réservée  aux  Etats-Unis,  qui  en  feraient  une  Méditer- 
ranée américaine.  On  retrouverait  beaucoup  de  déclarations 
analogues  de  la  part  d'autres  hommes  d'Etat  américains. 

Mais  personne  ne  s'est  exprimé  à  ce  sujet  aussi  nettement 
que  le  contre-amiral  Mahan.  L'autorité  qui  s'attache  à  sa 
parole,  non  seulement  aux  Etats-Unis  mais  en  Europe,  nous 
oblige  à  lui  accorder  une  attention  particulière  (1).  C'est  lui 
qui  créa  la  doctrine  de  la  «  maîtrise  de  la  mer  »;  du  rôle 
qu'elle  tint  dans  le  passé,  il  a  cherché  à   déduire  Uiniluence 

(1)  Il  fut  professeur  à  la  Marine  Academy  d'Annapolis.  Lors  Je  la  j^uerre  contre 
l'Espagne,  on  l'appela  à  faire  partie  du  Naval  War  Board,  commission  chargée  de 
régler  la  répartition  et  le  mouvement  des  escadres.  Les  ouvrages  qui  firent  sa  répu- 
tation d'écrivain  militaire  et  lui  valurent,  quand  il  vint  en  Angleterre  comme  com- 
mandant du  croiseur  américain  Chicago  (1894),  d'être  salué  par  le  Times  de  l'ap- 
pellation flatteuse  de  «  the  greatest  living  writer  of  naval  History  »,  sont  :  «  The 
influence  of  sea  power  upon  History:  1660-1783  (1889);  —  «  The  influence  of  sea 
powerupon  the  French  Révolution  and  Empire:  1193-1812  (1893). 

6* 


90  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

qu'elle  exercera  sur  la  situation  respective  des  nations  et  les 
conOits  de  l'avenir.  Depuis  1897,  époque  où  il  écrivit  Ylntérêt 
de  V Amérique  dans  la  malLrlse  de  la  mer^  il  n'a  pas  cessé  de 
revenir  sur  les  mêmes  idées. 

Dès  ce  moment,  il  prêchait  la  nécessité  pour  les  Etats-Unis 
d'imposer,  de  gré  ou  de  force,  aux  républiques  de  l'Amérique 
centrale  un  gouvernement  réglé,  qui  les  mît  à  l'abri  d'une  in- 
tervention étrangère.  Il  insistait  sur  l'importance  stratégique 
que  donnerait  à  la  mer  des  Caraïbes  et  au  golfe  du  Mexique 
l'ouverture  du  canal. 

Les  événements  survenus  ces  dernières  ^innées  lui  ont  fourni 
l'occasion  de  préciser  sa  pensée  dans  de  nombreux  articles  de 
journaux  et  de  revues  (1).  11  s'est  toujours  posé  en  théoricien 
de  l'impérialisme  et  en  défenseur  du  droit  absolu  qu'ont  les 
Etats-Lnis  de  contrôler  le  canal  en  dehors  de  toute  immixtion 
étrangère-  Jamais  la  doctrine  de  la  force  primant  le  droit  n'a 
été  exprimée  avec  plus  d'énergie  et  une  logique  plus  rigou- 
reuse. Et  on  ne  voit  pas  ce  que  l'Europe,  ce  que  l'Angleterre 
en  particulier,  pourrait  répondre  à  une  argumentation  toute 
basée  sur  des  réalités,  telles  que  les  a  faites  la  politique  des 
puissances  européennes  depuis  cinquante  ans. 


Le  résultat  des  acquisitions  qu'a  values  anx  Etats-Unis  leur 
victoire  sur  l'Espagne  fut  d'avancer  leur  froctière  maritime 
méridionale  depuis  la  côte  du  Golfe  (2)  jusqu'à  une  ligne  coïn- 
cidant avec  la  côte  Sud  de  Cuba,  et  prolongée  jusqu'à  Porto- 
Rico.  Les  ports  du  Golfe,  de  Key  West  au  Mississipi,se  trouvent 
rejetés  au  second  plan;  ils  sont  ainsi  réduits  à  n'être  que  des 
ports  d'ordre  défensif,  au  lieu  de  jouer  le  rôle  de  bases  navales 
pour  l'offensive,  qu'ils  tenaient  il  y  a  vingt-cinq  ans.  Les  di- 
mensions des  navires  de  guerre,  si  considérablement  accrues, 
ont  aussi  contribué  à  ce  changement,  en  rendant  difficile  aux 
cuirassés  l'accès  et  la  sortie  de  ces  ports.  La  création  d'une 
base  navale  à  Guantanamo  consacre  le  nouvel  ordre  de  choses. 

D'ailleurs,  fidèle  à  ses  doctrines,  l'amiral  Mahan  précise  que 
cette  base  doit  être  bien  fortifiée  :  en  aucun  cas  la  flotte  ne 
doit  se  trouver  liée  à  la  défense  d'une  position,  dont  le  seul 
mérite  sera  de  lui  fournir  un  abri  et  des  ressources  pour  les 

(1)  Entre  autres  :  «  Le-ciinal  de  Panama  et  la  puissance  maritime  daoB  1«  Paci- 
fique »  dans  le  Cenlury  Marjazine:  «  Faut-il  fortiJier  Panama?  »  —  «  Panama  fut-il 
dans  notre  histoire  un  chapitre  de  déshonneur  national?  »  dans  la  JVûriA  American 
Review. 

[2]  Les  Américains  ne  disent  jamais    autrement  en  parliint  du  golfe  du  Mexique. 


LE    CANAL   DE    PANAMA    ET    l'iMPÉRIALISME   AMÉRICAIN  î)l 

réparations;  au  contraire,  il  faut  qu'elle  puisse  abandonner  le 
port  à  ses  propres  moyens  pendant  un  certain  temps,  avec  la 
certitude  de  le  retrouver  intact  à  son  retour. 

Un  autre  fait  doit  être  considéré  comme  apportant  à  la  ligne 
de  côtes  des  Etats-Unis  une  modification  heureuse  :  c'est  la 
mainmise  qu'ils  ont  effectuée  sur  la  zone  du  canal.  Depuis 
Guantanamo,  cette  ligue  des  cotes  se  trouve  pratiquement  inin- 
terrompue jusqu'au  débouché  dans  le  Pacifique,  de  sorte  qu'une 
flotte  passant  d'un  océan  à  l'autre  a  tout  le  long  de  son  par- 
cours de  bons  points  d'appui.  C'est  pour  cela  que  le  canal  de 
Panama  doit  être  fortifié  (1).  L'amiral  Mahan  donne  à  l'appui 
de  sa  thèse  d'excellents  arguments,  et  traite  à  fond  la  ques- 
tion de  la  défense  des  côtes,  en  distinguant  le  rôle  des  fortifi- 
cations et  celui  de  la  flotte.  La  valeur  des  défenses  du  canal  ne 
réside  pas  dans  ce  fait  qu'il  sera  imprenable  en  tant  que  po- 
sition. Mais  elle  consiste  dans  les  services  qu'elles  rendront  à 
la  flotte,  pour  aider  celle-ci  à  remplir  sa  mission,  qui  est  d'as- 
surer, par  roff"ensive,  la  protection  de  toute  la  ligne  des  côtes 
nationales  :  côtes  de  l'Atlantique,  du  Golfe  et  du  Pacifique. 

La  fortification  n'a  d'autre  valeur  militaire  que  de  permettre 
à  l'offensive  d'agir  plus  librement.  Si  les  ports  sont  suffisam- 
ment protégés,  la  flotte  est  indépendante  ;  au  contraire,  l'opi- 
nion publique  a-t-elle  des  inquiétudes  au  sujet  de  leur  sécu- 
rité, elle  réclamera  la  dissémination  des  navires  sur  tous  les 
points  menacés  ;  c'est  ce  qui  s'est  produit  pendant  la  guerre 
contre  l'Espagne.  La  force  navale  se  trouve  alors  affaiblie  ou 
annihilée.  Les  fortifications  du  canal  de  Panama  permettront 
à  la  flotte  de  s'éloigner  pendant  un  certain  temps,  de  même 
que  la  marine  anglaise  abandonne  à  eux-mêmes  Gibraltar  et 
Malte.  Elles  assureront  aussi  à  la  flotte  le  moyen  de  passer  d'un 
océan  à  l'autre  dans  de  bonnes  conditions.  Sur  mer  comme 
sur  terre,  la  sortie  du  défilé  est  toujours  un  moment  difficile, 
la  colonne  qui  débouche  risquant  d'être  arrêtée  et  écrasée  par 
un  ennemi,  même  inférieur  en  nombre.  Des  batteries  de  côte 
bien  armées  sont  indispensables  pour  lui  assurer  la  liberté  de 
déploiement  et  de  manœuvre. 

L'amiral  Mahan  compare  très  justement  le  canal  de  Panama 
fortifié,  au  détroit  de  Gibraltar,  qui  a  été  le  facteur  principal 
de  la  supériorité  navale  anglaise  dans  la  Méditerranée.  D'ail- 
leurs, il  est  beaucoup  plus  essentiel  aux  Etats-Unis  que  Gi- 
braltar et  le  canal  de  Suez  ne  le  sont  à  l'empire  britannique. 
Suez  offre  à  l'Angleterre  une  voie  intérieure  de  communica- 

(1)  Sur  .les  fortitications  de  Panama,  voir  l'article  du  commandant  Davin,  dans 
les  Questions  Diplomatiques  et  Coloniales  du  IG  avril  1912. 


"^^"^7 


^-V^   ""^-^X^^J:)!^ 


A.SIE 


(V,  °  1303  Via  Panama  l3S2Ui3C3):>Horn  .  ^--'^ 

'^."v,  JAPON  oan  Francisco     ETATS  IJNIS         f 

CHINE    -^^  ^-^^.^^.^"^okohjnia " >1;      îj"^Orléans, 

/SHàRoriaï     "~  "^  -  -  ^  ^ 

,^<?     8SS£dsr3n3W3 


,  f  EROU 
Caliao^-t^ 
lOOSi H3'jre  mCHom  ■-        B RI 


1 


AUSTRALIE       )  j^^-1,js.^'^^y  V 

■^  .:;.  Tgii"^  " ^^  8SSiH3mviaCHorn  Valparaiso)/f  AP,G£|Qf 

\ 

'Cap  Horn 


i 

i 


DiSTÂNCE  EN  MILLES  MARINS  i 
aux  ports  du  Pacifique. 


Valparaiso 

Callao 

Panama 
San-Francisco 


via  Cap  Horn 


IS.S21 


3.02/ 
10.262 
11.528 
IS.795 


11.512 
13.822 


S.26Û 
10.501 
11.767 
ILOSlt 


via  Panama 


CD 
C 

S» 
CO 


7.528 
5.873 
L607 
7.909 


7. 71  If 
6.059 
U93 
8M95 


eu 


6.086 
U20 
8.122 


7.9il 
6.286 
5.020 
8.322 


Melboui 

Sidn 

Auckia 


Questions  diplomati(fues  et  coloniales. 


rr^ 


b 


_^\ 


'    '"  ^AFRIQUE 


ASIE 


M...^- 


^ 


r'-'' 


0 


CHINE    <   ^,-^okohama 
ShanghM 


Janeiro 


E  r^'> 


'°'°t  ^#élf  ^sc- 


^.     t    AuSfRALlE    ^V/"^^SédQOie 


{/uàfand  7263 

N^^i^ZELANDB 


PORTS  DU  NORD  DE  L'EUROPE 

aux  ports  de  l'Auslrahe  et  de  la  Nouveiie  Zélande 


v/a  Suez 


558 
898 


C3 


//.728 
12.192 
12.068 


ê2 


11.755 
12.219 
12.093 


=3 


12.1,31 
12.305 


via  Cap  de  Bonne  Espérance       v/a  Panama 


11.567 
12.031 
I3.2W 


ë3 


11.735 
I2.m 

13.  m 


CD 


//.762 
12.226 
/3.U2 


_C3 


11.97^ 
I2.m 
13.651 


12.542 
12.191 
n.266 


12.728 
12.377 
/U52 


C—. 

C3J 


/^755 
12.  W 4 
U.U79 


'S? 


12.955 
I2.60if 
11.679 


G  Huré. 


94  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

tion  avec  ses  colonies  australiennes  et  l'Inde.  Mais  leur  sécu- 
rité n'en  dépend  pas  aussi  étroitement  que  celle  des  côtes  des 
Etats-Unis  ne  dépend  de  Panama,  puisqu'à  défaut  de  ce  pas- 
sage, ces  cotes  ne  peuvent  avoir  entre  elles  d'autres  relations 
maritimes  que  par  le  long  détour  du  détroit  de  Magellan. 

L'Angleterre,  qui  s'est  assuré  la  maîtrise  de  Gibraltar  et  le 
contrôle  absolu  du  canal  de  Suez,  ne  peut  donc  pas  trouver 
mauvais  que  les  Etats-Unis  fassent  de  même  pour  Panama. 

L'ouverture  du  canal  exercera  une  influence  considérable 
sur  le  développement  du  pouvoir  maritime  des  Etats-Unis  dans 
l'océan  Pacifique.  L'amiral  Mahan  apporte  ici  une  argumen- 
tation qui  vaut  d'être  citée. 

«  Le  canal,  dit-il,  entraînera  un  résultat  semblable  à  celui  que 
«  donne  la  construction  d'une  nouvelle  voie  ferrée,  judicieuse- 
ce  ment  étudiée,  pour  mettre  un  pays  en  communication  avec 
«  l'extérieur.  Elle  permet  au  commerce  d'y  pénétrer,  et  déve- 
(f  loppe  simultanément  la  population  et  la  production  :  les  be- 
«  soins  augmentent  en  proportion  du  chiffre  des  habitants,  et  il 
«  en  est  de  même  de  la  production.  » 

Les  effets  qu'aura  le  canal  de  Panama  sur  la  puissance  ma- 
ritime des  Etats-Unis  s'exerceront  *dans  l'ordre  civil  et  dans 
l'ordre  militaire.  D'une  part,  il  déterminera  un  peuplement 
plus  rapide  de, la  côte  Ouest  des  deux  Amériques,  avec  une 
augmentation  corrélative  du  mouvement  commercial.  De 
l'autre,  il  donnera  de  grandes  facilités  à  la  marine  des  Etats- 
Unis,  et  à  celle  du  gouvernement  qui  dirige  le  Canada,  pour 
passer  d'un  océan  à  l'autre  suivant  les  nécessités. 

«  C'est  de  propos  délibéré,  écrit  Mahan,  que  je  parle  ainsi 
«  d'une  manière  un  peu  vague  du  gouvernement  qui  dirige 
«  le  Canada  :  car  si  ce  pays  fait  partie  de  l'Empire  britan- 
«  nique,  comme  tel,  il  sera  secouru  par  la  flotte  anglaise 
«  quand  ses  intérêts  seront  en  cause;  mais  si  le  Canada  reste, 
«  pour  le  moment,  incorporé  à  l'Union  britannique,  comme 
«  le  furent  les  treize  colonies  de  1732  à  1770,  du  moins  est-il 
«  difficile,  devant  les  discussions  politiques  qui  s'y  produisent, 
«  et  surtout,  devant  celles  qui  ont  pour  objet  la  participation 
«  du  pays  à  la  défense  nationale  anglaise,  de  ne  pas  sentir 
«  (|ue  l'opinion  qui  prévaut  en  cette  inatière  n'est  pas  celle 
«  que  l'on  trouve  en  Australie,  en  Nouvelle-Zélande  ou  même 
«  dans  l'Afrique  du  Sud.  La  forte  opposition  que  rencontrent 
((  dans  les  provinces  françaises  les  propositions  du  gouverne- 
«  ment  en  faveur  du  développement  d'une  marine  canadienne; 
«  la  défense  de  cette  mesure  présentée  par  sir  Wilfrid  Lau- 
u  rier,  alors  premier  ministre  et  lui-même  Canadien-Français, 


LE    CANAL    DE    PANAMA    Eï    l'iMPÉRIALISME    AMÉRICAIN  95 

«  défense  où  paraît  plus  Taflirmation  de  rindépendance  et  de 
«  la  liberté  d'action  du  Canada  que  celle  de  son  dévouement 
«  aux  intérêts  impériaux;  tout  cela  tend  à  prouver  un  relà- 
«  chement  de  fidélité  indiquant  déjà  les  tendances  à  la  sépa- 
«  ration  et  pouvant  y  aboutir  définitivement.  Cette  impression 
«  est  confirmée  par  l'etTet  que  produisit  sur  l'impérialisme 
«  ang'lais  le  traité  de  réciprocité  conclu  entre  le  Canada  et  les 
a  Etats-Unis.  Dref,  il  ne  semble  pas  y  avoir  entre  le  Canada 
«  et  la  Grande-Bretagne  ce  lien  solide  que  forme  un  intérêt 
«  commun  dans  la  défense,  lien  dont  la  marine  anglaise  est  le 
«  symbole  et  l'instrument,  et  qui  unit  entre  eux  les  autres 
»  pays  de  self-government.  Je  le  regrette,  car  les  Etats-Unis 
<(  auraient  tout  intérêt  à  ce  que  l'Angleterre,  unie  au  Canada, 
«  assumât  une  Lonne  part  dans  la  défense  navale  des  côtes 
((  septentrionales  du  Pacifique.  Le  résultat  définitif  affectera 
«  certainement  la  question  du  pouvoir  sur  mer,  suivant  que  la 
«  marine  anglaise,  ou  seulement  la  marine  canadienne,  pren- 
«  dra  part  à  cette  défense.  En  même  temps,  dans  les  conditions 
«  présentes,  Touverture  du  canal  de  Panama  rapproche  de 
«  6.000  milles  la  Hotte  anglaise  des  côtes  canadiennes  du  Pa- 
«  c if) que.  » 

j\ous  citons  ces  lignes  parce  qu'elles  montrent  bien  que 
Mahan  n'a  pas  changé  depuis  le  temps  oii  il  plaidait,  auprès 
de  ses  concitoyens  et  des  Anglais,  les  avantages  d"une  union 
étroite  entre  les  colonies  anglaises  et  la  métropole,  et  entre  les 
deux  branches  de  la  race  anglo-saxonne.  Elle  assurerait  pour 
toujours  aux  Anglais  et  aux  Américains  la  possession  de  la 
puissance  maritime.  Il  a  développé  jadis  celte  idée  dans  deux 
études  :  The  possibilities  of  an  Anglo-american  réunion,  et 
■  The  United  Siates  looking  ouUvard.  Voici  comment  il  s'ex- 
primait alors  : 

«  La  Grande-Bretagne  est  sans  contredit  le  plus  redoutable 
«  de  nos  ennemis  possibles  à  cause  de  sa  puissante  marine  et 
«  des  fortes  positions  qu'elle  occupe  près  de  nos  côtes.  D'autre 
«  part,  une  entente  cordiale  avec  ce  pays  est  le  premier  de  nos 
'<  intérêts  extérieurs.  Les  deux  nations  cherchent  leur  propre 
«  avantage,  ce  qui  est  naturel;  mais  elles  sont  dominées  aussi 
«  par  un  sentiment  de  droit  et  de  justice,  dérivé  des  mêmes 
('  sources  et  ayant  de  profondes  racines  dans  leurs  instincts. 
«  Des  malentendus  temporaires  peuvent  surgir  entre  elles, 
«  mais  le  retour  aux  principes  communs  de  droit  suivra  cer- 
«  taioement.  Une  alliance  formelle  est  hors  de  question,  mais 
«  une  reconnaissance  cordiale  de  la  similitude  des  caractères 
((  et  des  idées  donnera  naissance  à  la  sympathie  qui,  à  son 


96  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

«  tour,  facilitera  une  coopération  utile  à  l'un  et  à  l'autre.  La 
«  sentimentalité  est  faible,  mais  le  sentiment  est  fort... 

«  Le  renforcement  de  la  puissance  britannique  par  le  pro- 
«  grès  de  la  fédération  impériale  est  un  objet  du  plus  grand 
(c  intérêt  pour  les  Américains  et  trouvera  chez  nous,  en  géné- 
«  rai,  une  profonde  sympathie,  bien  que,  sur  certains  points, 
«  il  puisse  provoquer  encore  quelque  jalousie.  La  république 
«  américaine  et  l'empire  britannique  ont  eu  bien  des  querelles 
«  dans  le  passé,  et  le  souvenir  n'en  est  pas  entièrement  effacé, 
«  Mais  on  voit  se  dessiner  dans  une  clarté  grandissante  les 
«  conditions  permanentes  d'union  qui  ont  existé  dès  le  prin- 
ce cipe  et  que  recouvraient  les  débris  des  collisions  et  des  dis- 
«  putes  d'autres  générations.  Pour  la  langue,  la  législation,  les 
«  traditions  politiques,  il  y  a  identité  entre  les  deux  peuples; 
«  le  sang  même  est  commun,  malgré  les  effets  indéniables  de 
c(  certains  éléments  étrangers.  » 


Le  premier  avantage  que  donnera  le  canal  de  Panama  pour 
assurer  la  puissance  maritime  dans  le  Pacifique  est  donc  qu'il 
activera  le  peuplement,  par  des  éléments  anglo-saxons,  des 
côtes  américaines  et  canadiennes  et  de  celles  de  l'Australasie. 
Les  facteurs  les  plus  efficaces  de  la  puissance  sur  mer  d'un 
pays  sont  en  effet,  d'une  part,  le  chiffre  de  la  population  et  la 
manière  dont  elle  est  répartie;  de  l'autre,  ses  caractéristiques, 
en  tant  qu'elles  permettent  rétablissement  et  le  maintien  d'un 
gouvernement  stable  et  agissant.  Cette  stabilité  et  cette  effi- 
cacité dépendent  des  qualités  de  la  race;  «  l'élément  distinc- 
«  tif  n'en  est  pas  tant  leflicacité  économique  individuelle  que 
«  l'aptitude  politique  du  citoyen  à  une  action  générale  sou- 
<c  tenue,  action  qui  est,  en  fait,  homogène  et  organique,  en 
«  dépit  des  dissensions  intérieures  qui  viennent  l'entraver  ». 

Les  émigrants  anglo-saxons  remplissent  parfaitement  ces 
conditions.  Comme  ils  se  trouveront  encadrés  dans  des  Etats  où 
fonctionnent  des  gouvernements  tout  formés,  différant  les  uns 
des  autres  par  les  détails,  mais  répondant  tous  à  un  même 
idéal  auquel  la  race  anglo-saxonne  est  portée  à  attacher  une 
valeur  particulière,  leur  assimilation  sera  aisée. 

Ils  viendront  bien  plus  nombreux  que  par  le  passé,  grâce 
aux  facilités  données  par  le  transport  direct  dans  les  ports  du 
Pacifique  des  chargements  d'émigrants,  en  évitant  le  trans- 
bordement par  chemin  de  fer  à  travers  l'isthme.  La  question 
du  peuplement  des  côtes  du  Pacifique  sera  donc  bien  sim- 
plifiée. 


LK    CANAL   DE    PANAMA   ET    l'iMPÉRIALISME    AMÉRICAIN  97 

On  éloignera  en  même  temps  le  danger  de  l'immigration 
asiatique.  L'amiral  Mahan  examine  ce  problème  du  point  de 
vue  social,  en  écartant  toute  considération  de  supériorité  de 
races.  Pourquoi  les  ouvriers  européens  ne  songent-ils  pas  à 
aller  s'établir  en  Asie?  Parce  que  la  place  est  déjà  prise.  Si  les 
conditions  étaient  renversées,  les  gouvernements  et  les  ouvriers 
asiatiques  protesteraient,  comme  on  le  fait  dans  tout  le  Paci- 
fique américain,  contre  une  invasion  de  travailleurs  imbus 
de  traditions  complètement  différentes  de  celles  du  pays,  et 
réfractaires  à  toute  assimilation  sociale  et  politique.  La  diffé- 
rence d'origine  et  la  séparation  qui  a  toujours  existé  entre  les 
races  ont  créé  entre  elles  des  divergences  qui  les  empêchent 
<ie  se  mélanger;  ce  mélange  ne  pourrait  que  les  affaiblir. 

Les  récentes  statistiques  montrent  que  la  population,  dans 
les  Etats  occidentaux  de  l'Amérique,  progresse  proportionnel- 
lement plus  vite  que  dans  la  plupart  des  autres  parties  de 
l'Union.  Néanmoins,  elle  est  encore  très  faible  (1).  Il  en  ré- 
sulte que  les  îles  Hawaï,  qui  géographiquement  dépendent  plu- 
tôt de  l'Amérique  que  du  Japon  (2),  ont  été  peuplées  par  des 
Japonais.  Si  le  canal  avait  été  ouvert  quand  s'est  produit  le 
besoin  de  main-d'œuvre  qui  a  occasionné  cet  afflux  de  popu- 
lation jaune,  c'est  de  l'Europe  du  Sud  qu'on  aurait  fait  venir 
le  contingent  nécessaire  (3).  La  capacité  de  résistance  de  la 
colonie,  ainsi  habitée  par  une  population  d'extraction  et  de 
mœurs  européennes,  en  eût  été  renforcée.  Or,  les  îles  Hawaï 
ont  pour  les  Etats-Unis  une  importance  de  tout  premier  ordre, 
à  cause  de  leur  situation  à  mi-chemin  des  côtes  asiatiques. 

En  ce  qui  concerne  le  peuplement,  les  grandes  colonies  de 
langue  anglaise  de  l'Australie  et  de  la  Nouvelle-Zélande  se 
trouveront  moins  directement  affectées  par  l'ouverture  du  canal 
de  Panama  que  ne  le  sera  l'Amérique  du  Pacifique,  y  compris 
Hawaï.  Toutefois,  ces  colonies,  qui  ont  un  si  grand  besoin  de 
recevoir  des  immigrants  européens  (4),  en  ressentiront  le 
contre-coup.  Il  existe  entre  elles  et  les  Etats  de  l'Ouest  un 
lien  fait  de  la  communauté  des  races  et  des  traditions  poli- 
tiques. La  communauté  de  sentiments  au  sujet  de  l'invasion 


(1)  L'Etat  de  Washington  a  17  habitants  par  mille  carré;  l'Orégon,  7;  la  Cali- 
fornie, 15;  tandis  que  celui  de  New-York  en  a  191  et  d'Ohio,  117.  (Statistique  de 
19i0.) 

(2)  Distance  de  l'Amérique,  2.100  milles;  du  Japon,  3.400. 

(3)  Les  iles  renferment  déjà  lo.OOO  Portugais. 

(4)  En, Australie,  la  .densité  moyenne  de  la  population  blanche  n'atteint  pas  deux 
habitants  au  kilomètre  carré.  La  vaste  région  tropicale  connue  sous  le  nom  de  ter- 
ritoire du  Nord  ne  contient  que  1.000  blancs  pour  S23.620  kilomètres  carrés. 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xsxvii,  7 


98  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

jaune  renforcera  encore  les  anciennes  sympathies.  Elle  pourra 
même  déterminer  les  deux  nations  auxquelles  appartiennent 
ces  groupements  à  s'unir  en  une  action  commune  contre  ce 
vaste  mouvement  qu'on  appelle  «  le  réveil  de  l'Orient  ». 

L'amiral  Mahan,  qui  semble  croire  au  péril  jaune,  note  à  ce 
propos  que  la  nécessité  de  faire  front  contre  ce  danger  pourrait 
contribuer  à  calmer  les  rivalités  et  les  jalousies  européennes. 
L'idée  avait  déjà  été  émise  par  l'empereur  Guillaume.  Mais 
nous  n'en  sommes  pas  encore  là. 

En  tout  cas,  il  ne  doute  pas  que  raccroissemeiit  rapide  de 
la  population  américaine  et  anglaise  sur  les  rives  du  Pacifique 
ne  modifie  à  leur  avantage  la  situation  des  peuples  de  race 
blanche  vis-à-vis  des  Japonais.  La  démarcation  entre  l'élé- 
ment européen  et  l'élément  oriental  dans  le  Grand  Océan  sera 
tracée  par  une  ligne  joignant  Puget  Sound  et  Vancouver  à 
l'Australie.  Les  Hawaï  et  Samoa  en  sont  les  points  intermé- 
diaires les  plus  remarquables.  Les  îles  Marshall  et  les  Caro- 
lines,  Guam,  Hong-kong,  Kiao-tchau  forment  les  postes  avan- 
cés de  l'occupation  blanche  dans  le  monde  asiatique. 

Pour  en  revenir  aux  Américains  du  Nord,  leur  activité  et 
leurs  capitaux  recherchent  partout  des  emplois  et  des  débou- 
chés. Ils  se  heurtent  dans  les  pays  nouveaux,  comme  la  Chine, 
à  de  nombreux  compétiteurs  d'autres  nations,  qui  trouvent 
auprès  de  leurs  gouvernements  respectifs  un  appui  énergique. 
Certains  voudraient  même  faire  concurrence  aux  citoyens  des 
Etats-Unis  jusque  sur  leur  territoire  national!  Mahan  cite  à 
ce  propos  les  déclarations  du  comte  Itagaki,  dont  la  précision 
ne  laisse  aucun  doute  sur  ce  que  feraient  les  Japonais  s'ils 
étaient  les  plus  forts. 

«  L'Amérique  a  contraint  le  Japon  à  ouvrir  ses  portes;  nous 
((  lui  demanderons  donc  d'abandonner  ses  préjugés  de  race  et 
«  de  se  comporter  avec  impartialité  vis-à-vis  de  tous...  L'Amé- 
«  rique  doit  nous  être  ouverte  et  nous,  en  retour  de  la  faveur 
«  qui  nous  est  accordée,  nous  devons,  puisque  nous  nous  trou- 
ce  vons  sur  un  terrain  inexpugnable,  en  tant  que  Japonais, 
h  veiller  aux  intérêts  de  l'humanité  tout  entière.  (Cette  propo- 
«  sition  générale  vise  sans  doute  «  tous  les  Asiatiques  ».) 
«  Nous  autres  Japonais,  race  végétarienne,  nous  menons  une 
«  vie  plus  simple  que  les  Américains  et  les  Européens  qui  se 
«  nourrissent  de  viande.  L'accroissement  de  notre  population 
«  nous  permettra  de  remporter  la  victoire  dans  la  lutte  pour  la 
«  suprématie,  et  tout  en  maintenant  nos  droits,  nous  réali- 
«  serons  l'expansion  de  notre  race.   •» 

La  crainte  du  Japon  est  l'argument  le  plus  fort  de  Mahan 


11 


LE    CANAL    DE    PANAMA    ET    l'iMPÉRIALTSME   AMÉRICAIN  99 

pour  démontrer  la  nécessité  qui  s'impose  aux  Américains  de 
conserver  la  suprématie  navale  dans  le  Pacifique. 

* 

*   * 

Mais  puisque  leurs  intérêts  dans  cet  océan  sont  si  considé- 
rables, pourquoi  ne  pas  y  avoir  en  tout  temps  le  gros  de  leur 
flotte  ?  C'est  que  les  conditions  qu'elle  y  trouverait  pour  son  entre- 
tien sont  beaucoup  moins  favorables  que  dans  l'Atlantique.  Les 
côtes  du  Pacifique  ne  sont  pas  découpées  et  offrent  peu  d'abris. 
La  population  y  est  moins  dense  que  sur  celles  de  l'Atlantique, 
la  main-d'œuvre  plus  chère,  le  charbon  moins  abondant  et 
moins  bon  pour  l'usage  des  navires  (1).  En  dehors  de  toute 
considération  stratégique,  les  raisons  d'ordre  économique  ren- 
dent avantageux  le  maintien  en  temps  normal  de  la  flotte  dans 
l'Atlantique. 

Quant  à  la  diviser,  il  n'y  faut  pas  songer,  tant  qu'elle  ne 
sera  pas  plus  nombreuse.  Chacune  de  ses  moitiés  se  trouverait 
inférieure  à  l'un  quelconque  de  ses  adversaires  probables. 

Mais,  quelque  avantage  que  leur  donne  le  canal  en  rédui- 
sant de  quatre  mois  à  cinq  semaines  la  traversée  de  Ne^Y-York 
à  San -Francisco  (2),  les  Etats-Unis  n'en  ont  pas  moins  besoin 
d'une  forte  marine  ;  si  leur  flotte  est  par  trop  inférieure,  elle 
ne  pourra  protéger  qu'imparfaitement  la  grande  étendue  de 
côtes  qui  lui  est  confiée.  De  sorte  que  la  sécurité  de  la  Répu- 
blique repose  avant  tout  sur  une  supériorité  maritime  sufii- 
sante.  C'est  l'affaire  du  Congrès  de  l'assurer. 

Depuis  l'étude  que  nous  avons  donnée  ici  au  commencement 
de  1912  (3)  sur  la  marine  des  Etats-Unis,  leur  situation  na- 
vale ne  s'est  pas  sensiblement  améliorée.  Les  programmes  ne 
comprennent  pas,  comme  en  France,  en  Angleterre  et  en  Alle- 
magne, un  certain  nombre  d'unités  dont  la  construction  est 
répartie  sur  plusieurs  exercices  ;  la  liste  est  annuelle.  Mais  en 


(1)  L'emploi  dn  pétrole,  qui  tend  à  se  généraliser  à  bord  des  navires  de  guerre, 
changera  un  peu  les  données  du  problème. 

(2)  Le  canal  a  une  longueur  de  50  milles  marins,  82  kilomètres  et  demi.  La  tra- 
versée sera  ralentie  d'abord  par  let  trois  écluses  de  Gatun  ;  puis  au  passage  de  la 
tranchée  de  Culebra  :  il  est  peu  probable  que  l'on  puisse  y  effectuer  des  croisements 
en  marche.  En  approchant  de  Panama  et  de  l'océan  Pacifique,  les  navires  auront  à 
franchir  l'écluse  de  Pedro  Miguel,  et  les  deux  écluses  de  Miraflore. 

Il  résultera  du  passage  de  ces  six  écluses  un  temps  perdu  certainement  très  supé- 
rieur aux  trois  heures  auxquelles  l'évaluent  les  Américains. 

On  estime  la  durée  totale  de  la  traversée  à  dix  ou  treize  heures,  ce  qui  parait 
très  Optimiste,  puisque  dans  le  canal  de  Suez,  où  les  conditions  sont  beaucoup 
meilleures  ("il  a  11  mètres  de  profondeur,  47  mètres  de  largeur  au  plafond),  la 
vitesse  autorisée  est  de  10  kilomètres  à  l'heure. 

(3)  Quesk  DipL  et  Col.,  16  janvier  1912. 


100  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

1912  et  en  1913,  le  Congrès  n'a  accordé  qu'une  partie  des 
demandes  que  lui  adressait  la  marine  :  un  seul  cuirassé  au 
lieu  de  quatre  en  1912  —  ce  sera  le  Pensylvania  (1)  — ;  deux 
au  lieu  de  trois  en  1913. 

Faute  d'un  programme  précis,  et  parce  qu'elle  est  soumise 
aux  fluctuations  de  la  politique  intérieure  (2),  la  marine  des 
Etats-Unis  a  perdu  le  deuxième  rang  qu'elle  tenait  derrière 
celle  de  l'Angleterre,  et  s'est  laissé  distancer  parcelle  de  l'Alle- 
magne (3).  D'ailleurs,  les  navires  américains  sont  excellents  ; 
les  plus  récents  sont  supérieurs,  commearmement,  aux  navires 
allemands  de  la  même  époque.  Mais  la  qualité  ne  supplée  pas 
à  la  quantité,  et  c'est  une  mauvaise  préparation  à  faire  du 
Pacifique  un  lac»  américain,  que  d'avoir  réduit  les  dépenses 
navales  comme  elles  l'ont  été  depuis  plusieurs  années.  La 
faute  en  est  au  Congrès,  et  les  secrétaires  d'Etat  à  la  marine 
n'ont  pas  pu  empêcher  le  mal.  On  ne  les  écoutait  pas,  quand 
ils  déclaraient  qu'une  forte  marine  était  la  meilleure  des  assu- 
rances que  le  pays  put  prendre  contre  la  guerre. 

* 
*  * 

Il  faut  aussi  dire  un  mot  des  questions  récemment  soulevées 
à  propos  du  contrôle  que  les  Etats-Unis  voudraient  conserver 
sur  la  mer  des  Antilles.  Un  article  de  \d,  National  Review 
(janvier  1913)  avait  essayé  de  montrer  toutes  les  bonnes  rai- 
sons qui,  du  point  de  vue  anglais,  militent  en  faveur  de  sa 
neutralisation  garantie  par  les  puissances.  Les  Américains 
ont  eu  beau  jeu  de  répondre  que  cette  neutralisation  était  une 
utopie,  et  qu'elle  ne  pouvait  être  assurée  que  par  les  Etats- 
Unis,  et  à  leur  profit. 

Mais  actuellement   leur  marine    semble    insuffisante   pour 


^1)  Déplacement  :  31.400  tonnes  ;  vitesse  :  '21  nœuds  ;  artillerie  :  12  pièces  de 
3o6  et  22  de  121.  Ce  sera  le  plus  fort  cuirassé  du  monde. 

(2)  Voici  les  variations  du  budget  de  la  marine  : 

1909-1910 725  millions. 

1910-1911 696  » 

1911-1912 664  » 

1912-1913 648  .■> 

1913-1914 137  » 

(3)  Voici,  à  la  fin  de  1913,  d'apris  le  Stalesman  )  ear  liook,  la  situation  comparée 
de  l'Angleterre,  des  Etats-Unis,  de  l'Allemagne  et  du  Japon  : 

Superdreadnoughts  et  dreadnoughls  :  Angleterre,  26  ;  Etats-Unis,  10  ;  Allemagne, 
17  ;  Japon,  2  (6  d'après  l'Annuaire  anglais). 

Predreadnoughts  :  Angleterre,   40  ;  Etats-Unis,    19  ;  Allemagne,  18  ;  Japon,  16. 

Croiseurs  cuirassés  :  Angleterre,  34  ;  États-Unis,  10  ;  Allemagne,  9  ;  Japon,  13. 

Ce  tableau  est  à  peu  de  cliose  près  le  même  que  celui  que  nous  avions  donné  eu 
1912,  d'après T/lnnuaùe  de  la  Navi/  Learjue  anglaise. 


Lli    CANAL    DK    PA>'AMA    El'   l'imPÉRIALISME    AMÉRICAIN  101 

obtenir  ce   résultat,    d'autant  plus   que   les   puissances  euro- 
péennes sont  déjà  installées  aux  Antilles. 

Lors  du  voyage  qu'il  fit  l'année  dernière  dans  TAmérique  Cen- 
trale, M.  Knox,  secrétaire  d'Etat  aux  Affaires  étrangères,  s'ar- 
rêta dans  Tîle  danoise  de  Saint-Thomas.  Il  n'en  fallut  pas 
davantage  pour  que  l'on  reparlât  des  projets  d'acquisition  que 
les  Etats-Unis  avaient  eus  autrefois  sur  les  Antilles  danoises. 
Ils  remontent  à  1902  :  un  protocole  avait  été  signé  à  Washing- 
ton, le  27  janvier,  entre  M.  Hay  et  le  ministre  danois,  et 
approuvé  par  les  Chambres  américaines.  Mais  les  pourparlers 
avaient  dû  être  arrêtés  devant  le  soulèvement  de  l'opinion 
publique  danoise.  Peut-être  TAlleraag'ne,  très  désireuse  de 
s'installer  elle-même  à  Saint-Thomas,  agit-elle  en  ce  moment 
à  Copenhague  pour  faire  repousser  les  propositions  des  Etats- 
Unis.  Il  importe  de  noter  qu'on  a  reparlé  de  ce  projet  de  ces- 
sion (1),  auquel  les  Etats-Unis  attachent  une  importance  bien 
justifiée  par  la  situation  des  Antilles  danoises  à  l'entrée  du 
golfe  du  Mexique. 

D'autre  part,  on  a  parlé  l'été  dernier  du  projet  de  l'Amirauté 
britannique  d'établir  aux  Bermudes  une  importante  base  na- 
vale. Nelson  les  avait  déjà  utilisées  à  cet  effet  ;  en  1869,  elles 
avaient  reçu  un  dépôt  de  charbon  pour  l'escadre  de  l'Amé- 
rique du  Nord  et  des  Indes  occidentales.  Cette  escadre  s'est 
longtemps  composée  d'un  cuirassé  de  première  classe,  de 
sept  croiseurs  et  de  six  canonnières.  Par  suite  de  la  concentra- 
tion de  la  flotte  anglaise  dans  la  mer  du  Nord,  au  cours  de  ces 
dernières  années,  ce  nombre  a  été  réduit,  mais  on  a  conservé 
l'arsenal.  A  mesure  que,  dans  les  eaux  métropolitaines,  elle 
remplace  ses  vieux  navires  par  de  nouvelles  unités,  l'Amirauté 
est  à  même  de  renforcer  ses  escadres  lointaines  ou  d'y  réfor- 
mer les  navires  trop  anciens  ;  aussi  a-t-elle  décidé  de  faire  sta- 
tionner aux  Bermudes  quatre  croiseurs  cuirassés  qui,  chaque 
année,  reviendront  en  Angleterre  pour  les  manœuvres.  Un 
contre-amiral  a  été  mis  à  la  tête  de  la  station  navale,  qui 
sera  certainement  renforcée  quand  le  canal  de  Panama  sera 
ouvert. 

La  presse  des  Etats-Unis  a  manifesté  contre  ce  projet  une 
opposition  qui  montre  à  quel  point  l'opinion  supporte  mal 
toute  menace  à  la  suprématie  navale  américaine  dans  la  mer 


(1)  Le  prix  d'achat  serait  de  25  millions  de  francs.  Les  sujets  danois  conserve- 
raien|,  sous  la  garantie  du  gouvernement  américain,  toutes  les  libertés  dont  ils 
jouissent  aujourd'hui.  Le  gouvernement  américain  se  substituerait  au  gouvernement 
danois  dans  ses  obligations  vis-à-vis  de  la  compagnie  du  port.  Les  difficultés  d'in- 
terprétation seraient  déférées  au  tribunal  de  La  Haye. 


102  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET  COLONULES 

des  Caraïbes.  Voici  quelques  extraits  de   ce  qu'écmaient  les 
journaux  américains  au  mois  d'août  1913  : 

he  New-York  American:  «Les  plans  de  la  Grande-Bretagne 
«  sont  un  défi  qui  nous  est  lancé.  Le  département  d'Etat  est 
«  surpris  d'apprendre  que  TAngleterre  s'en  prend  de  façon  si 
«  étonnante  à  la  doctrine  de  Monroë.  » 

D'autres  journaux  ordinairement  plus  calmes  ajoutaient: 

«  C'est  l'existence  même  de  la  doctrine  de  Monroë  qui  est 
«  en  jeu.  D'autres  nations  européennes  vont  suivre  l'exemple 
«  anglais.  » 

Le  sénateur  Chamberlain,  de  l'Orégon,  déclarait  : 

«  L'établissement  d'une  base  navale  anglaise  aux  Bermudes 
«  menace  le  canal  de  Panama.  Si  la  nouvelle  est  vraie,  il  faut 
«  que  la  base  américaine  de  Guantanamo  soit  renforcée  ;  il 
«  faut  que  nos  forces  navales  du  Pacifique  deviennent  aussi 
«  puissantes  que  possible.  L'affaire  est  d'importance  vitale.  » 

Le  sénateur  Chorston,  de  la  Louisiane  : 

«  11  faut  qu'un  programme  annuel  de  quatre  cuirassés  soit 
M  inauguré  cette  année  même  : 

Le  sénateur  Ashurst,  de  l'Arizona  : 

«  Il  faut  que  la  flotte  américaine  soit  doublée,  que  nous 
«  ayons  deux  escadres  indépendantes,  l'une  dans  l'Atlantique, 
«  l'autre  dans  le  Pacifique,  sans  quoi  nous  n'échapperions  au 
«  danger  anglais  que  pour  encourir  le  danger  japonais.  » 

Nous  voilà  loin  de  l'entente  parfaite  autrefois  rêvée  !  Pour- 
tant, alors  que  l'Union  doit  se  trouver  mêlée  de  plus  en  plus  à 
la  politique  mondiale,  elle  a  toute  sorte  de  raisons  pour  vivre 
en  bonne  intelligence  avec  l'Angleterre.  Celle-ci  le  sait  bien, 
qui  accepte  si  facilement  l'attitude  arrogante  des  Américains 
dans  les  affaires  de  Panama,  et  leur  dédain  Ijrntal  des  formes 
diplomatiques,  dédain  auquel  l'Europe  n'est  pas  habituée. 

Quanta  la  France,  le  seul  dissentiment  qui  la  sépare  des 
Etats-Unis  est  la  question  des  tarifs  douaniers. 

Mais  l'amiral  Mahan  croit  le  péril  allemand  aussi  menaçant 
que  le  péril  japonais.  La  doctrine  de  Monroë  est  à  la  merci  de 
l'Allemagne.  C'est,  du  moins,  ce  qu'il  écrivait  récemment  au 
New-York  Times,  dans  une  lettre  énergique  pressant  le  Con- 
grès de  voter  les  crédits  pour  les  cuirassés. 

«  La  doctrine  de  Monroë,  dit-il,  n'a  d'autre  appui  que  la 
«  marine,  et  le  danger  que  court  cette  doctrine  d'être  réduite 
«  à  néant,  s'il  ne  paraît  pas  imminent,  n'est  pas  imaginaire. 
«  Dans  deux  occasions  récentes  nous  est  venu  l'avertissement . 
t  que  l'hostilité  actuelle  de  l'Allemagne  contre  l'Angleterre 
«  pourrait  être  apaisée  si  cette  dernière  repoussait  la  doctrine 


LE   CANAL    DE    PANAMA   ET    L'IMPÉRIALISME   AMÉRICAIN  103 

«  de  Monroë.  Non  pas  que  la  Grande-Bretagne  désire  de  nou- 
«  veaux  territoires  en  Amérique,  mais  parce  qu'alors  elle  ne 
«  s'opposerait  plus  aux  projets  éventuels  de  l'Allemagne  d'ac- 
«  quérir  des  territoires  dans  le  nouveau  continent.  Une  entente 
«  de  cette  nature  serait  l'équivalent  de  celle  entre  la  Grande- 
«  Bretagne  et  la  France,  par  laquelle  les  Français  ont  obtenu 
«  leur  liberté  d'action  au  Maroc.  L'Angleterre  pourrait  être 
«  amenée  à  laisser  les  mains  libres  à  l'Allemagne  en  Amérique 
«  pour  détourner  d'elle-même  le  danger  allemand.  Il  faut  donc 
«  que  l'Amérique  se  protège  elle-même,  et  pour  cela,  une 
«  puissante  marine  lui  est  indispensable.  » 


Malgré  la  faiblesse  relative  des  moyens  d'action  militaire  et 
navale  dont  disposent  les  Etats-Unis,  l'ouverture  du  canal  de 
Panama  va  donner  à  l'impérialisme  américain  une  impulsion 
nouvelle.  Son  expansion  ne  sera  pas  arrêtée,  comme  on  aurait 
pu  le  croire,  par  l'avènement  d'un  président  démocrate.  Elle 
tient  à  des  causes  trop  profondes,  contre  lesquelles  le  gouver- 
nement ne  peut  pas  réagir,  même  s'il  en  avait  l'intention.  La 
dollar  diplomacy  est  une  conséquence  de  l'accroissement  de 
la  fortune  publique  :  le  contrôle  des  capitaux  placés  à  l'exté- 
rieur est  devenu  une  nécessité  nationale. 

C'est  pourquoi,  quel  que  soit  le  parti  aux  affaires,  la  ten- 
dance des  Etats-Unis  à  faire  une  politique  mondiale  ne  peut 
que  grandir.  Les  Américains  sont  gens  trop  positifs  pour  ne 
pas  sacrifier  les  théories  aux  exigences  de  la  situation.  Tant 
qu'ils  furent  dans  l'opposition,  les  démocrates  ont  demandé 
l'amoindrissement  de  l'armée  et  de  la  marine.  Mis  en  face  des 
réalités  du  pouvoir,  ils  se  trouvent  forcés  de  leur  donner  le 
développement  que  comporte  la  politique.  Ils  sont  partisans  de 
la  limitation  des  armements  et  de  l'arbitrage  ;  mais  M.  Wilson 
fait  escorter  par  des  vaisseaux  de  guerre  les  fonctionnaires 
qu'il  envoie  surveiller  les  élections  de  Saint-Domingue.  Leurs 
principes  veulent  que  l'autorité  morale  des  Etats-Unis,  dans 
le  continent  américain,  résulte  du  libre  consentement  des 
républiques  latines,  et  non  d'une  coercition  ;  mais  un  des 
premiers  actes  du  nouveau  président  a  été  de  conclure  avec  le 
Nicaragua  un  traité  qui  met  ce  pays  sous  l'étroite  dépendance 
des  Etats-Unis.  Aux  observations-  qu'on  lui  adresse  à  ce  sujet, 
il  ré.pond  que  c'est  le  Nicaragua  lui-même  qui  a  demandé 
expressément  l'incorporation  dans  le  traité  des  conditions 
énoncées  dans  le  traité  avec  Cuba.  Qu'il  s'agisse  de  Cuba  ou 


104  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

des  Philippines,  les  démocrates  souhaitent  l'indépendance  de 
ces  îles;  mais  ils  reconnaissent  que  leur  union  avec  les  Etats- 
Unis  s'impose,  tant  sont  fortes  certaines  nécessités  économi- 
ques ou  stratégiques. 

Enfin ,  jamais  un  gouvernement  républicain  ne  s'était 
exprimé  aussi  crûment  que  Ta  fait  M.  Wilson,  le  27  octobre 
dernier,  au  sujet  des  concessions  accordées  aux  étrangers  par 
les  petits  Etats  :  pour  garantir  ces  concessions,  ces  Etats  se 
trouvent  dans  une  telle  condition,  que  les  intérêts  étrangers 
deviennent  susceptibles  de  dominer  leurs  intérêts  domestiques. 
Il  en  résulte  une  subordination  inacceptable,  que  les  Etats- 
Unis  ne  supporteront  jama,is. 

Le  changement  du  parti  politique  au  pouvoir  n'a  donc 
amené  aucun  changement  dans  les  moyens  mis  en  œuvre  pour 
assurer  le  succès  de  la  politique  impérialiste.  Ceux  qui  con- 
naissent les  choses  américaines  n'en  avaient  jamais  douté. 
Voici  ce  que  disait,  en  février  1913,  M.  Morton  FuUerton,  dans 
une  conférence  faite  à  Paris,  sous  le  patronage  du  Comité 
France-Amérique  :  «  Quelque  effort  que  tente  l'un  ou  l'autre 
«  des  partis  politiques  pour  se  soustraire  aux  responsabilités 
«  et  pour  résister  temporairement  à  la  force  des  choses,  le 
«  bon  sens  du  peuple  américain  exigera  que  les  intérêts  de  la 
«  nation  soient  maintenus  au-dessus  de  la  politique  de  parti.  » 

Ces  intérêts  trouveront  dans  le  canal  de  Panama  un  mer- 
veilleux instrument  à  leur  service.  De  sorte  que  les  démocrates 
auront  eu  la  bonne  fortune  d'arriver  aux  affaires  au  moment 
voulu  pour  en  bénéficier,  et  grâce  à  cette  coïncidence,  ne 
feront  que  poursuivre,  en  l'accélérant,  l'œuvre  commencée  par 
les  républicains  comme  Taft  et  Roosevelt.  Cela  ne  les  empê- 
chera pas  de  prêcher  l'arbitrage  et  de  favoriser  toutes  les  ini- 
tiatives pacifistes,  mais  à  la  condition  qu'elles  ne  gênent  pas 
leurs  ambitions  nationales. 

A.  DE  Tarlé, 


CHRONIQUES   DE   LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES   D'ORIENT 


La  question  de  l'Albanie  et  des  îles  de  la  mer  Egée. 

l'attitude  de  la  triple  alliance 
Les  puissances  de  la  Triple  Alliance  n'ont  pas  encore  fait  connaître 
officiellement  leur  réponse  à  la  Noie  de  sir  Edward  Grey  sur  l'Al- 
banie et  les  îles  Egéennes  (1)  ou  plutôt  elles  n'ont  encore  répondu 
qu'à  la  première  partie  de  cette  note,  celle  qui  vise  la  question  alba- 
naise, indiquant  ainsi  qu'elles  se  refusent  à  lier  les  deux  questions 
ainsi  que  le  demandait  la  diplomatie  britannique.  Le  31  décembre, 
en  effet,  les  ambassadeurs  d'Allemagne,  d'Autriche-Hongrie  et  d'Ita- 
lie à  Londres  ont  remis  au  Foreign  Office  une  Note  concertée  par 
quoi  leurs  gouvernements  «  déclarent  accepter  la  prolongation  du 
«  18  décembre  au  18  janvier  du  délai  accordé  à  la  Grèce  pour  l'éva- 
«  cuation  des  territoires  reconnus  albanais  par  le  concert  des  puis- 
«  sances,  mais  proposent  de  demander  à  la  Grèce  des  garanties  au 
«  sujet  de  cette  évacuation,  et  insistent,  pour  expliquer  cette  demande, 
«  sur  l'urgence  de  ladite  évacuation  ».  La  Note  ajoutait  que  «  les 
«  trois  gouvernements  allemand,  austro-hongrois  et  italien  feront 
«  connaître  en  temps  voulu  leur  réponse  au  sujet  des  îles  de  la  mer 
(c  Egée  et  se  déclarent  prêts  à  examiner  dans  le  meilleur  esprit  toute 
«  représentation  que  le  gouvernement  hellène  pourrait  adresser  à 
«  l'Europe  concernant  ces  îles  »  (Communiqué  de  l'agence  Havas).  Et 
depuis,  les  puissances  de  la  Triple  Alliance  sont  restées  muettes.  La 
Tribuna  de  Rome  a  seulement  annoncé,  le  8  janvier,  que  «  la  Tri- 
«  plice  répondra  incessamment  à  la  seconde  partie  des  proposi- 
«  tions  anglaises  et  que,  dans  cette  seconde  réponse,  les  trois  gou- 
«  vernements  de  Berlin,  de  Vienne  et  de  Rome  reconnaîtront  que 
((  Chio  et  Mitylène  doivent  appartenir  à  la  Grèce,  Imbros  et  Tenedos  à 
c(  la  Turquie,  et  que  Lemnos  et  Samothrace  doivent  être  considérées 
«  comme  nécessaires  à  la  défense  des  Dardanelles,  et  par  conséquent 
«  être  attribuées  à  la  Turquie  ».  D'autre  part,  le  Berliner  Tageblatt, 
sans  être  aussi  précis  que  la  Tribuna,  a  cru  pouvoir  annoncer  que 
«  les  puissances  de  la  Triplice  se  sont  mises  d'accord  sur  la  question 
«  des  îles  et  que  l'attitude  qu'elles  ont  décidé  d'adopter  est  celle 
«  d'une  neutralité  absolue  ». 

(1)  Voir  à  ce  propos  dans  noire  livraison  du  i"  janvier  l'article  du  commandant 
de  Thonaasson  sur  les  Démonstrations  diplomatiques  de  l'Angleterre  et  de  l'Italie. 


106  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

La  Turquie,  ajoutait  le  Berliner  Tageblatt,  se  rend  compte  que  l'Europe 
ne  peut  pas  intervenir  pour  chasser  les  Grecs  de  Chic  et  de  Mitylène;  de 
là  son  désintéressement.  La  Turquie  essaie ra-t-elle  de  forcer  la  Grèce  à 
lui  restituer  ces  deux  îles?  Sur  ce  point,  les  avis  diflerent.  Il  n'est  pas 
impossible  que  la  guerre  soit  ajournée  pendant  quelques  mois,  et  que, 
d'ici  là,  l'Italie  ayant  restitué  à  la  Turquie  les  îles  occupées  par  les  Ita- 
liens, il  y  ait  un  échange  quelconque  d'îles  entre  la  Grèce  et  la  Turquie. 

LE  VOYAGE  DE  M.  VENIZELOS  A  ROME 

Le  président  du  Conseil  des  ministres  hellène,  M.  Venizelos,  vient 
d'entreprendre  une  tournée  de  visites  dans  les  grandes  capitales  de 
l'Europe.  Il  a  commencé  son  voyage  par  Rome  où  il  est  arrivé  le 
8  janvier  et  est  resté  deux  jours.  Durant  ce  temps,  il  a  eu  de  longues 
conversations  avec  le  ministre  des  Affaires  étrangères  d'Italie,  le 
marquis  de  San  Giuliano.  Le  secret  le  plus  absolu  a  été  gardé  sur 
la  nature  de  ces  entretiens,  les  deux  hommes  d'Etat  s'étant  refusés  à 
faire  à  la  presse  aucune  communication.  Mais  M.  Venizelos  a  déclaré 
au  Giornale  d'Italia  qu'il  était  très  satisfait  de  la  cordialité  avec  la- 
quelle il  avait  été  reçu,  et  d'autre  part,  les  journaux  de  Rome  et 
d'Athènes  ont  été  unanimes  à  considérer  que  la  visite  du  Premier 
hellène  au  gouvernement  italien  marque  le  commencement  d'une 
période  de  détente  dans  les  rapports  italo-grecs.  De  Rome,  M.  Veni- 
zelos doit  se  rendre  à  Paris  et  à  Berlin. 

l'agitation    EN   ALBANIE 

La  situation  en  Albanie  est  fort  troublée  et  inspire  de  sérieuses 
inquiétudes.  Le  6  janvier,  un  coup  de  main  a  été  tenté  à  Vallona  par 
un  détachement  de  200  soldats  turcs  commandés  par  des  officiers  de 
l'armée  régulière  ottomane  et  venus  de  Constantinople  à  bord  du 
vapeur  autrichien  Meran.  On  a  dit  que  l'expédition  avait  pour  but  de 
proclamer  souverain  de  l'Albanie  l'ancien  ministre  de  la  Guerre  otto- 
man, Izzet  pacha,  et  l'on  assurait  qu'Izzet  pacha  lui-même  en  avait  été 
l'organisateur,  ce  qui  fut  aussitôt  démenti  officiellement  à  Constan- 
tinople. Le  coup  d'Etat  a  d'ailleurs  échoué  grâce  à  l'énergie  du  gou- 
vernement provisoire  qui,  d'accord  avec  la  Commission  du  contrôle 
et  les  officiers  de  police  hollandais,  fit  procéder  à  l'arrestation  immé- 
diate des  soldats  turcs  et  à  leur  rembarquement.  Mais  d'après  les 
dernières  nouvelles  de  Vallona,  on  redouterait  un  mouvement  insur- 
rectionnel populaire  et  les  dé'égués  de  l'Italie  et  de  l'Autriche  à  la 
Commission  de  contrôle  auraient  même  télégraphié  à  leurs  gouver- 
nements d'envoj^er  des  forces  navales  pour  appuyer  les  stationnaires 
autrichien  et  italien  qui  sont  déjà  dans  les  eaux  albanaises. 

En  Turquie. 

LE   NOUVEAU    MINISTRE  DE    LA    GUERRE    ENVER    PACHA 

Le  ministre  de  la  Guerre  ottoman,  Izzet  pacha,  ayant  démis- 
sionné —  pour  pouvoir  réaliser  plus  facilement,  a-l-on  dit,  ses 


LES   AFFAIRES   d'ORIENT  107 

ambitions  albanaises  —  sa  succession  a  été  donnée  au  colonel  Enver 
bey  qui  a  été  promu,  à  trente  et  un  ans,  général  de  brigade  et  pacha. 
La  personnalité  du  nouveau  ministre  est  trop  connue  pour  qu'il  soit 
nécessaire  d'insister  autrement  sur  l'importance  de  sa  nomination 
comme  chef  suprême  de  l'armée  turque.  Promoteur  à  vingt-six  ans 
de  la  révolution  de  1908,  organisateur  de  la  défense  de  la  Tripoli- 
taine  contre  les  Italiens,  principal  auteur  du  coup  d'Etat  qui  ren- 
Tersa  le  ministère  Kiamil  après  avoir  tué  le  ministre  de  la  Guerre, 
Nazim  pacha,  vainqueur  d'Andrinople  qu'il  reprit  aux  Bulgares  lors 
de  la  deuxième  guerre  balkanique,  Enver  pacha  est  l'une  des  têtes 
du  Comité  Union  et  Progrès  qui,  avec  Djemal  pacha,  Talaat  bey, 
Halil  bey  et  Djavid  bey  occupe  actuellement  le  pouvoir.  Son  premier 
acte  de  gouvernement  a  été  de  mettre  à  la  retraite  d'office  près  de 
300  maréchaux,  généraux  et  officiers  supérieurs  et  d'envoyer  10.000 
hommes  de  troupe  en  Arménie.  En  même  temps  que  sa  charge  de 
ministre,  Enver  pacha  a  assumé  les  fonctions  de  chefsd'élat-major  ; 
il  a  désigné  pour  le  seconder  comme  sous-chefs  de  ce  service  un 
officier  allemand  et  Hafiz  Ismaïl  Hakky  bey  et  il  a  nommé  titulaires 
des  quatre  inspections  :  première  armée,  Constantinople,  maréchal 
Talar  Osman  pacha;  deuxième  armée,  Andrinople,  général  Zekky 
pacha;  troisième  armée,  Erzindjian  (Asie  Mineure)^  général  Mahmoud 
Moukhtar;  quatrième  armée,  Mésopotamie,  général  Djavid  pacha. 

l'achat    du   DREADNOUGHT    «  RIO  DE  JANEIRO  »    PAR    LA    TURQUIE 

En  même  temps  qu'elle  réorganise  son  armée  sous  l'énergique 
direction  d'Enver  pacha  la  Turquie  entreprend  de  se  reconstituer 
une  marine  de  guerre.  Le  gouvernement  ottoman  vient  en  effet 
d'acheter  à  Londres^  moyennant  un  premier  versement  de  30  millions, 
sur  un  prix  total  d'environ  80  millions,  le  dreadnought  Rio -de -Janeiro 
qui  avait  été  commandé  pour  la  marine  brésilienne,  mais  que  le 
Brésil  s'était  décidé  à  vendre,  vu  l'état  précaire  de  ses  finances. 
Le  Rio-de- Janeiro,  qui  a  reçu  le  nouveau  nom  de  Sultan-Osman,  a 
été  mis  en  chantier  en  septembre  1911  et  pourra  être  prêt  en  mai 
prochain  ;  il  a  un  déplacement  de  près  de  30,000  tonnes  et  est  armé 
de  14  canons  de  305  et  de  20  canons  de  150;  aucun  autre  dread- 
nought ne  porte  aujourd'hui  un  nombre  aussi  considérable  de 
grosses  pièces  d'artillerie.  Le  Sultan- Osman  vaut  à  lui  seul  toute  la 
flotte  turque  qui  ne  se  compose  actuellement  que  de  trois  vieux 
cuirassés — Vxxn^Xe  Messoudieh,  lancé  en  1874;  les  deux  autres,  le 
Barharossa  et  le  Torgout-Reis,  achetés  à  l'Allemagne  et  entrés  en 
service  en  1893  — ;  de  deux  croiseurs  protégés  relativement  récents 
et  d'un  certain  nombre  de  petits  bateaux,  torpilleurs  et  destroyers. 
La  Turquie  a  également  en  Angleterre  un  grand  cuirassé  en  cons- 
truction, le  Reshadieh  qui,  d'un  tonnage  moindre,  est  à  certains 
points  de  vue  d'un  type' plus  moderne  et  plus  puissant  que  le  Riode- 
Janexro,  lui-même  ;  mais  lancé  au  mois  de  septembre  dernier,  il  ne 
sei^apas  prêt  avant  la  fin  de  Tannée  1913.  Jusqu'ici  la  Grèce  avait 
l'avantage  de  pouvoir  opposer  aux  vieux  bâtiments  turcs  un  bâti- 


108  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

ment  réellement  moderne,  VAverof,  qui  poursuivit  seul,  comme  on 
sait,  pendant  la  guerre,  une  excellente  besogne.  Mais  naturellement 
VAverof,  qui  n'est  qu'un  croiseur  de  10.000  tonnes,  qui  ne  dispos^! 
comme  grosse  artillerie  que  de  quatre  canons  de  240  millimètres,  ne 
saurai!  être  comparé  à  un  bâtiment  du  genre  du  Rio-de-Janeiro.  Le 
reste  de  la  Hotte  grecque  se  compose  uniquement  de  vieux  bâti- 
ments, de  quelques  destroyers  et  d'un  sous-marin.  Si  des  hostilités 
venaient  à  éclater  d'ici  à  quelques  mois  entre  la  Turquie  et  la  Grèce, 
la  situation  se  trouverait  presque  complètement  l'inverse  de  ce 
qu'elle  était  durant  la  guerre  précédente.  La  Grèce  a  bien  en  cons- 
truction, aux  chantiers  Vulkan^  un  dreadnought,  le  Salamines-,  mais 
quel  que  soit  l'empressement  mis  à  son  achèvement,  le  bâtiment, 
mis  en  chantier  en  janvier  1913,  ne  saurait  être  prêt  avant  le  prin- 
temps de  1915,  c'est-à-dire  à  peu  près  en  même  temps  que  le  Resha- 
dieh. 

LA   MISSION    MILITAIRE    ALLEMANDE 

Les  pourparlers  continuent  simultanément  à  Berlin  et  à  Constan- 
tinople  entre  la  Russie,  l'Allemagne  et  la  Porte  au  sujet  de  la  mis- 
sion militaire  du  général  Liman  de  Sanders.  11  ne  semble  pas 
qu'un  résultat  définitif  ail  encore  été  obtenu.  Cependant  la  Porte  a 
communiqué,  le  9  janvier,  à  la  presse  la  note  suivante  : 

Aucune  modification  n'est  apportée  dans  les  attributions  de  la  mission 
militaire  allemande.  Le  général  allemand  Liman  de  Sanders  est  nommé 
par  un  iradé  impérial  commandant  du  i""^  corps  d'armée  avec  résidence  à 
Constantinople,  investi  du  rôle  d'instructeur  militaire  et  d'inspecteur 
général  des  écoles  militaires. 

Les  restrictions  faites  officiellement  pour  les  ports  du  Bosphore  et  des 
Dardanelles,  la  cour  martiale  et  l'état  de  siège  sont  maintenues. 

Et  l'agence  Havas  en  transmettant  à  Paris  ce  communiqué  y  ajou- 
tait ce  correctif  : 

D'après  les  renseignements  que  nous  avons  recueillis,  la  Russie  et  la 
Porte  se  seraient  fait  des  concessions  mutuelles  tant  sur  la  question  des 
réformes  arméniennes  que  sur  les  pouvoirs  du  général  Liman  de 
Sanders. 

La  Russie  se  montrerait  moins  intransigeante  sur  les  pouvoirs  spéciaux 
des  spécialistes  étrangers  engagés  en  qualité  de  conseillers  près  des  ins- 
pecteurs généraux. 

La  Turquie  réduirait  encore  les  pouvoirs  du  général  Liman  de  Sanders. 
On  garde  toutefois  le  secret  et  l'on  évite  toute  précision.  Bien  que  l'am- 
bassadeur de  Russie  ait  été  très  net  lors  de  sa  dernière  entrevue  avec  le 
grand  vizir,  celui-ci  n'a  pas  encore  donné  sa  réponse  définitive.  Un  point 
est  acquis  :  la  Porte  accepte  qu'un  délégué  russe  fasse  partie  du  Conseil 
de  la  Dette  publique. 

LE   NOUVEAU    PREMIER   CONSEILLER   LÉGISTE   DE   LA    PORTE 

Un  iradé  impérial  vient  de  nommer  un  Français,  le  comte  Léon 
Ostrorog,  premier  conseiller  légiste  de  la  Sublime  Porte  avec 


LES   AFFAIRES   d'oRIENT  109 

grade  de  ministre  plénipotentiaire.  Le  comte  Oslrorog  appartient  à 
une  ancienne  famille  polonaise  qui  vint  s'installer  en  France  après 
la  guerre  de  Crimée,  Il  fit  ses  études  en  France,  en  Allemagne  et  en 
Angleterre.  Il  fut  reçu  docteur  en  droit  de  la  Faculté  de  Paris  en  1892. 
En  1893,  sur  la  présentation  du  gouvernement  français,  il  était 
appelé  à  Constantinople,  où  il  fut  chargé  d'organiser  le  contentieux 
de  la  Dette  ottomane.  Il  s'y  livra  à  l'étude  des  langues  orientales  et 
de  la  législation  ottomane  et  devint,  en  1897,  diplômé  de  l'Ecole  de 
droit  de  Stamboul,  après  avoir  passé  en  langue  turque  ses  examens 
oraux  et  écrits.  En  1909,  le  comte  Ostrorog  était  nommé  conseiller 
du  ministère  de  la  Justice.  11  donnait  sa  démission  en  1911  à  la  suite 
d'un  désaccord  avec  le  ministre  INejmeddin  Mallali  et  se  con- 
sacrait dès  lors  tout  entier  au  barreau,  tout  en  étant  correspondant 
spécial  du  Dailij  Telegraph.  Ses  nouvelles  fonctions  de  premier 
conseiller  légiste  de  la  Sublime  Porte  sont  très  importantes,  car 
techniquement  la  Sublime  Porte  représente  quatre  départements 
essentiellement  politiques  :  Grand  Vizirat,  Alfaires  étrangères,  Inté- 
rieur et  Conseil  d'Etat.  Il  est  intéressant  de  remarquer  que,  lorsque 
le  comte  Léon  Ostrorog  était  conseiller  du  ministère  de  la  Justice, 
il  fit  décider  l'envoi  en  France  de  la  mission  juridique  des  étudiants 
en  droit  qui  vinrent  suivre  les  cours  de  nos  facultés. 

LE    CUEMIN    DE    FER    HODÉIDA-SANA 

Un  accord  est  intervenu  entre  Djemal  pacha,  ministre  des  Tra- 
vaux public,  et  la  Compagnie  française  qui  s'est  chargée  de  con- 
struire un  chemin  de  fer  dans  le  Yémen,  entre  Hodéida  et  Sana.  On 
se  rappelle  les  réclamations  présentées  par  cette  compagnie  à  qui 
les  opérations  italiennes  dans  la  mer  Rouge  avaient  fait  subir,  il  y 
a  deux  ans,  de  graves  dommages.  La  Turquie  reprend  en  régie  cette 
ligne  de  chemin  de  fer.  Cette  solution  satisfait  la  Compagnie  fran- 
çaise qui  l'avait  elle-même  proposée.  Mais  elle  enlève  à  la  France 
une  occasion  d'exercer  dans  le  Yémen  une  influence  économique. 

En  JBulg-arie. 

l'ouverture    du    SOBRANIÉ,    le    discours    du    TRÔNE 

Le  31  décembre,  le  roi  Ferdinand  a  ouvert  la  session  extraordi- 
naire du  16^  Sobranié  bulgare  en  donnant  lecture  du  discours  du 
trône  suivant  : 

Après  que,  l'année  dernière,  le  peuple  bulgare  eut  donné  au  monde  le 
spectacle  d'un  effort  militaire  tel  qu'on  n'en  avait  pas  encore  vu  jusque-là, 
et  eut  conquis  par  ses  armes  la  liberté  des  populations  asservies,  notre 
patrie  fut  soumise  à  de  nouvelles  et  terribles  épreuves.  Attaqués  simul- 
tanément par  les  armées  des  cinq  Etats  voisins,  ses  fils  durent  combattre 
non  pour  des  conquêtes  et  des  acquisitions,  mais  pour  la  conservation  de 
notre  propre  terre. 

Mais  si  au  cours  de  la  guerre  le  peuple  bulgare  s'est  illustré  par  des 
exploits  sans  précédents,  il  s'est  montré  plus  grand  dans  le  malheur  et  les 


110  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

épreuves.  Forcé  de  se  battre  contre  des  adversaires  ligués  et  des  armées 
ennemies  jusqu'aux  portes  mêmes  de  la  capitale,  sans  communications 
et  abandonné  de  tous,  le  soldat  bulgare  a  combattu  jusqu'au  dernier 
jour,  jusque  la  dernière  heure,  et  il  interrompit  la  guerre  sans  avoir  été 
vaincu. 

Au  nom  de  la  Bulgarie,  je  m'incline  devant  les  cendres  de  ceux  qui  sont 
tombés  pour  la  patrie,  et  j'adresse  mon  salut  à  ces  combattants  invin- 
cibles. 

Plus  tard,  lorsque  nos  ennemis  s''attendaient  à  des  désordres  tels  qu'un 
bouleversement,  comme  il  s'en  est  produit  dans  des  circonstances  moins 
tragiques  dans  d'autres  Etats,  le  peuple  a  supporté  toutes  les  épreuves 
avec  un  sang-froid  ^et  une  fermeté  qui  révèlent  de  précieuses  vertus 
civiques. 

Le  discours  du  trône  justifie  ensuite  la  dissolution  du  Sobranié 
précédent  qui,  élu  avant  la  guerre  d'après  l'ancien  système  élec- 
toral, avait  perdu  le  droit  de  se  prononcer  sur  les  questions  nées 
pendant  et  après  la  guerre  ;  et  il  continue  : 

En  ce  qui  concerne  les  rapports  de  la  Bulgarie  avec  les  grandes  puis- 
sances, ces  rapports  sont  bons  et  le  gouvernement  emploie  tous  ses  efforts 
pour  les  rendre  encore  plus  amicaux. 

Les  relations  avec  la  Roumanie  ont  été  reprises  avec  une  égale  bonne 
volonté  des  deux  côtés.  Nous  avons  ensuite  échangé  des  représentants 
avec  la  Sublime  Porte,  persuadés  que  le  nouvel  état  de  choses  exclut  les 
malentendus  avec  la  Turquie,  et  ayant  le  ferme  espoir  que  les  multiples 
intérêts  économiques  qui  lient  la  Bulgarie  à  l'empire  voisin  trouveron 
leur  solution  dans  les  bons  rapports  de  voisinage  et  d'amitié  entre  les 
deux  Etats. 

Nos  rapports  avec  la  Serbie  sont  également  en  voie  de  rétablissement. 

Le  peuple  bulgare,  après  ses  glorieux  faits  d'armes  et  après  les  épreuves 
traversées  est  résolu  à  restaurer  ses  forces  dans  la  paix  et  un  travail 
durable  et  il  ne  pense  qu'à  remporter  sur  le  terrain  de  la  paix  et  du 
progrès  des  victoires  susceptibles  de  lui  assurer  la  place  d'honneur  qui  lui 
revient  parmi  les  peuples  balkaniques. 

LE   MAINTIEN   AU   POUVOIR    DU    MINISTÈRE    RADOSLAVOF 

Aussitôt  après  l'ouverture  du  nouveau  Sobranié,  le  président  du 
Conseil,  M.  Radoslavof,  a  remis  au  roi  la  démission  du  cabinet  pour 
régulariser,  a-t-il  déclaré,  les  rapports  du  Sobranié  avec  le  gouver- 
nement. Le  roi  ayant  chargé  M.  Radoslavof  de  reconstituer  le  mi- 
nistère, ce  dernier  a  repris  tous  ses  collaborateurs  à  l'exception  de 
M.  Ghénadief  qui  a  demandé  à  rester  démissionnaire  pour  pouvoir 
répondre  plus  librement  aux  attaques  dirigées  contre  lui  par  l'oppo- 
sition. M.  Radoslavof  a  décidé  d'exercer  l'intérim  du  ministère  des 
Affaires  étrangères. 

LES  ÉTABLISSEMENTS  FRANÇAIS  EN  BULGARIE 

Le  gouvernement  bulgare  a  signé  le  29  décembre,  avec  le  ministre 
de  France  à  Soflia,  l'accord  étendant  aux  établissements  français 


LES   AFFAIRES   D'oRIKNT  111 

situés  dans  les  nouveaux  territoires  bulgares,  les  stipulations  de  la 
convention  franco-bulgare  de  1910. 


En  Serbie. 

LA   CRISE  MINISTÉRIELLE 

Une  crise  ministérielle  vient  également  de  se  produire  en  Serbie, 
qui  s'est  résolue  aussi  par  le  maintien  au  pouvoir  du  cabinet  démis- 
sionnaire. La  crise  avait  éclaté  dans  les  conditions  suivantes  :  M.  Pa- 
chitch  avait  déposé,  d'une  part,  une  demande  de  deux  douzièmes 
provisoires,  et  d'autre  part,  un  projet  de  loi  autorisant  les  ministres  à 
demander  directement^  avec  l'approbation  du  Conseil  des  ministres, 
des  crédits  pour  les  nouvelles  provinces  à  leur  collègue  le  ministre 
des  Finances.  Aux  termes  de  ce  projet  de  loi,  le  Conseil  était  autorisé 
à  accorder  au  ministère  de  la  Guerre  5  millions.  Les  vieux-radicaux 
et  les  jeunes-radicaux  étant  divisés  sur  la  question  des  élections 
municipales  qui  doivent  avoir  lieu  en  janvier  et  l'attitude  des  vieux- 
radicaux  ayant  fait  échouer  un  compromis,  les  jeunes-radicaux,  qui 
jusqu'ici  avaient  indirectement  soutenu  le  cabinet,  décidèrent  de  se 
ranger  dans  l'opposition  et  se  joignirent  aux  autres  partis  pour  atta- 
quer le  gouvernement.  L'assaut  se  fit  sur  la  politique  financière  du 
gouvernement.  Toute  l'opposition,  après  un  discours  du  progressiste 
M.  Marinkovitch,  quitta  la  salle  des  séances.  Le  président  de  la 
Skoupchtina  ayant  mis  les  projets  de  loi  sur  les  douzièmes  provi- 
soires et  les  crédits  extraordinaires  aux  voix,  le  quorum  ne  fut  pas 
atteint.  M.  Pachitch  remit  alors  au  roi  la  démission  collective  de  son 
cabinet;  mais  le  roi  la  refusa,  déclarant  que  le  président  du  Conseil 
gardait  sa  pleine  confiance.  Dans  ces  conditions,  M.  Pachitch  se 
décida  à  rester  au  pouvoir  avec  tous  ses  collaborateurs  à  l'exception 
du  ministre  de  la  Guerre,  le  général  Boyanovitch,  qu'un  léger  désac- 
cord à  propos  des  crédits  de  son  département,  sépare  de  ses  col- 
lègues. 

En  Roumanie. 

LA   RETRAITE   DU    MINISTÈRE   MAJORESCO 

Le  Premier  roumain,  M.  Majoresco,  a  annoncé  le  o  janvier  à  la 
Chambre  des  députés  que  le  gouvernement  qu'il  dirigeait  avait  décidé 
de  se  retirer. 

Le  gouvernement  de  collaboration  formé  de  deux  partis  distincts,  a  dit 
le  président  du  Conseil,  a  été  appelé  au  pouvoir  uniquement  en  vue  des 
événements  balkaniques  au  lendemain  de  Kirk-Kilissé.  Celte  question 
ayant  été  résolue  au  mieux  des  intérêts  du  pays,  le  gouvernement  n'a  plus, 
au  point  de  vue  constitutionnel,  la  possibilité  de  continuer  à  gouverner.  Il 
s'agit  en  effet,  de  réaliser  des  réformes  internes  qu'un  gouvernement  com- 
posé de  deux  partis,  ayant  deux  programmes  distincts,  se  trouve  dans  l'im- 
possibilité d'appliquer.  Il  faut,  pour  cela,  un  gouvernement  unitaire  comme 
le  parti  national  libéral. 


112  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

M.  Majoresco  a  terminé  en  disant  qu'un  gouvernement  libéral  sera 
au  pouvoir  avant  le  nouvel  an.  Après  une  courte  intervention  de 
M.  Take  .Ionesco  dans  le  même  sens,  M.  Majoresco  ayant  donné  les 
explications  demandées  sur  la  situation,  le  gouvernement  a  renoncé 
à  convoquer  les  Chambres  en  session  extraordinaire  pour  le  10  jan- 
vier, comme  il  en  avait  primitivement  l'intention,  cette  convocation 
devenant  inutile.  Le  gouvernement  a  remis  sa  démission  au  roi  le 
12  janvier.  Le  nouveau  cabinet  libéral  entrera  en  fonction  aussitôt, 
et  le  24  janvier  le  Parlement  sera  réuni  pour  entendre  la  lecture  du 
décret  de  dissolution. 

LA    POLITIQUE    ÉTRANGÈRE    DE    LA    ROUMANIE 

Le  3  janvier,  à  la  Chambre  roumaine,  à  l'occasion  de  la  discussion 
de  la  réponse  au  discours  du  trône,  M.  Majoresco,  a  déclaré  inexact 
que  la  Roumanie  soit  sous  la  dépendance  politique  de  l'Autriche.  Et 
il  a  cité  comme  preuve  le  télégramme  adressé  à  M.  Mishou,  au  mo- 
ment où  celui-ci  se  trouvait  avec  M.  Take  Jonesco  à  Londres,  lui 
demandant  de  défendre  uniquement  les  intérêts  roumains  sans  se 
mettre  à  la  remorque  d'une  puissance  quelconque.  M.  Majoresco 
poursuivit  : 

On  nous  demanda  d'être  avec  la  Serbie  contre  la  Bulgarie;  or  en  sep- 
tembre, nous  savions  qu'il  existait  une  alliance  serbo-bulgare  hostile  à  la 
Roumanie  et  à  l'Autriche.  Nous  avions  donc  les  mêmes  intérêts  que  l'Au- 
triche et  notre  action  fut  semblable  à  la  sienne. 

Il  est  inexact  que  l'Autriche  n'ait  pas  été  l'amie  de  la  Roumanie  et 
qu'elle  ait  favorisé  la  Bulgarie.  Au  contraire,  le  comte  Berchtold  conseilla 
à  la  Bulgarie  de  s'entendre  avec  nous.  L'Autriche,  mise  en  demeure  de  se 
prononcer  entre  la  Roumanie  et  la  Bulgarie,  se  prononça  pour  la  Rou- 
manie. 

M.  Majoresco  critiqua  ensuite  les  attaques  contre  l'Autriche  aux- 
quelles se  livre  une  certaine  presse  et  qui  furent  désapprouvées  for- 
mellement par  le  gouvernement.  Il  expliqua  qu'il  était  naturel  que 
l'Autriche  fût  favorable  à  la  revision  du  traité  de  Bucarest.  D'ailleurs, 
comme  la  Russie,  sir  Edward  Grey  déclara  que  les  puissances  avaient 
le  droit  d'examiner  le  traité  de  Bucarest,  car  celui-ci  concernant  un 
territoire  de  la  Turquie  européenne  est  d'un  intérêt  européen.  Il  fal- 
lait éviter  de  comprendre  le  territoire  turc  dans  les  stipulations  du 
traité  de  Bucarest.  La  Roumanie  refusa  donc  d'accéder  à  la  demande 
de  la  Turquie  de  participer  aux  débats  de  Bucarest,  attendu  qu'il 
s'agissait  seulement  de  modihcalions  territoriales  à  régler  entre  les 
Elats  chrétiens,  et  de  cette  façon  la  revision  fut  écartée. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.  —  EUROPE. 

France.  —  Le  voyage  du  Président  de  la  République  en  Russie.  — 
Des  informations  de  presse  ont  annoncé  que  le  Président  delà  Répu- 
blique se  rendrait  cette  année,  sans  doute,  en  Russie.  La  date  du 
voyage  n'est  pas  encore  arrêtée;  mais  il  est  probable  qu'elle  sera  fixée 
peu  après  les  élections  législatives  qui  ont  lieu,  comme  l'on  sait,  en 
France  dans  le  courant  du  mois  de  mai. 

—  La  réception  diplomatique  du  i"  Janvier  à  l'Elysée. —  A  l'occa- 
sion de  la  réception  diplomatique  traditionnelle  du  1"  Janvier  à 
l'Elysée,  sir  Francis  Bertie,  ambassadeur  d'Angleterre  et  doyen  du 
corps  diplomatique,  a  adressé  à  M.  Poincaré l'allocution  suivante: 

Monsieur  le  Président, 

Au  début  de  l'année  nouvelle,  mes  collègues  du  corps  diplomatique  et 
moi  nous  adressons  à  la  France  et  à  son  Président  nos  félicitations  et  nos 
vœux  les  plus  sincères. 

L'année  qui  vient  de  s'écouler  a  vu  se  rétablir  la  paix  et  tout  nous  per- 
met d'espérer  qu'elle  ne  sera  pas  troublée  dans  l'anne'equi  commence.  Les 
nations  pourront  ainsi  se  consacrer  d'un  commun  accord  à  l'étude  des 
nombreux  problèmes  qui  ne  peuvent  être  résolus  que  dans  le  calme  et  la 
sécurité. 

La  grande  force  morale  qu'est  la  France  trouvera  à  l'avenir,  comme  par 
le  passé,  maintes  occasions  de  se  manifester  en  cherchant  à  rendre  plus 
forts  les  liens  qui  doivent  unir  les  peuples  aussi  bien  dans  une  œuvre 
commune  de  conciliation  et  de  progrès  que  dans  le  domaine  de  la  science, 
des  arts  et  des  lettres. 

Le  Président  de  la  République  a  répondu  en  ces  termes  : 

Monsieur  l'Ambassadeur, 

Je  vous  remercie,  vous  et  vos  collègues  du  corps  diplomatique,  des  vœux 
que  vous  voulez  bien  m'adresser,  ainsi  que  des  sentiments  amicaux  que 
vous  témoignez,  une  fois  de  plus,  à  la  France  et  dont  je  connais  la  sin- 
cérité. 

Les  souhaits  que  vous  formez  pour  le  maintien  de  la  paix  répondent  à  la 
pensée  constante  du  gouvernement  de  la  République. 

Au  cours  des  événements  qui  ont,  depuis  de  si  longs  mois,  absorbé  l'at- 
tention de  l'Europe,  la  France  n'a  pas  cessé  de  collaborer  activement  avec 
les  autres  puissances,  pour  tenter  d'abord  de  prévenir,  puis  de  limiter  et 
enfin  d'tibréger  les  hostilités. 

Maintenant  qu'après  tant  de  courage  dépensé  et  tant  de  sang  répandu, 
le  calme  est  heureusement  rétabli,  elle  veut  espérer  que  rien  ne  le  viendra 

QoEST.  DiPL.  ET  Col    —  t.  xxxvii.  8 


114  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

plus  troubler  et  que  désormais  affranchies  du  souci  qui  les  obsédait,  toutes 
les  nations  vont  recouvrer,  avec  la  sécurité  du  lendemain,  la  liberté  de 
travailler,  dans  leur  intérêt  particulier  et  dans  l'intérêt  universel,  au  dé- 
veloppement de  leurs  relations  économiques,  à  l'accroissement  de  leur 
prospérité  respective  et  au  progrès  de  la  civilisation. 


—  Les  relations  franco-italiennes.  Le  discours  de  M.  Barrère  le 
1"  janvier  à  Home.  —  En  recevant  au  palais  Farnèse,  le  l*''^  janvier, 
la  colonie  française  de  Rome^  l'ambassadeur  de  France,  M.  Barrère, 
s'est  exprimé  ainsi  sur  les  relations  franco-italiennes  : 

Messieurs, 

L'année  qui  vient  de  s'écouler  a  vu  se  produire  des  luttes,  des  contradic- 
tions d'intérêts  qui  auraient  pu  compromettre  la  paix  générale.  Cette  ten- 
sion devait  inévitablement  produire  entre  les  nations  les  plus  amies  des 
divergences  de  vues  passagères,  des  incidents  d'autant  plus  remarqués 
qu'ils  étaient  plus  inattendus.  La  France  et  l'Italie  auraient  été  privilé- 
giées si  elles  avaient  échappé  à  cette  ambiance  générale.  Bien  qu'aucun  an- 
tagonisme ne  les  divisât,  on  a  pu  croire,  à  certains  moments,  que  la  tra- 
dition de  leur  amitié  en  avait  quelque  peu  souffert. 

Heureusement,  Messieurs,  il  n'en  était  rien.  Des  relations  fondées  sur 
de  sérieuses  réalités  ne  pouvaient  ni  en  un  mois,  ni  en  un  an  être  mises 
en  question  par  des  malentendus  qu'il  appartenait  à  la  diplomatie  de  dis- 
siper. II  s'est  dit  alors,  il  est  vrai,  qu'entre  la  France  et  l'Italie  il  ne  pou- 
vait être  question  que  de  transactions  matérielles  et  de  rapports  d'affaires. 
On  ne  saurait  certes  nier  l'importance  et  la  valeur  de  tels  facteurs.  Je  ne 
crois  pas  toutefois  que  ce  fût  pour  cela  seulement  que  des  Français 
et  des  Italiens  combattirent  ensemble  sur  les  champs  de  bataille  de  la 
Lombardie.  Je  ne  crois  pas  non  plus  que  des  deux  côtés  des  Alpes  on 
puisse  jamais  envisager  sans  un  frémissement  de  cœur  la  possibilité  de 
contingences  qui  pourraient  en  un  jour  de  malheur  mettre  les  deux  nations 
dans  une  position  d'inimitié. 

Mais  en  supposant  que  tout  cela  ne  fût  que  sentiment,  je  n'en  serais  que 
plus  à  l'aise  pour  rappeler  que  le  sentiment,  pour  y  avoir  joué  un  grand 
rôle,  n'a  pas  été  l'élément  unique  de  l'amitié  où  la  France  et  l'Italie 
vivent  depuis  quinze  ans.  Les  banquets  et  la  rhétorique,  je  peux  vous 
l'assurer,  n'y  ont  joué  qu'un  faible  rôle.  C'est  la  reconnaissance  d'intérêts 
tangibles  et  permanents  qui  en  ont  formé  la  substance  et  assuré  la  durée. 
C'est  l'union  des  deux  peuples  qui  les  a  conduits  à  réaliser  leurs  légitimes 
besoins  d'expansion. 

Ce  qui  appartient  au  passé  doit  se  continuer  aujourd'hui  dans  le  même 
esprit.  Je  vous  disais  l'année  dernière  que  les  ententes  de  la  France  et  de 
l'Italie  avaient  conservé  toute  leur  force;  j'ajoutais  que  les  événements, 
loin  de  les  avoir  modifiées,  avaient  démontré  une  fois  de  plus  combien 
elles  étaient  nécessaires  aux  intérêts  essentiels  des  deux  peuples.  Je  n'ai 
rien  à  retirer  de  cette  appréciation. 

Les  accoids  de  1900  et  de  1902,  conclus  d'une  part  par  MM.  le  marquis 
Visconti  Venosta  et  Prinetti  et  de  l'autre  par  M.  Delcassé,  n'eurent  pas 
seulement  pour  objet  de  concilier  leurs  aspirations  africaines,  mais  aussi 
d'établir  sur  une  base  solide  leurs  rapports  politiques  généraux. 

De  ce  que  la  France  et  l'Italie  en  ont  recueilli  des  avantages  considé- 
rables, il  ne  résulte  nullement  que  ces   accords  ne  soient  pas  restés  en 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  415 

vigueur  comme  ils  le  sont  en  effet.  Les  deux  grands  peuples,  aujourd'hui 
comme  hier,  ont  un  intérêt  supérieur  à  rechercher  non  ce  qui  les  divise, 
mais  ce  qui  les  unit. 

Et  si  l'on  apporte  de  part  et  d'autre  dans  le  règlement  des  intérêts  pra- 
tiques la  honne  grâce,  la  cordialité  et  l'esprit  de  conciliation  qui  en  doivent 
être  la  règle,  si  ces  rapports  s'inspirent  des  sentiments  très  nobles  et  très 
hauts  qui  portèrent  les  deux  nations  à  se  rapprocher,  la  grandeur  et  les 
intérêts  de  la  France  et  l'Italie  n'auront  rien  à  y  perdre. 

—  La  Convention  franco-anglaise  de  Mascate.  —  Une  note  Havas 
annonce  la  signature  imminente  d'un  arrangement  franco-anglais 
visant  la  répression  de  la  contrebande  des  armes  à  Mascate.  Par  cet 
accord,  s'il  faut  en  croire  les  renseignements  du  Temps,  le  gouver- 
nementfrançais  s'engagerait  à  ne  plus  faire  d'opposition  aux  mesures 
prises  il  y  a  quelques  mois  par  le  sullan  de  Mascate  pour  mettre  fin 
à  cette  contrebande  — mesures  que  la  France  estimait  incompatibles 
avec  la  Convention  de  1844  —  et  s'arrangerait  en  outre  pour  indem- 
niser les  maisons  françaises  qui  se  livraient  au  commerce  des  armes 
et  qui  seront  atteintes  par  le  nouvel  arrangement;  mais  le  nouvel 
arrangement  laisserait  entière  la  question  même  de  Mascate  et  la 
situation  particulière  que  nous  y  donnent  les  traités. 

La  Convention  actuelle,  disait  le  Temps  pour  conclure,  est  purement  une 
convention  de  circonstances.  On  sait  que  rien  ne  sera  changé  à  la 
situation  privilégiée  que  les  traités  accordent  à  Mascate  aux  sujets  fran- 
çais. Une  faut  pas  se  dissimuler  que  des  difficultés  du  même  genre  peuvent 
i  tout  moment  renaître.  Il  est  certainement  regrettable  qu'on  n'ait  pas 
trouvé  le  moyen  de  conclure  un  arrangement  plus  large  et  définitif. 


Allemagne.  —  L'affaire  de  Saverne.  L'acquittement  du  colonel  de 
Reuter,  du  lieutenant  Schad  et  du  lieutenant  de  Forstner.  —  Le  con- 
seil de  guerre  de  la  30''  division,  siégeant  à  Strasbourg,  après  trois 
jours  de  débats,  a  acquitté  le  10  janvier  le  colonel  de  Reuter  et  le 
lieutenant  Schad,  poursuivis  le  premier  pour  infraction  au  code 
militaire  et  civil,  le  second  pour  violation  de  domicile  et  mauvais 
traitements,  lors  des  récents  incidents  de  Saverne.  Dans  les  considé- 
rants du  jugement,  le  directeur  des  débats,  M.  le  conseiller  Jahn, 
récapitule  tous  les  faits  qui  se  sont  passés  à  Saverne  et  conclut  : 

La  conclusion  est  que  le  colonel  ne  s'est  pas  arrogé  les  pouvoirs  de  la 
police,  et  qu'il  faut  l'acquitter  sur  ce  point. 

En  ce  qui  concerne  la  séquestration  de  28  Savernois  dans  la  cave  de  la 
caserne,  le  conseil  de  guerre  n'estime  pas  qu'il  y  ait  eu  là  un  abus  de 
pouvoir  de  la  part  du  colonel  de  Reuter.  Celui-ci  conservait  encore  pen- 
dant toute  ia  nuit  les  pouvoirs  de  police,  et  ainsi  qu'il  résulte  des  déposi- 
tions des  brigadiers  de  gendarmerie,  on  aurait  certainement  eu  à  déplorer 
une  effusion  de  sang  si  le  colonel  avait  fait  transporter  les  personnes  arrê- 
tées de  la  caserne  à  la  prison  civile.  Du  reste,  tout  sentiment  d'avoir  com- 
mis une  illégalité  fait  défaut  chez  le  colonel  de  Reuter,  ainsi  que  nous 


116  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

avons  pu  nous  en  rendre  compte  durant  ces  trois  jours  de  débats,  et  pour 
cette  raison  l'acquittement  pur  et  simple  s'impose. 

En  ce  qui  concerne  le  lieutenant  Schad,  on  lui  reproche  trois  viola- 
tions de  domicile  et  des  voies  de  fait  sur  un  apprenti  serrurier  pendant  la 
soirée  du  28  novembre.  L'irruption  dans  les  maisons  a  eu  lieu  en  service 
commandé  :  l'officier  était  couvert  par  les  ordres  formels  de  son  colonel. 
Le  serrurier  est  venu  ici  déposer  sous  la  foi  du  serment  que  le  lieutenant 
Schad  lui  aurait  brisé  une  dent,  mais  une  confusion  est  bien  probable, 
d'autant  plus  que  le  lieutenant  Schad  nous  a  affirmé  que  s'il  avait  réelle- 
ment frappé  l'ouvrier,  il  ne  feraic  aucune  difficulté  pour  le  reconnaître. 
Les  notes  de  service  de  M.  Schad  sont  telles  que  nous  n'avons  aucune  rai- 
son de  ne  pas  ajouter  foi  à  ses  déclarations  d'homme  d'honneur. 

Pour  toutes  ces  raisons,  la  cour  estime  qu'il  faut  acquitter  le  colonel  de 
Reuter  et  le  lieutenant  Schad. 

Le  même  jour,  le  conseil  supérieur  du  15^  corps  a  acquitté  le  lieu- 
tenant de  Forstner  qui  avait  interjeté  appel  contre  le  jugenaent  rendu 
contre  lui  par  le  conseil  de  guerre  de  la  30^  division,  à  la  date  du 
19  décembre  dernier,  le  condamnant  à  quarante-trois  jours  de  prison 
pour  coups  et  blessures  occasionnés  par  l'emploi  abusif  de  son  arme. 
Le  lieutenant,  on  le  sait,  avait  blessé  d'un  coup  de  sabre  au  front  le 
cordonnier  Blanck,  de  Dettwiller,  en  traversant  cette  localité  avec  un 
détachement,  après  que  dififérents  jeunes  gens  avaient  proféré  des 
insultes  sur  son  passage.  Le  conseil  de  guerre  a  admis  que  le  lieu- 
tenant de  Forstner  se  trouvait  en  cas  de  légitime  défense  et  que 
d'après  l'article  53  du  code  pénal  allemand  son  acte  n'était  pas  ré- 
préhensible.  Il  se  trouvait  sous  le  coup  d'une  profonde  surexcitation 
à  la  suite  des  nombreuses  lettres  et  cartes  anonymes  d'un  carac- 
tère injurieux  qu'il  avait  reçues  dans  l'intervalle  et  aussi  sous  le 
coup  des  insultes  verbales  dont  il  avait  été  l'objet  sur  la  voie 
publique. 

—  L'intervention  du  kronprinz  dans  Vaffaire  de  Saverne.  —  Divers 
journaux  allemands  ayant  annoncé  que  le  kronprinz  avait  adressé 
des  télégrammes  de  félicitations  au  colonel  de  Reuter  et  à  son  chef, 
le  général  de  Deimling,  le  prince  héritier,  sans  démentir  le  fait,  a 
déclaré  qu'il  n'avait  pas  eu  la  pensée  d'intervenir  dans  une 
affaire  dont  la  justice  est  saisie,  et  un  communiqué  de  la  Gazette  de 
Cologne  a  fait  observer  qu'en  effet  les  dépêches  du  kronprinz  étaient 
antérieures  aux  débats  sur  les  incidents  de  Saverne,  et  que  par  con- 
séquent il  ne  s'agissait  pas  d'une  démonstration  politique  :  ces 
dépêches  exprimaient  seulement  l'opinion  particulière  d'un  colonel 
s'adressant  à  d'autres  colonels  ! 

—  La  Prusse  et  V Empire.  Déclarations  de  M.  de  Bethmann  HoUioeg, 
—  Le  10  janvier,  répondant  à  la  Chambre  des  seigneurs  de  Prusse  à 
une  motion  du  comte  lork  de  AVartenburg  invitant  le  gouvernement 
à  veiller  à  ce  que  a  les  modifications  de  la  situation  constitutionnelle 
n'amoindrissent  pas  la  position  de  la  Prusse  dans  l'Fimpire  »,  M.  de 
Belhmann-Hollweg  a  fait  les  déclarations  suivantes  : 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  117 

J'ai  écouté  en  quelque  sorte  doublement  le  très  éloquent  discours  du 
comte  lork  deWartenburg,  et  en  qualité  de  chancelier,  j'ai  ressenti  avec 
une  intensité  toute  particulière  au  cours  de  mes  fonctions  les  rapports  de 
la  politique  de  l'empire  avec  la  politique  prussienne.  La  question  de'ces 
rapports  se  posera  tant  que  l'empire  existera.  Les  différences  existant 
entre  la  situation  parlementaire  de  la  Prusse  et  celle  de  l'empire  se  sont 
accentuées. 

La  tâche  du  gouvernement  appelé  à  travailler  avec  les  deux  Parlements 
est  devenue  toujours  plus  difficile  et  le  libéralisme  excessif  tend  à  ré- 
soudre le  problème  en  donnant  la  même  place  au  Parlement  de  la  Prusse 
qu'à  celui  de  l'empire.  C'est  là  une  chose  absolument  impossible. 

La  structure  intérieure  de  la  Prusse  est  et  doit  rester  toujours  différente 
de  celle  de  l'empire. 

Le  comte  de  Wartenburg  a  dit  en  parlant  des  récentes  lois  financières 
de  l'empire  que  c'était  là  une  capitulation  des  gouvernements  fédérés.  Ce 
qualificatif  a  trouvé  l'approbation  de  l'Assemblée.  Pour  traiter  ce  points  il 
faudrait  entrer  dans  des  considérations  historiques  que  je  préfère  pour  le 
moment  laisser  de  côté. 

L'orateur  s'est  également  plaint  de  certaines  résolutions  votées  par  le 
Reichstag  au  moment  de  la  discussion  de  la  loi  militaire  et  de  la  com- 
plaisance qu'avait  mise  le  ministère  de  la  Guerre  à  donner  certains  ren- 
seignements spéciaux  à  la  Diète  de  l'empire  ;  mais  il  faut  tenir  compte, 
en  adressant  des  reproches  aux  gouvernements  des  Etats  confédérés,  des 
résultats  de  l'influence  qu'a  eue  le  vote  de  ces  résolutions  sur  les  décisions 
des  gouvernements  confédérés. 

Abordant  ensuite  la  question  de  la  Constitution  d'Alsace-Lorraine, 
M.  de  Bethmann-Hollweg  s'est  exprimé  en  ces  termes: 

Je  sais  qu'on  me  reproche  d'avoir  donné  à  l'Alsace-Lorraine  une  Cons- 
titution. Je  dois  me  borner  ici  à  envisager  la  question  au  point  de  vue  du 
dommage  possible  apporté  aux  prérogatives  des  Etats  particuliers  par  la 
création  de  cette  Constitution. 

L'orateur  conservateur  s'est  plaint  tout  à  l'heure  que  des  voix  aient  été 
données  au  Pays  d'empire  au  sein  du  Conseil  fédéral.  Je  prétends  que 
l'octroi  de  ces  voix  n'a  en  rien  modifié  les  rapports  des  Etats  particuliers 
avec  l'empire.  On  ne  saurait  prétendre  que  l'influence  de  la  Prusse  a 
souffert  du  fait  que  des  voix  ont  été  accordées  à  l'Alsace-Lorraine,  puisque 
l'empereur  inspire  les  voix  d'Aisace-Lorraine  au  Conseil  fédéral  en 
même  temps  que  le  roi  de  Prusse  inspire  au  Conseil  fédéral  les  voix  de  la 
Prusse. 

Il  ne  saurait  donc  y  avoir  de  dissentiments  que  si  le  roi  de  Prusse  et 
l'empereur  étaient  deux  personnes  diflerentes.  Les  modifications  apportées 
par  ce  fait  au  sein  du  Conseil  fédéral  ne  me  paraissent  donc  point  aussi 
importantes  que  veut  le  dire  le  comte  lork  de  Wartenburg. 

Pour  ce  qui  est  des  petites  questions  qu'ont  le  droit  d'adresser  au  gou- 
vernement les  députés  du  Reichstag,  elles  ne  constituent  point  une  nou- 
veauté. Le  Reichstag  a  de  tout  temps  pu  demander  aux  gouvernements 
confédérés  ou  au  chancelier  des  renseignements,  et  autrefois  comme 
aujourd'hui  le  chancelier  et  les  gouvernements  confédérés  ont  eu  le  droit 
d'accepter  ou  de  refuser  d'y  répondre. 

Le  Reichstag  a  voulu,  par  les  interpellations  et  les  petites  questions, 
faciliter  sa  participation  à  la  politique  du  pays,  peut-être  rendre  cette 
participation  plus  importante.  Le  comte  de  Wartenburg  peut  être  certain 


118  QUESTIONS  DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

que  je  m'efforcerai  par  tous  les  moyens,  dans  les  réponses  que  je  fais  à  ces 
petites  questions,  d'empêcher  qu'elles  ne  deviennent  un  empiétement  sur 
le  pouvoir  exécutif. 

Quant  aux  votes  qui  peuvent  suivre  ces  interpellations,  ils  ne  consti- 
tuent qu'une  modification  du  règlement  intérieur  du  Reichstag.  Ils  n'ont 
aucune  valeur  politique,  aucune  valeur  constitutionnelle.  Je  l'ai  dit  au 
Reichstag  à  plusieurs  reprises,  et  je  crois  que  mes  actes  l'ont  prouvé  au 
cours  des  dernières  semaines.  Les  votes  qui  suivent  les  interpellations  ne 
sont  donc,  Messieurs,  que  la  constatation  d'une  différence  d'opinions 
entre  le  Reichstag  et  le  chancelier  sur  des  points  particuliers. 

La  commission  chargée  d'examiner  les  livraisons  faites  à  l'armée  et  à 
la  marine  par  l'industrie  privée  n'est  point,  comme  l'a  dit  le  comte  de 
Wartenburg,  une  commission  parlementaire.  Sur  les  43  membres  qui  la 
composent,  10  sont  nommés  par  le  chancelier  sur  la  proposition  des  divers 
groupes  du  Reichstag.  La  commission  n'a  aucun  droit  de  contrôle  sur 
l'administration  militaire.  Elle  ne  constitue  point  d'ailleurs  une  nou- 
veauté. La  Prusse  a  eu  en  1870,  au  moment  où  jamais  la  puissance  du 
gouvernement  n'avait  été  plus  forte,  une  commission  des  chemins  de  fer, 
au  sein  de  laquelle  siégeaient  des  députés  prussiens.  Cette  commission 
avait  des  pouvoirs  bien  plus  étendus  que  la  commission  des  armements 
dont  se  plaint  le  comte  de  Wartenburg. 

Je  ne  reviendrai  point.  Messieurs,  sur  les  événements  de  Saverne.  Le 
droit  restera  le  droit  en  Alsace  comme  dans  tout  l'empire.  Je  dois  cepen- 
dant dire  la  profonde  satisfaction  que  j'ai  éprouvée  à  voir  l'émotion  dont 
est  saisi  tout  le  peuple  prussien  lorsqu'il  est  question  de  l'honneur  de 
l'armée.  Je  reçois  de  gens  de  toutes  conditions  d'innombrables  lettres  qui 
me  prouvent  combien  est  délicat  le  sentiment  patriotique  dans  la  masse 
du  peuple.  Le  peuple  prussien  voit  dans  son  armée  la  source  de  sa  puis- 
sance et  de  sa  force,  la  garantie  la  plus  sérieuse  de  l'ordre  et  du  droit. 

Le  désir  le  plus  cher  à  tout  Prussien  fidèle  à  la  Constitution  est  de  voir 
cette  armée  rester  intacte  sous  la  conduite  de  son  roi,  prête  à  repousser 
toutes  les  attaques  et  ne  pas  devenir  ce  que  le  comte  lork  appelait  tout  à 
l'heure  une  armée  de  Parlement. 

Messieurs,  je  considère  qu'il  est  de  mon  devoir  le  plus  sacré  de  main- 
tenir cette  armée  nationale  sous  la  conduite  de  son  roi  et  inébranlable 
contre  toute  attaque.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  rappeler  ce  que  nous 
devons  à  notre  armée.  Personne  ne  voudrait  assumer  la  responsabilité  de 
laisser  changer  un  iota  à  l'organisation  de  notre  armée  prussienne  et  alle- 
mande, parce  que  cette  armée  est  la  base  de  la  puissance  et  de  la  force, 
tant  de  la  Prusse  que  de  l'Allemagne. 

Le  rôle  de  la  Prusse  ne  s'est  point  terminé  avec  la  fondation  de  l'em- 
pire. Ses  devoirs  sont  au  contraire,  avec  le  temps,  devenus  plus  lourds  et 
plus  difficiles.  L'esprit  prussien  doit  s'employer  dans  toutes  les  circons- 
tances non  contre  l'empire,  mais  pour  l'empire.  L'empereur  Guillaume  P^ 
discutant  avec  Bismarck  de  la  question  du  Slesvig-Holstein,  adressa  un 
jour  au  chancelier  ce  mot  de  reproche  :  «  N'étes-vous  pas  aussi  Alle- 
mand? »  La  même  pensée  me  vient,  Messieurs,  lorsqu'on  vient  me 
demander:  «  N'êtes-vous  pas  aussi  Prussien?  »  C'est  de  la  fusion  de  ces 
deux  idées  qu'est  né  l'empire.  Il  restera  puissant,  Messieurs,  si  nous 
savons  en  toute  circonstance  répondre  un  «  oui  »  convaincu  à  ces  deux 
questions. 

La  motion  du  comte  lork  a  été  ensuite  acceptée  par  la  Chambre 
des  seigneurs  par  une  majorité  de  185  voix  contre  20. 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  119 

Angleterre.  —  Laretraite  de  M.  Joseph  Chamberlain.  —  M.  Joseph 
Chamberlain  se  retire  définitivement  de  la  politique.  Une  note  de 
\q.  Birmingham  Daily  Po^f  a  annoncé,  le  7  janvier,  que  le  vieil  homme 
d'Etat  ne  se  représenterait  pas  aux  prochaines  élections  dans  la  cir- 
conscription de  Birmingham  qu'il  représente  à  la  Chambre  des  Com- 
munes depuis  trente-sept  ans.  M.  Joseph  Chamberlain  est  né  le  8  juil- 
let 1836;  il  a  donc  maintenant  77  ans  et  depuis  longtemps  déjà,  plus 
de  sept  années,  l'état  de  sa  santé  ne  lui  permettait  même  plus  d'as- 
sister aux  séances  parlementaires;  mais,  par  une  pensée  qui  les 
honore,  ses  électeurs  de  Birmingham  n'avaient  pas  cessé  de  l'élire 
et  respectueux  de  sa  haute  personnalité,  jamais  ses  adversaires 
politiques  ne  lui  avaient  opposé  de  concurrents.  M.  Joseph  Cham- 
berlain était  entré  au  Parlement  comme  représentant  de  Birmingham 
en  187G,  et  dès  celte  époque  il  se  distingua  au  premier  rang.  Arrivé 
au  pouvoir  avec  M.  Gladstone,  en  1880,  comme  président  du  Board 
of  Trade,  il  continua  de  collaborer  avec  lui  jusqu'au  jour  où  M.  Glads- 
tone introduisit,  en  1886,  le  Home  Rule.  Différant  d'avis  avec  son 
chef  sur  l'exclusion  des  députés  irlandais  de  Westminster,  il  donna 
sa  démission  de  membre  du  gouvernement  et  du  même  coup  sortit 
du  parti  libéral  dont  il  avait  été  jusqu'alors  la  plus  grande  espé- 
rance. Et  depuis  cette  année  1886,  M.  Chamberlain,  Joë  Chamber- 
lain comme  l'appelait  le  peuple,  a  constamment  lutté  au  premier 
rang  du  parti  unioniste.  De  1893  à  1903,  il  détint  le  secrétariat  d'Etat 
pour  les  Colonies  et  son  pouvoir  fut  marqué  par  la  poussée  impéria- 
liste qui  s'exprima  dans  la  guerre  du  Transvaal  d'une  manière  écla- 
tante. En  mai  1903,  M.  Chamberlain  couronnait  sa  politique  impéria- 
liste en  mettant  en  avant  le  Tariff  Reform.  Il  donnait  ensuite  sa  dé- 
mission du  gouvernement  pourpouvoirprendre  part  plus  activement 
à  la  lutte.  Ses  efforts  du  reste  n'aboutirent  pas.  En  juillet  190tj  une 
grave  attaque  de  goutte  le  forçait  à  s'occuper  moins  de  la  chose 
publique  et  davantage  de  sa  propre  santé.  Sa  carrière,  désormais, 
était  close.  «  Tout  comme  Chatham,  écrit  le  Daily  Mail,\[  était  arra- 
«  ché  à  la  vie  publique  au  moment  où  la  nation  avait  le  plus  besoin 
«  de  lui.  » 

—  L'interview  de  M.  Lloyd  George  sur  les  armements  dans  le 
«  Daily  Chronicle  ».  —  M.  Lloyd  George  a  fait  publier  le  1""  janvier 
dans  le  Daily  Chronicle  une  interview  quelque  peu  extraordinaire 
où  il  déclarait  qu'il  était  absolument  nécessaire  de  mettre  un  terme 
à  la  course  aux  armements,  et  qu'il  protesterait  contre  toute  nouvelle 
augmentation  du  budget  de  la  Marine.  Les  raisons  invoquées  étaient 
les  suivantes  : 

En  premier  lieu  l'amélioration  des  rapports  anglo-allemands  que  ne 
vient  contre-balancer  aucune  diminution  de  l'intimité  des  rapports  franco- 
anglais.  Je  ne  puis  envisager  aucune  cireonstance  qui  puisse  compro- 
mettce  les  relations  d'amitié  qui  depuis  dix  ans  existent  entre  les  deux 
grandes  démocraties  de  l'Europe  occidentale  et  qui  ont  contribué  si 
puissamment  au  maintien  de  la  paix. 


*20 


QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 


En  second  lieu,  le  fait  que  l'Allemagne  est,  temporairement  au  moins, 
obligée  de  négliger  quelque  peu  sa  marine  et  de  concentrer  ses  efforts  sur 
son  armée.  L'armée  allemande  est  non  seulement  indispensable  à 
l'existence  de  l'empire,  mais  elle  est  indispensable  pour  sauvegarder  la 
vie  et  l'indépendance  de  la  nation  allemande.  On  ne  peut  oublier  en 
effet  que  l'Allemagne  est  entourée  de  nations  dont  les  armées  sont 
presque  aussi  puissantes  que  la  sienne.  D'ailleurs  ce  pays  a  été  si  sou- 
vent envahi,  dévasté  par  l'étranger,  que  c'est  un  risque  qu'il  ne  saurait 
courir.  Alarmée  par  les  événements  de  l'année  dernière,  l'Allemagne 
dépense  aujourd'hui  des  sommes  énormes  pour  son  armée;  aussi  voulut- 
elle  nous  contester  la  suprématie  maritime,  les  exigences  de  la  situation 
militaire  l'en  empêcheraient.  Quand  un  pays  concentre  son  énergie  sur 
un  point  de  sa  défense  militaire,  c'est  presque  toujours  aux  dépens  de 
l'autre. 

Quant  à  la  troisième  raison,  c'est  le  mouvement  grandissant  de  révolte 
des  masses  populaires  contre  le  fardeau  des  armements.  De  récents 
incidents  ont  montré  combien  ce  mouvement  est  fort  tant  en  Allemagne 
qu'en  France  et  en  Angleterre.  Il  serait  imprudent  de  ne  pas  saisir  cette 
occasion. 

Ces  déclarations  de  M,  Lloyd  George  ont  produit  en  Angleterre 
et  en  France  un  certain  étonnement  que  le  Times  exprimait  et  expli- 
quait d'ailleurs  fort  bien  en  ces  termes  : 

En  temps  ordinaire,  ces  déclarations  eussent  passé  presque  inaperçues, 
comme  un  ordinaire  couplet  pacifiste,  mais  venant  au  moment  où  la  poli- 
lique  chôme  et  où  les  nouvelles  sensationnelles  sont  rares,  elles  ont  pris 
un  relief  exagéré.  Mais  elles  ne  traduisent  pas  plus  les  sentiments  de  la 
grande  masse  du  peuple  anglais  que  les  opinions  de  M.  Jaurès  ne  repré- 
sentent l'opinion  française. 

On  peut  être  sur  en  France  et  en  Angleterre,  que  nous  n'épargnerons 
aucun  effort  pour  maintenir  la  suprématie  de  notre  marine.  S'il  y  a  un 
point  sur  lequel  la  nation  anglaise  a  une  opinion  irrévocablement  arrêtée, 
c'est  celui-là.  Cette  suprématie  est  indispensable  non  seulement  à  notre 
grandeur,  mais  à  notre  existence  et  à  notre  liberté.  La  charge  qu'elle  nous 
impose  est  lourde,  mais  cette  charge  n'est  pas  au-dessus  de  nos  forces.  Le 
fond  de  la  pensée  anglaise  sur  ce  point,  ce  n'est  pas  dans  le  souhait  de 
bonne  année  de  M.  LloyJ  George  qu'il  faut  le  chercher,  mais  dans  les 
déclarations  du  Premier  Lord  de  l'Amirauté. 

Ces  déclarations  sont  d'ailleurs  en  parfait  accord  avec  la  politique 
exposée  à  plusieurs  reprises  par  M.  Lloyd  George  lui-même.  N'était-ce 
pas  lui  qui  disait  à  Mansion  House,  au  mois  de  juillet  dernier:  «  Dans  la 
«  course  aux  armements,  notre  pays  ne  peut  rester  en  arrière.  Nous  ne 
«  pouvons  abandonner  la  lutte.  Nous  ne  pouvons  cesser  d'accroître  notre 
•<  force.  Nous  ne  pouvons  songer  un  moment  à  réduire  notre  immunité 
«  contre  l'invasion?  » 

Belgique.  —  La  réorganisation  du  Congo  belge.  —  Au  cours  des 
réceptions  du  1"' janvier,  le  roi  Albert,  s'adressant  au  vice-président 
de  la  Chambre  des  députés,  a  précisé  en  ces  termes  le  projet  de  réor- 
ganisation du  Congo  belge. 

A  la  base  de  notre  politique  en  Afrique,  le  législateur  avait  inscrit  trois 
grands  principes  : 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  121 

Non-intervention  de  la  métropole  dans  les  charges  financières  de  la 
colonie; 

Séparation  entre  la  fonction  administrative  et  la  fonction  judiciaire  ; 
indépendance  absolue  de  la  magistrature,  organisée  comme  en  Belgique; 

Centralisation  de  l'action  administrative  entre  les  mains  du  ministre 
parlementairement  responsable.  , 

Pendant  cinq  ans,  le  département  des  Colonies  et  les  autorités  locales 
ont  appliqué  loyalement,  conformément  à  ces  prescriptions  et  dans  l'esprit 
où  elle  fut  conçue,  la  loi  du  18  octobre  1908. 

Aujourd'hui,  d'accord  avec  mon  gouvernement,  j'ai  pour  devoir  de  dire 
à  la  Chambre,  à  la  lumière  des  expériences  faites,  que  des  modifications  à 
la  charre  s'imposent  dans  l'intérêt  supérieur  de  la  colonie.  Mon  ministre 
des  Colonies  aura  l'honneur  de  soumettre  en  temps  utile  à  vos  délibéra- 
tions un  projet  de  loi  qui  s'inspirera  de  la  pratique  des  réalités. 

Comme  je  l'ai  déclaré  à  différentes  reprises,  il  est  indispensable  de  cons- 
tituer sur  place,  à  l'exemple  de  tous  les  pays  colonisateurs,  un  gouverne- 
ment qui  re'çoive  formellement  du  législateur  métropolitain  un  pouvoir 
vraiment  effectif. 

La  tutelle  que  la  métropole  fait  actuellement  peser  sur  l'administration 
locale  ne  peut  durer.  Partout  sur  la  terre  d'Afrique  une  autorité  autonome 
et  responsable  doit  être  à  même  de  s'affirmer  sous  la  direction  et  le  con- 
trôle de  la  souveraineté  métropolitaine. 

En  reprenant  le  Congo,  nous  avons  assumé  des  obligations  auxquelles 
nous  ne  pouvons  faillir.  Le  pays  jugera  s'il  ne  doit  pas  à  la  colonie  cer- 
taines compensations  en  matière  de  finances,  et  d'autre  part  s'il  n'agirait 
pas  sagement,  dans  l'intérêt  même  de  sa  souveraineté,  en  accordant  tout 
au  moins  l'appui  de  son  crédit  à  une  œuvre  grandiose  que  ses  enfants  ont 
fondée  dans  le  sacrifice. 

Œuvre  grandiose,  oui,  Messieurs.  Moi  qui  ai  parcouru  notre  colonie, 
j'atteste,  non  sans  fierté,  qu'elle  est  digne  de  notre  sollicitude  et  de  notre 
appui.  Je  m'incline,  pénétré  de  respect,  devant  la  mémoire  de  tous  ceux 
qui  avec  une  héroïque  vaillance  et  une  foi  ardente,  une  foi  qui  ennoblit, 
ont  fait  d'une  contrée  barbare  et  impénétrable  un  pays  tout  large  ouvert 
au  progrès,  qu'administre  une  nation  éclairée,  où  la  charité  humaine  et 
l'apostolat  religieux  ont  fait  rayonner  l'aurore  de  la  civilisation. 

C'est  ainsi  que  la  Belgique,  jalouse  autant  de  son  honneur  que  de  sa 
prospérité,  a  montré  et  montrera  de  plus  en  plus  qu'elle  mérite  bien  de 
l'humanité,  qu'elle  est  digne  du  respect  des  puissants  du  monde. 

Quant  à  moi  je  le  répète,  j'ai  une  confiance  ferme  dans  l'avenir  de 
l'Afrique  équatoriale.  Il  y  a  là  un  pays  doté  de  ressources  naturelles  iné- 
puisables. 

Ces  déclarations  du  roi  des  Belges  ont  produit  une  grande  impres- 
sion et  ont  été  longuement  commentées  par  la  presse. 

Espagne.  — La  dissolution  des  Cartes  espagnoles.  —  Le  2  janvier,  le 
roi  Alphonse  XIII,  en  vertu  de  l'article  32  de  la  Constitution,  a  signé 
les  décrets  de  dissolution  de  la  Chambre  des  députés  et  de  la  partie 
élective  du  Sénat.  Les  élections  auront  lieu  pour  les  députés  le  8  mars 
et  pour  les  sénateurs  le  15  mars.  Les  nouvelles  Cortès  sont  convoquées 
pour  le  30  mars.  Cette  dissolution  du  parlement  est  la  conséquence 
de  l'arrivée  du  parti  conservateur  au  pouvoir.  Elle  est  conforme 
au  jeu  traditionnel  de  la  politique  espagnole  qui  veut  que,  lorsqu'un 


122  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES  ET   COLONIALES 

parti  arrive  au  pouvoir,  il  lui  soit  donné  l'avantage  de  faire  appel  au 
pays  pour  consolider  sa  situation  parlementaire.  Le  président  du 
conseil,  M.  Dato,  a  déclaré  à  la  presse  que  le  programme  ministériel 
viserait  surtout  les  questions  ouvrières,  le  problème  de  l'émigration 
et  la  question  des  traités  de  commerce.  M.  Dato  a  ajouté  qu'il  espé- 
rait pouvoir  compter  sur  l'union  de  l'élément  populaire  et  de  l'élé- 
ment aristocratique  pour  réaliser  les  réformes  sociales  que  le  parti 
libéral  conservateur  réclame  pour  le  pays. 

Italie.  —  Prochainp  visite  du  marquis  de  Sa7i  Giuliano  à  Vienne.  — 
Le  ministre  italien  des  Affaires  étrangères,  marquis  de  San  Giuliano, 
doit  se  rendre  prochainement  à  Vienne  et  l'annonce  officielle  de  cette 
visite  a  été  accueillie  avec  grande  faveur  par  la  presse  italienne  et 
austro-hongroise  qui  a  insisté  à  ce  propos  sur  la  parfaite  entente  des 
puissances  de  la  Triple  Alliance. 

Suéde.  — Mortdc  la  reine  Sophie.  —  La  reine  douairière  deSuède, 
née  Sophie  de  Nassau,  est  morte  le  30  décembre  au  palais  royal  de 
Stockholm,  à  l'âge  de  soixante-dix-sept  ans.  Elle  était  la  fille  du 
grand  duc  Guillaume  de  Nassau  et  de  la  princesse  Pauline  de  Wur- 
temberg. Elle  avait  épousé,  le  6  juin  1857,  le  duc  Oscar  d"Ostrogo- 
thie,  qui  devait  monter  sur  le  trône  de  Suède  en  1872,  à  la  mort  de 
son  frère  Charles  XV.  De  ce  mariage  sont  nés  quatre  fils  :  Gustave, 
Oscar,  Charles  et  Eugène.  Sophie  de  Suède,  que  ses  sujets  appelaient 
«  notre  reine  démocratique  »,  était  une  femme  d'une  extrême  bonté, 
dont  la  piété  et  la  charité  illuminaient  la  vie.  Elle  éta:it  en  particulière 
communion  d'idées  avec  son  second  fils,  le  prince  Oscar  Bernadotte, 
qui  par  son  mariage  morganatique  avec  M'"  Ebba  Munck,  avait 
renoncé  aux  droits  de  succession  à  la  couronne  et  s'était  plus  parti- 
culièrement consacré  aux  œuvres  piétistes  en  Suède.  C'est  au  patro- 
nage de  la  reine  et  du  prince  Bernadotte  que  l'Armée  du  Salut  dut 
son  succès  en  Suède.  La  reine  consacrait  le  meilleur  de  son  temps 
aux  institutions  charitables. 


II.   —  AFRIQUE. 

Afrique  du  Sud.  —  La  grève  des  cheminots.  —  Le  8  janvier,  les 
chefs  des  syndicats  des  cheminots  de  l'Afrique  du  Sud  ont  décidé 
de  déclarer  la  grève.  L'ordre  de  cesser  le  travail  a  été  envoyé  à  tous 
les  membres  de  Tunion.  L'origine  de  ce  conflit  est  une  récente  déci- 
sion du  ministère  des  Chemins  de  fer  d'effectuer  certaines  réductions 
de  personnel;  il  avait  été  décidé  de  renvoyer  environ  1.800  employés, 
lesquels  seraient  choisis  parmi  les  employés  temporaires.  Les  che- 
minots protestent  contre  cette  décision.  Une  commission  d'enquête 
fut  nommée,  mais  celle-ci  ayant  confirmé  les  vues  de  l'administra- 
tion, l'agitation  grandit  rapidement  parmi  les  cheminots  et  aboutit 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  123 

finalement  à  la  grève.  Jusqu'à  quel  point  les  hommes  répondront-ils 
à  l'appel  de  leurs  chefs?  Il  est  bien  difficile  de  le  prévoir.  L'impres- 
sion générale  est  qu'à  Pretoria  et  dans  le  Rand  l'interruption  des 
services  sera  à  peu  près  complète;  mais  dans  le  Natal  et  au  Cap,  où 
les  réductions  de  personnel  ont  été  absolument  insignifiantes,  on 
doute  que  la  grève  prenne  une  grande  extension.  Le  gouvernement 
a  pris  toutes  les  mesures  nécessaires  pour  faire  circuler  un  certain 
nombre  de  trains  et  pour  maintenir  l'ordre.  La  situation  se  trouve 
malheureusement  compliquée  par  le  fait  qu'un  bon  nombre  des 
hommes  de  la  milice  sont  en  sympathie  avec  les  cheminots  et  qu'on 
ne  peut  compter  sur  leur  concours  que  jusqu'à  un  certain  point. 
Plusieurs  membres  du  cabinet  sont  arrivés  à  Pretoria  pour  assurer 
l'ordre.  Un  certain  nombre  de  policemen  spéciaux  ont  été  enrôlés. 
D'autre  part,  le  gouvernement  a  fait  saisir  et  mettre  en  lieu  sûr 
toutes  les  armes  qui  se  trouvaient  dans  la  ville.  Jusqu'ici  les  mineurs 
ne  semblent  pas  disposés  à  se  joindre  au  mouvement. 


III.  —  AMERIQUE. 

Mexique.  —  La  situation  politique.  —  La  situation  reste  station- 
naire  au  Mexique  et  le  cabinet  de  Washington  maintient  son  attitude 
expectante.  Un  fait  toutefois  est  intéressant  à  signaler,  c'est  le  dé- 
placement du  ministre  d'Angleterre  à  Mexico,  sir  Lionel  Carden,  qui 
serait  envoyé  comme  ministre  à  Rio-de-Janeiro.  Sir  Lionel  Carden, 
à  tort  ou  à  raison,  était  considéré  à  Washington  comme  un  adver- 
saire déclaré  de  la  politique  des  Etats-Unis  au  Mexique  et  les  jour- 
naux américains  ont  généralement  envisagé  son  rappel  de  Mexico 
comme  l'indication  d'un  rapprochement  diplomatique  anglo-amé- 
ricain. 


LA    CARICATURE    A    L'ÉTRANGER 


L'achat  du  «  Rio  de  Janeiro  »  par  la  Porte. 

«  Nous  avons  le  Rio  de  Janeiro  ;  mais  comment  paierons-nous  l'équipage?  »' 
«  C'est  bien  simple.  Nous  vendrons  le  bateau!  » 

Pasquino  (Turin). 


Le  roi  d'Albanie. 

La  Thiplice  :  «  Te  voilà   roi.   Agis    à   ta 
guise  I  » 

Pasquino  (Turin). 


""M^. 


L'Exposition  de  San  Francisco. 

La  ville  de  San  Francisco  à  Guil- 
laume II  et  à  John  Bull  :  «  Etes-vous  si 
certains  de  ne  pas  répondre  à  mon  invita* 
tion?  » 

New-York  Htrald  (New-York). 


Echange  de  bons  procédés. 

A  Constantinople,  une  mission  allemande;  à  Saverne,  une  mission  turque. 

Kikeriki  (Vienne). 


Après  Saverne, 

^Le  capitaine  de  Koepenick  : 
«  Permettez-moi,  lieutenant  For- 
stner,  de  vous  serrer  la  main. 
Nous  sommes  les  deux  militaires 
les  plus  populaires  depuis  1871.» 
Lustige  Bldtter  (Berlin). 


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Le  Père  et  le  Fils. 

Guillaume  II  :  «  Ce  jeune  homme 
se  met  à  me  ressembler  beaucoup.  » 

Kladderadatch  (Berlin). 


Le  Cactus  mexicain. 

La  Civilisation   :    «   Débarrassez-moi 
donc  de  cette  malfaisante  affaire.  » 
L'Oncle  S.am  :  «  Oui,  madame!  » 

Chicago  News  (Chicago). 


Au  Mexique. 

S'ils  continuent,  c'en  est  fait  de  la  répu- 
blique mexicaine.  -i 
Puck  (Tokyo). 


NOMLNÀTIONS  OFFICIELLES 


HlIVISTERE    DE  L.A  GUERRE 

Troupes  métropolitaines. 

INFANTERIE 

Annam-Tonkin. —  M.  \ecapit.  Guény  est  désig.  pour  servir  au  Tonkin. 
Cochinclline.  —  M.  le  capit.  Moisy  est  désig.  pour  la  Cochinchine. 

COBPS     DE     SANTÉ 

Missions.  —  M.  le  méd.-maj.  de  !'■«  cl.  Duchéne-Marullaz  est  enyoyé  en  mis- 
sion près  du  gouvern.  persan. 

Troupes   coloniales. 

INFANTERIE 

Chine-  —  MM.  le  lieut.-col.  Vautravers  et  le  capit.  Gille  sont  désig.  pour  le 
corps  d'occupation. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  le.s  capit.  Alexandre-Lépîne,  "Wœehrlé,  Berger, 
Bouhaben;  les  lient.  Mességué,  Bernard,  Moreau,  Delfaud,  Barjon,  Prévost,  Piercy 
et  Grimaldi  ;  les  sous-lieut.  Garnaud,  Tardit,  Jolly  et  Kipfferlé  sont  désig.  pour  le 
Tonkin. 

CocMnclline.  —  MM.  le  chef  de  bataill.  Guérin  ;  le  capit.  David;  les  lient. 
Mennessier,  Combette,  Brun  et  le  sous-lieut.  Conchon  sont  désig.  pour  la  Cochin- 
chioe. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  les  capit.  Duboc,  Chambert,  Bonnet  et  Friry; 
les  lient.  Marquenet,  Bobin,  Sabiani,  Imbart,  Ferrand  et  Dessurgey  sont  désig. 
pour  l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  le  chef  de  bataill.  Sarran  ;  les  capit.  Grossard, 
Rémond,  Rieu  et  Trouilh  ;  les  lient.  Lamouroux,  Bessonet  Humbert  ;  le  sous-lieut. 
Venet  sont  désig.  pour  l'A.  E.  F. 

Madagascar.  —  MM.  le  capit.  Petit- Jean  ;  les  lient.  lola  et  du  Boishamon 
le  sous-lieut.  Debove  sont  désig.  pour  Madagascar. 

ARTILLERIE 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  chefs  d'escat/.  Joalland,  Langlois, Roussel  ;  les  capit. 
Moriceau,  Pas.sement  ;  les  lient.  Duthoit,  Nussbaûm  et  Darchy  sont  désig.  pour  le 
Tonkin. 

Cochinchine.  —  MM.  les  capit.  de  Kéraudy,  Charpentier;  le  lient.  Chalu- 
meau et  le  sous-lieut.  Serriès  sont  désig.  pour  la  Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  le  capit.  Quérillac  est  désig.  pour  la  Mauritanie; 
MM.  les  capit.  Denarcj,  Bour,  Petiljean  et  Marchand  ;  les  lient.  Bourdel  et  Ro- 
bert;  le  sous-lieut.  Jarno  sont  désig.  pour  l'A.  O.  F. 

Madagascar.  —  M.  le  eapit.  Blard  est  désig.  pour  Madagascar. 

Officiers  d'administration. 
Afrique  Occidentale.  —  MM.  les  offic.  d'admirdst.  de  !■*  cl.  Huz  et  i2e2«  cl. 

Meinain  sont  désig.  po\ir  TA.  O.  F. 

COUPS    BB     l'intendance 

Afrique  Bqnatoriale.  —  M.  le  sous-intend.  de  3*  el.  Ride  est  désig.  pour 
l'A.  E.  F. 

Madagascar.  —  MM.  le  sous-intend.  de  2°  cl.  Sallefranque  et  Vadjoint  Pailhès 
sont  désig.  pour  Madagascar.' 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES   KT   REVUES     ~  127 

Officiers  d'administration. 

Ânnam-Tonkin.  —  MM.  Voffic  d'adminisl.  ppal  Hoarau  et  Voffic.  d'administ. 
de  2»  cl.  Florimond  sont  désig.  pour  le  Tonkin. 

Cochinclline.  —  M.  Voffic.  d'administ.  de  3»  cl.  Laurent  est  désig.  pour  la 
CochiDchine. 

Afrique  Occidentale-  —  MM.  les  offic.  d'administ.  de  3«  cl.  Lagarouste  et 
Bonneaii  sont  désig.  pour  l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  les  offic.  d'administ.  de  l'®  cl.  Sensacq  et 
Oury  ;  de  2"  cl.  Guérin  et  de  3*  cl.  Lissondé  sont  désig.  pour  FA.  E^F. 

Madagrascar.  —  M.  Voffic.  d'admin.  ppal  Le  Bihan-Pennanros  est  désig.  pour 
Madagascar. 

CORPS    DE    SANTÉ 

Missions.  —  M.  le  méd.  ppal  de  2^  cl.  Jourdran  est  mis  à  la  disposit.  du  gou- 
vern.  libérien. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  méd.-maj.  de  i^^  cl.  Delabaude  et  Guillemet  sont 
désig.  pour  le  Tonkin. 

Cochinchine.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2*  cl.  Duperron  est  désig.  pour  la 
Cochinchine. 

Indochine.  —  MM.  le  méd.-maj.  de  l^e  ci.  Fargier  et  de  2«  cl.  Vielle  et  Vadoû 
sont  désig.   pour  l'Indochine. 

Siam.  —  M.  le  méd.  aide-maj.  de  l'»  cl.  Gayrard  est  désig.  pour  le  Siam. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  le  méd.  ppal  de  1"  cl.  Gouzien  ;  le  méd.-maj. 
de  1""*  cl.  Le  Dantec;  les  méd.-maj.  de  2^  cl.  Jousset,  Cazeneuve,  Lonjarret, 
Commeleran  et  le  méd.  aide-maj .  de  1^^  cl.  Clapier  sont  désig.  pour  l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  les  méd.-maj.  de  2»  cl.  Bernard  et  Recamier 
et  le  pharm.-major  de  2^  cl.  Birard  sont  désig.  pour  l'A.  E.  F. 

Madagascar.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2«  cl.  Duliscouët  est  désig.  pour 
Madagascar. 

Martinique.  —  M.  le  pharm.-maj .  de  2«  cl.  Boissière  est  désig.  pour  la 
Martinique. 

Nouvelle-Calédonie.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2^  cl.  Blain  est  désig.  pour  la 
Nouvelle-Calédonie. 

Iles  Marquises.  —  M.  le  méd.  aide-maj.  de  2»  cl.  L'Hermier  des  Plantes  est 
désig.  pour  les  lies  Marquises. 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


L'Albanie  et  Napoléon  (1797  à,  1814),  par  M.  A.  Boppe,  ministre 
plénipotentiaire,  conseiller  de  l'ambassade  de  France  à  Constanti- 
nople.  Un  vol.  in-16  de  276  pages.  —  Paris,  librairie  Hachette  et  C'«. 

A  deux  reprises,  de  1797  à  1814,  rappelle  M.  Boppe  dans  l'avant-propos 
de  son  livre  si  intéressant,  la  France  maîtresse  de  Corfou  s'est  trouvée  en 
relations  avec  les  beys  albanais  et  les  populations  grecques  de  la  côte 
d'Epire.  A  celles-ci,  elle  apportait  les  idées  de  liberté  et  de  justice  qui  con- 
tribuèrent à  hâter  la  régénération  de|  la  nation  hellène.  Quant  aux  chefs 
de  clans,  parmi  lesquels  la  Porte  choisissait  les  gouverneurs  de  ses  pro- 
vinces albanaises,  vassaux  indisciplinés  du  Sultan,  ils  ne  virent  dans  les 
compétitions  dont  les  débris  de  l'empire  vénitien  furent  l'objet  entre  les 
puissances  européennes  qu'une  source  de  profits  et  une  occasion  d'intri- 
gues, et  l'un  d'eux,  Ali  de  Tepelen,  s'éleva  au  point  d'aspirer  à  l'indépen- 
dance.' L'histoire  n'est  en  Orient  qu'un  perpétuel  recommencement.  Venise 
dominant  à  Corfou  avait  besoin  du  libre  usage  du  canal  et  d'un  établisse- 
ment sur  la  terre  ferme.  La  même  nécessité  s'imposa  à  la  France  ;  elle 


128  QUKSTIONS    DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

lui  valut  l'inimitié  du  pachi  ambitieux  dont  l'Angleterre  fît,  après  le  traité 
de  Tilsit,  l'instrument  de  sa  politique  à  l'entrée  de  l'Adriatique.  A  l'aide 
des  documents  d'archives,  des  récils  de  voyageurs,  et  des  papiers  du 
général  Donzelot,  gouverneur  général  de  Corfou,  M.  Boppe  a  étudié  les 
relations  de  Napoléon  avec  Ali  de  Tepelen,  pacha  de  Janina,  et  les  beys 
albanais  sur  la  ruine  desquels  ce  dernier  avait  établi  sa  puissance.  Ea 
rappelant  quelle  place  tint  jadis  dans  les  préoccupations  de  la  politique 
française  cette  Albanie,  qui  ramène  de  nouveau  sur  elle  l'attention  de 
l'Europe,  le  livre  si  instructif  de  M.  Boppe  évoque  d'une  façon  saisissante 
l'originale  figure  d'Ali  de  Tepelen  et  sous  l'auréole  de  légendes  dont  elle 
s'est  entourée  avec  Biron,  Hugo  et  Dumas,  dégage  les  traits  véritables  du 
fameux  pacha  de  Janina. 

Annuaire    financier   et   économique   du   Japon 
pou»r  1913. 

L'annuaire  du  Japon  vient  de  paraître.  Comme  chaque  année  il  ren- 
ferme des  renseignements  très  intéressants.  Nous  y  relevons,  sur  la  situa- 
lion  économique  du  Japon,  les  chiffres  suivants  qui  nous  paraissent  le 
plus  particulièrement  instructifs. 

Les  capitaux  engagés  en  1912  dans  les  entreprises  nouvelles  se  montent 
à  521.000.000  yen  (345.743.000  fr.)  contre  361.000.000  yen  (932.463.000  fr.) 
en  1911,  soit  une  augmentation  de  160.000.000  de  yen  (413.280.000  fr.). 
Quant  aux  entreprises  déjà  existantes,  l'augmentation  de  leur  capital 
nominal  se  chiffre  par  305.000.000  yen  (787. 815. 000  fr.),  dépassant  ainsi 
de  60.000.000  de  yen  (170.478.000  fr.),  l'accroissement  constaté  en  1911, 
qui  était  de  239.000.000  de  yen  i6l7.337,000  fr.). 

L'exportation  qui  était  représentée  en  1911  par  447.430.000  yen 
(1.155.711.690  fr.)  s'est  accrue  de  79.550.000  yen  (205.477.650  fr.)  et  atteint 
en  1912  526.980.000  yen  (1.361.189.340  fr.),  tandis  que  l'importation,  en 
progrès  de  105.180.000  yen  (271.679.940  fr.)  a  passé  de  513.810.000  yen 
(1.327.171.230  fr.)  à  618.990.000  yen  (1.598.851.170  francs  en  1912. 

Enfin,  et  comme  autre  indice  de  la  prospérité  économique  du  Japon,  il 
faut  signaler  que  la  longueur  moyenne  du  réseau  ouvert  au  trafic  en  1912 
a  été  de  5.131  milles  anglais,  soit  180  milles  de  plus  qu'en  1911;  mais  la 
proportion  de  cette  augmentation  est  de  beaucoup  dépassée  par  celle  du 
trafic  lui-même  :  en  1911  les  chemins  de  fer  de  l'Etat  avaient  trans- 
porté 27.960.000  tonnes  de  marchandises;  en  1912,  une  augmentation  de 
3.280.000  tonnes  porte  le  total  à  31.240.000  tonnes  et  les  recettes,  qui 
atteignent  50.570.000  yen  (130.622.310  fr.)  sont  en  avance  de  4.710.000  yen 
(12.165.930  francs)  sur  celles  de  1911. 


Ouvraqes  déposés  au  bureau  de  la  Bévue. 

Les  Elals-Unis  et  la  France,  par  E.Boutroux,  de  l'Académie  francai.se,  P.-W.  Bart- 
LETT,  J.-M.  B.\LDwiN,  Correspondants  de  l'Inslitut,  L.  Bénédite,  W.-V.-R.  Béret, 
d'Estournelles  de  Constant,  Louis  Gillet,  ambassadeur,  D.-J.  Hill,  J.-H.  Hyde, 
MûRToN  Fullerton.  Un  vol.  in-so  de  la  Bibliothèque  France- Amérique ,  avec 
18  planches  hors  texte   (librairie  Félix  Alcan,  Paris). 

L'Ile  de  Pevef/il.  Sim  importance  stratégique,  sa  neutralisation,  par  E.  Rouard  dk 
Gard.  Une  brochure  in-S"  de  23  pages,  deuxième  édition  revisée  et  corrigée,  avec 
une  carte  du  détroit  et  une  vue  de  Coûta.  Paris,  Pedone  et  Gamber,  éditeurs. 


JJ Administrateur- Gérant  :  P.  Gampain. 


PARIS.    —    IMPRIMERIE    LEVÉ,    RUE    CASSETTE,    17. 


QUESTIONS 
DIPLOMATIQUES  ET  COLONIALES 


APPRÉHENSIONS  EN  ORIENT 
PÉRIL  EN  ALLEMAGNE 


La  Triple-Alliance  a  bien  pris  son  temps,  un  mois  plein, 
pour  répondre  à  la  note  anglaise  du  13  décembre  relative  à 
l'Albanie  et  aux  îles  de  l'Egée.  Le  14  janvier,  le  marquis  Impe- 
riali,  le  comte  Trauttmansdorf  et  M.  de  Schubert  sont  venus 
déposer  au  Foreign  Office  la  communication  de  leurs  gouver- 
nements respectifs.  En  vain  le  Times^  pour  défendre  obstiné- 
ment le  point  de  vue  oii  il  s'est  toujours  placé,  insiste-t-il  sur 
ce  que  la  forme  des  trois  réponses  n'est  pas  identique,  et  se 
fait-il  télégraphier  de  Vienne  que  l'Allemagne,  l'Autriche  et 
l'Italie  ont  voulu  indiquer  de  la  sorte  qu'elles  n'opéraient  pas 
en  tant  que  groupe  de  puissances  :  le  Times  ne  trompe  per- 
sonne, et  il  est  d'ailleurs  obligé  de  reconnaître  que  le  fond, 
sinon  la  forme,  des  avis  est  identique.  En  réalité,  le  14  janvier 
c'est  bien  la  Triple -Alliance  qui  a  répondu  à  l'Angleterre,  et  il 
appert  de  tout  ceci  que  si  M.  de  Bethmann-Hollweg,  M.  de  San 
Giuliano  et  les  rédacteurs  de  la  Gazette  de  VAUemagne  du 
Nord  ont  répété  dernièrement  à  satiété  qu'il  ne  fallait  pas 
opposer  l'un  à  l'autre  deux  groupes  de  puissances,  ils  se  gar- 
dent bien  de  mettre  en  pratique  les  excellents  conseils  qu'ils 
donnent  aux  autres.  Il  est  vraiment  singulier  qu'un  aussi  gros- 
sier artifice  puisse  faire  des  dupes  et  que,  devant  la  cohé- 
sion du  parti  adverse,  la  Triple-Entente  s'en  tienne  mordicus 
à  sa  politique  de  Guriace. 

Le  gouvernement  anglais,  prudent,  n'a  pas  cru  devoir  publier 
les  textes  qu'il  a  reçus.  Nous  savons  seulement  qu'il  a  satis- 
faction sur  deux  points,  à  savoir  le  délai  d'évacuation  de  l'Epire 
et  l'attribution  aux  Grecs  des  îles  de  l'Egée  occupées  par  eux, 
tandis  qu'il  n'a  pu  obtenir  aucune  précision  sur  le  troisième 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xsxvir.  —  n"  407.  —  ie»'  février  1914.  9 


l'^O  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

point,  le  retour  du  Dodécanèse  à  la  Turquie.  Sir  Edward  (irey 
avait  proposé  le  J3  décembre  que  les  Grecs  ne  fussent  pas 
tenus  d'évacuer,  à  la  date  fatidique  du  31  décembre,  les  terri- 
toires reconnus  albanais  par  la  Commission  internationale,  et 
iivait  suggéré  la  date  du  18  janvier.  Le  l'i  janvier,  la  Triple 
Alliance  veut  bien  consenlir  à  ce  que  toutes  les  troupes  hellé- 
niques ne  soient  pas  retirées  de  l'Epire  albanais  quatre  jours 
plus  tard,  et  ayant  conscience  du  ridicule  qu'il  y  a  à  fixer  des 
dates  précises  étant  donné  le  présent  état  de  choses  en  Albanie, 
se  contente  de  la  promesse  formelle  de  la  Grèce.  Voilà  donc 
tranchée  cette  éternelle  question  des  frontières  albanaises.  On 
ne  peut  malheureusement  en  dire  autant  des  problèmes  qui  se 
posent  à  l'intérieur  de  ces  frontières.  L'énigmatique  Essad 
pacha  continue  à  régner  à  Durazzo  et  étend  même  son  autorité 
vers  le  Sud  ;  ses  lieutenants  progressent  dans  la  direction 
d'Elbassan  et  de  Bérat.  Essad  appelle  d'ailleurs  de  tous  ses 
vœux  le  prince  de  Wied...  Quant  à  Ismaïl  Kemal,  l'homme  du 
gouvernement  provisoire  de  Valona,  le  protégé  austro-italien, 
il  commence  aussi  à  devenir  énigmatique  aux  yeux  de  ses  pro- 
tecteurs, qui  le  soupçonnent  à  tort  ou  à  raison  d'être  de  conni- 
vence avec  l'ex-ministre  de  la  Guerre  turc,  Izzet  pacha,  troi- 
sième personnage  à  qui  son  origine  albanaise  interdit  de  se 
désintéresser  des  choses  d'Albanie.  Pour  le  moment  Ismaïl 
semble  avoir  renoncé  à  diriger  son  «  gouvernement  provisoire  » 
et  a  remis  le  sort  de  Valona  et  de  sa  banlieue  à  la  Commission 
internationale  de  contrôle  qui  siège  dans  cette  ville.  En  pré- 
sence de  l'anarchie  grandissante,  les  Italiens  tiennent  des 
bateaux  et  des  corps  de  troupe  prêts  à  partir  pour  l'Albanie, 
les  Autrichiens  en  font  autant,  mais  les  uns  et  les  autres  n'ont 
qu'un  désir,  c'est  de  ne  pas  donner  l'ordre  de  départ  et  de 
s'épargner  un  tête-à-tête  qui  pourrait  mal  finir,  si  l'on  en  juge 
par  les  rapports  qu'entretiennent  les  officiers  italiens  et  autri- 
chiens faisant  partie  du  petit  détachement  international  de 
Scutari.  L'idéal  pour  les  deux  puissances  alliées  serait  évidem- 
ment que  d'autres  corps  internationaux  vinssent  occuper  toutes 
les  villes  de  la  côte,  et  qu'un  emprunt,  également  international, 
permît  enfin  au  prince  de  Wied  d'arriver. 

Les  publicistes  français,  qui  ne  se  sont  pas  aperçus  dans  quel 
guêpier  la  Triple-Entente  s'était  fourrée,  commencent  tout  de 
même  à  être  estomaqués  à  la  pensée  qu'on  pourrait  nous 
demander  des  hommes  et  de  l'argent  pour  l'Albanie.  Mais,  selon 
eux,  si  LAutricbe  et  l'Italie  envoient  du  monde,  il  faudra  en 
envoyer  aussi,  sans  quoi  la  Serbie,  la  Grèce  et  le  Monténégro 
pourraient  considérer  que  leur  sécurité  est  menacée  et  agir  en 


APPRÉHENSIONS    EN    ORIENT;    PÉRIL    EN    ALLEMAGNE  131 

conséquence.  A  ceci  nous  répondrons  que  la  présence  des 
troupes  internationales  sur  quelques  points  de  la  cote  n'empê- 
chera nullement  le  Ballplatz  de  soudoyer,  sil  le  juge  à  propos, 
les  begs  albanais  de  l'intérieur  pour  aller  faire  de  bons  coups 
sur  les  frontières  grecques  ou  serbes.  C'est  aux  Serbes  et  aux 
Grecs  à  décourager  ces  incursions  par  des  mesures  énergiques 
et  à  bien  se  persuader  d'ailleurs  que  leurs  nouvelles  acquisi- 
tions leur  coûteront  des  sacrifices  pendant  longtemps  encore. 
Nous  n'adopterions  pas  davantage  la  solution  bizarre  consis- 
tant à  installer  le  prince  de  Wied  à  Scutari,  sous  la  protection 
du  détachement  international  déjà  existant  :  à  Scutari  qu'on 
représente  courageusement  comme  le  point  le  mieux  placé 
pour  gouverner  l'Albanie,  le  centre  d'une  région  riche,  peu- 
plée et  tranquille  !  La  solution  que  nous  souhaiterions  est  tout 
autre.  Nous  nous  rappelons  l'exemple  excellent  donné  par 
l'Allemagne  lors  des  affaires  de  Crète.  11  y  eut  des  défections 
dans  le  concert  des  puissances  qui  avaient  assumé  la  protec- 
tion de  l'île  :  l'empereur  allemand,  comme  il  le  dit  lui-même, 
déposa  sa  flûte  sur  le  bord  de  la  table  et  sortit  discrètement  de 
la  salle  du  concert.  Ce  précédent  mérite  d'être  médité.  Ceci  dit, 
nous  nous  empressons  d'ajouter  qu'il  ne  faut  attacher  à  toutes 
ces  affaires  d'Albanie  qu'une  importance  secondaire,  parce  que, 
si  elles  peuvent  être  ennuyeuses,  elles  ne  paraissent  pas  sus- 
ceptibles de  menacer  la  paix  européenne. 

La  question  de  Chio  et  de  Mitylène  est  plus  préoccupante. 
On  ne  peut  nier  que  la  Triple-Alliance  ait  fait  une  concession 
à  l'Angleterre  en  acceptant  que  toutes  les  îles  de  l'Egée  déte- 
nues par  les  Grecs  soient  attribuées  aux  beati  possidentes,  à 
l'exception  d'Imbros  et  de  Ténédos  qui  commandent  les  Dar- 
danelles. En  définitive  c'est  sur  les  Turcs  que  les  Grecs  se  récu- 
pèrent des  pertes  subies  en  Epire,  et  comme  ces  pertes  sont 
dues  à  la  Triple-Alliance,  c'est  une  fois  do  plus  ce  groupe  de 
puissances  qui  active  le  dépècement  de  l'empire  turc.  Il  est 
probable  du  reste  que  l'Allemagne  ne  s'est  pas  résignée  de 
bon  cœur  à  faire  payer  à  ses  bons  amis  les  Jeunes-Turcs  les 
frais  de  la  frontière  albanaise  ;  mais  elle  se  sera  fait  une  raison 
en  se  disant  qu'à  la  condition  de  savoir  s'y  prendre,  on  obtient 
assez  facilement  à  Constantinople  le  pardon  des  injures.  Toute- 
fois le  coup  semble  avoir  été  accusé  par  le  gouvernement 
jeune-turc  et  en  particulier  par  l'énergique  Knver  pacha  qui 
vient  d'entrer  en  maître  au  ministère  de  la  Guerre.  Et  il  y  a 
peut-être  corrélation  entre  la  décision  de  l'Allemagne  àl'égard 
des  îles  et  les  mutations  dont  les  officiers  de  la  mission  alle- 
mande viennent  d'être  gratifiés  par  Enver  pacha.  Le  général 


132  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

Liman  passe  le  commandement  du  1"  corps,  du  «  corp& 
modèle  »,  à  un  officier  turc  et  se  voit  promu  au  grade  de 
maréchal  et  d'inspecteur  général.  Promoveatur  ut  amovealur, 
répète  rageusement  la  presse  pangermaniste  qui,  après  avoir 
dit  tant  de  fois  que  les  attributions  de  la  mission  allemande 
étaient  une  affaire  intérieure  turque,  trouve  maintenant  indé- 
centes les  mutations  du  général  Liman  et  de  quelques-uns  de 
ses  subordonnés,  forcés  eux  aussi  d'abandonner  des  comman- 
dements effectifs  pour  devenir  des  ad  latiis, 

Enver  pacha  est-il  de  taille  et  d'humeur  à  assumer  ce  rôle  de 
dictateur  politico-militaire  qu'on  a  cru  un  instant  pouvoir 
être  tenu  par  Mahmoud  Chefket?  11  est  encore  trop  tôt  pour  le 
savoir.  Toujours  est-il  que  beaucoup  de  gens,  se  rappelant 
l'indomptable  énergie  d'Enver  pacha  en  Tripolitaine  et  son 
action  prépondérante  dans  la  reprise  d'Andrinople  sur  les 
Bulgares,  ont  pensé  qu'il  pourrait  bien  tenter  un  coup  sur 
Chioet  Mitylène;  dans  le  cas  où  il  réussirait,  l'Europe  en  serait 
quitte  pour  reconnaître  de  nouveaux  beati  possidentes!  Pour 
ces  pessimistes,  la  question  est  seulement  de  savoir  si  la 
Porte  rompra  en  visière  avec  la  Grèce  immédiatement,  alors 
qu'elle  n'a  pas  encore  de  bateaux  à  opposer  à  la  flotte  grecque, 
ou  si  elle  attendra  la  livraison  du  fameux  cuirassé  brésilien 
acheté  à  Londres.  La  seule  manière  d'éclaircir  l'horizon  serait 
que  les  six  grandes  puissances  signifiassent  à  Constantinople 
qu  elles  feront  respecter  leurs  décisions  par  la  force,  et  il 
est  fort  douteux  que  l'Allemagne  le  dise  (1).  Si  bien  que  le 
problème  de  Chio  et  de  Mitylène  se  pose  aux  yeux  des  Turcs 
exactement  comme  celui  d'Andrinople.  Ce  point  noir  ne  doit 
pas  être  exagéré  parce  que  l'Europe  ne  fera  pas  plus  la  guerre 
pour  les  îles  de  l'Egée  qu'elle  ne  l'a  faite  pour  la  Macédoine 
et  laThrace;  mais  il  y  a  là  de  nouvelles  agitations  en  pers- 
pective. 

La  satisfaction  que  l'Angleterre  a  éprouvée  en  voyant  agréées 
ses  propositions  en  faveur  de  la  Grèce  a  dû  être  mitigée  par  la 
réponse  dilatoire  qu'elle  a  reçue  de  l'Italie  à  propos  du  Dodé- 
canèse,  c'est-à-dire  pour  l'affaire  qui  lui  tenait  le  plus  à  cœur. 
Dans  son  analyse  de  la  réponse  triplicienne,  le  Times  du 
15  janvier  glisse  à  peine  un  mot  sur  les  assurances  données 
par  l'Italie  d'une  évacuation  éventuelle;  les  conditions  seraient 
d'ailleurs  celles  que  le  Times  lui-môme  avait  précédemment 
indiquées  (2).  Contrairement  à  l'opinion  anglaise,  le  gouver- 


(1)  Le  gouvernement  anglais  vient  de  faire  une  [iroposition  dans  ce  sens. 

(2)  Nous  les  avons  dites  dans  les  Quest.  Dipl.  et  Col.  du  i"  janvier. 


APPRÉHENSIONS   EN   ORIENT;    PÉRIL   EN   ALLEMAGNE  133 

nement  italien  s'en  tient  à  sa  thèse  favorite,  à  savoir  que  le 
Dodécanèse  est  affaire  entre  l'Italie  et  la  Turquie,  et  il  a,  à 
n'en  pas  douter,  l'appui  de  ses  alliés.  Est-ce  à  dire  qu'il  songe 
réellement  à  retenir  définitivement  les  Sporades?  Au  point  de 
vue  économique,  Rhodes  seul  présente  un  intérêt  quelconque. 
Au  point  de  vue  naval  la  constitution  d'une  base  pour  la  flotte 
italienne  nécessiterait,  outre  l'occupation  des  îles,  celle  de  la 
presqu'île  dorique  où  se  découpe  le  beau  golte  de  Marmarice; 
c'est  là,  et  non  pas  à  Rhodes,  que  les  Italiens  pourraient  abriter 
leurs  navires,  sans  se  lancer  dans  des  dépenses  hors  de  pro- 
portion avec  le  but  à  atteindre  (1).  A  notre  avis  cette  base 
navale  ne  pourrait  être  gênante  que  pour  la  Grèce  et  n'inté- 
resserait pas  du  tout  la  France  ni  l'Angleterre  en  cas  de  conflit 
avec  l'Italie  ;  mais  tout  le  monde  n'a  pas  la  même  opinion, 
surtout  de  l'autre  côté  de  la  Manche.  L'Angleterre  poursuivra 
donc  l'évacuation  du  Dodécanèse.  Nous  croyons  qu'elle  l'ob- 
tiendra, à  la  condition  qu'elle  ne  s'oppose  pas  à  l'octroi  par  la 
Porte  à  l'Italie  de  certains  chemins  de  fer  qui  auraient  Adalia 
comme  point  de  départ.  Mais  il  faut  prévoir  sur  ce  chapitre 
des  négociations  qui  dureront  un  certain  temps. 

*   * 

Tandis  que  l'Angleterre  cause  ainsi  avec  la  Triple-Alliance, 
nous  sommes  engagés  dans  des  conversations  particulières 
avec  l'Allemagne  et  la  Turquie  :  le  vœu  du  Times  est  donc 
réalisé,  la  Triple-Entente  ne  fait  bloc  nulle  part. 

Après  avoir  scrupuleusement  respecté,  et  même  prolongé  la 
trêve  des  confiseurs,  tradition  que  le  «  surmenage  »  du  monde 
moderne  n'abolit  dans  aucun  pays,  ^IM.  Sergent  et  Ponsot 
viennent  de  repartir  pour  Rerlin.  Nous  avons  expliqué  dans 
les  Questions  du  16  novembre  en  quoi  consistaient  ces  pour- 
parlers franco-allemands  relatifs  à  l'Asie  Mineure,  ce  que  la 
France  demande  et  ce  qu'elle  offre.  Nous  souhaitons  que  l'évé- 
nement nous  donne  tort,  mais  nous  ne  croyons  pas  à  la  con- 
clusion très  prochaine  d'un  accord.  On  se  rappellera  le  ton 
légèrement  hautain  de  M.  de  Rethmann-Hollweg  lorsqu'il  a 
expliqué  au  Reichstag  que  c'était  sur  notre  demande  que 
l'Allemagne  avait  entamé  la  conversation.  Il  est  toujours 
malaisé  de  se  rencontrer  avec  des  gens  qui  ne  veulent  faire 
un  pas   en  avant  que  quand  on   en  a  fait  soi-même  trois... 


(1)    Voir    à    ce    sujet    un    article    très  documenté  dans  la    Hecue  de  Paris   du 
15  janvier. 


i34  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Voici  que  notre  diplomatie  se  retrouve  à  peu  près  dans  la 
même  situation  que  pour  l'affaire  marocaine.  Après  avoir  cette 
fois  conclu  des  arrangements  avec  la  Turquie,  elle  est  obligée 
de  les  faire  homologuer  par  TAUemagnequi  pourrait, auxtermes 
des  traités  antérieurs,  contester  quelques-unes  des  stipulations 
nouvelles.  Or  ce  pays  est  actuellement  en  proie  à  une  telle 
fièvre,  son  gouvernement  se  montre  à  la  fois  si  nerveux  et  si 
irrésolu  en  présence  de  l'offensive  furibonde  des  pangerma- 
nistes,  que  M.  de  Jagow  risque  d'être  dans  un  état  d'esprit  pire 
que  celui  de  M.  de  Kiderlen  en  4911.  Il  nous  faudra  du  calme, 
de  la  patience  et  de  la  fermeté. 

Entre  temps  Djavid  bey  est  arrivé  à  Paris  pour  négocier  un 
emprunt,  non  sans  s'être  préalablement  assuré  que  la  finance 
berlinoise  avait  des  exigences  inacceptables.  Dans  quelques 
journaux  français  on  a  émis  l'opinion  qu'il  était  impossible 
d'accorder  aucun  argent  à  la  Turquie  avant  d'être  sûr  de  jouir 
sans  conteste  des  concessions  de  chemins  de  fer  et  de  ports 
qu'elle  nous  a  consenties  en  Arménie  et  en  Syrie,  et  par  consé- 
quent avant  le  succès  de  la  mission  de  MM.  Sergent  et  Ponsot 
à  Berlin.  Mais  pour  comprendre  comment  se  pose  la  question, 
il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  qu'il  y  a  en  réalité  deux  emprunts 
turcs  en  perspective.  Un  premier,  de  400  à  500  millions,  est 
destiné  à  rembourser  les  bons  du  Trésor  émis  pendant  la 
guerre,  et  détenus  en  grande  partie  par  des  banques  fran- 
çaises. Ces  bons  ne  montent  pas  à  500  millions,  mais  le 
reliquat  de  la  somme  serait  indispensable  à  la  Turquie  pour 
vivre  pendant  quelques  mois,  et  notamment  pour  payer  un  à- 
compte  à  ses  malheureux  fonctionnaires,  revenus  aux  plus 
mauvais  jours  du  régime  hamidien.  Le  second  emprunt,  beau- 
coup plus  considérable,  mais  qui  pourrait  s'échelonner  sur 
plusieurs  annuités,  serait  nécessité  par  les  travaux  publics  : 
c'est  celui  qui  ne  saurait  être  souscrit  par  nous  avant  la  fin  des 
négociations  de  Berlin.  C'est  donc  seulement  du  premier  que 
Djavi»!  bey  vient  entretenir  notre  gouvernement. 

Oisons  tout  de  suite  que  la  France,  qui  n'a  qu'un  désir, 
empêcher  l'ouverture  de  la  liquidation  de  l'Asie  Mineure,  ne 
peut  souhaiter  la  ruine  financière  de  l'Etat  ottoman.  De  plus, 
dans  la  mesure  où  le  permettent  les  directives  générales  de 
notre  politique,  nous  pouvons  avoir  intérêt  à  sortir  nos  ban- 
quiers d'une  situation  embarrassée.  Mais,  si  nous  ne  devons 
pas  en  principe  refuser  les  500  millions,  et  s'il  n'est  pas  besoin 
de  spécifier  leur  emploi  puisqu'il  est  d'ores  et  déjà  parfaitement 
connUj  nous  pouvons  profiter  de  ce  qu'on  a  une  fois  de  plus 
recours    à   notre    bourse   pour    obtenir    l'octroi    définitif   des 


APPRÉUENSIO^S    EN    OniEM:    PÉRIL   EN    ALLEMAGNE  135 

réformes  arméniennes,  et  même  pour  avoir  des  assurances 
sur  la  politique  du  gouvernement  jeune-turc.  <^e  dernier 
devrait  comprendre  que  l'impression  laissée  en  France  par  le 
dernier  emprunt  Périer  a  été  tout  à  fait  déplorable.  Avant 
d'acheter  un  cuirassé  de  70  millions,  que  d'autres  suivront 
peut-être,  il  aurait  pu  commencer  par  empêcher  ses  fonction- 
naires de  mourir  de  faim,  et  c'est  une  singulière  conduite  de 
venir  demander  officieusement  de  l'argent  pour  des  buts  par- 
faitement avouables,  le  lendemain  du  jour  où  on  en  a  subrep- 
ticement soutiré  à  l'épargne  française  pour  des  buts  parfaite- 
ment inavouables,  en  ce  sens  que  l'acquisition  précipitée  du 
Rio-de-J aneiro  ne  peut  s'expliquer  que  par  des  velléités  belli- 
queuses à  l'égard  de  la  (îrèce.  Aulant  il  serait  injuste  de 
chicaner  la  Turquie  sur  ses  dépenses  inililaires,  parce  que  la 
réfection  de  son  armée  de  terre  importe  à  sa  défense,  autant 
il  est  permis  de  réprouver  des  dépenses  navales  qui  impli- 
quent des  idées  de  revanche  et  d'ottensive.  Le  domaine  ultra- 
marin de  la  Turquie  se  réduira  désormais  aux  îles  d'Imbros 
et  de  Ténédos  et  au  Dodécanèse,  le  jour  où  l'Italie  l'aura  res- 
titué. D'autre  part  la  Marmara  est  close  à  ses  deux  extré- 
mités par  des  fortifications.  La  création  d'une  ilotte,  à  supposer 
qu'elle  ne  soit  pas  chimérique  étant  donné  le  personnel  marin 
dont  dispose  la  Turquie,  indique  donc  l'intention  de  reprendre 
à  la  (irêce  ses  conquêtes.  L'intimité  croissante  des  relations 
entre  Conslantinople  et  Sofia  en  est  une  autre  preuve  :  les  deux 
adversaires  de  Lulé-Burgas  se  découvrent  aujourd'hui  des 
intérêts  communs,  et  les  voyageurs  qui  ont  parcouru  ces  jours- 
ci  la  Thrace  et  la  Macédoine  bulgare  ont  vu  et  entendu  des 
choses  édifiantes  fl  ). 

Il  ne  faut  d'ailleurs  pas  se  dissimuler  que  des  assurances 
verbales  données  par  legouvernement  turc  peuvent  être  éludées 
dans  la  suite,  et  c'est  pourquoi  certains  hommes  politiques, 
voulant  avoir  des  gages  plus  sérieux,  ont  envisagé  un  contrôle 
des  dépenses  turques,  grâce  à  une  extension  des  pouvoirs  des 
délégués  européens  à  la  Dette.  On  sait  que  ces  délégués  qui 
sontau  nombre  de  si.x  f^un  Français,  un  Anglais,  un  Allemand, 
un  Italien,  un  Autricbien  et  un  représentant  de  la  Banque 
ottomane;  ne  représentent  pas  leurs  gouvernements  respectifs, 
mais  seulement  les  porteurs  de  fonds  ollouiaus.  Leur  mission 
se  borne  à  contrôler  et  à  bloquer  les  receltes  qui  ont  été 
aliénées  par  la  Turquie  pour  le  service  de  la  Dette;  le  reste  des 


(1)  Lir-î  un  î  r  iC'jiite  cji-rfspoailance   de  noire  coUaliorateur    ]M.    André  Duboscc(, 
parue  dans  le  Temps. 


136  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

recettes  et  le  total  des  dépenses  échappent  à  leurs  investiga- 
tions. Ceux  qui  souhaitent  le  contrôle  des  dépenses  voudraient 
en  somme  donner  aux  délégués  une  véritahle  action  politique, 
et  c'est  un  peu  dans  ce  sens  qu'on  interprète  l'accession  au 
Conseil  de  la  Dette  d'un  délégué  russe,  quoique  ce  dernier 
doive  représenter  seulement  un  syndicat  financier. 

On  ne  saurait  affirmer  que  ce  programme  soit  réalisable. 
Outre  qu'il  faudrait  l'imposer  par  la  force  au  gouvernement 
jeune-turc,  il  suppose  un  parfait  accord  européen.  Enlin  les 
puissances  les  plus  pacihques  et  les  plus  désireuses  de  con- 
solider les  restes  de  l'empire  turc  ont  quelquefois  la  main 
forcée  par  leurs  financiers  ou  leurs  industriels.  Ceux-ci  ont  beau 
jeu  à  prétendre  qu'on  favorise  leurs  concurrents  étrangers  quand 
on  ne  les  soutient  pas  assez  énergiquement.  C'est  ainsi  que  des 
firmes  anglaises  ont  entrepris  la  réfection  de  la  marine  turque 
et  risquent  par  là  même  de  contrecarrer  la  politique  de  leur 
gouvernement,  de  même  que  des  banques  françaises  ont  accepté 
des  bons  du  Trésor  turc  pendant  la  guerre  et  rendu  ainsi  pos- 
sible la  continuation  d'une  guerre  que  le  gouvernement  fran- 
çais se  donnait  beaucoup  de  mal  pour  abréger.  Et  aujourd'hui 
ces  banques  agissent  sur  le  gouvernement  pour  rentrer  dans 
leur  argent.  Il  apparaît  donc  que  le  développement  des  intérêts 
économiques  de  ses  nationaux  peut  empêcher  telle  ou  telle  puis- 
sance de  contrôler  les  dépenses  turques  et  peut  môme  pro- 
voquer un  conflit  contre  le  gré  même  de  cette  puissance.  Cepen- 
dant, malgré  toutes  les  complications  du  problème  à  résoudre, 
les  Turcs  auraient  tort  de  ne  point  se  méfier.  Qu'ils  se  per- 
suadent bien  de  cette  vérité,  que  la  crise  orientale  pourra  être 
le  prétexte,  mais  jamais  la  cause  d'une  conflagration  générale, 
et  qu'en  conséquence  une  initiative  isolée  pourrait  un  jour  se 
produire  contre  eux  sans  qu'il  en  résultât  de  catastrophe  pour 
l'Europe. 


Le  plus  gros  danger  pour  la  paix  de  l'Europe  réside  aujour- 
d'hui dans  l'accès  de  fièvre  que  subit  l'Allemagne,  et  dans  le 
désarroi  visible  de  son  gouvernement.  Si  l'on  veut  comprendre 
quelque  chose  à  tous  les  incidents  qui  se  multiplient  outre- 
Rhin, il  importe  de  discerner  nettement  les  quatre  grands 
courants  de  l'opinion  publique. 

Il  y  a  d'abord  le  parti  militaire,  et  par  là  nous  n'entendons 
pas  seulement  le  corps  d'officiers,  mais  la  fraction  des  panger- 
inanistes  qui  estiment  qu'une  grande  guerre  européenne  est 
nécessaire  pour  réaliser  leurs  visées.  Ce  parti-là  veut  la  guerre, 


APPRÉHKNSIONS    EN    ORIENT;    PÉRIL   EN    ALLEMAGNE  137 

et  il  la  veut  le  plus  prochainement  possible  parce  qu'au  prin- 
temps l'Allemagne  aura  produit  tout  son  effort  militaire  et  sera 
prête,  tandis  qu'en  France  la  loi  de  trois  ans  n'aura  pas  encore 
porté  tous  ses  fruits.  On  suppose  des  lacunes  dans  nos  appro- 
visionnements, notre  matériel  d'artillerie,  notre  outillage 
technique,  et  cette  croyance  est  entretenue  par  les  polémiques 
de  quelques-uns  de  nos  écrivains  militaires  qui  ne  craignent 
pas  de  faire  retentir  la  presse  de  lamentations  aussi  impru- 
dentes qu'exagérées.  Les  Allemands  belliqueux  ne  sont  assuré- 
ment pas  la  majorité,  mais  ils  font  impression  sur  l'empe- 
reur. 

A  côté  d'eux  se  place  l'autre  fraction  des  pangermanistes, 
celle  qui,  sans  vouloir  la  guerre,  est  persuadée  que  le  seul 
étalage  de  la  force  allemande,  s'il  est  fait  avec  à  propos  et  éner- 
gie, doit  suffire  pour  obtenir  la  victoire  dans  toutes  les  contro- 
verses diplomatiques.  Ceux-ci  ne  sont  pas,  en  somme,  moins 
dangereux  que  les  premiers.  Ce  sont  eux  qui  se  sont  indignés 
naguère  des  «  abandons  »  de  M.  de  Kiderlen,  et  qui  surveillent 
avec  une  égale  méfiance  l'attitude  de  M.  de  Jagow,  lui  repro- 
chent déjà  d'avoir  été  trop  conciliant  avec  l'Angleterre  pour  le 
terminus  du  Bagdad  et  pour  l'Afrique  Australe,  et  le  poussent 
à  l'intransigeance  dans  les  négociations  actuellement  pendantes 
avec  la  France. 

Viennent  ensuite  les  pacifiques,  mais  de  deux  espèces  diflfé-^ 
rentes.  Les  uns  voudraient  la  paix,  mais  croient  la  guerre 
inévitable  pour  résoudre  la  crise  latente  qui  travaille  l'Europe 
depuis  plusieurs  années.  Supputant  les  énormes  dépenses  que 
coûte  la  dernière  loi  militaire  et  le  fardeau  intolérable  qu'elle 
fait  peser  sur  toutes  les  épaules,  ils  se  demandent  dès  lors  s'il 
ne  vaudrait  pas  mieux  en  finir  tout  de  suite.  Les  autres  enfin, 
qui  forment  évidemment  la  grosse  masse  du  peuple,  sont  les 
véritables  pacifiques,  voulant  et  espérant  la  paix.  Mais  dans 
tous  les  temps  et  dans  tous  les  pays  la  grosse  masse  du  peuple 
a  toujours  voulu  la  paix,  et  bien  souvent  n'a  pas  empêché  une 
minorité  agissante  de  déchaîner  la  guerre. 

Au  milieu  delà  confusion,  l'empereur  hésite,  comme  «l'inou- 
bliable grand -père  »,  avec  lequel  il  a  plus  d'un  point  de  res- 
semblance, aurait  hésité  s'il  n'avait  été  sous  la  férule  de 
Bismarck.  Répugnant  à  une  guerre  dont  le  succès  lui  paraît 
loin  d'être  assuré  et  au  cours  de  laquelle  il  serait  peut-être 
obligé  de  résigner  le  commandement  suprême,  il  craint,  d'autre 
partj  en  présence  de  la  marée  montante  du  socialisme,  de 
s'aliéner  le  plus  ferme  appui  du  trône  des  flohenzollern,  le 
corps  d'officiers.  Et  M.  de  Bethmann-Hollweg,  en  fonctionnaire 


138  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALKS 

fidèle,  traduit  les  variations  de  la  volonté  impériale.  Son  pre- 
mier discours  an  Ueichstag,  après  les  incidents  de  Saverne^ 
ménage  la  chèvre  et  le  chou,  et  lui  vaut  un  blùme  de  l'Assem- 
blée. Puis  surviennent  l'incartade  du  préfet  de  police  de  Berlin 
et  les  acquittements  de  Strasbourg.  Alors  M.  de  Bethmann,  à 
la  Chambre  des  seigneurs  de  Prusse,  prononce  une  harangue 
inspirée  du  plus  pur  «  prussianisme  ».  Le  Congrès  prussien 
s'assemble  à  Berlin  et  donne  à  quelques  «  vieilles  Excellences  » 
l'occasion  de  piétiner  le  Reichstag  ^t  l'armée  bavaroise  :  le 
ministre  de  la  Guerre  bavarois  ne  s'est-il  pas  en  effet  permis 
d'aflirmer  que  les  écarts  des  officiers  de  Saverne  ne  seraient  pas 
possibles  en  Bavière?  Le  général  de  Kracht  en  profite  pour  dire 
leur  fait  aux  Bavarois  et  leur  rappelle  aimablement  qu'en  1870 
ils  n'en  auraient  pas  mené  large  dans  certaines  batailles  si  les 
Prussiens  n'étaient  venus  à  la  rescousse.  En  Bavière  on  se 
fâche  et  on  réclame  des  excuses.  En  présence  de  tout  cehourvari, 
l'empereur  et  le  chancelier  ne  savent  plus  très  bien  qui 
entendre.  M.  de  Bethmann,  à  la  Chambre  des  députés  de 
Prusse,  parle  d'abord  contre  les  conservateurs  et  leur  terrible 
chef,  jNL  de  Heydebrandt  ;  deux  jours  plus  tard,  après  avoir 
conféré  avec  l'empereur,  il  reprend  la  parole  pour  tendre  à  ces 
mêmes  conservateurs  le  rameau  d'olivier,  et  finit  pathétique- 
ment en  adjurant  tous  les  Allemands  d'oul)lier  leurs  querelles 
intestines,  parce  que  les  temps  sont  graves  (1). 

Dès  lors  il  n'est  pas  étonnant  que  les  fonctionnaires  d'un 
rang  moins  élevé  que  M.  de  Bethmann  montrent  autant  d'hési- 
tation et  d'incohérence  que  lui.  Au  Landtag  prussien,  le  ministre 
de  l'Intérieur,  M.  de  Dallwitz,  blâme  pour  la  forme  le  préfet  de 
police  Jagow  «  qui  n'a  pas  eu  la  réserve  nécessaire»,  mais 
refuse  absolument  de  dire  quelle  réprimande  lui  a  été  adressée, 
parce  que  «  cela  ne  regarde  pas  le  Landtag  ».  Au  Parlement 
d'Alsace-Lorraineiln'y  a  pas  deux  ministres  qui  aient  la  même 
attitude.  M.  Pétri,  sous  secrétaire  d'Elat  à  la  Justice,  se  fait 
applaudir  frénétiquement  en  établissant  l'illégalité  des  procé- 
dés du  colonel  île  Beuter  et  en  prenant  la  défense  des  fonction- 
naires civils.  Mais  M.  Mandcl,  sous-secrétaire  d'Etat  à  l'Inté- 
rieur, trouve  au  contraire  des  circonstances  atténuantes  pour 
les  officiers,  et  rejette  toute  la  responsabilité  sur  la  presse.  En 
dernier  lien,  M.  Zorn  de  Buluch,  pour  contrebalancer  l'elTet  du 
discours  de  M.  Pétri,  affirme  que  le  ministre  de  la  Justice  n'a 
pas  voulu  altiKjuer  la  validité  du  jugement  du  Conseil  de  guerre 


(1)  Hei  den  liel'tijji.stea  Differenzen    IvriinniLMi  wlr  iiirlit   zu  /u.stœndcn  die  in  srhtre- 
ren  Zeiten  das  Vaterland  pef!«'hi-den. 


APPRÉHENSIONS    EN    ORIENT;    PÉRIL    EN    ALLEMAGNE  1  •iO' 

Je  Strasbourg'.  Tout  ceci  finira,  dit-on  dans  certains  journaux 
allemands,  par  des  hécatombes  de  fonctionnaires. 

Nous  aurions  le  plus  grand  tort  en  France  de  trouver  dans 
ces  dissentiments,  notamment  entre  Prussiens  et  Allemands 
du  Sud,  une  raison  d'espérer  un  manque  de  cohésion  allemande 
si  la  guerre  était  déclarée  :  les  uns  et  les  autres  feraient  bloc 
contre  nous,  tout  comme  feraient  bloc  tous  les  Français,  à  quel- 
que parti  politique  qu'ils  appartiennent.  Mais  ces  dissentimenis- 
prouvent  que  FAllemagnc  d'aujourd'hui,  comme  celle  de 
naguère,  a  besoin  d'un  gouvernement  fort  pour  maintenir  sans 
lézardes  l'édifice  impérial  du  temps  de  paix,  et  c'est  précisé- 
ment ce  gouvernement-là  qu'on  n'aperçoit  pas  pour  le  moment. 
On  peut  donc  craindre  que,  comme  tous  les  gouvernement 
faibles,  celui  de  Guillaume  II  ne  cherche  à  sortir  desdiflicultés 
intérieures  par  un  conflit  avec  l'étranger.  Et  c'est  pourquoi  ce 
qui  se  passe  maintenant  en  Allemagne  nous  semble  infiniment 
plus  inquiétant  pour  la  paix  que  les  efforts,  vrais  ou  feints, 
de  la  Turquie  pour  reprendre  Chio  et  Mitylène.  La  seule  con- 
duite que  nous  ayons  à  tenir,  et  qui  puisse  imposer  à  nos  adver- 
saires éventuels,  est  une  application  incessante  à  la  défense 
nationale  et  une  entente  de  plus  en  plus  étroite  avec  la  Russie 
et  l'Angleteri'e.  Si  cette  nécessité  est  clairement  comprise  par 
nos  deux  partenaires,  et  si  la  Triple-Entente  en  donne  à  l'Europe 
une  preuve  non  équivoque,  ne  serait-ce  qu'à  l'occasion  des 
affaires  orientales,  le  fléau  de  la  guerre  pourra  être  évité;  dans^ 
le  cas  contraire,  toutes  les  appréhensions  sont  permises. 

Commandant  de  Tuomasson. 


LES  ÉTATS-UNIS  ET  L'AMÉRIQUE   LATINE 


Quelles  que  soient  les  préoccupations  de  l'opinion  euro- 
péenne en  présence  des  complications,  chaque  jour  plus  em- 
brouillées, sur  l'échiquier  du  Levant,  il  n'est  pas  possible 
qu'elle  se  désintéresse  de  l'Amérique,  oii  se  joue  une  partie 
très  grave  :  les  enjeux  en  sont  la  liberté  politique  et  écono- 
mique des  nations  latines  et  le  maintien  de  leurs  relations 
indépendantes  avec  les  Etats  de  l'ancien  continent;  c'est,  là 
aussi,  une  question  d'équilibre,  non  plus  européen,  mais  mon- 
dial. Le  magnifique  essor  contemporain  des  Etats-Unis  s'affirme 
par  l'achèvement  prochain  du  canal  de  Panama;  quoi  que 
l'on  pense  des  moyens  par  lesquels  TUnion  s'est  emparée, 
pratiquement,  de  l'isthme,  cette  uîuvre  commande  l'admira- 
tion; on  nous  accorde  volontiers,  parmi  les  Yankees,  la  gloire 
un  peu  amère  d'en  avoir  été  les  initiateurs,  mais  on  est  fier 
d'ajouter  que  seuls  les  Etats-Unis  étaient  capables  de  mener 
jusqu'au  bout  ce  travail  de  géants.  Au  moment  oii  la  grande 
république  s'apprête  ainsi  à  joindre  les  deux  mers,  elle  mène, 
au  Mexique,  une  politique  trouble  dont  le  terme  pourrait 
bien  être,  que  les  dirigeants  de  Washington  le  veuillent  ou 
non,  une  intervention  armée  contre  leurs  plus  proches  voisins; 
elle  étudie  plus  assidûment  les  ressources  des  républiques  mé- 
ridionales et  vient  en  concurrence  active  avec  l'Europe  pour 
les  mettre  en  valeur. 

Ainsi  se  dessine  l'impérialisme  des  ïankees  en  Amérique  : 
par  Panama,  ils  s'imposent  au  point  précis  où  ce  continent, 
aminci  entre  deux  océans,  mérite  le  mieux  de  fixer  l'atten- 
tion internationale;  ils  s'approchent  aussi  des  rives  pacifiques 
de  l'Amérique  latine  tandis  que,  par  le  Mexique,  ils  empiè- 
tent sur  ses  frontières  septentrionales  et  débordent  économi- 
quement sur  d'autres  Etats.  Ils  prononcent  très  clairement 
leur  résolution,  sinon  de  s'agrandir  en  territoire,  du  moins 
d'étendre  largement  le  domaine  de  leur  hégémonie  politique. 
Il  est  donc  évident  que  les  sociétés  saxonne  et  latine  d'Amé- 
rique sont  à  la  veille  de  s'atTronter  ;  les  Etats-Unis,  interpré- 
tant à   la  mesure   de  leur  force   d'aujourd'hui  la  doctrine  de 


LKS    ÉTATS-UNIS    ET    l'AMÉRIQUE    LATINE  141 

Monroë,  lui  donnent  un  sens  agressif;  ils  inquiètent  les  Sud- 
Américains  et  provoquent  des  protestations  jusqu'ici  timides 
et  discontinues  de  l'Europe.  En  1823,  sous  les  gouverne- 
ments restaurés  de  Louis  XVIII  en  France  et  de  Ferdinand  YII 
en  Espagne,  la  doctrine  «  l'Amérique  aux  Américains  »  signi- 
fiait une  interdiction  opportune  :  les  souverains  de  la  Sainte- 
Alliance  avaient,  en  effet,  comploté  de  replacer  par  la  force 
les  jeunes  républiques  sud-américaines  sous  les  lois  de  leur 
ancienne  métropole.  Ce  projet  était  vain  et  mal  préparé;  les 
troupes  que  Ferdinand  VII  destinait  à  cette  expédition  sont 
celles  qui  se  soulèvent  les  premières  contre  sa  tyrannie  abso- 
lutiste et  le  réduisent  au  rang  de  souverain  constitutionnel. 
C'était  assez,  toutefois,  pour  que  la  doyenne  des  nations  amé- 
ricaines déclarât  solennellement  que  l'Amérique  n'était  plus, 
désormais,  terre  de  colonisation  pour  aucune  métropole;  l'An- 
gleterre, dont  la  déchéance  espagnole  servait  le  commerce 
d'outre-mer,  s'associa  volontiers  à  cette  exclusive;  elle  s'em- 
pressa de  reconnaître  l'indépendance  des  nouveaux  Etats  en 
leur  envoyant  des  ministres  plénipotentiaires  et  des  consuls. 
L'Europe  a-t-elle  jamais,  au  cours  du  xix®  siècle,  menacé 
cette  indépendance?  L'Espagne  eut  sans  doute,  en  1864-1866, 
l'intention  de  se  rétablir  au  Pérou  et  la  France,  à  la  même 
époque,  s'engageait  dans  la  funeste  aventure  mexicaine;  on 
peut  croire  que  l'attitude  des  Etots-Unis,  résolument  hostile, 
empêcha  l'une  et  l'autre  de  s'obstiner  dans  leur  intervention. 
Plus  tard,  si  la  République  Argentine  eut  toute  liberté  de 
s'agrandir,  à  l'heure  choisie  par  elle,  dans  l'immense  Patagonie 
sans  maître,  c'est  probablement  aussi  parce  que,  d'Europe, 
aucune  puissance  ne  voulut  se  risquer  sur  la  carrière  consignée 
par  la  doctrine  de  Monroe.  Celle-ci  aurait  donc  détourné  de 
l'Amérique  latine  des  violences  européennes.  Elle  fut  une 
assurance  dans  l'ordre  militaire  et  territorial  ;  mais  elle  n'a  pu 
empêcher  les  républiques  hispaniques  d'appuyer  leur  progrès 
sur  des  immigrants  et  des  capitaux  venus  presque  uniquement 
d'Europe.  Ainsi  se  sont  noués  des  liens  étroits  entre  ces  Etats 
sud-américains  d'une  part,  et  de  l'autre  l'Angleterre,  puis  la 
France,  l'Allemagne  et  les  royaumes  des  péninsules  de  la 
Méditerranée.  Ces  relations,  il  est  vrai,  se  sont  établies  çà  et 
là,  par  groupes  dispersés,  sans  aucun  plan  d'ensemble;  les 
sociétés  latines  d'Amérique  étaient  alors,  politiquement  par- 
lant, très  inégales,  et  pour  la  plupart  adolescentes  à  peine; 
toujours  est-il  que  la  vieille  Europe  s'est  intimement  mêlée  à 
leur  croiss'ance  et  qu'elles  ont  aujourd'hui,  si  l'on  peut  ainsi 
dire,  beaucoup  d'Europe  dans  le  sang. 


142  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    KT   COLONIALES 

Les  Etats-Unis,  alors,  i^randissaient  parallèlement  et 
n'avaient  pas  rempli  le  cadre  de  leur  propre  territoire;  sous 
fies  horizons  largement  ouverts,  les  descendants  des  pionniers 
ife  la  Noavelle-Angleterre  et  des  héros  de  l'indépendance  pous- 
f;aient  leurs  conquêtes  dans  l'Ouest  lointain  jusqu'aux  prairies 
du  Missouri,  puis  jusqu'aux  plateaux  des  Montagnes  Rocheuses, 
enfin  jusqu'aux  rivages  du  Pacifique  ;  ils  s'arrêtèrent  seule- 
ment là  où  la  terre  leur  manqua.  Faisant  ensuite  un  retour  en 
sous-œuvre,  tributaires  encore  de  l'Europe  qui  les  peuplait,  ils 
prirent  effectivement  possession  de  tout  leur  domaine;  ils 
s'unifièrent  eux-mêmes  par  l'efïort  méritoire  et  sanglant  de 
leur  guerre  de  Sécession,  sans  négliger,  pendant  la  période  de 
ces  rudes  campagnes,  la  construction  de  ces  voies  terrées  trans- 
continentales qui  font  de  leur  pays  une  république  indivisible 
d'abord,  un  passage  bien  frayé  entre  Atlantique  et  Pacifique, 
ensuite.  Leur  évolution  est  illustrée  par  l'histoire  de  leurs  expo- 
sitions universelles,  qui  vont  se  déplaçant  d'Est  en  Ouest  : 
Philadelphie,  en  l'année  centenaire  de  l'émancipation  (1876  , 
puis  Chicago  (1803),  Saint-Louis  (1904),  et  demain,  San- 
Francisco. 

Nation  vigoureuse,  pleine  de  confiance  en  l'avenir,  l'Union 
n'échappe  pas  à  cette  «  griserie  de  l'espace  »,  maladie  tout 
américaine,  qui  enfièvre  chacun  de  ses  citoyens;  au  cours  de  sa 
poussée  fougueuse,  aucun  obstacle  n'a  encore  brisé  son  élan; 
la  vie  lui  a  jusqu'ici  épargné  les  épreuves  qui  laissent  aux 
Etats  comme  aux  particuliers  l'angoisse  de  leurs  propres 
limites  et  posent,  disent  les  philosophes,  le  non-moi  à  côté  du 
moi.  Dans  l'impérialisme  yankee  contemporain,  il  entre  beau- 
coup de  candeur  et  de  parfaite  bonne  foi.  Où  donc  les  Nord- 
Américains  auraient-ils  appris  que  leur  expansion  n'est  pas, 
de  son  essence  même,  indéfinie?  En  1814,  l'Angleterre,  qui  les 
a  pourtant  vaincus,  leur  abandonne  une  frontière  qui  insinue, 
comme  un  coin,  leur  territoire  entre  les  provinces  maritimes 
et  les  capitales  intérieures  du  Canada;  en  1844-1848,  des  révo- 
lutionnaires leur  offrent  toute  la  région  septentrionale  du 
Mexique  et  des  discordes  civiles  leur  ouvrent  l'accès  de  Mexico 
même,  où  ils  peuvent  consolider  diplomatiquement  leur 
annexion  ;  plus  tard,  l'Espagne  ne  leur  oppose  dans  les  Antilles 
qu'une  résistance  mal  concertée  et  l'Angleterre  elle-même 
aocepte,  pour  la  frontière  occidentale  du  Canada,  un  tracé  con- 
forme aux  prétentions  yankees.  La  Colombie  ne  saurait  leur 
disputer  le  territoire  isthmique  de  Panama,  Nicaragua  ni 
Saint-Domingue  repousser  leurs  douaniers  impérieux.  Com- 
ment s'étonner,  après  tant  de  succès  si  largement  aidés  par  une 


LES    ÉTATS-UNIS    ET    l'aMÉRIOL'E    LATINE  143 

chance  constante,  qu'ils  se  croient  sincèrement,  loyalement,  les 
maîtres  de  l'heure,  autour  d'eux  <"omme  chez  eux-mêmes? 

De  cette  période,  ils  ont  acquis  un  orgueil  immense  et  un 
mépris  transcendant  pour  le  reste  du  monde;  ils  sont  tout  par- 
ticulièrement dédaigneux  de  leurs  voisins,  les  Latins  d'Amé- 
rique. Des  légendes  courent  encore,  même  dans  les  milieux 
instruits  des  villes,  sur  les  sociétés  sud-américaines;  le  man  in 
the  Street  ne  fait  pas  les  différences  élémentaires  entre  Haïtiens, 
Péruviens  et  Argentins;  telle  élégante  d'une  capitale  n'ima- 
gine pas  que  les  dames  portent,  les  mêmes  toilettes  qu'elle,  et 
les  portent  fort  bien,  à  Rio-de-Janeiro  ou  à  Buenos-Aires.  Le 
Sud  est,  pour  beaucoup  de  Yankees,  un  pays  où  il  y  a  des 
nègres  et  l'on  sait  quelle  est,  aux  Etats-Unis,  la  vivacité  du 
préjugé  de  couleur,  plus  on  s'éloigne  de  New- York  et  Was- 
hington et  plus  la  société  doit  être  teintée  de  noir.  Ainsi  les 
Grecs,  connaissant  l'Egypte,  supposaient  que  la  terre  fut  tou- 
jours plus  sèche  et  plus  chaude  au  delà.  Pour  ceux  dont  l'édu- 
cation est  plus  avancée,  les  républiques  sud-américaines  sont 
des  pays  d'anarchie  chronique  et  d'absolue  infériorité  poli- 
tique, ce  qui  représente,  à  tout  le  moins,  une  généralisation 
imprudente  ;  l'Union  du  Nord  leur  doit  la  faveur  de  ses  con- 
seils. Ces  réformateurs  ne  réfléchissent  pas  que  des  lois  consti- 
tuantes ne  sont  point  articles  d'exportation  :  le  Mexique,  par 
exemple,  a  beaucoup  plus  besoin  d'un  pouvoir  central  fort, 
tel  fut  celui  de  Porfirio  Diaz,  que  d'une  constitution  balancée, 
copiée  sur  celle  de  Washington. 

Deux  courants  apparaissent  dans  l'impérialisme  des  Etats- 
l^nis,  celui  des  puritains  et  celui  des  gens  d'affaires;  peut-être 
sont-ce  seulement  deux  aspects  d'un  courant  unique.  Crom- 
well  distribuait  jadis  à  ses  «  Têtes  rondes  »,  pendant  la  guerre 
contre  les  royalistes,  des  brochures  où  il  expliquait  la  manière 
de  gagner  le  Paradis  en  combattant  l'Antéchrist,  lisez  ses 
adversaires.  On  retrouve  quelque  chose  de  cet  esprit  dans  les 
discours  que  des  hommes  d'Etat  considérables  prononcent  de 
nos  jours,  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  chaque  fois  qu'il  s'agit 
de  politique  étrangère  :  ils  invoquent  des  raisons  de  morale, 
d'humanité,  pour  exciter  contre  l'Espagne  les  révolutionnaires 
de  Cuba,  pour  intervenir  à  Saint-Domingue,  provoquer  une 
sédition  en  Nicaragua,  entretenir  les  troubles  du  Âlexique. 
MoraJity,  disait  dernièrement  le  président  Wilson,  isthe  thing 
that  musl  guide  us,  et  rien  ne  nous  autorise  à  taxer  ces  dé- 
clarations d'hypocrisie.  Mais  derrière  le  puritain,  le  business 
man  se  glisse;  c'est  lui  qui  invente  la  diplomatie  du  dollar, 
qui  s'introduit  comme  prêteur  chez  des  imprévoyants  et  fait 


144  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

jouer  ensuite  le  gros  bùton  {big  stick)  sur  le  dos  de  ses  débi- 
teurs. Invité  aux  entreprises  immenses  par  les  proportions 
mêmes  d'un  pays  que  la  nature  n'a  pas  amenuisé,  l'homme 
d'affaires  yankee  est  un  effréné  spéculateur,  au  double  sens 
financier  et  psychologique  de  ce  mot;  dans  ses  combinaisons 
les  plus  indifférentes  au  respect  d'autrui,  il  reste  en  quelque 
mesure  un  apôtre,  j'allais  écrire  un  rrveur. 

Il  redevient  un  homme,  et  un  homme  redoutable  à  ses  voi- 
sins, un  conquérant  ou  un  concurrent,  par  l'inévitable  con- 
tact des  réalités.  Dans  la  Méditerranée  américaine,  les  Etats- 
Unis  déclarent  qu'ils  réprouveront  toute  installation  d'un 
étranger  non  américain  en  un  port  quelconque  d'où  il  pour- 
rait menacer  les  communications  ou  la  sécurité  de  l'Union  : 
c'est  la  fameuse  motion  du  sénateur  Lodge,  votée  en  août  1912, 
et  qui  était  dirigée  contre  la  concession  de  pêcheries  mexi- 
caines à  des  Japonais.  Ce  texte  est  extrêmement  vague  :  il 
peut  interdire  aussi  bien  l'établissement  d'une  station  de 
charbon  anglaise,  allemande,  française,  dans  toutes  les  mers 
voisines  de  Panama;  il  peut  s'appliquer,  si  les  circonstances 
permettent  de  lui  donner  un  effet  rétrospectif,  même  à  d'an- 
ciennes colonies  des  puissances  européennes.  Là  précisément, 
les  Etats-Unis  sont  assurés  de  ne  rencontrer  aucun  obstacle 
indigène;  les  cinq  républiques  isthmiques  n'ont  jamais  pu  con- 
clureentre  elles  uneententedequelque  durée;  l'une d'entreelles,. 
dont  le  territoire  se  serait  peut-être  prêté  aune  communication 
interocéanique,  le  Nicaragua,  est  d'ores  et  déjà  un  simple  pro- 
tectorat nord-américain  ;  personne  désormais  ne  pourra  ouvrir 
là  une  route  rivale  de  celle  de  Panama;  les  Etats-Unis  seront 
libres  d'exploiter  à  leur  guise  le  sol  très  riche  de  cette  petite 
république,  qui  deviendra  sous  leur  direction  un  merveilleux 
jardin  de  plantations  tropicales;  déjà  s'y  emploie  le  trust, 
remarquablement  conduit,  appelé  VUnited  Fruit  6'";  le  Nica- 
ragua n'y  aura  perdu  que  son  indépendance. 

Nous  n'insisterons  pas  sur  ce  que  l'on  pourrait  appeler  le 
«  coup  de  Panama  ».  On  se  souvient  comment,  la  Colombie 
n'ayant  pas  eu  l'habileté  d'assurer  aux  Etats-Unis  les  facilités 
qu'ils  réclamaient  pour  reprendre  l'œuvre  française  du  canal, 
une  province  colombienne  se  détacha,  qui  est  devenue  la  répu- 
blique de  Panama,  dépendance  de  fait  de  l'Union  (1903).  Que 
ce  nouveau  régime  soit  avantageux  pour  les  intérêts  locaux, 
en  même  temps  que  pour  ceux  des  Yankees,  nous  l'admettons 
volontiers  ;  le  territoire  panaméen,  de  part  et  d'autre  du  canal, 
prendra  vite  la  valeur  d'un  terroir  assaini  et  bien  frayé,  pro- 


LES    ÉTATS-UNIS    ET    L'aMÉRIQUE    LATINE  143 

pice  à  une  colonisation  intense.  Qu'il  y  eût  un  procédé  autre 
que  cette  révolution  pour  achever  le  percement  de  l'isthme, 
nous  en  doutons  et  devons  avouer  que  cette  violence  aura  été 
le  principe  d'un  incontestable  progrès.  Mais  le  canal  sera  sur- 
tout une  affaire  nord-américaine,  d'ordre  impérial  autant 
qu'économique;  il  n'est  pas  certain  qu'il  rémunère  de  long- 
temps les  fonds  engagés  ;  du  moins,  et  c'est  en  quoi  le  succès 
est  capital,  il  sera  pour  les  Yankees  un  moyen  d'étendre  leur 
action  privilégiée  sur  toute  l'Amérique  centrale  et  pacifique  ; 
il  leur  donne  la  tentation  et  la  faculté  de  surveiller  toutes 
démarches  de  rivaux  en  territoire  resté  colombien,  sur  le  tracé 
dit  du  canal  d'Atrato,  par  exemple. 

Déjà  cette  politique  isthmique  se  développe  ainsi  qu'il  était 
aisé  de  le  prévoir.  La  Colombie  n'a  cessé  de  protester  contre  la 
mutilation  de  son  territoire.  Après  dix  ans  accomplis,  elle  per- 
siste à  réclamer  un  arbitrage,  que  les  Etats-Unis  refusent, 
sinon  sur  des  points  secondaires.  Ils  voudraient,  s'ils  consen- 
tent finalement  à  une  compensation  en  argent,  obtenir  la  ces- 
sion à  bail,  pour  soixante-quinze  ans,  de  deux  îles  colombiennes 
voisines  du  débouché  pacifique  du  canal  ;  ils  demandent  même 
une  option  pour  le  canal  d'Atrato,  non  certes  pour  le  creuser 
eux-mêmes,  mais  pour  empêcher  quiconque  de  susciter  cette 
concurrence  à  Panama.  Au  milieu  de  l'année  1911,  une  asso- 
ciation civique  fondée  dans  l'Equateur  dénonçait  le  projet 
d'un  emprunt  yankee  de  300  millions  de  francs,  très  dispropor- 
tionné avec  les  nécessités  de  la  République,  mais  qui  eût  été 
une  manière  indirecte  pour  les  Etats-Unis  de  se  faire  céder,  à 
titre  de  gage,  l'archipel  des  Galapagos.  On  peut  rattacher  à  ces 
indications  l'activité  présente  du  Bolivian  Syndicate,  qui  pré- 
pare l'accaparement  économique  de  la  Bolivie  par  des  trusts 
de  constructeurs  et  métallurgistes  yankees;  il  y  a  quelques 
années,  une  société  d'exploitation  de  caoutchouc  avait  tenté  de 
fonder,  dans  l'Acre,  une  république  protégée  des  Etats-Unis, 
et  le  Brésil  dut,  par  le  traité  de  Pétropolis  (1903),  racheter  ses 
droits  sur  cette  portion  de  son  territoire  national. 

L'effort  principal  des  Etats-Unis  porte  en  ce  moment  sur  la 
seule  grande  République  latine  qui  les  sépare  des  pays  isth- 
miques,  le  Mexique.  Là  s'exercent  les  deux  forces  de  l'impéria- 
lisme; mais  nous  croyons  que  ni  les  doctrinaires,  ni  les  trus- 
ters  ne  tiennent  un  compte  assez  exact  des  conditions  particu- 
lières du  Mexique  :  leur  maladresse  compromet  la  cause  nord- 
américaine  auprès  de  tous  les  Mexicains,  en  même  temps 
qu'elle  irrite  les  autres  Latins  d'Amérique,  et  mécontente 
l'Europe.   Le  président  Wilson  proclame    qu'il  ne    reconnaît 

QOEâT.   DiPL.    ET    Col.    —   T.    XXXVII.  10 


146  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

pas  le  général  Huerta,  parce  que  l'avènement  de  ce  président  a 
été  assuré  par  un  coup  d'Etat.  Ceci  est  notoire,  mais  le  prési- 
dent Madero,  prédécesseur  de  Huerta,  ne  s'était-il  pas  élevé  de 
même,  non  seulement  du  consentement  tacite  des  Etats-Unis, 
mais  encore  avec  l'appui  public  des  financiers  yankees?  Ne 
linira-t-on  pas  par  rendre  Huerta  populaire  si  Ton  fait  de  lui 
le  président  de  la  résistance  nationale  aux  empiétements 
étrangers  et  si  Ton  soutient  contre  lui  des  chefs  de  bandes  qui 
se  livrent  aux  pires  excès?  Pense-t-on  à  tous  les  intérêts  euro- 
péens que  bouleverse  la  continuation  de  cette  anarchie  ?  En 
fait,  la  diplomatie  américaine  n'est  ici  que  l'humble  servante 
du  trust  des  pétroles  nommé  le  Standard  OU  :  Huerta  est  visé 
parce  qu'il  passe  pour  favoriser  un  groupe  rival  anglais,  que 
les  monopoleurs  yankees  veulent  écraser  à  tout  prix.  Ce  groupe, 
que  préside  lord  Cowdray,  avait  aussi  passé  de  récents  contrats 
avec  la  Colombie  et  l'Equateur;  la  «  Standard  Oil  »  aélé  assez 
puissante  pour  y  faire  échec  au  dernier  moment;  la  Colombie 
a  retiré  ses  propositions,  l'Equateur  a  concédé  ses  gisements 
de  naphte  à  son  consul  de  Panama,  qui  est,  dit-on,  un  homme 
du  trust.  Le  Mexique  n'est  qu'une  carte  dans  ce  jeu  compliqué. 

L'assainissement  moral  que  poursuit  le  président  Wilson  équi- 
vaut donc  à  encourager  une  guerre  civile,  afin  d'exproprier  des 
non  Américains.  Ceux-ci  pourtant  ont  rendu  des  services  au 
Mexique,  sans  l'avoir  jamais  mutilé,  et  sont  disposés  à  en 
rendre  d'analogues  à  d'autres  républiques  voisines  ;  mais  l'aillux 
des  capitaux  étrangers,  dit  le  président,  doit  être  considéré  par 
ces  Etats  comme  une  menace  pour  leur  autonomie  nationale; 
contre  ce  danger,  le  grand  frère  du  Nord  sera  toujours  empressé 
à  les  défendre.  M.  Wilson  n'a-t-il  pas  pris  garde  à  ce  qu'un 
tel  langage  a  de  désobligeant  pour  les  nations  européennes? 
Estime-t-il  très  opportun  de  décourager,  en  France  notam- 
ment, les  sympathies  qui  vont  naturellement  à  la  vaillante 
nation  nord-américaine,  mais  qui  se  refusent  aux  peuples 
ambitieux  sans  mesure,  insolents  de  leurs  avantages  et  systé- 
matiques contempteurs  d'autrui?  Il  menait  jadis,  lorsqu'il  était 
candidat,  une  courageuse  campagne  contre  les  financiers  acca- 
pareurs; chercherait-il,  pour  les  atteindre  dans  les  limites  de 
la  République,  à  leur  assurer  des  compensations  au  dehors? 
Nous  avons  trop  ferme  confiance  en  sa  droiture  pour  le  croire 
capable  d'un  pareil  calcul;  mais  ses  initiatives,  brochant  sur 
les  intrigues  de  la  Standard  Oil,  aggravent  les  méfiances  étran- 
gères contre  l'impérialisme  yankee. 

Par  le  canal  de  Panama,  garanti  contre  d'éventuelles  voies 
rivales,  les  Etats-Unis  interviendront  avec  plus  d'autorité  dans 


LES    ÉTATS-UNIS    b-T    l'aMÉRIQUE    LATINE  147 

les  républiques  sud-américaines  du  Nord-Ouest  :  Colombie, 
Equateur,  Pérou,  Bolivie.  On  annonçait  dernièrement  l'achat 
de  nombreuses  mines  de  cuivre  par  des  syndicats  nord-amé- 
ricains,  le  long  dn  chemin  de  fer  d'Antofagasta  à  Oruro,  qui 
est  lui-même  aux  mains  de  capitalistes  de  cette  origine.  Le 
Nord  du  Chili,  région  des  nitrates,  rentre  dans  cette  zone  d'in- 
fluence économique.  Tous  ces  pays,  que  la  voie  de  Panama 
rapprochera  de  l'Atlantique,  sont  dès  maintenant  jalonnés 
d'entreprises  yankees.  L'opinion  que  l'on  se  fait,  dans  les  répu- 
bliques latines  du  Pacifique,  de  la  solidarité  nouée  entre  ces 
groupes  industriels  et  le  gouvernement  de  Washington  res- 
sort d'un  fait  tout  récent.  Des  propriétaires  de  nitratières  con- 
testées, boliviens  et  chiliens,  avaient  décidé  de  s'associer  à  des 
syndicats  yankees,  dans  l'espoir  avoué  que  leurs  réclamations 
judiciaires  seraient  dès  lors  appuyées  par  la  diplomatie  de 
Washington.  Il  a  fallu,  pour  les  décourager,  une  déclaration 
explicite  et  officielle  du  ministre  des  Etats-Unis  à  Santiago, 
précisant  que  son  gouvernement  n'entrerait  pas  dans  leurs 
vues.  Ces  joueurs  n'ont  eu  que  le  tort  de  venir  un  peu  tard 
car  précédemment  Washington  avait  opiniâtrement  soutenu, 
contre  Santiago,  des  prétentions  fondées  sur  une  combinaison 
analogue. 

Les  hardiesses  américaines  sont  moins  agressives  vis-à-vis 
des  Etats  latins  qui  sont  arrivés  à  une  fortune  plus  indépen- 
dante, Brésil  et  Argentine  en  particulier.  Ceux-là  resteront 
aussi  éloignés  des  régions  industrielles  du  Nord  après  l'ouver- 
ture de  Panama;  donnant  sur  l'Atlantique,  ils  ont  été  et  restent 
encore  plus  accessibles  aux  inlluences  européennes;  aussi  des 
publicistes  de  Rio  ou  de  Buenos-Aires  considèrent-ils  volon- 
tiers que  le  «  péril  yankee  »  n'existe  pas  pour  eux.  Le  capital 
nord-américain  vient,  dans  ces  républiques,  s'employer  con- 
curremment avec  les  capitaux  d'Europe;  c'est  une  rivalité 
pacifique,  toute  profitable,  semble-t-il,  à  ceux  dont  les  domaines 
sont  ainsi  fécondés.  Il  y  a  lieu  pourtant  d'observer  des  diffé- 
rences entre  les  méthodes  des  industriels  d'Europe  et  celles  de 
leurs  collègues  yankees.  Les  premiers  se  déploient  en  tirail- 
leurs, par  petites  associations  dont  chacune  s'attache  à  une 
entreprise  isolée,  un  port,  un  réseau  de  chemins  de  fer,  une 
banque, une  usine  frigorifique;  la  division  même  de  ces  affaires 
est  une  garantie  de  leur  innocuité  politique.  Les  Yankees,  au 
contraire,  arrivent  par  masses;  le  nombre  de  leurs  business 
nien  qui  s'intéressent  à  l'Amérique  latine  est  encore  minime, 
mais  tous  sont  plus  ou    moins  directement  solidaires  les  uns 


148  QUKSTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

des  autres;  les  programmes  de  leurs  chefs  ignorent  les  fron- 
tières politiques  et  subordonnent  résolument  à  leurs  fins  les 
autorités  régionales. 

Nous  avons  exposé  ici  même  (1)  comment  s'est  constitué  le 
syndicat  de  chemins  de  fer  connu  sous  le  nom  de  trust  Far- 
quhar.  A  l'heure  actuelle,  beaucoup  de  Français  sans  doute 
maudissent  Tétourderie  qui  les  a  faits  créanciers  de  la  Brazil 
Raihvay,  l'une  des  compagnies  principales  de  ce  syndicat;  les 
lieutenants  de  la  Brazil  Hy  n'en  poursuivent  pas  moins  leurs 
démarches,  pour  incorporer  la  Compagnie  anglaise  de  Sao- 
Paulo  à  Santos,  par  laquelle  ils  accéderaient  au  grand  port  des 
cafés  brésiliens.  En  Argentine,  on  n'a  pas  vu  sans  ennui  les 
grands  packers  de  Chicago  s'emparer  un  à  un  des  frigorifiques 
fondés  —  en  exploitation  d'une  idée  française  —  par  des 
groupes  anglo-argentins.  11  en  est  résulté,  surplace,  une  hausse 
des  prix  du  bétail  et  une  diminution  du  cheptel,  sacrifié  sans 
mesure;  en  Angleterre,  marché  consommateur,  les  prix  de  la 
viande  importée  ont  au  contraire  fléchi,  mais  quand  les 
Yankees  auront  absorbé  toutes  les  usines  encore  indépen- 
dantes, ils  feront  la  loi  des  deux  côtés,  abaisseront  les  taux 
d'achat  en  Argentine,  relèveront  les  taux  de  vente  en  Angle- 
terre :  l'Amérique  latine  et  le  vieux  continent  se  consoleront 
l'un  l'autre  de  leur  payer  tribut  (2).  Ici,  l'emprise  est  moins 
brutale  que  celle  de  la  Standard  Oil,  ou  encore  de  l'United 
Fruit  dans  l'Amérique  Centrale;  mais  en  définitive,  le  but 
n'en  est  pas  moins  atteint.  Seule  une  meilleure  organisation 
technique  de  l'Amérique  latine,  aidée  de  collaborations  euro- 
péennes, peut  écarter  ce  véritable  péril. 

Le  gouvernement  de  Washington  n'en  use  pas  moins  libre- 
ment lorsque  des  pourparlers  d'ordre  économique  sont  engagés 
directement  par  lui.  Le  Brésil  lui  envoyant  la  majeure  partie 
de  ses  caoutchoucs  et  de  ses  cafés,  il  oblige  la  douane  brési- 
lienne à  des  détaxes  spéciales  pour  ses  farines,  qui  triomphent 
ainsi  des  similaires  d'Argentine;  lorsque  le  Brésil  essaie  de 
poursuivre,  au  mieux  de  ce  qu'il  juge  ses  intérêts,  la  liquida- 
tion de  la  «  valorisation  du  café  »,  le  gouvernement  nord- 
américain  s'arroge  un  droit  de  contrôle,  allant  au  besoin  jus- 
qu'à la  confiscation,  sur  le  mouvement  des  cafés  entreposés  à 
New-York.  On  proteste,  à  Buenos-Aires,  à  Rio,  contre  ces 
allures    tranchantes;   mais,   en    somme,   on  laisse  faire;    on 


(1)  Voir  les   numéros   des  Questions   des    15  décembre  1912  et   1""'  janvier  1913. 

(2)  Voir  une  lettre  de  M.  Henry  Jullemier,  ministre  de   France   à  Buenos-Aires, 
dans  le  Monileur  officiel  du  Commerce  du  27  novembre  1913. 


LES    t.TATS-L'NIS    ET    l'aMÉBIQUE   LATINE  149 

accueille  avec  complaisance  la  nouvelle  d'attentions  témoi- 
gnées par  les  autorités  de  l'Union  à  tel  personnage  comme  le 
chancelier  brésilien  Lauro  Millier  ou  le  jurisconsulte  argentin 
Luis  Drago;  Ton  accepte  les  politesses  platoniques  des  congrès 
panaméricains.  Par  contre,  dans  des  conversations  particu- 
lières, on  s'épanche  en  confidences  désenchantées;  on  remarque 
que  les  discours  dun  Roosevelt,  dans  les  capitales  sud-améri- 
caines, ont  besoin  de  perpétuelles  corrections  après  coup,  tan- 
dis que,  quand  un  Saenz  Peûa  vient  à  Rio,  ou  un  Campos 
Salles  à  Buenos-Aires,  chacun  sait  prononcer  des  mots  dont  il 
n'y  a  rien  à  reprendre  :  n'est-ce  pas  l'indice  que  parmi  les 
plus  éminents  des  Yankees,  bien  rares  encore  sont  ceux  qui 
connaissent  assez  bien  l'Amérique  latine  pour  lui  parler  sans 
fautes  de  tact? 

Des  voyages  comme  celui  de  M.  Elihu  Root  en  1906,  de 
INl.  Roosevelt  en  1913,  ont  quelque  chose  d'une  inspection,  et 
malgré  toute  la  correction  des  pompes  officielles,  ogacent  les 
Sud-Américains.  Ils  sont  aussi  une  occasion,  pour  la  presse 
européenne,  de  s'abandonner  à  quelques  réflexions  sur  les 
excès  de  la  doctrine  de  Monroë  :  le  récent  discours  de  M.  Wil- 
son,  si  malheureusement  agressif  contre  les  capitaux  euro- 
péens envoyés  dans  l'Amérique  latine,  a  été  commenté  défa- 
vorablement, à  Paris  par  le  Temps,  à  Londres  par  VOiitlook^ 
à  Berlin  par  la  Morgen  Post.  Raillant  les  scrupules  de  probité 
financière  qni  ont  déterminé  Washington  à  moraliser  sous  sa 
férule  Saint-Domingue  et  Nicaragua,  le  Financial  Times  de 
Londres  demandait  l'autre  jour  quels  châtiments  l'Union 
réservait  à  huit  de  ses  propres  Etats  qui  sont  fort  en  retard 
avec  leurs  créanciers.  En  Amérique  du  Sud  aussi,  l'on  com- 
mence à  élever  la  voix  un  peu  plus  haut  :  le  Mercurio,  de  San- 
tiago, se  défie  de  M.  Farquhar,  «  homme  de  foi  et  d'audace 
((  excessive,  parce  qu'en  ses  combinaisons  il  entre  un  tiers  de 
«  réalité  et  deux  tiers  d'espérance  en  un  avenir  inconnu  ». 
Au  moment  où  le  président  Roosevelt  quitte  le  Brésil,  M.  Bar- 
bosa  Lima  lance  à  Rio  un  cri  d'alarme  :  «  Souvenons-nous  de 
la  Colombie!  »  Celle-ci  elle-même,  en  essayant  de  traiter  avec 
le  groupe  anglais  des  pétroles,  puis  avec  une  banque  de  Paris, 
pour  ses  émissions  fiduciaires,  marquait  son  désir  d'échapper 
à  la  tutelle  hautaine  des  Yankees. 

Mais  combien  tout  cela  est  fragmentaire,  inefficient  !  L'ex- 
cellent journal  de  Buenos-Aires,  la  Naciân,  a  fait  res- 
sortir bien  souvent  que  l'Amérique  latine  doit  attendre  sa 
complète  émancipation  surtout  d'elle-même.  Pour  repousser 


150  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLOIHlALES 

avec  succès  les  prétentions  nord-américaines  à  un  protectorat 
continental,  il  ne  suffit  pas  de  dénoncer,  entre  amis,  les  tares 
politiques  qui  gangrènent  la  Uépublique  du  Nord  et  de  rappe- 
ler à  ces  prêcheurs  la  parabole  évangélique  de  la  paille  et  de 
la  poutre  dans  l'œil.  La  tache  est  plus  haute  et  plus  difticile  ; 
il  faut,  d'abord,  ménager  les  amitiés  européennes,  car  c'est 
d'Europe  que  continueront  à  venir  les  immigrants,  et  pour  la 
majeure  partie,  les  capitaux  ;  on  doit  donc  éviter  des  erreurs 
comme  celle  de  la  province  de  Buenos-Aires,  qui  concède  tout 
un  réseau  de  chemins  de  fer  neufs,  d'un  rendement  médiocre 
ou  du  moins  très  lointain,  sans  souci  de  mécontenter  les  vieilles 
et  solides  sociétés  anglaises  dont  le  progrès  est  inséparable  de 
celui  du  pays  lui-même,  sagement  développé.  Aussi  bien  y  a-t-il 
aujourd'hui  tendance  des  Latins  d'Amérique  à  se  réclamer  de 
leurs  ancêtres  d'Europe  ;  l'Espagne  n'est  plus  pour  eux  la  mo- 
narchie inintelligente  et  oppressive  de  Ferdinand  VIL  mais  le 
berceau  de  leurs  nationalités  ;  une  politique  continentale  amé- 
ricaine leur  apparaît  un  non-sens,  si  elle  ne  considère  pas  en 
eux  des  peuples  libres. 

Plusieurs  fois,  pendant  le  siècle  si  turbulent  de  leur  novi- 
ciat politique,  cesEtats  sud-américains  ont  esquissé  d'originales 
nouveautés  :  leurs  différends  de  frontières  ont  été  réglés  par 
l'arbitrage  ;  on  peut  espérer  une  solution  pacifique  des  litiges 
qui  divisent  encore  la  Colombie  et  le  Pérou,  le  Pérou  et  le  Chili. 
Ces  jours  derniers,  le  Brésil  vendait  à  une  puissance  d'Europe 
un  dreadnought  en  construction,  le  Rio -de- Janeiro  ;  c'est  un 
exemple  qu'Argentine  et  Chili  pourraient  suivre,  et  l'entente 
amicale  de  ces  trois  grandes  républiques  n'en  serait  que  mieux 
assise.  En  1911,  pour  le  centenaire  de  son  indépendance,  le 
Venezuela  avait  convoqué  à  Caracas  un  Congrèsdes  républiques 
jadis  affranchies  par  Bolivar,  mais  le  j)rojet  d'une  Union 
Boliviana,  de  l'isthme  de  Darien  au  Pérou  et  à  la  Bolivie,  ne 
fut  qu'un  thème  à  discours.  Si  pourtant  l'Amérique  latine 
veut  grandir  par  elle-même,  l'association  seule  lui  en  donnera 
la  force  ;  on  la  verrait  assez  bien  partagée  en  trois  confédéra- 
tions alliées,  l'A  B  C  du  Sud  (Argentine,  Brésil,  Chili,  auxquels 
se  joindraient  Uruguay  et  Paraguay),  le  groupe  bolivien  des- 
siné au  Congrès  de  Caracas,  enfin  le  groupe  du  Nord,  Mexique 
et  Centre-Amérique,  si  le  Mexique,  comme  nous  devons  l'es- 
pérer, parvient  à  dominer,  en  restant  autonome,  la  crise  qui 
le  paralyse. 

A  ces  trois  confédérations,  les  Etals-Unis  pourraient  appor- 
ter leur  amitié,  fondée  sur  un  respect  mutuel  et  non  plus  sur 
un  parti  pris  unilatéral  d'hégémonie.  L'Europe  alors  n'aurait 


LES   ÉTATS-UNIS    ET   l'aMÉRIQUE    LATINE  151 

plus  à  se  garer  comme  d'un  danger  des  abus  de  la  doctrine  de 
Monroë.  Il  ne  serait  plus  question,  lorsqu'un  hôte  tel  que  le 
général  colombien  Reyes  est  reçu  à  l'Ateneo  hispano-améri- 
cain de  Buenos- Aires,  de  concerter  des  moyens  pratiques  pour 
résistera  l'invasion  dominatrice  qui  vient  du  Nord,  linpubli- 
ciste  largement  inspiré,  tel  que  Manuel  Lgarte,  ne  serait  plus 
écarté  du  Nicaragua  parce  qu'il  y  veut  donner  de  libres  con- 
férences sur  l'avenir  de  l'Amérique  latine.  Et  M.  Roosevelt  ne 
risquerait  plus  d'être  accueilli  par  les   étudiants  de  Santiago 
du  Chili  aux   cris    de  ^  Vive  la  Colombie  !   »   Un  recours   à 
l'arbitrage,  sans  chicanes  restrictives,  sur  le  cas  de  Panama, 
une  retraite  opportune  au  Mexique  — et  les  bons  offices  de  l'Eu- 
rope la  faciliteraient  certainement  —  en  ménageant  l'amour- 
propre  des  deux  parties,  telles  seraient,  de  la  part  des  Etats-Unis, 
les  preuves  qu'ils  comprennent  les  nouveautés  d'un  âge  oii  ils 
ne  sont  plus  seuls  en  Amérique.  Aussi  bien  cette  politique  est- 
elle  recommandée,  dans  la  grande  République  elle-même,  par 
tous  ceux  qui  connaissent  l'Amérique  du  Sud,  M.  John  Bar- 
rett,  l'éminent  directeur  de  l'Union  panaméricaine,  M.  Charles 
Scherrill,  l'orateur  persuasif  qui  fut  ambassadeur  à  Buenos- 
Aires,  M.  Robert  Bacon,  l'infatigable  conférencier  de  la  fon- 
dation Carnegie.  Les  républiques   latines  n'admettraient  pas 
que  la  doctrine  de  Monroë  les  refît  colonies,  après   les  avoir 
protégées  contre  le  retour  au  passé.  «  Nous  sommes  en  train, 
disait  l'autre  jour  M.  Barrett,  de  nous  rendre  odieux  ou  sus- 
pects à  tous  nos  voisins  du  continent  ».  Il  faut  souhaiter  que 
le   gouvernement  de  Washington  s'arrête  à  temps  sur  cette 
pente  ;  sinon   l'inauguration   prochaine  du  canal  de  Panama 
ouvrirait  pour  l'Amérique  des  deux  continents  une  crise  de 
militarisme  et  de  dépenses   somptuaires   contre  laquelle  ses 
vrais  amis  —  elle  en  compte   beaucoup  en  France  —  ont  le 
-devoir  de  la  prémunir. 

Henri  Lorin. 


LA    SITUATION 

DE 

L'AFRIQUE   OCCIDENTALE   FRANÇAISE 


UN  DISCOURS  DE  M.  PONTY 

L'Afrique  Occidentale  Française  est  une  des  colonies  fran- 
çaises qui  donne  le  plus  de  satisfaction  à  la  métropole.  Le& 
trois  gouverneurs  généraux  qui  ont  eu  la  charge  de  l'adminis- 
trer —  le  regretté  D'  Ballay,  M.  Roume  et  M.  W.  Ponty —  lont 
méthodiquement  organisée,  avec  la  claire  notion  des  besoins 
politiques  et  économiques  que  comportait  sa  situation  assez 
particulière.  Ils  se  sont  appliqués  à  assurer  à  ses  populations 
encore  primitives,  mais  moins  frustes  que  celles  de  l'Afrique 
Equatoriale,  d'abord  la  sécurité,  puis  les  moyens  de  mettre  en 
œuvre  les  richesses  de  leurs  forêts  ou  les  ressources  de  leur 
sol,  enfin  d'éviter  les  maladies  et  aussi  de  progresser  dans  les 
voies  de  la  civilisation  grâce  à  un  enseignement  de  plus  en  plus 
répandu. 

Dans  le  discours  qu'il  a  prononcé  vers  la  fin  de  1913,  à  l'ou- 
verture de  la  session  ordinaire  du  Conseil  de  gouvernement  de 
l'Afrique  Occidentale  Française,  M.  le  gouverneur  général 
W.  Ponty  a  très  soigneusement  montré  à  la  fois  ce  qui  avait 
déjà  été  réalisé  à  tous  ces  points  de  vue  et  ce  qui  serait  fait  dans 
le  plus  prochain  avenir. 

A  la  veille  de  l'utilisation  d'un  nouvel  emprunt  de  167  mil- 
lions de  francs  autorisé  par  une  loi  du  23  décembre  191)^,  il  y  a 
intérêt  à  suivre  le  gouverneur  général  dans  cette  revue  d'en- 
semble. Cette  étude  pourra  en  efTet  servir  de  base  à  l'appré- 
ciation des  progrès  que  ces  nouvelles  ressources  ne  manque- 
ront pas  d'assurer. 

* 

Au  point  de  vue  politique,  l'Afrique  Occidentale  est  à  peu 
près  complètement  soumise  à  notre  autorité.  Il  n'y  a  guère  que 
du  côté  de  la  Mauritanie  et  à  la  frontière  est  que  se  produisent 
des  incursions    de   pillards.  Mais  le  jour   où  notre   influence 


LA    SITUATION    DE    l'aFRIQUE    OCCIDENTALE   FRANÇAISE  153 

s'étendra  au  Maroc  entier  et  que,  à  l'Est,  grâce  à  l'établisse- 
ment des  Italiens  en  Tripolitaine  et  aux  progrès  de  nos  armes 
dans  des  territoires  encore  indépendants,  la  tranquillité  sera 
établie,  les  pillards  auront  vécu. 

Au  cours  de  1913,  la  tranquillité  ne  fut  troublée  qu'en  Mau- 
ritanie. On  y  a  eu  la  répercussion  d'ailleurs  prévue  de  notre 
action  au  Maroc.  Dans  les  dernières  semaines  de  1912,  plu- 
sieurs rezzous  faisaient  subitement  leur  apparition  sur  les 
frontières  du  territoire  de  l'Afrique  Occidentale.  Un  peu  plus 
tard,  en  janvier  1913.  nous  perdions  à  Liboïrat  le  lieutenant 
Martin,  les  sous-officiers  Bain,  Pellatan  et  Tixier,  ainsi  qu'un 
certain  nombre  d'autres  hommes.  Le  lieutenant-colonel  Mouret 
sut  venger  promptement  ces  malheureux  en  s'aidant  efficace- 
ment des  populations  de  l'Adrar  elles-mêmes.  La  conclusion 
de  cette  action  offensive  fut  le  combat  violent  de  l'oued  Tagliat. 
11  convient  de  noter  ici,  à  la  suite  de  M.  W.  Ponty,  que  ce 
combat  fut  pour  Si  Ahmed  Ould  Aida,  un  de  nos  adversaires 
d'autrefois,  que  le  colonel  Patey  avait  ramené  blessé  de  Tis- 
chitt  en  janvier  1912,  l'occasion  de  nous  donner  une  preuve  de 
son  loyalisme.  Ce  jeune  Maure,  airiié  et  écouté  des  populations 
du  Nord  de  l'Adrar,  dont  un  an  auparavant  il  était  encore 
l'émir  et  qu'il  conduisait  contre  nous,  a  marché  aux  côtés  de 
nos  troupes,  se  battant  avec  une  bravoure  admirable.  Un  pareil 
fait  est  à  l'honneur  à  la  fois  de  nos  officiers  et  des  adversaires 
avec  lesquels  ils  se  mesurent,  et  il  est  un  gage  delà  bonne  et 
définitive  besogne  que  nous  faisons  en  ces  régions.  Ce  succès 
que  nous  avons  durement  acheté  par  la  mort  de  deux  de  nos 
officiers,  le  capitaine  Gerhard  et  le  lieutenant  Merello,  a 
montré  aux  bandes  qu'essayaient  de  réunir  El  Heiba  et  son  frère 
Laghdaf,  pour  les  lancer  ensuite  contre  les  Français  de  Mauri- 
tanie, que  nous  étions  capables  de  nous  mouvoir  avec  une 
rapidité  égale  à  la  leur  et  que  nous  n'hésitions  pas  à  venir  les 
surprendre  dans  les  repaires  mêmes  où  ils  s'étaient  crus  j usqu'ici 
à  l'abri  de  nos  attaques.  La  mobilité  de  nos  troupes  est  une 
des  conditions  de  nos  succès  en  Afrique  et  on  ne  saurait  trop 
insister  sur  la  merveilleuse  adaptation  de  nos  officiers  au 
milieu  où  ils  ont  à  opérer  et  aux  habitudes  des  adversaires  qu'ils 
ont  à  combattre. 

Il  faut  constater  aussi  —  et  c'est  une  constatation  fort 
agréable  à  faire  —  que  l'administration  militaire  ou  civile 
s'applique  très  adroitement  à  frapper  l'imagination  des  indi- 
gène^. C'est  ainsi  que  le  12  janvier  1913  un  détachement  de 
méharistes  du  Tidikelt  ramenait  à  Tombouctou,  où  il  leur  était 
fait  des  funérailles  imposantes,  les  restes  du  lieutenant  Lelor- 


•154  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

rain  et  du  commis  des  affaires  indigènes  Rossi  qui  reposaient 
à  El-Gattara  oii  ils  avaient  été  tués  en  mai  1911.  La  venue  de 
ces  méiiaristes  algériens  à  Tombouctou  a  eu  un  retentissement 
considérable  dans  la  région  et  a  montré  aux  nomades  que  les 
Français,  tant  au  Nord  qu'au  Sud  du  Sahara,  pouvaient  le  cas 
échéant  coopérer  pour  châtier  les  pillards  et  les  fauteurs  de 
désordre. 

Voici  un  autre  trait  qui  prouve  encore  l'ingéniosité  de  nos 
moyens  d'action.  L'administration  de  la  Côte  d'Ivoire  a  profité 
de  l'arrivée  du  rail  à  Bouaké  pour  transporter,  par  trains  spé- 
ciaux, une  délégation  des  populations  de  la  côte  dans  la  haute 
région  et  inversement  une  délégation  de  la  population  des 
cercles  de  la  zone  soudanaise  sur  le  littoral.  A  la  Côte  d'Ivoire 
où  il  y  avait  assez  largement  à  faire  pour  établir  notre  autorité, 
l'œuvre  a  été  menée  de  telle  sorte  depuis  IIHO  que  le  pro- 
gramme de  pénétration,  méthodiquement  élaboré  par  le  gou- 
vernement général  et  l'administration  locale,  est  aujourd'hui 
bien  près  d'être  réalisé. 

Somme  toute,  exception  faite  pour  la  Mauritanie,  aucun  évé- 
nement politique  important  n'est  survenu  en  Afrique  Occiden- 
iale  au  cours  de  l'année  1913. 

La  confiance  s'établit  de  plus  en  plus  entre  les  indigènes  et 
les  représentants  de  la  France.  (Quelques  chefs,  parmi  les  plus 
influents  du  Fouta-Djallon,  ont  demandé  d'admettre  leurs  fils 
comme  volontaires  dans  les  régiments  de  tirailleurs  sénégalais. 
Sept  jeunes  gens  des  familles  les  plus  iniluentes  et  les  plus 
anciennes  du  Fouta  ont  été  ainsi  incorporés.  En  citant  ce  fait, 
M.  Ponty  a  dit  qu'il  serait  dénature  à  faciliter  grandement  les 
opérations  de  recrutement  au  Fouta-Djallon. 

Ces  opérations  de  recrutement  sont  pour  l'Afrique  Occiden- 
tale un  problème  délicat.  Le  gouverneur  général  l'a,  dès  qu'il 
a  été  posé,  considéré  comme  tel.  Aussi  a-t-il,  par  un  arrêté 
du  25  octobre  1912  et  par  des  instructions  très  précises,  essayé 
d'en  atténuer  les  difficultés.  En  novembre  191M,  après  un  an 
d'expérience,  il  a  déclaré  ce  problème  heureusement  résolu,  et 
en  en  reportant  le  mérite  à  ses  collaborateurs  de  tous  ordres,  il 
a  dit  :  «  ...La  question  de  la  constitution  d'une  force  noire, 
«  dans  la  mesure  prudente  oii  f  ai  toujours  déclaré  que  nous 
«  devions  nous  arrêter,  est  entrée  dans  une  phase  nouvelle  et 
«  entons  points  satisfaisante,  »  L'immense  majorité  des  chefs 
indigènes  ainsi  que  les  populations  ont  fait  preuve,  en  ces 
circonstances,  de  beaucoup  de  loyalisme. 

Au  reste,  ce  loyalisme,  on  le  trouve  depuis  longtemps  dans 
ces  admirables  troupes  sénégalaises  qui  collaborent  avec  tant 


LA    SITUAKON    DE    l'aFRIQUE    OCCIDENTALE    FRANÇAISE  155 

-de  bravoure  à  nos  expéditions  coloniales.  Cette  collaboration  a 
été  reconnue  par  le  gouvernement  français  qui,  au  14  juillet 
dernier,  a  décoré  le  drapeau  du  P'  régiment  de  tirailleurs  séné- 
galais; et  cette  décoration  a  été  fêtée,  en  août  1913,  d'une  façon 
enthousiaste  à  Dakar  par  une  foule  énorme  et  les  chefs  indi- 
gènes venus  des  plus  lointaines  provinces  du  Sénégal. 

Si  nous  avons  obtenu  ce  loyalisme  des  populations  de 
l'Afrique  Occidentale,  c'est  que  nous  avons  su  adopter  une 
politique  indigène  qui  leur  convenait. 

La  politique  indigène  est  la  pierre  d'achoppement  de  toute 
entreprise  coloniale  et  nous  ne  pouvons  pas  dire  que  nous 
avons  partout  adopté  la  meilleure,  nous  qui  sommes  par  nos 
qualités  natives  les  plus  aptes  peut-être  des  peuples  euro- 
péens à  en  suivre  une  bonne.  Il  est  vrai  que,  avec  des  sujets  de 
mentalité  et  de  culture  aussi  différentes  que  le  sont  les  habi- 
tants de  nos  diverses  colonies,  il  conviendrait  d'avoir  plusieurs 
politiques  indigènes  et  c'est  une  difficulté.  Quoi  qu'il  en  soit, 
en  Afrique  Occidentale  nous  n'avons  pas  mal  réussi.  «  Le  large 
«  crédit  moral  que  nous  avons  su  faire  naître  et  affermir  chez 
«  nos  ressortissants  nous  permet,  a  dit  M.  Ponty,  d'iniluer  sur 
«  leur  mentalité,  mais  dans  le  sens  profond  de  leurs  traditions 
<i  et  avec  le  plus  scrupuleux  respect  de  leurs  coutumes.  »  C'est 
là,  en  effet,  la  grande  condition  du  succès. 

Dans  la  seule  année  1912-1913  le  gouverneur  général  a  pris, 
dans  l'intérêt  des  indigènes,  diverses  mesures  d'ordre  politique 
et  administratif.  Il  a  modifié  le  régime  des  prestations  qui 
pesaient  parfois  lourdement  sur  l'indigène;  il  a  desserré  les 
liens  rigides  de  l'indigénat  et  précis*^  la  tâche  des  magistrats 
indigènes  des  divers  degrés  de  juridiction. 

Mais  il  est  deux  ordres  de  préoccupations  qui  s'imposent 
aux  administrateurs  français  et  que  M.  Ponty  ne  néglige  pas  : 
c'est  l'enseignement  et  l'hygiène. 

Pour  l'enseignement,  le  gouverneur  général  a  refondu,  dans 
chaque  colonie,  les  textes  organiques;  il  a  organisé  l'inspec- 
tion des  écoles  et  essayé  d'assurer  le  recrutement  des  maîtres. 
L'enseignement  est  maintenu,  autant  que  possible,  dans  un 
sens  essentiellement  pratique,  aussi  son  couronnement  est-il 
l'enseignement  professionnel.  L'école  Pinet-Laprade  initie  aux 
travaux  de  forge,  d'ajustage,  d'ébénisterie.  Il  a  été  créé  une 
école  des  pupilles  mécaniciens.  Enfin  des  exercices  pratiques 
d'agriculture  font,  dans  toutes  les  écoles,  partie  intégrale  des 
programmes:  les  jardins  scolaires  sont,  paraît-il,  de  plus  en 
plus  nombreux. 

Pour  l'hvgiène,  des  efforts  continuels  sont  faits  en  vue  de 


156  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

l'améliorer.  La  fièvre  jaune  est  combattue  avec  énergie  chaque 
fois  qu'elle  se  manifeste  et  de  très  beaux  résultats  ont  déjà  été 
obtenus.  La  vaccination  est  multipliée  et  la  lutte  contre  la 
trypanosomiase  humaine  est  l'objet  d'études  attentives.  Les 
soins  les  plus  empressés  sont  apportés,  en  somme,  à  la  pre- 
mière œuvre  qui  s'impose  au  peuple  colonisateur  et  qui  est  le 
moindre  gaspillage  possible  de  vies  humaines. 

Les  populations  africaines  décimées  par  les  guerres  de  tribus 
à  tribus,  par  les  incursions  des  grands  conquérants  comme 
Samory  et  Rabah,  par  les  maladies  comme  la  variole,  la  fièvre 
jaune,  trouvent  sous  la  domination  française  à  la  fois  sécurité 
et  santé. 

Il  est  un  mal,  malheureusement,  qui  s'est  développé  avec 
notre  venue;  ce  mal  est  l'alcoolisme.  Le  gouverneur  général 
de  l'Afrique  Occidentale  recherche  les  moyens  de  l'enrayer  et 
déjà  dans  quelques  colonies  du  groupe,  à  la  Côte  d'Ivoire,  dans 
le  Haut-Sénégal  et  Niger,  des  interdictions  ont  été  prononcées 
contre  la  vente  soit  des  spiritueux,  soit  de  l'absinthe.  Le 
rapporteur  du  dernier  projet  d'emprunt  à  la  commission  du 
budget  a  profité  de  Toccasioii  qui  se  présentait  à  lui  de  faire 
triompher  une  idée  qu'il  jugeait  excellente  et  il  a  obtenu  que 
les  droits  à  l'entrée  sur  l'alcool  fussent  portés  à  300  francs  par 
hectolitre  d'alcool  pur.  «  Sans  doute,  dit  M.  Ponty,  ce  relève- 
«  ment  des  droits  restreindra  pendant  quelque  temps  la  con- 
«  sommation  des  spiritueux  parmi  les  indigènes  ;  mais  je  crains- 
«  que  cette  mesure  n'ait  qu'une  efficacité  momentanée,  comme 
«  toutes  les  mesures  analogues  antérieurement  prises  aussi 
((  bien  dans  les  colonies  étrangères  que  dans  les  nôtres.  Pour 
«  ma  part,  ajoute-t-il,  elle  me  parait  excellente  mais  insuffî- 
((  santé  encore.  A  côté  d'elle,  nous  devons  prévoir  une  série  de 
u  restrictions  de  nature  à  décourager  complètement  l'importa- 
«  tion  de  spiritueux  et  à  arrêter  définitivement  les  progrès  de 
«  l'alcoolisme,  pour  faire  régresser  ensuite  ce  terrible  fléau.  » 
Pour  nous,  nous  croyons  que  la  mesure  exigée  par  la  Chambre 
est  toute  de  parade:  elle  aura  surtout  pour  effet  de  développer 
la  contrebande,  nuisant  aux  ressources  de  la  colonie  sans 
servir  la  lutte  contre  l'alcoolisme. 


* 
f  * 


En  apportant  aux  indigènes  la  paix  et  la  santé  nous  devions 
développer  la  i)rospérité  économique  du  pays,  prospérité  que^ 
par  ailleurs,  nous  encouragions  en  créant  des  moyens  de  trans- 
port. C'est  ce  qui  est  arrivé,  et  l'Afrique  Occidentale  Française 


LA    SITUATION    DE    L  AFRIQUE    OCCIDENTALE    FRANÇAISE  157 

a  pris  un  très  bel  essor.  On  peut  penser  du  reste  que  la  paresse 
des  indigènes,  dont  on  a  tant  parlé,  était  en  partie  une  résultante 
de  l'état  d'insécurité  dans  lequel  ils  vivaient.  A  quoi  bon,  en 
«ffet,  préparer  des  récoltes  dont  probablement  on  ne  béné- 
ficiera pas  ? 

Toutefois  cet  essor  magnifique  de  l'Afrique  Occidentale  a  eu 
un  temps  d'arrêt  en  1912-1913.  Aucune  période  ne  fut  plus 
défavorable  à  cette  colonie.  Tout  a  concouru  à  gêner  le  com- 
merce, aussi  bien  la  situation  mondiale  que  la  situation  spé- 
ciale de  l'Afrique  Occidentale,  les  conditions  climatériques 
ayant  été  mauvaises  pour  cette  colonie.  Les  importations  ont 
cependant  seules  fléchi.  Elles  sont  tombées  de  150.800.000  fr- 
«n  1911  à  134.700.000  francs  en  1912.  Par  contre,  la  valeur  des 
^exportations  a  encore  progressé.  Elle  a  passé  de  116.100.000  fr. 
en  1911  à  118.300.000  francs  en  1912.  L'accroissement  eût  été 
bien  plus  large  si  la  sécheresse  n'avait  nui,  au  Dahomey  et  à 
la  Côte  d'Ivoire,  à  la  récolte  des  amandes  de  palme;  si,  au  Sé- 
négal, des  mesures  quarantenaires  n'avaient  retardé  les  pre- 
mières expéditions  d'arachides  ;  si  enfin  le  caoutchouc  n'eût 
payé  tribut  à  la  baisse.  C'est  cette  baisse  des  prix  du  caout- 
chouc qui  a  restreint  les  pouvoirs  d'achat  des  indigènes  et  par 
suite  influencé  en  partie  les  importations  qui  l'ont  été  encore 
par  d'autres  causes,  notamment  par  de  moindres  entrées  de 
matériel  pour  travaux  publics,  de  spiritueux,  etc. 

M.  Ponty  souligne  ce  fait  que  l'année  1912  aura  permis  à 
l'Afrique  Occidentale  Française  de  donner  une  preuve  nou- 
velle et  indéniable,  cette  fois,  de  sa  vitalité  et  de  sa  force  in- 
trinsèque de  réaction  économique,  car  c'est  presque  exclusi- 
vement de  leurs  ressources  propres,  de  leur  unique  effort 
producteur  que  les  colonies  du  groupe  ont  tiré  leur  chiffre 
d'affaires  encore  remarquable. 

Il  est  évident  que  la  crise  du  caoutchouc  va  peser  sur  les 
transactions  et  sur  les  ressources  financières  de  l'Afrique 
Occidentale  Française.  Pour  essayer  de  mettre  le  caoutchouc 
de  cueillette  en  mesure  de  lutter  contre  la  concurrence  du 
caoutchouc  de  plantation  dont  le  prix  de  revient  est  faible,  on 
a  préconisé  dans  tous  les  pays  producteurs  de  caoutchouc  syl- 
vestre une  diminution  très  notable  ou  la  suppression  des  droits 
de  sortie.  Quoique  n'ajoutant  pas  grand  crédit  aux  mesures 
de  cet  ordre,  M.  Ponty  les  a  prises.  Pour  lui,  il  pense  que 
le  seul  remède  à  la  situation  actuelle  est  dans  une  amélio- 
ration réelle  de  la  qualité  du  produit;  aussi  a-t-il  prescrit 
le  respect  rigoureux  de  mesures  tendant  à  cette  amélioration. 
Dépouillant  et  avec  raison   tout  optimisme  officiel,  M.  Ponty 


158  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

a  ajouté  qu'il  était  à  craindre  que  les  caoutchoucs  africains  ne 
connussent  plus  les  prix  élevés  d'autrefois.  C'est  pourquoi  il 
insiste  siir  la  nécessité  de  diversifier  les  cultures  et  les  sources 
de  richesses.  Parmi  ces  sources  de  richesses  nouvelles,  il 
semble  que  l'Afrique  Occidentale  Française  puisse  compter  sur 
l'exploitation  des  ressources  ichtyologiques  et  sur  le  fonction- 
nement de  quelques  industries  comme  celles  des  conserves  de 
viande  et  de  l'huilerie. 

Jusqu'ici  le  développement  de  la  richesse  s'est  traduit  par 
une  très  belle  progression  dans  les  recouvrements  des  impôts. 
Les  recouvrements  du  budget  général  et  des  budgets  locaux 
—  exclusion  faite  des  budgets  des  exploitations  industrielles  — 
se  sont  élevés  à  61.662.000  francs  en  1910,  à  70.132.000  francs 
en  1911  et  à  75.013.000  francs  en  1912,  dépassant  pour  cette 
dernière  année  de  12.193.000  francs  les  prévisions  budgé- 
taires. Pour  les  mêmes  budgets  les  excédents  des  recettes  sur 
les  dépenses  ont  été  de  5.516.000  fr.  en  1910,  de  7.274.000  fr. 
en  1911,  de  8.781.000  francs  en  1912.  Le  budget  général  figure 
dans  ce  dernier  chiffre  pour  4.246.000  francs  et  les  budgets 
locaux,  dans  leur  ensemble,  pour  4.535.000  francs. 

Si  maintenant  nous  examinons  les  résultats  obtenus  par 
l'exploitation  des  chemins  de  fer,  nous  constatons  que  les 
recettes  globales  réalisées  par  les  chemins  de  fer  ont  été  de 
7.713.000  francs  en  1910,  de  9.353.000  francs  en  1911,  de 
9.386.000  francs  en  1912.  Les  dépenses  ayant  été,  au  cours  das 
mêmes  périodes,  de  5.379.000  francs,  de  5.888.000  francs  et  de 
0.276.000  francs,  les  excédents  versés  à  la  caisse  de  réserve 
du  budget  général  se  sont  répartis  de  la  façon  suivante  : 
2.333.000  francs  en  1910,  3.664.000  francs  en  1911  et 
2.554.000  francs  en  1912.  Gomme  il  n'y  a  eu  en  1912  que  de 
très  rares  transports  de  matériel,  les  chemins  de  fer  ont  vécu 
des  ressources  propres  qu'ils  ont  tirées  des  régions  qu'ils 
traversent  et  c'est  là  une  constatation  réconfortante.  Elle  l'est 
d'autant  plus  que  certains  tarifs  de  transport  ont  été  di- 
minués. 

Cet  outillage  économique  à  l'exécution  duquel  M.  Roume 
avait  apporté  tant  de  soin,  M.  W.  Ponty  le  perfectionne  tou- 
jours et  c'est  pour  l'accroître  encore  qu'il  avait  demandé  à  la 
métropole  l'autorisation  d'emprunter  150  millions  de  francs 
dont  la  plus  grande  partie  devait  être  consacrée  à  des  construc- 
tions de  voies  ferrées  et  le  reste  à  des  améliorations  de  ports 
et  diverses  constructions  d'hôpitaux.  L'emprunt  a  été  déposé 
sur  le  bureau  de  la  Chambre  dans  les  premiers  mois  de  1912 
et  on  espérait  un  vote  rapide.  La  façon  si  rémunératrice  dont 


LA    SITUATION    DE   l'aFRIQUE    OCCIDENTALE    FRANÇAISE  d  59 

l'Afrique  Occidentale  Française  a  employé  les  fonds  de  ses 
premiers  emprunts  et  les  dispositions  mêmes  du  projet  per- 
mettaient d'aller  vite.  Il  n'en  fut  rien.  Les  deux  commissions 
qui  eurent  à  donner  leur  avis  sur  le  projet,  celles  des  affaires 
extérieures  et  coloniales  et  celle  du  budget  se  hâtèrent  lente- 
ment. Le  projet  ne  fut  voté  à  la  Chambre  que  peu  avant  les 
grandes  vacances  de  1913  et  ce  n'est  que  le  23  décembre  1913 
que  la  loi  fut  promulguée.  Ce  n'était  pas  150  millions  comme 
elle  l'avait  demandé  que  l'Afrique  Occidentale  Française  était 
autorisée  à  emprunter,  mais  bien  167  millions.  La  Chambre 
avait  ajouté  17  millions  de  travaux  nouveaux.  Un  vote  rapide 
du  projet  eût  été  beaucoup  plus  avantageux  pour  la  colonie. 
Il  n'est  pas  assuré  que  les  travaux  préconisés  par  le  Parlement 
constituent  un  bon  emploi  de  capitaux,  et  par  ailleurs  les  re- 
tards infligés  au  projet  ont  eu  pour  résultat  certain  des  condi- 
tions plus  onéreuses  d'intérêt  pour  la  colonie  et  une  grande 
gène  dans  la  poursuite  des  travaux  commencés.  La  Chambre 
a  en  somme  fait  ici,  comme  en  beaucoup  d'autres  cas,  de  fort 
mauvaise  besogne . 

Dès  le  23  décembre,  le  gouvernement  général  de  l'Afrique 
Occidentale  Française  a  obtenu  l'autorisation  de  réaliser  une 
première  tranche  de  25  millions  de  francs  sur  cet  emprunt  de 
167  millions,  ces  25  millions  devant  être  suffisants  pour  exé- 
cuter les  travaux  prévus  pour  une  année.  L'Afrique  Occiden- 
tale Française  va  pouvoir  se  mettre  activement  à  l'œuvre  et 
améliorer  l'outillage  économique  dont  les  premiers  éléments 
ont  déjà  grandement  concouru  à  développer  les  richesses  de 
ce  pays,  où  l'œuvre  accomplie  par  la  France  est  l'une  des  plus 
belles  qui  soient  dans  l'œuvre  colonisatrice  mondiale. 

Edouard  Payen. 


ROUTES  ET  CHEMINS  DE  FER 
AU  MAROC 


Les  troupes  que  nous  entretenons  au  Maroc  pourront  être 
moins  nombreuses,  lorsqu'un  réseau  ferré  permettra  de  les 
déplacer  rapidement  à  de  grandes  distances;  leur  ravitaille- 
ment s'opérera  sans  peine,  ce  qui  diminuera  encore  les  effectifs 
dont  une  notable  partie  est  aujourd'hui  absorbée  par  les  con- 
vois. Enfin  des  voies  de  communication  à  grand  rendement 
contribueront  d'une  façon  indirecte  à  la  pacification,  en  faci- 
litant les  échanges  d'une  contrée  à  l'autre  et  en  assurant  au 
paysan  marocain  un  placement  rémunérateur  de  ses  récolles. 

A  l'heure  actuelle,  le  Maroc  est  mal  outillé  :  les  transports 
le  long  de  la  côte  restent  difficiles;  les  ports,  qui  ne  s'éche- 
lonnent que  tous  les  100  à  150  kilomètres,  sont  de  simples 
rades,  où  les  navires  doivent  mouiller  à  de  grandes  distances 
de  la  terre;  le  transbordement  des  passagers  et  des  marchan- 
dises, très  lent  par  beau  temps,  n'a  plus  qu'un  rendement 
insignifiant  dès  que  la  houle  se  lève,  ce  qui  est  la  situation 
normale  en  hiver;  et  si  la  mer  devient  grosse,  non  seulement 
les  opérations  d'acconage  sont  impossibles,  mais  il  arrive 
parfois  que  les  grands  navires  eux-mêmes  soient  obligés  de 
lever  l'ancre  et  de  prendre  la  cape  pendant  plusieurs  jours, 
jusqu'à  ce  qu'une  accalmie  leur  permette  de  revenir  sans 
danger  au  mouillage.  Dans  ces  conditions  la  voie  maritime 
ne  peut  pas  être  considérée  comme  sûre  pour  le  transport 
rapide  de  troupes  d'un  port  à  l'autre  :  de  nombreux  échouages, 
comme  celui  de  la  Nive  à  Casablanca,  montrent  qu'il  y  a 
danger  à  vouloir  lutter  contre  les  éléments,  et  l'autorité 
militaire  n'est  jamais  certaine  de  débarquer,  à  l'heure  et  au 
point  préalablement  choisis,  les  renforts  expédiés  à  la  suite  de 
troubles  locaux  :  nous  avons  raconté  ici  môme  quelles  diffi- 
cultés avait  dû  vaincre  le  général  Brulard  pour  mettre  à  terre 
quelques  compagnies  en  rade  de  Mogador,  alors  qu'il  y  avait 
urgence  à  secourir  un  de  nos  détachements  assiégé  dans'Dar- 
el-Oadhi. 

En  dehors  des  cas  urgents,  la  navigation  côtière  rend  les 
plus  grands  services  au  commerce  et  à  l'armée  :  elle  a  un  ren- 


ROUTES  ET  CUEMINS  DE  FER  AU  MAROC  I  tU 

tlcment  considérable,  qui  augmente  tous  les  jours  au  fur  et  à 
mesure  que  se  développe  l'outillage  des  ports.  Mais  il  convient 
(le  remarquer  qu'au  point  de  vue  militaire  la  voie  maritime, 
mrme  si  elle  était  largement  utilisée,  ne  résoudrait  qu'une 
partie  de  la  question.  En  admettant  que  Casablanca,  Mazagan, 
Safi,  Mogador,  Rabat,  Agadir  même,  possèdent  chacun  un 
bon  port,  bien  abrité  et  bien  outillé,  oii  les  navires  puissent 
pénétrer  et  opérer  à  toute  heure,  nos  troupes  ne  seraient 
pas  rendues  à  pied-d'œuvre  :  il  y  a  105  kilomètres  de  Mogador 
à  Safi,  120  de  Mogador  à  Agadir,  130  de  Safi  à  Mazagan;  les 
renforts  auraient  donc  2  ou  3  étapes  à  faire  après  leur  débar- 
quement avant  d'atteindre  une  région  voisine  de  la  côte,  et 
6,  8  ou  10  étapes  si  le  foyer  d'agitation  était  à  Tintérieur  des 
terres.  La  nécessité  d'opérer  à  de  telles  dislances  diin  port  de 
ravitaillement  obligerait  en  outre  les  colonnes  de  répression  à 
ne  se  mettre  en  mouvement  qu'après  la  réunion  d'un  nombre 
imposant  de  bètes  de  somme;  celles-ci  une  fois  groupées,  la 
colonne  serait  alourdie  par  les  convois,  affaiblie  par  les  déta- 
chements chargés  d'escorter  les  ravitaillements  périodiques, 
toutes  causes  de  lenteur  permettant  à  des  agitateurs  de  trans- 
former un  premier  incident  sans  importance  en  une  véritable 
insurrection  :  l'expédition  contre  Dar  Anflous  illustre  d'un 
merveilleux  exemple  les  considérations  précédentes. 

Le  commandement  aurait  donc  besoin  de  disposer  d'un 
réseau  ferré  complété  par  de  bonnes  routes  praticables  aux 
voitures  lourdes  et  aux  automobiles.  Le  système  devrait  com- 
prendre en  outre  des  postes  télégraphiques  ou  téléphoniques 
assez  nombreux  pour  porter  tout  incident  sérieux  à  la  con- 
naissance de  l'autorité  supérieure,  et  transmettre  instantané- 
ment les  ordres  dans  toutes  les  directions. 

*      * 

Le  Maroc  est  loin  de  posséder  un  outillage  aussi  perfec- 
tionné. Seul  le  réseau  télégraphique  ou  téléphonique  est  à  peu 
près  suffisant  ;  toutes  les  agglomérations  de  colons,  tous  nos 
postes  militaires  sont  reliés  dès  maintenant  aux  grandes 
garnisons,  et  l'on  peut  espérer  qu'une  demande  de  secours 
serait  en  quelques  heures  sous  les  yeux  du  commandant  en 
chef.  Certes  les  communications  dans  la  zone  de  l'avant  sont 
parfois  précaires,  tandis  qu'à  l'arrière,  dans  la  partie  du  pays 
envahie  parla  colonisation,  les  lignes  télégraphiques  auraient 
besoin  d'être  transformées  j)Our  répondre  aux  exigences  d'un 
trafic  croissant.  Ces  améliorations  sont  en  cours  d'exécution  : 
dans   quelques  jours  la  liaison  entre  le  poste  espagnol  d'El- 

QuEST.  DiPL.   ET  Col.  —  t.  xsxvii.  11 


162  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

Qsar-el-Kebir  et  le  poste  français  d'Arbaoua  sera  chose  faite. 
L'administration  chérifienne  exploitera  alors  une  ligne  télégra- 
phique principale  longeant  à  peu  près  la  côte  Tanger-Larache- 
Arbooua-Rabat-Gasablanca-Mazagan-Safi-Mogador,  sur  laquelle 
viennent  se  brancher  les  lignes  de  pénétration  suivantes  : 
Arbaoua-Mekni>s,  Rabat-Fès,  Casablanca-Marrakech,  Mazagan- 
Marrakech,  Safi-Marrakech,  ^logador- Marrakech  ;  soit  au  total 
environ  1.400  kilomètres.  Des  crédits  sont  prévus  dans  l'em- 
prunt pour  prolonger  la  ligne  principale,  vers  l'Algérie  d'une 
part,  vers  le  Sud  de  l'autre,  en  construisant  les  nouveaux 
tronçons  :  Fès-Taza-Taourirt  (1),  Mogador-Agadir-Taroudant, 
et  pour  relier  Marrakech  à  Demnat. 


Le  Maroc  n'a  pas  de  routes,  en  dehors  des  tronçons  de  quelques 
kilomètres  Construits  dans  la  banlieue  de  Tanger,  de  Tétouan, 
de  Casablanca  ou  des  autres  ports.  Ces  petits  éléments  de  che- 
mins carrossables  doivent  leur  existence  à  la  Caisse  spéciale 
des  Travaux  publics.  On  sait  que  cette  caisse,  créée  par  l'Acte 
d'Algésiras,  est  alimentée  par  un  droit  de  2  1/2  %  ad  valo- 
rem, prélevé  sur  toutes  les  marchandises  passant  en  douane, 
à  l'entrée  comme  à  la  sortie.  D'autres  routes  sont  en  con- 
struction ;  elles  seront  payées  dans  les  mêmes  conditions. 
Mais  il  faut  bien  se  rendre  compte  que  la  Caisse  spéciale  ne 
permettra  pas  d'étendre  beaucoup  le  réseau  routier,  car  la 
meilleure  partie  de  ses  ressources  sera  consacrée  aux  travaux 
des  ports.  Le  droit  de  douane  de  2  1/2  %  ne  produit  pas  des 
sommes  élevées;  il  serait  téméraire  d'en  attendre  beaucoup 
plus  de  3  millions  de  francs  par  an  avant  quelques  années  :  le 
((  service  courant  »  (solde  du  personnel,  entretien  des  travaux 
déjà  exécutés,  des  phares),  absorbera  le  plus  clair  de  ce  revenu. 

Dans  tout  le  reste  du  pays,  il  n'existe  que  des  pistes  ;  «  les 
«  voies  désignées  sous  le  nom  de  routes  militaires  ont  sim- 
«  plement  comporté,  sur  les  points  où  les  pistes  actuelles 
«  étaient,  en  raison  de  la  nature  du  terrain,  peu  praticables  aux 
«  transports,  l'amélioration  sommaire  et  rapide  desdites  pistes, 
«  sans  que  l'on  ait  nulle  part  établi  de  chaussées  régulières,  et 
«  construit  d'ouvrages  ayant  un  caractère  définitif  »  (rapport 
Long).  Ces  routes  militaires  permettent  cependant  l'utilisation 
des  automobiles  :  les  charrettes  et  arabas  y  circulent  sans  trop 
de  difficultés.  Si  nous  remarquons  que  les  voitures  sont 
encore   peu   nombreuses  au  Maroc,  oii  tous  les  transports  se 

(1)  Une  ligne  relie  déjà  Taourirt  à  Oudjda  et  Marnia. 


ROUTES  ET  CHEMINS  DE  FER  AU  MAROC  1G3 

faisaient  à  dos  d'animal  (1)  lors  de  notre  débarquement  en 
1907,  nous  arriverons  à  cette  conclusion  que  les  ressources 
limitées  du  protectorat  devraient  être  employées  de  préférence 
à  la  construction  de  chemins  de  fer.  «  11  ne  faudrait  pas  un 
«  grand  effort  pour  rendre  les  pistes  admissibles  pendant  quel- 
«  ques  années,  tant  que  la  locomotion  par  voitures  n'aura  pas 
«  pris  un  certain  développement...  Ce  qu'il  faut  construire  le 
«  plus  tôt  possible,  ce  ne  sont  pas  des  routes,  ce  sont  des  che- 
«  mins  de  fer...  les  pistes  aménagées  peuvent  suffire  pendant 
((  quelque  temps,  et  il  sera  préférable  au  début  de  concentrer 
«  tous  nos  efforts  pour  établir  l'outil  de  pacification  par  excel- 
«  lence,  le  chemin  de  fer.  11  n'y  a  plus  de  révolte  grave  possible 
«  dans  un  pays  où  la  locomotive  permet  lesdéplacements  rapides 
«  de  troupes  et  les  ravitaillements;  plus  vite  les  voies  ferrées 
«  sillonneront  le  Maroc,  plus  vite  nous  pourrons  diminuer  les 
«  dépenses  militaires  »  (2).  Ces  lignes,  écrites  il  y  a  dix  ans, 
sont  plus  que  jamais  d'actualité. 


Il  existe  des  voies  ferrées  au  Maroc  ;  mais  elles  sont  à  voie 
étroite  et  constituent  essentiellement  un  organe  de  ravitail- 
lement pour  les  troupes,  à  l'exclusion  de  tout  transport  com- 
mercial de  marchandises  ou  de  voyageurs. 

L'égalité  de  traitement  économique  imposée  par  J 'Acte  d'Algé- 
siras,les  troubles  persistants  avaient  retardé  la  constitution  de 
grandes  sociétés  susceptibles  d'obtenir  la  concession  de  tout  ou 
partie  du  réseau  ferré  marocain.  L'Etat  chérifien,  obligé  de  vivre 
d'expédients,   ne  pouvait  songer  à  entreprendre   lui-même  la 

(U  Chevaux  et  mules  pour  les  personnes  ;  chameaux,  chevaux,  mulets  ou  àiies 
pour  les  marchandises.  Un  fort  mulet  portait  jusqu'à  ISO  kilogrammes,  un  fort  cha- 
meau jusqu'à  320  et  380  kilogrammes  ;  sur  la  piste  très  fréquentée  de  Mazagan  à 
Marrakech,  la  «  charge  commerciale  »  de  chameau,  celle  qui  servait  de  base  pour 
les  tractations  entre  chameliers  et  commerçants,  correspondait  exactement  à  260  ki- 
logrammes. La  montée  se  faisait  en  quatre  étapes,  ce  qui  représentait  30  kilomètres 
par  jour.  Inutile  d'ajouter  que  les  chameaux  capables  d'effectuer  régulirreinent  de 
pareils  transports  étaient  fortement  bâtis  et  très  bien  soignés:  abreuvés  tous  les  jours, 
abondamment  pourvus  d'herbe  et  de  paille,  ils  recevaient  en  outre  une  ration  d'orge 
comme  les  chevaux. 

Pour  les  charges  lourdes  et  indivisibles,  2  mulets  ou  2  chameaux,  placés  l'un  de- 
vant l'autre,  recevaient  chacun  une  dossière  en  travers  du  bat  et  supportaient  ainsi 
les  extrémités  de  2  madriers  formant  plateforme  à  0  m.  75  du  sol  (cett'e  plateforme 
reposait  à  terre  quand  les  chameaux  étaient  accroupis).  Nous  avons  vu  utiliser  de 
pareils  mkess  (ciseaux)  à  4  chameaux;  la  charge  pouvait  alors  atteindre  une  tonne; 
mais  les  animaux  fatiguaient  énormément,  et  tous  les  30  ou  40  kilomètres  un  cha- 
meau tombait  pour  ne  plus  se  relever. 

2)  Revue  Politique  et  Parlementaire  du  10  juillet  1904  :  Notre  politi([ue  au 
^laroc.  Le  programme  d'action. 


'Questions  DiplomHi'^ue.  a  ^o^onieles 


't  de  "  l£ibralidr 


ME  D  I  T  E  R  RANÉ  E 
Oran. 


MAROC 

I, ,.,1.11. M, M  Chemin  de  fer  stratégique é  voie  de  û'^60. 


<,immyjkChemins'iJefer  existants  à  voie  large. 


mChemins  defefi projetés  à  vote  large. 
_  Routes  projetées  et  dotées  par  remprunt. 

0 50  100 ■  200  Kil,   '^ 

G.  Hure. 


106  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

construction  de  ses  chemins  de  fer.  L'arrangement  franco- 
allemand  de  1911  est  venu  compliquer  encore  la  situation  : 
dans  les  «  lettres  explicatives  »  échangées  le  4  novembre  1911 
en  même  temps  que  les  accords  relatifs  au  Maroc  et  au  Congo, 
il  est  dit  :  «  Le  gouvernement  allemand  compte  que  la  mise 
«  en  adjudication  du  chemin  de  fer  de  Tanger  à  Fez,  qui 
«  intéresse  toutes  les  nations,  ne  sera  primée  par  la  mise  en 
(^  adjudication  des  travaux  d'aucun  autre  chemin  de  fer  maro- 
«  cain  ».  De  sorte  qu'après  l'établissement  de  notre  protec- 
torat aucune  voie  ferrée  d'intérêt  général  n'a  pu  être  entre- 
prise, Tinsurrection  de  la  zone  espagnole  empêchant  toute 
étude  entre  Tanger  et  El-Ksar-el-Kebir. 

Dès  le  début  de  1908,  quand  nos  troupes  commencèrent  à 
rayonner  dans  la  Chaouïa  à  la  suite  du  général  d'Amade,  la 
difficulté  d'assurer  le  ravitaillement  des  troupes  se  lit  sentir  : 
le  gouvernement  français  donna  l'ordre  de  construire  une 
voie  ferrée  entre  Casablanca  et  Ber-Rechid.  Mais  craignant 
des  réclamations  internationales,  il  ne  crut  pas  pouvoir  adop- 
ter la  voie  large  ;  elles  40  kilomètres  prévus,  construits  à  voie 
de  0  m.  50  seulement,  furent  exploités  d'une  façon  tout  à  fait 
primitive  en  utilisant  la  traction  animale.  En  1911,  après  la 
marche  du  général  Moinier  sur  Fez,  une  décision  ministérielle 
autorisa  l'établissement  d'une  voie  de  0  m.  60  entre  Casablanca 
et  Rabat.  Eniin,  en  1912,  après  la  signature  du  traité  de  pro- 
tectorat, le  ministre  de  la  Guerre  approuva  la  construction  de 
lignes  reliant  : 

Kenitra  (le  poft  du  Sebou)  à  Meknès  et  Fez  ; 

Kenitra  à  Salé; 

Casablanca  à  Mechra-ben-Abbou,  dans  la  direction  de 
Marrakech. 

A  la  frontière  algérienne,  un  premier  tronçon  à  voie  de 
1  mètre  avait  été  construit,  sur  14  kilomètres,  entre  le  terminus 
de  la  ligne  algérienne  (qui,  elle,  est  à  voie  normale  de  1  m.  44)  et 
Oudjda.  En  1912,  le  prolongement  jusqu'à  Taourirt  fut  décidé, 
mais  en  voie  de  0  m.  60;  le  rail  fut  poussé  jusqu'à  la  Mou- 
louïa  et  même  au-delà  :  la  locomotive  atteint  aujourd'hui 
Guercif,  à  160  kilomètres  d'Oudjda,  ot  la  voie  est  à  peu  près  ter- 
minée jusqu'à  Safsafat. 

Toutes  ces  lignes  ont,  comme  caractère  commun,  d'être 
un  outil  exclusivement  militaire;  outil  imparfait  d'ailleurs 
à  cause  du  faible  rendement  de  la  voie  étroite.  Les  suscep- 
tibilités internationales  ont  été  respectées  jusqu'au  paradoxe, 
puisqu'on  peut  voir  à  l'heure  actuelle  les  entrepreneurs  civils 
transporter  à  grands  Irais   leurs  marchandises  sur  les  pistes 


ROUTES  ET  CHEMINS  DE  FER  AU  MAROC  167 

défoncées  qui  longent  les  voies  ferrées,  môme  quand  ces  mar- 
chandises sont  destinées  aux  troupes  de  l'avant.  Il  semble  bien 
que  rien  n'eût  empêché  d'adopter  la  voie  large  :  du  moment 
que  les  lignes  étaient  réservées  aux  besoins  de  nos  troupes, 
nous  étions  libres  de  décliner,  le  cas  échéant,  toute  observation 
étrangère  relative  à  un  matériel  de  guerre,  dont  nous  faisions 
seuls  les  frais. 

Une  revue  technique,  la  Revue  du  génie  militaire^  a  donné 
récemment  des  renseig'nements  intéressants  sur  l'établissement 
du  réseau  ferré  marocain  à  voie  étroite.  La  ligne  Casablanca- 
Rabat  (85  kilomètres)  a  été  construite  par  deux  compagnies 
du  régiment  de  chemins  de  fer.  La  pénurie  de  matériel 
Decauville,  les  tâtonnements  inévitables  dans  les  débuts  ont 
entraîné  des  retards  considérables  :  commencée  à  Casablanca 
en  1911,  la  voie  ferrée  atteignait  Bou-Znika  en  mai  4912,  et 
Rabat  à  la  fin  de  1912.  M.  de  Saint-Aulaire  procédait  le  11  dé- 
cembre à  l'inauguration  :  ce  jour-là  un  train  mettait 
sept  heures  à  parcourir  la  ligne.  La  vitesse  n'est  en  effet  que 
de  12  kilomètres  à  l'heure,  alors  que,  sur  la  piste  qui  longe 
la  voie,  les  automobiles  donnent  sans  peine  des  vitesses  deux 
ou  trois  fois  supérieures.  Mais  le  but  essentiel  est  atteint:  les 
convois  de  ravitaillement  sont  supprimés  sur  quatre  étapes  ; 
trois  trains  dans  chaque  sens  assurent  un  transport  quotidien 
de  80  tonnes  utiles  et  150  voyageurs. 

La  ligne  de  Kenitra  à  Dar-bel-Hamri  (67  kilomètres)  a  été 
construite  beaucoup  plus  rapidement  :  au  lieu  de  matériel 
Decauville,  la  voie  a  été  formée  de  rails  ordinaires  avec  tra- 
verses en  bois,  dont  l'approvisionnement  est  plus  facile.  Des 
navires  de  1.200  tonnes  franchissaient  la  barre  de  l'oued 
Sebou  et  apportaient  le  matériel  à  pied-d'œuvre  à  Kenitra, 
oi^i  un  appontement  avait  été  construit  pour  permettre  l'ac- 
costage à  quai  des  bateaux  calant  3  mètres.  Enfin  les  terras- 
sements et  la  pose  de  la  voie  étaient  effectués  par  des  travail- 
leurs marocains  venus  du  Rif  ou  du  Sous,  et  embauchés  pardes 
entrepreneurs  dont  les  officiers  du  génie  surveillaient  les  tra- 
vaux. Le  15  avril  1913,1a  locomotive  atteignait  Dar-bel-Hamri, 
ce  qui  entraînait  la  suppression  de  la  ligne  de  ravitaillement 
Rabat-Meknès-Fez  par  Tiflet,  et  son  remplacement  par  deux 
nouvelles  lignes  infiniment  plus  courtes  : 

Dar-bel-Hamri-Meknès  en  2  étapes  ; 

Dar-bel-Hamri-Fez  (parZegotta    en  3  étapes. 

Deux'  trains  dans  chaque  sens  permettent  maintenant  le 
transport  quotidien  jusqu'à  Dar-bel-Hamri  de  120  tonnes  utiles 
et  130  voyageurs. 


168  QUESTIONS    D[PLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

I.es  travaux  se  poursuivent  au  delà  de  Dar-bel-Hamri  :  la 
ligne  atteindra  ces  jours-ci  Meknès.  Le  tracé  Meknès-Fès  est 
reconnu,  ce  qui  permettra  de  continuer  les  terrassements  sans 
interruption. 

Dès  la  mise  en  service  de  la  ligne  Kenitra-Dar-bel-Hamri, 
les  chantiers  ont  été  ouverts  entre  Kenitra  et  Salé  pour  relier 
les  lignes  en  exploitation,  et  assurer  ainsi  la  continuité  des 
transports  entre  Casablanca  et  Dar-bel-Hamri  (100  kilomètres  , 
Les  36  kilomètres  de  Kenitra-Salé  ont  été  construits  en  trois 
mois  du  15  avril  au  14  juillet  1ÎH3.  Un  transbordement  reste 
cependant  nécessaire  entre  Rabat  et  Salé,  sur  le  Bou-Regrag. 

La  ligne  partant  de  Casablanca  vers  jMarrakech  a  subi  des 
moditications  importantes  :  il  a  d'abord  été  décidé  de  commen- 
cer la  plate-forme  de  0  m.  60  à  Casablanca  sans  tenir  compte 
de  l'ancien  tronçon  à  voie  de  0  m.  50,  établi  en  1908  jusqu'à 
Ber-Rechid,  qui  aurait  exigé  un  remaniement  complet  pour 
supporter  le  passage  dun  matériel  roulant  beaucoup  plus 
lourd.  La  construction  est  faite  à  l'entreprise  par  la  Compagnie 
-Marocaine,  une  filiale  du  Creusot.  Le  tracé  a  été  modifié  au 
Sud  de  Settat  :  au  lieu  de  se  diriger  droit  sur  Marrakecii  et 
de  franchir  l'Oum-er-Rbia  à  Mechraa-ben-Abbou,  la  ligne 
oblique  vers  l'Ouest  et  atteint  le  Ueuve  à  Mechraa-bou-Laouan. 
Les  avantages  du  nouvel  itinéraire  sont  de  deux  sortes:  le 
passage  est  beaucoup  plus  facile  à  Bou-Laouan  (1  i  qu'à 
Mechraa-ben-Abbou  et  la  construction  d'un  faible  tronçon 
supplémentaire  (Bou-Laouan-Mazagan)  permet  à  la  voie  ferrée 
Casablanca-Marrakech  d'assurer  en  même  temps  les  communi- 
cations Mazagan-Marrakech  et  Casablanca-Mazagan.  Or  Mazagan 
{tossède  une  rade  bien  abritée,  la  meilleure  de  la  côte  après 
Tanger  :  pendant  de  longues  années  encore,  le  débarquement 
y  sera  beaucoup  plus  certain  qu'à  Casablanca.  La  plate-forme 
est  terminée  sur  8i  kilomètres  de  Casablanca  jusqu'à  Bou- 
Laouan  . 

Rn  résumé,  nos  troupes  disposent  dès  maintenant  pour  leur 


(1)  La  rivière  coule  rapide  au  lond  d'une  gorge  étroite  que  domine  une  vieille 
kas])a  très  pittoresque,  Le  seuil  (Mechraa),  qui  sépare  en  ce  point  deux  bief^^  de 
i Oiim-er-Rljia,  est  si  évidemment  favorable  à  l'établissement  de  communications 
jiermani'nles  entre  les  deux  rives  que  l'ancien  Makhzen,  bien  étranger  cepen- 
dant à  toute  idée  de  progrès,  s'était  laissé  gagner  à  l'idée  de  construire  un  pont 
en  ce  point.  Le  sultan  Mouley  cl  Hâsen  avait  acheté  des  travées  métalliques 
qui  se  trouvèrent  malheureusement  trop  courtes  quand  on  voulut  les  mettre  en 
place;  peut-être  les  retrouverait-on  encore  à  la  douane  de  Mazagan  où  elles  ont 
été  remisées  pendant  d<;  longues  années.  Bien  entendu,  le  sultan  n'avait  pas  l'in- 
tention de  faire  gratuitement  un  pareil  cadeau  à  ses  sujets  :  un  péage  devait  ^ire 
payé  par  les  voyageurs  et  les  bêtes  de  charge. 


ROUTES  ET  CHEMINS  DE  FER  AU  MAROC  lf)9 

ravitaillemenl  :  —  dans  le  Maroc  occidental  de  280  kilomètres 
de  chemin  de  fer  à  voie  de  0  m.  60  (Bou-Laouan-Settat-Casa- 
blanca-Rabat-Kenitra-Dar  bel  Hamri)  —  dans  le  Maroc  orien- 
tal, de  180  kilomètres  également  à  voie  de  0  m.  60  (Oudjda- 
Taourirt-Guercif- Safsafat.) 

Le  programme  comporte  240  kilomètres  de  plus  dans  le 
Maroc  occidental  (Mazagan-Bou-Laouan-Marrakech,  et  Dar  bel 
Hamri-Meknès-Fès),  plus  une  trentaine  de  kilomètres  dans  le 
Maroc  oriental  (de  Safsafat  à  xMsoun).  Ces  chemins  de  fer  n'ont 
aucune  importance  économique  :  absorbés  aujourd'hui  par  les 
besoins  des  troupes,  ils  ne  pourront  pas  être  affectés  plus  tard 
aux  transports  commerciaux,  parce  que  nous  les  avons  con- 
struits sans  avoir  recours  à  l'adjudication  entre  nationaux  de 
tous  pays  ;  ils  seraient  d'ailleurs  incapables  d'assurer  un  trafic 
général  de  quelque  importance  à  cause  de  leur  faible  rende- 
ment et  des  vitesses  réduites  des  trains.  Mais,  tels  quels,  mal- 
gré leur  voie  étroite,  ils  sont  précieux /»oii/-  le  ravitaillement 
du  corps  cV occupation.  On  peut  même  regretter  que  leur 
construction  se  soit  développée  si  lentement  car,  tout 
compte  fait,  ils  sont  économiques.  Un  kilomètre  de  voie  ferrée 
de  0  m.  60  revient  tout  compris  à  40.000  ou  50.000  francs  sui- 
vant la  région.  Si  l'on  tient  compte  de  toutes  les  dépenses 
d'exploitation,  y  compris  l'amortissement  en  dix  ans  des  frais 
de  premier  établissement,  le  prix  du  transport  de  la  tonne  kilo- 
métrique ne  serait  que  de  0  fr.  40,  alors  que  les  prix  moyens 
auxquels  ont  été  conclus  les  marchés  passés  par  l'Intendance 
atteindraient  1  fr.  oO  pour  la  tonne  kilométrique  transportée 
par  chameau  et  3  francs  pour  la  tonne  kilométrique  transportée 
par  charrette.  Pour  les  lignes  déjà  construites,  on  arriverait 
aux  conclusions  approximatives  suivantes  : 

«  1")  Un  kilomètre  de  voie  en  pleine  exploitation  procure 
«  une  économie  mensuelle  variant  de  3.o00  à  7.200  francs; 

«  2")  L'économie  ainsi  réalisée  suffit  à  couvrir  la  dépense  de 
«  construction  dans  un  temps  variant  de  sept  à  quatorze  mois.  » 


Le  gouvernement  du  Protectorat  marocain  n'a  pas  encore 
entrepris  de  véritables  travaux  publics  :  il  est  obligé  d'attendre 
le  vote  de  l'emprunt  en  instance  devant  le  Parlement.  Les  pre- 
mières ressources  qu'il  obtiendra  ainsi  ne  seront  pas  consa- 
crées à  donner  au  réseau  routier  la  solide  charpente,  le  sque- 
lette puissant  que  constitueraient  des  lignes  ferrées  judicieuse- 
ment choisies;  il  n'envisage  pour  le  moment  que  des  travaux 


170  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

de  routes,  pour  lesquels  il  demande  un  peu  plus  de  26  millions 
de  francs.  Cette  somme  servirait  à  établir  : 

Une  route  côtière  Mogador-Safi-Mazagan-Casahlanca- 

Rabat-Mahediya  d'une  longueur  totale  de 430  kilomètres 

Une  route  Rabat-Meknès-Fez  mesurant  195          — 

Une  route  Casablanca-Marrakech  longue  de 23;>          — 

Une  route  Mogador-Marrakech 170          — 

Développement  total  du  réseau 1 .030   kilomètres 

En  utilisant  les  pistes  actuelles,  les  dépenses  d'acquisition  de 
terrains  seraient  nulles  :  les  routes  auraient  une  largeur  de 
8  mètres  seulement,  la  chaussée  étant  empierrée  sur  4  mètres. 
Un  estime  que  le  prix  kilométrique  serait  de  23.000  francs. 

M.  Long,  dans  le  rapport  qu'il  a  présenté  à  la  Chambre  des 
députés  sur  l'emprunt  marocain,  fait  remarquer  qu'aucune 
route  n'est  prévue  pour  relier  la  zone  française  à  la  zone 
espagnole  et  à  Tanger,  et  qu'on  doit  envisager  le  prolonge- 
ment de  la  route  côtière  au  nord  de  Mahediya,  de  manière  à 
rejoindre  la  route  que  l'administration  espagnole  se  préoccupe 
d'établir  entre  El  Qsar  et  Tanger.  Nous  verrions  plus  volontiers 
cette  liaison  établie  entre  El  Qsar  et  Fès  ou  bien  Meknès,  au 
lieu  de  Mahediya;  à  nos  yeux  la  route  côtière  peut  attendre, 
parce  qu'elle  ne  fait  que  doubler  des  lignes  maritimes  suf- 
fisantes :  elle  représente  pour  le  moment  un  luxe  d'autant  plus 
coûteux  qu'il  faudra  entretenir  à  grands  frais  cette  route 
une  fois  construite,  alors  qu'avec  la  même  dépense  on  établi- 
rait un  chemin  de  fer  h  voie  large  de  iMazagan  à  Marrakech, 
ou  de  Mogador  à  Marrakech,  qui  rendrait  des  services  autre- 
ment importants  et  qui  serait  de  suite  rémunérateur,  si  nous  en 
croyons  des  avant-projets  paraissant  bien  étudiés. 


Le  projet  d'emprunt  n'atTecte  aucun  crédit  à  la  construction 
de  chemins  de  fer. 

«  Une  des  voies  ferrées  dont  la  construction  s'impose  à 
«  bref  délai,  reste  entièrement  en  dehors  de  notre  cadre  :  c'est 
«  la  ligne  Tanger-Fez.  L'accord  franco-allemand  du  4  no- 
«  vembre  1911  a  stipulé  que  l'adjudication  de  cette  ligne 
u  ne  doit  être  primée  par  celle  d'aucune  autre.  Des  recon- 
«  naissances  faites  sur  le  terrain  ont  permis  d'évaluer  la  lon- 
«  gueur  de  la  section  française  du  Tanger-Fez  à  215  kilomètres 
«  environ,  en  précisant  qu'elle  passerait  par  Meknès.  »  (Rap- 
port Long.j  La  ligne  doit  être  concédée  à  une  société  inter- 
nationale, qui  fera  les  fonds  nécessaires. 


ROUTES    ET    CEEMINS    DE    FER    AU    MAROC  171 

En  ce  qui  concerne  les  autres  lignes,  l'administration  du 
Protectorat  envisage  la  construction  des  lignes  suivantes 
{rapport  Long)  : 

a)  Casablanca-Rabat-Fez...       210  kilomètres  jusqu'à  la  jonction 

avec  le  Tanger-Fez. 
6)  Casablanca-Marrakech. . .       230  — 

c)  Fez-Oudjda 300  —  environ 

Au  total 740  kilomètres. 


La  Commission  des  Affaires  extérieures  de  la  Chambre  des 
députés  conclut  à  l'adoption  de  la  voie  normale  (1  m.  44),  pré- 
férable à  la  voie  étroite  (1  mètre),  parce  qu'elle  permet  une 
vitesse  plus  grande,  une  meilleure  utilisation  des  ressources 
militaires,  des  installations  définitives,  enfin  le  i  accord  sans 
transbordement  avec  les  chemins  de  fer  algériens.  Les  dé- 
penses d'installation  d'une  voie  à  écartement  normal  sont  un 
peu  supérieures  à  celles  d'une  voie  étroite  ;  mais  ces  premières 
dépenses  sont  largement  compensées  par  une  diminution  des 
frais  d'exploitation  pour  un  même  trafic  de  voyageurs  et  de 
marchandises. 

La  ligne  Fez-Oudjda  devrait  être  la  première  construite,  car 
elle  a  une  importance  stratégique  de  premier  ordre.  Mais  c'est 
par  essence  un  chemin  de  fer  «  impérial  »  auquel  les  pauvres 
populations  de  la  trouée  de  Taza  n'apporteront  qu'un  faible  trafic, 
insuffisant  pour  couvrir  les  frais  d'exploitation,  et  à  plus  forte 
raison  pour  rémunérer  les  30  ou  40  millions  de  francs  que 
coûteront  les  travaux  de  premier  établissement. 

La  ligne  Casablanca-Marrakech  (230  kilomètres)  luttera  diffi- 
cilement contre  d'autres  lignes  plus  courtes  qui  transporteraient 
à  moindre  prix  jusqu'à  la  côte  les  produits  de  la  région  de  Mar- 
rakech et  de  l'Atlas  :  Mazagan-Marrakech  n'aurait  que  200  kilo- 
mètres, Mogador-Marrakech  170  kilomètres,  Safi-^Iarrakech 
140  kilomètres.  Tous  ces  chemins  de  fer  de  pénétration,  se 
développant  en  pays  à  peu  près  plat,  sont  faciles  à  établir  : 
l'ajournement  de  la  grande  route  côtière  dotée  sur  l'emprunt 
permettrait  d'en  construire  un. 

Reste  la  ligne  Casablanca-Rabat-Fez:  «  L'administration  du 
«  protectorat  lui  fait  faire  un  grand  détour  vers  le  Nord.  » 
Elle  la  mène  d'abord  de  Casablanca  à  Mahediya  par  Rabat 
(120  kilomètres),  lui  fait  ensuite  remonter  la  rive  gauche  du 
Seljou  pendant  00  kilomètres  pour  rejoindre  la  ligne  Tanger- 
Meknès-Fez  à  l'endroit  où  celle-ci  traverse  le  fleuve  et  em- 
prunte enfin  la  ligne  Tanger-Fez  sur  environ  140  kilomètres. 


172  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Le  parcours  Casablanca-Rabat-Fez  se  trouve  ainsi  allongé  de 
80  kilomètres,  ce  qui  imposera  au  trafic  une  surcharjie  que 
M.  Long  évalue  à  8  francs  par  tonne  de  marchandises  amenée 
de  Casablanca  à  Fez. 

Remarquons  qu'une  notable  partie  des  lignes  projetées  se 
développe  le  long  de  la  côte,  et  est  encore  doublée  par  des 
routes  dotées  sur  l'emprunt.  Au  point  de  vue  militaire,  il 
serait  préférable  de  posséder  une  voie  ferrée  ndiant  directe- 
ment F'ez  à  Marrakech  à  travers  les  plaines  du  Sais,  du  ïadla 
et  de  Marrakech.  On  pouvait  craindre  de  se  heurter  à  des 
obstacles  au  Sud  de  Meknès,  dans  l'arrière-pays  des  Zem- 
mour.  Ces  difficultés  ne  sont  pas  insurmontables  :  nous  avons 
pu  lire  en  effet  dans  la  presse  que  cette  voie  venait  d'être 
suivie  par  les  automitrailleuses,  et  que  le  prochain  circuit 
automobile  serait  couru  sur  les  pistes  qui  relient  Meknès  aiï 
Tadla  et  à  Marrakech.  La  ligne  ferrée  Fez-Marrakech  aurait 
une  réelle  valeur  économique  dès  qu'elle  serait  reliée  aux 
ports  de  la  côte  par  des  tronçons  tels  que  Mahediya-Meknès, 
Casablanca-Tadla,  Mogador  (Safi  ou  Mazagan)-Marrakech, 
sans  parler  du  Tanger-Fez  qui,  dans  tous  les  cas,  sera  le  pre- 
mier construit. 


* 
*  * 


En  résumé,  peu  ou  point  de  véritables  routes  à  construire 
pour  le  moment.  Toutes  les  ressources  pourraient  être  consa- 
crées à  pousser  très  activement  un  premier  réseau  ferré  à  voie 
normale  qui,  en  plus  du  Tanger-Fez,  comprendrait  le  prolon- 
gement au  Maroc  du  «  (îrand  Central  »  Tunis-Alger-Marnia 
par  Oudjda-Taza-Fez-Meknès-Tadla- Marrakech -Mogador  et 
trois  tronçons  assurant  sa  liaison  avec  la  côte:  Meknès-Mahe- 
diya,  oued  Zem-Casablanca,  Marrakech-Mazagan  (ou  Safi). 
L'exemple  des  chemins  de  fer  stratégiques  à  voie  de  0  m.  00 
prouve  qu'un  pareil  réseau  ferait  réaliser  de  sérieuses  écono- 
mies sur  les  dépenses  militaires.  Ouvert  au  trafic  général, 
il  serait  rémunérateur,  11  permettrait  à  notre  domination  ma- 
rocaine de  prendre  appui  sur  l'Algérie  et  non  plus  à  la  côte. 
VAï\  apporterait  peut-être  une  solution  pour  la  et  capitale  du 
Maroc  »,  en  plaçant  lu  région  Fez-Meknès  au  carrefour  des 
voies  principales. 

Ar.matie. 


CHRONIQUES   DE   LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


La  question  de  l'Albanie  et  des  îles  de  la  mer  Egée. 

LA    RÉPONSE    DE    LA    TRIPLICE 
A    LA    NOTE   ANCLAISE    DU    lo    DÉCEMBRE 

L'AllemagQe,  l'Italie  et  l'Autriche-Hongrie  ont  entin  répondu,  le 
14  janvier,  à  la  note  anglaise  du  13  décembre.  Les  trois  puissances 
tripliciennes  n'ayant  pu,  en  raison  des  exigences  spéciales  de  l'Italie, 
se  mettre  d'accord  sur  un  texte  unique,  ont  remis  à  sir  Edward  Grey 
trois  réponses  séparées,  semblables  quant  au  fond,  mais  différentes 
dans  la  forme.  La  teneur  exacte  de  ces  trois  notes  responsives  n'a  pas 
été  officiellement  communiquée.  Une  information  Beuter  a  seule- 
ment dit  que  «  les  notes  renferment  l'assurance  que  l'Italie  remet- 
«  tra  à  la  Turquie  les  îles  occupées  par  elle,  ainsi  que  l'île  de  Castel- 
«  orizo,  et  que  les  conditions  mises  par  la  Triple  Alliance  à  l'accep- 
«  tation  des  propositions  britanniques  sont  que  la  Grèce  prenne 
«  l'engagement  de  faciliter  le  maintien  de  l'ordre  en  Albanie  et  de 
<'  l'évacuer  complètement  avant  le  18  janvier  ». 

Toutefois,  poursuivait  l'informatioa  Ueuter,  les  six  puissances  possèdent 
des  renseignements  montrant  que  la  situation  de  l'Albanie  est  autrement 
plus  compliquée  et  inquiétante  que  le  public  ne  se  l'imagine,  et  consé- 
quemment,  certains  milieux  estiment  qu'on  n'insistera  pas  sur  la  date  du 
18  janvier,  en  présence  notamment  de  l'obligation  imposée  à  la  Grèce  d« 
faciliter  le  maintien  de  l'ordre. 

Et  l'agence  Reuter  concluait  que  «  le  texte  et  la  forme  de  la  corn- 
«  municalion  de  la  décision  de  l'Europe  à  Athènes  et  à  Conslanti- 
«  nople  nécessiteront  beaucoup  de  pourparlers  et  qu'il  est  probable 
«  qu'on  attendra  que  M.  Venizelos  ait  vu  sir  Edward  Grey  avant  de 
«  mettre  la  dernière  main  au  texte  ». 

LA    NOUVELLE    PROPOSITION    UKITANNIQUE 

En'  possession  de  celte  réponse  de  la  Triple  Alliance,  et  après 
s'être  consulté  avec  les  cabinets  de  Paris  et  de  Pétersbourg.  le  gou- 


474  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

vernementa  décidé  de  proposer  aux  grandes  puissances  de  «  com- 
«  muniquer  simultanément  à  Athènes  et  à  Constantinople  les  déci- 
«  sions  déjà  prises  au  sujet  de  la  frontière  de  l'Epire,  du  retrait  des 
«  troupes  grecques  et  du  statut  futur  des  lies  de  la  mer  Egée  ». 
Voici  d'ailleurs  en  quels  termes  une  note  Reuler  précisait,  le  24  jan- 
vier, cette  proposition  : 

Le  gouvernement  anglais,  estimant  que  le  moment  est  venu  d'arrêter 
définitivement  les  termes  de  la  communication  qui  doit  être  faite  par  les 
puissances  à  la  Turquie  et  à  la  Grèce  pour  le  règlement  de  la  question  de 
la  frontière  gréco-albanaise,  ainsi  que  de  la  question  des  îles  de  la  mer 
Egée,  a  préparé  une  nouvelle  note  qui  contient  des  propositions  visant  ce 
règlement. 

On  sait  que,  dans  sa  première  note  aux  puissances,  sir  Edward  Grey 
avait  résumé  les  décisions  de  la  Conférence  de  Londres  sur  ce  point.  Les, 
grandes  puissances  ont  répondu  à  cette  note.  La  France  et  la  Russie  l'ont 
acceptée  sans  modification;  l'Allemagne,  l'Autriche  et  l'Italie  l'ont  accep- 
tée dans  toutes  ses  grandes  lignes.  Le  moment  est  donc  venu  de  passer  à 
des  propositions  fermes,  de  manière  à  pouvoir  communiquer  le  plus  tôt 
possible  à  la  Turquie  et  à  la  Grèce  les  décisions  des  puissances. 

La  nouvelle  note  du  Foreign  Office,  qui  assure-t-on  est  toute  prête  et 
partira  incessamment,  suit  dans  ses  propositions  les  lignes  adoptées  par  la 
Conférence  de  Londres,  contenues  dans  la  première  note  anglaise  et  con- 
firmées avec  quelques  légères  modificatioQS  par  les  réponses  des  puis- 
sances de  la  Triple  Alliance. 

On  considère  ici  comme  à  peu  près  certain  que  les  puissances,  une  fois 
d'accord  sur  la  communication  à  faire  à  la  Turquie  et  à  la  Grèce,  sont 
décidées  à  prendre  les  mesures  nécessaires  pour  faire  respecter  leurs  déci- 
sions par  les  deux  parties. 

LES    DISPOSITIONS    DE    LA    TURQUIE    ET    DE    LA    GRÈCE 

Le  23  janvier, le  Tanine  de  Constantinople,  dans  un  article  concer- 
nant les  îles  de  l'Egée,  a  exposé  ainsi  le  sentiment  de  la  Turquie  : 

Les  puissances  visent  à  sortir  des  difficultés  actuelles  avec  le  mininium 
d'effort,  sans  penser  qu'elles  ne  résolvent  guère  le  litige  et  qu'elles  sacri- 
fient bénévolement  la  paix  et  la  tranquillité  de  l'Orient. 

Régler  la  question  des  îles  d'une  manière  si  peu  équitable,  c'est  semer 
des  germes  d'une  nouvelle  discorde.  Rafîermir  la  Turquie  comme  un  fac- 
teur de  paix  et  d'équilibre  devrait  cependant  être  un  des  devoirs  les  plus 
primordiaux  de  ceux  qui  ont  le  souci  de  la  paix  générale  en  Europe.  Les 
derniers  événements  ont  montré  à  quelles  horreurs  a  été  livrée  la  Macé- 
doine le  jour  où  le  gendarme  turc  n'y  fut  plus  pour  maintenir  l'ordre,  et 
aussi  à  quels  dangers  fut  exposée,  de  ce  chef,  la  paix  européenne. 

A  l'heure  qu'il  est,  la  situation  politique  dans  les  Balkans  est  indécise  : 
la  paix  n'y  est  pas  absolument  rétablie.  Il  serait  donc  sage,  si  on  veut  arri- 
ver à  ce  but,  de  ne  pas  pousser  de  force  les  Turcs  vers  une  politique  déses- 
pérée de  représailles.  Si  la  Turquie  est  rassurée  sur  son  avenir,  elle  ne 
prêtera  point  l'oreille  aux  avances  alléchantes  qui  pourraient  lui  être  faites 
en  vue  de  gagner  son  amitié  et  son  concours  ;  elle  ne  se  départira  pas  de 
son  calme.  Mais  si.  tandis  que  l'injustice  de  l'Europe  laisse  dans  nos  cœurs 
la  plus  profonde  des  rancunes,  nous  voyons  que  la  Grèce  s'appuie  sUr  les 


LES   AFFAIRES    d'ORIENT  175 

îles  qu'on  veut  lui  attribuer  pour  fomenter  toutes  sortes  de  troubles  en 
Asie  Mineure,  les  puissances  peuvent  être  assurées  qu'elles  se  retrouve- 
ront devant  un  nouvel  embarras.  Si  elle  ne  survient  pas  aujourd'hui,  cette 
difficulté  surviendra  demain;  si  elle  ne  surgit  pas  demain,  ce  sera  pour 
après-demain. 

Postérieurement,  cependant,  le  ministre  ottoman  de  l'Intérieur, 
Talaat  bey,  faisait  à  un  rédacteur  du  Temps  les  déclarations  suivantes 
d'un  caractère  très  nettement  pacifique  : 

Démentez,  je  vous  prie,  catégoriquement  tous  les  ])ruits  d'achats  de 
nouveaux  navires  de  guerre.  Il  n'est  pas  question  d'augmenter  notre 
flotte,  et  si  nous  avons  acheté  le  dreadnought  Sultan-Osman,  c'était  sim- 
plement pour  empêcher  la  Grèce  de  l'avoir  et  non  dans  un  but  offensif. 
Nous  sommes  pacifiques. 

Vous  pouvez  démentir  également  les  bruits  disant  que  la  Turquie  est 
prête  à  attaquer  les  îles  et  à  faire  la  guerre  au  printemps.  Nous  avons  bon 
espoir  d'arriver  à  une  entente  directe  avec  la  Grèce  sur  la  question  des 
îles. 

Enfin,  pour  la  question  de  l'emprunt,  je  déclare  que  l'intention  du  gou- 
vernement ottoman  est  d'en  employer  le  montant  total  pour  le  développe- 
ment économique  du  pays  et  non  en  dépenses  militaires  sur  lesquelles,  au 
contraire,  nous  sommes  résolus  à  faire  de  grandes  économies. 

Et  de  son  côté,  M.  Panas,  le  nouveau  ministre  de  la  Grèce  à  Cons- 
tantinople,  ancien  ministre  des  Affaires  étrangères,  déclarait  officiel- 
lement qu'il  avait  pour  mission  de  rendre  les  relations  gréco-turques 
non  seulement  étroites  mais  cordiales.  Dans  ces  conditions  on  voit 
que  si  les  puissances,  se  conformant  à  la  suggestion  de  sir  Edward 
Grey,  se  décident  d'ensemble  à  parler  nettement  à  Athènes  et  à  Cons- 
tantinople,  on  peut  espérer  une  prompte  et  définitive  solution  de  cet 
interminable  conflit  de  l'Albanie  et  des  îles. 


LA    DÉMISSION    DU    GOUVERNEMENT    PROVISOIRE    ALBANAIS. 

Le  chef  du  gouvernement  provisoire  albanais,  Ismaïl  Kemal  bey 
s'est  enfin  décidé  à  remettre,  le  22  janvier,  ses  pouvoirs  entre  les 
mains  de  la  Commission  de  contrôle  internationale.  Le  gouverne- 
ment provisoire  a  été  déclaré  dissous  et  la  Commission  a  nommé  un 
directeur  général  des  Affaires  intérieures  en  la  personne  de  Fevzi 
bey,  ancien  ministre  de  l'Intérieur.  D'autre  part  un  délégué  albanais 
a  été  dépêché  auprès  d'Essad  pacha  pour  le  prier  de  se  démettre  à 
son  tour  des   fonctions   de  gouverneur  de  l'Albanie  centrale  qu'il 
avait  prises.  D'après  une  dépèche  de  Durazzo  reçue  à  Valona  et 
envoyée  par  ce  délégué  après  une  entrevue  avec  Essad  pacha,  ce 
dernier  aurait  accepté  de  se  retirer  et  aurait  cédé  ses  pouvoirs  à  sor 
cousin  Hamid  bey.  On  attend  le  retour  du  délégué  pour  savoir  s'il 
est  possible  de  traiter  avec  Essad  pacha.  Les  autorités  de  Berat  et 
d'El-Bassan  ont  été  invitées  à  reconnaître  Fevzi  bey  comme  leur 
supérieur  direct. 


1^6  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 


La  Grèce  et  la  France. 

Le  Premier  hellène,  M.  Venizelos,  a  continué  par  Paris  et  Londres 
sa  tournée  de  visites  aux  gouvernements  des  grandes  puissances. 
Pas  plus  qu'à  Rome  il  n"a  voulu  donner  jusqu'ici  aucune  explication 
sur  les  résultais  déjà  acquis  de  sa  mission.  Mais  à  Paris,  au  banquet 
qui  lui  a  été  offert  le  20  janvier  par  la  colonie  grecque,  M.  Venizelos 
a  exprimé  en  ces  termes  les  sentiments  de  la  Grèce  pour  la  France  : 

Je  suis  très  heureux,  Messieurs,  de  roccasion  qui  m'est  otïerte  ce  soir 
lie  vous  exprimer  la  profonde  gratitude  de  mon  pays  pour  l'amitié  sincère 
si  désintéressée  que  la  France  lui  a  toujours  témoignée. 

Les  liens  qui  rattachent  la  Grèce  à  la  France  sont  antérieurs  à  sou 
indépendance.  Notre  vieille  civilisation  hellénique,  conservée  et  amplifiée 
par  le  génie  latin,  a  fait  éclore  votre  admirable  civilisation  française  qui 
aous  a  montré  la  voie  de  la  liberté  et  du  progrès. 

Soyez  assurés,  Messieurs,  que  nous  avons  une  conscience  profonde  de 
^e  que  nous  devons  à  la  France.  Car,  après  nous  avoir  fait  naître,  vous 
nous  avez  aidés  à  vivre.  Vous  nous  avez  toujours  éclairés,  appuyés,  con- 
seillés. En  aucune  occasion,  depuis  cent  ans,  nous  n'avons  fait  en  vain 
appela  la  noblesse  de  vos  sentiments  ni  à  la  générosité  de  votre  cœur. 
Wiev  encore,  au  moment  où  nous  étions  engagés  dans  une  lutte  suprême, 
vous  nous  avez  prodigué  les  marques  de  la  plus  vive  sympathie. 

La  mission  militaire,  que  le  gouvernement  de  la  République  a  bien 
vo-ulu  nous  accorder,  nous  a  rendu  les  plus  signalés  services.  Elle  a  pré- 
paré et  entraîné  nos  troupes.  Elle  a  organisé,  avec  un  ordre  et  une 
-jnéthode  au-dessus  de  tout  éloge,  le  service  sanitaire  et  celui  de  l'inten- 
dance, du  bon  fonctionnement  desquels  dépendent  l'endurance  et  la  santé 
'les  armées  en  campagne. 

Comme  ministre  de  la  Guerre,  j'ai  été  à  même  d'admirer  avec  gratitude 
là  science  éprouvée,  l'intelligent  labeur  et  le  dévouement  sans  limites 
fl^ont  ont  fait  preuve  le  général  Eydoux  et  ses  distingués  collaborateurs. 
]9os  officiers  ont  profité  des  conseils  et  de  l'exemple  de  leurs  camarades 
français.  Beaucoup  d'entre  eux  ont  fait  leurs  études  en  France.  D'autres 
ont,  en  ce  moment,  l'honneur  et  le  plaisir  de  suivre  les  cours  de  votre 
Ecole  supérieure  de  guerre.  Nous  sommes  très  obligés  au  gouvernement 
de  la  République  de  vouloir  bien  ouvrir  si  libéralement  à  nos  officiers  les 
portes  de  vos  grandes  Ecoles  militaires. 

Messieurs,  si  la  reconnaissance  des  Hellènes  pour  la  France  pouvait 
comporter  des  degrés  suivant  les  différents  territoires  grecs,  celle  de  mon 
pays  natal,  le  dernier  né  à  la  lilierté,  offrirait  une  nuance  particulière 
d'affection.  Car,  durant  ses  longues  luttes,  la  Crète  n'a  trouvé  nulle  part 
ailleurs  d'amis  plus  sûrs,  de  défenseurs  plus  convaincus,  d'orateurs 
plus  éloquents.  J'ai  le  très  vif  plaisir  d'en  voir  plusieurs  à  cette  table  et  ce 
m'est  un  devoir  bien  doux  de  leur  dire  un  grand  merci.  Je  n'ai  pas  à  cher- 
cher bien  loin  de  moi  pour  la  presser  sur  mon  cœur,  la  main  qui  a  écrit 
des  articles  enflammés  dont  tous  les  Cretois  conserveront  à  jamais  le 
reconnaissant  souvenir. 

Mais,  j'ai  un  autre  motif  de  vous  témoigner  ma  gratitude  personnelle. 
G' est  pour  l'appui  moral  très  précieux  que  l'opinion  fran(.-aise  m'a  si  géné- 
a&iiseniCGt  prêté  durant  ces  dernières   années,   et  plus   particulièrement 


LES   AFFAIRES    d'oRIKM'  177 

depuis  le  début  de  la  crise  balkanique.  Les  encouragements  qu'elle  a  bien 
voulu  me  donner,  les  sympathies  qu'elle  a  manifestées  pour  le  programma 
que  mon  pays  s'était  tracé,  d'accord  avec  les  autres  peuples  des  Balkans 
ont  confirmé  mes  convictions  et  élargi  mon  espoir.  Vous  m'avez  ains 
rendu  un  réel  service  et  procuré  une  grande  joie,  car  vous  m'avez  empêché 
de  douter  un  seul  instant  de  la  bonté  de  notre  cause.  Et  en  applaudissant 
à  nos  succès,  vous  nous  avez  prouvé  qu'ils  étaient  justes  et  mérités. 

La  Grèce  ne  rêve  pas  de  conquêtes.  Mais  elle  revendique  pour  elle  le 
respect  qu'elle  professe  pour  le  bien  d'autrui.  Fermement  attachée  à  la 
paix  fondée  sur  le  droit  et  la  dignité,  elle  poursuivra  sans  relâche,  dans 
l'esprit  libéral  dont  elle  ne  s'est  jamais  départie,  la  mise  en  valeur  de  sor. 
palrimoins  et  le  développement  des  forces  économiques,  dont  elle  vient 
de  donner,  au  cours  de  ses  guerres,  une  preuve  hautement  significative. 
Elle  répondra  ainsi  à  la  confiance  que  vous  avez  placée  en  elle,  en  deve- 
nant dans  le  proche  Orient,  un  sérieux  facteur  d'ordre,  de  progrès  et  de 
civilisation. 

Animé,  comme  tous  les  Hellènes,  de  sentiments  d'alïectueuse  gratitude 
à  l'égard  de  la  France,  j'ai  l'honneur  de  lever  mon  verre  à  la  santé  de 
M.  le  président  de  la  République  et  de  boire  à  la  gloire  et  à  la  prospérité 
de  la  grande  et  noble  nation  française. 

En  Turquie. 

LA    MISSION    MILITAIRE    ALLEMANDE      " 

En  Turquie,  la  question  de  la  mission  militaire  allemande  est  détî- 
nilivement  réglée  :  le  général  Liman  de  Sanders  est  nommé  inspec- 
teur général  de  l'armée  ottlomane  et  promu  au  grade  de  maréchal  ; 
il  n'aura  pas  de  commandement  efTectif  et  se  bornera  à  diriger,  à 
Conslantinople,  l'instruction  technique  militaire;  sa  mission  durera 
cinq  ans,  après  quoi  il  retournera  en  Allemagne.  Le  lieutenant-colo- 
nel d'état-major  Noury  est  nommé  commandant  du  premier  corps 
de  Conslantinople  en  remplacement  du  général  Liman  de  Sanders. 
Commentant  cette  solution  d'une  affaire  qui  a  déjà  fait  couler  tant 
d'encre,  la  Gazette  de  Cologne  déclarait,  le  22  janvier,  que  le  cabinet 
de  Berlin  n'a  nullement  cherché  un  succès  de  prestige,  mais  qu'il  a 
voulu  être  utile  à  la  Porte, 

I>ès  l'origine,  ajoutait  la  Gazette  de  Cologne,  on  n  avait  pas  été  trè€ 
enthousiaste  à  Berlin  du  projet  ottoman  de  confier  le  commandement 
d'un  corps  d'armée  à  un  général  allemand.  Des  négociations  avaient  été 
entamées  avec  la  Russie.  Sur  ces  entrefaites,  Enver  pacha,  ministre  de 
la  Guerre,  procéda  au  rajeunissement  des  cadres  turcs.  Il  parut  opportun 
de  remettre  au  général  Liman  de  Sanders,  avec  un  grade  supérieur,  une 
inspection  d'armée. 

Et  lecommuniquéalleraand  terminait  en  allirmantque  cette  affaire 
ne  pourrait  laisser  aucune  trace  d'irritation  entre  l'Allemagne  et  le 
Russie, 

LES    NOUVELLES    FORMATIONS    DE    l'aRMÉE   OTTOMANE 

Contrairement  à  ce  que  l'on  aurait  pu  supposer,  les  pertes  terri- 
toriales subies  par  la  Turquie  à  la  suite  des  événements  des  deui: 

Qhkst.  Dipl.  et  Col.  —  t.  xxxvir.  12 


178  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET  COLONIALES 

dernières  années  n'ont  pas  eu  poui-  conséquence  une  diminution 
très  importante  de  ses  forces  militaires  permanentes.  En  Itlll,  l'ar- 
mée active  ottomane  comptait  14  corps  d'armée  formant  38  divisions, 
plus  Ti  divisions  indépendantes,  soit  43  divisions.  D'après  la  réparti- 
lion  qui  vient  d'être  adoptée,  les  corps  d'armée  sont  au  nombre 
de  13,  avec  36  divisions,  y  compris  2  divisions  indépendantes.  La 
Turquie  d'Europe  n'est  plus  occupée  que  par  trois  corps  d'armée 
ayant  leurs  quartiers  généraux  à  Constantinople  (!'"'>,  Andrinople 
'2"),  Rodosto  (3').  Mais  l'Anatolie  occidentale  qui,  en  dehors  de  la 
garnison  de  Smyrne,  ne  contenait  aucune  force  active,  sera  désor- 
mais le  siège  de  deux  corps  d'armée  :  le  4*  à  Smyrne  et  le  5'  à 
Angora.  En  même  temps,  à  la  frontière  orientale,  le  9'=  corps  (Erze- 
roum)  et  le  11"  (Van),  qui  n'étaient  formés  qu'à  deux  divisions,  sont 
complétés  par  l'adjonction  d'une  division  nouvelle.  En  Syrie,  le 
H"  corps  est  dédoublé  pour  former  deux  corps  d'armée  à  deux  divi- 
sions, le  8^  à  Damas  et  le  6"  à  Alep.  Le  corps  du  Yémen  prend  le 
n"  7  resté  vacant  (au  lieu  de  14)  et  perd  la  division  de  l'Assir  qui 
devient  indépendante.  Les  deux  tendances  qui  ressortent  le  plus 
nettement  de  ces  nouvelles  dispositions  sont,  d'une  part,  le  désir  de 
diminuer  le  moins  possible  les  forces  militaires  actives,  de  l'autre, 
une  plus  grande  attention  apportée  à  la  défense  de  l'Anatolie  tant 
du  côté  du  littoral  de  la  mer  Egée  que  du  cùlé  de  la  frontière  russe. 
Les  inspections  d'armée  restent,  comme  par  le  passé,  au  nombre 
de  4.  Pour  chaque  corps  d'armée  et  pour  chaque  division  sont  nom- 
més des  chefs  du  service  de  recrutement,  généraux  de  brigade  ou 
colonels  pour  les  corps  d'armée,  colonels  ou  lieutenants-colonels 
pour  les  divisions.  Ces  derniers  prennent  la  place  des  anciens  com- 
mandants des  divisions  de  rédifs.  Des  iradés  du  21  et  du  24  dé- 
cembre 1329  (3  et  6  janvier  1914)  ont  nommé  les  inspecteurs  d'ar- 
mée, les  commandants  des  corps  d'armée  et  des  divisions,  ainsi  que 
les  chefs  des  services  du  recrutement.  En  même  temps,  étaient 
publiées  les  nombreuses  mises  à  la  retraite  dont  on  connaît  déjà  la 
statistique  et  parmi  lesquelles  on  s'étonne  de  voir  le  nom  du  défen- 
seur d'Andrinople,  Chukri  pacha,  que  l'on  s'attendait  plutôt  à  voir 
appeler  à  l'un  des  postes  les  plus  importants  de  la  nouvelle  organi- 
sation. Sa  fidélité  au  souvenir  de  Nazim  pacha  n'est  peut-être  pas 
étrangère  à  cette  mesure. 


En  Bulgarie. 

l'arbitrage  bulgaro-serbe 

Le  20  janvier,  le  général  ITolmsen,  l'arbitre  russe,  a  prononcé  sa 
sentence  au  sujet  du  différend  de  frontière  serbo-bulgare.  Le  terri- 
toire contesté  au  nord  de  Stroumitza  doit  être  partagé  entre  la  Serbie 
et  la  Bulgarie,  de  façon  à  ce  que  la  partie  occidentale  appartienne  à 
la  Serbie. 


LES   AFFAIRES   d'oRIENT  179 


LA    RETRAITE    DU    GENERAL    FTTCHEF 


Le  général  Fitchef,  chef  d'état-major  de  l'armée,  vient  d'être  mis 
à  la  retraite.  Dans  les  cercles  militaires  bulgares  on  donne  les  rai- 
sons suivantes  de  cette  mesure.  Les  officiers  bulgares  sont  actuelle- 
ment divisés  en  deux  camps;  les  uns  tiennent  ])our  le  général  Savof 
et  les  autres  pour  le  général  Fitchef.  D'autre  part,  les  deux  généraux 
mènent  une  campagne  acharnée  l'un  contre  l'autre.  Le  général 
Savof,  dont  l'influence  est  considérable  dans  l'entourage  du  roi 
Ferdinand,  a  réussi  à  rendre  intenable  la  position  de  son  adversaire. 
Les  choses  en  sont  venues  à  un  tel  point  que  le  général  Fitchef 
s'est  vu  dans  l'oblisration  de  demander  sa  mise  à  la  retraite. 


En   Roumanie. 

LE    NOUVEAU    MINISTÈRE 

En  Roumanie,  la  crise  ministérielle  s'est  rapidement  dénouée, 
ainsi  que  nous  l'indiquions  il  y  a  quinze  jours.  M.  Joan  Bratiano,  in- 
vesti de  la  confiance  du  roi,  a  constitué  son  ministère  de  la  façon 
suivante  :  MM.  Joan  Bratiano,  présidence  et  Guerre;  Costinesco, 
Finances  ;  Porumbaru,  Affaires  étrangères  ;  Morlzun,  Intérieur  ; 
Constantinesco,  Agriculture;  Duca,  Instruction  publique;  Radovici, 
Commerce;  Antonesco,  Justice;  Angelesco,  Travaux  publics.  Les 
élections  générales  législatives  auront  lieu  au  début  de  février  et  le 
nouveau  Parlement  se  réunira  en  mars. 

M.  Porumbaru,  ministre  des  Affaires  étrangères,  a  déclaré  à  un 
collaborateur  du  Bukarester  Tagblatt  que  le  changement  de  cabinet 
n'a  pas  modifié  l'attitude  de  la  Roumanie  vis-à-vis  de  l'étranger,  et 
que  les  lignes  générales  de  la  politique  extérieure  suivie  jusqu'à 
présent  par  le  gouvernement  roumain  seront  maintenues. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.   —   EUROPE. 

France.  —  V ambassade  de  France  à  Samt-Pélersbour<j . —  Une  fois 
encore,  l'ambassade  de  France  à  Saint-Pétersbourg  change  de  titu- 
laire. M.  Delcassé,  estimant  achevée  «  la  mission  »  qu'il  s'était 
donné  à  tâche  de  remplir,  et  dont  il  était  apparemment  te  seul  à 
pouvoir  apprécier  l'exacte  étendue,  a  demandé  à  être  relevé  de  ses 
fonctions,  et  le  12  janvier,  le  directeur  des  affaires  politiques  et  com- 
merciales au  ministère  des  Affaires  étrangères,  M.  Maurice  Paléo- 
logue,  a  été  désigné  pour  représenter  le  gouvernement  de  la  Répu- 
blique auprès  du  tsar  Nicolas  II.  Entré  dans  la  carrière  il  y  a  près 
de  trente-cinq  ans,  ayant  exercé  en  France  et  à  l'étranger  les  fonc- 
tions les  plus  délicates  et  les  plus  élevées,  au  courant  des  moindres 
ressorts  de  la  politique  européenne  grâce  à  ses  deux  années  de  direc- 
tion au  quai  d'Orsay,  connu  et  estimé  de  toutes  les  grandes  chancel- 
leries qui  ont  pu  de  longue  date  apprécier  ses  hautes  qualités  de 
jugement,  démesure,  de  tact,  M.Maurice  Paléologue  fera,  à  n"en 
pas  douter,  d'excellente  besogne  à  Saint-Pétersbourg,  de  même  que 
son  successeur  à  la  direction  politique  et  commerciale,  M.  de  Mar- 
gerie,  sera  à  merveille  l'homme  de  la  situation.  Mais  ceci  dit,  et  ce 
juste  hommage  rendu  aux  personnalités  si  distinguées  de  M.  Mau- 
rice Paléologue  et  de  M.  de  Margerie,  on  ne  peut  ne  pas  exprimer  le 
regret  très  sérieux  que  des  postes  diplomatiques  aussi  imporlanls 
changent  aussi  souvent  de  titulaires  :  le  directeur  des  affaires  poli- 
tiques et  commerciales  au  quai  d'Orsay,  véritable  ministre  adjoint 
des  Affaires  étrangères,  et  le  représentant  de  la  France  en  Russie, 
cheville  ouvrière  en  quelque  sorte  de  la  Double  Alliance  et  par  suite 
de  la  Triple  Entente,  devraient  être  tenus  à  l'écart  et  au-dessus  des 
vicissitudes  politiques  et  des  caprices  personnels,  surtout  en  ce  mo- 
ment où  la  crise  orientale  bouleverse  si  profondément  la  vieille 
Europe. 

—  La  mort  de  M.  Chevandier  de  Valdrôme.  —  M.  Chevandier  de 
Valdrôme,  agent  diplomatique  et  consul  général  de  France  à  Tanger, 
a  été  assassiné,  le  23  janvier,  par  son  cuisinier,  alcoolique  invétéré. 
Cet  odieux  et  stupide  attentat  a  produit  une  douloureuse  émotion 
en  France  et  à  l'étranger.  M.  Chevandier  de  Valdrôme,  qui  n'avait 
que  48  ans,  était  un  de  nos  diplomates  les  plus  distingués  et  avait 
su,  par  sa  bonne  grâce,  par  son  tact  et  par  son  esprit,  gagner  l'es- 
time générale  et  l'amitié  de  tous  ceux  qui  l'avaient  connu.  Diplômé 
(le  l'Ecole  des  sciences  politiques  et  de  l'Ecole  des  langues  orien- 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  181 

taies,  il  avait  débuté  à  la  direction  politique  du  ministère  dés  Affaires 
étrangères  en  1889,  puis  avait  été  secrétaire  et  conseiller  d'ambas- 
sade à  Londres,  à  Berne  et  au  Caire.  Il  avait  été  nommé  à  Tanger  le 
16  janvier  1913.  Sa  mission  était,  là,  particulièrement  délicate  :  les 
puissances  étrangères  avaient  encore  à  ce  moment  des  légations  à 
Tanger  malgré  la  reconnaissance  des  traités  franco-allemand  et 
franco-espagnol  sur  le  protectorat  marocain.  La  situation  spéciale 
réservée  à  la  ville  de  Tanger  dans  la  nouvelle  organisation  maro- 
caine rendait  encore  plus  difficile  la  tâche  du  représentant  de  la 
France.  La  création  d'institutions  municipales  donna  lieu  à  des  dis- 
cussions locales  et  à  des  négociations  internationales  qui  mirent  for- 
tement à  l'épreuve  le  sang-froid  et  l'habileté  de  M.  Chevandier  de 
Valdrùme  et  les  services  éminents  qu'il  rendit  alors  à  notre  pays 
avaient  été  hautement  appréciés  au  quai  d'Orsay.  Le  jour  même  où 
il  tombait  victime  de  la  lâche  agression  d'un  misérable  déséquililtré 
partait  de  Paris  la  lettre  officielle  l'élevant  au  grade  de  ministre  plé- 
nipotentiaire qu'il  avait  si  bien  gagné.  M.  Chevandier  de  Valdrôme 
était  officier  de  la  Légion  d'honneur.  Le  meurtrier  s'est  suicidé  dans 
sa  prison. 

—  La  naissance  d'un  /ils  du  prince  Victor-Napoléon .  —  Le  prince 
Victor-Napoléon,  qui  a  épousé  la  princesse  Clémentine  de  Belgique, 
vient  d'avoir  un  tils,  né  le  22  janvier.  Le  Journal  de  Bruxelles  assure 
que  le  parrain  du  jeune  prince,  qui  a  reçu  le  prénom  de  Louis,  sera 
le  prince  Louis-Napoléon,  lieutenant  général  de  l'armée  russe,  et  la 
marraine  la  reine  douairière  Marguerite  d'Italie. 

—  La  mort  de  M.  Foareau.  —  M.  Foureau,  le  célèbre  explorateur 
à  qui  le  Parlement  venait  d'accorder  une  pension  de  12.000  francs 
à  titre  de  récompense  nationale,  est  mort  le  17  janvier,  à  Paris,  des 
suites  d'une  congestion  pulmonaire.  Il  était  né  à  Saint-Brabant 
(Haute-Vienne),  en  1850. 

Allemagne.  —  Apri's  les  incidents  de  Saverne.  —  Les  incidents 
de  Saverne  ont  eu  leur  répercussion  au  Sénat  et  à  la  deuxième 
Chambre  du  Parlement  d'Alsace-Lorraine,  ainsi  qu'à  la  Chambre 
des  députés  de  Prusse  et  au  Reichstag  allemand.  A  la  Chambre 
alsacienne-lorraine,  quatre  interpellations  avaient  été  déposées  par 
les  socialistes,  les  progressistes,  les  Lorrains  et  le  Centre  ;  la  dis- 
cussion a  occupé  trois  séances,  les  13,  14  et  15  janvier;  elle  s'est 
terminée  par  le  vote  à  l'unanimité  d'un  ordre  du  jour  de  blâme  pour 
le  gouvernement  «  qui,  sans  sortir  du  cadre  étroit  de  ses  attribu- 
«  lions,  aurait  pu  faire  preuve  d'une  plus  grande  énergie  afin  d'ob- 
«  tenir  au  peuple  alsacien-lorrain  la  satisfaction  à  laquelle  il  avait 
.(  droit  ».  Le  Sénat  de  Strasbourg  a  blâmé  également  le  gouverne- 
ment,' le  19  janvier,  par  28  voix  sur  33  suffrages  exprimés.  A  la 
Diète  de  Prusse,  M.  de  Bethmann-Hollweg,  interpellé  par  le  chef  du 
parti  conservateur,  M.  de  Heydebrandt,  s'est  efforcé  de  se  concilier 


182  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES  "ET    COLONIALES 

les  bonnes  dispositions  de  la  Droite  par  des  avances  non  équivo- 
ques : 

Je  me  suis  toujours  laissé  tenter  par  ce  que  je  croyais  être  le  bien  de 
l'Etat,  a-t-il  déclaré.  Je  le  recherche  si  consciencieusement  qu'il  m'arrive 
souvent  de  passer  des  nuits  blanches  à  réfléchir  sur  une  décision  à 
prendre.  Je  suis  convaincu  que  nos  adversaires  politiques  sont  aussi  cons- 
ciencieux que  moi.  Renoncez  donc  à  vos  attaques  haineuses.  Nous  pou- 
vons, malgré  nos  divergences  d'opinions,  collaborer.  En  des  heures  aussi 
graves  que  celles  que  nous  traversons,  le  pays  n'a  qu'à  gagner  à  ce  que 
les  partis  renoncent  aux  polémiques  violentes. 

Au  Reichstag  cinq  interpellations  avaient  été  déposées  par  le 
Centre,  les  nationaux-libéraux,  les  radicaux,  les  Alsaciens-Lor- 
rains et  les  socialistes.  La  discussion  s'est  prolongée  deux  jours, 
les  23  et  24  janvier.  Elle  s'est  terminée  par  le  vote  des  motions  du 
Centre  et  des  nationaux-libéraux  demandant  au  gouvernement  de  faire 
connaître  au  plus  tôt  les  résultats  de  l'enquête  ouverte  sur  la  vali- 
dité des  prescriptions  de  1899  et  par  le  renvoi  à  la  commission  des 
motions  des  radicaux,  des  Alsaciens-Lorrains  et  des  socialistes  de- 
mandant la  réglementation  de  l'emploi  de  la  force  armée  dans  les 
opérations  de  police  de  manière  à  sauvegarder  l'indépendance  du 
pouvoir  civil,  et  la  suppression  des  conseils  de  guerre.  Au  cours  des 
débats,  M.  de  Bethmann-Holiweg  s'est  efforcé  de  concilier  les  deux 
points  de  vue  opposés,  celui  des  conservateurs  prussiens  qu'il  devait 
soutenir  en  sa  qualité  de  premier  ministre  de  Prusse,  et  celui  de  la 
politique  de  l'empire  que  sa  fonction  de  chancelier  lui  commandait 
de  défendre.  Il  n'a  pu  apporter  pour  calmer  les  appréhensions  de 
la  majorité  du  Reichstag  qu'une  seule  promesse,  celle  que  l'empe- 
reur examinerait  les  prescriptions  relatives  à  l'emploi  de  la  force 
armée,  de  façon  à  se  rendre  compte  «  si  ces  prescriptions  sont  par- 
faitement claires  ».  Mais,  dans  la  seconde  partie  de  son  discours,  le 
chancelier,  en  parlant  de  la  répercussion  qu'ont  eue  dans  l'empire 
les  incidents  de  Saverne,  a  fait  un  énergique  appel  au  patriotisme 
des  Etats  allemands.  Il  a  ainsi  rallié  autour  de  lui  tous  les  partis 
nationaux  qui  ont  salué  sa  péroraison  par  de  vigoureux  applau- 
dissements. 

Messieurs,  s'est  écrié  M.  de  Bethmann,  il  faut  étouller  dans  son  germe 
toute  tentative  de  créer  une  opposition  particulière  entre  le  Nord  et  le  Sud, 
à  cette  occasion.  Le  Bavarois  ne  regarde  pas  avec  d'autres  yeux  et  avec 
d'autres  sentiments  que  le  I^russien  ou  l'homme  du  Nord.  Aucun  Alle- 
mand ne  pourrait  être  aussi  fier  de  sa  nationalité  si  nous  n'avions  pas  tous 
un  empire  uni. 

La  pensée  de  l'empire  est  tout  aussi  cliérie  dans  les  montagnes  de 
Bavière  que  sur  le  Neckar,  le  llhin  ou  le  Memel.  C'est  cette  idée  d'em- 
pire que  nous  voulons  maintenir  bien  haute  par  dessus  toutes  les  ambi- 
tions de  partis. 

Je  suis  sur  que  vous  rerez  de  mon  avis,  si  je  dis  que  nous  ne  devons 
pas  fouiller  de  nos  doigts  la  blessure;  nous  devons  avant  tout  la  guérir. 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  183 

Et  le  chancelier  a  terminé  en  célébrant  la  force,  la  discipline  et  le 
loyalisme  de  l'armée  et  de  la  nation  : 

Tout  cela,  nous  ne  le  laisserons  pas  perdre,  parce  que,  dans  un  seul  liée 
du  grand  empire  allemand,  il  s'est  passé  des  choses  dont  personne  n'es- 
compte le  retour. 


Angleterre.  —  La  politique  navale  de  V Empire  britannique.  — 
L'établissement  du  budget  de  la  Marine  pour  l'exercice  1914-1915  a 
provoqué  en  Angleterre  de  très  vives  discussions  de  presse;  on  a 
même  parlé  un  moment  de  dissentiments  qui  se  seraient  produits  à 
ce  sujet  entre  les  membres  du  gouvernement  et  qui  auraient  pu 
provoquer  une  crise  ministérielle,  ce  qui  d'ailleurs  a  été  nettement 
démenti.  Voici,  d'après  une  correspondance  du  Journal  des  Débats, 
comment  se  présente  la  question  : 

Le  budget  de  la  Marine  de  l'exercice  courant  1013-1914  est  de 
46.300.000  livres.  Celui  de  1914-191"i  que  l'on  prépare  en  ce  moment  sera, 
en  conséquence  de  l'accroissement  normal  prévu,  de  3  millions  de  plus 
environ,  c'est-à-dire  qu'il  atteindra  49  millions  et  demi  à  peu  près.  Mais 
pendant  l'exercice  courant,  qui  sera  clos  le  31  mars,  il  a  été  engagé  une 
somme  sensiblement  supérieure  à  l'accroissement  automatique  prévu,  soit 
quelque  chose  comme  4  millions  et  demi. 

Cela  veut  dire  qu'il  faudra,  l'exercice  prochain,  cette  année  en  un  mot, 
(|ue  le  chancelier  de  l'Echiquier  trouve  54  millions  pour  la  Marine. 
L'augmentation  des  dépenses  de  l'exercice  courant  (3  millions)  est  due  à 
ce  que  l'on  a  accéléré  la  construction  des  bâtiments  en  chantiers  pour 
rattraper  le  temps  perdu  pendant  les  deux  années  précédentes  et  pour 
com  oenser  la  non  construction  de  trois  cuirassés  canadiens  que  M.  Borden 
a  déclaré  renoncer  à  construire  pour  le  moment,  à  cause  de  l'opposition 
du  Sénat  canadien. 

Peut-être,  s'il  y  avait  eu  cette  année  une  session  d'automne,  M.  Chur- 
chill aurait-il  obtenu  des  crédits  supplémentaires  qui  eussent  été  votés 
avec  une  facilité  relative.  En  tout  cas,  il  y  aurait  eu  cet  avantage  que  toute 
l'augmentation  de  8  millions  environ  ne  porterait  pas  sur  un  seul  budget. 
Mais  le  fait  est  là.  Il  faut  cette  année,  pour  la  Marine,  34  millions  au  lieu 
de  46  l'an  dernier.  C'est  ce  qui  effraye  tant  de  gens  et  notamment  les 
pacifistes,  et  certainement  c'est  une  somme  énorme.  Mais  il  a  été  dé- 
montré que,  proportionnellement  aux  revenus  du  pays,  l'Angleterre  ne 
dépense  guère  plus  pour  sa  Marine  quelle  ne  dépensait  de  1870  à  1889, 
puisque  l'augmentation  n'est  que  de  5  0/0. 

D'un  autre  côté  —  et  le  fait  est  des  plus  importants  à  noter —  l'inci- 
dence de  l'impôt  a  été  modifiée;  une  plus  grande  proportion  de  recettes 
est  due  à  l'impôt  direct  ;  les  impôts  indirects  ont  diminué,  si  bien  que  les 
classes  ouvrières  payent  relativement  moins  pour  les  armements  aujour- 
d'hui qu'il  y  a  quarante  ou  cinquante  ans.  C'est  ce  que  M.  Churchill  a 
expliqué  il  y  a  trois  mois  et  aucun  journal  libéral  ou  conservateur,  aucun 
homme  politique  n'a,  je  crois,  contesté  1  exactitude  des  faits  fournis 
par  lui. 

Le  fait  est  donc  acquis  que  cette  augmentation  nécessitée  par  les  cir- 
constances ne  pèsera  que  légèrement  sur  les  classes  ouvrières. 

Cependant   la  somme  est  à  trouver,  et  c'est  là  naturellement  que  Ift 


184  QUESTIO^S   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

chancelier  de  l'Echiquier  entre  en  scène  et  que,    soucieux  des   deniers 
publics,  il  défend  le  trésor  national,  dans  les  limites  possibles. 

Quand  M.  Lloyd  George  a  déposé  son  fameux  budget  de  1000,  il  a 
exprimé  la  conviction  que,  grâce  aux  impôts  nouveaux  qu'il  créait,  aux 
innovations  financières  qu'il  introduisait,  il  n'aurait  jamais  besoin,  aussi 
longtemps  qu'il  aurait  la  garde  des  finances  du  pays,  d'imposer  aux  con- 
îribuables  de  nouvelles  charges.  Or,  il  esta  craindre,  paraît-il,  qu'il  soit 
i'orcé  de  recourir  aux  procédés  qu'il  espérait  ne  jamais  avoir  à  adopter, 
liaison  de  plus  pour  qu'il  lutte  pied  à  pied,  ou  guinée  à  guinée,  pour  ne 
pas  augmenter  les  charges  des  contribuables. 

Ce  que,  dans  certains  milieux  ministériels  et  libéraux,  on  reproche  à 
M.  Churchill,  c'est  d'avoir  dépensé  l'argent  un  peu  trop  facilement  et 
sans  cette  rigide  économie  que  recommandait  l'école  de  Manchester,  celle 
dont  la  devise  était  :  Peace,  Retrenchment  and  Reform.  Néanijioins,  on  a 
l'impression  dans  les  milieux  politiques  que  l'Amirauté  obtiendra  les 
sommes  qu'elle  juge  nécessaires  ou  en  tout  cas  indispensables,  car  l'in- 
fluence du  premier  ministre  est  grande  et  elle  sera  toute  en  faveur  de 
tout  ce  qui  peut  assurer  la  défense  impériale  et  la  sécurité  des  Iles  bri- 
tanniques et  mettre  l'Angleterre  à  même  de  faire  face  à  toutes  les  éven- 
tualités comme  à  tous  ses  engagements. 

Pour  le  public,  il  est  assez  porté  à  se  laisser  convaincre  par  les  idées  du 
rédacteur  militaire  du  Times,  qui  termine  ainsi  un  article  très  long  et  très 
étudié  sur  la  situation  militaire  et  navale  de  l'Angleterre  : 

«  Le  maintien  d'une  marine  indiscutablement  invincible  et  nécessai- 
«  rement  très  coûteuse  est  rendu  inévitable,  pour  l'époque  où  nous  vivons, 
«  par  l'accroissement  considérable  des  marines  étrangères  et  possible- 
«  ment  hostiles,  par  le  libre  échange,  par  la  détérioration  constante  de 
»  nos  armées  de  terre,  comparées  à  celle  des  nations  armées,  qui  nous 
«  entourent  et  par  le  fait  (|ue  la  masse  casanière  de  nos  citoyens  se 
«  soustrait  au  service  national. 

«  Le  premier  lord  et  le  Conseil  de  l'amirauté  ont  droit  à  l'appui  éner- 
«  gique  et  ferme  du  public  quand  ils  présentent  des  propositions  ten- 
«  dant  à  permettre  à  la  Marine  d'accomplir  pleinement  et  complètement 
«  la  lâche  extrêmement  lourde  qui  lui  incombe.  » 


—  Morl  de  lord  Strathcona.  —  Le  haut  commissaire  du  Canada  à 
Londres,  lord  Strathcona,  vient  de  mourir  dans  sa  quatre-vingt- 
quatorzième  année.  Il  était  né  en  Ecosse  en  182i).  lin  18.'i8,  à  Tàge 
de  dix-huit  ans,  il  s'embarquait  sur  le  premier  vapeur  qui  effectuait 
ya  traversée  de  l'Atlantique  pour  entrer  au  service  de  la  Compagnie 
de  la  haie  d'Hudson.  Le  jeune  homme  s'appelait  alors  simplement 
Donald  Smith  et  fut  pendant  longtemps  administrateur  de  la  Com- 
pagnie au  Labrador.  En  1871^  il  fut  envoyé  à  la  Chambre  des  repré- 
sentants du  Dominion.  Il  joua  alors  un  r('»le  prépondérant  dans  la 
construction  du  Canadian-Pacific.  Il  y  risqua  sa  fortune  personnelle. 
La  reine  Victoria  le  décora  en  188(»,  à  l'occasion  de  l'inauguration  de 
la  ligne,  et  en  1889  l'ancien  petit  employé  de  la  baie  d'Hudson  était 
nommé  gouverneur  de  cette  colossale  entreprise.  Kn  LS96,  il  accep- 
tait, le  poste  de  haut-commissaire  du  Canada  à  Londres,  était  créé 
pair  du  royaume  et  prenait  le  titre  de  baron  Strathcona. 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  l8o 

Portugal.  —  La  siluation  polilique.  La  crise  ministévielle.  —  En 
raison  de  l'opposition  irréductible  du  Sénat,  le  ministère  Affonso 
Costa  a  dii  donner  sa  démission,  le  26  janvier,  bien  qu'il  continuât 
à  disposer  de  la  majorité  à  la  Chambre  des  députés.  On  parle  de  la 
dissolution  possible  du  Parlement. 


II.  —  ASIE. 

Indochine.  —  Le  r<'tour  en  France  du  gouverneur  général,  M.  Sar- 
raut.  — M.  Sarraut,  gouverneur  général  de  l'Indochine^  est  rentré 
e«  France  le  2o  janvier  pour  rendre  compte  au  gouvernement  des 
résultats  de  son  administration  de  deux  années.  Avant  de  quitter 
Hanoï,  M.  Sarraut  a  fait  au  Conseil  du  gouvernement  de  l'Indochine, 
le  19  novembre,  l'exposé  des  réformes  réalisées  par  lui,  conformé- 
ment à  la  volonté  du  Parlement,  au  double  point  de  vue  de  la  réor- 
ganisation administrative  et  financière  ainsi  que  dans  le  domaine 
de  la  politique  indigène;  il  a  notamment  insisté  sur  l'amélioration 
de  la  situation  lînancière  de  la  colonie,  amélioration  d'autant  plus 
frappante  que  1911  et  1912  ont  été  des  années  désastreuses  pour  la 
Cochinchine  et  le  Cambodge  au  point  de  vue  de  l'exportation  des 
riz,  et  qu'en  1913  le  commerce  Indochinois  a  souffert  de  la  dépres- 
sion des  marchés  d'Europe  et  du  contre-coup  des  événements  de 
Chine. 

Japon.  —  L'éruption  de  Sakourachima.  —  Les  13  et  14  janvier, 
ane  formidable  éruption  volcanique  a  dévasté,  au  Japon,  l'île  de 
Sakourachima,  et  détruit  de  fond  en  comble  la  ville  de  Kagochima. 
F^e  nombre  des  victimes  a  dépassé  80.000. 


III.   —  AFRIQUE. 

Afrique Equatoriale  Française.  —  Les  opérations  du  colonel  Lar- 
■i]eau.  —  Après  avoir  occupé  Aïn-Galaka,  le  27  novembre  dernier, 
le  colonel  Largeau  s'est  porté  sur  Paya,  que  l'ennemi  venait  d'éva- 
cuer. Les  Khouans,  au  nombre  de  150  fusils,  ayant  pris  la  direction 
de  Gouro,  au  nord-est  de  Aïn-Galaka,  où  ils  pouvaient  se  reformer 
et  inquiéter  notre  installation  au  Borkou,  le  colonel  atteignit  et  sur- 
prit ce  point  le  14  décembre.  Il  y  fit  trente  prisonniers  et  il  trouva 
une  correspondance  montrant  que  Gouro  a  toujours  été  et  serait 
resté  un  foyer  d'intrigues  dangereuses.  Laissant  une  garnison  à 
Oouro,  la  colonne  vint  occuper  Ouanyanga  que  nos  adversaires 
avait  déserté;  après  y  avoir  installé  un  fort  contingent  de  méharistes 
pour  surveiller  les  étapes  de  Tekoro  et  Avouani,  situées  sur  la  piste 
menant  du  Borkou  à  Koufra,  le  colonel  Largeau  est  rentré  le  8  jan- 
vier à  Paya,  n'ayant  perdu  aucun  homme  au  cours  de  ses  opérations 
vers  les  confins  nord-est  du  Borkou. 


186  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Egypte.  —  L inauguration  de  V Assemblée  législative.  —  L'inaugu- 
ration de  l'Assemblée  législative  a  eu  lieu  le  22  janvier  en  grande 
pompe,  au  Caire,  en  présence  du  corps  diplomatique,  de  lord  Kitche- 
ner  et  des  ministres  égyptiens.  Le  khédive  a  prononcé  un  discours. 
Les  journaux  célèbrent  cet  événement  qui  ouvre  une  phase  nouvelle 
dans  la  vie  politique  de  l'Egypte. 


IV.  —  AMERIQUE. 

Etats-Unis.  —  Le  message  du  président  mison  sur  les  trusts.  — 
Le  20  janvier,  le  président  des  Etats-Unis  a  adressé  au  Congrès  un 
message  recommandant  une  législation  répressive  des  trusts.  Entre 
autres  mesures,  il  conseille  l'interdiction  de  former  des  compagnies, 
excepté  avec  le  consentement  de  la  commission  du  commerce,  l'in- 
terdiction de  cumuler  les  fonctions  d'administrateur  de  plusieurs 
compagnies,  le  règlement  par  la  commission  du  commerce  entre  les 
Etats  de  l'émission  de  valeurs  par  les  chemins  de  fer,  attendu  que 
la  capitalisation  a  une  influence  sur  les  tarifs  de  transports.  Le  pré- 
sident AYilson  demandera  que  les  réformes  soient  introduites  dans 
un  esprit  amical  et  conciliant. 

Mexique.  — ■  L'anarchie  mexicaine.  —  Le  président  Huerta  a  décidé 
la  suspension  pour  six  mois  du  service  de  la  Dette  et  la  mainmise 
sur  les  recettes  de  douane  garantissant  ce  service.  La  légation  de 
France  à  Mexico  a  aussitôt  remis  au  président  une  protestation  for- 
melle contre  cette  mesure  arbitraire,  et  le  ministère  d'Allemagne 
a  appuyé  la  protestation  de  son  collègue  français.  A  Washington, 
on  continue  à  pratiquer  une  politique  d'attente.  On  assure  que  le 
président  Huerta  est  dans  une  situation  désespérée  et  que  sa  chute 
définitive  est  imminente. 

Haïti.  —  Insurrection  générale.  —  Une  dépêche  de  Cap-Haïtien 
annonce  qu'une  insurrection  générale  a  éclaté  aux  Gonaïves.  Le 
mouvement  serait  dirigé  par  Zamor,  ancien  gouverneur  du  dépar- 
tement et  ancien  ministre  de  la  Guerre.  Le  correspondant  de  la  Tri- 
bune à  Washington  dit  que  les  Etats-Unis  prendront  promptement 
des  mesures  pour  arrêter  la  révolution  à  Haïti.  Le  cuirassé  Montana 
a  reçu  l'ordre  de  se  rendre  sur  les  lieux.  Si  l'insurrection  continue, 
le  gouvernement  de  Haïti  sera  forcé  de  suspendre  le  paiement  de 
l'intérêt  de  certaines  obligations  de  chemins  de  fer  arrivant  à 
échéance  le  1"  février.  Le  correspondant  de  la  Tribune  prévoit  que, 
dans  ces  conditions,  le  département  d'Etat  fera  annoncer  que  l'ad- 
ministration refusera  de  reconnaître  les  rebelles,  même  au  cas  où 
ils  parviendraient  à  renverser  le  gouvernement  et  qu'une  commis- 
sion américaine  sera  envoyée  pour  régler  les  affaires  de  Haïti  et 
organiser  les  élections. 


RENSEIGNEMENTS  ÉCONOMIQUES 


I.  —  EUROPE. 

Les  chemins  de  fer  de  l'Europe.  —  Le  ministère  des  Travaux 
publics  communique  la  situation  au  1*"  janvier  1913  des  chemins  de 
fer  de  l'Europe.  Leur  longueur  totale  était  de  3.38.880  kilomètres, 
en  augmentation  pour  l'année  de  4.900  kilomètres.  En  moyenne,  on 
compte  3  klm.  5  de  voies  ferrées  par  myriamètre  carré  et  7  klm.  7 
par  10.000  habitants. 

Le  réseau  ferré  le  plus  long  est  celui  de  l'Allemagne  :  61.936  kilo- 
mètres. Viennent  ensuite  la  Russie  avec  61.078;  la  France,  50.232 
(dont  40.438  d'intérêt  général);  l'Autriche-Hongrie,  44.280;  la 
Grande-Bretagne  et  l'Irlande,  37.649;  l'Italie,  17.228;  l'Espagne, 
15.097;  la  Suède,  14.095;  la  Belgique,  8.660;  la  Suisse,  4.781,  etc. 

Si  l'on  rapporte  ces  chiffres  au  nombre  d'habitants,  on  voit  que 
les  premiers  rangs  appartiennent  à  la  Suède,  2o  klm.  7  par  10.000 
habitants;  au  Luxembourg, 21  kilomètres;  au  Danemark,  14  klm. 4; 
et  à  la  Suisse,  14  klm.  2. 

La  France  se  classe  au  6'  rang,  la  Belgique  au  7^  ;  l'Allemagne  ne 
vient  qu'au  8^ 

II.  —  AMÉRIQUE. 

Etats-Unis.  —  U accroissement  de  In  population.  —  Le  bureau  de 
Washington  vient  seulement  de  publier  les  résultats  du  recense- 
ment de  1910,  le  treizième  qui  ait  eu  lieu.  On  peut  juger  du  prodi- 
gieux accroissement  de  la  population  des  Etats-Unis  par  le  tableau 
des  recensements  : 

Année  1790 3.929.214  habitants. 

—  1800 5.308.483  — 

—  1810 7.239.881  — 

—  1820 9.638.453  — 

—  1830 12.866.020  — 

—  1840 17.069.453  — 

—  1850 23.199.87G  — 

—  1860 31.443.321  — 

—  1870 38.558.371  — 

—  1880 50.155.783  — 

—  1890 62.947.714  — 

1900 75.905.575  — 

—  1910 91.972.260  — 

La  population  actuelle  est  donc  treize  fois  plus  nombreuse  que  ne 
l'était  celle  d'il  y  a  cent  ans,  au  lieu  que  les  populations  euro- 
péennes ont  à  peine  triplé  au  cours  de  ce  même  siècle. 


LA    CARICATURE    A    L'ÉTRANGER 


-r-^ 


Après  Saverne. 

Pour  les  habituer  à  VEj:piPssio>i  souriante  nous  proposons  que  les  officiers 
prussiens,  avant  de  prendre  un  commandement  en  Alsace,  regardent  pendant  un 
certain  temps  la  Joconde. 

Punch  (Londres',. 


^^  ii;  â 

BtcniiiTs    ; 

WANTEO       i       REtRUITS'î 


Une  nation  belliqueuse. 

Le  pacukjue  Teuton  :  -x  Dieu  !  les  An- 
4-lais  ont  toutes  .;es  armées!  Et  l'Alle- 
.jiagne  n'en  a  qu'une!  >> 

l'uncli  ''Londres). 


L'Angleterre  et  l'Inde. 

Jj'Inde  :  «  Réponds-moi  franche- 
ment, sœur  Britannia.  Est-ce  que  je 
lais  partie  de  l'Empire  britannique, oni 
ou  non?  » 

Hindi  Punch  (Calcutta). 


Les  Allemands  en  Afrique. 

L'Allemand  prend  sa  part  du  gâtiau  africain. 

Mucha  (Varsovie) 


Le  krooprinz  officier  d'état-major. 

Épinglez  seulement  les  bandes,  tail- 
leur'.  Je  connais  papa...  Je  ne  les  por- 
terai pas  longtemps  ! 


Etats-Unis  et  Mexique. 

L'oncle  Sam  n'est  pas  pressé. 

Journal  (Minneapolisj 


NOMmiTIONS  OFFICIELLES 


BIli\ISTÈRE   DES  AFFAIRES   ÉTRAIVGÈRES 

M.  Paléologue  est  nommé  ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg  ; 
M.  de  Margerie  est  nommé  directeur  des  affaires  politiques  et  comnaerciales  ; 
M.  Berthelot  est  chargé  de  la  sous-direction  d'Europe,  d'Afrique  et  d'Orient; 
M.  Chevalley  est  nommé  ministre  de  France  à  Christiania. 

MIXISTÉRE    DE   LA    GUERRE 

Troupes  métropolitaines. 

GÉNIE 

Annam-Tonkin.  —  ^I.  lecapil.  Ilumbert  est  désig.  pour  command.  la  compag. 
indigène  du  génie  du  Tonkin. 

Troapes  coloniales. 

INFANTERIE 

Glline-  —  M.   le  sous-lieut.  Conchon  est  désig.  pour  le  corps  d'occupation. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  chefs  de  bataill.  Vincent,  Chaptal;  les  capit. 
Ptejdellet,  Billes,  Perrot,  Guillot,  Coutance,  Valmary,  Pérès,  Chambon,  Bochot. 
Hamaide,  Petitjean,  Blachère,  Noël  et  Ronjat  ;  les  lient.  Labbé,  Arnould,  Bellier, 
Cousin,  Louvard,  Michel,  Berge  et  de  Briey  ;  les  sous-lieut.  Maynard,  Gesbert  et 
Guyot  sonl  désig.  pour  le  Tonkin. 

Cochinchine.  —  MM.  les  capit.  Morin,  Larmina;  les  lient.  Riou,  Lavenir  et 
Zimmermann  sont  désig.  pour  la  Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  le  chef  de  bataill.  Loiin  ;  les  capit.  Ferrièra  et 
Durif  et  le  soxhs-lieut.  Duperray  sont  désig.  pour  l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  le  capit.  Hippeau;  les  lient.  Messègue,  Louery, 
Bougrat,  Allègre,  Lavallée,  Pianelli  et  Charleuf;  le  sous-lieut.  Voisin  sont  désig. 
pour  l'A.  E.  F. 

Madagascar.  —  MM.  \es  chefs  de  bataill.  Gérente,  Mativatet  \e  sous-lieut. 
Bahuchet  sont  désig.  pour  Madagascar. 

ARTILLERIE 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  capit.  Doucet  et  Restoux  sont  désig.  pour  le 
Tonkin. 

Cocllinclline.  —  MM.  le  chef  d'escad.  de  Chaunac-Lanzac;  les  capit.  Vie,  de 
la  Rochelle,  Blanchard  et  Berdalle  ;  le  lieul.  Guillo  et  le  sous-lieut.  Bonhomme 
sont  désig.  pour  la    Cochinchine. 

Officiers  d'administration. 

Cochinchine.  —  MM.  les  offic.  d'administ.  de  2°  cl.  Peugon,  Chanal  et 
Guilhou  sont  désig.  pour  la  Cochinchine. 

Afrique  Occidentale-  —  M.  Voffic.  d'administ.  de  2^  cl.  Cayatte  est  désig. 
pour  l'A.  O.  F. 

Madagascar.  —  M.  Voffic.  d'admin.  de  2«  cl.  Philip  est  désig.  pour 
Madagascar. 

CORPS    DE     l'intendance 

Chine.  —  M.  Vadjoint  àl'inlend.  Barreau  est  désig.  pour  le  corps  d'occupation. 

Annam-Tonkin.  —  M.  le  sous-intend.  de  '6^  cl.  de  Kersaint-Gilly  est  désig. 
pour  le  Tonkin. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  Vadjoiut  Butiner  est  désig.  pour  l'A.  O.  F. 

Afrique    Equatoriale.  —   M.  Vadjoint  Lippmann  est  désig.  pour  l'A.  E.  F. 

Madagascar.  —  M.  le  sous-intend.  de  Z°  cl.  M.ovà.  est  désig.  pour  Madagascar. 

Saint-Pierre  et  Miquelon.  —  M.  Vadjoint  Ciiubaud  est  désig.  pour  Saint- 
Pierre  et  Miquelon. 


NOMINATIONS    OFFICIELLES  191 

Officiers  d'administration. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  Voffic  d'administ.  de  2^  cl.  Portes  est  désig-. 
pour  l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  M.  Voffic.  d'adminittl.  de  8°  cl.  Ambroix  est  désisr. 
pour  l'A.  E.F. 

Madagascar.  —  MM.  les  offîc.  d'administ.  de  i'^^  cl.  Malvoisin  et  de  2°  cl. 
Lazarre  sont  désig.  pour  Madagascar. 

HIIWISTÈRE  DE  LA  MARirVE 

ÉTAT-MAJOR    DE    LA    FLOTTE 

Extrême-Orient.  —  M.  le  capit.  de  vaisseau  Viaux  est  nommé  au  command. 
du  Montcalm  , 

M.  le  capit.  de  frég.  Lagorio  est  nommé  chef  d'état-major  de  la  division  navale 
d'Extrême-Orient; 

M.  le  capit.  de  vaiss.  de  Paris  de  Boisrouvray  est  nommé  au  command.  de  la 
division  navale  de  l'Indochine  ; 

M.  le  lient,  de  vaiss.  Rouvier  est  nommé  adjudant  et  M.  le  mécanic.  ppal  de 
l''«  cl.  Basson,  mécanic.  de  la  division  navale  de  l'Indochine  ; 

MM.  les  enseig.  de  l''^  cl.  Guierre  et  Rousselin  sont  désig.  pour  le  D'Iberville  ; 

M.  Venseig.  de  !'■«'  cl.  de  Roure  de  Beaujeu  est  désig.  pour  la  Fronde  à  Saigon; 

M.  Venseig.   de  l'"'^  cl.  Barois  est  désig.  pour  la  Vigilante  ; 

M.  Venseig.  de  \'^  cl.  Broussignac  est  désie.  pour  le  Styx  ; 

M.  Venseig.  de  l''^  cl.  Plessis  est  désig.  pour  les  bâtiments  de  servitude  de 
Saigon; 

M.   le  mécanic.  ppal  de   !•''■•  cl.  Petetin  est  désig.  pour  le  Montcalm. 

Levant.  —  M.  Venseig.  de  !•■•"  cl.  Latham  est  désig.  pour  la  Jeanne- Blanche  à 
Constantinople  ; 

M.   Venseigne  de  vaiss.  Dornon  est  désig.  pour  le  Bruix. 

Pacifique.  —  M.  le  lient,  de  vaiss.  Destremeau  est  nommé  au  command.  de  la 
Zélée,  à  Tahiti  ; 

M.  Venseigne  de  i"  cl.  Barnaud  est  désig.  pour  le  même  bâtiment. 

Madagascar.  —  M.  Vemeig .  de  2^   cl.  Lecadu  est  désig.  pour  le  Vaucluse. 

COBPS    BE   SANTÉ 

Extrême-Orient.  —  M.  leméd.  ppal  Lucas  est  nommé  médecin  de  la  division 
navale  de  l'Indochine  ; 

M.  le  méd.  ppal  Carbonel  est  désig.  pour  le  Montcalm  ; 

M.  le  méd.  de  2«  cl.  Charpentier  est  désig.  pour  la  Décidée. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  le  méd.  de  l^^  cl.  Potel  est  désig.   pour  Dakar. 

SERVICE    HYDROGRAPHIQUE 

Extrême-Orient.  —  M.  Cot,  ingénieur  ppal  est  désig.  pour  la  Manche  comme 
direct,  de  la  mission  hydrographique. 

miMSTERE  DES  COLOi^VIES 

Sont  nommés  : 

Conseiller  à  la  Cour  d'appel  de  l'Indochine,  M.  Ganivenq  ; 

Procureur  de  la  République  à  Saigon,  M.  Tricon  ; 

Juge-président  du  tribunal  de  Vinh-long,  M.  Dusson  ; 

Juge-président  du  tribunal  de  Cantho,  M.  Lacouture; 

Juge-président  du  tribunal  de  Soctrang,  M.  Franceschetti  ; 

Juge  au  tribunal  de  Saigon,  M.  André  ; 

Lieutenant    de  juge  au   tribunal  de   Vinh-long,  M.  Pommier  ; 

Lieutenant  de  juge  au  tribunal  de  Soctrang,  M.  Vidal; 

Juge  suppléant  du  tribunal  de  Saigon,  JI.   Barrière; 

Lieute;.iant  de  juge  au  tribunal   de  Chaudoc,  M.  Gaye  ; 

Attaché  au  parquet  du  procureur  général  de  l'Indochine,  M.  Bernardin. 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


s.  A  I.  le  grand  duc  Boris  de  Russie  aux  fêtes  du  Siam 
pour  le  couronnement  du  roi^  pai'  Ivan  de  Schaeck,  un  vol.  in  S 
avec  97  gravures  hors  texte.  Paris,  librairie  Pion. 

Dans  deux  ouvrages  précédents,  Visions  de  guerre  et  Visions  de  rouie, 
le  chevalier  Ivan  de  Schaeck  avait  déjà  rapporté  de  ses  intéressante? 
voyages  un  tableau  vécu  de  la  guerre  russo-japonaise  et  le  pittoresque 
récit  d'une  promenade  autour  du  monde,  en  compagnie  de  S.  A.  I.  îft 
grand  duc  Boris  de  Russie.  C'est  de  nouveau  à  la  suite  du  cousin  d^ 
l'empereur  Nicolas  II  que  l'auteur  a  assisté  aux  fêtes  du  couronnemeiJi 
récent  de  S.  M.  Maha-Vagiravudh,  roi  du  Siam,  qui  succédait  à  son  père 
feu  le  roi  Chulalongkorn.  Et  par  lui  nous  revoyons  les  cérémonies  reli- 
gieuses et  militaii'es,  les  processions  solennelles,  le  défilé  des  gondoler 
historiques  sur  le  Menam,  les  festivités  sans  nombre  qui  se  déroulèrent  de 
jour  et  de  nuit  durant  les  trois  semaines  de  ce  programme  de  fêtes  dans 
un  décor  de  rêve,  au  milieu  d'une  rare  magnificence.  Ajoutons  qu'au 
retour  du  Siam,  l'auteur  nous  fait  visiter  encore  à  sa  suite,  dans  l'île  de 
Java,  les  temples  bouddhistes  de  dimensions  colossales  rivalisant  avec 
celles  des  Pyramides  d'Egypte. 

L'Outillage  économique  des  colonies  françaises,  par  Honorj. 

Paulin,  préface  de  H.  Boutteville,  un  vol.  in-8  de  206  pages  avec 
quatre  cartes  hors  texte.  Paris,  librairie  Emile  Larose. 
Le  grand  mérite  de  cet  ouvrage  est  de  fixer  dans  un  cadre  unique  toi- 
les divers  documents  qui  se  rattachent  à  l'outillage  industriel  de  nos  cok- 
uies.  C'est  un  remarquable  travail  de  coordination  de  faits  et  de  chiiVre.-- 
ayant  une  valeur  pratique  de  premier  ordre.  A  l'heure  où  nos  grandecr 
possessions  coloniales  se  disposent  à  réaliser,  par  tout  notre  empire,  de 
nouveaux. programmes  de  travaux  publics  destinés  à  accélérer  la  valeur 
de  leurs  territoires,  cet  ouvrage  était  vraiment  une  nécessité. 

L'Évolution  de  l'Empire  allemand  de  1871  à  nos  jours,  par  le 

capitaine    Bernard    FERRiiixv.    Un     vol.    in-16.   —    Paris,    librairie 
Perrin  et  0'''. 

Ecrit  sans  parti  pris,  avec  le  désir  de  s'élever  au-dessus  des  querelles  de 
races  et  départis,  ce  livre  donnera  à  ceux  qu'angoissent  les  événemenîs 
d'hier  et  d'aujourd'hui  la  clef  de  bien  des  mystères.  Les  chapitres  mili- 
taires et  économiques  y  sont  naturellement  traités  avec  une  compétence 
toute  particulière.  L'auteur  appartient  d'ailleurs  a  notre  état-major  et  sou 
précédent  ouvrage,  Les  Conséquences  Economiques  et  Sociales  de  lu  prochaine 
Guerre,  fait  autorité  dans  les  milieux  économiques  et  militaires  d'Evuope. 


Oiivrar/es  déposés  au  bureau  de  la   lievue. 

Lu  Guerre  ilalG-lurqve  et  le  droit  des  gens,  par  Andréa  Iiai-isardi-Mirabelli, 
privat-docent  a  l'Université  de  Gênes.  Un  vol.  in-8"  de  20(i  pages.  Bruxelles, 
iiuieau  de  la  Kevuedu  Droit  international  et  de  Législation  comparée. 

Le  Soudan  éf/ypiien,  étude  de  droit  international  public,  par  Guégoire  Sarkissiak, 
avocat  prè.s  les  tribunaux  mixtes  d'Egypte.  Un  vol.  in-,S»  de  150  pages,  avec  une 
carte  du  Soudan  égyptien.  Paris,  librairie  Emile  Larose. 

La  Conférence  de  Constanlinople  el  la  i/uestion  l'qiiplieiine  en  1882,  par  le 
!)■•  Saved  Kamel.  l'n  vol.  in-8°  de  350  pages.  Paris,  librairie  Félix  Alcan. 

L Adviinistraleur-Gérant  :  P.  Campaln, 

PARI3.    —    IMPRIMERIE    LEVÉ,    RUE    CASSETTE,    17. 


QUESTIONS 
DIPLOMATIQUES  ET  COLONIALES 


LA  PRESSE  FRANÇAISE 

ET    L'ALLIANCE   RUSSE 


Il  y  a  quinze  jours,  à  propos  des  affaires  de  Turquie,  nous 
avions  l'occasion  de  dire  que  les  industriels  et  les  financiers 
n'étaient  pas  toujours  une  source  d'agréments  pour  leurs  gou- 
vernements respectifs.  Le  gouvernement  russe  doit  être  con- 
vaincu de  cette  vérité  par  l'incident  des  usines  Poutilof.  Oc 
sait  que  ces  établissements,  installés  à  la  porte  même  de  Pé- 
tersbourg,  exécutent  pour  l'Etat  russe  d'importantes  com- 
mandes de  matériel  de  guerre.  Quoique  leur  autonomie  ait  été 
jusqu'à  présent  respectée,  ils  ont  reçu  à  plusieurs  reprises 
d'une  maison  française  une  aide  à  la  fois  technique  et  financière, 
consistant  dans  l'envoi  d'ingénieurs  et  de  contremaîtres  et 
dans  la  souscription  d'une  quantité  appréciable  d'obligations. 
Or  dans  ces  derniers  temps  les  usines  Poutilof  n'en  étaient 
pas  moins  dans  une  situation  de  trésorerie  difficile,  due  è 
l'abondance  des  commandes,  peut-être  aussi  à  une  autre  cause. 
Il  semble  que  les  commanditaires  français  aient  été  sollicités 
d'augmenter  leurs  participations  dans  l'affaire,  mais  dans  des 
termes  vagues  qui  ne  laissaient  pressentir  ni  l'urgence  ni 
l'importance  du  secours,  si  bien  que  les  conversations  ébau- 
chées à  Paris  n'auraient  pas  eu  de  suite  et  même  auraient  été 
ignorées  du  quai  d'Orsay.  Cependant  les  directeurs  de  Poutilof, 
pressés  par  le  temps,  s'adressaient  à  la  Banque  privée  de  Pé- 
tersbourg  et  lui  demandaient  la  somme  rondelette  de  20  mil- 
lions de  roubles,  soit  un  peu  plus  de  50  millions  de  francs.  La- 
dite banque  se  tournait  de  son  côté  vers  la  Deutsche  Bank, 
derrière  laquelle  apparaissait  enfin  la  maison  Krupp,  de  telle 
sorte  que,  de  cascade  en  cascade,  la  fabrication  du  matériel  de 
guerre  russe,  mise  en  train  par  des  ingénieurs  et  des  capitaux 

QUEBT.    DiPL.    ET    GOL.  —    T.    XXXVII.    —    N»    40S,  ^   16    FÉVRIER    1914.  iS 


194  QUE^^1U^S    Ull'LU.UATiUUliS    ET    COLONIALES 

français,  allait  être  contrôlée,  techniquement  et  financière- 
ment, par  des  Allemands.  U  paraît  aujourd'hui  certain  que  le 
gouvernement  russe,  pas  plus  que  le  nôtre,  n'était  au  courant 
des  intrigues  qui  se  nouaient  autour  des  usines  Poutilof  ;  aussi, 
quand  un  journal  parisien  afficha  en  tête  de  ses  colonnes  la 
sensationnelle  dépèche  de  Pétersbourg  :  Pontilof  vendu  à 
l'Allemagne,  les  secrets  des  fabrications  françaises  livrés  à 
Krupp  (1),  ce  fut  une  pierre  dans  la  mare  aux  grenouilles.  La 
presse  fît  passer  un  mauvais  quart  d'heure  aux  diplomates. 
Tandis  que  le  quai  d'Orsay  télégraphiait  précipitamment  à 
M.  Delcassé  pour  avoir  des  explications,  le  Pont-aux-Chantres 
publiait  un  communiqué  qui  trahissait  un  réel  embarras  et 
dans  lequel,  en  fait  de  Poutilof,  il  n'était  guère  question  que 
de  Tsarytsine,  la  nouvelle  usine  qui  se  fonde  sous  les  auspices 
de  la  maison  anglaise  Vickers. 

Oue  l'action  de  la  presse  française  ait  été  utile  en  cette 
occurrence,  ou  ne  saurait  le  nier,  puisque  c'est  le  tapage  fait 
à  point  nommé  qui  a  arrêté  la  négociation  avec  la  Deutsche 
Bank.  Mais  nos  publicistes  auraient  pu  ne  donner  que  la  note 
juste,  à  savoir  que  beaucoup  de  hautes  personnalités  russes, 
pour  de  multiples  raisons  dans  lesquelles  nous  n'avons  pas  à 
entrer  ici,  sont  toujours  médiocrement  disposées  pour  l'indus- 
trie française,  et  portées  à  se  procurer  ailleurs  ce  qu'on  pour- 
rait trouver  chez  nous.  Mais  il  n'était  pas  besoin  de  dramatiser 
les  événements,  de  voir  en  cette  affaire  une  sorte  de  trahison 
politique  et  de  prêter  au  gouvernement  russe  cette  invraisem- 
blable intention  de  se  rendre  tributaire  de  l'Allemagne  pour 
la  construction  de  son  matériel  de  guerre.  Ce  n'est  qu'au  bout  de 
quelquesjours  que  ce  gouvernement  a  pu  faire  éclater  la  vérité 
et  prouver,  en  mettant  tout  amour- propre  de  côté,  son  ignorance 
de  la  négociation  incriminée.  La  morale  de  tout  ceci  est  qu'il 
n'y  a  guère  que  dans  ce  pays  admirablement  discipliné  qu'est 
l'Allemagne  que  diplomates,  financiers  et  industriels  marchent 
la  main  dans  la  main,  en  parfaite  conhance  et  toujours  prêts  à 
se  donner  un  mutuel  appui.  En  l'espèce,  la  mainmise  de  Krupp 
sur  Poutilof  avait  pour  les  Allemands  un  intérêt  plutôt  poli- 
lique;  Krupp  n'a  cependant  pas  hésité.  On  conçoit  dès  lors  que, 
lorsque  cette  maison  commet  quelque  peccadille  à  l'intérieur 
de  l'empire  et  entraîne  quelques  ofhciers  dans  les  voies  mau- 
vaises, le  gouvernement  allemand  ne  lui  en  tienne  pas  rigueur  : 
Krupp  lui  rend  par  ailleurs  assez  de  services. 


(1)  Il  est  à  peine  besoin  do  dire  que  ces  «  secrets  »  sont  une  clause  de  style. 


LA    PRESSE    FRANÇAISE    ET   L'aLLIANCE    RUSSE  f9S 


* 
*    * 


En  somme  tout  ce  qui  s'est  passé  entre  Russes  et  Français  à 
propos  de  l'incident  Poutilof  ressemble  un  peu  à  ces  scènes  de 
jalousie  qu'on  observe  dans  les  vieux  ménages,  même  lors- 
qu'ils n'ont  pas  cessé  d'être  unis.  Toutefois  ce  qui  n'est  que  ridi- 
cule entre  particuliers  peut  être  dangereux  entre  Etats,  et  il  y 
aurait  avantage  à  ce  que  ce  jeu  ne  se  répétât  pas  trop  souvent  : 
il  ne  faudrait  surtout  pas  l'étendre  à  des  sujets  plus  graves 
que  Poutilof.  Or  c'est  malheureusement  le  tort  qu'on  a  eu 
dans  ces  temps  derniers,  dans  la  presse  quotidienne  et  pério- 
dique. Nous  avons  déjà  eu  l'occasion  de  relever  dans  le  Journal 
des  Débats  les  inexactitudes  d'un  article  de  revue  qui  traitait 
des  rapports  financiers  et  militaires  de  la  France  et  de  la 
Russie.  On  nous  permettra  d'y  revenir  ici  avec  un  peu  plus  de 
détails,  d'autant  plus  que  le  directeur  du  périodique  en  ques- 
tion, mécontent  de  nos  critiques,  a  présenté  en  termes  plutôt 
aigres  une  justification  qui  contient  de  nouvelles  erreurs. 

Et  d'abord,  n'est-ce  pas  dessiner  une  caricature  plutôt  qu'un 
portrait  que  de  représenter  dans  l'alliance  franco-russe  la 
France  apportant  sa  dot  et  la  Russie  sa  force  ?  Ces  mots-là 
pourraient  servir  de  texte  à  ces  petits  dessins  crispants  qui 
pullulent  dans  les  feuilles  humoristiques  illustrées,  et  oiî  la 
France  est  toujours  figurée  sous  les  traits  d'une  petite  femme 
munie  d'un  sac  et  tombant  dans  les  bras  d'un  gros  moujik.  La 
France  serait  bien  malheureuse  ej:  bien  impuissante  si  elle  ne 
mettait  dans  le  plateau  de  la  balance  qu'un  sac  d'écus.  Nous 
répétons  toujours  que  nous  sommes  les  grands  banquiers  du 
monde,  ce  qui  est  vrai,  et  qu'on  ne  saurait  se  passer  de  nous, 
ce  qui  est  faux.  Les  emprunteurs  qui  ont  recours  à  nous  pour- 
raient trouver  de  l'argent  ailleurs.  Ils  le  paieraient,  il  est  vrai, 
plus  cher,  car  nos  établissements  financiers,  mettant  à  profit 
les  exigences  modestes  du  rentier  français,  demandent  toujours 
à  l'emprunteur  un  taux  d'intérêt  moins  élevé  que  partout 
ailleurs,  et  parviennent  ainsi  à  évincer  leurs  concurrents  étran- 
gers de  fructueuses  opérations.  Si  le  marché  français  était 
fermé  à  la  Russie,  il  est  certain  qu'elle  en  éprouverait  une  très 
grande  gêne;  mais  il  est  également  certain  qu'elle  finirait  par 
se  tirer  d'embarras,  en  faisant  en  grand  ce  que  Poutilof  a 
essayé  de  faire  en  petit.  C'est  donc  une  erreur  de  croire  que 
nous  la  tenons  par  la  bourse.  Quand  nous  souscrivons  un 
emprunt  russe,  nous  rendons  service  à  un  pays  allié,  c'est 
entendu;  mais  nous  commanditons  aussi  un  pays  neuf,  et  nous 
pourrions  nous  arranger  pour  que  cette  commandite  tournât  à 


196  QUESTIONS    DIPLOMATIQUBS    ET    COLONIALES 

notre  bénéfice.  Ce  qui  revient  à  dire  que  ce  qui  devrait  surtout 
nous  préoccuper  au  moment  de  la  conclusion  d'un  emprunt,  ce 
sont  les  avantages  à  obtenir  pour  notre  industrie  et  notre  com- 
merce. Qu'on  saisisse  l'occasion  d'un  emprunt,  et  des  conversa- 
tions qu'il  entraîne  entre  les  deux  gouvernements,  pour  parler 
aussi  politique  générale  et  pour  mettre  à  jour  les  conventions 
militaires,  rien  de  mieux.  Mais  qu'on  comprenne  bien  que 
sur  ce  terrain-là  c'est  de  l'épée  de  la  France,  et  non  pas  de  ses 
ressources  financières,  qu'il  faut  faire  état.  L'appui  de  l'armée 
et  de  la  flotte  françaises  est  plus  précieux  encore  à  la  Russie 
que  celui  de  nos  banques.  Si  l'alliance  nous  donne  une  assu- 
rance contre  l'agression  allemande,  sans  cette  même  alliance  la 
Russie  serait  absolument  paralysée  par  le  bloc  austro-alle- 
mand, et  la  diplomatie  de  Pétersbourg  ne  pourrait  rien  contre 
celle  de  Berlin  et  de  Vienne  ;  elle  serait  réduite  à  se  confiner 
dans  le  domaine  asiatique  où  le  germanisme  n'a  pas  d'intérêts, 
et  son  action  européenne  serait  à  peu  près  nulle.  La  Russie  le 
sent  si  bien  qu'elle  s'est  émue  le  jour  où  le  néfaste  général 
André  a  mis  à  mal  notre  organisme  militaire,  et  qu'elle  a 
accueilli  avec  joie  la  loi  de  trois  ans. 

La  revision  constante  des  conventions  militaires  conclues 
entre  Etats  alliés  est  d'ailleurs  indispensable  dans  les  longues 
périodes  de  paix  que  nous  traversons,  ne  serait-ce  que  pour 
tenir  compte  des  modifications  qui  surviennent  forcément, 
aussi  bien  dans  la  politique  générale  que  dans  la  constitution 
des  armées.  Il  est  donc  nécessaire  qu'un  contact  permanent  soit 
établi  entre  les  autorités  militaires  des  deux  pays.  Ce  contact 
existe  fort  heureusement  entre  les  états-majors  russe  et  français. 
Il  y  a  quelques  mois  le  général  Joflre  était  à  Pétersbourg  ;  le 
général  Gilinski  sera  bientôt  à  Paris.  Si  les  journaux  ne  relatent 
que  les  revues  passées  et  les  toasts  portés,  on  doit  pourtant  se 
douter  que  ces  missions  ne  consacrent  pas  exclusivement  leur 
temps  à  parader  et  à  banqueter.  Elles  traitent  des  sujets 
sérieux,  débattent  même  des  points  particuliers  sur  lesquels 
l'accord  ne  peut  se  faire  qu'après  discussion.  Il  est  à  peine 
besoin  de  dire  que  si  l'action  diplomatique  ne  doit  pas  s'exercer 
sur  la  place  publique,  il  serait  encore  plus  insensé  d'y  étaler 
des  questions  stratégiques.  Ces  entretiens  militaires  doivent 
donc  rester  secrets  et  la  presse  ferait  infiniment  mieux  de  ne 
pas  s'en  occuper.  ^ 

Nous  entendons  d'ici  l'objection  ;  elle  vient  d'ailleurs  d'être 
formulée  dans  les  termes  suivants  :  «  En  république,  en  dé- 
«  mocratie,  avec  l'irresponsabilité  pratique  des  ministres,  qui 
('  nous  garantira   contre  le  chaos  des  imprévus,  la  contradic- 


I 


LA    PRESSE    FRANÇAISE    ET    l'aLLIANCE    RUSSE  197 

«  tion  des  directives,  les  impulsions  des  fantaisies  person- 
«  sonnelles,  sinon  le  bon  sens  public,  suffisamment  et  sincè- 
<(  rement  informé?  »  Ceux  qui  nous  font  l'bonneur  de  suivre 
nos  articles  dans  les  Questions  et  dans  les  Débats  savent  bien 
que  nous  ne  sommes  le  thuriféraire  de  personne,  et  que  dans 
les  domaines  diplomatique  et  militaire,  c'est-à-dire  dans  ceux 
qui  nous  sont  familiers,  nous  disons  sans  ambages  ce  que 
nous  croyons  être  la  vérité.  En  particulier  nous  ne  sommes 
pas  suspect  de  tendresse  exagérée  pour  la  diplomatie  contem- 
poraine et  nous  avons  assez  souvent,  au  cours  de  l'imbroglio 
oriental,  fait  le  procès  des  directives  souvent  regrettables  de 
la  Triple  Entente,  de  son  manque  de  cohésion  et  de  ce  qui 
nous  a  semblé  être  des  erreurs.  Mais  une  chose  est  de  dis- 
cuter une  orientation  générale,  ce  qui  est  tout  à  fait  le  droit 
du  publiciste  consciencieux  et  informé,  et  autre  chose  de 
s'immiscer  dans  une  négociation  particulière  et  secrète  qui 
est  du  ressort  de  professionnels,  soit  diplomates  soit  militaires. 
Quand  on  prend  ce  dernier  parti,  on  fait  d'ailleurs  œuvre 
vaine,  car  il  est  bien  évident  que  si  un  pays  a  remis  son  sort 
entre  les  mains  d'incapables  pour  arrêter  les  détails  d'une 
convention  militaire  ou  diplomatique,  le  mal  est  irréparable 
et  ce  ne  sont  pas  des  articles  de  presse  qui  y  remédieront.  En 
tout  cas,  quand  on  a  la  prétention  de  redresser  les  torts  des 
négociateurs  officiels,  il  faut  être  soi-même  puissamment  ren- 
seigné et  ne  pas  donner  l'impression  de  traiter  des  sujets 
techniques  en  amateur. 

C'est  cette  distinction  entre  ce  qui  doit  et  ce  qui  ne  doit  pas 
être  discuté  publiquement,  ce  départ  nécessaire  des  dicenda 
et  des  tacenda^  qui  échappe  malheureusement  à  quelques-uns 
de  nos  publicistes.  11  est  vrai  que,  pour  s'arroger  le  droit  de 
disputer  de  omnire  scibili,  on  prétend  que  dans  les  monarchies 
voisines  les  questions  de  politique  extérieure  se  traitent  dans 
la  presse  et  au  Parlement  avec  une  liberté  d'exposition  in- 
connue chez  nous.  On  est  surpris  de  voir  reproduire  par  des 
publications  sérieuses  ce  misérable  cliché,  faux  comme  la 
plupart  des  clichés,  et  dont  on  devrait  laisser  l'usage  aux 
députés  brouillons  et  bavards  qui  harcèlent  les  ministres  des 
Affaires  étrangères  de  leurs  interrogations  intempestives. 
C'est  au  contraire  chez  nous  qu'on  trouve  une  liberté  d'expo- 
sition inconnue  chez  les  autres.  Nous  supposons  bien  que, 
quand  on  parle  de  monarchie  voisine,  on  ne  vise  pas  l'Alle- 
magne ;  ce  serait  assez  plaisant,  étant  donnée  la  façon  dont 
marchent  le  Reichstag  et  la  presse  allemande,  sans  distinc- 
tion d'opinion,  toutes  les  fois  que  la  Wilhelmstrasse  fait  un 


198  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

signal.  On  vise  évidemment  l'Angleterre,  le  pays  oii  le  sens 
politique  passe  pour  le  plus  développé.  Eh  bien,  prenons  un 
cas  concret.  Depuis  de  longs  mois,  nous  devrions  presque  dire 
depuis  des  années,  l'Angleterre  est  engagée  à  propos  de 
l'Afrique  dans  une  conversation  avec  l'Allemagne  de  la  plus 
haute  importance,  bien  qu'elle  passe  à  peu  près  inaperçue  en 
France  parce  que  toute  notre  presse  s'hypnotise  sur  le  hour- 
vari  balkanique.  C'est  pourtant  un  sujet  autrement  grave  pour 
le  développement  futur  de  la  politique  internationale  que  le 
sort  de  l'Albanie,  de  Chio,  de  Mitylène  et  du  Dodécanèse.  Or 
la  grande  presse  anglaise  reste  généralement  muette  sur  ce 
chapitre  africain.  De  temps  en  temps  une  petite  indication  à 
peine  perceptible  sur  ce  qui  se  passe,  et  puis  le  silence  se  fait. 
A  notre  connaissance  le  Daily  Telegraph  est  le  seul  grand 
quotidien  à  l'avoir  quelquefois  rompu,  et  il  semble  qu'il  ait  été 
désavoué  par  ses  confrères  qui  faisaient  entendre  un  chut  ! 
réprobateur.  En  France,  au  contraire,  journalistes  et  parle- 
mentaires ont  une  réputation  d'indiscrétion  si  bien  établie  que 
c'est  la  raison  pour  laquelle  on  ne  s'est  pas  arrêté  un  instant 
au  choix  de  Paris  au  lieu  de  Londres  comme  siège  de  la  der- 
nière Conférence   internationale.   Ceci    n'est   un    secret  pour 

personne. 

* 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  estime,  dans  certains  organes,  que  ni 
M.  Delcassé,  pendant  son  ambassade,  ni  M.  le  général  Joffre, 
au  cours  de  sa  mission  temporaire,  n'a  su  faire  ce  qu'il  fallait, 
et  on  ne  craint  pas  de  présenter  la  situation  militaire  de  la 
Russie  sous  un  jour  tout  à  fait  faux,  notamment  en  ce  qui 
concerne  la  dislocation  des  troupes  en  temps  de  paix  et  les 
délais  de  mobilisation  et  de  concentration  en  temps  de  guerre. 
Nous  n'avons  pas  laissé  ignorer  aux  lecteurs  des  Questions 
cette  grave  affaire  de  la  répartition  des  corps  d'armée  russes 
entre  les  grandes  circonscriptions  militaires,  ni  le  nouveau 
dispositif  ordonné  par  l'état-major  russe  en  1910.  Tout  cela  a 
été  étudié  ici  même  par  un  professionnel  (1).  La  vérité  n'est 
pas  que  notre  état-major  ait  accueilli  avec  enthousiasme  ce 
dispositif  de  lîllÛ,  d'autant  plus  que  nous  étions  alors  férus 
de  l'idée  de  la  guerre  courte  et  de  la  nécessité  d'une  attaque 
brusquée  de  la  part  de  la  Russie.  Certains  articles  de  revue  un 
peu  imprudents,  écrits  à  cette  époque,  nont  rien  prouvé  en 
voulant  trop  prouver.  On  n'est  pas  allé,  dans  les  milieux  in- 

(l)Voir  la  Politique  militaire  et  navale  de  la  /{«ssz'e,  par  P.  K.  Questiotifi  Di- 
plomatirjues  et  Coloniales  du  lu  mai  lilll. 


LA    PUhSSE    KRAMÇAISK    ET    l'aLLIANCE    RUSSE  199 

formés,  jusqu'à  reprocher  aux  Russes  d'avoir  pris  ces  mesures 
après  les  entrevues  de   Potsdam,  car   on  savait    bien,  qu'elles 
avaient  été  préparées  depuis  longtemps.  Mais  les  tenants  delà 
guerre    courte,    ceux   qui  s'imaginent  que    le  conflit  franco- 
allemand   sera  l'aflairc  d'un  mois,  reprochaient  au  nouveau 
dispositif  russe  de  ne  plus  permettre   l'invasion  immédiate  et 
par  surprise  de  la  Prusse.    D'autre  part  on  était  obligé  de  re- 
connaître  que   les   armées   russes    se  trouveraient  désormais 
dans  de   meilleures   conditions  pour  prononcer  une  offensive 
méthodique.  Deux  ans  plus  tard,  en  1912,  le   problème  avait 
d'ailleurs  changé  complètement   d'aspect,  parce  que,  à  partir 
de  cette  année-là,  les  Allemands  ont  renforcé  les  effectifs  de 
leurs   corps   limitrophes   de  la  Pologne   et  organisé  dans  les 
marches  orientales  de  leur  empire  une  couverture^  tout  comme 
en  Alsace-Lorraine^  enlevant  ainsi  à  peu  près  toute  chance  de 
succès  à  une  offensive   brusquée  de  la  part  de  la  TUissie.  C'est 
là  un  fait  extrêmement  important,  qu'on  oublie  toujours  dans 
l'examen  de  cette  affaire,  et  qui  prouve  en  tout  cas  que  l'état- 
major  allemand  ne  considérait  pas  la  menace   russe  comme 
moins  sérieuse  depuis  1910. 

On  voudrait  nous  faire  croire  aujourd'hui  que,  de  1940  à 
1913,  les  états-majors  russe  et  français  ont  été  en  complet 
désaccord,  et  que,  tout  dernièrement,  sur  les  instances  réitérées 
de  la  France,  la  Russie  serait  revenue  à  peu  près  au  dispositif 
antérieur  à  1910.  Pour  mettre  en  évidence  la  matérialité  de 
cette  erreur,  il  suffit  de  dresser  le  tableau  de  stationnement 
des  troupes  russes  à  la  date  du  l*""  novembre  1913.  Le  voici 
résumé  pour  les  divisions  d'infanterie  stationnées  dans  la 
Russie  d'Europe  : 

Circonscription  de  Pélersbourj; 7  divisions 

—  de  Vilna 8  — 

de  Varsovie 9  — 

—  de  Kief 10  — 

—  d'Odessa.... 4  — 

—  de  Moscou 10  — 

—  de  Kazan S  — 

—  du  Caucase 0  — 

Or  la  répartition  antérieure  à  1910  était  la  suivante: 

Circonscription  de  Pétersbourg 7  divisions  1/2 

—  de  Vilna 10  —          \  r^ 

—  de  Varsovie 12  — 

—  de  Kief 10  —         iji 

—  d'Odessa 4  —         1/2 

—  de  Moscou 7  — 

—  du  Caucase .> .  :i  — 


200  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

Il  est  difficile  de  trouver  identiques  ces  tableaux.  En  réalité  les 
Russes  sont  restés  fidèles  à  leur  principe  de  1910  qui  est  de  se 
garder,  non  seulement  en  Pologne,  mais  sur  leurs  frontières 
du  Nord  et  du  Sud,  et  de  constituer  au  centre  une  masse  impor- 
tante. Ce  qui  est  vrai,  c'est  qu'ils  ont  dernièrement,  dans  Tin- 
iérieur  des  circonscriptions,  modifié  le  stationnement  de 
quelques  corps  d'armée  pour  les  allonger  suivant  leurs  lignes 
éventuelles  de  transport  et  accélérer  ainsi  leur  concentration; 
mais  la  répartition  des  corps  d'armée  dans  les  différentes  cir- 
conscriptions n'a  pas  été  retouchée. 

Quelques  lieux  communs  sur  la  rareté  des  voies  ferrées 
ïîusses,  le  mauvais  entretien  des  routes,  l'imperfection  des 
réseaux  télégraphiques  et  téléphoniques,  ne  suffisent  pas  à 
étayer  l'audacieuse  affirmation  que  l'armée  russe  ne  sera  pas 
prête  à  combattre  avant  le  deuxième  mois  qui  suivra  la  décla- 
ration de  guerre,  et  celle  encore  plus  audacieuse  que  tel  est 
bien  l'avis  de  Tétat-major  français  et  de  l'état-major  allemand. 
Nous  félicitons  ceux  qui  sont  si  bien  au  courant  de  ce  que  pense 
ce  dernier,  et  nous  avouons  en  toute  humilité  que  nous  n'avons 
pas  reçu  ses  confidences.  Mais  peut-être  savons-nous  aussi 
bien,  sinon  mieux,  que  notre  contradicteur  ce  que  pense  l'état- 
major  français,  et  nous  ne  nous  sommes  pas  avancés  beau- 
coup quand,  dans  les  Débats,  nous  avons  énergiquement  com- 
battu l'affirmation  précédente.  C'est  paraît-il,  «  un  démenti 
«  d'une  suffisance  assez  plaisante,  mais  insuffisamment  pro- 
■«  bante  ».  La  suffisance  et  l'insuffisance  ne  sont  peut  être  pas 
de  notre  côté,  car  pour  notre  compte  nous  pratiquons  modeste- 
ment la  maxime  :  ne  sut  or  ultra  crepidam.  Si  nous  nous  per- 
mettons d'écrire  sur  des  questions  de  politique  extérieure  et 
sur  des  questions  militaires,  c'est  que  nous  pouvons  les  traiter 
autrement  qu'en  amateur.  Quoique  grand  amateur  de  littéra- 
iure,  nous  ne  disputerions  pas  sur  le  mérite  de  tel  ou  tel  roman 
ou  drame...  En  parlant  comme  nous  l'avons  fait,  nous  n'avons 
pas  parlé  à  la  légère.  Il  est  vrai  qu'aujourd'hui  on  nous 
demande  la  preuve,  parce  qu'on  croit  bonnement  avoir  fait 
la  preuve  de  sa  propre  opinion.  Nous  le  regrettons  beaucoup, 
mais  nous  ne  nous  laisserons  pas  entraîner  sur  ce  terrain. 
Nous  sommes  d'avis  que  certaines  précisions  ne  peuvent  pas 
être  publiées,  notre  contradicteur  est  d'un  avis  opposé,  la  par- 
tie n'est  pas  égale.  C'est  en  tout  cas  à  nous  d'attendre  la  publi- 
cation des  délais  de  mobilisation  des  corps  stationnés  dans  la 
Russie  occidentale,  et  les  graphiques  de  marches  de  concentra- 
tion qui  doivent  démontrer  que  l'armée  russe  ne  sera  pas  prête 
à  combattre  avant  le  deuxième  mois... 


LA    PRESSE    FRANÇAISE    ET    l'ALLIANCE    RUSSE  201 


* 


Ce  n'est  pas  à  dire  que  tout  soit  parfait  dans  la  mobilisation 
et  la  concentration  de  nos  alliés.  La  construction  d'un  certain 
nombre  de  voies  stratéi^iques  est  désirable.  Mais  nous  croyons 
que,  l'été  dernier,  M.  le  général  Joffre,  sans  avoir  besoin  d'être 
stimulé  par  des  articles  de  presse,  a  soulevé  la  question  et 
qu'un  plan  a  été  arrêté  de  concert  avec  l'état- major  russe.  La 
couverture  financière  a  été  également  prévue  au  moment  où 
M.  Kokovtsof  est  venu  à  Paris.  On  sait  que  ce  voyage  était  mo- 
tivé par  des  négociations  relatives  à  un  emprunt  de  2  milliards 
500  millions  que  la  Russie  se  proposait  d'émettre  en  cinq  ans 
pour  créer  des  chemins  de  fer  d'un  intérêt  économique.  Le 
quai  d'Orsay  a  demandé  alors  que  des  fonds  fussent  également 
prévus  pour  les  lignes  stratégiques  qui  avaient  été  déterminées 
quelques  mois  auparavant.  M.  Kokovtsof  a  répondu  qu'il  était 
difficile  d'émettre  des  obligations,  parce  qu'elles  seraient  mal 
gagées  étant  donné  le  bénéfice  pécuniaire  plus  qu'aléatoire  à 
attendre  de  ces  lignes.  Mais  il  a  ajouté  que  le  gouvernement 
russe  n'avait  pas  besoin  d'emprunter  pour  cet  objet,  et  qu'il  y 
consacrerait  une  somme  de  500  à  600  millions  de  roubles  tenue 
en  réserve.  Un  engagement  ferme  a  été  pris.  Quand  on  vient 
aujourd'hui  réclamer  dans  la  presse  un  emprunt  d'Etat  pour 
ces  chemins  de  fer  stratégiques,  emprunt  que  nous  serions 
évidemment  sollicités  de  souscrire,  on  propose  donc  une  solu- 
tion infiniment  moins  avantageuse  pour  nous  et  ou  prouve 
simplement  qu'on  ignore  ce  qui  s'est  passé. 

Ce  qu'il  y  a  surtout  de  mauvais  dans  les  articles  auxquels 
Lous  faisons  allusion,  c'est  le  ton  de  méfiance  qui  y  règne  d'un 
bout  à  l'autre,  et  c'est  aussi  le  procédé  un  peu  puéril  qu'on  sug- 
gère pour  s'assurer  contre  une  «  mollesse  éventuelle  »  de  nos 
alliés  à  l'heure  décisive.  Rien  jusqu'à  présent,  dans  le  domaine 
politique,  n'autorise  pourtant  la  méfiance  envers  les  Russes. 
Que  leur  diplomatie  ait  été  faible  en  plusieurs  circonstances, 
qu'il  y  ait  eu  souvent  divergence  de  vues  entre  Paris  et  Péters- 
bourg  à  propos  des  affaires  d'Orient,  c'est  la  vérité  même.  Mais 
nous  ne  devons  pas  oublier  que,  jusqu'à  présent,  dans  tous 
les  cas  graves^  la  Russie  a  été  à  nos  côtés.  L'époque  n'est  pas 
encore  éloignée  oii,  à  propos  d'un  misérable  incident,  nous 
avons  été  sous  le  coup  d'une  menace  allemande  formulée  en 
des  termes  tels  que  pendant  quarante-huit  heures  on  a  pu 
croire  que  cette  fois  c  était  la  guerre.  La  Russie  n'a  pas  eu 
un  ins'tant  d'hésitation.  Ceux  qui  sont  informés  des  événements 
marocains  savent  bien  à  quoi  nous  faisons  allusion.  Mais  les 


202  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

gens  qui  confondent  la  méfiance  avec  la  sagesse  ne  sont  pas 
convaincus;  pour  eux  le  bon  moyen  d'être  sûr  que  les  Russes 
«  s'enjo^ageront  à  fond  »  dès  le  début  des  hostilités,  c'est  de  leur 
faire  construire  en  temps  de  paix  des  chemins  de  fer  straté- 
giques, quitte  à  les  payer  soi-même  !  On  n'aperçoit  pas  très  bien 
la  toute-puissance  de  cette  panacée,  car  enfin  si  nos  alliés  sont 
des  disciples  de  Machiavel,  ils  pourraient  bien  se  dire  :  «  Of- 
«  frez-nous,  messieurs  les  Français,  des  chemins  de  fer  straté- 
«  giques  tant  que  vous  voudrez!  Le  moment  venu,  nous  n'en 
«  ferons  qu'à  notre  tête.  »  Ouant  à  ce  qu'on  entend  par  «  s'en- 
«  gager  à  fond  dès  le  début  »,  nous  serions  heureux  qu'on 
voulut  bien  le  préciser. 

Il  a  été  dit  tant  d'hérésies  sur  la  coopération  franco-russe  et 
sur  la  stratégie  allemande  qu'on  nous  permettra  d'en  redresser, 
si  possible,  quelques-unes.  Quoique  nous  n'ayons  pas,  comme 
d'autres,  la  prétention  de  connaître  quelle  sera  exactement  la 
répartition  des  forces  allemandes  mobilisées  sur  les  frontières 
occidentales  et  orientales  de  l'Empire,  quoique  nous  ne  nous 
hgurions  pas  naïvement  «  qu'il  suffit  pour  le  savoir  sans  possi- 
«  bilité  d'erreur  déconsidérer  les  quartiers  généraux  des  corps 
K  d'armée  du  temps  de  paix  »,  nous  estimons  que  les  forces 
laissées  par  les  Allemands  en  face  des  Russes  nous  permet- 
tront de  combattre  au  début  de  la  guerre  à  nombre  égal  en 
Alsace,  en  Lorraine  et  peut-être  en  Belgique.  C'est  déjà  un 
résultat  appréciable,  étant  donné  que  l'Allemagne  compte 
70  millions  d'habitants,  et  la  France  à  peine  40.  La  répartition 
des  troupes  allemandes  n'est  d'ailleurs  pas  susceptible  d'être 
modifiée  pendant  la  première  période  de  la  guerre  qu'on  évalue 
à  peu  près  à  un  mois,  soit  quinze  jours  pour  la  concentration  et 
quinze  jours  pour  la  première  bataille  générale  de  groupes 
d'armées  sur  le  théâtre  occidental  (1).  Pour  qu'il  en  fût  autre- 
ment, il  faudrait  supposer  une  véritable  trahison  russe,  c'est-à- 
dire  une  déclaration  de  neutralité  au  moment  même  de  l'ouver- 
ture des  hostilités.  On  peut  donc  dire  que  le  caractère  plus  ou 
moins  traînant  des  opérations  sur  le  théâtre  oriental  ne  chan- 
gera rien  aux  conditions  dans  lesquelles  se  livrera  la  première 
grande  bataille  à  l'Ouest.  Ceux  qui  croient  que  cette  première 
grande  bataille  sera  décisive  et  susceptible  de  mettre  fin  à  la 
guerre  ne  devraient  donc  pas  se  préoccuper  beaucoup  de  ce 
qui  se  passera  en  Pologne  et  en  Vieille-Prul^se.  En  réalité,  cest 
dans  la  seconde  phase  de  la  guerre,  au  plus  tôt  vers  le  trente- 
cinquième  ou  le  quarantième  jour,  que  pourront  se  produire, 

(1)  La  premièi'o  Ijatailk;  fjéni'Tale  durera   peut-èlre  ijieii  plus  de  quinze  jours. 


LA    PRESSE    FRANÇAISE    ET    l'aLLIANCE    RUSSE  203 

soit  de  FEst  à  l'Ouest,  soit  de  l'Ouest  à  l'Est,  les  mouve- 
ments de  tiroir  que  Fétat-major  allemand  a  parfaitement  prévus 
puisqu'il  a  organisé  plusieurs  lignes  stratégiques  de  transport 
qui  traversent  le  territoire  de  l'Empire  de  part  en  part  (1).  Si  à 
ce  moment-là  les  Russes  avaient  déjà  remporté  des  avantages 
marqués,  il  est  certain  que  ce  serait  tout  bénéfice  pour  nous, 
car  les  Allemands  ne  pourraient  songer  à  dégarnir  leur  fron- 
tière orientale  et  seraient  peut-être  même  forcés  de  distraire 
des  corps  de  leurs  armées  occidentales,  c'est-à-dire  qu'ils 
auraient  plus  de  difficulté  à  nous  poursuivre  si  la  première 
bataille  nous  avait  été  défavorable,  à  nous  arrêter  dans  le  cas 
contraire.  Il  y  a  donc  un  intérêt  évident  à  ce  qu'il  se  passe 
quelque  chose  d'important  à  l'Est  pendant  les  trente  ou  qua- 
rante premiers  jours,  et  c'est  d'ailleurs  ce  qui  est  parfaitement 
possible,  quoi  qu'on  dise.  Mais  ce  qu'il  faut  bien  comprendre, 
c'est  que  si  on  prête  aux  Russes  l'intention  de  nous  lâcher 
après  une  première  bataille  malheureuse  en  Lorraine,  il 
importe  assez  peu  qu'ils  s'engagent  ou  qu'ils  ne  s'engagent 
pas  à  fond  dès  le  début. 

Qu'on  ne  voie  pas  dans  les  lignes  qui  précèdent  un  parti  pris 
d'optimisme.  Nous  ne  nous  illusionnons  pas  sur  les  dangers 
que  peut  courir  dans  l'avenir  la.  coopération  franco-russe,  mais 
nous  ne  les  apercevons  pas  là  où  on  prétend  nous  les  montrer. 
Ces  dangers,  selon  nous,  sont  de  trois  sortes.  Il  faut  d'abord 
tenir  compte  de  la  situation  intérieure  de  la  Russie  qui  n'est 
pas  aussi  satisfaisante  que  d'aucuns  le  croient.  II  y  a  ensuite  le 
facteur  polonais  sur  lequel  nous  avons  attiré  l'attention  il  n'y 
a  pas  bien  longtemps.  La  politique  regrettable  que  le  gouver- 
nement russe  suit  vis-à-vis  des  Polonais,  outre  qu'elle  l'expose 
à  des  embarras  en  temps  de  guerre,  le  rend  dans  une  certaine 
mesure  solidaire  de  l'Allemagne.  S'il  avait  au  contraire  adopté 
la  ligne  de  conduite  des  Autrichiens,  ce  ne  serait  plus  Varsovie 
qui  serait  une  épine  dans  le  pied  russe,  mais  Posen  dans  le 
pied  prussien,  et  en  cas  de  guerre  l'Allemagne  serait  seule  à 
appréhender  dans  la  province  de  Posen  ce  que  la  Russie  peut 
appréhender  dans  sa  Pologne.  Mais  nous  n'y  pouvons  pas 
grand'chose,  car  il  n'est  rien  de  plus  dangereux  que  de  vou- 
loir s'immiscer  dans  les  affaires  intérieures  d'un  Etat.  Enfin,  le 
troisième  facteur  défavorable  à  considérer  est  la  tendance  ger- 

(1)  Quoiqu'il  faille  être  très  prudent  dans  l'évaluation  de  la  durée  d'un  pareil 
transport,  parce  que  tout  dépend  de  l'état  dans  lequel  les  premières  hoslilitcs 
auront  laissé  le  corps  à  transporter,  on  peut  estimer  que  le  transport  d'un  corps 
d'armée  durerait  de  dix  à  douze  jours. 


204 


QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 


manophile  d'une  petite  fraction  du  haut  personnel  gouverne- 
mental, diplomatique,  peut-être  même  militaire  de  la  Russie, 
qui  voit  d'un  mauvais  œil  les  Français  «  révolutionnaires  »  et 
souhaiterait  que  les  deux  grands  empires  conservateurs  mar- 
chassent la  main  dans  la  main.  Jusquàpréseiit  cette  fraction  a 
été  impuissante.  Qu'elle  soit  susceptible  de  nuire  dans  l'avenir 
c'est  ce  qu'on  ne  saurait  nier.  Mais  ce  danger-là,  ce  ne  sont 
pas  des  articles  comme  ceux  que  nous  avons  signalés  qui  le 
conjureront  :  bien  au  contraire. 

Commandant  de  Thomasson. 


P.  S.  —  Dans  une  récente  communication  à  la  com- 
mission du  budget  du  Reichstag,  M.  de  Jagow  a  parlé  des 
négociations  anglo-allemandes  relatives  à  l'Afrique  australe, 
et  semble  avoir  voulu  préparer  l'opinion  publique  à  une  cote 
mal  taillée.  Voici  comment  il  s'est  exprimé  : 

On  sait  que,  sur  des  points  précis,  des  négociations  anglo-allemandes  se 
poursuivent  avec  le  désir  d'éviter  des  conflits  d'intérêts  dans  le  domaine 
de  la  concurrence  économique  et  dans  celui  de  la  politique  coloniale.  Il 
faut  tenir  compte  dans  cette  affaire  de  bien  des  désirs  divers  et  de  maints 
intérêts  d'autres  Etats.  On  peut  penser  que  leur  résultat  sera  accueilli 
avec  satisfaction  dans  les  deux  pays,  quoiqu'il  ne  soit  pas  évidemment  à 
l'abri  de  toute  critique. 

Notons  enfin  que  l'Angleterre  continue,  sans  succès  appa- 
rent, à  causer  toute  seule  des  affaires  d'Orient  avec  la  Triple 
Alliance  réunie.  Sir  Edward  Grey,  dans  sa  réponse  à  la 
note  triplicienne  du  14  janvier,  exprimait  l'avis  que  la  Grèce 
ne  pouvait  être  tenue  responsable  des  troubles  susceptibles  de 
se  produire  parmi  les  Epirotes  annexés  à  l'Albanie.  Il  avait 
proposé  d'adresser  simultanément  à  la  Grèce  et  à  la  Turquie 
une  déclaration  pour  signifier  les  nouvelles  frontières  de  l'Al- 
banie et  l'attribution  définitive  des  îles  de  l'Egée  sous  certaines 
conditions,  et  faire  entendre  que  l'Europe  saurait  imposer  le 
respect  de  ses  décisions.  Sir  Edward  Grey  rappelait  enfin  que 
la  question  du  Dodécanèse  est  d'ordre  européen.  La  nouvelle 
réplique  de  la  Triple  Alliance  a  été  décevante  :  les  trois  gou- 
vernements acceptent  les  conditions  faites  à  la  Grèce,  mais 
insistent  de  nouveau  sur  une  date  fixe  pour  l'évacuation  de 
l'Albanie.  Pas  un  mot  de  la  déclaration  à  faire  à  la  Turquie,  ni 
du  Dodécanèse,  ni  des  moyens  à  mettre  en  œuvre  pour  faire 
prévaloir  les  volontés  de  l'Europe. 


UNE  REVANCHE  DE  L'ISLAM 


LA  CONQCJÊTE  DE  L'AFRIQUE  NOIRE 
I 

S'il  est  permis  de  faire  de  sombres  pronostics  sur  l'avenir 
de  la  Turquie,  l'Islam,  par  contre,  est  plus  vivace  que  jamais. 
On  dirait  que  les  coups  les  plus  rudes  portés  à  son  prestige  lui 
impriment  une  force  d'expansion  nouvelle,  et  qu'un  germe 
d'immortalité  lui  permet  de  résister  à  l'écroulement  de  sa  puis- 
sance niatérielle.  11  semble  bien,  en  effet,  que  l'étendard  vert 
du  Prophète,  sommé  du  croissant  symbolique,  ne  soit  plus 
qu'un  fardeau  trop  pesant  entre  les  mains  du  moderne  khalife. 
Mais  si  le  domaine  politique  de  l'Islam,  vermoulu  dans  son  ar- 
chaïque armature,  s'émiette  visiblement,  la  Foi  musulmane 
marche,  conquérant  après  l'Orient  et  la  Méditerranée  l'Afrique 
Noire,  les  Indes  et  la  Chine.  Des  communautés,  imbues  d'un 
ardent  prosélytisme,  se  forment  et  grandissent,  aussi  bien  dans 
le  cadre  millénaire  des  sociétés  chinoises  et  hindoues  que  dans 
la  confusion  anarchique  des  tribus  du  Centre  africain,  dont 
elles  provoquent  et  organisent  le  groupement.  Vaincu  sur  les 
champs  de  bataille,  l'Islam  prend  une  magnifique  revanche 
dans  le  champ  illimité  des  âmes. 

La  loi  de  Mahomet  compte  environ  200  millions  d'adeptes, 
appartenant  à  des  humanités  disparates.  L'Afrique  entre  approxi- 
mativement, dans  ce  nombre  considérable,  pour  46  millions 
d'hommes.  Ces  chiffres  ne  sauraient  être  considérés  que  comme 
une  indication,  car  il  n'existe  guère  de  données  certaines  que 
pour  les  pays  méditerranéens  sur  lesquels  des  puissances  euro- 
péennes exercent  leur  domination  ou  leur  contrôle.  Ces  pays, 
très  anciennement  islamisés,  oîi  vivent  actuellement  20  mil- 
lions de  mahométans,  ne  sont  point  le  champ  d'expansion  nou- 
velle offert  au  prosélytisme  des  croyants.  Histoire,  traditions, 
organisation  familiale  et  sociale,  tout  y  est  façonné  suivant  les 
formules  coraniques  implantées  de  gré  ou  de  force  dans  la 
mentalité  berbère  par  la  rude  et  longue  domination  des  Arabes 
vainqueurs. 

Le  développement  de  l'islamisme  dans  l'Afrique  tropicale  et 
équatoriale  se  présente  sous  un  tout  autre  aspect.  La  nécessité 
d'adapter  une  doctrine  d'apparence  rigide  aux  milieux  les  plus 
divers  et  les  plus  arriérés  et  le  contact  de  la  civilisation  occi- 
dentale investie  du  prestige  de  la  conquête  constituaient  des 


206  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

obstacles  d'autant  plus  sérieux  que  les  apôtres  de  cette  mission 
difficile  ne  sont  la  plupart  du  temps  que  des  marabouts  loque- 
teux, dont  tout  le  savoir  consiste  à  paraphraser  le  Coran,  en 
augmentant  parfois  ce  fastidieux  enseignement  de  quelques 
tours  de  sorcellerie  élémentaire.  L'étude  en  est,  à  ce  double 
titre,  particulièrement  intéressante,  car  elle  permet  de  dégager 
l'action  réciproque  qu'exercent  l'un  sur  Tautre  l'Islam  et  la 
civilisation  occidentale,  en  présence  d'une  même  œuvre  de 
relèvement  et  de  propagande,  mais  avec  des  moyens  fort  diffé- 
rents au  point  de  vue  des  ressources  et  des  méthodes. 

Avant  d'exposer  l'aire  actuelle  d'expansion  et  les  traits  carac- 
téristiques de  l'Islam  africain,  il  convient  d'indiquer  briève- 
ment l'histoire  et  les  voies  de  la  pénétration  musulmane  à  tra- 
vers le  Continent  noir. 

II 

L'expansion  de  l'islamisme  en  Afrique  a  commencé  dès 
les  premiers  temps  de  l'hégire.  Le  passage  était  trop  facile  de 
cette  Arabie  inculte  et  sauvage,  berceau  de  la  religion  nouvelle, 
au  vaste  continent  africain  propice  aux  longues  aventures, 
pour  ne  pas  tenter  les  premiers  sectateurs  du  Prophète.  Là, 
point  de  barrières  naturelles,  susceptibles  de  n'offrir  que  des 
accès  rares  et  difficiles;  point  de  groupement  compact  capable 
de  résistance  énergique,  mais  des  étendues  infinies  peuplées  de 
races  inférieures. 

Nulle  cause,  d'ailleurs,  n'eut  jamais  de  partisans  plus  déter- 
minés que  ces  nomades  faméliques,  nés  sur  un  sol  déshérité, 
dont  toute  l'existence  se  passait  à  la  recherche  d'une  subsistance 
problématique,  dans  l'espace  sans  fin  du  désert.  Trois  courants 
principaux  se  formèrent,  à  destination  de  l'Afrique  :  l'un  par 
l'océan  Indien,  l'autre  par  la  mer  Rouge  et  le  Nil,  le  troisième 
par  le  Nord  africain,  où  les  provinces  romaines  de  Gyrénaïque, 
de  Numidie  et  de  Mauritanie,  sous  la  protection  insuffisante 
des  empereurs  byzantins,  offraient  leurs  riches  plaines  sans 
défense  au  piétinement  des  invasions  successives. 

L'océan  Indien  fut  de  tout  temps  sillonné  par  les  navigateurs 
d'xVrabie.  Les  récits  bibliques  nous  ont  transmis  le  souvenir  de 
ces  royaumes  voisins  de  la  Judée,  dont  les  sujets  allaient  cher- 
clier  dans  des  régions  merveilleuses  et  inconnues  la  poudre 
d'or,  les  parfums  et  les  esclaves.  Les  voiliers  du  Portugal,  qui, 
au  milieu  du  xv"  siècle,  firent  apparaître  pour  la  première  fois 
le  pavillon  d'une  nation  occidentale  dans  les  eaux  de  l'océan 
Indien,  y  rencontrèrent  ces  «  boutres  »  arabes,  sortes  de 
pirogues  à  balancier,  sur  lesquels  les  gens  de  Mascateet  d'Aden 


UNE    REVANCHE    DE    L'ISLAM  207 

osaient  affronter  les  caprices  des  moussons  et  croiser  sur  toute 
la  côte  africaine,  de  Zanzibar  aux  Gomores,  des  Seychelles  aux 
rives  nord  de  Madagascar. 

En  dépit  de  Fimmigration  malaise  et  hindoue,  l'Arabe  a  laissé 
une  empreinte  ineffaçable  au  point  de  vue  ethnique  et  social, 
et  n'a  jamais  cessé  de  dominer  dans  la  vaste  zone  côtière  qui 
s'étend  de  la  Grande-Ile  au  golfe  Persique.  L'iman  de  Mascate 
exerçait  une  souveraineté  effective  sur  Zanzibar,  Pemba  et 
leurs  dépendances  continentales  jusqu'en  1861,  époque  oii  l'in- 
tervention de  lord  Ganning,  gouverneur  de  l'Inde  anglaise,  y 
fit  créer  un  sultanat  indépendant,  ku  temps  de  son  apogée,  il 
avait  même  pour  vassaux  les  petits  sultans  des  Gomores.  Par- 
tout oii  leurs  bandes  débarquaient,  les  Arabes  imposaient  leur 
religion  et  leur  oligarchie  féodale  aux  indigènes  réduits  en  es- 
clavage. Gommerçants,  propriétaires  et  guerriers,  leur  in- 
fluence, grâce  à  un  afflux  incessant,  a  régné  sans  conteste  jus- 
qu'aux conquêtes  européennes.  Mais  leur  domination  resta 
confinée  à  la  côte  et  aux  îles,  et  nul  empire  musulman  ne  se 
forma  à  l'intérieur  des  terres  que  barrait  la  chaîne  géante  des 
montagnes  orientales. 

Par  la  mer  Rouge  et  par  l'Egypte,  l'Islam  pénétrai!  au  cœur 
même  du  continent  inconnu.  Les  auteurs  arabes  racontent 
qu'en  625  les  premiers  disciples  de  Mahomet,  appartenant 
comme  lui  à  la  tribu  des  Koréischites,  durent  s'enfuir  en  Ethio- 
pie devant  l'hostilité  menaçante  de  leurs  frères  restés  idolâtres. 
Parmi  eux  se  trouvait  Othmân,  qui  devait  ceindre  un  jour  le 
turban  du  khalife.  Pendant  ce  temps,  Mahomet,  tour  à  tour 
vainqueur  et  vaincu,  asseyait  péniblement  sa  fortune  parmi 
les  siens  et  parmi  les  tribus  voisines.  Mais  l'Ethiopie,  protégée 
par  la  barrière  de  ses  montagnes,  resta  fidèle  à  sa  foi  copte, 
isolée  comme  un  îlot  au  milieu  de  la  vague  islamique  qui 
submergeait  toute  l'Afrique  orientale.  Le  Goran  ne  prescrivait 
à  ses  adeptes  qu'un  seul  moyen  de  persuasion  et  de  propa- 
gande :  «  Crois  ou  meurs,  »  disait-il  aux  infidèles,  et  les  hordes 
fanatisées,  lancées  par  les  héritiers  du  Prophète  à  la  conquête 
de  l'ancien  monde,  appliquant  à  la  lettre  la  doctrine  du  Livre 
saint,  propagèrent  la  doctrine  nouvelle  par  le  fer  et  par  le 
feu. 

Quand  les  rudes  nomades  de  l'armée  d'Amrou  s'abattirent, 
en  638,  sur  Alexandrie  et  l'Egypte,  la  plupart  d'entre  eux  se 
fixèrent  dans  la  riche  vallée  du  Nil.  Heureux  de  s'emparer 
sans  frais  de  ces  terres  magnifiques,  que  la  nature  avait  pré- 
destinées à  devenir  dès  l'aube  des  temps  historiques  le  berceau 
d'une  des  plus  belles  civilisations  que  l'humanité  ait  connues, 


208  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

ils  se  mirent  en  devoir  de  s'installer  définitivement  dans  leur 
nouvelle  conquête.  La  population  autochtone  disparut  presque 
entièrement,  décimée  par  les  massacres  et  par  l'émigration. 
Dans  l'Egypte  devenue  arabe,  il  ne  reste  plus  guère  que  150.000 
t^  Coptes  (1)  »  pour  perpétuer  la  vieille  nationalité  pharaonique, 
aïeule  vénérable  des  civilisations  modernes.  De  ce  foyer  de  pro- 
sélytisme musulman,  des  apôtres  partaient  sans  cesse  pour 
enseigner  le  Coran  aux  peuplades  voisines,  puis  aux  tribus  de 
l'Afrique  centrale.  Danakils,  Somàlis,  Fouriens  et  Gallas  d'Ethio- 
pie embrassèrent,  à  différentes  époques,  la  foi  de  Mahomet.  Au 
xviii*'  siècle,  les  Peuhls  ou  Foulahs  de  la  vallée  du  Niger,  proches 
parents  des  fellahs  d'Egypte,  se  convertirent  en  masse,  et  ces 
pasteurs  nomades  devinrent  les  plus  ardents  propagateurs  de 
l'Islam,  dont  ils  constituaient  l'avant-garde,  au  milieu  du  paga- 
nisme grossier  des  tribus  nègres  du  Sénégal  et  du  Soudan.  Un 
courant  continu  de  prédication  musulmane,  dont  les  sources 
vives  s'alimentent  aux  universités  d'Egypte  et  aux  confréries  des 
oasis  tripolitaines,  entretient  et  propage  les  croyances  coraniques 
parmi  ces  adeptes  nouveaux,  chez  lesquels  se  retrouve  intact  le 
fanatisme  des  temps  héroïques.  L'emprise  européenne  n'a 
jamais  pu  entamer  leur  fermeté  religieuse.  Après  les  Français, 
les  Anglais  en  ont  fait  tout  récemment  encore  la  dure  expé- 
rience, dans  leurs  possessions  somùlis  où  le  moindre  mahdi 
local  peut  redonner  aux  tribus  rivales  la  cohésion  nécessaire 
pour  infliger  à  l'Infidèle  de  .sanglantes  leçons  avec  leur  tradi- 
tionnelle vaillance. 

Le  courant  musulman,  parti  des  plaines  nilotiques  à  la  con- 
quête du  monde  noir,  se  serait  divisé  et  appauvri  dans  sa 
marche  de  l'Est  à  l'Ouest,  s'il  n'avait  reçu  au  delà  du  Tchad 
l'appoint  venu  des  routes  sahariennes.  Dès  le  vu"  siècle,  les 
armées  de  Hassan  et  de  Sidi  Ogba  soumettaient  l'Afrique  du 
Nord  à  la  loi  du  Prophète.  En  698,  Carthage  était  pour  la 
deuxième  fois  détruite  de  fond  en  comble,  sans  espoir  de 
renaître  encore  de  l'amas  de  ses  ruines.  De  la  Numidie  à  la 
Mauritanie  Tingitane,  les  nouveaux  maîtres  rasèrent  tout  ce 
qui  pouvait  rappeler  la  splendeur  de  la  domination  romaine,  et 
firent  un  désert  du  domaine  fertile  oii  se  dressaient,  parmi  les 
moissons,  les  villes  de  pierre  et  de  marbre,  avec  leurs  thermes, 
leurs  aqueducs,  leurs  cirques,  leurs  statues,  tous  les  monu- 
ments de  la  beauté  latine. 

Là,  l'Arabe  conquérant  reste  le  pasteur  nomade  qu'un  long 
atavisme  prédispose  aux  chevauchées  sans  fin  dans  la  steppe 

(1)  L'origine  élymoiogique  du  mot  «  Copte  >>  est  attriliuée  généralement  à  une 
contraction  arabe  (Koupt)  du  mot  grec  «  Aiguptioi  »,  (|ui  désignait  les  Egyptiens, 
les  autochtones. 


UNE    BEVANCHE    DE    l'ISLAM  209 

OU  le  sable,  et  qui  subit  sans  défense  l'attrait  irrésistible  du 
désert.  Après  avoir  converti  les  Berbères  vaincus,  quelques- 
unes  de  leurs  tribus  se  disséminèrent  dans  les  territoires  à  demi 
désertiques  qui  forment  le  revers  méridional  des  hauts  pla- 
teaux algériens.  Croyants  épris  de  propagande,  ils  se  faisaient, 
en  poussant  devant  eux  leurs  troupeaux,  les  apôtres  errants 
de  la  foi  nouvelle. 

C'est  ainsi  qu'ils  arrivèrent,  après  des  arrêts  qui  duraient 
parfois  des  générations,  d'abord  aux  oasis  sahariennes,  puis 
dans  les  savanes  du  Soudan,  en  Mauritanie,  au  Niger,  au  Tchad. 
Mille  ans  de  domination  musulmane  favorisèrent  l'infiltration 
constante  de  l'islamisme  vers  les  zones  illimitées  du  Sud.  Dès 
le  viii'  siècle,  les  marabouts  venus  du  Nord  fondaient  en  Mau- 
ritanie les  communautés  musulmanes  des  Zenagas.  L'époque 
brillante  des  Berbères  Almoravides,  dont  l'empire  s'étendait 
au  xi°  siècle  sur  l'Espagne,  le  Maroc  et  l'Adrar,  depuis  les 
rives  de  l'Ebre  jusqu'à  celles  du  Sénégal,  donna  une  impulsion 
nouvelle  à  la  pénétration  musulmane.  Tandis  que  leurs  émis- 
saires abordaient,  vers  l'an  lOoO,  aux  bouches  du  Sénégal  et 
procédaient  à  la  conversion  en  masse  des  Ber])ères  et  des  Noirs 
des  deux  rives  du  fleuve,  les  Arabes  Beni-Hassan,  venus  d'Egypte 
par  les  bords  de  la  Méditerranée,  se  taillaient  une  principauté 
dans  les  vallées  marocaines  du  Sous  et  de  la  Seguiet-el-Hamra, 
guerroyaient  six  siècles  durant  contre  les  Berbères  avec 
des  fortunes  diverses,  et  réussissaient,  vers  le  milieu  du 
xviii"  siècle,  à  établir  leur  prépondérance  sur  toute  la  zone 
occidentale  qui  s'étend  de  l'oued  Noun  au  pays  des  Ouolofs, 
laissant  aux  Touareg  également  convertis  la  domination  du 
désert. 

Prêtres  et  guerriers,  les  musulmans  formèrent  parmi  les 
races  noires  du  Soudan,  converties  ou  soumises,  une  aristocratie 
puissante  par  l'énergie  et  la  culture.  Plusieurs  siècles  de  contact 
aboutirent  à  la  création  de  races  islamisées,  soit  noires,  soit 
métissées,  celles-ci  d'une  intellectualité  supérieure.  Somâlis 
et  Fouriens,  Tibbou  et  Haoussas,  Peuhls  et  Toucouleurs  exer- 
cèrent de  la  mer  Rouge  à  l'Atlantique  une  hégémonie  incon- 
testée dans  le  grouillement  confus  des  populations  soudanien- 
nes.  Seuls  ils  avaient  dépassé  le  stade  primitif  de  la  tribu  et 
organisé  de  véritables  empires  fondés  sur  une  oligarchie  théo- 
cratique  et  guerrière.  Au  Darfour  et  au  Kordofan,  les  Anglais 
refoulés  en  Egypte  durent  pendant  dix-huit  ans  se  borner  à  la 
défensive  devant  les  derviches  du  Mahdi.  El  Hadj  Omar  et 
Ahmadou,  Samory  et  Rabah,  pour  ne  citer  que  les  plus  célèbres, 
furent  de  rudes  adversaires  de  l'expansion  française,  et  faisaient 

Q0B8T,  DiPL.  BT  Col.  —  t.  xxxvii.  14 


210  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

figure  de  véritables  souverains  à  côté  des  roitelets  dérisoires 
que  se  donnaient  les  peuplades  fétichistes  Dahoméennes  ou 
Bambaras. 

Ainsi  l'Afrique  noire  n'était  encore,  au  moment  de  la  con- 
quête européenne,  qu'un  immense  champ  de  bataille  où  se 
fondaient  et  s'écroulaient  successivement  des  empires  éphé- 
mères. Mais  au-dessus  du  chaos,  l'Islam  apparaissait  déjà 
comme  l'unique  puissance  permanente  et  souveraine,  l'unique 
lien  des  races  ennemies.  Si  la  domination  de  l'Europe  l'a  obligé 
à  modifier  ses  méthodes,  elle  n'a  pas  arrêté  son  essor.  Au  guer- 
rier qui  convertissait  par  le  glaive  s'est  substitué  le  marabout 
pacifique  qui  va  de  village  en  village,  semant  la  bonne  parole 
du  Prophète  au  foyer  qui  l'accueille  et  lui  donne  sa  subsis- 
tance. En  même  temps,  de  nombreuses  missions  chrétiennes, 
venues  par  la  route  maritime  à  la  suite  des  colonnes  expédi- 
tionnaires, attaquaient  le  continent  noir  par  sa  côte  inhospi- 
talière. De  ce  jour,  la  lutte  allait  reprendre  entre  l'Islam  et 
l'Occident,  sur  ce  terrain  nouveau  où  s'affrontaient  les  deux 
races  et  les  deux  civilisations.  Si  l'ère  des  conflits  sanglants 
semble  close  à  l'avantage  de  l'Europe,  un  conflit  latent  subsiste 
en  dépit  de  toutes  les  répressions  et  de  toutes  les  tolérances. 

L'Islam  constitue  dès  maintenant  une  force  avec  laquelle  les 
puissances  coloniales  doivent  compter.  Il  importe  de  déter- 
miner son  aire  d'expansion  actuelle  en  vue  d'étudier  et  d'expli- 
quer l'attitude  que  ces  dernières  ont  prise  ou  se  proposent  de 
prendre  pour  sauvegarder  l'avenir, 

m 

Nous  ne  parlerons  pas  ici  des  régions  méditerranéennes, 
Maroc,  Algérie,  Tunisie,  Tripolitaine,  Egypte,  cette  Afrique 
blanche  où  20  millions  d'Arabo-Berbères  ont  solidement  assis, 
depuis  douze  siècles,  la  citadelle  de  l'Islam  africain,  en  même 
temps  que  leur  prépondérance  ethnique  et  sociale.  En  dépit 
des  recommencements  de  l'histoire  qui  ont  ramené  l'Infidèle 
dans  le  vaste  empire  des  Almoravides,  ils  restent  réfractaires 
à  toute  assimilation,  figés  dans  leur  immobilité  farouche  et 
témoins  fidèles  d'un  passé  qu'avec  leur  fatalisme  patient  ils 
gardent  l'espoir  tenace  de  revivre. 

L'Afrique  noire  compte  approximativement  26  millions  de 
Musulmans.  Parmi  ceux-ci.  Nègres  arrachés  au  fétichisme  et 
fiers  de  leur  nouvelle  culture,  la  moitié  relèvent  de  l'Angle- 
terre, un  peu  moins  du  tiers  sont  sujets  français.  Venu  du  Nord 
et  de  l'Est,  l'Islam  recule  de  plus  en  plus  vers  le  Sud  sa  limite 
géographique.  Elle  est  marquée  actuellement  par  la  lisière  de 


UNK  hKVANCub;  DE  l'islam  211 

la  grande  forêt  ëqiiatoriale  qui  barre  de  l'Ouest  à  l'Est  tout  le 
continent  africain  de  sa  large  nappe  impénétrable  oîi  vivent 
par  groupements  dispersés  les  êtres  les  plus  dégradés  de  l'es- 
pèce humaine.  Elle  serait  indiquée  assez  exactement  par  une 
ligne  partant  de  la  frontière  anglo-libérienne  du  Sierra  Leone, 
coupant  les  colonies  côtières  du  golfe  de  Guinée  à  la  hauteur 
du  septième  parallèle,  puiss'inlléchissant  au  Sud  du  lac  Tchad 
pour  aboutir  à  Zanzibar.  Mais  la  création  des  chemins  de  fer 
de  pénétration,  activement  poussée  parles  puissances  coloniales 
dans  un  but  économique  et  impérialiste  à  la  fois,  a  eu  pour 
effet  inattendu  d'ouvrir  à  la  propagande  islamique  le  chemin 
de  l'Atlantique,  resté  jusqu'à  ce  jour  le  domaine  de  l'Infidèle. 
De  laces  communautés  musulmanes  installées  un  peu  partout 
sur  la  côte,  au  Libéria,  au  Togoland,  en  Nigeria,  et  qui  font 
de  rapides  progrès  dans  ces  pays  oîi  s'exerce  cependant  avec 
le  plus  de  force  l'influence  européenne. 

La  propagation  de  l'Islam  étant  avant  tout,  pour  les  puis- 
sances occidentales,  une  question  politique,  il  est  préférable 
de  l'étudier  à  ce  point  de  vue  spécial,  par  groupe  de  colonies 
européennes,  plutôt  que  par  zones  géographiques.  Aussi  bien 
les  deux  seuls  pays  indépendants  enclavés  dans  l'Afrique  noire, 
le  Libéria  et  l'Abyssinie,  ne  comprennent-ils  respectivement 
que  300.000  et  400.000  musulmans  sur  une  population  totale  de 
2  et  de  8  millions. 

L'immense  empire  colonial  que  les  Anglais  se  sont  taillé 
dans  l'Afrique  Orientale  et  Occidentale  au  cours  du  xix^  siècle 
renferme,  sans  l'Egypte,  38  millions  d'hommes.  Dans  ce 
nombre  considérable,  12  à  13  millions,  soit  le  tiers,  ont  em- 
brassé la  religion  de  Mahomet. 

Les  colonies  groupées  dans  TUnion  sud-africaine  ou  gravi- 
tant autour  d'elle  ne  comptent  guère  que  50  à  60.000  musul- 
mans, dont  un  certain  nombre  sont  des  Hindous,  venus  cher- 
cher dans  la  grande  colonie  autonome  la  richesse  ou  simple- 
ment la  subsistance  que  leur  patrie  surpeuplée  leur  mesure 
avec  parcimonie.  Si  l'Afrique  du  Sud  connaît  depuis  quelques 
années  déjà  une  question  indienne,  il  semble  impossible  qu'une 
question  musulmane  vienne  jamais  l'aggraver. 

Dans  les  possessions  anglaises  de  l'Afrique  Orientale,  restées 
pendant  des  siècles  sous  la  domination  des  sultans  de  Mascate 
et  de  Zanzibar  et  dans  le  rayonnement  de  leur  iniluence,  il  y  a 
sur  6  millions  et  demi  d'habitants  environ  2  millions  et  demi 
de  musulmans,  dont  2  millions  dans  les  protectorats  de  l'Est 
africain  et  de  l'Ouganda,  et  le  reste  dans  le  Somaliland  et  les 
îles.  Si  ces  deux  dernières  régions  sont  exclusivement  musul- 


212  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

mânes,  la  majorité  des  habitants  des  possessions  continentales 
reste  adonnée  an  paganisme.  Sur  la  côte  oi^i  l'Arabe  a  gardé  le 
prestige  de  sa  longue  domin^ïtion  et  de  sa  supériorité  ethnique, 
les  nègres  Souahilis  sont  de  fervents  musulmans  et  comptent 
de  nombreux  coreligionnaires  dans  les  tribus  de  races  diverses 
de  la  zone  entière.  A  l'intérieur  vivent  dans  le  plus  grossier 
fétichisme  les  populations  autochtones,  appartenant  à  cette 
race  Bantou  qui  a  peuplé  de  ses  ramifications  innombrables 
îoute  l'Afrique  Equatoriale.  Parmi  eux,  quelques  Somalis  et 
Gallas,  nomades  accourus  pour  quelques  razzias  sanglantes, 
puis  installés  dans  le  pays  conquis,  professent  un  vague  isla- 
misme d'une  orthodoxie  douteuse,  oii  ne  subsiste  guère  que  la 
iierté  d'appartenir  à  une  élite  pourvue  de  tous  les  droits.  La 
pénétration  européenne  dans  ces  régions  a  trouvé  en  eux  ses 
plus  farouches  adversaires,  et  les  expéditions  anglaises  ou  ita- 
liennes,' parties  de  la  côte  pour  essayer  de  substituer  un  con- 
trôle effectif  à  l'influence  purement  théorique  exercée  sur  Thin- 
terland,  ont  dû  reculer  à  plusieurs  reprises  devant  les  attaques 
de  leurs  tribus,  liguées  par  le  fanatisme  religieux  qui  leur 
tient  lieu  d'organisation  politique. 

Le  Soudan  anglo-égyptien,  y  compris  le  Darfour  et  le  Kor- 
dofan,  ne  renferme  plus  guère,  depuis  les  ravages  duMahdisme, 
que  2.600.000  habitants  (1).  Une  oligarchie  d'origine  arabe 
gouverne  ce  peuple  de  Peuhls  fortement  métissés  de  sang 
arabe,  parmi  lesquels  subsiste  dans  son  intégrité  première  la 
fidélité  fervente  et  totale  aux  doctrines  du  Coran.  Les  Anglais, 
avertis  par  la  rude  expérience  de  1881,  n'y  manifestent  qu'avec 
une  extrême  prudence  leur  domination  lointaine.  Ils  poussent 
d'abord  devant  eux,  comme  prologue  d'une  occupation  mili- 
taire, le  pacifique  ruban  d'acier  d'un  chemin  de  fer  qui  arrive 
à  El-Obeid  et  atteindra  avant  deux  ans  la  citadelle  avancée  de 
l'Islam  en  Afrique  centrale,  El-Facher,  capitale  du  Darfour. 
Mais  ce  raste  pays  reste  un  foyer  ardent  de  solidarité  islamique, 
où  couve  sous  des  cendres  encore  mal  éteintes  la  menace  d'un 
fanatisme  toujours  vivant.  Le  souvenir  de  leur  triomphale 
équipée  de  1881  à  1898,  sous  les  mahdis  Mohammed-ben- 
Ahmed  et  AbduUah,  donne  à  ces  populations  indomptables 
l'espoir  d'une  revanche  sur  les  vainqueurs  d'Omdurman. 

L'Afrique  occidentale  apparaît  sur  la  carte  inégalement  par- 
tagée entre  l'Angleterre  et  la  France.  (Juand  les  deux  puis- 
sances, au  plus  fort  de  leur  rivalité  coloniale,  se  mirent  en 
devoir  de  tracer  les  limites  de  leurs  intérêts  politiques,  les 

l,i)  The  Stateaman's  Year  Book,  1912. 


UNE    REVANCHE    DR    l'iSLAM  2iS 

traités  successifs  laissèrent  à  l'Angleterre  les  bouches  de  la 
Gambie  et  du  Niger,  les  palmeraies  du  Sierra-Leone  et  les 
champs  d'or  de  la  Gold-Coast.  Ce  beau  et  riche  domaine  com- 
prend 19  millions  d'habitants,  dont  8  millions  sont  dès  main- 
tenant convertis  à  la  foi  coranique.  La  plupart  sont  groupés 
dans  les  sultanats  presque  complètement  indépendants  de  la 
Nigeria  du  Nord,  oii  les  centres  musulmans  de  Kano  et  de  So- 
koto  propagent  en  toute  liberté  la  religion  de  Mahomet. 

La  France  possède,  dans  l'Afrique  noire,  environ  7  millions 
de  sujets  enrôlés  sous  la  bannière  de  l'Islam.  En  dehors  des 
250.000  musulmans  épars  dans  ses  possessions  de  l'Afrique 
orientale,  ceux-ci  sont  tous  compris  dans  les  deux  colonies  de 
l'Afrique  Occidentale  et  Equatoriale.  L'Oubangui-Chari-Tchad 
en  compte  environ  2  millions,  le  Haut-Sériégal-Niger  2  mil- 
lions également,  le  Sénégal  700.000.  Les  autres  sont  répandus 
en  Guinée,  en  Mauritanie,  dans  la  Côte  d'Ivoire,  au  Dahomey. 

Enfin,  il  suffira  de  mentionner  les  2  millions  et  demi  de 
musulmans  vivant  dans  les  provinces  septentrionales  du  Togo 
et  du  Cameroun  et  dans  la  zone  côtière  de  l'Afrique  orientale 
allemande;  un  million  et  demi  de  nomades  noirs  islamisés 
dans  les  colonies  italiennes  de  Somalie  et  d'Erythrée;  150.000 
sujets  portugais  en  Guinée  et  au  Mozambique. 

Dans  ce  monde  en  formation  où  se  fonde  une  force  morale 
qui  peut  devenir  formidable,  une  politique  musulmane  s'im- 
pose aux  puissances  de  l'Europe  qui  ont  assumé  charge  d'âmes. 
Or,  c'est  l'xXngleterre  et  la  France  qui  ont  pris  la  plus  large 
part  du  domaine  africain  de  l'Islam,  chacune  suivant  les  tra- 
ditions de  sa  race  :  la  première  par  ses  compagnies  commer- 
ciales et  ses  tractations  diplomatiques,  la  seconde  par  ses  sol- 
dats. L'une  étendait  progressivement  la  sphère  de  ses  intérêts 
économiques,  l'autre  poursuivait  à  travers  la  forêt,  le  désert  ou 
la  savane  une  aventure  un  peu  décousue,  si  hardie  pourtant 
qu'elle  garda  toujours  des  allures  d'épopée. 

Dans  l'œuvre  de  paix  et  de  civilisation  qui  leur  incombe 
désormais,  elles  appliquent,  à  l'égard  de  leurs  sujets  musul- 
mans, des  méthodes  politiques  très  différentes  dans  leur  prin- 
cipe et  dans  leur  but.  Nous  étudierons  prochainement  leur 
attitude  respective,  dans  leurs  colonies  d'Afrique,  devant  l'es- 
sor continu  de  l'Islam. 

Max  Momhel. 


M.  &IOLITTI 


M.  Giolitti  est  l'une  des  (ii^iires  les  plus  caractéristiques  de 
ia  politique  italienne  contemporaine  (1).  Il  a,  au  delà  des 
Alpes,  des  adversaires  acharnés  et  des  amis  qui,  en  aucune 
eirconstance,  ne  font  abandonné.  Pour  les  uns,  c'est  un  second 
Gavour;  pour  les  autres,  un  politique  sans  envergure  et  d'une 
honnêteté  douteuse.  Chez  nous,  son  nom  est  plus  connu  que  son 
œuvre;  ceux  qui  ont  suivi  celle-ci  la  critiquent  d'ordinaire 
plus  qu'ils  ne  la  louent,  lis  n'ont  pas  pleinement  raison.  On  a 
beau  dire  que  Tltalie  actuelle  s'est  faite /««/ove  son  Parlement 
eorrompu  et  parfois  corrupteur,  on  ne  peut  cependant  mécon- 
naître la  part  certaine  que  le  Parlement  et  lu  gouvernement 
par  leur  œuvre  législative  ont  eue  dans  le  relèvement  écono- 
mique et  financier  du  pays.  L'un  et  l'autre,  et  M.  Giolitti  tout 
le  premier,  ont  commis  des  fautes  qu'il  est  difficile  d'oublier, 
ou  môme  d'excuser  ;  ils  ont  eu  par  contre  certains  talents 
qu'on  ignore  le  plus  souvent,  et  qui  doivent  leur  être  comp- 
tés. Tout  compte  fait,  M.  Giolitti  ne  mérite  ni  les  louanges  ni 
les  injures  excessives  qui  lui  ont  été  et  lui  sont  adressées.  Ce 
n'est  ni  un  grand  politique  ni  à  proprement  parler  un  politi- 
eien  de  second  ordre.  C'est  un  homme  extrêmement  habile, 
connaissant  admirablement  la  machine  parlementaire,  et  aussi 
les  maux  ou  les  besoins  du  pays,  et  sachant  les  apaiser  sans 
oependant  faire  preuve  de  trop  de  rigueur. 

Car  il  est  l'homme  des  transactions  et  des  accommodements, 
—  et  c'est  même  là  le  principal  reproche  qu'on  peut  lui 
adresser.  Elève  de  Depretis,  auquel  il  a  dû  ses  débuts  dans  la 
politique,  il  a  gardé  et  appliqué,  quoi  que  ses  amis  puissent 
dire,  la  méthode  de  son  maître.  Le  «  transformisme  »  ne  s'est 
pas  éteint  avec  celui  qui  l'avait  inventé  :  il  lui  a  survécu,  il 
dure  encore.  Nul  plus  que  M.  Giolitti  n'a  fait  voisiner  davantage 
la  gauche  et  la  droite,  nul  n'a  réuni  dans  un  même  ministère 
des  éléments  moins  homogènes.  C'est  ainsi,  en  faisant  une 
politique  de  gauche  avec  souvent  des  hommes  de  droite,  en 
donnant  aux  partis  conservateurs  des  assurances  répétées  et 
même  des  gages,  qu'il  est  parvenu  peu  à  peu  à  supprimer 
dans  le  pays  toute  opposition.  Il  est  devenu  une  sorte  de  dicta- 

(I)  Cf.  un  portrait  de  M.  Giolitti,  par  M.  Ernest  Lémonon,  dans  \'0pi7iion.  Voir 
aussi,  par  le  même,  «  Les  élections  italiennes  »,  dans  la  Hevue  politique  et  parle- 
mentaire, 10  décembre  1913. 


M.    GIOLITTI  215 

teur,  un  «  homme  nécessaire  »  sans  qui  rien  ne  peut  se  faire 
ni  se  préparer.  JNIais  ce  n'est  pas  un  dictateur  subi,  c'est  un 
dictateur  accepté  et  même  voulu.  11  prend  et  il  quitte  le  pou- 
voir quand  il  lui  plaît,  et  à  peine  l'a-t-il  abandonné  qu'on  le 
supplie  d'y  revenir.  Aussi  le  «  confusionisme  »  de  M.  Giolitti, 
sa  u  manière  »  politique  qui  parvient  à  grouper  ce  qui  paraîtrait 
le  moins  susceptible  de  l'être,  sont-ils  des  torts  dans  lesquels 
le  pays  tout  entier  a  quelque  part  de  responsabilité.  Parce  qu'au 
fond  la  combinazioiie  est  une  caractéristique  essentielle  du 
tempérament  italien,  M.  Giolitti,  quand  il  «  combine  »,  répond 
au  désir  de  tous.  Et  on  aurait  tort  de  le  lui  reprocher  trop 
sévèrement.  On  a  rappelé  fort  justement,  dans  un  article 
récent  (1),  que  la  formation  du  tempérament  politique  n'avait 
pas  été  la  même  au  delà  des  Alpes  qu'en  deçà  :  ce  qui  ne 
pourrait  se  comprendre  chez  des  Français  a  une  raison  d'être 
chez  des  Italiens. 

Aucun  parti  politique  n'a  échappé  au  transformisme  et  à 
l'attraction  de  M.  Giolitti.  De  même  que  l'opposition  de 
M.  Sonnino,  le  chef  de  la  droite,  est  allée  chaque  jour  dimi- 
nuant parce  que  la  droite  tout  entière  évoluait  vers  la  gauche, 
et  que  celle-ci  faisait  à  celle-là  bon  visage,  de  même  l'extrême 
droite  et  l'extrême  gauche  ne  se  sont  pas  posées  en  irréductibles 
adversaires  du  giolittisme,  bien  au  contraire.  M.  Giolitti  est 
en  effet  anticlérical,  mais  il  n'est  pas  anticatholique  :  il  est 
d'autre  part  démocrate,  mais  il  sait  être,  quand  il  le  faut,  con- 
servateur. Quoi  d'étonnant  dès  lors  qu'avec  lui  les  radicaux  et 
les  socialistes  soient  entrés,  ces  derniers  par  la  voie  du  réfor- 
misme, dans  l'orbite  gouvernementale,  et  que  d'autre  part  les 
catholiques,  auxquels  il  n'a  créé  que  des  ennuis  passagers  et 
presque  obligatoires,  n'aient  pas  toujours  considéré  celle-ci 
comme  une  sphère  interdite,  et  M.  Giolitti  comme  un  ennemi? 

Certes,  M.  Sonnino,  M.  Luzzatti  qui,  de  1909  à  1911,  ont  fait 
en  quelque  sorte  l'intérim  de  M.  Giolitti,  ont  contribué  eux 
aussi  à  ce  mélange  de  tous  les  partis;  mais  M.  Giolitti  a  eu  et 
a  des  «  tours  de  main  »  que  ses  remplaçants  n'ont  pas  possé- 
dés. Ils  ont  passé  :  lui,  est  demeuré.  Même  quand  il  était  dans 
la  coulisse,  c'est  lui  qui  tenait  tous  les  fils. 

Qu'il  ait  des  amis,  et  d'innombrables,  on  le  conçoit  sans 
peine.  On  comprend  moins  qu'à  force  de  satisfaire  chacun,  il 
se  soit  fait  des  ennemis.  Il  en  a  cependant.  Ce  sont  des  gens 
sévères,  intègres  et  qui  se  refusent  à  oublier.  On  ne  saurait 
leur  reprocher  cet  excès  d'honnêteté  —  si  tant  est  que  l'hon- 

(1)  Ernest  Lémo.non,   «  Les  élections  italiennes  ». 


216  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

neté  puisse  jamais  être  excessive  —  et  la  fidélité  de  leur  mé- 
moire. Ces  «  Gâtons  »  se  refusent  à  admirer  «  l'habileté  poli- 
tique »  de  M.  Giolitti,  qu'ils  qualifient  des  pires  épithètes;  ils 
se  rappellent  aussi  les  scandales  financiers  auxquels  il  a  été 
mêlé,  la  fameuse  affaire  de  la  Banque  romaine  qui  amena  sa 
chute  en  1893  et  pendant  dix  ans  l'obligea  à  la  retraite.  Pour 
eux,  et  quoi  qu'il  ait  pu  faire  depuis,  iM.  Giolitti  reste  un 
suspect. 

Une  qualité  qu'on  ne  saurait  lui  contester,  c'est  la  précision. 
M.  Giolitti  est  essentiellement  réaliste.  Ni  dans  ses  discours  ni 
dans  ses  actes,  il  ne  perd  de  vue  le  but  qu'il  veut  atteindre. 
Certes,  il  use  —  et  il  abuse  —  des  «  combinazioni  »,  mais  il 
sait  où  il  va  et  ce  qu'il  veut.  Son  œuvre  législative  le  prouve  à 
l'évidence. 

Celle-ci  est  très  vaste  et  fut,  sinon  toujours,  du  moins  sou- 
vent, heureuse  et  féconde.  La  confusion  qu'il  a  maintenue 
entre  les  partis  politiques,  ses  procédés  fâcheux  de  gouverne- 
ment n'ont  pas  empêché  qu'il  gouvernât  et  dirigeât  souvent 
heureusement  l'activité  politique  ou  économique  du  pays. 
Môme  au  pouvoir,  il  est  demeuré  le  fonctionnaire  qu'il  avait 
été  avant  d'entrer  dans  la  vie  politique,  ou  plus  exactement  il 
en  a  gardé  l'esprit.  Le  pays  a  pu  parfois  le  regretter  :  M.  Gio- 
litti n'est  pas  l'homme  des  grandes  idées  et  des  grands  mou- 
vements; mais  sa  vue  courte  n'exclut  pas  l'ordre  ni  la  méthode. 


Il  a  été  quatre  fois  président  du  Conseil.  La  première  fois, 
ce  fut  en  1892  après  la  chute  de  Rudini.  Auparavant,  en  1889. 
il  avait  été  ministre  du  Trésor,  dans  le  premier  ministère 
Crispi.  Après  s'être  détaché  de  Depretis  et  avoir  violemment 
attaqué  sa  politique  financière  et  africaine,  notamment  à  la 
Chambre  le  24  février  1886  et  à  Cuneo  le  28  octobre  1888, 
Crispi,  qui  avec  Cairoli,  Nicotera,  Zanardelli  et  Baccarini  avait 
amené  la  chute  de  Depretis,  l'appela  à  ses  côtés  pour  essayer 
de  rétablir  l'équilibre  financier  qui  semblait  irrémédiablement 
compromis.  M.  Giolitti  fit  ce  qu'il  put;  mais,  dit  avec  raison 
un  de  ses  historiens,  M.  Vittorio  Chiusano  (1),  «  les  conditions 
«  économiques  de  l'Italie  étaient  trop  mauvaises,  trop  de  mé- 
«  fiance  ou  d'inertie  régnait  dans  les  milieux  parlementaires 
«  pour  que,  malgré  sa  bonne  volonté,  le  ministre  pût  faire 
«  œuvre  sérieuse  et  durable  ».  Il  démissionna  à  la  suite  d'un 
désaccord  sur  une   augmentation  de  dépenses  demandée  par 

(1)  Giovanni  Giolitti  (Carlo  Pasta.  Turin,  1913). 


M.    GIOLITÏI  217 

M.Finali,  son  collègue  des  Travaux  publics.  Tout  le  ministère  le 
suivit  de  près  dans  la  retraite.  Quand  Rudini  eut  pris  le  gou- 
vernement, M.  Giolitti  dans  deux  discours  à  la  Chambre,  les 
16  mars  et  4  mai  1892,  continua,  avec  raison,  à  réclamer  une 
politique  d'économie. 

Le  voici,  le  5  mai  1892,  président  du  Conseil.  Il  le  resta 
jusqu'au  24  novembre  1893,  époque  où  le  scandale  de  la  Banque 
romaine  l'obligea  à  démissionner.  Ses  efforts  durant  ce  minis- 
tère portèrent  surtout  sur  le  terrain  économique  et  le  terrain 
financier.  Il  chercha  par  une  convention  commerciale  avec  la 
Suisse  à  pallier  les  torts  que  faisait  à  l'Italie  la  guerre  de 
tarifs  qu'elle  entretenait  avec  la  France  depuis  1887.  Il  réor- 
ganisa, après  la  faillite  de  la  Banque  romaine,  la  circulation 
fiduciaire  et  s'employa  à  empêcher  l'exode  de  la  monnaie  mé- 
tallique (1).  La  réforme  des  impôts  fut  l'un  de  ses  constants 
soucis.  En  même  temps  il  annonçait  la  nécessité  de  grandes 
réformes  sociales. 

Sa  rentrée  dans  la  vie  politique  se  fit  le  7  mars  1897.  Ce 
jour-là,  il  prononça  à  Caraglio,  devant  ses  électeurs,  un  grand 
discours  contre  l'œuvre  du  ministère  Rudini  alors  aux  affaires 
puis  deux  années  plus  tard,  le  29  octobre  1899  à  Busca,  il  s'en 
prit  au  ministère  Pelloux  et  à  sa  politique  réactionnaire.  Dans 
ces  deux  discours,  en  même  temps  qu'il  s'efforçait  de  se  réha- 
biliter aux  yeux  du  pays  et  d'effacer  la  souillure  de  la  Banque 
romaine,  il  exposa  les  éléments  primordiaux  de  la  politique 
largement  libérale  et  démocratique  qu'il  jugeait  nécessaire  au 
pays.  Le  21  septembre  1900,  peu  après  l'avènement  du  nou- 
veau roi  Victor-Emmanuel,  il  développa  les  mêmes  idées  dans 
une  lettre,  écrite  de  Cavour  aux  journaux  italiens,  et  qui  répon- 
dait à  un  article  de  M.  Sonnino,  paru  dans  la  Nuova  Anto- 
logia  (2).  Enfin,  le  4  février  1901,  à  la  Chambre,  il  attaqua 
avec  vigueur,  comme  inconstitutionnelle,  la  dissolution  faite 
par  le  ministère  Saracco  de  la  Chambre  du  Travail  de  Gênes  : 
le  6  février,  après  le  vote,  le  gouvernement  se  trouvant  en 
minorité  de  216  voix  démissionnait.  Le  15,  M.  Giolitti  deve- 
nait ministre  de  l'Intérieur  dans  le  cabinet  Zanardelli.  Sa  no- 
mination souleva  l'enthousiasme  des  partis  populaires. 

Durant  les  deux  années  qu'il  resta  ministre,  il  travailla  sans 
relâche  à  la  pacification  intérieure  du  pays  :  contrairement  à 
ses  prédécesseurs,  il  déclara  que  le  gouvernement  avait  le 
devoir  d'observer  une  neutralité  absolue  dans  les  conflits  du 

(1)  V*  à  ce  sujet  Ernest  Lémonon,  V Italie  économique  et  sociale  (Alcan  1913), 
p.  126  à  145. 

(2)  Quid  agendum.  —  Nuova  Antologia  du  15  septembre  1900. 


218  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

capital  et  du  travail.  «  Nous  voulons  démontrer,  dit-il,  qu'avec 
«  nos  institutions  tous  les  progrès  et  toutes  les  libertés  sont 
«  possibles.  »  Il  dut  cependant  à  plusieurs  reprises,  notam- 
ment en  février  1902,  lors  de  la  grève  des  gaziers  de  Turin,  et 
lors  des  mouvements  insurrectionnels  de  Berra  en  1901,  de 
Gandela  et  de  Giarratana  eu  1902,  prendre  parti  entre  les  forces 
en  présence  pour  rétablir  l'ordre.  Peu  à  peu,  et  surtout  par  la 
militarisation  des  ferrovieri  qu'il  décréta  le  24  février  1902,  il 
s'aliéna  les  sympathies  de  l'extrême  gauche,  malgré  la  munici- 
palisation  des  services  publics  qu'il  faisait  voter  le  29  mars  1903 
et  tout  un  ensemble  d'autres  réformes  démocratiques.  Le 
H  juin  1903,  il  se  retira;  le  29  octobre  suivant,  le  cabinet  tout 
entier  remettait  sa  démission  au  roi. 

Le  3  novembre  1903,  M.  Giolitti  devenait  pour  la  seconde 
fois  président  du  Conseil.  Les  réformes  économiques  et  sociales 
auxquelles  il  s'était  dévoué,  et  qu'il  opéra  malgré  de  vives  et 
nombreuses  protestations,  n'empêchèrent  pas  la  grève  générale 
d'éclater.  Après  une  répression  sévère,  M.  Giolitti  en  appela  au 
pays.  Les  élections  générales  d'octobre  1904  assurèrent  au  gou- 
vernement une  imposante  majorité,  mais  les  ferrovieri  s'agi- 
tèrent en  masse  et  décidèrent  la  résistance  contre  les  projets 
de  rachat  par  l'Etat  des  chemins  de  fer,  qui  allaient  être  dis- 
cutés. M.  Giolitti,  prétextant  son  état  de  santé,  se  retira  le 
4  mars  1905. 

Après  deux  ministères  —  le  cabinet  Fortis  (mars  190o-fé- 
vrier  1906)  et  le  cabinet  Sonnino  (8  février-17  mai  1906)  — 
M.  Giolitti  revint  aux  affaires.  Son  troisième  ministère 
(29  mai  1906-10  décembre  1909)  fut  marqué  par  de  mul- 
tiples et  très  divers  progrès  :  la  conversion  de  la  rente,  la 
réduction  des  droits  sur  le  pétrole,  la  diminution  du  tarif 
postal,  le  rachat  des  chemins  de  fer  méridionaux  et  l'unification 
eflective  du  système  ferré,  les  mesures  relatives  aux  ports  et  à 
la  navigation  interne,  les  lois  spéciales  en  vue  de  la  renais- 
sance économique  du  Midi,  le  repos  hebdomadaire,  la  sup- 
pression du  travail  de  nuit  dans  les  boulangeries,  l'améliora- 
tion de  la  loi  du  19  juin  1902  sur  le  travail  des  femmes  et  des 
enfants,  celle  de  la  loi  sur  la  Caisse  nationale  de  prévoyance 
pour  l'invalidité  et  la  vieillesse  des  ouvriers,  la  loi  sur  le  tra- 
vail dans  les  rizières,  la  réorganisation  de  l'inspectorat  du  tra- 
vail, les  facilités  données  en  vue  de  la  construction  des  habi- 
tations populaires  forment  un  ensemble  de  mesures  qui  hono- 
rent grandement  le  gouvernement  qui  s'est. employé  à  les  réa- 
liser. Après  les  élections  générales  de  mars  1909,  M.  Giolitti 
présenta  un  vaste  projet  de  réforme  des  impôts,  qui  fut  assez 


M.  GIOLITTI  2i9 

mal  accueilli.  Le  2  décembre,  il  remettait  au  roi  la  démission 
du  ministère. 

M.  Sonnino,  puis  M.  Luzzatti  lui  succédèrent  à  la  tête  du 
gouvernement,  le  premier  pendant  à  nouveau  cent  jours 
(10  novembre  1909-21  mars  1910),  le  second  pendant  une 
année  (31  mars  1910-18  mars  1911).  Le  31  mars  1911,  M.  Gio- 
litti  revenait  au  pouvoir  pour  la  quatrième  fois.  «  La  conquête 
«  de  la  Tripolitaine,  rétablissement  du  suffrage  quasi  uni- 
«  versel,  le  monopole  des  assurances  sur  la  vie  resteront,  dit 
«  M.  Vittorio  Ghiusano,  l'honneur  non  seulement  du  quatrième 
«  ministère  Giolitti,  mais  aussi  de  la  vingt-troisième  législa- 
<(  ture.  »  Celle-ci  prit  fin  avec  les  élections  générales  de 
novembre  dernier,  faites  selon  la  nouvelle  loi  électorale.  Le 
résultat  de  la  consultation  nationale  fut  pour  le  ministère,  et 
quoique  beaucoup  en  aient  dit,  satisfaisant.  Si  ce  dernier  n'a 
pas  remporté  la  même  victoire  éclatante  qu'en  1909,  du 
moins  n'a-t-ii  pas  Vu  sa  situation  sérieusement  compromise. 
On  en  a  eu  la  preuve  à  la  fin  de  décembre  dernier  par  le 
vote  de  confiance  qui  fut,  à  Montecitorio,  donné  à  M.  Giolitti 
à  la  suite  du  discours  de  la  Couronne.  M.  Giolitti  peut  comp- 
ter, aujourd'hui  comme  hier,  dans  le  F*arJement  sur  une  impor- 
tante majorité. 

Certes  il  y  a  trouvé  déjà  et  il  y  trouvera  des  adversaires  qu'il 
n'était  pas  habitué  à  rencontrer.  Le  suffrage  universel  a  fait 
entrer  un  nombre  important  de  catholiques  et  de  socialistes 
qui  semblent  disposés  à  batailler.  On  ne  peut  nier  non  plus 
que,  dans  la  droite  d'une  part  et  dans  le  parti  radical  de  l'autre, 
il  n'y  ait  des  éléments  qui  aspirent  à  la  lutte,  et  à  l'abandon 
des  pratiques  transformistes.  On  sent  très  manifestement, 
dans  chaque  groupe  du  Parlement,  souffler  un  vent  d'indépen- 
dance; chaque  fraction  semble  vouloir  reprendre  la  place,  ma- 
jorité ou  opposition,  que  lui  assigneraient  normalement  ses 
principes  politiques.  Mais  que  deviendront  ces  velléités  et  ces 
aspirations  ?  Il  est  difficile  de  le  prévoir.  Le  vote  de  confiance 
à  M.  Giolitti  semblerait  prouver  leur  peu  de  fondement.  En 
outre,  on  ne  peut  oublier  que  la  politique  d'accommodement 
et  de  transactions  est  beaucoup  plus  dans  le  tempérament 
italien  qu'une  politique  de  lutte  pour  des  idées  et  des  prin- 
cipes. On  ne  peut  non  plus  guère  prévoir  que,  tant  qu'il  sera 
aux  affaires,  M.  Giolitti  change  de  manières  et  parte  conti- 
nuellement en  guerre  contre  celui-ci  ou  contre  celui-là.  Il  est 
donc  possible  qu'on  s'entende,  et  qu'on  se  confonde,  comme 
par  le'  passé.  Si  la  confusion  parlementaire  persiste,  s'il  n'y  a 
pas   demain  plus   qu'hier  à  proprement   parler  d'opposition, 


220  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

le  Parlement  pourra  quand  même  faire  œuvre  féconde,  surtout 
tant  que  le  gouvernement  aura  à  sa  tête  un  réaliste  comme 
M.  Giolitti:  le  passé  est  là  pour  répondre  de  l'avenir. 


* 


M.  Giolitti  n'a  jamais  occupé  la  Consulta.  11  a  eu  cependant 
une  influence  profonde  sur  la  politique  extérieure  de  l'Italie. 
Durant  son  premier  ministère,  il  a  fait  diriger  celle-ci  par 
Benedetto  Brin  ;  durant  son  second  et  son  troisième  par 
M.  Tittoni;  durant  son  ministère  actuel,  par  le  marquis  de  San 
Giuliano.  (Juand  il  fut,  de  1901  à  1903,  le  second  de  Zanardelli, 
le  portefeuille  des  Affaires  étrangères  était  tenu  par  Prinetti. 
Deux  fois,  en  1902  et  en  1913,  il  a  participé  au  renouvellement 
delà  Triple  Alliance;  en  1902,  ce  renouvellement  fut  signé 
par  Prinetti;  en  1913  par  le  marquis  de  San  Giuliano.  Ce  der- 
nier renouvellement  fut,  on  le  sait,  fait  par  anticipation, 
l'échéance  normale  du  pacte  étant  seulement  en  1914.  En 
maintes  circonstances,  Giolitti  régnante,  nous  eûmes  à  nous 
plaindre  des  procédés  employés  par  l'Italie  à  notre  égard.  On 
connaît  suffisamment  les  sentiments  de  M.  Tittoni:  à  la  Con- 
sulta, il  s'est  montré  nettement  antifrançais.  Le  marquis 
de  San  Giuliano,  qui  ne  cesse  de  vanter  la  grandeur  de  l'Alle- 
magne, ne  Test  pas  moins.  Les  preuves  en  sont  multiples. 
Plus  encore  que  M.  Tittoni,  M.  de  San  Giuliano  pratique  l'en- 
tente étroite  avec  Vienne  ;  les  deux  cabinets  alliés,  malgré  la 
divergence  de  leurs  intérêts  orientaux,  n'ont  cessé  et  ne  cessent 
de  se  soutenir  dans  les  affaires  balkaniques  et  méditerra- 
néennes. Le  bloc  triplicien  est  à  l'heure  actuelle  plus  solide 
que  jamais. 

On  en  conclura  sans  doute  que  M.  Giolitti  est  hostile  à  la 
France  :  ce  serait  une  erreur.  Ce  Piémontais  est  personnelle- 
ment francophile.  Evidemment,  sa  politique  l'est  moins;  mais 
on  ne  peut  oublier  d'une  part  la  résistance  qu'en  certaines 
occasions  il  a  opposée  ou  fait  opposer  aux  désirs  émis  à  Vienne 
ou  à  Berlin,  de  l'autre  la  volonté  qu'il  a  souvent  exprimée  et 
quelquefois  prouvée  de  voir  l'Italie  entretenir  avec  la  France 
des  relations  étroites  et  amicales.  Si  les  difficultés  entre  l'Ita- 
lie et  l'Autriche  sont  actuellement  moins  accentuées  qu'il  y  a 
quelques  années,  le  terrain  n'est  cependant  pas  entièrement 
aplani.  Les  rapports  entre  les  deux  pays  ont  été  en  tout  cas 
souvent  fort  difficiles,  et  il  est  arrivé  que  M.  Giolitti  montrait 
à  arranger  les  choses  beaucoup  moins  d'empressement  que 
M.  Tittoni,  son  ministre  des  Affaires  étrangères.  D'autre  part, 
les  accords  franco-italiens  se  sont  produits  pendant  qu'il  fai- 


M.   GIOLITTI  221 

sait  partie  du  gouvernement.  De  même,  la  visite  de  Victor- 
Emmanuel  à  Paris.  Ce  n'est  un  secret  pour  personne  qu'il  a 
vu  avec  une  satisfaction  sincère  ces  manifestations,  de  même 
que  la  convention  de  1898  qui  avait  marqué  la  reprise  des 
relations  commerciales  entre  les  deux  pays.  Depuis  1902,  il  n'a 
pas  moins  applaudi  à  tous  les  témoignages  d'amitié  échangés 
de  part  et  d'autre.  Il  était  président  du  Conseil  quand,  en  avril 
1909,  l'escadre  italienne  se  rendit  à  Nice,  sous  le  commande- 
ment du  duc  de  Gênes,  au  cours  du  séjour  dans  cette  ville  du 
président  Fallières  ;  lors  des  fêtes  du  cinquantenaire  de  Solfé- 
rino  (juin  1909);  lors  de  la  visite  de  l'escadre  française  à 
Naples  (octobre  1909)  ;  lors  des  fêtes  du  cinquantenaire  de 
l'Unité  et  des  expositions  internationales  de  Turin  et  de  Rome 
(1911).  Tout  récemment,  dans  une  interview  accordée  à 
M.J.  Carrère,  M.  Gioiitti  exprimait  le  souhait  que  les  nuages 
amoncelés  entre  Paris  et  Rome  se  dissipent  définitivement  et 
que  les  deux  gouvernements  renouent  entre  eux  de  cordiales 
relations.  Il  ne  s'est  pas  moins  efforcé  de  lier  ou  de  garder 
avec  les  deux  autres  puissances  de  la  Triple  Entente,  l'Angle- 
terre et  la  Russie,  des  rapports  amicaux  :  c'est  sous  le  minis- 
tère Zanardelli,  alors  qu'il  était  ministre  de  l'Intérieur,  que 
Victor-Emmanuel  se  rendit  à  Pétersbourg;  d'autre  part,  M.  Gio- 
iitti maintint  étroite,  tant  qu'il  le  put,  l'entente  anglo- italienne 
à  laquelle,  on  le  sait,  le  roi  Edouard  VII,  dans  ses  croisières 
annuelles  en  Méditerranée,  apportait  de  son  côté  tous  ses 
soins. 

La  politique  extérieure  de  M.  Gioiitti,  tout  en  étant  tripli- 
cienne,  n'est  donc  pas  aussi  nettement  antifrançaise  que  cer- 
tains se  plaisent  à  le  répéter.  Il  aie  souci  très  net  de  mainte- 
nir l'Italie  dans  la  Triple  Alliance  ;  mais  il  estime,  suivant  la 
formule  connue,  que  le  pacte  triplicien  ne  doit  pas  empêcher 
le  pays  de  cultiver  des  amitiés  qui  lui  ont  été  chères  et  peuvent 
lui  être  précieuses.  On  peut  être  certain  en  France  que  M.  Gio- 
iitti, moins  allemand  que  le  marquis  de  San  Giuliano,  et 
moins  autrichien  que  M.  Tittoni,  s'est  efforcé  et  s'efforcera  non 
d'accroître  et  d'attiser  les  difficultés  entre  Paris  et  Rome,  mais 
au  contraire  de  les  apaiser  et  de  les  limiter. 

A.  B. 


LES  BASES    NIVALES 
DANS    LA    MÉDITERRANÉE    ORIENTALE 


Dans  la  réponse  concertée  de  la  Triple  Alliance  à  la  note 
de  sir  Edward  Grey,  il  est  dit  que  l'évacuation  des  Iles  du 
Dodécanèse  occupées  actuellement  par  les  troupes  italiennes 
aura  lieu  à  une  date  et  à  des  conditions  à  débattre  directement 
entre  l'Italie  et  la  Turquie,  en  respectant  toutefois  les  stipula- 
tions du  traité  de  Lausanne. 

Si  l'Italie  a  la  ferme  intention  de  rendre  ces  îles  à  la  Tur- 
quie en  obtenant  en  échange  certaines  réformes  administra- 
tives dans  ces  mêmes  îles,  le  remboursement  de  ses  dépenses 
d'occupation  et  des  concessions  dans  le  vilayet  d'Aïdin  et  la 
région  d'Adalia,  le  problème  à  résoudre  paraît  assez  simple. 
Le  gouvernement  anglais  semble  en  effet  admettre  que  l'on 
ne  saurait  considérer  comme  non  avenu  le  travail  de  réorga- 
nisation effectué  à  Rhodes  et  dans  les  îles  voisines  pendant 
l'occupation  italienne,  et  envisagerait  volontiers  une  solution 
de  nature  à  donner  satisfaction  à  l'Italie,  à  condition  que  les 
troupes  italiennes  évacuassent  effectivement  les  îles  et  qu'au- 
cune d'elles  ne  pût  être  utilisée  comme  base  navale. 

A  côté  des  déclarations  officielles,  on  s'est  beaucoup  entre- 
tenu dans  la  presse  de  l'intention  qu'auraient  les  Italiens  de 
créer,  en  vue  de  leur  expansion  économique,  une  base  navale 
dans  une  des  îles  de  Stampalia  ou  de  Rhodes;  il  a  été  aussi 
question  de  la  baie  tripolitaine  de  Merça-Tebruk. 

Avant  de  procéder  à  l'examen  des  avantages  stratégiques  de  ces 
bases  et  de  leur  configuration  géographique,  il  n'est  pas  inutile 
de  définir  sommairement  ce  que  doit  être  un  établissement  de 
cet  ordre,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  une  rade  fortifiée 
ou  un  point  d'appui. 

Une  base  navale  comporte  une  vaste  rade  bien  fermée  per- 
mettant à  un  grand  nombre  de  navires  modernes,  dont  les 
dimensions  sont  considérables,  d'y  trouver  largement  place  et 
d'y  être  à  l'abri  du  mauvais  temps  et  des  attaques  des  torpil- 
leurs et  des  sous-marins. 

La  profondeur  ne  doit  pas  être  inférieure  à  11  mètres,  les 
tirants  d'eau  actuels  étant  voisins  de  10  mètres. 

Il  faut  pouvoir  y   accéder  et  en  sortir  facilement  par  des 


LES   BASES    NAVALES    DANS    LA    MÉDITERHANÉR    ORIENTALE  223 

passes  suffisamment  larges  pour  qu'on  ne  puisse  pas  les  embou- 
teiller en  y  coulant  des  navires  de  commerce  remplis  de 
ciment  à  prise  rapide. 

La  configuration  géographique  des  environs  immédiats  du 
point  choisi  doit  permettre  la  construction  d'un  système  de 
fortifications  le  mettant  à  l'abri  d'une  attaque  de  flanc  ou 
de  dos,  car  il  n'est  pas  paradoxal  de  dire  que  la  condition  pri- 
mordiale à  exiger  d'une  base  navale  est  qu'elle  soit  facilement 
défendable  du  côté  de  terre. 

Si  dans  le  voisinage  existent  des  positions  stratégiques,  ter- 
restres ou  maritimes,  que  l'ennemi  aurait  intérêt  à  occuper 
pour  l'attaque  de  la  base,  elles  doivent  être  fortifiées. 

La  défense  du  front  de  mer  demande  des  batteries  surélevées 
et  des  batteries  basses  armées  de  grosses  pièces  modernes  pour 
que  la  rade  soit  à  l'abri  d'un  bombardement. 

L'arsenal  doit  être  en  mesure  de  faire  face  aux  réparations 
courantes  de  matériel;  son  outillage  en  forges  doit  être  assez 
puissant  pour  pouvoir  effectuer  les  grosses  réparations  de 
coques  provenant  soit  d'échouages  soit  d'avaries  de  combat;  la 
base  doit  donc  posséder  des  bassins  de  grandes  dimensions. 

En  ce  qui  concerne  les  dépôts  de  munitions,  de  charbon,  de 
pétrole,  il  est  indispensable  aujourd'hui  qu'ils  soient  logés 
dans  des  édifices  ou  des  réservoirs  à  l'épreuve  des  explosifs, 
lancés  soit  par  des  dirigeables  soit  par  des  aéroplanes.  Enfin, 
question  qui  n'est  pas  toujours  facile  à  régler,  on  doit  y  trouver 
en  abondance  de  l'eau  de  bonne  qualité.  Ajoutons  que  la  gar- 
nison de  la  place  sera  forcément  très  nombreuse. 

A  première  vue  Ténumération  précédente  permet  de  se 
rendre  compte  des  dépenses  considérables  nécessaires  pour 
donner  satisfaction  aux  desiderata  énoncés  ci-dessus. 

Mais  si  la  configuration  naturelle  du  terrain  oblige  en  plus 
à  créer  des  rades  artificielles  avec  de  longues  jetées,  coulées 
dans  de  grands  fonds,  les  frais  de  première  mise  deviennent 
énormes. 

Bien  qu'il  y  ait  une  différence  sérieuse  entre  les  mers  du 
Nord  et  de  la  Manche  et  celles  de  la  Méditerranée,  il  ne 
faut  pas  croire  que  les  mers  de  cette  dernière  soient  faciles  à 
dompter. 

Les  coups  de  vent  y  sont  très  violents,  la  mer  très  mauvaise; 
les  jetées  des  ports  de  la  côte  d'Algérie  sont  fréquemment 
démolies  ou  refoulés  par  les  lames. 

Biep  que  les  travaux  de  cette  nature  soient  plus  faciles  à 
exécuter  dans  la  Méditerranée,  il  est  intéressant  de  rappeler 
le  chiffre  des  dépenses  qu'a  occasionnées  la  création  de  la  rade 


224  QUK8T10MS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

artificielle  de  Douvres,  où  il  n'y  a  que  13  mètres  de  fond. 
On  y  a  employé  60.000  larges  blocs  d'un  poids  de  35  tonneaux 
pour  la  construction  desquels  il  a  fallu  200.000  tonnes  de 
granit  et  2  millions  1/2  de  tonnes  de  ciment. 

La  dépense  s'est  élevée  jusqu'ici  à  100.000.000  defrancs  et  les 
travaux  ont  duré  quinze  ans.  A  Plymouth,  le  fameux  brise- 
lames  du  large  a  coûté  à  lui  seul  25.000.000  de  francs;  la  base 
delà  jetée  a  120  mètres  de  large,  le  sommet  10  mètres;  on  y  a 
employé  3  millions  et  demi  de  tonnes  de  granit  en  blocs  de 
o  tonnes. 

Nous  citons  ces  chiffres  parce  qu'ils  donnent  une  idée  des 
difficultés  à  surmonter  si  on  essayait  de  créer  une  rade  artifi- 
cielle à  Rhodes  par  des  fonds  allant  jusqu'à  40  mètres. 

Ceci  posé,  passons  en  revue  les  trois  points  dont  il  a  été 
question  plus  haut,  Stampalia,  Rhodes  et  Merça-Tebruck. 

Les  trois  ports  de  Stampalia,  ancienne  Artypalea,  ne  rem- 
plissent aucune  des  conditions  nécessaires,  Panormos  et  Vahely 
ne  sont  pas  accessibles  aux  grands  navires,  la  rade  bien  abritée 
de  Maltezana,  qui  a  environ  1,800  mètres  de  long,  600  mètres 
de  large,  et  des  fonds  de  8  à  29  mètres,  ne  se  prête  pas  à  la 
création  d'une  base  navale  à  cause  de  son  peu  d'étendue  en 
longueur  et  largeur. 

L'île  de  Rhodes  a  joué  dans  l'antiquité  un  rôle  considé- 
rable. Sous  la  domination  des  chevaliers  de  Saint -Jean  de 
Jérusalem,  elle  a  été  pendant  les  guerres  de  religion  un  rem- 
part de  la  foi  jusqu'à  sa  prise  par  les  Turcs  en  1522. 

Avec  sa  laborieuse  population  de  80.000  habitants,  l'île  est 
très  prospère  et  cest  un  des  points  les  plus  fréquentés  du  Dodé- 
canèse. 

Sa  situation  stratégique  est  de  premier  ordre,  puisqu'elle 
est  à  petite  distance  du  port  d'Alexandrette,  débouché  des 
routes  d'Anatolie  et  de  Haute-Mésopotamie. 

Malheureusement  elle  n'a  pas  de  ports  sérieux,  ceux  du 
Liman  et  de  Tershanet,  contigus  l'un  à  l'autre,  sont  envasés 
par  suite  de  l'incurie  turque  et  ne  pourraient  d'ailleurs  rece- 
voir que  de  petits  bâtiments. 

En  été,  on  n'y  trouve  même  pas  d'eau  potable. 

Les  paquebots  et  les  navires  de  guerre  mouillent  sur  la 
rade  extérieure,  oii  la  tenue  des  ancres  n'est  pas  mauvaise, 
mais  qu'il  faudrait  fermer  par  une  jetée  de  1.200  mètres  de 
long  et  par  des  profondeurs  allant  jusqu'à  W  mètres. 

Les  dépenses  d'une  pareille  entreprise,  en  admettant  qu'elle 
soit  possible,  seraient  colossales  et  son  exécution  demanderait 
des  années. 


LKS   BASES    NAVALES    DANS    LA    MÉDITERRANÉli    OUIENTALE  225 

Passons  maintenant  à  la  baie  tripolitaine  de  Merça-Tébruck. 

Cette  baie,  qualifiée  de  magnifique  dans  les  Instructions 
nautiques  du  bassin  oriental  de  la  Méditerranée,  offre  un  abri 
parfait  contre  les  vents  du  Nord;  bien  qu'elle  soit  ouverte  à 
l'Est,  on  assure  que  la  tenue  y  serait  bonne  même  par  coup  de 
vent. 

Mais  si  on  étudie  la  carte  au  point  de  vue  du  mouillage  des 
navires  modernes,  on  constate  que  l'emplacement  disponible 
n'a  environ  qu'une  étendue  de  3.000  mètres  en  longueur  et  pas 
plus  de  900  mètres  en  largeur  dans  les  fonds  atteignant 
10  mètres  ;  on  voit  de  suite  que  même  en  construisant  une  jetée 
à  rentrée  par  des  fonds  de  15  mètres,  cette  rade  serait  tout  à 
fait  insuffisante  comme  surface.  Tebruck  n'offre  aucune  espèce 
de  ressources,  l'aridité  du  pays  environnant  ne  permettant 
aucune  culture.  Il  n'y  pleut  presque  jamais  et  les  rares  habi- 
tants boivent  l'eau  recueillie  dans  de  vieilles  citernes  pendant 
les  quelques  pluies  d'hiver. 

En  résumé,  par  suite  de  leur  configuration  géographique,  ni 
Stampalia,  ni  Rhodes,  ni  Merça-Tebruck  ne  se  prêtent  à  la  créa- 
tion d'une  base  navale. 

A  une  quarantaine  de  kilomètres  de  Rhodes,  sur  la  côte 
d'Anatolie,  se  trouve  bien  une  baie  splendide,  celle  de  Marma- 
rice,  mais  il  n'en  saurait  être  question  à  l'heure  actuelle. 

Nous  avons  dit  d'ailleurs  que  l'Angleterre  ne  tolérerait 
jamais,  dans  la  partie  est  de  la  Méditerranée,  la  fondation  d'un 
établissement  maritime  menaçant  l'Egypte  et  les  convois  de 
vivres  ou  de  matières  premières  provenant  de  la  mer  Noire  par 
les  Dardanelles  ou  des  Indes  Orientales  par  le  canal  de  Suez. 

Cette  question  des  vivres  a  en  effet  une  importance  vitale 
pour  le  Royaume-Uni,  dont  le  sol  ne  produit  guère  que  le  tiers 
des  denrées  nécessaires  à  sa  consommation. 

D'après  une  déclaration  faite  au  Parlement,  l'Angleterre  ne 
posséderait  pas  à  l'état  permanent  plus  de  60  à  80  jours  de 
vivres  ;  sa  vie  matérielle  et  sa  vie  industrielle  dépendent  entiè- 
rement de  l'extérieur. 

L'arrivée  des  matières  premières  en  Angleterre  a  également 
une  très  grande  importance,  car  en  temps  de  guerre  leur 
absence  conduirait  à  la  fermeture  des  usines  et  lancerait  sur  le 
pavé  des  millions  d'ouvriers  sans  ressources,  au  moment  oii  la 
rareté  des  denrées  alimentaires  et  la  peur  d'en  manquer  pro- 
voqueraient une  surélévation  considérable  des  prix. 

Cette  situation  donnerait  sûrement  lieu  à  des  troubles  très 
sérieux  et  le  gouvernement,  sous  la  pression  de  l'opinion  pu- 
blique soutenue  par  la  presse,  pourrait  être  conduit  à  délourner 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t,  xxxvii.  lo 


226  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

de  nombreux  croiseurs  de  leur  but  principal,  qui  est  la  des- 
truction de  l'ennemi. 

11  y  a  donc  obligation  absolue,  pour  l'Angleterre,  d'être  à 
même  d'assurer  la  régularité  de  son  commerce  maritime  dans 
l'Atlantique  et  la  Méditerranée.  Or,  par  le  fait  du  développe- 
ment extraordinairement  rapide  de  la  marine  allemande,  le 
Royaume-Uni  s'est  vu  dans  la  nécessité  de  concentrer  toutes 
ses  unités  de  valeur  de  combat  dans  la  mer  du  Nord,  fait  sans 
précédent.  Cette  concentration  n'a  pu  se  réaliser  qu'aux  dépens 
des  escadres  qu'elle  entretenait  de  temps  immémorial  à 
l'étranger  et  notamment  dans  la  Méditerranée. 

On  avait  bien  décidé  en  1909,  d'accord  avec  les  représentants 
des  Dominions,  la  création  de  trois  divisions  navales  impé- 
riales dites  de  Chine,  d'Australie  et  du  Pacifique  qui  de- 
vaient se  réunir  en  cas  de  besoin  ;  mais  elles  n'ont  pu  être 
constituées. 

Actuellement  la  situation  de  l'Angleterre  est  la  suivante  : 

Ni  au  Canada,  Est  et  Ouest,  ni  aux  Indes  de  l'Est,  ni  en 
Nouvelle-Zélande,  ni  en  Australie,  ni  en  Afrique  du  Sud,  il 
n'existe  de  forces  maritimes  anglaises  efficaces. 

En  Extrême-Orient,  le  Japon  a  la  garde  des  iutérêts  britan- 
niques; le  traité  qui  le  lie  à  l'Angleterre  expire  en  1920  et  sera 
sûrement  renouvelé,  car  sauf  dans  le  cas  d'une  alliance  avec 
les  Etats-Unis  ou  d'une  entente  cordiale  avec  l'Allemagne, 
l'Angleterre  ne  peut,  sans  risques  sérieux  en  Europe,  envoyer 
en  Extrême-Orient  une  force  navale  capable  de  faire  contre- 
poids à  la  marine  du  Japon.  Heureusement  que  les  ambitions 
de  ce  dernier  pays  sont  momentanément  arrêtées  par  la  diges- 
tion un  peu  lourde  de  ses  conquêtes  des  guerres  russo  et  sino- 
japonaises  et  par  une  situation  financière  rendue  très  difficile 
par  suite  de  ses  dépenses  militaires  dans  le  cours  de  ces  deux 
campagnes. 

Dans  la  Méditerranée,  c'est  à  la  France  que  sont  confiés 
pour  la  plus  grande  partie  les  intérêts  anglais,  bien  qu'on 
vienne  récemment  de  constituer  à  Malte  une  escadre  de  na- 
vires modernes.  Avec  l'appoint  de  cette  escadre,  nous  sommes 
à  l'heure  actuelle  franchement  supérieurs  à  la  Hotte  austro- 
hongroise;  mais  en  tenant  compte  des  programmes  connus 
de  la  France,  de  l'Italie  et  de  l'Autriche,  nous  allons  leur 
devenir  sûrement  inférieurs  sous  peu,  si  la  France  ne  propor- 
tionne pas  ses  constructions  à  celles  des  deux  voisins  de 
l'Adriatique. 

Commandant  Poidloue. 


LES    NOUVELLES   FORMATIONS 
DE  L'ARMÉE  OTTOMANE 


Des  iradés  en  date  du  21  et  du  2i  décembre  1329  (3  et  6  jan- 
vier 1914)  ont  nommé  les  titulaires  des  hauts  commandements 
de  l'armée  ottomane,  inspections  d'armée,  corps  d'armée  et 
divisions.  Il  en  résulte  que  les  nouvelles  formations  du  pied  de 
paix  ne  sont  pas  aussi  différentes  de  celles  qui  existaient  avant 
la  guerre  balkanique  qu'auraient  pu  le  faire  supposer  les  pertes 
territoriales  qui  en  ont  été  la  conséquence  et  surtout  le  fait 
que  la  Turquie  n'a  plus  désormais,  en  Europe,  qu'une  seule 
frontière  à  défendre. 

On  se  rappelle  (1),  que  en  1911,  à  la  suite  de  la  réorganisa- 
tion opérée  sous  le  ministère  de  Mahmoud  Chevket  pacha,  l'ar- 
mée active  ottomane  était  formée  en  14  corps  d'armée  compre- 
nant 38  divisions  auxquelles  s'ajoutaient  o  divisions  indépen- 
dantes, soit  au  total  43  divisions.  Les  7  premiers  corps  d'armée 
et  les  trois  divisions  indépendantes  de  Kozana,  lanina  et  Scu- 
tari  d'iVlbanie  étaient  stationnés  en  Europe,  sauf  une  division 
du  2"  corps  (Rodosto)  tenant  garnison  à  Smyrne  et  Aïdin,  de 
sorte  que  l'ensemble  des  forces  se  trouvant  sur  le  pied  de  paix 
en  Thrace  et  en  Macédoine  comportait  23  divisions. 

Une  division  occupait  la  Tripolitaine  et  les  19  autres  les  pro- 
vinces asiatiques. 

La  nouvelle  organisation  ne  supprime  qu'un  (  orps  d'armée. 
Il  est  vrai  que  le  territoire  si  réduit  de  l'Europe  ottomane  ne 
sera  plus  occupé  que  par  3  corps  d'armée;  mais  les  4®  et 
5"  corps  seront  reconstitués  en  Anatolie,  à  Smyrne  et  à  Angora, 
et  le  6",  en  Syrie  (Alep)  par  dédoublement  du  S"  corps  actuel. 
L'ancien  14"  corps  (Yémen)  prendra  le  n"  7,  qui  reste  vacant, 
de  façon  à  compléter  la  série  de  1  à  13.  Cette  répartition  intro- 
duit une  innovation  importante,  la  présence  de  troupes  actives 
dans  l'Anatolie    occidentale   qui,  à   part  les    Dardanelles   et 

(1)  Voir  dans  les  numéros  de  février  et  mars  des  Quest.  Dipl.  et  Col.  La  Réforme 
militaire  ottomane. 


ï 


228  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLOINlALEs 

Smyrne,  en  était  complètement  privée  et  ne  possédait,  même 
dans  les  villes  principales,  que  des  dépôts  de  rédif  gardés 
par  quelques  hommes  des  réserves  convoqués  à  tour  de  rôle. 

L'Anatolie  occidentale  sera  désormais  occupée  par  8  divi- 
sions, y  compris  celle  de  Balikessir  dépendant  du  3*  corps 
(Rodosto)  et  celle  d'Adruia,  du  6*  corps  (Alep). 

En  même  temps  les  troupes  de  l'Anatolie  orientale  (Arménie 
et  Kurdistan)  qui  gardent  la  frontière  russo-turque,  sont  ren- 
forcées par  la  création  de  2  nouvelles  divisions,  complétant  au 
type  normal  le  9^  corps  (Erzeroum)  et  le  10''  (Van)  qui  jusqu'à 
présent  n'étaient  qu'à  2  divisions.  La  3^  inspection  d'armée 
comprendra  donc  9  divisions  au  lieu  de  7. 

Les  formations  de  la  4''  inspection  (Mésopotamie)  ne  sont 
pas  modifiées.  En  Arabie,  la  division  de  ÏAssir  devient  indé- 
pendante, ce  qui  réduit  le  7^  corps  (ancien  14")  à  2  divisions. 

Ainsi  qu'on  le  verra  plus  loin,  les  divisions  de  nouvelle  créa- 
tion ont  pris  les  numéros  restés  vacants;  il  en  est  de  même  de 
celles  du  7^  corps  (Yémen)  et  des  divisions  indépendantes  de 
l'Assir  et  du  Hedjaz. 

En  résumé,  l'armée  active  ottomane  comprendra  à  l'avenir 
8  corps  d'armée  à  3  divisions,  S  à  2  divisions  et  2  divisions 
indépendantes,  soit  36  divisions,  sept  de  moins  qu'avant  les 
guerres  italienne  et  balkanique. 


En  même  temps  que  l'on  pourvoyait  au  commandement  des 
corps  d'armée  et  des  divisions  actives,  on  désignait  les  titu- 
laires d'emplois  de  nouvelle  création,  ceux  de  chef  du  service 
du  recrutement  [Ahz  lashier  daïréssi  réïssi)  des  corps  d'armée 
et  des  divisions.  Ces  nominations  font  prévoir  des  modifica- 
tions sérieuses  dans  l'organisation  du  rédif  {armée  de  réserve) 
qui,  jusqu'à  présent,  possédait' en  tout  temps  des  cadres  com- 
plets d'officiers  depuis  ceux  de  la  compagnie  jusqu'à  ceux  de 
la  division  inclusivement.  On  entretenait  ainsi  un  très  grand 
nombre  d'officiers  presque  complètement  inactifs  en  temps  de 
paix  et  l'expérience  de  la  guerre  balkanique  a  montré  que,  ni 
les  conditions  dans  lesquelles  s'opéra  la  mobilisation,  ni  en 
général  les  services  rendus  sur  le  théâtre  des  opérations  par 
les  troupes  de  rédif  ne  répondirent  à  ce  que  l'on  aurait  pu 
attendre  de  cette  organisation.  Il  ne  serait  donc  pas  étonnant 
que  l'on  songeât  à  la  simplifier,  d'autant  plus  que,  les  nouvelles 
mesures  d'épuration  que  l'on  est  en  train  de  prendre  réduisant 
ncore   le   nombre   des  officiers   disponibles,  il  sera   difficile 


LES   NOUVELLES    FORMATIONS   DE    l'aRMÉE    OTTOMANE  229 

d'en  employer  un  grand  nombre  dans  des  services  sédentaires. 

Les  sièges  des  services  de  recrutement  divisionnaires  sont, 
à  quelques  exeptions  près,  ceux  des  divisions  de  rédif  existant 
antérieurement.  Pourtant,  dans  la  Thrace  ottomane  et  l'Ana- 
tolie  occidentale,  on  ne  trouve  plus  que  quinze  services  de 
recrutement  divisionnaires  au  lieu  de  vingt  divisions  de  rédif. 
Dans  les  autres  régions,  les  nombres  se  correspondent,  quel- 
ques résidences  seulement  ayant  été  changées. 

Les  services  divisionnaires  de  recrutement  sont  groupés  à 
raison  de  trois,  ou  exceptionnellement  de  deux  ou  de  quatre, 
sous  l'autorité  des  services  de  recrutement  des  corps  d'armée. 
On  remarquera  qu'en  ce  qui  concerne  les  1"  et  2"  corps  les 
circonscriptions  territoriales  des  services  de  recrutement  ne 
correspondent  pas  complètement  à  celles  des  corps  d'armée  de 
même  numéro,  ce  qui  s'explique  d'ailleurs  par  les  circons- 
tances locales.  Ainsi  ce  sont  les  circonscriptions  de  recrute- 
ment de  l'Anatolie  centrale  (Konia,  Eski-Chéhir)  qui  avec 
celle  d'Izmid  sont  affectées  au  1"  corps,  tandis  que  le  2''  corps 
reçoit  celles  de  Constantinople  (Fatih  et  Sélimié).  Presque 
partout,  à  chaque  division  active  correspond  un  service  de 
recrutement  divisionnaire.  Il  y  a  cependant  quelques  excep- 
tions que  l'on  verra  dans  le  tableau  qui  termine  cette  note. 

Les  inyjections  d'armée  [orclou  mufettichlikleri)  sont  tou- 
jours au  nombre  de  quatre.  D'après  Tirade  du  21  décembre 
1329  elles  ont  pour  titulaires  le  maréchal  Osman  pacha,  le 
général  de  division  Zekki  pacha,  les  généraux  do  brigade 
Mahmoud  Mouktar  pacha  (qui  n'a  pas  accepté,  préférant  con- 
server son  poste  d'ambassadeur  à  Berlin),  etDjavid  pacha.  La 
désignation  de  ce  dernier,  malgré  son  grade  relativement  peu 
élevé,  se  justifie  par  son  attitude  énergique  pendant  la  guerre 
balkanique  oii,  après  les  défaites  subies  par  l'armée  ottomane 
à  Koumanovo  et  à  Monastir,  il  réussit  à  ramener  son  corps 
d'armée  à  travers  un  pays  des  plus  difficiles  et  une  population 
hostile  jusqu'à  l'Adriatique  oii,  dès  la  cessation  des  hostilités, 
il  put  être  embarqué  pour  Constantinople  sans  avoir  déposé 
les  armes. 

Les  nouveaux  commandants  de  corps  d'armée,  à  l'exception 
de  celui  du  V  corps,  le  général  de  division  de  f"  classe 
[brindji  ferik)  Liman  de  Sanders  (appelé  depuis  à  d'autres 
fonctions),  sont  tous  des  généraux  de  brigade.  Parmi  les  com- 
mandants de  division  figurent  deux  généraux  de  brigade  (dont 
l'un  est  le  général  Bronsart  de  Schellendorf,  colonel  de  l'armée 
allemande,  qui  commande  la  division  de  Scutari)  et  un  lieute- 
nant-colonel. Tous  les  autres  sont  des  colonels. 


230  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Les  chefs  du  service  du  recrutement  des  corps  d'armée  sont 
des  généraux  de  brigade  (un  seul  est  colonel)  et  ceux  des  divi- 
sions à  peu  près  par  moitié  colonels  et  lieutenants-colonels. 

Si  Ton  fait  abstraction  des  officiers  étrangers,  il  ne  reste 
actuellement,  à  la  tête  des  grandes  unités  actives  de  l'armée 
ottomane  (les  inspecteurs  d'armée  compris)  qu'un  maréchal, 
un  général  de  division  et  16  généraux  de  brigade. 

Aussi,  les  nominations  des  21  et  24  décembre  ont-elles  été 
accompagnées  de  nombreuses  mises  à  la  retraite  portant  no- 
tamment sur  2  maréchaux,  1  général  de  division  de  l"""  classe, 
33  généraux  de  division  et  43  généraux  de  brigade. 

On  ne  s'étonne  pas  de  voir  parmi  les  officiers  généraux 
retraités  les  anciens  titulaires  des  principaux  commandements 
de  l'armée  de  Thrace,  comme  le  général  de  division  de  l"^''  classe 
Abdoullah  pacha  ou  le  général  de  division  Ahmed  Abouk  pacha. 
Mais  on  est  surpris  de  trouver  sur  la  même  liste,  non  loin  du 
nom  du  signataire  de  la  capitulation  de  Salonique,  Hassan 
Tahsin,  celui  du  vaillant  défenseur  d'Andrinople,  Chukri  pacha, 
l'un  des  rares  généraux  dont  on  puisse  dire,  sans  réserves,  que 
pendant  la  campagne,  ils  ont  fait  tout  ce  que  leur  commandait 
le  devoir  et  l'honneur.  On  s'attendait,  au  contraire,  univer- 
sellement, à  voir  Chukri  pacha  pourvu  d'un  des  emplois  les  plus 
importants  dans  l'armée  réorganisée,  comme  on  Ta  fait  avec 
raison  pour  Djavid  pacha. 

Que  la  mise  à  la  retraite  du  défenseur  d'Andrinople,  connu 
pour  conserver  à  la  mémoire  du  malheureux  Nazim  pacha  un 
souvenir  sympathique,  ait  été  décidée  d'office  ou  sur  la  de- 
mande de  l'intéressé,  elle  montre  que  les  considérations  poli- 
tiques n'ont  pas  encore  été  complètement  bannies  de  l'armée 
ottomane. 

D'ailleurs,  bien  des  choses  seraient  à  critiquer  dans  cette 
épuration  en  masse  des  cadres  supérieurs,  à  commencer  par 
son  principe  même.  On  voit  trop  là  l'application  de  la  logique 
implacable  que  les  Jeunes-Turcs  ont  empruntée  aux  Jacobins 
de  1793.  Aller  droit  devant  soi  sans  s'inquiéter  des  consé- 
quences, telle  semble  être  la  règle  de  conduite  de  l'Union  et 
Progrès.  On  peut  se  demander  si,  à  défaut  de  grands  talents 
militaires,  l'expérience  et  l'autorité  personnelle  de  certains  des 
généraux  maintenant  rayés  des  cadres,  n'auraient  pas  pu, 
encore,  être  utiles  à  l'armée.  On  peut  en  citer,  comme  l'éner- 
gique maréchal  Ibrahim  pacha,  qui  eussent  certainement  pu 
rendre  d'utiles  services. 

Mais  de  quelque  manière  qu'on  les  apprécie,  les  dernières 
mesures,  aussi  bien  la  reconstitution  des  commandements  que 


LES    NOUVELLES   FORMATIONS    DE    L  AHMEE    OTTOMANE 


231 


répuration  des  cadres  actifs,  montrent  que  les  questions  mili- 
laires  sont  au  premier  rang  parmi  les  préoccupations  des 
hommes  qui  gouvernent  actuellement  la  Turquie. 

Nous  donnons,  ci-dessous,  le  tableau  des  corps  d'armée  et 
divisions  tels  qu'ils  résultent  des  dernières  décisions,  ainsi  que 
des  circonscriptions  de  recrutement  correspondantes. 


Services 

du  recrutement 

Corps  d'armée 

] 

Divisions 

divisionnaires 

I. 

Conslantinople  . .  . 

|re 

Stamboul 

Konia 

— 

2« 

Hadem-Keuy 

Eski-Chéhir 

— 

3e 

Scutari 

Izmid 

II. 

Andrinople 

4e 

Andrinople 

Andrinople 

— 

3° 

Andrinople 

Fatih  (Stamboul) 

— 

6* 

Kyrk  Kilissé 

Sélimié  (Scutari) 

III. 

Rodosto 

7» 
8« 

Rodosto 
Balikéssir 

Panderma 

Soma 

— 

9'' 

Gallipoli 

Tchanak-Kalé 
(Dardanelles) 

IV. 

Smvrne 

10« 

ne 

Smyrne 
Dénizli 

Smyrne 
Denizli 

— 

12« 

Bourdour 

Bourdour 

V. 

Angora 

13e 

14e 

Angora 
Kastamouni 

Angora 
Kastamouni 

— 

15" 

Yozgliad 

Yozghad 

VI. 

Alep 

260 

Alep 

Alep,  Aïntab 

— 

16'= 

Adana 

Adana 

VII 

Sanaa  (Yémeni.. . 

19^ 

Sanaa 

— 

— 

20e 

Hodeida 

— 

VIII. 

Damas 

2o« 

27e 

Damas 
Haï  fa 

Damas,  Tripoli 
Haîfa,  Jérusalem 

IX. 

Erzéroum 

17e 

Baïjjourt 

Trébizonde 

— 

28e 

Erzéroum 

Erzéroum 

— 

29e 

Erzéroum 

Erzéroum 

X. 

Erzindjan 

30e 

Erzindjan 

Sivas,  Amasïa 

— 

31e 

Erzindjan 

— 

— 

32e 

Sivas 

Samsoun 

XI. 

Van 

18e 

Ma'mouret-ul-Aziz 

Ma'mouret-ul-Aziz 

(Harpout) 

— 

33e 

Van 

Van 

— 

34e 

Mouch 

Mouch 

XII. 

Mossoul  , .-. 

3oe 

Mossoul 

Mossoul 

— 

36e 

Kerkouk 

Kerkouk 

XIII. 

Bagdad 

37e 

Bagdad 

Bagdad 

— 

38e 

Bassora 

Hilé 

Divisions  indépendantes. 

21e 

Assir 

— 

— 

22e 

Iledjaz 

— 

E.  M. 


CHRONIQUES   DE   LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


La  réponse  de  la  Triple  Alliance   à   la  Note  britannique. 

Le  6  février,  les  ambassadeurs  des  puissances  de  la  Triple  Alliance 
à  Londres  se  sont  rendus  séparément  au  Foreign  Office  pour  faire 
connaître  la  réponse  verbale  de  leurs  gouvernements  à  la  dernière 
note  anglaise  qne  nous  avons  analysée  il  y  a  quinze  jours.  Aucun 
communiqué  officiel  n'a  été  publié  quant  à  la  teneur  de  cette  ré- 
ponse; mais  d'après  des  informations  officieuses,  venues  de  Londres 
et  de  Vienne,  l'Allemagne,  l'Italie  et  l'Autriche  accepteraient  le  prin- 
cipe de  la  double  déclaration  à  Athènes  et  à  Constantinople.  Les  trois 
puissances  insisteraient  toutefois  pour  que  l'on  imposât  à  la  Grèce, 
comme  dates  extrêmes  de  l'évacuation  de  l'Epire,  le  l""^  et  le  ol  mars  : 
l'évacuation  commencée  le  l''',  devrait  être  entièrement  terminée  le 
31.  D'autre  part,  pour  ce  qui  concerne  les  mesures  à.  prendre  au  cas 
où  la  Porte  ou  bien  la  Grèce  ne  s'inclinerait  pas  devant  la  décision 
nettement  exprimée  par  les  puissances,  la  Triplice  estimerait  qu'il 
n'y  a  pas  lieu,  pour  le  moment,  de  discuter  la  nature  de  ces  sanctions 
dont  l'éventualité  reste  problématique;  il  serait  suffisant  de  se  con- 
certer à  ce  propos  si  la  mise  en  demeure  des  puissances  restait  sans 
effet  à  Constantinople  ou  à  Athènes.  Dans  ces  conditions,  et  étant 
donné  que  la  réponse  de  la  Triple  Alliance  ne  constitue  pas  une 
acceptation  pure  et  simple  de  la  note  anglaise,  il  y  a  lieu  à  un  nouvel 
échange  de  vues  entre  les  gouvernements  des  six  puissances  et  par 
conséquent  la  démarche  collective  et  simultanée  auprès  de  la  Porte 
et  de  la  Grèce  se  trouve  encore  ajournée. 

Le  prince  de  "Wied,  souverain  de  l'Albanie. 

Le  prince  de  Wied,  ayant  reçu  des  gouvernements  italien  et  autri- 
chien la  promesse  d'une  avance  de  10  millions  de  n)arks  sur  l'em- 
prunt albanais  qui  se  négocie  actuellement,  a  informé  officiellement, 
le  6  février,  les  grandes  puissances  qu'il  acceptait  la  souveraineté  de 
l'Albanie.  Le  prince  s'est  aussitôt  rendu  à  Rome  où  il  est  arrivé  le 
9  février  pour  s'entretenir  avec  le  roi  Victor-Emmanuel.  De  Rome, 


LES    AFFAIRES    d'ORIENT  233 

il  doit  aller  à  Vienne,  où  il  sera  reçu  par  l'empereur  François-Joseph; 
puis  il  retournera  en  Allemagne,  et  recevra,  vers  le  16  février,  la  délé- 
gation officielle  albanaise^  que  lui  présentera  Essad  pacha.  Le  point 
de  débarquement  du  prince  de  Wied  à  son  arrivée  en  Albanie  sera, 
suivant  les  journaux,  fixé  d'un  commun  accord  entre  l'Ilalie  et  l'Au- 
triche. Quant  au  choix  de  sa  capitale,  des  influences  italiennes  et 
autrichiennes  s'emploieraient  à  résoudre  la  question,  chacune  dans 
un  sens  différent.  Le  prince  de  Wied  ne  manquera  pas  d'exposer,  sur 
ce  point,  ses  vues  personnelles.  Enfin  la  Tribuna  donne  les  indica- 
tions suivantes  sur  le  port  d'embarquement  du  nouveau  souverain  : 

Le  prince  de  Wied,  après  ses  visites  à  Rome  et  à  Vienne,  rentrera  en 
Allemagne,  et  en  son  temps  s'embarquera  pour  l'Albanie  dans  le  port 
que,  suivant  les  circonstances  et  le  moment,  il  jugera  opportun  pour  la 
rapidité  et  la  commodité  du  voyage. 

Les  gouvernements  italien  et  austro-hongrois  ont  décidé  de  ne  donner, 
au  choix  qui  sera  fait,  aucune  signification  politique  et  de  n'exercer  sur  le 
prince  aucune  influence,  le  laissant  entièrement  libre  de  choisir  le  port, 
italien  ou  austro-hongrois,  qu'il  jugera  le  plus  opportun. 

Les  gouvernements  ont  décidé,  d'odrir  au  prince  de  s'embarquer  sur 
un  navire  appartenant  à  la  puissance  sur  le  territoire  de  laquelle  se  trou- 
vera le  port  choisi.  Ce  navire  sera  escorté  par  un  navire  appartenant  à 
l'autre  puissance. 

Le  voyage  de  M.  Venizelos. 

En  quittant  Londres,  M.  Venizelos  a  continué  sa  tournée  euro- 
péenne par  Berlin,  Vienne,  Saint-Pétersbourg  et  Bucarest  où  il  est 
arrivé  le  7  février.  Il  s'est, 'à  plusieurs  reprises,  déclaré  enchanté  des 
résultats  de  son  voyage.  Il  aurait,  assure-t-on,  obtenu  des  puissances 
une  légère  rectification  de  la  frontière  albanaise  concernant  le  pla- 
teau au  Sud  d'Argirocastro  et  la  région  de  Konilza.  A  Pélersbourg 
et  à  Bucarest,  M.  Venizelos  s'est  retrouvé  avec  M.  Pachitch,  et  les 
deux  hommes  d'État  ont  eu  de  fréquentes  conversations  auxquelles 
on  s'accorde  à  reconnaître  une  certaine  importance,  spécialement  en 
ce  qui  concerne  la  consolidation  de  l'entente  balkanique  de  la  Serbie, 
de  la  Grèce  et  de  la  Roumanie. 

L'Autriche  et  la  Roumanie.  Déclarations  de  M.   Filipesco. 

\j  Indépendance  roumaine  du  15  28  janvier  reproduit  les  déclara- 
tions suivantes  faites  au  journal  Az  Est  de  Budapest  par  M.  N.  Fili- 
pesco, ancien  ministre  de  la  Guerre  de  Roumanie,  et  relatives  aux 
pourparlers  engagés  actuellement  en  vue  d'une  entente  entre  le  gou- 
vernement hongrois  et  les  Roumains  de  Hongrie. 

De  la  réalisation  de  cette  entente,  a  déclaré  M.  Filiposco,  dépend  h' 
rétablissement  des  bons  rapports  avec  l'Autriche-Hongrie,  tels  qu'ils  étaient 
avant  la  crise  balkanique.  Si  les  tentatives  ne  donnent  pas  un  bon  résultat, 
je  puis  affirmer  que  le  retour  de  bonnes  relations  entre  nous  et  l'Autriche- 
Hongrie  sera  impossible  à  jamais. 


234  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLOMALES 

Nous  n''avons  pas  trouvé  de  la  part  de  la  diplomatie  austro-hongroise 
l'appui  sur  lequel  nous  étions  en  droit  de  compter.  C'est  là  l'unique  chose 
que  nous  escomptions  lorsqu'à  grand'peine  nous  supportions  la  situation 
des  Roumains  de  Ilonctrie.  L'absence  de  l'appui  sur  lequel  nous  comptions 
contribuera  plus  encore  à  nous  éloigner  de  la  monarchie. 

Si  l'Autriche- Hongrie  avait  tenu  compte  des  rapports  entre  nous,  elle 
aurait  dû  soutenir  les  prétentions  minimes  de  la  Roumanie  avec  la  déci- 
sion dont  elle  a  fait  preuve  dans  l'affaire  d'Albanie,  pour  Scutari  et  le  port 
serbe  de  l'Adriatique.  Mais  elle  s'est  bornée  à  nous  donner  des  conseils 
platoniques,  et  sa  bienveillance  envers  nous  n'a  pas  différé  de  celle  que 
nous  ont  témoignée  d'autres  Etats  avec  lesquels  nous  n'avions  pas  de 
relations  spéciales. 

A  un  moment  donné,  pendant  la  crise  —  la  chose  a  été  tenue  secrète 
jusqu'ici,  mais  aujourd'hui  je  vous  autorise  à  la  publier  —  j'ai  proposé 
au  conseil  des  ministres  qu'on  pose  la  question  suivante  au  ministre  aus- 
tro-hongrois à  Bucarest  :  «  Ne  nous  appuyez  plus  dans  d'autres  ques- 
tions, mais  dites-nous  si  vous  considérerez  les  prétentions  minima  de  la 
Roumanie  comme  une  question  touchant  la  monarchie  de  près  ?  » 

La  réponse  fut  la  suivante  :  «  Le  ministre  d'Autriche- Hongrie  nous 
communique  qu'un  nouveau  terme  a  été  fixé  pour  les  tractations  avec  la 
Bulgarie  ». 

Avec  l'appui  de  l'Autriche-Hongrie  nous  n'avons  pu  atteindre  un  résul- 
tat positif  dans  aucune  question.  Ainsi,  on  nous  a  communiqué  de 
Vienne  que  l'Autriche-Hongrie  demanderait  que  la  Roumanie  soit  repré- 
sentée à  la  réunion  des  ambassadeurs  ;  la  demande  fut  repoussée,  la  porte 
nous  fut  fermée  au  nez. 

Nous  connaissons,  d'autre  part,  les  faveurs  que  l'Autriche-Hongrie  a 
accordées  à  la  Bulgarie  pendant  le  conflit,  en  fournissant  à  notre  détri- 
ment même  des  armes  et  des  cartouches  des  fabriques  autrichiennes. 

Notre  amie,  l'Autriche-Hongrie,  a  demandé  encore  la  revision  de  la 
paix  de  Bucarest.  Si  la  Russie  a  fait  la  même  demande,  ce  n'est  pas  la 
même  chose,  car  il  y  a  une  grande  différence  entre  les  deux  Etats.  La 
Russie  n'avait  aucune  obligation  vis-à-vis  de  nous,  elle  pouvait  donc 
employer  un  autre  langage. 

Considérez  les  Roumains  de  l'Ardea  comme  de  bons  citoyens  de  l'Etat 
hongrois  ;  faites  que  nous  n'entendions  plus  l'écho  de  leurs  plaintes  et 
les  relations  entre  nous  et  l'Autriche-Hongrie  redeviendront  ce  qu'elles 
furent  jadis. 

Mais  si  nous  continuons  à  entendre  ces  plaintes  qui  nous  vont  au 
cœur  et  si  nous  ne  pouvons  pas  compter  avec  assurance  sur  l'appui  de 
l'Autriche-Hongrie  à  l'occasion  d'un  nouveau  conflit  balkanique,  je  vous 
déclare  —  c'est  l'opinion  générale  —  qu'il  ne  se  trouvera  plus  un  gouver- 
nement qui  consente  à  suivre  vis-à-vis  de  l'Autriche-Hongrie  la  politique 
faite  jusqu'à  ce  jour. 

Nous  n'avons  pas  le  droit  de  nous  immiscer  dans  les  affaires  intérieures 
des  autres  Etats,  mais  nous  avons  la  liberté  de  tourner  le  tranchant  d& 
notre  politique  extérieure  contre  qui  nous  voulons. 

La   politique    étrangère  de  la  Roumanie. 

Le  nouveau  ministre  roumtiia  des  Aflaires  étrangères,  M.  Porum- 
baru,  a  fait  à  un  rédacteur  du  Temps^  le  28  janvier,  les  déclara- 
tions suivantes  sur  la  politique  étrangère  du  royaume  : 


LES   AFFAIRES   d'oHIENT  235 

Actuellement  notre  politique  est  toute  définie  :  c'est  le  maintien,  et  si 
je  puis  le  dire  l'organisation  de  la  paix  de  Bucarest.  Sans  aucuiie  inimi- 
tié pour  aucun  peuple,  nous  entendons  au  contraire  vivre  en  bonne  intel- 
ligence avec  tous.  Nous  sommes  convaincus  qu'après  l'effort  de  Tannée 
dernière,  toutes  les  nations  qui  furent  mêlées  à  la  crise  ont  un  impérieux 
besoin  de  tranquillité.  La  Roumanie  travaillera  pour  assurer  par  tous  les 
moyens  la  consolidation  et  au  besoin  la  défense  de  ce  traité  qui  fut  signé 
à  Bucarest  et  dont  elle  se  considère  en  quelque  sorte  comme  la  gar- 
dienne. 

C'est  pour  ces  raisons  que  nous  voyons  avec  intérêt  la  sage  influence 
que  l'Europe  exerce  pour  arriver  à  établir  un  état  de  choses  durable  en 
Albanie.  II  est  certain  que  si  les  grandes  puissances  s'appliquent  à  aimer 
le  nouveau  royaume  pour  lui-même,  c'est-à-dire  à  ne  pas  l'aimer  trop  pour 
soi  ou  contre  quelqu'un,  qu'elles  s'appliquent  au  contraire  à  favoriser 
tout  ce  qui  pourra  contribuer  à  sa  stabilisation  définitive,  le  nouvel  Etat 
deviendra  un  facteur  et  une  garantie  de  paix.  Nous  espérons  e'galement 
qu'après  le  voyage  qu'entreprend  en  ce  moment  M.  Venizelos  dans  les 
différentes  capitales  de  l'Europe,  les  difficulté?  pendantes  entre  la  Grèce 
et  la  Turquie  s'aplaniront. 

Quant  à  la  France,  nous  sommes  ses  amis  sincères;  il  est  des  pages 
importantes  de  notre  histoire  —  et  même  celles  de  la  dernière  crise  —  où 
nous  avons  trop  senti  les  bienfaits  de  sa  très  précieuse  influence  pour 
que  nous  puissions  jamais  l'oublier.  Cette  amitié  nous  est  d'ailleurs  un 
devoir  très  facile,  car  par  la  race,  par  les  goûts  et  par  l'éducation,  vous 
savez  combien  nous  sommes  près  de  votre  nation,  de  son  tempérament  et 
de  sa  culture.  En  ce  qui  me  concerne,  je  m'appliquerai  de  toutes  mes 
forces  à  accentuer  tout  ce  qui  peut  nous  unir,  car  je  crois  fermement  aux 
bénéfices  très  sérieux  qui  pourront  résulter  de  l'action  française  combinée 
avec  l'action  roumaine,  au  double  point  de  vue  économique  et  politique. 


La  politique  balkanique  de  la  Bulgarie. 

Le  correspondant  du  Petit  Parisieji  à  Sofia  a  eu,  le  9  février,  une 
intéressante  conversation  avec  le  président  du  Conseil,  M.  Rado- 
slavof,  qui  s'est  vivement  élevé  contre  la  campagne  de  calomnies  que 
certains  organes  étrangers  continuent  à  mener  contre  la  nation 
bulgare.  M.  Tontchef,  le  ministre  des  Finances,  qui  assistait  à  l'en- 
tretien, a  ajouté  qu'après  des  épreuves  terribles  comme  celles  qu'elle 
vient  de  surmonter,  la  Bulgarie  saura  donner  des  preuves  à  tout  le 
monde  civilisé  qu'elle  méritait  un  traitement  plus  équitable. 

A  peine  la  seconde  guerre  finie,  dit  encore  M.  Radoslavof,  nous  avons 
affirmé  à  plusieurs  reprises,  à  la  Chambre,  dans  des  meetings  et  dans  les 
journaux,  que  pendant  très  longtemps,  durant  de  longues  années,  la  Bul- 
garie ne  voudra  vivre  que  dans  la  paix,  qui  sera  la  première  condition  de 
son  relèvement  économique  et  de  sa  rénovation  morale,  enfin  de  son 
progrès.  Nous  avons  dernièrement,  au  Sobranié,  démenti  avec  grande 
énergie  que  le  gouvernement  actuel  fût  partisan  d'une  nouvelle  guerre. 

Nous,  avons  démenti  aussi,  plus  d'une  fois,  tous  les  bruits  qui  ont 
couru  sur  un  accord  turco-bulgare.  Je  peux  vous  assurer  qu'un  pareil 
accord  est  impossible,  pour  la  bonne  raison  qu'il  serait  contraire  à  notre 


236  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALKS 

désir,  à  notre  volonté  de  vivre  en  paix,  tandis  que  la  Turquie  est  animée  de 
tout  autres  considérations  à  l'égard  de  la  Grèce. 

Nous  ne  nourrissons  aucune  rancune  vis-à-vis  de  nos  voisins  les  Serbes 
et  les  Grecs^  dont  nous  aurions  cependant  toute  espèce  de  raisons  de  nous 
plaindre... 

La  seule  chose  que  se  réserve  le  gouvernement  actuel  c'est  de  demander,  à 
tout  moment  propice,  la  revision  du  traité  de  Bucartst,  mais  seulement  par 
des  moyens  qui  ne  pourraient  aucunement  nuire  à  la  paix  balkanique.  La 
nation  bulgare  rappellera  sans  cesse  les  injustices  dont  elle  souffre,  et 
elle  espère  que  les  grandes  puissances  les  reconnaîtront  et  répareront,  par 
voie  diplomatique,  les  préjudices  immérités  qui  lui  ont  été  causés. 

Donc,  notre  politique  extérieure  et  intérieure  se  résume  dans  ce  seul 
mot  :  la  paix. 

La  visite  du  diadoque  à  Bucarest. 

Le  diadoque  est  arrivé  à  Bucarest  le  4  février  afin  de  remettre 
officiellement  au  roi  Charles  et  au  prince  Ferdinand  la  médaille 
créée  par  le  roi  Constantin  pour  commémorer  les  dernières  guerres. 
Cette  visite  serait  aussi  motivée  par  le  projet  de  fiançailles  avec  la 
princesse  Elisabeth.  Le  5  février,  un  dîner  de  gala  a  eu  lieu  au 
palais  en  l'honneur  du  diadoque;  le  roi  Charles  a  porté  un  toast  dont 
voici  le  principal  passage  : 

Les  relations  cordiales  de  la  Roumanie  et  de  la  Grèce  nous  sont  un 
gage  particulièrement  précieux  car  elles  ont  été  cimentées  par  une  action 
commune  qui  a  rendu  possible  le  rétablissement  de  la  paix  et  qui  a  établi 
l'équilibre  dans  les  Balkans.  Ce  fait  historique  contribuera  à  resserrer  plus 
encore  notre  amitié  et  à  ouvrir  une  ère  nouvelle  de  calme  et  de  prospérité 
pour  nos  Etats. 

Dans  sa  réponse,  le  diadoque  a  remercié  le  roi.  II  a  dit  que  les 
résultats  produits  par  l'intervention  roumaine  et  le  traité  de  Bucarest 
ont  fait  mieux  ressortir  la  communauté  d'intérêts  des  deux  pays  et 
contribueront  à  les  resserrer  davantage  pour  l'avenir. 

La  Russie  et  la  Bulgarie. 

Le  1"  février,  le  roi  Ferdinand  de  Bulgarie  a  reçu  M.  Salvinsky,  le 
nouveau  ministre  plénipotentiaire  de  Russie  à  Belgrade,  en  audience 
solennelle  pour  la  remise  de  ses  lettres  de  créance.  M.  Salvinsky  a 
prononcé  l'allocution  suivante: 

Sire,  j'ai  l'honneur  de  remettre  entre  les  mains  de  Votre  Majesté  les 
lettres  qui  m'accréditent  auprès  d'elle  en  qualité  d'envoyé  extraordinaire 
et  de  ministre  plénipotentiaire  de  Sa  Majesté  l'empereur  de  Russie.  Je 
suis  heureux  et  flatté  du  choix  qu'il  a  plu  à  mon  auguste  maître  de  faire 
de  ma  personne  pour  représenter  le  gouvernement  impérial  auprès  de 
Votre  Majesté. 

J'arrive  dans  votre  pays  à  un  moment  difficile,  à  un  moment  où  toutes 
les  forces  de  la  Bulgarie  doivent  être  consacrées  à  l'œuvre  régénératrice. 
Mais  j'ai  trop  confiance  dans  les  ressources  matérielles  et  dans  les  qualités 
morales  du  vaillant  peuple  bulgare  pour  douter  un  seul  instant  de  la  pro- 
ductivité de  son  travail  intelligent  sous  l'égide  éclairée  de  Votre  Majesté. 


LES   AFFAIRES   d'oRIENT  237 

Ai-je  besoin,  Sire,  d'ajouter,  qu'aujourd'hui  comme  par  le  passé  la 
Bulgarie  peut  être  sûre  que  ses  progrès  seront  suivis  avec  sympathie  et 
bienveillance  par  la  Russie  et  son  souverain  dans  sa  sollicitude  tradition- 
nelle pour  le  bien-être  et  les  intérêts  bien  compris  de  la  nation  bul-^are? 
Je  suis  convaincu  que  je  saurai  remplir  la  tâche  qui  m'est  confiée  par  la 
volonté  de  mon  auguste  maître  avec  l'appui  de  Votre  Majesté  et  le  con- 
cours de  son  gouvernement.  J'ose  exprimer  l'espoir  de  trouver  auprès  de 
vous  le  soutien,  la  franchise  et  la  confiance,  ces  gages  précieux  et  indis- 
pensables pour  la  réussite  du  travail  auquel  seront  dorénavant  vouées 
toutes  mes  forces. 

Le  roi  a  répondu  : 

Monsieur  le  ministre,  c'est  avec  plaisir  que  je  reçois  de  vos  mains  les 
lettres  par  lesquelles  Sa  Majesté  l'empereur  de  Russie  vous  accrédite  au- 
près de  ma  personne  en  qualité  d'envoyé  extraordinaire  et  de  ministre 
plénipotentiaire.  Je  vous  remercie  des  aimables  termes  en  lesquels  vous 
vous  félicitez  du  choix  qui  a  été  fait  de  vous  par  votre  auguste  souverain 
pour  représenter  le  gouvernement  impérial.  J'y  suis  également  très  sen- 
sible, au  début  de  la  haute  mission  qui  vous  ramène  dans  mon  pays  en  cet 
instant  où  la  Bulgarie  consacre  ses  forces  et  son  énergie  à  se  remettre  des 
dures  épreuves  qu'elle  vient  de  traverser.  L'intérêt  bienveillant  avec  lequel 
la  Russie  et  son  souverain  ne  peuvent  manquer  de  suivre  ces  efîorts  et  la 
sympathie  personnelle  avec  laquelle  vous  vous  faites  l'interprète  de  cette 
traditionnelle  sollicitude  me  sont  une  garantie  des  sentiments  qui  vous 
animent. 

Vous  rencontrerez  auprès  de  moi  et  de  mon  gouvernement,  dans  toutes 
les  circonstances,  l'appui  qui  pourra  faciliter  l'accomplissement  de  votre 
mission.  Je  vous  souhaite  la  bienvenue  parmi  nous. 

L'accord  russo-turc. 

Un  communiqué  Havas  annonce  que  les  gouvernements  de  Saint- 
Pétersbourg  et  de  Constantinople  se  sont  mis  définitivement  d'accord 
pour  ce  qui  concerne  les  réformes  arméniennes. 

Le  raccordement  des  chemins  de  fer  grecs 
au  réseau  européen. 

La  Grèce  vient  de  charger  une  maison  française  de  raccorder  son 
réseau  de  chemins  de  fer  au  réseau  européen.  Le  25  janvier,  M.  Veni- 
zelos  a  signé  avec  la  Compagnie  des  Balignolles  la  convention  rela- 
tive à  la  construction  de  cette  voie  de  quatre-vingt-quinze  kilomètres 
qui  doit  être  achevée  dans  le  plus  bref  délai  possible  et  mettra  Athènes 
à  soixante  heures  de  Paris.  Le  gouvernement  hellénique,  pour  faci- 
liter le  trafic,  est  décidé  en  outre  à  établir  un  raccordement  entre  la 
ligne  de  Salonique-Monastir,  à  laquelle  aboutira  le  chemin  de  fer 
d'Athènes-Larissa,  et  la  ligne  de  Salonique-Uskub,  de  façon  à  éviter 
le  coude  sur  Salonique.  Ainsi  recevra  satisfaction  un  des  vœux  les 
plus  ardents  de  la  Grèce,  qui  ressentait  péniblement  les  inconvé- 
nient§  de  ne  pas  avoir  de  communications  terrestres  avec  le  reste  de 
l'Europe. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.  —  EUROPE. 

France.  —  Le  vote  de  Vemprunt  du  Maroc  par  la  Chambre  des 
députés.  —  Le  28  janvier,  après  une  courte  discussion,  la  Chambre 
des  députés  a  voté  à  mains  levées,  sur  le  rapport  de  M.  Maurice 
Long,  le  projet  du  gouvernement  autorisant  le  protectorat  du  Maroc 
à  contracter  un  emprunt  de  170.250.000  francs  pour  exécution  de 
travaux  publics  et  remboursement  du  passif  Makhzen.  Yoici  le  texte 
de  ce  projet  : 

Article  premier.  —  Le  gouvernement  du  protectorat  du  Maroc  est 
autorisé  à  réaliser,  par  voie  d'emprunt  et  à  un  taux  qui  ne  pourra  excéder 
4,60  %,  amortissement  compris,  une  somme  de  170. 2b0. 000  francs  rem- 
boursable en  soixante-quinze  années  et  applicable  aux  seuls  objets  ci- 
après  : 

l»  Payement  des  dettes  contractées  par  le  Makhzen  :  dettes 
diverses 2o. 000. 000 

2°  Indemnités  aux  victimes  des  événements  de  Fez,  dé 
Marrakech,    etc 5.000.000 

?,°  Travaux  du  port  de  Casablanca 50.000.000 

4»  Travaux  de  routes  au  Maroc .36.250.000 

5"  Installation  des  services  publics  : 

a)  Aménagement  provisoire   de  la   résidence 
•     générale   et  des  services   administratifs  à 

Rabat 3.000.000 

b)  Installation  des  services  administratifs  dans 

les  villes  autres  que  Rabat 2 .  OOO .  000 

c)  Installation  des  services  judiciaires  et  péni- 
tentiaires         2 . 000 . 000 

7.000.000  7.000.000 

6°  Construction,  aménagement,  installation  : 

a)  D'hôpitaux,  d'ambulances,  de  dispensaires, 
de  bâtiments  divers  pour  l'assistance  mé- 
dicale       10.000.000 

6)  D'écoles,  de  collèges,  de  bâtiments  divers 
pour  l'instruction  publique 10.000.000 

c)  De  lignes  et  de  postes  télégraphiques  et 
téléphoniques,  de  bureaux  postaux  ou  télé- 
graphiques      M .000.000 

31.000.000    31.000.000 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  239 

7°  Premières  dépenses  nécessitées  par  la  mise 

en  valeur  des  forêts  du  Maroc 3.000.000 

Irrigations,  cliamps  d'essai,  dessèchement  de 

marais 2 .  000 .  000 

Exécution  de  la  carte  du  Maroc 500.000 

Premiers  travaux  d'exécution  du  cadastre. ...  1  .oOO.OOO 

7.000.000  7.000.000 
8°  Subvention  aux  villes  du  Maroc  pour   travaux  muni- 
cipaux    7.500.000 

9°  Etudes  de  lignes  de  chemins  de  fer 500.000 

lOo  Conservation  des  monuments  historiques. . . , 1 .000.000 


Total 170. 250 .  000 

Les  fonds  reconnus  disponibles  sur  les  évaluations  portées  à  la  présente 
loi  pourront  être  affectés,  par  voie  de  décret  rendu  sur  le  rapport  du 
ministre  des  Affaires  étrangères,  après  avis  du  ministre  des  Finances,  à 
l'un  quelconque  des  objets  prévus  au  programme. 

Art.  2.  —  L'ouverture  des  travaux  divers  désignés  à  l'article  l^""  ci- 
dessus,  aura  lieu,  sur  la  proposition  du  commissaire  résident  général,  en 
vertu  d'un  décret  rendu  sur  le  rapport  du  ministre  des  Affaires  étrangères, 
après  avis  du  ministre  des  Finances. 

Art.  3.  —  L'emprunt  sera  réalisé  par  fractions  successives  au  fur  et  à 
mesure  des  besoins.  La  réalisation  de  chacune  de  ces  tranches  sera  auto- 
risée par  un  décret  du  président  de  la  Républiaue,  rendu  sur  la  proposition 
des  ministres  des  Affaires  étrangères  et  des  Finances. 

La  première  tranche  de  l'emprunt  ne  pourra  appliquer  qu'une  somme 
de  2.500.000  francs  aux  constructions,  aménagements  et  installations  d'hô- 
pitaux, d'ambulances,  de  dispensaires  et  de  bâtiments  divers  pour  l'assis- 
tance médicale  et  qu'une  somme  de  4  millions  de  francs  aux  constructions, 
aménagements  et  installations  d'écoles,  de  collèges  et  de  bâtiments  divers 
pour  l'instruction  publique. 

Le  rapport  à  l'appui  des  décrets  autorisant  la  réalisation  des  parties 
successives  de  l'emprunt  fera  connaître  l'emploi  des  fonds  antérieurs,  les 
noms  des  parties  prenantes,  des  frais  de  publicité,  l'avancement  des  tra- 
vaux, les  dépenses  restant  à  effectuer,  et  ce  rapport  devra,  en  outre, 
établir  : 

t»  Que  les  projets  définitifs  des  travaux  à  entreprendre  et  s'il  y  a  lieu, 
les  projets  de  contrats  relatifs  à  leur  exécution,  ont  été  approuvés  par  le 
ministre  ; 

2°  Que  l'évaluation  des  dépenses  des  nouveaux  ouvrages  à  entreprendre, 
augmentée  de  l'évaluation  rectifiée  des  dépenses  des  ouvrages  déjà  exé- 
cutés ou  en  cours  d'exécution  ne  dépasse  pas  le  montant  de  l'emprunt 
autorisé  par  la  présente  loi. 

Ce  rapport  sera  publié  au  Journal  officiel  de  la  République  française  en 
même  temps  que  le  décret  autorisant  l'ouverture  des  travaux. 

Art.  4.  —  L'annuité  nécessaire  pour  assurer  le  service  des  intérêts  et 
de  l'amortissement  de  It'emprunt  autorisé  par  la  présente  loi  sera  inscrite 
obligatoirement  au  budget  général  du  protectorat  marocain  ;  le  payement 
en  sera  garanti  par  le  gouvernement  de  la  République  française. 

Les  versements  faits  au  titre  de  la  garantie  constitueront  des  avances 
remboursables,  non  productives  d'intérêts. 

Le  gouvernement  du  protectorat  devra,  aussi  longtemps  qu'il  fera  appel 


240  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

à  la  garantie  de  l'Etat  français  ou  lui  restera  redevable  d'avances  consen- 
ties à  ce  litre,  affecter  au  service  de  l'emprunt  ou  au  remboursement 
desdites  avances  50  %  au  moins  de  l'excédent  de  ses  recettes  brutes  de 
toute  nature  au  delà  de  25  millions  de  francs. 

Le  payement  des  intérêts  et  le  remboursement  des  obligations  seront 
effectués  à  Paris. 

Art.  5,  —  Le  ministre  des  Affaires  étrangères  publiera,  avant  le 
1*'  juillet  de  chaque  année,  au  Journal  officiel  de  la  République  française, 
un  rapport  faisant  ressortir  la  situation  au  31  décembre  précédent  de 
chacun  des  travaux  imputés  sur  l'emprunt  autorisé  par  la  présente  loi.  Ce 
rapport  donnera  également,  pour  chacun  de  ces  travaux,  l'évaluation  rec- 
tifiée tenant  compte  de  toutes  les  circonstances  qui,  à  celte  date,  auront 
pu  motiver  une  modification  de  l'évaluation  primitive. 

Art.  6.  —  Le  gouvernement  français  autorise  le  gouvernement  du  pro- 
tectorat à  disposer  de  l'excédent  des  revenus  affectés  au  service  de  l'em- 
prunt de  00  millions  contracté  en  vertu  de  l'accord  du  21  mars  1910  et  à . 
différer  le  versement  de  l'annuité  de  2.740.000  francs  prévue  par  l'article  4 
du  même  accord  pour  le  remboursement  en  soixante-quinze  années  des 
dépenses  militaires  et  navales  dont  le  montant  a  été  arrêté  au  3i  dé- 
cembre 1909  à  la  somme  de  70  millions  jusqu'au  moment  où  le  gouverne- 
ment français  estimera  que  l'état  des  finances  chérifiennes  permet  de 
commencer  le  service  de  cette  annuité. 

Art.  7.  —  Les  actes  susceptibles  d'enregistrement,  auxquels  donnera 
lieu  l'exécution  des  dispositions  de  la  présente  loi  seront  passibles  du  droit 
fixe  de  3  francs. 

Art.  8.  —  Il  sera  établi  annuellement  un  budget  des  fonds  d'emprunt 
du  protectorat  du  Maroc  comprenant  les  recettes  et  dépenses  afférentes  à 
l'emprunt  faisant  l'objet  de  la  présente  loi,  ainsi  qu'aux  emprunts  de  1904 
et  de  1910. 

Le  compte  définitif  du  budget  des  fonds  d'emprunt  du  prolectolat  du 
Maroc  sera  soumis  chaque  année  à  l'approbation  des  Chambres. 

—  Le  règlement  du  différend  franco-anglais  de  Mascate.  —  Le 
4  février,  le  ministre  anglais  des  Affaires  étrangères  et  l'ambassadeur 
de  France  à  Londres  M.  Cambon  ont  échangé  des  notes  réglant  le 
nouvel  arrangement  relatif  à  Mascate.  Le  gouvernement  français 
s'engage  par  cet  accord  à  ne  pas  réclamer  pour  ses  nationaux 
les  privilèges  et  immunités  qui  leur  étaient  garantis  par  le  traité 
signé  en  1844  entre  la  France  et  le  sultan  de  Mascate,  autant  que 
ces  privilèges  et  garanties  sont  incompatibles  avec  les  règlements 
qui  interdisent  le  commerce  illicite  des  armes  et  des  munitions  de 
guerre  dans  le  sultanat.  Sur  les  autres  points,  le  traité  de  1844  reste 
en  vigueur.  Les  deux  maisons  françaises  qui  se  trouvent  lésées  dans 
leurs  intérêts  commerciaux  par  cet  accord  recevront  une  indemnité 
du  gouvernement  anglais.  En  fait,  nous  renonçons  bénévolement  à 
l'exercice  d'un  des  droits  formellement  reconnus  en  notre  faveur  par 
le  traité  de  184  4.  «  Ce  n'est  pas  ainsi,  remarque  très  justement 
«  VAùe  [française  que  nous  avions  envisagé  la  solution  du  problème 
u  mascatais.  Nous  exprimions,  il  y  a  quelques  mois,  l'espoir  que  le 
c(  différend  franco-anglais  relatif  à  Mascate  fut  tranché  d'une  façon 
«  large  et  définitive.  La  France  aurait  abandonné  catégoriquement  les 


RENSEIGNEMEMS   POLITIQUES  241 

«  privilèges  qu'elle  détient  en  vertu  du  traité  de  1844  et  dont  le 
«  maintien  est  susceptible,  nous  le  reconnaissions  de  créer,  au  goû- 
te vernement  anglais  d'inutiles  complications.  En  compensation  de 
c(  cet  abandon  politique,  celui-ci  nous  aurait  fait  une  concession 
«  d'ordre  également  politique  dont  nous  entrevoyions  la  possibilité 
((  en  Afrique.  Telle  est  la  solution  désirable.  Nous  regrettons  qu'elle 
«  n'ait  pas  prévalu.  »  Nous  le  regrettons  également. 

—  L'incident  Poutilof.  —  Une  information  du  correspondant  de 
L'Echo  de  Paris  à  Saint-Pétersbourg,  signalant  le  bruit  que  les 
usines  d'armement  Poutilof  venaient  d'être  achetées  parla  maison 
Krupp,  a  soulevé  ces  jours  derniers  en  France  une  vive  émotion.  La 
nouvelle  a  d'ailleurs  été  aussitôt  officiellement  démentie  de  source 
russe.  On  a  expliqué  qu'il  n'avait  jamais  été  question  d'un  achat 
de  la  maison  Poutilof  par  Krupp;  que  des  pourparlers  avaient  bien 
été  engagés  entre  la  Deutsche  Bank  et  Krupp,  et  la  maison  Poutilof, 
en  vue  d'une  augmentation  de  capital  de  cette  dernière  Société, 
mais  que  ces  pourparlers  n'avaient  été  suivis  d'aucun  commence- 
ment d'exécution.  Postérieurement  un  communiqué  de  l'agence 
télégraphique  de  Saint-Pétersbourg  a  déclaré,  en  outre,  que  le  gou- 
vernement impérial  n'autoriserait  jamais  une  combinaison  alle- 
mande, quelle  qu'elle  fût,  tendant  à  une  participation  financière 
ou  autre  dans  l'exploitation  ou  l'administration  des  usines  Poutilof. 
Enfin  le  3  février,  le  président  du  Conseil,  ministre  des  Affaires 
étrangères,  M.  Doumergue  a  donné  à  la  commission  des  Affaires 
extérieures  de  la  Chambre  des  députés  les  explications  suivantes 
qui  mettent  fin  ofTiciellement  à  l'incident  : 

L'usine  Poutilof  a  été  créée  au  lendemain  de  la  guerre  russo-japonaise, 
quand  la  Russie  eut  décidé  de  nationaliser  la  fabrication  et  la  construction 
des  enfçins  nécessaires  à  sa  défense.  Cette  usine  s'est  agrandie  depuis,  et 
il  y  a  quelque  temps  elle  songeait  à  augmenter  encore  ses  moyens  d'action. 
Elle  a  négocié  avec  diverses  maisons,  avec  qui  elle  avait  déjà  traité  anté- 
rieurement, un  accroissement  de  capital.  Un  représentant  du  Creusot  était 
à  Saint-Pétersbourg,  poursuivant  ces  négociations,  quant  il  fut  rappelé  en 
l^rance  par  la  mort  de  sa  mère.  En  son  absence,  la  maison  Ivrupp  fit  des 
otfres  de  concours  à  la  maison  Poutilof.  C'était  le  25  janvier.  Le  Creusot 
fut  prévenu  le  20.  Je  fus  prévenu  moi-même  le  27.  Je  télégraphiai  à  Saint- 
Pétersbourg,  d'où  je  reçus  immédiatement  l'assurance  que  le  gouverne- 
ment russe  tiendrait  la  main  à  ce  que  la  maison  Krupp  ne  puisse  prendre 
une  place  prépondérante  dans  la  maison  Poutilof.  A  la  suite  des  pourpar- 
lers entre  le  gouvernement  français  et  le  gouvernement  russe,  les  inté- 
ressés français  ont  pris  leurs  dispositions  pour  poursuivre  les  négociations 
interrompues  et  écarter  la  maison  Ivrupp  de  la  combinaison  projetée. 

—  L'ambassade  de  France  à  Saint-Pétersbourg.  —  M.  Delcassé  à 
présenté  ses  lettres  de  rappel  à  l'empereur  Nicolas  II,  le  29  janvier. 
Celle  audience  privée  a  eu  un  caractère  tout  particulièrement  cor- 
dial dont  les  commentaires  de  la  presse  ont  accentué  l'importance. 
Le  tsar  a  fait  remettre  à  M.  Delcassé  par  le  ministre  des  Alfaires 

QuKST.  DiPL.  ET  Col.  —  i.  xxxvii.  15 


242  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET  COLONIALES 

étrangères,  M.  Sazonof,  le  grand  cordon  et  le  collier  de  Saint-André^ 
la  plus  haute  distinction  russe,  réservée  aux  personnages  que  l'em- 
pereur désire  honorer  d'une  manière  tout  à  fait  spéciale.  En  dehors 
des  grands-ducs  qui  le  reçoivent  à  leur  naissance,  on  ne  compte  en 
Russie  que  trois  ou  quatre  dignitaires  de  cet  ordre;  en  France 
parmi  les  personnalités  civiles,  seuls  M.  Poincaré^,  M.  Fallières, 
M.  Loubet  ont  l'Ordre  de  Saint-André.  M.  Delcassé  est  rentré  à  Paris 
ie  2  février. 

—  Prochaine  visite  à  Paris  des  souverains  anglais.  —  Le  roi  George 
et  la  reine  Mary  se  rendront  à  Paris  en  visite  officielle  dans  le  milieu 
du  mois  d'avril.  Les  souverains  seront  accompagnés  du  ministre  des 
Affaires  étrangères,  sir  Edward  Grey.  C'est  la  première  visite  offi- 
cielle que  rendront  le  roi  et  la  reine  d'Angleterre.  Leur  visite  à 
Berlin  au  mois  de  mai  dernier^  à  l'occasion  du  mariage  de  la  prin- 
cesse Victoria-Lou'se  avec  le  prince  de  Cumberland,  était  en  effet 
une  visite  de  famille:  elle  n'avait  aucun  caractère  officiel. 


Nécrologie.  —  M.  Paul  Déroulède  est  mort  le  30  janvier  à  Nice 
des  suites  d'une  crise  d'urémie.  Il  était  né  à  Paris  en  1846. 

Le  vice-amiral  Germinet,  ancien  commandant  en  chef  de  l'escadre 
de  la  Méditerranée,  est  mort  à  Paris  le  2  février  à  l'âge  de  67  ans. 

Le  général  Girardot,  commandant  des  troupes  du  Maroc  oriental, 
est  mort  le  4  février  à  Oudjda  des  suites  d'une  congestion  pulmo- 
naire. Il  était  âgé  de  59  ans. 


Allemagne.  —  L'épilogue  des  incidents  de  Saverne.  La  démission  du 
gouvernement  d'Alsace-Lorraine.  —  L'événement  prévu  et  prédit 
depuis  plus  d'un  mois/conséquence  logique  des  affaires  de  Saverne 
et  de  leur  répercussion  politique  et  populaire,  vient  de  se  produire  : 
le  gouvernement  d'Alsace-Lorraine  tout  entier,  ministres  et  stat- 
thalter,  a  démissionné  et  un  nouveau  ministère  a  dû  être  constitué. 
Le  statthalter,  M.  de  Wedel  reste  il  est  vrai  en  fonctions,  mais  pro- 
visoirement, pour  quelques  semaines  à  peine  et  seulement  parce 
qu'on  est  fort  embarrassé  de  lui  trouver  un  successeur.  M.  Zorn  de 
Jiulach  est  remplacé  à  la  tète  du  ministère  alsacien-lorrain  par  le 
comte  de  Rœdern,  conseiller  supérieur  du  gouvernement  à  Potsdam 
et  reçoit  la  couronne  de  l'Ordre  de  l'Aigle  rouge  de  première  classe; 
il  ira  siéger  à  la  première  chambre  du  Parlement  d'Alsace-Lorraine. 
MM.  Mandel  et  Pelri,  respectivement  sous-secrétaires  d'Etat  à  l'Inté- 
rieur et  à  rAgriciiilure,  qui  suivent  leur  chef  de  file  dans  sa  retraite, 
sont  également  promus  à  une  classe  supérieure  de  lAigle  rouge. 
M.  Kœhler  garde  la  direction  des  Finances,  sa  présence  à  Strasbourg 
ayant  été  jugée  indispensable  pour  obtenir  du  Parlement  le  vote  de 
la  réforme  des  impôts.  Au  comte  de  Rœdern  sont  adjoints  comme 
sous-secrétaires  :  aux  Travaux  publics  et  à  l'Agriculture,  le  baron  de 
Stein,  conseiller  rapporteur  à  l'Office  impérial  de  l'Intérieur;  à  la 


KENSKIGNEMENTS    POLITIQUES  243 

Justice,  M.  Frenlien,  directeur  au  ministère  de  la  Justice  de  Prusse. 
Le  comte  Siegfried  de  Rœdern,  qui  prend  avec  le  secrétariat  d'Etat 
le  portefeuille  de  l'Intérieur,  ignore  d'ailleurs  tout  des  affaires 
d'Alsace-Lorraine  et  n'a  jamais  encore  été  dans  le  pays. 

Angleterre.  —  Les  armements  navals  et  la  rivalité  anglo-alle- 
mande. —  La  question  des  armements  navals  et  de  la  rivalité  anglo- 
allemande  vient  d'être  traitée  à  vingt-quatre  heures  de  distance,  le 
3  février  à  Manchester  par  sir  Edward  Grey,  le  4  février  à  Berlin 
par  l'amiral  de  Tirpilz  et  M.  de  Jagow.  Sir  Edward  Grey,  après  avoir 
déploré,  suivant  le  thème  favori  de  certains  libéraux  anglais,  la  folie 
des  armements,  a  conclu  néanmoins  à  la  nécessité  pour  l'Angleterre 
de  maintenir  intacte  sa  suprématie  navale.  Voici  la  péroraison  de 
sir  Edward  Grey  : 

Le  point  essentiel  de  la  question  est  celui-ci  :  tandis  qu'une  augmen- 
tation du  programme  des  constructions  navales  d'une  puissance  amène 
les  autres  puissances  à  dépenser  plus  de  leur  côté,  une  réduction  du  pro- 
gramme d'une  seule  puissance  n'a  aucune  chance  d'être  suivie  d'une 
réduction  quelconque  dans  le  programme  des  autres.  Les  peuples  semblent 
avoir  le  sentiment  confus  —  sentiment  inconscient  et  absurde  —  que  le 
vainqueur  de  cette  course  recevra  un  prix.  Encore  une  fois  c'est  une  idé* 
absurde  ;  mais  supposons  qu'elle  existe,  consciemment  ou  inconsciemment, 
et  supposons  encore  que  le  cheval  qui  tient  la  tête  soit  épuisé  et  s'arrête, 
les  autres  chevaux  ne  s'arrêteront  pas  pour  cela.  Ce  pourra  être  au  con- 
traire pour  eux  une  raison  de  redoubler  d'efforts. 

Les  dépenses  navales  de  l'Angleterre  sont  un  facteur  très  important 
dans  la  détermination  des  dépenses  navales  de  toutes  les  puissances,  mais 
la  force  qui  pousse  toutes  les  puissances  à  augmenter  leurs  dépenses 
navales  échappe  à  tout  contrôle. 

Une  réduction  du  programme  naval  anglais  serait,  en  ce  qui  concerne 
les  diverses  puissances,  sans  aucun  efîet.  Quant  aux  conséquences  que 
pourrait  avoir  finalement  une  pareille  réduction,  il  est  difficile  de  se  pro- 
noncer. Le  résultat  serait  peut-être  heureux,  mais  il  pourrait  également 
être  désastreux.  Mais  réduire  dans  de  sérieuses  proportions  son  programme 
naval  sans  être  bien  sûr  que  les  autres  puissances  européennes  prendront 
des  mesures  correspondantes,  ce  serait  pour  l'Angleterre  un  jeu  beaucoup 
trop  risqué.  Sans  doute  toutes  ces  dépenses  sont  regrettables  et  il  faut 
s'attendre  à  ce  qu'au  cours  de  la  session  qui  va  s'ouvrir  de  nombreux 
orateurs  se  lamentent  à  ce  sujet;  mais  il  est  essentiel  qu'à  l'étranger  on 
ne  se  méprenne  pas  sur  le  sens  de  ces  lamentations. 

Si  nous  crions  plus  fort  que  les  autres,  ce  n'est  point  que  le  fardeau 
soit  plus  lourd  pour  nous  que  pour  les  autres,  au  contraire.  Si  on  prenait 
les  dix  dernières  années  et  si  on  comparait  d'une  part  les  sommes  déper,- 
sées  par  habitant  pour  les  dépenses  militaires,  de  l'autre  les  sommes  dé- 
pensées pour  les  réformes  sociales,  il  est  à  croire  qu'à  tout  point  de  vue 
la  comparaison  serait  à  notre  avantage. 

Si  dans  ces  pays  les  protestations  contre  les  dépenses  militaires  sont  si 
violentes,  c'est  que  nous  sommes  avant  tout  des  hommes  d'affaires  et  qu'à 
ce  titre  nous  sommes  frappés  plus  que  d'autres  par  l'énormité  de  ces 
dépensés  improductives.  En  tant  qu'hommes  d'affaires  nous  sommes  cous- 
ternés  de  voir  un  pareil  gaspillage  et  nous  sommes  inquiets  en  songeant  au 


2'(i  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

résultat  qu'il  pourrait  avoir  finalement  sur  le  crédit  non  seulement  de 
l'yVngleterre,  mais  de  toutes  les  grandes  puissances. 

Et  maintenant  quelles  sont  les  conclusions  pratiques  de  tout  ceci?  Je  ne 
vois  pas  autre  chose  à  faire  que  de  maintenir  nos  dépenses  dans  la  limite 
nécessaire  pour  assurer  notre  sécurité  et  celle  de  notre  Empire.  On  a 
émis  l'idée  que  nous  devrions  faire  appel  aux  autres  puissances  et  con- 
clure avec  elles  des  arrangements  pour  la  réduction  simultanée  des  arme- 
ments. 

Nous  avons  fait — j'ai  fait  moi-même  —  plusieurs  appels  de  ce  genre. 
Je  ne  retire  aucune  des  paroles  que  j'ai  prononcées.  Il  ne  faudrait  pas 
croire  cependant  que  si  les  autres  puissances  refusent  de  faire  ce  qui  nous 
semble  si  urgent,  la  faute  en  hoit  à  l'Angleterre.  Il  nefaudraittout  de  même 
pas  croire  qu'au  fond  elles  meurent  d'envie  de  le  faire  et  que  si  elles  hési- 
tent à  le  faire,  c'est  qu'elles  attendent  de  nous  le  geste  décisif.  La  vieille 
maxime  :  «  Ne  faites  pas  aux  autres  ce  que  vous  ne  voudriez  pas  qu'on 
vous  fit  »  a  besoin  d'être  modifiée  en  ce  qui  concerne  la  politique  étran- 
gère. Si  vous  voulez  être  en  bons  termes  avec  vos  voisins,  il  faut  les 
traiter  comme  ils  entendent  être  traités.  Il  ne  sert  à  rien  de  leur  faire  des 
propositions  qui  seront  mal  accueillies  et  qu'ils  n'ont  aucune  envie  d'ac- 
cepter. Il  ne  faut  pas  oublier  que  la  plupart  des  grandes  nations  continen- 
tales regardent  la  question  de  leurs  dépenses  militaires  comme  une  ques- 
tion tout  à  fait  personnelle  et  qu'elles  considèrent  comme  offensante  toute 
tentative  d'une  nation  étrangère  de  se  mêler  de  ces  questions.  Le  mieux 
est,  pour  le  moment,  d'attendre  que  les  grandes  puissances  soient  convain- 
cues comme  nous  le  sommes  de  la  nécessité  de  mettre  un  terme  aux 
dépenses  militaires.  Il  faut  espérer,  d'ailleurs,  que  les  difficultés  finan- 
cières qui  sont  l'inévitable  rançon  de  cette  politique  amèneront  une  réac- 
tion et  rendront  plus  facile  qu'à  l'heure  actuelle  un  arrangement  pour  la 
réduction  mutuelle  des  armements. 

A  Berlin,  l'amiral  de  Tripitz,  nîinistre  de  la  Marine,  a  dit  que 
«  l'idée  d'une  armée  sans  constructions  navales,  mentionnée  inci- 
«  demment  dans  un  discours  électoral  en  Angleterre,  ne  peut  pas 
«  être  réalisée  »,  et  M.  de  Jagow,  ministre  des  Affaires  étrangères, 
tout  en  reconnaissant  que  les  relations  anglo-allemandes  sont 
«  confiantes,  loyales  et  animées  d'un  esprit  de  conciliation  réci- 
«  proque  »,  a  déclaré  qu'il  paraît  difficile  de  réaliser  la  proposition 
de  vacances  navales  de  M.  Winston  Churchill,  qui  n'a  d'ailleurs  point 
trouvé  grand  écho  dans  l'opinion  publique  anglaise. 


—  La  rentrée  du  Parlement  britannique.  Le  discours  du  trône  — 
L'ouverture  du  Parlement  britannique  a  eu  lieu,  le  10  février,  avec 
le  cérémonial  traditionnel.  Le  roi  George  a  donné  lecture  du  discours 
du  trône,  dont  voici  le  texte  : 

Mylords  et  Messieurs, 
•Mes  relations  avec  les  puissances  étrangères  continuent  d'être  amicales. 
C'est  pour  moi  un  grand  plaisir  de  constater  qu'il  me  sera  possible  d'aller 
dans  un  prochain  avenir  faire  avec  la  reine  une  visite  au  président  de  la 
République  française,  et  que  j'aurai  alors  l'occasion  de  donner  un  témoi- 
gnaga  des  cordiales  relations  qui  existent  entre  nos  deux  pays. 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  -   245 

Mon  gouvernement  s'est  concerté  avec  les  autres  puissances  au  sujet  de 
la  solution  de  la  question  de  l'Albanie  et  des  îles  de  la  mer  Egée,  en  vue 
de  mettre  en  pratique  les  résolutions  adoptées  par  les  puissances  au  cours 
de  la  conférence  tenue  l'an  dernier  à  Londres  par  les  ambassadeurs. 

J'espère  que  ces  échanges  de  vues  contribueront  au  maintien  de  la  paix 
dans  le  sud-est  de  l'Europe.  La  commission  internationale  de  contrôle 
instituée  en  Albanie  a  pris  des  mesures  afin  d'établir  l'ordre  et  la  sécurité, 
et  à  l'arrivée  du  nouveau  souverain  je  suis  sur  qu'un  grand  pas  sera  fait 
en  ce  qui  concerne  l'établissement  d'une  administration  équitable  et  stable 
dans  le  pays  en  question. 

Je  suis  heureux  de  pouvoir  dire  qua  les  négociations  que  j'ai  entreprises 
à  la  fois  avec  le  gouvernement  allemand  et  avec  le  gouvernement  ottoman 
concernant  des  matières  d'importance  pour  les  intérêts  commerciaux  et 
industriels  de  l'Angleterre  en  Mésopotamie  sont  très  près  de  recevoir  une 
solution  satisfaisante.  Des  questions  depuis  longtemps  pendantes  avec 
l'empire  turc  en  ce  qui  regarde  les  régions  limitrophes  du  golfe  Persique 
paraissent  également  près  d'aboutir  à  un  arrangement  amical. 

J'éprouve  une  grande  satisfaction  à  constater  que  la  conférence  inter- 
nationale touchant  la  sécurité  humaine  sur  les  mers,  qui  s'est  réunie 
récemment  à  Londres  à  l'invitation  de  mon  gouvernement,  a  eu  pour 
résultat  la  signature  d'une  convention  importante  qui,  je  l'espère,  contri- 
buera beaucoup  à  la  protection  de  la  vie  humaine,  principalement  sur  les 
paquebots  de  l'Océan  transportant  des  passagers. 

On  vous  présentera  un  projet  me  permettant  de  remplir  les  obligations 
imposées  par  cette  convention. 

Je  regrette  que  dans  mon  empire  de  l'Inde  la  cessation  trop  tôt  survenue 
l'automne  dernier  des  pluies  de  saison  ait  fait  du  tort  aux  récoltes  agri- 
coles sur  de  vastes  espaces.  La  superficie  qui  a  subi  une  sécheresse 
exceptionnelle  est  heureusement  restreinte  et  dans  ces  districts  mes  fonc- 
tionnaires ont  pris  des  mesures  pour  porter  secours  à  la  population  victime 
du  fléau. 

Messieurs  de  la  Chambre  des  communes, 
Le  budget  pour  l'exercice  de  l'année  prochaine   vous  sera  soumis   en 
temps  voulu. 

Mylords  et  Messieurs, 

Les  mesures  au  sujet  desquelles  il  y  a  eu  des  divergences  de  vues  à  la 
session  dernière  entre  les  deux  Chambres  seront  de  nouveau  soumises  à 
votre  examen;  je  regrette  que  les  efforts  qui  ont  été  faits  pour  arriver  à 
une  solution  à  l'amiable  des  problèmes  se  rattachant  au  gouvernement  de 
l'Irlande  n'aient  pas  été  jusqu'ici  couronnés  de  succès  dans  une  question 
qui  provoque  si  vivement  les  espérances  et  les  craintes  de  tant  de  mes 
sujets  et  qui,  à  moins  qu'on  ne  la  traite  maintenant  avec  circonspection 
et  dans  un  esprit  de  concessions  mutuelles,  menace  de  créer  à  l'avenir  de 
graves  difficultés.  C'est  mon  désir  le  plus  sincère  que  la  volonté  et  la 
coopération  des  hommes  de  tous  les  partis  et  de  toutes  les  confessions 
puissent  remédier  aux  dissensions  et  servir  de  base  à  un  règlement 
durable.  Des  projets  vous  serons  soumis  pour  reconstituer  la  seconde 
Chambre. 

La  commission  royale  qui  a  été  nommée  pour  faire  une  enquête  sur  les 
retards  daiis  l'administration  de  la  justice,  dans  la  division  du  Banc  du 
Roi,  a  maintenant  fait  son  rapport.  Des  projets  vous  seront  soumis  en 
vue  de  mettre  à  exécution  certaines  des  recommandations  qui  demandent 


246  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

le  concours  du  Parlement.  L'examen  d'autres  recommandations  qui  peu- 
vent être  effectuées  par  voie  administrative  est  déjà  bien  avancé. 

On  vous  présentera  un  projet  élaljoré  après  un  échange  de  vues  avec 
les  gouvernements  des  Dominions  jouissant  d'un  gouvernement  auto- 
nome, lequel  a  trait  à  la  nationalité  britannique  et  établit  une  naturali- 
sation impériale. 

Vous  serez  saisis  d'un  projet  tendant  à  autoriser  l'émission  d'emprunts 
pour  des  prêts  aux  gouvernements  des  protectorats  de  l'Afrique  Occiden- 
tale, afin  de  leur  permettre  d'exécuter  certains  travaux  publics  dont  le 
besoin  est  urgent  pour  un  meilleur  développement  de  leurs  territoires. 

On  vous  présentera  aussi  des  mesures  concernant  l'habitation  des 
populations  industrielles  et  agricoles  en  vue  de  réaliser  des  propositions 
annoncées  dans  la  dernière  session,  la  modification  de  la  loi  concernant 
le  traitement  et  la  punition  des  jeunes  délinquants  et  l'amélioration  sur 
d'autres  points  encore  de  l'administration  de  la  justice,  et  si  on  en  a 
le  temps  et  l'occasion,  des  projets  ayant  trait  à  d'autres  réformes 
sociales. 

Je  demande  humblement  pour  vos  travaux  concernant  ces  questions  et 
toutes  les  autres  la  bénédiction  du  Dieu  tout-puissant. 

La  lecture  du  discours  du  trône  est  habituellement  suivie  d'une 
discussion  générale  où  aucun  amendement  n'est  présenté.  Etant 
donnée  cependant  la  gravité  des  circonstances,  l'opposition  avait 
annoncé  son  intention  de  ne  pas  se  conformer  à  cet  usage  et  a  pro- 
posé immédiatement,  aux  deux  Chambres,  un  amendement  mettant 
en  évidence  l'importance  de  la  session  qui  s'ouvre.  L'amendement  a 
été  proposé  à  la  Chambre  des  communes  par  M.  Waller  Long.  Le 
texte  en  est  le  suivant  :  «  La  Chambre  des  communes  rappelle  hum- 
«  blement  qu'il  serait  désastreux  de  procéder  plus  longtemps  à  la 
«  discussion  du  Home  Rule  tant  qu'il  n'aura  pas  été  soumis  au 
«  jugement  des  électeurs  ».  A  la  Chambre  des  Lords,  le  même  amen- 
dement a  été  déposé  par  lord  Middleton.  La  discussion  de  la  motion 
de  l'opposition  a  commencé  aussitôt  dans  l'une  et  l'autre  Chambres. 

Espagne.  —  Les  chemins  de  fer  trampyrénéens.  —  Le  Journal  offi- 
ciel de  Madrid  a  publié,  le  27  janvier,  le  texte  de  l'avant-projet  d'une 
ligne  à  traction  électrique  allant  de  Madrid  à  la  frontière  française 
et  qui  rendrait  plus  directes  et  plus  rapides  les  communications  avec 
la  France.  Ce  texte  a  été  arrêté  par  le  Comité  du  chemin  de  fer 
Iranspyrénéen. 

—  Les  élections  espagnoles.  —  Le  Conseil  des  ministres  a  fixé  la 
date  des  élections  des  députés  au  8  mars,  celle  des  élections  des 
sénateurs  au  15  mars,  et  la  réunion  des  Cortès  au  2  avril. 


PortugaL  —  Le  nouveau  minislère.  —  La  crise  ministérielle  est 
terminée.  Le  sénateur  Bernardino  Machado,  ancien  ministre  des 
Affaires  étrangères  du  gouvernement  provisoire,  ambassadeur  au 
Brésil,  a  constitué  le  nouveau  cabinet  de  la  façon  suivante  : 


RENSEIGNEMENTS     POLITIQUES  247 

Présidence  du  Conseil,  Intérieur,  et  intérim  des  Affaires  étrangères: 
M.  Bernardino  Macliado; 

Justice  :  M.  Manoel  Monteiro,  avocat,  ancien  préfet  de  Braga,  démo- 
crate ; 

Finances:  M.  Thomas  Cabreira,  un  spécialiste  des  questions  écono- 
miques et  financières,  démocrate; 

Guerre  :  général  Pereira  de  Eça,  ofticier  d'artillerie,  n'appartient  à 
aucun  parti  ; 

Marine  :  M.  Perez  Rodrigues,  ami  personnel  de  M.  Bernardino  Ma- 
chado ; 

Travaux  publics  :  M.  Achiles  Goncalvès,  professeur; 

Colonies  :  M.  Couceiro  Costa,  gouverneur  actuel  de  l'Inde  portu- 
gaise ; 

Instruction  publique  :  M.  Almeida  Lima. 

M.  Bernardino  Machado  a  déclaré  qu'il  entendait  appliquer  une 
politique  de  réconciliation  et  d'apaisement  des  partis. 

Suède.  —  La  défense  nationale.  —  Une  importante  manifestation 
a  eu  lieu,  le  6  février,  à  Stockholm  en  faveur  de  la  défense  natio- 
nale. Six  heures  durant,  30.000  paysans  ont  défilé  devant  le  roi  et 
lui  ont  remis  une  adresse  insistant  sur  ce  fait  que  les  paysans  sont 
prêts  à  faire  les  sacrifices  nécessaires  pour  la  défense  du  pays,  mais 
qu'ils  désirent  la  solution  immédiate  de  cette  importante  question. 
La  réponse  du  roi  a  été  lue,  du  haut  de  deux  tribunes,  par  le  prince 
héritier  et  le  duc  de  Vestrogothie.  Dans  ce  document,  le  roi  dé- 
clarait partager  l'opinion  des  paysans  et  ajoutait  que  la  question  de 
la  défense  nationale  devait  recevoir  une  solution  complète  et  immé- 
diate. Le  souverain  terminait  en  demandant  aux  paysans  suédois  de 
compter  sur  leur  roi  comme  autrefois.  Cette  manifestation  a  eu  sa 
répercussion  au  Parlement.  Le  7  février,  les  députés  socialistes  et 
libéraux  ont  vivement  critiqué  l'intervention  de  la  Couronne,  et  le 
président  du  Conseil  M.  Staaf  a  dit  que  le  gouvernement  avait 
soumis  au  roi  des  représentations  importantes.  On  parle,  à  ce  propos, 
de  l'éventualité  d'une  crise  ministérielle. 


II.  —  ASIE. 


Chine.  —  La  dictature  du  'président  Youan  Chi  Kdi.  —  Un  édit 
du  président  Youan  Chi  Kai  supprime  toutes  les  autorités  adminis- 
tratives autonomes  des  provinces  jusqu'à  la  réforme  des  assemblées 
provinciales,  parce  que  d'après  les  déclarations  de  quelques  gouver- 
neurs, ces  assemblées  ont  dépassé  leurs  attributions,  violé  les  lois 
et  toléré  des  abus. 

L'élection  des  députés  devant  faire  partie  de  la  commission  chargée 
de  modifier  la  Constitution,  ne  pourra,  d'après  le  programme  établi, 
avoir  lieu  que  dans  cinq  mois. 


248  QUESTIONS  DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

—  Un  nouveau  chemin  de  fer.  —  Un  accord  préliminaire  a  été 
signé  le  21  janvier  par  le  ministre  des  Communications  pour  la 
construction  d'une  voie  ferrée  allant  de  Yunnan-Fou  vers  Ctioung- 
King-Fou.  C'est  une  ligne  de  la  plus  haute  importance  stratégique 
destinée  à  relier  diverses  voies  ferrées  et  grâce  à  laquelle  les  Fran- 
çais, les  Belges  et  les  Russes  auront  entre  eux  un  immense  réseau 
de  4.000  milles.  Les  Français  vont  commencer  prochainement  les 
travaux  de  la  section  du  chemin  de  fer  allant  de  Kouei-Cho-Fou 
dans  la  direction  de  Cheng-tou. 

Indochine.  —  Arrestation  cl  évasion  de  Pham  boi  Chau.  —  Lors 
de  son  voyage  en  Chine,  quelques  semaines  avant  son  départ  pour 
la  France,  M.  Albert  Sarraut  avait  obtenu  des  autorités  chinoises  que 
les  instigateurs  principaux  de  l'attentai  du  26  avril  à  Hanoï,  soit  le 
prince  Cuong  Dé  et  le  lettré  Pham  boi  Chau,  condamnés  à  mort  par 
contumace,  seraient  recherchés  activement.  Vers  le  20  janvier,  un 
câblogramme  nous  apprenait  que  le  résultat  des  négociations  du 
gouverneur  général  ne  s'était  pas  fait  attendre  et  que  Pham  boi 
Chau  avait  été  arrêté  à  Canton,  remis  entre  nos  mains  par  le  vice- 
roi  et  embarqué  à  destination  de  Hanoï. Malheureusement,  cinqjours 
après,  un  nouveau  télégramme  nous  apprenait  l'évasion  de  Pham 
boi  Chau.  Les  prochains  courriers  nous  apporteront  vraisembla- 
blement quelques  détails  sur  ce  double  événement  sur  lequel  il 
serait  vain  de  se  livrera  de  nouvelles  conjectures,  à  moins  d'infor- 
mations précises. 

Asie  anglaise.  —  Reconstitution  de  /'  «  All-India  Moslem  league  » 
de  Londres.  —  L'Asie  française  annonce  que  la  crise  ouverte  il  y  a 
quelques  mois  au  sein  de  la  section  de  Londres  de  l'All-India  Mos- 
lem league  s'est  heureusement  terminée.  MM.  Mahomed  Ali  et 
Wazir  Hasan,  les  représentants,  pour  ne  pas  dire  les  chefs  des 
«  Jeunes  Musulmans  »,  voulaient  voir  adopter  par  la  section  de 
Londres  une  politique  plus  avancée  que  celle  à  laquelle  elle  s'était 
tenue  jusqu'alors;  ils  avaient  par  leurs  prétentions  et  par  leurs 
exigences,  provoqué  la  démission  de  MM.  Ameer  Ali,  président, 
C.-A.  Latif,  vice-président,  et  A. -S. -M.  Anik,  trésorier  honoraire  de 
la  section;  ils  avaient  enfin  causé  une  déplorable  et  légitime  émotion 
parmi  les  membres  de  toutes  les  sections  de  la  ligue.  Plusieurs  de 
ces  sections  et  non  des  moins  importantes  ni  des  moins  actives, 
celles  des  Provinces-Unies  et  du  Pendjab  entre  autres,  comme  aussi 
les  chefs  les  plus  autorisés  de  l'opinion  musulmane  dans  l'Inde, 
comme  encore  de  nombreux  Anglais  amis  des  Indiens,  avaient 
exprimé  l'espoir  que  les  membres  démissionnaires  du  bureau  de  la 
section  de  Londres  consentiraient  à  retirer  leur  démission.  Cet 
espoir  n'a  pas  été  déçu;  dans  une  réunion  du  comité  directeur,  tenue 
le  11  décembre  dernier,  le  khan  Aga  a  été  nommé  président  d'hon- 
neur de  la  section  et  MM.  Ameer  Ali,  C.-A.  Latif  et  A. -S. -M.  Anik 
ont  accepté  de  revenir  sur  leur  détermination  antérieure.  Ainsi  va 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES  2'l9 

donc  être  maintenue  la  ligne  de  conduite  de  la  section  de  Londres, 
une  ligne  de  conduite  toute  de  coordination  et  de  coopération  à 
l'œuvre  accomplie  dans  l'Inde  même  pai'  l'All-India  Moslem  league; 
c'est  la  reconstitution  de  la  section  de  Londres  sur  son  ancien 
pied.  En  refusant  l'un  après  l'autre  de  recevoir  les  «  délégués  «  des 
(f  Jeunes  Musulmans  »  pendant  leur  séjour  à  Londres,  lord  Crewe 
puis  M.  Asquith  n'ont  pas  peu  contribué  à  rallier  l'opinion  musul- 
mane modérée  autour  des  chefs  expérimentés  de  la  section  de 
Londres,  et  à  refaire  l'union  dans  l'AU-lndia  Moslem  league. 


III.   —  AFRIQUE- 


Algérie.  —  La  question  de  VOuenza.  —  La  Chambre  des  députés 
a  terminé  le  6  février  la  discussion  des  interpellations  de  l'Ouenza 
qui  se  prolongeait  depuis  plusieurs  semaines.  On  sait  qu'à  l'an- 
cienne convention,  soumise  de  droit  au  Parlement  parce  qu'elle 
comportait  la  création  d'un  chemin  de  fer,  et  débattue  longuement 
devant  la  Chambre,  a  été  substituée  une  nouvelle  convention  qui 
ne  parle  plus  du  chemin  de  fer.  Cette  convention  est  donc  passée  dans 
les  limites  des  attributions  du  gouvernement  général  de  l'Algérie. 
Si  la  Chambre  s'en  est  saisie,  c'est  sous  la  forme,  toujours  possible, 
des  interpellations,  et  ce  sont  ces  interpellations  qui  viennent  en- 
fin d'être  closes  par  le  vote  de  l'ordre  du  jour  pur  et  simple. 


Afrique  du  Sud.  —  La  déportation  des  chefs  syndicalistes  du 
Transvaal.  —  A  la  suite  de  l'échec  de  la  grève  des  mineurs  du  Trans- 
vaal,  le  gouvernement  sud-africain  a  pris,  vis-à-vis  des  principaux 
meneurs,  une  mesure  aussi  énergique  ({u'imprévue.  lia  fait  embar- 
quer militairement  dix  des  chefs  les  plus  importants  et  les  plus  po- 
pulaires du  parti  syndicaliste  à  bord  du  vapeur  Umgeni,  qui  les  con- 
duira directement  et  sans  escale  en  Angleterre.  Cette  déportation  de 
citoyens  anglais  a  vivement  ému  les  syndicalistes  du  Royaume-Uni. 


Est  africain  allemand.  —  L'achèvement  du  chemin  de  fer  de  Dar-es- 
Salam  au  Tangantjka.  —  l^e  dernier  rail  du  chemin  de  fer  de  la  co- 
lonie allemande  de  l'Est  africain  allant  de  Dar-es-Salam,  sur  l'océan 
Indien,  à  Cigoma,  sur  le  lac  Tanganyka,  a  été  posé  le  l"  février.  Un 
des  premiers  trains  qui  passeront  sur  cette  voie  nouvelle  apportera 
sur  les  rives  du  Tanganyka  toutes  les  pièces  nécessaires  au  montage 
d'un  vapeur  qui  fut  expédié  il  y  a  quelques  mois  d'Allemagne.  Il  y  a 
lieu  dé  remarquer  l'exceptionnelle  rapidité  avec  laquelle  la  ligne  a 
été  exécutée.  C'est  seulement  en  1911  qu'un  vote  du  Reichstag  ap- 


250  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

prouva  le  projet  de  construction  des  derniers  400  kilomètres  allant  de 
Tabora  à  Cigoma.La  longueur  totale  de  la  ligne  est  de  1.270 kilomètres. 
Elle  aura  été  achevée  en  trois  années. 


IV.  —  AMERIQUE. 

Mexique.  —  Les  Etats-Unis  et  l'anarchie  mexicaine.  —  Le  prési- 
dent des  Etats-Unis,  M.  Woodrow  Wilson,  vient  d'autoriser  les  ex- 
portations d'armes  et  de  munitions  par  la  frontière  mexicaine.  Cette 
décision  a  donné  naturellement  une  nouvelle  impulsion  à  la  guerre 
civile.  Les  constilutionnalistes,  encouragés  par  la  levée  de  l'embargo 
sur  les  armes,  redoublent  d'activité  et  des  informations  de  source 
américaine  représentent  la  situation  du  président  Huerta  comme 
tout  à  fait  critique. 

Pérou.  —  Coîip  cVétat  militaire.  —  Un  pronunciamiento,  organisé 
par  le  colonel  Bonavides  et  le  chef  démocrate  Augusto  Durand,  vient 
de  renverser  le  président  de  la  République,  M.  Billinghurst.  Le  Con- 
grès s'est  réuni  en  session  extraordinaire  à  Lima,  le  3  février,  et  a 
décidé  à  l'unanimité  de  confier  le  pouvoir  exécuiif  à  un  Comité  provi- 
soire ainsi  composé  : 

Président  du  Comité  et  ministre  de  la  Guerre  et  de  la  Marine  :  colonel 
Bonavides  ; 

Intérieur  :  Arturo  Osores; 

Justice  :  Rafaël  Grau  ; 

Finances  :  José  Balta; 

Travaux  pul3lics  :  Benjamin  Boza; 

Affaires  étrangères  :  J.  M.  Manzanilla. 

Ce  Comité  a  pris  possession  du  pouvoir  le  4  du  courant. 

Haïti.  —  Ae  succès  de  la  révolution.  —  Le  général  Oreste  Zamor 
est  entré  le  7  février  à  Port-au-Prince  à  la  tête  des  troupes  révolu- 
tionnaires et  s'est  fait  proclamer  président  de  la  République  parla 
population.  Un  avis  reçu  par  le  département  de  la  marine  de 
"Washington  annonce  que  le  capitaine  du  croiseur  Lancaster  a  pris 
le  commandement  des  forces  internationales  réunies  dans  les  eaux 
de  Haïti. 


RENSEIGNEMENTS  ÉCONOMIQUES 


I.  —  EUROPE. 

Angleterre.   —  Les  relations  économiques  anglo-allemandes .  —  Il 

est  intéressant  de  constater  que,  malgré  une  concurrence  très  vive 

sur  tous  les  marchés   du   monde,  l'Angleterre  et  l'Allemagne  ont 

d'étroites  relations  économiques.  Un  journal  allemand  a  dressé  le 

tableau  des  exportations  anglaises  pour  les  trois  dernières  années 

en   livres  sterling. 

1910  1911  1912 

Pays  étrangers 2IO.842.Ool       217. 113. ,34:1       22r,.o22.i97 

Possessions  anglaises 107.734.993       114. 064. 544       127.760.398 

Ces  exportations  se  répartissent  comme  suit  entre  les  principaux 

pays  : 

1910  1911  1912 

Inde 32.528.082  37.866.007  40.936.557 

Allemagne 27.149.432  28.521.066  29.275,323 

Australie 20.269.147  21.752.029  25.674.655 

Etats-Unis 23.119.955  19.640.239  21.673.921 

Canada 14.584.493  14.508,074  17.082.596 

France 16.450.139  18.058.596  18.544.4.3i6 

Argentine 14.297.457  13.230.488  14.723.133 

On  voit  ainsi  que  l'Allemagne  occupe  la  seconde  place  dans  les 
exportations  anglaises,  et  d'autre  part,  si  l'on  consulte  la  statistique 
des  exportations  allemandes,  on  constate  que  l'Angleterre  y  occupe 
la  première  place. 

Allemagne.  —  Les  ouvriers  étrangers  en  Prusse.  —  Le  nombre  des 
ouvriers  de  nationalité  étrangère  venant  chercher  et  trouvant  du 
travail  en  Prusse  atteint  un  chiffre  important.  La  Gazette  de  Franc- 
fort résume  ainsi  les  renseignements  qu'elle  a  recueillis  à  ce  sujet  : 

NOATBRE    d'ouvriers    VENANT    DE 


Autriche- 

Autres 

Année 

Russie 

Hongrie 

Italie 

Belgique 

Hollande 

Danemark 

pays 

1905.. 

124.184 

182.412 

64.078 

4.987 

D 

» 

78.687 

1906.. 

143.273 

253.386 

88.638 

6.8.30 

77.385 

» 

35.827 

1907.. 

157.984 

313.959 

115.742 

7.935 

99.376 

» 

38.011 

1908.. 

183.873 

341.530 

105.948 

7.646 

103.762 

•) 

37 . 063 

1909.. 

184.513 

336.303 

95.953 

7.565 

100.641 

15.049 

23.660 

1910.. 

194.310 

314.187 

94.716 

8.. 305 

109.944 

15.622 

23.105 

1911..     204.522       357.550       96.255     7.732       115.735       15.975       23.062 

Soit,  au  total  :  454.348  en  1905  ;  605.339  en  190G;  733.007  en  1907; 
780.422  en  1908;  763.684  en  1909;  790.189  en  1910;  820.831 
en  1911. 


L.A    UAKIUATUKIî;    A    L.  iiTjttAiN  ûlilt 


La  défense  navale  de  l'Angleterre. 

M.  Punch  :  «  Vous  semblez    bien  anxieuse,  Madame.   » 
Dame    Britannia    :  «  J'attends    de    savoir    si   j'aurai  It.s 
Laleaux  dont  j'ai  besoin.  » 

M.    Punch  :  «  Ou   si  vous  devrez  abandonner  vctre  tri- 
dent, voire  sceptre!  » 

Punch  (Londres). 


En  Albanie. 

Présentation  du  nouveau  souverain  à  ses  collègues. 

Kilcerilci  (Vienne). 


La  couronne  d'Albanie. 

Dur's  Elsass  (Mulhouse) 


Les  remèdes  du  D''  Wilson. 

Le  commerce  américain  :  «  J"ai 
pris  vos  deux  médecines,  doc- 
teur, (la  loi  contre  les  trusts  et  la 
réforme  douanière).  De  grâce, 
laissez-moi  respirer.  » 

Leslie  Weeklij  (New-York). 


La  politique 
du  parti  libéral  anglais. 

La   course  à  l'abîme. 
Evening  Standard  (Londres). 


Le  dernier  Turc  en  Lybie. 

M  Tant  que  tu  ne  t'en  iras  pas, 
je  garderai   tes  îles.  » 

Pasquino  (Turin), 


L'anarchie  sud-américaine. 

L'oncle  Sam  :  «  Arrosons  ces 
melons  révolutionnaires.  Nous 
les  cueillprons,  une  fois  murs.  » 

Hojos  Selecias  (Barcelone). 


Vacances  navales. 

John  Bull  :  «  Voyons,  Michel, 
arrêtons-nous.  » 

Michel  :  «  Jamais,  tant  que 
l'un  de  nous  ne  roulera  pas  sous 
la  table.  » 

Kladderadatsch  (Berlin). 


NOMINATIONS  OFFICIELLES 


nirVISTERE    DE  LA  GUERRE 

Troupes   coloniales. 

INFANTERIE 

Chine.  —  M.  le  capit.  Runser  est  désig.  pour  le  corps  d'occupat. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  le  capii.  Velle  ;  le  lient.  Langlois  et  le  sous-lieut. 
Susini  sont  désig.  pour  le  Tonkin. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  le  lient. -colonel  Faucon  est  désig.  pourcommand. 
le  3^  sénégalais. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  le  chef  de  balaill.  Joly  et  le  capil.  Gâté  sont 
désig.  pour  l'A.  E.   F. 

Madagascar.  —  MM.  le  colonel  Gujot  d'Asniéres  de  Salins  et  le  lient.  Dor 
sont  désig.  pour  Madagascar. 

Martinique.  —  M.  le  capit.  Lacome  est  désig.  pour   la  Martinique. 

ARTILLERIE 

Annam-Tonkin.  —  M.  le  lieut.-col.  Ducret  est  nommé  sous-chef  d'état-major 
des  troupes  de  l'Indochine  ; 

M.  le  chef  d'escad.  Trémolières  est  désig.  pour  le  Tonkin  ; 

M.  le  capil.  Niollet  est  désig.  pour  le  service  géographique  de  l'Indochine. 

Cocllinchine.  —  MM.  le  chef  d'escad.  Docteur  et  le  capit.  Paul  sont  désig. 
pour   la  Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  le  capil.  Tardieu  est  désig.  pour  l'A.  O.  F. 

Madagascar.  —  MM.  le  capit.  Terrial  et  le  sous-lieut.  Saint-Riquier  sont 
désig.  pour  Madagascar. 

Officiers  d'administration. 

Annam-Tonkin.  —  M.  Voffic.  d'administ.  de  2»  cl.  Mirassou  est  désig.  pour 
le  Tonkin. 

CORPS   DE    SANTÉ 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  les  méd.-maj.  de  2*^  cl.  Muraz  et  Hudellet  sont 
désig.  pour  l'A.  O.  F. 

Tahiti.  —  M.   le  pharm.-maj.  de  2^  cl.  Jard  est  désig.  pour  Tahiti. 


MII^ISTÈKE  DE  LA  1IIARL\E 


ETAT-MAJOR   DE    LA    FLOTTE 

Extrême-Orient.  —  M.  le  capit.  de  fre'g.  Castagne  est  nommé  au  command. 
de   la  défense  fi.\e  de  Saigon. 

M.  le  lieut.  de  vaiss.  Ledrain  est  désig.  pour  le  même  service  ; 

M.  le  lient,  de  vaiss.  Matha  est  nommé  au  command.  de  la  Décidée  ; 

M.  le  lieut.  de  vaiss.  Martel  est   nommé  au  command.  du  Styx  ; 

M.  le  lient,  de  vaiss.  Wi  11m  est  désig.  pour  le  Montcalm  ; 

M.  le  lient,  de  vaiss.  Veyssier  est  désig.  pour  la  Manche  ; 

M.   le  lieut.  de   vaiss.  Lefebvre  de  Maurepas  est  désig.  pour  le  Pistolet; 

MM.  les  mécanic.  ppaux  de  l'^cL  Dumenil  et  de  2^  cl.  Fortuné  sont  désig.  pour 
le  Dupleix  ; 


BIBLIOGRAPHIE  LIVRES   KT    REVUES  255 

M.  le  mécanic.  ppal  de  2"=  cl.  Blein  est  dési^r.  pour  le  D'Iberville; 

M.  le  mécanic.  ppal  de  2'  cl.  Bourcier  est  désig.    pour  la  Fronde. 

Pacifique.  —  MM-  Venseig.  de  V«  cl.  Trinité-Schiilemans  et  le  mécanic.  ppal 
de  2^  cl.  Viailard  sont  désig.  pour  le  Kersaint. 

Sénégal.  —  MM.  les  enseig.  de  vaiss.  Préchac  et  Blache  sont  désig.  pour  la 
Surprise. 

Madagascar.  —  M.  le  capit.  de  frég.  Lebail  est  nommé  au  command.  du 
Vaucluse  et  MM.  les  enseig.  de  2'^cl.  Deniélou  et  Pignault  sont  désig.  pour  le  mêiïjo 
bâtiment. 

COKPS    DU   COMMISSARIAT 

Indochine.  —  M.  le  commiss.  de  l"^^  cl.  Delisle  est  désig.  pour  Saigon. 
Sénégal.  —  M.  le  commiss.  de  2^  cl.  Borius  est  désig.  pour  Dakar. 

GÉNIE    MABITIME 

Indochine.  —  M.  Maunier,  inge'n.  de  l"  c/.,  est  désig.  pour  Saigon. 

COBPS    DE   SANTÉ 

Extrême-Orient.  —  M.  le  méd.  de  2e  cl.  Larroque  est  désig.  pour  le  Pei-ho ; 

M.  le  méd.  de  2^   cl.  Brunet  est  désig.  pour  la  Manche; 

M.  \e  pharm.  de  2^  cl.  Petiot  est  désig.    pour  Saigon. 

Pacifique.  —  M.  le  méd.  de  2^  cl.  Michaud  est  désig.  pour  la  Zélée,  à  Tahiti; 


BIBLIO&RAPIIIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


Sur  les  Pas  des  Alliés,  Andrinople,  Thrace,  Macédoine^  par  le  capitainf> 
DE  RiPERT  d'Alauzier.  Un  volume  in-8°  avec  10  photographies  et 
9  cartes  et  croquis.  Berger-Levrault,  Paris. 

Désigné  pour  accompagner  à  Andrinople  et  sur  les  champs  de  bataille 
de  Thrace  et  de  Macédoine  le  colonel  de  Mondesir^  chargé  d'une  mission 
officielle  dans  les  Balkans  au  lendemain  de  la  prise  d'Andrinople  par  les 
Bulgares,  le  capitaine  d'Alauzier  a  réuni,  sous  ce  titre,  les  notes  quoti- 
diennes prises  sur  le  terrain  même,  et  rédigées  chaque  soir  par  lui  au 
retour  de  l'étape.  Il  s'est  attaché  à  noter,  au  jour  le  jour,  non  seulement 
ses  impressions  personnelles,  mais  aussi  les  récits  des  officiers  bulgares, 
grecs  ou  serbes  chargés  de  guider  la  mission  dans  ses  reconnaissances.  A 
côté  de  relations  documentées  sur  les  batailles  livrées  par  les  Alliés,  on 
trouve  dans  Sur  les  l'as  des  Alliés  de  curieux  tableaux  de  la  vie  de  la  mis- 
sion à  Andrinople  et  sur  les  champs  de  bataille  parcourus.  Ce  journal  du 
capitaine  d'Alauzier  est  un  des  ouvrages  les  plus  vivants  qui  aient  été 
publiés  sur  les  événements  des  Balkans. 

Essai  sur  l'administration  de  la  Perse,  par  M.  G.  Demorgny. 
Paris  1913,  Ernest  Leroux,  éditeur. 

M.  Demorgny,  jurisconsulte  du  gouvernement  persan  et  professeur  à 
la  Classe  impériale  et  à  l'Ecole  des  sciences  politiques  de  Téhéran, 
auquel  «ous  sommes  déjà  redevables  de  deux  ouvrages  sur  les  réformes 
et  renseignement  administratif  de  la  Perse  et  sur  les  tribus  de  ITran 


256  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

septentrional,  vient  de  publier  un  essai  sur  l'administration  persane  à 
laquelle  ses  fonctions  l'ont  appelé  à  grandement  collaborer.  C'est  un 
résumé  des  vingt-quatre  leçons  qu'il  a  faites  pendant  l'année  scolaire 
1912-1013  à  la  Classe  impériale,  dont  le  jeune  cbah  qui  va  être  couronné 
en  juillet  procbain  a  été  l'élève,  et  à  l'Ecole  des  sciences  politiques  de 
Téhéran  de  fondation  récente  (4  avril  1912).  M.  Demorgny  examine  tour  à 
tour  les  sources  du  droit  administratif  persan  qui  se  trouvent  dans  les 
instructions  du  khalife  Ali  au  gouverneur  général  d'Egypte,  Malek;les 
droits  et  devoirs  des  ministres  qui  en  découlent;  une  théorie  de  la  fonction 
publique;  la  création  et  le  fonctionnement  du  Conseil  d'Etat;  l'adminis- 
tration régionale  et  les  attributions  des  gouverneurs  et  administrateurs. 

Le  Japon,  Histoire  et  Civilisation,  par  le  marquis  de  la  Mazelière, 
t.  VI.  Le  Japon  moderne,  La  transformation  du  Japon  (18G0-191O).  Un 
volume  in-lC),  avec  huit  gravures  hors  texte  et  une  carte.  —  Librairie 
Plon-Nourrit.  Paris. 

M.  de  la  Mazelière,  après  avoir  retracé  avec  une  précision  lumineuse 
l'histoire  du  Japon  féodal,  du  Japon  shogunal,  de  la  Révolution  et  de  la 
Restauration,  s'est  efforcé  dans  le  sixième  volume  de  son  ouvrage  monu- 
mental de  définir,  en  s'aidant  des  sévères  méthodes  qui  dirigent  ses 
enquêtes  et  ses  investigations,  la  portée  exacte  de  l'évolution  qui  a  débuté 
avec  le  triomphe  de  la  Restauration  et  se  poursuit  sous  nos  yeux.  Nous 
pouvons  ainsi,  dans  le  livre  II,  apprécier  —  à  la  lumière  des  faits,  des 
chiffres,  des  constatations  qu'il  invoque  —  les  caractères  essentiels,  les  ten- 
dances véritables  du  régime  nouveau,  en  le  comparant  au  statut  écono- 
mique, politique,  financier,  des  vieux  pays  d'Europe.  Le  livre  III  est  spé- 
cialement consacré  à  la  rénovation  intellectuelle  et  morale  du  Japon 
depuis  la  Révolution  de  1868  (religion,  philosophie,  science,  éthique,  art, 
littérature),  à  la  répercussion  qu'elle  a  exercée  sur  ses  conceptions  poli- 
tiques et  sociales,  à  l'histoire  intérieure  de  l'Empire  du  Soleil-Levant, 
depuis  la  convocation  du  premier  Parlement  jusqu'à  la  mort  de  l'empe- 
reur Moutsouhito.  Il  est  permis  déjà,  par  cet  exposé  qui  touche  aux  graves 
problèmes  de  la  situation  extrême-orientale,  de  mesurer  les  rares  qualités 
d'énergie  et  aussi  les  lacunes  qui  s'aflirment  ou  se  trahissent  dans  le  grand 
effort  d'un  peuple  appelé  certainement  à  occuper  encore  le  monde  de  ses 
faits  et  «estes. 


Ouvrages  déposés  au  bureau  de  la   Bévue. 

Le  Problème  économique  franco-allemand,  par  M.  Maurice  Ajam,  député.  Un  vol. 

iD-16   de  250  pages,  avec  appendice.  Perrin  et  C''',  éditeurs,  Paris. 
L'Allemagne  en  péril.  Élude  stratégique,  par  le  colonel  Artuur  Boucuer.  Un  vol. 

in-8"  de  196  pages,  avec  6  croquis.  Berger-LevrauU,  éJitcurs,  Paris. 
Les   Franges  du  Drapeau,  par  le   lieutenant-colonel   d'André.    Un    vol.    in-12  de 

2G5  pages.  Berger-Levrault,  éditeurs,    Paris. 
Rapport    au  président  de  la    liépuhlique  sur  la  situation  de  la    Tunisie  en  1912 

(statistique  générale  de  la  Tunisie).  Un  vol.  in-8°   de  3o0  pages,  avec  tableaux  et 

graphiques,    édité    par    les  soins    du    ministère    des  Alïaires  étrangères.    Tunis, 

Société  anonyme  de  l'Imprimerie  rapide. 
Annales  du  Musée  colonial  de  Marseille,  publiées  sous  la  direction  du  professeur 

D""  Edouard    Heckel.  Un  vol.    in-S»   de  270  pages,  avec  de  nombreuses  jjlanches 

gravées.  Marseille,  Musée  colonial. 
L'Emprunt  de  l' Afrique  Equatoriale Fran{:aise,  programme  des  travaux   et  projet 

de  loi.    Un  vol.    in-8°  di:  225    pages,  avec  cartes,  tableau.v    et  graphiques.  Paris, 

]*]mile  Larose,  éditeur. 

L' Administrateur-Gérant  :  P.  Campain. 

PARIS.    —   IMPRIMERIE    LEVÉ,    RUE    CASSETTE,    11. 


DIPLOMATIQUES  ET  COLONIALES 


LES  NÉGOCIATIONS  FRANCO-ALLEMANDES 


Plusieurs  journaux  ont  annoncé  à  grand  fracas  la  conclu- 
sion d'un  accord  franco-allemand  au  sujet  de  l'Asie  Mineure. 
Si  on  veut  éviter  les  mécomptes,  on  ne  saurait,  pour  le  mo- 
ment, toucher  à  cette  question  avec  trop  de  discrétion  et 
de  prudence.  Une  correspondance,  évidemment  inspirée, 
adressée  de  Berlin  au  Temps,  nous  semble  avoir  doniié  la  note 
juste. 

Il  est  exact  qu'un  protocole  a  été  paraphé  à  Berlin  parles 
trois  négociateurs  français,  MM.  Sergent,  Ponsot  et  Klapka, 
et  par  les  deux  négociateurs  allemands,  MM.  de  Bosenberg  et 
Hellfrich.  MM.  Sergent  et  Ponsot  représentaient  notre  minis- 
tère des  Affaires  étrangères,  le  premier  avec  une  compétence 
financière  toute  particulière,  et  M.  Klapka  était  délégué  de  la 
Banque  ottomane  qui  traitait  en  son  propre  nom  et  au  nom 
de  la  Société  des  chemins  de  fer  de  Syrie  et  de  la  Société  en 
formation  des  chemins  de  fer  de  la  mer  Noire.  Du  côté  alle- 
mand, M.  de  Bosenberg  est  un  agent  de  la  Wilhelmstrasse  et 
M.  Hellfrich  est  directeur  de  la  Deutsche  Bank,  qui  représente 
elle-même  la  Société  des  chemins  de  fer  d'Anatolie  et  celle  du 
chemin  de  fer  de  Bagdad.  La  qualité  des  négociateurs  montre 
donc  qu'on  poursuivait  un  accord  entre  les  banques  et  les 
sociétés  de  chemins  de  fer  françaises  et  allemandes,  sous  les 
auspices  des  deux  gouvernements,  et  les  signatures  échangées 
indiquent  seulement  que  ces  banques  et  sociétés  se  sont  en- 
tendues. Mais  la  convention  doit  être  l'objet  d'un  examen  ulté- 
rieur des  deux  chancelleries.  Les  pourparlers  ayant  été  con- 
duits à  Berlin,  on  nous  dit  qu'il  est  naturel  que  le  gouver- 
nement français  tienne  à  reviser  les  détails  de  l'arrangement 
et  que,  de  son  côté,  le  gouvernement  allemand,  bien  qu'ayant 
•été  à  même  de  suivre  de  près  les  alternatives  de  la  négocia- 

QuEST.  DiPL.  ET  Col. —  t.  xxxvii.  —  n'  409   —  1"  mars  1914.  17 


Si58  guKSTiONS  diplomatiques  et  coloniales 

tion,  se  réserve  la  môme  liberté  et  ne  se  considère  pas  comme 
engagé  au  cas  où  la  discussion  se  rouvrirait  sur  certains 
points.  Il  a  demande  et  obtenu  qu'aucune  publication  ne  fût 
faite  avant  deux  mois,  et  la  presse  allemande,  obéissant  avec 
sa  discipline  ordinaire  aux  désirs  de  la  Wilhelmstrasse,  a  gardé 
depuis  lors  un  silence  significatif.  On  voit  de  combien  de  pré- 
cautions et  de  réticences  est  entouré  l'acte  qui  vient  d'être 
accompli  à  Berlin. 

Ce  long  délai  de  deux  mois  ne  laisse  pas  que  de  surprendre 
au  premier  abord.  11  va  de  soi  que  l'accord  franco-allemand  ne 
peut  entrer  en  vigueur  que  lorsque  les  conventions  entre  la 
France  et  la  Turquie  et  entre  rAllemagne  et  la  Turquie,  rela- 
tives au  statut  économique  de  l'Asie  Mineure,  auront  elles- 
mêmes  abouti.  Il  est  toutefois  douteux,  quelle  que  soit  la  len- 
teur ordinaire  à  la  diplomatie,  et  en  particulier  à  la  diplomatie 
ottomane,  qu'il  faille  encore  deux  mois  pour  tout  conclure, 
d'autant  plus  que  la  Turquie  a  des  besoins  d'argent  trop  pres- 
sants pour  ne  pas  accélérer  le  mouvement.  Nous  croyons  donc 
plus  vraisemblable  qu'on  veut  attendre  également  la  fin  des 
pourparlers  de  l'Angleterre  avec  la  Turquie  et  avec  l'Alle- 
magne, et  il  est  possible  que  quelque  chose  «  accroche  »  encore 
entre  l'Angleterre  et  l'Allemagne,  soit  au  sujet  du  golfe  Per- 
sique,  soit  au  sujet  de  l'Afrique.  La  presse  allemande,  et  sur- 
tout la  pangermaniste,  n'a  cessé  de  répéter  depuis  le  mois  de 
décembre  que  le  partage  des  zones  d'influence  économique 
dans  l'Afrique  australe  était  chose  faite  et  que  le  traité  serait 
publié  dans  les  premiers  jours  de  1914.  Nous  voici  à  la  fin  de 
février  et  rien  n'est  encore  sorti...  Enfin,  il  ne  faut  pas  perdre 
de  vue  qu'il  y  a  encore  une  autre  affaire  en  train  entre  la 
Turquie,  l'Italie  et  l'Angleterre,  pour  l'évacuation  du  Dodé-  ' 
canèse  et  pour  les  «  compensations  »  qu'on  peut  accorder  à 
l'Italie  sur  la  terre  ferme,  sans  nuire  aux  droits  préexistants 
de  la  Compagnie  anglaise  Smyrne-Aïdin.  On  jugerait  bonde 
publier  d'affilée  toute  la  série  de  ces  accords  qui  constitue- 
raient alors  la  liquidation  de  la  crise  orientale. 

En  tout  cas,  en  ce  qui  concerne  nos  conventions  avec  l'Alle- 
magne, le  moment  n'est  pas  venu  de  discuter  des  clauses  que 
l'on  soupçonne,  mais  qui  sont  encore  insuffisamment  connues 
et  dont  plusieurs  peuvent  ne  pas  être  définitives.  Mais  ce  qu'on 
peut  et  doit  combattre  dès  maintenant,  c'est  l'affirmation, 
reproduite  par  quelques  feuilles  étrangères,  que  l'accord  franco- 
allemand,  en  prévision  d'un  effondrement  possible  de  l'Empire 
ottoman,  délimite  d'ores  et  déjà  deux  zones  françaises  d'in- 
fluence politique,  celle   de  la  mer  Noire  et  de  l'Arménie  et 


LES    NÉGOCIATIONS    FRANCO-ALLEMANDES  2S.9 

celle  de  Syrie.  Cette  assertion  a  élé  émise  par  ceux  qui  ont 
intérêt  à  semer  la  zizanie  entre  la  France  et  la  Russie.  Du 
côté  de  la  mer  Noire  et  de  l'Arménie  nous  n'avons  aucun  in- 
térêt politique  et  no  voulons  en  avoir  aucun.  Si  un  jour,  contre 
notre  gré,  la  Turquie  d'Asie  était  démembrée,  nous  n'irions 
pas  nous  mettre  sur  les  bras  des  territoires  arméniens,  mais 
des  compagnies  françaises  continueraient  simplement  à  ex- 
ploiter, en  pays  étranger,  des  voies  ferrées  et  des  ports.  La 
question  se  pose  évidemment  d'une  autre  façon  pour  la  Syrie. 
Nous  avons  fait,  il  y  a  quelques  années,  des  abandons  trop 
fâcheux  dans  la  Syrie  du  Nord  pour  que  nous  soyons  tentés  de 
continuer  dans  cette  voie.  Certes  nous  avons  le  sincère  désir 
de  voir  maintenir  le  statu  quo  actuel;  mais  enfin  une  diplo- 
matie tant  soit  peu  prévoyante  ne  doit  pas  se  laisser  surprendre 
par  les  événements  et  si,  par  malheur,  l'Empire  ottoman  se 
disloquait,  il  serait  bon  d'avoir  une  situation  nette  en  Syrie, 
où  l'Allemagne  n'a  été  que  trop  portée,  dans  ces  dernières 
années,  à  contester  nos  droits  traditionnels.  Au  moment  oii 
l'xXngleterre  et  la  Russie  sont  occupées  à  préciser  leur  position 
vis-à-vis  de  l'Allemagne,  nous  avons  toute  espèce  de  raisons 
d'en  faire  autant,  et  de  ne  pas  nous  ménager  en  Asie  Mineure 
une  autre  affaire  marocaine.  Il  semble  même  que  notre  jeu, 
dans  les  récentes  négociations  berlinoises,  aurait  été  de  nous 
montrer  conciliants  pour  le  raccord  de  nos  lignes  arméniennes 
avec  le  réseau  du  Ragdad  afin  d'obtenir  davantage  en  Syrie. 
Quelques  publicistes  français  semblent  vraiment  croire  que, 
du  fait  que  nous  prendrions  certaines  précautions  pour  l'avenir, 
l'Empire  turc  se  trouverait  ébranlé  !  N'oublions  donc  pas 
l'exemple  que  nous  a  donné  l'Angleterre  à  propos  de  l'Afrique 
australe.  L'Angleterre  n'a  jamais  désiré  le  partage  des  colonies 
portugaises,  ce  qui  ne  l'a  pas  empêché  de  se  prémunir  dès 
1898  contre  un  événement  possible  et  de  reviser  aujourd'hui 
sur  de  nouvelles  bases  cet  accord  de  1898. 

En  cette  fin  de  février,  Terreur  dont  il  faut  se  garder  est  de 
croire  que  la  tâche  accomplie  à  Rerlin  par  MM.  Sergent,  Pon- 
sot  et  Klapka  rend  la  situation  internationale  moins  incertaine 
et  que  nous  pouvons  compter  désormais  sur  les  dispositions 
pacifiques  de  rAllemagne.  Un  fait  très  caractéristique,  dont  on 
ne  doit  ni  exagérer  ni  méconnaître  l'importance,  est  le  succès 
que  viennent  de  remporter  dans  des  élections  récentes,  au  len- 
demain des  incidents  de  Saverne,  les  partis  de  droite,  c'est-à- 
dire  ceux  qui  ont  applaudi  le  ministre  de  la  guerre  prussien, 
le  général  de  Deimiing  et  le  colonel  de  Reuter.  Et  c'est  au 
moment  où  des  menaces  aussi  peu  chimériques  planent  sur 


2C)0  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET  COLONIALES 

nous,  que  certains  de  nos  parlementaires  jugent  à  propos  de 
faire  dégénérer  les  grandes  discussions  militaires  en  basses 
querelles  politiques,  et  profitent  d'un  mauvais  état  sanitaire  de 
l'armée  pour  saper  une  loi  sur  laquelle,  disait  l'autre  jour  le 
sous-secrétaire  d'Etat  à  la  Guerre,  il  serait  indécent  de  revenir  ! 
Et  tandis  que  chez  nous  toute  une  presse  déchaînée  s'applique 
à  noircir  le  tableau  pour  inspirer  à  la  foule  l'horreur  de  la 
caserne,  en  Allemagne  on  atténue  autant  que  possible  la  gêne 
que  les  circonstances  climatériques  infligent  à  l'armée  alle- 
mande comme  à  la  nôtre.  Il  est  inconcevable  que  nos  socia- 
listes-pacifistes, qui  ont  la  phobie  de  la  guerre  parce  qu'ils  savent 
bien  qu'une  guerre  reléguerait  leurs  utopies  parmi  les  vieilles 
lunes,  ne  s'aperçoivent  pas  que  le  tableau  caricatural  qu'ils 
font  de  l'armée  française,  en  présence  d'une  opinion  allemande 
chaque  jour  plus  chauvine,  rend  tout  simplement  la  guerre 
moins  improbable. 

Commandant  de  Thomasson. 


P. -S.  —  La  presse  autrichienne  a  dirigé  dernièrement  contre 
les  armements  russes  une  violente  campagne,  dans  le  but  évi- 
dent de  faciliter  le  vote  de  nouvelles  dépenses  militaires  au 
Parlement  autrichien.  Mais  voici  qu'elle  s'interrompt  brus- 
quement pour  prôner  un  retour  à  l'alliance  des  trois  empe- 
reurs. La  Reichspost  écTii  :  «  Un  rapprochement  russo-austro- 
allemand  donnerait  à  la  Russie  toute  garantie  pour  son  expan- 
sion asiatique.  Cette  alliance  est  d'accord  avec  les  vraies  tra- 
ditions historiques. . .  La  Sainte-Alliance  consacra  pour  près  d'un 
demi  siècle  l'union  de  Pétersbourg,  de  Vienne  et  de  Berlin.  » 
De  son  côté,  l'officieuse  ]Viene/-  Allgemeine  Zeitung  réunit 
dans  une  série  de  leading  articles  tous  les  griefs  formulés 
depuis  quelque  temps  par  la  presse  française  de  gauche  et  de 
droite  contre  l'alliance  russe,  et  conclut  à  la  faillite  aux  yeux 
de  l'opinion  française. 

Ne  sommes-nous  pas  dès  lors  justifiés  de  nous  être  élevés 
énergiquement,  il  y  a  quinze  jours,  contre  certaines  publica- 
tions aussi  maladroites  qu'inexactes  ? 


LA   HONGRIE 

DANS    LA   POLITIQUE   EXTÉRIEURE 
AUSTRO-HONGROISE 


I.  —  La  politiquk  du  Ballplatz. 

Les  guerres  balkaniques  terminées  et  le  traite'  de  Bucarest 
signé,  tous  les  intéressés  dressèrent  leur  bilan,  et  comme  on 
pouvait  le  supposer,  presque  tout  le  monde  se  trouva  assez 
peu  satisfait.  Puis,  chose  toute  naturelle  elle  aussi,  on  chercha 
àprement  dos  «  responsables  »  ;  en  ce  moment  môme,  des  pro- 
cès regrettables  amènent  devant  des  tribunaux  spéciaux  politi- 
ciens et  hommes  de  guerre,  qu'on  louerait  sans  doute  à  cette 
môme  heure  si  la  chance  avait  été  dilTérente.  En  Autriche- 
Hongrie,  on  ne  va  pas  aussi  loin.  Mais  la  pre;sse  se  charge  des 
accusations,  du  verdict,  voire  de  Texécution  ;  et  le  comte 
Berchtold  est  tout  particulièrement  maltraité. 

Le  19  novembre,  la  Zeit,  récapitulant  les  événements  inter- 
nationaux des  mojs  écoulés,  mettait  en  lumière  une  suite  inin- 
terrompue de  fautes  diplomatiques  :  pendanttoutelacrise,  man- 
que d'informations  précises  ;  fausse  manœuvre  de  la  «  con- 
versation européenne  »  provoquée  en  août  1912  pour  assurer 
le  maintien  de  la  paix,  et  aboutissant  à  la  guerre  ;  adhésion  à 
la  formule  préconisant  un  statu  quo  qui  devait  être  traité 
comme  on  sait  ;  timidité  devant  «  le  blutï  de  la  mobilisation 
russe  »  ;  omission  d'occuper  lesandjak  de  Novi-Bazar;  omission 
d'informer  les  alliés  de  l'inlangibilité  du  territoire  albanais,  et 
par  suite  obligation  de  leur  accorder  des  compensations;  échec 
de  la  mission  Hohenlohe  à  Saint-Pétersbourg  ;  attitude  mala- 
droite qui  indisposa  la  Roumanie  dans  railairc  de  Silistrie  ; 
appui  donné  à  la  russophile  Bulgarie,  alors  qu'il  eût  fallu  se 
rapprocher  de  la  Serbie  et  de  la  Grèce,  en  raison  des  commu- 
nautés d'intérêt  ;  enfin,  mobilisations  qui  ne  furent  «  qu'un 
grand  et  coûteux  bruit  de  sabre  dont  l'Europe  ne  fut  nullement 
impressionnée  ». 

Telle  est   la    thèse  pessimiste   à  Vienne,   Sans   doute   elle 


262 


QUb,STIO>'S    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 


contient  une  part  de  vérité;  mais  si  on  avait  agi  tout  à  l'op- 
posé, les  résultats  eussent-ils  été  plus  favorables,  et  certains 
de  ces  reproches  ne  sont-ils  pas  contradictoires  ?  Plus  juste  est 
la  conclusion,  qui  montre  l'Autriche  réussissant  avec  une  sin- 
gulière maladresse  à  mécontenter  à  peu  près  tout  le  monde 
dans  le  Sud-Est  européen,  perdant  son  unique  ami,  s'aliénant 
les  Serbes  et  les  Grecs  (peut-être  pour  le  profit  final  de 
l'Italie),  et  ne  parvenant  pas  à  s'assurer  de  l'amitié  bulgare  ; 
quant  à  la  reconnaissance  albanaise,  il  vaut  mieux  n'en  point 
parler.  Ces  conclusions  s.ont  assez  d'accord  avec  ce  qu'on  a  pu 
lire  dans  les  organes  balkaniques  ;  et  il  est,  en  outre,  curieux 
de  citer  un  article  de  la  Dimineatza  roumaine,  considérant  le 
11  août  dernier  que  «  l'Autriche  sort  vaincue  des  événements 
des  Balkans;  elle  n'a  pas  cherché  la  gloire  mais  les  prolits;  elle 
a  voulu  maintenir  la  Serbie  sous  la  dépendance  économique 
de  la  Bulgarie,  donner  à  la  Bulgarie  une  frontière  commune 
avec  l'Albanie  et  amener  la  Bulgarie  à  devenir  une  menace 
pour  la  Boumanie.  L'Autriche  n'a  pu  atteindre  aucun  de  ces 
résultats.  Elle  n'a  pas  réussi  dans  son  double  jeu  entre  la  Bul- 
garie et  la  Boumanie  qu'elle  a  trompées  tour  à  tour.  Ses  inté- 
rêts sont  compromis  et  ses  amitiés  perdues.  » 

Des  critiques  aussi  passionnées,  la  description  d'un  échec 
aussi  absolu  ne  peuvent  manquer  de  mettre  notre  méfiance  en 
éveil  ;  si  grande  que  soit  la  maladresse  d'une  diplomatie,  elle 
se  compense  généralement  par  quelques  succès,  ne  fussent-ils 
dus  qu'au  hasard.  De  fait,  d'autres  spectateurs,  et  qui  sont 
mieux  placés  pour  pratiquer  l'impartialité,»  estiment  que  la 
politique  autrichienne  ne  fut  ni  complètement  stérile,  ni  tout 
à  fait  condamnable.  JLe  Daily  (jvaphic  par  exemple  rejetait, 
le  20  novembre,  la  plus  grande  partie  des  torts  imputés  au 
comte  Berchtold  sur  la  politique  du  comte  d'yîi^renthal,  jugeant 
la  diplomatie  du  Bailplatz,  au  moins  pendant  la  dernière  par- 
tie de  la  crise,  «  conservatrice  et  capable  de  liquider  logique- 
ment les  aspirations  austro-hongroises  dans  les  Balkans  », 
bien  faite  au  surplus  pour  «  éviter  la  guerre  que  les  têtes  les 
plus  sages  en  Europe  jugeaient  inévitable,  tout  en  sauvegar- 
dant ses  droits  sur  l'Adriatique  ;  ce  qui  est  en  somme  un  résul- 
tat important  ». 

A  coup  sûr,  l'Autriche  a  obtenu  des  satisfactions  positives, 
et  si  elle  n'en  a  pas  obtenu  davantago,  ce  n'est  pas  aux  autres 
pays  à  le  déplorer  ;  mais  elle  en  a  obtenu  suriisamment  pour 
que  ses  propres  nationaux  mêlent  quelque  joie  à  leurs  regrets 
si  amèrement  exprimés.  Il  faut  bien  mettre  de  côté  l'évacua- 
tion du  Sandjak  qui  est  d'ailleurs  une  faute  antérieure  à  la 


LA    HONGRIE    DAMS    LA    POLITIQUE    hXTÉHlEUUE    AUSTRO-llONGROISK      263 

venue  du  comte  Berchtold  aux  affaires.  Alors  restent  des  résul- 
tats tangibles. 

La  politique  autrichienne  dans  les  Balkans  a  été  par-dessus 
tout  une  politique  adriatique;  ou  du  moins,  c'est  la  partie  adria- 
tique  de  cette  politique  qui  a  donné  les  meilleurs  résultats.  La 
Serbie  écartée  de  la  mer  libre,  la  création  de  l'Albanie  dont 
Serbes  et  Hellènes  doivent  évacuer  les  territoires  tandis  que 
les  Monténégrins  abandonnent  Scutari,  voilà  les  succès  indu- 
bitablement obtenus.  Où  la  discussion  est  non  seulement  pos- 
sible mais  facile  pour  les  adversaires  du  Ballplatz,  c'est  sur 
le  prix  que  ces  avantages  ont  été  payés.  Les  inimitiés  accrues 
ou  soulevées  dans  les  Balkans,  les  frais  énormes  des  mobilisa- 
tions, la  crise  économique  qui  a  désolé  le  pays,  grèvent  le 
bilan  iinal  d'un  passif  des  plus  lourds. 

Néanmoins,  il  semble  que  l'on  a  eu  souvent  tendance  à 
diminuer  la  valeur  de  l'actif  ;  et  la  cause  en  est  davantage  à 
un  certain  oubli  de  l'histoire  de  l'Autriche  qu'à  un  parti  pris 
de  dénigrement.  Depuis  l'union  de  1526  avec  la  Hongrie,  les 
territoires  de  la  monarchie  n'ont  pas  sensiblement  varié  d'éten- 
due, et  la  Bosnie  et  l'Herzégovine  mises  à  part,  la  politique 
autrichienne  ne  fut  pas  depuis  lors  une  politique  d'agrandisse- 
ment territorial.  Mais,  dès  le  temps  de  Joseph  II,  la  puissance 
des  Habsbourg  tourna  ses  regards  vers  l'Adriatique  et  tous  ses 
efforts  tendirent  désormais  à  s'assurer  des  côtes  plus  dévelop- 
pées sur  cette  mer,  avec  des  ports  pour  le  trafic  étranger. 
L'occupation  de  la  Bosnie  et  de  l'Herzégovine  n'eut  peut-être 
au  fond  pas  d'autre  cause,  car  il  ne  semble  pas  que  la  politique 
autrichienne  ait  jamais  voulu  réduire  systématiquement  les 
territoires  turcs  ;  et  maintenant,  on  ne  manque  pas  une 
occasion  d'affirmer  à  Vienne  une  communauté  d'intérêts  avec 
les  Balkaniques.  La  fondation  de  l'Albanie  et  les  obstacles  dres- 
sés entre  la  Serbie  et  la  mer  se  rattacheraient  ainsi  de  manière 
exclusive  à  la  politique  adriatique.  11  est  vrai  que  le  résultat 
est  le  même,  d'abord  pour  les  Serbes  lésés,  ensuite  pour  l'Au- 
triche à  qui  cette  attitude  peu  amicale  aliène  les  sympathies 
yougo-slaves. 

Mais  on  a  dans  les  cercles  diplomatiques  viennois  une 
explication  toute  trouvée  des  sentiments  peu  amicaux  des  Bal- 
kaniques à  l'égard  de  la  monarchie.  C'est,  dit-on,  que  la  Bussie 
ne  peut  conserver  l'amitié  des  Etats  balkaniques  qu'à  la  con- 
dition d'avoir  avec  eux  un  ennemi  commun  ;  cet  ennemi  fut 
le  Turc;  on  veut  leur  persuader,  de  Saint-Pétersbourg,  que  cet 
ennemi  sera  maintenant  l'Autriche-Hongrie.  Et  de  rappeler 
les  bons  offices  rendus  par  Vienne  aux  Serbes  à  Slivnitza,  aux 


264  QUESTIONS    DIPLOMAl'lQUKS    ET    COLOMALKS 

Monténégrins  menacés  par  Osman  pacha.  (Baron  Louis  Làng^ 
Revue  de  Hongrie,  \ï)  février  1914.) 

En  somme,  la  diplomatie  autrichienne  n'a  abouti,  pendant 
la  dernière  crise  balkanique,  ni  à  un  échec  aussi  complet  que 
le  prétendent  ses  adversaires,  ni  au  brillant  succès  dont  elle  se 
loue  elle-même  volontiers.  Mais,  dans  cette  occasion,  tout  ne 
ressortit  pas  aux  questions  internationales.  La  crise  balkanique 
a  eu  pour  la  monarchie  dualiste  une  importance  d'ordre  inté- 
rieur. La  Hongrie  s'est  nettement  diderenciée  de  TAutriche, 
aussi  bien  au  point  de  vue  de  la  politique  extérieure  qu'en  ce 
qui  regarde  la  conduite  intérieure  et  les  relations  mutuelles 
des  deux  Etats  réunis  sous  la  couronne  des  Habsbourg.  Et  c'est 
précisément  ce  qui  doit  être  retenu  et  ce  qui  a  le  plus  souvent 
été  négligé. 

n.  —   La  Hongrie  et  la  politioue  extérieure. 

A  l'exception  des  organes  officieux,  la  presse  hongroise  a 
été  l'une  dos  plus  dures  de  l'Europe  pour  la  politique  du  comte 
Berchtold.  Le  Pesti  Hirlap  alla  jusqu'à  distinguer  sur  la  côte 
deux  épaves,  après  la  tempête  orientale  :  la  Turquie  et  l'Au- 
triche-Hongrie  (11  septembre  1913).  C'est  exagérer  les  choses,. 
mais  c'est  langage  de  politicien.  La  plupart  des  journaux  hon- 
grois reprirent  le  bilan  dressé  par  la  Zeit,  s'ils  ne  l'avaient 
même  dressé  avant  elle;  et  ils  l'accompagnèrent  de  commen- 
taires d'un  ordre  particulier.  Ce  sont  précisément  ces  commen- 
taires qui  méritent  un  examen  sérieux  car  ils  montrent  à 
l'Europe  que,  si  le  Ballplatz  fait  une  politique  autrichienne  (et 
peu  importent  en  l'espèce  les  résultats  obtenus),  il  ne  fait  en 
aucune  façon  une  politique  austro-hongroise,  étant  exclusive- 
ment préoccupé  des  intérêts  de  l'Autriche  et  oubliant  toujours- 
ceux  des  autres  parties  de  la  monarchie. 

Or,  il  est  certain  que  les  intérêts  hongrois  ne  sont  pas  iden- 
tiques aux  intérêts  autrichiens;  et  même  dans  bien  des  cas  ils 
leur  sont  opposés.  Il  tombe  sous  le  sens  que  les  différences 
raciales  et  le  souvenir  des  anciennes  luttes  contre  une  oppres- 
sion intolérable  ne  sont  pas  faits  pour  faciliter  les  relations 
entre  Hongrois  et  Autrichiens;  mais,  dans  la  suite  des  années, 
chacun  se  faisant  sa  place  dans  la  monarchie,  on  arrive 
sinon  à  sympathiser,  du  moins  à  pouvoir  vivre  l'un  auprès  de 
l'autre.  Les  divergences  d'intérêts  économiques  sont,  au  con- 

(1)  Cf.  :  Les  inlérêts  hongrois  et  la  crise  balkanique,  par  A.  Sauzède,  Quest. 
Dipl.  et  Col,  16  mar.s  19i:$. 


LA   UONGRIE    DANS    LA    POLITIQUE    EXTÉRIEURE    AUSTRO-DONGROISE      265 

traire,  une  cause  de  haines  que  rien  ne  peut  atténuer,  sauf 
une  évolution  très  lente  et  que  ne  dirige  point  la  volonté  des 
hommes. 

Aux  heures  de  crise,  l'inimitié  devient  plus  forte;  les  que- 
relles politiques  sont  accrues  de  toutes  les  déceptions  nou- 
velles. Qu'on  ajoute  encore  l'usage  d'un  vocabulaire  politique 
violent  et  des  incidents  intérieurs  d'un  ordre  pénible,  et  on 
pourra  comprendre  de  quelle  façon  chaque  faute  diplomatique, 
avec  ses  répercussions  fatales  sur  la  fortune  du  pays,  devait 
être  soulignée  par  les  Hongrois. 

La  politique  intérieure  hongroise  n'est  jamais  très  calme. 
Mais  dans  les  dernières  années,  elle  a  été  particulièrement 
bruyante  et  agitée.  Sans  parler  d'incidents  parlementaires  plus 
anciens  et  qui  sont  restés  dans  toutes  les  mémoires,  il  faut 
rappeler  les  attaques  dont  fut  l'objet  le  ministère  Tisza  depuis 
son  arrivée  au  pouvoir,  en  juin  1913.  Dès  les  premiers  jours, 
l'opposition  déclara  que  ce  choix  était  un  défi  à  la  nation  hon- 
groise, et  que  le  résultat  le  plus  clair  serait  une  augmentation 
de  force  pour  le  parti  républicain.  Les  accusations  de  corruption 
se  sont  succédées  depuis  lors.  «  La  décadence  est  à  son  comble  », 
écrivait  le  Magyar  Hirlap,  le  27  juillet.  Et  le  17  août,  ce 
même  organe  du  comte  Andrassy,  dans  un  article  de  circon- 
stance au  sujet  de  l'anniversaire  de  l'empereur,  disait  encore  : 
«  La  Constitution  n'existe  plus  en  Hongrie,  où  son  cadavre 
«  est  reverni  de  main  de  maître  pour  faire  croire  qu'elle  vit 
«  encore.  »  En  septembre,  le  comte  Andrassy  forme  un  nou- 
veau parti  constitutionnel  pour  grouper  les  éléments  d'oppo- 
sition dans  une  môme  attaque.  La  fin  de  l'année  est  troublée 
par  de  nouvelles  accusations  de  corruption  contre  des  membres 
du  gouvernement.  Les  séances  du  Parlement  et  des  déléga- 
tions se  poursuivent  sans  donner  satisfaction  à  personne,  et 
dans  les  dernières  semaines,  on  s'absorbe  dans  l'affaire  des 
Ruthènes.  Le  travail  véritable  porta  donc  surtout  sur  l'étude 
du  budget,  avec  l'irritante  question  de  l'augmentation  des 
armements  et  de  l'emprunt. 

Cette  énumération  était  nécessaire  pour  faire  comprendre 
quel  peut  être  l'état  de  l'esprit  public  en  Hongrie.  De  toute 
part  des  mécontentements  sont  exprimés,  des  accusations 
formulées  dans  le  monde  politique,  et  en  un  moment  où  tout 
le  pays  a  été  éprouvé  par  la  guerre  depuis  de  longs  mois. 

Toutes  les  charges  que  l'Autriche  a  dû  supporter  pendant 
la  conflagration,  toutes  les  incidences  qui  se  sont  fait  sentir 
ensuite,  la  Hongrie  a  été  contrainte  de  les  subir.  Elle  a  d'ail- 
leurs fait  preuve  dans  cette  occasion  d'un  loyalisme  qui  ne 


266  yUKSTIUtNS     UlFLUMAilgUt,»     tl      LULUlNlAttS 

s'est  jamais  démenti  et  qui,  dans  les  futures  discussions  poli- 
tiques, pourra  être  un  argument  impressionnant  dans  les  dis- 
cours des  Magyars.  Mais  la  Hongrie  a  plus  souflert  que  TAu- 
triclie,  parce  qu'elle  était  plus  près  des  pays  troublés  et  parce 
que,  redoutant  d'employer  des  troupes  composées  en  partie 
d'éléments  slaves,  le  gouvernement  de  Vienne  lit  porter  presque 
tout  le  poids  de  la  mobilisation  sur  les  régiments  magyars. 
Enfin,  les  sacrifices  que  dut  faire  la  Hongrie  n'étaient  pas  allé- 
gés par  l'espoir  dont  les  Autricbiens  pouvaient  encore  amuser 
les  présentes  tristesses.  Les  bénéfices  d'ordre  commercial  et 
industriel  consécutifs  au  règlement  de  la  situation  balkanique 
sont  destinés  à  l'empire,  et  non  au  royaume,  dont  les  besoins 
économiques  sont  d'un  ordre  ditlerent. 

La  tension  monétaire  s'est  durement  fait  sentir,  et  longue- 
ment. Dans  une  interview,  M.  Goloman  de  Szell,  gouverneur 
du  Crédit  foncier  de  Hongrie  et  ancien  ministre  des  Finances, 
disait,  au  commencement  du  mois  d'août,  que  «  jamais  la 
situation  du  crédit  de  la  monarchie  n'avait  été  plus  critique  ». 
Et  pendant  l'été  dernier,  nous  avons  vu  les  banques  offrir 
jusqu'à  10  %  et  plus  pour  l'argent  déposé  en  comptes-cou- 
rants. 

Tandis  que  ces  plaies  d'argent,  qui  pour  n'être  pas  mor- 
telles n'en  sont  pas  moins  douloureuses,  sont  ouvertes  au 
flanc  des  cotfres-forts  hongrois,  le  gouvernement  demande  de 
nouveaux  sacrifices  pour  accroître  les  effectifs  de  l'armée  et 
pour  améliorer  les  armements.  En  admettant  que  ces  mesures 
soient  indispensables,  il  est  encore  évident  que  le  moment  est 
malheureux.  De  plus,  la  Hongrie  ne  juge  pas  du  tout  que  ces 
augmentations  de  frais  militaires  soient  une  sérieuse  néces- 
sité. L'opposition  estime  que  la  Hongrie  a  un  intérêt  certain 
à  ne  pas  s'aligner  dans  la  course  aux  armements  où  s'épuisent 
les  nations  européennes.  Mais  la  Hongrie  est  indissolublement 
liée  à  l'Autriche,  et  l'Autriche  à  la  Triple  Alliance;  cela  peut 
être  regrettable,  mais  les  conséquences  qui  en  résultent  ne 
peuvent  être  évitées,  du  moins  actuellement;  et  l'on  est  amené 
ainsi  à  ouvrir  une  parenthèse  pour  rappeler  que  si  les  senti- 
ments cordiaux  entre  la  France  et  la  Hongrie  ne  sont  pas  tou- 
jours aussi  agissants  qu'on  le  désirerait  de  part  et  d'autre,  la 
disposition  actuelle  des  puissances  dans  les  systèmes  inter- 
nationaux y  est  pour  beaucoup. 

Ouoi  qu'il  en  soit,  ce  militarisme  outrancier  n'est  le  bien- 
venu en  Hongrie,  ni  au  point  de  vue  du  recrutement,  ni  à  celui 
des  dépenses  budgétaires.  Des  compagnies  maritimes  onttrouvé 
profit  à  favoriser  avec  une  indiscrétion  qui  alarma  le  gouverne- 


I 


LA    HONGRIK    DANS    LA    POLITIQUE    EXTÉRIEURt)    AUSTRO-HONGROISE      267 

ment,  l'émigration  vers  l'Amérique  des  jeunes  gens  à  la  veille 
d'être  réclamés  par  l'autorité  militaire.  Quant  aux  dépenses, 
le  Pesti  Ili/'lap  les  évaluait  en  septembre  àl.22o  millions  de 
francs  pour  les  frais  de  premier  établissement  et  pour  la  mobi- 
lisation, l'augmentation  annuelle  prévue  pour  le  budget  de  la 
guerre  atteignant  165  millions. 

Un  pareil  efibrt  iinancier  ne  peut  se  justifier  que  par  les 
exigences  de  la  politique  extérieure;  mais  on  ne  saurait  le  faire 
accueillir  avec  la  patriotique  résignation  observée  dans  de 
pareils  cas,  en  d';iulres  pays,  si  la  politique  internationale  est 
conduite  du  dehors  et  sans  égards  pour  les  intéressés,  comme 
il  arrive  aujourd  hui  en  Hongrie. 

Les  questions  internationales  du  centre  de  l'Europe  et  des 
Balkans  sont  intimement  liées  aux  affaires  hongroises.  Malgré 
que  le  fond  du  pays  soit  magyar,  les  allogènes  constituent 
environ  la  moitié  de  la  population  du  royaume;  et  ce  sont  des 
populations  de  mêmes  races  que  les  peuples  balkaniques.  Ainsi 
à  chaque  instant,  les  événements  du  dehors  peuvent  avoir  une 
répercussion  sur  la  vie  intérieure  du  royaume;  toute  faute 
diplomatique  autrichienne  peut  avoir  des  conséquences  graves 
pour  la  tranquillité  magyare,  à  une  heure  où  les  succès  rou- 
mains et  slaves  ont  rendu  les  allogènes  de  Hongrie  plus  indé- 
pendants et  plus  fermes  dans  leurs  revendications. 

Les  deux  éléments  allogènes  avec  lesquels  le  gouvernement 
de  Budapest  doit  compter  aujourd'hui  sont  en  effet  les  Roumains 
et  les  Slaves.  Et  certains  chefs  de  l'opposition,  comme  le 
comte  Karolyi,  estiment  que  les  plus  dangereux  ne  sont  pas  les 
seconds. 

Le  gouvernement  au  contraire  adopte  à  leur  égard  une  atti- 
tude plus  conciliante.  Pour  quelles  raisons?  L'opposition  ne 
pense  pas  que  ce  soit  de  celles  qu'il  convient  de  louer.  C'est 
ainsi  qu'on  a  accusé  M.  Tisza  d'être  favorable  aux  Roumains 
parce  que  la  plupart  de  ses  électeurs  d'Arad  appartiennent  à 
cette  nationalité. 

Il  paraît  du  moins  indubitable  que  la  Hongrie  estime  de 
bonne  politique  de  faciliter  le  loyalisme  croate  à  l'égard  du 
royaume.  En  effet,  la  situation  du  Sud  n'est  pas  ce  que  Ton 
croit  d'ordinaire  à  l'étranger.  Nous  désignons  volontiers  les 
Yougo-slaves  de  la  région  adriatique  sous  le  nom  de  Serbo- 
Croates.  Or,  la  thèse  hongroise  est  qu'il  n'existe  pas  de  natio- 
nalité serbo-croate.  De  profondes  différences  partagent  cet 
ensemble  ethnique  en  deux  groupes  inégaux  ayant  des  intérêts 
distincts.  Les  Croates,  au  nombre  de  1.600.000,  ont  une  orga- 
nisation sociale  très  semblable  à  celle  des  Magyars,  et  ils  ne  se 


208  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

confondent  avec  aucune  nationalité  hors  des  frontières.  Au 
contraire,  les  600.000  Serbes  du  Sud  se  rattachent  étroitement 
aux  Serbes  balkaniques,  et  songent  à  une  union  avec  leurs 
frères  du  dehors.  De  plus,  ces  deux  éléments  ne  sont  pas  au 
même  staiJe  de  leur  évolution.  Enfin  les  Croates  se  rapprochent 
beaucoup  plus  par  leur  vie  intellectuelle  et  économique  des 
Hongrois  que  des  Slaves,  d'après  M.  le  baron  Làng.  [Op.  cit.)  Il 
en  résulte  une  conception  hongroise  —  très  favorable  au  royaume 
—  de  l'assimilation  progressive,  commencée  d'ailleurs  depuis 
plusieurs  siècles,  des  populations  croates.  Et  c'est  là  un  des 
arguments  les  plus  forts,  comme  on  le  verra,  contre  les  projets 
de  trialisme,  si  dangereux  pour  l'avenir  de  la  Hongrie. 

111.  —  Une  politique  extérieure  «  austro-iiongroise  ». 

Nous  avons  vu  ce  qu'est  actuellement  la  politique  toute 
autrichienne  du  Ballplatz,  Un  rapide  résumé  de  la  situation 
intérieure  hongroise  et  de  ses  rapports  avec  les  pays  voisins 
nous  a  permis  de  constater  que  celte  politique  viennoise  ne 
peut  pas  satisfaire  les  aspirations  de  la  Hongrie.  Dès  lors,  une 
question  se  pose:  une  politique  vraiment  austro-hongroise, 
tenant  compte  des  besoins  des  deux  éléments  essentiels  de  la 
monarchie,  est-elle  possible? 

Ce  n'est  pas  là  une  de  ces  questions  aisées,  dont  on  dit  qu'il 
suffit  de  les  poser  pour  les  résoudre.  Mais  ce  n'est  pas  non  plus 
une  question  à  laquelle  il  n'est  point  de  réponse  satisfaisante. 

Et  d'abord,  éliminons  l'optimisme  trop  facile  des  milieux 
gouvernementaux  qui  trouvent  par  exemple  suffisant  de 
dénombrer  les  diplomates  et  les  hommes  d'Etat  hongrois  au 
service  de  l'Autriche.  M.  Berchtold  lui  même  est  d'origine 
hongroise;  il  n'est  pas  de  meilleur  exemple  de  la  faiblesse  de 
l'argument  officieux.  En  réalité,  il  faut  une  politique  inspirée 
des  intérêts  particuliers  de  la  Hongrie  tout  autant  que  de  ceux 
de  l'Autriche  et  cela  n'est  sans  doute  pas  une  impossibilité. 

Il  faut  aussi  se  libérer  de  la  pensée  ^i  répandue  que  la 
Hongrie  n'est  rien  qu'une  subdivision  de  l'Empire,  un  organisme 
politique  d'importance  secondaire  dont  toute  l'ambition  doit 
se  borner  à  graviter  dans  l'orbite  de  l'Autriche,  en  se  conten- 
tant de  libertés  locales,  comme  une  sorte  de  province  particu- 
lièrement indépendante  en  ce  qui  concerne  ses  seules  affaires 
intérieures.  La  Hongrie  est  un  Etat  en  elle-même,  et  peut-être 
l'Etat  de  la  monarchie  qui  possède  la  plus  forte  personnalité 
nationale.  Malgré  la  présence  de  groupements  ethniques  rou- 


LA    UONGRIK    DANS    LA    POLITIQUE    EXTÉRIEUIŒ   AUSTRO-HONGROISR      269 

mains  et  slaves,  elle  est  de  beaucoup  la  nation  la  plus  homo- 
gène de  la  monarchie,  et  en  aucun  cas  ne  saurait  être  consi- 
dérée autrement  qu'en  égale  de  l'Autriche. 

Il  y  a  plus.  La  Hongrie  réunit  tous  les  représentants  de  la 
race  dominante  du  royaume  ;  elle  est  ainsi  libérée  des  intluences 
extérieures  exercées  sur  les  éléments  germaniques  ou  slaves, 
par  exemple;  c'est  pourquoi  elle  est  plus  que  jamais  nécessaire 
à  l'existence  de  l'ensemble  de  la  monarchie.  Jusque  dans  la 
seconde  partie  du  xrx''  siècle,  l'Autriche  pensa  pouvoir  jouer  un 
rôle  prédominant,  non  seulement  dans  la  monarchie  dualiste, 
mais  encore  dans  le  monde  germanique.  L'empire  d'Autriche, 
avant  la  constitution  de  l'empire  d'Allemagne,  pouvait  croire 
que  les  destinées  de  l'Europe  centrale  étaient  entre  ses  mains. 
Depuis  lors,  il  lui  a  été  signifié  qu'il  ne  pouvait  prétendre 
qu'au  second  rang  :  «  brillant  second  »,  peut-être,  mais  «  se- 
cond »  et  rien  de  plus.  C'est  une  situation  plutôt  humiliée  et 
que  l'on  devrait  difficilement  accepter  à  Vienne.  Au  contraire, 
vers  rOrietit  et  vers  l'Adriatique,  la  monarchie  peut  trouver 
un  théâtre  oi!i  les  premiers  rôles  lui  seront  réservés.  Mais  pour 
cela,  elle  doit  abandonner  la  conception  germanique  qui  fut 
celle  du  temps  passé.  Par  tradition,  et  sans  doute  aussi  par 
jalousie  historique  et  ethnique,  l'Autriche  s'est  ingéniée  à 
diminuer  l'importance  de  la  Hongrie  dans  la  monarchie,  sur- 
tout au  point  de  vue  de  la  politique  étrangère.  C'est  tout  le 
contraire  qu'elle  doit  faire  pour  développer  la  puissance  poli- 
tique austro-hongroise  dans  l'avenir. 

•  Certains  milieux  —  et  des  plus  élevés,  et  des  plus  près  du 
trône  —  lui  suggèrent  une  autre  solution.  Si  le  dualisme  deve- 
nait un  trialisme  —  germanique,  magyar  et  slave  —  une  vie 
nouvelle  commencerait,  dit-on,  pour  la  monarchie.  C'est  pré- 
tendre que  la  division  d'un  Etat  en  trois  corps,  tous  faibles  et 
mal  constitués,  lui  donnerait  plus  de  force  que  l'union  de  deux 
éléments  bien  armés  pour  la  lutte  pour  la  vie  internationale. 

Que  l'on  imagine  le  trialisme  réalisé.  L'Autriche  posséderait 
toujours  des  éléments  slaves  ou  ?s'ord  et  en  Bohème  et  sa  com- 
position ethnique  ne  serait  pas  améliorée.  La  Hongrie,  en  per- 
dant la  Croatie-Slavonie  et  la  Dalmatie,  ainsi  que  son  port  de 
Fiume,  deviendrait  une  sorte  de  Suisse  étoutTantà  l'intérieur  de 
ses  frontières,  et  sans  issue  vers  la  mer.  Ce  serait  renouveler 
pour  elle  ce  qui  fait  actuellement  l'instabilité  du  règlement 
balkanique.  Gomme  on  a  posé  l'Albanie  entre  la  Serbie  et  la 
mer,  on  dresserait  entre  la  Hongrie  et  l'Adriatique  une  Slavie 
fort  capable  d'empêcher  le  développement  de  la  Hongrie,  mais 
incapable  de  se  suffire  à  elle-même.  Et  que  deviendrait  cette 


270  QUKSTIONS    DlHLOMAllQUKS    ET    COLONIALES 

Slavie,  petit  Etat  divisé  entre  deux  groupes  ennemis  ?  Faut-il 
dire  que  la  monarchie  trialiste  trouverait  dans  le  monde  slave 
une  situation  comparable  à  celle  qu'elle  eut  jadis  dans  le  monde 
germanique?  Il  est  difficile  de  le  soutenir.  Tous  les  Slaves  ne 
sont  pas  également  évolués,  et  ceux  du  Sud,  au  moins  en  partie, 
n'ont  encore  franchi  que  les  premières  étapes  de  Ihumanité 
moderne  dans  la  voie  du  progrès;  ce  ne  sont  pas  les  Serbes  de 
l'Adriatique,  ni  même  les  Croates  qui  pourraient  assurer  à  la 
monarchie  une  place  dans  le  monde  slave  sur  le  même  plan 
que  la  Russie.  De  sorte  que  le  trialisme  ne  ferait  rien  gagner  à 
l'Autriche,  mais  pourrait  faire  beaucoup  de  mal  à  la  Hongrie. 
Telle  est  la  thèse  magyare. 

Le  plus  impressionnant  des  arguments  que  l'on  élève  contre 
elle  est  l'oppression  dont  se  plaignent  les  Slaves  sous  la  cou- 
ronne de  saint  Etienne.  Mais  cette  oppression  va  en  dimi- 
nuant, et  précisément  la  politique  du  cabinet  actuel  qui  a  sur 
ce  point  les  secrètes  approbations  de  l'opposition,  est  de 
donner  aux  Croates  une  autonomie  capable  de  satisfaire  toutes 
leurs  aspirations. 

A  bien  des  spectateurs  impartiaux,  amis  de  la  Hongrie  et 
convaincus  de  l'utilité  de  la  présence  d'une  monarchie  austro- 
hongroise  robuste  et  indépendante  dans  le  centre  de  l'Europe, 
à  beaucoup  il  semble  que  la  solution  qui  aurait  les  meilleures 
conséquences  pour  la  politique  internationale  serait,  non  l'in- 
stitution d'un  trialisme,  grevé  de  tous  les  défauts  du  dualisme, 
et  plus  débilitant  encore,  mais  une  fédération  des  nationalités 
sous  la  double  direction  de  Vienne  et  de  Budapest.  Une  Bohême 
autonome  dans  l'Autriche  impériale,  une  Croatie-Slavonie 
jouissant  de  toutes  les  libertés  locales  nécessaires  dans  le 
royaume  hongrois,  auraient  le  double  avantaiie  de  diminuer 
les  difficultés  intérieures  et  de  faciliter  les  relations  de  la  mo- 
narchie avec  ses  voisins  du  dehors.  Mais  il  faut  encore  pour 
cette  seconde  partie  de  la  réorganisation  que  la  place  des  inté- 
rêts hongrois  soit  égale  à  celle  des  intérêts  autrichiens  dans  les 
conseils  du  Ballplatz.  11  faut  que  l'Autriche  ne  se  laisse  plus 
hypnotiser  par  l'irréalisable  rêve  du  germanisme,  et  qu'elle 
s'attende  à  trouver  en  Hongrie  seulement  les  possibilités  qui 
assureront  à  la  monarchie  une  personnalité  distincte  entre  les 
nations  de  l'Europe.. 

En  ce  qui  concerne  le  rôle  balkanique  d'une  Autriche-Hon- 
grie ainsi  constituée,  d'une  monarchie  qui  serait,  par  la  Hon- 
grie, plutôt  une  grande  puissance  balkanique  qu'une  grande 
puissance  dans  le  sens  actuel  du  terme.  M.  de  Wlassics  résume 
ainsi  la  véritable  politique  hongroise  : 


LA   HONGRIE    DANS    LA    POLITIQUlî    EXTÉRIEURE    AUSTRO-UONGROISE      271 

«  La  pensée  directrice  de  la  politique  d'Andrassy  a  été  d'as- 
«  siirer  à  la  monarchie  le  premier  rôle  dans  le  règlement  du 
«  problème  balkanique.  Il  fit  toujours  entrer  dans  ses  calculs 
«  l'éventualité  d'un  démembrement  de  la  Turquie  d'Europe. 
«  Mais  la  monarchie  dualiste  n'y  ayant  aucun  intérêt,  il  ne  fit 
«  rien  non  plus  pour  le  hâter.  Toutefois,  si  la  Turquie  est  inca- 
«  pable  de  se  maintenir  en  Europe  par  ses  seules  forces,  ce 
«  serait  une  faute  de  prolonger  son  existence  par  un  secours 
'(  étranger.  Seulement,  si  cette  éventualité  doit  se  produire,  il 
«  faudra  veiller  à  ce  que  les  intérêts  de  la  monarchie  dualiste 
«  ne  soient  pas  mis  en  péril  par  le  nouvel  état  de  choses.  Or, 
«  le  seul  moyen  d'écarter  ce  danger,  c'est  d'empêcher  la  for- 
ce mation  d'un  grand  empire  slave  sur  les  ruines  de  la  Turquie 
«  d'Europe.  Il  faudra,  de  plus,  que  les  Etats  qui  se  formeront 
«  dans  la  presqu'île  balkanique,  soient  indépendants  les  uns 
«  des  autres  et  de  toute  tierce  puissance  étrangère,  mais  ils 
«  devront  sentir  et  comprendre  qu'il  est  dans  l'intérêt  même 
«  de  la  monarchie  dualiste  de  se  faire  le  plus  fidèle  soutien  de 
«  leur  existence  comme  Etats  indépendants.  C'est  ainsi  qu'on 
«  préviendra  les  aspirations  panslavistes.  Il  faudra  faire  entrer 
«  partout  la  conviction  que  les  nouveaux  Etats  balkaniques  et 
(c  la  monarchie  dualiste  ont  tout  intérêt  à  s'entendre.  »  [Revue 
de  Hongrie^  15  janvier  1914.) 

Dans  l'ensemble  de  la  diplomatie  austro-hongroise,  comme 
dans  les  affaires  balkaniques,  on  reviendrait  ainsi  à  la  poli- 
tique d'Andrassy,  qui  fut  à  la  fois  un  grand  diplomate  dans  la 
monarchie  et  un  grand  patriote  hongrois.  La  Hongrie  et  l'Au- 
triche y  trouveraient  également  satisfaction.  Et  c'est  aussi 
l'intérêt  de  toute  l'Europe  qu'entre  les  deux  grands  groupes 
germanique  et  slave  se  dresse  la  robuste  muraille  de  la  nation 
magyare. 

Y.    M.    GOBLET. 


LE  DÉVELOPPEMENT   DES  VOIES   EERRÉES 
EN  RUSSIE 


La  Russie  a  besoin  plus  que  d'autres  nations  d'un  réseau 
compact  de  chemins  de  fer.  Les  routes  parfaitement  bonnes  y 
sont  rares.  Les  cours  d'eau  ne  se  prêtent  pas  commodément  à 
la  navigation  :  celle-ci  s'y  trouve  suspendue  pendant  les  mois 
les  plus  rigoureux.  Si  l'on  veut  qu'il  règne  entre  les  diverses 
parties  de  ce  vaste  Empire,  neuf  fois  plus  étendu  que  la  France, 
une  solidarité  effective,  il  convient  que  les  distances  y  puissent 
être  rapidement  franchies  au  moyen  de  voies  ferrées. 

Ce  n'est  guère  que  vers  le  milieu  du  siècle  dernier  que  la 
construction  d'un  réseau  ferré  fut  entreprise  en  Russie,  alors 
que  celui  des  autres  pays  était  déjà  fort  développé.  Au  début, 
l'opération  parut  trop  aventureuse  aux  Compagnies  privées 
pour  la  tenter;  mais  vers  1857,  elles  changèrent  d'orientation 
et  acceptèrent  de  construire  des  voies,  toutefois  avec  le  concours 
de  l'Etat,  sous  forme  de  garantie  d'intérêt  ou  de  souscription 
d'obligations.  De  1881  à  1891,  l'Etat  semble  revenu  à  une 
notion  plus  impérieuse  de  ses  droits;  il  projette  non  seulement 
d'effectuer  les  travaux  lui-même,  mais  de  racheter  certaines 
lignes  aux  Compagnies.  A  dater  de  1891,  il  renonce  au  pre- 
mier article  de  son  programme,  trop  occupé  qu'il  est  à  doter 
la  Sibérie  de  l'outillage  nécessaire;  mais  il  continue  à  faire  l'ac- 
quisition de  nouveaux  réseaux.  D'ailleurs,  à  cette  époque  où 
l'étatisme  fléchit,  le  gouvernement  russe  a  obtenu  les  résul- 
tats qu'il  désirait.  Il  possède  les  artères  centrales,  dont  l'im- 
portance commerciale  et  le  rendement  financier  sont  considé- 
rables. Et  il  a  compris  que  l'intérêt  national  lui  commandait 
d'assumer  la  direction  des  voies  pauvres  que  les  Compagnies, 
tout  naturellement  soucieuses  de  bénéfices,  auraient  laissé 
péricliter. 

Il  y  a  en  Russie  une  vingtaine  de  Compagnies  privées. 
L'Etat  possède  le  reste  du  réseau,  soit  environ  45.000  kilomètres. 
De  1897  à  1908,  on  a  calculé  qu'il  a  consacré  un  milliard  et 
demi  de  roubles  à  des  travaux  de  voies  ferrées,  en  prélevant 
cette  somme  sur  les  excédents  de  recettes  du  budget  ordinaire. 
En  1910,  le  budget  des  chemins  de  fer  a  pris  les  proportions 
qu'il  garde  encore,  avec  de  légères  augmentations.  Part  de  la 
Dette  publique  (dépenses  d'intérêt  et  amortissement  des  titres 


LE    DÉVELOPPEMEiNT    DES    VOIES    FERnÉES    EN    RUSSIE  273 

en  circulation)  :  437  millions;  dépenses  d'exploitation  :  i48 
millions;  pensions:  5  millions;  travaux  neufs  et  achat  de 
matériel  :  65  millions;  avances  au  titre  de  la  garantie  :  25,8 
millions;  contrôle  :  4  millions.  Le  produit  brut  du  réseau  de 
TEtat  étant  de  568  millions  et  la  part  de  l'Etat  dans  le  produit 
net  des  lignes  concédées  revenant  à  environ  2  millions,  c'est 
donc  à  570  millions  qu'on  doit  estimer  la  somme  retirée  par 
l'Etat  russe  de  l'exploitation  des  voies  ferrées.  En  face  de  ce 
chiffre,  quel  ensemble  de  dépenses  faut-il  placer?  Si  l'on  ajoute 
aux  dépenses  de  l'exploitation  celles  du  contrôle,  on  aboutit  à 
un  montant  de  452  millions  de  roubles.  L'Etat  inscrit  la  tota- 
lité des  65  millions  pour  travaux  neufs  et  achat  île  matériel  à 
son  budget  ordinaire.  C'est  ainsi  qu'on  pourrait  conclure  de 
l'évocation  de  ces  divers  chifTres  que  le  bénéfice  retiré  par  la 
Russie  de  ses  chemins  de  fer  s'élève  à  plus  d'une  centaine  de 
millions.  Mais  il  est  nécessaire  de  payer  la  part  de  la  Dette 
publique  :  on  voit  que  le  bénéfice  réalisé  participe  pour  plus 
des  deux  tiers  à  la  somme  indispensable.  Le  résultat  en  lui- 
même  est  profondément  satisfaisant  et  il  n'est  pas  défendu  à 
l'Empire  allié  de  songer  à  des  chiffres  toujours  supérieurs  en 
matière  de  recettes  Toutefois,  il  faudra  toujours  faire  face  aux 
annuités  des  2.788  millions  d'obligations  de  chemins  de  fer. 

Il  ne  faut  pas  oublier  non  plus  de  tenir  compte  aussi  des 
avances  du  Trésor.  D'après  l'exposé  des  motifs  du  budget  de 
1913,  nous  remarquons  que, additionnées  aux  emprunts  restant 
en  circulation,  elles  portent  le  capital  engagé,  à  la  fin  de  1911, 
pour  constituer  le  réseau  de  l'Etat  russe  à  la  somme  de  5.073 
millions  de  roubles,  soit  13.525  millions  de  francs.  Mais  en  ce 
qui  concerne  les  prélèvements  sur  le  Trésor,  le  contrôle  de 
l'Empire  se  borne  à  débiter  chaque  année  le  réseau  de  l'Etat 
d'une  somme  théorique  calculée  à  4  et  demi  %  sur  l'ensemble 
des  capitaux  employés;  celte  annuité  purement  convention- 
nelle n'est  établie  qu'à  titre  de  simple  indication  :  il  n'en  est 
même  jamais  fait  mention  dans  les  budgets  de  l'Etat. 

La  longueur  générale  du  réseau  d'Europe  exploité  par  l'Etat 
a  été  de  24.294  verstes  (la  verste  =  1.067  mètres)  jusqu'en  1901, 
et  de  32.129  verstes  de  1907  à  1912.  Celle  du  réseau  asiatique 
a  été  en  1911  de  9.319  verstes.  Les  progrès  accomplis  en  ces 
dernières  années  ont  été  décisifs,  si  l'on  compare  les  résultats 
des  deux  périodes  quinquennales  1897-1901  et  1907-1911.  La 
moyenne  annuelle  des  voyageurs  transportés  par  verste  est 
passée  de  2.463  pour  la  première  période  à  3.771  pour  la 
seconde;  pour  les  manchandises  le  nombre  de  pouds  (lepoud  = 
16  kilog.  38)  s'est  élevé  de  182.844  à  228.858. 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  18 


ziA  yuysrioiss   DicLoMATiuuhJS   kt  i:(ilunialks 

Les  Compagnies  ont  réalisé  des  progrès  pareillemenl  encou- 
rageants. Le  nombre  des  voyageurs  transportés  par  elles  est 
passé  de  15  millions  en  1897  à  51  millions  en  191 1.  Le  nombre 
de  pouds  transportés  s'est  élevé  de  1.860  millions  en  1897  à 
2.981  millions  en  1911.  Les  plus  anciennes,  et  à  vrai  dire,  les 
principales  Compagnies  sont  avec  Lindication  du  cbillre  des 
verstes  exploitées:  Moscou-Kazan  (2.441);  Moscou-Kiew-Voro- 
nège  (2.465);  chemin  de  fer  de  VUidicaucase  {environ  3.000); 
Riazaii-Ouralsk  (4.121);  SiLcL-Est  {'i.2'i:k)\  Moscou-]Vindaii- 
Rybinsk  (2.4i6).  Si  Ton  tient  compte,  dans  les  statistiques  que 
nous  allons  citer,  du  réseau  Vai'sovie-Vienne,  racheté  par  l'Etat 
en  1912  (c'estle  seul  rachat  effectué  depuis  1902),  on  constate 
que  les  recettes  brutes  moyennes  pour  la  période  comprise 
entre  1897  et  1901  ont  été  de  1.38.826.000  roubles  et  de 
256.072.000  roubles  pour  la  période  comprise  entre  1907-1911. 
Les  dépenses  ont  été  respectivement  de  85.612.000  roubles  et 
de  159.518.000  roubles,  laissant  un  chiffre  de  recettes  nettes 
de  53.214. 000  roubles  et  96.554.000  roubles  respectivement. 

Depuis  que  TEtat  semble  avoir  relâché  sa  mainmise  sur  le 
développement  ferré  de  l'Empire,  les  Compagnies  se  sont  mul- 
tipliées tout  naturellement  :  la  marg'e  est  encore  grande.  Avant 
le  gros  emprunt  de  1914,  elles  font  reçu  la  concession  d'en- 
viron 20.000  verstes  de  lignes  nouvelles.  M.  Kokovtzof,  pen- 
dant son  passage  au  ministère,  encourag'ea  l'industrie  privée 
de  la  manière  la  plus  efficace,  alors  que  jusque-là  les  autorisa- 
tions sollicitées  avaient  été  assez  parcimonieusement  accordées. 
C'est  ainsi  qu'en  1912,  sur  44  demandes,  13  furent  exaucées 
et  31  repoussées.  La  proportion  avait  été  en  lî)ll  de  11  et  de 
61,  en  1910  de  10  et  de  45,  en  1909  de  12  et  de  30.  Aussi 
peut-on  affirmer  que  la  Russie  est  outillée  pour  entrer  dans 
une  phase  de  construction  plus  intensive  que  jamais.  Cette 
recrudescence,  déjà  dessinée  dès  1908  par  la  constitution  de 
deux  Sociétés  nouvelles,  s'accentua  en  1909  par  la  création  de 
trois  autres  Compagnies;  six  Sociétés  existantes  augmentent 
leurs  capitaux.  En  1911,  trois  nouveaux  chemins  de  fer  réali- 
sent leurs  capitaux  :  Podolie,  Tokmaksky,  mer  Noire-Kouban, 
et  trois  autres  procèdent  à  des  émissions  complémentaires. 
Pendant  le  courant  de  l'année  1912,  on  a  enregistré  la  consti- 
tution de  quatre  Sociétés  :  Altaï,  Kahhétie,  Ouest-Oural  et 
Nord-Ouest-Oural,  et  autant  d'émissions  complémentaires. 
Enfin  l'année  1913  a  été  marquée  par  la  formation  de  cinq 
Sociétés  :  Akkerman,  Koltchouguine,  Société  des  embran- 
chements, Semiretanié  et  mer  Noire  ;  trois  Compagnies 
existantes  renforcèrent  leurs  capitaux.  Ainsi,  pendant  la  période 


LE    DÉVEl.Ol'l'EMEMT    DES    VOIF.S    Fb^liliÉhS    EN    RUSSIE  "7S 

1908-1913,  dix-neuf  nouvelles  Sociétés  de  chemins  de  fer 
émirent  des  obligations.  Au  total,  il  a  été  émis  pour  870  mil- 
lions de  roubles  d'obligations  garanties  parTEtat.  Sur  ce  chifl're, 
150  millions  ont  été  absorbés  par  les  nouveaux  chemins  de  fer. 

Quels  sont  maintenant  les  projets  pour  l'avenir,  pour  un 
proche  avenir? 

L'Etat  se  propose  de  procéder  h  la  construction  des  lignes 
suivantes  : 

Vcrslcs.  Roubles. 

1°  Merpfa-Kherson,  avec  embranchement 

sur  Nicolaietr oG^  [J5. 920. 000 

2°  Saint-Pétersbourg,  Totsovo-Rasiouli.  68  9.208.000 

3°  Sarakamyn-Karaourgan 37  7.859.000 

4°  EmbrancbementRoulchento-Grichino.  liO  7.000.000 

Total 77o  79.357  000 

Quatre  Compagnies  sont  autorisées  à  étendre  leurs  réseaux. 
Sept  nouvelles  Compagnies  verront  leurs  obligations  garanties- 
par  l'Etat.  Les  Sociétés  qui  n'auront  pas  recours  à  des  em- 
prunts d'obligations  garantie^  projettent  la  construction  de 
lignes  pour  une  longueur  de  950  verstes  et  pour  une  somme 
de  42  millions  ùo,  roubles.  On  cite  comme  devant  bénéficier 
en  première  ligne  de  la  récente  émission  russe  à  Paris:  les 
Compagnies  d'Olonetz,  d'Atchinsk-Minoussinsk,  du  Caucase 
central  et  de  Boukkara. 

A  ces  lignes,  dont  la  construction  est  autorisée,  il  est  néces- 
saire, pour  avoir  une  idée  complète  des  perspectives  russes  en 
matière  de  voies  ferrées,  d'ajouter  les  lignes  approuvées  parla 
Commission  des  nouveaux  chemins  de  fer  pour  une  longueur 
de  6.870  verstes  et  une  somme  de  598  millions  de  roubles. 

Le  chilTre  total  des  verstes  projetées  par  l'Etat  et  par  les 
Compagnies  privées  s'élève  à  7.440. 

De  1914  à  1919,  le  nombre  des  verstes  de  chemins  de  fer 
soit  en  construction,  soit  autorisés,  soit  projetés  s'élève,  pour 
les  lignes  de  l'Etat,  à  3.3  to.  Pendant  le  même  espnce  de  temps, 
il  surviendra  une  extension  des  réseaux  privés  de  17.623 
verstes.  Tout  ceci  ferait  donc  une  moyenne  de  3.500  verstes 
de  lignes  nouvelles  par  an. 


3.500  verstes  par  an  !  Le  chiffre  est  raisonnable  et  cepen- 
dant, d'après  une  enquête  toute  récente  confiée  au  général  I^é- 
troflf,  la  Russie    a    besoin  de   5.000   à  6.000    verstes    de  rails 


^78  QUESTIONS    OlPLOMATlyUKS     ET    COLONIALE^ 

noiivoanx  chaque  année.  Voilà  qui  en  dit  long  sur  l'essor  du 
pays.  On  ne  saurait  dire  qui,  de  ragriciilteur  ou  de  l'industriel, 
manifeste  le  plus  d'impatience  d'obtenir  enfin  les  moyens 
de  transport  nécessaires. 

Quand  le  canevas  primitif  du  réseau  russe  fut  établi,  il 
n'était  guère  possible  de  tenir  compte,  pour  un  nombre  res- 
treint de  lignes,  de  tous  les  besoins  économiques  de  l'Empire. 
Les  motifs  politiques  étaient  d'un  tel  poids  que  la  Russie  ne 
pouvait  repousser  les  possibilités  qui  s'offraient  à  elle  de  dis- 
poser de  précieux  instruments  de  pénétration,  à  travers 'le 
Caucase,  vers  la  Perse  et  la  Turquie  d'Asie.  C'est  pourquoi,  la 
ligne  de  Moscou  à  Rostov  et  à  Tiflis  a  revêtu,  dès  le  commen- 
cement, une  signification  exceptionnelle.  Le  jour  va  venir  où 
elle  sera  prolongée  vers  Tabriz  et  peut-être  d'un  côté  vers 
Téhéran  et  de  l'autre  vers  le  golfe  Persique.  L'impérialisme  de 
nos  alliés  y  trouvera  son  compte.  Qui  sait  si,  par  Batoum  ou 
Kars,  la  jonction  ne  s'opérera  pas  avec  Erzeroum  ?  Les  ambi- 
tions arméniennes  de  Saint-Pétersbourg  ont  certainement 
caressé  ce  projet  depuis  longtemps. 

Une  autre  grande  direction  du  réseau  russe  est  celle  de  la 
Sibérie  en  passant  par  Samara,  oîi  commence  le  Transsibé- 
rien, et  l'Oural.  La  Russie  a  tout  intérêt  à  être  reliée  le  plus 
étroitement  possible  avec  sa  grande  possession  asiatique,  tout 
comme  —  par  Orenbourg,le  Syr-Daria  et  Tacbkond  —  elle  est 
unie  au  Turkestan.  On  comprend  donc  qu'elle  ait  été  tentée  de 
consacrer  la  plus  grande  partie  du  récent  emprunt  au  perfec- 
tionnement des  relations  établies  entre  la  métropole  et  ses  mul- 
tiples prolongements.  Pour  avoir  limité  ses  desiderata,  elle  ne 
saurait  avoir  abandonné  l'espoir  de  créer,  tôt  ou  tard,  dans 
ces  contrées  d'avenir,  les  instruments  indispensables  à  toute 
vitalité  économique. 

Combien  de  régions  encore  mal  outillées!  Il  y  a,  par  exemple, 
à  peu  près  toute  la  Russie  septentrionale  qui  n'avait  jusqu'à 
présent  qu'un  seul  chemin  de  fer  à  voie  étroite  allant  d'Ar- 
khangel  à  Vologda.  Or,  il  existe  d'abondantes  richesses  en 
bois  et  en  minéraux  dans  cette  vaste  contrée  :  on  ne  les  ex- 
ploitera convenablement  que  le  jour  où  l'on  mettra  à  leur 
portée  des  moyens  de  transport.  On  cite  comme  voies  en 
projet:  une  ligne  Oural-mer  Blanche,  intéressant  la  région 
pétrolifère  d'Oukta  (exportations  :  pétrole,  bois  et  minéraux; 
importations:  charbon  et  machines);  une  ligne  Kama-Pet- 
chora;  enfin  la  jonction  de  Kotlas  à  Arkhangel,  le  long  de  la 
Dvina. 

Toute  cette  partie  de  l'Empire  russe  a  besoin  que  ses  ré- 


LE    DÉVELOPPEMENT    DES    VOIES    FERRÉES    EN    RUSSIE  279 

coites  de  blé  soient  rapidement  transportées  vers  les  centres 
de  consommation  et  les  ports  d'embarquement.  L'absence  de 
voies  de  communication  commodes  a  provoqué,  sur  le  marché 
des  céréales,  des  variations  brusques.  Telle  année,  le  seigle  a 
valu,  dans  les  plaines  du  Volga,  dix  fois  moins  que  Tannée 
précédente.  On  sait  que  les  ports  de  la  mer  Noire  sont  les 
grands  exutoiresde  la  production  agricole  de  la  Russie  en  route 
vers  l'étranger  :  Odessa,  Nikolaïeff,  Kherson,  Marioupol,  Ta- 
ganrog,  Rostov,  Xovorossisk.  C'est  vers  eux  que  doit  se  con- 
centrer l'armature  des  lignes  nouvelles,  de  telle  sorte  qu'aux 
deux  axes  précédemment  cités  de  Moscou-Rostov-Titlis  et 
jMoscou-Samara-Sibérie-Turkestan  vienne  s'en  ajouter  un 
troisième  :  Russie  septentrionale-Volga-Don-mer  Noire. 

L'agriculture  qui  est,  en  réalité,  la  bat^e  même  de  la  fortune 
russe,  a  besoin  de  débouchés  sans  cesse  plus  nombreux.  En 
1902,  l'excédent  des  exportations  alimentaires  russes  sur  les 
importations  de  même  nature  était  de  435  millions  de  roubles. 
En  1912,  cet  excédent  était  de  673  millions.  La  progression 
est  inévitable.  Il  ne  tient  qu'à  une  administration  diligente  et 
avisée  de  faire  de  la  Russie  le  grenier  de  l'Europe,  par  la  rapi- 
dité et  l'abondance  de  ses  expéditions. 

On  peut  en  dire  autant  de  la  production  de  la-ine  et  de  coton 
et  du  commerce  des  cuirs  et  peaux. 

La  situation  prospère  de  l'industrie  —  quelque  réduites  que 
soient  encore  ses  proportions  —  provient  pour  une  bonne  part 
de  l'organisation  d'un  réseau  serré  autour  des  centres.  Le  che- 
min de  fer  a  permis  de  créer,  en  pleine  étendue  morne,  en 
rase  campagne,  des  puits  de  mines  et  des  usines  métallurgiques 
dont  les  débouchés  rapides  ont  assuré  la  fortune. 

C'est  ainsi  que  dans  le  quadrilatère  qui  embrasse  le  bassin 
houiller  du  Donetz  et  qui  s'étend  entre  la  rivière  de  ce  nom  et 
la  mer  d'Azov,  on  compte  une  dizaine  de  lignes  ou  tronçons. 
D'autres  voies  mettent  en  communication  ce  riche  bassin  avec 
les  gisements  de  fer  de  Krivoï-Rog  :  ce  sont  les  ressources  de 
ce  bassin  houiller  du  Donetz  qui  ont  permis  au  district  de  Krivoï- 
Rog  de  lutter  avec  succès  avec  les  minerais  de  l'Oural,  dont 
l'exploitation  est  assurée  non  par  le  charbon  mais  par  les  forêts 
situées  dans  l'Oural  même,  à  la  portée  des  usines. 

D'autre  part,  l'industrie  sidérurgique  du  bassin  du  Donetz 
s'est  développée  avec  d'autant  plus  d'intensité  qu'elle  reçoit  à 
frais  assez  peu  élevés  les  minerais  du  bassin  de  Krivoï-Rog  et 
de  Marioupol  et  qu'elle  peut  expédier  par  chemin  de  fer  ses 
produits  vers  l'intérieur  de  la  Russie. 

Il  est  à  peine  besoin  d'insister   sur  la  prospérité  fournie  à 


280  gUKSMO.'NS    ini-LUMAnQUES    ET    (JOLOMALES 

l'industrie  des  métaux  par  la  construction  des  machines,  bien 
que  la  fourniture  des  locomotives  lasse  encore  l'objet  de  mul- 
tiples importations. 

Mais,  en  matière  industrielle,  c'est  la  région  de  l'Oural  qui 
bénéficiera  le  plus  du  développement  des  voies  ferrées.  Les 
mines  de  fer  et  les  usines  abondent  entre  Ekaterinebourg  et 
Oufa,  oii  se  produit  environ  la  moitié  du  fer  brut  consommé 
en  Russie.  Puis  viennent  des  gisements  cuprifères,  argenti- 
fères, aurifères.  Ils  ne  sont  pas  encore  bien  connus,  parce  que 
l'exploration  est  difficile.  L'exploitation  des  centres  livrés  à 
l'extraction  est  assez  difficile  à  cause  des  conditions  rudimen- 
taires  du  ravitaillement  en  combustible.  Or  les  gisements 
houillers  ne  sont  pas  rares  dans  l  Oural  :  il  n'y  manque  que 
des  lignes  les  reliant  avec  les  gisements  de  fer,  car  en  Russie 
la  question  de  la  main-d'œuvre  ne  se  pose  pas.  A  l'Europe 
occidentale  la  Russie  offre  d'incomparables  perspectives  au 
point  de  vue  économique  ;  mais  il  lui  faut  un  outillage  çi  la 
hauteur  de  ses  réserves:  elle  a  besoin  de  sortir  de  son  iso- 
lement. 


Reste  à  exaiijiner  les  voies  ferrées  russes  au  point  de  vue 
militaire.  Une  grande  partie  de  l'opinion  française  n'a  voulu 
considérer  le  problème  que  sous  cet  angle,  et  n'entendait 
même  consentir  un  prêt  à  notre  alliée  que  pour  cet  usage  ex- 
clusif, oubliant  peut-être  que  si  la  Russie  n'avait  pu  avoir 
accès  à  notre  marché,  à  cause  de  cette  condition  draconienne, 
elle  eût  obtenu  de  l'argent  sur  d'autres  places  plus  libérales. 

Mais  il  a  été  entendu  que  sur  l'emprunt  de  2  milliards  et 
demi,  oOO  à  000  millions  seront  consacrés  à  cet  objet  (1).  Le 
gouvernement  russe  s'est  engagé  à  construire,  dans  un  délai 
de  quatre  ans,  les  voies  stratégiques  nécessaires  pour  l'accélé- 
ration de  la  mobilisation  de  son  armée.  L'état-major  russe  et 
l'état-major  français  ont  décidé,  d'un  commun  accord,  quelles 
sont  les  lignes  dont  la  construction  s'impose.  Le  nouveau 
gouvernement  russe  tiendra  certainement  à  honneur  de  tenir 
les  engagements  de  son  prédécesseur,  et  notre  diplomatie 
devra,  s'il  est  besoin,  les  lui  rappeler. 

Le  comte  Witle,  qui  a  joué  un  rôle  décisif  dans  la  crise  qui 
a  vu  le  départ  de  M.  Kokovtzof,  ne  diffère  d'ailleurs  pas 
d'avis  avec  celui-ci  en  ce  qui  regarde  l'utilité  des  chemins  de 
fer  pour  la  défense  nationale:  «  On  sait  qu'à  l'heure  actuelle, 

(1)  Cf.  l'article  de  M.  le  commandant  de  Tiiomasson  dans  les  Questions  du  16  fé- 
vrier dernier. 


I 


LE    DÉVJiLOPPKiMliM'    DES    VOIES    FEKliHtS    hN    liUSSIR  2Sl 

«  déclarait-il  en  1910,  les  chemins  de  ter  en  temps  de  guerre 
«  peuvent  non  seulement  parfois  remplacer  les  places  fortes, 
«  mais  aussi  parer  à  Tinsuffisance  de  la  force  numérique, 
ft  Tant  que  l'aéronautique  ne  sera  pas  au  point,  les  chemins 
«  de  fer  seront  le  facteur  essentiel  de  la  guerre,  en  particulier 
«  dans  sa  première  période,  et  cette  période  apparaît  justement 
«  comme  décisive  et  peut-être  fatale.  »  Puis,  après  avoir  établi 
une  comparaison  entre  la  Russie  et  ses  deux  plus  puissantes 
voisines,  à  ce  point  de  vue  là,  le  clairvoyant  homme  d'Etat 
ajoutait:  «  Dans  ces  conditions  et  ayant  en  vue  l'immensité 
<(  relative  de  nos  espaces,  pour  ne  pas  parler  d'autres  conditions 
«  également  défavorables,  vous  pouvez  vous  imaginer  combien 
«  nous  serions  en  retard  pour  la  première  phase  d'une  mobi- 
«  lisation,  c'est-à-dire  la  concentration  des  troupes  par  ré- 
«  gions.  »  Ayant  remarqué  que  sur  la  frontière  occidentale  de 
la  Russie,  du  bas  Niémen  au  Danube  (2.600  verstes)  débou- 
chent 13  voies  ferrées  dont  9  seulement  viennent  de  la 
région  du  Centre,  tandis  que  chez  les  voisins  de  la  Russie,  sur 
cette  même  frontière,  débouchent  32  voies  c'est-à-dire  beau- 
coup plus  du  double,  ayant  noté  en  môme  temps  que  les  trains 
militaires  de  son  pays,  par  suite  de  la  faiblesse  des  locomo- 
tives, ne  peuvent  pas  être  portés  à  plus  de  70  essieux,  tandis 
quen  Allemagne  ils  peuvent  l'être  ù  100,  le  comte  Witte 
concluait:  «  En  conséquence,  nos  voisins  se  concentreraient  à 
«  la  frontière  au  moins  deux  semaines  avant  nous.  Vous  vous 
«  représentez,  bien  entendu,  tous  les  événements  qui  peuvent 
«  se  produire  en  deux  semaines  (1).  » 

Construire  des  chemins  de  fer,  soit  en  Pologne,  soit  en  Li- 
thuanie,  ne  sera  jamais  une  superfétation,  tant  au  point  de  vue 
militaire  qu'à  celui  des  intérêts  économiques  de  ces  provinces. 
Les  citations  du  comte  Witte  que  nous  venons  de  faire  prou- 
vent que  si  cet  homme  d'Etat  redevenait  très  puissant  en 
Russie  il  ne  serait  pas  disposé  à  renier  les  engagements  de 
M.  Kokovtsof.  Nous  ne  donnerons  d'ailleurs  ici  aucun  détail 
sur  ces  lignes  stratégiques,  cette  question  étant  du  domaine 
des  spécialistes. 

Albert  Sauzède. 


(1)  Notons  que  ces  réflexions  du  comte  Wilte  datent  de  1910  et  demanderaient  ;i 
être  mises  au  point  aujour  l'iiui.  ^^   D.   L.  It. 

18* 


L'UNION    SUD-AFRICAINE 


Depuis  sa  crjatiori,  en  1910,  la  jeune  Union  Sud-Africaine 
avait  peu  fait  parler  d'elle.  Toutes  les  bonnes  volontés,  grou- 
pées autour  du  général  Botha,  aspiraient  seulement  au  bien 
général.  Les  intérêts  particuliers,  les  jalousies,  les  ambitions 
ne  paraissaient  plus  exister,  chacun  sacrifiant  ses  souvenirs  et 
ses  propres  aspirations  sur  le  berceau  de  la  patrie  nouvelle. 

Les  Anglais  avaient  loyalement  et  dans  un  beau  geste  tendu 
la  main  à  leurs  ennemis  de  la  veille,  et  les  vaincus  l'avaient 
prise  avec  dignité  et  sans  arrière-pensée.  Le  général  Botha 
n'écrivait-il  pas  à  cette  époque  avec  toute  la  loyauté  de  son 
esprit  et  de  son  cœur  :  «  Quiconque  osera  évoquer  de  la  vallée 
«  de  la  mort  le  spectre  du  passé  sera  un  ennemi  de  l'Afrique 
«  du  Sud  et  un  ennemi  plus  grand  encore  de  l'Empire  »  ?  Sa 
parole  avait  été  entendue  de  ses  concitoyens,  et  il  pouvait  espé- 
rer «  édifier  en  Afrique  du  Sud  une  nation  forte  et  unie  ». 

Mais  l'homme  est  toujours  le  même.  Qu'il  soit  Anglais, 
Français  ou  Boer,  il  peut  dans  un  moment  d'enthousiasme 
faire  les  plus  beaux  serments,  mais  il  est  bientôt  repris  par  le 
tourbillon  des  intérêts  et  des  ambitions.  La  lutte,  d'abord 
timide,  ne  tarde  pas  à  devenir  ardente.  Cette  évolution  bien 
humaine  commence  à  se  faire  sentir  dans  l'Union  Sud-Afri- 
caine; et  bien  que  le  pays,  sous  l'administration  sage  et  prudente 
du  général  Botha,  ait  fait  de  très  grands  progrès  depuis  trois 
ans,  déjà  des  difficultés  sérieuses  se  posent  et  mettent  aux 
prises  les  partis  un  moment  réconciliés.  A  grands  traits  nous 
allons  essayer  de  résumer  le  développement  de  l'Union  Sud- 
Africaine  depuis  son  origine  et  indiquer  les  problèmes  poli- 
tiques et  sociaux  que  le  gouvernement  aura  à  résoudre. 


* 


Depuis  que  les  quatre  colonies  du  Cap,  du  Natal,  du  Trans- 
vaal  et  de  l'Orange  ont  une  administration  centrale,  la  popu- 
lation blanche  a  augmenté  dans  d'assez  notables  proportions. 
Les  Européens,  fondant  des    espoirs  dans  le   nouvel  état  de 


l'uneon  sud-africaine  283 

choses,  prirent  volontiers  le  chemin  de  l'Afrique  du  Sud,  en 
vue  d'un  établissement  de  lonj^ue  durée.  Puis  les  travaux 
publics,  les  constructions  nouvelles  exigeaient  une  main- 
d'œuvre  intelligente,  qui  ne  pouvait  guère  être  fournie  que 
par  la  race  blanche.  Enfin,  beaucoup  de  régions,  grâce  aux 
communications  établies,  devenaient  accessibles  et  la  plupart 
du  temps  il  s'agissait  de  celles  oîi  l'Européen  peut  non  seule- 
ment vivre,  mais  travailler.  Aussi  la  population  blanche,  qui 
était  estimée  au  début  de  l'Union  à  1.104.857  individus,  et 
compte  maintenant  1.300.000  environ,  bien  que  des  lois  res- 
treignant un  peu  le  droit  d'immigration  aient  été  votées.  Ouant 
à  la  population  de  couleur,  elle  est  estimée  à  4.700.000  âmes. 

Parallèlement  à  cet  accroissement  de  population,  on  a  pu 
naturellement  enregistrer  un  agrandissement  de  la  surface 
cultivée,  qui  est  cependant  loin  d'avoir  atteint  son  plein  dévelop- 
pement, car  les  moyens  de  transport  sont  encore,  dans  bien  des 
régions,  longs,  difficiles,  et  par  conséquent  onéreux.  On  attend 
le  chemin  de  fer  et  cette  question  a,  au  premier  chef,  attiré 
toute  l'attention  du  gouvernement. 

Bien  que  le  réseau  ferré  soit  déjà  très  considérable  pour  un 
pays  si  jeune,  un  ensemble  de  projets  de  constructions  nouvelles 
a  été  en  11113,  proposé  au  Parlement.  L'Union  possède  à  l'heure 
actuelle  7.48  milles  de  chemins  de  fer,  soit  environ  12.55G  ki- 
lomètres, pour  lesquels  il  a  été  dépensé  81.872.325  livres 
sterling.  Cette  somme,  du  reste,  est  largement  rémunérée,  car 
les  revenus  en  sont  très  importants.  Les  recettes  de  1!>12  ont 
atteint  805.920  livres  sterling,  dépassant  de  32,21  %  celles  de 
l'année  1909. 

11  y  a  lieu  de  remarquer  que  les  chemins  de  fer  de  l'Union 
emploient  une  grande  quantité  de  main-d'œuvre  blanche. 
D'après  les  derniers  rapports  il  y  aurait  plus  de  31.000  ouvriers 
et  agents  européens  occupés  à  l'entretien  ou  à  l'exploitation 
des  lignes.  Mais  l'administration  doit  faire  face  à  des  besoins 
qui  vont  toujours  croissant  et  qui  sont  d'autant  plus  difficiles 
à  satisfaire  que  ces  besoins  sont  nombreux  et  de  nature  très 
différente.  Le  Natal  réclame  des  wagons  pour  le  transport  de 
ses  charbons,  les  contrées  agricoles  demandent  des  tarifs  moins 
élevés  pour  l'exportation  de  leurs  produits,  les  centres  ouvriers 
exigent  des  conditions  moins  onéreuses  pour  le  transport  du 
personnel.  M.  Iloy  s'est  consacré  à  l'étude  de  ces  différentes 
questions  et  en  a  déjà  résolu  beaucoup  avec  une  habileté 
remarquable,  consentant  à  des  sacrifices  en  vue  de  la  pros- 
périté générale. 

Mais  le  trafic  augmentant  chaque  jour  donne  lieu  à  de  nou- 


284  QUtSTlOINS    DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

velles  exigences  et  malgré  tout  il  faut  penser  aux  construc- 
tions nécessaires  au  développement  du  pays. 

Dans  le  projet  soumis  au  Parlement  par  M.  Hoy,  il  est  ques- 
tion de  794  milles  de  voies  ferrées  à  établir,  exigeant  une 
somme  de  3.117.225  livres  sterling.  Presque  toutes  les  lignes 
demandées  desserviront  des  contrées  excellentes  pour  la  colo- 
nisation dans  les  quatre  provinces  et  faciliteront  beaucoup 
l'écoulement  des  produits  agricoles  ;  car  il  ne  faut  pas  oublier 
que,  en  raison  des  longues  distances  qui  séparent  les  villes  et 
de  la  dissémination  de  la  population  sur  le  territoire,  le  che- 
min de  fer  est  le  seul  facteur  qui  puisse  aider  au  peuplement 
de  l'Afrique  du  Sud. 

Déjà,  avec  les  moyens  dont  on  dispose,  la  situation  écono- 
mique devient  chaque  jour  plus  prospère.  Les  importations 
sont  passées, de  34.94o.4i7  livres  sterling  en  1911,  à  36.009.841 
livres  sterling  en  1912,  et  les  exportations  pour  les  mêmes 
périodes  ont  été  respectivement  de  57.308.000  livres  sterling 
et  de  63.262.000  livres  sterling.  Si  nous  entrions  dans  le  dé- 
tail, il  serait  aisé  de  constater  que  ces  accroissements  ne  sont 
pas  dus  à  une  poussée  momentanée,  mais  à  un  progrès  con- 
tinu, qui  concerne  toutes  les  branches  de  l'activité  humaine  et 
toutes  les  natures  de  produits. 

Au  moment  de  la  constitution  de  l'Union,  l'administration 
des  emprunts  des  quatre  colonies  fut  prise  en  main  par  le 
gouvernement  central.  A  cette  époque,  la  Dette  publique  com- 
mune se  montait  à  116.037.000  livres  sterling.  En  1911,  elle 
était  réduite  à  114.237.000  livres  sterling.  D'après  le  dernier 
rapport  que  nous  avons  entre  les  mains,  elle  comprenait  au 
31  mars  1912  : 

Province  da  Cap 46.07().d91  livres  sterling. 

Province  du  Natal 20. 09:;. 943  — 

Transvaal  et  Orange 3.H.000.000  — 

Province  du  Transvaal...  5.000.000  — 


106.172.534  — 


Il  faut  ajouter  à  ce  total  11.088.000  livres  sterling  de  dettes 
flottantes  que  le  général  Srauts,  ministre  des  Finances,  se  pro- 
posait de  consolider  par  un  emprunt. 

Malgré  cette  dette  assez  forte  qui  exige  de  gros  intérêts,  la 
situation  budgétaire  est  satisfaisante.  Pour  1912-1913,  il  y  eut 
un  excédent  de  1 .026.000  livres  sterling,  bien  que  pendant  cette 
période  l'agriculture  soufl'rît  de  la  sécheresse.  Les  prévisions 
de  cette  année,  1913-1!)14,  escomptent  un  excédent  d'environ  ' 


l'union    SUD-AKRICAINE  285 

500.000  livres  sterling,  en  tablant  sur  une  diminution  de  re- 
cettes de  714.000  livres  sterling  sur  l'exercice  précédent. 
Dans  ces  chifïres  ne  sont  compris  ni  les  dépenses  ni  les  reve- 
nus des  chemins  de  fer  et  ports,  dont  la  situation  est  floris- 
sante. 

Ainsi  donc,  soit  au  point  de  vue  industriel  et  commercial, 
soit  au  point  de  vue  économique  et  financier,  la  situation  de 
l'Union  Sud-Africaine  dénote  une  amélioration  constante  due  à 
une  administration  sage  et  prudente.  Mais  cette  prospérité 
n'est  pas  sans  amener  une  évolution  qui  donne  et  donnera  au 
gouvernement  de  graves  préoccupations.  L'afflux  de  nombreux 
Européens,  Anglais  pour  la  plupart  et  ouvriers  en  majeure 
partie,  a  posé,  avec  plus  d'acuité  que  par  le  passé,  les  problèmes 
sociaux  et  aussi  les  problèmes  de  race.  Leur  solution  avait  été 
jusqu'à  présent  facile,  par  suite  de  la  prédominance  marquée 
du  parti  boer  et  par  suite  aussi  de  l'entente  de  chacun  des 
partis  en  présence.  Depuis  quelques  mois,  la  situation  s'est 
modifiée.  Les  discussions  montent  de  ton  et  des  scissions  se 
produisent  entre  amis  de  la  veille.  Ce  n'est  pas  que  le  danger 
soit  immédiat;  mais  le  gouvernement  aura,  dans  l'avenir,  à 
trancher  de  grosses  difficultés  dont  dépend  le  sort  de  l'Afrique 
du  Sud.  Indiquons-en  quelques-unes. 


Au  cours  des  élections  pour  le  premier  parlement  de  l'Union 
deux  grands  partis  se  formèrent  :  les  nationalistes,  ayant  à  leur 
tête  le  général  Botha,  qui  désiraient  le  développement  de 
l'Afrique  du  Sud  et  aussi  celui  de  l'empire  ;  les  unionistes, 
dirigés  par  le  D''  Jameson,  dont  l'idéal  était  un  peu  différent, 
qui  semblaient  se  préoccuper  davantage  du  présent,  dont  les 
vues  étaient  plus  courtes  et  le  programme  moins  vaste. 

Les  élections  donnèrent  la  majorité  aux  premiers.  Sur  121  dé- 
putés, 67  étaient  nationalistes,  39  unionistes,  13  indépendants 
et  4  socialistes.  Le  parti  du  général  Botha  avait  donc  une  majo- 
rité de  13  voix  sur  tous  les  autres  coalisés.  Il  y  a  lieu  de 
remarquer  que,  à  cette  époque,  cette  supériorité  n'étaitpas  assez 
grande  pour  donner  aux  nationalistes  la  tentation  de  com- 
mettre des  actes  arbitraires  et  de  jeter  la  minorité  dans  une 
opposition  calculée  et  systématique,  prenant  appui  sur  la  ques- 
tion de  races. 

Les  .unionistes,  du  reste,  étaient  résolus  à  soutenir  le  pre- 
mier ministre  contre  ceux  qui  ne  suivraient  pas  la  ligne  poli- 
tique adoptée  par  la  Convention  nationale,  qui  avait   fondé 


286  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    KT    COLONIALKS 

l'Union  et  contre  ceux  qui  ne  voudraient  pas  tenir  tous  les 
engagements  auxquels  ils  avaient  tous  souscrit.  Dans  ces  condi- 
tions, le  Parlement,  sous  l'habile  et  loyale  direction  du  géné- 
ral Botlia,  nommé  président  du  conseil  des  ministres,  put  dis- 
cuter utilement  des  lois  d'intérêt  commun.  Ce  fut  une  sorte 
d'âge  d'or.  Bientôt  cependant  il  fallut  entamer  les  questions 
qui,  lors  de  la  réunion  de  la  Convention  nationale,  avaient 
déjà  soulevé  des  débats  orageux.  Le  général  Botha  aurait  désiré 
qu'elles  fussent  résolues  dans  un  esprit  très  généreux,  en  tenant 
compte  des  aspirations  de  l'Afrique  du  Sud  et  de  ses  devoirs 
envers  l'Empire  auquel  elle  était  rattachée.  Mais  à  ce  moment, 
dans  le  parti  sud-africain  lui-même,  s'élèvent  des  voix  discor- 
dantes. Le  général  Hertzog,  l'ancien  compagnon  d'armes  de 
Botha  et  de  Dewet,  pensa  qu'on  allait  trop  loin.  Il  réclama 
énergiquement  les  droits  des  Boers.  Quand  on  parla  école,  il 
voulut  que  la  seule  langue  officielle  fût  le  hollandais.  Lorsqu'on 
agita  le  problème  de  l'immigration  des  Blancs,  il  prétendit, 
afin  d'éviter  le  trop  grand  développement  de  la  population 
anglaise,  imposer  des  conditions  draconiennes  aux  nouveaux 
arrivants.  Bien  d'autres  questions  furent  encore  l'objet  de  polé- 
miques sérieuses,  qui  tendaient  à  éloigner  l'un  de  l'autre  le 
général  Hertzog,  représentant  les  vieilles  traditions  boers,  et  le 
général  Botha  dont  les  idées  larges  et  généreuses  avaient  pour 
but  le  bien-être  et  la  paix  de  tous,  en  faisant  abstraction  du 
particularisme  d'antan. 

Lorsque  le  premier  ministre  fut  appelé  à  Londres  pour 
prendre  part  aux  discussions  concernant  la  politique  et  la 
défense  de  l'Empire,  le  général  Hertzog  ht  de  violents  discours 
contre  lui  et  tâcha  d'ameuter  l'opinion  contre  le  président  du 
Conseil.  Plus  tard,  à  l'occasion  d'une  élection  partielle,  les 
deux  ministres  se  retrouvèrent  en  présence,  patronant  cha- 
cun un  candidat.  Celui  du  général  Botha  l'emporta,  malgré 
les  attaques  du  général  Hertzog.  Ces  attaques  furent  poussées 
à  un  tel  point  que  le  cabinet  se  dissocia.  Le  premier  ministre 
donna  sa  démission  avec  ses  collègues.  Il  fut,  du  reste, 
aussitôt  appelé  à  reprendre  les  rênes  du  gouvernement,  par 
lord  Gladstone.  Le  règne  du  ministère  qu'on  avait  voulu 
former  avec  «  les  meilleurs  »,  sans  distinction  de  races,  ni  de 
partis, avait  vécu.  Il  avaitduré  jusqu'en  décembre  1012, c'est-à- 
dire  dix-huit  mois. 

Néanmoins,  les  Sud-Africains  étaient  toujours  relativement 
unis.  Ce  n'est  qu'en  novembre  dernier  qu'une  scission  pro- 
fonde s'est  produite,  à  la  suite  des  événements  suivants:  le 
général  Hertzog,  évincé  du  ministère,  se  mit  aussitôt  en  cam- 


l'union  sud-africaine  287 

pagne,  avec  une  liberté  plus  grande  qu'auparavant  puisqu'il 
n'était  plus  au  gouvernement.  Lors  de  la  réunion  du  Congrès 
sud-africain  il  y  a  trois  mois,  il  entreprit  un  procès  en  règle 
de  la  politique  et  de  la  personnalité  du  général  Botha.  Après 
trois  jours  de  débat,  M.  Krige,  un  des  membres  du  Congrès, 
proposa  de  clore  la  discussion,  qui  prenait  une  tournure  trop 
personnelle,  et  de  s'occuper  des  questions  d'intérêt  général. 
La  motion  fat  adoptée.  Elle  visait  directement  le  général  Ilert- 
zog,  qui,  comprenant  l'échec  qu'il  venait  de  subir,  (juitta  la 
séance,  suivi  de  90  de  ses  fidèles  partisans. 

Parmi  ces  derniers  se  trouvait  le  général  Dewet  qui,  en  par- 
tant, prononça  ces  paroles  :  «  J'aime  bien  mon  camarade 
lîolha,  mais  j'aime  encore  mieux  la  cause  du  peuple.  Adieu!» 
La  scission  était  désormais  faite  et  le  parti  national  sud-afri- 
cain formé. 

Comme  on  avait  surtout  reproché  au  premier  ministre  d'être 
trop  anglophile,  de  vouloir  travailler  exclusivement  pour 
l'Empire,  celui-ci  s'expliqua  en  ces  termes,  dans  un  grand  dis- 
cours prononcé  le  jour  de  la  clôture  du  Congrès  : 

«  Les  membres  du  cabinet  sud-africain  sont,  d'après  la  loi, 
«  ministres  de  Sa  Majesté,  mais  néanmoins  forment  le  gou- 
«  vernement  de  l'Afrique  du  Sud.  Leur  pays  fait  partie  de 
«  l'Empire  britannique,  mais  ils  sont  aussi  libres  que  s'ils 
«  appartenaient  à  un  Etat  indépendant,  sur  un  pied  d'égalité 
a  avec  les  autres  Etats.  Notre  premier  devoir,  dans  l'intérêt 
«  de  l'Union  elle-même,  est  à  mon  avis  d'entretenir  avec 
«  l'Empire  des  relations  amicales,  sans  nous  départir  du 
«  moindre  de  nos  principes... 

«  Les  droits   de    l'Afrique   du  Sud,   a  dit  en  terminant  le 
.x<  général  Botha,  ne  sont  pas  incompatibles  avec  l'attachement 
«  du  Sud- Africain  à  l'Empire.  » 

Par  suite  de  cette  scission,  le  Parlement  se  trouvera  com- 
-.  posé  de  trois  partis  :  les  Unionistes,  les  Sud-Africains  et  les 
Nationaux  Sud-Africains.  La  majorité  gouvernementale  va 
donc  être  déplacée  et  le  premier  ministre,  afin  de  pouvoir 
continuer  son  service,  sera  peut-être  réduit  à  recourir  à  de 
nouvelles  élections.  Telle  est  la  situation  actuelle.  Elle  présente 
plus  de  difficultés  que  par  le  passé;  mais  elle  n'est  pas  de  na- 
ture, semble-t-il,  à  retarder  le  développement  du  jeune  Domi- 
nion. 

* 

A  coté  de  ces  questions  de  politique  gouvernementale,  il  en 
a  surgi,  dçins  ces  derniers  temps,  deux  autres  qui   concernent 


288  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

les  ouvriers  européens  et  ceux  de  couleur.  Ces  questions  se 
rattachent  à  deux  problèmes  qui,  dans  l'Afrique  du  Sud,  ont 
bien  des  points  communs:  celui  du  travail  et  celui  des  races. 
Le  premier  est  relativement  nouveau  ;  quant  au  second,  il 
n'est  que  la  suite  logique  d'un  état  antérieur. 

Au  mois  de  mai  1913,  par  suite  d'un  incident  de  minime 
importance  survenu  à  la  «  New-Kleinfontein  Mine»,  la  fédé- 
ration générale  des  mineurs  décréta  la  grève  générale  Johan- 
nesburg fut  mis  en  état  de  siège  et  le  gouvernement,  désireux 
d'arrêter  un  conflit  qui  pouvait  avoir  de  si  grandes  consé- 
quences pour  le  monde  entier,  réunit  les  propriétaires  des 
mines  et  les  chefs  du  mouvement  gréviste  pour  arriver  à  un 
accord.  Un  arrangement  intervint,  en  effet,  à  bref  délai  et  ce 
fut  un  succès  pour  la  fédération  générale  des  mineurs,  car 
non  seulement  il  était  convenu  que  tous  les  grévistes  revien- 
draient à  leurs  chantiers  sans  être  inquiétés,  mais  de  plus,  le 
gouvernement  s'engageait  à  payer  une  indemnité  aux  non 
syndiqués.  Cette  résolution  avait  été  évidemment  dictée  par  le 
désir  de  ne  pas  arrêter  la  production  aurifère  du  ïransvaal 
qui,  à  lui  seul,  fournit  947  millions  de  métal  précieux  sur  un 
total  mondial  de  2.450  millions.  Mais  cet  essai  de  mobilisation 
des  forces  minières  avait  en  somme  réussi:  c'était  une  assu- 
rance donnée  aux  meneurs  de  la  fédération  générale. 

Le  résultat  fut  celui  qui  s'observe  toujours  en  pareil  cas. 
L'audace  des  fauteurs  de  troubles  s'accrut  et  l'Union  Sud-Afri- 
caine vient  de  traverser  le  mois  dernier  une  nouvelle  crise  so- 
ciale à  laquelle  s'associèrent  non  seulement  les  mineurs,  mais 
bien  d'autres  ouvriers,  en  particulier  les  cheminots. 

Cette  fois,  le  gouvernement,  se  sentant  près  d'être  débordé 
et  voulant  réparer  sa  faute  antérieure,  prit  des  mesures  extrê- 
mement rigoureuses.  Il  fit  emprisonner  les  principaux  chefs 
du  mouvement  et  les  exila,  en  les  faisant  embarquer  clandes- 
tinement pour  l'Angleterre.  L'état  de  siège  fut  sévèrement 
appliqué.  Il  y  eut  quelques  bagarres,  mais  somme  toute,  force 
resta  à  la  loi.  En  peu  de  jours  le  mouvement  était  arrêté  et 
tout  rentrait  dans  l'ordre. 

Ce  coup  de  force  du  général  Botha,  s'il  contenta  les  gens 
qu'intéresse  la  bonne  marche  des  afl'aires  sud-africaines,  et 
ils  sont  nombreux,  suscita  dans  les  milieux  ouvriers  et  en 
particulier  en  Angleterre  une  vive  indignation.  Le  parti  des 
travailleurs,  réuni  dernièrement  à  Glascow,  vota  un  ordre  du 
jour  de  M.  Moc  Donald  protestant  contre  cette  mesure  de 
déportation  et  exigeant  le  retour  du  gouverneur  général,  lord 
Gladstone.  L'affaire  en  est  là.  Au  point  de  vue  de  l'Union  Sud- 


l'union  sud-africaine  289 

africaine,  la  solution  prise  est  de  nature  à  ramener  le  calme; 
mais  au  point  de  vue  anglais,  n'en  découlera-t-il  pas  des  con- 
séquences moins  heureuses,  d'autant  plus  qu'à  propos  d'une 
autre  grève  le  gouvernement  sud-africain  s'est  trouvé  en  oppo- 
sition avec  le  gouvernement  des  Indes? 

Sur  le  territoire  de  l'Union,  et  en  particulier  au  Natal,  tra- 
vaillent beaucoup  d'Hindous,  soit  aux  mines,  soit  aux  planta- 
tions de  thé  et  de  canne  à  sucre.  Il  y  a  quelques  années,  l'im- 
migration des  ouvriers  venus  des  Indes  avait  été  fort  en 
honneur.  11  fallait  de  la  main-d'œuvre  en  grande  quantité  et 
la  population  nègre  ne  pouvait  suffire,  ni  en  qualité  ni  en 
quantité.  Depuis,  les  idées  se  sont  modifiées.  Bref,  dans  la 
province  du  Natal  se  trouvent  encore  à  l'heure  actuelle  140.000 
Hindous  contre  98.000  Européens. 

L"an  passé,  après  de  longues  négociations  avec  le  gouver- 
nement des  Indes,  le  cabinet  sud-africain  décida  d'interdire 
l'immigration  de  cette  catégorie  de  travailleurs  qui,  à  la 
longue,  à  force  d'économie  et  de  travail,  devenaient  de  véri- 
tables colons  auxquels  la  population  blanche  ne  voulait  re- 
connaître aucun  droit.  Ceux  qui  résidaient  sur  le  territoire  du 
Natal  ne  pouvaient  être  expulsés  de  force,  mais  on  vota  des 
lois  qui  en  somme  les  forçaient  à  émigrer.  En  particulier, 
chaque  Hindou  devait  payer  une  somme  de  3  livres  sterling 
par  an,  quelle  que  fût  la  condition  de  son  engagement. 

Ces  mesures  donnèrent  lieu  à  des  désordres  dans  l'Afrique 
du  Sud,  et  ce  qui  est  plus  grave,  à  des  mouvements  violents 
d'opinion  dans  les  Indes. 

Le  général  Botha  ayant,  dans  un  discours,  défendu  sa  poli- 
tique et  fait  allusion  aux  protestations  lancées  par  les  hautes 
personnalités  du  gouvernement  de  l'Inde,  le  vice-roi  lord 
Hardinge  répliqua,  à  Madras,  de  façon  assez  violente  :  «  Les 
Hindous  de  l'Afrique  du  Sud,  dit-il,  ont  jugé  nécessaire  dor- 
ganiser  la  résistance  passive  à  des  lois  qu'ils  considèrent  comme 
odieuses  et  injustes.  Cette  opinion,  nous,  qui  suivons  attenti- 
vement leurs  luttes, ne  pouvons  que  la  partager.  Ils  ont  violé  les 
lois  en  question  n'ignorant  point  à  quelles  rigueurs  ils  s'expo- 
saient... Ils  seront  soutenus  par  la  profonde  sympathie  de  toute 
rinde  et  aussi  de  tous  ceux  qui,  comme  moi,  sans  être  Hindous 
sympathisent  avec  la  population  du  pays.  » 

Comme  on  le  voit,  la  situation  était  assez  tendue.  En  Angle- 
terre on  suivait  le  débat  avec  grand  intérêt,  car  on  ne  pouvait 
risquer  de  s'aliéner  l'opinion  publique  aux  Indes,  et  d'autre 
part,  il  ne  paraissait  pas  possible  de  toucher  à  la  souveraineté 
du  gouvernement  sud-africain. 

QuEsT.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xsxvii.  19 


à90  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALKS 

Cependant,  après  des  négociations  assez  pénibles,  on  semble 
devoir  sortir  de  l'impasse.  Une  commission,  présidée  par 
M.  Smiits,  a  été  envoyée  au  Natal  pom-  faire  une  enquête, 
entendre  les  doléances  et  étudier  les  remèdes  propres  à  éviter 
le  retour  de  pareils  événements.  D'autre  part,  lord  Hardinge, 
dans  un  discours  prononcé  à  Calcutta,  le  26  décembre  1913, 
s'est  montré  plus  modéré  et  a  conseillé  d'attendre  les  proposi- 
tions de  la  commission  d'enquête. 

Il  y  a  donc  détente  ;  mais  comme  la  question  hindoue  sera 
longtemps  encore  une  question  de  race  dans  l'Afrique  du 
Sud,  on  peut  craindre  que  cette  alerte  ne  soit  que  provisoire- 
ment calmée.  Du  reste,  étant  donnée  la  population  de  l'Union 
qui,  en  dehors  des  Hindous,  comprend  des  Européens  (princi- 
palement anglais),  des  Boers,  des  nègres  et  des  gens  de  cou- 
leur, en  conçoit  la  tâche  ardue  qui  incombe  au  gouvernement 
de  l'Afrique  du  Sud.  Celui  que  préside  le  général  Botha,  grâce 
à  l'action  personnelle  de  son  chef,  est  parvenu  jusqu'à  présent 
à  maintenir  l'équilibre;  mais  l'avenir  reste  incertain. 

E.  DE  Bemy. 


UN  PROJET 


DK 


RÉORGANISATION  DE  L'ARMÉE  COLONIALE 


Il  n'est  malheureusement  pas  douteux  que  l'armée  coloniale 
traverse  une  crise  dangereuse,  et  nous  avons  montré  ici  même 
plusieurs  de  ses  aspects.  Ses  cadres  sont  quelque  peu  décou- 
ragés par  les  lenteurs  de  l'avancement  ;  ses  effectifs  ne  sont 
pas,  à  beaucoup  près,  ceux  que  réclament  le  service  colonial 
normal  et  le  contingent  qu'elle  fournit  au  corps  expédition- 
naire du  Maroc.  Depuis  combien  de  temps  dure  cette  crise? 
Exactement  depuis  quatorze  ans.  Le  jour  oii  les  troupes  colo- 
niales furent  séparées  de  la  Marine  pour  être  rattachées  au 
département  de  la  Guerre,  Tère  des  difficultés  commença.  Con- 
sidérées par  le  ministre  de  la  rue  Royale  comme  des  parentes 
pauvres,  malgré  leur  passé  glorieux  et  leurs  services  inappré- 
ciables, l'infanterie  et  l'artillerie  de  marine  trouvèrent  au 
boulevard  Saint-Germain  un  abri  passablement  précaire. 

Si  l'armée  coloniale  a  végété,  la  faute  n'en  est  pas,  certes, 
aux  divers  détenteurs  du  portefeuille,  mais  bien  à  une  confu- 
sion de  pouvoirs  et  à  un  contrat  mal  étudié.  Les  troupes  colo- 
niales dépendaient  bien  en  France  du  ministère  de  la  Guerre, 
mais  dans  leur  service  d'outre-mer,  elles  étaient  rattachées  au 
ministère  des  Colonies  ;  il  est  inutile  d'ajouter  que  les  deux 
administrations  se  renvoyaient  la  balle  au  bond.  Quant 
aux  dispositions  législatives  qui  constituaient  leur  charte, 
elles  étaient  contenues  dans  la  loi  du  7  juillet  1900,  qui  ne 
réglait  ni  l'avancement  ni  même  le  nombre  d'unités  à  entre- 
tenir; le  recrutement  était  livré  au  hasard  des  engagements 
volontaires.  Partout  on  se  reposait  sur  des  calculs  de  probabi- 
lités. 

Ces  calculs,  depuis  longtemps,  ont  été  mis  en  défaut.  La 
Chambre  des  députés  ne  pouvant  s'accorder  sur  les  sanctions  à 
prendre  décida,  le  5  décembre  1911,  qu'il  serait  «  statué,  dans 
«  un  délai  de  deux  ans,  par  une  loi,  sur  la  réorganisation  des 
«  troupes  coloniales  »'.  L'échéance  est  arrivée  et  le  Parlement 


2-^2  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    KT    COLONIALES 

n'a  pas  encore  voté  les  mesures  nécessaires,  mais  la  Commis- 
sion de  l'armée  au  Palais  Bourbon  a  chargé  du  travail  prépara- 
toire une  sous-commission  présidée  par  l'honorable  M.  Gallois. 
Le  distingué  député  des  Ardennes  a  été  chef  d'escadron  d'artil- 
lerie coloniale;  il  était  donc  tout  désigné  pour  mener  à  bien 
cette  tâche  difficile.  Dans  toutes  les  dispositions  qu'il  propose, 
on  ne  retrouve  pas  seulement  le  souvenir  d'une  longue  expé- 
rience; M.  Gallois  s'est  voué,  corps  et  àme,  à  l'amélioration  du 
sort  de  ses  anciens  compagnons  d'armes.  C'est  dire  qu'il  s'est 
acquitté  de  son  travail  en  y  mettant  un  peu  plus  qu'un  zèle 
consciencieux. 


On  sait  que  deux  courants  d'opinion  séparent  les  esprits  dans 
les  milieux  coloniaux  :  l'un  d'eux  réclame  le  fusionnement  des 
troupes  coloniales  avec  les  troupes  métropolitaines;  l'autre,  au 
contraire,  exige  le  maintien  du  statu  quo^  c'est-à-dire  de  l'au- 
tonomie. Le  projet  de  loi  la  consacre.  C'est  la  solution  qui 
d'ailleurs  rallie  la  très  grande  majorité  des  intéressés,  officiers 
et  sous-officiers  de  carrière. 

Certes,  la  fusion  serait,  à  notre  avis,  la  meilleure  des  ré- 
formes, si  l'on  était  sûr  de  trouver  dans  l'armée  métropolitaine 
une  très  grande  quantité  d'officiers  et  de  sous-officiers  heureux 
d'aller  servir  au  loin;  mais,  en  constatant  le  nombre  ridicule- 
ment restreint  des  capitaines  et  des  lieutenants  qui  s'offrent  à 
permuter  pour  passer  dans  les  troupes  coloniales,  on  est  bien 
obligé  d'admettre  que  la  fusion  diminuerait  dans  des  propor- 
tions considérables  la  valeur  des  cadres  de  nos  corps  d'outre- 
mer. Les  officiers  de  l'ancienne  armée  coloniale  se  soucieraient 
peu  de  courir  de  nouveaux  risques  et  se  reposeraient  en  France; 
faute  de  volontaires,  lesdésignations  pour  les  colonies  se  feraient 
d'office.  Il  est  inutile  de  s'appesantir  plus  longuement  sur  la 
défectuosité  de  cette  méthode;  tantôt  on  enverrait  des  officiers 
trop  âgés  pour  supporter  les  premières  épreuves  des  pays  tro- 
picaux, tantôt  on  aurait  affaire  à  des  sujets  découragés  d'avance  ; 
il  faudrait  pour  toujours  renoncer  à  ces  pléiades  d'officiers 
spécialisés  dans  la  connaissance  des  mêmes  colonies,  méha- 
ristes  de  la  Mauritanie  et  de  Zinder,  administrateurs  du  Tchad, 
lettrés  de  Cochinchine  et  du  Tonkin. 

Donc,  le  projet  Gallois  est  antifusionniste^  et  on  ne  peut  que 
l'approuver  sur  ce  point.  Mais,  tout  en  conservant  aux  troupes 
coloniales  une  stricte  autonomie,  il  vise  à  un  rattachement  au 
ministère  de  la  Guerre  beaucoup  plus  étroit  que  par  le  passé. 


L'N    PKOJET    DE    KÉOBGAMSATIUN    DE   l'aKMÉE    COLONIALE  293 

Quels  sont  les  organes  qui,  à  l'heure  actuelle,  assurent  le  fonc- 
tionnement de  ces  troupes,  c'est-à-dire  leur  existence  dans 
l'armée?  Ils  se  réduisent  à  une  direction  d'arme  qui,  par  ses 
attributions,  devrait  être  une  chambre  d'enregistrement  et  un 
bureau  chargé  des  mutations  du  personnel.  Un  seul  officier, 
du  grade  de  capitaine,  est  détaché  à  l'état-major  de  l'armée, 
un  autre  à  la  section  d'Afrique.  11  n'existe  aucun  organe  d'étude 
pour  mettre  au  point  tant  de  questions  restées  en  suspens  : 
coopération  de  l'armée  coloniale  à  la  défense  de  la  métropole, 
répartition  des  unités  européennes  et  indigènes  dans  les 
diverses  possessions,  défense  des  colonies  au  cours  d'une 
grande  guerre.  Le  Comité  consultatif  de  défense  des  colonies, 
institué  en  1902,  est  strictement  confiné  dans  des  problèmes 
d'organisation  locale,  et  comme  son  nom  l'indique,  il  est  sim- 
plement consulté  sans  que  ses  travaux  aient  force  de  loi. 

Dans  la  réalité,  la  direction  des  troupes  coloniales  se  charge 
de  toutes  les  questions  qui  intéressent  le  recrutement  des 
troupes,  l'avancement  des  officiers  et  des  sous-officiers,  la  créa- 
tion des  unités  nouvelles.  Jusqu'à  maintenant  elle  a  suffi,  mal- 
gré son  personnel  des  plus  réduits,  à  cette  lourde  tâche  et  on 
peut  dire  que,  depuis  1911,  elle  a  réalisé  de  véritables  tours 
de  force  en  faisant  surgir  des  légions  du  sol  africain.  En  moins 
d'un  an  elle  a  mis  sur  pied  la  valeur  d'un  corps  d'armée  pour 
le  Maroc  (6  régiments  mixtes,  2  bataillons  indépendants,  7  bat- 
teries d'artillerie,  6  compagnies  de  conducteurs,  1  escadron  de 
spahis).  En  même  temps  elle  a  créé  11  compagnies  nouvelles 
de  tirailleurs  sénégalais  à  Dakar;  à  la  fin  de  1914,  elle  en  cons- 
tituera 1 3  autres  de  manière  à  former  dans  le  Cayor  la  brigade 
noire  qui  servira  de  réservoir  de  recrutement  et  d'instruction 
tout  en  constituant  une  forte  unité  de  combat  pouvant  être,  du 
jour  au  lendemain,  transportée  sur  un  point  quelconque  du 
globe. 

La  direction  des  troupes  coloniales  a  de  même  formé  un 
deuxième  bataillon  sénégalais  pour  l'Algérie  et  de  nombreuses 
compagnies  pour  la  Côte  d'Ivoire  et  l'Afrique  Equatoriale. 
Mais,  pour  toutes  ces  créations,  il  fallait  des  cadres  et  pour 
avoir  des  cadres,  il  fallait  des  soldats  européens  dont  le  recru- 
tement devenait  de  plus  en  plus  difficile.  Grâce  à  une  propa- 
gande fort  intelligemment  conduite,  la  crise,  de  ce  côté-là,  fut 
conjurée;  le  1*"'  octobre  1912,  il  manquait  environ  7.000  hommes 
aux  troupes  coloniales  :  six  mois  plus  tard  il  fallut  refuser  des 
engagements.  Pour  entretenir  ce  courant  favorable,  les  régi- 
ments stationnés  en  France  reçurent  des  garnisons  meilleures, 
la  solde  double  fut  accordée  aux  sous-officiers  servant  aux  co- 


294  QUESTIONS    DIPLOMATIQUKS    ET    COLONIALES 

lonies,  la  médaille  coloniale  sans  agrafe  fut  acquise  de  plein  droit 
à  tous  les  soldats  justifiant  de  six  années  de  séjour  dans  les  pos- 
sessions lointaines.  Pour  procéder  à  des  nominations  de  capi- 
taines et  accélérer  l'avancement  sans  appauvrir  les  cadres  infé- 
rieurs, on  créa  200  emplois  nouveaux  d'adjudants-chefs.  Enfin, 
il  ne  faut  pas  oublier  que  les  projets  de  réorganisation  dont 
M.  Gallois  s'est  inspiré  ont  été  élaborés  et  mis  au  point  par 
les  mêmes  bureaux. 

Ces  résultats  sont  le  plus  sûr  témoignage  d'un  effort  inin- 
terrompu et  d'une  clairvoyance  qui  suffiraient  à  justifier  le 
maintien  des  attributions  de  la  direction  des  troupes  coloniales. 
Le  projet  Gallois  demande  pourtant  l'institution  d'une  section 
spéciale  à  l'état-major  de  l'armée,  chargée  de  l'organisation, 
de  la  mobilisation  et  de  l'emploi  de  ces  troupes  en  France  et 
aux  colonies.  Nous  n'y  voyons  qu'un  avantage,  celui  de  faire 
connaître  un  peu  mieux  l'armée  coloniale  dans  les  hautes 
sphères  militaires  et  de  donner  un  peu  plus  d'unité  aux  vues 
qui  président  à  la  confection  de  nos  lois  de  défense  nationale. 
M.  le  sénateur  Gervais  proposait,  en  1913,  de  constituer  à 
l'état-major  de  l'armée  une  section  de  défense  d'outre-mer 
chargée  de  régler  toutes  les  questions  militaires  intéressant 
non  seulement  les  colonies,  mais  l'Algérie,  la  Tunisie  et  le 
Maroc.  Le  personnel  aurait  été  composé  d'officiers  métropoli- 
tains, coloniaux,  et  d'un  certain  nombre  d'officiers  de  marine. 

Le  projet  Gallois  est  plus  modeste  :  il  se  contente,  en  somme, 
de  créer  un  simple  bureau  d'étude;  la  direction  des  troupes 
coloniales  est  ainsi  considérablement  soulagée,  elle  ne  con- 
serve dans  ses  attributions  que  le  personnel,  l'instruction, 
l'administration  et  la  gestion  budgétaire;  en  un  mot,  son  rôle 
est  exactement  le  môme  que  celui  des  sept  autres  directions 
d'armes.  La  conclusion  inévitable  est  très  heureusement  for- 
mulée. Dans  chaque  colonie,  le  commandant  supérieur  des 
troupes  est  responsable  de  la  défense  vis-à-vis  du  gouverneur 
et  correspond  sous  son  couvert  avec  le  ministère  de  la  Guerre. 
C'est  assez  dire  que  le  gouverneur  est  responsable  de  la  conser- 
vation de  son  territoire  vis-à-vis  du  même  ministre  de  la 
Guerre  et  non  plus  vis-à-vis  de  son  collègue  des  Colonies. 
On  ne  peut  qu'applaudir  à  la  suppression  de  la  dualité  fâ- 
cheuse de  commandement  dont  les  méfaits  ne  se  comptent 
plus.  Peut' être  le  projet  aurait-il  gagné  à  être  plus  explicite 
sur  deux  points  :  il  sera  toujours  nécessaire  de  maintenir  au 
ministère  des  Colonies  des  agents  de  liaison  militaires,  et  d'autre 
part  le  comité  consultatif  de  défense  des  colonies  ne  saurait  être 
supprimé,  car  il  est  composé  de  personnalités  éminentes  dont 


UN   PROJET    DE    REORGANISATION    DE    l'aRMÉE    COLONIALE  29o 

les  avis  resteront  précieux  pour  la  section  spéciale  de  l'état- 
major  de  l'armée. 


Le  titre  II  du  projet  traite  de  l'organisation  et  de  la  compo- 
sition des  troupes  coloniales  et  quelques-uns  de  ses  articles, 
s'ils  sont  adoptés,  pourraient  très  bien  contribuer  à  faire  ces- 
ser la  crise  de  l'encadrement  de  notre  armée  d'outre-mer.  On 
sait  que  de  très  nombreux  officiers  et  sous-ofliciers  rentrent 
dans  la  vie  civile  en  renonçant  à  poursuivre  une  carrière  hono- 
rable sans  doute,  mais  rendue  par  trop  aléatoire  depuis  quelques 
années.  Leur  départ  de  l'armée  accumule  des  difficultés  nou- 
velles :  la  pénurie  de  capitaines  et  surtout  de  lieutenants  a 
pour  effet  de  réduire  le  séjour  en  France  des  officiers,  entre 
deux  séjours  coloniaux,  à  des  durées  inacceptables.  L'avance- 
ment s'est  trouvé  tellement  ralenti  depuis  dix  ans  que  l'accélé- 
ration produite  par  les  départs  anticipés  n'est  pas  encore  très 
sensible  ;  les  capitaines  passent  au  grade  supérieur  à  quinze 
ans  d'ancienneté,  les  lieutenants  à  douze  ans;  les  conditions 
sont  donc,  à  peu  de  chose  près,  les  mêmes  que  dans  les  troupes 
métropolitaines. 

Comment  l'avancement  s'est-il  ralenti  lorsque  les  effectifs 
et  le  chiffre  des  unités  n'ont  cessé  depuis  dix  ans  de  s'accroître? 
C'est  que,  pendant  toute  cette  période,  on  n'a  cessé  de  procéder 
à  des  créations  fictives.  Au  lendemain  de  la  g:u2rre  de  Chine, 
il  fallut  bien  liquider  la  plus  grande  partie  du  corps  expédition- 
naire et  cette  mesure  coïncida  avec  la  pacification  tout  au  moins 
apparente  de  certaines  colonies  dont  les  gouverneurs,  sou- 
cieux d'équilibrer  leur  budget  local,  n'eurent  pas  de  peine  à 
obtenir  l'allégement  de  leur  corps  d'occupation.  Remarquons 
en  passant  qu'il  faut  un  vote  du  Sénat  et  de  la  Chambre  pour 
supprimer  une  compagnie  d'infanterie  métropolitaine,  et  rien 
n'est  plus  logique  ;  au  contraire  il  suffît  d'un  décret  rendu  sur 
la  proposition  d'un  gouverneur  et  du  ministre  des  Colonies  pour 
licencier  un  bataillon,  abandonner  un  point  d'appui  de  la  flotte 
et  laisser  notre  pavillon  sans  défense.  Usant  de  cette  faculté 
dans  des  conditions  d'opportunité  fort  contestable,  les  gouver- 
neurs ont  fait  rayer  d'un  trait  de  plume  la  brigade  de  réserve  de 
Chine,  un  régiment  annamite,  deux  bataillons  à  Madagascar  et 
plusieurs  compagnies  et  batteries  dans  les  îles  du  Pacifique  et 
d'Amérique. 

Deux  ans  plus  tard,  il  fallut  augmenter,  dans  de  fortes  pro- 
portions, les  troupes  sénégalaises  en  Afrique  Equatoriale  ;  puis 
ce  fut  l'expédition  marocaine  qui  réclama  de  nouvelles  unités. 


296  QUESTIONS  DIPLOMATIQUES  ET  COLONIALES 

On  les  créa,  mais  en  prélevant  leurs  cadres  sur  l'ensemble  des 
régiments  stationnés  dans  la  métropole.  Il  n'est  pas  difficile  de 
deviner  les  résultats  de  cette  méthode  économique  :  les  batail- 
lons de  France  furent  aussi  mal  encadrés  que  les  compagnies 
appelées  à  servir  au  loin.  C'est  ainsi  que  le  13"  bataillon  séné- 
galais, constitué  à  800  hommes,  opère  dans  la  région  de  Meknès 
avec  un  chef  de  bataillon,  3  capitaines,  et  2  lieutenants  de 
l'armée  active  ;  fort  heureusement  il  a  4  lieutenants  de  réserve, 
mais,  somme  toute,  il  ira  au  feu  avec  10  officiers  alors  que  les 
régiments  de  ligne  ont  un  cadre  complémenlaire  surabondam- 
ment garni. 

C'est  donc  fort  justement  que  le  projet  Gallois  pose  en  prin- 
cipe que  «  toute  augmentation  de  la  partie  des  troupes  colo- 
«  niales  stationnées  outre-mer  entraîne  obligatoirement  la 
«  création  du  personnel  correspondant  et  de  celui  nécessaire 
(c  pour  sa  relève  ».  Nous  croyons  que  cet  alinéa  pourrait  être 
heureusement  complété  par  la  disposition  suivante  :  «  Pareil- 
«  lement,  toute  création  d'unités  de  l'armée  noire  stationnées 
«  en  Algérie  et  au  Maroc  entraînera  obligatoirement  la  créa- 
«  tion  d'unités  de  dépôt  en  Afrique  Occidentale  ».  Il  ne  serait 
pas  inutile  de  trancher  la  question  des  «  réservoirs  »  pour 
mettre  fin  aux  procédés  actuels.  On  sait  que  la  plupart  des 
bataillons  sénégalais  envoyés  dans  l'Afrique  du  Nord  ont  été 
recrutés  à  la  hâte,  à  peine  débourrés  et  embarqués  après 
quelques  semaines  d'existence  militaire.  Il  est  grand  temps  de 
recourir  à  la  méthode  employée  par  le  19^  corps  et  la  division 
de  Tunisie  qui  n'envoient  plus  au  Maroc  que  des  bataillons 
indigènes  soigneusement  exercés  pendant  un  an.  L'armée 
coloniale  aurait  bien  voulu  pouvoir  agir  de  même  ;  faute  de 
crédits,  elle  a  dû  tout  improviser. 

Ces  créations  effectives  et  non  plus  fictives,  jointes  à  la  péré- 
quation des  grades  réclamée  par  le  projet,  suffiront-elles  à 
conjurer  la  crise  de  l'avancement  ?  Nous  croyons  qu'en  pareille 
matière  le  législateur  fera  fausse  route  chaque  fois  qu'il  ne 
placera  pas  la  question  sur  son  véritable  terrain.  Il  eiitété  plus 
simple  et  plus  radical  de  décréter  que  tout  officier  des  troupes 
coloniales  ne  resterait  sous  aucun  prétexte  lieutenant  pendant 
plus  de  huit  ans  et  capitaine  pendant  plus  de  douze  ans;  le 
corollaire  immédiat  aurait  été  le  départ  anticipé  du  nombre 
nécessaire  de  capitaines  et  d'officiers  supérieurs  ou  généraux 
pour  que  les  nominations  envisagées  puissent  être  faites.  La 
mesure  est  d'autant  plus  facile  à  réaliser  dans  Tarmée  coloniale 
que  les  retraites  y  sont  avantageuses  et  que  les  officiers  fati- 
gués n'y  manquent  pas  ;  beaucoup   demandent  à  partir  après 


UN    PROJET    DE    RÉORGANISATION    DE    l'aRMÉE    COLONIALE  297 

vingt  ans  de  services  pourvu  qu'on  les  décore.  Il  n'entrait  pas 
dans  le  projet  Gallois  de  régler  la  question  de  l'avancement  ; 
toutefois  certaines  de  ses  dispositions  y  visent  d'une  façon 
manifeste.  Pourquoi  ne  pas  profiter  de  l'occasion  pour  essayer 
de  mettre  au  point  ce  problème  en  faisant  intervenir  un  texte 
efficace  ? 

L'article  8  ouvre  le  service  colonial  à  la  Légion  étrangère, 
aux  bataillons  d'infanterie  légère  d'Afrique  et  aux  régiments  de 
tirailleurs  indigènes  d'Alg'érie  et  de  Tunisie.  Cette  disposition 
est  toute  platonique;  tant  que  durera  la  conquête  du  Maroc,  il 
ne  faudra  guère  songer  à  faire  intervenir  l'armée  d'Afrique 
dans  nos  possessions  lointaines.  L'article  9  a  de  grandes 
chances  de  n'être  pas  voté.  Que  dit-il?  Que  les  officiers  géné- 
raux de  l'armée  coloniale  pourront  être  pourvus  d'emplois  ou 
de  commandements  dans  l'armée  métropolitaine.  Mais  les 
généraux  de  l'armée  métropolitaine?  ils  pourront  être  égale- 
ment pourvus  d'emplois  et  de  commandements  dans  les  troupes 
coloniales,  «  aux  colonies  seulement,  dans  des  circonstances 
«exceptionnelles  et  en  raison  de  leurs  services  antérieurs 
((  outre-mer  )>.  Disons-le  bien  haut,  l'article  9  est  inacceptable 
même  pour  les  plus  fervents  amis  de  l'armée  coloniale.  Il  doit 
y  avoir  réciprocité  complète  dans  les  droits  au  commandement 
pour  les  généraux  des  deux  parties.  Les  généraux  des  troupes 
coloniales  sont  les  premiers  à  proclamer  très  haut  le  bénéfice 
qu'ils  retirent  d'un  contact  étroit  avec  les  troupes  métropo- 
litaines ;  quant  aux  généraux  métropolitains,  ils  n'ont  pas  à 
être  exclus  du  commandement  éventuel  des  brigades  ou  des 
divisions  coloniales  dans  la  métropole.  Que  les  deux  armées 
conservent  leur  autonomie,  soit  ;  mais  qu'elles  apprennent 
aussi  à  se  mieux  connaître  pour  éviter  de  transformer  un  esprit^ 
de  corps  très  légitime  en  un  particularisme  étroit  et  mesquin. 


Si  nous  passons  au  titre  III  qui  traite  du  recrutement  et  des 
réserves,  nous  trouvons  plusieurs  innovations  singulièrement 
heureuses.  A  toutes  les  sources  de  recrutement  offertes  par  la 
loi  de  1900,  le  projet  en  ajoute  deux  nouvelles  qui  sont  loin 
d'être  néfirligeables. 

La  première  est  alimentée  par  l'incorporation  des  jeunes 
gens  du  contingent  métropolitain  affectés  aux  troupes  colo- 
niales par  les  commandements  de  recrutement.  On  sait  que  la 
loi  de  r913,  en  élevant  à  trois  ans  la  durée  du  service,  a  fixé  à 
140  hommes  l'effectif  minimum  de  la  compagnie  d'infanterie 


298  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

coloniale;  mais  les  recrues  provenant  du  conting^ent  annuel  ne 
pouvaient  être  appelées  à  servir  sans  leur  consentement  au  delà 
des  mers.  Le  projet  Gallois  maintient  cette  disposition,  sauf 
pour  les  unités  stationnées  en  Algérie^  en  Tunisie  et  au 
Maroc.  Cette  restriction  est  importante,  car  elle  permet  d'as- 
surer la  relève  des  bataillons  coloniaux  du  Maroc  dans  les 
mêmes  conditions  que  la  relève  des  unités  de  l'armée  d'Afrique. 
C'est  précisément  ce  que  nous  demandions  ici  même  au  com- 
mencement de  l'année  (1). 

Les  engagés  et  les  rengagés  peuvent  donc  être  en  grande 
partie  réservés  pour  Madagascar  et  l'Extrême-Orient.  La 
deuxième  source  de  recrutement  proposée  par  l'honorable 
M.  Gallois  et  ses  collègues  est  aussi  appréciable  et  elle  possède 
l'avantage  de  régler  définitivement  la  question  du  recrutement 
des  créoles,  auquel  une  lamentable  expérience  vient  de  conférer 
une  triste  célébrité.  Le  contingent  annuel  de  la  Guadeloupe,  de 
la  Martinique  et  de  la  Réunion  serait  incorporé  en  partie  aux 
colonies,  en  partie  en  France  dans  les  troupes  métropolitaines 
et  coloniales.  Cette  rédaction  est  acceptable  si  la  deuxième 
partie  du  contingent  approche  de  très  près  le  chiffre  zéro.  Le 
recrutement  des  créoles  ne  mérite  sans  doute  ni  l'excès  d'hon- 
neur que  lui  témoignaient  quelques  parlementaires,  ni  l'excès 
d'indignité  dont  on  s'est  empressé  d'accabler  un  essai  mal- 
heureux. Les  recrues  de  nos  anciennes  colonies  sont  utilisables, 
mais  sous  d'autres  cieux  que  les  nôtres.  Conservons-les  dans 
leur  pays  ou  bien  encore  envoyons-les  au  Sénégal  et  à  Mada- 
gascar, où  le  climat  leur  sera  plus  clément. 

L'article  15  concernant  les  engagements  et  rengagements 
spécifie  que  les  avantages  pécuniaires  consentis  aux  rengagés 
des  troupes  coloniales  seront  toujours  supérieurs  aux  avantages 
consentis  aux  rengagés  des  troupes  métropolitaines  et  de 
l'armée  d'Afrique.  Nous  croyons  avoir  démontré,  dans  un  pré- 
cédent article  dont  nous  parlons  plus  haut,  que  cette  mesure 
est  indispensable  si  Ton  ne  veut  pas  tarir  de  parti  pris  le 
recrutement  des  soldats  de  carrière  appelés  à  mener  l'existence 
la  plus  rude.  Les  autres  dispositions  du  projet  ne  présentent 
plus  le  même  intérêt,  à  l'exception  de  l'article  19  qui  restreint 
au  rôle  de  police  urbaine  les  différentes  milices  à  la  solde  des 
budgets  locaux.  La  question  a  déjà  fait  couler  beaucoup  d'encre. 
Va-t-on  la  résoudre?  Nous  ne  le  croyons  pas. 

L'origine    des   milices  remonte  aux    premiers  jours  de  la 


fl)  Le    recrutement  des  équipages    de  la    flotte    et  de    l'armée  coloniale.  Quest. 
bipi.  et  Col.,  16  janvier  1914. 


UN    l'HOJET   DE    RÉORGANISATION    DE    l'aRMÉE    COLONIALE  299 

conquête,  dès  qu'on  installe  une  administration  civile  dans 
une  colonie.  L'administrateur  ne  peut  se  passer  de  la  force 
armée  pour  garder  sa  résidence,  exercer  la  police  de  sa  cir- 
conscription, percevoir  les  impôts.  Voilà,  dira-t-on,le  rôle  de 
la  gendarmerie;  mais  la  gendarmerie  n'existe  pas  ou  presque 
pas.  Alors,  faudra-t-il  prêter  à  chaque  administrateur  un 
peloton  ou  une  compagnie  indigène  avec  ses  cadres?  On  pré- 
voit aussitôt  les  conflits  inévitables,  et  nous  ne  croyons  pas 
qu'il  soit  du  rôle  des  forces  régulières  d'accomplir  une  besogne 
qui  n'a  rien  du  tout  de  militaire.  Ou  bien  il  faudra  organiser 
solidement  une  gendarmerie  franco-indigène,  ou  bien  il  faudra 
conserver  l'institution  de  la  milice,  malgré  toutes  ses  défec- 
tuosités. La  solution  la  plus  judicieuse  nous  paraît  avoir  été 
trouvée  par  M.  Merlaud-Ponty,  le  très  distingué  gouverneur  de 
l'Afrique  Occidentale  Française.  Dans  toutes  les  régions  sou- 
mises à  l'administration  civile  où  les  populations  étaient  encore 
turbulentes,  il  a  placé  des  «  brigades  indigènes  »,  organisées 
sur  le  modèle  des  compagnies  sénégalaises,  encadrées  par  un 
personnel  européen  tout  entier  emprunté  à  l'infanterie  colo- 
niale. Partout  ailleurs  les  «  gardes-cercles  »,  placés,  ceux-là, 
sous  l'autorité  directe  des  administrateurs,  assurent  la  police 
urbaine  et  rurale  des  circonscriptions  et  l'on  ne  saurait  se 
passer  de  leurs  services.  Le  projet  Gallois  aurait  donc  gagné  à 
être  plus  précis  sur  ce  point  en  donnant  les  grandes  lignes  de 
l'organisation  de  la  force  armée  aux  colonies,  que  l'on  verrait 
très  bien  décomposée  en  trois  échelons  :  les  troupes  régulières, 
les  brigades  indigènes  avec  un  encadrement  fourni  par  l'armée, 
enfin  la  gendarmerie  coloniale  composée  d'anciens  tirailleurs 
encadrés  par  des  gendarmes  de  la  métropole. 

* 

L'adoption  du  projet  Gallois  apporterait,  croyons-nous,  de 
sérieuses  améliorations  à  la  situation  fâcheuse  dans  laquelle  se 
trouve  l'armée  coloniale.  Il  remédierait  à  la  crise  du  recrute- 
ment, et  dans  une  certaine  mesure,  à  la  crise  de  l'avancement. 
La  création  d'une  section  spéciale  à  l'état-major  de  l'armée 
empêcherait  le  retour  des  fâcheux  à-coups  dont  nos  troupes 
coloniales  ont  tant  souffert  depuis  quinze  ans. 

Mais  pourquoi  ces  à-coups  se  sont-ils  produits?  Tout  sim- 
plement parce  que  la  loi  de  1900  a  été  extrêmement  vague  sur 
la  plupart  des  points,  parce  qu'elle  a  laissé  dans  l'ombre  tous 
les  problèmes  délicats,  parce  qu'elle  n'a  pas  été  accompagnée 
d'une  loi  des  cadres  et  des  effectifs.  Elle  reposait  en  matière  de 


300  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

recrutement  sur  un  optimisme  inébranlable  et  sur  des  proba- 
bilités. Elle  prétendait  Hve  un  statut  légal,  mais  elle  n'a  donné 
à  Farmée  coloniale  que  le  moyen  légal  de  mourir  d'inanition. 
Il  fallait  donc  chercher  autre  chose  et  quelque  chose  de  plus 
précis.  M.  Gallois  a  trouvé  l'essentiel  ;  mais  nous  ne  croyons 
pas  critiquer  son  œuvre  en  faisant  toutes  nos  réserves  sur  les 
rares  points  de  détail  que  nous  avons  signalés  plus  haut.  Nous 
sommes  persuadés  qu'en  serrant  de  plus  près  les  différentes 
questions,  l'honorable  député  des  Ardennes  parviendrait  vite 
à  compléter  des  dispositions  excellentes.  Pourquoi  ne  profite- 
rait-il pas  d'une  occasion  unique  pour  régler  d'une  manière 
définitive  trois  difficultés  considérables  de  l'heure  présente  : 
le  réservoir  de  l'armée  noire,  l'avancement  des  officiers  et 
l'organisation  de  la  force  armée  aux  colonies?  Nous  avons 
simplement  esquissé  les  grands  traits  du  programme  qu  il  faut 
aborder  coûte  que  coûte.  M.  Gallois  et  ses  collègues  de  la  Com- 
mission de  l'armée  sont  tout  à  fait  qualifiés  pour  accomplir 
une  œuvre  durable  en  donnant  au  pays  une  armée  coloniale 
plus  nombreuse,  plus  solidement  encadrée,  mieux  adaptée  en 
un  mot  à  la  tâche  glorieuse  qui  l'attend  et  qui  durera  de  lon- 
gues années  encore,  au  Maroc  et  dans  nos  possessions  loin- 
taines. 

A.NDRÉ  Dlssal'ge. 


CHRONIQUES   DE   LA  QUINZAINE 


L'ENSEIGNEMENT  FRANÇAIS  EN   EGYPTE 


Le  gouvernement  égyptien  vient  de  publier  une  statistique  sco- 
'  laire  établie  au  mois  de  décembre  1912,  Il  est  intéressant  d'en  extraire 
les  chiffres  qui  concernent  les  établissements  français  d'instruction 
et  de  constater,  à  l'aide  de  ce  document  officiel,  que  notre  enseigne- 
ment continue  à  être  en  pleine  prospérité  en  Egypte.  Contrairement 
à  ce  que  l'on  pourrait  être  tenté  de  croire,  l'occupation  anglaise  n'a 
aucunement  arrêté  l'extension  de  nos  institutions  scolaires,  de  sorte 
'que  notre  langue  est  toujours  presque  universellement  parlée  et 
notre  culture  très  largement  répandue  dans  ce  pays  auquel  tant  et 
de  si  anciennes  traditions  nous  attachent. 

Sur  un  total  de  328  écoles  étrangères  actuellement  installées  en 
Egypte,  145  sont  françaises.  Pour  apprécier  pleinement  la  valeur  de 
ce  chiffre,  il  y  a  lieu  de  le  comparer  à  celui  des  établissements  simi- 
laires étrangers  :  45  écoles  italiennes,  42  grecques,  37  anglaises, 
32  américaines  et  4  allemandes.  Non  seulement  nos  institutions  sont 
particulièrement  nombreuses,  mais  elles  continuent  à  se  développer, 
car  on  n'en  comptait  encore  que  85  en  1906.  L'augmentation  du 
nombre  de  leurs  élèves  prouve,  d'une  façon  bien  plus  éloquente 
encore,  combien  elles  sont  florissantes.  Elles  ne  comptentaujourd'hui 
pas  moins  de  22.175  élèves  fl3.416  garçons  et  8,759  filles)  contre 
14.785  en  1906.  Les  autres  établissements  étrangers  arrivent  bien 
loin  derrière  nous  :  ce  sont  les  écoles  grecques  avec  7.142  élèves, 
italiennes  (6.888),  américaines  (5.303),  anglaises  (2.636),  etc.. 
Parmi  nos  22.175  élèves,  18.032  forment  l'apport  des  écoles  congré- 
ganistes,  2.132  celui  des  écoles  libres  et  1.636  celui  des  établisse- 
ments laïques  proprement  dits,  pour  suivre  la  classification  adoptée 
dans  cette  statistique  officielle;  il  est  également  intéressant  de 
signaler  que  7.000  d'entre  ces  enfants  reçoivent,  à  l'abri  de  notre 
drapeau,  une  instruction  entièrement  gratuite. 

Ce  sont  là  de  très  beaux  résultats  qui  méritent  toute  notre 
admiration.  On  est  heureux  de  les  enregistrer  et  on  ne  saurait  trop 
les  faire  connaître  afin  d'encourager  les  efTorts  des  artisans,  souvent 
fort  modestes,  de  notre  influence  auxquels  nous  en  sommes  rede- 
vables. 

Les  principaux  centres  des  écoles  françaises  sont  le  Caire,  avec 


3(>2  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

49  établissements  et  9.300  élèves,  et  Alexandrie,  avec  29  établisse- 
ments et  6.500  élèves.  C'est  dans  cette  dernière  ville  qu'a  débuté, 
dès  1844,  notre  pénétration  scolaire  en  Egypte  par  la  fondation 
d'écoles  des  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  et  des  Filles  de  la  Charité. 
Il  semble  qu'aujourd'hui  le  Caire  soit  devenu  un  centre  plus  propice 
pour  la  diffusion  de  notre  enseignement,  car  nos  institutions  y  ont 
plus  que  doublé  depuis  1901,  tandis  qu'elles  sont  restées  à  peu  près 
stationnaires  à  Alexandrie.  Indépendamment  de  ces  deux  grands 
centres,  particulièrement  importants,  on  compte  16  autres  écoles 
françaises  en  Basse-Egypte  et  32  en  Haute-Egypte  avec  un  total  d'en- 
viron 2.250  élèves  pour  chaque  groupement. 

Parmi  ces  établissements,  l'Ecole  française  de  Droit  du  Caire 
mérite  une  mention  spéciale.  Fondée  en  1891,  elle  compte  mainte- 
nant plus  de  375  étudiants.  A  côté  d'elle,  l'Ecole  khédiviale  de  Droit 
réunit  272  étudiants,  dont  220  suivent  les  cours  de  la  section  fran- 
çaise. Il  n'est  également  que  juste  de  faire  ici  l'éloge  des  Frères  des 
Ecoles  chrétiennes,  dont  les  établissements  très  appréciés  en  Egypte 
ont  une  clientèle  particulièrement  nombreuse.  Une  bonne  part  de 
nos  succès  leur  sont  dus.  Ils  possèdent  notamment  à  Alexandrie  et 
au  Caire  plusieurs  grandes  écoles  dont  le  nombre  d'élèves  dépasse 
souvent  3  à  400  élèves.  On  sait  que  la  mission  laïque  entretient  de- 
puis peu  un  lycée  prospère  à  Alexandrie  et  un  autre  au  Caire,  où  se 
trouve  également  une  seconde  institution  laïque  française.  En  ce 
qui  concerne  l'éducation  des  jeunes  filles,  les  Filles  de  la  Charité, 
les  Sœurs  du  Bon-Pasteur,  les  Sœurs  de  Saint-Joseph,  etc.,  riva- 
lisent de  zèle  avec  quelques  écoles  libres. 

Il  ne  faut  cependant  pas  se  dissimuler  que  le  gouvernement  anglo- 
égyptien  cherche  de  plus  en  plus  à  imposer  la  langue  anglaise.  On 
ne  saurait  lui  en  faire  un  grief.  Si  le  nombre  des  écoles  anglaises 
est  très  restreint,  il  ne  faudrait  pas  cependant  s'en  étonner  outre 
mesure,  car  l'anglais  est  enseigné  dans  les  écoles  gouvernementales 
égyptiennes.  Nos  écoles  sont,  de  leur  côté,  obligées  de  faire  à  l'an- 
glais une  part  de  plus  en  plus  large  dans  leurs  programmes  afin  de 
permettre  à  leurs  élèves  de  se  présenter  utilement  aux  examens 
officiels  et  de  pouvoir  plus  facilement  se  procurer  une  situation. 
Quoi  qu'il  en  soit,  notre  langue  continue  à  être,  en  Egypte,  ensei- 
gnée de  telle  façon  que  les  22.000  élèves  qui  fréquentent  actuelle- 
ment nos  écoles  en  sortiront  en  la  parlant  couramment.  En  outre, 
ils  auront  été  formés  par  des  maîtres  français  qui  leur  auront  appris 
à  aimer  notre  pays. 

R.    TiSLER. 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


La  démarche  collective  des  puissances  à,  Athènes 
et  à  Constantinople. 

Les  gouvernements  de  la  Triple  Entente  et  de  la  Triple  Alliance 
ayant  pu  enfin  se  mettre  d'accord  pour  la  rédaction  de  la  Note  col- 
lective à  remettre  à  la  Grèce  et  à  la  Turquie  concernant  les  îles  de 
l'Egée  etl'Epire,  la  double  démarche  a  été  faites  à  Athènes  le  ven- 
dredi 13  février  et  à  Constantinople,  le  lendemain  samedi  14.  Les 
deux  communications  sont  identiques:  les  puissances  remettent  à  la 
Grèce  toutes  les  îles  de  la  mer  Egée  occupées  par  elle,  à  l'exception 
de  Tenedos,  d'Imbros  et  de  Castelorizo  qui  doivent  être  restituées  à 
la  Turquie;  la  Grèce  devra  s'engager  à  ne  pas  fortifier  lesdites  îles 
et  à  ne  les  utiliser  pour  aucun  but  naval  ou  militaire,  elle  devra 
prendre  des  mesures  effectives  pour  prévenir  la  contrebande  entre 
les  îles  et  le  continent  ottoman,  elle  devra  donner  des  garanties 
suffisantes  au  sujet  de  la  protection  des  minorités  musulmanes  dans 
ses  nouvelles  possessions  ;  l'attribution  définitive  à  la  Grèce  des  îles 
que  les  grandes  puissances  décident  de  laisser  en  sa  possession  ne 
deviendra  d'ailleurs  effective  que  lorsque  les  troupes  grecques 
auront  évacué  les  territoires  assignés  à  l'Albanie  en  vertu  du  pro- 
tocole de  Florence  en  date  du  17  décembre  1913  et  lorsque  le  gou- 
vernement grec  se  sera  formellement  engagé  à  n'opposer  et  à  ne 
soutenir  aucune  résistance  à  l'état  de  choses  établi  par  les  puis- 
sances dans  l'Albanie  du  Sud;  l'évacuation  commencera  le  i'^'"  mars 
par  le  caza  de  Koritza  et  l'île  de  Saséno  et  devra  être  achevée  le 
31  mars  par  le  départ  des  troupes  helléniques  du  caza  de  Delvino. 
La  note  remise  à  Athènes  se  termine  par  l'expression  de  la  confiance 
des  six  puissances  «  que  les  décisions  ci-dessus  seront  loyalement 
«  respectées  par  le  gouvernement  grec  ».  La  communication  faite  à 
la  Porte  conclut  par  ces  mots  :  «  La  Grèce  reçoit  des  six  puissances 
«  l'assurance  que  ces  décisions  seront  loyalement  respectées  par  le 
"  gouvernement  ottoman.  » 

La  réponse  de  la  Turquie  et  de  la  Grèce  aux  puissances. 

Dès  le  15  février  la  Turquie  a  remis  aux  Puissances  sa  réponse  à 
leur  Note  collective.  Cette  réponse  témoigne  de  dispositions  que  l'on 
ne  pouvait  attendre  plus  raisonnables,  étant  données  les  circon- 
stances. En  voici  le  texte: 

Le  grand-vizir,  ministre  des  Affaires  étrangères  de  Sa  Majesté  impé- 
riale le  sultan,  déclare  avoir  reçu  la  note  collective  du  14  du  courant» 


."{04  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

signée  par  les  amliassadeurs  d'Autriche-Hongrie,  d'Italie,  d'Angleterre  et 
les  chargés  (FaiVaires  de  France,  d'Allemagne  et  de  Russie. 

Le  gouvernement  impérial  ayant  donné  mandat  à  l'Europe  de  décider 
<lu  sort  des  îles  a  expliqué  plusieurs  fois  les  considérations  qui  exigeaient 
le  maintien  en  la  possession  ottomane  des  îles  avoisinantles  Dardanelles 
et  des  îles  qui  faisaient  partie  de  l'Asie  Mineure. 

Le  gouvernement  impérial  espérait  que  les  grandes  puissances  profi- 
teraient de  ce  mandat  de  façon  à  résoudre  la  question  des  îles  suivant  les 
intérêts  réels  des  parties  intéressées. 

Le  gouvernement  impérial  constate  avec  regret  que  les  six  grandes 
puissances  n'ont  pas  pris  en  considération  les  hesoins  vitaux  de  l'empire 
et  n'ont  pas  donné  à  cette  question  une  solution  évitant  toutes  sortes  de 
graves  difficultés. 

Le  gouvernement  impérial,  conscient  de  son  devoir  et  appréciant  à  leur 
haute  valeur  les  bienfaits  de  la  paix,  tout  en  prenant  acte  de  la  décision 
des  puissances  concernant  les  îles  d'Imbros,  de  Tenedos  et  de  Castel- 
lorizo,  cherchera  à  assurer  la  réalisation  juste  et  légitime  de  ses  de- 
mandes. 

De  son  côté  le  gouvernement  hellène  a  remis  aux  puissances  la 
Note  réponse  suivante,  dont  voici  le  texte  officiel  : 

Conscient  des  engagements  que  la  Grèce  a  assumés  par  les  traités  de 
Londres,  et  d'Athènes,  ainsi  que  de  la  connexité  établie  entre  la  question 
des  frontières  méridionales  de  l'Albanie  et  celle  des  îles  de  la  mer  Egée, 
le  gouvernement  de  Sa  Majesté  hellénique  apprécie  à  leur  juste  valeur  les 
résolutions  d'ordre  européen,  auxquelles  les  puissances  ont  abouti  dans 
la  question  des  îles  occupées  par  la  Grèce  et  dans  celle  delà  délimitation 
gréco-albanaise. 

Le  gouvernement  royal,  tout  en  exprimant  sa  reconnaissance  de  la 
solution  équitable,  conforme  d'ailleurs  aux  intérêts  bien  compris  des  deux 
pays,  que  les  puissances  ont  donnée  à  la  question  des  îles  qu'il  occupe, 
prend  acte  de  l'attribution  de  ces  îles  au  royaume  hellénique,  à  l'exception 
d'Imbros  et  Tenedos  ainsi  que  de  Castellorizo,  lesquelles  devront  être 
restituées  à  la  Turquie. 

Le  gouvernement  royal  déclare  qu'il  est  prêt  à  se  conformer  à  la  déci- 
sion des  puissances,  d'après  laquelle  des  garanties  satisfaisantes  devront 
leur  être  données,  ainsi  qu'à  la  Turquie,  que  ces  îles  ne  seront  ni  for- 
tifiées, ni  utilisées  pour  aucun  but  naval  ou  militaire.  Comme  contre- 
partie naturelle  de  ces  obligations  qui  lui  sont  imposées  le  gouvernement 
royal  ne  doute  point  que  les  puissances  voudront  décider,  en  réalisation 
du  régime  établi,  que  ces  mêmes  iles  ne  pourront  jamais  être  l'objet  d'une 
attaque  ou  d'une  opération  hostile  quelconque,  navale  ou  militaire,  et  que 
des  mesures  d'un  caractère  agressif  ne  seront  pas  prises  le  long  de  la  côte 
de  l'Asie  Mineure  faisant  face  à  ces  îles. 

Le  gouvernement  royal  est  prêt  à  donner  à  la  Turquie  les  garanties  ci- 
dessus,  formulées  dans  la  déclaration  qui  lui  a  été  faite  par  les  puissances, 
aussitôt  que  la  Turquie  déclarera  qu'elle  se  conformera  aux  communi- 
cations des  puissances. 

Enfin,  le  gouvernement  royal  ne  manquera  pas  de  prendre  des  mesures 
elTectives  en  vue  de  prévenir  la  contrebande  entre  les  îles  et  le  continent 
ottoman  et  donnera  toutes  les  garanties  satisfaisantes,  prévues  d'ailleurs 
déjà  par  la  Constitution  du  royaume  et  le  traité  d'Athènes,  pour  la  pro- 
tection des  minorités  musulmanes  dans  les  îles  attribuées  à  la  Grèce  par 


CES   AFFAIRES  d'ORIENT  305 

la  décision  des  puissances,  en  se  faisant  un  devoir  d'accepter  sur  ces  points 
encore  les  décisions  des  puissances. 

Le  gouvernement  royal  a  le  droit  d'espérer  que,  lors  de  la  restitution  à 
la  Turquie  d'Imbros,  de  Tenedos  et  de  Castellorizo,  les  puissances  vou- 
dront liien  demander  au  gouvernement  impérial  ottoman  des  garanties 
efficaces  afin  que  leurs  populations  grecques,  se  trouvant  dans  la  pénible 
nécessité  de  renoncer  à  leur  condition  actuelle,  conservent  les  libertés 
ecclésiastiques,  scolaires  et  autres  dont  elles  ont  toujours  joui.  Il  est 
nécessaire  de  noter  que  Castellorizo  fait  partie  du  Dodécanèse,  et  a  tou- 
jours participé  à  un  régime  privilégié.  En  conséquence,  il  est  en  droit 
d'espérer  qu  il  bénéficiera  du  régime  que  les  puissances,  en  temps  voulu, 
voudront  bien  assurer  à  ces  îles,  lorsqu'elles  décideront  de  leur  sort. 

II  va  sans  dire  aussi  que  parmi  les  dispositions  du  traité  d'Athènes  qui, 
automatiquement  auront  leur  application  sur  les  îles  que  la  Grèce  acquiert, 
l'amnistie  convenue  entre  la  Grèce  et  la  Turquie  par  l'article  2  dudit 
traité  de  paix,  sera  également  appliquée  dans  toute  sa  plénitude  aux  trois 
îles  précitées,  dont  les  habitants  ou  les  originaires  ne  pourront  d'aucune 
manière  être  molestés  en  raison  d'aucun  acte  ayant  une  relation  quelcon- 
que avec  la  guerre,  ou  de  sentiments  qu'ils  auraient  pu  manifester  en 
faveur  de  l'union  au  royaume  hellénique. 

La  Grèce  ne  saurait  dissimuler  la  douleur  qu'elle  ressent  de  voir  aban- 
donner ces  trois  îles  qui  avaient  les  mêmes  droits  que  les  autres  pour 
aspirer  à  l'union  avec  la  mère-patrie. 

Le  gouvernement  royal  a  pris  connaissance  du  protocole  de  Florence  du 
17  décembre  1913,  constituant  les  limites  méridionales  de  l'Etat  albanais 
ainsi  que  du  désir  des  puissances  que  l'île  de  Saséno  soit  incorporée  à 
l'Albanie. 

Quelle  que  soit  la  douleur  qu'elle  ressent  de  devoir  se  séparer  de  régions 
de  culture  et  de  conscience  nationale  grecques  depuis  des  milliers  d'an- 
nées, et  de  populations  grecques  qui,  après  tant  de  siècles  viennent  de 
saluer  avec  un  sentiment  de  patriotisme  incoercible  leur  rétablissement 
national,  la  Grèce  se  conformant  aux  décisions  des  puissances,  donnera 
l'ordre  à  ses  troupes  d'évacuer  dans  le  délai  fixé  les  territoires  assignés  à 
l'Albanie. 

Le  gouvernement  royal  prend  dès  à  présent  l'engagement  formel  de 
n'opposer  aucune  résistance  et  de  ne  soutenir  ni  encourager,  directement 
ou  indirectement,  aucune  résistance  d'aucun  genre  à  l'état  de  choses  établi 
par  les  six  puissances  dans  l'Albanie  du  Sud. 

L'île  de  Saséno  ne  pouvant  être  cédée,  d'après  la  Constitution  du 
royaume,  qu'en  vertu  d'une  loi,  le  gouvernement  royal  promet  d'introduire 
incessamment  devant  la  Chambre  le  projet  de  loi  y  relatif. 

Toutefois,  le  gouvernement  royal  a  l'honneur  d'attirer  l'attention  des 
six  grandes  puissances  sur  l'opportunité  qu'il  y  aurait  pour  des  considé- 
rations ethnologiques,  stratégiques  et  économiques  que  certains  villages 
de  la  vallée  d'Argyrocastro,  conformément  à  l'annexe  A,  fussent  incor- 
porés dans  la  Grèce.  En  échange,  le  gouvernement  royal  est  disposé,  d'un 
côté  à  une  rectification  des  frontières,  indiquée  d'ailleurs  par  la  configu- 
ration géographique  qui  prolongerait  la  côte  albanaise  jusqu'au  cap  de 
Pagania,  et  de  l'autre,  à  remettre  à  l'Albanie  le  somme  de  2.500.000  francs. 
En  outre,  le  gouvernement  royal  se  considère  en  droit  de  demander  aux 
puissances  que  des  garanties  suffisantes  et  efficaces  soient  données  aux 
populations  grecques,  revenant  à  l'Albanie,  pour  leur  langue,  leur  organi- 
sation ecclésiastique  et  scolaire,  le  religion,  leurs  églises  et  leurs  écoles, 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  20 


306  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

ainsi  que  le  fonctionnement  des  legs  et  des  fondations  scolaires  et  de 
bienfaisance  épirotes.  Spécialement  en  ce  qui  concerne  la  région  de  Chi- 
marra,  elle  a  de  tous  temps  joui  d'une  large  autonomie,  dont  les  puis- 
sances voudront  certainement  tenir  compte  au  moment  où  elles  décideront 
de  l'organisation  administrative  de  l'Albanie. 

Cela  contribuerait  essentiellement  à  tranquilliser  les  populations,  qui, 
dans  les  moments  critiques  qu'elles  traversent  se  trouvent  encore,  vu 
l'état  actuel  de  l'Albanie,  sous  le  coup  des  plus  grandes  appréhensions,  si 
si  le  gouvernement  royal  était  mis  en  mesure  de  leur  donner,  au  nom  de 
l'Europe  des  assurances  au  sujet  de  ces  droits,  et  si,  en  même  temps,  des 
mesures  efficaces  étaient  prises  pour  la  protection  et  le  maintien  de  ses 
libertés  indispensables  au  bien-être  de  l'Albanie  et  aux  bonnes  relations, 
si  hautement  désirables,  des  deux  éléments  conformément  aux  décisions 
de  la  conférence  des  ambassadeurs  à  Londres. 

Le  gouvernement  royal  entend  que  le  canal  de  Corfou  sera  soumis  à  des 
conditions  d'une  neutralité  spéciale  et  effective. 

Quant  à  l'évacuation  des  territoires  occupés  par  les  troupes  helléniques 
le  gouvernement  royal  considère  qu'il  est  dans  l'intérêt  général  que  l'ordre 
et  la  tranquillité  soient  assurés  au  moment  du  départ  des  troupes,  et  que 
des  mesures  soient  prises  pouvant  rassurer  les  populations  des  contrées 
qui" seront  évacuées,  que  leurs  biens  et  leurs  propriétés  ne  courent  aucun 
danger.  Dans  cet  ordre  d'idées,  il  serait  à  souhaiter  que  l'autorité  dans 
cette  partie  de  l'Epire,  qui  formera  partie  intégrante  de  l'Albanie  fût 
remise  à  une  force  régulière,  constituée,  et  propre  à  imposer  le  respect  et 
la  confiance. 

Le  gouvernement  royal,  fort  dans  sa  sincérité,  croit  pouvoir  compter 
sur  la  coopération  des  puissances  pour  leur  demander  de  bien  vouloir 
concerter  avec  lui  toute  mesure  pouvant  prévenir  l'effusion  de  sang  et 
l'accomplissement  d'actes  arbitraires,  qui  compromettraient  l'œuvre  de 
pacification  que  l'Europe  se  propose  dans  ces  contrées  et  la  possibilité 
d'une  cohabitation  des  deux  éléments  en  présence. 

Une  évacuation  successive  et  graduelle  de  chaque  caza,  après  que  la 
force  qui  y  assurera  l'ordre  y  sera  établie,  sous  la  direction  des  officiers 
hollandais,  paraît  un  moyen  efficace  pour  garantir  la  plus  prompte  et  la 
plus  sûre  réalisation  des  conditions  posées  par  les  puissances;  et  si  les 
puissances  n'hésitaient  pas,  dans  un  sentiment  de  justice  et  d'équité,  à 
incorporer  à  cette  force  armée  des  éléments  loyaux  grecs,  pris  parmi  ceux 
qui  ayant  servi  dans  l'armée  pendant  l'occupation  militaire  hellénique  se  sont 
habitués  à  l'ordre  et  à  la  discipline,  ce  procédé  tout  en  renforçant  la  gen- 
darmerie albanaise  d'éléments  dignes  de  considération,  aurait  l'influence 
la  plus  salutaire  et  donnerait  la  confiance  à  ces  populations,  lesquelles,  à 
juste  titre,  aspirent  au  droit  de  coopérer  au  maintien  de  l'ordre  et  à  la 
protection  de  leurs  foyers. 

Enfin  le  gouvernement  royal  croit  de  son  devoir  de  faire  remarquer  que 
les  limites  du  caza  de  Korytza  formant  sans  être  spécifiées  le  point  de 
départ  des  décisions  prises  par  la  commission  internationale  à  Florence, 
il  y  a  lieu  de  se  demander  si  ces  frontières  administratives,  qui  d'ailleurs 
ont  souvent  subi  des  modifications,  correspondent  aux  exigences  légitimes 
réciproques  pour  constituer  la  frontière  entre  deux  Etats.  Le  gouverne- 
ment royal  prie  les  puissances  de  vouloir  bien  faire  examiner  sur  place 
par  la  commission  de  délimitation  les  frontières  du  caza  audit  point  de 
vue  et  d'y  faire  apporter  toute  modification  propre  à  assurer  de  ce  côté 
encore  les  bonnes  relations  entre  les  deux  Etats.  Jusqu'à  ce  que  cette  déli- 


LES   AFFAIRES    o'ORItNT  307 

miLation  soit  tracée,  il  sera  indiqué  que  les  troupes  grecques,  tout  en 
commençant  selon  la  décision  des  puissances  l'évacuation  par  le  caza  de 
Korytsa,  s'arrêtent  aux  frontières  naturelles  répondant  le  mieux  aux 
limites  du  caza,  d'après  la  ligne  tracée  à  l'annexe  B. 

Le  gouvernement  royal  prend  l'engagement  formel,  hien  entendu,  de 
faire  retirer  ses  troupes  de  tout  point  occupé  qui  ne  reviendrait  pas  défi- 
nitivement à  la  Grèce,  à  la  suite  de  la  délimitation  ci-dessus  propr  sée. 

Le  gouvernement  royal,  confiant  en  l'esprit  de  justice  et  d'équité  avec 
lequel  les  puissances  voudront  encore  examiner  les  considérations  qu'il  a 
cru  devoir  leur  présenter,  le  soussigné  saisit  cette  occasion  pour  renou- 
veler à  Votre  Excellence  les  assurances  de  sa  haute  considération. 


Le  prince  de  "Wied,  souverain  de  l'Albanie. 

Le  prince^de  AVied,  en  quiltanl  Vienne,  a  été  rendre  visite  au  roi 
(jreorge  d'Angleterre;  il  a  passé  ensuite  une  journée  à  Paris  et  est 
rentré  à  Nieuwied  afin  de  recevoir  la  mission  albanaise  venue  sous 
la  conduite  d'Essad  pacha  pour  lui  offrir  officiellement  la  couronne 
d'Albanie.  Cette  réception  a  eu  lieu  le  21  février.  Essad  pacha  a  pro- 
noncé en  albanais  l'allocution  suivante  : 

Monseigneur, 

La  délégation  dont  je  suis  le  président,  que  j'ai  en  cette  qualité  l'insigne 
honneur  de  présenter  à  Vbtre  Altesse,  et  qui  est  venue  ici  pour  vous  prier 
d'accepter  la  couronne  et  Irf  trône  d'Albanie  libre  et  indépendante,  est  on 
ne  peut  plus  heureuse  de  pouvoir  remplir  cette  mission,  dont  elle  a  été 
chargée  par  l'Albanie  tout  entière. 

Monseigneur,  notre  nation,  quia  été  obligée  dans  d'autres  occasions  de 
combattre  si  opiniâtrement  pour  son  indépendance,  a  dû,  plus  tard,  tra- 
verser des  temps  malheureux  :  mais  elle  n  a  jamais  pour  cela  oublié  son 
glorieux  passé  et  ses  convictions  albanaises  ;  elle  a  su  conserver  son  esprit 
national  et  la  langue  de  ses  pères.  Les  changements  politiques  qui,  dans- 
ces  derniers  temps,  sont  survenus  dans  les  Balkans,  et  la  sollicitude  et 
l'aide  des  grandes  puissances  de  l'Europe  ont  assuré  son  sort. 

L'Albanie  est  particulièrement  heureuse  que  Votre  Altesse,  fils  d'une 
nation  si  célèbre  dans  le  domaine  de  la  science  et  de  la  civilisation,  aie 
accepté  d'être  notre  souverain.  Que  le  Tout-Puissant  conserve  et  protège 
Votre  Altesse  et  sa  maison  pour  le  bien  de  l'Albanie.  Les  Albanais  sans 
exception  seront  toujours  les  fidèles  sujets  de  Votre  Altesse,  constam- 
ment prêts  à  aider  à  ses  efforts  pour  conduire  les  Albanais  vers  un  avenir 
prospère  et  glorieux. 

Vive  Sa  Majesté  le  roi  d'Albanie  ! 

Le  prince  Guillaume  a  répondu  en  allemand  : 

Je  me  félicite  qu'une  députation  soit  venue  d'Albanie  pour  me  prier,  aiL 
nom  du  peuple,  d'accepter  de  monter  sur  le  trône  de  ce  pays. 

Les  grandes  puissances,  dont  la  bienveillance  assura  l'indépendance  de 
l'Albanie,  m'ont  désigné  comme  son  futur  souverain.  J'accepte  de  monter 
sur  le  trône  de  ce  pays.  Nous  vous  suivrons  dans  l'Albanie  qui  va  devenir 
notre  nouvelle  patrie.  Je  n'ai  point  pris  cette  résolution  d'un  cœur  léger, 
mais  après  des  mois  de  réflexion.  La  grandeur  de  la  tâche  et  la  lourdeur 


308  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

des  responsabilités  m'effrayaient.  Maintenant  que  je  suis  résolu,  vous 
pouvez  compter  que  je  mettrai  toutes  mes  forces  au  service  de  ce  pays 
qui  va  devenir  mien.  Si  nous  avons  le  concours  de  tous  les  Albanais, 
nous  réussirons,  j'espère,  à  garantir  au  pays  un  avenir  heureux  et  glo- 
rieux. Vive  l'Albanie  ! 

Ces  derniers  mots  furent  dits  en  albanais  par  le  prince. 

Le  prince  de  Wied  doit  quitter  Trieste  le  26,  à  bord  du  Taurus;  il 
sera  escorté  par  le  bâtiment  italien  Quarto,  le  croiseur  français 
Bruix,  le  croiseur  anglais  Glowester. 


L'accord  russo-turc  sur  les  réformes  arméniennes. 

L'accord  sur  les  réformes  arméniennes  a  été  paraphé  le  9  février 
par  le  grand-vizir  et  le  chargé  d'affaires  de  Russie  à  Constanlinople  ; 
il  va  pouvoir  entrer  en  vigueur;  les  décisions  arrêtées  pour  la  repré- 
sentation des  races  diverses,  pour  les  inspecteurs  généraux,  les 
conseillers  européens  et  les  rapports  avec  les  ambassades  ont  été 
mûrement  étudiées;  les  grandes  puissances  y  ont  d'ailleurs  été  cons- 
tamment intéressées  par  l'effort  généreux  et  actif  de  Boghos  Nubar 
pacha  qui  a  rempli  avec  l'autorité  que  l'on  sait  la  haute  mission  dont 
l'avait  chargé  le  patriarcat  arménien.  La  Porte  va  s'adresser  aux 
puissances  pour  que  celles-ci  lui  dressent  une  liste  des  candidats 
pris  dans  les  États  neutres  pour  les  postes  prévus  d'inspecteurs 
généraux  des  vilayets  de  l'Anatolie  orientale.  De  cette  collaboration 
librement  consentie  de  la  Porte  et  de  l'Europe  on  peut  espérer  les 
meilleurs  résultats.  Voici  d'après  l'agence  Havas  quelques  précisions 
sur  les  points  principaux  de  l'accord  russo-turc  : 

Tous  les  vilayets  de  l'Anatolie  sont  divisés  suivant  les  nécessités  géogra- 
phiques en  inspectorats  généraux. 

La  Porte  nommera  les  inspecteurs;  ceux  destinés  aux  vilayets  de  l'Est 
de  l'Anatolie  seront  choisis  dans  les  petits  Etats  européens. 

Les  pouvoirs  des  inspecteurs  seront  .très  étendus  ;  ils  pourront  révoquer 
les  hauts  fonctionnaires  nommés  par  iradé  impérial,  à  l'exceplion  des 
valis. 

En  ce  qui  concerne  les  fonctionnaires  subalternes,  même  ceux  de  la 
Justice,  ils  pourront  les  révoquer  et  lés  remplacer  sans  appel,  à  la  seule 
condition  d'en  informer  les  ministères  compétents  et  de  donner  des  expli- 
cations sur  les  motifs  de  leur  révocation  et  de  leur  remplacement. 

Au  sujet  des  valis,  les  inspecteurs  auront  le  droit  de  demander  leur 
iléplacementouleur  révocation  au  ministre  de  l'Intérieur.  Ce  dernier  sou- 
mettra le  cas  au  Conseil  des  ministres  qui  devra  statuer  dans  le  délai  de 
quatre  jours. 

Le  service  militaire  est  régional.  En  temps  de  paix,  le  gouvernement 
ottoman  conserve  le  droit  de  procéder  au  recrutement  là  où  il  le  jugera 
convenable,  mais  d'une  façon  proportionnelle  pour  les  régions  de  l'Assir 
et  de  l'Yemen.  Les  mêmes  dispositions  sont  prises  en  ce  qui  concerne  la 
Marine. 

La  langue  locale  est  usitée  officiellement  dans  tous  les  vilayets. 

Les  budgets  des  vilayets  mentionneront  sur  les  impOts  destinés  à  Tins- 


LES   AFFAIRES   d'oRIENT  309 

iruction  publique  la  part  revenant  à  chaque  élément  etlinique,  proportion- 
nellement à  l'importance  de  cet  élément. 

Le  gouvernement  reconnaît  tous  les  dons  volontaires  personnels  faits 
aux  écoles,  mais  il  conserve  la  haute  main  sur  les  programmes  scolaires. 
La  langue  locale  turque  est  obligatoire. 

Le  gouvernement  procédera,  dans  le  délai  d'un  an,  à  un  recensement 
général,  puis  des  élections  auront  lieu  sur  la  base  de  la  représentation 
proportionnelle. 

Le  gouvernement  accepte  maintenant  la  parité  des  conseils  des  vilayets 
de  Van  et  de  Bitlis. 

La  cavalerie  kurde  est  transformée  en  cavalerie  de  réserve  ;  en  temps 
de  paix,  les  cavaliers  ne  porteront  pas  les  armes,  sauf  en  cas  de  manœuvres 
ou  de  concentration. 

Le  recrutement  sera  volontaire.  Chaque  cavalier  devra  acheter  son 
cheval  et  son  équipement  et  prouver  qu'il  possède  les  ressources  néces- 
saires à  leur  entretien  et  à  leur  renouvellement. 


Les  négociations  franco-allemandes. 

Les  négociations  franco-allemandes  relatives  aux  chemins  de  fer 
de  la  Turquie  d'Asie  et  aux  questions  financières  qui  y  sont  connexes 
ont  égalementabouti  à  un  accord  qui  n'est  pas  encore  définitif,  mais 
dont  on  annonce  la  prochaine  acceptation  officielle.  Le  15  février, 
en  effet,  les  représentants  du  gouvernement  français — MM.  Sergent, 
Ponsot  et  Klapka  —  et  les  représentants  du  gouvernement  impérial 
—  M.  de  R-osenberg  et  M.  Heliî'erich  —  ont  paraphé  à  la  Wilhelm- 
strasse  un  projet  de  convention  «  entre,  d'une  part,  la  Deutsche 
«  Bank  représentant  la  Société  des  chemins  de  fer  d'Anatolie  et  la 
«  Société  du  chemin  de  fer  de  Bagdad,  et  d'autre  part,  la  Banque 
«  impériale  ottomane  représentant  la  Société  des  chemins  de  fer  de 
«  Syrie  et  la  Société,  encore  à  créer,  des  chemins  de  fer  du  bassin 
«  de  la  mer  Noire  ».  Aucune  précision  n'a  encore  été  donnée  à  Ber- 
lin non  plus  qu'à  Paris  sur  le  détail  de  cette  convention,  les  deux 
parties  contractantes  s'étant  entendues  pour  ne  publier  aucun  ren- 
seignement avant  que  l'accord  soit  devenu  effectif. 

Les  négociations  italo-turques. 

Des  négociations  directes  se  poursuivent  actuellement  entre  Rome 
et  Constantinople  en  vue  de  l'évacuation  par  l'Italie  des  iles  du  Do- 
décanèse,  les  puissances  ayant  laissé  aux  deux  parties  intéressées 
le  soin  de  s'entendre  sur  un  objet  que  la  conférence  de  Londres 
avait  réservé  à  l'arbitrage  des  puissances.  L'Italie  réclame  à  la  Porte 
des  compensations  économiques  en  raison  des  sacrifices  que  lui  a 
coûté,  dit-elle,  l'occupation  prolongée  du  Dodécanèse.  Ces  compen- 
sations sont  un  chemin  de  fer  d'Atalia,  vers  le  Nord,  avec  des  droits 
sur  lés  gisements  miniers  dans  un  certain  rayon  autour  de  la  ligne. 
Or  une  compagnie  anglaise,  celle  du  chemin  de  fer  de  Smyrne-Aïdin, 


310  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

s'est  déjà  fait  réserver  des  privilèges  analogues  dans  la  même  ré- 
gion. Le  groupe  des  capitalistes  italiens,  représenté  par  le  comman- 
deur Nogara,  est  entré  en  rapport  avec  la  société  anglaise  dans  le 
but  de  mettre  d'accord  leurs  intérêts  respectifs.  Le  gouvernement 
anglais  est  resté  en  dehors  de  ces  pourparlers,  qui  ont  suivi  une 
marche  favorable;  mais  il  a  réclamé,  par  contre,  à  la  Turquie,  pour 
ses  nationaux,  d'autres  concessions  qui  font  l'objet,  entre  Londres 
et  Conslantinople,  de  négociations  assez  délicates  retardant  la  réa- 
lisation de  l'arrangement  entre  les  capitalistes  anglais  et  italiens,  et 
par  conséquent  l'octroi  définiiif  par  la  Turquie  à  l'Italie  de  la  con- 
cession dWdalia,  qui  constitue  la  condition  de  l'évacuation  du  Dodé- 
canèse.  Les  journaux  italiens  envisagent  néanmoins  la  probabilité 
d'une  solution  prochaine,  et  ils  annoncent  même  déjà  que  l'évacua- 
tion du  Dodécanèse  sera  complète  et  immédiate. 


Les  fiançailles  du  Diadoque. 

Un  communiqué  d'Athènes  vient  d'annoncer  officiellement  les 
prochaines  fiançailles  du  diadoque  Georges  de  Grèce  et  de  la  prin- 
cesse Elisabeth  de  Roumanie,  fille  aînée  du  fprince  héritier  Ferdi- 
nand. 

La  mission  militaire  allemande  en  Turquie. 

Des  dissentiments  sérieux  se  sont  élevés,  ces  temps  derniers,  au 
sein  de  la  mission  militaire  allemande  à  Constantinople,  entre  le 
général  Liman  de  Sanders  et  le  colonel  Strempel,  ancien  attaché 
militaire,  qui  fut  l'organisateur  de  la  mission,  dont  il  fit  partie  par 
la  suite.  Le  colonel  Strempel  a  quitté  Constantinople  pour  un  congé 
indéterminé.  Comme  c'est  lui  qui  constituait  le  véritable  lien  entre 
ja  mission  et  Enver  pacha,  on  estime  généralement  que  son  départ 
influencera  défavorablement  la  situation  des  officiers  allemands  en 
Turquie,  lesquels  se  trouvent  déjà  dans  une  posture  difficile,  du  fait 
que  la  Porte  ne  peut  mettre  à  leur  disposition  l'argent  nécessaire  à 
leur  œuvre  de  réorganisation. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.  —  EUROPE. 

France. — Le  protocole  franco-péruvien.  —  V Officiel  a. /publié  \e 
lo  février  le  protocole  signé  à  Lima,  le  2  février,  par  le  ministre  de 
France,  M.  Henri  des  Portes  de  la  Fosse  et  le  ministre  des  Affaires 
étrangères  du  précédent  gouvernement  péruvien,  M.  Emilio  Allhaus, 
pour  le  règlement  des  créances  et  des  réclamations  françaises  contre 
le  Pérou.  Voici  les  dispositions  principales  de  ce  document  : 

1°  Les  gouvernements  français  et  péruvien  ont  résolu  de  soumettre  à  un 
tribunal  arbitral  siégeant  à  La  Haye  les  réclamations  des  créanciers  fran- 
çais qui  étaient  représentés  en  1910  par  la  Banque  de  Paris  et  des  Pays- 
Bas,  afin  que  ce  tribunal  décide  si  lesdites  créances  sont  fondées  et,  dans 
l'affirmative,  quel  en  est  le  montant. 

2°  Il  est  convenu  qne  les  deux  gouvernements  se  conformeront  à  la  sen- 
tence arbitrale,  quelle  qu'elle  puisse  être,  et  que  si  cette  sentence  estfavo- 
rable  auxdits  créanciers  français,  le  gouvernement  du  Pérou  effectuera, 
dans  le  délai  que  fixera  ladite  sentence,  le  paiement  de  la  condamnation 
par  l'entremise  de  la  légation  de  France,  sans  que,  dans  aucun  cas,  le 
gouvernement  français  puisse  exiger  pour  eux  du  Pérou,  une  somme  supé- 
rieure aux  2b  millions  de  francs  stipulés  dans  le  protocole  Guillemin- 
Porras. 

3°  Dans  les  six  mois  de  la  signature  du  présent  protocole,  le  gouverne- 
ment français  et  le  gouvernement  péruvien  désigneront  chacun  un  arbitre 
et  dans  les  trois  mois  de  cette  désignation  il  sera  procédé  à  la  désignation 
du  surarbitre  dans  la  forme  prescrite  par  l'article  87  de  la  convention  de 
La  Haye,  du  18  octobre  1007,  pour  le  règlement  pacifique  des  conflits 
internationaux. 

Dix  mois  après  la  signature  du  protocole,  les  créanciers  devront  déposer, 
par  l'entremise  du  gouvernement  français,  leur  mémoire  à  la  Cour  de  La 
Haye,  et  six  mois  après  le  dépôt  du  mémoire  des  créanciers  le  gouverne- 
ment péruvien  fera  déposer  à  La  Haye  son  mémoire  en  réponse.  Le  tri- 
bunal se  réunira  à  La  Haye  dans  les  six  semaines  qui  suivront. 

Les  gouvernements  péruvien  et  français  devront  également  soumettre 
au  même  tribunal  arbitral  les  autres  réclamations  françaises  visées  par  la 
loi  péruvienne  d'autorisation  du  31  décembre  1912,  qui  seront  portées  à  la 
connaissance  du  gouvernement  péruvien  par  le  gouvernement  français 
dans  un  délai  de  quatre  mois  à  partir  de  la  signature  du  protocole. 

Le  protocole  a  été  promulgué  à  Lima  avec  toutes  les  formalités 
légales,  mais  le  nouveau  gouvernement  vient  de  soulever  de  nou- 
velles difficultés  quant  à  son  application.  Cette  attitude,  si  elle  se 
prolongeait,  serait  de  nature  à  empêcher  le  gouvernement  français 
de  reconnaître  officiellement  le  nouveau  gouvernement  de  Lima. 

—  Le  voyage  des  souverains  anglais  el  danois.  —  Un  communiqué 
de  la  Présidence  de  Conseil  annonce  que  le  voyage  des  souverains 


312  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

anglais  à  Paris  aura  lieu  le  21  avril,  et  celui  des  souverains  danois, 
le  15  OU  le  16  mai. 

—  L ambassade  de  France  à  Saint-Pétersbourrj .  —  M,  Paléologue, 
qui  remplace  à  la  direction  de  l'ambassade  de  Saint-Pétersbourg 
M.  Delcassé.  a  pris  possession  de  son  poste,  le  13  février. 

Angleterre.  —  La  question  du  «  Home  Rule  »  a\i  Parlement  britan- 
nique. —  Nous  avons  publié,  il  y  a  quinze  jours,  le  texte  du  discours 
du  Trône  qui  a  ouvert,  le  10  février,  la  session  ordinaire  du  Parle- 
ment britannique,  aussitôt  après  la  lecture  de  ce  document,  à  la 
Chambre  des  communes  et  la  Chambre  des  lords,  l'opposition  unio- 
niste a  posé  la  question  du  Home  Rule  ;  M.  Walter  Long  aux  com- 
munes et  lord  Middleton  à  la  Chambre  haute  ont  demandé  simulta- 
nément et  dans  les  mêmes  termes  qu'avant  d'être  voté  définitivement 
le  projet  de  Home  Rule  pour  l'Irlande  soit  soumis  aux  électeurs  du 
Royaume-Uni,  convoqués  pour  de  nouvelles  élections  législatives. 
La  discussion  n'a  d'ailleuïig  présenté  grand  intérêt  dans  aucune  des 
deux  Chambres,  les  arguments  contradictoires  étant  trop  connus  et 
rien  n'étant  plus  guère  à  dire  sur  une  question  débattue  déjà  depuis 
si  longtemps.  Au  surplus,  le  résultat  de  cette  initiative  de  l'opposi- 
tion était  escompté  d'avance,  et  il  a  été  ce  que  l'on  savait  qu'il 
serait  :  par  333  voix  contre  29G,  la  Chambre  des  communes  a 
repoussé  la  motion  unionniste  de  M.  Walter  Long  et  inversement, 
par  244  voix  contre  55,  la  Chambre  des  lord  s'est  prononcée  contre 
le  gouvernement. 

—  Remaniements  ministériels.  —  Lord  Gladstone,  gouverneur  de 
l'Afrique  du  Sud,  ayant  donné  sa  démission  pour  raisons  de  santé,  sa 
succession  a  été  attribuée  à  M.  Sydney  Buxton,  président  du  Board 
of  Trade.  M  John  Rurns  succède  à  M.  Sydney  Buxton  au  Board  of 
Trade,  M.  Herbert  Samuel,  secrétaire  d'Etat  aux  Postes,  remplace 
M.  John  Burns  au  Local  Government  Board.  M.  Masterman  devient 
chancelier  du  duché  de  Lancastre  et  M.  Hobhouse,  ministre  des 
Postes.  M.  Masterman  a  dû,  par  suite  de  sa  nomination  à  ce  nouveau 
poste  ministériel,  se  présentera  la  réélection  dans  sa  circonscription 
de  Bethnall-Green;  il  a  été  battu  par  son  concurrent  unionniste,  sir 
Mathew  Wilson  qui  a  obtenu  2.826  voix  contre  ses  2.804  voix.  Cet 
échec  du  gouvernement  a  été  célébré  avec  enthousiasme  par  l'oppo- 
sition unionniste. 

—  L'accord  anglo-allemand  sur  l'Afrique.  —  La  Germania  de  Ber- 
lin a  annoncé  que  les  négociations  anglo-allemandes  sont  terminées  : 
le  Mozambique  entre  désormais  dans  la  sphère  d'intluence  anglaise; 
l'Allemagne  assure  son  influence  dans  la  colonie  portugaise  de  l'An- 
gola et  dans  le  domaine  du  Katanga,  au  Sud  de  l'Elat  belge  du  Congo. 
D'autre  part,  d'après  le  Standard,  l'accord  anglo-allemand,  outre 
l'arrangement  concernant  les  zones  d'influence  à  assigner  à  l'Angle- 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  313 

terre  et  à  l'Allemagne  dans  les  colonies  portugaises,  comprendrait 
aussi  quelques  arrangements  relatifs  à  la  frontière  méridionale  de  la 
colonie  du  Sud-Ouest  Africain.  La  frontière  actuelle  est  formée  par  la 
rive  droite  du  fleuve  Orange.  Cela  a,  en  effet,  considérablement  gêné 
les  autorités  allemandes  pour  la  répression  de  la  contrebande  au 
cours  de  ces  dernières  années.  Le  gouvernement  allemand  voudrait 
obtenir  pour  frontière,  comme  dans  tous  les  cas  analogues,  le 
thalweg  de  la  rivière. 

Belgique.  —  Le  vote  de  la  loi  scolaire  pa)-  la  Chambre  des  représen- 
tants. —  La  Chambre  des  représentants  de  Belgique  a  voté  le  18  fé- 
vrier, à  l'unanimité  des  98  membres  catholiques  présents,  l'ensemble 
de  la  loi  scolaire  qui  institue  l'instruction  obligatoire  et  met  les 
écoles  officielles  et  les  écoles  libres  sur  le  même  pied  en  ce  qui  con- 
cerne les  subsides.  Deux  démocrates  chrétiens  se  sont  abstenus. 
Avant  le  vote,  les  libéraux  socialistes  avaient  quitté  la  salle  après 
avoir  donné  lecture  de  protestations  contre  la  loi.  La  discussion  avait 
commencé  le  16  octobre  dernier  et  les  partis  de  gauche  avaient  fait, 
durant  ces  quatre  mois,  une  opposition  acharnée  au  projet.  Le  vole 
de  la  Chambre  des  représentants  ne  marque  d'ailleurs  pas  la  fin  de 
la  lutte  scolaire,  puisque  îe  projet  doit  maintenant  être  renvoyé  au 
Sénat,  oti  les  gauches  entendent  le  combattre  avec  la  même  vigueur. 
Mais  la  majorité  catholique  au  Sénat  étant  plus  forte  encore  qu'à  la 
Chambre,  l'issue  de  cette  lutte  n'est  pas  douteuse. 


Portugal.  —  Le  vote  de  V amnistie  politique.  —  Conformément  à 
ses  engagements,  le  nouveau  président  du  Conseil,  M.  Bernardino 
Machado,  a  soumis  au  vote  du  Parlement  un  projet  d'amnistie  s'ap- 
pliquant  à  tous  les  crimes  et  délits  politiques  avec  seulement  cer- 
taines exceptions  relatives  aux  faits  ou  aux  personnes  :  dans  la  pre- 
mière catégorie  figurent  les  attentats  à  la  dynamite  et  généralement 
les  crimes  contre  les  personnes  ;  la  seconde  catégorie  est  composée 
d'une  vingtaine  de  noms  parmi  lesquels  le  capitaine  Païva  Couceiro, 
le  colonel  Bessa,  MM.  Joào  d'Almeida  et  Azevedo  Contialo,  que  le 
gouvernement  est  autorisé  à  bannir  du  Portugal  pour  dix  ans  au 
maximum.  Le  projet  d'amnistie  a  été  adopté  successivement  par  ia 
Chambre  des  députés  et  par  le  Sénat. 

Russie.  —  La  retraite  de  M.  Kokovtzof.  Le  nouveau  gouvernement. 
—  La  retraite  de  M.  Kokovtzof,  que  l'on  annonçait  imminente  depuis 
plusieurs  mois,  est  un  fait  accompli.  Le  12  février,  un  rescrit  impé- 
rial a  enregistré  la  démission,  acceptée,  de  M.  Kokovtzof  comme 
ministre  des  Finances  et  comme  président  du  Conseil.  M.  Gorémy- 
kine,  membre  du  Conseil  de  l'empire,  ancien  ministre  président, 
remplace  M.  Kokovtzof  à  la  présidence  du  Conseil,  et  M.  Bark,  con- 
seiller d'Etat,  adjoint  du  ministre  du  Commerce,  est  nommé  ministre 
des  Finances.  Le  rescrit  rend  hommasre  aux  éininents  services  ren- 


314  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

dus  par  M.  Kokovtzof,  qui  reçoit  le  titre  de  comte.  Uu  second  res- 
crit  a  précisé  le  même  jour  —  à  propos  de  la  nomination  du  nouveau 
ministre  des  P'inances  —  les  désirs  de  réformes  du  tsar  : 

L'empereur,  déclare  le  document,  tout  en  constatant  les  qualités  poli- 
tiques et  la  puissance  laborieuse  du  peuple,  déplore  également  et  avec 
une  profonde  douleur  sa  faiblesse,  sa  pauvreté  et  sa  désolante  situation 
économique,  conséquences  inéluctables  de  l'ivrognerie,  ainsi  que  de  l'ab- 
sence de  tout  crédit  régulier  accessible  à  tous.  Depuis  son  voyage,  la 
pensée  impériale  s'est  définitivement  arrêtée  sur  la  nécessité  urgente 
d'introduire  des  réformes  dans  la  vie  économique  du  pays.  Il  est  inadmis- 
sible que  la  prospérité  des  finances  publiques  continue  à  dépendre  de  la 
destruction  des  forces  morales  et  économiques  de  la  grande  multitude  des 
sujets  russes.  Il  importe  de  diriger  la  politique  financière  vers  la  recherche 
de  revenus  donnés  par  les  sources  inépuisables  de  richesses  dont  dispose 
le  pays  aussi  bien  que  parle  travail  producteur  des  populations.  Il  faut, 
observant  les  principes  d'une  économie  raisonnable,  unir  continuellement 
le  souci  d'augmenter  les  forces  productrices  du  pays  à  celui  de  donner 
satisfaction  aux  besoins  du  peuple.  Tels  sont  les  objets  des  réformes  dési- 
rables et  dont  la  nécessité  est  urgente.  L'empereur  en  est  d'autant  plus 
convaincu  qu'il  a  trouvé  un  écho  chaleureux  de  ses  idées  dans  les  ChamlDres 
législatives,  lors  de  la  discussion  du  projet  tendant  ù  la  revision  des  lois 
sur  le  monopole  de  la  vente  des  spiritueux. 

On  s'accorde  à  reconnaître  que  la  mission  de  M.  Gorémykine,  qui 
est  fort  âgé  et  ne  pourrait  soutenir  longtemps  le  fardeau  du  pouvoir, 
sera  de  courte  durée. 


Suéde.  —  La  crise  ministérielle.  Le  cabinet  Hammarskjœld.  —  La 
crise  ministérielle  que  nous  annoncions  imminente  dans  notre  der- 
nière chronique  s'est  ouverte  le  12  février,  M.  Staaf  ayant  remis  au 
roi  la  démission  collective  de  son  cabinet.  Le  roi  a  fait  appel  à  M.  de 
Hammarskjœld,  le  jurisconsulte  universellement  connu  qui  fut 
arbitre  à  La  Haye  dans  l'affaire  de  Casablanca,  où  il  donna  raison  à 
la  France,  M.  de  Hammarskjœld  a  constitué  son  cabinet  de  la  ma- 
nière suivante  : 

M.  de  Ilammarskjoeld  prend  la  présidence  du  Conseil  et  le  portefeuille 
de  la  Guerre. 

M.  Wallemberg,  actuellement  directeur  de  banque,  reçoit  le  portefeuille 
des  Affaires  étrangères. 

M.  Hasselrot.  président  de  la  Cour  d'appel  de  Kristianstad,  reçoit  le 
portefeuille  de  laJustice. 

M.  Vennersten,  industriel  prend  le  portefeuille  des  Finances. 

M.  de  Sydow,  gouverneur  de  province,  entre  au  ministère  de  l'Inté- 
rieur. 

M.  Westman,  professeur,  prend  le  portefeuille  des  Cultes,  et  M.  Dan- 
Brostrocn,  celui  de  la  marine. 

Le  baron  de  Beck,  propriétaire,  devient  ministre  de  l'Agriculture. 

MM.  Sternberg,  Linner  et  le  colonel  Morke  font  partie  du  ministère, 
mais  sans  portefeuilles. 

Le  18  février,  le  nouveau  ministère  s'est  présenté  aux  Chambres. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES  31o 

Le   président  du  Conseil  a  donné  lecture   de  la  déclaration  que 
voici  : 

En  apprenant  que  le  roi  voulait  à  tout  prix  éviter  que  le  différend  avec 
le  ministère  Slaaffne  devînt  une  question  de  parti  et  qu'il  ne  désirait  pas 
un  ministère  de  droite,  M.  Hammarskjœld  se  trouva  dans  l'impossibilité 
de  refuser  son  concours. 

Ses  efforts  pour  la  formation  du  Cabinet  ayant  parfaitement  réussi,  il 
espère  pouvoir  être  utile  au  pays. 

Le  but  du  ministère  est  de  faire  son  possible  en  vue  d'une  rapide  et 
satisfaisante  solution  de  la  question  de  la  défense  nationale.  Le  prestige 
de  la  Suède  s'était  fortement  accru  par  les  récents  sacrifices  patriotiques  ; 
il  serait  très  regrettable  que  ce  prestige  et  en  même  temps  la  sûreté  qui 
en  dépend  disparussent.  Il  ne  faut  pas  que  l'étranger,  qui  connaît  mal 
souvent  la  Suède,  ait  l'impression  d'un  pays  divisé  par  des  querelles,  au 
prix  de  sa  sûreté. 

Le  conflit  résultant  de  certains  différends  entre  le  roi  et  l'ancien  minis- 
tère ne  paraît  nullement  au  nouveau  gouvernement  de  nature  à  retarder 
la  solution  de  la  question  de  la  défense. 

Le  ministère  compte  proposer  au  roi  que  le  nouveau  projet  de  défense 
soit  présenté  au  Fliksdag  après  la  dissolution  de  la  seconde  Chambre  et 
les  nouvelles  élections. 

Le  ministère  supplie  tous  les  partis  de  laisser  de  côté  pour  le  moment 
les  autres  questions,  si  importantes  et  si  justifiées  soient-elles. 

On  aura  recours  pour  assurer  les  nouvelles  dépenses  à  un  impôt  spécial 
qui  sera  appliqué  là  où  il  pèsera  le  moins. 

Le  ministère  insiste  expressément  sur  ce  point,  que  le  but  unique  de 
l'augmentation  des  troupes  vise  la  défense  de  la  neutralité  du  pays. 


II.  —  ASIE. 


Chine.  —  Un  nouveau  réseau  français.  —  La  Banque  industrielle 
de  Chine  vient  d'obtenir  du  gouvernement  chinois  la  concession 
d'un  important  réseau,  situé  en  bordure  de  l'Indochine  et  qui  péné- 
trera jusqu'à  l'intérieur  du  Sé-Tchouen.  Ce  réseau  comprendra  deux 
lignes.  La  première  part  du  port  de  Yamchéou,  près  de  la  frontière 
française,  gagne  Nanning,  Poseh  et  se  raccorde  à  Yunnan-Fou  avec 
le  chemin  de  fer  du  Yunnan.  La  seconde  part  de  Yunnan-Fou  se 
dirige  vers  le  Nord,  franchit  le  Yang-Tsé  à  Soui-Fou  et  aboutit  à 
Choung-King  où  elle  rejoint  le  Chinese  central  Raihvay.  Le  même 
groupe  obtient  d'autre  part  l'option  de  deux  embranchements  dont 
l'un  se  détachera  de  Nanning  pour  aller  à  Loungchéou  et  se  raccor- 
der un  jour  au  chemin  de  fer  tonkinois  de  Langson  et  dont  l'autre, 
partant  de  Soui-Fou,  gagnera  Cheng-Tou^  terminus  du  grand  che- 
min de  fer  franco-belge  de  Ïoung-Chen.  Le  capital  engagé  est  de 
600  millions,  dont  50  seront  consacrés  à  la  construction  d'un  port 
moderne  à  Yamchéou,  et  350  à  la  construction  des  voies  ferrées.  Ce 
réseau  une  fois  achevé  dérivera  vers  le  chemin  de  fer  du  Yunnan 
et  Hanoï  la  meilleure  partie  des  marchandises  du  Sé-Tchouen.   De 


316  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

plus,  ils  mettra  Hanoï  en  communication  directe  avec  la  Chine  méri- 
dionale par  Loungchéou  et  Nanning. 

—  La  démission  du  président  du  Conseil.  —  Un  édit  présidentiel 
publié  le  23  février  à  Pékin  enregistre  la  démission  qui  est  acceptée 
du  premier  ministre  Hsiung  Hsi  Ling  et  confie  l'intérim  de  la  pré- 
sidence du  Conseil  à  Sun  Pao  Chi,  actuellement  ministre  des  Affaires 
étrangères. 


III.  —  AMERIQUE. 

Mexique.  —  L'assassinat  de  31.  Benlon.  —  L'affaire  mexicaine  vient 
de  se  compliquer  encore  du  fait  de  l'assassinat  d'un  sujet  anglais, 
M.  Benton,  fusillé  sur  les  ordres  du  général  révolutionnaire  Villa. 
Sir  Edward  Grey,  au  nom  du  gouvernement  britannique  a  aussitôt 
adressé  au  gouvernement  américain  une  demande  de  renseigne- 
ments circonstanciés  en  l'avisant  que  l'opinion  publique  en  Europe 
pourrait  être  sérieusement  afï'ectée  par  l'attitude  du  général  Yilla. 
Le  secrétaire  d'Etat  américain,  M.  Bryan,  a  exprimé  à  sir  Edward 
Grey  tous  les  regrets  de  son  gouvernement,  et  déclinant  toute  res- 
ponsabilité pour  les  actes  du  général  Villa,  a  déclaré  que  les  consuls 
des  Etats-Unis  à  Juarez  et  à  Torréon  avaient  été  chargés  de  pour- 
suivre une  enquête  aussi  complète  que  possible  sur  les  faits  qui 
avaient  précédé  le  meurtre  de  M.  Benton.  En  attendant  les  journaux 
anglais  se  montrent  très  sévères  pour  la  politique  du  président 
Wilson  qu'ils  déclarent  responsable  en  partie  des  événements 
actuels. 

Etats-Unis.  —  Les  droits  de  péage  du  canal  de  Panama,  —  Le  18  fé- 
vrier, le  président  Wilson  a  répondu  à  diverses  personnalités  qui 
sollicitaient  le  maintien  de  l'exemption  des  droits  de  péage  du  canal 
de  Panama  en  faveur  des  caboteurs  américains,  que  le  respect  des 
engagements  internationaux  prime  toute  considération  de  politique 
intérieure.  Le  sénateur  Lodge,  membre  républicain  de  la  commission 
des  Affaires  étrangères, considéré  avec  son  collègue, M.  Root, comme 
l'homme  le  plus  expérimenté  en  matière  de  politique  extérieure,  a 
fait  sensation  en  répondant  aux  partisans  de  l'exemption  que 
M.  Wilson  désire  la  suppression  de  celte  clause  de  la  loi  du  canal 
de  Panama,  pour  sauver  l'honneur  et  le  crédit  des  Etats-Unis,  sinon 
pour  empêcher  une  guerre.  M.  Lodge  a  pressé  le  Sénat  de  ne  pas 
s'opposer  à  l'action  du  président  qui,  sous  sa  haute  responsabilité^ 
a  dit  au  Congrès  américain  qu'il  y  va  en  cette  affaire  du  bon  renoi» 
et  de  la  sécurité  des  Etats-Unis. 


NOMINATIONS  OFFICIELLES 


HI.^ISTÈRE    DE   LA    GUERRE 


ETAT-MAJOR    GENERAL 


Annam-Tonkin.  —  M.  le  général  de  division  Sucillon  est  nommé  au 
command.  de  la  division  du  Tonkin. 

INFANTERIE 

Afrique  Equatoriale.  —  M.  le  capit.  Albin  est  désig.  pour  l'A.  E.  F. 

CORPS      DE      SANTÉ 

Indochine-  —  M,  le  méd.-inspect.  Simond  est  nommé  directeur  du  service  de 
santé  de  l'Indochine. 

HILXISTÈRE  DE   LA  MARL^E 

ÉTAT-MAJOR   1)E  LA    FLOTTE 

Extrême-Orient.  —  M.  le  capit.  de  frég.  Couraye  du  Parc  est  nommé  au 
command.  de   la  Manche. 

Levant.  —  M.  le  mécanic.  ppal  de  2"  cl.  Perrichon  est  désig.  pour  le  Bruix. 

Sénégal.  —  MM.  les  enseig.  de  2^  cl.  Daguzan  et  Lohier  sont  désig.  pour  la 
Surprise,  à  Dakar. 

CORPS    DU   COMMISSARIAT 

Madagascar.  —  M.  le  comyniss.  de  2«  cl.  Vastel  est  désig.  pourle  Vauchise,  à 
Diégo-Suarez. 

Gochinclllne.  —  M.  Voffic.  d'administ.  de  2°  cl.  Crespin  est  désig.  pour  l'ar- 
senal de  Saigon. 

niL^ISTÈRE  DES  COLONIES 

Sont  nommés  dans  le  personnel  des  administrateurs  des  services  civils  de 
Indochine  : 

Administrateurs  de  l''^  classe. 

MM.  Le  Marchant  de  Trignon  ,(H.-E.-H.)  ;  Quesnel  (P.-A.-M.);  Logerot  (A.), 
administrateurs  de  2®  classe. 

Administrateurs  de  2"  classe. 
MM.  Retali  (P.);  Gaillard  (H.-J.-A.j;  Fergeas  (G.),  administrateurs  de  3e  classe. 

Administrateurs    de   3«    classe. 
MM.    Legros    (E.-A.-M.)  ;    Le    Fol    (A.-E.)  ;    Bodin    de   Galembert   (J.-L.-A.); 
Boyer  (J.-M.- J.-M.)  ;  Dupuy  (L.-V.)  ;  Balencie  (J.-D.-C.)  ;  Tharaud  (M.-P.-C.-L.); 
Barthélémy  (M.-J.-R.),  administrateurs  de  4«  classe. 

Administrateurs  de  4°  classe. 
MM.  Prêtre  (P.-C.-E.)  ;  Piichomme  (H.-L.-M.)  :  Renault  (P.-O.);  Bouchet  (A.-L.); 
Blandin  (J.)  ;  Poulet  (M. -A.-E.)  ;  Delhoumeaud  (P.-C.)  ;  Pergier  (E.-L.)  :  Véri- 
gnen  (A.-L.)  ;  Cunhac  (E.-J.)  ;  Hérisson  (J.-G.)  ;  Sénélar  (E.-A.)  ;  Lambert  (J.-.J.); 
Truffot  (A.-C.)  ;  Fauconnier  (A.-B.-M.)  ;  Piot  (G.-L.-A.),  administrateurs  de 
5®  classe. 

Administrateurs  de  o*  classe. 

MM.  Fousset  (E.-H.)  ;  Bary  (B.-E.-R.-G.)  ;  Morize  (J.-P.),  élèves  administrateurs; 
Nguyen-Pbu-Qui  (A.);  Bonnemain  (B.)  ;  Caire  (F.-C.);  Bienvenue  (R.-L.-M.-A.)  ; 
Moulip  (C.-A.-P.);  Vayrac  (E.-P.-li.)  ;  Wintrebert  (H.)  ;  Gigon-Papin  (M.-A.-L.-E.); 
commis  de  l'"^  classe. 


LA    CARICATURE    A    L'ÉTRANGER 


Le  Home  Rule  Bill. 

M.    AsQuiTH  :  "  Prenez  mon  cheval  (mon 
programme)  :  il  est  lrè«  facile  est  très  doux.  » 

M.   BoNAK  1jA.w  :  «  C'est  possible,  mais  ses 
dents  ne  me  disent  rien.  <> 

,     l'unch  (Loniires". 


Madame  Mexico. 

Le  président  Wilson  :  «  Le  costume  huerta 
est  passé  de  mode,  Madame.  Le  dernier  cri 
c'est  le  Stars  and  Slripes  (le  drapeau  amé- 
ricain). Lustige  Bldtter  (Berlin). 


La  diminution  des  armements, 

L'armée  nouvelle  que  M.  Lloyd  George  préci 
nise  pour  défendre  l'Angleterre,  et  suppléer  :, 
manque  de  bateaux. 

Lïve.rpool   Courier  (Liverpooi). 


En   Alsace-Lorraine. 
Le  nouveau  régime. 

Dwr'.v  £/sfl.s.s  (Mulhouse) 


La  nouvelle  Albanie. 

L'Autriche  et  l'Italie  :  «  C'est  prêt,  on  va  pouvoir  servir  !  » 

Kikeriki  (Vienne). 


La  mission'allemande  de  Constantinople. 

Le  maréchal  Liman  de  Sa.nders  -.  «  Si  on 
continue  à  me  monter  en  grade  comme  «;a, 
je  finirai  par  devenir  sultan,  et  alors  je 
n'aurai  plus  droit  au  chapitre.  » 

lllk  (Berlin). 


Guillaume  II  et  le  kronpriuz. 

«  Je  voudrais  bien  savoir  de  qui  ce  gamin 
tient   cette  manie  de  télégraphier.  » 

Simplicissimus  (Munich.) 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


L'Encyclopédie   de  l'Islam,   19«  volume.  Paris,  librairie  Alphonse 

Picard  et  fils. 

La  dix-neuvième  livraison  de  l'excellente  Encyclopédie  de  Vhlam  sera 
particulièrement  appréciée  des  coloniaux.  Ils  y  trouveront  sur  Fez  (ortho- 
•i-raphié  Fas)  une  notice  complète,  géographique,  ethnographique  et  histo- 
rique, assortie  d'une  très  intéressante  bibliographie;  cet  article,  d'une 
précision  et  d'une  richesse  d'informations  remarquables,  est  dû  à  M.  G. 
Yver,  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  d'Alger;  le  même  auteur  a  rédigé 
aussi  l'article  Figuig.  Nous  signalerons  enfin  l'étude  de  W.  Barthold  sur 
le  Farghana,  et  le  début  de  la  notice  sur  le  Futa-Djallon,  qui  sera  terminée 
dans  la  vingtième  livraison. 

H.  L. 

L'Évacuation    de    l'Espagne    et   linvasion    dans    le    Midi 

(juin  18i3-avril  1814),  par  le  capitaine  Vidal  de  La  Blache.  Deux  vol. 
in-S"  avec  8  cartes  hors  texte.  Paris,  librairie  militaire  Berger-Levrault. 

«  Cette  malheureuse  guerre  m'a  perdu,  disait  Napoléon  à  Sainte-Hélène 
«  en  parlant  de  la  guerre  d'Espagne.  Elle  ^  divisé  mes  forces,  multiplié 
«  mes  efforts...  »  Or,  malgré  son  influence  capitale  sur  la  chute  de  Napo- 
léon, cette  guerre  a  été,  de  toutes  celles  du  premier  Empire  une  des  moins 
étudiées  par  les  historiens.  C'est  la  période  décisive,  commençant  à  la 
bataille  de  Vitoria  pour  aboutir  à  l'invasion  du  Midi  de  la  France  par  les 
troupes  alliées,  réunies  sous  les  ordres  de  Wellington,  qu'étudie  le  capi- 
taine Vidal  de  La  Blache.  Le  tome  I«''  :  L'Evacuation,  expose  le  remplace- 
ment du  roi  Joseph  par  Soult,  l'offensive  en  Navarre  ordonnée  par  Napo- 
léon pendant  l'armistice  de  Pleischwitz,  la  situation  spéciale  de  Suchet 
sur  la  côte  méditerranéenne  de  la  Péninsule,  les  batailles  de  la  Bidassoa 
et  de  la  Nivelle  qui  ouvrent  la  frontière.  Le  tome  II  :  Vlnvasion,  expose  le 
traité  de  Valençay,  l'état  des  départements  du  Midi,  les  batailles  autour  de 
Bayonne,  les  intrigues  qui  amènent  l'occupation  de  Bordeaux,  les  appré- 
liensions  qui  forcent  Soult  à  se  placer  devant  Toulouse.  L'auteur,  qui  a 
mis  à  contribution  pour  ce  travail  les  archives  régionales  aussi  bien  que 
toutes  celles  qui  existent  à  Paris,  a  voulu  que  son  ouvrage  inspirât  le  res- 
pect des  hommes  qui,  comme  le  maréchal  Suchet,  le  préfet  des  Basses- 
Pvrénées  A.  de  Vannsay,  le  général  P.  Thouvenot,  ont  montré  de  la  droi- 
ture et  de  la  fermeté  dans  des  circonstances  extrêmement  difficiles.  Cet 
aperçu  sommaire  suffit  à  montrer  l'importance  de  l'ouvrage  du  capitaine 
Vidal  de  La  Blache  et  son  intérêt  historique. 


Ouvrages  déposés  au  bureau  de  la  Bévue. 
Statistique  financière  de  l'Algérie  (Algérie  du  Nord  et  territoires  du  Sud),  année 

19H,    publiée    par    le    gouvernement    général    de    l'Algérie.    Un    vol.    in-4°   de 

207  pages  avec  tableaux  et   graphiques.  Alger,   im])rimerie  agricole  et  commer- 

•:iale. 
Panama.  Uœuvre  gigantesque,  par  J.-F.  Fraser.  Adapté  de  l'anglais,  jiar  Georges 

Fkuilloy.   Un    vol.  in-S"  écu,  avec    20  photogravure.s    (,'t  une  carte.  (Colloction  : 

Lea  Pays  modernes),  Pierre  Roger  et  C'«,  éditeurs,  Paris. 

L' Administrateur-Gérant  :  P.  Campain. 

PARIS.    —   IMPRIMERIE    LEVÉ,    RUE    CASSETTE,    17. 


QUESTIONS 
DIPLOMATIOUES  ET  COLOMALES 


LES  GRANDES  A&ENCES  TÉLÉGRAPHIQUES 
D'LNFORMATIONS 


Les  grandes  agences  d'informations  jouent  dans  le  monde 
entier,  et  particulièrement  en  Europe,  au  point  de  vue  tant 
politique  qu'économique  et  financier,  un  rôle  considérable 
sur  lequel  je  n'ai  guère  besoin  d'insister.  Il  est,  à  la  vérité, 
aussi  difficile  de  mesurer  exactement  l'importance  de  ce 
rôle,  que  de  connaître  à  fond  l'organisation  de  ces  agences. 
Il  s'agit  là,  en  effet,  d'entreprises  essentiellement  commer- 
ciales —  tout  comme  le  sont  aujourd'hui  la  plupart  des  jouj'naux 
eux-mêmes  —  et  l'on  sait  que  les  commerçants  répugnent, 
très  légitimement  d'ailleurs,  à  mettre  le  public  dans  le  secret 
de  leurs  affaires. 

Nous  devrons  donc  nous  borner  à  résumer  ici  les  rensei- 
gnements, forcément  incomplets,  que  nous  avons  pu  réunir 
sur  ces  agences,  sur  leurs  origines,  sur  leur  situation  actuelle, 
et  nous  insisterons,  en  terminant,  sur  les  contrats  qui  les 
lient  les  unes  aux  autres  et  qui  doivent  nécessairement  préoc- 
cuper tous  ceux  qui  s'intéressent  à  l'avenir  de  nos  relations  in- 
ternationales. 

*        * 

On  exagère  et  on  se  trompe,  lorsqu'on  représente  la  «  com- 
mercialisation »  de  la  presse  comme  un  des  phénomènes  par- 
ticuliers à  notre  époque.  La  vérité  est  que  les  journaux,  en 
aucun  temps  et  dans  aucun  pays,  n'ont  jamais  pu  s'affranchir 
des  soucis  matériels  de  l'existence.  Le  primum  vivere  est  la  loi 
générale  de  notre  pauvre  humanité.  Seulement,  à  mesure  que 
la  vie  est  devenue  plus  complexe  et  plus  difficile,  il  est  natu- 
rel que  la  question  proprement  «  économique  »  ait  pris  le 
pas,  dans  les  bureaux  des  quotidiens  comme  dans  l'esprit  des 
individus,  sur  d'autres  préoccupations  d'un  ordre  plus  élevé. 

Si  la  «  presse  »  —  comme  son  nom  l'indique  —  tire  ses 
origines  de  la  fondation  de  l'imprimerie,  on  peut  dire  que  le 

QoEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  —  n"  410.  —  16  mars  1914.  21 


32:2  (JtKSllu.NS    DIHi  U  "A  I  lyUhb    tT    COlOiMaLLS 

journal  moderne  date  véritablement  des  grandes  découvertes 
qui,  dans  le  courant  du  siècle  dernier,  ont  bouleversé  si  pro- 
fondément les  conditions  de  notre  société  :  les  chemins  de  fer 
et  la  navigation  à  vapeur,  le  télégraphe,  le  téléphone,  les  ma- 
chines perfectionnées  [  «  rotatives  »  et  autres),  etc.  Avec  le 
développement  inouï  des  moyens  de  communication,  la  curio- 
sité du  public,  avide  de  nouvelles,  est  devenue  plus  «  tyran- 
nique  »  ;  la  concurrence  entre  les  divers  journaux  a  pris  un 
caractère  de  plus  en  plus  aigu  :  ils  ont  dû,  pour  satisfaire  à  ces 
exigences  toujours  croissantes,  augmenter  considérablement 
leurs  frais,  en  môme  temps  qu'ils  diminuaient  leurs  prix  de 
vente,  alîn  d'atteindre  une  clientèle  infiniment  plus  grande 
qu'autrefois  et  dont  ils  sont  redevables,  en  partie,  au  dévelop- 
pement de  l'instruction. 

L'apparition  du  «  journal  à  un  sou  »  marque  donc  une 
véritable  révolution  dans  l'histoire  de  la  presse  :  ni  les  abon- 
nements, ni  la  vente  au  numéro  ne  permettent  plus  aujour- 
d'hui aux  journaux  d'équilibrer  leurs  budgets.  Leurs  seules 
et  véritables  ressources  leur  sont  fournies  par  la  publicité, 
sous  toutes  ses  formes.  Leur  indépendance  en  a  naturelle- 
ment souffert,  car  ce  qui  n'était  qu'un  moyen  est  bientôt 
devenu,  pour  la  plupart  d'entre  eux  et  par  la  force  des  choses, 
le  but  principal,  sinon  exclusif.  Gomme  toutes  les  entreprises 
commerciales,  les  grands  journaux  doivent  se  préoccuper  de 
gagner  de  l'argent,  non  plus  seulement  pour  couvrir  leurs  frais 
généraux  et  pour  vivre,  mais  encore  et  surtout  pour  rémunérer 
les  énormes  capitaux  qu'exigent  leur  création  et  leur  dévelop- 
pement incessant. 

Mais  dans  rimpossibilité  oii  ils  se  trouvent  encore  aujour- 
d'hui de  sulfire  à  tout  par  eux-mêmes,  les  journaux  ont  dû, 
le  plus  souvent,  s'en  remettre  pour  leur  publicité  à  des  inter- 
médiaires, de  même  qu'ils  dépendent  plus  ou  moins  étroi- 
tement, pour  leurs  informations,  —  comme  nous  allons  le 
voir  — -  d'agences  spéciales  qui  sont  elles-mêmes  parfois  en 
même  temps,  comme  l'agence  Havas,  des  agences  de  publicité. 

Le  journal  moderne  date  en  France  de  l'apparition  de  la 
Presse  (1836).  Son  fondateur,  Emile  de  Girardin,  eut  l'idée 
d'abaisser  de  moitié  le  prix  des  abonnements  et  de  couvrir  par 
des  annonces  le  déficit  résultant  de  cette  réduction,  lequel 
n'était  pas  inférieur  à  150.000  francs  par  an  (1).  Dans  les  pays 
germaniques,  cet  exemple  ne  put  être  suivi  qu'après  la  dispa- 
rition du  privilège  qui  réservait  le  droit  d'insérer  des  annonces 
à  quelques  journaux  officiels  :  ce  monopole  [Insaratenmono- 

(1)  Destrem,  Les  Conditions  économiques  de  la  Presse   (Paris,  1902),  p.  99-100. 


LES    GRANDES    AGENCES    TÉLÉGRAPHIQUES    d'iMFORMATIONS  323 

pol)  fat  supprimé  en  Autriche  en  mars  4848,  et  en  Prusse  le 
1*"  janvier  1830  (1).  Il  en  fut  successivement  de  même  dans 
les  autres  Etats  d'outre-llhin.  En  Angleterre,  où  ces  entraves 
législatives  n'avaient  jamais  existé,  un  grand  journal  vendu 
4  pence  pouvait,  dès  la  moitié  du  xix"  siècle,  grâce  à  la  publi- 
cité, combler  un  déficit  annuel  de  600.000  francs  (2).  Le  système 
d'annonces  se  développa  d'ailleurs,  par  la  suite,  beaucoup  plus 
rapidement  dans  les  pays  de  langue  allemande  ou  anglaise 
qu'en  France  et  que  dans  les  autres  pays  latins  :  nous  en  avons 
déjà  indiqué  les  raisons  dans  cette  Revue  (3). 

Les  grandes  agences  télégraphiques  datent  de  la  même 
époque.  Un  journaliste  parisien,  M.  Louis  Latzarus,  nous  rap- 
pelait récemment,  dans  d'intéressants  articles  de  la  Revue  de 
Paris,  les  curieux  débuts  de  l'agence  Havas.  Charles  Havas 
(né  à  Paris  en  1785,  mort  en  1858)  était  un  commerçant  enri- 
chi par  le  blocus  continental.  Il  eut  d'abord  l'idée  de  tirer  des 
journaux  étrangers  et  de  traduire  les  nouvelles  les  plus  impor- 
tantes, qu'il  communiquait  au  Constitutionnel.  En  18.35,  il 
étendit  sa  clientèle  et  ouvrit,  rue  Jean-Jacques-Rousseau,  un 
petit  bureau  d'où  il  envoyait  chaque  jour  à  la  presse  de  Paris 
et  aux  ambassades  des  informations  étrangères  ;  mais  il  ne 
remporta  qu'un  médiocre  succès.  Enfin,  en  1840,  il  s'avisa 
d'établir  entre  Paris,  Londres  et  Rruxelles  un  service  de 
dépêches  par  pigeons  voyageurs.  A  cette  époque,  on  ne  dispo- 
sait que  du  système  télégraphique  aérien  Ghappe,  que  le  brouil- 
lard empêchait  souvent  de  fonctionner.  Grâce  à  ses  messagers 
ailés,  Havas  reçut  à  deux  heures  de  l'après-midi  les  informa- 
tions publiées  par  les  journaux  anglais,  parties  de  Londres  à 
huit  heures  du  matin.  Les  nouvelles  parues  dans  les  journaux 
belges  lui  parvenaient  en  quatre  heures.  «  Progrès  considé- 
rable, et  qui  établit  la  fortune  de  l'agence.  Plus  tard,  Havas 
utilisa  naturellement  le  chemin  de  fer  et  le  télégraphe....  (4)  » 

En  1850,  lorsque  Auguste  Havas  succéda  à  son  père,  l'agence 
avait  déjà  des  correspondants  à  demeure  fixe  dans  toutes  les 
capitales  de  l'Europe,  ce  qui  lui  permettait  de  donner  à  ses 
abonnés  un  service  quotidien  d'informations  politiques,  finan- 
cières et  commerciales. 


(1)  D""  Max  Garr,  Die  wirtschaftlichen  Grundlagen  des  modernen  Zeitungswesens 
(dans  les  Wiener  Slaaliwissenschaftliche  Studien,  J912,  II,  p.  18). 

(2)  Cucheval-Clarig.ny,  Histoire  de  la  Presse  en  Angleterre,  Paris,  IS'iT,  p.  168. 

(3)  Voir  nos  articles  sur  la  Presse  politique  allemande  dans  les  Qiiest.  Dipl.  et  Col. 
(16  mars  et  l^i' avril  1910);  ***  La  Presse  politique  anglaise  (datis  les  Questions  du 

i'^'  mars  lâll)  et  Z.,  la  Presse  politique  d'Autriche-Hongrie  (djins  les  Questions  du 
l"mai  1911). 

(4)  Louis  Latzarus,  Le  journal  moderne  {Revue  de  Paris,  i"  et  lo  janvier  1014). 


324  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

Mais  l'agence  Ha  vas  ne  prit  son  véritai)le  développement 
qu'à  partir  de  185G.  Le  service  des  annonces  de  presque  tous 
les  journaux  était  alors  concentré  dans  les  mains  d'un  M.  Bul- 
lier,  le  premier  fondateur  des  agences  d'annonces  de  Paris. 
Havas  eut  l'idée  de  fusionner  avec  Bullier  et  de  proposer  à 
environ  deux  cents  des  plus  importants  journaux  des  départe- 
ments un  service  spécial  quotidien,  télégraphique  et  postal, 
d'informations  parisiennes  et  étrangères.  Les  journaux 
n'avaient  à  faire  aucun  déboursé  ;  mais  en  retour,  l'agence  se 
réservait  le  droit  d'insérer  gratuitement  un  certain  nombre  de 
lignes  d'annonces  et  de  réclames  à  la  troisième  et  à  la  quatrième 
pages  de  ces  journaux.  Presque  tous  acceptèrent  (1). 

Plus  tard,  avec  le  concours  des  agences  étrangères,  sur  les- 
quelles j'aurai  à  revenir,  l'agence  Havas  développa  considéra- 
blement son  service  d'informations,  qu'elle  étendit  à  tous  les 
points  du  monde. 

A  l'imitation  des  Korrespondenzen  d'outre-Rhin,  l'agence 
Havas,  sous  l'habile  direction  de  M.  Lebey,  devenu  directeur 
général  en  1873,  est  même  arrivée  à  fournir  aux  journaux  de 
province  des  correspondances  politiques  quotidiennes,  toutes 
rédigées  et  môme  imprimées,  conçues  dans  le  sens  politique  du 
journal  auquel  elles  sont  destinées,  moyennant  une  rétribution 
mensuelle  ou  contre  un  certain  nombre  de  lignes  d'annonces 
à  utiliser  par  l'agence.  Cette  combinaison  a  porté,  sans  doute, 
un  coup  certain  à  l'indépendance  et  à  la  dignité  de  la  presse 
départementale.  Le  mal  est  moindre,  cependant,  aujourd'hui 
qu'il  y  a  quelques  années,  depuis  que  la  généralisation  du  télé- 
phone permet  aux  journaux  un  peu  importants  de  province  de 
recevoir,  presque  dès  leur  apparition,  les  nouvelles  publiées  par 
les  journaux  du  soir  de  Paris,  et  de  se  passer  par  suite  de  l'in- 
termédiaire de  l'agence  Havas. 

Celle-ci  n'en  demeure  pas  moins  une  entreprise  très  puis- 
sante et  très  prospère.  Mn  1879,  elle  est  devenue  une  société 
anonyme  au  capital  de  8. 300. 000  francs.  Elle  possède  actuel- 
lement plus  de  20  succursales  en  province  et  des  correspon- 
dants fixes  dans  presque  tous  les  chefs-lieux  d'arrondissement. 

Si  elle  laisse  à  d'autres  agences  plus  récentes  (agence  Four- 
nier.  Information,  etc.)  le  soin  d'alimenter  les  journaux  pari- 
siens des  nouvelles  de  la  capitale,  une  exception  importante  est 
apportée  à  cette  règle  en  ce  qui  concerne  les  comptes  rendus 
des  conseils  des  ministres  et  les  «(  communiqués  officiels  », 
lesquels  sont  demeurés  Papanage  de  l'agence  Havas. 

Les  origines  de  l'agence  Reuter  ne  sont  pas  moins  curieuses. 

(1)  Edmond  Thé.hy.  article  de  la  Grande  Encyclopédie. 


LKS    GHAiNDtS    AGENCES    TÉLÉGRAI'HIOUES    n'iNFÛHMATIONS  325 

Son  fondateur,  Josaphat  Julius,  qui  prit  plus  tard  le  nom  de 
Reuter  et  qui  devint  baronet,  était  né  à  Cassel,  en  1821,  de 
pauvres  parents  israélites.  Il  débuta  comme  employé  de  banque 
à  Gottingen,  où  il  fit  la  connaissance  du  professeur  Gauss, 
dont  les  expériences  d'électro-magnétisme  attiraient  alors 
l'attention.  Il  fut  associé  à  un  libraire  berlinois,  mais  il  réussit 
mal.  En  18i9,  il  établit  à  Paris,  avec  des  ressources  fort  mo- 
destes, un  bureau  de  correspondance  lithographique.  A  ce  mo- 
ment, les  premières  lignes  télégraphiques  venaient  d'être  po- 
sées en  France  et  en  Allemagne  ;  mais  tandis  que,  dès  le  1"  oc- 
tobre 1849,  le  gouvernement  prussien  abolit  le  monopole  des 
dépêches  de  Berlin  à  Aix-la-Chapelle,  en  Belgique  le  télégraphe 
n'était  pas  encore  à  la  disposition  du  public.  Les  télégrammes 
prussiens  devaient  donc  être  transportés  d'Aix-la-Chapelle  à 
Bruxelles  par  des  voyageurs  de  chemins  de  fer  :  c'était  une 
grande  perte  de  temps.  A  l'exemple  d'Havas,  Julius  y  remédia 
par  un  service  de  pigeons  voyageurs.  Il  créa,  ensuite,  à 
Bruxelles  un  bureau  central,  dont  le  directeur  était  le  capitaine 
Steffen,  son  bailleur  de  fonds,  qui  recevait  les  dépêches  de 
Lille,  Calais,  Paris,  Bordeaux  et  Marseille  et  les  transmettait  à 
Aix-la-Chapelle,  grâce  à  quarante  pigeons-voyageurs.  Plus 
tard,  les  informations  purent  être  envoyées  par  le  télégraphe 
-directement  de  Paris  à  Aix-la-Chapelle.  Quand  arrivaient 
dans  cette  dernière  ville  les  précieux  messagers,  Julius  se 
hâtait  de  courir  à  la  gare,  d'où  il  expédiait  ses  dépêches  à 
Berlin,  Vienne  et  Saint-Pétersbourg.  C'est  ainsi  que  pour  la 
transmission  d'importantes  informations  politiques  et  finan- 
cières, il  put  gagner  plusieurs  heures  et  même  un  jour  entier 
sur  les  agences  concurrentes.  Au  bout  de  très  peu  de  temps, 
il  put  rembourser  son  bailleur  de  fonds  ! 

Quand  fut  construite  la  ligne  télégraphique  d'Aix-la-Chapelle 
à  Verviers  (octobre  1850),  Julius,  qui  était  devenu  sir  Julius 
Reuter,  alla  se  fixer  dans  cette  dernière  ville  et  il  suivit  ainsi 
le  terminus  du  télégraphe  jusqu'à  Calais.  Enfin,  en  1831, 
lorsque  fut  posé  le  câble  sous-marin  de  Calais  à  Douvres,  il 
traversa  lui-même  le  détroit  et  fonda  sa  célèbre  agence  de 
Londres,  tout  en  dirigeant  en  même  temps  —  mais  pendant 
•quelques  années  seulement  —  une  a,i:ence  analogue  à  Berlin  (1  ), 

(1)  Reuter  rencontra,  d'abord,  beaucoup  de  peine  à  faire  adopter  son  service  de 
dépêclies  à  la  presse  anglaise.  Ce  n'est  qu'en  octobre  1858,  que  le  Times  publia  un 
discours  de  Napoléon  III.  qui  lui  avait  été  transmis  par  l'agent  de  Reuter  à  Paris. 
De  ce  jour,  la  fortune  de  l'agence  fut  faite.  Elle  étendit  !?a  sphère  d'opérations  et 
réussit  à  accréditer  en  lRf>9,  des  correspondants  spéciaux  auprès  des  quartiers 
généraux' français  et  autrichien,  pendant  la  guerre  d'Italie.  Sa  réputation  fut,  dès 
'ior=.  solidejnent  établie  en  Angleterre. 

En  1866,  pendant  la  guerre  de  Sécession  aux  Etats-Unis,  Reuter  fit  jeter  un  cable 


326  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Deux  ans  auparavant,  le  D'  ^yolfT  avait  créé  dans  cette  der- 
nière ville  un  «  bureau  de  dépêches  »,  qui  eut  d'abord  un 
caractère  strictement  commercial,  puis  qui,  à  partir  de  1855, 
s'occupa  également  d'informations  politiques.  La  même  année, 
cette  entreprise,  encouragée  ouvertement  par  Bismarck  qui  y 
vit  un  moyen  de  déloger  Reuter  de  Berlin,  devint  un  «  consor- 
tium »,  au  capital  nominal  de  250.000  thalers.  Dans  la  suite, 
la  kontiiienlal-TelegrapJien-Compagnie  (tel  est  le  nom  officiel 
de  l'agence  Wolff)  est  devenue  une  société  par  actions,  au 
capital  d'un  million,  avec  un  fonds  de  réserve  à  peu  près  égal, 
et  qui  distribue  un  dividende  moyen  de  10  %.  Outre  ses 
bureaux  dans  les  grandes  capitales,  elle  possède  en  Allemagne 
une  quarantaine  de  succursales  et  occupe  cinq  cents  employés. 
Les  frais  de  télégraphe  et  de  téléphone  dépassent  un  million  de 
marks  par  an.  Le  nombre  des  abonnés  allemands  —  pour  la 
plupart,  des  journaux  —  était,  en  1905,  de  2.300. 

A  Vienne,  fonctionne  une  agence  officieuse  et  même  officielle, 
ï Oestcrreichische  Ko/respondenz, qui,  à  partir  de  1860,  sous  le 
nom  de  Kaiserliche-Kônigliche  Telegraphen-Kori-espondenz- 
Bureau,  est  devenue  une  simple  section  de  l'administration 
des  télégraphes  de  l'Empire.  Son  budget,  longtemps  confondu 
avec  celui  de  cette  administration,  en  a  été  séparé  en  1882  :  il 
s'est  élevé  de  188.000  couronnes  en  1883,  à  828.000  couronnes  en 
1911.  A  la  différence  des  autres  agences,  qui  sont  des  entre- 
prises privées,  il  s'agit  donc  là  d'un  véritable  monopole  d'Etat. 
Et  en  effet,  si  un  décret  ministériel  du  7  mars  1902  a  assujetti 
la  fondation  d'agences  télégraphiques  et  téléphoniques,  ayant 
un  caractère  politique  ou  économique,  à  une  simple  concession, 
le  paragraphe  2  de  ce  déôret  oblige,  dans  tous  les  cas,  «  de 
tenir  compte  des  circonstances  locales  »  :  de  telle  sorte  que  le 
gouvernement  peut  toujours  empêcher  la  création  d'agences 

spécial  de  Cork  à  Crokhaven  :  dans  ce  port,  un  vapeur  allait  prendre  les  nouvelles 
à  bord  des  bâtiments  venant  d'Amérique  et  les  télégraphiait  immédiatement  à 
Londres.  Une  autre  ligue,  établie  entre  Falher  Point  et  Cape  Race,  aux  Etats-Unis, 
permettait,  en  même  temps,  de  transmettre  les  derniers  télégrammes  venus  de  New- 
York,  de  Boston,  etc.,  aux  vapeurs  sur  le  point  de  partir  pour  l'Angleterre. 

L'année  précédente,  Reuter  avait  également  obtenu  du  roi  de  Hanovre  la  conces- 
sion d'un  cable  à  travers  la  mer  du  Nord  à  Cuxhaven  et  de  la  France  la  concession 
d'un  câble  avec  les  Etats-Unis,  qu'il  exploita  concurremment  avec  V Anglo- American 
Teler/vap/i  Company.  En  1872,  il  obtint  du  chah  de  Perse  le  privilège  exclusif  de 
développer  les  ressources  internes  de  ce  pays;  mais  cette  concession  fut  annulée  au 
profit  de  V Impérial  Bank  ofl'ersia. 

Le  baronet  Paul-Julius  Reuter  est  mort  à  Nice,  en  189'J. 

Dans  le  budget  de  l'agence  Reuter  pour  1905,  les  abonnements  figurent  aux 
recettes  pour  188.940  livres  sterling;  le  service  des  dépêches  a  coûté  144.677  livres 
sterling.  Avec  un  capital  de  94.172  livres  sterling,  le  chiffre  d'affaires  a  atteint,  cette 
même  année,  une  somme  de  42.678  livres  sterling,  qui  a  permis  la  distribution. d'un 
dividende  de  5%.  (V.  Lorenz,  Die  englische  Presse,  Halle,  1907,  p.  16.) 


LES  GBANDES  AGENCES  TÉLÉGnAPHIQUES  i)'lNF01'.MATI0NS     327 

privées,  appelées  à  concurrencer  de  façon  quelconque  son 
bureau  officiel.  De  fait,  il  n'y  a  point  d'exemple  de  concession 
accordée  en  vertu  de  ce  texte  (1). 


Il  suit  des  développements  précédents  que  le  caractère  des 
grandes  agences  d'informations  est  sensiblement  différent, 
selon  le  pays  que  Ion  envisage.  Si  le  K.  K.  Telegraplieii- 
Korrespoiidenz-Bureau^  en  Autriche-Hongrie,  es-t  une  insti- 
tution d'Etat,  les  autres  agences  sont  plus  ou  moins  «■  offi- 
cieuses »  en  raison  des  liens  qui  les  rattachent,  à  des  degrés 
divers,  aux  pouvoirs  publics. 

C'est  ainsi  que  l'agence  WolfT  —  transformée,  comme  nous 
l'avons  dit,  en  société  par  actions  avec  l'aide  de  FEtat  —  a,  de 
plus,  le  privilège  de  faire  passer  ses  dépêches  dans  les  bureaux 
de  poste  avant  tous  les  autres  télégrammes  privés.  En  revanche, 
elle  est  tenue  de  transmettre  toutes  les  informations  que  le 
gouvernement  désire  répandre  :  c'est  dire,  par  conséquent, 
qu'elle  joue  un  rôle  souvent  officieux.  De  plus,  elle  doit  sou- 
mettre à  l'autorité  toutes  les  nouvelles  qui  lui  parviennent,  dès 
qu'elles  touchent  aux  intérêts  de  l'Empire.  Le  gouvernement 
allemand  est  donc  libre  d'étouffer  ce  qui  lui  paraît  inopportun 
et  de  modifier,  au  besoin,  le  reste  dans  le  sens  qui  lui  con- 
vient (2). 

L'agence  Reuter  en  Angleterre  et  l'agence  Havas  en  France 
jouissent,  incontestablement,  de  beaucoup  plus  de  liberté  et 
d'indépendance,  bien  que  leurs  rapports  avec  les  pouvoirs 
publics  ne  laissent  pas,  dans  chacun  de  ces  deux  pays,  d'être 
naturellement  encore  assez  étroits  :  c'est  là,  en  quelque  sorte, 
la  rançon  du  privilège  de  fait,  sinou  de  droit,  dont  elles 
jouissent.  Tune  et  l'autre.  Et  on  peut  dire,  de  façon  plus  géné- 
rale, qu'il  en  est  de  même  de  toutes  les  grandes  agences  télé- 
graphiques d'informations  qui  existent  en  Europe,  à  la  diffé- 
rence de  V Associated  press  des  Etats-Unis  qui  est,  elle,  une 
vaste  organisation  coopérative,  strictement  anonyme,  sans  cou- 
leur politique  ni  religieuse,  et  ne  dépendant  que  des  journaux 
américains,  pour  le  compte  desquels  elle  travaille  (3). 

Il  conviendrait,  d'ailleurs,  pour  juger  du  degré  d'  «  ofticiosité  » 
des  diverses  agences  européennes,  d'entrer  dans  des  détails 
assez  délicats  et  que  ne  comporte  pas  le  cadre  restreint  de  cet 
» 

(1)  D"'  ]M.vx  Garr,  l<)C'j  c'tnio,  p.    -''•■ 

(2)  Voir  nos  articles  des  Queslions  (16  mars  et  l'---  avril  1910)  et  Andbé  Thial  : 
La  pre'sse  allemande,  dan<  la  Grande  Ueviie  du  i'i  octobre  1911. 

(3)  Voir  A.NDPK  Verhièrh.  La  presse  américaine,  dans  les  Questions  du  l'^^  février 
1912 


328  QUESTIONS    Dll'LOMATrOUHS    ET    COLONIALES 

article.  C'est  ainsi,  pour  ne  donner  qu'un  exemple,  qu'à  la 
différence  des  agences  Reuter  et  Wolff,  jamais  l'agence  Havas 
ne  démentira  des  communiqués  officiels,  une  fois  qu'elle  les 
aura  publiés. 

D'autre  part,  il  convient  de  remarquer  que  si,  à  la  différence 
de  l'agence  austro-lioni;Toise,  ces  trois  agences  laissent  le 
champ  libre  à  une  concurrence  que  les  règlements  adminis- 
tratifs ne  limitent  en  aucune  mesure,  en  fait  cependant,  en 
raison  des  dépenses  considérables  que  nécessiterait  la  création 
d'entreprises  similaires  rivales  et  des  difficultés  énormes  aux- 
quelles se  heurterait  leur  existence,  ces  agences,  dont  la  puis- 
sance individuelle  est  encore  nccriie  par  l'étroite  solidarité  qui 
les  unit  les  unes  aux  autres,  jouissent  d'un  véritable  monopole. 

On  peut  assurément  le  regretter,  à  n'envisager  que  la  vie 
politique  intérieure  de  chaque  pays.  Mais  le  danger  apparaît 
plus  grand  encore  et  plus  pressant,  au  point  de  vue  de  la  poli- 
tique extérieure,  si  Ton  songe  que  ces  agences  —  dont  quelques- 
unes  sont  entièrement  entre  les  mains  des  gouvernements  — 
couvrent  la  plus  grande  partie  du  monde  de  leur  réseau  et 
forment  entre  elles  un  véritable  cartell.  Elles  sont  tenues,  en 
effet,  en  vertu  des  conventions  qu'elles  ont  conclues  entre  elles, 
de  se  communiquer  réciproquement  toutes  les  informations 
qu'elles  recueillentdans  la  zone  territoriale  impartie  à  chacune 
d'elles  —  et  de  ne  les  communiquer  à  aucune  autre  agence,  en 
dehors  d'elles. 

Le  premier  traité  de  ce  genre  fut  passé,  en  1866,  entre  Havas, 
Reuter  et  Woliï.  Puis  le  système  fut  étendu  au  Correspondenz- 
Biireau  de  Vienne  et  aux  autres  agences,  créées  postérieure- 
ment dans  divers  pays.  Ces  traités,  conclus  pour  dix  ans,  ont 
été  renouvelés,  en  dernier  lieu,  en  1910. 

Le  partage  est  ainsi  fait  :  Reuter  fournit  les  nouvelles  du 
Royaume-Uni,  des  coloniesbritanniques  et  de  l'Extrême-Orient: 
Havas,  celles  de  la  France,  de  la  Péninsule  Ibérique  et  de  la 
Belgique;  Wolff,  celles  d'Allemagne  et  des  Pays  Scandinaves, 
et  conjointement  avec  Havas,  celles  de  Suisse  et  de  Russie. 
L'Amérique  du  Nord  dépend  de  ÏAsf:ociaied  Press  ;  l'Amé- 
rique du  Sud,  à  la  fois  de  Reuter,  d'Havas  et  de  Wolff.  Le 
KoiTespondeaz-Bureaii  a  dans  son  domaine  l'Autriche-Hon- 
grie,  et  en  même  temps  qu'Havas,  les  pays  balkaniques,  à 
l'exception  de  la  Grèce  qui  est  réservée  à  Havas  (1).  En  Italie 
existe  une  agence  particulière,  qui  porte  le  liom  de  son  fonda- 
teur, Stefani,  un  ancien  ami  de  Cavour.  En  dehors  de  ces 
grandes   agences,  les  autres  —  Fabra  à  INIadrid,  Delamarre  à 

(1)  D""  Max  G-snp,  locn  ci/rili^. 


LKS    GHANUES   AGENCKS    TÉLÉGRAPHIQUES   D'INFORMATIONS  320 

Bruxelles,  Nord-Bureau  à  Saint-Pétersbourg,  etc.,  —  n'inter- 
viennent qu'à  titre  de  comparses  et  dépendent  elles-mêmes  de 
Tune  ou  l'autre  des  grandes  agences. 

Nous  ne  pouvons  nous  étendre  ici  sur  cette  organisation  in- 
ternationale qui  est  minutieusement  réglementée,  tant  au 
point  de  vue  des  comptes  financiers  des  grandes  agences  entre 
elles  que  du  contrôle  qu'elles  exercent  les  unes  sur  les  autres. 
Bornons-nous  à  indiquer  que  chacune  d'elles  possède  auprès 
des  deux  autres,  dans  les  principales  capitales,  un  correspon- 
dant particulier,  auquel  sont  communiquées  avant  d'être 
envoyées  toutes  les  informations,  et  qui  les  modifiera  au  be- 
soin dans  la  forme  et  dans  le  texte,  en  leur  donnant  un  carac- 
tère plus  «  national  »,  suivant  le  pays  auquel  elles  seront  des- 
tinées. 

* 

Cette  dépendance  étroite  oîi  sont  les  agences,  les  unes  vis-à- 
vis  des  autres,  peut  avoir,  Je  le  répète,  de  fâcheuses  consé- 
quences, à  un  moment  donné,  sur  la  politique  internationale. 
Le  danger  est,  en  somme,  assez  analogue  à  celui  qui  résulte 
pour  un  pays  —  pour  la  France,  par  exemple,  —  de  l'obligation 
où  il  se  trouve  d'emprunter,  pour  ses  relations  télégraphiques, 
les  câbles  étrangers.  11  en  a  déjà  été  question,  à  diverses  re- 
prises, dans  cette  Revue  (1). 

Du  fait  que  la  Grande-Bretagne,  notamment,  jouit  dans  ce 
domaine,  au  regard  des  autres  nations  et  au  triple  point  de  vue 
économique,  politique  et  militaire,  d'une  situation  privilégiée, 
notre  collaborateur  M.  Léon  Jacob  concluait  très  justement 
que  «  les  grands  quotidiens  anglais  et  les  agences  d'informa- 
«  lions,  comme  l'agence  Reuter,  ont,  sur  leurs  confrères  et  sur 
«  les  agences  similaires  du  continent,  une  supériorité  analogue 
<(  et  fréquemment  attestée...   » 

Lorsque  nos  rapports  politiques  avec  Londres  étaient  loin 
d'être  ce  qu'ils  sont  devenus  depuis,  nous  avons  bien  souvent 
éprouvé  les  inconvénients  de  cette  situation  :  par  exemple,  lors 
de  l'expédition  de  Madagascar,  où  Reuter  exigea  que  le  corres- 
pondant d'Havas  fût  en  môme  temps  son  propre  correspondant  : 
de  sorte  que  les  événements  de  cette  campagne  étaient  chaque 
jour  publiés  à  Londres  avant  de  l'être  à  Paris,  tin  1899  encore, 
—  ainsi  que  le  rappelait  M.  Léon  Jacob  —  «  les  incidents 
«  de  l'affaire  de  Fachoda  n'étaient  révélés  au  public  français 
«  qu'après  avoir  été  connus,  examinés,  appréciés  par  le  cabi- 
«  net  de  Saint-James...   » 

(1)  Voir,  en  particulier,  les  articles  de  M.  J.-Il.  FnANKLiN((JuesL  Diplom.  et  Col., 
\"  décembre  1S99)  et  de  M.  Léon  J.vcob  {Questions  des  l"'-  août  et  lO  août  1912). 


'•VSO  OUKSTIOKS    Dll'LOMATiyi;liS    t.T    COLONIAI.KS 

Sous  le  régime  de  l'Entente  cordiale,  on  peut  estimer  que 
cette  «  vassalité  »  n'est  plus  aussi  inquiétante  pour  nous  qu'au- 
trefois. Il  n'en  est  pas  moins  certain  que  cet  état  de  dépen- 
dance, oii  se  trouvent  à  la  fois  notre  gouvernement  pour  ses 
dépêches  et  notre  presse  pour  ses  informations  étrangères  (car 
la  question  des  câbles  et  celle  des  agences  sont  étroitement 
liées),  est  des  plus  regrettables.  N'y  a-t-il  pas,  par  exemple, 
pour  la  France,  un  danger  permanent  à  ne  recevoir  le  plus 
souvent  ses  nouvelles  de  Pétersbourg  que  par  l'intermédiaire 
de  Berlin  ou  d'être  renseignée  sur  la  plupart  des  événements 
balkaniques  par  une  agence   «  officielle  »  autriciiiennc? 

De  même  que  les  gouverncœenls  des  grands  pays  du  conti- 
nent s'efforcent,  de  plus  en  plus,  d'assurer  la  liberté  et  la  sau- 
vegarde de  leurs  communications  en  développant  leur  réseau 
particulier  de  câbles  sous-marins  et  en  perfectionnant  leur 
système  de  télégraphie  sans  fil,  de  même  nos  grands  journaux 
tendent,  depuis  un  certain  nombre  d'années,  à  s'émanciper 
des  agences  étrangères,  soit  en  passant  des  contrats  spé- 
ciaux avec  les  grands  journaux  anglais  —  de  sorte  que  les 
nouvelles  recueillies  par  ces  derniers  sont  publiées,  en  même 
temps,  à  Londres  et  à  Paris  —  soit,  à  l'imitation  de  leurs  con- 
frères des  Etats-Unis,  de  Grande-Bretagne  et  d'Allemagne,  en 
entretenant  des  correspondants  particuliers  dans  les  principales 
capitales  ou  en  envoyant  des  correspondants  spéciaux  là  où 
l'exigent  les  événements. 

Le  premier  système  n'est  qu'une  demi-mesure.  Le  second 
est  infiniment  préférable;  et  il  est  à  souhaiter  qu'à  mesure 
qu'ils  se  développeront,  nos  grands  quotidiens  entrent  de  plus 
en  plus  dans  cette  voie. 

Mais  il  est  à  craindre  que  l'exiguïté  de  leurs  ressources, 
encore  aujourd'hui  —  surtout  si  on  les  compare  aux  impor- 
tants revenus  que  retirent  de  la  publicité  leurs  confrères 
d'outre-Manche  ou  d'outre-llhin  —  ne  permette  pas  aux  jour- 
naux français  d'atteindre  de  si  tôt  le  but  visé  et  de  s'alfranchir 
complètement  de  la  tutelle  des  agences  (1). 

Am;i:i.  Marvaud. 


(1)  Le  commerce  national  n'est  pas  moins  intéressé  que  la  presse  à  se  libérer  de 
celte  tutelle.  Ici  encore.  l'Allemagne  nous  donne  l'exemple.  Tout  récemment,  a  été 
fondée  à  Berîin  la  Société  économique  allemande  destinée  à  accroître  le  de'uelop- 
pemenl  du  commerce  allemand  à  l'étranger.  Un.  des  l)uts  de  celte  sociéié  serait, 
parait  il,  d'organiser  des  services  de  communications  télégraphiques  et  de  publicité 
entre  l'Allemagne,  d'une  part,  et  de  l'autre,  l'E-xtrême-Orieiil  et  l'Amérique  du  Sud. 
Il  s'agirait  de  créer  une  sorte  d'agence  télégraphique  allemande,  qui  ne  soit  plus 
sous  la  dépendance  des  agences  d'informations  étrangères.  (I)après  une  corres- 
pondance adressée  de  Berlin  au  Temps,  du  24  février  1914.) 


M.   W.   CHURCHILL 


ET 


LÀ  POLITIQUE  NAVALE   ANGLAISE 


M.  Winston  Churchill  (1)  est  entré  à  Whitehall  le  26  octobre 
1911,  par  suite  d'un  remaniement  ministériel  dans  le  cabinet 
Asquith  :  il  y  eut  chassé-croisé  entre  lui  et  M.  IMac  Kenna  qui, 
de  Premier  lord  de  l'Amirauté,  le  remplaça  comme  secrétaire 
d'Etat  à  l'Intérieur.  jM.  Mac  Kenna  était  resté  près  de  trois 
ans  au  ministère  de  la  Marine.  11  semble  que  son  départ  ait  été 
motivé  par  les  événements  de  l'été  1911  :  au  moment  où  la  ten- 
sion politique  avait  fait  craindre  une  conllagration  européenne, 
le  gouvernement  britannique  avait  discuté  la  possibilité  de 
transporter  en  France  ou  en  Belgique  une  partie  du  corps, 
expéditionnaire,  et  il  s'était  produit  un  désaccord  entre  les 
membres  du  cabinet  au  sujet  de  la  coopération  des  forces  de 
terre  et  de  mer.  On  dit  aussi  que  le  gouvernement  n'avait  pas 
été  satisfait  des  dispositions  adoptées  par  la  flotte  lors  de  la 
crise  :  on  critiquait  notamment  la  dispersion  des  escadres, 
jugée  dangereuse  pour  la  sécurité  nationale  '2).  M.  Churchill 
arrivait  donc  avec  la  mission  de  remédier  à  une  situation  assez 
mauvaise. 

Sa  présence  à  la  tête  de  l'Amirauté  ne  fut  pas  sans  émouvoir 
l'opinion.  Elu  aux  Communes  comme  conservateur,  il  était 
passé  dans  le  camp  adverse  pour  protester  contre  les  théories 
néo-protectionnistes  de  M.  Chamberlain,  et  était  immédiate- 
ment allé  aussi  loin  qu'il  fallait  pour  donner  des  gages  au  parti 
radical.  On  redoutait  son  intempérance  de  langage,  ses  ten- 
dances démagogiques  et  pacilistes  maintes  fois  affirmées.  Les 

(1)  Right  lion.  W.  L,  Spencer  Churchill,  oé  en  1874;  a  fait  son  éducation  à  Har- 
row  et  Saadhurst;  lieutenant  au  i«  hussards;  prit  part,  à  Cuba,  à  la  guerre  his- 
pano-américaine dans  les  rangs  espagnols  ;  puis  aux  expéditions  de  Malakand  Field 
en  1897,  de  Tirah  en  1898,  du  Nil  en  1898;  à  la  guerre  de  l'Afrique  du  Sud  dans  les 
chevau-légers  sud-africains  (1899-1900),  il  fut  fait  prisonnier  et  s'échappa;  corres- 
pondant de  guerre  du  Times  ;  M.  P.  pour  Oldham  (1900-1906),  d'aljord  comme 
unioniste,  puis  comme  libéral:  pour  Manchester  N.-O.  (1906-1908);  pour  Dundee, 
depuis  1908;  sous-secrétaire  d'Etat  aux  Colonies  (1903-1908);  conseiller  privé  (1907  ; 
président  du  Conseil  du  Commerce  (1908-1910);  Secrétaire  d'Etat  à  l'Intérieur,  de 
février  1910  à  octobre  1911. 

(2)  Parmi  les  nombreuses  brochures  publiées  sur  ce  sujet  en  Allemagne  et  en 
Angleterre  la  plus  intéressante  est  celle  du  comte  de  'Goersdorff  :  La  Préparation 
à  la  guerre  de  la  flotte  anglaise  en  1911  (Berlin,  1912). 

• 


332  QCESllOINS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

plus  ardents  de  ses  panégyristes  eux-mêmes  (1)  sont  gênés  pour 
parler  de  son  rôle  politique.  Us  s'en  tirent  en  disant  qu'il  y  a 
deux  hommes  en  lui  :  le  parlementaire  politicien  et  ambitieux, 
qui  avait  toujours  désiré  occuper  un  des  postes  les  plus  élevés 
dans  l'Etat;  et  le  patriote  qui,  une  fois  en  possession  de  ce 
poste,  avait  appliqué  à  ses  devoirs  les  remarquables  qualités 
d'intelligence  et  d'énergie  qu'il  possède.  «  La  marine  est  en 
«  dehors  et  au-dessus  des  partis  »,  dit-il  en  prenant  possession 
de  son  ministère.  A  ce  moment,  lord  Charles  Beresford  lui- 
même  lui  faisait  crédit  :  «  Je  hais  et  méprise  la  politique  de 
«  M.  Churchill;  c'est  un  homme  très  habile,  par  suite  très  dan- 
«  gereux.  Mais  quelle  que  soit  sa  politique,  s'il  veut  regarder 
«  les  questions  navales  du  point  de  vue  national  et  impérial, 
«  et  consacrer  toute  son  intelligence  et  toute  sa  volonté  à 
«  mettre  la  Hotte  en  état  d'entrer  instantanément  en  campagne, 
«  il  n'aura  pas  de  plus  ferme  appui  que  le  plus  ancien  de  vos 
«  collègues  »,  disait  le  vieil  amiral  aux  membres  de  la  Navy 
League  (2). 

Il  est  certain  que  M.  Winston  Churchill  a  montré  depuis  qu'il 
est  au  ministère  de  la  Marine  une  personnalité  très  accusée. 
On  lui  reproche  de  ne  pas  être  un  ministre,  mais  un  «  sultan  », 
qui  se  croit  omnipotent,  et  substitue  son  autorité  personnelle 
à  celle  de  l'Amirauté  (3). 

Ses  débuts  furent  marqués  par  le  renvoi  assez  brutal  du  Pre- 
mier lord  naval,  l'amiral  de  la  ilotte,  sir  Arthur  Wilson.  Sir 
Francis  Bridgeman,  qui  lui  succéda,  fut  lui-même  remplacé 
par  le  prince  de  Battenberg.  Ces  changements  n'avaient  rien 
d'étonnant  :  pour  appliquer  des  idées  nouvelles,  il  était  naturel 
que  le  Premier  lord  de  l'Amirauté  voulût  avoir  des  hommes 
nouveaux. 

Attaqué  par  les  radicaux  sur  la  progression  des  dépenses 
navales,  il  l'est  également  par  les  conservateurs  ;  l'année 
dernière,  la  National  Review  a  publié  deux  articles  qui  sont 
de  vrais  réquisitoires  (4)  à  son  adresse.  On  lui  reproche  «  d'avoir 
«  rempli  l'air  de  discours,  d'avoir  parlé  si  haut  et  si  fort  que 
«  les  niais  prirent  ses  paroles  pour  des  actes,  et  s'imaginèrent 
«  qu'elles  sutfisaient  à  mettre  la  supériorité  britannique  hors 
«  de  question  ». 

Il  est  vrai  que  M.  Churchill  parle  beaucoup.  En  reprenant 

(1)  Cf.  Alan  Burgovne  :  M.  Churchill  à  l'Amirauté  [London  Mar/azine,  août  1912). 
La  personnalité  de  M.  Alan  Burgoyne,  éditeur  de  l'Annuaire  de  la  Navy  League, 
et  conservateur  avéré,  donne  un  certain  intérêt  à  cet  article. 

(2)  A  Port.smouth,  le  lii  novembre  19H. 

(3)  Economiste  31  janvier  l'jl4. 

(4)  National  Kevieir,  mars  et  octobre  ll'l.'i. 


M.    W.    CHURCHILL   ET    LA    POLITIQUE    NAVALE    ANGLAISE  333 

ses  principales  manifestations  oratoires,  nous  nous  ferons  une 
idée  de  sa  politique  navale. 

Un  de  ses  premiers  actes  fut  la  création  d'un  état- major  de 
guerre  navale,  Psfaval  War  Staff  (1).  La  réforme  était  demandée 
depuis  trente  ans  ;  c'est  pour  l'obtenir  que  la  Xavy  League 
avait  été  fondée.  Il  était  nécessaire  de  doter  la  marine  «  d'un 
cerveau,  d'un  organe  pensant  »,  qui  pût  coordonner,  en  vue 
de  la  préparation  de  la  guerre,  les  efforts  de  tout  le  personnel 
naval  et  aussi  assurer,  entre  la  Marine  et  l'Armée,  la  coopéra- 
tion indispensable.  Séparées  par  des  cloisons  étanches,  elles 
ne  pouvaient  pas  travailler  en  commun;  de  là  certaines  diver- 
gences de  conception  que  M.  Balfour  signalait  et  déplorait  dès 
190o,  et  qui  venaient  de  s'affimer  encore  une  fois  avec  une  irré- 
sistible évidence,  à  l'occasion  de  l'intervention  éventuelle  de 
l'Angleterre  dans  un  conflit  européen.  Désormais,  les  deux 
états-majors  allaient  pouvoir  chercher  de  concert  la  solution 
des  grands  problèmes  intéressant  la  défense  nationale.  Cette 
création  donnait  donc  satisfaction  à  un  besoin  impérieux.  Ajou- 
tons qu'on  a  reproché  à  cet  état-major  d'être  un  organe  pure- 
ment consultatif  et  non  d'exécution  (2). 

Le  premier  discours  où  M.  Churchill  exposa  les  grandes 
lignes  de  sa  politique  fut  celui  qu'il  prononça  à  Glascow,  au 
banquet  des  constructeurs  de  la  Clyde  (3).  Il  empruntait  aux 
circonstances  une  signification  particulière;  c'était  le  moment 
oii  lord  lialdane  faisait  en  Allemagne,  sur  l'invitation  du  gou- 
vernement impérial  (4),  le  voyage  dont  il  fut  tant  parlé, et  était 
reçu  par  Guillaume  II.  Au  retour  de  son  collègue,  M.  Asquith 
allait  dire  aux  Communes  que  «  son  noble  ami  avait  trouvé 
'(  le  gouvernement  allemand  aussi  désireux  que  le  gouverne- 
ce  ment  de  Sa  Majesté  de  dissiper  les  malentendus  natio- 
«  naux  qui  pouvaient  avoir  existé  ». 

En  attendant,  et  pour  que  personne,  en  Angleterre  et  à 
l'étranger,  ne  pût  se  méprendre  sur  ses  intentions  et  sur  le 
sens  qu'il  fallait  attacher  aux  changements  apportés  à  la  com- 
position du  cabinet,  le  Premier  lord   de   l'Amirauté   affirma 

(l;  s  janvier  1912.  L'état-major  naval  comprend  3  sections  :  la  section  des  ren- 
seignements (déjà  existante); —  la  section  de  la  préparation  des  opérations,  chargée 
de  préparer  les  plans  de  campagne  pour  les  dilYérents  cas  pouvant  se  présenter;  — 
enfin,  une  iroisième  section,  dite  de  mobilisation,  à  qui  revient  la  tâche  d'examiner 
en  détail  les  mesures  à  prendre  pour  mener  à  bien  le  plan  de  campagne  étudié  par 
la  deuxième. 

(2)  M.  Churchill  and  the  Navy  {Nalinnal  Revicir,  mars  1913). 

(3)  Le  9  février  1912. 

(4)  n  Au  cours  du  dernier  mois,  dit  aux  Communes  M.  Asquith,  on  nous  a  indiqué 
«  f[ue  la  venue  d'un  ministre  anglais  à  Berlin  ne  serait  pas  désagréable  et  serait 
«  l'aile  pour  faciliter  la  réalisation  de  notre  objet  commun.  » 


;>;Ji  yUKslixiSS    DIPLOMATIQUES    KT    COLONIALES 

que  TAngletorre  conlormerait  son  attitude  à  celle  des  puis- 
sances :  si  celles-ci  diminuaient  leurs  armements,  rAmirauté 
ralentirait  ses  constructions;  si  au  contraire  elles  continuaient 
ù  augmenter  leurs  escadres,  l'Angleterre  ne  pouvait  pas  faire 
autrement  que  de  suivre  le  mouvement  et  d'augmenter  les 
siennes.  En  même  temps,  M.  Churchill  répétait  une  fois  de 
plus  la  formule  par  laquelle  les  gouvernements  faibles  se 
plaisent  à  excuser  les  mesures  prises  pour  la  défense  natio- 
nale :  l'Angleterre  ne  nourrit  aucune  pensée  d'agression;  elle 
n'en  a  jamais  eu;  elle  n'en  prête  pas  aux  grandes  puissances. 

Le  principe  était  donc  posé  :  l'Angleterre  n'avait  pas  de 
politique  navale  propre  ;  elle  se  mettait  à  la  remorque  des 
autres,  et  particulièrement  de  l'Allemagne. 

Toutefois,  M.  Churchill  apportait  une  réserve  à  cette  doc- 
trine d'effacement  :  il  affirmait  que  la  suprématie  maritime 
était  pour  le  pays  une  nécessité  vitale,  son  existence  même: 
«  Sa  prépondérance  navale  détruite,  toute  la  fortune  de  la 
«  race  britannique,  tous  les  trésors  accumulés  par  des  siècles 
((  de  sacrifices  et  d'exploits  sont  balayés.  Ce  n'est  que  par  sa 
«  marine  que  l'Angleterre  est  une  grande  puissance.  »  Tandis 
que  l'Allemagne  était  déjà  une  grande  puissance,  honorée  de 
par  le  monde,  bien  avant  qu'elle  possédât  une  marine;  pour 
l'empire  allemand,  la  marine  n'est  guère  qu'un  luxe. 

En  un  mot,  l'Angleterre  est  prête  à  ralentir  ses  construc- 
tions, mais  que  l'Allemagne  commence.  Et  comme  l'Alle- 
magne n'y  paraît  pas  disposée,  l'Angleterre  va  s'attacher  fer- 
mement à  l'exécution  de  son  programme. 

Nous  le  trouvons  défini  dans  le  discours  du  18  mars  à  la 
Chambre  des  Communes,  auquel  il  faut  toujours  se  reporter 
pour  suivre  le  développement  de  la  politique  navale  anglaise 
dans  ces  dernières  années. 

Remarquons  d'abord  que  ce  discours  visait  nettement  l'Al- 
lemagne. M.  Churchill  s'excusa  de  prononcer  le  nom  d'une 
grande  puissance  mais  n'hésita  pas  à  le  faire,  disant  qu'il  n'y 
avait  rien  à  gagnera  user  d'expressions  indirectes;  au  demeu- 
rant, les  Allemands,  gens  d'esprit  robuste,  de  bon  sens,  cou- 
rageux, ne  répugnaient  nullement  à  un  exposé  bien  franc  et 
ne  pouvaient  pas  s'offenser  d'une  expression  courtoise  et  sin- 
cère. D'ailleurs,  il  devait  toute  la  vérité  à  la  Chambre  et  au 
pays.  Enfin,  le  moment  était  venu,  pour  les  deux  nations,  de 
s'expliquer,  sans  rien  dissimuler  et  sans  s'irriter,  sur  les 
conditions  dans  lesquelles,  au  cours  des  prochaines  années, 
la  rivalité  navale  se  poursuivrait.  C'était  parler  clair. 

Il  fit  ensuite  des  observations  générales  touchant  les  condi- 


M.    \V.    CUURCUILL    ET   LA    rOLlTIQUiî    NAVALE    ANGLAISE  335 

lions  de  la  guerre  navale  moderne.  Alors  qu'en  temps  de  paix 
le  rapport  des  constructions  navales  de  deux  puissances  s'ex- 
prime par  des  pourcentages,  en  temps  de  guerre  la  force  des 
marines  en  lutte  est  mesurée,  non  par  une  comparaison,  mais 
par  une  soustraction.  Cette  considération  est  tout  à  l'avantage 
de  la  puissance  la  plus  forte;  elle  a  intérêt  à  payer  de  la  perle 
d'une  unité  l'élimination  d'une  unité  ennemie. 

Ces  éliminations  successives  accroissent  la  valeur  de  combat 
des  unités  les  plus  anciennes  :  c'est  ainsi  qu'à  mesure  que  la 
guerre  s'avancerait,  les  pré-dreadnoughts  anglais  joueraient 
un  rôle  de  plus  en  plus  important  ;  aussi  sont-ils  tenus  soi- 
gneusement en  réserve.  Il  est  certain  que  la  grande  supériorité 
numérique  de  ses  escadres  devrait,  par  la  force  des  choses, 
assurer  l'avantage  à  la  Grande-Bretagne  en  lui  permettant  de 
continuer  la  lutte. 

Mais  l'existence  de  ces  nombreuses  unités  qu'il  faut  entre- 
tenir la  gêne  pour  le  développement  de  ses  constructions 
neuves  :  elle  est  alourdie  par  les  dépenses  qu'occasionne  ce 
grand  établissement  antérieur.  Les  Allemands  n'ont  pas  en- 
core commencé  à  sentir  le  poids  d'une  ancienne  et  gigantesque 
organisation.  Ils  y  viendront  à  leur  tour  et  se  verront  bien- 
tôt forcés  de  diminuer  TefFort  de  leurs  conslructions  neuves 
sous  la  pression  grandissante  des  frais  d'entretien. 

Enfin,  M.  Churchill  dénonçait  les  difficultés  inhérentes  à  la 
mise  en  œuvre  de  tout  programme  naval.  C'est  un  gaspillage 
que  de  construire  pour  la  Hotte  un  seul  navire  avant  qu'il  soit 
vraiment  nécessaire.  Il  faut  que  «  le  plus  longtemps  possible 
«  ce  navire  reste  l'héritier  des  réalisations  de  la  science  na- 
«  vale;  comme  il  nait,  trois  années  de  sa  brève  existence  sont 
«  déjà  écoulées;  ayant  qu'il  soit  lancé,  les  unités  capables  de 
«  le  détruire  existent  déjà  en  projet.  L'avantage  en  matière  de 
«  constructions  navales  reste  toujours  au  dernier  venu.   » 

Mais  sur  quelles  bases  doit  être  établie  la  suprématie  navale 
de  l'Angleterre?  Le  T^vo  Po<.ver  Staiidart,  ou  le  Tsvo  Keels  to 
Owe."^  Aucune  de  ces  deux  formules,  qui  eurent  si  longtemps 
l'avantage  de  représenter  d'une  manière  concrète,  pour 
«  l'homme  de  la  rue  »,  les  nécessités  de  la  politique  navale, 
n'est  plus  de  mise  aujourd'hui. 

Tout  d'abord,  l'Angleterre  n'a  plus  à  redouter  la  coalition 
de  la  France  et  de  la  Russie,  autrefois  les  deux  plus  fortes  puis- 
sances navales  de  l'Europe.  Alors  le  principe  du  double  pavil- 
lon fut  un  guide  commode.  Mais  l'accroissement  de  la  force 
naval'e  allemande  a  changé  cette  situation  :  «  Le  péril  n'est 
«  plus,  pour  l'Angleterre,  dans  l'alliance  ou  la  coopération  de 


33G  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES     ET    COLONIALES 

«  deux  puissances  navales  de  force  approximativement  égale; 
«  mais  elle  doit  envisager  la  croissance  et  le  développement 
«  d'une  marine  très  puissante,  très  homogène,  maniée  par  le 
((  peuple  de  l'univers  le  mieux  doué  pour  l'organisation,  obéis- 
«  sant  à  un  seul  gouvernement  et  concentrée  à  faible  distance 
«  des  côtes  britanniques.   » 

Contre  une  puissance  aussi  forte,  il  n'est  pas  possible  de 
maintenir  une  supériorité  de  deux  navires  contre  un.  L'Ami- 
rauté a  suivi  le  principe  de  conserver  une  supériorité  de  60  % 
en  dreadnoughts  sur  la  flotte  allemande,  telle  qu'elle  est  fixée 
par  la  loi  navale.  Si  l'on  peut  se  contenter  de  cette  propor- 
tion, c'est  seulement  à  cause  des  importantes  ressources  que 
l'Angleterre  possède  en  navires  de  types  antérieurs  au  dread- 
nought.  Mais  à  mesure  que  ceux-ci  perdront  leur  valeur  de 
combat,  il  faudra  élever  au-dessus  de  60  %  le  taux  des  con- 
structions nouvelles.  Cette  proportion  de  46  contre  10  n'est 
donc  qu'un  minimum,  que  permettent  seulement  d'accepter 
les  circonstances. 

.Comme  conclusion  pratique,  en  appliquant  à  la  loi  navale 
allemande  l'étalon  de  60  "5 ,  l'Angleterre  devra,  de  1912  à  1918, 
construire  alternativement  une  année  4,  une  année  II  navires. 
Et  si  les  Allemands,  augmentant  leurs  prévisions,  mettent  en 
chantier  alternativement  3  et  2  unités,  c'est  5  et  4  que  con- 
struira l'Angleterre.  Les  Allemands  ne  gagneront  donc  rien  à 
accélérer  leurs  constructions. 

C'est  dans  ce  discours  que  M.  Churchill  annonça  la  nouvelle 
répartition  des  escadres  et  leur  concentration  dans  les  eaux 
de  la  Grande-Bretagne.  C'était  un  changement  absolu  dans  les 
traditions  de  la  politique  navale  anglaise.  Jusqu'alors,  cette 
répartition  était  déterminée  par  les  considérations  qui  avaient 
amené  l'Amirauté  à  adopter  comme  règle  pour  ses  construc- 
tions le  principe  du  Two  Power  Standart  :  quand  les  flottes 
que  redoutait  l'Angleterre  étaient  les  flottes  russe  et  fran- 
çaise, elle  voulait  opposer  à  chacune  une  flotte  qui  lui  fût 
supérieure.  Sa  flotte  de  la  Méditerranée  comprenait  alors  plus 
de  cuirassés  que  la  nôtre,  qui  était  la  plus  grande  force  navale 
française.  D'une  part,  le  développement  de  la  marine  alle- 
mande; de  l'autre,  la  destruction  de  la  flotte  russe  par  les 
Japonais,  et  l'entente  cordiale,  ont  changé  les  conditions;  l'An- 
gleterre admet  que  ses  intérêts  dans  la  Méditerranée  pourront 
être  confiés  à  notre  garde. 

L'escadre  de  la  Méditerranée  vit  donc  sa  base  transportée  de 
Malte  à  Gibraltar  et  dut,  en  cas  de  guerre,  former  la  quatrième 
escadre  de  la  première  flotte,  chargée  de  la  défense  des  côtes 


M.    W.    CHURCUILL    ET   LA    POLITIQUE    NAVALE    ANGLAISE  337 

britanniques.  Les  trois  autres  escadres  étaient  formées  des 
deux  premières  divisions  de  la  Home  Fleet  et  de  la  flotte  de 
l'Atlantique.  Dans  les  eaux  anglaises,  le  nombre  des  cuirassés 
toujours  prêts  au  combat  se  trouvait  porté  de  22  à  33. 

En  plus  de  cette  première  flotte,  il  y  en  aurait  deux  autres 
à  équipages  réduits,  composées  chacune  de  deux  escadres  de 
8  cuirassés.  Le  total  des  navires  présents  dans  les  eaux  an- 
glaises serait  alors  de  65. 


* 


Au  mois  de  mai  eut  lieu  la  Conférence  de  Malte  entre  lord 
Kitchener,  M.  Asquith  et  M.  Churchill.  Nous  y  reviendrons. 

En  juillet,  le  secrétaire  d'Etat  à  la  Marine  déposa  aux  Com- 
munes la  demande  de  crédits  supplémentaires  pour  l'exercice 
1913,  que  faisait  prévoir  l'extension  du  programme  allemand. 
Leur  total  s'élevait  à  900.000  livres  (1)  dont  114.000  devaient 
être  affectées  à  une  augmentation  du  personnel  de  la  flotte, 
646.000  à  l'amélioration  des  constructions  navales,  le  reste  à 
l'agrandissement  d'un  dock  à  Portsmouth  et  au  service  de  l'avia- 
tion. Les  prévisions  budgétaires  pour  l'exercice  prenant  fin  le 
31  mars  1913  atteignaient  donc  4.5.073.400  livres  (1.127  rail- 
lions de  francs). 

Le  22  juillet,  M.  Churchill  prononça  aux  Communes  un  dis- 
cours «  qui  était  attendu  avec  anxiété  »,  dit  le  Times.  Cette 
anxiété  s'expliquait,  dans  une  certaine  mesure,  par  les  craintes 
qu'avaient  provoquées,  à  l'égard  des  armements,  les  tentatives 
de  rapprochement  anglo-allemand,  esquissées  par  sir  Edward 
Grey  et  le  baron  Marschall  de  Bieberstein. 

Le  Premier  lord  de  l'Amirauté  attira  l'attention  sur  ce  fait 
nouveau,  que  la  caractéristique  de  la  nouvelle  loi  allemande 
n'était  pas  tant  l'augmentation  des  constructions  navales  que 
Faccroissement  delà  puissance  d'attaque  des  navires  de  toutes 
classes  qui  seront  en  tout  temps  immédiatement  mobilisables. 
Tandis  qu'avant  le  dernier  amendement  la  flotte  allemande 
comprenait  17  cuirassés,  4  grands  croiseurs  et  12  petits,  elle 
allait  comprendre  dans  un  avenir  prochain  25  cuirassés,  8  grands 
croiseurs  et  18  petits.  Alors  que  sur  un  total  de  144  torpilleurs 
ou  contre-torpilleurs,  56  étaient  maintenus  en  plein  arme- 
ment, le  chifl're  des  navires  de  cet  ordre  toujours  disponibles 
serait  désormais  de  99.  72  sous-marins  allaient  être  construits 
d'ici  1920.  A  cette  date,  le  personnel  de  la  flotte,  aujourd'hui 
de  86,500  hommes,  sera  de  101.500.  La  flotte  allemande  com- 
prendra alors,  du  fait  des  lois  aujourd'hui  votées,  41  cuirassés, 

(1)  22.500.000  francs. 

QuEST,  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xsxvii.  22 


338  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

20  croiseurs  de  combat.  40  petits  croiseurs;  des  torpilleurs, 
contre-torpilleurs  et  sous-marins  en  proportion  ;  enfin  les 
quatre  cinquièmes  des  forces  allemandes  seront  toujours  dis- 
ponibles. C'est  une  flotte  formidable,  concluait  M.  Churchill. 

Il  ajoutait  deux  remarques  d'ordre  général,  qui  méritent 
d'être  relevées.  Tout  d'abord,  ce  n'est  pas  impunément  que  les 
Etats  auront  des  Hottes  aussi  puissantes,  capables  d'entrer  en 
guerre  avec  une  soudaineté  terrible:  de  ce  fait,  les  risques  de 
guerre  se  trouverontsensiblement  accrus.  Il  observa  également 
qu'une  llotte  ne  se  crée  qu'avec  une  extrême  lenteur.  La 
construction  d'un  navire  varie  de  dix-huit  mois  à  trois  ans; 
la  formation  d'un  marin  demande  de  deux  à  trois  ans,  celle 
d'un  officier,  de  six  à  sept  ans,  et  l'harmonie  nécessaire  n'est 
obtenue  entre  ces  éléments  qu'après  une  période  beaucoup 
plus  longue.  Il  faut  donc,  en  matière  navale,  une  politique 
régulière,  méthodique.  Sans  plan  bien  arrêté,  il  est  inutile  de 
jeter  les  millions  à  poignées  dans  un  geste  d'impatience.  Et 
M.  Churchill  rendit  hommage  à  la  méthode  des  Allemands, 
qui  vont  à  leur  but  sans  défaillance,  durant  plusieurs  géné- 
rations. Si  l'Angleterre  ne  veut  pas  être  distancée,  elle  doit 
construire  annuellement  non  pas  3  et  i  cuirassés,  mais  5  la 
première  année  et  4  chacune  des  suivantes 

Pour  répondre  à  l'état  de  mobilisation  complet  de  la  flotte 
allemande,  Tx^ngleterre  a  rappelé  dans  ses  ports  les  6  cui- 
rassés de  Gibraltar  et  2  cuirassés  de  la  Méditerranée.  Les 
4  navires  restant  dans  cette  mer  ont  été  stationnés  à  Gibraltar; 
leur  nombre  sera  porté  à  8  (1).  Ainsi,  la  flotte  de  première 
ligne  est  portée  à  28  unités;  en  4944,  elle  en  comptera  33, 
immédiatement  mobilisables,  ([ui  pourront  être  opposées  aux 
29  unités  allemandes.  Sur  ces  33  navires,  28  seront  des  dread- 
noughts,  tandis  que  des  29  allemands,  16  ou  17  seulement 
appartiendront  à  ce  type.  D'autre  part,  l'Allemagne  aura  plus 
de  croiseurs  cuirassés  à  mettre  en  ligne  que  l'Angleterre. 

Mais  dans  la  Méditerranée,  la  flotte  anglaise  sera  inférieure 
à  celles  de  l'Italie  et  de  l'Autriche  réunies;  les  sacrifices  né- 
cessaires pour  y  obtenir  la  supériorité  dépasseraient  les 
facultés  du  peuple  anglais.  On  se  bornera  donc  pour  le  mo- 
ment à  avoir  à  Malte  les  4  Invincible.  D'ailleurs,  si  certaines 
puissances  accroissaient  leurs  constructions,  il  deviendrait  né- 
cessaire de  construire  une  nouvelle  escadre  méditerranéenne. 

M.  Churchill  annonçait  enfin  la  participation  du  Canada  à 
l'effort  naval  anglais. 

(1)  En  cas  de  mobilisalion,  il  leur  faudrait  qualre  jours  et  demi  pour  se  rendre 
de  Gibraltar  dans  la  mer  du  Nord. 


M.    W.    CHUHCQTLL    ET    LA    l'OLlTIOUK    NAVALE   ANGLAISE  3:59 

Ces  déclarations  ne  contenlèrent  personne  en  Angleterre  : 
la  presse  conservatrice  jugeait  insuflisantes  les  promesses  du 
Premier  lord  de  l'Amirauté  ;  le  Times  signala  même  la  con- 
tradiction qu'il  y  avait  à  retirer  de  la  mer  du  Nord,  pour  les 
envoyer  en  Méditerranée,  quatre  grands  croiseurs,  après  avoir 
montré  que  la  situation  y  était  si  grave.  Pour  tous,  le  fait 
essentiel  demeura  l'annonce  officielle  de  la  participation  du 
(lanadaà  la  défense  impériale.  On  sait  comment  le  Sénat  du 
Dominion  refusa  au  dernier  moment  cette   participation  (1). 

En  même  temps,  à  la  Chambre  des  lords,  Lord  Selborne  de- 
mandait une  escadre  supplémentaire  pour  la  Méditerranée,  et 
recommandait,  pour  sa  construction, de  recourir  à  un  emprunt 
remboursable  en  quelques  années.  Le  marquis  de  Crewe, 
secrétaire  d'Etat  pour  l'Inde,  et  le  lord  Chancelier  Haldane 
repoussèrent  naturellement  la  solution  conservatrice,  mais  le 
ton  de  leur  discours  fut  nettement  pessimiste.  «  Je  ne  nie  pas 
«  un  instant  que  la  situation  soit  extrêmement  grave  et  qu'il 
«  faille  y  faire  face  avec  le  plus  grand  sang-froid  »,  dit  le 
premier.  Et  le  second  :  «  La  situation  est  une  des  plus  cri- 
«  tiques  qui    aient    existé   depuis  longtemps.   » 

C'est  pour  cela  que  le  18  octobre,  à  Manchester,  .M.  Winston 
Churchill,  s'adressant  à  un  auditoire  de  radicaux,  leur  an- 
nonça que  le  budget  naval  allait  encore  être  augmenté.  Pour 
légitimer  cet  accroissement,  il  expliqua  qu'il  ne  fallait  pas 
l'examiner  en  soi,  mais  le  détailler  relativement  à  la  fortune 
publique,  au  produit  des  impôts,  à  l'augmentation  du  com- 
merce maritime,  au  chiffre  des  budgets  militaires  étrangers. 

Or,  depuis  M.  Gladstone,  le  budget  naval  anglais  n'a  aug- 
menté que  de  o  %  par  rapport  au  chilTre  total  des  dépenses 
publiques.  Au  cours  des  dix  dernières  années,  si  le  coût  des 
armements  navals  s'est  accru  de  12  millions  de  livres,  le  com- 
merce maritime  anglais  s'est  accru  de  350  millions. 

Mais  le  budget  de  la  défense  ne  peut  être  réduit  que  par 
une  entente  internationale.  Reprenant  donc  le  projet  de  va- 
cances navales  dont  il  avait  déjà  parlé,  il  disait  à  l'Allemagne  : 
((  Si  vous  ajournez  d'une  année  la  construction  de  deux  unités 
«  que  vous  avez  décidée,  en  toute  bonne  foi,  nous  ajournerons 
«  aussi  d'une  année  la  construction  de  nos  quatre    unités,   m 

Cette  manifestation  pacifiste,  qui  n'avait  peut-être  d'autre 
objet  que  d'obtenir  des  radicaux  leur  assentiment  à  l'effort  in- 
dispensable, ne  rencontra  aucun  succès,  pas  plus  que  celles 
qui   l'avaient    précédée.   En   Allemagne,   on   l'accueillit  avec 

(1)  Voir  Quest.  Dipl.  et  Col.  des  lei-  janvier  et  16  juin  1913. 


340  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

ironie;  en  Angleterre  même  on  observa  tout  ce  qu'une  pareille 
entente  avait  d'artificiel.  Au  lieu  d'assurer  la  sécurité  de  l'Em- 
pire par  un  viril  effort  militaire,  le  gouvernement  anglais  la 
demandait  à  l'abdication  de  ses  rivaux  :  attitude  peu  hono- 
rable. Enfin  la  France  pouvait  justement  s'inquiéter  d'une 
pareille  proposition,  qui  permettait  à  l'Allemagne  de  porter 
sur   l'augmentation  de   son  armée   l'effort  économisé  sur  sa 

flotte. 

* 

Fût-ce  pour  répondre  à  cette  avance?  En  février  1913,  à  la 
Commission  du  budget  de  la  Marine  au  Reichstag,  l'amiral 
de  Tirpitz,  secrétaire  d'Etat  à  l'Office  impérial  de  la  Marine, 
déclara  que  le  point  de  vue  anglais,  visant  la  prépondérance 
sur  mer,  était  regardé  par  l'Allemagne  comme  justifié,  et  que 
le  gouvernement  allemand  avait  décidé  de  ne  pas  augmenter 
à  Pavenir  ses  forces  navales,  mais  de  les  laisser,  par  rapport  à 
la  Marine  anglaise,  dans  la  proportion  de  10  à  1G. 

C'était  le  moment  où  la  presse  anglaise  menait  grand  bruit 
autour  de  l'espoir,  dont  les  Anglais  se  berçaient  alors,  de  voir 
le  Canada  coopérer  à  la  défense  impériale  en  construisant 
trois  dreadnoughts.  On  a  dit  que  les  paroles  de  l'amiral  de  Tirpitz 
avaient  été  inspirées  par  la  crainte  de  cette  participation:  si 
les  colonies  s'imposaient  de  pareils  sacrifices  pour  conserver  à 
la  mère  patrie  son  hégémonie  maritime,  l'Allemagne  serait 
forcée  de  renoncer  à  la  lutte.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  presse  an- 
Sflaise   libérale    accueillit  avec  enthousiasme  ces  déclarations 

o 

allemandes,  où  elle  voulut  voir  le  gage  d'une  entente  qui  devait 
mettre  fin  à  la  rivalité  des  armements.  Dans  la  presse  alle- 
mande, on  prit  soin,  au  contraire  (1)  d'affirmer  qu'il  ne  saurait 
être  question  d'un  accord  naval,  secret  ou  public. 

En  présentant  son  budget  le  2G  mars,  M.  W.  Churchill  mit 
les  choses  au  point.  Il  refusa  de  donner  une  «  interprétation 
trop  précise  »  au  langage  amical  employé  en  Allemagne  dans 
un  but  excellent  et  rassurant,  et  affirma  que  chacune  des  na- 
tions devait  rester  libre  de  faire  à  sa  guise  en  matière  navale. 
Le  nouveau  programme  allemand  prévoyant  la  construction  de 
deux  unités  de  première  classe  supplémentaires  dans  l'es- 
pace de  six  années,  le  programme  anglais  devra  s'augmenter 
en  conséquence  de  4  vaisseaux;  pour  chaque  unité  que  l'Alle- 
magne ajoutera  à  son  programme,  l'Angleterre  en  ajoutera 
2  au  sien.  A  ces  constructions,  il  faut  ajouter  celles  qui  pour- 
ront être  faites  pour  la  Méditerranée  et  celles  dont  les  colonies 
offrent  de  se  charger.  En  tout  cas,   la  supériorité  de  l'Angle- 

(1)  Entre  autres  le  comie  Keventlov,  dans  la  Deutsche  Tageszeiluiig. 


M.    W.    CIIL'RCUILL    ET    LA    POLITIQUE    NAVALE    ANGLAISK  341 

terre  dans  la  mer  du  Nord  était  assurée,  puisqu'en  1920,  contre 
2i  superdreadnoug'hts  allemands,  elle  en  comptera  41. 

Le  secrétaire  d'Etat  redit  une  fois  de  plus  son  couplet  sur 
la  limitation  des  armements  et  fit  même  de  nouvelles  ouver- 
tures à  l'Allemagne  ;  puis  se  reprenant  aussitôt,  proclama 
que  l'Angleterre  était  plus  que  jamais  décidée  à  affirmer  sa 
supériorité    et  à    garder  la  liberté  de    ses   mouvements. 

Pour  l'exercice  191 3-1 91 4,  le  budget  était  fixé  à  1.169.310.000 
francs,  en  progrès  de  plus  de  31  millions  sur  le  précédent.  Le 
personnel  était  accru  de  8.500  hommes,  grâce  auxquels  la  ma- 
rine britannique  compterait,  au  31  mars  19Li,  146.000  officiers 
et  marins.  Les  constructions  devaient  absorber  335.229.000  fr. 
pour  les  constructions  nouvelles;  283.507.000  francs  pour  les 
constructions  en  cours;  51.823.000  francs  pour  les  travaux  du 
nouveau  programme. 

Le  budget  préparé  pour  Tannée  financière  1914-1915  dépasse 
d'une  centaine  de  millions  celui  de  l'exercice  précédent.  En 
janvier  1914,  on  parla  d'un  grave  dissentiment  à  ce  propos  entre 
M.  Lloyd  George  et  M.  Winston  Churchill.  On  dit  même  que 
tout  le  Conseil  de  l'Amirauté  suivrait  celui-ci  dans  sa  retraite, 
si  le  Conseil  des  ministres  lui  refusait  les  crédits  demandés. 

D'autre  part,  on  a  reproché  à  M.  Winston  Churchill  d'avoir 
dépassé  de  75  millions  les  crédits  budgétaires  alloués  pour  la 
période  budgétaire  1913-1914  (1). 

L'Amirauté  eut  gain  de  cause  :  il  s'agissait,  en  somme,  de 
savoir  si  l'Angleterre  voulait,  ou  non,  maintenir  sa  suprématie 
navale  par  l'application  du  programme  minimum  établi  par 
le  Premier  lord  en  1912.  En  ce  qui  concerne  les  escadres 
métropolitaines,  il  est  appliqué.  Les  mises  en  chantier  pré- 
vues del913  à  1917  sont  de  21  bâtiments,  contre  12  qui  seront 
construits  en  Allemagne.  La  supériorité  de  60  %  est  donc  lar- 
gement assurée  dans  la  mer  du  Nord.  Mais  il  faut  tenir  compte 
de  la  situation  nouvelle  créée  dans  la  Méditerranée  par  les 
constructions  de  l'Autriche  et  de  l'Italie. 

(^1  suivi'c.) 

A.  DE  Tarlk. 


(l)'Ce  dépassement,  qui  ne  serait  que  de  <\2.  millions,  i^st  le  résultat  de  l'effort  fait 
par  tou«  les  chantiers  pour  regagner  le  temps  perdu  :  les  deux  années  précédentes, 
il  avait  été  impossible,  par  suite  de  l'insuffisance  de  la  main-d'ceuvre,  de  dépenser 
toutes  les  sommes  votives  pour  les  constructions  neuves. 


LE  TUNNEL  SOUS  LA  MANCHE 


M.  Asquith,  premier  ministre,  recevant  dernièrement  une 
députation  de  quatre-vingt-dix  membres  du  Parlement  par- 
tisans du  tunnel  sous  la  Alanche,  a  passe  en  revue  FétatVJe  la 
question  depuis  1874.  A  l'origine,  le  ministère  des  Affaires 
étrangères  britannique  et  le  gouvernement  français  étaient 
favorables  au  projet;  mais  la  Marine  et  l'opinion  publique 
anglaises  y  étaient  opposées.  Neuf  années  après,  une  Com- 
mission mixte  de  lords  et  de  membres  du  Parlement  se  pro- 
nonça contre  le  tunnel  sous  l'influence  de  lord  Wolseley. 
Depuis  cette  époque  de  nouvelles  propositions  ont  été  faites  et 
rejetées  chaque  année;  le  dernier  incident  de  ce  genre  date 
de  1907.  A  l'heure  actuelle,  le  gouvernement  anglais  a  de  nou- 
veau soumis  la  question  au  comité  de  Défense  impériale  ;  il 
est  possible  que  l'avis  de  ce  comité  soit  favorable  au  projet, 
et  que  le  gouvernement  ne  s'oppose  pas  à  sa  réalisation,  si  une 
campagne  de  presse  n'intervient  pas. 

Quels  sont  donc  les  principaux  arguments  invoqués  en  faveur 
du  tunnel  ou  contre  lui?  La  première  préoccupation  du  gou- 
vernement doit  être  évidemment  la  sécurité  du  pays;  la 
deuxième,  la  sauvegarde  de  ses  intérêts  commerciaux  et  in- 
dustriels; enfin,  très  incidemment,  à  cause  de  la  nuance  poli- 
tique avancée  du  parti  au  pouvoir,  celle  du  danger  problé- 
matique de  trop  faciliter  aux  ouvriers  étrangers  l'accès  des 
chantiers  anglais. 

Les  craintes  exprimées  dans  le  Times,  que  l'xVngleterre  n'a 
qu'à  perdre  commercialement  à  se  voir  relier  par  voie  ferrée 
au  continent,  ne  sont  pas  partagées  par  l'association  des 
Chambres  de  commerce  du  Koyaume-Uni  qui  est  nettement 
favorable  au  tunnel  et  qui,  par  sa  composition,  paraît  mieux 
à  même  qu'un  organe  de  presse  quelque  sérieux  qu'il  soit  de 
se  rendre  compte,  autant  que  faire  se  peut,  des  répercussions 
linancièros,  industrielles  et  commerciales  résultant  de  l'ou- 
verture du  tunnel. 

En  ce  qui  regarde   l'envahissement  des  chantiers  anglais^ 


LE  TUNNEL  SOUS  LA  MANGUE  343 

par  rélément  ouvrier  belge,  allemand  ou  français,  le  prix  total 
du  passage  sera  sûrement  plus  élevé  par  le  tunnel  que  par  les 
nombreux  cargos  qui  transitent  journellement  entre  les  ports 
anglais  et  les  ports  des  nationalités  citées. 

Reste  donc  à  examiner  le  point  de  vue  militaire  de  la  ques- 
tion. Nous  supposerons,  bypothèse  vraisemblable,  que  FAUe- 
magne  est  en  lutte  avec  l'Angleterre  et  avec  la  France  réu- 
nies. L'Angleterre  est  sous  la  menace  de  deux  dangers  :  elle 
peut  être  envahie  et  elle  peut  se  voir  couper  les  vivres. 

Son  armée  régulière,  baptisée  la  striking  force  (force  qui 
frappe),  composée  d'environ  160.000  hommes  (6  divisions 
d'infanterie  et  1  de  cavalerie)  est  destinée  à  faire  la  guerre 
soit  aux  colonies,  soit  sur  le  continent  européen.  Pour  la 
défense  même  du  territoire,  il  a  été  créée  une  force  territo- 
riale assez  nombreuse,  mais  mal  organisée  et  manquant  d'en- 
trainement. 

Les  experts  militaires  les  plus  réputés,  notamment  lord  Ro- 
bert, ont  admis  cependant  que,  malgré  leur  valeur  médiocre, 
il  n'en  faudrait  pas  moins  un  corps  de  débarquement  de 
70.000  hommes  pour  entreprendre  des  opérations  sérieuses  en 
Angleterre. 

Supposons  que  la  «  striking  force  »  ait  déjà  quitté  le  sol 
anglais  au  moment  choisi  par  l'ennemi  pour  déclarer  ou  pro- 
voquer la  guerre.  Le  transport  de  70.000  hommes,  même  avec 
une  cavalerie  et  une  artillerie  réduites  au  strict  minimum, 
est  une  opération  de  grande  envergure,  nécessitant  des  prépa- 
ratifs impossibles  à  cacher  et  un  convoi  de  nombreux  navires 
escortés  par  une  véritable  flotte.  Admettre  qu'un  pareil  grou- 
pement puisse  traverser  sans  encombre  les  300  ou  iOO  milles 
de  la  mer  du  Nord,  à  vitesse  modérée  par  suite  du  manque  de 
cohésion  de  navires  groupés  sans  entraînement  préalable, 
c'est  admettre  implicitement  que  la  tlotte  anglaise  est  réduite 
à  l'impuissance,  auquel  cas  le  Royaume-Uni  ne  pourrait  que 
subir  la  loi  du  vainqueur. 

Voici  quelques  renseignements  intéressants  sur  les  trans- 
ports de  troupes. 

Dans  la  guerre  russo-japonaise,  les  Nippons  ont  employé  : 


Hommes  Chevaux  Vapeurs 

Pour  28.646 —6.2.39  —31 

S0.657 —  :;.12n  —  53  (15  octobre  1904) 

41.547 —5.745  —  59  (19  au  22  sept.  1905) 

43.041 —8.156  —  74  (12  mars  1905) 


^^^  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

D'après  le  général  Wolseley  il  faudrait  en  tonnage  brut: 

Durée  \   liomme  ]   cheval  1  pièce 

1  jour 1  t.   5  2  t.  5  4  à  4  t.  5 

2  jours •)  tonneaux        6  tonneaux  4  t.  5 

Plus  longue   durée 2  t.  5  7  tonneaux  4  t.   5- 

Dans  un  compte  rendu  du  u  Royal  United  Institution  »  on 
estime  que  pour  le  transport  de  : 

52.000  hommes, 
19.200  chevaux, 
2.600  pièces  et  voitures. 

134  vapeurs  d'un  tonnage  moyen  de  5.500  tonneaux  seraient 
nécessaires. 

La  flotte  commerciale  de  l'Allemagne  se  compose  environ 
de  1.800  vapeurs  sur  lesquels  on  compte  16  paquebots  rapides 
(Schnell-Dampfer),  des  paquebots-poste  (Reich-Dampfer)  et 
au  moins  une  centaine  de  steamers  d'un  tonnage  approximatif 
de  10.00  tonneaux. 

Une  bypothèse  plus  admissible  est  celle  d'un  petit  corps  de 
3.000  à  4.000  hommes  réussissant  à  tromper  la  surveillance  de 
l'ennemi,  débarquant  aux  environs  de  Douvres  et  menaçant 
l'issueanglaise  du  tunnel. 

Avec  les  moyens  d'information  rapide  dont  on  dispose  au- 
jourd'hui—  téléphone,  T.  S.  F.,  télégraphe, motocyclettes,  auto- 
mobiles, aéroplanes  —  avant  que  cette  troupe  ne  fût  arrivée  à 
ses  fins,  on  aurait  cent  fois  le  temps  de  mettre  hors  de  service 
les  machines  de  l'usine  électrique  donnant  la  force  motrice 
aux  trains,  d'éloigner  le  matériel  roulant,  et  au  besoin  d'inon- 
der le  tunnel.  Et  encore  pour  utiliser  cette  issue  faudrait-il 
que  ce  même  ennemi  fût  maître  de  l'issue  française,  qu'il  y 
eût  massé  les  forces  voulues,  ce  qui  suppose  que  cet  ennemi 
est  maître  des  côtes  nord-est  de  la  France  et  que  l'Angleterre 
n'a  pas  été  prévenue  à  temps  de  cette  éventualité. 

Avec  les  explosifs  actuels,  il  est  si  simple  do  détruire  des 
machines,  des  viaducs,  des  œuvres  d'art,  qu'il  est  vraiment 
difficile  de  croire  un  instant  à  la  possibilité  de  l'envahissement 
de  l'Angleterre  par  le  tunnel,  même  dans  le  cas  où  il  s'agirait 
de  la  France  maîtresse  d'une  des  issues. 

La  crainte  de  manquer  de  vivres  est  plus  fondée,  parce  que 
l'agriculture  ne  fournit  à  la  population  que  14  %  du  blé  indis- 
pensable pour  son  alimentation  et  que,  d'après  une  déclaration 
publique   faite   dernièrement   au   Parlement,  les  réserves  de 


LE  TUNNKL  SOUS  LA  MANCBE  343^ 

vivres  n'assurent  l'existence  des  49  millions  d'habitants  de 
l'Angleterre  que  pour  une  période  maxima  de  trois  mois. 

En  1911,  rien  que  pour  les  blés  et  les  céréales,  il  a  été 
importé  dans  le  Royaume-Uni  un  poids  total  d'environ  9  mil- 
lions de  tonneaux,  la  Roumanie  et  la  Russie  y  entrant  pour 
3.2-^0.000  tonnes,  les  Indes  orientales  pour  1.296.000  tonnes 
et  le  complément  provenant  du  Canada  et  des  Etats-Unis. 

Ajoutons-y,  d'après  M.  Leroy-Reaulieu,  H5.000  tonnes  de 
beurre,  270.000  tonnes  de  mouton,  150.000  tonnes  d'autres 
viandes,  150.000  tonnes  de  pommes  de  terre. 

L'Angleterre  dépend  donc  entièrement  de  l'étranger  pour  sa 
subsistance. 

Pour  protéger  ces  arrivées,  elle  dispose  d'une  partie  de  ses 
croiseurs  et  de  paquebots  (croiseurs  auxiliaires)  munis  récem- 
ment d'installations  leur  permettant,  dès  la  déclaration  de 
guerre,  la  mise  en  place  d'un  certain  nombre  de  canons  de 
102  millimètres. 

Si  tout  se  bornait  au  passage  entre  mailles  de  quelques 
croiseurs  et  d'un  petit  nombre  de  croiseurs  auxiliaires,  il  n'y 
aurait  pas  trop  d'inquiétudes  à  avoir;  mais  si  chaque  pacifique 
paquebot  allemand  se  transformait  en  canonnière  et  tirait  du 
canon  sur  tous  les  steamers  à  marche  lente  économique  bap- 
tisés Food  carriers  (porteurs  de  vivres)  ou  7'/-<7w/7.ç  (vagabonds), 
la  question  prendrait  des  proportions  incalculables.  La  pénurie 
et  la  cherté  des  vivres,  dans  une  période  de  fermeture  des 
usines  et  de  stagnation  des  affaires,  amèneraient  sûrement  des 
troubles  sérieux,  et  la  pression  exercée  par  l'opinion  publique 
soutenue  par  la  presse  pourrait  obliger  le  gouvernement  à 
diviser  ses  forces,  ce  qui  nuirait  à  l'ensemble  des  opérations 
navales. 

On  objecte,  il  est  vrai,  que  l'Allemagne  a  moins  de  navires 
de  commerce  que  l'Angleterre.  Mais,  bien  que  l'Allemagne 
dépende  également  de  ses  voisins  pour  sa  subsistance,  elle 
n'en  est  pas  à  90  jours  près  (1);  en  outre,  comme  la  destruc- 
tion de  son  commerce  maritime  ne  compromettrait  pas  son 
existence,  on  peut  être  certain  que  les  croiseurs  et  croiseurs 
auxiliaires  allemands  chercheraient  plutôt  à  détruire  les  na- 
vires de  commerce  ennemis  qu'à  protéger  les  leurs,  et  dans  ce 
cas  l'avantage  serait  franchement  de  leur  côté. 

Le  Royaume-Uni,  malgré  ses  nombreuses  lignes  de  paque- 


(1)  L'Allemagne  ne  peut  noui-rir  que  41  ou  48  millions  d'habitants  sur  69;  en  1911, 
elle  a  demandé  à  l'étranger  pour  3  milliards  de  vivres;  l'année  était,  il  est  vrai, 
mauvaise,  mais  tous  les  ans  elle  dépense  2  milliards  au  moins  dans  ce  but. 


346  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

bots,  n'a  d'ailleurs  pas  une  supériorité  manifeste  sur  son 
adversaire.  Il  a  en  eiï'et,  pour  ainsi  dire,  le  monopole  du  trans- 
port des  poids  lourds  fait  par  les  Tvamps  dont  nous  avons 
parlé  et  qui  ont  sur  leurs  rivaux  le  précieux  avantage  d'un 
fret  de  départ  en  bon  cbarbon  anglais.  A  leur  retour,  ils  rap- 
portent en  Europe  les  matières  premières  [raw-maleriaï]  né- 
cessaires à  l'industrie,  les  vivres,  céréales,  blés,  coton. 

En  Allemagne,  oii  les  centres  charbonniers  de  Silésie,  de 
^Yestphalie,  de  Saxe,  sont  très  éloignés  des  ports  d'embarque- 
ment, les  exportations  de  charbon  se  font  presque  exclusive- 
ment par  les  chemins  de  fer  ou  lès  canaux.  Enfin  les  produits 
chimiques,  électriques  ou  autres  de  l'industrie  germanique 
demandent  le  plus  souvent  une  grande  rapidité  de  transport 
pour  satisfaire  aux  besoins  de  sa  clientèle  mondiale. 

Il  résulte  de  ce  qui  précède  que  sur  les  18.000.000  de  tonnes 
de  jauge  brute  des  navires  anglais,  il  y  a  4.000.000  détonnes 
de  paquebots  de  lignes  et  qu'en  Allemagne,  sur  4.300.000  ton- 
nes, il  y  a  3.000.000  de  tonneaux  de  navires  rapides  (1).  Si  on 
y  ajoute  les  paquebots  autrichiens  et  italiens,  le  total  ne  s'écarte 
pas  beaucoup  de  celui  des  Anglais  (2).  Tout  récemment  ces 
derniers  ont  armé  de  canons  de  100  millimètres  une  véritable 
flotte  de  navires  frigorifiques  pouvant  porter  en  une  fois 
2.500.000  carcasses  de  moutons. 

Si  le  tunnel  existait,  le  danger  serait  en  partie  écarté,  car  si 
on  ajoute  aux  côtes  anglaises  l'étendue  des  nôtres,  la  surveil- 
lance serait  bien  plus  difficile  à  exercer.  On  utiliserait  au  be- 
soin les  lignes  de  chemins  de  fer  du  Midi,  de  l'Ouest  et  du 
Nord  de  la  France  moins  accaparés  par  les  besoins  de  l'armée. 
Ce  serait  long,  gênant,  très  dispendieux  ;  mais  l'Angleterre, 
avec  ses  trois  mois  de  vivres  d'avance  pourrait  résister  plus 
longtemps.  Et  il  faut  également  tenir  compte  des  vivres  que 
l'on  pourrait  lui  expédier  en  provenance  de  la  Hollande,  de  la 
Belgique  et  de  la  Suisse. 

Un  des  côtés  de  la  question  sur  lequel  les  journaux  militaires 
anglais  ont  appelé  l'attention,  est  le  danger  que  l'opinion  an- 
glaise admette  que  la  construction  du  tunnel  mettrait  le  pays 
à  l'abri  de  la  famine,  tandis  que  toutes  les  autorités  militaires 
et  maritimes  estiment  que  seule  une  flotte  invincible  et  maî- 
tresse de  la  mer  peut  donner  à  cet  égard  les  garanties  indis- 
pensables. 

(1)  Conférence  de  M.  de  Iîolsiers.  .secrétaire  général  du  (  omilé  des  Armateurs,  à 
la  Ligue  maritime  de  France. 

(2;  En  admettant  que  les  conventions  de  la  Triple-Alliance  com|)rennont  le.s 
forces  maritimes  des  trois  Etats. 


I.li    Tl'.NNEL    SOUS    LA    MANGUE  347 

On  a  également  exprimé  la  crainte  que,  si  au  point  de  vue 
linancier  le  premier  tunnel  donnait  des  dividendes  rémunéra- 
teurs, rien  ne  s'opposerait  à  ce  que  l'on  en  construisît  plusieurs 
aux  dépens  du  splendide  commerce  maritime  côtier. 

Reste  encore  le  tradiiionalisme  si  fortement  enraciné  chez 
nos  voisins  et  la  peur  peut-être  excessive  chez  beaucouj)  d'An- 
glais de  se  voir  envahir  par  les  habitudes  et  les  mœurs  conti- 
nentales très  dilFérentes  des  leurs. 

Disons  enfin  que  l'exécution  du  tunnel  n'offre  aucune  diffi- 
culté technique  insurmontable  :  sa  longueur  sera  de  55  kilo- 
mètres et  son  prix  très  approximatif  de  400  millions  de  francs. 

Les  travaux  de  sondage  très  sérieux,  exécutés  depuis  nombre 
d'années,  ont  démontré  que  les  couches  à  perforer  se  compo- 
sent de  bancs  de  craies  très  dures,  imperméables.  11  y  aurait 
deux  voies  parallèles  séparées  par  mesure  de  précaution,  par 
une  couche  de  terrain  de  13  mètres.  Avec  la  traction  électrique 
on  espère  pouvoir  faire  circuler  un  train  toutes  les  dix  n)inutes 
avec  500  voyageurs. 

Le  trafic  par  cette  voie  serait  considérable  :  le  nombre  de 
voyageurs  se  monterait  à  plusieurs  millions  par  on,  la  plupart 
d'entre  eux  préférant  le  confort  d'un  wagon  moderne  à  celui 
des  paquebots  durement  secoués  dans  les  traversées  d'hiver  et 
même  d'été  de  la  mer  du  Nord  et  de  la  Manche. 

Commandant  PoioLOuë. 


LES  PUISSANCES   COLONIALES 
DEVANT   L'ISLAM 


Nous  avons  exposé  précédemment  (1)  le  développement  his- 
torique et  Taire  actuelle  d'expansion  de  l'Islam  dans  l'Afrique 
noire.  L'Islam  s'est  répandu  à  travers  le  continent  par  la  voie 
de  terre,  spontanément,  en  sens  inverse  de  l'expansion  occi- 
dentale. Il  s'est  dès  le  début  posé  en  adversaire  de  celle-ci, 
ennemi  déclaré  quand  il  a  eu  le  pouvoir  et  le  temps  de  grou- 
per une  force  compacte,  adversaire  moral  et  passif  lorsque  les 
circonstances  l'ont  obligé  à  subir  la  domination  du  chrétien. 

Mais  dans  la  trêve  momentanée  que  lui  impose  sa  faiblesse, 
il  prépare  obstinément  sa  revanche,  en  organisant  contre  la 
force  matérielle  la  résistance  des  âmes.  Si  le  problème  d'une 
politique  musulmane  se  pose  avec  une  impérieuse  nécessité 
pour  les  puissances  européennes  dans  leurs  colonies  arabo-ber- 
bères  de  la  Méditerranée,  il  ne  tarderait  pas  à  revêtir  la  même 
acuité  en  Afrique  Centrale  et  Occidentale  pour  celles  qui  croi- 
raient pouvoir  se  désintéresser  de  l'œuvre  de  propagande  pa- 
tiente et  tenace  qui  se  poursuit  sans  arrêt  aux  confins  du  paga- 
nisme et  de  l'Islam. 

I 

Parmi  les  nations  intéressées,  le  Portugal  et  l'Allemagne 
semblent  avoir  méconnu  jusqu'à  présent  cette  nécessité,  mais 
pour  des  raisons  bien  différentes  :  le  premier,  par  tradition  et 
impuissance,  la  deuxième  parce  que  des  préoccupations  plus 
graves  sollicitent  son  énergie.  En  pleine  période  d'extension 
territoriale  et  d'organisation  économique,  l'Allemagne  s'ap- 
plique à  la  constitution  de  son  empire  colonial,  but  désormais 
avoué  de  laWilhelmstrasse  (2),  et  l'accomplissement  de  ce  chef- 
d'œuvre  diplomatique  mérite  en  efTet  qu'elle  y  concentre  ses 
efforts  politiques  et  financiers. 


(1)  Quest.  Dipl.  et  Col.,  16  février  1914  -.  Une  revanclie  de  l'Islam. 

(2)  Voir,  à  ce  sujet,  dans  les    Quest.  Dipl.  et  Col.   du   l^'  décembre  1913  :  «  La 
rivalité  anj^lo-alleinamle  cl  le  partage  de  l'Afrique  Centrale.  » 


LES    PUISSANCES    COLONIALES    DEVANT    l'iSLAM  349 

L'Italie,  qui  n'a  que  des  musulmans  comme  sujets  en  Soma- 
lie, en  Erythrée  et  en  Tripolitaine,  semble  vouloir  inaugurer 
une  politique  indigène  si  différente  de  celle  que  suivent  les 
autres  puissances  musulmanes  qu'elle  mériterait  à  elle  seule 
une  étude  spéciale.  Tout  imbue  des  vieilles  traditions  romaines, 
«lie  .prétend  là  encore  fare  da  se,  et  devancer  en  hardiesse 
la  France  même,  sa  voisine  en  Afrique  du  Nord.  Elle  rêve  d'in- 
corporer les  musulmans  de  Libye  dans  la  nationalité  italienne, 
en  leur  conférant  la  «  piccola  cittadinanza  »  ou  droit  inférieur 
de  cité, -qui  comporte  tous  les  privilèges  attachés  au  titre  de 
citoyen,  à  l'exception  des  droits  politiques.  Il  serait  intéres- 
sant de  suivre  ce  que  deviendra,  au  contact  des  réalités,  cette 
formule  de  colonisation,  si  neuve  et  si  vieille  à  la  fois,  qu'un 
impérialisme  impatient  et  dédaigneux  ne  craint  pas  d'opposer, 
au  début  même  de  son  expansion  coloniale,  à  la  politique  indi- 
gène de  la  France. 

L'Afrique  Occidentale,  au  contraire,  offre  un  admirable  ter- 
rain d'expériences.  La  France  et  l'Angleterre  se  sont  trouvées 
là  exactement  dans  la  même  situation  :  l'Islam  en  marche, 
mais  ayant  seulement  entamé  les  races  assujetties.  Or,  elles 
appliquent  en  matière  de  politique  indigène  des  principes  et  des 
méthodes  diamétralement  opposés,  malgré  l'identité  du  pro- 
blème que  leur  domination  a  fait  surgir.  L'étude  en  est  d'au- 
tant plus  intéressante  qu'il  existe  en  fait  entre  les  colonies 
anglaises  et  françaises  de  l'Afrique  Occidentale  une  solidarité 
intime,  née  de  l'enchevêtrement  de  leurs  frontières  et  de  l'évo- 
lution simultanée  de  leurs  destinées  économiques. 

Pour  pouvoir  examiner,  sous  une  forme  critique,  les  principes 
de  politique  indigène  adoptés  respectivement  par  les  Anglais 
et  les  Français,  il  convient  d'esquisser  d'abord  la  psycholo- 
gie du  noir  islamisé,  au  double  point  de  vue  religieux  et 
social. 

II 

Si  l'Islam,  né  sur  les  plateaux  d'Arabie,  a  pu  s'implanter 
dans  les  milieux  les  plus  divers,  c'est  qu'il  a  su  s'adapter  aux 
conceptions  traditionnelles  des  races,  en  se  superposant  à  elles 
sans  les  détruire  entièrement.  Le  Coran  n'est  pas  seulement 
un  ensemble  de  prescriptions  religieuses,  un  recueil  théolo- 
gique. Il  est  aussi  le  code  civil  et  la  loi  politique  des  croyants. 
Il  renferme  ainsi  tous  les  éléments  nécessaires  à  la  constitution 
d'une  société  nouvelle,  quel  que  soit  le  cadre  —  compliqué  ou 
rudimentaire  —  oii  vivait  antérieurement  la  collectivité. 


3oO  QUESnU;SS    DlHLUfttATlQUES    Et   COLONIALES 

Sa  large  tolérance,  la  simplicité  extrême  de  ses  dogmes,  le 
nombre  infime  des  rites  nécessaires  exercent  un  attrait  irrésis- 
tible sur  les  àmos  rebelles  aux  raisonnements  spéculatifs.  Ouel- 
ques  formules  brèves  et  simples  résument  tout  l'ensemble  des 
conceptions  morales,  philosophiques  et  théologiques  contenues 
dans  le  Coran  :  encore  se  réduisent-elles,  en  fin  de  compte,  à 
une  seule  :  l'unité  de  Dieu  révélée  par  la  mission  prophétique  de 
Mahomet.  Les  prescriptions  rituelles  consistent  essentiellement 
dans  la  prière  que  tout  bon  musulman  doit  faire  cinq  fois  par 
jour,  le  jeûne  annuel  du  Ramadan  et  le  pèlerinage  à  la  Mecque 
qu'il  doit  accomplir  une  fois  dans  sa  vie.  Il  n'existe  point  de 
hiérarchie  sacerdotale,  point  de  classes  sociales  superposées, 
point  de  féodalité  ni  de  castes.  Le  musulman  ne  connaît  point 
d'intermédiaire  entre  Dieu  et  lui. 

Toutefois,  le  monothéisme  rigide  de  Mahomet  était  une  con- 
ception trop  élevée  pour  être  admise  sans  transition  par  la 
mentalité  puérile  des  fétichistes.  Comme  les  Berbères  de 
l'Afrique  du  Nord,  les  Noirs  ont  enveloppé  des  oripeaux  de 
leurs  vieilles  croyances  la  nudité  du  dogme  mahométan.  C'est 
ainsi  que  le  passage  de  l'idolâtrie  au  monothéisme  a  été  faci- 
lité par  le  culte  des  saints,  toléré  d'abord  et  aujourd'hui  pra- 
tiqué dans  toute  l'étendue  de  l'Afrique.  De  place  en  place,  de 
la  Méditerranée  au  Niger,  sur  les  pistes  du  désert  oîi  passe  le 
lent  défilé  des  caravanes,  comme  au  bord  des  sentiers  du  Sou- 
dan enfouis  dans  les  hautes  herbes,  se  dressent  les  mausolées 
de  terre  grise  où  reposent  les  saints  de  l'Islam.  La  piété  atten- 
tive des  nomades  les  protège  contre  les  dégradations  que  la  vio- 
lence des  tempêtes  et  l'usure  du  temps  apportent  à  leur  masse 
humble  et  fragile.  Rien  ne  maintient  et  ne  fortifie  l'empreinte 
religieuse  du  Coran  comme  ces  tumuli  —  manifestations  exté- 
rieures d'un  culte  que  Mahomet  ré])rouverait  —  qui  jalonnent, 
sur  toutes  les  routes  d'Afrique,  les  étapes  de  sa  conquête. 

Trois  conséquences  capitales  résultent  de  cette  adaptation 
presque  adéquate  de  la  religion  de  Mahomet  à  la  mentalité 
primitive  de  ses  adeptes  noirs.  C'est,  au  point  de  vue  religieux, 
la  fermeté  inébranlable  de  leur  foi  ;  —  au  point  de  vue  social, 
l'orgueil  d'appartenir  à  une  élite  qui  a  droit  à  l'hégémonie,  et 
le  dédain  de  l'infidèle  ;  —  au  point  de  vue  politique,  la  soli- 
darité universelle,  on  pourrait  dire  la  fraternité  des  croyants. 
L'Islam  transforme  profondément  la  vie  individuelle  et  la  vie 
sociale  ;  il  canalise  vers  un  but  unique  le  cours  habituel  des 
sentiments  et  des  pensées;  il  donne  aux  hommes  un  idéal,  aux 
collectivités  une  raison  d'être,  un  principe  permanent  de  cohé- 
sion et  d'offensive. 


l 


LliS    PUISSANCES    COLONIALES    DEVANT    l'iSLAM  351 

Il  n'y  a  point  de  renégats  parmi  eux.  L'apostasie  leur  appa- 
raît comme  une  chose  si  extraordinaire,  si  imprévue  que  la 
masse  du  peuple  ignore  jusqu'au  terme  qui  la  désigne  (1),  et 
que  seuls  les  commentateurs  les  plus  érudits  du  Livre  saint 
pourraient  indiquer  les  sanctions  pratiques,  les  rites  d'expul- 
sion et  de  réintégration,  en  un  mot  le  statut  nouveau  du 
musulman  infidèle.  Or — fait  singulièrement  grave — la  natu- 
ralisation que  certaines  nations  chrétiennes  leur  offrent  comme 
une  récompense,  et  qui  constitue  aux  yeux  des  Noirs  fétichistes 
ou  chrétiens  une  sorte  de  parure  sans  prix,  de  définitif  ano- 
blissement, n'est  aux  yeux  des  musulmans  qu'une  apostasie 
partielle,  une  déchéance.  Les.  Algériens  désignent  les  natura- 
lisés par  le  terme  méprisant  de  mtourni  (les  retournés),  terme 
emprunté  d'ailleurs  presque  sans  altération  à  la  langue  du 
roiuni. 

Sollicité  de  choisir  entre  les  religions  chrétienne  et  musul- 
mane, le  Noir  adopte  neuf  fois  sur  dix  cette  dernière,  et  cela 
malgré  les  considérations  d'intérêt  personnel  qu'il  pourrait 
envisager  en  faveur  de  la  religion  de  ses  maîtres  :  secours 
pécuniaires,  écoles,  naturalisation  plus  facile,  etc.  Le  choix 
fait,  nulle  propagande  au  monde  ne  lui  ferait  changer  un  iota 
à  ses  croyances.  Le  christianisme  lui  apparaît  dès  lors,  avec  sa 
Trinité  et  ses  autres  mystères,  non  point  comme  une  religion 
trop  abstraite,  trop  difficile  à  comprendre,  trop  supérieure  à 
son  intellectualité  rudimentaire,  mais  comme  une  pratique 
barbare,  une  superstition  grossière  à  peine  différente  du  paga- 
nisme d'où  il  s'est  lui-même  affranchi,  ou  pis  encore,  comme 
l'hérésie  d'hommes  qui,  ayant  eu  la  révélation  de  la  vérité, 
l'auraient  indignement  travestie. 

Aussi  le  Noir  islamisé  se  sent-il  vraiment  haussé  à  uae 
dignité  nouvelle  en  entrant  dans  la  grande  famille  mahométane. 
Il  en  conçoit  un  orgueil  immense  et  ne  craint  plus  de  mani- 
fester le  plus  profond  mépris  non  seulement  pour  ses  frères 
idolâtres  mais  aussi  pour  les  chrétiens.  11  est  convaincu  que 
l'Européen  reconnaît  la  supériorité  du  Coran  sur  ses  propres 
superstitions;  et  il  en  voit  la  preuve  évidente  dans  la  tolérance 
que  nous  pratiquons  à  l'égard  de  son  culte.  Quant  à  l'athéisme, 
il  ne  le  conçoit  même  pas.  Il  se  montre  aussi  réfractaire  aux 
attaques  du  scepticisme  qu'aux  arguments  du  missionnaire,  et 
se  contente  de  leur  opposer  cette  série  d'affirmations  énergiques 
et  répétées  qui  constituent  la  trame  même  de  sa  Foi. 

Quelle   pourrait  bien  être  l'action  sociale  d'une  puissance 

(1)  Mourtedd,  en  araije. 


352  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

européenne  sur  ces  consciences  de  granit?  Toute  tentative 
d'assimilation  qui  aboutirait  à  la  dissociation  du  statut  musul- 
man se  heurterait  à  leur  fanatisme.  Ils  repoussent  comme 
une  injure  l'oiïre  des  privilèges  civils  et  politiques  attaches  au 
titre  de  citoyen  contre  l'abandon  du  statut  coranique. 

Mais  la  Foi  mahométane  ne  dresse  pas  seulement  le  Noir 
contre  le  chrétien  même  sceptique,  la  famille  et  la  tribu  contre 
toute  forme  occidentale  de  groupement  social,  elle  dresse  fata- 
lement l'Etat  musulman  contre  la  domination  de  l'Europe. 

L'empreinte  du  Coran  se  traduit  en  etï'et  par  l'égalité  absolue 
^t  fraternelle  de  ses  adeptes.  Le  monde  islamique  ne  reconnaît 
aucune  hiérarchie;  bien  longtemps  avant  la  Révolution  fran- 
çaise, il  avait  inscrit  parmi  ses  principes  fondamentaux  léga- 
lité  et  la  fraternité.  A  l'heure  sainte  de  la  prière,  qui  rassemble 
dans  l'enceinte  de  la  mosquée  la  foule  recueillie  des  croyants, 
nul  n'a  un  droit  de  préséance.  Chefs  militaires  et  marabouts, 
khalifes  et  émirs  voisinent  avec  les  pâtres  et  les  chameliers 
sans  distinction  aucune,  les  beaux  burnous  de  laine  blanche 
frôlant  les  haillons  du  mendiant.  Au  cours  des  guerres  balka- 
niques, une  solidarité  profonde  émut  tout  ce  qui  vit  sous  la 
bannière  du  Croissant  jusqu'aux  conhns  du  monde  islamique: 
Pomaks  de  race  bulgare,  Berbères  d'Afrique,  Tartares  de  l'Asie 
Centrale,  Aryens  de  Perse  et  d'Afghanistan,  Hindous  du  Pendjab, 
Malais  des  Archipels  océaniens.  Les  plus  puissantes  de  ces 
communautés,  telles  que  VAU  India  Moslem  League,  n'auraient 
pas  hésité  à  peser  sur  la  politique  orientale  de  certains  Etats 
européens,  si  ces  derniers  avaient  voulu  prendre  une  attitude 
offensive  contre  le  vieil  Islam  en  déroute. 

L'idée  panislamique  n'existe  pas  encore  parmi  les  musul- 
mans du  Soudan;  il  leur  manque,  en  effet,  une  élite  intellec- 
tuelle capable  de  la  propager  et  de  s'en  servir  dans  un  but 
nationaliste.  Leur  obédience,  au  point  de  vue  politique,  ne  se 
rattache  que  très  vaguement  aux  khalifes  régnants.  Le  sultan 
de  Constantinople  comme  celui  de  Fez  n'est  guère  à  leurs  yeux 
qu'un  personnage  à  demi  légendaire,  sans  aucune  action  effec- 
tive du  fond  de  sa  résidence  lointaine.  Leur  obédience  s'est 
localisée,  en  s'attachant  à  l'une  ou  à  l'autre  des  confréries 
puissantes  qui  restent  en  Afrique  les  sources  vives  de  la  F'oi. 

Les  Quadrya  de  Mauritanie  et  surtout  les  Senoussya  du 
désert  libyen  sont  les  plus  importants  de  ces  groupements.  Le 
grand  Senoussi  traite  d'égal  à  égal,  dans  sa  capitale  de  Koufra, 
avec  les  émissaires  du  roi  d'Italie,  et  son  influence  s'étend  sur 
la  Tripolitaine,  le  Darfour,  le  Sahara  oriental,  le  Ouadaï  et  les 
royaumes  voisins  du  Tchad  jusqu'aux  rives  mêmes  de  l'Ouban- 


LKS    PUISSANCES    COLOINIALES    DliVAIST    L'iSLAM  353 

gui.  Qu'un  chef  énergique  et  intelligent  surgisse,  et  le  grand 
mouvement  de  solidarité  .latente  peut  s'affirmer  sur  un  objet 
précis  avec  une  force  singulière.  Un  contlit  européen  suffi- 
rait sans  doute  à  susciter  la  guerre  sainte.  Pour  la  France, 
comme  pour  l'Italie  et  l'Angleterre,  cette  éventualité  toujours 
menaçante  assombrit  l'avenir  de  la  conquête. 


III 


Ainsi  le  Noir  islamisé  peut  être  considéré  comme  définitive- 
ment réfractaire  à  toute  assimilation  politique  et  même  à  la 
civilisation  occidentale.  Or  l'Angleterre,  grâce  aux  70  millions 
de  musulmans  qu'elle  gouverne  dans  l'Inde  et  l'Egypte,  assume 
le  redoutable  et  périlleux  honneur  d'être  la  première  puissance 
musulmane  du  monde.  Elle  applique  à  l'égard  des  8  millions 
d'adeptes  que  cette  religion  compte  en  Afrique  Occidentale  le 
très  large  libéralisme  qui  constitue  le  principe  fondamental  de 
sa  politique  indigène  dans  ses  deux  autres  possessions. 

Mais  dans  la  difficile  expérience  qu'elle  poursuit  en  vue  de 
s'attacher  leurs  groupements  compacts,  elle  reçoit  parfois  de 
rudes  leçons  qui  la  font  douter  de  son  œuvre  et  envisager  avec 
angoisse  les  surprises  de  l'avenir.  L'Egypte,  presque  entière- 
ment mahométane,  suit  docilement  les  inspirations  d'une  élite 
avide  d'indépendance.  La  ferveur  d'attachement  dont  le  groupe 
nationaliste  des  Jeunes-Egyptiens  fait  preuve  à  l'égard  du  sul- 
tan, ne  sert  qu'à  masquer  le  but  précis  et  la  force  de  ce  parti- 
cularisme local.  Elle  s'expliquerait  difficilement  par  des  raisons 
sentimentales  et  religieuses  parmi  les  fils  de  ceux  qui  n'hési- 
tèrent pas,  à  la  suite  d'Ibrahim  pacha,  à  s'élancer  sur  le  che- 
min de  Constantinople,  en  poussant  devant  eux,  l'épée  dans  les 
reins,  l'armée  du  khalife  en  déroute.  D'ailleurs,  le  caractère 
théoriquement  provisoire  et  indirect  de  son  occupation  interdit 
à  l'Angleterre  toute  politique  active  dans  cette  vice-royauté 
remuante  qu'une  fiction  diplomatique  maintient  sous  la  dépen- 
dance ottomane. 

Dans  rinde,  où  la  menace  d'un  nationalisme  déplus  en  plus 
impérieux  constitue  pour  l'Angleterre  un  danger  immédiat  et 
pressant,  elle  a  accepté  avec  empressement  l'alliance  inté- 
ressée, offerte  par  les  60  millions  de  musulmans  qui  redoutent 
l'établissement  d'une  hégémonie  bouddhiste  bien  plus  oppres- 
sive que  la  domination  britannique.  Mais  ils  se  sont  largement 
fait  payer  leur  appui  en  libertés  et  concessions  de  toute  sorte. 
Ln  simple  mouvement   de  solidarité  en   faveur   de   la  cause 

QoEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  sxxvii.  23 


3ji  OCKSTIO.NS    UJPLOMATIQUES    Eï    COLONIALES 

turque  a  sulTi  pour  dresser  contre  la  politique  anglaise  VAll 
India  MosLcdi  League,  et  les  émeutes  de  Caw  iipore,  survenues 
en  décembre  dernier,  pour  un  motif  futile,  ont  révélé  une  fois 
de  plus  aux  Angdais  la  fragilité  de  cette  alliance  basée  unique- 
ment sur  des  intérêts  momentanés.  Au  dernier  Congrès  annuel 
tenu  par  les  musulmans  indiens  à  Agra,  le  président,  sir  Ibra- 
him RahmetuUah,  tout  en  constatant  le  loyalisme  acluel  de 
ses  coreligionnaires,  déclara  que  «  Flnde  ne  saurait  demeurer 
«  à  jamais  sous  une  autorité  étrangère,  quelque  bienfaisante 
«  que  puisse  être  celle-ci,  et  que  le  gouvernement  anglo-indien, 
«  bien  que  manifestement  basé  sur  l'équité,  ne  peut  durer 
«  éternellement...   » 

Par  contre,  les  groupements  musulmans  de  l'Afrique  Occi- 
dentale n'ont  donné  jusqu'ici  que  des  satisfactions  au  gouver- 
nement britannique.  Celui-ci,  tout  en  prodiguant  ses  subven- 
tions et  son  concours  aux  missions  protestantes  et  catholiques, 
favorise  également  la  propagande  musulmane  dans  l'intention 
de  se  faire  des  alliés  reconnaissants  de  ses  sujets  islamisés.  Les 
raisons  que  les  Anglais  donnent  de  leur  attitude  bienveillante 
sont  de  trois  sortes. 

C'est  d'abord  l'Jiorreur  de  Tindigène  européanisé,  caricature 
du  Blanc,  qui  pullule  auprès  des  missions,  dans  les  vieilles 
escales  maritimes  :  Freetown,  Accra,  Lagos,  oii  les  comptoirs 
des  Compagnies  commerciales  ont  établi  un  contact  déjà  sécu- 
laire entre  les  Européens  et  les  sauvages  de  la  forêt.  Insolents, 
paresseux,  ivrognes,  ces  indigènes  «  évolués  )>  sont  une  preuve 
décisive  des  conséquences  désastreuses  qu'entraîne  l'introduc- 
tion de  la  civilisation  occidentale  dans  des  milieux  incapables 
de  s'y  adapter.  Le  mal  sévit  plus  particulièrement  dans  les 
colonies  de  la  Couronne,  fondées  pour  la  plupart  par  des  Sociétés 
abolitionnistes.  C'est  l'application  d'un  idéal  humanitaire  de 
relèvement  et  d'assimilation  qui  amena  les  Anglais  à  conférer 
prématurément  tous  les  droits  de  citoyen  aux  sujets  noirs  de 
ces  colonies. 

La  deuxième  raison  est  la  nécessité  de  donner  aux  Noirs  une 
formation  religieuse  et  morale  supérieure  à  leur  fétichisme 
barbare,  sans  prétendre  leur  inculquer  d'emblée  les  conceptions 
à  la  fois  trop  abstraites  et  trop  rigoureuses  de  la  religion  chré- 
tienne. Les  Anglais  considèrent  l'islamisme  comme  un  ache- 
minement vers  une  intellectualité  supérieure,  comme  une  étape 
nécessaire  vers  l'adoption  d'une  civilisation  occidentale  adaptée 
au  milieu  local  et  susceptible  de  perfectionner  l'indigène  sans 
le  dénationaliser. 

Leur  attitude   est  enfin   dictée  par  une   considération  poli- 


LES    PUISSANCES    COLONIALES    DEVANT    l'iSLAM  3o5 

tique  :  la  propagande  islamique  reste  sur  le  terrain  purement 
religieux,  tant  qu'une  compression  politique  ne  vient  pas  gêner 
son  action.  L'idée  panislamique  est  une  conséquence  de  la 
xénophobie,  et  celle-ci  ne  saurait  se  manifester  que  dans  le 
cas  oij  la  puissance  souveraine  se  départit  de  sa  neutralité. 
C'est  donc  un  pacte  de  tolérance  mutuelle  que  les  dirigeants  de 
la  politique  anglaise  ont  voulu  conclure  avec  les  propagateurs 
de  rislam.  Il  se  pourrait  que  les  résultats  pratiques  dépassent 
sensiblement  leurs  prévisions. 

Cette  conception  se  manifeste  principalement  dans  les  mé- 
thodes administratives  et  dans  l'organisation  de  rensei- 
gnement. 

La  variété  des  méthodes  administratives  adoptées  par  les 
Anglais  en  Afrique  occidentale  dérive  des  formes  multiples  de 
la  conquête.  D'une  manière  générale,  radminislration  directe 
est  réduite  au  minimum  et  ne  s'exerce  que  dans  la  banlieue 
immédiate  des  capitales  de  chaque  colonie.  Le  principe  fonda- 
mental est  le  gouvernement  de  l'indigène  par  l'indigène,  sous 
le  contrôle  plus  ou  moins  effectif  d'un  résident  anglais.  Cette 
forme  souple  et  économique  de  protectorat  permet  au  gouver- 
nement de  plier  son  action  aux  nécessités  locales.  Si  le  résident 
est  l'arbitre  souverain  des  différends  qui  se  produisent  entre 
les  chefs  au  Sierra-Leone  et  dans  la  Gold-Coast;  son  action, 
par  contre,  ne  s'exerce  que  d'une  façon  discrète  et  lointaine 
auprès  des  Etats  nigériens,  où  les  Peuhls  conquérants  n'admet- 
traient pas  sans  résistance  une  mainmise  étrangère  trop  visible 
sur  l'indépendance  de  leurs  émirs. 

Au  Sierra-Leone,  le  plus  ancien  des  établissements  anglais 
de  la  côte  occidentale  d'Afrique,  c'est  en  1896  seulement  que 
furent  organisés  les  protectorats.  Les  ordonnances  organiques 
de  1901  et  de  1903  laissèrent  aux  indigènes  une  indépendance 
presque  complète,  au  point  que  les  coutumes  indigènes  sont 
appliquées,  en  matière  judiciaire,  même  dans  des  procès  où  les 
Européens  sont  parties,  et  que  les  amendes  et  autres  frais  de 
justice  sont  perçus  par  les  chefs  et  à  leur  profit.  Une  assemblée 
générale  indigène  fut  créée  en  1905,  avec  le  pouvoir  de  pré- 
senter des  vœux  et  des  projets  de  loi.  Elle  est  composée  de 
délégués  d'assemblées  locales  formées  elles-mêmes  des  chefs 
de  villages  de  même  race.  L'étranger  qui  s'installe  en  pays  de 
protectorat  doit  payer  au  chef  indigène  une  redevance  annuelle 
d'une  livre  sterling  représentant  le  loyer  de  la  terre. 

La  Gold-Coast  a  dû  être  conquise  par  les  armes  et  n'est 
encore'  occupée  ^  Nord  que  d'une  façon  sommaire.  Si  la  bor- 
dure littorale,  qui  est  «  colonie  de  la  Couronne  »,  a  son  Assem- 


336  QUESTIONS  DIPLOMATIQUES  ET  COLONIALES 

blée  législative,  sa  Cour  suprême  et  ses  Commissaires  de  dis- 
trict, le  Haut-Pays  ignore  encore  la  domination  britannique. 
Un  commissaire  du  gouvernement,  privé  des  forces  militaires 
suffisantes,  n'y  exerce  qu'une  inlluence  théorique  parmi  l'anar- 
chie des  tribus  sauvages. 

C'est  à  ses  missionnaires  et  à  ses  commerçants  que  FAngle- 
terre  doit  la  colonie  prospère  et  peuplée  qui  s'étend  du  Tchad 
au  golfe  de  Guinée  sur  les  deux  rives  de  la  Bénoué  et  du  Niger. 
Par  une  rare  fortune,  il  lui  a  suffi  d'une  Compagnie  à  charte 
et  de  quelques  conventions  diplomatiques  pour  acquérir  ce 
riche  domaine  où  17  millions  d'hommes  reconnaissent  aujour- 
d'hui l'hégémonie  de  l'Union  jack.  Une  diplomatie  attentive  a 
permis  d'insinuer  progressivement  des  représentants  britan- 
niques auprès  des  souverains  locaux.  Si  quelques  velléités  de 
résistance  se  manifestèrent  dans  les  grands  sultanats  du  Nord, 
les  Anglais  surent  presque  toujours  éviter  des  contlits  sanglants 
par  un  très  large  libéralisme. 

Au  Sud,  les  Yorubas  acceptèrent  facilement  une  domination 
qui  respectait  leur  autonomie.  Leurs  chefs  établirent  même  et 
perçurent  des  droits  de  douane  sur  les  marchandises  importées 
par  les  négociants  anglais,  et  malgré  les  protestations  des 
Chambres  de  commerce  métropolitaines,  le  Colonial  Office  en 
sanctionna  les  tarifs.  Le  rôle  du  résident  se  borne  à  donner 
son  avis  sur  les  dépenses.  Les  Egbas  du  royaume  d'Abeokuta 
s'étant  montrés  résolument  hostiles  à  toute  ingérence  euro- 
péenne, l'Angleterre  se  contenta  d'envoyer  auprès  d'eux  un 
Bailway  Commissioner,  chargé  du  contrôle  de  la  voie  ferrée  en 
construction  de  Lagcs  à  Kano.  Ce  fut  seulement  en  1908  que 
sir  W.  Egerton  crut  le  moment  opportun  pour  donner  à  ce 
commissaire  technique  des  pouvoirs  judiciaires  et  financiers, 
d'ailleurs  très  restreints. 

En  d900,  dès  la  prise  en  charge  par  le  gouvernement  britan- 
nique de  l'administration  des  territoires  jusque-là  concédés  à  la 
Compagnie  royale  du  Niger,  le  gouverneur  sir  Mac  Gregor  avait 
établi  un  système  représentatif  à  trois  degrés,  comprenant  des 
conseils  de  village,  des  conseils  de  province,  enfin  un  conseil  cen- 
tral, doté  de  pouvoirs  législatifs.  11  semble  que  l'Angleterre  ait 
eu  hâte,  en  Nigeria  comme  dans  les  Dominions  autonomes  de 
race  blanche,  de  se  dessaisir  de  ses  prérogatives  les  plus  pré- 
cieuses de  nation  dominatrice.  On  aurait  tort  de  ne  voir  dans 
ce  libéralisme  prématuré  qu'une  preuve  de  désintéressement. 
La  vraie  raison  en  est  dans  la  psychologie  de  l'âme  anglo- 
saxonne,  pour  laquelle  il  ne  saurait  exister  de  gouvernement 
normal  môme  dans  une  société  aussi  primitive,  sans  une  légis- 


LES    PUISSANCES    COLONIALES    DEVANT   l'iSLAM  357 

lature  contrôlant  les  pouvoirs  publics.  Le  self-government  est 
une  conception  nationale  et  traditionnelle  inséparable  de  la 
mentalité  anglaise. 

Aussi  les  grands  empires  despotiques  créés  par  les  Peuhls 
envahisseurs  parmi  les  populations  denses  et  laborieuses  du 
pays  haoussa  poursuivent-ils  leur  lente  évolution  dans  le  cadre 
traditionnel  de  leurs  institutions  théocratiques.  Le  sultan  de 
Kano,  dont  le  domaine  s'étend  sur  une  superficie  supérieure 
à  celle  de  la  France,  a  son  budget,  le  lîit-el-Mal,  que  le  rési- 
dent se  contente  de  viser,  sa  police  indigène  qui  n'obéit  qu'à 
ses  ordres,  sa  justice  organisée  suivant  les  prescriptions  cora- 
niques, ses  écoles  et  ses  prisons,  ses  armées  et  ses  feudataires. 
C'est  en  son  nom  que  les  grands  vassaux  gouvernent  les  pro- 
vinces, comme  s'ils  ignoraient  la  tutelle  anglaise. 

Lorsque,  le  l*^'  janvier  1913,  sir  Frédéric  Lugard,  qui  venait 
de  réaliser  la  fusion  politique  des  deux  Nigeria,  se  rendit  à 
Kano,  pour  y  recevoir  des  souverains  du  Nord  un  hommage  de 
loyalisme,  il  dut  avoir  l'impression  de  se  trouver  non  pas  dans 
une  colonie  britannique,  mais  dans  une  nation  amie  consciente 
de  sa  force.  Soixante-dix  émirs  l'attendaient  groupés  autour 
du  sultan,  avec  leurs  escortes  splendides  de  cavaliers,  aux 
portes  de  la  grande  métropole  mahométane.  Le  premier  gou- 
verneur général  des  provinces  unies  vit  défiler  devant  lui  une 
véritable  armée  oii  pas  un  Anglais  ne  figurait,  une  armée  de 
40.000  fantassins  et  de  20.000  cavaliers,  sous  leur  bannière  na- 
tionale où  brillait  le  croissant,  érigeant  comme  une  menace, 
dans  la  parade  guerrière  de  cette  foule  en  armes,  le  symbole  de 
rislom.  Le  vrai  dominateur  de  cette  foule  imposante,  c'était 
bien  l'Islam,  en  effet,  dont  la  force  morale  avait  suffi  à  réali- 
ser ce  prodige  de  faire  une  nation  de  ces  humanités  dissem- 
blables fondues  dans  son  unité  souveraine  :  les  F^euhls  venus 
d'Egypte  ou  d'Asie,  race  de  conquérants  aux  allures  hautaines, 
les  Haoussas  insinuants,  ces  Juifs  du  monde  noir,  aptes  au 
négoce  et  à  l'enseignement,  compagnons  inséparables  du  Peuhl 
qui  les  méprise  et  les  rançonne;  —  les  Bantous  des  plateaux 
du  Bauchi  et  de  l'Adamaoua; —  les  Mandingues  du  Moyen- 
Niger,  et  la  variété  innombrable  des  métis  :  Souraïs,  Toucou- 
leurs,  Tibbous. 

Pour  imposer  son  autorité  à  ces  multitudes  en  voie  d'unifi- 
cation, l'Angleterre  dispose,  en  tout  et  pour  tout,  de  760  offi- 
ciers et  fonctionnaires  dans  la  Nigeria  du  Sud  qui  compte  huit 
millions  d'habitants  ;  —  de  325  seulement  en  Nigeria  du  Nord 
qui  en  compte  neuf  millions.  En  outre,  chacune  des  deux  pro- 
vinces possède  un  régiment  de  troupes  indigènes,  faisant  par- 


358  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

tie  de  la  I  l^e^^  Africaii  Fronder  Force.  Quant  aux  Etats  maho- 
métans  du  Bornou,  de  Kano,  et  de  Sokoto,  ils  ont  leur  police 
indépendante,  les  «  dogaraï  »,  chargée  de  seconder  l'admi- 
nistration indigène  et  les  tribunaux  musulmans.  Cette  orga- 
nisation toute  récente  s'étend  de  jour  en  jour,  car  les  émirs 
en  ont  accepté  l'idée  avec  empressement  et  ils  en  assurent 
l'application  non  seulement  dans  les  provinces,  mais  même 
dans  les  grandes  résidences  comme  Lokoja  et  Zungeru  où 
existent  cependant  les  garnisons  centrales  des  forces  britan- 
niques. 

L'organisation  de  renseignement  a  été  conçue  par  les  An- 
glais dans  le  même  esprit  d'autonomie.  Avant  leur  occupation, 
l'oligarchie  ma'hométane  des  Peuhls  avait  largement  favorisé 
l'instruction  coranique  dans  les  territoires  soumis  à  leur  domi- 
nation. Mais,  satisfaits  de  leur  rôle  de  convertisseurs  placés  à 
Tavant-garde  de  l'Islam,  ils  avaient  confié  la  propagation  du 
Coran  par  l'école  à  leurs  adeptes  haoussas.  On  estime  à  plus 
de  13.000  le  nombre  des  écoles  indigènes  de  la  Nigeria  du  Nord 
et  à  110.000  le  nombre  de  leurs  élèves. 

Ceux-ci  y  reçoivent  l'enseignement  traditionnel  :  lecture  et 
écriture  des  caractères  arabes,  étude  sommaire  du  Coran.  La 
propagande  chrétienne  est  confinée  aux  régions  fétichistes  de 
l'Est  et  du  Sud,  où  leur  influence  sociale  s'exerce  surtout  par 
l'assistance  médicale  ;  mais  leur  action  religieuse  est  restée 
sans  grands  résultats.  A  Lagos,  où  des  missions  largement  sub- 
ventionnées s'efforcent  depuis  plus  de  cinquante  ans  de  déve- 
lopper leur  prépondérance,  il  y  a  aujourd'hui  60  %  de  musul- 
mans ;  —  la  proportion  est  de  4o  %  dans  les  provinces. 
ISAfrican  ]\'orld  (i)  signalait  récemment  l'achèvement  à 
Lagos  dune  grande  mosquée  bâtie  par  souscriptions  volon- 
taires; toutes  les  communautés  musulmanes  de  l'Afrique  Occi- 
dentale Anglaise  avaient  fourni  spontanément  leur  obole.  Les 
320.000  francs  ainsi  recueillis  permirent  d'élever  dans  la  capi- 
tale nigérienne  non  point  une  de  ces  vagues  bâtisses  en  boue 
séchée  que  des  sectateurs  enthousiastes  baptisent  pompeuse- 
ment du  nom  de  mosquée,  mais  un  véritable  monument  attes- 
tant, en  face  des  édifices  plus  modestes  du  culte  chrétien, 
l'orgueil  d'une  race  fière  de  sa  croyance  et  consciente  d'être 
une  élite.  ' 

Lorsque  le  gouverneur  sir  Percy  Cirouard  se  préoccupa,  en 
1907,  de  créer  une  direction  de  l'enseignement,  il  se  donna 
comme  but  essentiel  de  réaliser  en  Nigeria  Toeuvre  entreprise 

(1)  African  World,  30  août  1913. 


LES    PUISSANCES    COLONIALES    DEVANT    l'iSLAM  I}3:9 

avec  succès  par  lord  Cromer  dans  le  Soudan  ang-lo-égyptien. 
Après  une  enquête  effectuée  à  TUniversité  du  Caire  et  au 
Gordon  Mémorial  Collège  de  Khartoum,  il  fit  commencer  en 
septembre  1909  la  création  de  l'Université  de  Nassarawa,  aux 
portes  meniez  de  Kano.  Elle  devait,  dans  son  esprit,  ressus- 
citer en  terre  anglaise  la  splendeur  ancienne  des, Universitég 
aujourd'hui  déclines  de  Toml)Ouctou  et  de  Djcnné.  IMais,  pour 
éviter  la  création  d'un  centre  purement  islamique,  la  langue 
officielle  devait  être  le  haonssa.  On  voulait  ainsi  développer 
une  civilisation  haoussa  avec  son  caractère  propre  en  dehors 
de  toute  empreinte  européenne  ou  musulmane. 

Cette  conception  dune  renaissance  noire,  tendant  à  substituer 
à  l'idée  panislami([ue  un  nationalisme  local,  ne  pouvait  se  réa- 
liser dans  un  pays  déjà  fortement  entamé  par  la  propagande 
musulmane.  Quoique  l'enseignement  des  caractères  arabes  et 
du  Coran  ne  fut  qu'un  élément  accessoire  et  facultatif  du  pro- 
gramme élaboré  pour  les  écoles  de  Nassaravra,  les  500  élèves 
venus  de  toutes  les  parties  du  protectorat  ont  tous  demandé  à 
le  suivre.  D'ailleurs  les  futurs  instituteurs  indigènes,  recrutés 
parmi  les  «  Mallams  »  qui  constituent  une  sorte  de  bourgeoisie 
éclairée,  doivent  avoir  fréquenté  les  écoles  coraniques  avant 
d'entrer  à  l'Ecole  normale.  L'influence  des  marabouts  s'exerce 
sans  contrepoids,  éar  le  gouvernement  britannique  interdit 
aux  Missions  chrétiennes  l'installation  d'écoles  ou  d'édifices 
religieux  quelconques  dans  les  protectorats  où  les  émirs  en 
ont  exprimé  le  désir.  La  connaissance  de  l'anglais  n'est  exigée 
que  dans  l'enseignement  supérieur.  Tous  les  professeurs  sont 
d'ailleurs  nommés  directement  parle  sultan  de  Kano. 

La  civilisation  haoussa  n'apparait  dès  maintenant  que  comme 
une  modalité  delà  civilisation  musulmane;  les  relations  con- 
stantes que  les  marabouts  éducateurs  entretiennent,  grâce 
à  la  tolérance  des  autorités  anglaises,  avec  les  centres  tripo- 
litains  et  égyptiens,  contribuent  à  maintenir  à  leur  ensei- 
gnement le  sens  exclusiviste  et  rétrograde  qui  en  est  le  trait 
distinctif. 

Partout,  d'ailleurs,  en  Afrique  Occidentale,  le  gouvernement 
britannique,  loin  de  s'opposer  à  la  diffusion  de  l'Islam,  encou- 
rage de  ses  subventions  les  écoles  coraniques.  Celle  de  Balhurst, 
en  Gambie,  reçoit  i.lOO  livres  sterling  de  subvention  sur  un 
revenu  total  de  1.84G  livres  sterling  (1).  Les  cinq  medersas  du 
Sierra-Leone,  qui  groupent  800  élèves,  vivent  uniquement  de 
la  contribution  budgétaire. 

1)   Co'onifil  Reports.  Gamliia.   Reiiort  for  1912. 


360  QUESTIONS    DIPLOMATIQUKS    ET    COLONIALES 

IV 

Tout  autre  est  la  politique  indigène  suivie  en  Afrique  Occi- 
dentale Française.  11  serait  trop  long  de  faire  ici  une  étude 
détaillée  de  l'organisation  en  vigueur,  dont  les  branches  mul- 
tiples sont  dès  maintenant  à  peu  près  définitivement  consti- 
tuées. Il  suffira  d'en  dégager  le  principe  et  d'ajouter  un  bref 
aperçu  des  méthodes  adoptées  polir  le  mettre  en  pratique. 

Ce  principe  consiste  à  s'opposer,  sans  hostilité  ouverte,  à  la 
propagande  islamique,  en  dissociant  avec  prudence  tous  les 
groupements  musulmans  (sultanats,  confréries,  confédéra- 
tions) susceptible»  "de  prendre  une  importance  dangereuse.  Les 
méthodes  peuvent  se  résumer  en  quelques  mots. 

Au  point  de  vue  politique,  pratique  de  l'administration 
directe  ;  ou  à  défaut,  opposition  des  éléments  hostiles  les  uns 
contre  les  autres. 

Au  point  de  vue  moral,  encouragements  réservés  exclusive- 
ment à  l'enseignement  français  conçu  dans  un  sens  profes- 
sionnel et  utilitaire. 

Les  protectorats  qui  existent  encore  en  Afrique  Occidentale 
Française  ne  sont  qu'une  fiction;  ils  servent  uniquement  à 
décharger  les  administrateurs  des  affaires  de  minime  impor- 
tance que  les  chefs  de  villages  peuvent  utilement  régler.  Dans 
les  pays  musulmans  du  Moyen-Niger  et  de  Mauritanie,  nous 
avons  des  confréries  entières  ralliées  à  notre  cause  et  des  mara- 
bouts pensionnés  qui  soutiennent  notre  action  dans  tous  les 
cas  011  elle  est  battue  en  brèche  par  des  groupements  hostiles. 
Partout  où  des  races  immigrées  avaient  installé,  par  droit  de 
conquête,  leur  féodalité  oppressive,  nous  restituons  peu  à  peu 
aux  populations  autochtones  les  descendants  des  chefs  locaux 
dépossédés,  plus  maniables  que  les  sultans  peuhls  ou  toucou- 
leurs. 

Aussi  les  indigènes  n'hésitent-ils  pas  à  recourir  à  la  justice 
française  pour  se  plaindre  des  abus  que  leurs  propres  chefs 
commettent  parfois  contre  eux.  C'est  ainsi  que,  en  19H,  le  roi 
héréditaire  du  Macina,  Abd  el  Kader  Cissé,  qui  agissait  en 
prince  indépendant,  infligeant  des  amendes,  razziant  les  vil- 
lages, prodiguant  les  confiscations,  fut  déféré  au  tribunal  de 
province  qui  le  condamna  à  l'emprisonnement.  Il  fut  déporté 
à  Bougouni  où  il  subit  sa  peine.  Le  Macina  jouit  depuis  lors 
d'un  calme  absolu.  Les  Maures  de  l'Adrar,  à  peine  soumis, 
sont  devenus  les  meilleurs  partisans  de  nos  formations  méha- 
ristes.  Lors  de  l'expédition  du  Hodh,  qui  aboutit,  le  13  janvier 


LES    l'L'lSSANCES    COLONIALES    DEVANT    l'iSLAM  361 

1912,  à  la  prise  de  Tichitt  et  quelques  jours  après,  à  celle  de 
Oualata,  la  vieille  métropole  médiévale  des  Touareg,  ils  don- 
nèrent une  preuve  décisive  de  la  sincérité  de  leur  ralliement  à 
notre  cause,  en  enlevant  le  repaire  de  Tichitt  avant  même 
l'arrivée  de  nos  tirailleurs  et  en  remettant  entre  les  mains  de 
nos  officiers  Ould  Aida,  leur  ancien  émir,  fait  prisonnier  dans 
la  citadelle,  malgré  l'énorme  prestige  dont  il  jouissait  dans 
tout  le  Sahara  Occidental. 

D'autre  part,  le  système  d'enseignement  appliqué  en  Afrique 
Occidentale  Française  est  basé  sur  un  réalisme  utilitaire,  qu'on 
n'était  pas  accoutumé  à  constater  dans  nos  colonies  plus  an- 
ciennes. Au  lieu  d'un  enseignement  théorique,  calqué  sur  les 
méthodes  françaises,  et  apte  surtout  à  former  des  fonction- 
naires ou  des  déclassés,  on  a  orienté  les  indigènes  vers  une 
instruction  professionnelle  susceptible  de  donner  à  la  colonie 
r  «  outillage  humain  »  qui  lui  manque  encore  pour  son  déve- 
loppement économique,  avec,  à  la  base,  la  connaissance  élé- 
mentaire du  français,  seule  langue  officielle, 

La  circulaire  du  8  mai  19H  a  coupé  court  à  l'erreur  qu'on  était 
en  train  de  commettre,  en  imposant  l'usage  exclusif  de  la 
langue  française  dans  la  rédaction  de  tous  les  actes  administra- 
tifs, y  compris  les  jugements  des  tribunaux  indigènes  pour 
lesquels  l'arabe  était  auparavant  la  langue  usuelle.  L'arabe  et 
le  français  étant  en  Afrique  Occidentale  deux  langues  étran- 
gères, il  est  naturel  que  nous  réservions  à  la  nôtre  le  caractère 
officiel. 

Aussi  les  écoles  coraniques  perdent-elles  peu  à  peu  leur 
clientèle  d'enfants  noirs,  au  profit  des  écoles  françaises.  Le  seul 
foyer  de  prosélytisme  musulman  de  quelque  importance  se 
trouve  en  Guinée,  dans  les  cercles  du  Fouta-Djallon,  où  des 
«  karamokos  »  persistent  à  propager,  dans  un  milieu  d'ail- 
leurs fortement  dominé  par  les  Peuhls,  un  enseignement  panis- 
îamique  et  antifrançais. 

V 

Ainsi  sur  cette  table  rase  que  constituait  le  monde  noir  lors 
<ie  la  conquête  européenne,  l'Angleterre  et  la  France  ont  inau- 
guré deux  politiques  divergentes,  suivant  les  traditions  anta- 
gonistes de  leur  histoire  coloniale.  L'une  laisse  l'évolution 
nécessaire  de  ses  sujets  se  produire  en  dehors  d'elle,  convaincue 
qu'elle  ne  se  fera  point  contre  elle,  dans  un  cadre  d'institutions 
musulmanes;  l'autre  enveloppe  les  sociétés  primitives  rangées 
sous  sa  domination  d'une  sollicitude  minutieuse  et  s'efforce  de 


362  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

guider  leur  évolution  dans  un  sens  conforme  à  ses  desseins 
impérialistes.  L'Angleterre,  soucieuse  d'économie  et  de  résul- 
tats immédiats,  suit  une  politique  extrêmement  libérale  et 
décentralisatrice  ;  —  la  France,  conformément  au  clair  génie 
de  la  race,  éprise  d'unité  et  de  synthèse,  suit  une  politique 
unitaire,  tendant  à  la  fusion  des  éléments  divers  en  une  natio- 
nalité imprégnée  d'influence  française. 

Les  Anglais  laissent  l'Islam  évoluer  dans  son  traditionnel 
milieu  et  favorisent  ainsi  la  constitution  d'une  société  intégra- 
lement islamique  où  leur  propre  mentalité  sera  complètement 
étrangère.  Les  Français  l'obligent  à  évoluer  dans  le  cadre  nou- 
veau des  institutions  françaises,  dont  le  fonctionnement  plus 
régulier  et  plus  parfait  élimine  peu  à  peu  tout  l'appareil  des 
prescriptions  sociales  et  même  morales  imposées  par  le  Co-ran, 
ne  lui  laissant  que  ses  dogmes  et  ses  rites  inoffensifs.  L'isla- 
misme pourra  devenir,  en  Nigeria,  ce  qu'il  est  au  Maroc,  en 
en  Egypte,  dans  l'Inde,  une  doctrine  de  résistance  morale  et  de 
stagnation  économique.  Ce  ne  sera  probablement  en  Afrique 
Occidentale  Française  qu'une  religion  de  plus  dans  le  nombre 
des  religions  que  l'Etat  l'rançais  tolère  en  les  ignorant.  De  là, 
chez  nous,  cette  véritable  fraternité,  incompréhensible  pour 
tant  d'autres,  entre  l'officier  et  le  tirailleur  sénégalais  ou  algé- 
rien, héroïquement  unis  dans  leur  tâche  commune,  au  point 
d'abolir  chez  nos  soldats  musulmans  la  conscience  de  la  solida- 
rité islamique  et  d'en  faire,  contre  leurs  frères  de  religion  et 
de  race,  les  serviteurs  d'un  même  idéal  de  grandeur  française. 

Max  MoNTiiFx. 


CHRONIOUES   DE   LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


L'arrivée   des    souverains  d'Albanie  à  Durazzo. 

Le  prince  de  Wied,  ayant  achevé  par  Saint-Pétersbourg  sa  tournée 
de  visitf^s  politiques  aux  grandes  capitales  européennes,  s'est  em- 
barqué à  Triesle,  avec  la  princesse  sa  femme,  à  bord  du  yacht  autri- 
chien Taiirus,  et  est  arrivé  à  Durazzo  le  o  mars  escorté  des  croiseurs 
français,  anglais  et  italien,  Bruix,  Glocester  ei  Quarto.  Les  autorités 
de  Durazzo  et  de  Vallona,  le  maire  et  Essad  pacha  s'étaient  rendus 
au-devant  de  leurs  nouveaux  souverains  qui  ont  été  reçus  à  leur 
débarquement  par  le  préfet  de  Durazzo.  le  général  hollandais,  le 
corps  consulaire,  les  chefs  religieux,  pendant  qu'une  musique  ita- 
lienne exécutait  l'hymne  albanais,  écrit  par  le  musicien  italien  Nar- 
della.  Les  membres  de  la  Commission  de  contrôle  attendaient  éga- 
lement les  souverains.  Leur  président,  M.  Leoni,  délégué  ilalien,  a 
salué  le  prince  et  lui  a  remis  ses  pouvoirs.  La  population  mani- 
festait bruyamment  son  enthousiasme;  on  a  beaucoup  crié,  beau- 
coup dansé  et  on  a  tiré  deux  feux  d'artifice.  A  peine  installé,  le 
prince  Guillaume  I"  d'Albanie  s'est  occupé  de  constituer  son  gou- 
vernement. Il  a  offert  la  présidence  du  Conseil  à  Turkhan  pacha, 
ancien  ambassadeur  de  Turquie  à  Saint-Pétersbourg,  ancien  gou- 
verneur général  de  la  Crète,  qui  a  accepté.  Turkhan  pacha  est 
âgé  de  68  ans  ;  il  est  né  à  Trikala,  en  Thessalie,  en  1846.  Il  fut 
envoyé  à  Janina,  capitale  de  l'Epire,  pour  faire  ses  études  dans  la 
medersa  de  cette  ville.  Il  passa  ensuite  dans  les  écoles  grecques  de 
Janina  et  fut  envoyé  à  Athènes  pour  y  suivre  les  cours  de  l'école 
de  droit.  Il  termina  ses  études  auprès  de  professeurs  privés.  Il  entra 
alors  au  service  du  gouvernement  ottoman,  dans  le  bureau  de  tra- 
duction de  la  Sublime  Porte.  Après  un  passage  dans  la  carrière 
diplomatique,  il  fut  nommé  gouverneur  de  Tekké  (vilayet  d'Angora  , 
puis  d'Ourfa  (vilayet  de  Diarbekir).  Il  rentra  dans  la  carrière  diplo- 
matique, fut  nommé  ministre  à  Madrid  et  géra  l'ambassade  de 
Turquie  à  Paris.  En  1896  il  fut  rappelé  à  Constantinople  et  nommé 
gouverneur  par  intérim  de  l'île  de  Crète.  Pendant  quelques  mois  on 
lui  confia  le  portefeuille  des  Affaires  étrangères,  puis  il  revint  en  Crète 
comme  gouverneur  général  et  fut  nommé  membre  de  la  section  civile 
du  Conseil  d'Etat.  Il  fut  envoyé  deux  fois  en  mission  spéciale  saluer 


3C4  guKSTioNs  diplomatiques  et  coloniales 

le  tsar  à  Livadia,  devint  minisire  des  fondations  pieuses,  fut  nommé 
premier  délégué  turc  à  la  conférence  de  La  Haye,  et  enfin  envoyé 
comme  ambassadeur  à  Saint-Pétersbourg.  Turkhan  pacha,  homme 
aux  idées  libérales  et  d'une  réelle  honnêteté,  parle  couramment  le 
français  elle  grec. 

L'agitation  en  Epire. 

La  première  lâche  du  nouveau  souverain  va  être  de  régler  la 
question  de  l'Epire.  Le  27  février,  en  effet,  les  populations  des  pro- 
vinces épirotes  rattachées  à  l'Albanie  par  la  décision  des  puissances 
ont  proclamé  leur  indépendance  et  ont  constitué,  à  Argyrocastro, 
un  gouvernement  provisoire  autonome  sous  la  présidence  de 
M.  Zographos,  ancien  ministre  grec  des  Affaires  étrangères,  ancien 
gouverneur  de  l'Epire.  Ce  gouvernemenl  provisoire  a  aussitôt  lancé 
la  proclamation  suivante  : 

Epirotes, 

L'assemblée  constiluante  des  représentants  que  vous  avez  choisis  à 
l'unanimité  et  qui  s'est  réunie  à  Arsyrocastro  vient  de  proclamer  l'auto- 
nomie de  l'Epiie  du  Nord.  Toutes  les  régions  que  les  armées  grecques 
sont  obligées  d'évacuer  feront  partie  de  notre  nouvel  Etat. 

L'assemblée  constituante  de  l'Epire  autonome  a  décidé,  de  plus,  que  le 
nouvel  Etat  autonome  sera  administré  par  le  gouvernement  provisoire 
actuel  suivant  les  droits  de  l'équité  et  de  l'indépendance.  La  vie,  l'honneur 
et  les  biens  de  tous  les  habitants,  sans  distinction  de  religion,  seront 
scrupuleusement  respectés. 

Epirotes, 

L'assemblée  constituante  qui  s'est  réunie  à  Argyrocastro  a  cru  de  son 
devoir  de  prendre  les  décisions  ci-dessus  devantle  danger  auquel  la  patrie 
est  exposée  par  la  décision  des  puissances  de  la  terre. 

L'une  après  l'autre  toutes  nos  espérances  ont  été  déçues. 

On  nous  arrache  du  sein  maternel  de  notre  patrie  bien-aimée.  On  nous 
refuse  la  liberté,  le  droit  de  nous  gouverner  par  nous-mêmes. 

Bien  plus,  on  nous  refuse  les  garanties  nécessaires  ù  notre  vie,  à  notre 
religion,  à  notre  fortune;  en  un  mot,  on  nous  refuse  notre  existence  na- 
tionale, on  nous  pousse  au  désespoir. 

Ni  la  présence  de  quelques  ufficiers  étrangers  placés  à  la  tête  de  bandes 
irrégulières,  ni  les  bonnes  intentions  du  prince,  ni  les  grandes  et  belles 
promesses,  ni  même  la  maintien  des  troupes  grecques  ne  peuvent  sauver 
l'Epire. 

Le  sol  de  notre  patrie  est  aujourd'hui  à  la  merci  de  la  volonté  injuste 
des  grands.  Mais  notre  droit,  le  droit  sacré  du  peuple  d'Epire  de  régler 
par  lui-même  sa  destinée  en  proclamant  son  autonomie  est  demeuré  in- 
tangible. Nous  lutterons  les  armes  à  la  main  pour  notre  indépendance. 

Devant  ce  droit  imprescriptible  de  tous  les  peuples,  devant  ce  principe 
d'humanité,  la  décision  des  puissances  de  nous  asservir  et  de  nous  im- 
poser leur  volonté  devient  impuissante. 

La  Grèce  aussi  n'a  plus  aujourd  hui  le  droit  d'occuper  notre  patrie  avec 
la  seule  idée  de  la  remettre  plus  tard  en  des  mains  étrangères. 

Libre  de  tous  les  liens,  se  trouvant  dans  l'impossibilité  de  vivre  avec 


LES   AFFAIRES    DORIE.NT  Mo 

l'Albanie,  l'Epire  du  Nord  proclame  son  indépendance  et  invite  tous  les 
Epirotes  à  défendre,  au  piix  de  n'importe  quel  sacrifice,  le  sol  sacré  de 
la  patrie,  son  indépendance  et  sa  liberté. 

Dans  ces  circonstances  si  délicates,  l'attitude  du  gouvernement 
d'Athènes  a  été,  dès  le  prermier  jour,  parfaitement  correcte.  Plaçant 
ses  obligations  internationales  au-dessus  de  ses  sympathies  natio- 
nalistes, il  s'est  loyalement  efforcé  de  décourager  la  révolte  ou  tout 
au  moins  de  l'endiguer;  il  a  otïiciellement  déclaré  à  la  Chambre  que 
«  les  populations  grecques  qui  ont  été  comprises  en  vertu  des 
«  décisions  de  l'Europe  dans  l'Etat  albanais,  devront  se  soumettre 
«  aux  arrêts  des  puissances;  et  qu'étant  donné  qu'une  résistance  de 
«  ces  populations  ne  pourra  en  aucune  manière  être  appuyée  par  la 
«  Grèce,  elle  ne  saurait  qu'entraîner  tout  d'abord  des  conséquences 
«  désastreuses  pour  les  populations  soulevées  elles-mêmes  et  se 
«  heurter  par  répercussion  aux  intérêts  les  plus  généraux  de  la 
«  nation  ».  lia  en  outre  ordonné,  comme  mesure  de  police,  le  blocus 
de  la  rade  de  Sanli-Quaranta,  dont  les  autorités  helléniques  avaient 
dû  se  retirer,  à  la  suite  de  la  proclamation  de  l'indépendance. 
D'autre  part,  le  7  mars,  les  ministres  d'Aulriche-Hongrie  et  d'Italie 
à  Athènes  ont  remis  au  gouvernement  hellène  une  note  verbale,  qui 
avait  reçu  l'assentiment  du  gouvernement  allemand,  et  dont  voici  la 
substance,  d'après  une  déclaration  de  M.  Streil  à  la  Boulé  : 

i°  Sur  la  proposition  des  gouvernements  austro-hongrois  et  italien,  la 
commission  internationale  de  Vallona  a  pris  la  décision  d'insérer  dans 
un  procès-verbal  la  garantie,  pour  l'Albanie  entière,  de  l'égalité  des  cultes 
et  des  langues.  Les  deux  puissances  donneront  une  large  publicité  à  cette 
décision  ;  elles  exerceront  toute  leur  influence  pour  assurer  son  entière 
réalisation  ; 

2°  Les  deux  chancelleries  considèrent  comme  valable  la  rectification 
de  frontière  convenue  avec  M.  Venizelos;  cette  rectification  aura  lieu 
aussitôt  après  l'évacuation  de  l'Albanie  par  les  troupes  grecques; 

3°  La  rectification  de  frontière  demandée  par  la  Grèce  au  sujet  du  caza 
de  Corytza  est  rejetée; 

4°  Les  deux  chancelleries  sont  disposées  à  prendre  en  considération  et 
à  recommander  au  prince  d'Albanie  les  auires  vœux  de  la  Grèce,  notam- 
ment l'incorporation  de  l'élément  indigène  du  Sud  de  l'Albanie  dans  la 
gendarmerie  albanaise. 

En  faisant  cette  communication  à  la  Chambre,  M.  Streit  a  déclaré 
que  «  la  démarche  austro-italienne  renforce  l'espoir  du  gouver- 
«  nement  hellénique  que  la  réponse  des  puissances  sera  favorable 
«  aux  desiderata  grecs  ».  Cela  est  en  effet  vraisemblable. 

Les  représentations  diplomatiques 
des  puissances  en  Albanie. 

L'Autriche  vient  de  désigner  M.  de  Lœwenthal,  conseiller  d'ambas- 
sade à  Constantinople, pour  lu  représenter  en  Al!)anie.  M.  de  Lœwen- 
thal est  en  même  temps  nommé  envoyé  extraordinaire  et  ministre 


366  Ol'KSTlO.VS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

plénipotentiaire.  Il  sera  assisté  d'un  deuxième  secrétaire  faisant 
fonctions  de  premier  secrétaire,  le  baron  Berger.  Le  gouvernement 
italien  a  désie;né  le  baron  Aliotti  comme  ministre  plénipotentiaire  en 
Albanie;  le  baron  Aliolli  a  été  conseiller  d'ambassade  à  Paris.  Quant 
à  la  France,  elle  aura  en  Albanie  une  légation  confiée  à  un  ministre 
plénipotentiaire  de  deuxième  classe,  ayant  sous  ses  ordres  un  secré- 
taire d'ambassade  et  un  commis  de  cbancellerie.  La  Commission  du 
budget  a  demandé  un  crédit  fixe  non  renouvelable  de  75.000  francs 
pour  l'acbat  d'une  maison  démontable  en  bois,  et  de  3.000  francs 
pour  l'acbat  d'un  terrain.  Le  ministre  aura  24.000  francs  de  traite- 
ment, 10.000  francs  de  frais  de  représentation,  (3.000  francs  de  fonds 
d'abonnement  et  400  francs  d'allocation  spéciale  pour  célébrer  la 
Fête  nationale  du  14  juillet. 


La  question  du  Dodécanèse. 

Les  pourparlers  anglo-italo-turcs  relatifs  à  l'évacuation  des  îles  du 
Dodécanèse  par  l'Italie  n'avancent  pas.  On  sait  quelles  sont  les  con- 
ditions posées  par  le  gouvernement  de  Rome  pour  remettre  à  la  Porte 
les  îles  qu'il  délient  encore.  Le  Giornale  d'Italia  les  énumérait  ces 
jours  derniers  :  concession,  du  chemin  de  fer  d'Adalia,  concession  des 
travaux  du  port  d'Adalia,  garantie  de  liberté  commerciale  dans  les 
îles  du  Dodécanèse,  mesures  à  prendre  pour  faire  cesser  les  der- 
nières tentatives  de  résistance  organisées  par  les  Turcs  restés  en 
Cyrénaïque.  Mais  on  sait  aussi  comment  l'intérêt  anglais  est  venu 
s'opposer  à  une  entente  directe  entre  Rome  et  Conslantinople.  On  a 
dû  accepter,  à  Rome,  que  des  négociations  privées  soient  engagées 
entre  la  Société  anglaise  concessionnaire  des  chemins  de  fer  syriens 
et  le  représentant  du  groupe  financier  italien  constitué  pour  l'exploi- 
tation des  concessions  demandées  à  Adalia.  Ces  négociations  ont  été 
retardées  par  des  obstacles  assez  sérieux  et  la  Turquie  en  a  tiré 
avantage  pour  présenter  un  projet  nouveau  qui  ne  simplifie  pas  la 
question.  On  pense  toujours  que  l'on  arrivera  à  s'entendre;  mais  ce 
ne  sera  certainement  pas  avant  de  longues  et  délicates  discussions. 


L'accord  franco-allemand  relatif  à  l'Asie  Mineure. 

On  sait  qu'un  protocole  a  été  paraphé  récemment  à  Berlin  entre  les 
négociateurs  français  et  allemands  d"un  accord  franco-allemand  rela- 
tif à  l'Asie  Mineure.  Il  est  probable  (jue  prochainement  un  échange 
de  lettres  entre  Paris  et  Berlin  consacrera  l'acceptation  par  les  deux 
gouvernements  des  stipulations  de  ce  protocole  dont  nos  lecteurs 
connaissent  les  grandes  lignes.  La  conclusion  définitive  de  l'accord 
franco-allemand  est  d'autre  part  subordonnée  à  la  conclusion  des 
accords  anglo-turc,  franco-turc  et  anglo-italien  qui,  avec  l'accord 
franco-allemand  forment  un  ensemble  dont  les  divers  éléments  ont 
besoin  de  se  compléter. 


LES   AFFAIRES   d'ORIENT  367 

La  reprise  des  relations  diplomatiques 
entre  la  Grèce  et  la  Bulgarie. 

Le  gouvernement  bulgare  ayant  exprimé  le  désir  de  reprendre  les 
relations  diplomatiques  avec  la  Grèce  en  chargeant  M.  Passarof^ 
secrétaire  général  du  ministère  des  Affaires  étrangères  à  Sofia,  de 
le  représenter  à  Athènes,  le  gouvernement  grec  a  déclaré  qu'il  était 
dans  les  mêmes  dispositions  et  a  désigné  pour  le  représenter  à  Sofia 
M.  Naoum,  premier  drogman  de  la  légation  de  Grèce  à  Constanti- 
nople.  Il  a  été  convenu  d'un  commun  accord,  entre  les  deux  gouver- 
nements, que  leurs  légations  respectives  à  Athènes  et  à  Sofia  seraient 
gérées  pendant  quelque  temps  par  des  chargés  d'affaires. 

L'ouverture  du  Parlement  roumain. 

Le  roi  Charles  de  Roumanie  a  ouvert  le  6  mars  le  nouveau  Parle- 
ment roumain  par  un  discours  du  trône,  dont  voici  les  principaux 
passages  : 

L'affermissement  de  la  conscience  nationale,  la  diffusion  de  l'enseicne- 
ment,  la  plus  étroite  solidarité  sociale,  l'armée  progressivement  organisée 
et  la  consolidation  des  finances  de  l'Etat  par  l'augmentation  du  travail  et 
de  l'économie  nationale,  nous  permettront  de  conserver  intacte  et  d'amé- 
liorer une  situation  dont  nous  sommes  fiers. 

Aujourd'hui  animés  des  mêmes  sentiments  patriotiques  que  vos  prédé- 
cesseurs, vous  discuterez  les  mesures  destinées  à  réaliser  les  réformes 
agraires  et  politiques,  et  d'accord  avec  mon  gouvernement,  vous  saurez 
donner  à  votre  œuvre  le  caractère  d'harmonie  sociale  qu'elle  doit  avoir. 

Je  suis  heureux  de  constater  que  nous  entretenons  les  meilleures  rela- 
tions avec  tous  les  Etats.  La  Roumanie  n'hésitera  pas  à  maintenir  et  à 
assurer  la  paix,  à  laquelle  elle  a  si  puissamment  contribué,  et  qui  lui  a 
attiré  la  confiance  générale.  Grâce  à  cette  confiance,  elle  a  la  possibilité 
d'exercer  une  bienfaisante  action  pacificatrice  dans  cette  partie  de  l'Eu- 
rope. Les  besoins  de  l'armée  qui  a  accru  son  prestige  et  mérité  notre 
reconnaissance,  réclament  de  nouvelles  améliorations  et  de  nouveaux  cré- 
dits, que  vous  approuverez  certainement,  car  les  destinées  du  pays  sont 
étroitement  liées  à  sa  force  militaire. 

Les  lois  budgétaires,  malgré  les  augmentations  nécessaires  et  les  crédits 
n'altéreront  pas  notre  florissant  équilibre  financier. 

Les  Chambres  ont  procédé  ensuite  à  la  constitution  de  leur  bureau: 
M.  Pherkyde  a  été  élu  président  de  la  Chambre  des  députés;  le  Sénat 
a  élu  comme  président  M.  Basyle  Missir. 

•   Mort  de  Saïd  pacha. 

L'ancien  grand  vizir,  Saïd  pacha,  président  du  Sénat  ottoman,  est 
mort  à'Constantinople  le  3  mars,  à  l'âge  de  78  uns.  11  avait  été  huit 
fois  grand-vizir  dont  cinq  fois  sous  Abdul  llamid  et  trois  fois  depuis 


368  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

l'élablissement  de  la  Constitution.  Saïd  pacha,  surnommé  Koutchook 
(le  petit),  à  cause  de  sa  petite  taille,  était  né  à  Erzeroum  en  1838.  11 
avait  fait  presque  toute  sa  carrière  à  Constantinople,  comme  secré- 
taire général  de  plusieurs  ministères,  quand  le  sultan  Abdul  Hamid 
se  décida  à  accepter  la  Constitution  de  Midhat  pacha.  Saïd  eut  alors 
les  premiers  grands  postes  :  ministre  delà  liste  civile,  puis  président 
du  Sénat.  C'est  en  1879  qu'il  fut  nommé  grand  vizir,  et  il  conçut  alors 
un  plan  général  de  réformes  administratives.  Cet  homme  d'Etat  a  eu 
le  malheur  d'attacher  son  nom  à  quelques-unes  des  cessions  qui  ont 
coûté  à  la  Turquie  la  perte  de  l'une  ou  l'autre  de  ses  provinces  :  en 
1881  la  cession  de  la  Thessalie  à  la  Grèce,  en  1881  la  perte  de  la  Rou- 
mélie  orientale;  enfin,  c'est  sous  son  grand-vizirat  qu'éclata  la 
guerre  qui  ravit  à  l'Empire  la  Tripolitaine. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.   —   EUROPE. 

France.  —  Le  vole  de  l'emprunt  marocain  au  Sénat.  —  Le  27  fé- 
vrier le  Sénat  a  voté,  après  la  Chambre  des  députés,  sur  le  rapport 
de  M.  Lucien  Hubert,  le  projet  de  loi  autorisant  le  gouvernement  du 
protectorat  du  Maroc  à  contracter  un  emprunt  de  170.250.000  francs 
pour  exécution  de  travaux  publics  et  remboursement  du  passif  du 
Makhzen.  Au  cours  de  la  discussion,  M.  Doumergue,  président  du 
Conseil,  après  avoir  déclaré  que  «  la  France  n'avait  abandonné,  par 
aucun  traité  concernant  le  Maroc,  aucune  partie  de  ses  droits  dans 
le  reste  de  l'Afrique  »,  a  rendu  hommage  au  résident  et  à  ses  colla- 
borateurs. 

Nous  réus.sirons,  a-t-il  dit  ensuite,  à  nous  dégager  peu  à  peu  des  en- 
traves qui  gênent  aujourd'hui  notre  action.  Nous  espérons  que  dans  un 
avenir  prochain  la  France  sera  libérée  au  Maroc  du  régime  des  capitula- 
tions, et  cela  sans  rien  avoir  abandonné  de  ses  droits. 

Des  mesures  ont  été  prises  pour  lutter  contre  l'alcoolisme  et  l'abus 
de  la  spéculation.  La  conduite  du  résident  général  dans  l'adjudica- 
tion des  travaux  du  port  de  Casablanca  a  reçu  l'approbation  com- 
plète du  gouvernement.  La  question  de  la  capitale  ne  peut  se  poser 
actuellement.  Quant  à  celle  de  la  construction  du  chemin  de  fer 
Tanger-Fez,  elle  est  pour  ainsi  dire  réglée  aujourd'hui. 

D'ici  dix  jours,  a  conclu  M.  Doumergue,  je  déposerai  sur  le  bureau  de 
la  Chambre  le  projet  nécessaire. 

Ce  projet  voté,  nous  nous  occuperons  de  la  construction  des  autres 
chemins  de  fer.  Une  commission  de  techniciens  étudie  déjà  le  plan  des 
voies  ferrées  à  établir  au  Maroc. 


Les  prochaines  élections  législatives .  —  Le  Conseil  des  ministres 
ï  au  26  avril  la  date  des 
scrutin  aura  lieu  le  10  mars. 


a  fixé  au  26  avril  la  date  des  élections  législatives.  Le  second  tour  de 


—  L'arbitrage  franco-espagnol.  —  Le  traité  d'arbitrage  conclu 
entre  la  France  et  l'Espagne  le  26  février  1904,  et  renouvelé  le  26  fé- 
vrier 1909,  a  été  renouvelé  une  seconde  fois,  à  la  date  du  26  février 
1914,  pour  une  durée  de  cinq  ans,  par  un  échange  de  lettres  entre 
M.  Gaston  Doumergue,  président  du  Conseil,  ministre  des  Affaires 
étrangères,  et  le  marquis  de  Villaurrulia,  ambassadeur  d'Espagne  à 
Paris. 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  2i 


370  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

—  Le  dnier  du  Comih'  de  l'Asie  Française.  —  Le  président  de  la 
République  a  présidé,  le  o  mars,  le  diaer  annuel  du  Comité  de  l'Asie 
Française,  auquel  assistaient  un  grand  nombre  de  personnalités 
politiques,  diplomatiques  et  coloniales.  M.  Raymond  Poincaré  avait 
à  sa  droite  M.  Emile  Senart,  président  du  Comité  de  l'Asie  Française, 
et  à  sa  gauche  M.  Lebrun,  ministre  des  Colonies.  Au  dessert, 
M.  Emile  Senart  a  exposé  la  situation  de  la  France  en  Orient  et  le 
rôle  du  Comité,  qui  fut  «  de  servir  dans  notre  domaine,  par  une 
information  incessante,  par  des  conseils,  par  des  rapports  oppor- 
tuns, les  causes  françaises  permanentes  qui  survivent  à  toutes  les 
crises  ».  Le  président  de  la  République  a  prononcé  ensuite  un  dis- 
cours, dont  voici  les  principaux  passages  : 

Messieurs,  comme  Ta  éloquemment,  expliqué  M.  Senart,  votre  clair- 
voyante activité  a  choisi,  dans  l'immensité  du  monde,  un  champ  déter- 
miné, assez  considérable  d'ailleurs  pour  absorber  les  énergies  d'un  grand 
nombre  de  bons  Français,  et  vous  vous  êtes  faits  dans  toute  l'Asie  les 
défenseurs  vigilants  de  nos  intérêts  nationaux. 

...  Mais  ce  n'est  pas  seulement  sur  les  territoires  où  s'exerce  notre  sou- 
veraineté que  veille  jalousement  votre  Comité.  Il  étend  son  action  bien- 
faisante à  toutes  les  régions  où  peut  pénétrer  notre  influence.  Il  a  cherché 
à  resserrer  nos  relations  avec  les  vieilles  nations  asiatiques  qui  ont, 
comme  le  lapon,  donné  des  preuves  si  éclatantes  de  leur  vitalité  ou  qui 
sont,  comme  la  Chine,  sourdement  travaillées  par  un  besoin  de  rajeunis- 
sement. II  a  collaboré  avec  notre  diplomatie  et  fait  effort  avec  elle  pour 
que,  dans  le  Levant,  s'ouvrît  enfin  une  ère  de  paix  et  de  labeur,  pour  que 
l'empire  ottoman  recouvrât,  dans  ses  limites  nouvelles,  le  calme  et  la 
prospérité,  pour  que  les  populations  de  toutes  races  et  de  toutes  religions 
y  obtinssent  des  garanties  définitives  de  justice  et  de  liberté,  pour  que  la 
France  reçût  en  Asie  Mineure,  à  côté  des  autres  grandes  nations  euro- 
péennes, la  part  d'avantages  économiques  à  laquelle  lui  donnent  droit 
l'importance  de  ses  intérêts  matériels  ou  moraux  et  l'ancienneté  de  ses 
traditions. 

Œuvre  de  longue  haleine.  Messieurs,  œuvre  de  sang-froid  et  de  fermeté. 
Vous  savez  mieux  que  personne  que  dans  tout  ce  qui  touche  à  la  politique 
étrangère  ou  la  défense  nationale,  les  plus  grands  desseins  et  les  plus  beaux 
enthousiasmes  ne  sont  rien  sans  la  persévérance  qui  les  soutient.  Un 
peuple  qui  ne  saurait  pas  être  fidèle  à  lui-même  et  qui  donnerait  l'impres- 
sion (l'oljéir  à  des  velléités  changeantes  s'exposerait  à  déconcerter  ses  amis 
et  à  faire,  malgré  lui,  le  jeu  de  ses  rivaux. 

Les  convives  ont  fait  un  très  chaleureux  accueil  au  discours  du  pré- 
sident de  la  République. 


Allemagne.  —  La  campagne  aniirusse.  —  Un  violent  article  de  la 
Gazelbi  de  Cologne,  publié  le  2  mars,  a  été  le  signal  en  Allemagne 
d'une  polémique  de  presse  antirusse,  à  laquelle  se  sont  associés 
presque  tous  les  grands  journaux. 

La  Russie,  écrivait  la  Gazette  de  Cologne,  n'est  pas  encore  prête  aujour- 
d'hui à  soutenir  les  armes  à  la  main  une  politique  de  menaces.  Sans  répé- 


RKiNSEIGNEiVltNTS    POLITIQUES  371 

ter  l'expression  du  prince  Troubetskoi,  qui  affirmait  que  la  Russie  com- 
battait avec  une  épée  de  carton,  il  est  certain  qu'il  serait  fou  de  la  part  de 
la  diplomatie  russe  de  recourir  à  son  argument  suprême  avant  qu'elle  soit 
sûre  du  succès.  Elle  n'en  est  point  là  encore  aujourd'hui.  Il  n'y  a  pas  de 
danger  immédiat  de  guerre.  La  Russie  se  trouve  engagée  en  ce  moment 
dans  une  évolution  ascendante  dont  le  terme  sera  atteint  à  l'automne  de 
1917.  Elle  aura  alors  deux  escadres  dans  la  Baltique:  les  fortifications 
construites  dans  les  eaux  finnoises  et  le  golfe  de  Bothnie  seront  achevées. 
L'armée,  elle  aussi,  sera  prête.  Un  récent  décret  recommande  à  la  presse 
de  faire  silence  à  ce  sujet.  Il  est  donc  difficile  d'avoir  des  chitfres  exacts, 
mais  on  fait  de  grands  progrès. 

La  construction  du  matériel  d'artillerie  se  poursuit  avec  une  rapidité 
inconnue.  Au  printemps  de  1913,  on  a  beaucoup  regretté  l'insuffisance  du 
matériel  d'artillerie  de  siège.  Ce  n'est  point  l'amour  de  la  paix  qui  a  em- 
pêché à  ce  moment  la  Russie  de  franchir  la  frontière  austro-allemande.  Si 
on  avait  eu  des  canons  pour  bombarder  les  forts  allemands  de  la  Prusse 
orientale,  le  commandant  de  Vilna,  le  général  Rennenkampf,  qui  voya- 
geait alors  sans  cesse  entre  Vilna  et  Saint-Pétersbourg,  eût  volontiers 
lancé  ses  cavaliers  sur  les  prospères  champs  d'Allemagne. 

Sans  doute  les  Cosaques  eussent  jiu,  (;à  et  là,  rompre  nos  lignes;  mais 
ils  ne  seraient  pas  revenus  en  Russie.  La  construction  des  voies  straté- 
giques de  Pologne  doit  parer  à  bien  des  inconvénients.  La  limite  d'âge  a 
été  abaissée.  Bref,  il  est  certain  que  la  Russie  a  beaucoup  fait  et  fait  beau- 
coup pour  réparer  la  défaite  de  1904.  D'autre  part,  on  aurait  tort  de  croire 
que  le  danger  de  troubles  intérieurs  diminue  la  valeur  oilensive  de  l'ar- 
mée. Ce  n'est  que  partiellement  vrai.  La  presse  fait  tout  ^on  possible  pour 
rendre  populaire  une  guerre  contre  l'Allemagne.  Les  gens  qu'on  appelle 
en  Russie  les  intellectuels  considèrent  que  l'Allemagne  est  la  sauvegarde 
de  la  réaction.  Ils  la  haïssent  par-dessus  tout.  Un  bon  nombre  d'entre  eux 
ont  étudié  dans  les  universités  allemandes  et  en  ont  rapporte  la  haine 
de  notre  pays.  On  ne  comprend  pas  comment  ils  peuvent  croire  qu'une 
guerre  victorieuse  amènerait  en  Russie  l'avènement  d'une  ère  de  gouver- 
nement libéral. 

Sans  s'arrêter  à  des  considérations  politiques,  il  est  évident,  quand  on 
regarde  la  carte,  que  c'est  contre  l'Allemagne  que  la  politique  russe  tour- 
nera le  plus  volontiers  ses  armes.  Si  on  songe  à  l'attitude  qu'eut  l'Alle- 
magne en  1904,  il  ne  serait  pas  exagéré  de  parler  à  ce  propos  d'une  ingra- 
titude sans  exemple.  Nous  permîmes  alors  aux  Russes  de  dégager  leur 
frontière  polonaise.  Ils  nous  attaqueront  au  contraire  tandis  que  nous 
serons  occupés  à  l'Ouest.  Dans  trois  ans,  lorsque  nous  négocierons  un 
nouveau  traité  de  commerce,  lorsque  la  promesse  donnée  dans  l'accord  de 
Potsdam  sera  échue,  la  Russie  cherchera  peut-être  à  provoquer  des  com- 
plications extérieures... 

Ajoutons  enfin  que  la  dépendance  dans  laquelle  la  Russie  se  trouve  par 
rapport  à  la  France  l'empêche  d'avoir  de  bonnes  relations  avec  l'Alle- 
magne. Il  serait  utile  en  ce  cas  de  parler  clairement.  Les  messieurs  qui 
dirigent  la  polilicjue  russe  auraient  peut-être  une  autre  attitude  s'ils  sa- 
vaient qu'ils  ne  peuvent  compter  du  côté  allemand  sur  la  complaisance  et 
la  prévenance  d'autrefois.  Une  grande  part  de  la  politique  russe  n'est  que 
du  blufl\  Il  serait  bon  une  fois  pour  toutes,  que  l'attitude  des  milieux  poli- 
tiques russes  officiels  mit  fin  à  la  légende  d'amitié  historique  de  la  Russie 
et  de  l'Allemagne. 

Le  miaislère  des  Finances  de  Russie  a  aussitôt  communiqué  à  k 


372  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

presse  la  noie  suivante  démentant  catégoriquement  les  allégations 
de  la  Gazelle  de  Cologne  : 

La  Gazette  de  Cologne  du  2  du  courant  publiait  une  information  au  sujet 
de  prétendus  préparatifs  de  guerre  sur  la  frontière  occidentale  de  la 
Russie. 

Dans  l'après-midi  du  même  jour,  cette  nouvelle  exerçait  une  influence 
assez  inquiétante  sur  la  Bourse  de  Paris,  influence  qui  se  répercuta  sur 
les  prix  des  valeurs  russes  à  la  Bourse  de  Paris.  Ce  malaise  s'est  commu- 
niqué aujourd'hui  à  la  Bourse  de  Saint-Pétersbourg,  qui  sous  l'influence 
de  ladite  nouvelle  a  été  consternée,  et  ce  sentiment  s'est  accru  par  suite 
des  manœuvres  des  spéculateurs  à  la  baisse. 

Nous  sommes  en  mesure  de  déclarer  que  l'information  de  la  Gazette  de 
Cologne  est  absolument  dénuée  de  fondement,  que  c'est  une  invention 
pure  et  simple. 

On  attendait,  d'autre  part,  ce  que  dirait  la  Gazette  de  F  Allemagne 
du  Nord  de  l'article  de  la  Gazette  de  Cologne,  dont  les  relations  offî- 
cieuses  sont  connues.  L'organe  de  la  chancellerie  allemande  s'est 
borné  à  reproduire  purement  et  simplement  la  noie  du  ministère  des 
Finances  russe,  sous  le  titre,  de  «  Rectification  ■»,  sans  y  ajouter 
aucun  commentaire  qui  atténuât  la  fâcheuse  impression  produite  par 
l'article  de  la  Gazette  de  Cologne.  Celle-ci,  de  son  côté,  a  répondu 
en  ces  termes  au  démenti  russe  : 

La  déclaration  faite  par  le  ministère  des  Finances  de  Russie  est  équi- 
voque. Nous  n'avons  pas  lancé  d'information  concernant  des  préparatifs 
militaires  russes  à  la  frontière  allemande.  La  lettre  de  notre  correspon- 
dant de  Saint-Pétersbourg  exposait  la  situation  intérieure  de  la  Russie  au 
Lendemain  de  la  crise  ministérielle  qui  a  provoqué  une  assez  vive  sensa- 
tion à  l'étranger.  Si  le  ministère  des  T'inances  de  Russie  veut  persuader 
au  monde  que  cette  lettre  ne  représentait  pas  exactement  la  situation  en 
Russie,  il  faudra  qu'il  consente  à  la  réfuter  dans  le  détail.  Le  télégramme 
de  l'agence  de  Saint-Pétersbourg  ne  saurait  avoir  ce  résultat. 

Ainsi  engagée,  la  polémique  n'a  fait  que  s'accentuer.  La  Germa- 
nia,  la  Post,  le  Lokalanzeiger^  la  National  Zeitung,  le  Berliner^Tage- 
hlatt  lui-même  se  sont  joints  au  concert.  Le  10  mars  le  Times  flé- 
trissait en  ces  termes  cette  campagne  de  provocation  : 

Dans  toute  l'Europe,  l'attention  a  été  éveillée  par  la  campagne  de  cla- 
meurs contre  la  Russie  que  la  presse  allemande  poursuit  avec  une  vigueur 
inaccoutumée.  Tout  le  monde  se  demande  ce  (jue  cela  signifie,  et  personne 
ne  peut  donner  une  réponse  satisfaisante. 

La  Post,  journal  ultraréactionnaire  et  ultramilitariste,  a  été  la  première 
à  ouvrir  le  feu.  Toutefois,  des  articles  violents  de  l'organe  des  junkers  sur 
la  politique  étrangère  ne  causent  pas  ordinairement  des  troubles,  aussi 
longtemps  qu'ils  demeurent  isolés. 

Mais  i]uand,  quelques  jours  plus  tard,  la  Gazette  de  Cologne  publia  un 
communiqué  extrêmement  long,  daté  de  Sainl-I^étersbourg,  qui  repro- 
duisait l'avertissement  de  la  Poit  contre  les  noirs  desseins  de  la  Russie, 
il  fut  clair  que  nous  nous  trouvions  en  face  de  quelque  chose  de  plus 
qu'une  explosion   irresponsable  du  parti,  «  petit  en  nombre,  mais  puis- 


KENSEIGNKMEISÏS    POLITIQUES  373 

sant  »,  qui  crie  toujours  que  l'Allemagne  est  en  danger,  et  que  de  consi- 
dérables armements  nouveaux  sont  indispensables  pour  la  sauver. 

L'empressement  avec  lequel  le  thème  a  été,  depuis,  repris  par  la  majo- 
rité des  autres  journaux  allemands,  et  aussi  par  un  certain  nombre  de 
feuilles  autrichiennes,  a  confirmé  cette  impression. 

Toutes  sortes  de  suppositions  ont  été  faites  quanta  la  cause  ou  aux 
causes  de  cette  explosion.  La  vérité  surgira  peut-être  quand  les  budgets 
de  la  Guerre  et  des  All'aires  étrangères  viendront  devant  le  Reichstag. 
Nous  ne  sommes  nullement   portés  a  prendre  l'affaire  trop  tragiquement. 

Aucune  personne  de  bon  sens  ne  suppose  que  le  gouvernement  alle- 
mand puisse  se  rendre  aux  adjurations  de  la  Post  et  «  laisser  les  choses 
aboutir  à  une  guerre  »,  soit  pour  une  nouvelle  question  du  Maroc,  soit 
sur  la  position  du  général  Liman  de  Sanders,  soit  sur  les  questions  d'Asie 
Mineure,  ou  ([u'il  pense,  avec  ce  journal,  que  ce  le  prétexte  importe  peu  ». 

Des  phrases  de  ce  genre  n'ont  d'intérêt  que  par  la  lumière  qu'elles  pro- 
jettent sur  l'humeur  de  certains  milieux  militaires.  En  somme,  il  nous 
semble  très  probable  que  la  campagne  de  presse  est  meiiée  d'abord  en  vue 
de  la  politique  intérieure. 

Le  Reichstag  actuel  est  loin  d'être  populaire  dans  certains  cercles 
influents  :  il  n'est  pas  assez  national.  Il  s'est  même  aventuré  jusqu'à  ten- 
ter de  parler  de  ses  droits  et  il  a  voté  un  blâme  au  gouvernement.  Si  l'élec- 
tion générale  est  peut-être  projetée,  suggère-t-on,  s'il  en  est  ainsi,  l'appe! 
au  patriotisme  est  parfaitement  compréhensible. 

Le  spectre  français  est  parfait  en  ce  qui  concerne  l'Allemagne,  mais  le 
spectre  russe  est  manil'estement  préférable,  quand  on  désire  répandre  la 
terreur  aussi  bien  sur  le  Danube  que  sur  la  Sprée.  Malheureusement,  il 
est  plus  facile  de  susciter  ces  spectres  que  de  les  mettre  de  côté^  et  pen- 
dant qu'on  les  agite,  ils  influent  sur  le  commerce  et  le  crédit  de  ceux  qui 
s'en  servent.  La  Bourse  de  Berlin  en  a  fait  l'expérience. 

S'il  était  besoin  de  quelque  chose  pour  resserrer  les  liens  de  la  Triple 
Entente  ou  pour  afl'ermir  la  masse  des  Français  dans  leur  détermination 
de  maintenir  le  système  de  trois  ans  pour  leur  armée,  rien  ne  pourrait 
être  à  cet  etTet  plus  efficace  que  le  genre  d'articles  qu'on  laisse  aujourd'hui 
paraître  dans  la  presse  allemande. 

—  Mort  du  cardinal  A'opp.  —  Le  cardinal  Kopp,  évoque  de  Breslau, 
est  mort  le  3  mars,  au  couvent  des  Minorités  de  Troppau,  après  une 
maladie  qui  dura  près  de  trois  semaines.  Depuis  la  mort  du  cardinal 
Fischer,  archevêque  de  Cologne,  il  était  le  seul  cardinal  d'Allemagne 
et  tenait  dans  toutes  les  afï'aires  catholiques  de  l'empire  un  rôle 
éminenl.  Sa  brusque  disparition  laisse  ouvertes  un  grand  nombre  de 
questions  qu'il  essaya  de  résoudre,  et  le  choix  de  sa  succession  peut 
être  d'une  haute  importance  pour  les  destinées  du  parti  catholique 
allemand. 

Angleterre.  —  Le  Home  rule.  Déclarations  de  M.  Asquith.  —  Le 
Premier  Anglais,  M.  Asquith,  a  fait,  le  9  mars,  à  la  Chambre  des 
Communes,  les  déclarations  si  impatiemment  attendues  de  lui  sur 
le  Home  rule.  La  solution  transactionnelle  qu'il  a  proposée  tempère 
la  rigueur  absolue  du  home  rule  par  deux  limitations,  l'une  de 
durée,  l'autre  d'étendue. 


374  QUESilONS    DIHLOMATIOUKS    KT    COLONIALKS 

Le  gouvernement,  a-t-il  déclaré,  a  songé  à  permettre  aux  comtés  de 
ÎUlster  de  manifester  le  désir  d'être  exclus  de  l'aijpiication  du  bill.  Un 
"vote  serait  demandé  aux  électeurs  parlemenlaires  dans  chaque  comté  de 
rUister  avant  que  le  bill  ne  devint  applicable,  potir  savoir  si  ces  comtés 
doivent  accepter  l'application  du  bill. 

On  demanderait  aux  électeurs  :  «  Etes-vous  en  faveur  de  l'exclusion  de 
TOtre  comté  pour  une  certaine  période?  »  Si  la  majorité  des  électeurs  se 
prononçait  en  faveur  de  l'exclusion,  le  comté  en  question  serait  automa- 
tiquement exclu. 

Le  gouvernement  pense  que  la  période  d'exclusion  doit  être  de  six  ans, 
à  partir  de  la  première  réunion  du  Parlement. 

Une  période  de  six  ans  est  suffisante  pour  faire  un  essai  complet  du 
fonctionnement  du  nouveau  Parlement  irlandais.  De  plus,  avant  la  fin  de 
cette  [lériode  d'exclusion,  les  électeurs  du  Royaume-Uni  auront  l'occasion 
de  se  prononcer  sur  la  question  de  savoir  si  l'exclusion  doit  continuer  ou 
non. 

Les  comtés  exclus  continueront  à  être  représentés  comme  ils  le  sont 
actuellement  dans  le  Parlement  impérial,  et  le  pouvoir  exécutif  irlandais 
n'exticerait  aucun  contrôle  sur  ces  comtés. 

Le  ministre  d'Irlande  continuerait  à  être  responsable  piur  les  services 
réservés  dans  le  Lill  et  pour  les  détails  de  l'administration  de 
rUlster. 

M.  Bonar-Law,  au  nom  de  l'opposilion  unioniste,  loul  en  rendant 
hommage  à  l'esprit  de  conciliation  du  gouvernement,  a  déclaré  que 
ses  offres  étaient  inacceptables.  Sir  Edward  Carson,  l'organisateur 
de  la  résistance  de  l'Ulsler,  a  reconnu  qu'un  pas  avait  été  fait  en 
admellant  le  principe  de  l'exclusion  de  l'UIster  et  qu'une  fois  le  prin- 
cipe reconnu,  il  pouvait  être  question  de  négociations  pour  les  dé- 
tails de  l'application. 

Mais,  a-t-il  poursuivi,  on  a  ajouté  au  principe  un  plan  de  conduite  qui 
aurait  pour  efîet  d'empêcher  de  commencer  toutes  négociations  relatives 
à  la  question  de  l'exclusion. 

Si  le  gouvernement  voulait  supprimer  la  limite  de  temps  qu'il  a  fixée, 
alors  on  pourrait  convoquer  un  congrès  de  l'UIster  pour  étudier  sa  propo- 
sition. Sinon  cela  serait  impossible. 

Quant  aux  lrlc>ndais.  MM.  Redmond,  O'Rrien  et  Tim  lïealy,  ils  ont 
tous  déclaré  qu'ils  persistaient  à  réclamer  le  vote  pur  et  simple  du 
bill  intégral.  Toutefois,  dans  les  milieux  parlementaires,  au  lende- 
main des  déclarations  de  M.  Asquilh,  l'opinion  était  plutôt  favorable 
et  l'on  reconnaissait  généralement  qu'une  détente  s'était  affirmée 
qui  écartait  dorénavant  le  danger  d'une  guerre  civile. 


—  Le  service  oOlif/atoire.  —  Le  27  février,  M.  Asquifh  a  reçu  une 
délégation  comprenant  trois  feldmaréchaux,  dont  lord  Hoberts,  deux 
amiraux,  des  représentants  du  clergé  et  des  professions  libérales, 
venue  pour  préconiser  le  service  militaire  obligatoire.  M.  Asquith  a 
répondu  qu'une  sous-commission  du  Comité  de  Défense  impériale 
chargée  d'étudier  cette  question  est  arrivée  à  cette  conclusion  à  peu 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES  375 

près  unanime  que  la  marine  britannique  est  plus  que  jamais  capable 
de  protéger  le  pays  contre  toute  invasion. 

Autriche-Hongrie.  —  Le  procès  des  Ruthcnes.  —  Le  procès  en  haute 
trahison,  dans  lequel  étaient  impliqués  55  Ruthènes-Hongrois, 
s'est  terminé  le  3  mars  à  Marmaros  Sziget.  Il  durait  depuis  trois 
mois.  Trente-deux  prévenus  sont  condamnés  à  la  prison  pour  exci- 
tation contre  la  religion  et  l'Etat.  La  peine  la  plus  forte,  quatre  ans 
et  demi  de  prison  et  100  couronnes  d'amende,  a  été  inQigée  à  Kaba- 
lynk,  le  principal  accusé.  Un  autre,  Nicolas  Szabo,  a  été  condamné  à 
trois  ans  de  prison  et  à  400  couronnes  d'amende.  Les  autres  pré- 
venus ont  été  condamnés  à  des  peines  variant  de  six  mois  à  deux  ans 
et  demi  de  prison,  et  des  amendes  ont  été  en  outre  infligées  à  chacun 
d'eux.  Vingt-trois  inculpés  ont  été  acquittés.  On  a  tenu  compte  de  la 
prison  préventive  à  chacun  des  prévenus  condamnés.  Kabalynk  et 
une  partie  des  accusés  ont  interjeté  appel  du  jugement;  le  ministère 
public  a  également  fait  appel. 

—  L'attentat  de  Debreczin.  —  Le  24  février,  une  violente  explosion, 
provoquée  par  une  bombe  dissimulée  dans  un  envoi  de  tapis,  a 
détruit  en  partie  le  palais  épiscopal  de  Debreczin,  tuant  six  per- 
sonnes et  en  blessant  huit.  L'évêque,  M*-'''  Milony,  qui  paraissait 
principalement  visé  dans  la  circonstance,  venait  justement  de  sortir 
et  est  resté  indemne.  On  ne  connait  pas  encore  la  genèse  du  crime; 
mais  lesjournaux  hongrois  en  ont  accusé  des  Roumains  ou  des  Grecs 
orthodoxes.  Voici  pourquoi  :  l'évêché  de  Debreczin,  créé  l'automne 
dernier,  est  uniate,  c'est-à-dire  de  rite  oriental^  mais  rattaché  à 
l'Eglise  catholique  romaine;  il  comprend  quarante-quatre  paroisses 
roumaines  et  soixante-huit  ruthènes  dont  les  fidèles  se  sentent 
attirés,  non  pas  vers  l'Eglise  de  Rome,  mais  vers  l'Eglise  orientale. 
De  là  un  vif  mécontentement  dans  les  milieux  ruthènes  et  roumains. 


Italie.  — •  La  crise  ministéi-ielle .  —  La  crise  ministérielle,  annoncée 
à  plusieurs  reprises  et  mettant  fin  à  la  coopération  des  radicaux  et 
de  M.  Giolitti,  a  éclaté  le  7  mars,  le  groupe  parlementaire  radical 
ayant  décidé  par  19  voix  contre  14  abstentions,  de  «  ne  plus  contri- 
«  buer  à  maintenir,  par  son  assentiment,  la  situation  parlemen- 
«  taire  actuelle  ».  Dans  ces  conditions,  M.  Giolitti.  ne  pouvant  plus 
compter  sur  le  concours  de  ses  deux  collaborateurs  radicaux,  a 
remis  au  roi  la  démission  collective  du  cabinet.  On  désigne  comme 
premiers  ministres  possibles  MM.  Salandra,  Facta,  Sonnino, 
Orlando  et  même  M.  Luzzatti.  Le  nouveau  président  devra  trouver 
une  majorité  dans  les  éléments  suivants  qui  composent  actuelle- 
ment la  Chambre  :  280  libéraux,  25  catholiques,  35  démocrates 
constitutionnels,  70  radicaux,  80  socialistes  et  16  républicains. 
M.  Barzilaï,  député  de  l'extrême  gauche,  qui  a  suivi  de  très  près 
les  difficultés  qui  ont  abouti  à  la  crise  et  qui  est  aussi  au  courant 


376  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

des  intentions  du  président  du  Conseil,  a  dit  au  correspondant  ro- 
main du  Secolo  :  <i  M.  Giolitli,.à  ce  que  je  crois,  indiquera  au  roi 
«  pour  sa  succession,  M.  Salandra,  qui  devra  former  le  nouveau  mi- 
ce  nislère  sur  les  bancs  de  la  majorité  à  l'exclusion  des  radicaux.  » 


Portugal.  — Les  colonies  portugaises.  — Le  2  mais,  M.  Bernardino 
Machado,  président  du  Conseil,  ministre  des  Affaires  étrangères, 
interrogé  à  la  Chambre  sur  l'exactitude  des  nouvelles  publiées  à 
l'étranger  au  sujet  de  la  signature  d'un  accord  anglo-allemand  con- 
cernant les  sphères  d'influence  dans  les  colonies  portugaises,  a  fait 
la  déclaration  suivante  : 

Les  nouvelles  dont  vient  de  parler  un  député  ne  sont  pas  impertinentes 
seulement  pour  nous,  elles  le  sont  encore  pour  les  nations  auxquelles  elles 
se  réfèrent. 

Le  gouvernement  portugais  est  prêt  à  ouvrir  largement  ses  colonies  à 
toutes  les  initiatives  étrangères  bienveillantes;  leur  concours  nous  est  pré- 
cieux; il  nous  est  agréable  de  savoir  qu'au  dehors  on  veut  nous  rendre  des 
services  et  rien  ne  saurait  nous  l'être  davantage. 

Et  quelle  preuve  il  y  a  là  de  confiance  dans  !a  prospérité  de  notre 
domaine  d'outre-mer! 

Mais  il  est  évident  que  personne  ne  songe  à  nous  imposer  ses  services. 

Et  qui  décide  souverainement  de  l'acceptation  de  ces  concours  et  de  la 
fixation  de  la  sphère  d'action  de  ces  initiatives?  C'est  nous. 

Ces  déclarations,  analogues  à  celles  déjà  faites  par  les  précédents 
ministres  des  Affaires  étrangères,  RTM.  Augusto  Vasconcellos  et 
Antonio  Macieira  n'apportent  aucun  élément  nouveau  à  la  question 
des  colonies  portugaises,  qui  reste  en  somme  telle  que  nous  l'avons 
précisée  tant  de  fois  déjà. 


Suéde.  —  La  dissolution  du  Riksdag.  —  Le  Ti  mars,  le  roi  de  Suède 
a  adressé  aux  deux  Chambres  du  parlement  un  message  annonçant 
que  la  Couronne  avait  décidé  de  dissoudre  le  Riksdag  et  de  décréter 
dans  tout  le  royaume  de  nouvelles  élections  pour  la  seconde  Chambre. 
Le  message  se  termine  par  cette  déclaration  du  roi  : 

Le  peuple,  à  mon  avis,  doit  être  mis  à  même  de  manifester  son  opinion 
sur  les  questions  qui  intéressent  la  défense  nationale.  L'élection  des 
députés  à  la  seconde  Chambre  doit  lui  en  fournir  l'occasion.  De  la  solu- 
tion de  ces  questions,  qui  sont  vitales  pour  le  pays,  dépend  la  possi])ilité 
pour  nous  de  sauvegarder  notre  liberté  et  notre  indépendance  et  de  pro- 
léger notre  neutralité.  Je  donne  mon  assentiment  au  projet  présenté  par 
le  président  du  Conseil.  Je  saisis  cette  occasion  pour  déclarer  que  le  pou- 
voir personnel  ne  fait  pas  et  ne  fera  jamais  l'objet  de  mes  désirs  ni  de  mes 
efforts. 

Fidèle  à  ma  devise  :  «  Avec  Dieu,  pour  la  patrie  »,  j'ai  exercé  le  pouvoir 
d'après  le  texte  et  dans  l'esprit  de  la  Constitution.  Telle  sera  aussi  ma 
ligne  de  conduite  à  l'avenir.  Je  suis  décidé  à  ne  pas  m'en  écarter. 


REWSEIG^ËMEINTS     POLITIQUES  377 


III.  —  AMERIQUE. 


Haïti.  —  Reconnaissance  -par  la  France  du  président  Zamor.  —  Le 
ministre  de  France  à  Port-au-Prince  a  fait  connaître,  le  7  mars,  au 
président  Zamor  que  le  gouvernement  français  le  reconnaissait  offi- 
ciellement comme  président  de  la  République  de  Haïti. 

Ktat-Unis.  —  Les  droits  de  péage  du  canal  de  Panama.  —  Le 
o  mars,  dans  une  séance  commune  des  deux  Chambres  du  Congrès, 
le  président  Wiison  a  lu  un  message  dans  lequel  il  demande  au 
Congrès  de  soutenir  Thonneur  des  Etats-Unis  en  abrogeant  l'article 
de  la  loi  sur  le  canal  de  Panama  qui  exempte  les  caboteurs  améri- 
cains des  droits  de  péage.  Le  président  a  exposé  la  justice  et  la  sagesse 
de  l'abrogation,  en  caractérisant  l'exemption  comme  une  politique 
économique  erronée,  et  comme  une  contravention  au  traité  Hay- 
Pauncefote  conclu  entre  les  Etals-Unis  et  l'Angleterre  en  1901,  rela- 
tivement au  canal  de  Panama. 

Je  vous  demande  cela,  a-t-il  dit,  pour  soutenir  la  politique  étrangère  du 
gouvernement.  Je  ne  saurais  comment  traiter  d'autres  questions,  encore 
plus  délicates,  de  beaucoup  plus  immédiates,  si  vous  ne  me  l'accordiez  pas 
de  bon  cœur. 

Ce  message  parait  avoir  fait  une  vive  impression  sur  le  Congrès. 
Le  président  Wiison,  interrogé  sur  ses  déclarations,  a  précisé  qu'il 
avait  voulu  faire  comprendre,  si  on  maintenait  l'affranchissement  du 
droit  de  préage  pour  les  caboteurs  américains,  combien  il  serait 
difficile  de  traiter  avec  les  nations  étrangères,  celles-ci  pouvant  être 
persuadées  que  les  Etats-Unis  n'ont  pas  coutume  de  tenir  des  enga- 
gements comme  ceux  résultant  du  traité  Hay-Pauncefote. 


Pérou.  — Les  réclamations  françaises.  —  On  sait  que  le  nouveau 
gouvernement  péruvien  refusait  de  reconnaître  pour  valable  la  con- 
vention d'arbitrage  conclue  par  ses  prédécesseurs  avec  le  gouver- 
nement français  l'avant-veille  de  leur  chute,  et  que  dans  ces  condi- 
tions on  estimait  que  le  gouvernement  français  ne  reconnaîtrait 
pas  le  régime  nouveau.  Depuis  lors,  le  ministre  des  Etats-Unis  a 
conseillé  avec  insistance  au  nouveau  gouvernement  de  donner  salis- 
faction  aux  réclamations  françaises;  mais  ledit  gouvernement  s'y 
est  ^obstinément  refusé,  disant  qu'il  ne  pourra  donner  sa  réponse 
qu'après  la  réunion  du  Congrès,  auquel  il  entend  soumettre  la 
question  de  la  légalité    du  protocole  d'arbitrage.  Le   ministre  de 


378  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET  COLOMALES 

France,  M.  Desporles  de  La  l'osse,  a  reçu  l'ordre  de  refuser  catégo- 
riquement cette  solution  et  de  maintenir  le  refus  de  reconnaissance. 


Brésil.  —  L'élection  présidentielle.  —  Le  suffrage  universel  a  élu, 
le  !'■■■  mars,  M.  ^Yenceslao  Braz  président  de  la  République  des 
Etats-Unis  du  Brésil  et  le  sénateur  Urbano  Santos  vice-président 
pour  la  période  administrative  du  15  novembre  1914  au  15  no- 
vembre 1918.  Cette  élection  s'est  effectuée  sans  désordre.  Les 
troubles  locaux  de  l'Etat  de  Ceara  n'ont  rien  à  voir  avec  elle. 

—  Effervescence  révolutionnaire.  —  L'effervescence  révolution- 
naire qui  se  manifeste  dans  toute  l'Amérique  latine  paraît  gagner 
le  Brésil.  L'insurrection,  qui  a  débuté  dans  l'Etat  de  Ceara  et  qui 
ne  paraissait  pas  avoir  grande  importance,  a  pris  un  dévelop- 
pement factieux.  Les  rebelles  visent  à  renverser  le  président  de 
l'Etat,  M.  Franco  Rabello  et  ce  dernier,  mal  soutenu  par  le  gouver- 
nement de  Rio  qui  ne  lui  envoyait  point  les  troupes  qu'il  réclamait, 
paraissait  en  mauvaise  posture.  Toutefois,  à  la  requête  du  consul 
britannique  qui  exprimait  des  craintes  pour  ses  nationaux,  le  gou- 
vernement brésilien  s'est  décidé  à  agir.  Deux  navires  de  guerre 
sont  partis  de  Rio  pour  la  capitale  de  l'Etat,  Fortaleza. 

Mexique.  — La  situation.  —  Au  Mexique,  la  situation  est  toujours 
aussi  confuse.  Le  général  Villa,  après  avoir  refusé  de  rendre  le  corps 
de  M.  Benton  pour  permettre  aux  commissaires  anglais  et  américains 
de  procéder  à  l'examen  du  cadavre,  est  revenu  sur  sa  première  déci- 
sion et  a  déclaré  qu'il  ne  s'opposerait  pas  à  cet  examen.  On  a  donc 
annoncé  le  départ  pour  Chihuahua  de  la  Commission  d'enquête 
anglo-américaine;  mais  aussitôt  on  a  appris  que  contre-ordre  avait 
été  donné,  le  général  Carranza  s'opposant  à  l'intervention  de  commis- 
saires américains  dans  une  affaire  oii,  prétendait-il,  la  Grande- Bre- 
tagne est  seule  intéressée.  D'autre  part,  le  président  Huerta  a  profité 
de  Toccasion  pour  adresser  au  gouvernement  de  "Washington  une 
Note-mémorandum  rejetant  sur  les  Etats-Unis  la  responsabilité  de 
l'assassinat  de  M.  Benton  et  exprimant  l'espoir  que  le  président 
Wilson  comprendra  le  mal  qui  a  été  fait  par  la  levée  de  l'embargo 
sur  les  armes  destinées  aux  rebelles  et  prendra  des  mesures  pour 
remédier  à  la  situation.  Washington  n'a  pas  répondu  et  semble 
décidé  à  maintenir  son  attitude  d'  «  attente  vigilante  ».  De  son  côté, 
le  ministre  des  Affaires  étrangères  du  Royaume-Uni^  sir  Edward 
Grey,  a  fait  le  4  mars,  aux  Communes,  l'importante  déclaration  sui- 
vante : 

Si  le  gouvernement  des  Etats-Unis  juge  opportun  de  prendre  de  nou- 
velles mesures,  soit  au  nom  de  ses  propres  sujets,  soit  au  nom  d'un  sujet 
anglais,  nous  en  attendrons  le  résultat  avec  satisfaction.  Mais  si.  pour  des 
raisons,  il  ne  juge  pas  désirable  de  prendre  ces  mesures,  nous  devrons,  cela 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  379 

va  sans  dire,  iious  reserver  le  droit  cFûbtenir  la  réparation  quand  Voccanon 
se  présentera. 

Notre  politique  général^,  vis-à-vis  du  Mexique,  vis-à-vis  des  républiques 
de  l'Amérique  centrale  et  de  l'Amérique  du  Sud  ne  porte  que  sur  des  inté- 
rêts commerciaux,  des  intérêts  que  nous  empêchons  de  prendre  un  carac- 
tère politique.  En  général,  par  conséquent,  toutes  les  questions  qui 
s'élèvent  entre  ces  républiques  et  nous-mêmes  sont  réglées  par  des  moyens 
diplomatiques,  ou  bien  elles  peuvent  donner  lieu  à  l'^jrbitrage. 

Mais  la  mort  violente  d'un  sujet  britannique,  le  refus  de  ceux  qui  en 
sont  responsables  de  laisser  ouvrir  une  enquête  sur  les  circonstances  de 
cette  mort,  nous  obligent  à  prendre  en  mains  notre  propre  cause,  si  le 
désir  des  Etats-Unis  est  bien  de  ne  pas  prendre  la  responsabilité  d'une 
intervention. 

On  m'a  pressé  d'agir  immédiatement,  sans  m'indiquer  à  quel  genre  d'ac- 
tion nous  pouvions  recourir  à  ce  moment-là.  Il  me  faut  donc  répéter  ce 
que  j'ai  dit  la  semaine  dernière,  que,  dans  les  circonstances  présentes, 
nous  n'avons  aucun  moyen  d'agir  efficacement.  Le  gouvernement  du 
Mexique  n'exerce  aucune  autorité  sur  le  territoire  où  la  mort  de  M.  Ben- 
ton  s'est  produite,  sur  ceux  qui  sont  respon-sables  de  cette  mort.  Nous  ne 
pouvons  donc,  dans  les  circonstances  actuelles,  obtenir  réparation  par  l'in- 
termédiaire de  ce  gouvernement. 

Nous  n'avons  nulle  intention  de  nous  engager  dans  une  entreprise  qui 
ne  pourrait  être  que  fantastique  :  l'envoi  dans  une  partie  quelconque  du 
Mexique  d'un  corps  de  troupes  qui  devrait  être  très  important. 

Dans  une  conjoncture  très  ordinaire,  nous  eussions  pu  recourir  au  blocus, 
à  la  saisie  d'un  port.  Dans  la  conjoncture  présente,  si  nous  employions 
l'un  de  ces  moyens  et  s'il  produisait  quelque  effet,  le  seul  résultat  obtenu 
serait  de  donner  assistance  au  parti  qui,  dans  le  Nord  du  Mexique,  lutte 
pour  le  pouvoir. 

Agir  de  façon  à  aider  positivement  ceux  dont  nous  voulons  réparation, 
simplement  pour  avoir  l'air  de  faire  quelque  chose,  serait  plus  que  futile. 
Quoi  qu'il  en  soit,  notre  intention  est  que  l'affaire  n'en  reste  pas  là.  Aus- 
sitôt que  les  circonstances  changeront  et  qu'il  sera  en  notre  pouvoir  d'aller 
plus  loin,  nous  prendrons  telle  mesure  qui  nous  paraîtra  opportune. 


LA    CARICATURE    A    L'ÉTRANGER 


Les    soucis  de   M.  Brian. 

M.  Bryan  a  déclaré  qu'il  n'y  aurait  pas  de  guerre 
tant  qu'il  serait  ministre.  L'affaire  mexicame  le 
trouble  beaucoup  et  il  a  fort  à  faire  pour  tenir  tou- 
jours «  la  poudre  humide  )>. 

New-Yor/c  Herald  (New-York) 


En  Suède. 

Le  ballon  de  Damoclès. 
Ulk  (Berlin.) 


Le  Kbonphinz  :  «  Pourc|uoi 
papa  m'a-t-il  fourré  dans  la 
chambre  du  grand  Taciturne?  » 

Simplicissimus  (Vienne.) 


Le  trône  d'Albanie. 

L'Autriche  et  l'Italie  :  «  Asseyez-vous,  sire!  » 
Punch  (Londres.) 


Le  Mexique  et  la  doctrine  de  Monroë. 

Le  général  Villa  rend  un  hommage  reconnaissant 
la  statue  de  Moaroë . 

Punch  (Londres.) 


Pangermanisme. 

Le    pavé     de    l'ours. 


La  contreband-î  des  armes 
au  Mexique. 

Dans  l'intérêt  de  la  paix! 

Public  Ledger  (Philadelphie. 


La  Prusse  et  l'Empire. 

L'ogre  prussien 
dévore    ses    frères. 

Mucha  (Varsovie. 


Dur  s  Elsass  (Mulhouse.) 


États-Unis  et  Mexique. 

Le  président  Wilson  nourrit  la 
colombe  de  la  paix. 

The  American  (Baltimore.) 


NOMINATIONS  OFFICIELLES 


nirVISTÈRE   DES  AFFAIRES   ÉTKArVGÈRES 

M.   Couget  est  chargé  de  l'agence  diplomatique  di-  Tanger; 
M.  Fr.  Geoi'ges-Picot  est  charpé  du  consulat  général  de  BejTOuth  ; 
M.  Vieilhomme  est  nommé  consul  à  Diré-Daoua  ; 
M.  Vadala  est  chargé  du  vice-consulat  de  Bender-Bouchir; 

M.  Krajewski,  consul  de  2*   cl.,   est  délégué    à  la  commission  internationale  en 
Albanie  ; 

M.  Daubrée  est  chargé  du  vice-consulat  de  Galalz  : 

M.  de  Payan  est  chargé  du  vice-consulat  de  Para  : 

M.  Béguin-Billecocq  est  chargé  du  vice-consulat  de  Scutari  d'Albanie; 

M.  Bricage  est  nommé  au  vice-consulat  de  la  Canée  ; 

M.  Delvincourt  est  nommé  ministre  plénipotentiaire  à  Santiago  de  Chili  ; 

M.  Ronflard  est  nommé  drogman  à  l'ambassade  de  Constantinople  ; 

M.  Giron  est  nommé  chancelier  à  Damas; 

M.  Durieux  est  nommé  chancelier  à  Jérusalem; 

M.  Grandioux  est  nommé  chancelier  à  Christiania; 

M.  Larroque  est  nommé  archiviste  à  la  légation  de  Bogota  ; 

M.  de  Salignac-Fénélon  est  nommé  secret,  d'ambassade   à  Christiania  ; 

M.  Quennec  est  nommé  élève  drogman  à  Constantinople. 


31I!\ISTÈRE    DE   LA  GUEKRU 

Trtiupes    coloniales. 

INFANTEBIE 

Chine.  —  M.  le  iieut.  Petiot  est  mis  à  la  disposition  du  consul  de  Changhaï. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  le  colonel  De&sort  ;  les  lient. -colonel  De.sdouis  et 
Dehove  ;  les  chefs  de  bataill.  Jesson  et  Garde;  les  capit.  Etienne,  Rieu,  Desmou- 
lins-Baron, de  Vivile,  Lasnier,  Silve-stre,  Pari.^,  Marty  et  Lagnel  ;  les  lient.  Pelle- 
teur, Jouanno,  Valay,  Gautellier,  Latappy  et  Haraniberry  ;  les  sons-lieut.  L,agarde, 
Latapie  et  Vigan  sont  désig.  pour  le  Tonkin. 

Coehinchilie.  —  MM.  le  lient. -col.  Philippe  ;  les  capit.  Marlats,  Guille  et 
Labarthe  ;    le  lient.  Santelli  et  le  sons-lieut.  Brillet  sont  désig.  pour  la  Cochinchine, 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  le  colonel  Mayer;  les  chefs  de  bataill.  Simo- 
nin et  Bertrand;  les  capit.  Popp,  Richard  et  Pozot;  les  lient.  Soyer,  Viel,  de 
Saint-Julien,  Ponsot  et  Dulom;  les  sons-lieut.  Segrestan  et  Blaizot  sont  désig.  pour 
l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  le  lient. -col.  Le  Meillour  ;  les  chefs  de  bataill. 
Dietriech  et  Lespagnol  ;  les  capi^.  Sapolin  et  Langlumé;  les  lient.  Depui,  Bartiié- 
lemy.  Bordachar  et  de  \'asselot  de  Régné  ;  le  sons-lieut.  Viac  sont  désig.  pour 
I'A.'E.   F. 

Madagascar.  —  MM.  les  capil.  Roux,  Dolmaire,  Boinet,  Dartigues,  Favalelli, 
Sougnac  et  Larroque;  les  lient.  Aus.seil,  Marandel,  Provansal  et  Py;  les  sons-lieut. 
Rival  et  Pasteur  sont  désig.  pour  Madagascar. 

Missions.  —  M.  le  capit.  Carrier  est  désig.  pour  la  mi.ssion  géodésique  de 
Bolivie. 

ARTILLERIE 

Cochinclline.  —  M.  le  capit.  Peyre  est  désig.  pour  la    Cochinchine. 
Madagascar.    —  M.  le  lient.  Poucet  est  désig.  pour  Madagascar. 

Officiers  d'administration . 
CochincMlie.    —    M.  Voffic.  d'admin.   de  \''«  cl.  Lambert  est  désig.   pour  la 
Cochinchine. 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES   ET   REVUES  383 

Afrique  Occidentale.  —  M.  l'offic.  d'adminisl.  Folco  est  désig.  pour 
l'A.  O.  F.; 

M.  l'offic.  iV administ .  de  2^  cl.  Thébault  est  désig.  pour  le  chemin  de  fer  de  la 
Guinée. 

CORPS    DE    L'INTEKDA^•CE 

Annam-Tonkin.    —   M.    le    soiis-intend.    de    3«  cl.    Mora   est  désig.  pour  le 
Tonkin. 
Madagascar.  —  M.  \QSOiis-int.  deS"  cl.de  Kersaintest  désig. pour  Madagascar. 

Officiers  d'administration . 

Chine.  —  MM.  les  offic.  d'adminisl.  de  2^  cl.  Darne  et  Pugin  sont  désig.  pour 
le  corps  d'occupation. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  offic.  d'adminisl.  de  l^e  cl.  Chauveau  et  de 
3°  cl.  Lalot  sont    désig.    pour  le  Tonkin. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  les  offic.  d'adminisl.  de  1"«  cl.  Guiliet;  de 
2^  cl.  Le  (iagneus  et  de  3°  cl.  Gravelin  sont  désig.  pour  l'A.  E.  F. 

Madagascar.  —  M.  l'offic.  d'admin.  de  2«  cl.  Py  est  désig.  pour 
Madagascar. 

CORPS    DE   SANTÉ 

Indoelline.  —  M.  le  méd.  aide-)naj'.  de  l^e  cl.  Raymond  est  désig.  pour 
l'Iniiocliine. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  méd.-maj.  de  i'^^  cl.  Normet  et  de  2"  cl.  Bargy  et 
Gravot  sont  désig.   pour   le  Tonkin. 

Cocbinchine.  —  MM.  les  méd.-maj.  de  !■■«  cl.  Noc  et  de  2"  cl.  Millous  sont 
désig.  pour  la  Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  les  méd.-maj.  de  l"  cl.  Dagorn,  de  2«  cl. 
Gouin  et  le  pharm.-maj.  de  2*^  cl.  Serph  sont  désig.  pour  l'A.  O.  F. 

Martinique.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2^  cl.  Peyrot  est  désig.  pour  la  Martinique- 

MmiSTÈRE  DE  LA  MARINE 

ÉTAT-MAJOR    DE    LA    FLOTTE 

Extrême-Orient.  —  M.  Venseig.  de  2«  cl.  Quinquandon  est  désig.  pour  la 
Décidée; 

^I.  le  mécanic.  ppal  de  l''^  cl.  Calen    est  désig.  pour  le  Dupleix. 

Sénégal.  — M.  le  capil.  de  frégate  Fauré  est  nommé  au  command.  de  la  marine 
au  Sénégal  ; 

M.  V  enseiq.   de  !''<'  cl.  Contamin  est   désig.  pour  la  Surprise,  à  Dakar. 

Madagascar.  —  MM.  les  enseignes  de  l^^e  cl.  Opigez  et  Gonet  sont  désig. 
pour  le  Vaucluse. 

CORPS    DU   COMMISSARIAT 

Levant.  —  M.  le  commiss.  de  1'''=  cl.  Le  Gall  est  désig.  pour  le  Bruix,  en 
Crète. 

CORPS     DE      SANTÉ 

Sénégal.  —  M.    le   méd.  de  l^"  cl.   Marcandier  est  désig.   pour  Dakar. 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


Le  Ministère  de  Belle-Isle.  Krefeld  et  Lutterberg.  Ouvrage  publié 
sous  la  direction  de  la  Section  historique  de  l'état-major  de  l'armée,  par 
le  capitaine  DusSAtGE.  Un  vol.  in-8°  raisin  de  482  pages  avec  carte 
hors  texte.  Paris,  librairie  militaire  universelle  L.  Fournier. 

La  participation  des  armées  françaises  à  la  Guerre  de  Sept  Ans  n'a 
jamais  fait  l'objet  que  d'études  d'ensemble  où  l'organisation  des  troupes 
et  l'action  du  pouvoir  centrai  sur  les  généraux  chargés  de  la  conduite  des 
opérations  n'ont  été  que  très  sommairement  envisagées.  Or,  le  rôle  du 
ministère  de  la  Guerre    devient  prépondérant  à  partir  du  mois   de  jan- 


384  QUESTIONS    DU'LOMATIQUES    ET    COLONIALES 

■vier  1758,  parce  que  le  roi  se  décide  à  confier  le  portefeuille  à  un  soldat. 
Après  le  désastre  de  Rosbacli  et  la  victoire  infructueuse  d'Mastenbeck. 
Louis  XV  a  remplacé  le  marquis  de  Paulmy  par  le  maréchal  duc  de  Belle- 
Isle,  et  pendant  les  trois  années  de  son  ministère,  de  1758  à  il&l,  l'armée 
française,  tout  en  retrouvant  des  heures  glorieuses  sur  les  champs  de 
bataille,  va  subir  des  transformations  profondes.  Chaque  jour,  en  effet, 
les  imperfections  de  l'ancienne  armée  royale  se  révèlent  dans  les  domaines 
de  l'organisation,  de  l'instruction,  de  la  stratégie,  de  la  tactique,  et  toutes 
les  causes  de  nos  défaites  peuvent  alors  se  ramener  au  système  de  recru- 
tement des  troupes  par  les  capitaines.  Aussi,  les  réformes  principales  de 
Belle-Isle  finissent-elles  par  aboutir  au  recrutement  national  des  troupes, 
opéré  directement  par  les  agents  du  roi.  Lorsque  le  maréchal  meurt,  le 
21  janvier  1771,  l'œuvre  esta  peu  près  terminée;  Choiseul  n'aura  plus  qu'à 
la  signer  et  à  la  mettre  à  exécution.  En  situant  les  opérations  de  guerre 
dans  le  cadre  de  l'histoire  générale  de  l'époque,  en  les  rattachant  étroi- 
tement à  l'étude  de  l'organisation  de  l'armée,  le  capitaine  Dussauge  s'est 
conformé  à  l'esprit  dont  se  sont  toujours  inspirés  les  écrits  de  la  Section 
historique  de  l'état-major.  Le  premier  des  deux  volumes  qui  seront  consa- 
crés au  Ministère  de  Belle-Isle  montre  déjà,  grâce  à  cette  méthode,  que  la 
Guerre  de  Sept  Ans  fut  loin  d'être  une  guerre  nationale  et  que  l'incurie  du 
pouvoir  central  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  s'expliquer  par  l'indifférence 
lamentable  de  l'opinion  publique,  soit  que  les  opérations  se  déroulent  au 
cœur  de  l'Allemagne,  soit  qu'elles  aboutissent,  en  Amérique  et  aux  Indes, 
à  la  perte  à  peu  près  complète  de  nos  colonies. 

La  Politique  coloniale  allemande,  par  Alfred  Zimmerm.ann. 
Berlin,  Mittler  und  Sohn. 

Dans  son  ouvrage  très  documenté  M.  Alfred  Zimmermann  étudie  l'ac- 
tivité coloniale  de  l'Allemagne  durant  ces  trente  dernières  année».  Il  en 
montre  les  débuts  vers  1883.  A  cette  époque  la  rivalité  économique  de 
l'Angleterre  commençait  à  rendre  fort  difficiles  les  échanges  commer- 
ciaux de  l'Allemagne  :  les  colonies  britanniques,  a  l'exemple  de  la  mère 
patrie,  favorisaient  la  France,  la  Russie  et  les  Etats-Unis  au  détriment 
de  l'Allemagne;  l'Australie  se  montrait  hostile  aux  entreprises  allemandes 
dans  l'océan  Pacifique.  C'est  alors  que  l'exemple  de  la  Belgique  décida 
l'Allemagne  à  mettre  la  main  sur  quelques  territoires  africains  et  austra- 
liens, dont  la  superficie  est  plusieurs  fois  supérieure  à  celui  de  la  mère 
patrie.  Le  système  des  «  compagnies  à  chartes  »,  constituées  sur  le  modèle 
anglais,  ne  donna  pas  les  résultats  espérés,  et  Bismarck  adopta  finale- 
ment le  système  français  ;  l'Etat  reprit  l'une  après  l'autre,  les  entreprises 
particulières,  y  plaça  des  fonctionnaires,  et  les  protégea  militairement. 
De  nombreux  combats  ensanglantèrent  ces  conquêtes,  qui  se  heurtèrent 
maintes  fois  à  la  politique  coloniale  des  autres  nations  :  France,  Angle- 
terre. Espagne.  Eiats-U  nis.  «  Heureusement,  observe  M.  Zimmermann, 
avec  une  complaisance  un  peu  excessive,  tous  les  conflits  furent  solu- 
tionnés de  manière  pacifique.  C'est  qu'on  a  fini  par  se  rendre  compte  que 
l'Allemagne  ne  veut  qu'une  part  modeste:  son  désir  n'est  point  déraison- 
nable: maintenant  qu'elle  a  appris  (à  ses  dépens,  il  est  vrai),  comment 
une  nation  doit  exploiter  et  mettre  en  valeur  ses  colonies,  on  peut  dire 
que  le  jour  est  proche  où  les  territoires  qu'elle  a  conijuis  récupéreront  les 
dépenses  d'une  organisation  laborieuse.  » 

L Adminislraleur-Gérant  :  P.  Campain. 

PARIS.    —   IMPRIMERIE    LEVÉ,    RUE    CASSETTE,    17. 


QUESTIONS 

DIPLOMATIQUES  ET  COLONIALES 


FAIBLESSES   FRANÇAISES 

ET  FAIBLESSES  ÉTBANGÈBES 


Les  tristes  incidents  de  notre  politique  intérieure,  la  crimi- 
nelle inconscience  que  montrent  nos  parlementaires  en  jon- 
glant avec  les  portefeuilles  de  la  défense  nationale,  Aiïaires 
étrangères,  Guerre,  Marine,  Colonies,  les  saccades  qu'un  pareil 
régime  imprime  à  notre  diplomatie,  tout  cela  fait  le  chagrin 
des  Français  qui  aiment  leur  pays,  la  joie  de  nos  adversaires, 
l'inquiétude  de  nos  amis  et  alliés.  Il  serait  puéril  de  dissimuler 
aucune  de  ces  faiblesses.  Mais  il  ne  le  serait  pas  moins  de  jeter 
des  regards  d'envie  sur  les  nations  étrangères,  car  toute  cette 
Europe  du  xx^  siècle,  tourmentée  par  des  problèmes  redou- 
tables, et  insuffisamment  dirigée  par  des  hommes  d'Etat  de 
second  plan,  semble  vraiment  aller  à  la  dérive.  Certains  spec- 
tacles de  l'heure  présente  devraient  rendre  nos  adversaires 
moins  fats  et  nos  amis  plus  indulgents  à  notre  égard.  Nous 
n'en  voulons  pour  preuve  que  ce  qui  se  passe  en  Allemagne 
et  en  Angleterre. 

En  Allemagne,  depuis  un  an,  les  mesures  militaires  prises 
par  le  gouvernement,  aussi  bien  que  la  savante  agitation  en- 
tretenue dans  l'opinion  publique,  donnaient  à  penser  que  les 
autorités  responsables  de  ce  pays  étaient  décidées  à  la  guerre 
pour  le  printemps  de  1914,  malgré  les  déclarations  pacifiques 
qui  sont  de  rigueur.  Nous  rappellerons  qu'au  ministère  de  la 
Guerre  on  a  mis  les  bouchées  doubles,  que  toutes  les  augmen- 
tations d'effectif,  toutes  les  créations  d'unités  prévues  parle 
dernier  quinquennat  et  par  la  loi  de  1913,  ont  été  hâtivement 
réalisées  dès  le  mois  d'octobre  dernier,  et  que  l'énorme  quan- 
tité de  recrues  incorporées  à  cette  époque  est  aujourd'hui  mo- 
bilisable. En  môme  temps  que  l'armée  était  portée  à  son 
maximum  de  puissance,  on  semblait  ne  rien  négliger  pour 
préparer  la  nation  aux  sacrifices  suprêmes  qu'entraîne  la  guerre. 
Depuis  des  mois  on  l'excitait  contre   la   France  par   cette  in- 

QUESX.    DiPL.    ET    GOL.  —    T.    SSXVII.    —    N»    411      —   l*""   AVRIL    19U.  2o 


38G  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

quai i fiable  campagne  contre  la  légion  étrangère  et  par  ces 
tournées  de  conférences  faites  clans  tout  l'Empire  par  les 
«  vieilles  Excellences  »,  c'est-à-dire  par  les  officiers  généraux 
du  cadre  de  réserve.  Les  journaux  qui  buttaient  la  chamade  de 
la  légion  étrangère  n'étaient  pas  de  petites  feuilles  sans  lec- 
teurs et  sans  inlluence,  mais  des  organes  officieux,  obéissant 
d'ordinaire  aux  consignes  de  la  ^Yilhelmstrasse.  De  même  il 
"est  évident  que  le  ministre  de  la  Guerre  n'aurait  eu  qu'à  lever 
le  doigt  pour  obtenir  le  silence  des  vieilles  Excellences.  On 
était  donc  en  droit  de  voir  dans  toutes  ces  manifestations  gallo- 
phobes  un  plan  concerté,  et  approuvé  par  le  gouvernement. 
Enfin,  comme  en  Allemagne  on  ne  se  fait  pas  d'illusion  sur  le 
rôle  que  jouerait  la  Russie  dans  un  confiit  franco-allemand,  il 
restait  encore  à  ameuter  l'opinion  publique  contre  la  Russie. 
Cette  dernière  partie  du  programme,  laissée  en  souffrance, 
est  celle  dont  on  s'est  occupé  ces  jours-ci. 

Nous  avons  vu  l'officieuse  Gazette  de  Cologne  partir  brusque- 
ment en  guerre  contre  la  voisine  de  l'Est,  se  faire  adresser  une 
correspondance  de  Pétersbourg  dénonçant  les  intentions 
agressives  de  la  Russie,  ses  formidables  préparatifs  militaires 
qui  seront  achevés  en  1917.  La  conclusion  naturelle  qu'en  tire 
tout  lecteur  allemand  est  que  l'Allemagne  serait  bien  sotte 
d'attendre  cette  échéance,  et  voilà  l'idée  de  la  guerre  préven- 
tive qui  germe  dans  les  esprits.  On  a  voulu  voir  dans  cette 
attaque  du  journal  rhénan  une  sorte  de  procédé  d'intimidation 
à  l'égard  du  tsar,  au  moment  oii  celui-ci  venait  de  changer  son 
premier  ministre,  pour  le  jeter  dans  les  bras  de  l'Allemagne 
par  crainte  de  la  guerre.  On  a  été  jnsqu^à  prétendre  que  c'était 
une  façon  d'engager  les  pourparlers  pour  le  renouvellement 
d'un  traité  de  commerce  qui  vient  à  expiration  en  1917  !  Quelle 
que  soit  la  maladresse  allemande,  dépareilles  explications  sont 
inadmissibles.  Pour  nous  l'article  de  la  Gazette  de  Cologne 
n'était  pas  à  l'adresse  de  la  Russie,  mais  de  l'opinion  publique 
allemande;  il  était  l'œuvre  de  gens  qui  veulent  la  guerre. 

On  sait  d'ailleurs  l'effet  qu'il  a  eu  sur  la  Russie.  La  Gazette 
de  la  Bourse  de  Pétersbourg  publiait  presque  aussitôt  une 
sorte  de  communiqué,  qu'on  attribue  au  ministre  de  la  Guerre 
lui-même  ayant  l'assentiment  du  tsar,  qui  énumérait  avec  une 
sécheresse  et  une  précision  toutes  militaires  les  progrès  de 
l'armée  russe,  et  qui  concluait  ainsi  :  «  La  Russie  abandonne 
«  désormais  son  plan  de  guerre  défensif,  elle  est  prête  à  des 
«  opérations  oITensives.  »  Quelques  jours  plus  tard,  une  con- 
férence secrète  avait  lieu  au  palais  de  la  Douma  entre  le  pre- 
mier   ministre,  M.  Goremykine,   les  ministres    des   Affaires 


FAIDLESSES    FRANÇAISKS    ET   FAIBLESSES    ÉTRANGÈRES  387 

étrang'ères,  de  la  Guerre  et  des  Finances,  le  président  de  la 
Douma,  M.  Rodzianko,  et  65  députés  appartenant  *à  tous  les 
partis,  à  la  seule  exclusion  des  socialistes.  On  ne  peut  natu- 
rellement préciser  ce  qui  s'est  dit  à  cette  séance  mémorable, 
que  d'autres  suivront;  mais  on  sait  déjà  que  la  Douma  con- 
sentira avec  élan  les  lourds  sacrifices  financiers  que  le  gou- 
vernement du  tsar  lui  demande  pour  la  défense  nationale,  et 
y  consacrera  tout  d'abord  les  excédents  des  budgets  antérieurs, 
auxquels  nous  faisions  allusion  dans  notre  article  du  46  fé- 
vrier: le  chiffre  de  oOO  millions  de  roubles,  qui  a  été  pro- 
noncé, est  précisément  celui  que  nous  donnions  nous-mêmes. 
Et  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  chemins  de  fer  stratégiques, 
mais  d'un  formidable  accroissement  de  l'eflectif  de  paix, 
460.000  hommes,  qui  porterait  cet  eiïectif  à  1.700.000  hommes. 
Les  publicistes  français,  qui  étaient  naguère  si  inquiets  des 
dispositions  de  la  Russie,  doivent  être  maintenant  moins  agités. 
Par  contre,  ceux  qui  jouent  chez  nous  le  rôle  de  professeurs 
de  veulerie  n'ont  déjà  pas  caché  leur  crainte  de  nous  voir 
engagés  dans  une  guerre  de  par  l'initiative  russe  !  En  somme, 
le  résultat  de  cette  campagne  de  presse  allemande  a  été  de 
faire  l'unanimité  dans  l'opinion  russe  et  de  lui  inspirer  pour 
l'Allemagne  l'antipathie  qu'elle  réservait  de  préférence  à  l'Au- 
triche. Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  le  germanophile  prince 
Metchersky  a  écrit  un  article  antiallemand  et  l'accord  s'est 
fait  entre  les  nationalistes  de  laAoçoié  Vremia  et  les  radicaux 
de  la  Brietch.  Nous  devons  être  sincèrement  reconnaissants  à 
la  Gazette  de  Cologne  de  la  nouvelle  orientation  qu'elle  a  dé- 
terminée en  Russie,  et  s'il  est  vrai  que  son  grand  âge  oblige 
bientôt  M.  Goremykine  à  céder  la  place  à  un  plus  jeune,  et 
que  ce  plus  jeune  soit  M.  Krivochéine,  quon  dit  être  l'adepte 
du  grand  Stolypine,  susceptible  de  reprendre  sa  sage  politique 
à  l'égard  des  allogènes.  Polonais  et  Finlandais,  tout  sera  pour 
le  mieux. 

Est-ce  cette  vigoureuse  riposte  russe,  contraire  à  ce  qu'on 
escomptait  à  Berlin,  ou  toute  autre  cause  qui  a  déterminé  la 
Wilhelrastrasse  à  désavouer,  tardivement  d'ailleurs,  la  Gazette 
de  Cologne?  Oq.  ne  sait.  Toujours  est-il  que  son  porte-parole 
autorisé,  la  Gazette  de  V Allemagne  du  Nord,  après  un  silence 
de  dixjours,  s'est  décidée  à  faire  entendre  une  note  conciliante. 
Comme  il  est  hors  de  doute  que  la  Gazette  de  Cologne  avait 
été  inspirée  par  des  fonctionnaires  haut  placés,  nous  constatons 
dans  cette  affaire  les  mêmes  contradictions  que  dans  celle  de 
Saverne,  alors  que  le  chancelier  de  l'Empire,  poussé  par  les 
uns,  retenu  par  les   autres,  prononçait  tantôt   au  Reichstag, 


388  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

tantôt  au  Landtag  prussien,  une  série  Je  discours  se  g-ourmant 
entre  eux.  Il  est  manifeste  en  Allemagne  qu'officieux  et  officiels 
ne  s'entendent  pas,  que  la  discipline  est  plutôt  dans  les  gestes 
extérieurs  que  dans  les  esprits,  et  que  l'empereur  et  son  chance- 
lier, sincèrement  pacifiques,  ont  bien  la  main  au  gouvernail, 
mais  laissent  le  navire  faire  de  formidables  embardées.  C'est 
précisément  cette  incertitude  de  direction  qui  doit  nous  rendre 
extrêmement  circonspects  et  nous  mettre  en  garde  contre  tout 
optimisme.  Mais  si  toute  cette  agitation  allemande  n'aboutit 
à  rien,  si  nos  voisins  s'obstinent  à  jouer  perpétuellement  le 
personnage  du  capitaine  Fracasse  ou  du  miles  gloriosns,  ne 
passant  jamais  des  menaces  aux  actes,  et  baissant  le  ton  quand 
on  lui  réplique,  il  sera  permis  de  dire  que  nous  n'avons  rien  à 
envier  à  la  manière  dont  est  dirigée  la  politique  allemande,  et 
que  la  nôtre,  malgré  nos  changements  incessants  de  ministères, 
est,  à  tout  prendre,  plus  digne  et  plus  cohérente.  C'est  le  cas 
de  se  rappeler  le  mot  d'un  diplomate  allemand  accrédité  dans 
notre  pays  et  que  la  haine  n'aveuglait  pas  :  «  En  France  les 
«  apparences  sont  toujours  détestables,  mais  le  fond  vaut  beau- 
ce  coup  mieux  que  les  apparences  ». 

* 

*  * 

Ce  ne  sont  pas  non  plus  nos  amis  les  Anglais  qui  nous 
donnent  pour  le  moment  des  motifs  de  jalousie. 

Le  cabinet  Asquith  compte  quelques-uns  de  ses  membres 
imbus  des  plus  pures  doctrines  jacobines,  mais  M.  Asquith 
lui-même  ne  peut  encore  se  résoudre  à  employer  les  procédés 
de  gouvernement  des  jacobins,  c'est-à-dire  à  imposer  par  la 
force  les  volontés  d'une  coalition  parlementaire,  peut-être 
parce  qu'il  sent  que  le  pays  ne  le  suivrait  pas.  Tout  en  enga- 
geant l'Angleterre  dans  les  voies  révolutionnaires,  car  c'est 
bien  révolutionner  l'Angleterre  que  de  la  transformer  en  une 
démocratie,  M.  Asquith  recule  devant  les  mesures  de  rigueur 
qu'implique  toute  révolution,  et  il  laisse  à  M.  Lloyd  George  tout 
seul  le  soin  de  prononcer  des  discours  logiques. 

Ce  qui  se  passe,  depuis  plusieurs  mois  dans  le  Nord  de  l'Ir- 
lande est  tout  à  fait  extraordinaire.  A  la  barbe  du  gouver- 
nement anglais,  un  agitateur  orangisle,  sir  Edward  Carson,  a 
pu  organiser  en  toute  tranquillité  une  force  armée  que  le  cor- 
respondant militaire  du  Times  évalue  à  110.000  hommes, 
abondamment  pourvue  de  fusils  et  de  cartouches,  avec  des  or- 
ganes de  ravitaillement,  un  matériel  sanitaire,  un  service 
postal  pour  transmettre  dans  les  coins  les  plus  reculés  do 
l'Ulster  les  ordres  du  quartier-général  de  Belfast...  Celte  milice 


FAlBLESSKS    FIÎANÇAISES    ET    FAIBLESSES    ÉTRANGÈRES  389 

volontaire  fait  des  exercices  de  tir,  de  service  en  campagne, 
procède  à  des  essais  de  mobilisation;  elle  pourrait  vraiment 
servir  de  modèle  à  l'armée  territoriale  anglaise.  Le  tout  pour 
soustraire  par  la  force  l'Ulster  au  régime  du  Home  Rule.  Pour 
juger  la  situation  actuelle,  nos  lecteurs  auront  avantage  à  se 
reporter  à  Farticle  si  documenté  de  notre  collaborateur 
M.  Goblet,  dans  les  Questions  du  l®""  janvier.  Nous  nous  con- 
tenterons de  faire  observer  que  devant  cette  organisation 
révolutionnaire  le  gouvernement  anglais  est  resié  absolument 
inerte,  et  a  seulement  essayé  d'entraver,  par  une  interdiction 
tardive  et  inefficace,  l'importation  des  armes  dans  l'Ulster.  Et 
aujourd'hui  que  ses  dernières  propositions,  pourtant  très  con- 
ciliantes, ont  été  repoussées  par  sir  Edward  Carson  et  ses 
ligueurs,  et  qu'entrevoyant  la  nécessité  de  faire  agir  la  force 
armée  régulière  il  donne  des  ordres  préparatoires  aux  troupes 
de  Dublin,  il  se  heurte  au  non  possumus  du  corps  des  officiers 
anglais,  et  en  présence  de  cent  démissions  collectives,  révoque, 
par  une  échappatoire  pénible,  les  ordres  donnés.  Les  autorités 
militaires  et  navales  les  plus  populaires  du  pays,  lord  Roberts, 
lord  Charles  Beresford,  sont  d'ailleurs  contre  le  gouvernement, 
et  le  Times,  qui  n'est  pourtant  pas  un  organe  de  désordre, 
incrimine  le  ministre  de  la  Guerre,  colonel  Seely,  le  ministre 
de  la  Marine,  M.  Winston  Churchill,  le  commandant  du  corps 
expéditionnaire,  sir  John  French,  pour  avoir  donné  à  leurs 
subordonnés  des  ordres  moralement  inexécutables. 

Nous  n'avons  pas  à  exprimer  notre  avis  sur  le  douloureux 
cas  de  conscience  qui  se  pose  pour  les  officiers  anglais,  pas  plus 
que  sur  la  politique  irlandaise  du  cabinet  Asquith.  Nous  con- 
statons simplement  qu'il  règne  en  Angleterre  un  plus  grand 
désordre  qu'en  France  où,  malgré  nos  politiciens  les  plus 
braillards,  il  n'y  a  pas  trace  de  guerre  civile.  Et  ce  n'est  pas 
pour  notre  plaisir  que  nous  faisons  cette  constatation,  en  un 
moment  où  planent  sur  l'Europe  des  menaces  de  guerre.  C'est 
simplement  pour  que  les  publicistes  anglais  teintés  de  germano- 
philienous  épargnent  leurs  airs  pudibonds,  quand  ils  parlent 
des  choses  de  France,  pour  qu'ils  ne  viennent  pas  nous  dire 
qu'on  ne  peut  lier  partie  avec  un  pays  aussi  désordonné  que  la 
France.  Nous  sommes,  nous,  plus  indulgents  pour  les  agita- 
tions de  nos  voisins  et  amis,  et  nous  restons  persuadés  qu'à 
l'heure  de  la  grande  crise  les  Ulstériens  ne  paralyseraient  pas 
plus  l'Angleterre  que  les  socialistes  ne  paralyseraient  la  France. 

Commandant  de  Thomasson. 


M.   W.    CHURCHILL 

ET 

LA  POLITIQUE  NAVALE  ANGLAISE 

{Suite)  (1). 


Le  Mémorandum  du  25  octobre  1912,  destiné  au  gouverne- 
ment du  Canada,  disait  formelle  ment  que  les  i  croiseurs  cui- 
rassés et  les  4  croiseurs  protégés  nécessaires  pour  représenter 
les  intérêts  anglais  dans  cette  mer  en  1913  et  1914  ne  suffi- 
raient plus  aux  besoins  en  1915.  C'est  pour  parer  à  ce 
danger  que  le  gouvernement  anglais  avait  encouragé  Je  Canada 
à  construire  trois  vaisseaux  du  type  le  plus  puissant.  Ceux- 
ci  venant  à  manquer,  il  faut  y  suppléer.  Aussi  M.  Winston 
Churchill  annonça-t-il,  en  juin  dernier,  la  mise  en  chantier  de 
trois  cuirassés  qui,  normalement,  ne  devait  avoir  lieu  qu'en 
mars  1914. 

Malgré  cette  accélération,  par  suite  des  déclassements  qui  se 
produiront  en  1916,  le  nombre  des  cuirassés  ou  croiseurs  cui- 
rassés disponibles  en  dehors  de  la  mer  du  Nord  tombera  à  5, 
pour  se  relever  à  9,  dans  le  premier  trimestre  àe  1917,  en  com- 
prenant dans  ces  chiffres  deux  Lord  Nelson^  qui  ne  sont  pas,  à 
proprement  parler,  des  dreadnoughts. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  l'opinion  anglaise  soit  indilTérenle 
à  cette  situation;  beaucoup  déplorent  l'abandon  de  toutes  les 
mers  du  globe  par  Venseignc  blanche  (le  pavillon  de  la  marine 
de  guerre,  blanc  avec  la  croix  rouge  de  saint  Georges,  l'Union 
Jack  dans  le  carton  senestre  supérieur).  «  Triste  confession 
pour  un  peuple  impérial  dont  les  intérêts  commerciaux  et 
autres  s'étendent  sur  le  monde  entier  (2).  »  Cette  pénurie  de 
navires  est  telle,  que  le  Gouv-ernement  britannique  n'a  pu 
tenir  les  engagements  pris  à  la  Conférence  impériale  de  1909. 

(1)  Voir  les  (Questions  Diplomaliqves  el  Coloniales  du  16  mars. 

(2)  Fortnighthj  Ueview,  août  1918  :  «  Oiir  too  domest;c  Navy  ».  Certains  so  de- 
mandent même  si  la  qualité  de  la  marine  anglaise  ne  doit  pas  se  ressentir  du  fait 
que  toutes  les  unités  de  la  flotte  sont  toujours  concentrées  dans  les  eaux  territo- 
riales, u  Nos  officiers  de  marine  cessent  d'être  des  hommes  pensant  mondialement; 
«  ils  courent  le  danger  de  devenir  insulaires  de  pensée...  Sommes-nous  préparés  à 
«  payer  le  prix  d'une  marine  affaiblie  dans  ses  qualités  morales  el  peut-être  dans 
«  ses  moyens  professionnels  'f  » 


M.    W.    CliURCUlLL    liT   LA    rOLlTlQlil-:    NAVALE    ANGLAISE  31)1 

On  sait  qu'il  avait  alors  décidé  de  maintenir  dans  l'Océan 
Indien  et  le  Pacifique  une  flotte  composée  de  3  divisions  : 
division  des  mers  de  l'Inde;  division  des  mers  do  Chine;  divi- 
sion australienne.  Cliacune  S(î  composerait  d'un  grand  croiseur 
de  bataille  du  type  Inv/ncible;  de  3  croiseurs  de  seconde 
classe  de  5.400  tonnes,  de  6  destroyers  et  de  3  sous-marins.  Or 
la  division  australienne  est  seule  à  peu  près  constituée  (1). 
Quant  au  New-Zealand^  ofîert  par  la  Nouvelle-Zélande,  il  res- 
tera dans  les  mers  d'Europe,  où  sa  présence  est  jusqu'ici,  sinon 
indispensable,  du  moins  plus  utile  que  dans  le  Pacifique.  Mais 
l'Amirauté  déclare  qu'elle  ne  peut  pas  envoyer  dans  les  mers 
de  l'Inde,  malgré  les  instances  du  gouvernement  néo-zélandais, 
deux  croiseurs  de  seconde  classe  du  type  Bristol.  En  consé- 
quence, le  Premier  ministre  de  la  Nouvelle-Zélande  a  fait 
savoir  à  l'Amirauté  que  son  gouvernement  supprimait  la  sub- 
vention de  2  millions  et  demi  qu'il  versait  chaque  année  à  la 
métropole.  En  échange,  il  fera  construire  un  croiseur  de 
seconde  classe  qui  sera  armé  par  la  colonie,  et  restera,  en 
temps  de  paix,  à  sa  disposition.  En  cas  de  guerre,  il  sera  mis 
à  la  disposition  de  l'Amirauté  (2). 

Tout  ceci  ne  résout  pas  la  question  de  la  Méditerranée.  La 
Grande  Bretagne  compte  avec  la  France  et  rilalie  parmi  les 
puissances  ayant  dans  celte  mer  de  grands  intérèls.  Nos  côtes 
de  Provence  et  de  Languedoc,  la  Corse,  l'Afrique  du  Nord,  de 
la  pointe  du  Maroc  à  la  Tripolitaine,  font  de  la  Méditerranée 
occidentale  un  lac  français.  Depuis  la  conquête  de  la  Tripoli- 
taine et  de  la  Cyrénaïque,  l'Italie  la  revendique  pour  elle  toute 
entière  :  mare  nosiriiiu,  dit-elle  volontiers.  Elle  voudrait  ré- 
gner sur  la  mer  Ionienne  comme  sur  la  mer  Tyrrhénienne,  et 
assurer  sa  situation  aux  abords  de  l'Asie  Mineure,  dans  la 
région  d'Adalia.  C'est  pourquoi  elle  se  refuse  à  évacuer  le 
Dodécanèse. 

Mais  l'Angleterre  tient  à  Suez  et  à  Gibraltar  deux  des  portes 
de  la  Méditerranée,  qui  commandent  la  grande  route  du  com- 
merce de  l'Extrême-Orient  et  de  l'Orient.  Elle  garde  cette 
route  par  l'occupation  de  Malte  et  de  Chypre,  et  jusqu'à  ces 
dernières  années  ne  s'était  pas  inquiétée  de  sa  sécurité. 
Quand  en  lîJOli  M.  iMac  Kenna  demandait  au  Parlement  de 
revenir    aux    gros  programmes  de    constructions    navales,   il 

(Ij  Elle  comprend  V Ansh'alie,  k-  Melbourne,  le  S  chtey    le  Lirisbane. 

(2)  .Contribution  des  Commonweallli  à  la  marine  impéria'c,  1912-1913  :  .^u-lrulie 
58. 731.450  francs;  Canada,  12.401.060  franc.-;  Nouveili-Zclatide  :  Subveniion 
accordée  par  le  Naval  Subsidy  Act  de  1908,  pour  dix  ans,  depuis  mai  1907, 
2.300.000  francs,  plus  le  croiseur  Neiv-Zealcuicl. 


392  ijut.STio.Ns  ul^*LOMArlguES  et  coloniales 

n'invoquait  pas  d'autre  nécessité  que  celle  de  renforcer  la  llolte 
dans  la  mer  du  Nord.  Depuis  lors,  cette  idée  n'a  pas  cessé 
d'être  la  préoccupation  dominante  de  l'Amirauté  britannique. 
Nous  avons  vu  comment  l'etrort  accompli  pour  opposer  à  l'AUe- 
magnc  une  Hotte  supérieure  entraîna  pour  conséquence  le 
demi  abandon  de  la  Méditerranée.  C'est  bien  à  contre  co:'ur 
que  cette  solution  fut  adoptée,  et  M.  Harcourt,  ministre  des 
Colonies,  fut  l'écho  fidèle  de  l'opinion  anglaise  quand  il  affirma 
que  l'Angleterre  entendait  défendre,  à  l'aide  de  ses  seules  forces, 
ses  intérêts  dans  la  Méditerranée.  11  semble  bien  que  tel  ait 
été  également  l'avis  de  lord  Ivitchener  lorsqu'il  vint  à  Malte  en 
mai  1912  pour  conférer  avec  MM.  Asquilb  et  Churchill.  Il  pro- 
testa vivement,  dit- on,  alors,  contre  l'abandon  de  Malle  par  la 
flotte;  il  fit  valoir  les  difficultés  de  la  défense  de  l'Egypte, 
obligée,  en  cas  de  menace,  d'altendre  des  secours  de  Gibraltar 
ou  de  l'Inde.  Cette  attitude  de  sa  part  s'explique  aisément,  si 
l'on  songe  que  c'est  sur  lui  que  retombent  les  plus  lourdes 
responsabilités,  puisqu'il  se  trouve  isolé  «  dans  le  fond  de  la 
bouteille  ». 

11  est  inutile  d'insister  sur  l'importance  des  intérêts  qu'ont 
les  Anglais  dans  la  Méditerranée.  Cette  mer  est  non  seulement 
pour  eux  la  voie  de  communication  avec  l'Inde,  mais  encore 
le  passage  obligé  de  la  moitié  des  produits  alimentaires  indis- 
pensables à  leur  alimentation.  En  1911,  sur  910.000  tonnes 
de  ces  produits  importés  en  Angleterre,  445.000  sont  passées 
par  Gibraltar,  dont  320.000  venant  de  la  Roumanie  et  de  la 
Russie  ;  125.000  de  l'Inde,  par  le  canal  de  Suez.  Que  ces  trans- 
ports soient  arrêtés,  et  c'est  pour  le  Royaume-Uni  la  crainte 
de  la  famine,  avec  toutes  ses  répercussions  d'ordre  politique  et 
social,  d'autant  plus  dangereuses  qu'elles  coïncideront  avec  le 
trouble  résultant  de  l'état  de  guerre. 

On  comprend  donc  que  l'i^ngleterre  hésite  à  confier  à  d'au- 
tres qu'à  elle-même  la  garde  de  ces  intérêts  vitaux.  Mais  se 
trouve-t-elle  en  état  de  les  protéger?  Aujourd'hui,  l'Autriche 
et  l'Italie  réunies  pourraient  mettre  en  ligne  25  cuirassés, 
22  croiseurs  cuirassés  et  195  petites  unités.  En  1917,  l'Italie 
possédera  14  cuirassés  âgés  de  moins  de  vingt  ans,  dont  8  dread- 
noughts  (li;  l'Autriche  13,  dont  4  dreadnoughls.  Et  ces  deux 
puissances  ne  manifestent  aucune  intention  de  s'arrêter  dans 

(1)  Tio's  s  )iu  actuellement  eu  service  :  le  Demie  Aliqhieri,  Julio  Cesare,  Leo- 
narclo  di  \  inci.  Le  Conle  di  Cuvour  ne  tardera  pa?.  L'Atiirea  Doria  et  le  Caro 
Duilio  ont  été  lancés  en  avril  1913.  D'après  des  renseii^'nenipnls  «le  source  anglaiso, 
il  y  aurait  des  hésitations  sur  le  type  définitif  à  ailopici  pour  les  nouveaux  cuiras- 
sés, ce  qui  en  retarderait  la  consiruclion. 


M.    W.    CllUHCUlLL    ET    LA    POLITIQUE    NAVALE    ANGLAISK  393 

cette  voie.  En  Italie,  80  millions  étaient  prévus  au  budget 
ordinaire  de  1913-1914  pour  les  construclions  nouvelles.  Lors 
de  la  discussion,  deux  députés  ont  soutenu  que  la  marine 
italienne  devait  être  augmentée  de  manière  à  être  toujours 
supérieure  d'un  tiers  à  la  marine  autrichienne,  afin  de  pouvoir, 
avec  elle,  égaler  la  puissance  de  la  flotte  française. 

A  ces  forces,  enfin,  il  faut  ajouter  l'escadre  allemande,  qui 
se  trouve  daus  la  Méditerranée  depuis  le  commencement  de 
1913.  Elle  compte  six  navires  (1)  (38.000  tonnes,  2.250  hommes 
d'équipage).  Au  moment'  même  oii  il  parlait,  avec  quelque 
ironie,  de  la  proposition  de  vacances  navales  lancée  par 
M.  Churchill,  l'amiral  deTirpitz  annonçait  que  la  division  alle- 
mande serait  maintenue  dans  la  iMédilerranée  jusqu'à  nouvel 
ordre.  • 

L'effectif  de  l'escadre  anglaise  de  la  Méditerranée  oscille 
autour  de  sept  grosses  unités.  Loin  d'égaler  les  deux  flottes 
ennemies  réunies,  en  1917  elle  sera  plus  faible  que  la  plus 
forte  d'entre  elle. 

Gomme  bases  navales,  ni  Malte,  ni  Gibraltar  ne  valent 
Trieste  et  la  Spezzia.  Les  garnisons  anglaises  sont  faibles  : 
4.127  hommes  à  Gibraltar  ;  7.o22  à  Malte  ;  6.248  en  Egypte, 
plus  17.000  hommes  de  troupes  égyptiennes;  218  hommes  à 
Chypre. 

En  cas  de  guerre  européenne,  ces  possessions  seraient  bien 
tentantes  pour  les  Italiens.  La  baie  de  Tobrouk  est  à  quelques 
heures  d'Alexandrie  ;  bien  qu'elle  ne  se  prête  pas  à  faire  une 
base  navale  importante  (2),  elle  serait  toujours  bonne  pour 
des  rassemblements  de  troupes.  D'ailleurs,  les  ports  italiens 
ne  sont  pas  si  loin  de  l'Egypte,  et  l'on  comprend  que  l'opinion 
anglaise  ait  suivi  avec  tant  d'intéiêt  les  transports  de  troupes 
faits  par  Tltalie  lors  de  la  guerre  de  Tripolitaine. 

On  compte,  il  est  vrai,  que  la  garnison  de  l'Egypte  serait 
renforcée  par  l'armée  des  Indes.  Mais  dans  quelle  mesure  la 
situation  des  Indes  permettrait-elle  aux  Anglais  de  la  dégarnir 
de  troupes  au  moment  d'une  guerre  européenne  ?  Celle-ci 
donnerait  le  signal  d'une  agitation  musulmane  qui  se  propage- 
rait du  Maroc  jusqu'en  Chine,  à  travers  toutes  les  possessions 
anglaises  et  françaises  d'Afrique  et  d'Asie.  C'est  pourquoi 
nous  ne  pouvons  pas  admettre  la  thèse  exposée  par  le  capitaine 


(1)  Entre  autres  le  Gopôe/i  (23.000  tonne?).  le    Dresden  elle  Slrassburg,  le  croi- 
seur  éclaireur  le  plus  rapide  de  la  marine  allemanile. 

(2)  Voir  les  Ouest.  Dipl.  et  Col.  du  16  février   dernier,  rariicle    du  commandant 
Poidloiie. 


394  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLOiNlALES 

Battine,  dans  un  article  de  \d.  Fortnightlij  Review  (1).  Notr€ 
armée  des  Indes,  dit-il,  est  excellente  pour  deux  raisons. 
D'abord,  toute  l'organisation  militaire  anglaise  lui  a  été  sacri- 
fiée, puisque  nos  troupes  d'Angleterre  ne  sont  que  des  dépôts, 
véritables  nursciies  où  les  soldats  ne  font  que  passer  et  qu'ils 
quittent  dès  qu'ils  sont  assez  forts  pour  rejoindre  les  régiments 
de  l'Inde.  Ensuite,  les  soldats  des  troupes  indigènes  sont  de 
véritables  professionnels,  dont  beaucoup  appartiennent  à  des 
races  qui  n'ont  jamais  exercé  d'autre  métier  que  celui  des 
armes. 

A  la  moindre  tension  politique,  continue-t-il,  la  place  de  ces 
bonnes  troupes  est  en  Egypte,  d'où  elles  pourraient  être  trans- 
portées en  France  pour  donner  à  l'armée  française  l'appui  de 
trois  divisions  de  cavalerie  et  quatre  d'infanterie. 

Cette  conception  nouvelle  de  l'aide  militaire  anglaise  est 
originale.  Nous  avons  dit  pourquoi  nous  la  jugeons  irréali- 
sable. 

L'auteur  est  mieux  inspiré  quand  il  critique  la  concentration 
excessive  des  forces  navales  anglaises  dans  la  mer  du  Nord, 
et  la  dénonce  comme  pleine  de  périls,  surtout  si  elle  a  pour 
objet  principal,  comme  on  le  dit  si  volontiers  en  Angleterre, 
de  protéger  les  côtes  de  la  Grande-Bretagne.  Dans  cecas,  mieux 
vaudrait  organiser  une  armée  territoriale  capable  de  défendre 
le  pays  contre  un  débarquement. 

D'autant  plus  que  l'expérience  des  manœuvres  navales  semble 
montrer  que  la  flotte  cbargée  de  cette  mission,  subissant  l'in- 
fériorité inhérente  à  l'altitude  défensive,  ne  peut  pas  répondre 
qu'elle  remplira  efficacement  son  rôle  de  protection.  En  1912 
et  lî)1.3,  les  manœuvres  dans  les  eaux  anglaises  se  déroulèrent 
suivant  un  thème  analogue  :  une  flotte  de  28  ou  27  cuirassés 
et  croiseurs  de  bataille,  était  chargée  de  la  défense  ;  une  flotte 
de  18  cuirassés  chargée  de  l'attaque.  On  remarquera  que  la 
supériorité  de  la  défense  était  environ  de  GO  %,  chiffre  fixé 
par  M.  Churchill.  L'attaque  fut  considérée,  les  deux  anpées, 
comme  ayant  réussi.  Il  semble  que  cette  double  expérience  ait 
été  jugée  suffisante,  puisqu'on  annonce  pour  cette  année  la 
suppression  des  manœuvres  navales  anglaises  (2). 

* 

Une  des  difficultés  que  l'Angleterre  rencontre  pour  augmen- 
ter sa  marine  est  le  recrutement  du  personnel. 

(1)  Avril  1012  :  L'abandon  de  lu  Médilerranée.  Le  colé  mililaiie  :tc  la  quedion. 

(2)  On  parle  de  les  remplacer  par  un  exercico  de  niobili-salion  de  la  Iroisième 
flotte. 


M.    W.     CllUr.CUlLL    ET    LA    POLITIQUE    NAVALK    A^GLAISE  395 

Dans  son  discours  du  26  mars  1912,  M.  Churchill  fixait  à 
5.000  hommes  l'accroissement  annuel  moyeu  du  personnel  de 
la  marine  allemande  depuis  cinq  ans.  D'après  les  lois  navales, 
son  chiffre  total  atteindra  en  1920  107.000  hommes,  sans 
compter  les  réserves.  Le  dernier  hudget  a  porté  ce  chiffre,  pour 
la  marine  anglaise,  à  146.000  contre  137.000.  Sur  ce  nomhre, 
109.000  sont  hons  pour  le  «  service  de  mer  ».  En  fait,  TArai- 
rauté  a  toutes  les  peines  du  monde  à  trouver  les  6S.G00  ou 
70.000  hommes  nécessaires  pour  armer  la  Hotte  de  première 
ligne  et  les  hàtiments  de  campagne  (1).  La  réserve  ne  dépas- 
serait guère  48.500  hommes  (2)  :  peu  de  chose  à  côté  des 
80.000  marins  réservistes  que  la  mobilisation  allemande  met- 
trait sur  pied  (3). 

Cette  disette  d'hommes  n'a  rien  d'étonnant,  puisque  les 
navires  armés  sont  plus  nombreux,  et  que  les  grands  cuiras- 
sés modernes  exigent  des  équipages  plus  forts.  Pour  augmen- 
ter la  rapidité  de  la  mobilisation,  on  a  adopté  le  système  des 
«  nucleus  crews  »  (équipages-noyaux),  dont  l'objet  principal 
était  d'assurer,  dès  le  temps  de  paix,  à  certains  bâtiments  en 
réserve,  les  éléments  les  meilleurs  de  leur  équipage  de  guerre. 

«  Mais  telle  est  la  pénurie  d'hommes  qu'il  est  douteux  que 
«  les  vaisseaux  de  cette  catégorie  puissent  recevoir  le  nombre 
«  nécessaire  pour  porter  leurs  équipages  au  complet.  En  tout 
«  cas,  ils  ne  seront  pas  prêts  pour  une  action  immédiate.  Les 
«  navires  de  réserve  pourront  seulement  entrer  en  ligne  dans 
«  la  dernière  période  de  la  guerre.  Nous  avons  des  navires  en 
«  nombre  suffisant  pour  subvenir  à  nos  besoins  actuels.  Mal- 
et heureusement,  nous  n'avons  pas  d'hommes  pour  ces  navires. 
«  11  manque  20.000  hommes  à  la  flotte.  C'est  pourquoi  l'Ami- 
«  rauté  est  incapable  d'entretenir  une  escadre  dans  la  Méditer- 
«  ranée  (4).  » 

D'ailleurs  M.  Churchill  n'est  pour  rien  dans  cet  état  de 
choses.  Les  équipages  se  recrutent  plus  difficilement  que 
jamais,  en  raison  de  l'insuffisance  des  soldes.  Elle  se  fait  sen- 
tir d'autant  plus  que  les  hommes,  plus  rarement  embarqués 
pour  des  croisières  lointaines,  et   vivant    davantage  dans  les 

(1)  D'après  les  renseignements  fournis  par  un  officier  de  mnrine  anglais  au 
rédacteur  naval  du  Temps. 

(2)  Royal  Naval  Reserve 20.416 

Fléet  Réserve 24.153 

Royal  Naval  Volonteers.       4.063 

Total 48.632   (D'après    le    Statesman  Year  liook   pour 

1913). 

(3)  The  Navy  (octobre  1913). 

(4)  M.  Churchill  and  the  Navy  \Naiio?ial  Reiieir,  mars  1913,. 


390  <.-!   l'M  ItjM.s    ini'LOMA  I  igUKS     Kl    COLONIALKS 

ports,  font  mieux  la  comparaison  avec  les  salaires  des  ouvriers 
et  même  des  marins  de  la  marine  marchande. 

On  dit  souvent,  à  ce  propos,  que  l'Angleterre  a  dans  le  per- 
sonnel de  sa  flotte  commerciale  une  réserve  d'hommes  inépui- 
sable. On  ne  peut  compter  sur  cet  appoint  que  dans  une  faible 
mesure,  car  une  des  missions  de  sa  marine  de  guerre  est  préci- 
sément de  permettre  aux  navires  marchands  de  tenir  la  mer, 
puisque  l'Angleterre  ne  peut  pas  s'en  passer  pour  vivre.  Ce 
serait  donc  un  faux  calcul  que  de  commencer  par  désarmer, 
faute  d'équipages,  une  partie  de  ceux-ci. 

Pour  la  marine  comme  pour  l'armée,  le  recrutement  volon- 
taire est  à  bout  de  rendement,  et  il  n'y  a  pas  d'espoir  de  voir 
s'améliorer  la  situation,  à  moins  d'augmenter  les  soldes  et 
de  les  mettre  au  niveau  des  salaires  industriels  et  commer- 
ciaux. 

Les  ofliciers  eux-mêmes  delà  marine  royale  sont  en  nombre 
insuffisant.  Pour  combler  le  déficit,  le  gouvernement  a  fait 
appel  aux  officiers  de  réserve  de  la  marine  marchande,  sans 
grand  succès,  paraît-il.  De  môme,  l'Amirauté  a  dû  offrir  aux 
jeunes  gens  ayant  achevé  leur  éducation  générale  dans  les 
écoles  publiques  ou  ailleurs,  d'entrer  directement  dans  la 
marine  comme  cadets,  sans  passer  par  les  écoles  d'Osborne  et 
deDarmouth.  Parmi  les  causes  qui  déterminent  cette  pénurie 
d'otficiers,  on  cite,  outre  l'accroissement  du  nombre  des  cui- 
rassés, la  création  du  service  d'aéronautique  navale  ;  le  déve- 
loppement de  celui  des  sous-marins  ;  enfin,  les  besoins  des 
Dominions,  qui  demandent  des  instructeurs  pour  organiser 
leurs  flottes  naissantes. 


Concluons.  En  s'en  tenant  aux  programmes  actuels,  en  1920 
l'Angleterre  aura  sur  l'Allemagne  une  supériorité  d'au  moins 
60  %  en  cuirassés  modernes.  Dans  la  Méditerranée,  elle  sera 
notablement  inférieure  aux  flottes  italienne  et  autrichienne  réu- 
nies, peut-être  même  à  la  plus  forte  d'entre  elles.  Quant  aux 
autres  mers,  elle  les  abandonne. 

Il  est  donc  incontestable  que  la  suprématie  navale  à  laquelle 
elle  avait  toujours  prétendu  se  trouve  compromise,  malgré 
l'effort  soutenu  ces  dernières  années,  et  l'accroissement  de  son 
budget  naval.  Elle  paie  aujourd'hui  la  faiblesse  et  les  erreurs 
d'un  gouvernement  qui  crut  que  les  utopies  radicales  allaient, 
par  leur  seule  vertu,  s'imposer  comme  un  dogme  à  l'Allemagne 
de  Guillaume  II.  Une  marine  s'improvise  encore  moins  qu'une 


M.    W.    tHUKCUILL    ET    LA    POLITIQUE    NAVALE    ANGLAISE  397 

armée.  Les  prévisions  à  longue  échéance  sont  nécessaires  pour 
l'établissement  des  programmes  ;  l'esprit  de  suite,  ponr  leur 
exécution.  En  cette  matière,  le  temps  perdu  se  regagne  diffici- 
lement et  au  prix  de  grands  sacrifices.  Or  l'Angleterre  en  a 
perdu  beaucoup. 

A  ce  propos  l'amiral  de  Tirpitz  a  donné  un  nouvel  exemple 
de  la  facilité  avec  laquelle  on  peut  utiliser  les  chiffres,  même 
devant  une  commission  du  budget,  plus  compétente  qu'une 
assemblée  parlementaire,  pour  les  présenter  de  manière  à 
servir  certains  intérêts.  Il  est  arrivé,  en  choisissant  la  période 
1909-1913,  à  montrer  que  l'Allemagne  était,  de  toutes  les  puis- 
sances européennes,  celle  qui  avait  le  moins  accru  ses  dépenses 
navales  !  Dans  ces  cinq  années,  le  chiffre  des  crédits  consacrés 
en  Allemagne  à  la  marine  a  aug'menté  de  S5  millions  ;  en  An- 
gleterre, de  216  millions,  sans  compter  un  budget  supplémen- 
taire d'environ  60  millions,  soit  une  augmentation  quadruple 
pour  une  Hotte  plus  que  double  de  la  flotte  allemande.  La  France 
a  augmenté  ses  dépenses  navales  de  134  millions,  la  Russie  de 
302  millions,  pour  la  seule  flotte  de  la  Baltique. 

S'il  avait  pris,  au  contraire,  les  années  1905  à  1908,  il  aurait 
trouvé  les  chiffres  suivants,  qui  donnent  en  millions  les 
variations  du  budget  naval  dans  les  grands  Etats. 


Grande- 

Bretagne 

Allemagne 

France 

Russie 

Ital-ie 

Auiricli.! 

190o.. 

—     97,5 

^     30 

-f     7,5 

+   10 

)) 

—  30 

i9or... 

—     62,5 

+     17,5 

—  10 

+     2,0 

+     7.5. 

—  35 

1907.. 

-    47,5 

+     55 

+     5 

—  90 

-r     7,5 

-r     7,5 

1908.. 

-f     20 

+     55 

+     7,5 

^  35 

+  15 

—    5 

Total.     —  187,5         +  157,5       +10  —  42,5       -f  30  —     2,5 

On  voit  donc  que,  dans  cette  période,  l'Allemagne  a  dépensé 
345  millions  de  plus  que  l'Angleterre  (1). 

Ces  comparaisons  entre  budgets  sont  difficiles  :  elles 
demandent  un  examen  chapitre  par  chapitre,  chaque  Etat  ayant 
pour  l'inscription  des  dépenses  ses  méthodes  particulières. 
Ainsi,  le  groupe  qu'on  appelle  à  la  Chambre  des  Communes 
celui  de  la  «  Petite  .Marine  »,  et  ses  adhérents  dans  le  pays,  se 
plaignent  que  la  flotte  anglaise  coûte  deux  fois  plus  que  la  Hotte 

(1)  De  1899  à  1909,  l'Angletei-re  a  construit  seulement  29  cuirassés  contre  28  con- 
struits par  l'Allemagne;  13  croiseurs  protégés  contre  20;  08  destroyers  contre  Si, 
les  49  torpilleurs  de  faible  rayon  d'action,  qu'elle  a  en  plus,  ne  pouvant  pas  com- 
penser la  dilïérence  En  mars  1912,  M.  Churchill  reconnut  que  l'augmentation  de 
cette  catégorie  était  urgente,  la  proportion  qui  existait  actuellement  étant  peu 
satisfai-aatc. 


398  QUESTIONS    DlPLfïMATIOUES     ET    COLONIALES 

allemande.  Ils  en  concluent  que  radministration  britannique 
g-aspille  les  deniers  publics,  ou  entretient  une  flotte  extrava- 
gante. On  a  souvent  expliqué  cette  disproportion  entre  les  bud- 
gets des  deux. pays.  Elle  est  exposée  chaque  année  dans  un 
IVhite  Paper  que  publie  l'Amirauté  (en  1913,  n''  27i;.  Il  y  est 
dit  que  le  budget  anglais  prévoit  pour  les  pensions,  les  gardes- 
côtes  et  les  réserves  une  somme  de  102.870.000  francs.  Le  bud- 
get allemand  prévoit  de  son  côté  17.801.330  francs  de  dépenses 
qui  ne  figurent  pas  au  budget  anglais.  C'est  donc,  à  la  charge 
de  la  Grande-Bretagne,  un  excédent  de  plus  de  85  millions,  qui 
ne  correspondent  à  aucun  résultat  utile  pour  sa  puissance 
navale.  D'autre  part,  le  service  volontaire  revient  beaucoup  plus 
cher  que  la  conscription  allemande.  Enfin,  la  création  de  la 
base  navale  de  Rosyth  est  payée  en  Angleterre  par  le  budget 
de  la  marine,  tandis  que  les  travaux,  d'utilité  purement  mili- 
taire, du  canal  de  Kiel  ne  figurent  pas  au  budget  naval  alle- 
mand, ainsi  allégé  d'environ  100  millions  (!). 


Encore,  en  scrutant  les  chiffres  avec  exactitude,  arrive-t-on 
à  découvrir  les  réalités  auxquelles  ils  correspondent.  Mais  quand 
on  s'aventure  dans  le  domaine  du  verbalisme  parlementaire,  il 
est  moins  aisé  de  s'y  retrouver.  Ainsi,  quelle  conclusion  tirer 
des  propos  incertains  que,  depuis  trois  ans,  les  ministres  de  la 
Marine  des  deux  pays  échangent  à  la  cantonade,  alors  surtout 
qu'aucun  ne  parle  jamais  sans  apporter  aussitôt  une  restriction  à 
ce  qu"il  vient  de  dire  ?  Quand  l'amiral  de  Tirpitz  s'affirme  prêt  à 
examiner  avec  bonne  volonté  toutes  les  propositions  relatives  à 
une  entente  navale,  mais  ajoute  que  jusqu'à  présent  aucune  ne 
lui  a  été  faite,  il  ne  faut  pas  attacher  à  sa  déclaration  plus  d'im- 
portance que  le  gouvernement  allemand  lui  même  n'en  a  attaché 
aux  paroles  de  M.  Churchill.  C'est  en  vain  que,  par  trois  fois, 
celui-ci  a  lancé,  dans  une  réunion  publique  ou  à  la  Chambre  des 
Communes,  des  appels  au  désarmement.  Les  Allemands  ne 
veulent  pas  entamer  cette  conversation,  et  qui  oserait  s'en 
étonner?  Un  grand  pays  ne  doit  compte  à  personne  des  déci- 
sions qu'il  prend  pour  assurer  sa  sécurité  ou  accroître  sa  puis- 
sance. Il  mesure  ses  résolutions  aux  nécessités  de  sa  politique 
ou  aux  exigences  de  ses  appétits  et  non  pas  aux  convenances 
de  ses  rivaux. 

(1)  Un  ])iidget  naval  de  l.iîoO  million.s  est-il  justilié?  Forlmghllij  Review,  décembre 
1913. 


M.    W.    CUURCUILL    ET    LA    rOLlTlyUID    NAVALE    ANGLAISE  oi'O 

Les  Allemands  se  vantent  que  rattiliide  plus  conciliante  des 
Anglais  à  leur  égard  vient  de  la  crainte  salutaire  qu'inspire 
leur  marine  grandissante.  C'est  vraisemblable,  et  de  leur  côté 
les  Anglais  semblent  le  reconnaître.  Sir  Edward  Grey  n'a-t-il  pas 
dit  que  toute  réduction  dans  le  programme  naval  britannique, 
loin  de  provoquer  un  ralentissement  général,  serait  pour  leurs 
concurrents  un  véritable  stimulant?  Il  ne  se  trompe  pas.  Si 
Guillaume  II  a  consacré  un  etïort  si  soutenu  à  doter  son  pays 
d'une  puissante  marine,  c'est  qu'il  la  regarde  comme  un  instru- 
ment indispensable  à  sa  grandeur;  il  n'a  donc  aucune  envie 
d'arrêter  ses  progrès  pour  complaire  à  la  Grande-Bretagne. 

L'Angleterre  elle-même  ne  saurait  oublier  que  l'Empire 
britannique  est  asiatique  plus  qu'européen  ;  ses  intérêts 
s'étendent  sur  le  monde  entier.  Malgré  l'alliance  japonaise  et 
l'amitié  des  Etats-Unis,  elle  ne  peut  pas  renoncer  complète- 
ment à  les  protéger  elle-même,  La  moitié  de  la  marine  mar- 
chande du  monde  navigue  sous  pavillon  anglais;  la  vie  de  la 
population  et  l'industrie  du  Royaume-Uni  sont  liées  à  cette 
marine  de  commerce.  Or  l'issue  d'une  guerre  navale  dépendra 
de  la  pression  économique  exercée  par  l'ennemi,  autant  que 
du  succès  d'une  grande  bataille. 

Si  lourde  qu'elle  soit,  la  charge  d'un  budget  de  1.250  millions 
ne  deviendrait  exagérée  que  si  elle  se  trouvait  disporportionnée 
à  la  grandeur  des  intérêts  en  jeu  et  aux  capacités  financières  du 
pays.  Puisqu'en  attendant  le  jour  du  règlement  de  comptes,  la 
force,  et  par  suite  le  prestige  et  le  succès  d'un  peuple  n'ont 
d'autre  mesure  que  le  courage  avec  lequel  il  supporte  le  poids 
des  armements,  mieux  vaut  faire  bonne  figure  que  de  parler 
sans  cesse  d'arbitrage,  à  moins  qu'on  ne  soit  décidé  à  abdiquer 
toute  prétention.  Ce  n'est  pas  encore  le  cas  pour  l'Angleterre. 

x\.  DE  Tarlé. 


L'ORGANISATION 


DU 


COMITÉ   "UNION  ET  PROGRÈS 


On  peut  diviser  en  quatre  périodes,  suivies  chacune  d'une 
répression,  l'histoire  du  Comité  «  Union  et  Progrès  »  depuis  sa 
fondation  jusqu'en  1908. 

En  1894,  quatre  élèves  de  la  Faculté  de  médecine  militaire, 
dont  le  D'"  Abdullah  Djevdet,  se  réunissent  et  jettent  les  bases 
d'une  association  qu'ils  dénomment  «  Union  et  Progrès  de 
Gonstantinople  et  de  Salonique  ».  Ils  lancent  une  brochure 
dans  laquelle  ils  exposent  leur  but  et  leur  programme.  Leur 
appel  est  aussitôt  entendu  :  des  sous-comilés  se  forment  où 
les  militaires  entrent  en  foule;  liadji  Ahmed  devient  le  chef 
du  Comité  central,  le  colonel  Chefik  bey  est  à  la  tête  du 
groupe  important  du  Seraskierat.  Inaptes  encore  à  se  diriger, 
les  uns  et  les  autres  cherchent  leur  voie,  tâtonnent  et  se  font 
dénoncer  par  Ismaïl  pacha,  inspecteur  des  écoles  militaires. 
Première  répression  :  e^il  au  Fezzan,  en  Syrie,  à  Mossoul. 
Quelques  membres  seulement  réussissent  à  prendre  la  fuite 
et  se  dispersent  en  Europe. 

C'est  un  peu  avant  ce  premier  désastre  que  le  directeur  de 
l'Instruction  publique  du  vilayet  de  Brousse,  Ahmed  Riza, 
avait  dû  quitter  la  Turquie  à  la  suite  d'un  certain  rapport  où 
des  réformes  étaient  réclamées.  Ce  fut  lui  que  le  Comité  char- 
gea de  le  représenter  à  Paris  et  de  diriger  le  Mechveret^  en 
même  temps  que  Mourad,  ex-directeur  de  Vlkdain,  réfugié 
à  Genève,  y  publiait  le  Nizani.  A  Paris  et  à  Genève,  une  cam- 
pagne de  presse  fut  organisée.  Mais  à  la  suite  d'une  nouvelle 
dénonciation,  un  conseil  de  guerre  réuni  à  la  caserne  de  Tach- 
Kichla  condamna  81  élèves  de  l'Ecole  de  guerre  de  Pancaldi. 
C'est  immédiatement  après  celte  condamnation  qu'intervint 
une  amnistie  de  l'habile  Abdul  Ilamid  qui  parvint  ainsi  à 
faire  renoncer  beaucoup  d'unionistes  à  leurs  idées. 

Ces  insuccès  répétés  furent  pour  les  membres  du  Comité, 
restés  fidèles  à  leur  cause  une  cruelle  mais  utile  expérience.  A 


l'organisation    du    comité    "    UNION    ET    PROGRÈS    »  401 

cette  époque  entrèrent  d'ailleurs  en  scène  des  hommes  de  va- 
leur :  Talaat,  premier  commis  de  Tadministration  des  postes, 
Midhat,  chef  comptable,  Damad  Mahmoud  pacha  et  ses  deux 
fils,  les  princes  Sabaheddine  et  Loutfoullah,  le  D'  Behaeddine 
€hakir,  le  D'  Nazim,  qui  établirent  deux  centres  d'action,  l'un 
à  Salonique,  l'autre  à  Paris.  Le  parti  s'organisa  vraiment,  et 
avant  de  songer  à  prendre  l'offensive  mit  tout  en  œuvre  pour 
se  prémunir  contre  la  délation. 

Enfin  la  dernière  période,  de  1900  à  1908,  fut  celle  qui  donna 
aux  conjurés  de  grands  résultats  au  point  de  vue  de  la  propa- 
gande, quoiqu'elle  s'exerçât  avec  un  tel  mystère  que  beaucoup 
de  gens,  même  avertis,  étaient  loin  de  se  douter  du  travail 
souterrain  qui  s'opérait,  La  propagande  fut  surtout  active  dans 
les  rangs  de  l'armée  :  les  Jeunes-Turcs  avaient,  en  effet,  com- 
pris que  la  lutte  eût  été  impossible  contre  un  gouvernement 
despotique  qui  aurait  disposé  d'une  armée  fidèle.  Le  jeune  offi- 
cier fut  le  meilleur  instrument  aux  mains  des  unionistes.  A 
un  âge  où  on  s'enthousiasme  facilement,  où  on  ne  s'embar- 
rasse pas  des  considérations  qui  sont  d'un  grand  poids  aux  yeux 
d'un  homme  chargé  de  famille,  où  une  solde  bien  maigre  et 
souvent  impayée  prédispose  au  mécontentement,  le  lieutenant 
turc  était  une  proie  toute  désignée  pour  les  révolutionnaires. 
Et  par  le  lieutenant  on  put  attaquer  simultanément  le  soldat  et 
l'officier  de  rang  supérieur.  Grâce  aux  fréquents  déplacements 
de  troupes  et  aussi  à  l'exil  et  à  la  déportation,  les  foyers  d'agi- 
tation se  multipliaient  dans  tout  l'Empire,  même  dans  l'Aiia- 
tolie,  plus  réfractaire  cependant  aux  idées  nouvelles  que  la 
Roumélie. 

Des  règles  de  conduite  précises,  inspirées  par  la  faillite  des 
nihilistes  russes,  furent  données  à  tous  les  groupes  d'adhérents. 
Pas  de  bombes,  le  respect  de  la  propriété  d'autrui,  des  chré- 
tiens et  des  étrangers,  pour  se  concilier  la  sympathie  de  l'Eu- 
rope, et  l'emploi  des  fédaïs  pour  combattre  les  espions,  tout 
particulièrement  les  espions  musulmans,  de  façon  que  les 
assassinats  politiques  ne  soient  pas  imputés  au  fanatisme 
religieux. 


* 
*  * 


L'histoire  de  la  révolution  turque  est  trop  connue  pour  qu'il 
soit  nécessaire  de  la  retracer  ici.  Mais  la  manière  dont  le  grou- 
pement initial  a  foisonné  et  essaimé  est  restée  généralement 
ignorée.  Le  Comité,  pour  employer  l'expression  du  D*"  Nazim, 
s'est  constitué  de  bas  en  liaut^  et  les  mêmes  règles  président 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  26 


402  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

encore  à  son  recrutement  et  à  son  renoiivellemenl.  De  petits 
groupes,  dont  le  nombre  des  membres  ne  d-épasse  jamais  six, 
élisent  un  guide.  Six  de  ces  guides  forment  à  leur  tour  un 
nouveau  groupe,  et  ainsi  de  suite  jusqu'au  Comité  central, 
composé  d'une  soixantaine  de  membres,  qui  proviennent  paa^ 
conséquent  de  sélections  successives.  Enfin  ces  soixante 
membres  reconnaissent  quelques  chefs  comme  Djavid,  Talaat, 
Djemal,  Enver,  Hadji  Adil  qui  constituent  une  oligarchie  qui  a 
l'air  d'être  omnipotente,  parce  qu'elle  paraît  seule  à  visage 
découvert  dans  la  vie  publique.  Mais  derrière  elle  certaines 
éminences  grises  sont  écoutées  comme  des  oracles.  J'ai  eu 
l'occasion  d'en  connaître  quelques  unes,  notamment  un  obscur 
fonctionnaire,  un  de  ces  Turcs  sincères  et  honnêtes  qui  n'ont 
pas  d'ambition  personnelle.  Celui-là  donnait  des  ordres  à  des 
personnages  beaucoup  plus  haut  placés  que  lui  dans  la  hiérar- 
chie administrative. 

Pour  se  mettre  en  garde  contre  les  trahisons,  l'anonymat  est 
généralement  assuré  aux  membres  du  Comité  central  et  la 
plupart  des  Jeunes-Turcs  ignorent  sa  composition  exacte.  Il 
n'existe  d'ailleurs  pas  de  présidence  du  Comité  central.  Dans 
chaque  chef-lieu  de  vilayet  réside  un  délégué  responsable  pour 
lequel  le  vali  a  généralement  beaucoup  de  déférence.  Des  clubs 
sont  installés  dans  toutes  les  villes  importantes.  Le  club  de 
Brousse  comptait,  en  1912,  2.000  membres,  la  plupart  employés 
du  gouvernement.  Une  salle  de  lecture  et  une  bibliothèque 
sont  mises  à  la  disposition  des  adhérents,  mais  la  bibliothèque 
est  plutôt  un  lieu  de  discussion  que  d'étude.  On  y  organise 
parfois  des  conférences  publiques  oii  on  invite  à  grand  fracas 
amis  et  adversaires  pour  traiter  des  questions  d'  «  éducation 
<îivique  ».  Mais  quand  il  s'agit  de  sujets  plus  délicats,  il  faut 
naturellement  montrer  patte  blanche  pour  entrer. 

Le  service  de  renseignements  du  Comilé  est  remarquablement 
organisé.  Tout  unioniste  doit  à  son  parti  obéissance  aveugle. 
Un  avocat,  un  médecin,  un  officier,  peut  donc  être  contraint 
à  l'espionnage  si  l'intérêt  du  parti  le  veut.  J'ai  eu  l'occasion  de 
me  rendre  compte  des  exigences  du  tout-puissant  Comité  quand 
il  s'agit  de  punir  le  traître  qui  avait  dévoilé  à  la  police  de 
Kiamil  pacha  la  retraite  de  Talaat  sur  les  bords  de  la  mer 
Noire,  pendant  l'hiver  de  1912.  Le  traître  fut  dénoncé  à  son  tour 
par  un  fonctionnaire  de  l'ordre  judiciaire  qui  reçut  une  aug- 
mentation sensible  de  traitement  en  guise  de  récompense.  Le 
Comité  entretient  aussi  des  espions  professionnels,  qui  sont 
quelquefois  des  femmes,  et  qui  sont  lixés  ailleurs  qu'en  Tur- 
quie, et  enlin  des  émissaires  politiques  qui  s'en  vont  dans  les 


l'organisation    du    comité    «     LMOiN     L-T    IMIOGULS    »  403 

Yilayets  les  plus  reculés  faire  de  la  propagande  ou  senicr  l'agi- 
tation. C'est  ainsi  que  Tinsurrection  de  Gumuldjina  lut  fomen- 
tée par  le  gouvernement  de  Constantinople.  On  enrôlait  les 
officiers  désireux  de  partir  à  leurs  risques  et  périls  pour  com- 
mander la  milice  de  Gumuldjina,  avec  des  soldes  avantageuses. 

Une  place  à  part  doit  être  faite  au  cheik  Abd  ul  Aziz  Chan- 
reh,  le  grand  champion  du  panislamisme.  Il  est  un  des  grnnds 
oracles  du  Comité  qui  le  soutint,  d'abord  en  subventionnant 
son  journal  Ililal  Osmanié^  et  ensuite  en  trouvant  les  fonds 
nécessaires  pour  TUniversité  de  Médine,  la  grande  idée  d'Abd 
ul  Aziz.  C'est  toujours  ce  cheik  qui  est  l'intermédiaire  entre  les 
musulmans  et  le  khalife,  c'est  lui  qui  se  rendit  Tété  dernier  a 
Andrinople  pour  remettre  aux  blessés  300  livres  turques, 
envoyées  par  les  Hindous  musulmans.  Grand  orateur  et  remar- 
quable écrivain,  il  a  le  don  de  passionner  les  foules.  Le  Comité 
a  eu  la  main  heureuse  en  l'attachant  à  sa  fortune;  ceci  d'ail- 
leurs ne  l'empêche  pas  de  nier  toute  propagande  panislamiste; 
mais  entre  la  parole  et  les  actes  il  faut  distinguer.  On  ne  sau- 
rait nier  en  tout  cas  que  le  Comité  choisisse  de  préférence  comme 
émissaires  des  sarriklis  (porteurs  de  turban),  indiquant  ainsi 
qu'il  entend  bien  entretenir  et  surexciter  les  passions  religieuses 
des  classes  populaires. 

Ouoi  qu'il  en  soit,  parfaitement  renseigné  sur  tout  ce  qui 
se  passe  dans  l'empire,  le  Comité  installe  partout  des  créatures 
aveuglément  soumises  à  ses  ordres  et  fait  destituer  tout  fonc- 
tionnaire qui  ne  témoigne  pas  d'un  zèle  sufhsant.  En  revanche, 
il  soutient  envers  et  contre  tous  ses  adhérents  et  assure  éga- 
lement l'impunité  B-ux/édaïs.  A  propos  de  ces  derniers,  voici 
ce  que  me  disait  le  D"'  Nazim  :  «  C'est  Salonique,  notre  premier 
foyer  de  propagande,  qui  nous  donna  les  meilleurs  fédals.  Il 
faut  savoir  que  le  sacrifice  de  leur  vie  à  la  bonne  cause  n'est 
pas  imposé  à  tous  les  unionistes.  Nous  avions  toujours  présent 
à  l'esprit  l'exemple  des  révolutionnaires  russes.  Nous  deman- 
dions aux  plus  ardents  de  nos  partisans  s'ils  étaient  décidés 
à  mourir  consciemment  pour  la  patrie,  et  ceux  qui  acceptaient 
étaient  inscrits  parmi  lesfédaïs.  »  Ces  fédaïs,  dont  le  D""  Nazim 
reconnaissait  l'existence,  ont  fait  parler  d'eux  à  maintes 
reprises.  Un  assassinat  récent,  celui  de  Zeky  bey,  rédacteur  en 
chef  du  Chehrah,  adonné  lieu  à  un  procès  qui  a  révélé  les  agis- 
sements de  certains  unionistes  :  au  cours  des  débats,  il  a  été 
question,  avec  une  aisance  déconcertante,  non  seulement  de 
quatre  personnages  assassinés,  mais  d'autres  dont  la  suppres- 
sion était  désirable  et  désirée.  Il  convient  de  dire  d'ailleurs 
que  les  unionistes  n'ont  pas  le  monopole  de  ces  procédés  :  les 


404  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

mœurs  hamidiennes  se  sont  malheureusement  infiltrées  dans 
beaucoup  de  milieux  lurcs. 


* 


Il  faut  ne  pas  avoir  vécu  en  Turquie  dans  ces  dernières 
années  pour  nier  qu'au  despotisme  hamidien  ait  succédé  un 
autre  despotisme,  celui  des  Jeunes-Turcs.  Mais  les  écrivains 
qui  n'ont  jamais  quitté  leur  cabinet  étaient  seuls  à  s'imaginer 
qu'un  régime  parlementaire  pouvait  exister  en  Turquie.  J'ai 
vu  tant  de  villes  et  de  villages  en  Anatolie  oii  les  habitants 
complètement  illettrés  et  ignorants,  n'ont  aucun  sens  de  la  vie 
politique  d'un  pays  !  Je  me  rappelle  les  paysans  qui  me  de- 
mandaient pourquoi  ils  payaient  encore  l'impôt,  puisqu'on 
avait  renversé  Abd  ul  Hamid,  et  dont  les  plaintes  étaient  pé- 
nibles à  entendre  à  force  d'être  naïves.  Mieux  vaut  encore 
pour  la  Turquie  d'aujourd'hui  un  despotisme  intelligent  qu'un 
parlementarisme  qui  ne  serait  qu'un  misérable  simulacre. 

Le  rôle  du  Comité  «  Union  et  Progrès  »,  tel  que  l'avaient 
conçu  ses  fondateurs,  aurait  pu  être  bienfaisant  en  instaurant 
une  période  de  transition  entre  la  fin  du  régime  hamidien  et 
l'époque  oij  une  vie  parlementaire  aurait  été  possible.  Malheu- 
reusement, à  côté  d'unionistes  d"une  moralité  irréprochable, 
est  apparue  dans  le  Comité  la  foule  des  arrivistes  qui  deman- 
daient à  l'intrigue  les  avantages  que  leur  mérite  n'avait 
pu  leur  procurer.  Çà  été  une  ruée  de  tous  les  ratés,  de  tous 
les  déclassés,  vers  la  politique  dispensatrice  d'honneurs  et 
d'argent.  On  ne  se  doute  pas  de  quoi  ils  ont  été  capables 
dans  certains  coins  reculés  de  l'Anatolie,  d'oii  les  nouvelles 
ne  transpirent  pas  facilement.  Les  élections  notamment  ont 
donné  lieu  à  des  scènes  extraordinaires.  Je  citerai  le  cas  d'un 
agent  électoral  du  parti  ententisle  arrêté  en  rase  campagne, 
désarmé  et  sommé  de  faire  demi-tour  non  par  un  brigand, 
mais  par  un  lieutenant  de  gendarmerie;  et  les  bagarres 
d'Eski-Chehir,  un  centre  ententiste,  où  il  y  a  eu  des  morts  et 
des  blessés  et  où  les  élections  ont  été  faites  par  la  gendar- 
merie. Avec  de  pareils  procédés  les  élections  prochaines  don- 
neront évidemment,  tout  comme  les  précédentes,  une  énorme 
majorité  aux  unionistes. 

En  attendant  -les  élections,  le  Comité  fait  et  défait  les  minis- 
tères, et  règle  par  le  menu  les  débats  du  Parlement.  Parfois 
les  journaux  de  Stamboul  publient  des  entrefilets  où  l'on 
annonce  franchement  que  le  groupe  unioniste  «  parlemen- 
taire »  s'est  rencontré  à  Nouri-Osmanié  avec  tel  ou  tel  ministre 


l'organisation    du    comité    «    UMùN    KT    PROGRÈS    »  405 

pour  décider  des  réponses  à  faire  aux  interpellations.  Nouri- 
Osmanié  est  le  grand  centre  unioniste  de  Stamboul,  installé 
de  manière  à  soutenir  un  siège.  Les  discours  d'Ilalil  bey,  un 
des  leaders  du  parti,  sur  la  politique  extérieure  ont  beaucoup 
plus  d'importance  que  les  déclarations  du  ministre  des  Affaires 
étrangères, 

La  famille  impériale  elle-même  est  rigoureusement  sur- 
veillée par  le  Comité.  C'est  lui  qui  imposa  naguère  au  sultan 
le  voyage  en  Albanie.  Quand  le  prince  héritier  Youssouf- 
Izzeddine  se  rendit  en  Angleterre,  il  n'eut  pas  la  permission  de 
s'entretenir  avec  qui  il  voulut,  et  notamment  lorsque  le  dan- 
gereux Albanais  Ismaïl  Kemal  voulut,  à  Vienne,  s  approcher 
du  prince,  le  mentor  de  ce  dernier,  le  D'  Behaeddine,  s'inter- 
posa énergiquement.  C'est  le  même  Ismaïl  Kemal,  que  les 
événements  d'Albanie  ont  mis  en  vedette,  qui  me  disait  au 
moment  de  la  démission  de  Talaat  bey  :  «  Nous  autres,  les  re- 
«  présentants  de  la  nation,  en  sommes  réduits  à  faire  des 
«  hypothèses  sur  les  causes  qui  ont  motivé  la  démission  du 
«  ministre  de  l'Intérieur.  Tout  s'est  passé  entre  ces  messieurs 
«  du  Comité.  «  Je  rappelle  enfin  que  certains  règlements  qu'on 
a  mis  sur  le  compte  de  l'infortuné  sultan,  et  que  le  Matin  a 
récemment  publiés,  condamnent  les  membres  de  la  famille 
impériale  à  une  sorte  de  réclusion,  sous  prétexte  de  sauve- 
garder leur  dignité. 

De  toutes  parts  les  procédés  du  Comité  «  Union  et  Progrès» 
lui  suscitent  des  haines.  Il  est  donc  difficile  de  croire  qu'il 
pourra  jamais  être  l'instrument  de  la  rénovation  de  la  Turquie 
par  l'union  de  tous  les  frères  turcs  dispersés,  que  préconisent 
des  organes  comme  le  Turk  yordou  et  le  Turk  odjaghi. 
pourtant  subventionnés  par  le  Comité  (1). 

A.    DE    ROCHEBRUNE. 


(1)  Tur/i  yordou,  veut  dire  patrie  turque  et  Turlc  ocljag/ii,  foyer  turc.  Yourt  est 
un  vieux  mot  turc  moins  employé  que  le  mot  arabe  catlian  qu'on  rencontre  dans  les 
vers  suiyants,  qui  résument  le  symbole  du  jiourdikme :  Vathan,  né  Turl<a  dit; 
Turkleré,  né  Tur/c  slan  ;  valhan,  beuyu/c  vé  muebbed  bir  euUcé,  dir,  Touran. 
«  La  patrie  des  Turcs  n'est  ni  la  Turquie,  ni  le  Turkestan,  la  Patrie  est  un  monde 
«  grand  et  éternel,  c'est  Touran.  »  [X.  D.  L.  /?.} 


Lk  COTE  ORIENTALE  D'AFRIQUE 

DE  DURBAN  A  MOMBASSA 


Les  tractations  anglo-allemandes  relatives  au  Mozambique  porlugais, 
qui  seront  bientôt  connues,  donnent  une  actualité  particulière  à  ces  notes 
de  voyage  qui  nous  donnent  d'intéressants  détails  sur  les  ports  de  la  côte 
orientale  d'Afri(iue.  —  N.  D.  L.  R. 

Une  campagne  récente  dans  l'océan  Indien  nous  a  permis  une 
croisière  de  cinq  mois  le  long  de  la  côte  orientale  d'Afrique. 
C'est  une  région  où  notre  inlluence  est  bien  faible,  malgré  la 
proximité  de  Madagascar.  Les  ports  anglais,  portugais  et  alle- 
mands qui  s'étagent  sur  toute  cette  côte  ne  sont  point  visités, 
sauf  les  extrêmes  :  Durban  et  Lourenço-Marquez  au  Sud, 
Zanzibar  et  Mombassa  au  Nord,  par  les  navires  de  commerce 
frant^ais.  Partout  ailleurs  nous  ne  sommes  pas  représentés  ou 
seulement  par  des  agents  consulaires.  Nos  navires  de  guerre 
ne  s'arrêtent  guère  sur  cette  côte,  depuis  Tépoque  déjà  loin- 
laine  où  fut  supprimée  la  division  navale  de  Focéan  Indien. 
L'unique  canonnière  qui  naviguait  quelque  peu  dans  ces  eaux 
a  été  aiïectée  à  la  division  du  Maroc,  et  il  ne  reste  plus  dans  la 
zone  de  Madagascar,  qu'un  bateau  hydrographe  qui  ne  quitte 
point  le  nord  de  l'île,  où  le  retiennent  ses  travaux. 

La  côte  africaine  qui  se  déroule,  tantôt  régulière,  tantôt 
découpée,  de  Durban  à  Mombassa,  est  successivement  anglaise 
portugaise  et  allemande.  La  remontant  du  Sud  au  Nord,  nous 
avons  fait  escale  dans  les  points  suivants  :  Durban(  Sud-Afrique 
anglais),  Lourenço-Marquez,  Inhambane,  Beïra,  Ouilimane, 
Mozambique,  Pemba,  Ibo  (Afrique  orientale  portugaise),  Lindi, 
Kilwa,  Dar-es-Salam,  Tanga  (Afrique  orientale  allemande), 
Zanzibar  (pays  de  prolectoiat  britannique),  Mombassa  (Afrique 
orientale  anglaise). 


Di  liiiA.N  01-  1\)ut-Natal.  —  Capitale  du  Natal,  cette  ville 
connut  une  grande  prospérité  au  moment  de  la  guerre  du 
ïransvaal.  Bien  qu'elle  ne  s'écarte  point  du  type  de  la  cité 
coloniale  anglaise  avec  ses  clubs,  ses  «  tea-rooms  »,  ses  sports 
variés,  ses  promenades  et  ses  rues  bien  entretenues,  ses  parcs 
et  son  classique  «  Botanical  Cardcn  )^,  elle  semble  un  lieu  de 
délices  au  voyageur  français  qui  an-ive  de  Madagascar,  et  qui 
ne  se  doutait  point  que,  si  près  de  la  terre    malgache,  bien 


LA    CÔTE    ORIENTALE    d'aFRIQUIÏ   Dli    DUHBAN    A   MOMBASSA  407 

coloniale  et  pittoresque  sans  doute  par  sa  couleur  locale  et  son 
manque  de  confort,  était,  sous  des  cieux  tropicaux  presque 
identiques,  un  pays  de  luxe,  d'hygiène  et  de  bien-être.  On 
pourrait  se  croire  dans  une  ville  européenne,  si  le  caractère 
exotique  ne  se  trahissait  ça  et  là  par  quelque  coin  entrevu  de 
luxuriante  végétation  ou  par  l'apparition,  au  détour  d'une  rue, 
de  quelque  Cafre   au  costume  primitif. 

Nous  sommes  loin,  il  est  vrai,  de  la  prestigieuse  époque  où 
l'or  se  jetait  à  pleines  mains,  oii  la  livre  sterling  remplaçait 
la  monnaie  de  hillon,  où  il  était  de  bon  ton  d'allumer  son 
cigare  avec  une  banknote  :  c'était  le  temps  de  la  guerre,  et  la 
valeur  de  l'or  possédé  était  diminuée  par  la  perspective  de 
celui  qui  allait  se  conquérir  par  la  force.  Aujourd'hui  tout  est 
certes  bien  cliangé,  et  il  y  a  même  une  certaine  stagnation 
dans  les  affaires.  Mais  on  reste  frappé  de  la  prospérité  de  ce 
pays,  à  côté  du  développement  encore  insuffisant  de  notre 
possession  voisine. 

Bien  que  située  à  30  degrés  de  latitude  sud,  Durban  n'a 
point  un  climat  complètement  tropical.  De  la  côte  à  l'intérieur, 
on  rencontre,  par  une  progression  qui  n'est  pas  toujours  très 
marquée,  trois  zones  différentes  :  la  zone  côtière  ou  zone 
chaude,  la  zone  moyenne  ou  tempérée,  la  zone  froide  sur  les 
hautes  terrasses,  celles  par  exemple  du  Drakensberg.  Durban 
fait  partie  de  la  première  zone,  salubre  quoique  chaude.  L'été, 
inversé  par  rapport  au  nôtre,  dure  de  novembre  à  avril;  au 
mois  de  mars,  la  température  moyenne  fut,  pendant  notre 
séjour,  de  19  degrés  centigrades,  mais  elle  s'abaisse  nota- 
blement à  la  suite  des  pluies  qu'apportent  alors  les  vents  d'Est 
de  l'océan  Indien. 

En  hiver,  le  ciel  est  immuablement  sereii»;  mais,  quelle  que 
soit  la  saison,  l'insolation  n'est  point  à  craindre  et  l'on  peut, 
sans  arrière-pensée,  abandonner  le  casque,  puisque  l'Anglais 
abandonne  lui-même  le  fentre  à  doubles  bords. 

La  population  blanche,  30  000  ùmes  pour  autant  d'indigènes, 
est  composée  d'Anglais,  de  Boers,  d'Allemands,  d'Américains, 
de  quelques  Français  et  d'une  petiote  colonie  mauricienne.  Les 
Boers  de  Durban  sont  relativement  peu  nombreux,  si  on  les 
compare  à  ceux  qui,  dans  l'intérieur  du  Natal  et  duTransvaal, 
vivent  dans  leurs  fermes  qu'ils  ne  quittent  qu'aux  approches 
de.  l'hiver,  eux  et  leurs  troupeaux,  pour  les  régions  basses  et 
désertiquesda  «  veld».  Les  Anglais  —  envers  qui  ils  conservent 
une  haine  aussi  vivace,  quoique  sans  éclats,  qu'est  irréduc- 
tible leur  dévouement  aux  institutions  de  leur  race  —  tlétris- 
sent  enfermes  sanglants  leur  fanatisme,  leur  «  inutile  paresse  », 


408  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    BT    COLONIALES 

leur  éducation  si  rudimentaire  qu'elle  équivaut,  disent  ils,  à 
la  plus  écœurante  des  grossièretés.  Nous  concédons  volontiers, 
pour  l'avoir  maintes  fois  éprouvée,  la  réalité  du  dernier  grief; 
mais  ce  défaut  est  racheté  chez  eux  par  tant  de  bonhomie!  Le 
Boer  est  un  «  bushman  »,  un  simple,  sans  ambition  ni  besoin 
artificiel.  11  sent  la  brousse,  l'étable,  la  venaison  et  la  fenaison. 
Si,  sur  la  ligne  du  Natal,  l'un  d'entre  eux  monte  dans  votre 
compartiment,  il  s'installe  sans  souci  de  votre  présence;  avec 
la  fumée  de  sa  pipe,  il  emplit  le  wagon,  pose  à  vos  côtés  ses 
bottes  boueuses  sur  la  banquette,  expectore  en  un  long  jet,  tout 
en  caressant  le  collier  de  sa  barbe,  sa  salive  spumeuse.  11  parle 
fort  avec  ses  compagnons,  pousse  des  éclats  de  rire  ou  de 
fureur,  et  descend  en  vous  bousculant  sans  s'excuser.  Mais 
quels  trésors  de  confiance  naïve  —  trop  aveugle  sans  doute  — 
dans  l'exemple  des  aïeux,  quelle  admirable  et  sereine  philo- 
sophie, dont  l'obstination  est  bien  faite  pour  irriter  encore 
la  maladive  soif  de  progrès  de  leurs  nouveaux  maîtres! 

Les  indigènes  sont  des  Cafres  et  des  Zoulous,  issus  de  la 
grande  tribu  des  Bantous,  qui  chassa  les  barbares  Hottentots, 
Leur  type  est  beau,  régulier,  d'une  sauvagerie,  pourrait-on 
dire,  affinée.  Le  nez  n'est  point  épaté,  les  lèvres  ne  sont  point 
éversées  et  lippues  comme  celles  des  Bechuanas  et  des  Makoas. 
Les  muscles  saillent  d'une  saine  hypertrophie  sous  un  épi- 
derme  aussi  poli  que  l'ébène.  La  plupart,  surtout  parmi  les 
Zoulous,  se  louent  comme  traîneurs  de  «  rickshaws  »,  fines  et 
légères  voiturettes  que  l'Européen  utilise  comme  les  pousse- 
pousse  en  Extrême-Orient.  Pour  attirer  la  pratique,  il  n'est 
point  d'artifice  de  toilette  que  n'emploie  le  boy  au  rickshaw  : 
un  court  jupon  en  indienne  ceint  autour  des  reins,  les  pieds  et 
les  jambes  barbouillés  de  chaux,  la  poitrine  couverte  d'amu- 
lettes, il  prend  sa  course  en  agitant  au  vent  une  vaste  crinière 
multicolore,  d'oii  émergent  deux  longues  cornes  de  bœuf. 

La  femme  est  un  peu  lourde  sous  l'épais  lamba  gris  qui  la 
couvre  jusqu'à  la  poitrine,  et  d'oïi  sortent  en  bas  deux  extré- 
mités pattues  cerclées  de  métal  en  haut  un  buste  dominé  par 
la  masse  rigide  des  cheveux. 

Les  Cafres  habitent  en  dehors  de  la  ville  des  sortes  de  camps 
fermés,  oîi  se  dressent  des  huttes  hémisphériques  faites  de 
boue  et  de  branchages  et  percées,  au  ras  du  sol,  d'un  orifice 
en  guise  de  porte. 

Les  Européens  de  Durban  paraissent  jouir  d'une  vie  confor- 
table, bien  qu'en  général  modeste.  Les  plus  aisés  demeurent, 
sur  les  coteaux  de  Berea,  dans  des  cottages  enfouis  sous  la 
verdure.  Durban  a  sa  saison  de  bains  de  mer  sur  le  «  Bcach  h^ 


LA    CÛTK    OIKENfALB    d'aKHIQUE    DE    DUKBAN    A    MOMBASSA  409 

OÙ  l'on  retrouve  alors  les  distractions  de  rAmerican  Park, 
ses  concours  hippiques  sur  un  magnifique  champ  de  courses 
suburbain,  ses  cafés-concerts,  —  à  la  manière  anglaise,  —  ses 
spectacles,  où  la  bonne  société  ne  craint  point  de  comparaître 
en  scène  avec  des  professionnels  du  drame  ou  de  l'opérette. 
L'architecture  des  monuments  publics  est  souvent  grandiose  r 
près  de  West-Street,  la  rue  commerçante,  le  Town-Hall  ou 
Hôtel  de  ville,  bâti  à  renfort  de  millions,  le  Marché  aux  halles 
avec  son  air  de  pagode  chinoise,  la  Gare  des  raihvays  du  Sud- 
Afrique,  qui  ferait  envie  à  plus  d'une  grande  ville  d'Europe. 
Du  côté  de  la  Pointe,  c'est  le  Durban-Club,  d'un  style  à  la  fois 
sévère  et  riant;  ce  sont  de  luxueux  hôtels  où  descendent,  lors 
de  la  «  season  »,  les  «  business  men  »  du  Transvaal. 

Pourquoi,  malgré  cet  aspect  de  prospérité  tranquille,  Dur- 
ban, ainsi  que  nous  le  disions  tout  à  l'heure,  voit-il  son  mou- 
vement économique  paralysé?  Les  conditions  dans  lesquelles 
vit  ce  pays  depuis  l'avènement,  à  la  fin  de  1910,  de  l'Union 
sud-africaine,  groupant  en  un  faisceau  imposant  les  quatre 
principaux  Etats  :  Cap,  Natal,  Orange  et  Transvaal,  sont  encore 
trop  nouvelles  pour  être  dès  maintenant  avantageuses.  Il  règne 
encore  sur  le  commerce  et  l'industrie  on  ne  sait  quel  vestige 
d'une  torpeur  trop  longtemps  entretenue  par  l'attente  de  jours 
meilleurs.  Mais,  sous  la  bienfaisante  influence  de  cette  confé- 
dération, les  énergies  ne  vont  point  tarder  à  se  réveiller  et 
avec  elles  un  peu  de  la  splendeur  économique  passée. 

Les  produits  du  sol  du  Natal  sont  très  variés,  à  cause  même 
de  la  variété  de  ses  climats  :  dans  la  zone  côtière  se  récoltent 
le  café,  le  riz,  le  manioc,  le  sucre,  le  coton,  le  chanvre,  le 
tabac;  dans  la  zone  moyenne,  les  cultures  sont  celles  des  pays 
tempérés;  aux  confins  de  la  zone  froide,  ce  sont  d'immenses 
champs  de  blé  et  de  mais,  ou  encore  des  champs  de  pâturage. 
A  quelques  kilomètres  de  Durban,  de  vastes  troupeaux  de 
moutons,  fournissant  une  laine  très  appréciée,  sont  une  nou- 
velle source  de  revenus,  ainsi  que  les  arbres  à  écorce  tannifère 
dont  l'exploitation  est  déjà  entreprise  avec  méthode. 

Tous  ces  produits  s'en  vont,  par  la  voie  de  l'océan  Indien 
ou  de  l'Atlantique,  sur  les  nombreux  vapeurs  qui,  à  toute  heure 
du  jour  et  de  la  nuit,  donnent  au  port  une  singulière  anima- 
tion. Ce  sont  des  paquebots  anglais  des  lignes  d'Australie,  de 
l'Inde  ou  de  l'Extrême-Orient;  des  paquebots  allemands  fai- 
sant une  redoutable  concurrence  aux  premiers  ;  pas  ou  presque 
pas,  hélas!  de  paquebots  français.  Un  bateau  des  Messageries 
Maritimes,  ligne  annexe  de  la  côte  ouest  de  Madagascar,  mouille 
de  temps  en  temps  à  Durban.   Une   première  compagnie   fut 


410  QUKSTIUNS   DIPLOMATIOUEÎS    ET    COLONIALES 

obligée  précédemment  de  cesser  ce  service,  faute  de  fret.  Quant 
à  notre  marine  de  guerre,  elle  n'est  représentée  dans  les  eaux 
de  Tocéan  Indien  que  par  un  bâtiment  en  bois,  le  Vaiicluse, 
"qui  ne  quitte  pas  les  côtes  de  Madagascar  dont  il  fait  depuis 
longtemps  déjà  Thydrograpliie.  La  Surprise,  canonnière  de 
•760  tonneaux,  qui  pouvait  seule  montrer  dans  l'océan  Indien 
le  pavillon  français,  navigue  maintenant  dans  les  eaux  maro- 
caines et  sur  la  ciMe  occidentale  d'Afrique.  On  ne  voit  donc  à 
Durban,  en  fait  de  vaisseau  de  guerre  français,  que  l'aviso 
•Vaucluse,  quand  tous  les  deux  ans  il  vient  s'y  faire  caréner; 
et  encore  cette  occasion  sera-t-elle  supprimée,  quand  le  bassin 
de  radoub  de  Diégo-Suarez  entrera  enfin  en  service. 

Le  port  de  Durban  est  muni  de  tous  les  perfectionnements 
modernes  :  sur  la  Pointe,  que  l'on  vient  récemment  de  prolon- 
ger de  près  d'un  demi-kilomètre,  s'élèvent  d'immenses  han- 
gars, où  s'accumule  le  stock  des  marchandises.  Un  alignement 
de  grues  puissantes  court  tout  le  long  des  quais.  De  gigan- 
tesques remorqueurs  facilitent,  avec  une  dextérité  qui  tient  du 
prodige,  les  manœuvres  d'entrée  et  de  sortie  des  bâtiments, 
s'agrippant  à  eux,  les  poussant  contre  le  quai  ou  les  en  déha- 
lant  au  moment  de  l'appareillage.  Ajoutons  qu'un  dock  ilot- 
tant  peut  recevoir  des  navires  de  tout  tonnage  et  que  des  mines 
de  houille,  récemment  découvertes,  peuvent  leur  fournir  un 
'charbon  deux  fois  moins  cher  que  celui  de  la  métropole. 

Le  climat  de  Durban  est  salubre,  non  paludéen,  bien  que 
quelques  cas  de  malaria  nous  aient  été  signalés  par  les  méde- 
cins du  pays.  Sans  aller  jusqu'à  prétendre  avec  le  D'  J.  F.  Allen, 
rapporteur  de  Pietermaritzburg  au  Congrès  anglais  de  la  tuber- 
culose, que  les  Européens,  les  Cafres  et  les  Indiens  sont  immu- 
nisés contre  la  pktisie  au  Natal,  nous  reconnaissons  volontiers 
•que  l'équipage  auquel  nous  donnions  nos  soins  a  présenté  à 
Port-Natal  une  faible  morbidité,  relativement  à  celle  que  l'on 
a  coutume  de  ren<îontrer  en  pays  chaud.  Les  hôpitaux,  d'ail- 
leurs, ne  différant  en  rien  des  plus  modernes  hôpitaux  d'Eu- 
rope, ne  manquent  point  à  Durban  et  il  y  existe  même  un 
sanatorium  sur  une  hauteur  qui  domine  la  ville  :  le  service  est 
assuré  par  des  sœurs  de  charité  françaises. 

Ce  n'est  point  certes  la  pathologie  humaine  qui  intéresse  les 
autorités  locales,  non  point  qu'elles  la  fassent  passer  au  second 
plan,  mais  parce  qu'elle  est,  en  effet,  peu  digne  d'intérêt  à  côté 
de  la  pathologie  animale  et  en  particulier  bovine.  Les  épizoo- 
ties  s'acharnent  depuis -longtemps  sur  le  bétail  sud-africain  : 
east-codsl-fever,  galziekle,  tique-fever  fauchent  en  masse  les 
troupeaux.  Lors  de  la  guerre  du  Transvaal,  c'étaient  les  équi- 


LA    CÔTE    ORIENTALK   D'aFRIQUE    DE   DURBAN    A    MOMBASSA  411 

dés  surtout  qui  payaient  leur  tribut  à  une  atlection  analogue  : 
la  nagaiia.  Aujourd'hui  les  bètes  à  cornes  sont  sérieusement 
menacées,  et  le  gouvernement  est  très  inquiet.  Toute  impor- 
tation de  bétail  étranger,  en  particulier  malgache,  est  inter- 
dite, comme  si  l'infection  venait  d'ailleurs.  Elle  est,  en  tout 
cas,  totalement  inconnue  à  Madagascar. 

Le  Natal  possède  à  Pietermaritzburg  un  laboratoire  de  bacté- 
riologie qui  rend  à  la  colonie,  pour  toutes  ces  questions  de 
pathologie  spéciale,  les  plus  sérieux  services. 

Regrettons  seulement  que  les  grandes  spécialités  thérapeu- 
tiques françaises,  qui  jouissent  d'ordinaire  en  pays  étranger 
d'une  réputation  qui  n'est  point  usurpée,  n'existent  pas  à 
Durban  ou  soient  si  fortement  taxées  que  le  débit  en  est,  pour 
ainsi  dire,  nul.  Les  sérums  de  l'Institut  Pasteur  sont,  entre 
autres,  hors  de  prix. 

Nous  ne  parlerons  point,  malgré  leur  intérêt,  des  agglomé- 
rations voisines  de  Durban,  desservies  par  la  ligne  ferrée  de 
l'Afrique  australe  :  Pietermaritzburg,  ancienne  capitale  du 
Natal,  paisible  résidence  du  gouverneur,  Ilowick  et  ses  chutes 
d'eau,  Ladysmith,  célèbre  par  son  siège,  et  plus  loin,  sur  le 
territoire  transvaalien,  Pretoria,  verdoyante  et  humide,  et 
surtout  Johannesburg,  enfiévrée  par  ses  champs  d'or,  person- 
nifiant bien  ce  pays  dont  la  fortune  si  rapide  étonna  le  monde. 
Nous  remarquerons  seulement  combien  la  question  de  lamain- 
d'ceuvre  inquiète  les  compagnies  minières  :  la  mortalité  des 
ouvriers  blancs  par  phtisie  est  considérable;  les  Cafres,  malgré 
le  racolage  qui  a  dépeuplé  non  seulement  le  Natal  mais  encore 
les  colonies  portugaises,  sont  en  nombre  à  peine  suffisant  à 
cause  de  leur  instabilité;  et  le  Transvaal  ne  veut  point  de  la 
main-d'œuvre  hindoue,  par  crainte  de  l'invasion  asiatique.  Il  est 
de  fait  qu'à  Durban,  par  exemple,  les  Hindous  ont  acquis  droit 
de  cité  et  possèdent  tout  un  quartier  à  eux  dans  Covey-Street. 

Lgurexco-^Iauquez.  —  Après  Durban,  nous  ne  trouvons  plus 
le  long  de  la  côte  africaine  de  grandes  villes.  Nous  entrons  en 
pays  portugais,  et  plus  nous  nous  éloignons  du  Natal,  plus 
s'elface  cette  vision  d'  «  Europe  sous  les  tropiques  ».  Quoique 
vieille  de  trois  siècles,  Lourenço-Marquez  n'a  acquis  une  cer- 
taine importance  que  depuis  la  découverte  des  mines  d'or  du 
Transvaal.  Etabli  dans  la  superbe  rade  de  Delagoa-Bay,  le  port 
ne  semble  animé  que  d'une  médiocre  vitalité.  Mais  la  situation 
changera  quand  le  chemin  de  fer  qui  relie  Johannesburg,  Pre- 
toria et  LourençO'Marquez  sera  la  voie  unique  qu'emprunte- 
ront tout  l'or  et  tous  les  diamants  du  sol  transvaalien,  c"est-à- 


412  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

dire  quand  le  chemin  de  fer  et  le  pays  appartiendront  complè- 
tement à  l'Angleterre. 

La  ville  est  assez  propre,  avec  des  rues  étroites,  mais  sans 
édifice  remarquable,  sauf  un  vieux  fort  crénelé  bâti  à  peu  de 
distance  de  la  mer,  sur  un  terrain  sablonneux  et  rougeâtre, 
un  observatoire  modernement  installé  depuis  peu  d'ailleurs, 
un  hôpital  nouvellement  achevé,  mais  avec  quelle  lenteur, 
muni  d'arcades  et  de  larges  vérandas.  Les  autres  construc- 
tions sont  basses,  sans  caractère  ;  on  éprouve  au  bord  de  la 
mer  une  sensation  détoufîement  pénible,  aussi  s'installe-t-on 
sur  la  colline  qui  domine  la  rade. 

La  végétation  est  peu  brillante,  même  dans  le  Jardin  bota- 
nique. Le  paludisme  est  entretenu  par  des  bourbiers  qui 
s'emplissent  à  marée  haute.  On  a  commencé  des  travaux  d'as- 
sèchement coûteux  qui  ne  progressent  guère.  L'insalubrité 
du  lieu   empêche  la  construction  de  nouvelles  bâtisses. 

L'escadre  portugaise,  ancrée  à  demeure  dans  la  rade,  se 
compose  d'un  bateau-ponton,  anciennement  hôpital,  portant 
pavillon  d'un  contre-amiral,  et  d'une  canonnière  de  350  à 
400  tonneaux,  la  «  Chaimite  ». 

Le  commerce  avec  Madagascar  est  peu  important,  malgré 
l'escale  des  Messageries  Maritimes;  les  tarifs  douaniers  mettent 
d'ailleurs  hors  de  prix  le  moindre  objet  usuel. 

Les  Hindous  sont  établis  en  maîtres  à  Lourenço-Marquez  et 
ne  sont  point  inquiétés  par  les  Portugais.  Les  natifs,  par 
contre,  sont  peu  nombreux,  le  Transvaal  avec  ses  mines  en 
ayant  drainé  la  majeure  partie.  Après  s'être  enrichis  là-bas 
{la  richesse  pour  eux  ne  dépasse  pas  une  vingtaine  de  livres 
sterling)  ils  reviennent  attifés  de  quelques  fripes  euro- 
péennes, font  l'achat  d'une  femme  et  d'un  bœuf,  et  se  décla- 
rant à  l'abri  du  besoin,  refusent  de  travailler  pour  les  Blancs. 
Beaucoup,  cependant,  ayant  pris  goût  à  la  fortune,  se  laissent 
reprendre  par  l'esclavage  du  Rand,  et  séduits  par  la  civilisation 
occidentale  qui  leur  procure  un  bien-être  inespéré,  ne  quittent 
plus  le  Transvaal.  D'oLi  le  dépeuplement  dont  soulfrent  cer- 
taines régions  de  la  Gafrerie,  et  qui  n'est  point  pourtant  profi- 
table aux  mines,  où  le  Cafre  ne  fait  que  passer. 

Lniiami{am:.  —  Après  Lourenço-Marquez,  et  jusqu'au  cap 
Delgado,  la  côte  est  basse,  peu  découpée,  bordée  de  terrains 
marécageux.  Des  rivières  débouchent  parmi  le  limon  qu'elles 
ont  entraîné,  interrompant  la  ligne  de  corail  qui  reparaît  dès 
que  le  fond  redevient  sablonneux.  Fondant  les  chaleurs,  les 
pluies  sont   torrentielles;   la  rosée  s'évapore,    au  matin,   aux 


LA    CÔIE    OIUENTALE    DAFRIQUE    DE    DUHBAN    A    MOMBASSA  413 

rayons  d'un  soleil  brûlant,  et  l'atmosphère  se  sature  d'humidité. 

Le  petit  port  d'Inhambane,  à  l'embouchure  de  la  rivière  du 
même  nom,  est  pittoresque  avec  ses  lumineuses  maisons  en 
pierre,  ses  rues  proprettes,  sa  végétation  de  cocotiers  berçant 
leurs  palmes  au  bout  de  la  lagune,  parmi  le  quartier  indigène. 
Pays  de  culture  de  l'arachide,  de  la  canne  à  sucre,  de  la  noix 
de  coco.  On  peut  voir  à  Mutamba,  si  l'on  y  peut  parvenir  en 
remontant,  après  mille  difficultés,  la  rivière,  une  sucrerie  mo- 
dèle administrée  par  un  ingénieur  français.  L'exploitation 
n'emploie  que  des  Cafres  aussi  bien  pour  l'entretien  de  la  canne 
que  pour  les  travaux  de  l'usine.  Avec  un  peu  de  surveillance, 
cette  main-d'œuvre  donne  les  meilleurs  résultats. 

A  Inhambane,  les  femmes  sont  seules  à  travailler.  Un  Cafre, 
enrichi  au  Rand,  en  acquiert  trois  ou  quatre  contre  plusieurs 
têtes  de  bœufs  et  mène  désormais  une  existence  d'oisiveté.  Le 
type  féminin  est  laid,  bestial  :  lèvres  grossières,  nez  en  spa- 
tule, menton  prognathe,  cheveux  coupés  court,  griffes  de  lion 
pendues  au  cou  en  amulettes.  La  femme  d'Inhambane  aime 
l'alcool,  et  la  raffinerie  de  Mutamba  lui  vend  ses  résidus  de 
mélasse,  dont  elle  extrait  une  sorte  de  boisson  alcoolique. 

L'émigration  vers  les  placers  transvaaliens  se  fait  ici  avec 
une  méthode  et  une  intensité  remarquables.  Très  régulière- 
ment un  vapeur  anglais  spécialement  aménagé  vient  chercher 
sa  cargaison  noire,  qu'un  médecin  portugais  a  revêtue  de  l'es- 
tampille sanitaire,  à  raison  de  6  pence  par  tête. 

11  n'existe  que  quelques  Français  dans  le  pays,  s'occupant  de 
petit  commerce,  d'arachides  ou  de  coprah. 

Cette  région,  mieux  exploitée,  pourrait  fournir  des  ressources 
supérieures  encore  à  celles  dont  sait  si  bien  profiter  la  métro- 
pole. Il  faudrait  lutter  contre  les  insectes  qui  détruisent  les 
plantations  et  compromettent  les  récoltes,  contre  les  saute- 
relles, contre  les  moustiques,  propagateurs  d'un  paludisme 
particulièrement  sévère.  Le  service  médical  est  mal  compris, 
pour  ne  pas  dire  totalement  négligé. 

Beïra.  —  Ville  nouvelle,  sortie  il  y  a  une  quinzaine  d'années 
du  sable  et  de  la  boue,  au  confluent  des  rivières  Pungue  et 
Buzio,  Beïra  a  sa  raison  d'être  dans  le  voisinage  de  la  Khodésie, 
et  doit  aujourd'hui  son  activité  à  ses  communications  avec  ce 
riche  hinterland.  La  ligne  ferrée  de  Salisbury  à  Beïra  draine 
la  houille,  le  cuivre,  l'ivoire,  les  produits  agricoles  de  la  région, 
sans  compter  l'or  de  Seloukoué  et  de  Salisbury,  que  l'on  croit 
aussi  abondant  que  celui  du  Rand,  Le  rêve  des  Anglais  — au 
moins  celui  qu'ils  ont  la  franchise  d'exprimer  —  est  d'avoir  un 


414  QUblSTIOXS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

jour  un  port  sur  cette  partie  de  la  côte  orientale  d'Afrique. 
Mais,  n'ont-ils  point  Boira  qui,  plus  encore  que  Lourenço-Mar- 
quez,  a  l'air  d'appartenir  fort  peu  aux  Portugais? 

A  marée  haute,  la  rivière  Pungue  inonde  la  plaine,  d'où  for- 
mation de  marécages,  de  cloaques  fangeux,  au  bord  desquels 
sont  construites  des  cases,  presque  sur  pilotis.  Les  mouches  aux 
heures  chaudes  de  la  journée,  les  moustiques  aux  approches 
de  la  nuit  pullulent  dans  ces  milieux  de  pestilence,  el  ne  sem- 
blent point  incommoder  outre  mesure  les  habitants. 

Près  de  la  mer,  c'est  le  sable,  impalpable  et  fin,  avec  son 
aveuglante  réverbération,  et  sa  mobilité  telle  que  pour  y  cir- 
culer on   est  obligé  de  se  faire  transporter  sur  des  wagonnets. 

On  a  l'impression  d'être  sur  une  plage  en  vogue,  où  des  vil- 
las démontables  auraient  été  hâtivement  dressées  pour  une 
saison  ;  toutes  les  maisons,  en  effet,  construites  en  tôle  ondulée 
ou  en  fer  galvanisé,  semblent  être  là  provisoirement,  depuis  peu 
et  pour  quelques  jours.  L'aspect  est  ici  plus  propre,  presque 
coquet,  car  les  immondices  sont  absorbées  par  le  sable  :  la 
voie  fait  elle-même  le  service  de  la  voirie. 

La  verdure  est  presque  nulle,  à  l'exception  de  rares  plants 
de  iilaos.  Pendant  la  bonne  saison,  souffle  une  brise  vivifiante 
qui  tombe  le  soir  et  se  lève  à  nouveau,  vers  4  heures  du  matin. 
La  température  moyenne  est  de  26  degrés,  oscillant  entre 
21  degrés  (mois  froids)  et  33  degrés  (mois  chauds). 

Les  provisions  y  sont  d'un  prix  inabordable,  même  la  viande, 
malgré  la  prétendue  richesse  en  bœufs  de  la  région.  Veast- 
coast-fever  n'existerait  pourtant  plus,  au  dire  des  Portugais, 
mais  la  vérité  est  qu'ils  n'ont  que  peu  de  bétail.  La  malaria, 
les  affections  vénériennes  sévissent.  Dans  l'intérieur,  la  redou- 
table mouche  tsé-tsé  rend  impossible  le  transport  par  chars  à 
bœufs.  Un  service  de  «  desinfeçao  publica  »  s'occupe  spécia- 
lement de  la  désinfection  des  peaux,  qui  représentent,  à  cause 
sans  doute  de  la  mortalité  des  bovidés,  un  des  principaux  élé- 
ments d'exportation  du  pays. 

Le  prix  de  l'hospitalisation  des  Européens  est  en  parfaite 
concordance  avec  celui  de  la  vie  k  Beïra  :  la  journée  d'hôpital 
atteint  le  joli  chiffre  d'une  livre  anglaise,  encore  que  les  soins 
médicaux  se  payent  à  part. 

[A  suivre.)  D''  Lauiient  Moreau, 

Jlédecin  de  l"  classe  de  ]a  Mariue, 
Docteur  es  sciences. 


L'ALBANIE    AUTONOME    ET   L'EUROPE 


La  question  d'Orient  revêt  mille  formes  et  l'une  d'elles  est 
aujourd'hui  la  question  albanaise.  Les  autres  problèmes  sou- 
levés par  les  guerres  balkaniques  ne  sont  pas  résolus,  mais 
toutefois  leur  solution  définitive  ou  provisoire  paraît  reportée 
à  quelques  années;  ils  vont  sommeiller  jusqu'à  la  prochaine 
crise.  La  question  albanaise  est  au  contraire  pressante,  aiguë, 
et  de  bons  esprits  croient  que  sa  liquidation  n'ira  pas  sans 
trouble,  ni  sans  imprévu.  Je  voudrais,  en  quelques  pages, 
montrer  comment  cette  question  se  pose  en  1914,  quels  sont 
ses  origines,  ses  éléments,  et  quels  essais  de  solution  pourraient 
lui  être  apportés. 

* 

On  dit  communément  en  France  que  TAlbanie  est  une  créa- 
tion diplomatique  de  l'Autriche-Hongrle,  que  l'Europe  divisée 
a  laissé  celle-ci  agir  pour  maintenir  le  concert  des  grandes 
puissances  et  que  Vienne  n'a  vu  dans  cette  circonslance  qu'un 
moyen  de  garder  une  partie  de  l'inlluence  qu'elle  exerçait  dans 
les  Balkans.  L'Autriche-Hongrie  serait  ainsi  l'auteur  respon- 
sable de  la  question  albanaise. 

Pour  bien  juger  les  faits,  il  faut  faire  le  départ  des  diffi- 
cultés dont  la  diplomatie  du  Ballplalz  est  l'origine  et  de  celles 
qui  tiennent  à  la  nature  des  choses,  je  veux  dire  à  l'existence 
d'une  nationalité  albanaise.  Des  esprits  simplistes  s'imaginent 
que  si  on  avait  laissé  aller  les  événements,  si  la  Serbie,  le 
Monténégro  et  la  Grèce  avaient  pu  en  toute  liberté  se  partager 
l'Albanie,  le  dépeçage  d'une  nouvelle  Pologne  aurait  été 
accompli  sans  conséquences  internationales.  C'est  compter  sans 
son  hôte;  pour  la  tranquillité  future  et  l'avenir  économique  de 
ces  trois  Etats  balkaniques,  dont  je  désire  vivement  la  prospé- 
rité et  la  grandeur,  je  me  félicite  qu'une  circonstance  étran- 
gère les  ait  délivrés  de  ce  présent  de  Nessiis  (1). 

Je  sais  bien  que  Serbes,  Grecs  ou  Monténégrins  ne  veulent 
pas  entendre  raison,  quand  j'ai  l'occasion  de  dire  à  l'un  d'entre 
eux  cette  vérité,  et  je  les  en  excuse  du  fond  du  cœur  ;  pendant 
trop  d'années,  ils  ont  trop  souffert  de  la  domination  de  fait  des 
Albanais  et  des  beys.  J'ai  vu  la  situation  dans  les  villages  à  la 

(l"l  Nous  avons  souvent  exprimé  ici  la  même  idée,  en  disant  que  moins  les  Serbes 
annexeraient  d'Albanie,  mieux  il  vaudrait  pour  eux.  —  .V.  D.  L.  R. 


416  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

veille  des  guerres  balkaniques  et  je  n'ignore  rien  des  senti- 
ments trop  facilement  explicables  des  chrétiens  orthodoxes. 
Mais  il  ne  s'agit  point  ici  de  sentiments.  C'est  l'avenir  et  le 
développement  de  ces  Etats  qui  sont  enjeu  et  j'affirme  seulement 
que  ni  la  Serbie,  ni  la  Grèce  ne  sont  assez  riches,  assez  pros- 
pères et  assez  fortes  pour  jouer  le  rôle  du  Germain  en  Posnanie, 
pour  user  leurs  ressources  à  combattre  contre  des  guérillas  et 
à  pacifier  un  pays  traditionnellement  insoumis. 

Si  j'avance  pareille  opinion,  c'est  que  le  spectacle  des  faits 
m'a  convaincu  de  la  profondeur  du  sentiment  national  albanais. 
Je  me  rappelle  avoir  lu  je  ne  sais  où  une  lettre  d'un  corres- 
pondant de  journal  qui  traitait  les  Albanais  de  nationalité 
inexistante  et  qui  étayait  sa  démonstration  en  indiquant  à  quel 
point  ceux-ci  étaient  divisés  sur  la  plupart  des  questions.  A 
telle  objection,  quelle  nationalité  subsisterait  ?  Qu'entre 
Albanais  de  profonds  désaccords  existent,  qui  l'ignore?  Mais 
le  seul  point  qui  intéresse  est  de  savoir  s'ils  se  sentent  tous 
Albanais  et  si  tous  rejettent  une  domination  qu'ils  tiennent 
pour  étrangère;  or,  soyez  sûr  que  môme  Ismaïl  Kemal  ou 
^|«r  Priixio  Dochi,  quand  ils  reçoivent  des  concours  de  l'Autriche, 
savent  et  sentent  qu'ils  emploient  les  mêmes  moyens  que  Gondé 
recevant  secours  des  Espagnols  contre  Mazarin  ou  les  révolu- 
tionnaires mexicains  attendant  des  armes  des  Etats-Unis  contre 
le  président  au  pouvoir;  c'est  précisément  une  des  plus  vives 
impressions  de  mon  voyage  en  Albanie  que  le  souvenir  de  la 
force  du  sentiment  national  albanais  dans  toutes  les  régions  du 
pays. 

Je  dirai  même  que  de  tous  ces  «  nationalismes  ^>,  qui  ont 
survécu  à  la  conquête  turque  et  que  la  force  impondérable  des 
idées  a  ranimés  au  xix"  siècle,  l'Albanais  est  le  plus  remar- 
quable. Tous  sont  reconnaissables  à  un  seul  caractère,  qui 
n'est  ni  la  langue,  ni  la  tradition,  ni  l'histoire,  ni  la  religion, 
mais  la  conscience  nationale  :  langue,  tradition,  histoire,  reli- 
gion servent  à  la  former,  à  la  conserver,  à  l'accroître  ;  mais  le 
sentiment  personnel  est  seul  décisif.  Qui  se  sent  Serbe  est 
Serbe,  même  s'il  parle  bulgare,  si  son  père  se  sentait  Bulgare, 
si  son  village  était  jadis  sur  le  territoire  des  anciens  tzars  de 
Bulgarie,  s'il  va  à  l'église  de  l'exarque.  Or,  quels  sont  ces 
<(  nationalismes  »  des  Balkans?  Uu  turc,  du  grec,  du  bulgare, 
du  serbe,  il  suffit  de  rappeler  le  nom.  Les  Valaques  aux  origines 
incertaines  sont  trop  disséminés  pour  qu'ils  aient  la  possibilité 
matérielle  de  constituer  un  Etat  ;  quant  aux  Juifs,  si  nous  étions 
encore  au  temps  des  villes  libres  et  des  républiques  mar- 
chandes, Salonique  serait  la  Hanse  de  la  mer  Egée,  sous  le 


l'albanie  autonome  et  l'europe  417 

gouvernement  des  Juifs  espagnols  de  culture  française  ;  mais 
ce  temps  a  passé  et  ils  se  contentent  d'être  les  grands  banquiers 
de  l'Orient  et  les  intermédiaires  de  la  Macédoine  et  de 
l'Occident, 

11  y  a  aussi  dans  l'ancienne  Turquie  d'Europe  des  villages 
slaves;  longtemps  ils  n'étaient  ni  serbes,  ni  bulgares,  parlaient 
le  slave  de  Macédoine,  étaient  orthodoxes,  sans  plus  ;  la  propa- 
gande violente  des  Serbes  et  des  Bulgares  pendant  les 
vingt  dernières  années  a  ballotté  ces  villages  du  '(  serbisme  »  au 
«  bulgarisme  ».  En  fait  toutefois,  la  conversion  aux  idées 
nationales  bulgares  a  été  la  plus  fréquente  ;  chacun  l'explique 
à  sa  manière;  les  Bulgares  et  leurs  amis  disent  qu'en  Macédoine 
le  fond  de  la  race  est  bulgare;  il  est  possible,  mais  quelle 
affirmation  difficile  à  prouver!  Dans  ces  pays  où  tous  les 
peuples  ont  laissé  des  alluvions  successives,  dans  ces  territoires 
qui  ont  connu  les  empires  les  plus  variés,  si  on  raisonne  sur  la 
race  et  sur  l'histoire,  on  entre  dans  l'insoluble  ;  en  réalité  l'ex- 
tension de  la  nationalité  bulgare  en  Macédoine  est  due  à  ce  que 
les  Slaves  de  Bulgarie  ont  fait  plus  longtemps  que  ceux  de 
Serbie  partie  de  l'Empire  ottoman,  qu'ils  y  ont  fait  propagande 
du  dedans,  qu'ils  y  étaient  mieux  disposés  géographiquement, 
qu'enfin  et  surtout  les  Bulgares  sont  nés  d'un  mélange  de  Turcs 
et  de  Slaves  qui  a  produit  le  résultat  que  l'on  sait  :  un  peuple 
aux  immenses  qualités  et  aux  immenses  défauts,  solide,  résis- 
tant, travailleur,  acharné,  opiniâtre,  des  paysans  excellents  avec 
lesquels  on  peut  compter  et  bâtir,  se  battre  et  conquérir,  puis 
tenir  et  organiser  ;  mais  un  peuple  brutal,  sans  délicatesse  ni 
finesse,  incapable  de  comprendre  un  accord  et  une  concession, 
cruel  et  rude,  aussi  antipathique  à  l'homme  qui  n'entre  en  rela- 
tion avec  lui  que  pour  son  plaisir  que  hautement  estimé  de  qui 
prend  contact  avec  lui  pour  travailler  en  commun.  Avec  ces 
qualités  et  ses  défauts,  comment  les  Bulgares  n'auraient-ils  pas 
fait  triompher  en  Macédoine  leur  propagande  au  détriment  des 
Serbes? 

Toutes  ces  nationalités,  qu'on  veuille  bien  le  remarquer, 
ont  été  conservées  durant  les  siècles  de  la  domination  turque 
par  la  religion  :  la  religion  a  été  le  filtre  magique  qui  a  empê- 
ché la  destruction  du  sentiment  national;  qui  l'a  abandonné 
a  perdu  en  même  temps  l'esprit  national  ;  qui  s'est  fait  musul- 
man, et  notamment  la  plupart  des  grandes  familles  slaves  au 
temps  de  la  conquête,  a  épousé  les  sentiments  patriotiques  du 
vainqueur.  Dans  le  creuset  de  la  religion  de  Mahomet,  l'esprit 
national  s'est  évaporé. 

Or,  au  creuset  de  l'islam,  la  nationalité  albanaise  seule  en 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  isxtii.  27 


418  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

Turquie  d'Europe  ne  s'est  pas  fondue;  des  Albanais,  les  uns 
sont  demeurés  chrétiens,  la  majorité  est  devenue  musulmane; 
mais  le  musulman  albanais  est  resté  Albanais,  seule  exception 
dans  les  Balkans  à  l'adage  que  les  nationalités  y  sont  des  reli- 
gions, et  illustre  exemple  de  la  profondeur  et  de  la  force  du 
sentiment  national  albanais. 

Depuis  le  xiv®  siècle,  ce  sentiment  national  a  fait  ses  preuves  ; 
lorsque  la  marée  de  la  conquête  turque  passa  sur  tous  les 
peuples  des  Balkans,  le  Slave  ne  paraissait  plus  être  qu'une 
dénomination,  le  Grec  ne  semblait  vivant  que  par  la  littérature 
et  le  phanar;  seuls  le  Juif  et  l'Albanais  maintenaient  intacte 
leur  nationalité  et  l'affirmaient.  Dans  ses  montagnes  où  il 
s'était  retranché,  le  Shkipetar  gardait  sa  langue,  sa  conscience 
nationale,  même  son  type  physique  et  sa  race;  quelques  mé- 
langes se  produisaient  bien  avec  les  Slaves  dans  la  vallée  de 
Dibra  ou  avec  les  Grecs  en  Epire,  mais  le  centre  de  l'Albanie 
restait  intact;  l'Albanais  restait  si  bien  Albanais  et  s'assimilait 
si  peu  au  Turc  que  les  sultans  se  servaient  d'eux  pour  dominer 
leurs  autres  sujets  ;  ils  exploitaient  cette  différence  de  senti- 
ment en  favorisant  de  toutes  manières  les  Arnautes  et  en  les 
utilisant  pour  les  besoins  de  leur  pouvoir  personnel  et  pour  la 
domination  des  Turcs. 

Quand,  au  souffle  des  idées  nouvelles,  les  religions  chrétiennes 
de  l'empire  ottoman  se  sont  muées  en  nationalités,  la  Porte 
s'est  trouvée  privée  de  points  d'appui  solides  en  Macédoine  ; 
en  Thrace,  les  campements  turcs  étaient  nombreux  et  suffi- 
saient pour  assurer  le  pouvoir  de  Gonstantinople  sur  des  adver- 
saires divisés;  mais  dans  la  Macédoine,  dans  l'Epire,  dans  la 
vieille  Serbie,  les  Turcs  étaient  trop  peu  nombreux  pour  pro- 
curer la  force  sociale  nécessaire.  Avec  un  véritable  génie  poli- 
tique, Abdul  llamid  comprit  que  l'Albanais  devait  remplacer 
le  Turc.  Dès  lors  sa  ligne  de  conduite  fut  tracée  et  appliquée 
avec  suite  :  par  l'Albanie  musulmane,  il  domina  la  Macédoine. 
En  conséquence  à  l'intérieur  de  l'Albanie,  personne  ne  devait 
pénétrer,  ni  aucune  idée  moderne  s'infiltrer;  les  tribus  et  les 
beys  recevaient  toute  satisfaction  et  privilèges;  mais  toute  ten- 
tative d'organisation  était  rigoureusement  réprimée  et  son 
auteur  exilé;  la  division  était  soigneusement  cultivée  entre 
tribus,  religions,  influences  ;  à  l'extérieur  de  l'Albanie,  on 
attirait  notamment  à  Gonstantinople  les  personnalités  mar- 
quantes, on  les  entourait  de  faveur,  et  tout  ce  qui  était  Alba- 
nais s'y  trouvait  sous  la  protection  personnelle  du  sultan;  ceci 
fait,  on  favorisait  l'infiltration  albanaise  et  la  domination 
sociale  des   Albanais  sur  les  trois  fronts,  au  Nord  contre  les 


L  ALBANIE   AUTONOME    ET    l'euROPE  419 

Serbes,  au  Sud  et  au  Sud-Est  contre  les  Grecs,  au  Nord-Est  et 
à  l'Est  contre  les  Bulgares. 

Aussi,  le  grand  phénomène  social  en  Albanie  pendant  les 
trente  dernières  années  a-t-il  été  l'expansion  des  Albanais  au 
delà  des  montagnes  qui  étaient  leur  demeure  traditionnelle  ; 
au  Nord,  au  moment  de  la  guerre,  la  conquête  pacifique  de  la 
Vieille-Serbie  était  presque  accomplie;  les  Serbes  étaient  reje- 
tés à  la  frontière  et  mis  en  minorité  même  à  Prichtina  ;  la  pré- 
pondérance albanaise  s'affirmait  dans  la  plaine  d'Uskub  et 
dans  la  ville  elle-même;  à  l'Est,  les  Albanais  débordaient  le 
lac  d'Okrida,  noyaient  les  cités  de  Struga  et  d'Okrida  dans  une 
campagne  albanaise  et  prenaient  influence  dans  ces  deux  villes; 
ils  se  fortifiaient  chaque  jour  à  Monastir  ;  dans  le  Nord-Est  ils 
conquéraient  de  même  sur  les  Bulgares  toute  la  haute  vallée 
du  Vardar,  prenaient  la  majorité  à  Kalkandelem  et  à  Gostivar; 
ils  poussaient  leurs  villages  vers  la  Macédoine  centrale  et  les 
ambitieux  les  voyaient  déjà  entourant  Salonique;  au  Sud,  en 
Epire,  il  n'en  était  pas  autrement.  Ainsi  en  un  vaste  éventail 
les  Albanais  poussaient  leurs  villages  et  leurs  domaines  vers 
la  frontière  serbe,  Uskub,  la  Macédoine  centrale,  Monastir, 
Janina  et  le  golfe  d'Arta.  L'un  de  leurs  chefs  me  disait  :  Si 
Abdul  Hamid  était  resté  cinquante  ans  encore  sur  le  trône,  la 
Turquie  d'Europe,  la  Thrace  exceptée,  serait  devenue  alba- 
naise. 

La  méthode  d'expansion  suivie  par  les  Albanais  se  servait 
de  deux  procédés  :  c'était  tantôt  la  conquête  par  les  beys,  tan- 
tôt par  les  paysans.  Dans  les  régions  les  plus  lointaines,  au 
milieu  des  populatiens  chrétiennes,  en  Epire  ou  dans  la  plaine 
d'Uskub,  par  exemple,  les  grandes  propriétés,  les  Tchiflik, 
étaient  acquises  ou  prises  par  les  beys  albanais  ;  ils  prenaient 
un  intendant  albanais  et  réduisaient  sous  sa  domination  tout 
le  peuple  des  fermiers  chrétiens  ;  ceux-ci  tenus  dans  un  demi- 
servage  étaient  à  la  merci  du  seigneur.  Dans  les  régions  pro- 
ches, en  Vieille-Serbie,  dans  la  haute  plaine  du  Vardar,  dans 
les  plaines  d'alluvions  du  lac  d'Okrida,  les  paysans  albanais 
venaient  s'établir  en  groupe  ;  ils  descendaient  de  leurs  pauvres 
montagnes,  prenaient  ou  recevaient  les  terres  en  friche  ou 
les  terres  du  gouvernement,  fondaient  un  village,  puis  un 
autre,  entouraient  les  centres  slaves,  puis  les  rejetaient  plus 
loin  et  continuaient  leur  marche  en  avant.  L'expulsion  des 
villages  slaves  n'était  pas  faite  par  la  force,  mais  par  une  dou- 
ceur à  laquelle  se  mariait  l'appareil  de  la  force.  L'Albanais  est 
belliqueux,  ardent,  soutenu  et  adroit  ;  il  avait  le  droit  tradi- 
tionnel de  porter  le  fusil  ;  aussi  dès  qu'un  village  slave  était 


420  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

entouré  de  villages  albanais,  il  abandonnait  de  lui-même  la 
partie,  tant  ce  voisinage  lui  paraissait  redoutable.  Ainsi  la 
nationalité  albanaise,  après  avoir  affirmé  sa  vitalité  au  cours 
de  l'histoire,  avait  pris  au  début  du  xx"  siècle  une  expansion 
nouvelle  extraordinaire.  Tel  est  l'état  oii  elle  se  trouvait  au 
moment  de  la  chute  de  la  Turquie  d'Europe  ;  cela  laisse  pré- 
sae:er  les  difficultés  de  demain. 

Ce  peuple  vigoureux,  ardemment  national,  en  plein  essor 
depuis  trente  ans  sur  toutes  ses  frontières,  maître  de  la  moi- 
tié au  moins  de  la  Turquie  d'Europe,  on  aurait  prétendu  le 
supprimer  ;  qui  va  se  charger  de  l'opération  que  n'ont  pas 
réussie  les  Turcs  depuis  cinq  siècles  ? 

Dès  lors,  si  Ton  adopte  comme  formule  nouvelle  de  la  poli- 
tique en  Orient  celle  des  «  Balkans  aux  Balkaniques  », 
comment  refuser  le  droit  à  l'autonomie  au  seul  peuple  qui 
a  su  toujours  conserver  son  autonomie  de  fait  sous  le  joug 
turc? 


Si  donc  c'est  la  nature  des  choses  qui  légitime  l'autonomie 
de  l'Albanie,  le  Ballplatz  n'a-t~il  fait  que  modeler  sur  elle  sa 
politique  ? 

On  ne  saurait  nier  que  si  l'Albanie  n'a  pas  été  —  tout  au 
contraire  —  une  invention  diplomatique  de  l'Autriche  et 
de  l'Italie,  ces  deux  puissances  se  sont  servies  de  cette  créa- 
tion nécessaire  pour  imposer  les  desseins  personnels  de  leur 
politique.  Elles  n'ont  pas  voulu  répéter  la  fable  de  l'huître  et 
des  deux  plaideurs  ;  et  quand  le  juge  serbe  ou  grec,  du  droit 
de  la  victoire,  a  voulu  saisir  l'objet  des  ambitions  italo-autri- 
chiennes,  les  deux  monarques  y  ont  mis  un  brutal  holà. 

Mais  la  politique  d'un  Etat  a  le  devoir  d'être  égoïste,  et  quand 
elle  peut  l'être  en  profitant  de  la  nature  des  choses,  qui  aurait 
le  droit  de  lui  reprocher  d'être  une  politique  intéressée  ? 

Toutefois,  et  c'est  là  le  point  qu'il  convient  d'examiner, 
comment  l' Autriche-Hongrie  a-t-elle  conçu  la  création  de 
l'Albanie  et  cette  conception  n'est-elle  pas  à  l'origine  de  toutes 
les  difficultés  de  l'heure  présente? 

L'observateur  équitable  doit  reconnaître  la  très  difficile  situa- 
tion de  l'Autriche-Hongrie  en  présence  de  la  liquidation  bal- 
kanique. Quand,  sans  s'en  douter,  elle  l'a  amorcée  par  l'an- 
nexion de  la  Bosnie,  dont  la  conquête  de  la  Tripolitaine  a  été 
la  conséquence,  elle  était  loin  de  penser  que  l'opération  se 
poursuivrait  comme  on  l'a  vu.  Sa  diplomatie  a  été  prise  deux 
fois  au  dépourvu,  la  première  en  escomptant  la  victoire  tur- 


l'albanie  autonome  et  l'europe  421 

que,  la  seconde  en  escomptant  la  victoire  bulgare.  Chaque 
fois  elle  a  manqué  d'énergie  avant  et  de  doigté  après. 

L'Autriche,  en  effet,  pour  qui  veut  se  mettre  un  instant  à 
la  place  de  ses  dirigeants,  a  dans  les  Balkans  trois  intérêts 
essentiels  à  sauvegarder,  qu'on  peut  ainsi  formuler  :  en  pre- 
mier lieu,  liberté  de  la  mer  Adriatique,  pour  n'y  être  pas 
enfermée,  et  par  suite  garantie  que  Vallona  ne  tombera  pas 
au  pouvoir  d'une  puissance  grande  ou  petite  ;  en  second  lieu, 
maintien  des  débouchés  économiques  qui  ont  une  importance 
capitale  et  traditionnelle  pour  le  commerce  de  la  monarchie 
habsbourgeoise  ;  en  troisième  lieu,  maintien  de  l'équilibre  des 
forces  en  Orient,  pour  n'être  pas  prise  dans  un  étau  entre  une 
union  balkanique  présumée  et  la  Russie. 

A  la  veille  de  la  première  guerre,  si  l'Autriche  avait  prévu 
les  deux  solutions  possibles,  au  lieu  de  ne  songer  qu'à  une, 
il  y  a  lieu  de  croire  qu'elle  aurait  obtenu  facilement  satisfac- 
tion. Un  homme  d'Etat,  comme  le  comte  d'.Ehrenthal,  aurait 
pris  ses  précautions  en  faisant  savoir  à  l'avance  à  la  Grèce 
qu'il  considérait  comme  intangibles  Vallona  et  toute  sa  région, 
à  la  Serbie  que  si  celle-ci  pouvait  s'emparer  de  la  Vieille-Ser- 
bie, l'Autriche  réoccuperait  le  sandjak  et  qu'elle  demandait 
dès  maintenant  la  promesse  d'une  liaison  ferrée  directe  de  la 
Bosnie  à  Uskub  et  des  avantages  économiques;  ces  demandes, 
présentées  avec  énergie  et  habileté  avant  la  guerre,  auraient 
sans  doute  été  accueillies  avec  empressement  par  la  Serbie, 
au  prix  d'une  neutralité  bienveillante.  Quant  à  l'équilibre  des 
forces  en  Orient,  il  était  aisé  de  l'assurer;  Grèce  et  Roumanie 
avaient  trop  d'intérêt  à  se  méfier  d'une  prépondérance  slave. 

Au  lieu  de  suivre  une  telle  ligne  de  conduite,  prudente, 
profitable  et  énergique,  l'Autriche  ballottée  par  les  circons- 
tances n'a  su  que  menacer,  contracter  d'énormes  dépenses, 
amener  une  crise  économique  intérieure,  puis  concevoir  une 
Albanie  non  pas  créée  sous  sa  protection  pour  maintenir  l'équi- 
libre des  influences  et  faciliter  la  liquidation  balkanique,  mais 
inventée  pour  mettre  obstacfle  au  plus  légitime  désir  de  la  Ser- 
bie, celui  de  s'assurer  un  port  sur  la  mer.  A  ce  moment,  l'Au- 
triche-Hongrie,  au  lieu  de  ne  prendre  en  considération  que 
ses  propres  intérêts  essentiels,  a  eu  égard  à  ceux  des  autres, 
mais  pour  s'y  opposer.  Le  nœud  de  la  crise  actuelle  et  des 
difficultés  présentes  est  là.  La  Serbie,  dans  le  partage  des  ter- 
ritoires, avait  obtenu  son  lot  légitime  et  la  satisfaction  de  son 
intérêt  capital,  à  savoir  un  port  libre  lui  appartenant.  L'Au- 
triche ne  pouvait  à  aucun  titre  prétendre  qu'une  telle  ambi- 
tion  heurtait  ses  intérêts   essentiels  ;  cependant,  elle    a  mis 


422  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES  ET    COLONIALES 

son  honneur  à  interdire  à  la  Serbie  l'accès  de  l'Adriatique,  en 
jouant  de  l'autonomie  de  l'Albanie  comme  si  l'Albanie  et  les 
légitimes  intérêts  de  l'Autriche  en  ce  pays  étaient  en  quoi  que 
ce  soit  en  danger,  au  cas  oii  les  Serbes  auraient  pu  créer 
un  port  purement  commercial  dans  l'extrême  Nord  de  la 
contrée. 

Dès  lors,  toute  la  diplomatie  de  l'Autriche  était  déterminée  : 
une  création  juste  et  heureuse  où  l'Autriche  aurait  pu  exercer 
son  influence  était  transformée  en  une  machine  de  guerre 
contre  la  Serbie  par  une  politique  malhabile,  contraire  aux 
vrais  intérêts  de  l'Autriche  et  infiniment  pernicieuse  dans  ses 
résultats. 

Rejetée  de  l'Adriatique,  la  Serbie  devait  se  retourner  vers 
la  Bulgarie  et  lui  demander  une  compensation.  C'est  bien  sur 
quoi  comptait  l'Autriche  et  dès  lors  elle  n'eut  de  cesse  que  de 
brouiller  les  deux  alliés;  la  Bulgarie  se  laissa  tourner  la  tête 
par  les  promesses  viennoises;  mais  Vienne  et  Sofia  reçurent 
une  rude  leçon,  dont  les  résultats,  si  mérités  qu'ils  fussent, 
n'en  sont  pas  moins  déplorables,  car  ils  sont  pleins  de  dangers 
pour  le  lendemain.  Une  liquidation  balkanique  bien  faite 
aurait  dû  assurer  à  la  fois  un  équilibre  des  puissances  des 
Balkans  proportionnel  à  leur  force  d'avant  la  guerre  et  une 
attribution  des  territoires  conforme  dans  les  grandes  lignes 
aux  vœux  des  populations.  De  toute  manière,  ce  dernier  point 
était  difficile  à  établir,  les  nationalités  étant  emmêlées  au  plus 
haut  degré.  Mais  avec  des  sacrifices,  des  arrangements  et  des 
assurances  réciproques,  un  état  de  choses  convenable  pouvait 
être  établi. 

Monastir  paraissait  devoir  être  le  point  d'oii  rayonneraient 
toutes  les  dominations.  A  la  veille  de  la  guerre,  on  pouvait 
tracer  sur  une  carte  de  Macédoine  deux  lignes  :  l'une  partant 
du  lac  d'Okrida,  aboutissant  à  Monastir  et  à  Salonique  ;  l'autre 
partant  de  Prizrend,  passant  à  Uskub  et  rejoignant  la  fron- 
tière serbe.  Ainsi  la  Macédoine  et  la  Vieille-Serbie  étaient  di- 
visées en  trois  parties,  l'Albanie  mise  à  part  :  dans  l'ensemble 
et  avec  d'infimes  exceptions,  les  Grecs  dominaient  au  Sud  de 
la  première  ligne,  les  Serbes  à  l'Ouest  de  la  seconde  et  les 
Bulgares  entre  les  deux  ;  mais  la  part  des  Serbes,  même  en 
leur  attribuant  le  débouché  sur  l'Adriatique,  aurait  été  un  peu 
faible  et  l'équilibre  des  forces  demandait  qu'on  la  grossisse. 
Leur  assurer  la  plaine  d'Uskub  et  la  région  d'entre  Uskub  et 
Monastir  au  moins  jusqu'à  Kirchevo  n'était  pas  exagéré,  d'au- 
tant que  si  ce  pays  se  disait  bulgare,  il  avait  été  longtemps 
simplement  slave  et  la  conversion   au  <c  bulgarisme  »  était 


l'albanie  autonome  et  l'europk  423 

récente.  Ainsi  le  centre  des  Balkans,  Monastir,  le  lac  dOkrida 
et  la  chaîne  de  Ferizovic  à  Koritza  devenaient  le  centre  de  dis- 
persion des  souverainetés  serbe,  bulgare,  grecque,  albanaise. 
Une  telle  liquidation  pouvait  préparer  un  statu  quo  à  la  fois 
définitif,  équitable  et  équilibré. 

L'initiative  autrichienne  rejetant  la  Serbie  de  l'Adriatique, 
la  lançant  ainsi  par  contre-coup  contre  la  Bulgarie,  a  produit 
la  victoire  serbo-grecque  et  le  partage  de  territoires  que  l'on 
connaît,  légitime  fruit  de  la  victoire  si  l'on  veut,  mais  anor- 
mal et  gros  de  périls  :  non  seulement  les  parts  ne  sont  plus 
équilibrées,  mais  on  taille  en  plein  corps  dans  des  populations 
d'autres  nationalités  pour  les  rattacher  à  des  souverainetés 
contraires  à  leurs  vœux. 

La  paix  de  Bucarest  est  donc  une  paix  boiteuse;  elle  porte 
en  elle-même  les  germes  qui  la  remettront  en  question  ;  est- 
ce  la  faute  de  la  Boumanie,  de  la  Serbie  et  de  la  Grèce?  Celles- 
ci  ne  pouvaient  agir  autrement  qu'elles  ont  fait;  à  la  demande 
de  revision  de  la  paix  formulée  par  l'Autriche,  elles  auraient 
pu  répondre:  «  Nous  acceptons;  nous  reconnaissons  avoir 
«  enlevé  à  la  Bulgarie  des  territoires  qui  sont  habités  par  ses 
«  fils;  nous  savons  que  jamais  un  Macédonien  bulgare  du 
«  royaume  n'oubliera  que  les  Serbes  détiennent  Monastir  et 
«  Okrida,  le  monastère  de  Saint-Naoum  et  les  couvents  bul- 
(c  gares;  que  les  Grecs  possèdent  les  régions  centrales  oii  les 
«  Bulgares  sont  l'immense  majorité;  l'exemple  de  l'Occident 
«  montre  que  les  annexions  injustes,  même  si  les  circon- 
«  stances  les  expliquent,  pèsent  sur  le  cours  de  l'histoire  ;  mais 
«  alors  rendez-nous,  à  nous  Grecs,  cette  Epire  que  vous  nous 
•(  refusez  ;  rendez-nous,  à  nous  Serbes,  ce  débouché  vers 
«  l'Adriatique  dont  vous  nous  interdîtes  les  abords.   » 

La  revision  des  traités  de  Londres  et  de  Bucarest  serait  infi- 
niment désirable,  mais  elle  dépend  de  l'Autriche  et  de  l'Italie. 
Elle  devrait  porter  sur  quatre  points  pour  se  conformer  aux 
droits  des  nationalités  et  à  l'équilibre  des  forces  :  l*"  maintenir 
la  frontière  bulgaro-turque  établie  par  l'entente  directe  des 
deux  Etats,  les  Bulgares  n'ayant  d'ailleurs  aucun  droit  sur  la 
Thrace,  qui  n'est  pas  bulgare;  concéder  par  contre  aux  Bul- 
gares des  territoires  dans  le  centre  de  la  Macédoine,  oîi  do- 
mine leur  nationalité;  2°  donner  à  la  Grèce  l'Epire  jusqu'au 
golfe  de  Vallona  et  au  cours  de  la  Vopussa;  3"  assurer  à  la 
Serbie  un  port  commercial  et  une  voie  d'accès  à  l'Adriatique; 
4°  laisser  à  l'Albanie  la  vallée  de  Dibra  et  reporter  1^  frontière 
aux  sources  du  Vardar.  C'est  assez  dire  que  la  refonte  juste  et 
équilibrée  des  traités  est  aussi  improbable  qu'elle  serait  sou- 
haitable. 


424  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Pour  l'avenir,  pour  la  sécurité  et  la  bonne  organisation  de 
l'Albanie,  la  politique  autrichienne  aura  des  suites  déplo- 
rables; au  lieu  de  créer  un  Etat  bien  constitué,  on  l'ampute 
d'un  côté  et  on  l'alourdit  d'un  autre  d'un  poids  mort.  Dibra, 
et  sa  vallée  sont  partie  intégrante  de  l'Albanie;  les  lui  enlever, 
c'est  créer  une  cause  de  perpétuel  dissentiment  entre  Serbes 
et  Albanais;  la  vallée  est  entourée  de  hautes  montagnes  qui 
servent  de  repaire  aux  tribus,  dont  la  ville  est  le  marché  ; 
l'hiver,  elle  est  coupée  de  toute  communication;  une  gorge 
resserrée,  celle  du  Drin  noir,  la  met  en  relation  difficile  avec 
Okrida,  une  autre  avec  Kukus  et  la  vallée  du  Drin  blanc.  J'ai 
séjourné  dans  ces  tribus,  je  connais  leur  état  d'esprit  et  j'es- 
time qu'une  telle  annexion,  sans  profit  pour  la  Serbie,  ne  ser- 
vira qu'à  être  une  occasion  permanente  de  conflit  avec  les 
Albanais.  Dibra  doit  rester  à  l'Albanie  et  n'est  pour  les  Serbes 
qu'un  présent  dangereux.  Mais  si  on  le  leur  retire,  on  leur  doit 
leur  vraie  compensation,  celle  qu'on  leur  refuse,  le  port  libre 
et  le  débouché  commercial. 

Par  contre  quel  poids  mort  va  traîner  l'Albanie  en  Epire  !  Les 
populations  orthodoxes  de  la  langue  grecque  se  disaient  alba- 
naises contre  le  Turc  musulman,  mais  elles  se  sentent  grecques 
contre  l'Albanie  musulmane.  Ici  encore  l'Autriche  et  l'Italie 
mettent  leur  honneur  à  soutenir  des  conceptions  qui  ne  corres- 
pondent à  aucun  de  leurs  intérêts  essentiels;  elles  voudraient 
créer  au  nouvel  Etat  le  maximum  d'embarras  qu'elles  ne  s'y 
prendraient  pas  autrement. 

Ainsi  les  plus  graves  difficultés  du  présent  et  de  l'avenir  ne 
sont  pas  dans  les  Balkans  le  fait  de  la  création  d'une  Albanie 
autonome,  conception  juste  et  je  dirais  nécessaire  ;  mais  elles 
sont  le  résultat  de  la  politique  autrichienne,  et  dans  une 
moindre  proportion  de  la  politique  italienne  ;  c'est  à  ces  diplo- 
maties et  à  elles  seules  que  l'on  doit  la  mauvaise  répartition 
des  territoires  et  ses  conséquences  :  l'état  instable  des  Balkans, 
les  menaces  de  l'avenir,  les  mauvaises  frontières  de  l'Albanie 
démembrée  au  Nord,  alourdie  au  Sud,  les  difficiles  relations 
avec  ses  voisins  que  ménage  à  celle-ci  une  telle  situation. 


L'Albanie  autonome  existe  de  par  la  force  de  sa  nationalité 
et  la  volonté  de  l'Europe.  D'après  le  spectacle  des  hommes  et 
des  choses,  est-il  possible  d'esquisser  les  grands  traits  de  sa 
vie  politique  de  demain?  Sa  vie  politique  internationale  est 
née  d'événements  qui  ont  donné  de  nouvelles  directions  aux 
diplomaties  européennes  et  modifié  profondément  l'équilibre 


l'albanie  autonome  et  l'europe  42o 

de  notre  continent.  Dans  les  causes  qui  ont  amené  ces  événe- 
ments, les  Albanais  ont  une  part  capitale  :  leur  révolte,  leur 
triomphe  et  l'anarchie  qui  en  est  résultée  en  Turquie  ont  pro- 
voqué les  convoitises  et  ruiné  la  force  de  résistance  de  l'Empire 
turc  en  Europe;  je  l'ai  montré  dans  l'Albanie  inconnue.  Si  la 
question  albanaise  a  eu  de  si  profonds  retentissements  sur 
l'Europe  au  moment  de  la  naissance  de  cet  Etat,  est-il  exagéré 
de  croire  que  sa  vie  politique  aura  une  répercussion  non 
moins  capitale  sur  l'équilibre  diplomatique  du  vieux  monde? 

Qu'on  veuille  bien  y  songer.  On  dit  habituellement  :  l'Alba- 
nie va  être  un  jouet  entre  les  mains  de  l'Autriche  et  de  l'Italie; 
ce  sera  un  fantôme  d'Etat  autonome  ;  Vallona,  Durazzo,  Scutari, 
seront  les  capitales  nominales,  Vienne  et  Rome  les  capitales 
réelles.  Aussi  par  avance  reculent-elles  le  plus  possible  les 
limites  de  ces  frontières  pour  agrandir  le  gâteau  à  partager. 
La  création  de  l'Albanie,  conclut-on,  n'est  qu'une  hypocrisie 
diplomatique  pour  cacher  une  mainmise  des  deux  Etats  sur 
une  partie  des  Balkans. 

Laissons  pour  un  instant  les  vues  actuelles  de  la  Consulta 
et  du  Ballplatz  et  considérons  seulement  la  réalité  :  est-on  si 
assuré  que  l'Albanie  ne  sera  qu'un  jouet  entre  les  mains  des 
deux  puissances  de  la  Triplice?  Est-on  si  assuré  que  les  deux 
partenaires  tireront  dans  le  même  sens  les  ficelles  de  ce  jouet? 

Je  ne  crois  point,  pour  ma  part,  à  une  mainmise  facile  sur 
l'Albanie.  La  Bulgarie  voisine  donne  une  éclatante  leçon  de 
choses  sur  l'ingratitude  des  Etats  et  cependant  la  race,  la  reli- 
gion, la  fraternité  d'armes,  rapprochent  la  Bulgarie  de  la 
Russie  ;  combien  vite  cependant  la  libération  par  le  peuple 
frère  a-t-elle  été  oubliée  à  Sofia  !  Les  Albanais  sont-ils  moins 
farouches  que  les  Bulgares?  Ont-ils  avec  l'Autriche  et  l'Italie  des 
souvenirs  et  des  parentés  analogues?  J'ai  quelque  tendance  à 
penser  que  les  beys,  qui  ne  sont  point  sans  finesse,  ménageront 
les  deux  puissances  aussi  longtemps  qu'il  le  faudra,  recevront 
leurs  dons  accueilleront  leurs  envoyés  et  leur  argent,  leurs 
banques  et  leurs  ingénieurs;  mais  que  loin  d'être  des  jouets, 
c'est  eux  qui  se  joueront  de  leurs  protecteurs  à  double  tête.  En 
ce  moment  commence  une  partie  extrêmement  curieuse  :  de 
chaque  côté  on  va  escompter  les  divisions  futures  de  l'adver- 
saire; l'Albanais  regarde  les  deux  alliés  et  se  demande  comment 
il  mangera  aux  deux  râteliers  sans  être  lui-même  mangé;  les 
deux  alliés  considèrent  les  Albanais  et  cherchent  comment  ils 
pourront  semer  la  division  entre  eux  pour  les  dominer  par  un 
de  leurs  hommes  de  confiance.  Dans  une  telle  partie,  si  un 
Albanais  peut  se  faire  écouter,  il  a  beau  jeu,  car  une  interven- 


-426  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

tien  par  occupation  et  partage  rencontre  le  plus  grand  obstacle  ; 
c'est  le  même  point  et  un  seul,  Vallona,  son  port  et  sa  région, 
dont  la  non-occupation  par  l'autre  partenaire  est  d'intérêt 
fondamental  pour  l'Autriche  si  elle  ne  veut  pas  être  embou- 
teillée dans  l'Adriatique,  et  pour  l'Italie  si  elle  ne  veut  pas 
voir  toutes  ses  côtes  adriatiques  tenues  sous  la  menace  d'un 
Vallona  autrichien. 

Dès  lors  qui  ne  voit  le  rôle  que  va  jouer  l'Albanie  dans  la 
politique  générale  ?  C'est  pour  y  assurer  le  statu  quo,  autant 
que  pour  se  prémunir  contre  une  attaque  en  Lombardie  que 
l'Italie  a  souscrit  au  pacte  triplicien  avec  l'Autriche.  Si  en 
Albanie,  de  négative  la  politique  des  deux  alliés  devient  posi- 
tive, que  va-t-il  en  sortir?  Elles  ont  mis  la  main  dans  l'engre- 
nage, les  voici  face  à  face,  côte  à  côte;  hier  elles  accordaient 
leurs  intérêts  et  faisaient  un  mariage  contre  leur  inclination; 
mais  voici  qu'il  faut  cohabiter  ;  observons  le  nouveau  ménage. 

Une  attitude  d'observation  et  d'expectative  est  la  seule  en 
effet  qui  convienne  à  notre  pays  en  Albanie.  Mais  ce  désinté- 
ressement ne  doit  pas  être  un  oubli,  car  d'Albanie  peuvent 
naître  des  événements  susceptibles  de  modifier  à  nouveau 
l'équilibre  européen.  L'arbitre  de  Berlin,  au  gantelet  de  fer, 
réussira-t-il  toujours  à  imposer  sa  décision  en  cas  de  péril?  Qui 
peut  le  dire?  L'Italie  aurait  tort  de  se  plaindre  de  l'allié  alle- 
mand qui  lui  a  donné  le  temps  depuis  1878  de  se  fortifier  pour 
parler  en  égal  de  l'empire  voisin.  Mais  la  monarchie  habsbour- 
geoise peut  se  croire  jouée;  Bismarck  lui  a  montré  les  Balkans 
pour  la  détourner  du  Nord  ;  son  expansion  balkanique  est  arrê- 
tée, le  commerce  allemand  y  remplace  le  sien  et  voici  qu'en 
Albanie  c'est  l'autre  allié  qu'elle  rencontre,  parce  qu'en  trente 
ans  la  Triple  Alliance  a  donné  à  celui-ci  le  temps  de  grandir. 

Qui  peut  dire  si  l'Albanie  n'amènera  pas  le  jour  oii  l'Empire 
allemand  sera  incapable  de  maintenir  les  deux  alliés  dans 
l'obédience,  oi!i  l'un  ou  l'autre  voudra  satisfaire  ses  ambitions 
et  libérer  sa  politique?  Qui  peut  dire  si  l'affaire  d'Albanie 
ne  deviendra  pas  une  nouvelle  affaire  des  duchés?  11  ne  fau- 
drait pas  alors  recommencer  l'impardonnable  abandon  de  la 
diplomatie  du  second  empire,  faute  d'initiative  et  de  volonté. 
Si  au  contraire  l'Albanie  devient  pour  un  temps  une  Egypte 
italo-aufrichienne  dont  le  canal  d'Olrante  serait  l'isthme  de 
Suez,  qui  peut  dire  combien  de  temps  dureront  chacune  des  pé- 
riodes d'histoire  de  ce  condominium,  ni  comment  il  finira? 

Gabriel  Louis- Jaray. 


ClffiONIQUES   DE  LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


La    paix   serbo-turque. 

Après  d'interminables  négociations  qui  n'ont  pu  d'ailleurs  aboutir 
que  grâce  à  l'intervention  médiatrice  de  la  Russie,  la  paix  serbo- 
turque  a  été  signée  le  14  mars  à  Constantinople  et  les  relations  di- 
plomatiques ont  été  immédiatement  reprises  entre  les  deux  Etats. 
Voici  le  texte  officiel  du  traité  de  paix: 

TRAITÉ    DE    PAIX     ENTRE    LA    TURQUIE    ET     LA    SERBIE 

Sa  Majesté  l'empereur  des  Ottomans  et  Sa  Majesté  le  roi  de  Serbie, 
animés  d'un  égal  désir  de  consolider  les  liens  de  paix  et  d'amitié,  heu- 
reusement rétablis  entre  eux,  et  de  faciliter  la  reprise  des  relations  nor- 
males entre  les  deux  pays,  ont  résolu  de  conclure  un  traité  à  cet  effet,  et 
ont  nommé  pour  leurs  plénipotentiaires  : 

Sa  Majesté  l'empereur  des  Ottomans,  S.  E.  Ahmed  Réchid  bey,  direc- 
teur général  des  affaires  politiques  au  ministère  impérial  des  Affaires 
étrangères  ; 

Sa  Majesté  le  roi  de  Serbie,  S.  E.  M.  Dragomir  L.  Stéfanovitch, 
ancien  secrétaire  général  du  ministère  des  AÛaires  étrangères,  directeur 
de  la  division  administrative  du  ministère  des  Affaires  étrangères; 

Lesquels,  après  s'être  communiqué  leurs  pleins  pouvoirs  trouvés  en 
bonne  et  due  forme,  sont  convenus  de  ce  qui  suit  : 

Article  premier.  —  Les  deux  hautes  parties  contractantes  consi- 
dèrent le  traité  de  Londres,  du  30  mai  1913,  comme  ratifié  en  ce  qui  les 
concerne. 

Il  y  aura,  à  dater  de  la  signature  du  présent  traité,  paix  et  amitié  entre 
la  Serbie  et  la  Turquie. 

Les  traités,  conventions  et  actes  conclus  ou  non  en  vigueur  entre  les 
deux  pays  au  moment  de  la  rupture  des  relations  diplomatiques,  seront 
remis  intégralement  en  vigueur  à  partir  de  la  signature  du  présent  traité 
et  les  deux  gouvernements  seront  placés,  l'un  vis-à-vis  de  l'autre,  ainsi 
que  leurs  sujets  dans  la  même  situation  où  ils  se  trouvaient  avant  les 
hostilités. 

Dès  que  le  présent  traité  aura  été  signé,  les  relations  diplomatiques  et 
consulaires  entre  la  Serbie  et  la  Turquie  seront  reprises. 

Art.  2.  —  Les  prisonniers  de  guerre  et  les  otages  seront  échangés 
dans  le  plus  bref  délai  possible  à  partir  de  la  signature  du  présent 
traité. 


^28  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Les  dépenses  supportées  par  les  deux  gouvernements  pour  l'entretien 
de  ces  prisonniers  et  otages,  seront  considérées  comme  compensées. 

Toutefois,  la  solde  payée  aux  officiers,  pendant  leur  captivité,  sera 
remboursée  par  l'Etat  dont  ils  relèvent. 

Akt.  3.  —  Une  amnistie  pleine  et  entière  est  accordée,  de  part  et  d'autre, 
à  toutes  les  personnes  comprises  dans  les  événements  politiques  qui  ont 
précédé  ou  suivi  la  déclaration  de  la  guerre. 

Eli  conséquence,  aucun  individu  ne  pourra  être  poursuivi,  inquiété,  ni 
troublé  dans  sa  personne  ou  sa  propriété  ou  dans  l'exercice  de  ses  droits, 
en  raison  d'actes  ayant  une  relation  quelconque  avec  la  guerre,  et  toutes 
condamnations  judiciaires  ou  mesures  administratives,  motivées  par  des 
faits  de  cette  nature,  seront  ipso  facto  annulées. 

Art.  4.  —  Les  individus  domiciliés  dans  les  territoires  cédés  à  la  Serbie, 
deviendront  sujets  serbes. 

Ils  auront  la  faculté  d'opter  pour  la  nationalité  ottomane  moyennant 
une  déclaration  écrite  à  l'autorité  serbe  compétente  dans  l'espace  de 
trois  ans  à  partir  de  la  signature  du  présent  traité,  déclaration  qui  sera 
enregistrée  aux  consulats  impériaux  ottomans.  Cette  déclaration  sera 
remise  à  l'étranger  aux  chancelleries  des  consulats  serbes  et  enregistrée 
par  les  consulats  ottomans.  Toutefois,  l'exercice  de  ce  droit  d'option  est 
subordonné  au  transfert  du  domicile  des  intéressés  hors  de  la  Serbie. 

Les  origines  des  territoires  cédés,  qui  sont  domiciliés  à  l'étranger, 
auront  le  même  délai  pour  opter  en  faveur  de  la  nationalité  serbe.  Ils 
devront  remettre,  à  cet  effet,  aux  chancelleries  des  consulats  ottomans, 
une  déclaration  e'crite  qui  sera  enregistrée  aux  consulats  serbes.  Il  est 
bien  entendu  que  ces  individus,  une  fois  devenus  serbes,  ne  pourront 
plus  retourner  en  Turquie. 

L'option  sera  individuelle. 

En  ce  qui  concerne  les  enfants  mineurs,  le  délai  d'option  commencera 
à  courir  à  partir  de  la  date  où  ils  auront  atteint  l'âge  de  la  majorité. 

Les  personnes  qui,  par  suite  de  l'exercice  de  leur  droit  d'option,  seront 
astreintes  au  transfert  de  leur  domicile,  auront  le  droit  de  faire  passer  en 
franchise  des  droits  de  sortie  leurs  biens  meubles.  Quant  à  leurs  biens 
immeubles  de  toutes  catégories,  elles  auront  le  droit  de  les  conserver  et 
de  les  faire  administrer  par  des  tiers. 

Pendant  ledit  délai  d'option,  les  musulmans  des  territoires  cédés  ne 
seront  pas  astreints  au  service  militaire,  ni  ne  paveront  aucune  taxe 
militaire. 

Art.  5.  —  Les  droits  de  propriété  foncière  des  particuliers  et  des  per- 
sonnes morales,  dans  les  territoires  cédés,  acquis  conformément  à  la  loi 
ottomane  antérieurement  à  l'occupation  de  ces  territoires  par  la  Serbie, 
seront  respectés;  et  nul  ne  pourra  être  privé  de  sa  propriété  que  pour 
cause  d'utilité  publique,  dûment  constatée,  et  moyennant  une  juste  et 
préalable  indemnité. 

De  même,  tous  les  droits  en  général  acquis  jusqu'à  l'occupation  des 
territoires  cédés,  ainsi  que  les  actes  judiciaires  et  titres  officiels  émanant 
des  autorités  ottomanes  compétentes,  seront  respectés  et  inviolables  jus- 
qu'à preuve  légale  du  contraire. 

Cet  article  ne  préjuge  en  rien  les  décisions  que  pourrait  prendre  la 
Commission  financière  des  affaires  balkaniques  siégeant  à  Paris. 

Art,  6.  —  Les  biens  particuliers  de  Sa  Majesté  impériale  le  sultan, 
ainsi  que  ceux  des  membres  de  la  dynastie  impériale,  seront  maintenus 
et  respectés.  Sa  Majesté  impériale  et  les  membres  de  la  dynastie  impé- 
riale pourront  les  vendre  ou  les  affermer  par  des  fondés  de  pouvoirs. 


LES   AFFAIRES    d'oRIENT  429 

Tous  les  différends  ou  litiges  qui  surviendraient  dans  l'interprétation  ou 
l'application  des  stipulations  précédentes,  seront  réglés  par  un  arbitrage 
à  La  Haye,  en  vertu  d'un  compromis  à  conclure. 

Quant  aux  biens  du  domaine  privé  de  l'Etat  ottoman,  sis  dans  les  terri- 
toires cédés,  la  propriété  en  étant  réclamée  par  les  deux  gouvernements, 
les  parties  contractantes  ont  convenu  de  soumettre  également  cette 
question  à  un  tribunal  arbitral  à  La  Haye,  en  vertu  d'un  compromis  à 
conclure.  Le  nombre  et  l'étendue  des  propriétés  en  question  se  trouve 
dans  la  liste  jointe  au  présent  traité. 

Art.  7.  —  Les  vakoufs  Idjaréi-Hahidé,  Idjarétein,  Moukataa  qu'ils 
soient  Mazbonta,  Mulhakka  ou  Mustesna.  dans  les  territoires  cédés, 
constitués  comme  tels  conformément  aux  lois  ottomanes  avant  l'occupa- 
tion serbe,  seront  respectés. 

Les  vakoufs  de  chaque  circonscription  devront  être  administrés,  selon 
les  lois  et  dispositions  du  Chéri,  par  la  communauté  musulmane  respec- 
tive. C'est  la  personnalité  morale  de  cette  dernière  qui  sera  considérée 
comme  propriétaire  de  ces  vakoufs.  Ces  communautés  respecteront  les 
droits  des  Mutévellis  et  Gallédars. 

Tous  les  immeubles  vakoufs, urbains  et  ruraux,  Mezbouta  ou  Mulhakka, 
sis  dans  les  territoires  cédés  à  la  Serbie,  et  dont  les  revenus  appartiennent 
à  des  fondations  pieuses  ou  de  bienfaisance  se  trouvant  en  Turquie, 
seront  également  administrés  par  lesdites  communautés  musulmanes, 
jusqu'à  ce  qu'ils  soient  vendus  par  le  ministère  de  l'Evkaf  ;  au  cas  où 
plusieurs  acheteurs  se  présentent,  les  sujets  serbes  auront  le  droit  de  pré- 
férence à  conditions  légales.  Il  est  bien  entendu  que  les  droits  des  Gallé- 
dars, sur  les  vakoufs  précités,  seront  respectés  par  ledit  ministère. 

Le  régime  des  vakoufs  ne  pourra  être  modifié  que  par  indemnisation 
juste  et  préalable. 

Les  dîmes  vakoufs  étant  supprimées,  si,  à  la  suite  de  cette  suppression, 
certains  tekkés,  mosquées,  médressés,  écoles,  hôpitaux  et  autres  institu- 
tions religieuses  et  de  bienfaisance  des  territoires  cédés  à  la  Serbie,  n'ont 
pas,  à  l'avenir,  des  revenus  suffisants  pour  leur  entretien,  le  gouvernement 
royal  de  Serbie  accordera  les  subventions  nécessaires  â  cet  effet. 

Toutes  contestations  au  sujet  de  l'interprétation  ou  des  dispositions  du 
présent  article,  seront  tranchées  par  voie  d'arbitrage  à  La  Haye. 

Art.  8.  —  Le  gouvernement  serbe  reconnaît  aux  sujets  serbes  mu- 
sulmans dans  les  territoires  cédés  les  mêmes  droits  civils  et  politiques 
que  ceux  reconnus  aux  autres  sujets  serbes  appartenant  à  d'autres  cultes 
dans  ces  territoires.  Ils  jouiront  de  la  plus  grande  liberté  dans  la  pratique 
de  leur  culte  et  leurs  coutumes  seront  respectées. 

Le  nom  de  Sa  Majesté  impériale  le  sultan  comme  khalife,  continuera  à 
être  prononcé  dans  les  prières  publiques  des  musulmans. 

Les  communautés  musulmanes  existant  dans  les  territoires  cédés  ou 
qui  pourraient  s'y  former,  leur  personnalité  morale,  leur  organisation 
hiérarchique  et  leur  patrimoine  seront  reconnus  et  appréciés.  Aucune 
entrave  ne  pourra  être  apportée  aux  rapports  des  communautés  et  des 
particuliers  musulmans  avec  leurs  chefs  spirituels  qui  relèveront  du 
cheikh-ul-islamat  à  Constantinople  dans  toutes  les  matières  définies  dans 
le  présent  traité. 

Les  muftis,  chacun  dans  sa  circonscription,  seront  élus  par  des  électeurs 
musulmans  parmi  les  sujets  serbes. 

Le  mufti  en  chef  sera  nommé  par  Sa  Majesté  le  roi  de  Serbie,  parmi  les 
trois  candidats  élus  par  et  parmi  les  muftis  de  la  Serbie  réunis  spécia- 
lement à  cet  effet. 


430  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

Le  gouvernemeut  serbe  notifiera  la  nomination  du  mufti  en  chef,  par 
l'intermédiaire  de  sa  légation  k  Constantinople,  au  cheikh-ul-islamat,  qui 
lui  fera  parvenir  un  menchour  et  le  murassélé  autorisant  le  mufti  en  chef 
à  exercer  ses  fonctions,  et  à  accorder,  de  son  côté,  aux  autres  muftis  de 
Serbie,  le  droit  de  juridiction  et  celui  de  rendre  des  fetvas,_ 

Le  mufti  en  chef  et  les  muftis,  ainsi  que  le  personnel  de  leurs  bureaux 
auront  les  mêmes  droits  et  les  mêmes  devoirs  que  les  autres  fonction- 
naires publics  serbes. 

Le  mufti  en  chef  vérifie  si  le  mufti  élu  réunit  toutes  les  qualités  requises 
par  la  loi  du  Chéri. 

Les  communautés  musulmanes  étant  aussi  chargées  de  l'administration 
et  de  la  surveillance  des  vakoufs,  le  mufti  en  chef  aura,  parmi  ses  attri- 
butions principales,  celle  de  leur  demander  la  reddition  de  leurs  comptes 
et  de  faire  préparer  les  états  de  comptabilités  y  relatifs. 

Les  muftis,  outre  leur  compétence  dans  les  affaires  purementTeli- 
gieuses  et  leur  surveillance  sur  l'administration  des  biens  vakoufs,  exer- 
ceront leur  juridiction,  entre  musulmans,  en  matière  de  mariage,  divorce, 
pensions  alimentaires  (néfaca),  tutelle,  curatelle,  émancipations  des 
mineurs,  testaments  islamiques  et  succession  au  poste  de  Mutévelli 
(tevliet). 

Quant  aux  successions,  les  parties  musulmanes  intéressées  pourront, 
après  accord  préalable,  avoir  recours  au  mufti  en  qualité  d'arbitre.  Contre 
le  jugement  arbitral  ainsi  rendu,  toutes  les  voies  de  recours  devant  les 
tribunaux  du  pays  seront  admises,  à  moins  d'une  clause  contraire  expres- 
sément stipulée. 

Les  heudjets  et  jugements  rendus  par  les  muftis  seront  examinés  par 
le  mufti  en  chef  qui  les  confirmera  s'il  les  trouve  conformes  aux  pres- 
criptions de  la  lui  du  Chéri. 

Les  jugements  rendus  par  les  muftis  seront  mis  à  exécution  par  les 
autorités  serbes  compétentes . 

Art.  9.  —  Toutes  les  écoles  privées  musulmanes  existantes,  y  compris 
les  écoles  des  Arts  et  Métiers  à  Uskub  et  à  Monastir,  ou  qui  seront 
créées  par  des  particuliers  ou  des  commissions  locales  composées  de 
notables  musulmans,  seront  reconnues,  et  les  Liens  de  rapport  dont  elles 
disposent  depuis  leur  création  pour  subvenir  à  leurs  frais  seront  res- 
pectés. 

Il  sera  reconnu  à  ces  écoles  privées  musulmanes  le  droit  de  faire  l'en- 
seignement dans  la  langue  turque,  en  conformité  du  programme  officiel 
avec  enseignement  obligatoire  de  la  langue  serbe. 

Une  institution  spéciale  sera  créée  par  le  gouvernement  serbe  pour 
former  des  muftis. 

Outre  les  inspecteurs  de  l'instruction  publique  en  Serbie,  le  mufti  en 
chef  et  lee  muftis  pourront  inspecter  ces  écoles. 

Art.  10.  —  Le  tombeau  du  sultan  Mourad  le  Haudavendiguar,  situé  à 
Cossovo  sera,  avec  toutes  ses  dépendances,  maintenu  et  respecté.  Il  sera 
entretenu  et  desservi,  aux  frais  du  gouvernement  impérial  ottoman,  par 
des  personnes  nommées  par  le  mufti  en  chef. 

Le  terrain  sur  lequel  se  trouvent  le  tombeau  et  les  dépendances  «n 
question,  ne  sera  exproprié  ni  pour  cause  d'utilité  publique  ni  pour  aucun 
autre  motif. 

Les  deux  hautes  parties  contractantes  s'engagent  à  donner  à  leurs 
autorités  provinciales  des  ordres  afin  de  faire  respecter  les  cimetières 
et  particulièrement  les  tombeaux  des  soldats  tombés  sur  le  champ 
d'honneur. 


LES   AFFAIRES   d'ORIENT  431 

Les  autorités  n'empêcheront  pas  les  parents  et  amis  d'enlever  les  osse- 
ments de  leurs  morts  inhumés  en  terre  étrangère. 

En  cas  d'expropriation  des  cimetières  publics  musulmans  pour  cause 
d'utilité  publique,  le  gouvernement  serbe  sera  tenu  d'indemniser  les  com- 
munautés musulmanes  propriétaires  de  ces  cimetières,  en  leur  versant  le 
montant  de  la  valeur  des  terrains  expropriés. 

Art.  11.  —  Le  gouvernement  royal  de  Serbie  étant  subrogé  aux  droits 
charges  et  obligations  du  gouvernement  impérial  ottoman  à  l'égard  de  la 
Compagnie  des  chemins  de  fer  orientaux  et  de  la  Société  de  Salonique- 
Monastir,  pour  les  parties  de  ces  chemins  de  fer  situées  dans  les  territoires 
cédés  à  la  Serbie,  toutes  les  questions  y  relatives  seront  déférées  à  la  Com- 
mission financière  des  affaires  balkaniques  siégeant  à  Paris. 

Art.  12.  —  Le  présent  traité  sera  ratifié  et  les  ratifications  en  seront 
échangées  à  Constantinople  dans  le  délai  d'un  mois  à  partir  de  sa  signa- 
ture ou  plus  tôt  que  faire  se  pourra. 

En  foi  de  quoi  les  plénipotentiaires  l'ont  signé  et  y  ont  apposé  leurs 
cachets. 

Fait  à  Stamboul  en  deux  exemplaires. 

Pour  la  Turquie  Pour  la  Serbie 

Ahmed  Réchid  Dragomir  Stéfanovitch 

Le  premier  quatorze  mars  1914. 


ECHANGE   DE   LETTRES 


Lettre  envoyée  par  M.  Dragomir  L.  Stéfanovitch  à  Réchid  bey  : 

Votre  Excellence  a  bien  voulu  me  faire  part  du  désir  du  gouvernement 
impérial  ottoman  d'annexer  au  traité  serbo-turc  signé  aujourd'hui,  un  pro- 
tocole garantissant  leur  retour  au  culte  musulman  des  mosquées,  sises 
dans  les  territoires  cédés  à  la  Serbie,  qui  seraient  transformées  en 
églises. 

D'ordre  de  mon  gou.vernement,  j'ai  l'honneur  de  déclarer  à  Votre 
Excellence,  qu'aucune  mosquée  dans  lesdits  territoires  n'a  été  transformée 
en  église,  et  que  toutes  les  institutions  religieuses  musulmanes  seront 
respectées,  ce  qui  a  été  d'ailleurs  expressément  stipulé  dans  le  traité 
précité. 

Dès  lors,  le  cabinet  de  Belgrade  pense  que  la  signature  d'un  tel  protocole 
ne  présente  aucune  utilité. 

Persuadé  que  le  gouvernement  impérial  ottoman  partage  l'opinion  du 
gouvernement  royal  de  Serbie  à  ce  sujet,  je  prie  Votre  Excellence  de  bien 
vouloir  agréer  les  assurances  de  ma  très  haute  considération. 

Lettre  adressée  par  Réchid  bey  à  M.  Dragomir  L.  Stéfanovitch  : 

J'ai  l'honneur  de  déclarer  à  Votre  Excellence,  au  nom  du  gouvernement 
impérial  ottoman,  que  si  parmi  les  originaires  chrétiens  des  territoires 
cédés,  domiciliés  en  Turquie,  il  s'en  trouvait  qui  voudraient  abandonner 
la  nationalité  serbe,  la  Sublime  Porte  est  disposée  à  leur  accorder  à  cet 
effet  toutes  '.les  facilités  compatibles  avec  les  lois  et  les  règlements  en 
vigueur  en  cette  matière. 


432  QUESTIONS    DIPLOMATIQUKS   ET    COLONIALES 


La  question  de  l'Epire. 


LA  RÉPONSE  DE  LA  GRÈCE  A  LA  DEMANDE  AUSTRO-ITALIENNE 

Le  gouvernement  hellène  n'a  pas  voulu  laisser  sans  réponse  les 
arguments  de  la  communication  isolée  que  lui  avaient  faite,  le  7  mars, 
les  ministres  d'Autriche  et  d'Italie  et  à  laquelle  le  ministre  allemand 
s'est  rallié  par  une  sorte  de  malentendu,  à  ce  que  l'on  a  dit  à 
Berlin  (1).  Le  ministre  des  AtFaires  étrangères  de  Grèce,  M,  Streit,  a 
remis  le  10  mars^  aux  représentants  de  l'Autriche- Hongrie  et  de 
l'Italie  à  Athènes,  la  note  verbale  que  voici  : 

Sur  le  premier  point  (garanties  d'ordre  scolaire,  religieux,  etc.,  à 
donner  aux  populations  orthodoxes  de  l'Albanie  méridionale),  la  Triple 
Alliance  s'est  contentée  de  remarquer  :  récemment  la  commission  de 
Vallona  a  inscrit  dans  ses  procès-verbaux  des  stipulations  assurant  qu'en 
Albanie  toutes  les  religions,  toutes  les  langues  seraient  tolérées.  Le  gou- 
vernement grec  déclare  ces  paroles  bien  insuffisantes.  Des  assurances 
beaucoup  plus  précises  sont  ici  nécessaires.  Du  reste,  l'article  62  du  traité 
de  Berlin  accorde  aux  populations  orthodoxes  (comme  à  tous  les  groupes 
ethniques  de  la  Turquie  alors  existante)  les  garanties  aujourd'hui 
demandées.  C'est  une  confirmation  de  leurs  biens  que  ces  populations 
réclament. 

Sur  le  deuxième  point  (rectification  de  frontière  au  Sud  d'Argyrocastro) 
la  Triple  Alliance  a  déclaré  qu'elle  s'en  tiendrait  aux  accords  conclus  avec 
M.  Venizelos  lors  de  sa  tournée  dans  les  capitales,  mais  que,  auparavant, 
l'évacuation  des  territoires  albanais  occupés  par  la  Grèce  devait  être 
accomplie.  La  Grèce  exprime  ses  remerciements. 

Sur  le  troisième  point  (rectification  de  frontière  dans  la  région  de 
Koriiza)  la  Grèce  exprime  ses  regrets  de  voir  sa  demande  refusée.  Elle 
ajoute  que  la  nécessité  d'une  démarcation  plus  précise  de  la  frontière  n'en 
subsiste  pas  moins.  La  ligne  indiquée  par  le  protocole  de  Florence  le  17  dé- 
cembre dernier  ne  correspond  pas  d'une  façon  assez  précise  à  la  réalité 
géographique. 

Sur  le  quatrième  point  (incorporation  des  recrues  épirotes  dans  la  gen- 
darmerie albanaise),  la  Triple  Alliance  a  promis  de  recommander  au  sou- 
verain albanais  le  vœu  émis  par  la  Grèce.  Le  gouvernement  d'Athènes 
s'élève  avec  vigueur  contre  l'emploi  d'une  telle  formule.  Elle  semble 
indiquer  que  l'enrôlement  des  Grecs  dans  la  gendarmerie  albanaise  est 
une  faveur.  Or,  il  s'agit  d'un  droit,  et  d'un  droit  qu'on  ne  peut  méconnaître, 
sans  dire  du  même  coup  que  les  habitants  de  langue  grecque  font  en  Alba- 
nie figure  de  demi-citoyens  et  non  de  citoyens  égaux  à  tous  les  autres 
éléments  de  la  population.  Depuis  que  les  puissances  s'emploient  à  mettre 
sur  pied  l'Etat  albanais,  il  a  été  admis  de  tous  cotés  que  la  seule  manière 
de  réussir  était  de  faire  appel  aux  chefs  locaux,  aux  autorités  autochtones. 
Ce  principe  doit  être  appliqué  dans  l'Albanie  du  Sud  aussi  bien  que  dans 
l'Albanie  du  Nord. 


(1)  Voir  les   Quesl.  Dipl.  et  Col.  du  16  mars  1914,  p.  365. 


LES   AFFAIRES   d'oRIENT  433 


L  AGITATION    EPIROTE 


1 


Les  informations  qui  parviennent  h  Athènes  des  différentes  loca- 
lités de  l'Epire  insurgée  signalent  qne  l'enthousiasme  des  populations 
ne  fait  que  grandir.  De  nombreux  combats  ont  lieu  presque  chaque 
jour  entre  les  volontaires  épirotes  et  la  gendarmerie  albanaise.  Des 
négociations  engagées  entre  le  colonel  Thompson,  représentant  le 
prince  d'Albanie,  et  M.  Carapanos,  représentant  le  gouvernement 
provisoire  épirote  ont  échoué.  Il  est  certain,  cependant,  que  le  mou- 
vement insurrectionnel  cessera  devantl'octroi  de  garanties  efifectives, 
mais  il  faudra  que  ces  garanties  soient  appuyées  par  une  autorité 
internationale  susceptible  de  pouvoir  les  maintenir. 


En  Albanie. 


LA   PROCLAMATION   DU   PRINCE   GUILLAUME   l" 

Le  13  mars,  le  prince  Guillaume  d'Albanie  a  adressé  la  proclama- 
tion suivante  à  son  peuple  ; 

Albanais! 
Aujourd'hui,  l'Albanie  libre  et  indépendante  entre  dans  la  nouvelle  his- 
toire. Le  destin  de  la  patrie  est  dorénavant  confié  au  roi,  à  la  sagesse  du 
gouvernement,  aux  vertus  patriotiques.  Le  chemin  à  parcourir  est  long  et 
parsemé  d'obstacles  ;  mais  aucun  obstacle  n'est  insurmontable  pour  un 
peuple  qui  a  des  traditions  célèbres  dans  l'histoire  ancienne  et  qui,  comme 
vous,  a  une  grande  volonté  de  travailler  et  de  progresser.  Notre  devoir 
celui  de  nos  successeurs  sera  toujours  la  recherche  du  bien-être  de  la 
nation,  avec  toutes  nos  forces.  Inspiré  par  ces  sentiments,  nous  avons 
accepté,  de  vos  mains,  la  couronne  albanaise. 

Albanais  ! 
Au  moment  où  nous  montons  sur  le  trône,  nous  attendons  que  tous,  vous 
accouriez  autour  de  votre  roi,  et  travaillez  avec  nous  pour  l'accomplisse- 
ment des  aspirations  nationales. 

Guillaume  I". 


LE   MINISTERE   ALBANAIS 

Le  ministère  albanais  est  ainsi' constitué  :  Turkan  pacha,  prési- 
dence du  Conseil  et  Affaires  étrangères  ;  Essad  pacha,  Guerre  et 
Finances;  Prince  Bibdoda,  Intérieur  et  postes  et  télégraphes  ;  Aziz 
pacha,  Justice  et  Cultes;  D'  TurtuUi,  Instruction  publique;  Assan  bey 
Pristina,  Agriculture  et  Commerce- 
Le  cabinet  du  prince  Guillaume  aura  pour  chef  le  capitaine  anglais 
Armstrong,  h  qui  seront  adjoints  le  capitaine  italien  Castoldi  et  le 
■vice-consul  autrichien  Buckberger  qui  ont  fait  partie  l'un  et  l'autre 
de  la  commission  de  délimitation  de  l'Albanie  méridionale. 

QuBST.  DiPL.  BT  Col.  —  t.  xxxvii.  28 


434  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

LE   TITRE    DU    SOUVERAIN   d'aLBANIE 

Le  Journal  des  Débats  donne  les  curieux  renseignements  que  voici 
sur  le  litre  que  les  Albanais  donnent  à  leur  nouveau  souverain.  Alors 
qu'en  Europe,  on  ne  parle,  officiellement  ou  non,  que  du  prince  d'Al- 
banie, les  sujets  de  Guillaume  de  Wied  n'ont  même  pas  attendu  son 
arrivée  à  Durazzo  pour  le  saluer  du  titre  de  roi,  et  l'on  se  souvient 
que,  le  21  février  dernier,  Essad  pacha,  haranguant  à  Neuwied  le 
nouveau  souverain,  l'a  d'abord  appelé  Altesse  (Lartësië),  mais  a  ter- 
miné son  discours  par  l'acclamation  :  Rroftë  Madhésia  e  tij  Mbreti  i 
Shqipëniës  :  Vive  Sa  Majesté  le  roi  d'Albanie  !  Le  mot  employé  en 
cette  circonstance,  inbret  (avec  l'article  défini  mbreti),  mérite  quelque 
attention.  Malgré  son  aspect  un  peu  étrange,  il  est  d'origine  latine, 
comme  du  reste  une  grande  partie  du  vocabulaire  albanais  et  dérive 
d'imperator.  L'albanais,  comme  le  français  (surtout  le  françaispopu- 
laire  du  Nord),  réduit  le  plus  qu'il  peut  les  mots,  ne  gardant  souvent 
que  la  voyelle  tonique,  sans  trop  craindre  d'accumuler  les  consonnes. 
C'est  ainsi  que  de  presbiter  il  a  fait  prift,  de  misericordia,  mshrier. 
Cette  tendance  au  resserrement  des  mots  s'accroît  du  Sud  au  Nord  et 
tandis  que  les  Tosques  de  l'Epire  prononcent  mbcret  (é  dans  l'ortho- 
graphe actuellement  adoptée  représente  Ve  français,  tantôt  sourd 
comme  dans  me,  tantôt  complètement  muet),  les  Guègues  de  l'ex- 
trême Nord  disent  mret.  Dans  le  dialecte  moyen  qui  paraît  devoir 
être  adopté  comme  langue  officielle,  on  prononce  mbret.  Vr  final  de 
imperator  reparaît  dans  les  dérivés  tels  que  mbretëreshë  reine,  en 
tosque,  qui  devient  en  gnègue  mreineshë.  (Le  guègue  change  souvent 
r  R  en  n  N).  Le  roumain  qui  présente  d'ailleurs  tant  d'analogies 
curieuses  avec  l'albanais,  possède  un  mot  tout  à  fait  semblable 
comme  sens  et  comme  origine,  imperat  (prononcez  à  peu  près 
eump'rat).  C'est  celui  que  l'on  rencontre  constamment  dans  les 
contes  populaires.  On  peut  rapprocher  de  mbret  et  d'imperat  le  slave 
tsar  ({m,  en  russe  et  en  bulgare,  comme  dans  le  slavon  liturgique,  a 
constamment  le  sens  de  roi.  Du  reste,  dans  l'usage  populaire,  m'bret 
désigne  le  souverain  quel  que  soit  son  titre  officiel  et  les  Albanais 
sous  la  domination  turque  s'en  servaient  en  parlant  du  sultan,  tout 
comme  les  paysans  russes  appellent  tsar  leur  empereur. 

Les  élections  bulgares. 

Les  résultats  des  élections  législatives  qui  viennent  d'avoir  lieu  en 
Bulgarie  sont  les  suivants  :  126  ministériels,  119  membres  de  l'oppo- 
sition, dont  31  agrariens,  31  démocrates,  19  socialistes,  10  narod- 
niaks,  5  radicaux  démocrates,  3  progressistes.  Dans  les  nouveaux 
territoires,  le  gouvernement  gagne  32  sièges  contre  9  aux  démo- 
crates. Le  gouvernement  n'a  pas  gagné  de  siège  en  Vieille-Bulgarie 
et  n'obtient  que  les  94  mandats  qu'il  avait  gardés  aux  élections  de 
décembre  ;  ses  gains  lui  viennent  des  nouveaux  territoires  bulgares, 
oii  la  candidature  officielle  a  été  pratiquée  sans  ménagements. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.   —   EUROPE. 


France.  —  L'assassinat  de  M.  Gaston  Calmette.  La  démission  de 
M.  Caillaux  et  de  M.  Monis.  —  Le  lundi  16  mars,  la  femme  du  mi- 
nistre des  Finances,  M"''  Caillaux,  a  tué,  en  lui  tirant  à  bout  portant 
six  coups  de  revolver,  le  directeur  du  Figaro,  M.  Gaston  Calmette, 
qui  depuis  quelque  temps  attaquait  très  vivement  dans  son  journal 
la  politique  du  ministre  des  Finances,  lui  reprochant  notamment 
«  de  cumuler  ses  fonctions  publiques  de  ministre  des  Finances  avec 
«  celles  de  président  du  Conseil  d'administration  d'une  banque 
((  étrangère;  d'avoir,  par  une  inconcevable  négligence,  facilité  à  ses 
«  amis  un  coup  de  bourse  sur  la  Rente;  d'avoir  commis  une  forfai- 
«  ture  en  suspendant  l'action  de  la  justice  au  bénéfice  d'un  escroc 
«(affaire  Rochetle};  d'avoir  déclaré,  en  1901,  qu'il  avait  écrasé 
«  l'impôt  sur  le  revenu  en  ayant  l'air  de  le  défendre  ^;  (1).  M"'"  Caillaux 
a  été  arrêtée  aussitôt.  Elle  a  déclaré  qu'elle  voulait  empêcher  M.  Cal- 
mette de  publier  dans  le  Figaro  des  lettres  personnelles  qui  l'auraient 
mise  directement  en  cause.  Le  lendemain,  17  mars,  M.  Caillaux  a 
remis  à  M.  Doumergue  sa  démission  de  ministre  des  Finances.  Le 
même  jour,  M.  Barlhou  ayant  donné  lecture,  à  la  Chambre  des 
députés,  d'un  procès-verbal  secret  du  procureur  général  M.  Fabrequi 
mettait  en  cause  M.  Caillaux  et  M.  Monis  à  propos  de  l'affaire  Ro- 
chette  —  procès-verbal  auquel  M.  Calmette  avait  fait  allusion  dans 
sa  campagne  contre  M.  Caillaux  —  la  commission  parlementaire 
d'enquête  pour  l'affaire  Rochette  a  reçu  mission  de  faire  la  lumière 
sur  ces  faits.  A  son  tour,  M.  Monis  a  donné  sa  démission  de  ministre 
de  la  Marine  afin  de  pouvoir  se  défendre  plus  librement.  M.  Caillaux 
a  été  remplacé  au  ministère  des  Finances  par  M.  René  Renoult, 
ministre  de  l'Intérieur,  et  M.  Monis,  au  ministère  de  la  Marine, 
par  M.  Gauthier,  sénateur  de  l'Aude.  M.  Malvy,  ministre  du  Com- 
merce, est  devenu  ministre  de  l'Intérieur,  et  M.  Raoul  Péret,  sous- 
secrétaire  d'Etat  à  l'Intérieur,  a  été  nommé  ministre  du  Commerce. 

—  La  discussion  du  budget  des  Affaires  étrangères  à  la  Chambre 
des  députés.  —  La  Chambre  des  députés  a  consacré  deux  séances,  les 
10  et  11  mars,  à  l'examen  et  au  vote  du  budget  des  Affaires  étran- 

(1)  Figaro  du  17  mars. 


436  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

gères.  La  discussion  générale,  qui  a  occupé  tout  l'après-midi  du 
10  mars,  s'est  ouverte  par  un  exposé  du  président  du]Conseil,  ministre 
des  Affaires  étrangères.  M.  Doumergue  s'est  borné  à  constater  que 
la  France  reste  fidèle  à  ses  amitiés  et  à  ses  alliances,  pour  la  paix, 
et  qu'elle  «  pratique  une  politique  de  grand  jour  et  de  loyauté, 
«  résolue  d'autre  part  à  garder  dans  le  monde  la  place  à  laquelle  lui 
«  donnent  droit  les  gloires  de  son  passé,  sa  culture^  le  labeur  ingé- 
«  nieux  et  persévérant  de  ses  citoyens  dans  toutes  les  branches  de 
«  l'activité  économique  et  industrielle,  et  que  lui  garantit  sa  puis- 
«  sance  militaire  et  navale  qu'elle  veut  forte,  non  pour  menacer 
«  quiconque,  mais  pour  veiller  à  la  sauvegarde  de  sa  dignité,  de  ses 
«  intérêts  et  des  principes  de  liberté  et  de  justice  sociale  qui  sont  les 
«  ressorts  de  la  civilisation  moderne.»  Après  ces  déclaralionsM.  Fran- 
çois Deloncle  est  intervenu  pour  demander  le  rétablissement  de  nos 
relations  diplomatiques  avec  le  Vatican.  Il  l'a  fait  en  termes  excellents 
et  avec  une  grande  puissance  de  logique  :  il  a  démontré  facilement, 
par  des  exemples  éclatants,  la  lamentable  erreur  que  fut  pour  la 
France  la  dénonciation  du  Concordat. 

L'Etat  français,  a  dit  M.  Fr.  Deloncle,  qui  protège  les  bouilleurs  de  cru 
qui  empêche  les  fraudes  sur  les  vins,  les  eaux-de-vie,  qui  s'intéresse  à 
tous  les  produits  d'exportation  de  la  France,  et  ne  néglige  aucune  de  ces 
choses  importantes  et  banales  à  la  fois,  dont  se  préoccupe  le  corps  élec- 
toral, l'Etat  français  n'a  pas  craint  de  traiter  par  le  mépris  un  héritage  de 
quatre  cents  ans  d'efforts  et  de  vaillance,  et  l'a  mis,  en  quelque  sorte,  à 
la  disDOsition  de  rivaux,  dont  je  me  garderai  de  médire,  car  ils  font  leur 
métier  mais  qui,  vous  le  savez  très  bien,  sont  implacables  contre  l'action 
française. 

En  dépit  de  cet  abandon,  en  dépit  de  cette  politique  d'abdication  et  de 
folie,  notre  protectorat  catholique  en  Orient  vit  encore  contre  toute  espé- 
rance. Pourquoi? 

Ah,  j'entends  bien  ce  que  me  répondra,  s'il  pouvait  me  répondre  en  la 
matière  M.  le  ministre  des  Affaires  étrangères,  ou  ce  qu'ont  déjà  répondu 
certains  de  ses  prédécesseurs  :  le  protectorat  catholique  est  fondé  sur  les 
accords  du  Grand  Turc  avec  le  roi  François  I»"',  sur  les  capitulations  qui 
ont  suivi  et  puis  sur  le  traité  de  Berlin. 

Sans  doute,  ce  sont  ces  actes  diplomatiques  que  nous  invoquons  cons- 
tamment, quand  il  s'agit  de  nous  défendre  contre  des  empiétements  des 
consuls  étrangers  en  Syrie,  à  Constantinople  et  en  Extrême-Orient,  mais 
la  vérité  n'est  pas  là. 

Crovez-vous  que  le  Vatican  nous  aiderait  à  faire  respecter  ces  actes  qui 
ont  été  passés  en  dehors  de  lui,  entre  la  France  et  les  puissances  étran- 
gères, si,  lui-même,  ne  restait  pas  fidèle  à  l'acte  primitif,  à  l'acte  le  plus 
glorieux  de  tous  dont  on  ne  parle  jamais,  celui  de  1513,  conclu  directe- 
ment entre  le  roi  de  France  et  le  Saint-Siège  et  qui  nous  avait  valu  les 
honneurs.  Les  honneurs  dus  au  pavillon,  c'est  la  grosse  affaire  là-bas, 
c'est  la  question  de  pavillon  qui  est  tout  ;  les  honneurs,  c'est  l'hommage 
rendu,  à  l'église,  aux  consuls  de  France. 

Messieurs  le  Saint-Siège  a  été  toujours  fidèle  au  traité  de  1513.  Nous 
l'avons  traité,  du  haut  de  cette  tribune  et  un  peu  partout  dans  la  presse, 
avec  une  très  ^rande  désinvolture  de  langage.  Le  Saint-Siège  a  tenu  sa 
parole,  et  il  l'atténue  même  sans  qu'on  le  lui  demande. 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  437 

Si  j'écouiais  ces  petits  bruits  amusants  qui  courent  dans  les  couloirs  et 
ailleurs,  je  m'arrêterais  à  vous  parler  de  ces  missions  secrètes  qui  ont  été 
envoyées  au  Vatican  pour  lui  rappeler  la  nécessité  d'une  démarche,  ou 
bien  lui  recommander  l'observation  de  tel  ou  tel  article  des  capitulations 
ou  de  l'accord  de  1513  et  même  du  traité  de  Berlin. 

Messieurs,  il  en  a  été  beaucoup  question,  de  ces  ambassadeurs  secrets; 
ça  été  l'objet  même  de  polémiques  et  de  grands  discours.  Je  ne  veux  pas 
connaître  ces  ambassadeurs.  Il  est  certain  qu'il  y  en  a  beaucoup.  UOsser- 
vatore  romano,  tout  récemment,  a  dit  :  «  Il  en  vient  tous  les  jours,  ils 
«  n'ont  aucune  qualité,  mais  il  en  vient  tous  les  jours.  »  Je  me  bornerai  à 
l'histoire  d'un  des  derniers. 

C'était  un  évêque,  un  évêque  très  bien,  n'appartenant  pas,  je  le  dis  tout 
de  suite^  aux  diocèses  de  France.  Il  s'en  vînt  voir  le  secrétaire  d'Etat, 
M?""  Merry  del  Val,  et  très  gentiment  se  présenta  à  lui  avec  des  lettres  de 
recommandation  de  tout  premier  ordre.  Le  cardinal  lui  demanda  si 
c'était  la  première  fois  qu'il  venait  à  Rome.  —  Non,  mais  je  n'ai  pas 
beaucoup  parcouru  Rome  encore.  —  Oh  !  dit  le  cardinal,  avez-vous  vu  le 
Coliseum  le  soir  au  clair  de  la  lune?  C'est  une  visite  magnifique  à  faire. 
Et  le  cardinal  réaccompagna  l'évêque. 

Je  ne  sais  pas  si  l'évêque  en  question  a  visité  le  Coliseum,  mais  il  est 
certain  qu'il  n'a  rien  apporté  au  sujet  des  franciscains  espagnols. 

Et  il  en  sera  ainsi,  jusqu'au  jour  où  nous  ne  ferons  pas  ce  que  font  nos 
voisins.  On  me  dira,  on  me  répétera  :  a  Mais,  de  par  la  séparation,  tous 
«  ces  gestes  dévêques,  d'ambassadeurs  secrets,  tout  cela  est  illégal,  misé- 
«  rable.  Nous  ne  connaissons  pas  du  tout  et  nous  ne  voulons  pas  con- 
«  naître  le  Vatican.  » 

D'abord,  vous  avez  des  relations  régulières  avec  le  Vatican,  sans  le 
savoir. 

N'avons-nous  pas,  à  Rome  des  établissements  pieux?  Nous  les  avons 
avons  gardés,  et  il  fallait  les  garder,  parce  que  c'est  notre  honneur  d'avoir 
là-bas,  à  côté  des  grandes  Ecoles  artistiques,  une  église  Saint-Louis-des- 
Français  qui  rappelle  encore  les  vieux  souverains  de  la  France  dans  la 
ville  éternelle. 

Nous  avons  là-bas  un  consul  général  qui  gère  ces  établissements,  fort 
galant  homme  ayant  rempli  une  belle  carrière  en  Afrique,  M.  Raffray.  Or, 
M.  Ratî'ray  a  constamment  affaire  avec  le  Vatican;  il  y  entre  comme  il  lui 
plaît,  et  il  a  tous  les  jours  des  petites  questions  de  service  à  régler  avec 
les  plus  hauts  dignitaires  de  l'Eglise. 

Je  ne  dis  pas  qu'il  se  serve  de  ces  démarches  pour  essayer  d'aborder  de 
grandes  questions,  soit  du  Levant,  soit  d'ailleurs.  Mais  enfin  par  lui  nous 
avons  ce  contrat  maudit  et  nous  l'avons  malgré  la  séparation. 

Nous  l'avons  aussi  par  notre  ambassade  même.  Tout  au  moins  jusqu'à 
l'arrivé  aux  affaires  de  M.  Raymond  Poincaré  comme  président  du  Conseil, 
c'était  l'ambassade  de  France  au  Quirinal  qui  faisait  nos  petites  commis- 
sions. 

M.  Barrère  s'y  prêtait  bien  volontiers.  Il  était  le  premier  à  prier  tel  ou 
tel  cardinal  de  demander  au  Saint-Siège  telle  ou  telle  nomination  en  Syrie 
ou  à  Constantinople.  Il  faisait  les  démarches  avec  son  talent  habituel  et 
sa  grande  discrétion.  Il  n'en  paraissait  rien  ou  presque  rien. 

Je  pouvais  et  je  puis  encore  condamner  et  regretter  à  la  fois  cette  procé- 
dure transversale  et  quelque  peu  compromise.  Mais  elle  avait  tout  de 
même  son  utilité.  Il  paraît  que  le  président  du  Conseil  de  l'époque  a  prié 
M.  Barrère  de  ne  plus  s'intéresser  aux  affaires  du  Vatican  et  de  ne  plus 
faire  ces  commissions.  Inclinons-nous  devant  cette  sévère  consistne,  non 


438  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALKS 

sans  nous  demander  si  la  disparition  de  cet  intermédiaire  irrégulier,  mais 
fort  entendu  à  ces  affaire?,  n'a  point  nui  à  nos  intérêts  généraux,  tant  il 
est  vrai  qu'en  ces  matières,  et  généralement  en  questions  extérieures,  il 
ne  faut  jamais  ni  improviser  ni  agir  par  boutades. 

Mais  revenons  à  la  discussion  même  du  principe  si  redouté  de  cette 
reprise  du  contact  officiel.  Tout  récemment  encore,  dans  un  de  ses  élo- 
quents discours,  notre  éminent  collègue,  M.  Barthou,  nous  a  donné,  — je 
crois  que  c'était  à  Pau  —  une  déclaration  qui  n'est  pas  indifférente.  Après 
avoir  répété,  comme  il  nous  l'avait  dit  ici  je  crois,  que  jamais  ni  lui,  ni 
les  membres  de  son  cabinet,  ni  même  les  membres  du  cabinet  de  M.  Briand 
et,  a  forliori  du  cabinet  de  M.  Raymond  Poincaré  ne  s'étaient  prêtés  à  des 
conversations  plus  ou  moins  occultes  avec  le  Vatiean,  M.  Barthou  nous 
a  dit  : 

«  Je  ne  sais  à  quels  racontars  une  semblable  affirmation  se  rattache. 
«  Mais  je  défie,  qu'on  en  appuie  le  néant  sur  une  présomption  quel- 
«  conque...  »  —  Vous  avez  vu,  messieurs,  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de 
présomption  contre  le  cabinet  Barthou.  —  «  Si  je  m'en  défends,  d'ailleurs, 
«  ce  n'est  pas  que  le  rétablissement  des  relations  avec  le  Vatican  soit 
«  incompatible,  avec  le  maintien,  à  nos  yeux  inaliénable,  du  régime  delà 
«  séparation:  c'est  simplement  que  le  gouvernement,  s'il  en  ressentait  la 
«  la  nécessité,  n'aurait  pas  le  droit  d'engager  de  semblables  négociations 
«  on  dehors  de  la  volonté  avertie  du  Parlement?  » 

Messieurs,  je  me  félicite  de  cette  adhésion  du  président  Barthou  au 
principe  même  de  ma  thèse.  Je  me  félicite  qu'il  ait  reconnu  que  le  réta- 
blissement des  relations  avec  le  Vatican  n'est  pas  incompatible  avec  le 
maintien  du  régime  de  la  séparation. 

Et  cette  constatation  m'est  précieuse,  et  je  suis  amené  à  penser  qu'il  y 
a  de  la  part  de  M.  Barthou  et  de  ceux  qui  le  suivent,  et  je  sais  qu'ils  sont 
nombreux  à  droite  comme  à  gauche,  j'incline  à  penser  qu'il  y  a  de  leur 
part  adhésion  implicite  de  principe  à  ma  thèse. 

On  peut  vouloir  le  maintien  de  la  séparation,  se  montrer  excellent  répu- 
blicain, parfait  radical,  même  socialiste  unifié,  et  aller  à  Rome,  au  Vatican 
sans  aucune  difficulté.  La  plupart  de  ces  messieurs  qui  sont  des  radicaux 
modèles  et  des  libres  penseurs  très  sérieux  se  font  enterrer  à  l'église. 
Donc  de  leur  vivant,  ils  peuvent  bien  y  aller. 

Le  pape  demande  simplement,  et  c'est  très  naturel,  qu'on  le  respecte 
et  que  dans  l'ensemble  des  négociations  européennes,  on  s'aperçoive  qu'il 
existe.  C'est  ainsi  que  toutes  les  autres  puissances,  tous  les  autres  peuples 
auxquels  nous  avons  donné  autrefois  l'exemple  de  la  politesse,  tous,  quels 
qu'ils  soient,  et  je  vous  défie  de  me  donner  un  démenti,  ont  des  relations 
avec  le  Vatican, 

M.  François  Deloncle  a  cité,  à  ce  propos,  l'exemple  de  l'Allemagne, 
de  l'Anglelerre,  de  la  Russie,  de  l'Ilalie,  du  Brésil,  des  Etats-Unis, 
qui,  tous  également,  entretiennent  avec  soin  leurs  relations  diploma- 
tiques avec  le  Vatican,  et  a  montré  dans  quelle  infériorité  déplorable 
nous  nous  trouvons,  de  ce  fait,  vis-à-vis  de  nos  rivaux  dans  le  Levant 
et  en  Extrême-Orient.  D'autre  part,  nos  Ecoles  d'Orient  périclitent 
parce  que  les  missions  françaises  ne  pouvant  plus  avoir  de  noviciats 
en  France  voient  tarir  leur  recrutement  français. 

Or,  a. poursuivi  et  conclu  M.  François  Deloncle,  la  France,  là-bas,  est 
une  :  elle  est  l'école,  elle  est  l'église,  elle  est  la  tradition,  elle   est  le  sou- 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  439 

venir,  elle  est  le  respect  de  tout  le  passé,  de  sa  gloire  immortelle,  et  nous 
l'abandonnons. 

J'ai  dit  que  le  Saint-Siège  résistait  à  l'eflFort  de  nos  rivaux  et  j'ai  dit  que 
personnellement  le  pape  Pie  X  résisterait  jusqu'au  bout.  Mais  supposez 
qu'il  se  lasse,  suivant  le  mot  du  cardinal  Gotti  de  l'autre  jour,  supposez 
qu'il  disparaisse,  que  deviendra  le  protectorat? 

Dans  un  admirable  article  de  notre  ami,  M.  Hanotaux,  il  y  a  un  mot 
qui,  suivant  moi,  prime  tous  les  autres  :  «  Avant  tout,  occupons-nous  du 
«  prochain  conclave  ».  Le  prochain  conclave,  je  l'écrivais  tout  récemment, 
n"est  pas  aussi  intéressant  que  notre  j.rochaine  réélection,  et  cependant  il 
n'est  pas  de  question  plus  importante  à  tous  les  points  de  vue,  non  seule- 
ment au  point  de  vue  local  de  notre  protectorat  au  Levant,  mais  au  point 
de  vue  européen,  que  cette  question  du  prochain  conclave;  nous  ne  nous 
y  intéressons  plus,  nous  nous  en  désintéressons  pour  une  raison  bien 
simple  :  nous  n'avons  pas  d'agents  à  Rome.  Nous  avons  bien  des  cardi- 
naux, mais  ils  sont  en  France;  autrefois,  nous  en  avions  un  ou  deux  là- 
bas  qui  observaient,  nous  renseignaient  et  agissaient  :  c'est  fini.  Nous 
avions  un  ambassadeur,  c'est  fini.  Nous  n'avons  plus  qu'un  brave  consul 
qui  s'occupe  des  établissements  religieux. 

Comment  contrôlerons-nous  le  futur  conclave,  comment  le  suivrons- 
nous?  Il  me  semble  que  toutes  les  nations  s'en  préoccupent.  A  la  suite  de 
la  mort  du  cardinal  Kopp,  le  seul  cardinal  qu'eût  l'Allemagne,  des  conver- 
sations très  actives  s'échangent  entre  Berlin,  le  Saint-Siège  et  Vienne 
pour  que  l'Allemagne  et  l'Autriche  aient  leur  bonne  et  solide  représenta- 
tion, prête  à  agir.  On  a  même  dit  que  l'Italie  ne  participait  pas  à  ces  con- 
versations, en  conséquence  de  certaines  divergences  d'opinions  avec  l'Au- 
triche sur  le  partage  des  influences  religieuses  en  Albanie.  Le  Quirinal 
réserverait  ainsi  sa  liberté  d'action  pour  avoir  son  pape  à  lui  tout  seul. 
Mais  nous,  nous  ignorons  officiellement  cette  question,  nous  ne  pouvons 
en  parler  qu'avec  les  cardinaux  qui  veulent  bien,  par  des  intermédiaires 
officieux  et  complaisants,  prendre  un  contact  passager  avec  le  gouverne- 
ment de  la  République.  Nous  ne  pouvons  en  parler  qu'avec  ces  émis- 
saires, bénévoles  et  sans  mandat,  qui  s'en  vont  voir  le  Coliseum. 

Et  cependant,  je  le  répète,  c'est  une  question  considérable.  Je  ne  sais  si 
vous  avez  suivi  de  près  ce  qui  s'est  passé  en  Italie,  au  moment  des  élec- 
tions italiennes,  si  vous  avez  été  au  courant  du  pacte  Gentilone,  c'est-à- 
dire  de  ces  accords  plus  ou  moins  secrets  entre  les  catholiques  et  le  Saint- 
Siège,  qui  ont  amené  à  la  Chambre  italienne  240  députés  catholiques,  ou 
plutôt,  comme  le  disait  VOsservatore  romano,  strictement  conservateur, 
dont  la  présence  a  suffi  à  faire  partir,  au  bout  de  quelques  semaines, 
M.  Giolitti,  qui  s'était  prêté  à  leurs  élections. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  entendu  parler  des  conférences  Délia  Torre  et 
Rossi,  et  delà  possibilité  d'un  rapprochement  entre  le  Quirinal  et  le  Vati- 
can. Je  ne  sais  si  l'on  vous  a  dit  qu'après  la  polémique  de  presse  qui  a 
suivi  ces  conférences,  le  Vatican  avait  désavoué  le  zèle  de  certains  de  ses 
agents  et  déclaré  qu'à  aucun  prix  il  ne  se  prêterait  à  aucune  transaction 
soit  avec  un  parti  dit  catholique,  soit  avec  un  parti  dit  italien,  voulant  lui 
offrir  la  réconciliation  ou  lui  demander  l'aman.  Tout  de  même,  il  y  a  cer- 
tainement là  une  marmite  qui  bout,  un  travail  intérieur  dont  on  ne  sau- 
rait ni  discuter  ni  dénier  la  puissance. 

A  la  veille  de  la  grande  élection  de  Léon  XIII,  ce  même  travail  se  pro- 
duisait et  il  s'est  reproduit  à  la  veille  de  l'élection  de  Pie  X. 

Mais,  cette  fois-ci,  on  précise.  Parmi  les  cardinaux  qui  peuvent  être  élus 


440  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

pape?,  on  en  a  nommé  certains  dont  l'élection  ferait  bien  l'afTaire  du  gou- 
vernement italien  et  l'on  parle  plus  particulièrement  de  l'un  d'eux  peut- 
être  des  plus  éminents,  qui  se  prêterait  à  des  combinaisons  magnifiques, 
jusqu'à  celle  d'accepter  du  Quirinal  en  toute  souveraineté  un  carré  de  la 
ville  de  Rome,  à  la  condition  de  devenir  le  sujet  loyal  de  S.  M.  le  roi 
d'Italie. 

Ce  ne  sont  pas  des  contes  en  l'air;  ce  sont  malheureusement  des  choses 
entrevues  par  les  cerveaux  les  plus  hardis  de  l'Italie,  lesquels  voyant  que 
le  Saint-Siège  est  livré  définitivement  à  lui-même,  qu'il  n'est  plus  protégé, 
comme  il  était  jadis,  par  la  France  et  qu'il  n'a  plus  qu'un  protecteur,  l'al- 
lié même  de  la  Consulta,  le  kaiser,  s'habituent  à  l'idée  que  l'Italie  n'a  pas 
besoin  de  se  gêner,  qu'elle  peut  entrevoir  toutes  les  combinaisons  pos- 
sibles et  revenir  à  ce  vieil  état  de  choses  où  l'évêque  de  Rome,  c'est-à-dire 
le  pape,  était  à  la  merci  des  empereurs  romains. 

Chez  nous,  nous  avions  une  autre  tradition  :  le  catholicisme,  ayant  un 
chef  libre  ;  indépendant,  sacré,  n'appartenant  à  aucune  nationalité;,  placé 
au-dessus  des  querelles  de  nation,  conduisant  et  dirigeant  sa  religion  dans 
le  monde  entier  sans  avoir  à  obéir  à  aucun  souverain  temporel.  C'est  la 
vieille  tradition  française;  c'est  la  tradition,  non  pas  seulement  de  la 
vieille  France,  mais  de  la  première  République,  de  la  Convention  elle- 
même.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  ce  fut  la  tradition  de  tous  les  gou- 
vernements successifs  jusqu'en  1904. 

Le  pouvoir  papal  aux  mains  de  l'Italie  ?  Disons  que  c'est  un  rêve,  disons 
que  c'est  une  éventualité  qui  ne  se  réalisera  jamais;  mais  pensons-y 
cependant,  et  veillons  à  ce  que  notre  politique  n'encourage  pas  de  sem- 
blables desseins  et  prenne  garde  qu'ils  aient  jamais  même  un  commence- 
ment de  réalisation.  Ce  serait  un  bien  grand  malheur  pour  la  France,  pour 
la  chrétienté  et  un  terrible  danger  pour  la  paix  du  monde. 

Messieurs,  j'imagine  que  chacun  de  vous  sait  ici  quelle  force  redoutable 
le  catholicisme  est  dans  le  monde,  force  que  nous  avions  en  main  il  y  a 
quelques  années  encore  et  que  nous  avons  laissé  nous  échapper. 

Aujourd'hui,  des  rivaux  sont  venus  qui  veulent  canaliser  cette  force 
pour  eux  seuls  et  la  diriger  contre  nous.  Nous  laisserons-nous  faire? 
N'allons-nous  pas  secouer  notre  néfaste  inertie  et  nous  réveiller  enfin 
pour  l'action? 

Tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire  ne  vous  marque-t-il  pas  la  nécessité, 
l'urgence  de  rendre  des  relations  suivies,  régulières,  oflîcielles  avec  le 
Vatican?  D'abord,  une  mission  sous  la  forme  qu'il  vous  plaira,  puis  un 
chargé  d'affaires,  et  je  l'espère  bien,  plus  tard,  une  ambassade. 

Messieurs,  je  crois  être  de  vous  tous  celui  qui  a  le  plus  voyagé.  J'ai  fait 
plus  de  cinquante  poyages  en  Orient,  j'ai  parcouru  la  terre  entière,  je 
connais  la  plupart  des  langues  des  pays  dont  je  parle.  Je  sais  combien  ces 
peuples  aiment  notre  France.  Je  sais,  depuis  quarante  ans  que  je  fais  ces 
voyages  et  que  j'étudie  toutes  ces  questions,  combien  la  France  est  grande 
dans  leur  pensée  et  dans  leur  cœur.  Mais  je  sais  aussi  combien  les  inexpli- 
cables fluctuations  de  notre  politique  nous  font  perdre  chaque  jour  de  notre 
prestige  et  de  notre  influence. 

Si  vous  voulez,  Messieurs,  rétablir  dans  le  cœur  de  ces  peuples,  en 
Orient,  en  Extrême-Orient,  un  peu  partout,  le  respect  de  notre  pays,  de 
ses  gloires  passées,  de  son  honneur  présent,  si  vous  voulez  faire  quelque 
chose  de  grand  pour  nous  arracher  à  la  décadence,  ayez  donc  le  courage 
de  reconnaître,  avec  moi,  que  nous  nous  sommes  trompés,  il  y  a  dix  ans  ; 
rétablissons  les  relations  avec  le  Vatican  et  vous  verrez  bientôt  combien 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  441 

la  République  en  sera  plus  grande  et  combien  la  France  en  sera  plus  heu- 
reuse! 

M.  Denys  Cochin  s'est  associé,  avec  son  beau  talent  et  sa  généreuse 
conviction,  aux  éloquentes  paroles  de  M,  Deloncle.  M.  le  président 
du  Conseil,  ministre  des  Affaires  étrangères,  n'a  rien  pu  leur 
répondre.  Cependant,  le  lendemain  matin,  mercredi  il  mars, 
M.  Georges  Leygues,  ayant  déploré  à  son  tour,  d'accord  avec  le  rap- 
porteur, M.  Louis  Marin,  les  tristes  fautes  de  notre  politique  des  dix 
dernières  années,  grâce  auxquelles  la  France  est  à  la  veille  de  perdre 
irrémédiablement  la  situation  privilégiée  que  ses  droits  historiques 
et  traditionnels  lui  garantissaient  dans  tout  l'Orient,  et  ayant  fait 
appel  au  gouvernement  pour  «  défendre  avec  énergie  toutes  les 
«  œuvres  françaises  du  Levant  sans  distinction  de  confession  reli- 
«  gieuse  ni  d'opinion  politique  »,  la  Chambre  a  voté  à  l'unanimité 
la  proposition  de  résolution  suivante  déposée  par  MM.  Georges 
Leygues  et  Louis  Marin  et  acceptée  par  le  gouvernement  :  «  La 
«  Chambre  invite  le  gouvernement  à  prendre  les  mesures  néces- 
«  saires  pour  maintenir  et  développer  les  œuvres  françaises  en 
«  Orient.  »  C'est  une  première  satisfaction  certainement;  mais  dans 
des  circonstances  aussi  sérieuses,  alors  que  l'intérêt  national  du 
pays  est  aussi  gravement  en  jeu,  voter  des  projets  de  résolution  ne 
suffit  pas.  Il  faut  agir,  et  l'on  ne  pourra  agir  utilement  qu'en  se  déci- 
dant à  abandonner  des  procédés  de  politique  néfastes. 

Allemagne.  —  Le  voyage  de  Guillaume  II.  —  L'empereur  Guil- 
laume 11,  se  rendant  comme  chaque  année  à  Corfou,  s'est  arrêté  à 
Vienne  le  23  mars  pour  rendre  visite  à  l'empereur  François-Joseph; 
il  a  vu  ensuite  le  roi  Victor-Emmanuel  avant  de  s'embarquer  à  Ve- 
nise. Les  journaux  tripliciens  commentent  abondamment  cette 
double  visite  de  l'empereur  allemand  à  ses  deux  alliés  ;  ils  s'en 
félicitent  bruyamment  et  certains  déclarent  même,  comme  la  Morgen 
Zeitung^  qu'il  faut  y  voir  un  événement  d'importance  toute  parti- 
culière et  peut-être  décisive  :  ce  sont  là  des  exagérations  de  presse 
qu'il  faut  prendre  pour  ce  qu'elles  valent.  Il  est  naturel  que,  tra- 
versant l'Autriche  et  l'Italie  pour  faire  un  voyage  annuel  d'agrément, 
Guillaume  II  aille  saluer  le  roi  d'Italie  et  l'empereur  François-Joseph. 
L'événement  n'est  ni  imprévu,  ni  anormal.  Les  sentiments  d'amitié 
qui  unissent  les  souverains  de  la  Triplice  sont  connus:  ils  sont  évi- 
demment un  des  facteurs  de  l'alliance  qui  groupe  leurs  trois  Elats; 
mais  la  politique  extérieure  de  l'Allemagne,  de  l'Autriche  et  de 
l'Italie  est  dominée  et  déterminée  par  d'autres  raisons  que  par  des 
considérations  de  sympathies  personnelles,  et  les  entrevues  de 
Vienne  et  de  Venise  n'empruntent  pas  aux  circonstances  actuelles 
une  importance  dont  il  semble  qu'il  soit  besoin  qu'on  se  préoccupe 
spécialement. 

—  La  décadence  allemande.  —  Le  Stande  Ordnung,  d'ailleurs 
habituellement  pessimiste,  publie  les  renseignements  suivants  qui 


442  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

présentent  SOUS  un  jour  assez  sombre  l'état  social  actuel  de  l'Alle- 
magne : 

Fortunes  particulières.  —  D'après  les  renseignements  du  Bureau  officiel 
de  statistique  du  royaume  de  Prusse,  le  revenu  moyen  de  la  moitié  des 
chefs  de  famille  en  Prusse  est  de  10.000  marks  ou  au-dessous. 

Les  quatre  cinquièmes  de  ces  derniers  ne  sont  pas  imposables,  comme 
ne  possédant  pas  l.oOO  marks  de  capital. 

10  %  des  familles  seulement  sont  propriétaires  d  une  terre  ou  d'un  im- 
meuble (habituellement  hypothéqués). 

Le  quart  des  chefs  de  famille  ont  un  emploi  assuré  pour  huit, 
quinze  jours,  six  semaines  au  plus,  et  risquent  à  chaque  instant  de  se 
trouver,  eux  et  leurs  familles,  sans  moyens  d'existence. 

Une  moitié  de  la  fortune  publique  est  détenue  par  2  %  de  la  popu- 
lation. 

La  gêne.  —  D'après  les  renseignements  du  Bureau  officiel  de  statistique 
de  l'empire  d'Allemagne,  il  y  a  tous  les  ans  5  millions  de  poursuites  en 
paiement  devant  les  tribunaux.  Le  total  des  hypothèques  dépasse 
00  milliards  de  marks.  Les  impôts,  charges  militaires  et  scolaires  dé- 
passent 5  milliards  par  an.  L'administration  de  l'Etat  coûte  aux  citoyens 
la  moitié  de  leur  revenu,en  dehors  des  charges  des  entreprises  publiques: 
chemins  de  fer,  postes,  mines,  etc.  —  Les  impôts  scolaires  ont  monté  de 
422.490.000  marks  en  1892,  à  840  540.000  marks  en  1905.  Ils  continuent 
à  monter.  —  Le  nombre  des  faillites  de  commerçants  est  de  8  à  10  % 
annuellement.  Les  trois  quarts  des  enfants  des  écoles  souffrent  de  scro- 
fule, d'alimentation  insuffisante  et  de  délaissement. 

Natalité,  divorce,  immoralité.  —  Les  asiles,  les  prisons,  les  «  maisons- 
de-pauvres  »  regorgent.  A  Berlin,  5.000  personnes  et  500  familles  sont 
logées  tous  les  ans  dans  les  asiles.  A  Essen,  en  1911,  il  y  en  avait  18.000 
sans  asile. —  Les  prisons  renferment  30.000  individus.  —  Il  y  a  12.000sui- 
cides  avoués  et  autant  de  déguisés.  —  Depuis  cinquante  ans  la  natalité  a 
reculé  d'un  dizième.  —  Il  y  a  17.000  divorces  par  an;  à  Berlin  1  divorce 
pour  10  mariages.  En  Prusse  il  y  a  une  naissance  ille'gime  sur  10  ou  8. — 
En  11'05,  la  Fédération  des  caisses-maladie  a  enregistré  8,8  %  de  maladies 
vénériennes;  il  s'ensuit,  d'après  le  D""  Claassen,  que  tous  les  membres  ont 
été  atteints  au  moins  une  fois.  Un  tiers  des  étudiants  (deux  tiers  dans 
certaines  universités)  est  atteint  des  mêmes  maladies.  Le  peuple  se  pré- 
cipite de  désespoir  dans  l'ivrognerie  et  la  jouissance  et  il  y  a  encore  des 
politiques  sociaux  pour  dire:  «  Nous  commençons  à  devenir  un  peuple 
riche!  «  alors  que  chaque  année  nous  amène  de  nouveaux  soldats  et  de 
nouveaux  impôts,  sous  prétexte  que  le  bien-être  public  permet  facilement 
des  charges. 

Socialisme.  —  Un  tiers  de  la  population,  c'est-à-dire  la  grande  majorité 
des  classes  inférieures,  est  affiliée  au  socialisme;  les  classes  dirigeantes 
sont  presque  en  totalité  complètement  étrangères  à  l'Eglise.  Notre  légis- 
lation ne  reconnaît  plus  de  droit  ni  de  loi  fondés  sur  la  divinité.  Et  il  y  a 
des  gens  qui  parlent  de  la  civilisation  grandissante  et  de  la  piété  du  peuple 
allemand  ! 


Angleterre.  — La  crise  du  Borne  rule.  — La  crise  du  «  Home  rule  » 
s'est  singulièrement  aggravée  et  a  provoqué  ces  jours  derniers 
des  incidents  vraiment  déplorables.  Nous  signalions  dans  notre  der- 


RENSEIGNEMKNTS    POLITIQUES  443 

nière  chronique  les  tentatives  de  conciliation  du  Premier  Anglais, 
M.  Asquilh,  proposant  aux  divers  comtés  de  l'Ulster  de  décider  eux- 
mêmes,  par  voie  de  référendum,  de  leur  incorporation  au  Home 
rule,  et  promettant  d'ajourner  de  six  ans  l'application  de  la  loi  aux 
comtés  qui  demanderaient  par  leur  vote  à  en  être  exclus.  Ces  ten- 
tatives ont  échoué  :  M.  Bonar  Law,  le  chef  du  parti  unioniste,  et  sir 
Edward  Carson,  le  chef  des  Ùlstériens,  ont  déclaré  qu'ils  ne  vou- 
laientdu  Home  rule  sous  aucun  prétexte  et  qu'ils  ne  se  résigneraient 
à  s'y  soumettre  qu'après  que  le  corps  électoral  des  trois  royaumes 
unis  se  serait  prononcé  formellement  en  sa  faveur;  c'était,  en 
d'autres  termes,  réclamer  la  dissolution  de  la  Chambre  des  Com- 
munes et  de  nouvelles  élections  parlementaires.  Le  gouvernement 
libéral  n'est  pas  assez  sûr  de  sa  majorité  pour  risquer  une  pareille 
partie;  il  a  refusé,  disant  s'en  tenir  à  ses  précédentes  offres  de  con- 
cessions, et  la  Chambre  lui  a  donné  raison  par  345  voix  contre  252. 
Aussitôt,  sir  Edward  Carson  est  parti  pour  Belfast  diriger  la  résis- 
tance armée  aux  volontés  ministérielles.  De  son  côté,  le  gouverne- 
ment s'est  occupé  de  renforcer  les  effectifs  de  troupes  et  de  police 
chargés  de  maintenir  l'ordre  en  Irlande;  mais  il  s'est  heurté  à  la 
résistance  des  officiers  de  cavalerie  de  l'Ulster  et  de  leur  chef,  le 
général  Gough,  qui  ont  démissionné  pour  n'être  pas  obligés  de  mar- 
cher contre  leurs  compatriotes  prolestants.  Le  général  Gough  a  été 
mandé  à  Londres.  Il  a  été  entendu  par  le  ministre  de  la  Guerre,  le 
colonel  Seely,  et  par  son  chef  d'état-major^  le  général  French.  Après 
quoi,  le  gouvernement  a  décidé  de  ne  pas  accepter  les  démissions, 
dues  à  un  malentendu,  et  a  maintenu  les  officiers  dans  leur  com- 
mandement en  leur  donnant  l'assurance  qu'ils  ne  seraient  pas  obligés 
de  combattre  contre  leur  conscience.  Ces  événements  ont  eu  natu- 
rellement leur  répercussion  au  Parlement.  Les  travaillistes  de  la 
Chambre  des  Communes  en  ont  profité  pour  déclarer  qu'ils  allaient 
organiser  une  armée  de  volontaires  du  Labour  Party,  sur  le  modèle 
de  l'armée  des  volontaires  ùlstériens,  qui  depuis  des  mois  s'exer- 
cent en  armes  et  manœuvrent  en  toute  liberté  sans  que  le  gouver- 
nement se  soit  jamais  préoccupé  des  conséquences  d'une  pareille 
anarchie.  M.  Asquith  a  bien  protesté  que  le  gouvernement  n'admet- 
trait pas  que  l'armée  puisse  se  mettre  en  opposition  avec  la  volonté 
légale  du  Parlement,  et  il  a  assuré  que  les  concessions  faites  aux 
officiers  démissionnaires  par  le  ministre  de  la  Guerre  avait  dépassé 
les  intentions  du  Cabinet.  Mais,  comme  en  même  temps  il  a  déclaré 
ne  pas  accepter  la  démission  que  lui  avait  offerte  le  même  ministre- 
de  la  Guerre  et  que  le  colonel  Seely  garde  la  direction  du  War  Office, 
il  reste  certain  que  le  gouvernement  a  capitulé  devant  l'armée  et  les 
journaux  libéraux  déclarent  incroyable  cette  attitude. 

Autriche-Hongrie.  —  La  prorogation  du  Reichsrath.  —  Après  douze 
jours  de  session,  et  en  raison  de  l'obstruction  irréductible  des 
Tchèques,  le  Reichsrath  de  Vienne  vient  d'être  prorogé  jusqu'à  l'au- 
tomne prochain.  D'ici  là,  le  gouvernement  agira  avec  les  pouvoirs 


444  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

que  lui  confère  l'article  14  de  la  Constitution.  C'est  le  retour  pour  six 
mois  au  régime  absolu,  et  le  premier  acte  d'autorité  ministérielle  a 
été  la  publication  de  deux  ordonnances  impériales,  l'une  élevant  le 
contingent  des  recrues  de  l'armée  active  et  de  la  landwehr,  l'autre 
assurant  l'émission  d'un  emprunt  de  350  millions  de  couronnes.  Le 
contingent  pour  1914  sera  de  165.000  hommes  pour  l'armée  com- 
mune, dont  94.600  pour  l'Autriche  et  70.400  pour  la  Hongrie,  soit 
une  augmentation  de  11.000  hommes  sur  le  chiffre  de  1913,  et  de 
20.000  hommes  pour  la  landwehr,  soit  une  augmentation  de  6.000 
hommes.  Les  modalités  du  nouvel  emprunt  ne  sont  pas  encore 
réglée?,  car  le  paragraphe  14  de  la  Constitution,  sur  lequel  se  fonde 
la  légalité  de  ces  ordonnances  impériales,  restreint  beaucoup  les 
droits  du  gouvernement  à  cet  égard.  A  défaut  d'un  emprunt  propre- 
ment dit,  on  émettra  sans  doute  des  bons  du  Trésor  amortissables 
en  quelques  années. 


Espagne.  —  Les  élections  législatives.  —  Les  résultats  définitifs  des 
élections  législatives  qui  viennent  d'avoir  lieu  en  Espagne  font  res- 
sortir que  les  conservateurs  compteront  dans  la  nouvelle  Chambre 
environ  240  députés,  les  libéraux  romanonistes  80,  les  démocrates 
priétistes  30,  les  républicains  de  toutes  nuances  et  socialistes  20,  les 
réformistes  (anciens  républicains  évoluant  vers  le  monarchisme  sous 
la  conduite  de  M.  Melquiades  Alvarez)  12,  les  régionalisles  catalans 
12,  les  carlistes  et  intégristes  6,  et  les  catholiques  indépendants  4. 
La  principale  caractéristique  de  celte  consultation  électorale  est,  on 
le  voit,  la  très  forte  diminution  des  deux  groupements  antidynas- 
liques  d'extrême  droite  et  d'extrême  gauche,  carlistes  et  républicains, 
réduits  chacun  à  la  moitié  de  leur  précédent  effectif,  et  dont  la 
défaite  est  d'autant  plus  significative  qu'elle  leur  a  été  infligée  dans 
toutes  les  villes  principales  :  Barcelone,  Valence,  Séville,  Malaga, 
Grenade,  Saragosse,  Santander.  Saint-Sébastien,  etc. 


Italie.  —  Le  nouveau  ministère.  —  Le  nouveau  ministère  italien 
est  définitivement  constitué  comme  suit  : 

Présidence  du  Conseil  et  Intérieur  :  M.  Salandra.  Affaires  étrangères  : 
M.  de  San  Giuliano.  Colonies  :  M.  F,  Martini,  ancien  gouverneur  de 
PErythrée.  Justice  :  M.  Dari.  Finances  :  M.  Rava.  Trésor  :  M.  Rubini. 
Guerre  :  général  Grandi.  Marine  :  amiral  Mille.  Instruction  publique  : 
M.  Danco.  Travaux  publics  :  M.  Ciufielli.  Agriculture  *.  M.  Cavalosa. 
Postes  et  Télégraphes  :  M.  Riccio. 

Russie.  —  Le  ministère  et  la  Douma.  —  Les  nouveaux  ministres 
russes  ont  pris  contact  avec  la  Douma  le  14  mars  ;  mais  cette  pre- 
mière rencontre  a  eu  lieu  à  huis  clos.  Sur  la  convocation  du  prési- 
dent de  l'Assemblée,  M.  Rodzianko,  les  chefs  des  principaux  groupes 
parlementaires,  y  compris  les  représentants  de  l'opposition  consti- 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES  445 

tutionnelle,  ont  tenu  conférence  dans  les  appartements  du  président 
de  la  Chambre  avec  le  premier  ministre,  M.  Goremykine,  les  minis- 
tres des  Affaires  étrangères,  des  Finances,  de  la  Guerre  et  de  la 
Marine,  le  chef  d'état-major  général  de  l'armée  et  le  directeur  de  la 
chancellerie  des  finances.  Les  invitations  à  cette  conférence  portaient 
les  mots  rigoureusemenl  secrète,  et  les  comptes  rendus  qu'en  ont 
donné  les  journaux  ont  été  particulièrement  discrets. 

On  a  su  seulement  par  eux  que  la  discussion,  qui  s'est  terminée 
sans  qu'aucune  décision  ait  été  prise,  a  porté  uniquement  sur  la  poli- 
tique extérieure,  les  questions  militaires  et  navales  et  le  rapport  de 
ces  questions  avec  la  situation  financière.  M.  Goremykine  se  serait 
absolument  opposé  à  laisser  la  discussion  dévier  sur  le  terrain  de  la 
politique  intérieure.  Les  exposés  des  ministres  des  Affaires  étran- 
gères, de  la  Guerre  et  de  la  Marine  auraient  d'une  manière  générale 
envisagé  l'hypothèse  d'un  conflit  qui  pourrait  se  produire  sur  les 
frontières  allemande  ou  autrichienne,  et  les  ministres  de  la  Défense 
nationale  auraient  montré  la  nécessité  de  renforcer  les  contingents 
actuels.  Mais  quanta  l'importance  de  ces  renforcements  projetés,  les 
journaux  n'apportent  aucune  précision.  Toutefois,  au  milieu  des 
bruits  qui  circulent  à  ce  sujet,  il  convient  de  rappeler,  comme  indi- 
cation approximative,  la  déclaration  faite  par  M.  Kokovtzof,  le 
16-29  janvier  dernier,  à  la  commission  du  budget  de  la  Douma, 
quand  il  a  annoncé  le  dépôt  d'un  projet  de  défense  de  l'Etat  qui 
absorberait,  a-t-il  dit,  une  somme  considérable  des  disponibilités. 
11  est  donc  très  probable  qu'il  s'agit  de  chiffres  élevés,  que  d'aucuns 
assurent  être  voisins  de  500.000  hommes  et  de  oOO  millions  de 
roubles  (1  milliard  300  millions  de  francs  environ). 


II.  —  AMERIQUE. 

Mexique.  —  La  situatù  n  politique.  —  Au  Mexique,  l'anarchie  reste 
la  règle.  Toutefois,  les  dernières  nouvelles  de  Washington  indiquent 
une  évolution  dans  les  dispositions  du  président  Wilson,  dont  on 
conclut  qu'un  arrangement  pourrait  se  faire  entre  le  gouvernement 
des  Etats-Unis  et  le  général  Huerta.  Depuis  les  désillusions  qu'il  a 
éprouvées  en  ce  qui  concerne  le  général  Villa  et  le  général  Caranza, 
le  président  Wilson,  en  effet,  aurait  laissé  entendre  que  son  hos- 
tilité personnelle  à  l'égard  du  président  Huerta  avait  diminué,  et 
l'on  envisagerait  la  possibilité  d'un  accord  entre  les  deux  présidents, 
aux  termes  duquel  le  général  Huerta  démissionnerait  en  faveur  de 
M.  Porlillo  y  Rojas,  son  ministre  des  Affaires  étrangères,  qui  serait 
nommé  président  provisoire  avec  l'agrément  des  Etats-Unis. 


LA    CARICATURE    A    L'ÉTRANGER 


Le  guide  irlandais 
(M.  Redmond)  a  M.  As- 
QUiTH  :  «  Disque  tu  me 
lionnes  le  Home  Rule, 
ou  je  coupe  la  corde.  » 

Daily  Express  (Londres). 


Le  dernier  Velasquith. 

M.  Punch  a  M.  Bonar  Law  :  «  N'y  touchez  pas  encore.  Il 
sera  toujours  temps  dans  six  ans  !  » 

Puncli  (Londres). 


Au  Mexique  :  l'affaire  Benton. 

Le  lion  britannique 
entre  en  scène. 

Sun  (New- York). 


Les  ennuis  de  l'Allemagne. 

Michel  :  «  Mes  fils  deviennent  de  plus  en 
plus  difficiles.  A  peine  ai-je  châtié  l'un, 
qui  taquinait  sa  sœur  alsacienne,  que 
l'autre  se  met  à  hurler,  en  voyant  l'ours 
russe  !  » 

Gazette  de  Hollande  (La  Haye). 


La  crise  de  l'Ulster. 

M.  Punch  :  «  Voyons,  miss  Ulster,  un  bon  mouvement. 
Jetez  un  coup  d'ceil  sur  ces  jolies  fleurs  !  (les  conces- 
sions de  M.  Asquith).  » 

Punch  (Londres). 


La  première  nuit 
de  Wied. 

«  Laissons  le  dormir 
tranquille, nous  sommes 
là  pour  le  veiller.  » 
Numéro  (Turin). 


Prusse  et  Allemagne. 

La  Prusse  et  l'Allemagne 
(ensemble)     :    «    Madame  1 
Est-ce  vous  qui  vivez  chez 
moi,  ou  moi  chez  vous?  » 
Kladderadalsch  (Berlin). 


Diplojuatie  américaine. 

Le  président  Wilson  et  M.  Bryan  jettent 
en  pâture  aux  loups  {les  complications 
internationales)  qui  les  poursuivent  l'aboli- 
tion des  taxes  différentielles  du  canal  de 
Panama. 

Oregonian  (Portland  U.  S.  A). 


L'abolition  des  taxes  différentielles 
du  canal  de  Panama. 

Le     nœud    est    dénoué. 

World  (New-York). 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


Népal  et  pays  himalayens,  par  M-^^   Isabelle  Massieu,  un  vol. 

in-8  de  228  pages,  avec  six  cartes  et  74  figures  hors  texte  d'après  les 

clichés  de  l'auteur  et  les  photographies  d'objets  de  ses  collections.  Paris, 

librairie  Félix  Alcan. 

j^jme  Isabelle  Massieu  nous  apporte  ici  l'intéressant  récit  de  son  dernier 
voyage  aux  pays  himalayens  (1908).  Pour  la  quatrième  fois,  l'infatigable 
explorateur  qu'est  M™^  Massieu,  après  ses  voyages  au  Liban  (1892),  à  Java 
et  aux  Indes  (1894),  en  Indochine,  au  Siam,  au  Japon,  en  Chine  et  au 
Turkestan  (1896),  revenait  en  Asie  attirée  par  le  mystère  de  l'Himalaya  et 
«  le  désir  de  pénétrer  dans  ces  sortes  d'îles  de  la  haute  montagne,  qui  sont 
«  comme  certaines  îles  de  la  mer  des  cadres  de  civilisation  autonome, 
«  transformant  à  leur  image  les  influentes  venues  de  l'extérieur  ».  Partie 
du  Sirala  au  début  des  premiers  froids,  M""»  Massieu  parcourut  d'abord  la 
vallée  du  Sutledj,  en  un  raid  de  vingt-cinq  jours,  au  cours  duquel  elle 
rencontra  à  Taranda  Sven  Hedin,  de  retour  de  son  prodigieux  voyage 
au  Tibet,  et  lui  offrit  le  thé  et  du  plumcake,  douceurs  dont  Sven  Hedin 
était  privé  depuis  deux  ans.  Puis  M™«  Massieu  se  mit  en  route  pour  le 
Népal  dont  elle  visita  toutes  les  villes  si  curieuses  et  si  impressionnantes 
d'aspect  et  de  mœurs  :  Katmandou,  Bhatgaon,  Balagi,  Patan  —  et  les 
temples  vénérés  :  Swayambou,  Narayana,  Pasphati,  Changou-Narayana. 
De  là  elle  gagna  le  Sikkim,  où  elle  put  admirer  le  panorama  grandiose 
du  massif  himalayen,  de  l'Everest  au  Chumolari,  puis  le  Bouthan  aux 
riches  cultures,  à  la  vie  facile  qui  ne  connaît  de  règle  que  le  caprice  de 
chacun.  Partout,  le  long  de  la  route,  M"""  Massieu  regardait  et  savait  voir, 
enrichissait  ses  notes  et  les  illustrait  de  superbes  photographies  dont 
son  livre  nous  donne  de  nombreuses  reproductions.  En  même  temps  elle 
se  documentait  sur  l'histoire  de  ces  pays  mystérieux,  grâce  à  quoi  elle  a 
pu  nous  faire  revivre  à  travers  les  temps  la  si  ancienne  civilisation  de  ces 
populations  isolées  en  pleine  montagne  dans  une  quasi-insularité.  Ce  livre 
plein  de  faits,  aux  descriptions  pittoresques  et  saisissantes  de  couleur  et 
de  vie,  est  à  la  fois  un  charme  pour  l'esprit  et  une  précieuse  contribution 
pour  l'histoire  de  la  vieille  Asie. 


Ouvrar/es  déposés  au  bureau  delà   Bévue, 

La  Ville  convoitée  :  Salonique,  par  P.  Piisal.  Un  vol.  in-16  de  368  pages.  Paris, 

Librairie  académique  Perrin  et  C»«. 
L'Occupation  de  Lunévillepar  les  Allemand:^  (1870-1873),    par  J.  Cathal,  préface 

du  général  Farny.   Un  vol.    in-i2,  avec  14    photographies  documentaires.  Paris, 

Berger-Levrault,   éditeurs. 
L'Œuvre  française  au   Maroc  (avril   1912-décembre  1913),   par   René  Besnard   et 

Camille   Avmard,  préface  de    M.  Caillaux.    Un    vol.    in-i6   de    455    pages  avec 

une  page  hors  texte.  Paris,  Hachette  et  C'». 
Essai  sur  la  Stratégie   allemande,  par  le  capitaine  M.  Daille,  d'après  la  bataille 

de  Cannes,  par  le  feld-maréchal  de  Schliel'fen,  préface  du  général   Ruffev.   Un 

vol.  in-8»  de   90  pages,    avec  6    croquis    dans  le    texte.   Paris,   Berger-Levrault, 

éditeurs. 

r Administrateur-Gérant  :  P.  Gampain. 

paris.   —   IjMPRIMERIE   levé,    rue   CASSETTE,   17. 


QUESTIONS 
DIPLOMÂTIOUES  ET  COLONIALES 


LA 

RÉPERCUSSION  DE  LÀ  POLITIQUE  INTÉRIEURE 

SUR  LES  RELATIONS  INTERNATIONALES 


C'est  un  lieu  commun  de  dire  qu'à  notre  époque  de  nations 
armées  la  guerre  est  un  fléau  si  épouvantable  qu'elle  ne  sau- 
rait plus  être  déchaînée  par  l'ambition  d'un  homme  d'Etat  ou 
par  un  caprice  dynastique,  et  qu'en  conséquence  les  guerres 
de  l'avenir  ne  pourront  surgir  que  du  choc  des  grands  intérêts 
nationaux.  Cette  théorie-là  est  celle  que  chérissent  les  endor- 
meurs  qui  veulent  nous  persuader  que  la  paix  avec  l'Allemagne 
est  assurée  parce  qu'on  n'aperçoit  pas  pour  le  moment,  entre 
cette  puissance  et  la  France,  de  conflit  d'intérêts  vitaux.  Nous 
nous  permettrons  de  faire  observer  que  l'expérience  de  ces 
dernières  années  ne  confirme  pas  l'exactitude  de  la  théorie. 
A  qui  fera-t-on  croire  que  c'est  pour  des  intérêts  vitaux  que  la 
grande  Républi([ue  américaine  a  fait  la  guerre  à  l'Espagne,. 
l'Angleterre  aux  Etats  boers,  la  Russie  au  Japon,  l'Italie  à  la 
Turquie?  C'est  encore  l'adage  :  homo  homini  lupus,  qui  permet 
d'expliquer  les  hostilités  les  plus  récentes,  aussi  bien  que 
celles  du  temps  jadis,  et  le  fort  trouve  toujours  un  intérêt 
vital  à  se  jeter  sur  le  faible.  Mais  il  importe  de  bien  comprendre 
ce  qui  constitue  à  l'heure  actuelle  la  force  et  la  faiblesse  d'un 
Etat  européen.  Nous  voyons  presque  tous  les  pays,  à  l'excep- 
tion toutefois  de  l'Angleterre,  pousser  leur  effort  militaire 
jusqu'à  l'extrême  limite  de  leurs  ressources  en  hommes  et  en 
argent.  Nulle  part  on  ne  s'endort  sur  le  chapitre  de  la  défense 
nationale,  mais  partout  c'est  une  égale  fièvre  pour  la  prépara- 
tion à  la  guerre  du  haut  commandement,  l'instruction  des 
troupes,  l'outillage  technique.  C'est  donc  beaucoup  plus  dans 
leur  politique  intérieure  que  dans  leur  armature  militaire  et 
navale  que  pourrait  résider  la  faiblesse  de  certains  Etats,  et  il 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  —  n»  411.  —  1(3  avril  1914.  29 


450  QUESTIONS    DIPLOMATIOUKS    ET    COLONIALES 

s'ensuit  qu'aujourd'hui  plus  que  jamais  la  politique  intérieure 
réagit  directement  sur  les  relations  internationales. 

C'est  en  se  plaçant  à  ce  point  de  vue  qu'on  trouve  aux  pro- 
chaines élections  françaises  une  particulière  gravité.  Quoique 
nous  nous  imposions  la  règle  de  laisser  de  côté  ces  irritantes 
querelles  intestines  qui  font  tant  de  mal  à  la  France,  il  nous 
est  impossible  de  ne  pas  dire  que  du  verdict  que  va  prononcer 
le  pays  dépendra  peut-être  la  paix  ou  la  guerre.  S'il  envoie 
au  Palais  Bourbon  une  majorité  fermement  décidée  à  maintenir 
intactes  les  lois  militaires  récentes  et  à  en  poursuivre  sans  défail- 
lance l'application,  ce  sera  pour  les  belliqueux  d'outre-Rhin  une 
douche  salutaire.  Lors  même  qu'ils  en  prendraient  prétexte 
pour  préconiser  une  guerre  préventive,  afin  de  ne  laisser  ni 
l'armée  française  ni  l'armée  russe  croître  en  force,  ils  n'en- 
traîneraient ni  le  peuple  allemand  ni  son  gouvernement,  parce 
qu'à  tout  prendre  la  résolution  dont  aura  fait  preuve  le  peuple 
français  constituera  un  facteur  moral  infiniment  plus  impres- 
sionnant que  le  supplément  de  force  matérielle  que  nous  sommes 
susceptibles  d'acquérir  dans  les  années  qui  viennent.  (Jue  si  au 
contraire  nous  assistions,  par  impossible,  au  triomphe  des 
adversaires  de  la  loi  de  trois  ans,  ou  seulement  à  celui  de  ses 
tièdes  partisans,  de  ceux  qui  ne  la  considèrent  que  comme  une 
nécessité  passagère  et  s'en  vont  le  répétant  étourdiment,  il 
faudrait  nous  attendre,  dans  un  avenir  immédiat,  à  ces  coups 
de  boutoir  que  les  Allemands  appellent  aimablement  des  coups 
de  sonde.  Or,  comme  nous  ne  faisons  pas  au  ministère  qui  sera 
en  fonction  après  les  élections,  quelles  que  soient  ces  dernières, 
l'injure  de  croire  qu'il  encaisserait  des  impertinences,  la  situa- 
tion pourrait  devenir  assez  rapidement  scabreuse.  Le  calme 
diplomatique  du  moment  présent  ne  doit  pas  faire  de  dupes; 
deux  raisons  principales  suffisent  à  l'expliquer.  La  première 
est  que  dans  l'armée  allemande  on  procède  encore  à  une'  mise 
au  point  du  plan  de  mobilisation  et  de  concentration,  et  que 
tout  ne  sera  en  place  que  dans  quelques  semaines.  La  seconde 
est  que  l'Allemagne  attend  précisément  avec  anxiété  le  résul- 
tat des  élections  françaises,  peut-être  aussi  celui  des  élections 
anglaises  qui  suivront  probablement  d'assez  près  l'adoption  en 
troisième  lecture  du  Home  rule.  En  Angleterre  également  c'est 
la  situation  intérieure  qui  commande  la  situation  diploma- 
tique 

Et  le  spectacle  est  le  même  en  Autriche.  A  mesure  que  le 
recul  permet  de  mieux  apprécier  les  événements  des  deux  der- 
nières années,  on  se  convainc  que  ce  sont  les  difficultés  d'ordre 
intérieur  qui  sont  la  vraie  cause  de  la  politique  balkanique  du 


A 


POLITIQUE    INTÉRIEURE    ET    RELATIONS    INTERNATIONALES  451 

Ballplatz  et  de  toutes  les  erreurs  qu'on  impute  généreusement 
au  seul  comte  Berchtold.  C'est  pour  maintenir  dans  l'olîédience 
les  sujets  slaves  du  Sud  de  la  monarchie,  pour  «  recercler  le 
tonneau  à  l'intérieur  »,  que  l'Autriche-Hongrie  a  procédé  à 
cette  coûteuse  mobilisation  dans  laquelle  on  n'a  voulu  voir 
qu'un  épouvantail  à  l'adresse  des  Serbes.  Et  c'est  probable- 
ment en  vertu  du  principe  :  «  Quand  on  a  eu  tort,  il  faut  con- 
tinuer, cela  donne  raison  »  que  le  Ballplatz  se  croit  obligé 
aujourd'hui  de  continuer  sa  politique  serbophobe.Nous  venons 
d'en  avoir  deux  échantillons  remarquables. 

Tout  en  refusant  de  résoudre  la  question  des  chemins  de  fer 
orientaux  dans  un  sens  équitable,  le  Ballplatz  précise  ses  exi- 
gences sur  Salonique.  Il  demande  la  création  dans  ce  port 
d'une  zone  libre  comprenant  la  station  de  chemin  de  fer  et  des 
magasins  pour  les  grosses  marchandises,  réclame  la  liberté  du 
transit  direct  et  indirect,  entend  enfin  être  consulté  sur  tout 
ce  qui  concerne  l'aménagement  du  port  libre.  C'est  assurément 
la  Serbie  que  le  Ballplatz  désire  atteindre  par  les  concessions 
qu'il  voudrait  arracher  à  la  Grèce.  Préoccupé  d'autre  part  des 
projets  d'union  qui  sont  dans  l'air  entre  la  Serbie  et  le  Mon- 
ténégro, et  qui  permettraient  à  ce  dernier,  anémié  par  la 
guerre,  de  refaire  ses  forces,  le  Ballplatz  semble  vouloir  sou- 
lever à  nouveau  la  question  du  Lovtchen.  On  sait  que  cette 
montagne  sacrée  des  Monténégrins  a  des  vues  sur  quelques 
parties  du  fjord  de  Cattaro  et  domine  notamment  les  fortifi- 
cations autrichiennes  qui  protègent  le  petit  établissement  naval 
de  Teodo.  Tant  que  le  Lovtchen  n'a  été  susceptible  que  de 
recevoir  des  batteries  monténégrines,  l'Autriche  ne  s'est  pas 
émue  beaucoup  ;  mais  si  des  canons  serbes  devaient  y  être 
transportés  un  jour,  il  faudrait  renoncer  à  agrandir  la  station 
de  Teodo,  dont  le  site  est  pourtant  beaucoup  plus  avantageux 
pour  la  marine  autrichienne  que  celui  de  Polaoude  Sebenico. 
On  prétend  qu'au  moment  de  la  prise  de  Scutari  par  les  Mon- 
ténégrins l'Autriche  ne  leur  aurait  pas  chicané  leur  conquête 
s'ils  avaient  cédé  le  Lovtchen,  mais  le  roi  Nicolas  n'aurait  pas 
voulu  entendre  parler  d'abandonner  le  tombeau  vénéré  du 
^rand  vladika  saint  Pierre.  Et  ces  convoitises  autrichiennes  sur 
le  Lovtchen  ne  heurtent  pas  seulement  le  sentiment  monté- 
négrin, elles  inquiètent  les  Italiens  qui  ne  consentiraient  pas 
à  la  création  d'une  grande  base  navale  autrichienne  dans  le 
fjord  de  Cattaro  si  eux-mêmes  n'avaient  pas  la  permission  de 
mettrç  la  main  sur  Valona. 

On  se  demande  pourtant  si  ce  n'est  pas  à  un  compromis  de 
cette  nature  que  songeraient  les  deux  diplomaties  de  Vienne  et 


452  QUESTIONS  DIPLOMATIQUES  ET  COLONIALES 

de  Rome,  quitte  à  en  faire  payer  les  frais  au  prince  Guillaume 
d'Albanie.  Ce  dernier,  qu'on  dit  dominé  par  le  terrible  Essad- 
Pacha,  semble  d'ailleurs  s'engager  dans  une  voie  dangereuse 
avec  sa  mobilisation  des  rédifs  albanais,  pour  combattre  l'in- 
surrection épirote  qui  s'étend  non  seulement  dans  l'ancien 
territoire  contesté  mais  dans  le  district  de  Koritza.  Cette  mo- 
bilisation pourrait  conduire  à  des  massacres  qui  entraîneraient 
une  intervention,  soit  européenne,  soit  austro-italienne.  Elle 
est  vue  d'un  assez  mauvais  œil  par  l'Autriche  qui  n'a  jamais 
marqué  de  tendresse  particulière  au  prince  prussien  de  Wied, 
et  lui  aurait  à  coup  sûr  préféré  un  musulman,  de  façon  que 
son  protectorat  catholique  ne  perdît  rien  de  sa  valeur.  Au 
contraire  l'initiative  du  prince  de  Wied  paraît  goûtée  en  Italie, 
où  on  couve  toujours  d'un  œil  jaloux  l'Albanie  méridionale 
dont  on  veut  écarter  les  Grecs  à  tout  prix.  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  comte  Berchtold  et  le  marquis  de  San  Giuliano,  qui  doivent 
se  rencontrer  prochainement,  arriveraient  peut-être  sans  trop 
de  peine  à  un  accord  si,  en  ce  moment  précis,  la  politique 
intérieure  de  l'Autriche  ne  rendait  pas  la  tâche  des  diplomates 
beaucoup  plus  difficile.  La  création  d'une  université  italienne 
à  Trieste,  si  ardemment  réclamée  par  la  population  italienne 
de  cette  ville,  n'aboutit  pas,  et  quand  on  propose  de  la  rem- 
placer par  une  faculté  de  droit  à  Vienne,  les  éléments  irréden- 
tistes de  l'Adriatique  jettent  les  hauts  cris.  De  même  à  Fiume, 
le  gouvernement  hongrois  qui  avait  dissous  la  municipalité 
italienne,  suspendu  les  privilèges  de  la  ville  et  ordonné  de 
nouvelles  élections,  se  voit  aux  prises  avec  une  nouvelle  muni- 
cipalité aussi  hostile  que  la  précédente,  et  dans  cette  atmo- 
sphère d'excitation  se  produisent  des  attentats  à  la  dynamite. 
Ainsi  donc,  tandis  que  les  deux  diplomaties  alliées  échangent 
des  protestations  de  bon  vouloir,  la  politique  intérieure  vient 
brouiller  les  cartes. 

Cependant  l'Allemagne  fait  les  plus  louables  efforts  pour 
maintenir  l'harmonie  dans  le  ménage  de  la  carpe  autrichienne 
et  du  lapin  italien.  L'empereur  Guillaume,  en  route  pour  Cor- 
fou,  a  servi  de  trait  d'union,  et  on  prétend  qu'au  cours  de  ses 
deux  visites  de  Schœnbrunn  et  de  Venise  des  accords  très 
importants  auraient  été  conclus  pour  la  défense  des  intérêts 
tripliciens  dans  la  Méditerranée.  Un  journal  russe  générale- 
ment bien  informé,  le  Rousskoié  Slavo,  affirme  que  la  Médi- 
terranée aurait  été  divisée  en  secteurs,  et  le  Times  de  son  côté 
fait  observer  qu'une  escadre  allemande  ne  quitte  plus  la  Médi- 
terranée orientale  et  l'Adriatique,  tandis  que  les  autorités 
navales  italiennes  envisagent  l'amélioration  de  la  base  de  la 


POLITIQUE     INTÉRIEURE    ET    RELATIONS    INTERNATIONALES  453 

Maddalena,  au  Nord  de  la  Sardaigne.  Il  en  conclut  qu'en  temps 
de  guerre  la  zone  d'action  de  l'Italie  serait  le  bassin  occidental 
de  la  Méditf^rranée,  tandis  que  l'Adriatique  et  la  mer  Egée 
seraient  défendues  par  l'Autriche  et  l'Allemagne.  Puissent  ces 
hérésies  stratégiques  se  confirmer  !  Pour  notre  part,  nous  per- 
sistons à  croire,  quels  que  soient  les  papiers  signés  en  temps 
de  paix  par  les  diplomates  italiens,  qu'au  moment  d'une  guerre 
l'Italie  mobiliserait  avec  une  sage  lenteur  son  armée  et  sa  Hotte 
et  attendrait  prudemment  les  événements.  Mais  ce  qu'il  faut 
retenir  de  l'attitude  de  l'Allemagne,  c'est  que  pendant  que  sa 
diplomatie  s'emploie  inlassablement  à  entretenir  en  bon  état 
l'édifice  de  la  Triple-Alliance,  sa  presse,  surtout  la  pangerma- 
niste,  morigène  assez  durement  l'Autriche.  Pour  l'instant,  elle 
ne  lui  pardonne  pas  de  s'être  trompée  en  se  mettant  du  coté 
bulgare  et  de  s'être  aliéné  cette  Roumanie  qu'on  considérait  com- 
plaisamment  comme  un  prolongement  de  la  Triple-Alliance  en 
Orient.  On  pourrait  répondre  aux  journalistes  allemands  que 
la  raison  profonde  de  l'antagonisme  entre  l'Autriche-Hongrie 
et  la  Roumanie,  qui  éclate  au  grand  jour  après  avoir  été  latent 
pendant  tant  d'années,  est  la  politique  hongroise  en  Transyl- 
vanie. Et  ici  encor^i  se  manifeste  la  répercussion  de  la  politique 
intérieure  des  Etats  sur  leurs  relations  extérieures. 

Commandant  de  Thomasson. 


P.- S.  —  La  Triplp  Entente  vient  de  communiquer  aux  cabinets  de  la 
Triple-Alliance  son  projet  de  réponse  à  la  Note  grecque  du  22  février. 
Elle  propose  pour  l'Efiire  des  garanties  scolaires  et  religieuses,  et  un 
recrutement  régional  de  la  gendarmerie  albanaise.  Ellee^l  favorable  à  une 
rectification  de  fruniipre  ducôté  d'Argyrocastro  et  à  la  neutralitédu  canal 
de  Corfou,  mais  est  opposée  à  celle  des  côtes  de  l'Asie-Mineure  voisines 
de  Chio  et  de  Mitylniie  que  réclamait  la  Grèce.  Tout  cf^la  est  assez  anodin, 
mais  la  forme  d^  la  communication  est  aussi  iniéres-anto  que  le  fond. 
Pour  la  première  fois  depuis  l'ouverture  de  la  crise  orientale,  sir  Edward  Grey 
a  cru  devoir  suggérer  à  set  deux  partenaires  l  envoi  d'une  note  identique  au 
nom  de  la  Triple-En' ente.  Enfin!  Il  n'est  jamais  trop  tard  pour  reconnaître 
ses  erreurs.  Nous  nn  sommes  plus  au  tCRips  où  le  ministre  anglais  affir- 
mait qu  il  était  malsain  pour  la  paix  européenne  d'op[)oser  l'un  à  l'autre 
les  deux  groupements  de  puissances.  Saluons  rabaudun  de  la  tactique 
des  Curiace. 


LÀ    COMMUNE   ANNAMITE 

ET    LES    ÉVÉNEMEiNTS    DE    1013 


Lorsqu'après  avoir  longé  les  collines  violettes  du  cap 
Saint-Jacques,  le  paquebot  s'engage  dans  les  méandres  de  la 
rivière  de  Saigon,  le  décor  prend  un  aspect  si  nouveau  que, 
malgré  la  chaleur  suffocante,  la  plupart  des  passagers  restent 
au  bastingage  et  n'arrivent  pas  à  détacher  leurs  yeux  d'un 
paysage  émouvant  dans  sa  grande  simplicité.  C'est  un  monde 
inconnu  qui  s'éveille  et  l'expression  n'est  pas  une  métaphore, 
car  le  sol  de  la  Cochinchine  recule  chaque  jour  les  limites  de 
son  domaine.  De  loin,  l'observateur  a  deviné,  sous  des  flots 
bourbeux,  le  travail  tumultueux  de  la  terre  en  formation;  puis, 
avant  même  qu'on  distingue  le  rivage,  des  palétuviers  sortent 
de  l'eau  leurs  branches  noueuses;  un  peu  plus  en  arrière,  les 
palmiers-nains  détachent  sur  les  champs  leurs  feuilles  métal- 
liques; enfin,  à  l'horizon,  le  soleil  miroite  sur  les  rizières  et 
semble  découper  des  lames  d'or  vert  ou  fauve,  suivant  que 
les  nuages  viennent  obscurcir  ou  dégager  le  ciel  orageux  des 
mers  équatoriales. 

De  ces  terres  neuves  se  dégage  une  vie  insoupçonnée.  Des 
jonques  chinoises  ont  déjà  fait  leur  apparition,  pareilles  à  des 
scarabées  géants  et  lourds,  et  dont  l'équipage  somnole  tandis 
que  le  pilote  surveille,  seul,  la  course  paresseuse;  maintenant 
ce  sont  les  sampans,  si  légers  que  l'avant  sort  de  l'eau  chaque 
fois  que  le  rameur  scande  à  l'arrière  son  effort  sur  l'aviron, 
puis  \es  ghe-luongs  sans  toit,  frêles  comme  des  feuilles  de  ba- 
naniers roulées  sur  les  vagues  et  oij  les  femmes,  assises  au  mi- 
lieu d'un  chargement  de  fruits,  se  laissent  aller  au  fil  du  cou- 
rant et  plantent  devant  elles  une  branche  de  palmier  pour 
qu'un  peu  de  vent  s'y  joue.  Des  embarcations,  on  en  voit  de 
tous  les  côtés  ;  les  arroyos  et  les  canaux  sont  si  nombreux  que, 
tout  à  fait  dans  l'intérieur,  des  voiles  blanches  ont  l'air  de  cou- 
rir dans  les  rizières. 

Cette  première  impression  ne  s'effacera  plus.  Qu'on  aborde 
l'Indochine  par  Saigon  ou  le  ïonkin,  les  deux  deltas  du  Mé- 
kong et  du  fleuve   Rouge  présentent  le  môme  aspect;   le  sol 


LA   COMMUNE   ANNAMITE    ET    LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1913      >  iSS' 

spongieux  se  prête  mal  à  l'établissement  des  routes,  les  champs 
défoncés  par  le  travail  des  buffles  font  miroiter  à  la  lumière 
des  mottes  ruisselantes,  les  digues  étroites  qui  délimitent  les 
cultures  sont  fréquemment  recouvertes,  soit  par  les  fortes  ma- 
rées, soit  par  les  crues  des  fleuves.  L'eau  est  la  puissance  sou- 
veraine de  notre  colonie  d'Extrême-Orient;  l'Annamite  naît  au 
bord  d'un  arroyo  car  les  villages  s'étendent  toujours  le  long 
des  berges,  et  chaque  famille  possède  une  embarcation;  chaque 
maison,  bâtie  fréquemment  sur  pilotis,  garde  sous  son  auvent 
les  chapelets  de  poissons  de  la  dernière  pêche. 

Les  innombrables  communications  offertes  par  les  ramifica- 
tions des  fleuves  et  par  leurs  affluents  ont  eu  pour  efl'et  d'impri- 
mer au  peuple  annamite  un  caractère  d'unité  indestructible. 
Les  provinces  ne  sont  là  qu'un  moyen  de  diviser  la  lâche  admi- 
nistrative; aucune  ne  possède  sa  vie  propre  ou  des  coutumes 
particulières  et  le  nha-qué^  dans  toute  la  Cochinchine,  repré- 
sente un  type  immuable  de  paysan.  Il  n'y  a  de  diff"érence 
qu'entre  l'Annamite  de  Cochinchine  et  son  frère  du  Tonkin. 
Dans  l'Indochine  du  Nord,  le  climat  est  moins  chaud,  le  sol 
est  moins  fertile  et  la  région  montagneuse  encercle  le  delta  du 
Song-Coï  en  apportant  le  voisinage  des  races  plus  rudes  et  le 
contact  étroit  de  la  Chine.  Le  Tonkinois  sera  donc  par  néces- 
sité plus  travailleur,  plus  batailleur;  il  sera  de  taille  plus 
haute,  et  sa  femme  sera  moins  coquette  et  moins  bavarde  que 
sa  sœur,  la  con-gai  de  la  campagne  de  Saigon.  Mais  les  deux 
groupes  d'habitants  qui  peuplent  les  deux  deltas,  et  qui  repré- 
sent les  trois  quarts  de  la  population  totale  de  la  colonie,  sont 
parfaitement  homogènes  parce  que,  de  toute  éternité,  les  rela- 
tions entre  les  villes  et  les  villages  les  plus  éloignés  les  uns  des 
autres  ont  été  incessantes;  elles  sont  doublement  facilitées  à 
l'heure  actuelle  par  la  navigation  à  vapeur  qui  s'est  emparée 
du  pays  sous  le  pavillon  de  sociétés  françaises  ou  chinoises. 

Une  autre  caractéristique  du  pays,  c'est  sa  richesse.  A  l'ex- 
ception de  quelques  îlots  ethniques  répandus  en  cordon  autour 
des  plaines  humides,  l'élément  annamite  récolte  le  riz  blanc  en 
quantités  si  considérables  que,  pendant  les  bonnes  années,  la 
Cochinchine  exporte  les  quatre  cinquièmes  de  sa  production 
totale.  Le  bananier  pousse  à  l'état  sauvage;  le  cocotier,  le  man- 
guier donnent  toutes  les  variétés  de  leurs  fruits  ;  les  aréquiers 
dressent  en  petites  forêts  leurs  fûts  argentés  et  graciles.  L'in- 
digène a  toujours  près  de  lui  son  carré  de  rizière,  son  filet  de 
pêche  et  son  jardin;  aussi  la  misère  n'existe-t-elle  pas,  et  dans 
les  marchés  de  Cochinchine,  les  lépreux  viennent  prendre  à 
l'éventaire  des  marchandes  la  nourriture  de  leur  journée  sans 


456  QUESTIONS    DIPLOMATIQUKS    ET    COLONIALKS 

craindre  que  l'on  considère  celte  aumône  autrement  qu'à  titre 
de  bénédiction.  La  plupart  des  noms  de  ville»,  sont  une  glorifi- 
cation des  idées  de  paix  et  de  concorde.  Bac-ninJi^  c'est  la 
tranquillité  du  Nord;  Annam,  c'est  le  royaume  du  Sud  pacifié; 
Khanh-hoa  c'est  la  concorde  et  la  félicité;  Vinh-Iong  c'est  la 
prospérité  perpélii^lle,  et  Gia-cUnh,  la  province  de  Saïgon, 
résume  tous  ces  bienfaits  dans  sa  signification  d'affermissement 
clu  bonheur,  comme  Bien-hoa,  située  au  pied  des  contreforts 
de  la  chaîne  annamitique,  se  traduit  par  :  province  delà  con- 
corde et  de  la  paix  sur  la  frontière. 

Dans  tous  les  pays  d'où  le  paupérisme  est  à  peu  près  exclu 
sous  toutes  ses  formes,  la  vie  communale  prend  un  caractère 
particulièrement  intensif.  La  nécessité  d'un  pouvoir  central  se 
fait  sentir  dès  qu'entre  les  membres  d'un  môme  Etat  se  mani- 
feste un  déséquilibre  de  bien-être;  les  (b'sbérités  élèvent  la 
voix  pour  exiger  que  chacun  apporte  au  budget  une  contribu- 
tion proportionnée  à  ses  ressources.  En  Indochine  rien  de  sem- 
blable n'existf»,  et  la  décentralisation  des  |)Oiivoirs  atteint  son 
maximum  d'effet,  comme  on  l'a  constaté  perdant  si  longtemps 
dans  les  campagnes  des  Pays-Bas  et  des  Fhuulres. 

Le  peuple  se  considère  comme  une  grande  famille.  L'absence 
de  grands  domaines,  l'émiettement  à  l'infini  de  la  propriété 
ont  empêché  la  constitution  d'une  aristoeialie  terrienne  et  le 
règne  de  la  féodalité,  qui  reste  l'apanage  des  pays  primitifs  et 
pauvres.  La  po'i fesse  qui  règne  entre  les  habitants  revêt  une 
forme  d'égalité  rigoureuse  entre  toutes  le^  classes;  quel  que 
soit  le  vêtement  qui  recouvre  l'individu,  funique  de  soie  ou 
haillon  sordide,  le  vieillard  sera  l'oncle  ou  la  tante  du  passant 
rencontré  dans  la  rue;  moins  âgé,  Usera  soit  la  sœur  aînée,  soit 
le  jeune  frère,  et  nos  tirailleurs  indigènes,  fidèles  aux  traditions 
qui  régissaient  l'ancienne  armée  annamite, n  (ipel  lent  leurs  gradés 
anh  hep,  chu  cal,  thanli  doï,  mon  frère  aîné  le  soldat  de 
l""®  classe,  mon  oncle  le  caporal,  maître  s*  rgent,  et  réservent 
le  titre  de  mandrin  ong  quan^  à  tous  ses  sn|)érieurs  revêtus  du 
grade  d'officier. 

La  cellule  primitive  est  la  famille  où  h'  père  seul  possède 
■en  propre,  famille  considérable  car  elle  comprend  non  seule- 
ment de  nombreux  enfants,  mais  tous  les  morts  disparus  aux- 
quels on  rend  le  culte  des  ancêtres  et  doni  la  présence  est  pour 
ainsi  dire  tangible  puisque  leur  part  de  nom  riture  est  toujours 
réservée.  Une  étroite  union  marque  le  bonh<'ur  dans  les  mé- 
nages, union  si  intime  que,  dans  leur  idée  naïve  et  touchante 
de  la  conceplion,  b-s  Annamites  admettent  (|ue  les  os  de  l'en- 
fant sont  créés  par  le  père  et  la  chair  par  la  mère.  Si  le  droit 


LA  Commune  annamite  et  les  évémiMents  he   1913  io7 

■de  vie  et  de  mort  a  été  enlevé  au  père  par  des  dispositions  légis- 
latives, si  le  mariage  émancipe  les  enfants  et  leur  confère  le 
■droit  de  posséder,  les  liens  qui  relient  les  descendants  aux 
ascendants  sont  encore  assez  forts  pour  que  l'organisation  de  la 
famille  se  soit  maintenue  àtravers  les  âges  sans  perdre  complè- 
tement son  atmosphère  de  respect  et  sa  communauté  d'intérêts 
matériels.  Et  la  famille  ne  s'éteint  pas.  Le  père  prendra  des 
concubines,  s'il  le  faut,  pour  assurer  sa  descendance,  car  l'ab- 
sence de  postérité  mâle  ferait  disparaître  l'autel  des  ancêtres; 
au  besoin  il  aura  recours  à  l'adoption  d'un  enfant  pauvre  qui 
devient,  par  le  fait  même,  apte  à  succéder  et  à  rendre  les  devoirs 
filiaux,  en  s'incorporant  à  la  famille  primitive. 

La  commune  annamite,  qu'on  a  toujours  citée  à  juste  titre 
comme  une  institution  législative  à  donner  en  modèle  aux 
peuples  d'Occident,  est  une  simple  extension  de  la  famille. 
Sous  l'ancien  Code  annamite,  lorsqu'un  terrain  cultivable  est 
sans  possesseur,  un  homme  suivi  par  sa  femme,  ses  enfants  et 
quelques  parents  plusou  moinséloignés,  adresse  une  demande  de 
concession  aux  magistrats  de  la  province.  Après  une  enquête 
rapide,  l'autorité  délivre  un  acte  en  règle,  Ani  Kham,  première 
charte  de  la  commune  qui  dès  lors  procède  au  cadastre  et  tient 
son  état  civil.  Le  premier  fondateur  est  le  maire  désigné  qui 
s'adjoint  un  ou  deux  notables  [Hiiong  Chue). 

Voici  donc  le  premier  embryon  administratif  organisé.  Le 
défrichement  des  terres  se  poursuit,  quelques  travaux  d'ir- 
rigation transforment  les  conditions  d'un  pays  jusqu'alors  sans 
valeur  appréciable.  D'après  un  adage  populaire,  un  canal  attire 
le  cultivateur  comme  le  sucre  attire  la  fourmi;  d'autres 
familles  s'installent  à  leur  tour  avec  d'autant  plus  de  facilités 
que  le  sol  appartient  à  l'Etat  annamite  qui  n'adjuge  à  chacun 
des  immigrants  qu'une  concession  délimitée;  il  y  a  donc  place 
pour  toutes  les  énergies,  et  suivant  l'expression  fort  exacte  de 
Luro,  l'un  des  premiers  administrateurs  militaires  de  la  Cochin- 
chine,  «  la  propriété  individuelle,  la  propriété  communale  et 
le  corps  municipal  prennent  naissance  ».  La  simplicité  de  cette 
méthode  a  donné  de  si  magnifiques  résultats  que  ses  règles 
n'ont  pas  varié  depuis  le  décret  fondamental  de  l'enifjereur 
chinois  Kien-Ghieu,  qui  fut  rendu,  dit  on,  quarante-trois  ans 
avant  l'ère  chrétienne.  Un  seul  texte  législatif  la  complété. 
En  1825,  l'empereur  annamite,  Minh-Mang,  permet  aux  com- 
munes de  vendre  pendant  trois  ans  l'usufruit  des  biens  com- 
munaux, mais  leur  interdit  d'en  aliéner  la  nue-propriété.  A 
côté  donc  de  la  propriété  privée  se  juxtapose  le  bien  communal 
que  le  maire  fait  cultiver  par  tous  les  habitants  sous  la  forme 


458  QUESTIONS    DIPLOMATlyUES    ET    COLOMALKS 

d'une  véritable  prestation:  la  récolte  qu'il  produit  est  vendue 
au  profit  du  budget  local;  elle  en  constitue  la  plus  grande  res- 
source, caries  versements  accessoiresne  proviennent  que  de  taxes 
minimes  prélevées  au  moment  des  mariages,  d'amendes  infligées 
pour  les  querelles  et  les  contraventions,  enfin  de  cotisations 
volontaires  lorsque  la  commune  est  endettée  ou  doit  procéder 
à  certains  gros  travaux  d'utilité  publique. 

A  partir  de  ce  moment  la  commune  fonctionne,  elle  est  à 
peu  près  entièrement  autonome  et  s'administre  elle-même. 
Elle  assure  l'ordre  et  la  police;  le  conseil  des  notables  prescrit 
les  gardes  nécessaires,  les  rondes  et  les  patrouilles,  il  répartit 
les  contributions  de  l'Etat  fixées  d'une  manière  globale  par 
village,  cote  personnelle  et  impôt  foncier  sur  les  rizières,  en 
tenant  compte  rigoureusement  des  propriétés  et  de  la  richesse 
de  chacun,  et  le  gouvernement  central  n'interviendra  jamais, 
sauf  dans  le  cas,  très  peu  fréquent  d'ailleurs,  où  le  Conseil  des 
notables  est  en  conflit  avec  ses  administrés.  Cet  incident  est  à 
peu  près  rendu  impossible  par  l'organisation  même  de  l'auto- 
rité communale.  Il  n'y  a  pas  d'élections,  partant  pas  de  poli- 
tique; les  notables  sont,  par  tradition,  les  hommes  les  plus 
intelligents  et  les  plus  riches.  Il  n'y  a  pas  davantage  de  tyrannie, 
car  le  maire  n'a  pas  au  Conseil  de  voix  prépondérante  :  il  est 
surtout  l'intermédiaire  entre  sa  commune  et  le  pouvoir  impé- 
rial. A  ce  titre  il  est  responsable  de  l'administration  et  de  l'or- 
dre, il  rendra  les  sentences  dans  les  querelles  locales  après 
avoir  épuisé  toute  la  procédure  de  conciliation,  mais  la  division 
du  travail  est  poussée  à  l'extrême  parmi  les  membres  du  Con- 
seil; chacun  détient  une  parcelle  d'autorité  qui  lui  confère 
une  véritable  magistrature,  et  lorsque  la  commune  fonctionne 
normalement,  les  délibérations  du  Conseil  sont  à  peu  près 
inutiles. 

Les  grands  notables  se  partagent,  en  effet,  la  direction  des 
affaires.  Le  principal  d'entre  eux,  élu  par  le  Conseil,  interprète 
la  loi,  répartit  et  perçoit  l'impôt.  Les  autres  sont  chargés  res- 
pectivement de  la  police,  de  la  caisse  communale,  des  archi- 
ves, de  l'état  civil  et  du  culte;  ils  sont  aidés  dans  leur  tâche 
par  les  notables  mineurs,  secrétaires  du  maire,  de  la  pagode, 
du  trésorier  préposés  à  l'observance  des  rites,  à  l'hospitalité 
des  voyageurs  de  passage,  à  la  répartiton  des  prestations  et  des 
corvées,  à  la  police  du  marché,  à  la  surveillance  des  champs. 
Le  maire  est  élu  par  les  notables,  mais  les  notables  choisissent 
eux-mêmes  leurs  successeurs. 

Parfois  la  commune  prend  une  telle  extension  qu'elle  doit^ 
pour  mieux  assurer  ses  différents  services,  se  subdivisera  son 


LA    COMMUNE    ANNAMITE    ET    LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1913  459 

tour  en  quartiers.  Les  chefs  de  quartiers  sont  les  premiers 
juges  qui  peuvent  infliger  de  un  à  cinq  coups  de  rotin  pour  les 
querelles  légères  ou  les  insultes.  En  cas  de  blessure,  l'affaire 
est  aussitôt  portée  devant  les  notables.  En  matière  civile,  les 
conllits  sont  réglés  par  eux  et  c'est  en  désespoir  de  cause  seule- 
ment que  les  litiges  sont  portés  devant  l'autorité  cantonale. 
Chefs  et  sous-chefs  de  canton  sont  d'ailleurs  les  mandataires  des 
communes;  ils  sont  élus  par  les  délégués  de  tous  les  villages 
et  les  candidats  possibles  doivent  toujours  avoir  rempli  les 
fonctions  de  notable  ou  de  maire,  sans  avoir  jamais  encouru 
la  moindre  sanction  pénale.  Le  canton  annamite,  c'est  la  com- 
mune agrandie  au  point  de  constituer  une  circonscription 
administrative  d'un  ordre  supérieur.  Son  chef  et  son  sous-chef 
n'ont  d'autre  attribution  que  la  surveillance  des  villages  et  de 
l'exécution  des  lois  régissant  la  propriété  et  l'impôt.  Ils  coor- 
donnent et  répartissent  les  efforts  des  communes  pour  les  tra- 
vaux de  canaux  ou  de  routes;  ils  sont,  comme  les  notables,  des 
magistrats  conciliateurs  et,  comme  les  maires,  les  intermé- 
diaires entre  le  pouvoir  central  et  les  populations,  sans  être 
pour  cela  les  fonctionnaires  du  gouvernement. 

Jusqu'ici  donc,  l'Etat  n'entre  pas  en  scène  et  ne  possède 
aucun  représentant  nommé  par  lui.  C'est  alors  qu'interviennent 
l'arrondissement  [hiii/en),  la  préfecture  [phu]  et  la  province 
[tinh). 

Les  tri-huyenon  sous-préfets,  comme  les  tri-phu  ou  préfets, 
sont  des  mandarins  lettrés  qui  presque  toujours  fournissent  leur 
carrière  dans  la  même  région  ;  mais  il  ne  faudrait  pas  les  assi- 
miler aux  sous-préfets  et  aux  préfets  de  la  métropole.  A  rencontre 
du  sous-préfet  français,  son  collègue  annamite  a  la  haute  main 
sur  la  circonscription  qu'il  administre;  son  rôle  est  identique  à 
celui  du  chef  du  canton,  avec  des  attributions  judiciaires  plus 
étendues  ;  à  eet  égard,  préfets  et  sous-préfets  ont  la  compétence 
d'un  tribunal  du  premier  degré  au  civil  et  au  criminel.  Dès  que 
le  délit  peut  entraîner  la  peine  du  bâton  ou  des  sanctions 
graves,  l'affaire  est  jugée  en  appel  par  la  magistrature  de  la 
province. 

C'est  à  l'échelon  de  la  province  que  s'opère  seulement  la 
séparation  des  pouvoirs  administratifs  et  judiciaires.  Le  chef 
de  province  [quan  bô)  est  en  effet  assisté  d'un  lieutenant  cv'\- 
m\nQ\[quaii  an),  lequel  ne  peut  trancher  définitivement  les 
affaires  particulièrement  délicates,  celles  entre  autres  que  la 
loi  punit  des  travaux  forcés,  de  l'exil  et  de  la  mort,  sans  en 
référer  au  ministère,  puis  au  souverain,  juge  suprême  en  qua- 
lité de  «  père  et  mère  de  son  peuple  ». 


460  0UK8T1ONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Telle  était,  brièvement  esquissé,  l'organisme  administratif  et 
l'Etat  social  des  Annamites  au  moment  où  nous  avons  débar- 
qué sur  les  territoires  et  ce  tableau  devait  servir  d'indication  et 
de  modèle  à  tous  les  travaux  d'organisation  que  nous  avons 
entrepris.  Ses  traits  essentiels,  on  les  a  déjà  devinés.  Gomme 
dans  tous  les  pays  de  population  homogène  oij  par  surcroît  le 
sol  est  d'une  richesse  exceptionnelle,  la  décentralisation  est 
poussée  à  l'extrême.  Les  habitants  s'administrent  directement. 
Les  fonctionnaires  de  l'Etat  ne  sont  plus  que  des  agents  de 
surveillance.  Chaque  circonscription  administrative  est  à  peu 
près  autonome  parce  que  l'autorité  placée  à  la  tête  de  chacune 
d'elle  possède  de  pleins  pouvoirs;  il  n'y  a  pas  pour  cela  disper- 
sion des  eiïorts  parce  que  tous  les  services  publics  obéissent  à 
une  direction  unique. 

Cet  édifice  millénaire  et  dont  l'excellence  est  démontrée  par 
des  siècles  de  bonheur  et  de  civilisation  intense,  nous  avons 
voulu  le  saper  par  la  base  et  le  remplacer  par  une  copie  fidèle 
des  institutions  delà  métropole.  Sans  doute,  nous  avons  gardé 
le  cadre  administratif  du  passé  parce  qu'aussi  bien  il  se  rappro- 
chait beaucoup  de  celui  que  nous  avons  en  France.  Les  pré- 
fectures, les  sous-préfectures,  les  cantons  ont  été  conservés,  la 
commune  elle-même  a  été  maintenue,  mais  les  divers  fonction- 
naires échappent  à  l'élection  des  notables  et  l'autorité  qui  s'est 
substituée  au  pouvoir  central  n'exerce  plus  son  contrôle  en  se 
servant  des  mêmes  idées  directives.  La  séparation  des  fonctions 
administratives  et  judiciaires,  autrefois  confondues,  a  rapide- 
ment conduit  au  morcellement  des  responsabilités  à  la  disper- 
sion des  efforts,  aux  conflits  et  aux  abus  de  toute  nature  et 
comme  je  crois  l'avoir  montré  l'année  dernière,  dans  les  pages 
mêmes  de  cette  Revue  (1),  nous  avons  commis  des  erreurs  qui 
pourraient  bien  un  jour  être  payées  très  cher. 


Or,  le  26  avril,  à  7  heures  du  soir,  moment  où  la  population 
européenne  d'Hanoï,  ayant  terminé  sa  promenade  quotidienne, 
se  livrait  aux  douceurs  de  l'apéritif  obligatoire,  une  bombe 
éclatait  à  la  terrasse  d'un  café  de  la  rue  Paul-Bert.  Elle  avait 
été  assez  bien  lancée  puisqu'elle  tua  deux  chefs  de  bataillon  et 
blessa  un  contremaître  des  mines,  deux  commis  des  services 
civils,  sans  compter  cinq  indigènes.  Le  gouvernement  général 


(1)  Queat.   Dipl.  et  Col.,  du  16  mai  et  du  l^f  juin  1913  :  Les  Erreurs  française» 
«n  Indochine. 


LA  COMMINK  ANNAMITE  ET  LES  ÉVÉNEMENTS  DE  1913      461 

ne  câbla  l'événement  que  le  28  en  donnantune  explication  dont 
le  plus  grand  tort  était  d'être  par  trop  affirmative  pour  pouvoir 
résulter  d'une  enquête  faite  à  la  hâte.  Il  certifiait  en  effet  que 
Tattentat  était  l'œuvre  certaine  des  derniers  partisans  du  prince 
Cuong  Dé,  conduits  occullement  par  le  lettré  Pham  bo  Chau 
réfugié  en  Chine,  dans  les  provinces  du  Sud. 

Les  renseignements  officiels  ne  pouvaient  laisser  ignorer 
l'existence  d'un  complot.  Le  24  mars,  la  police  avait  déjà  saisi 
à  Saigon  et  à  Cholon  huit  bombes  déposées  contre  les  murs 
de  l'Hôtel  du  gouverneur,  du  Palais  de  Justice  et  du  poste  de 
police  central.  Des  appels  à  la  révolte,  rédigés  en  caractères 
annamites,  avaient  été  affichés  dans  plusieurs  villes  de  province. 
Le  31  mars,  un  indigène  se  disant  fils  du  prince  Ham  Nghi, 
l'empereur  d'Annam  exilé  à  Alger,  avait  été  arrêté  ;  quelques 
jours  plus  tard,  c'était  le  tour  d'un  autre  individu,  porteur  de 
papiers  révolutionnaires,  emprisonné  à  la  suite  d'une  perqui- 
sition effectuée  à  bord  du  paquebol  Douai  venant  de  Bangkok. 
Enfin  le  2  avril,  le  Thuan-phu  de  la  province  deThaï-binh,  au 
Tonkin,  qui  s'était  signalé  par  une  répression  énergique  d'un 
mouvement  révolutionnaire,  tombait  mortellement  blessé  par 
une  bombe  lancée  on  ne  sait  d'oii. 

L'attentat  du  26  avril  faisait  donc  partie  d'un  plan  très  mé- 
thodique qui  se  déroulait  du  Sud  au  Nord  de  la  péninsule  après 
avoir  été  élaboré  à  la  fois  en  Chine  et  au  Siam.  Quels  en 
furent  les  acteurs?  d'humbles  comparses  ;  les  sociétés  secrètes 
sont  trop  bien  organisées  en  Extrême-Orient  pour  n'avoir  pas 
tenu  en  lieu  sûr  les  chefs  et  les  organisateurs  du  complot. 
Mais  ces  chefs,  à  quel  mobile  obéissaienl-ils?  Le  gouvernement 
général  n'hésita  pas  à  les  ranger  parmi  les  derniers  partisans 
d'une  dynastie  dont  la  popularité  reste  très  discutable.  Il  ne 
faut  pas  se  leurrer  de  mots  ;  les  Annamites  restés  fidèles  au 
souvenir  impérial  évoqueront  toujours  l'image  de  Ham  Nghi, 
et  la  candidature  du  prince  Cuong  Dé  n'était  pas  plus  capable 
de  provoquer  des  attentats  si  bien  concertés  que  de  soulever 
des  provinces.  L'hypothèse  officielle,  pour  être  ingénieuse,  ne 
devait  pas  rencontrer  le  moindre  crédit  auprès  de  tous  les 
Français  qui  ont  résidé  tant  soit  peu  en  Indochine. 

Alors  on  pensa  naturellement  à  cette  longue  série  de  mala- 
dresses qui  n'ont  cessé  de  caractériser  l'administration  fran- 
çaise en  Indochine  ;  et  nous  avouons  qu'après  avoir  vu  de  près 
des  tentatives  de  soulèvement  occasionnés  par  des  impôts  vexa- 
toires,  après  avoir  été  témoin  de  la  fidélité  touchante  du  peuple 
des  provinces  à  leurs  anciennes  familles,  nous  fûmes  tentés 
de  croire  que  les  sociétés  secrètes  avaient  trouvé  dans  la  masse 


462  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

des  populations  un  terrain  tout  préparé.  C'était,  de  toutes  les 
éventualités,  la,  plus  grave,  et  la  nouvelle  de  l'attentat  de 
Hanoï  pouvait  être,  à  notre  avis,  accompagnée  lùentôt  de  ren- 
seignements plus  alarmants.  Disons  de  suite,  à  la  décharge  du 
gouvernement  général,  qu'il  prit  aussitôt  de  sérieuses  mesures. 
On  a  beaucoup  critiqué  la  mise  en  état  de  siège  de  Cholon,  la 
grande  cité  chinoise  de  Cochinchine,  le  contrôle  sévère  des 
paysans  à  leur  arrivée  dans  les  villes  du  Tonkin,  le  renforce- 
ment de  la  police  par  les  troupes  régulières,  les  patrouilles 
incessantes  dans  la  rue,  de  jour  et  de  nuit;  on  n'a  pas  manqué 
d'ajouter  que  le  gouvernement  général  s' était  surtout  préoccupé 
d'assurer  la  sécurité  des  hauts  fonctionnaires.  Cette  manière 
de  procéder  était  tout  à  fait  rationnelle  et  la  population  euro- 
péenne lui  dut  certainement  de  ne  pas  avoir  d'autres  inquié- 
tudes et  de  pouvoir  afficher  le  calme  dont  elle  ne  fit  pas  préci- 
sément preuve  au  lendemain  des  tentatives  d'empoisonnement 
de  1908. 

Les  courriers  suivants  apportèrent  quelques  précisions. 
L'effervescence  paraissait  dangereuse  en  Cochinchine;  le 
Tonkin  était  beaucoup  plus  calme  ;  quant  àl'Annam,  il  assis- 
tait à  ce  hourvari  avec  un  étonnement  amusé.  Très  éloigné  des 
foyers  de  rébellion,  le  Cambodge  et  le  Laos  ne  pouvaient  y 
participer  d'aucune  manière.  Et  toutes  ces  constatations 
pouvaient  se  prévoir.  Le  Tonkin  a  son  delta  encerclé  par  des 
montagnes  où  vivent  des  populations  essentiellement  particu- 
laristes  que,  malgré  son  voisinage,  l'élément  chinois  effleure 
à  peine.  L'Annam  est  découpé  par  les  contreforts  de  la  chaîne 
annamitique  en  une  quantité  de  vallées  transversales  mal 
reliées  entre  elles;  l'administration  française  s'y  est  toujours 
exercée  sous  la  forme  d'un  protectorat  très  large  et  ses  popula- 
tions, plus  étroitement  au  contact  du  pouvoir  central  indigène, 
ont  conservé  un  respect  de  la  hiérarchie  qui  les  préserve  des 
agitateurs.  Le  Cambodge  vit  encore  sous  le  sceptre  débonnaire 
de  souverains  aux  mœurs  patriarcales  et  le  Laos  est  un  con- 
glomérat de  peuples  très  rapprochés  de  la  barbarie.  La  Cochin- 
chine au  contraire  est,  par  la  constitution  môme  de  son  sol,  un 
pays  011  du  jour  au  lendemain  une  révolution  est  possible;  sa 
population  flottante  est  difficile  à  surveiller  et  Cholon  est,  au 
même  titre  que  Canton,  une  capitale  de  sociétés  secrètes. 

En  résumé,  la  masse  des  populations  se  tenait  à  l'écart  des 
aventures;  le  fait  était  indiscutable  car  toutes  les  mesures 
prises  par  le  gouvernement  général  auraient  été  illusoires  si  les 
campagnes  avaient  suivi  le  mouvement.  Bientôt  le  jour  se  fit 
avant  même  que  la  Commission  criminelle,  chargée  derechef- 


LA  COMMUNE  ANNAMITE  ET  LES  ÉVÉNEMENTS  DE  1913      463 

cher  les  causes  des  attentats  et  de  punir  les  coupables  eût  fait 
arrêter  les  150  individus  qui  devaient  être  déférés  à  sa  juridic- 
tion. L'indigène  qui  avait  lancé  la  bombe  de  la  rue  Paul-Bert 
aurait,  dit-on,  répondu  au  tong-doc  d'Hanoï  :  u  Vous  êtes 
«  Annamite  comme  moi;  pourquoi  me  posez-vous  ces  questions? 
«  Laissez-moi  vous  dire  toute  ma  pensée  :  mourir  maintenant, 
«  mourir  demain  ou  plus  tard,  quelle  différence  y  voyez-vous? 
«  Mon  rêve,  c'est  la  République  universelle,  c'est  la  fraternité 
«  des  races.  »  Le  ton  de  cette  déclaration  permet  de  la  consi- 
dérer comme  rigoureusement  authentique.  On  y  trouve  la 
marque  de  cette  fatalité  orientale  qui  fait  marcher  les  con- 
damnés au  supplice,  le  sourire  aux  lèvres;  on  y  remarque 
aussi  ce  langage  emphatique  du  primaire  fraîchement  initié  à 
des  doctrines  qu'il  défigure  aussitôt  par  son  exagération.  Les 
instigateurs  du  complot  avaient  des  vues  beaucoup  plus  pré- 
cises, car  une  perquisition  à  bord  d'un  sampan  amena  la  décou- 
verte d'un  registre  à  souches  portant  à  sa  première  page  ces 
caractères  fatidiques  :  République  d'Annam. 

Dès  lors,  la  cause  était  jugée.  L'affaire  se  réduisait  à  des 
proportions  restreintes,  car  ses  auteurs  venaient  de  témoigner 
d'une  méconnaissance  complète  de  leurs  compatriotes.  Les 
paysans  du  Mékong  et  du  fleuve  Rouge  ne  sont  pas  h  la  merci 
d'une  poignée  d'agitateurs;  ils  ont  au  plus  haut  point  ce  qu'un 
écrivain  fort  averti  nommait  si  bien  «  l'instinct  grégaire  »  (1)  ; 
ils  sont  rivés  à  leurs  communes,  obéissent  à  leurs  notables  et 
du  moment  que  les  notables  ne  faisaient  aucun  signal,  la  révo- 
lution ne  pouvait  pas  compter  sur  leur  concours.  Les  notables 
des  villages  ne  sont  pas  tous  ralliés  à  notre  cause  ;  mais  ceux 
d'entre  eux  qui  souhaitent  la  fin  de  l'administration  française 
n'aspirent  qu'à  la  reconstitution  intégrale  de  l'Empire  d'Annam. 
L'œuvre  des  conjurés  était  ou  maladroite  ou  trop  hâtive,  mala- 
droite parce  qu'elle  ne  tenait  aucun  compte  des  facteurs  de 
réussite  les  plus  essentiels,  hâtive  parce  que  les  véritables 
autorités  indigènes  n'étaient  pas  imprégnées  de  la  doctrine  affi- 
chée par  les  novateurs.  La  masse  du  pays  n'ayant  pas  bougé, 
les  attentats  commis  au  printemps  de  1913  ne  pouvaient  être 
imputés  qu'à  une  minorité  turbulente,  aussi  éloignée  de  la 
mentalité  annamite  qu'elle  était  hostile  à  la  paix  française. 

Une  arrestation  sensationnelle  vint  démontrer  le  bien-fondé 
de  cette  conjecture.  Dans  les  premiers  jours  de  juillet,  la  police 
mettait  la  main  sur  l'interprète  Kiem,  gendre  de  Bui  Khenh 

(1)  Old  Soldier  :  De  la  méconnaissance  de  la  psychologie  du  soldai  indigène  en 
Indochine    {l'Armée  coloniale,  13  octobre  1912). 


464  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Kien,  conseiller  indigène  à  la  quatrième  Chambre  de  la  Cour 
criminelle.  Très  intelligent,  animé  d'idées  avancées,  ce  qui 
peut  sembler  étrange  pour  un  fonctionnaire,  Kiem  était  un  des 
chefs  de  ce  parti  qui  s'intitule  orgueilleusement  «  nationaliste  » 
et  qui  ne  groupe  en  réalité  que  nos  anciens  élèves  dont  l'éclo- 
sion  et  le  développement  sont  un  chef-d'œuvre  d'idéologie 
néfaste.  Après  avoir  ànonné  sur  les  bancs  de  l'école  française 
la  déclaration  des  Droits  de  l'homme  et  répété  d'une  voix  nasil- 
larde :  «  Nos  pères  les  Gaulois  étaient  blonds  »,  toute  cette 
génération  affranchie  des  dogmes  ancestraux  en  est  vite 
arrivée  à  mépriser  les  vrais  Annamites  comme  à  exécrer  les 
populations  chrétiennes.  Vivant  au  contact  des  fonctionnaires 
et  des  magistrats  français  qu'ils  jugeaient  superficiellement,, 
tenus  en  suspicion  par  leurs  compatriotes,  les  interprètes  et 
secrétaires  doués  d'un  robuste  appétit  se  sont  sentis  prêts  à 
jouer  les  grands  rôles  et  à  s'emparer  du  pouvoir.  Quelques-uns, 
il  y  a  dix  ans,  avaient  été  travaillés  par  les  émissaires  du  Ja- 
pon et  commençaient  à  proclamer  l'affranchissement  définitif 
de  cette  race  jaune  qui  s'estime  la  première  de  toutes  et  bien 
supérieure  aux  Européens  «  dont  la  chair  sent  le  cadavre  ». 
La  Révolution  chinoise  avait  encore  élargi  ces  horizons  et  la 
lettre  d'un  Annamite  à  M.  le  Myre  de  Vilers  le  témoigne  bien  : 
«  On  dit  que  nous  sommes  ambitieux  en  demandant  à  parti- 
ce  ciper  à  la  gestion  des  affaires  de  notre  pays...  A-t-on  jamais 
H  fait  un  essai  loyal  avant  de  conclure?  Pourquoi  serions-nous 
«  plus  incapables  que  les  Siamois?  Pourquoi  serions-nous 
«  moins  aptes  que  les  Chinois?  »  (1). 

Cette  classe  de  citoyens  a  donc  jugé  le  moment  favorable 
pour  agir.  Son  plan  était  simple.  Il  fallait  avant  tout  décapiter 
l'autorité  française,  semer  la  terreur  dans  la  population  euro- 
péenne, massacrer  les  chefs  indigènes  acquis  à  notre  cause. 
Ensuite,  on  verrait...  Si  le  peuple  annamite  se  laissait  faire,  on 
proclamerait  la  République;  si  les  notables  se  montraient  récal- 
citrants, on  restaurerait  l'Empire  avec  le  prince  Cuong  Dé 
comme  souverain  et  Pham  bo  Chau  comme  premier  ministre,, 
en  attendant  que  ce  dernier  préparât  les  esprits  au  changement 
de  constitution  qui  distribuerait  toutes  les  fonctions  lucratives 
aux  ouvriers  de  la  première  heure. 

Le  mouvement  de  1913  a  échoué  en  grande  partie  parce  qu'il 
avait  été  maladroitement  préparé.  Peut-on  affirmer  qu'il  ne 
laissera  pas  de  traces?  La  réponse  doit  être  nettement  négative, 
car  la  patience  de  l'Oriental   est  sans  limites  et  au  surplus,  la 

(1)  Là  Dépêche  coloniale,  7  août  1913. 


LA    COMMUNE    ANNAMITE    ET    LES    ÉVÉNEMENTS    DE    1913  46E> 

sentence  rendue  le  6  septembre  par  la  Commission  crimi- 
nelle n'a  prononcé  que  des  sanctions  dérisoires.  Sept  des  incul- 
pés ont  été  condamnés  à  mort,  14  à  la  déportation,  1  seul  au 
bannissement.  Les  deux  chefs  avoués,  Guong  Dé  et  Phara  bo 
Ghau  ont  été  condamnés  par  contumace.  On  peut  s'attendre,  à 
bref  délai,  à  les  voir  rentrer  en  scène.  L'arrestation  de  Pham  bo 
Ghau  à  Canton  a  été  un  de  ces  incidents  comiques  oii  se  révèle 
toute  la  duplicité  de  l'administration  chinoise.  Le  célèbre  agi- 
tateur était  à  peine  appréhendé  par  la  police  qu'il  parvenait  à 
s'enfuir.  L'autorité  compétente  avait  fait  le  geste  protocolaire; 
désormais  elle  se  croyait  en  règle  avec  les  usages  inteinatio- 
naux,  comme  elle  ne  s'imagine  pas  enfreindre  les  traités  en 
laissant  les  bandes  organisées  de  révolutionnaires  annamites 
s'armer  et  s'exercer  sur  le  territoire  de  ses  provinces. 

Nous  reviendrons  un  autre  jour  sur  le  rôle  joué  par  la  Chine 
dans  les  événements  de  1913;  il  est  d'ailleurs  considérable. 
Pour  le  moment  nous  ne  cherchons  qu'à  expliquer  la  part  des 
éléments  annamites  dans  les  responsabilités  encourues.  Les 
Chinois  ont  été,  dans  cette  affaire,  des  actionnaires  et  des  com- 
plices; les  Annamites  ont  été  les  acteurs.  Ils  ont  échoué.  Cher- 
cheront-ils à  réorganiser  le  complot  sur  les  mêmes  bases?  Il 
ne  faut  pas  leur  prêter  une  conception  aussi  puérile.  Leur  action 
sera  plus  réfléchie  et  il  est  à  redouter  qu'ils  ne  poursuivent 
maintenant  un  but  intermédiaire  infiniment  plus  dangereux 
pour  nous,  en  entreprenant  la  conquête  des  lettrés  annamites  et 
des  notables  des  provinces.  <'e  sera  le  travail  de  plusieurs  années 
qui  pourrait  bien  aboutir  si  l'administration  française  n'y  met- 
tait bon  ordre. 


Cette  conquête  lente,  mais  facile,  sommes-nous  à  même  de 
l'empêcher?  Nous  n'y  parviendrions  pas  en  usant  de  la  force 
brutale,  et  nous  commettrions  une  lourde  faute  en  essayant  la 
méthode  persuasive.  Ce  qu'il  faut,  croyons-nous,  c'est  mettre 
le  peuple  annamite  en  présence  de  réalisations,  et  lui  donner 
la  réforme  administrative  qu'il  réclame,  tout  en  lui  montrant 
que  les  autorités  françaises  ne  prétendent  pas  agir  sous  la  pres- 
sion des  menaces  et  qu'il  ne  s'agit  pas  là  de  concession,  encore 
moins  de  faiblesse. 

L'institution  du  gouvernement  général  fut  une  mesure  ex- 
cellente en  soi  ;  malheureusement  elle  fut  détournée  de  son 
but  véritable  qui  était,  en  créant  l'union  indochinoise,  de  coor- 
donner tous  les  efforts  et  surtout  de  relier  d'une  manière  plus 
intime  les  quatre  colonies  du  groupe  en  les  faisant  bénéficier 

QoBST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxx.vii.  30 


466  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

chacune  de  l'existence  économique  du  pays  voisin.  Sans  doute  le 
Cambodge écoule-t-il  de  plus  en  plus  ses  proiluits  sur  la  Cochin- 
chinedont  les  vapeurs  sillonnent  leïonlé  Sap  et  vont  chercher 
jusqu'à  Battambang  le  riz  des  anciennes  provinces  Khmer;  tou- 
tefois le  Cambodge  s'est  vu,  par  le  fait  même  de  l'union  indo- 
chinoise,contaminé  par  la  plaie  du  fonctionnarisme  et  contraint 
de  payer  des  impôts  trop  élevés.  Le  Laos,  source  de  richesses 
sans  nombre,  dont  les  principales  sont  les  bois  précieux, 
l'étain  et  le  cuivre,  réclame  encore  les  travaux  qui  pourraient 
améliorer  la  navigation  du  Mékong  et  le  chemin  de  fer  trans- 
versal destiné  à  relier  la  région  de  Luang-Prabang  à  la  côte  de 
l'Annam. 

Mais  le  principe  de  l'union  indochinoise  a  surtout  conduit 
à  une  centralisation  administrative  qui  a  été  la  source  de  bien 
des  abus  et  de  bien  des  fautes.  On  n'a  pas  compris  en  haut 
lieu  que  les  quatre  colonies  étaient,  par  la  situation  et  le  carac- 
tère de  leurs  territoires,  appelées  à  constituer  une  fédération 
beaucoup  plus  qu'un  empire  homogène.  Le  rôle  du  gouverneur 
général  devait  se  limiter  à  peu  de  chose  :  il  aurait  gagné  beau- 
coup à  se  réserver  seulement  la  surveillance  du  commerce 
intercolonial,  des  travaux  d'utilité  générale  et  la  défense  de 
l'Indochine.  Petit  à  petit,  au  contraire,  il  a  augmenté  ses  attri- 
butions, et  pour  suffire  à  sa  tâche,  il  a  voulu  soumettre  tous 
les  peuples  aux  mêmes  méthodes  administratives.  Les  gouver- 
nements locaux  se  sont  relâchés  et  se  sont  habitués  à  être  tenus 
en  lisière;  ils  en  sont  venus  à  se  débarrasser  de  leurs  respon- 
sabilités antérieures  sur  le  gouverneur  général,  qui  porte  à 
l'heure  actuelle  tout  le  poids  des  récents  désordres  alors  qu'en 
toute  justice,  avec  une  politique  bien  entendue,  un  gouver- 
neur du  Tonkin  et  un  gouverneur  de  Cocbinchine  eussent  été 
responsables,  chacun  dans  sa  colonie,  des  attentats  de  1913. 
Ils  ne  le  sont  pas  parce  qu'ils  ne  sont  que  des  lieutenants- 
gouverneurs,  et  sans  nul  doute  les  événements  auraient  pris  un 
tout  autre  cours  si  chacun  d'eux  n'avait  été  confiné  dans  des 
fonctions  subalternes. 

Chacune  des  quatre  colonies  possède  une  existence  propre 
et  une  population  particulière.  A  l'avant-garde  des  idées  et  du 
progrès,  la  Cochinchine  devient  turbulente;  le  Tonkin  est  plus 
rapproché  de  la  suzeraineté  chinoise  et  des  foyers  de  la  pira- 
terie; l'Annam  a  conservé  un  peuple  traditionnaliste,  facile  à 
administrer,  facile  à  surveiller;  quant  au  Cambodge  et  au 
Laos,  ils  échappent  à  la  race  annamite  et  exigent  un  régime 
de  domination  tout  à  fait  distinct.  C'est  donc  la  décentralisation 
qui  s'impose,  tout  en  gardant  une  organisation  fédérative  pour 


LA  COMMUNE  ANNAMITE  ET  LES  ÉVÉNEMENTS  DE  1913      467 

l'ensemble.  Mais  là  doit  s'arrêter  ce  travail  de  division;  il  ne 
saurait  être  question,  sans  se  créer  de  fâcheux  mécomptes,  de 
rendre  l'autonomie  aux  provinces  d'une  môme  colonie  et  de 
transformer  l'administrateur  en  vice-roi.  Notre  politique  indi- 
gène a  besoin  d'une  solution  tout  autre. 

Les  derniers  gouverneurs  généraux,  dans  un  souci  d'équité 
qui  les  honore,  ont  prétendu  donner  à  l'élément  indigène  de 
nos  colonies  le  moyen  de  se  faire  entendre.  On  a  donc  admis 
les  Annamites  dans  les  conseils  municipaux  et  les  conseils 
coloniaux  de  chacune  de  nos  possessions;  on  a  donné  des 
conseillers  indigènes  aux  Cours  criminelles;  on  a  institué 
pour  eux  des  Chambres  consultatives.  Les  Annamites  ont  obtenu 
même  des  voix  délibératives  dans  les  assemblées  chargées  de 
répartir  les  impôts  et  de  procéder  aux  travaux  d'utilité  pu- 
blique. Cette  mesure  n'a  pas  dissipé  le  mécontentement  de  nos 
administrés.  Dans  toutes  les  assemblées  importantes,  leurs 
représentants  seront  en  minorité  et  il  faut  bien  qu'il  en  soit 
ainsi;  dès  lors,  leur  présence  est  inutile  s'ils  .doivent  se  con- 
tenter de  protester  contre  une  décision  qu'ils  estiment  préju- 
diciable. 

Plus  que  jamais,  les  Annamites  veulent  prendre  part  aux 
affaires;  mais  on  se  tromperait  beaucoup  en  croyant  qu'ils  sont 
arrivés  aux  prétentions  des  «  babous  »  de  Tliide  anglaise  (1). 
Ils  ne  tiennent  pas  du  tout  à  administrer  par  le  haut  mais 
bien  par  le  bas,  en  mettant  aux  premières  lignes  de  leurs  cahiers 
de  revendications  la  restauration  de  la  commune  annamite. 
Que  les  Français  prennent  la  place  des  grands  mandarins  d'au- 
trefois, la  population  éclairée  n'y  voit  que  des  avantages, 
pourvu  que  ces  nouveaux  fonctionnaires  soient,  comme  leurs 
devanciers,  non  seulement  des  maîtres,  mais  surtout  des 
arbitres  et  des  conciliateurs.  Le  paysan  de  la  [daine  des  Joncs 
ou  du  Caï-Kinh  se  soucie  fort  peu  d'être  représenté  à  Saigon 
ou  à  Hanoï;  ce  qu'il  veut,  c'est  être  administré  directement 
par  ses  compatriotes,  dans  la  commune,  dans  le  canton  et  si 
possible  dans  l'arrondissement.  C'est  là,  non  pas  un  désir  dis- 
cutable, mais  un  droit,  du  moment  que  l'IniJoi-hine  n'est  pas 
et  ne  sera  jamais  une  colonie  de  peuplement  et  que  pendant 

(1)  Aucun  Annamite  n'est  encore  parvenu  à  nous  bien  co'nprendre  et  nous 
n'aurons  pas,  d'ici  longtemps,  en  Indochine  un  écrivain  naiio  lal  comme  Behramji- 
Malabari  le  fut  pour  l'Inde  anglaise.  Nos  jeunes  interprètes  Sf)  t  encore  très  éloignés 
de  la  mentalité  du  grand  écrivain  qui  dirigeait  à.  la  fois  The  Indian  Speclalor  et 
la  revue  East  and  W'esl,  résolvait  les  questions  sociales,  tantôt  à  Bombay,  tantôt  à 
Londres,  et  sans  cesser  d'être  un  ardent  défenseur  des  libertés  nationales,  finissait 
par  déclarer  que  si  les  Anglais  évacuaient  l'Inde,  ils  trouveraient  à  Port-Saïd  un 
télégramme  qui  les  supplierait  de  revenir. 


468  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

des  siècles  des  villages  entiers  resteront  peuplés  exclusivement 
d'Annamites.  Le  rôle  des  administrateurs  européens  devient 
donc  celui  des  contrôleurs  civils  en  pays  de  protectorat;  on 
pourra  réduire  leur  nombre  pour  le  plus  grand  bien  de  leur 
recrutement  et  de  leur  valeur.  M.  Sarraut  est  entré  dans  cette 
voie  et  on  ne  peut  que  Ten  féliciter,  à  condition  cependant 
qu'il  remette  l'administration  inférieure  aux  mains  des  fonc- 
tionnaires indigènes  élus  par  les  habitants  ou,  lorsqu'il  s'agit 
des  plius  et  des  huyen,  choisis  d'après  la  législation  et  les  cou- 
tumes du  pays  d'Annam. 

Mais  rendre  aux  Annamites  l'autonomie  de  leurs  communes 
et  de  leurs  cantons,  n'est-ce  pas  favoriser  les  résistances  locales? 
En  leur  permettant  de  choisir  la  plus  grande  partie  des  fonction- 
naires indigènes,  ne  leur  laisse-t-on  pas  la  possibilité  de  se 
donner  les  chefs  de  la  révolte  de  demain  ?  Nous  ne  le  croyons 
pas,  parce  que  le  peuple  annamite  est  essentiellement  paci- 
fique et  ne  rêve  que  d'une  existence  calme  dans  un  pays  aux  ri- 
chesses inépuisables.  A  notre  avis,  cette  méthode  aurait  un 
avantage  précieux  :  elle  permettrait  aux  administrateurs  de 
connaître  et  de  surveiller  les  personnages  importants  de  leurs 
circonscriptions.  Actuellement  il  faut  compter  avec  les  fonc- 
tionnaires que  nous  avons  imposés  et  qui  ne  nous  sont  pas 
toujours  dévoués,  avec  les  représentants  des  vieilles  familles 
qui  boudent  notre  domination  et  tiennent  réellement  le  pays 
entre  leurs  mains,  avec  les  agitateurs  qui  trouvent  toujours 
dans  les  mécontents  des  auditeurs  bénévoles  et  des  complices. 
L'administrateur  doté  de  pouvoirs  judiciaires  étendus  en  ma- 
tière civile  et  même  criminelle  n'aurait  plus  qu'à  contrôler  la 
gestion  des  mandataires  de  ses  sujets  et  à  surveiller  leur 
loyalisme. 

Il  restera  ensuite  à  prévenir  le  retour  des  attentats  qui  ont 
ensanglanté  la  capitale.  On  n'y  parviendra  pas  en  doublant  les 
effectifs  du  corps  d'occupation  ainsi  que  certains  le  proposent. 
La  seule  mesure  à  prendre  pour  le  moment  est  de  créer  une 
police  qui  n'existe  pas  :  la  reconstitution  intégrale  des  anciens 
territoires  militaires  établirait  cette  zone-tampon  si  néces- 
saire à  l'isolement  politique  du  Tonkin  ;  un  service  bien 
compris  de  sûreté  générale  permettrait  de  tenir  sous  une 
étroite  surveillance  les  deux  grosses  agglomérations  qui  peu- 
plent les  deux  deltas  de  notre  colonie.  On  assure  que  depuis 
quelques  mois  un  service  de  renseignements  fonctionne  à  mer- 
veille; on  le  disait  également  au  lendemain  du  complot  de 
1908.11  est  donc  permis  d'émettre  quelques  doutes  sur  la  valeur 
de  sa  composition  et  sur  son  efficacité. 


LA  COMMUNE  ANNAMITE  ET  LES  ÉVÉNEMENTS  DE  1913      469 

Il  y  a  quatre  ans,  un  commissaire  spécial  envoyé  de  France 
débarqua  pour  créer  à  l'image  de  l'organisation  métropolitaine 
le  service  de  sûreté  générale  de  l'Indochine.  Il  ignorait  la 
langue  du  pays,  les  coutumes  locales  et  le  fonctionnement  des 
sociétés  secrètes.  Après  quelques  mois  de  séjour,  il  rentra  et 
son  œuvre  ne  lui  survécut  pas.  11  est  question  maintenant  de 
créer  une  direction  centrale  à  Hanoï  avec  des  circonscriptions 
locales  à  Ilaïphong,  Tourane,  Hué,  Saigon,  Pnom-Penh  qui 
étendraient  leurs  ramifications  au  Siam,  en  Chine  et  à  Hong- 
Kong.  Le  projet  est  rationnel  à  la  condition  que  le  personnel 
soit  exclusivement  choisi  parmi  des  policiers  français  connais- 
sant parfaitement  la  langue  du  pays  et  capables  de  dresser  des 
équipes  mobiles  d'indigènes  dont  la  fidélité  pourrait  être  à 
toute  épreuve. 


On  parle  beaucoup  aujourd'hui  d'un  rapprochement  franco- 
annamite.  Au  lendemain  des  attentats  d'Hanoï,  M.  Sarraut 
créa  des  chambres  consultatives  indigènes,  se  déclara  «  anna- 
mitophile  »  et  laissa  déchaîner  contre  lui  une  campagne  de 
presse  très  violente.  Il  vient  de  quitter  Saigon,  accompagné 
par  les  acclamations  de  la  population  annamite.  Quelle  popula- 
tion? Le  càblogramme,  dans  son  style  économique,  ne  l'a  pas 
dit,  mais  il  n'est  pas  difficile  de  reconstituer  la  scène.  On  voit 
très  bien  la  manifestation  des  coolies  du  port  actionnés  par  les 
policiers  et  les  miliciens,  et  tout  à  fait  au  premier  rang,  quel- 
ques interprètes  et  fonctionnaires  de  l'Inspection  de  Gia-Dinh, 
saluant  à  gestes  saccadés,  les  mains  jointes  et  la  pensée  absente, 
celui  qui  dispense  en  fin  de  compte  les  avancements  de  classes, 
les  augmentations  de  solde  et  les  décorations  exotiques.  Mais 
le  paysan  n'était  pas  là,  il  n'avait  pas  quitté  sa  rizière  ver- 
doyante et  son  attelage  de  buflles  gris;  les  vrais  notables  bou- 
daient toujours  au  fond  des  campagnes.  Le  vrai  peuple  reste  à 
conquérir. 

Pour  nous  rapprocher  du  peuple  annamite,  c'est-à-dire  —  et 
ce  n'est  pas  un  paradoxe  —  pour  gagner  son  affection  et  sa 
confiance,  il  faudrait  commencer  par  nous  en  éloigner  pendant 
quelque  temps,  par  supprimer  les  contacts  maladroits  et  inu- 
tiles, en  un  mot  par  revenir  à  une  politique  de  protectorat  et 
non  pas  de  domination  directe...  Il  ne  s'agit  pas  de  solliciter 
l'amitié  de  nos  sujets,  encore  moins  de  recourir  à  la  force.  La 
meillqure  méthode  serait  de  leur  rendre  l'administration  qu'ils 
réclament  et  sans  laquelle  ils  ne  sauraient  \ivre  parce  qu'elle 
€st  une  conséquence   logique  de  leur  philosophie  et  de  leur 


470  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

religion.  Le  peuple  annamite  forme  une  grande  famille  qui 
raisonne  exactement  comme  toutes  les  nôtres.  Qu'advient-il 
lorsqu'au  foyer  familial  un  étranger  prétend  détruire  l'autorité 
du  père,  lui  enlever  l'éducation  de  ses  enfants,  combattre  les 
traditions,  changer  les  habitudes?  L'étranger  pourra  protester 
de  ses  bonnes  intentions  et  jurer  bien  haut  qu'il  ne  poursuit 
que  le  bonheur  de  la  famille,  le  croira-t-on?  le  laissera-t  on 
faire? 

L'autorité  française  n'a  pas  employé  d'autres  procédés.  Elle 
a  néglige  délibérément  les  enseignements  de  l'histoire  qui 
sont  pourtant  si  précieux  chaque  fois  que  l'on  doit  résoudre 
un  problème  colonial.  Lorsque  nos  ancêtres  débarquèrent  au 
Canada,  la  fertilité  du  sol,  la  salubrité  du  climat,  les  fixèrent 
sans  esprit  de  retour.  D'année  en  année  s'accrut  la  population 
française  par  ]e  jeu  des  naissances  et  de  la  continuelle  immi- 
gration. L'existence  indienne  en  fut-elle  changée?  Non  seule- 
ment on  n'évinça  pas  les  indigènes,  mais  on  leur  laissa  leur 
religion  et  leurs  mœurs  avec  une  loyauté  scrupuleuse;  et  si  les 
«  sauvages  du  pays  d'En-Bas  »  se  convertirent  assez  rapide- 
ment au  catholicisme,  les  «  sauvages  du  paysd'En-Haut  »  con- 
tinuèrent à  sacrifier  au  manitou  et  à  garder  leur  organisation 
primitive.  En  peu  d'années,  toutes  les  races  étaient  moralement 
conquises,  le  pays  absolument  sûr,  et  le  jour  (»ii  Montcalra  dut 
lutter  pour  essayer  de  conserver  à  la  Couronne  son  domaine  de 
la  Nouvelle-Fiance,  les  contingents  indiens  s'associèrent  à 
cette  grande  tâche  ;  ce  fut  au  milieu  de  ses  fidèles  indigènes 
qu'il  tomba  en  pleine  gloire,  dans  les  plaines  d'Abraham. 

Aux  Indes  orientales,  la  môme  politique  aboutit  aux  mêmes 
résultats.  Il  ne  s'agissait  pas  alors  d'une  colonie  de  peuplement 
et  la  Compagnie  des  Indes  avait  d'autres  préoccupations  que 
celle  de  faire  le  bonheur  du  pays.  Ses  agents  n'étaient  parfois 
rien  moins  qu'honnêtes  et  l'on  sait  qu'il  se  fonda  là -bas  des 
fortunes  scandaleuses.  Cependant  les  populations  hindoues  ne 
trouvèrent  pns  le  joug  trop  lourd,  précisément  parce  qu'on  leur 
laissait  leurs  princes  et  leur  organisation  sociale,  et  tout  comme 
au  Canada,  les  auxiliaires  indigènes  périrent  par  milliers  sous 
les  murs  de  Pondichéry,  parce  que  Dupleix  et  Lally-Tollendal 
se  soucièrent  fort  peu  de  détruire  les  castes  et  d'appliquer  le 
Gode  royal  f^  leurs  administrés. 

Les  Annamites  n'ont  pas  une  mentalité  différente.  Ils  ne 
s'élèvent  pas  contre  le  chiffre  des  impôts,  et  à  tout  considérer, 
ils  préféreraient  la  domination  française  à  la  servitude  chi- 
noise s'ils  étîiimit  sûrs  de  vivre  comme  leurs  aïeux,  en  com- 
munes affranchies,  sous  une  autorité  familiale.  Mais   ils  ne 


LA  COMMUNE  ANNAMlTt;  ET  LES  EVENEMENTS  DE  1913      -471 

veulent  pas  être  mis  en  tutelle  et  se  voir  frappés  d'incapacité 
administrative.  Au  xvii"  siècle,  la  colonisation  était  essentiel- 
lement marchande;  au  xvni''  siècle,  sons  l'influence  de  l'esprit 
encyclopédique,  elle  admira  les  institutions  indigènes  parce 
qu'elles  se  rapprochaient  de  la  nature;  au  xix"  et  au  xx*"  siècle 
la  méthode  a  changé,  en  Indochine  tout  au  moins  :  elle  a  pour- 
suivi l'assimilation  par  voie  d'affection  tyrannique,  et  les  ré- 
sultats viennent  de  prouver  que  la  théorie  était  fausse  et  péril- 
leuse parce  qu'elle  allait  à  l'encontre  de  ce  «  gouvernement 
juste,  modéré,  paternel  »  que  les  Annamites  s'étaient  donné, 
au  dire  de  Raynal,  l'auteur  de  V  Histoire  philosophique  et  poli- 
tique des  Indes  (1). 

Que  l'on  étudie  les  rares  témoins  de  la  littérature  de  l'Indo- 
chine, le  Gode  annamite,  les  proverbes,  les  chansons,  on  n'y 
trouve  que  l'exaltation  de  la  justice  et  de  la  paix  ils  célèbrent 
la  vie  tranquille,  le  bonheur  des  campagnards  aisés  dans  leurs 
cases  de  torchis  recouvertes  en  paillottes,  groupées  autour  de 
la  maison  commune  ouverte  à  toutes  les  hospitalités  ou  de  la 
demeure  du  mandarin  dont  on  n'envie  pas  les  tuiles  de  couleur 
et  les  piliers  massifs  en  bois  de  «  trac  ^)  ou  de  «  gô  ».  Quand 
on  parcourt  le  recueil  des  légendes  anciennes,  il  est  toujours 
question  d  un  sauveur  des  peuples  qui  ramènera  la  concorde 
entre  les  villes  et  la  liberté  des  communes.  Pendant  longtemps 
ce  livre  est  resté  fermé;  le  malaise  est  revenu  et,  sous  les  on- 
gles allongés  des  lettrés  de  la  brousse,  les  pages  font  revivre 
ces  appels  désespérés  de  la  grande  misère  humaine  en  leur 
rendant  le  caractère  des  prophéties.  Le  peuple  annamite  attend 
avec  impatience  l'avenir.  De  quoi  demain  sera-t-il  fait  et  d'où 
viendra  le  salut?  La  réponse  doit  être  à  la  fois  prompte  et  pré- 
cise. C'est  à  la  France  de  la  donner. 

André  Dussauge. 


(1)  Editée  en  mi.  Cf.  t.  II,  p.  5S. 


LA   COTE  ORIENTALE  D'AFRIQUE 

DE  DURBAN  A  MOMBASSA  fl) 


QuiLiMANE.  —  Quilimaiie  est,  dit-on,  un  des  points  les  plus 
insalubres  de  la  côte,  car  la  ville  est  bâtie  assez  loin  de  la  mer, 
sur  la  rive  gauche  de  la  rivière  du  même  nom,  dont  l'entrée 
est  obstruée  par  une  barre  qui  rend  la  navigation  délicate.  Si 
Beïra  est  neuve,  Quilimane  est  une  bien  vieille  colonie.  C'est 
le  chef-lieu  de  cet  immense  territoire,  la  Zambésie,  qu'arrose 
le  grand  lleuve,  après  avoir  roulé  ses  eaux  dans  la  Rhodésie, 
qu'il  divise  en  deux  parties  à  peu  près  égales. 

Quelques  maisons  claires,  le  long  d'une  grande  avenue  de 
palmiers,  un  quartier  de  commerçants  indiens  établi  parmi  les 
filaos,  non  loin  du  confortable  hôtel  de  la  résidence,  des  rues 
nettes,  tranquilles,  sentant  l'arachide  et  le  coprah,  à  peine 
troublées  dans  leur  quiétude  par  le  passage  d'élégantes  et 
silencieuses  «  machilas  »  portées  par  des  Noirs. 

Nous  sommes  encore  dans  la  Gafrerie,  et  les  indigènes  sont 
les  Cafres  que  nous  connaissons  depuis  Durban.  Mais  ils 
paraissent  ici  plus  policés,  ou  pour  mieux  dire,  plus  domes- 
tiqués. Le  Portugais  de  Quilimane  est  un  seigneur  féodal  qui 
a  son  château,  ses  domaines,  ses  esclaves.  Il  ne  se  promène 
jamais  à  pied,  mais  toujours  dans  sa  «  machila  »,  sorte  de 
palanquin  suspendu  à  un  bambou  et  dans  lequel  il  s'étend  non- 
chalamment, les  pieds  sur  une  peau  de  panthère  ou  de  léo- 
pard. 

Une  société  franco-portugaise  possède  en  concession  une 
grande  étendue  de  la  province,  non  seulement  avec  sa  faune, 
ses  immenses  plantations  de  cocotiers,  mais  encore  avec  ses 
indigènes,  hommes  et  femmes,  dont  elle  acquitte  elle-même 
les  impôts.  Aussi,  quel  asservissement  de  tous  ces  Cafres, 
quelle  obéissance  au  moindre  geste  du  maître,  quelles  marques 
de  respect  sur  son  passage!  Dès  que  le  maître  apparaît,  tous 
les  esclaves  accroupis  se  lèvent,  et  faisant  la  haie  de  chaque 
côté,  frappent  trois  fois  dans  leurs  mains  en  s'inclinant;  les 
femmes  se  prosternent,  les  mains  croisées  sur  la  poitrine. 

(1)  Voir  les  Quealions  Diplomatiques  et  Coloniales  du  1"  avril  191'i. 


LA    CÔTE    ORIENTALE    d'aFRIQUE    DE    DURBAN    A    MOMBASSA  473 

Si  le  type  masculin  ne  manque  point  de  noblesse  physique, 
le  type  féminin  résume,  en  les  exagérant  encore,  toutes  les 
laideurs  de  la  race  :  lèvres  lippues  et  pendantes,  allongées 
souvent  par  des  procédés  artificiels  ;  bosses  frontales  en 
saillie  surplombant  des  cavités  orbitaires  où  roulent  des  con- 
jonctives jaunâtres  ;  mamelles  ridées  et  toujours  découvertes  ; 
cheveux  naturellement  très  courts  et  légèrement  crépus;  et 
malgré  tout,  démarche  harmonieuse  avec  le  torse  cambré  en 
arrière,  oii  s'abrite  un  nourrisson  dont  la  grosse  boule  de  tête 
émerge  seule  du  pagne  qui  l'enserre. 

La  vente  de  l'alcool  fait  ici  partie  du  programme  de  coloni- 
sation. A  Micahune,  la  factorerie  fabrique  un  alcool  destiné  à 
récompenser  les  indigènes,  quand  la  récolte  est  bonne. 

La  physionomie  de  Quilimane  est,  en  somme,  reposante  et 
dégage  une  impression  de  paix  prospère,  malgré  les  préten- 
tions militaires  «  material  da  guerra  »,  «  parque  d'artilleria  », 
qui  s'affichent  sur  le  front  d'une  ou  deux  bicoques  :  souvenirs 
de  temps  déjà  lointains,  car  la  valeur  défensive  de  Quilimane 
est  à  peu  près  égale  à  celle  de  Mozambique. 

On  s'approvisionne  assez  facilement  à  Quilimane.  L'eau,  que 
l'on  peut  avoir  à  discrétion,  provient  de  puits.  La  viande  est 
bon  marché,  bien  qu'il  y  ait  peu  de  bœufs,  mais  sains;  il  n'y  a 
presque  pas  de  légumes. 

Le  gros  gibier  pullule  dans  l'intérieur,  au  delà  surtout  de  la 
rive  droite  de  la  rivière;  mais  le  pays,  extrêmement  maréca- 
geux, est  envahi  par  des  moustiques  très  agressifs,  ainsi  que 
nous  en  avons  fait  la  cruelle  expérience  dans  une  partie  de 
chasse.  La  malaria  n'est  toutefois  pas  plus  répandue  qu'ailleurs. 

Deux  ou  trois  Français  seulement  sont  établis  à  Quilimane. 
Le  représentant  de  la  maison  franco-portugaise  est  en  même 
temps  agent  consulaire. 

Mozambique.  —  Vieille  ville  encore,  construite  sur  une  île 
longue  d'un  mille  et  demi,  large  de  500  mètres  à  peine,  centre 
autrefois  de  la  traite  des  esclaves,  du  commerce  du  «  bois 
d'ébène  ».  Ce  trafic  n'existe  plus  maintenant,  mais  les  levées 
régulières  pour  les  mines  d'or  de  Johannesburg  n'en  sont-elles 
pas  une  autre  forme? 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord  le  touriste,  c'est  le  remarquable 
entretien  de  la  ville.  Les  maisons,  bâties  autrefois  par  les 
esclaves,  à  chaux  et  à  sable,  avec  des  murs  très  épais,  sont  car- 
rées comme  les  maisons  arabes,  avec  des  terrasses  supérieures, 
d'oi^i  l'on  embrasse  l'île  entière.  Toutes  sont  peintes  de  couleurs 
différentes,   bleu,  brun,  jaune,  très  agréables  à   l'œil  et  que, 


474  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COIONIALES 

d'après  les  règlements,  on  doit  renouveler  chaque  année.  Les- 
maisons  indiennes,  disséminées  parmi  les  autres,  tranchent 
par  leur  extérieur  sordide.  Il  est  vrai  que  dans  l'intérieur  de  la 
plupart  des  maisons  portugaises  l'hygiène  est  loin  d'être  res- 
pectée :  c'est  une  propreté  toute  de  façade. 

Les  rues  sont  hien  tracées,  fraîches  à  cause  de  l'entassement 
des  constructions,  bordées  de  trottoirs  cimentés.  Le  village 
indigène  est  situé  à  l'extrémité  nord  de  l'île. 

Un  fort  majestueux  domine  la  rade  :  ses  canons  tonnent  à  la 
moindre  occasion,  mais  leur  vétusté  les  rendrait  peu  redou- 
table pour  un  ennemi  éventuel.  Le  fort  n'est  point  occupé  par 
des  soldats,  mais  par  des  forçats  indigènes,  qui  réussissent  à 
s'enfuir  la  nuit  et  donnent  lieu  en  ville  à  des  scènes  de  scan- 
dale. Une  caserne  en  ruines  abrite  également  des  soldats  por- 
tugais, disciplinaires  déportés  dans  l'île.  Les  officiers  sont  très 
nombreux  par  rapport  au    petit  effectif  de    la  troupe. 

La  population  blanche  est  composée  de  Portugais,  d'Alle- 
mands, d'Anglais  et  de  deux  ou  trois  Français. 

Le  Portugais  est  indolent  et  se  contente  d'un  bien-être  et 
d'un  confort  encore  inférieurs  à  celui  du  Français  aux  colonies. 

Il  ne  sait  point  tirer  parti  d'un  pays  pourtant  très  riche,  où 
tout  viendrait  à  souhait.  La  région  n'est  même  pas  pacifiée, 
et  à  une  vingtaine  de  kilomètres  de  la  côte  l'Européen  n'est 
point  en  sûreté,  malgré  les  nombreuses  expéditions  militaires 
qui  ont  tenté  de  réduire  les  rebelles.  En  certains  points,  les 
colons  fout  fuir  les  indigènes,  qui  ne  savent  que  trop  que  l'on 
s'emparera  de  leurs  biens.  Beaucoup  de  Noirs  refusent  de 
payer  l'impôt  d'une  demi-livre,  que  leur  réclame  le  gouver- 
nement. 

Les  Souheïlis  et  les  Makoas,  ces  derniers  en  majorité,  con- 
stituent rélémt^nt  indigène.  Les  Souheïlis  sont  nés  du  croise- 
ment des  Bantous  avec  les  Arabes,  qui  débarquèrent  conduits 
par  les  moussons.  Les  Makoas  occupent  un  des  derniers  degrés 
de  l'échelle  des  races  colorées,  avec  leur  front  bas,  leur  face 
écrasée  aux  traits  grimaçants,  leurs  dents  énormes  implantées 
sur  de  puissantes  mâchoires.  Les  femmes  ont  des  cheveux 
court-taillés,  avec  de  gros  anneaux  de  métal  à  la  cloison  du 
nez.  Quoique  musulmanes  pour  la  plupart,  elles  ne  sont  pas 
voilées. 

Les  ressources  de  l'île  sont  maigres.  Les  vivres  sont  appor- 
tés du  continent  au  moyen  de  boutres.  On  se  procure  très 
difficilement  des  légumes.  Le  continent  produit  la  noix  de  coco, 
l'arachide,  l'orseille,  le  copal,  l'ivoire,  le  caoutchouc.  Mais  il 
est  impossible   d'avoir  de  l'ivoire    et  du  caoutchouc,  car  les 


LA    CÔTE    ORIENTALE    d'aFKIQUE    DE    DUHBAN    A    MOMBASSA  ^tl^ 

Makoas  s'en  emparent  et  les  vendent  aux  roitelets  de  l'intérieur. 

L'eau  est  également  rare.  Les  terrasses  des  maisons  sont 
sillonnées  en  tous  sens  par  des  rigoles  qui  sont  destinées  à 
recueillir  les  eaux  du  ciel  et  à  remplir  ainsi  des  citernes.  Un 
bâtiment  est  obligé  de  faire  de  l'eau  au  moyen  de  barils,  ce  qui 
prolonge  la  durée  du  ravitaillement. 

Le  pays  est  d'une  insalubrité  manifeste.  Dans  la  mauvaise 
saison,  les  fièvres  bilieuses  hématuriques  menacent  les  Euro- 
péens. Parmi  les  indigènes,  régnent  Téléphantiasis,  la  lèpre, 
la  syphilis.  Les  lépreux  ne  sont  point  isolés  dans  des  lépro- 
series et  circulent  en  toute  liberté  dans  Mozambique,  gros- 
sissant la  troupe  des  mendiants  qui,  une  fois  par  semaine,  sont 
autorisés  à  parcourir  les  rues  de  la  ville. 

Les  mœurs  des  nègres  de  l'intérieur  sont  restées  barbares  :  les 
chefs  de  tribu  punissent  l'adultère  en  amputant  les  deux 
poignets  et  les  organes  génitaux  du  coupable.  Nous  avons  pu 
voir  des  photographies  de  ces  effroyables  mutilations. 

Mozambique  possède  un  vaste  établissement  hospitalier, 
desservi  par  les  Sœurs  françaises  de  Saint-Joseph  de  Gluny, 
qui  accroissent  ainsi  notre  influence. 

Les  ports  de  l'Est  africain  portugais  situés  au-dessus  de 
Mozaml3ique,  Pemba  et  Ibo,  sont  des  agglomérations  peu 
importantes. 

Pemba.  —  Pemba  est  bien  abritée,  au  fond  d'une  belle  rade 
très  navigable.  Les  bâtiments  mouillent  en  face  de  Porto- 
Amélia,  dont  les  habitations  s'étagent  sur  une  colline  peu  ver- 
doyante, mais  saine  et  très  ventilée.  Un  marécage  encombré 
de  palétuviers  sépare  le  quartier  indigène  du  quartier  eu- 
ropéen, oii  résident  les  représentants  de  la  Compagnie  du 
Nyassa,  quelques  commerçants  et  un  petit  corps  de  troupes 
blanches. 

Les  inrligènes,  surtout  les  femmes,  représentent  une  race 
d'apparence  très  robuste. 

Il  est  difficile  de  faire  des  vivres  à  Pemba  :  on  n'y  trouve 
guère  que  des  bœufs,  quelques  poulets,  des  conserves  mé- 
diocres et  chères;  leau  provient  d'une  citerne.  Les  sangliers 
et  les  gazelles  abondent  aux  environs. 

Ibo.  —  Ibo  n'est  qu'un  village  insignifiant,  habité  par  une 
vingtaine  d  Européens,  la  plupart  Portugais,  et  quelques  métis. 
La  rade  est  bien  fer  niée,  mais  elle  est  occupée  par  des  bancs 
très  étendus  de  sable  et  de  corail,  qui  obligent  les  navires  à 
mouiller  très  loin  de  terre. 


^"ÏQ  QUESTlOiNS    DlPLOMATlyUES    ET    COLONIALES 

Le  pays  est  plat,  sablonneux,  pauvre  en  végétation,  au  moins 
à  proximité  de  la  côte.  L'exploitation  (coprah,  cire,  ivoire, 
peaux)  appartient  à  la  Compagnie  du  Nyassa. 

LiNDi.  —  Avec  Lindi,  nous  abordons  l'Est  africain  allemand  : 
port  de  peu  d'importance,  qui  n'est  qu'une  vaste  palmeraie  de 
cocotiers  et  qui  rappelle  certaines  villes  de  la  côte  Ouest  de 
Madagascar.  Un  régiment  de  troupes  indigèaes y  tient  garnison 
et  fait  journellement  l'exercice  sur  la  «  Parade-Plat/  ». 

Le  climat  y  est  très  fatigant  car,  dans  la  bonne  saison,  la 
brise  ne  souffle  en  moyenne  que  deux  heures  par  jour  à  la 
tombée  de  la  nuit.  Les  approvisionnements  y  sont  peu  consi- 
dérables. L'eau  qu'on  peut  se  procurer  en  petite  quantité  à  une 
aiguade  et  à  un  puits  est  plutôt  saumàtre.  La  végéiation  est 
presque  uniquement  représentée  par  des  cocotiers,  mais  le  filao 
vient  également  bien:  aussi  en  a-t-on  bordé  toutes  les  avenues. 

KiLWA-KisiwANi.  —  C'est  une  île  habitée  par  des  Makoas  et 
des  Indiens.  Un  seul  Européen  y  est  fixé. 

11  existe  sur  le  continent  un  autre  Kilwa  :  Kilwa  Kivindji, 
dont  le  caractère  est  à  peu  près  semblable. 

Un  vieux  fort  portugais  témoigne  d'une  ancienne  valeur 
stratégique  que  l'île  n'a  plus  aujourd'hui.  Les  ressources  sont 
à  peu  près  nulles  :  on  ne  trouve  point  d'eau  douce,  et  il  faut 
remonter  à  des  distances  considérables  dans  la  rivière  Mavudji 
pour  s'en  procurer.  A  15  milles  de  l'embouchure,  l'eau  est 
encore  salée.  Les  hippopotames  fourmillent  dans  la  rivière^ 
mais  des  accès  de  fièvre  paludéenne  redoutables  sont  une  fatale 
conséquencede  leur  chasse,  qui  doit  se  faire  à  l'afi'ût  et  de 
nuit. 

L'intérieur  de  l'Ile  est  sans  relief,  couvert  de  baobabs,  signe 
d'une  végétation  médiocre. 

Dar-es-Salam.  —  Dar-es-Salam  est  la  capitale  de  l'Est 
africain  allemand,  en  qui  sont  fondées  les  plus  grandes  espé- 
rances. Le  contraste  est  frappant  avec  les  colonies  voisines,  en 
particulier  portugaises.  Tout  est  ici  correct,  bien  aligné,  bien 
ordonné,  depuis  l'avenue  d'acacias  qui  mène  au  gouvernement 
jusqu'aux  fantassins  noirs  qui  s'exercent  au  pas  de  parade. 

Les  Européens —  tous  des  Allemands  —  y  sont  nombreux  et 
logés  dans  des  villas  confortables.  Une  importante  armée  indi- 
gène, «  Kaiserliche  Schutztruppe  »,  est  commandée  par  des 
officiers  allemands,  appartenant  à  un  cadre  colonial  analogue 
au  nôtre. 


LA    CÔTE    ORIENTALE    d'aFRIQUE    DE  DURBAN    A    MOMBASSA  i77 

Cette  colonie,  où  le  Français  est  accueilli  avec  une  méfiance 
que  ne  réussit  point  à  cacher  le  luxe  de  démonstrations  dont  on 
Tentoure,  n'a  point  encore  atteint  à  la  prospérité  qu'on  attend 
d'elle,  car  malgré  les  efforts  énormes  tentés  de  ce  côté,  le  sol 
n'est  pas  encore  suffisamment  assaini. 

Depuis  vingt-quatre  ans  que  les  Allemands  y  sont  établis,  ils 
n'ont  pas  cessé  de  lutter  par  tous  les  moyens  contre  les  di- 
vers fléaux  qui  sont  un  obstacle  à  la  mise  en  valeur  du  pays. 
Les  marais  des  environs  ont  été  asséchés,  le  sol  a  été  nivelé 
par  des  travaux  de  terrassement,  les  maisons  ont  été  pourvues 
de  toiles  grillagées.  On  sait  que  la  fièvre  paludéenne  est  due  au 
développement  dans  le  sang  d'un  germe  transmis  par  la  piqûre 
des  moustiques.  11  faut  donc  à  la  fois  se  préserver  contre  ces 
insectes  et  tarir  la  source  oîi  ils  s'alimentent.  Or  les  Allemands 
ont  eu  l'ingénieuse  idée  de  s'en  prendre  aux  indigènes  eux- 
mêmes,  dont  le  sang  est  un  véritable  milieu  de  culture  pour 
le  microorganisme,  à  cause  de  l'indiflerence  qu'ils  professent 
à  l'égard  de  la  piqûre  des  moustiques.  Des  infirmières  euro- 
péennes parcourent  régulièrement  les  différents  quartiers  du 
village  noir,  recueillent  çà  p1  là  quelques  gouttes  de  sang,  et 
si  l'on  y  décèle  le  parasite,  le  ■>  indigènes  examinés  sont  soumis 
de  gré  ou  de  force  au  traitement  quinique.  Un  magnifique 
hôpital,  unique  peut-être  en  son  genre,  avec  un  pavillon  spé- 
cial pour  la  malaria,  reçoit  des  Européens  pour  un  prix  peu 
élevé  relativement  à  celui  des  hôpitaux  portugais.  A  la  moindre 
alerte  sanitaire,  qu'il  s'agisse  de  peste,  de  fièvre  typhoïde,  de 
variole,  les  autorités  vont  perquisitionner  sur  les  lieux  et 
appliquent  les  mesures  nécessaires. 

La  maladie  du  sommeil,  X East-coast-fever^  le  siii-ra,  la 
fièvre  du  Texas  sont  affections  communes  dans  lintérieur.  La 
première,  communiquée  par  la  mouche  tsé-tsé,  sévit  surtout 
sur  les  bords  des  lacs  Victoria  Nyanza  etTanganika.  Les  autres, 
qui  frappent  en  masse  le  bétail  à  cornes,  sont  disséminées  dans 
la  colonie. 

Le  paludisme,  qui  est  une  menaceperpétuelle  pour  les  Euro- 
péens par  les  graves  complications  qu'il  occasionne,  a  été  bien 
diminué  grâce  aux  moyens  d^une  sévère  prophylaxie  :  grillages 
aux  portes  et  aux  fenêtres  des  maisons,  portières  doubles, 
caparaçonnage  métallique  des  vérandas,  protection  individuelle 
par  des  masques,  des  gants,  des  chaussures  montantes. 

Les  travaux  du  chemin  de  fer  de  Tabora  ont  fait  au  début 
de  cruelles  hécatombes.  Le  climat  est,  en  effet,  pénible  jiour 
les  Européens.  Janvier,  février,  mars  sont  les  mois  les  plus 
chauds.   Mais  la  température  est  quelque  peu  rafraîchie    par 


478  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    KT    COLONIALES 

les  grains  [niasikn)  amenés  par  la  mousson  du  Sud-Ouest. 

Les  rues,  ou  plutôt  les  routes,  sont  bien  entretenues.  Le  ser- 
vice de  la  voirie  est  assuré  par  des  gamins  indigènes,  prison- 
niers à  la  suite  de  quelque  larcin,  qui,  couverts  de  chaînes  et 
sous  la  menace  de  la  «  schlague  »,  ramassent  les  immondices. 

Le  pays  ne  manque  point  de  ressources,  et  les  Allemands 
savent  en  tirer  parti.  Ils  expérimentent  en  ce  moment  des 
accouplements  de  chevaux  et  de  zèbres  femelles  dans  le  but 
d'obtenir  une  nouvelle  race  équine.  Les  expériences  ne  sont 
d'ailleurs  pas  encore  assez  avancées  pour  préjuger  des  résultats. 

TanCtA.  —  Tanga,  point  de  départ  des  caravanes  vers  le  lac 
Tanganika,  s'est  considérablement  développée  depuis  une 
dizaine  d'années,  avec  le  commerce  de  l'ivoire,  du  coprah,  des 
fibres  textiles.  C'est  néanmoins  un  petit  port  à  peine  compa- 
rable à  Lindi.  Pays  sablonneux  et  uniforme,  mais  assez  ver- 
doyant, possédant  quelques  belles  constructions  européennes, 
en  particulier  un  superbe  hôpital  à  colonnades,  bien  inférieur 
toutefois  à  celui  de  Dar-ès-Salam.  L'unique  Français  qui  y  était 
établi  a  depuis  longtemps  quitté  la  colonie,  fermant,  sans  avoir 
fait  fortune,  l'hôtel  qu'il  y  tenait.  L'hospitalité  que  nous  réser- 
vons aux  étrangers  dans  nos  possessions  d'outre-mer  —  le  plus 
souvent  contre  nos  intérêts  —  est  pour  eux,  au  contraire,  un 
gage  à  peu  près  certain  de  succès.  Nous  n'en  voulons  pour 
preuve  que  les  maisons  allemandes  de  Madagascar  qui  réus- 
sissent là  oïl  végète  le  colon  français. 

Les  deux  villes  qu'il  nous  reste  à  étudier,  Zanzibar  et  Mom- 
bassa,  où  relâchent  à  époques  régulières  les  paquebots  des  Mes- 
sageries Maritimes,  ont  été  décrites  avec  assez  de  détails  avant 
nous  pour  qu'il  nous  soit  permis  de  ne  donner  à  leur  sujet 
que  quelques  indications. 

Zanzibar.  —  Zanzibar  est  un  comptoir  arabe,  avec  ce  cachet 
d'exotisme  pénétrant  si  personnel  aux  cités  de  l'Islam.  Faus- 
sement européenne  en  certains  points,  elle  est  en  d'autres  vrai- 
ment orientale,  et  nous  ne  saurions  mieux  alors  la  comparer 
qu'à  Mascate,  que  nous  avons  dépeinte  ailleurs  (1). 

Quoique  la  place  soit  sous  le  protectorat  de  l'Angleterre,  la 
France  doit  y  protéger,  elle  aussi,  les  six  à  sept  mille  Gomo- 
riens  émigrés  qui  dépendent  de  notre  consulat.  Ce  mouvement 

(1)  D''  Laurent  Moreau.  —  Etude  de  géographie  médicale  du  golfe  Persique. 
{Arc/iives  de  Médecine  navale.  Avril-mai-juin  1909.)  Mascate  [Revue  de  Paris, 
15  décembre  1913). 


Là    CÔTE    ORIliNTALE    DAFRIOUE    DE    DURBAN    A    MOMBASSA  479 

d'émigration  aurait,  paraît-il,  commencé  dès  rétablissement 
de  la  Société  Hiimblot  à  la  Grande-Comore,  et  n'aurait  pas 
enlevé  moins  de  vingt-deux  mille  sujets  à  Tilc. 

Arabes,  Makoas,  Indiens,  Parsis,  Cinghalais  constituent,  avec 
les  Comoriens,  la  majeure  partie  de  la  population.  L'élément 
européen  n'est  guère  représenté  que  par  les  diplomates  et  les 
fonctionnaires  des  diverses  nations,  des  commerçants,  des  mis- 
sionnaires religieux. 

La  situation  politique  de  Zanzibar  est  assez  indécise.  Ici, 
comme  àMascate,  l'autorité  du  sultan  est  plus  nominale  qu'ef- 
fective, malgré  que  son  palais,  inélégant  et  sans  style,  se  dresse 
gigantesque  en  face  du  débarcadère.  Le  gouvernement  est  tout 
entier  entre  les  mains  de  son  premier  ministre,  qui  n'est  autre 
que  l'agent  de  la  Grande-Bretagne.  Tous  ses  efforts  tendent  à 
effacer  l'influence  du  sultan,  qui  d'ailleurs  manifeste  par  des 
absences  prolongées  un  certain  faible  pour  la  vie  tumultueuse 
et  raffinée  de  l'Occident.  L'Angleterre  voudrait  nommer  à  la 
tête  de  chaque  tribu  des  cadis  asservis  à  sa  cause  et  exerce 
dans  ce  sens  une  pression  non  équivoque  sur  les  indigènes  et 
aussi  sur  les  sujets  français.  Cependant  l'Allemagne  suit  d'un 
œil  jaloux  les  progrès  de  sa  rivale  en  Afrique,  et  ne  désespère 
point  de  faire  un  jour  sienne  cette  terre  si  proche  de  son 
empire  colonial. 

Le  trafic  est  considérable  à  Zanzibar  :  riz,  coprah,  clous  de 
girofle,  gomme  copal,  ivoire,  cuirs,  écailles  de  tortue.  Indous 
et  Cinghalais  détiennent  une  partie  notable  du  commerce 
local,  et  réussissent  à  amasser,  grâce  à  leur  frugalité  et  à  leur 
amour  de  l'économie,  de  véritables  fortunes. 

La  secte  indienne  des  «  Rhodji  »  compte  à  Zanzibar  de  nom- 
breux adeptes.  Son  chef,  le  «  Dieu-fait-Homme  »,  est  logé 
dans  une  luxueuse  villa  aux  environs  de  la  ville,  non  loin  de 
Bu-bu-bu  :  il  reçoit  de  ses  sujets  une  rente  mensuelle  de  plu- 
sieurs milliers  de  roupies,  qu'il  va  dissiper  à  Bombay  ou, 
comme  le  sultan,  en  Europe.  Le  fanatisme  de  ces  peuples  nous 
a  familiarisés  avec  bien  d'autres  extravagances. 

Dans  le  Sud  et  à  l'Est,  après  les  dernières  habitations  des 
Européens,  croupit  une  lagune  d'eau  salée  sur  un  fond  vaseux 
et  corallien,  qui  assèche  à  marée  basse,  exhalant  des  miasmes 
mortels;  les  trois  premiers  mois  de  l'année,  qui  sont  les  plus 
chauds,  ofl"rent  la  plus  grande  morbidité. 

Un  hôpital  anglais  et  un  hôpital  français  peuvent  admettre 
également  des  malades,  mais  le  premier  est  mieux  compris 
que  lé  second,  qui  est  plutôt  une  maison  de  santé  dirigée  par 
les  sœurs  de  la  mission  catholique. 


480  QUKSTIONS    DIFLOMATIQUKS    ET    COLONIALES 

MoMBASsA.  —  Ce  petit  port,  chef-lieu  du  Mombazaland,  a  vu 
sa  prospérité  croître  avec  l'établissement  de  la  ligne  ferrée  qui 
monte  jusqu'aux  grands  lacs.  Malheureusement  l'Ouganda  est 
menacé  par  la  maladie  du  sommeil  qui,  partie  de  la  côte  orien- 
tale d'Afrique,  s'est  étendue  peu  à  peu  jusqu'au  Victoria-Nyanza 
et  au  Tanganika.  Aux  îles  Kome  et  Sese,  80  à  90  %  des  indi- 
gènes sont  porteurs  du  trypanosome;  la  mouche  tsé-tsé  se  plai- 
sant dans  les  feuillages  ombreux  des  rives  lacustres,  seule 
l'émigration  des  tribus  riveraines  peut  empêcher,  au  moins  en 
théorie,  le  développement  de  l'endémie,  qui  semble,  malgré 
tout,  se  jouer  des  frêles  barrières  qu'on  lui  oppose  et  descendre 
de  plus  en  plus  vers  la  côte.  Le  gros  gibier  qui  peuple  les 
400  kilomètres  de  steppes  traversées  par  le  chemin  de  fer  est 
pour  l'infection  une  sorte  de  vivant  réservoir,  que  Ton  ne 
saurait  tarir  à  moins  d'une  destruction  totale,  d'autant  plus  dif- 
ficile à  réaliser  que  l'Angleterre  considère  cette  faune  comme 
le  plus  beau  tleuron  de  sa  colonie. 

Mombassa,  ainsi  d'ailleurs  que  Zanzibar,  est  bâtie  sur  une 
île  de  corail.  La  baie,  au  fond  de  laquelle  elle  repose,  est  spa- 
cieuse :  c'est  la  baie  de  Port-Kilindini,  mouillage  des  bâtiments 
de  commerce;  le  port  est  distant  de  la  ville  de  5  ou  6  kilo- 
mètres, que  l'on  franchit  rapidement  dans  de  petits  wagonnets 
dénommés  «  garys  «  et  poussés  par  les  indigènes.  Il  y  a  peu 
d'Européens  à  Mombassa;  il  y  en  a  davantage  à  Nairobi,  point 
assez  élevé,  à  un  jour  de  la  côte,  habité  par  une  importante 
colonie  anglaise  et  boër. 

La  population  blanche  est  à  peu  près  la  même  qu'à  Zanzibar. 
Nous  n'y  avons  plus  de  consulat,  mais  une  simple  agence  con- 
sulaire, confiée  au  représentant  d'une  maison  commerçante 
française.  Nos  compatriotes  sont  à  peine  au  nombre  de  quatre, 
alors  que  les  Allemands  sont  presque  autant  que  les  Anglais. 

Les  principaux  articles  d'exportation  sont  l'ivoire  et  les 
peaux,  surtout  les  peaux  de  chèvres,  dont  l'élevage  se  fait  en 
grand  dans  l'intérieur. 

D'  Laurent  Moreau, 

Médecin  de  1"  classe  de  la  Marine,. 
Docteur  es  sciences. 


LES 
TENDANCES  POLITIQUES  DE  Li  SUÉDE 


On  sait  que  le  roi  de  Suède  vient  de  dissoudre  la  seconde  Chambre 
pour  poser  devant  le  pays  la  question  de  la  défense  nationale  que  le  roi, 
soutenu  par  les  classes  rurales,  estime  ne  pas  pouvoir  assurer  sans 
accroître  les  dépenses  militaires  et  la  durée  du  service  sous  les  drapeaux. 
Les  élections  générales  s'achèvent  seulement  et  semblent  devoir  donner 
l'avantage  aux  nationalistes.  L'attention  se  trouve  ainsi  ramenée  sur  la 
politique  extérieure  des   pays  Scandinaves. 

La  direction  de  cette  Revue  ne  saurait  être  accusée  de  parti  pris  contre 
la  Suède.  Il  y  a  un  peu  moins  de  deux  ans,  au  lendemain  de  l'entrevue  de 
Pitkapaasi  au  cours  de  laquelle  les  souverains  russe  et  suédois,  accom- 
pagnés de  leurs  ministres  ties  AlVaires  étrangères,  avaient  échangé  des 
assurances  pacifiques  et  amicales,  nous  avons  publié  un  article  dû  à  un 
distingué  publiciste  suédois,  où  il  était  expliqué  que  la  Suède  ne  voulait 
avoir  d'autre  ennemi  que  celui  qui  tenterait  de  violer  son  indépendance 
et  la  neutralité  de  son  territoire  et  que,  dans  cette  pensée  de  stricte  neu- 
tralité, elle  était  résolue  à  faire  dès  le  temps  de  paix  tous  les  sacrifices 
nécessaires  à  sa  défense. 

Les  tendances  de  la  politique  suédoise  dans  ces  deux  dernières  années, 
et  notamment  les  écrits  de  quelques  publicistes  qui  ont  une  grande  in- 
fluence sur  l'opinion  publique,  tels  que  l'illustre  explorateur  Sven  lledin, 
nous  déterminent  à  faire  entendre  aujourd'hui  une  note  quelque  peu 
différente,  celle  de  M.  Pol  Kovnike,  dont  le  pseudonyme,  dison?-le  tout 
de  suite,  ne  cache  pas  un  Russe.  Il  est  regrettable  que  les  publicistes 
auxquels  nous  faisons  allusion  ameutent  l'opinion  suédoise  contre  la 
Triple-Entenie  en  répétant  perpétuellement  que  la  Triple-Entente  veut  une 
Suède  faible  et  la  Triple-Alliance  une  Suède  forte,  ce  qui  doit  montrer 
à  cette  dernière  de  quel  coté  sont  ses  amis  et  de  quel  côté  ses  ennemis. 
Rien  n'est  plus  inexact.  En  France,  en  particulier,  nous  trouverions  tout 
naturel  qu'au  moment  où  presque  toutes  les  puissances  de  l'Europe  arment 
à  outrance,  les  Etats  Scandinaves  fissent  de  même.  Mais  il  est  impossible 
de  ne  pas  être  frappé  de  ce  fait  que,  non  seulement  les  défenses  de  la 
Suède  semblent  uniquemont  destinées  à  parer  une  agression  russe,  mais 
qu'on  ne  parle  en  Suède  que  du  danger  russe.  Et  on  prévient  charitable- 
ment les  Norvégiens  qu'eux  aussi  doivent  se  méfier,  parce  que  les  Russes 
méditent  de  mettre  la  main  sur  un  de  leurs  ports  de  la  cote  ouest  ! 
On  conçoit  avec  quelle  joie  ces  paroles  sont  accueillies  en  Allemagne, 
surtout  dans  le  camp  des  pangermanistes.  Les  Hamburger  Nachrichten 
viennent  de  faire  l'analyse  détaillée  du  dernier  ouvrage  de  propagande  de 
Sven  Hedin,  tiré  à  un  million  d'exemplaires  et  intitulé:  Deuxième  aver- 
tissement au  peuple  sued  is.  Le  chapitre  le  plus  intéressant  e^l  celui  qui  a 
trait  à  la  direction  de  la  politique  extérieure. 

'<  Personne  ne  contestera,    dit   M.  Sven  Hedin,  que  la  Russie  a  des 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  sxxvii.  31 


482  QUKSTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

•  visées  sur  rocéan  Atlantique,  surtout  depuis  que  le  Japon  a  ruiné  ses 
«  projets  dans  l'océan  Pacifique.  Or  nous  devons  nous  opposer  de  toutes 
«  nos  forces  à  cette  poussée  russe  vers  l'Ouest,  il  y  va  de  notre  exis- 
a  tenoe.  La  presse  de  la  Triple-Entente  prétend  que  nous  ne  courons 
«  aucun  danger  ;  et  la  presse  anglaise  ajoute  que  nos  intérêts  sont  trop 
■  identiques  à  ceux  de  l'Angleterre  pour  que  nous  puissions  craindre  de 
e  les  voir  léser.  Les  promesses  de  l'Angleterre!  on  sait  ce  qu'elles  valent 
«  en  se  reportant  à  notre   propre  histoire,  à  celle  de   la  Turquie,  de  la 

•  Chine,  d'autres  payi^  encore.  Nous  préférons  prêter  l'oreille  à  ce  que 
«  nous  disent  les  journaux  de  la  Triple-Alliance.  En  Allemagne  et  en 
a  Autriche  on  souhaite  une  Suède  forte,  on  marque  sa  joie  quand  nous 
«  prenons  des  mesures  militaires,  on  parle  de  la  nécessité  d'une  coopé- 
«  ration  générale  des  races  germaniques.  Mais  on  répète  énergiquement 

•  qu'on  n'est  pas  disposé  à  protéger  la  neutralité  d'une  Suède  désarmée. 
<i  Aux  yeux  de  la  Triple-Alliance  notre  force  signifie  une  augmentation 
»  de  puissance  pour  les  Germains,  qui  sera  d'un  certain  poids  dans  la 
«  guerre  future.  Que  la  Suède  s'engage  ou  ne  s'engage  pas  directement 
«  dans  le  conflit,  il  est  évident  en  effet  qu'elle  n'en  distraira  pas  moins 
«  une  partie  importante  des  forces  russes...  Après  l'entrevae  de  Pitka- 
i  paasi  les  démocrates  ont  parlé  d'une  neutralité  qui  serait  garantie  par 
«  les  puissances  de  la  Triple-Entente.  Mais  il  ne  faut  pas  nous  dissimuler 
«  qu'une  pareille  neutralité  entraînerait  de  graves  conséquences  pour  les 
«  intérêts  vitaux  de  l'Allemagne  et  aurait  par  conséquent  une  pointe 
«  dirigée  contre  l'Allemagne.  L'Allemagne  ne  peut  pas  reconnaître 
«  d'autre  neutralité  que  celle  qui  sera  garantie  par  nous-mêmes,  par  notre 
«  force  militaire.  )> 

Il  résulte  assez  nettement  de  ces  paroles  que  M.  Sven  Hedin  et  les  nom- 
ijreux  Suédois  qui  pensent  comme  lui  se  méfient  beaucoup  de  la  Russie 
et  pas  du  tout  de  l'Allemagne.  La  véritable  raison  de  cet  état  d'esprit  est 
peut-être  qu'ils  aperçoivent  assez  nettement  le  profit  que  la  Suède  pourrait 
tirer  d'une  défaite  russe  (les  îles  d'Aland  et  les  côtes  de  Finlande),  tandis 
qu'ils  voient  moins  bien  le  bénéfice  que  lui  procurerait  une  défaite  alle- 
inande.  Mais  il  semble  que  ces  conceptions,  explicables  chez  les  Suédois, 
devraient  être  plus  difficilement  admises  par  les  Norvégiens  et  même  que 
les  Danois  devraient  y  répugner  tout  à  fait.  Nous  n'avons  donc  nullement 
la  certitude  que  dans  les  tractations  qui  ont  eu  lieu  dernièrement  entre  les 
trois  cabinets  de  Stockholm,  de  Christiania  et  de  Copenhague  une  adhé- 
sion des  Etats  Scandinaves  à  la  Triple-Alliance  ait  été  envisagée,  et  nous 
pouvons  même  douter  que  les  autorités  responsables  de  la  politique 
suédoise  soient  prêtes,  pour  leur  compte,  à  cette  adhésion.  Mais  il  n'em- 
pêche que  certaines  tendances  très  germanophiles  ne  doivent  pas  rester 
ignorées  du  public  français,  —  N.  D.  L.  R. 

Dans  un  article  paru  le  46  août  1911  dans  les  Questions 
Diplomatiques  et  Coloniales,  sous  le  titre  de  :  Les  Satellites 
de  l'Allemagne,  nous  écrivions  ces  lignes  :  «  L'Allemagne 
aurait  donc  en  Suède  un  appui  imintidiat  assez  important,  et 
en  admettant  que  l'armée  suédoise  entrât  en  Finlande,  où  bien 
des  sympathies  lui  sont  acquises,  elle  obligerait  la  Russie  à 
Msser  devant  elle  un  nombre  assez  considérable  de  troupes.  Il 
ast  probable  que  le  corps  d'armée  d'Helsingfors  ne  suffirait  pas 


LES    TENDANCES   POLITIQUES   DE    LA    SUÈDE  -483 

seul  à  cette  tâche  et  qu'il  faudrait,  en  tout  cas,  maintenir 
autour  de  la  capitale  une  forte  garnison.  » 

Depuis  que  ces  lignes  ont  été  écrites,  bien  des  événements  se 
sont  passés  en  Europe,  qui  ont  eu  leur  répercussion  non  seule- 
ment dans  les  grandes  nations,  mais  aussi  dans  les  Eiats  scan- 
xlinaves.  La  guerre  des  Balkans,  en  déchaînant  partout  la  folie 
des  armements,  a  orienté  la  politique  de  ces  Etats  vers  l'action 
et  semble  les  avoir  désenchantés  d'une  formule  plus  ou  moins 
sincère  de  neutralité.  Aussi,  les  incidents  qui  se  sont  passés 
dernièrement  en  Suède  méritent-ils  darrêter  un  moment  l'at- 
tention, ne  serait-ce  qu'à  cause  des  tendances  qu'ils  dénotent. 

Depuis  que  la  Russie  s'est  éloignée  de  l'Allemagne  et  que 
celle-ci,  sous  l'inspiration  de  Bismarck,  a  lié  partie  avec  l'Au- 
triche, le  gouvernement  de  Berlin  a  orienté  ses  regards  vers 
les  puissances  du  Nord,  qui  pouvaient  devenir  des  auxiliaires 
précieux  sur  terre  et  dans  la  Baltique.  11  est  évident  que  si 
toute  la  Scandinavie  était  favorable  aux  visées  allemandes,  et 
si  le  Danemark  en  particulier  fermait  les  détroits  aux  ennemis 
de  l'Allemagne,  les  atouts  de  cette  dernière  s'en  trouveraient 
sensiblement  plus  forts. 

La  Wilhelmstrasse  s'est  d'abord  tournée  vers  la  Suède.  On 
a  dit  que  ses  elforts  avaient  été  couronnés  de  succès,  à  telles 
enseignes  qu'une  première  convention  militaire  aurait  été  con- 
clue il  y  a  vingt-cinq  ans  et  renouvelée  il  y  a  six  ou  sept  ans. 
Nous  ne  faisons  que  signaler  ici  ces  rumeurs,  sans  prétendre  les 
confirmer,  et  nous  nous  contenterons  de  rappeler  d'un  mot 
l'évolution  de  la  Suède  depuis  cent  ans. 

Les  débuts  du  xix"  siècle  furent  pénibles  :  révoltes  de  tous 
genres,  division  des  partis,  rien  ne  manque  à  ce  malheureux 
pays  pour  donner  à  tous  l'illusion  d'une  fin  prochaine.  Mais 
dans  la  plaine  solitaire  d'Upsal,  en  dehors  des  agitations  popu- 
laires, veillaient  des  gens  confiants  dans  la  résurrection  de  la 
patrie.  Ce  peuple  fier,  ces  aristocrates  orgueilleux,  qui  voulaient 
jadis  imposer  un  roi  à  la  Pologne,  se  virent  obligés  de  recevoir 
un  roi  de  l'étranger.  C'était  un  Français,  un  de  ceux  que  fit 
germer  l'épopée  napoléonienne,  et  qui  devait  en  perdre  assez 
vite  le  souvenir.  On  était  au  lendemain  du  traité  de  Frede- 
rikshamn  (1809)  qui  avait  donné  la  Finlande  à  la  Russie. 

Pendant  un  peu  plus  d'un  demi-siècle,  la  Suède  travailla  en 
silence.  On  l'ignorait.  Beaucoup  de  Suédois  cultivés  venaient 
en  France  et  y  trouvaient  des  sympathies.  Des  relations  ami- 
cales, du  moins  dans  le  monde  intellectuel,  se  nouaient  entre 
les  deux  pays.  Mais  survinrent  les  événements  de  1870  ;  la 
politique  s'orienta  d'autre  façon,  et  le  roi  Oscar  put  dire  un 


484  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

Jour  :  «  Mou  sang  est  français,  mon  cœur  est  suédois,  ma  rai- 
son est  allemande.  »  Nous  arrivons  ainsi  à  l'histoire  contem- 
poraine de  la  Suède  qui  présente  deux  caractéristiques  remar- 
quables :  développement  de  l'industrie  et  du  commerce  ; 
accroissement  considérable  des  forces  militaires.  Or,  dans  ces 
deux  manifestations  de  l'activité  nationale,  l'influence  alle- 
mande a  été  visible. 


Depuis  quelques  années  et  surtout  depuis  1905,  époque  de 
sa  séparation  de  la  Norvège,  la  Suède  cherche  à  mettre  en 
valeur  les  richesses  de  son  sol  qui,  malgré  son  apparence  pau- 
vre, ne  laisse  pas  que  d'avoir  de  grandes  ressources.  Par  l'amé- 
lioration des  ports,  on  développa  le  trafic  des  pêcheries  de  la 
cote.  Par  l'utilisation  de  nombreuses  chutes  d'eau  et  l'exploi- 
tation de  minerais  de  houille,  même  de  seconde  qualité,  on 
put  donner  à  l'industrie  du  fer  une  extension  considérable. 
C'est  ainsi  que,  grâce  à  l'invention  de  M.  Sieurin,  on  est  par- 
venu à  produire  des  éponges  de  fer  (1)  faciles  à  traiter  dans  les 
fourneaux  Martin.  De  même  l'électricité,  produite  à  bon  compte 
par  la  houille  blanche,  a  permis  de  construire  des  fours  à  fonte, 
dont  le  système  le  plus  connu  et  le  plus  utilisé  en  Suède  est 
l'Electiometall.  Nous  ne  citerons  que  pour  mémoire  la  fabrica- 
tion des  explosifs  aux  usines  Nobel,  celle  de  l'acide  sulfurique 
et  des  composés  de  l'azote  en  extrayant  ce  produit  de  l'air 
atmosphérique.  Enfin,  il  ne  faut  pas  oublier  l'industrie  du 
bois,  dont  le  chiffre  d'alfaires  dépasse  annuellement  250  mil- 
lions de  francs. 

Tout  cet  effort  industriel  profite  non  seulement  à  la  Suède, 
mais  aussi  et  surtout  à  l'Allemagne.  C'est  ce  que  la  presse 
allemande  est  la  première  à  reconnaître  :  «  L'année  1905  fut 
heureuse  pour  la  Suède,  parce  que  le  peuple  a  été  réveillé  et 
a  pensé  à  lui-même.  Pour  la  première  fois,  les  forces  natu- 
relles et  les  richesses  du  sol  furent  appréciées  à  leur  valeur... 
La  Suède  découvrit  alors  qu'elle  n'était  pas  bien  éloignée  de 
l'Allemagne  où  s'ouvrait  un  marché  d'une  capacité  presque 
indéfinie,  et  où  aussi  existaient  les  communications  les  meil- 
leures et  les  plus  variées  avec  les  pays  d'oulre-mer.  La  Suède 
reconnut  la  vérité  de  la  phrase  :  w  Si  tu  veux  prendre,  donne.  » 
et  consacra  des  millions  à  l'amélioration  de  ses  relations  com- 
merciales. Le  traité  de  commerce  avec  l'Allemagne  est  la  meil- 
leure preuve  de  cette  politique  d'action  »  (2).  Du  reste,  l'Alle- 

(1^  Allùganus,  i-'ii  paiiiculier. 

(2)  Riffaer  Tageblall  du  8  juin  11)42.  Jounial  allemand  publié  à  l'uya. 


LES  TENDANCES  POLITIQUES  DE  LA  SUÈDE  485 

magne  fut  en  grande  partie  l'inspiratrice  de  ce  mouvement 
économique.  En  quête  de  fer  et  de  fonte  pour  ses  immenses 
usines,  elle  lut  heureuse  de  trouver  à  sa  portée  un  pays  où  les 
mines  abondent  et  où  l'exploitation  est  relativement  peu  oné- 
reuse (1). 

Mais  si  la  Suède  a  vu,  pendant  ces  dernières  années,  son 
développement  industriel  prendre  un  essor  considérable,  il  en 
est  résulté  un  déplacement  de  la  population  rurale  vers  les 
grands  centres  de  production  et  une  modification  profonde 
dans  l'esprit  d'une  partie  de  ses  habitants.  Dans  les  milieux 
.  ouvriers,  les  idées  socialistes  se  sont  développées  et  ont  donné 
lieu  à  de  grandes  manifestations  dont  la  principale  est  la  grève 
de  1909.  Elle  atteignit  plus  de  300.000  ouvriers  et  dura  plu- 
sieurs mois.  Il  fallut  plus  d'un  an  pour  que  les  conséquences 
malheureuses  de  ce  soulèvement  fussent  atténuées. 

A  un  autre  point  de  vue,  le  développement  industriel  a 
produit  un  résultat  intéressant.  La  population  ouvrière,  comme 
presque  partout,  est  opposée  aux  armements  et  à  la  guerre  et 
ses  leaders  ne  se  font  pas  faute  de  dénoncer  à  chaque  occasion 
les  tendances  militaristes  du  gouvernement.  Au  contraire,  la 
classe  paysanne,  fermement  attachée  au  trône  et  à  la  gloire  de 
la  Suède,  est  décidée  à  soutenir  toutes  les  propositions  concer- 
nant l'armée  et  la  marine  et  à  en  provoquer  au  besoin.  La 
lutte  entre  les  deux  partis  est  vive.  Elle  a  éclaté  en  différentes 
circonstances  et  s'est  traduite  finalement  par  un  accroissement 
constant  des  forces  militaires  et  navales. 

Si  l'on  remonte  à  l'année  1859,  le  total  général  des  forces 
dont  disposaient  la  Suède  et  la  Norvège  était  de  13i.90O  hom- 
mes et  larmée  offensive  en  comptait  46.300.  En  1874,  après  la 
guerre  franco-allemande,  les  chiffres  ci-dessus  sont  portés 
respectivement  à  204. .'jlO  hommes  et  à  54.910. 

Depuis,  d'autres  progrès  ont  été  accomplis.  La  loi  du  14  juin 
1901  instituait  le  service  personnel  obligatoire  de  21  à  41  ans. 
Il  en  résulta  un  accroissement  considérable  de  forces  qui  ne 
fut  complètement  réalisé  qu'en  1907.  Et  cette  année-là,  on  éla- 
bora encore  im  nouveau  programme  échelonné  sur  sept 
annuités. 

Sans  entrer  dans  des  détails  d'organisation  militaire  qui  ne 
rentreraient  pas  dans  le  cadre  de  cette  étude,  nous  dirons  que 
l'armée  suédoise  compte  actuellement  fi  divisions  d'infanterie 
comprenant  12  bataillons,  4  escadrons,  9  ou  H  batteries,  1  com- 


(1)  En  1910,  l'Allemagne  a  acheté  ;'i  la  Suède  pour  44.oUl.833  francs  de  minerai 
de  fer. 


486  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

pagnie  du  génie  et  des  troupes  de  différents  services.  C'est  un 
total  de  120.000  combattants  au  minimum  que  la  Suède  peut 
mettre  immédiatement  en  ligne.  Le  premier  ban  est  capable 
de  former  une  armée  de  force  égale,  et  le  deuxième  ban  pour- 
rait fournir  environ  100.000  hommes.  Ces  chiffres  sont  plu- 
tôt au-dessous  de  la  vérité  (1).  Tels  quels  cependant,  ils  repré- 
sentent un  gros  effectif  pour  un  peuple  de  5  millions  d'habi- 
tants. 

De  plus,  des  perfectionnements  importants  ont  été  apportés 
dans  ces  derniers  temps  à  l'armement.  En  1912,  la  Suède  a  intro- 
duit dans  son  armée  les  obusiers  de  campagne  de  10  centimètres, 
à  raison  d'une  batterie  par  régiment  d'artillerie  divisionnaire, 
et  cette  proportion  a  été  augmentée  dans  la  suite.  C'est  ainsi 
que  4  divisions  auront  3  groupes  d'artillerie  de  caippagne  à 
3  batteries  de  canons  Krupp,  plus  1  groupe  de  2  batteries 
d'obusiers  de  10  centimètres. 

Tous  ces  armements  répondent  non  seulement  au  désir  du 
souverain,  mais  au  sentiment  populaire.  Il  n'y  a  qu'à  se  rap- 
peler la  souscription  faite  au  bénéfice  de  la  Hotte,  pour  con- 
struire des  croiseurs  cuirassés  de  fort  tonnage,  et  qui  produisit 
25  millions. 

Tout  récemment,  le  6  février,  la  question  de  la  défense 
nationale  a  provoqué  une  manifestation  grandiose.  30  mille 
paysans,  venus  de  tous  les  points  de  la  Suède,  se  réunirent  à 
Stockholm,  et  après  avoir  entendu  le  service  divin  dans  les 
églises,  les  délégués  ruraux  se  rendirent  au  château  royal  en 
un  immense  cortège  sur  lequel  flottaient  les  bannières  des 
provinces  et  des  paroisses,  emblèmes  qui  évoquaient  les  souve- 
nirs de  luttes  héroïques. 

En  remettant  au  souverain  une  bannière  d'honneur,  le  pré- 
sident de  la  manifestation,  le  cultivateur  Nyberg  lui  affirma  la 
volonté  des  paysans  d«  consentir  tous  les  sacrifices  néces- 
saires à  la  défense  nationale,  c'est-à-dire  l'augmentation  des 
crédits  militaires  et  de  la  durée  du  service  de  l'infanterie.  Le 
roi  remercia  l'orateur  et  l'assura  qu'il  était  résolu  lui-même  à 
ne  pas  céder  sur  ces  questions  vitales  pour  le  pays. 

Le  résultat  fut  d'abord  la  démission  du  ministère,  et  ensuite 
la  dissolution  de  la  Chambre,  car  radicaux  et  socialistes  trou- 
vèrent la  réponse  du  roi  Gustave  V  inconstitutionnelle. 

Ces  événements  donnèrent  encore  plus  d'acuité  à  la  lutte, 


(1)  Une  loi  de  1902  prévoit  un  approvisionnement  de  350  000  fusils  et  LiO.flOU  cara- 
bines L'approvisionnement  total  de  cartouches  pour  la  mobilisation  est  de  140  mil- 
lions. 


LtS    TEMJANCES    POLITIQUES    DE    LA    SUÈDK  487 

qui  se  traduisit  sous  forme  de  souscriptions  nationales  rapi- 
dement couvertes,  dans  le  but  d'offrir  à  l'Etat  des  mitrail- 
leuses pour  les  formations  du  landsturm.  Ces  souscriptions 
prirent  l'allure  d'un  référendum  (1). 

* 

*  * 

On  est  bien  obligé  de  dire  que  c'est  grâce  à  des  emprunts 
contractés  en  France  que  la  Suède  a  pu  mener  à  bien  ses 
réformes  militaires  (2),  en  ce  sens  que  c'est  grâce  à  ces  emprunts 
que  le  budget  suédois  a  pu  chaque  année  consacrer  de  grosses 
sommes  aux  armements,  déchargé  qu'il  était  des  frais  du  déve- 
loppement économique. 

Cependant,  les  traités  de  commerce  passés  avec  l'Allemagne 
ont  donné  à  ce  dernier  pays  une  véritable  prépondérance  en 
Suède.  Ce  serait  méconnaître  le  caractère  pratique,  persévérant 
et  discipliné  de  nos  voisins  de  l'Est  que  de  croire  que  leurs 
tendances  économiques  se  bornent  à  développer  leurs  relations 
commerciales.  Il  serait  bien  étonnant  qu'en  parlant  fer  avec 
les  Suédois,  on  n'eût  pas  aussi  causé  de  canons.  Du  reste, 
n'est-ce  pas  dans  le  Berliner  Tageblatt  du  commencement  d« 
mars  qu'on  pouvait  lire  qu'une  attaque  contre  la  Suède  dé- 
chaînerait en  Allemagne  un  ouragan  de  colère?  En  Suède,  il 
est  vrai,  il  n'est  question  que  de  neutralité.  Tous  les  armements 
ne  sont  dus  qu'au  désir  du  gouvernement  d'empêcher  toute 
menace  ou  toute  agression.  Ce  serait  ce  môme  sentiment  d€ 
«  neutralité  armée,  libre  et  indépendante  »  qui  a  conduit  la 
Suède  à  s'entendre  avec  la  Norvège  et  le  Danemark  à  la  fin  de 
1912.  A  la  suite  de  cet  accord,  une  déclaration  signée  le  23  dé- 
cembre à  Stockholm  par  le  ministre  des  Affaires  étrangères 
de  Suède  et  les  ministres  du  Danemark  et  de  Norvège  annon- 
çait urbl  et  orbi  les  intentions  les  plus  pacifiques.  Dons  la  con- 


(1)  La  lettre  par  laquelle  le  roi  prononce  la  dissolution  de  la  Chambre  est  sug- 
gestive. La  voici  :  «  Préoccupé  d'assurer  la  sécurité  du  royaume  et  d'accomplir 
mon  devoir  de  roi,  je  me  suis  vu  forcé  d'offrir  au  peuple  l'occasion  d'exprimer  par 
de  nouvelles  élections,  pour  la  seconde  Chambre,  son  opinion  .sur  la  question  de  li 
défense  nationale.  » 

(2)  De  1890  à  1905,  la  plupart  des  emprunts  suédois  à  l'étranger  ont  été  contrac- 
tés en  France  où  ils  ont  été  introduit^  par  l'intermédiaire  du  Crédit  Lyonnais.  La 
Stockholm  Enkilda  Bank  était  le  représentant  de  celte  bnnpie  pour  les  pays  scai»- 
dinaves,  et  le  Crédit  Lyonnais  n'entreprenait  d'opérations  financières  en  Suède,  gr 
Danemark,  en  Norvège,  en  Finlande,  qu'en  collaboration  avec  la  Stockholm  Enkilda 
Bank  ou  son  groupe  financier.  Les  relations  entre  les  banques  suédoises  et  le  marché 
de  Paris'se  sont  modifiées  et  ralenties  au  cours  de  ces  dernières  années.  Toutefois, 
la  Suède  a  fait,  en  1911,  un  nouvel  emprunt  d'une  valeur  nominale  de  100  million? 
800.000  francs,  contracté  à  Paris. 


488  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    KT    COLONIALES 

vention  conclue  n'existait  aucune  clause  secrète...  Toutefois, 
on  ne  voit  g'uère  en  Suède  se  manifester  dappréliension  vis-à- 
vis  de  rAllemagne,  tandis  que  les  publicistes  s'accordent 
presque  tous  pour  dénoncer  les  visées  de  la  Russie.  C'est  d'elle 
que  vient  tout  le  mal,  c'est  d'elle  qu'il  faut  tout  craindre. 

La  Russie  n'a-t  elle  pas,  depuis  1901,  pris  en  Finlande  des 
mesures  menaçantes,  augmenté  singulièrement,  depuis  1910 
surtout,  l'efTeclif  de  ses  troupes  dans  cette  partie  de  l'empire? 
Ces  idées  sont  répandues  à  profusion  dans  les  pays  Scandinaves, 
en  particulier  par  le  fameux  explorateur  Sven  Hedin  qui  dé- 
nonce les  menées  «  de  l'ennemi  héréditaire  »  et  par  le  pro- 
fesseur Falbeck.  Ce  dernier,  dans  une  brochure  parue  il  y  a 
quelque  temps,  écrivait  que  les  plans  de  la  Russie  étaient  de 
s^assurer  un  port  de  guerre  en  territoire  norvégien  sur  l'océan 
Atlantique.  C'est  sans  doute  en  pensant  à  cette  hypothèse  que 
le  ministre  des  Affaires  étrangères  de  Suède  put  prononcer  à 
la  tribune  de  la  Chambre  les  paroles  suivantes  :  u  Nous  devons 
«  abandonner  la  politique,  suivie  jusqu'à  présent,  de  neutra- 
«  lité  bienveillante,  de  liberté  de  commerce  avec  tous  les  pays, 
«  quand  peut-être  la  Norvège  va  être  saisie.  Alors  la  Suède 
((  devra  protéger  la  nation  voisine.  » 

[l  est  du  reste  facile  de  voir,  à  l'inspection  d'une  carte  alle- 
mande de  Suède  donnant  les  emplacements  des  troupes  et  des 
fortifications,  que  toutes  les  défenses  font  face  à  l'Est. 

L'Allemagne,  au  surplus,  suit  avec  un  intérêt  particulier  et 
d'une  façon  tout  à  fait  amicale  ce  qui  se  passe  en  Suède,  et 
dans  ses  journaux,  militaires  surtout,  ses  écrivains  approuvent, 
sinon  conseillent,  les  mesures  prises  ou  à  prendre  en  vue  de 
la  défense  nationale. 

Que  pense  la  Russie  de  tout  ceci?  De  même  qu'à  Stockholm 
on  craint  une  agression  de  Pétersbourg,  de  même  à  P^îters- 
bourg  on  semble  redouter  une  attaque  de  Stockholm,  concor- 
dant avec  d'autres  attaques.  Qu'il  nous  soit  permis  de  citer  à 
ce  sujet  l'extrait  d'un  article  paru  dans  le  Rclch  de  ces  jours 
derniers: 

«  Il  y  a  déjà  doux  ans,  lorsque  le  ministère  libéral  Staaf  prit 
«  la  direction  des  affaires,  il  déclara  que  son  activité  serait 
«  toute  pacifique...  mais  un  an  après,  sous  la  pression  de  l'opi- 
«  nion  publique  et  sur  la  demande  du  Parlement,  le  gouver- 
«  nement  créa  une  commission  qui  travailla  aux  plans  de  la  dé- 
«  fense  du  pays.  Ce  travail  fut  terminé  en  décembre  dernier. 
«  On  garda  naturellement  le  secret  des  parlicularités  du  plan; 
«  mais  ou  sait  (juc,  pour  le  renforcement  des  cadres  de  l'ar- 
«  mée,  la  durée  du  service  actif  passe  de  240  à  300  jours.  Pour 


LES    TENDANCES    POLITIQUES    DE   LA    SUÈDE  -489 

«  couvrir  les  nouvelles  dépenses  militaires,  suivant  l'exemple 
«  de  l'impôt  de  guerre  créé  en  Allemagne  l'année  dernière,  on 
«  a  ordonné  un  impôt  semblable  et  progressif...  A  Foccasion 
«  de  ces  armements  qui  sont  très  lourds  pour  la  pacifique 
«  Suède,  le  premier  ministre  Staaf  se  crut  obligé,  le  20  dé- 
((  cembre  dernier,  dans  un  discours  prononcé  à  Karlskrona,  de 
«  donner  des  explications  rassurantes.  Ces  armements,  a-t-il dit, 
«  sont  nécessaires  pour  garder  tout  à  fait  notre  neutralité  et 
<(  notre  amitié  avec  les  Etats  voisins.  Mais  le  Milita r-Wochen- 
«  blatt,  organe  du  grand  état-major  allemand,  sait  bien  que 
((  ces  armements  sont  seulement  dirigés  contre  la  Russie  et 
((  réclame  encore  de  plus  grands  efforts,  en  se  basant  sur  la 
«  politique  de  la  Russie  en  Finlande,  sur  la  construction  d'une 
«  série  de  voies  stratégiques  en  Finlande...  »  Et  l'auteur  de 
l'article  ajoute  que  la  campagne  menée  depuis  quelque  temps 
en  Suède  n'a  qu'un  but  :  ouvrir  les  yeux  des  peuples  Scandi- 
naves sur  le  danger  que  la  Russie  fait  courir  à  la  Suède  et  à 
la  Norvège. 

Ainsi,  en  Allemagne  comme  en  Russie,  on  est  d'accord  sur 
le  motif  des  armements  de  la  Suède.  Il  faut  donc  reconnaître 
que  si,  en  Allemagne  et  en  Russie,  on  se  trompe  sur  les  inten- 
tions réelles  des  Suédois,  ceux-ci  ont  vraiment  les  apparences 
contre  eux. 

POL    KOVXIKE. 


CHRONIQUES   DE   LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


La  question  d'Albanie. 

La  situation  en  Albanie  reste  stationnaire.  Nous  signalions,  il  y  a 
quinze  jours,  l'échec  des  négociations  engagées  entre  le  colonel 
Thomson,  représentant  le  prince  d'Albanie,  et  M.  Carapanos,  repré- 
sentant te  gouvernement  provisoire  de  l'Epire.  Depuis,  le  colonel 
Thomson  a  été  relevé  de  ses  fonctions  de  commissaire  des  districts 
du  sud  de  l'Albanie,  et  le  gouvernement  albanais  a  adressé  aux  puis- 
sances, le  28  mars,  une  note  circulaire  les  priant  d'agir  auprès  du 
gouvernement  hellénique,  «  qui,  dit  la  note,  semble  bien  ûe  conni- 
vence avec  les  comitadjis  épirotes,  et  dont  l'attitude  regrettable 
pourrait  obliger  le  gouvernement  albanais  à  prendre  des  mesures 
susceptibles  d'avoir  une  répercussion  désagréable  dans  les  Bal- 
kans ».  De  son  côté,  le  gouvernement  provisoire  de  l'Epire,  siégeant 
à  Argyrocaslro,  communiquait  officiellement  au  gouvernement  alba- 
nais la  liste  des  garanties  et  privilèges  réclamés  par  la  population 
épirote.  Voici  ces  desiderata  : 

1°  Administration  des  districts  de  l'Epire  annexés  à  l'Albanie  par  deux 
gouverneurs  de  nationalité  suisse  ou  hollandaise,  qui  siégeraient  à  Korytza 
ou  à  Argyrocastro. 

2°  Institution  d'un  conseil  local  auprès  de  ces  gouverneurs. 

3»  Etablissement  d'une  Diète  épirote,  sur  le  modèle  de  la   Diète  croate. 

4<*  Incorporation  dans  la  gendarmerie  chargée  de  maintenir  l'ordre  dans 
les  districts  épirotes  d'éléments  chrétiens  qui  ne  pourraient  être  déplacés 
de  l'Epire. 

5°  Liberté  complète  d'exercice  pour  les  écoles  grecques,  où  l'ensei- 
gnement de  la  langue  albanaise  serait  obligatoire. 

6°  Liberté  religieuse  complète. 

7°  Octroi  de  garanliesspècialesconcernantles  questions  d'ordre  communal. 

8°  Constitution,  dans  les  districts  annexés,  de  corps  militaires  chrétiens 
commandés  par  des  officiers  hollandais. 

9»  Soumission  des  Epirotes  à  tous  les  impôts. 


LES    AFFAIRES    d'oRIENT  491 

10°  Chimana  continuerait  à  jouir  de  tous  les  privilèges  antérieurement 
concédés  à  cette  région  par  les  sultans. 

Dans  ces  conditions,  et  devant  l'intransigeance  du  gouvernement 
albanais,  le  gouvernement  d'Athènes  donna  immédiatement  à  ses 
troupes  l'ordre  de  se  tenir  prêtes  à  évacuer,  dans  le  délai  fixé  par 
l'Europe,  les  territoires  de  l'Epire  revenante  l'Albanie;  mais  il  adressa 
en  même  temps  aux  puissances,  le  30  mars,  la  note-circulaire  sui- 
vante ; 

Le  ministre  des  Afïaires  étrangères  a  l'honneur  de  porter  à  la  connais- 
sance des  puissances  que  le  gouvernement  hellénique  adonné  depuisplu- 
sieurs  jours  l'ordre  à  ses  troupes  de  se  concentrer  sur  leurs  positions  et 
de  se  tenir  prêtes  à  évacuer,  dans  le  délai  fixé,  les  territoires  de  l'Epire 
revenant  à  l'Albanie. 

Ce  délai  étant  sur  le  point  d'arriver  à  expiration,  le  gouvernement  hellé- 
nique, eu  égard  au  maintien  de  l'ordre  dans  lesdils  territoires  et  dans  l'intérêt 
de  l'apaisement  des  populations  grecques,  désirerait  connaître  les  vues  des 
puissances  sur  l'opportunité  de  donner  immédiatement  l'ordre  à  ses  trou- 
pes de  se  retirer  de  l'Epire  avant  qu'une  réponse  ait  été  donnée  à  sa  note 
du  8/21  février,  et  tandis  que  les  négociations  engagées  entre  le  gouverne- 
ment albanais  et  M.  Zographos  sont  encore  pendantes. 

Les  puissances  n'ont  pas  encore  répondu  à  cette  sollicitation  bien 
naturelle  de  la  Grèce.  Le  gouvernement  anglais,  qui  concentre  les 
échanges  de  vues  de  la  Triple-Entente  sur  ces  questions,  a  insisté 
auprès  des  puissances  de  la  Triple-Alliance,  et  en  particulier  auprès 
de  l'Italie,  pour  les  décider  à  faire  connaître  leur  avis  :  jusqu'à 
présent,  il  semble  que  l'accord  n'existe  que  dans  la  Triple-Entente, 
et  on  prévoit  que  les  négociations  uvec  la  Triple-Alliance  dure- 
ront encore  une  quinzaine  de  jours.  C'est  l'Italie,  d'ailleurs,  qui  se 
montre  la  moins  conciliante.  Il  paraît  bien  que  ce  soit  sur  ses  conseils 
que  les  pourparlers  engagés  entre  le  colonel  Thomson  et  les  repré- 
sentants de  l'Epire  ont  été  rompus;  en  tout  cas,  on  assure  à  Rome 
que  l'aide  la  plus  large  sera  prêiée  au  gouvernement  albanais  pour 
réprimer  le  mouvement  épirote,  que  l'on  fournira  à  Essad  Pacha 
armes  et  munitions,  et  déjà  les  contre-torpilleurs  italiens  Impavido, 
Indomito,  Irrequielo  et  lutrepido  sont  ancrés  devant  Valona.  Par 
contre,  à  Vienne,  on  est  loin  de  partager  les  ardeurs  italiennes;  on 
déclare  que  le  problème  de  l'Epire  n'est  qu'une  question  de  politique 
intérieure  albanaise,  et  le  comte  Berchtold  aurait  même  exprimé  l'opi- 
nion que  la  seule  solution  est  la  reprise  des  négociations  directes 
entre  les  représentants  du  gouvernement  provisoire  épirote  et  le 
gouvernement  de  Durazzo.  Quant  à  l'Allemagne,  elle  partage  plutôt 
le  sentiment  de  Vienne,  mais  elle  ne  fait  pas  grand  effort  pour  faire 
entendre  raison  à  Rome.  En  attend ant,  l'Epire  entière  est  soûle vée,Ko- 
rytza  est  menacée  de  tomber  entre  les  mains  des  insurgés,  et  le  prince 
Guillaume  a  mobilisé  les  troupes  albanaises  dontil  dispose.  Il  serait 
grand  temps  que  l'Europe  fasse  entendre  une  parole  décisive  de 
sagesse  et  de  conciliation. 


249  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    KT    COLONIALES 


La  question  des  îles  de  l'Egée. 

I.a  question  de  l'évacuation  du  Dodécanèse  par  l'Ilalie  semble  de 
nouveau  évoluer.  On  sait  que  le  gouvernement  de  Rome  avait  opposé 
à  la  demande  d'évacuation  formulée  par  l'Europe,  et  sur  laquelle 
l'Angleterre  insistait  particulièrement,  les  (rais  que  cette  occupation 
lui  avait  occasionnés.  Il  réclamait  en  échange  une  compensation 
sous  forme  de  l'octroi  de  la  concession  de  la  ligne  d'Adalia.  Cette 
concession  se  heurtait  à  des  difticullés  provenant  des  droits  acquis 
d'une  compagnie  anglaise,  sur  lesquels  le  projet  italien  venait  em- 
piéter. Des  négociations  s'engagèrent  entre  les  intéressés,  auxquels 
vint  s'associer  la  Compagnie  du  chemin  de  fer  de  Bagdad.  Mais  au 
moment  oîi  l'on  pensait  que  l'accord  allait  se  faire,  puisque  la  Porte 
se  déclarait  disposée  à  accorder  au  groupe  italien  sa  concession,  de 
nouvelles  prétentions  viennent  d'être  soulevées  par  la  Consulta.  On 
paraît  estimer  en  effet,  en  Italie,  que  la  concession  d'Adalia  ne  con- 
stitue pas  pour  ce  pays  une  faveur  particulière  et  que  les  Italiens 
ont  le  même  droit  que  les  nationaux  des  autres  pays  à  étendre  leur 
activité  commerciale  et  financière  à  l'Asie-Mineure.  Et  l'on  fait  valoir 
de  Jiouvelles  exigences;  on  déclare  que  l'article  4  du  traité  d'Ouchy 
assure  l'amnistie  à  toutes  les  populations  des  territoiies  ottomans 
qui  auraient  été  occupés,  et  l'on  fait  valoir  qu'après  l'évacuation,  les 
habitants  des  îles  pourraient  être  molestés,  lorsque  celles-ci  seraient 
rendues  à  la  Turquie.  En  conséquence,  on  réclame  un  droit  italien 
de  contrôle  sur  l'administration  turque,  qui  sera  réinstallée  dans  le 
Dodécanèse,  et  l'on  l'ait  de  cette  réclamation  une  condition  nouvelle 
de  l'évacuation.  La  Porte,  naturellement,  n'accepte  pas  ces  préten- 
tions, et  l'on  profite  de  ce  nouveau  retard  pour  redemander  un  arran- 
gement direct  avec  la  Grèce  au  sujet  de  Chio  et  de  Mitylène  dans  le 
but  d'amener  une  revision  de  la  décision  des  puissances. 

Déjà  la  conversation  est  commencée  entre  Constantinople  et  Athè- 
nes; elle  est  encouragée  par  les  alliés  et  amis  de  la  Grèce,  la  Serbie 
et  la  Roumanie,  qui  se  déclarent  favorables  à  cette  procédure  directe. 
Le  général  roumain  Coanda  serait  même,  sans  titre  officiel,  l'inter- 
médiaire désigné  entre  Constantinople  et  Athènes.  Le  général  Coanda 
jouit,  en  eflfet,  de  toute  la  confiance  de  M,  Venizelos,  auquel  il  fit 
accepter,  enen prenant  sur  lui  l'enliôreresponsabilité, une  importante 
modification  du  tracé  de  la  nouvelle  frontière  gréco-bulgare,  lors  de 
la  paix  de  Bucarest.  Devant  se  rendre  en  Egypte  pour  le  mariage  de 
sa  fille,  il  s'est  arrêté  à  Constantinople  où  il  a  vu  le  grand  vizir,  les 
membres  du  cabinet  et  l'embassadeur  de  Russie;  puis  il  est  allé  à 
Athènes  faire  part  de  ses  impressions  à  M.  Venizelos.  On  dit  que  la 
Grèce  aurait  proposé  d'admettre  dans  les  deux  îles  de  Chio  et  Mity- 
lène des  commissaires  spéciaux  ottomans  jouissant  de  privilèges 
supérieurs  à  ceux  des  consuls,  et  qu'elle  aurait  également  offert  des 
avantages  commerciaux  quant  aa  cabotage  dans  ces  îles;  mais  que 
ces  propositions,  qui  laissent  le  fond  de  la  question  intact,  seraient 


LES   AFFAIRES    d'oRIENT  493 

jugées  insuffisantes  à  Constantinople.  En  tout  cas,  les  négociations 
sont  ouvertes  et  il  est  très  possible  qu'elles  aboutissent. 

La  révolte  des  Kurdes  en  Anatolie. 

L'annonce  de  la  prochaine  application  des  réformes  arméniennes 
a  provoqué  ces  jours  derniers  à  Bitlis,  un  mouvement  offensif  des 
Kurdes  qui,  fort  heureusement,  a  pu  être  aussitôt  réprimé  par  le 
gouvernement.  Le  chef  de  la  révolte,  Mollah  Selim  s'est  réfugié  au 
consulat  de  Russie  avec  trois  de  ses  lieutenants  pour  échapper  au 
châtiment  que  l'on  déclare  à  Constantinople,  devoir  être  exemplaire. 
VEcko  de  Paris  a  reçu,  à  ce  sujet,  de  son  correspondant  de  Constan- 
tinople, les  intéressantes  indications  que  voici  : 

Le  mouvement  ne  parait  pas  être  d'ordre  local,  mais  plutôt  d'ordre  géné- 
ral. Il  tend  à  empêcher  l'application  des  réformes  en  Anatolie,  et  il  rap- 
pelle l'agitation  qui  a  éclaté  en  Albanie  lorsque  les  Jeunes-Turcs  voulu- 
rent y  introduire  des  méthodes  nouvelles. 

J'ai  eu  à  ce  sujet  un  long  entretien  avec  le  patriarche  arménien,  Mgr  Za- 
vène.  «  Le  foyer  du  mouvement  actuel,  m'a-t-il  déclaré,  n'est  pas  à  Bitlis, 
«  mais  à  Hizan,  en  plein  Kurdistan,  et  le  personnage  sur  lequel  pèse  en 
«  l'occurrence  la  plus  lourde  responsabilité  est  le  vali  de  Bitlis,  Mazhar 
«  bey.  J'avais  vainem.ent  attiré,  à  plusieurs  reprises,  l'attention  du  gou- 
«  vernement  sur  l'incapacité  de  ce  haut  fonctionnaire  :  on  ne  l'a  destitué 
«  que  lorsque  les  troubles  sont  survenus.  L'agitation  est  antigouverne- 
«  mentale  et  non  antiarménienne.  Son  instigateur  Mollah  Sélim,  a  écrit 
«  à  notre  archevêque  de  Bitlis,  Mgr  Surène,  pour  le  rassurer  sur  le  sort 
«  de  nos  compatriotes,  qui,  en  effet,  n'ont  pas  été  molestés.  Le  mouve- 
«  ment  pourra  être  enrayé  cette  fois,  mais  il  est  l'indice  i'un  état  grave 
«  qui  se  manifestera  d'une  façon  particulièrement  dangereuse  quand  les 
M  autorités  voudront  appliquer  le  plan  de  réformes  concerté  avec  les 
«  puissances.  » 

L'ouverture  du  Sobranié  bulgare. 

La  session  du  Sobranié  a  été  ouverte  le  2  avril  par  M.  Radoslavof, 
président  du  Conseil,  qui  a  lu  le  discours  du  trône.  Ce  document 
déclare  que  les  rapports  de  la  Bulgarie  avec  les  grandes  puissances 
sont  bons,  que  ses  relations  avec  la  Turquie  se  développent  dans  un 
sens  amical  et  que  le  gouvernement  travaille  à  raffermir  les  rapports 
qui  ont  été  repris  avec  les  autres  voisins  du  pays.  La  lecture  du  pas- 
sage du  discours  du  trône  constatant  que  les  dernières  élections  se 
se  sont  effectuées  dans  l'ordre  et  la  tranquillité  a  été  accueillie  par 
de  vives  protestations  des  membres  de  l'opposition.  Le  Sobranié  a 
ensuite  procédé  à  la  nomination  de  son  bureau;  le  docteur  Vatchef 
a  été  élu  président  et  MM.  Mentchilof,  stambouloviste,  etSava  Ivant- 
chef,  tontchefviste,  vice-présidents,  tous  trois  avec  122  voix.  Les 
candidats  de  l'opposition,  MM.  Draguief,  agrarien,  Danailof,  démo- 
crate et  Sakasof,  socialiste  unifié,  ont  obtenu  92  voix.  Les  huit  socia- 
listes marxistes  n'ont  voté  ni  pour  le  gouvernement  ni  pour  l'oppo- 
sition, mais  ont  déposé  des  bulletins  oii  ils  demandaient  la  création 


494  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

d'une  fédération  balkanique  républicaine  et  d'une  législation  ou- 
vrière. Le  roi  a  décerné  à  M.  Radoslavof  le  grand  cordon  de  l'ordre 
d'Alexandre.  La  silualion  du  cabinet,  malgré  son  petit  succès  parle- 
mentaire, est  considérée  comme  précaire. 


Déclarations  de  M.  Pachitch  à  la  Skoupchtina. 

M.  Pachitch,  président  du  Conseil  et  ministre  des  Affaires  étran- 
gères de  Serbie,  a  fait,  le  31  mars,  à  la  Skoupchtina,  un  exposé  de 
la  situation  balkanique  au  cours  duquel  il  a  donné  des  précisions 
sur  les  rapports  existant  entre  les  Etats  signataires  de  la  paix  de 
Bucarest  :  l'alliance  est  absolue  entre  le  Monténégro  et  la  Serbie,  et 
défensive  seulement  entre  la  Serbie  et  la  Grèce;  quant  aux  rapports 
entre  la  Serbie  et  la  Roumanie,  leur  cordialité  est  complète  ei  iden- 
tique à  celle  des  relations  entre  la  Grèce  et  la  Roumanie;  il  en  ré- 
sulte que  l'entente  est  toujours  entière  entre  les  gouvernements  de 
Bucarest,  de  Cettigné,  de  Belgrade  et  d'Athènes  pour  maintenir  l'in- 
tégralité de  la  paix  de  Bucarest  et  la  préserver  de  toute  atteinte; 
mais  pour  appliquer  utilement  cette  politique  de  paix  et  d'entente, 
il  est  nécessaire,  a  ajouté  très  justement  M.  Pachitch,  de  rester 
forts  et  d'entretenir  une  armée  puissante. 


Le  comité  France-Turquie. 

Le  2  avril,  à  Conslantinople,  a  eu  lieu  au  ministère  de  la  Marine 
la  première  réunion  du  comité  «  France-Turquie  »,  sous  la  prési- 
dence de  Djemal  pacha.  Le  comité  de  direction  déjà  formé  à  Cons- 
tantinople  comprend  comme  personnalités  turques  :  Halid  Zia  bey, 
ex-premier  secrétaire  du  sultan;  Loufti  bey,  ancien  consul  général  à 
Paris;  Ismet  bey  et  Haladjian,  députés  de  Conslantinople;  le  docteur 
Nazim,  membre  du  comité  Union  et  Progrès;  Edhemhamdi  bey, 
sous-directeur  du  musée  impérial,  et  Vahid  bey,  secrétaire  général 
de  la  Dette  publique.  Parmi  les  personnalités  françaises,  on  re- 
marque MM.  de  La  Boulinière,  président  de  la  Dette  publique;  Pis- 
sard,  directeur  général  de  la  Dette  publique;  Sleeg,  directeur 
général  adjoint  de  la  Banque  ottomane;  Choublier,  directeur  delà 
Société  des  Routes  ;  le  comte  Oslrorog,  conseiller  légiste  de  la  Porte  ; 
Giraud,  président  de  la  Chambre  de  commerce  française;  le  comte 
de  Saint-Quentin  et  M.  Jaun^z,  secrétaires  de  l'ambassade  de 
France;  Bossy,  secrétaire  général  de  l'Alliance  française.  Le  comité 
de  patronage  est  en  formation  ;  la  présidence  d'honneur  sera  offerte 
au  prince  héritier.  Les  comités  entreront  en  rapport  avec  les  comités 
en  formation  à  Paris,  sur  l'initiative  de  Loulii  bey  et  du  D'  Doleris, 
membre  de  l'Académie  de  médecine.  Le  général  Djemal  pacha  a 
«xprimé,  dans  une  allocution  chaleureuse,  le  désir  de  voir  se  res- 
serrer encore  les  relations  amicales  traditionnelles  entre  les  deux 
pays. 


LES   AFFAIRES    d'oRIENT  495 

L'Italie  et  le  protectorat  français. 

Dans  un  article  intitulé  «  France  du  Levant  »,  la  Staynpa  écrivait 
le  5  avril  : 

L'Italie,  qui  se  prépare  à  reprendre  en  Orient  une  partie  au  moins  de 
son  antique  influence,  ne  peut  pas  négliger  les  corporations  religieuses 
qui,  dans  ces  pays,  nont  un  instrument  si  important  de  pénétration  poli- 
tique. La  première  façon  de  s'occuper  des  congrégations  est  de  les  pro- 
téger efticacement  sans  laisser  aux  autres  cette  délicate  lâche.  Le  moyen 
le  meilleur  pour  les  protéger  est  de  les  faire  nettement,  solidement  et 
courageusement  italiennes. 

Contester  les  titres  historiques  de  la  France  au  protectorat,  c'est  enve- 
nimer le'  "sprits  sans  résoudre  la  question.  Nous  reconnaissons  tous  les 
droits  h.-  oriques  de  la  France  avec  la  réserve,  cependant,  que  l'histoire 
ne  s'arrête  pas  et  que  le  présent  a  plus  de  valeur  que  le  passé,  et  nous 
agissons,  en  conséquence,  avec  une  sereine  énergie. 

Il  est  intéressant  de  rapprocher  de  cette  singulière  réserve  de  la 
Stampa  l'article  suivant  du  Resta  del  Carlino^  qui  n'est  pas  suspect 
de  partialité  française  et  qui  reconnaît  cependant  les  grands  services 
que  la  France  rend,  dans  le  présent  même,  à  la  civilisation  : 

La  France,  dit  le  Resta  del  Carlmo,  a  déployé  en  Syrie  une  action 
d'une  ampleur  ei  d'une  efficacité  que  personne  ne  peut  contester.  La 
Syrie  s'est  incorporé  quelque  chose  de  plus  que  les  capitaux  parisiens, 
elle  a  ahsorhé  la  culture  française.  L'opposition  qui  existe  entre  les  inté- 
rêts italiens  et  les  intérêts  français  en  Orient,  opposition  qui  ne  fait  que 
s'accentuer,  ne  doit  pas  empêcher  les  Italiens  de  rendre  hommage  à  la 
vérité.  Ceux-ci  se  ferait  du  tort  à  eux-mêmes  s'ils  ne  reconnaissaient  pas 
l'importance  des  résultats  ohtenus  par  la  France  en  Orient.  La  France  a 
doté  le  Liban  et  la  Syrie  de  tout  l'outillage  de  la  civilisation  occidentale. 
11  suffira  de  rappeler  que  le  port  de  Beyrouth  et  toutes  les  voies  ferrées 
actuellement  existantes  sont  l'œuvre  de  la  France.  Quand  le  nouveau 
réseau  projeté  sera  construit,  on  pourra  dire  que  la  prise  de  possession  de 
la  Syrie  par  les  capitaux  français  sera  achevée. 

Le  Resto  del  Carlino  insiste  surtout  sur  les  résuHats  obtenus  par 
les  missions  françaises  dans  le  domaine  scolaire.  Elle  reconnaît  que 
l'école  est  l'instrument  le  plus  puissant  de  l'influence  française  en 
Syrie.  Les  chiffres  parlent  du  reste  assez  haut.  Tant  en  Syrie  qu'en 
Palestine,  la  France  possède  près  de  400  établissemenls  d'instruc- 
tion et  d'éducation,  dirigés  par  des  religieux,  avec  une  population 
de  45.000  élèves.  Aucune  autre  nation  ne  peut  produire  des  chiffres 
pareils.  Elle  journal  italien  conclut  : 

Les  services  que  cette  armée  de  missionnaires,  parfaitement  équipée  et 
organisée,  rend  à  son  pays,  sont  incalculables.  La  France,  elle-même,  ne 
se  doute  pas  des  immenses  bienfaits  de  ces  pionniers  volontaires,  qui 
apportent  spontanément  leur  part  de  l'œuvre  collective.  Jamais  sous  ce 
rapport  l'initiative  privée,  ou  même  celle  de  l'Etat  ne  pourra  atteindre  de 
résultats  pareils  à  ceux  qu'obtient  l'organisation  de  la  propagande  catho- 
lique. Les  corporations  religieuses  mettent  à  la  même  hauteur  la  joie  de 
servir  Dieu  et  l'hon-ieur  de  servir  la  France.  Leur  patriotisme  est  aussi 
pur  que  jaloux  et  ardent. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.   —   EUROPE. 

France.  —  Le  vote  de  la  Chambre  des  députés  contre  les  interven- 
tions abusives  de  la  politique  dans  V administration  de  la  justice.  — 
Le  4  avril,  à  2  heures  du  matin,  après  une  séance  commencée  à 
2  heures  de  l'après-midi  et  suspendue  seulement  pendant  une  heure 
et  demie,  la  Chambre  des  députés  a  voté,  comme  sanction  des  actes 
qui  avaient  contribué,  ainsi  que  nous  l'indiquions  dans  notre  der- 
nière chronique,  à  la  remise  de  l'affaire  Rochette,  l'ordre  du  jour 
suivant  : 

La  Chambre, 

Prenant  acte  des  constatations  de  sa  Commission  d'enquête, 
Réprouve  les  interventions  abusives  de  la  finance  dans  la  politique  et 
de  la  politique  dans  l'administration  de  la  justice, 
Affirme  la  nécessité  d'une  loi  sur  les  incompatibilités  parlementaires, 
Et  résolue  à  assurer  d'une  manière  plus  efficace  la  séparation  des  pou- 
voirs, 

Passe  à  l'ordre  du  jour. 

Le  président  de  la  Chambre,  M.  Deschanel,  a  donné  ensuite  lec- 
ture du  décret  de  clôture  qui  met  fin  à  l'existence  de  la  Chambre 
élue  en  1910.  On  sait  que  les  élections  législatives  doivent  avoir  lieu 
le  26  avril. 


—  Mort  de  M.  Emile  Gentil.  —  M.  Emile  Gentil,  ancien  commis- 
saire général  du  Congo,  est  mort  le  30  mars  à  Bordeaux,  où  il  avait 
un  poste  de  percepteur.  11  était  âgé  de  quarante-huit  ans.  A  ses 
obsèques,  qui  ont  eu  lieu  le  2  avril,  M.  Merlin,  gouverneur  de 
l'Afrique  Equatoriale,  a  résumé  en  ces  termes  l'œuvre  du  collabora- 
teur de  Savorgnan  de  Brazza. 

La  convention  franco-anglaise  du  15  mars  1894,  a  dit  M.  Merlin,  nous 
obligeait  à  renoncer  à  l'espoir  que  nous  avions  conçu  depuis  1890  de 
joindre  un  jour,  par  les  territoires  situés  à  l'Ouest  du  Tchad,  nos  posses- 
sions du  Congo  et  nos  possessions  de  l'Afrique  Occidentale  Française. 

Par  contre,  cette  convention  nous  laissait  toute  liberté  d'action  au  Sud 
du  Tchad  dans  les  territoires  situés  à  l'Est  du  Chari  et  sur  le  Chari  même. 
C'est  en  utilisant  cette  voie  fluviale  que  Gentil  proposa  au  gouvernement 
de  la  République  d'atteindre  le  Tchad.  Il  ollrait  de  transporter,  malgré  les 
difficultés  apparentes  de  la  lâche,  un  bateau  à  vapeur  démontable  du  bas- 
sin du  Congo  et  de  l'Oubangui  dans  celui  du  Chari  et  du  Tchad,  et  d'at- 
teindre ainsi  le  lac  mystérieux. 

Au  commencement  de  l'année  1895,  cette  mission  lui  fut  confiée.  C'est 


RENSKIGNEMEiNTS    POLITIQUES  497 

alors  que  j'entrai  en  relations  avec  lui.  Directeur  des  Affaires  politiques 
au  Sénégal,  j'eus  à  lui  fournir  des  hommes  d'escorte  et  les  marins  indi- 
gènes nécessaires  pour  mener  à  bien  sa  tâche.  Une  fois  encore,  quelques- 
uns  de  ses  braves  Sénégalais  qui  ont  une  si  belle  page  dans  notre  con- 
quête africaine,  étaient  appelés  à  marcher  à  côté  de  l'un  des  nôtres  pour 
pénétrer  l'une  des  régions  les  plus  mystérieuses  du  continent  noir.  Je  me 
rappelle  leur  jeune  chef,  son  masque  énergique,  son  regard  assuré  et  pour- 
tant plein  de  rêve,  sa  parole  ardente,  la  foi  et  l'énergie  qui  se  dégageaient 
de  toute  sa  personne.  A  aucun  moment  de  son  existence,  sa  carrière  n'a 
démenti  la  première  impression  que  j'avais  eue  de  lui.  Après  avoir,  avec 
le  vapeur  Léon  Blot,  auquel  il  avait  tenu  à  donner  le  nom  d'un  de  ses  mo- 
destes collaborateurs  mort  à  la  peine  sous  le  rude  climat  équatorial,  après 
avoir  remonté  le  Congo,  l'Oubangui  et  la  Tomi  jusqu'à  Krebedjé,  Gentil 
s'ouvrit  une  route  par  la  voie  de  terre  et  sur  près  de  150  kiioméiresjusqu'à 
la  Nana.  Enoncer  ce  fait,  c'est  dire  la  grandeur  de  la  tâche  entreprise  et 
menée  à  bien.  Le  15  septembre  1896,  le  Lcon-Blot  avait  passé  du  bassin 
du  Congo  dans  le  bassin  du  Tchad  :  il  flottait  sur  la  Nana,  en  route  pour 
le  grand  lac  du  centre  africain. 

Dans  une  lettre  qu'il  écrivait  alors  au  Comité  de  l'Afrique  Française,  il 
disait  avec  une  joyeuse  fierté,  une  indomptable  volonté  :  «  Quand  vous 
lirez  cette  lettre,  nous  aurons  vu  le  Tchad  ou  nous  ne  le  verrons  jamais.  » 

Il  le  vit.  Sa  vaillance  triompha  de  tous  les  obstacles  ;  et  le  l"""  novem- 
bre 1897,  Gentil  débouchait  sur  le  lac  mystérieux.  Ce  fut,  écrivait-il,  un 
spectacle  merveilleux,  une  vraie  mer,  d'autant  que  pour  compléter  l'illu- 
sion une  jolie  brise  soufllait  qui  formait  un  clapotis  assez  sérieux. 

La  seconde  mission  de  M.  Gentil  fut  consacrée  par  la  chute  de 
Rabah.  Le  gouverneur  général  la  retrace  en  ces  termes  : 

Entre  temps,  une  mission  dirigée  par  un  ancien  frère  d'armes  de  Gentil, 
le  lieutenant  de  vaisseau  Bretonnet,  était  partie  pour  le  Tchad.  En  1898, 
il  fut  décidé  que  Gentil  lui-même  regagnerait  le  Chari  avec  une  mission 
assez  forte  pour  réduire  Rabah.  Le  16  août  1899,  Gentil  arrivait  sur  le 
Chari  pour  y  apprendre  que  Bretonnet  et  sa  mission  tout  entière,  sauf  le 
seul  sergent  sénégalais  Samba  Sali,  avaient  été  massacrés  le  17  juillet 
précédent  par  les  bandes  du  sultan  du  Bornou. 

Gentil  reçut  l'ordre  de  venger  ce  massacre.  Ayant  réuni  toutes  ses  forces, 
il  rencontra  Rabah  à  Kouno  le  20  octobre  1900,  le  battit  com[)lètement, 
sans  cependant  que  sa  victoire  réussit  à  anéantir  l'empire  de  Rabah.  Mais 
un  événement  était  proche  qui  devait  précipiter  la  défaite  définitive  du 
sultan  noir.  Le  21  avril  1900,  la  mission  Foureau-Lamy,  venant  du  Nord 
à  travers  le  Sahara,  et  la  mission  Joalland-Meynier,  venant  du  Soudan  à 
travers  le  territoire  de  Zinder,  faisaient  leur  jonction  avec  celle  de  Gentil 
à  Kousseri,  capitale  du  Baghirmi,  en  face  de  l'armée  de  Rabah. 

Le  combat  s'engagea  tout  aussitôt.  Il  n'y  manqua,  dans  cette  plaine 
désolée,  ni  la  grandeur  du  spectacle,  si  fréquent  dans  les  guerres  colo- 
niales, d'une  petite  troupe  luttant  contre  des  hordes  guerrières  fanatiques 
et  nombreuses,  ni  l'admirable  exemple  des  chefs  européens  entraînant  les 
soldats  indigènes  au  combat,  ni  le  succès  final  dont  devaient  se  réjouir  à 
la  fois  la  France  et  la  civilisation,  ni,  hélas  !  les  nobles  victimes  dont  la 
mort  diminuait  si  cruellement  la  joie  de  la  victoire.  Si  Rabah  était  tué,  le 
vaillant  commandant  Lamy  et  le  brave  capitaine  de  Cointet  étaient  tombés 
aussi.  Du'moins,  l'œuvre  poursuivie  par  Gentil  était  accomplie.  L'empire 
de  Rabah  était  brisé,  les  populations  du  Baghirmi  étaient  liélivrées  de 

QuEST.  DiPL.   ET  Col.  —  t.  xxxvii.  32 


498  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET  COLONIALES 

son   oppression;  la  Francfi  se  présentait  à  nouveau,  dans  ces  territoires 
qui  tombaient  dans  son  domaine,  comme  la  grande  libératrice. 

—  Mort  de  Mistral. —  Le  poète  Frédéric  Mistral  est  mort  à  Mail- 
lane,  le  24  mars,  des  suites  d'une  congeslion  grippale.  Il  était  âgé  de 
qualre-vingl-lrois  ans,  étant  né  le  8  septembre  1830  dans  cette  même 
petite  maison  de  Maillane  où  il  vient  de  mourir. 

—  Congrès  des  colons  français  de  F  Afrique  du  Nord. —  Un  congrès 
des  colons  français  de  l'Afrique  du  Nord,  organisé  parle  Syndicat  de 
lacolonisalioo  lyonnaise  en  Tunisie  sous  le  patronage  de  la  Chambre 
de  commerce  de  Lyon,  réunira  à  Lyon,  à  l'occasion  de  l'Exposi- 
tion internationale,  les  IH,  17  et  18  juillet  prochain,  les  agriculteurs,, 
les  commerçants  et  les  industriels  de  l'Algérie,  de  la  Tunisie  et  du 
Maroc.  Le  siège  de  la  commission  d'organisation  est  5,  rue  de  la 
République,  à  Lyon. 

Angleterre.  —  La  crise  du  Home  Rule.  —  La  crise  du  Home  Rule 
sur  laquelle  s'était  déjà  grefTée,  comme  nous  l'indiquions  il  y  a 
quinze  jours,  une  crise  militaire,  s'est  encore  compliquée  par  la 
suite  d'une  crise  ministérielle.  Le  30  mars,  M,  Asquith  a  annoncé  à 
la  Chambre  des  Communes  que  le  ministre  de  la  Guerre,  colonel 
Seely,  avait  remis  sa  démission,  que  cette  démission  avait  été  acceptée 
et  que  le  premier  ministre  lui-même  avait  décidé  de  prendre  la  di- 
rection du  War  Office.  M.  Asquith  a  déclaré  également  que  le  chef 
d'étal-major  général,  sir  John  French,  et  l'adjudant  général, 
sir  J.-S.  Ewats,  étaient  sur  leur  demande  expresse  relevés  de  leurs 
fonctions.  Quelques  mots  d'explication  sont  ici  nécessaires.  On  se 
rappelle  qu'à  la  suite  d'ordres  donnés  par  le  gouvernement  à  l'effet 
de  renforcer  les  effectifs  de  troupes  et  de  police  stationnés  dans 
rUlster,  le  général  Gough,  commandant  la  '6"  division  de  cavalerie, 
et  cinquante-sept  des  officiers  placés  sous  ses  ordres  adressèrent, 
le  20  mars,  leur  démission  au  général  Paget,  commandant  en  chef 
des  troupes  d'Irlande.  Le  généralGough  fut  aussitôt  mandé  à  Londres, 
avec  ses  deux  colonels,  et  après  une  longue  discussion  à  laquelle 
prirent  pari  le  chef  de  l'état-major  et  l'adjudant  général,  le  ministre 
de  la  Guerre  remit  au  général  Gough  l'assurance  écrite  que  a  le  gou- 
«  vernement  n'a  aucunement  l'intention  de  se  servir  de  son  droit 
«  de  disposer  des  forces  aï'mées  du  royaume  pour  écraser  une  oppo- 
«  sition  au  principe  ou  à  la  politique  du  Home  Rule  ». 

Le  gouvernement  de  Sa  Majesté,  précisait  en  propres  termes  ce  docu- 
ment, doit  conserver  le  droit  d'employer  toutes  les  forces  du  royaume  en 
Irlande  ou  ailleurs  pour  maintenir  la  loi  et'  l'ordre  et  soutenir  le  pouvoir 
civil  dans  l'exécution  ordinaire  de  ses  devoirs. 

Mais  il  n'a  aucunement  l'intention  de  profiter  dé'  ce  droit  pour  écraser 
une  opposition  au  principe  ou  à  la  politique  du  Home  Rule. 

Le  papier  était  signé  du  colonel  Seely  et  des  généraux  I^Yench  et 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  499 

Ewart,  et  sa  rédaction,  du  moins  celle  des  deux  derniers  para- 
graphes que  nous  venons  de  citer,  n'avait  pas  été  soumise  au  Conseil 
des  ministres.  Le  général  Gough,  ayant  reçu  satisfaction,  retourna 
en  Ulster  et  reprit  son  commandement,  ainsi  que  ses  officiers.  Mais 
l'émotion  fut  grande  aux  Communes  lorsqu'on  connut  par  un  Wliite 
paperle  texte  de  ce  que  l'on  appela  aussitôt  la  capitulation  du  War 
Office.  M.  Asquith  dut  expliquer  les  faits.  Il  déclara  qu'il  y  avait  eu 
un  double  malentendu:  que  le  général  Gough  et  ses  officiers  s'étaient 
imaginés,  à  tort,  que  le  gouvernement  avait  en  vue  des  opérations 
actives  et  d'un  caractère  agressif  contre  l'Ulster,  ce  qui  était  abso- 
lument inexact;  et  que,  d'autre  part,  le  ministre  de  la  Guerre  avait, 
de  bonne  foi  mais  à  tort  également,  cru  pouvoir  outrepasser  les  in- 
tentions conciliantes  du  gouvernement.  M.  Asquith  ajouta  que,  pour 
dissiper  tous  les  doutes  qui  pourraient  subsister  dans  les  esprits  sur 
le  rôle  des  officiers,  le  Conseil  de  l'armée  avait  publié  un  nouvel 
ordre  dont  voici  le  texte: 

Article  premier.  —  Aucun  officier  ni  soldat  ne  doit,  à  l'avenir,  être 
interrogé  par  ses  officiers  supérieurs  sur  l'attitude  qu'il  adopterait  ni  sur 
ce  qu'il  ferait  dans  le  cas  où  il  serait  requis  d'obéir  à  des  ordres  dépendant 
de  contingences  futures  ou  hypothétiques. 

Art.  2.  —  Il  est  interdit,  à  l'avenir,  à  tous  officiers  ou  soldats  de  de- 
mander des  garanties  relativement  aux  ordres  auxquels  ils  peuvent  être 
requis  d'obéir. 

Art.  3.  —  En  particulier,  c'est  le  devoir  de  tous  officiers  et  de  tous 
soldats  d'obéir  à  tous  les  ordres  légaux  qui  leur  sont  donnés  par  les  auto- 
rités par  la  voie  hiérarchique,  soit  pour  sauvegarder  les  propriétés  pu- 
bliques, soit  pour  prêter  assistance  au  pouvoir  civil  dans  l'exécution  nor- 
male de  son  devoir,  soit  pour  protéger  la  vie  ou  la  propriété  des  habitants 
dans  le  cas  où  la  paix  serait  troublée. 

Cette  déclaration  fut  vivement  applaudie  de  la  majorité  libérale. 
Mais  dès  lors,  la  situation  du  colonel  Seely  et  des  généraux  French 
et  Ewart,  désavoués  par  le  gouvernement,  était  rendue  très  diffi- 
cile; leur  démission  était  inévitable  ;  elle  est  devenue  définitive  le 
30  mars,  et  la  Chambre  des  Communes  a  approuvé  sur  ce  point  par 
329  voix  contre  251  les  décisions  du  gouvernement.  La  décision  de 
M.  Asquith  d'assumer  la  direction  du  War  Office  a  eu  du  moins 
l'heureux  effet  de  calmer  les  esprits  surexcités  des  partis  en  pré- 
sence. La  Chambre  des  Communes  a  abordé  paisiblementet  achevéla 
discussion  en  seconde  lecture  du  HomeRule  bill,et  sir  Edward  Grey, 
qui  représentait  le  gouvernement  aux  lieux  et  place  de  M.  Asquith 
réglementairement  exclu  jusqu'à  sa  réélection,  a  pu  exposer  au 
milieu  de  la  plus  courtoise  attention  les  intentions  définitives  du 
cabinet:  le  gouvernement  est  bien  décidé  à  ne  pas  faire  d'élections 
générales  avant  que  le  Home  Rule  ait  été  présenté 'à  la  signature 
royale,  mais  un  arrangement  peut  intervenir  entre  celte  signature 
et  la  mis,e  en  vigueur  de  la  loi  ;  la  proposition  du  gouvernement 
consistant  à  exclure  pour  six  ans  l'Ulster  de  la  juridiction  du  Par- 
lement de  Dublin  n'est  pas  la  seule  solution  transactionnelle  que. 


500  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

l'on  puisse  envisager;  il  serait  possible,  par  exemple,  d'étudier 
l'organisation  d'un  vaste  système  fédéral  qui  donnerait  la  même 
autonomie  à  l'Irlande,  à  l'Ecosse,  au  pays  de  Galles,  à  toutes  les 
grandes  fractions  du  Royaume-Uni  ayant  des  intérêts  communs;  le 
gouvernement  est  prêt  à  considérer  une  solution  de  ce  genre,  qui 
aurait  l'avantage  de  retirer  au  Home  Rule  irlandais  son  caractère 
séparatiste  exceptionnel,  lequel  constitue  pour  les  unionistes  la 
principale  objection  ;  le  seul  point,  en  somme,  sur  lequel  le  gouver- 
nement ne  saurait  transiger,  c'est  de  ne  soumettre  sa  politique  au 
verdict  électoral  du  pays  qu'après  que  le  Home  Rule  bill  aura  pris 
force  de  loi  de  par  la  signature  du  souverain.  C'est  d'ailleurs  ce  qu'a 
déclaré,  en  termes  non  moins  précis,  M.  Asquith,  le  4  avril,  à  ses 
électeurs  de  Ladybank: 

Je  désire  ardemment  la  paix,  mais  il  faut  que  ce  soit  des  deux  côtés 
une  paix  honorable;  quel  que  soit  l'arrangement  qui  survienne,  il  faut 
que  le  bill  conférant  le  Home  Rule  à  l'Irlande  devienne  une  loi  du  pays, 
et  nous  espérons,  et  nous  croyons  sincèrement  que  cela  sera  possible  sans 
léser  les  convictions  et  les  susceptibilités  de  la  minorité. 

Il  n'est  pas  certain  que  la  nouvelle  suggestion  de  sir  Edward  Grey 
de  donner  des  Parlements  particuliers  à  l'Ecosse  et  au  pays  de 
Galles,  tout  comme  à  l'Irlande,  fournisse  encore  la  solution  accep- 
table pour  tous;  M.  Balfour  n'a  pas  caché  que,  personnellement,  il 
ne  voyait  pas  l'utilité  de  transformer  le  Royaume-Uni  en  confédé- 
ration. Cependant,  l'attitude  conciliante  du  gouvernement  a  certai- 
nement impressionné  favorablement  ses  adversaires,  et  ce  qui  le 
prouve,  c'est  que  les  unionistes  ont  renoncé  spontanémentà  opposer 
la  candidature  d'un  des  leurs  à  M.  Asquith,  qui  a  été  réélu  sans 
concurrent  le  8  avril. 


Espagne.  —  L'ouverture  des  Cortès.  Le  discours  du  trône.  —  Le 
2  avril,  le  roi  Alphonse XIII  a  donné  lecture,  à  l'ouverture  des  Cortès^ 
d'un  message  dont  voici  les  passages  essentiels: 

Le  protectorat  espagnol  au  Maroc  nous  a  été  conféré  par  les  traités 
signés  entre  les  flifférentes  nations.  C'est,  pour  l'Espagne,  un  droit  histo- 
rique et  géographique.  Le  gouvernement  se  félicite  du  développement  de 
notre  influence  économique  au  Maroc. 

Le  gouvernement  a  l'intention  de  maintenir  les  très  amicales  relations 
qu'il  entretient  avec  le  gouvernement  français,  relations  qui  deviennent 
chaque  jour  de  plus  en  plus  étroites  entre  les  deux  pays,  à  cause  de  leur 
communauté  d'intérêts  au  Maroc.  Il  se  félicite  également  des  relations 
extrêmement  cordiales  qui  lient  l'Espagne  et  l'Angleterre. 

Il  a,  en  outre,  la  ferme  intention  de  maintenir,  d'accord  en  cela  avec  le 
sentiment  national,  les  relations  d'amitié  qui  l'unissent  avec  le  Saint- 
Siège, 

Il  enregistre  avec  satisfaction  l'établissement  du  statut  relatif  à  l'orga- 
nisation et  à  l'administration  de  la  ville  de  Tanger,  à  l'élaboration  duquel 
l'Espagne,  la  France  et  l'Angleterre  ont  collaboré. 


RENSEIGNEMENTS     POLITIQUES  501 

Le  message  affirme  ensuite  que  le  gouvernement  espagnol  fera  son 
possible  pour  arriver  à  la  conclusion  de  traités  de  commerce  avan- 
tageux avec  tous  les  pays  et  rappelle,  à  ce  propos,  le  traité  récem- 
ment signé  entre  l'Espagne  et  l'Italie.  Il  parle  des  intérêts  espagnols 
au  Mexique,  dit  l'intention  du  gouvernement  de  protéger  ses  sujets 
établis  dans  ce  pays  et  forme  des  vœux  pour  que  la  paix  règne 
bientôt  dans  la  république  mexicaine.  Le  message  passe  en  revue 
les  forces  militaires  actuellement  au  Maroc  et  affirme  l'intention  du 
gouvernement  de  procurer  à  l'armée  en  campagne  tout  ce  qui  pourra 
favoriser  son  action  et  assurer  son  succès.  Enfin,  après  avoir  exposé 
les  efforts  faits  pour  les  constructions  navales^  le  message  déclare 
que  la  sollicitude  gouvernementale  s'appliquera  à  améliorer  les 
conditions  financières  et  économiques  du  pays  et  se  consacrera  au 
bon  fonctionnement  des  œuvres  publiques,  particulièrement  à  la 
diffusion  de  l'instruction. 

Italie.  —  Le  programme  ministériel  de  M.  Sàlandra.  —  Le  2  et  le 
5  avril,  le  nouveau  président  du  Conseil  italien,  M,  Sàlandra,  a  déve- 
loppé son  programme  ministériel  devant  la  Chambre  de  Rome,  qui 
lui  a  voté  sa  confiance  par  303  voix  contre  122  et  9  abstentions. 
La  majorité  comprend  tous  les  libéraux,  la  droite  et  le  centre 
gauche;  tous  les  giolittiens  sans  exception  ont  voté  pour  le  Cabinet. 
La  minorité  a  groupé  les  radicaux,  les  républicains  et  les  socialistes. 
Voici  en  quels  termes  M.  Sàlandra  a  résumé  ce  que  sera  sa  poli- 
tique : 

Le  pays  veut  à  l'heure  actuelle  qu'on  défende  fermement  la  situation 
qu'il  a  conquise  vis-à-vis  des  autres  puissances.  Il  veut  aussi  de  bonnes 
mesures  scolaires,  économiques  et  sociales,  une  administration  honnête, 
des  finances  sévèrement  gérées.  Le  gouvernement  reste  convaincu  que 
le  mot  libéralisme  est  en  Italie  synonyme  de  patriotisme  et  que  le  parti 
libéral  est  toujours  digne  de  gouverner,  à  la  condition  qu'il  soit  discipliné 
et  qu'il  ait  conscience  de  ses  forces  et  de  ses  devoirs.  Nous  n'aspirons  pas 
à  un  succès  personnel.  Nous  ne  nous  préoccupons  pas  de  savoir  si  la  vie 
du  ministère  sera  brève  ou  longue,  car  la  pensée  de  la  mort  paralyse  les 
énergies  de  la  vie;  mais  nous  tiendrons  la  place  avec  le  sentiment  de 
l'abnégation  et  du  devoir  aussi  longtemps  que  nous  croirons  la  tenir  avec 
honneur. 

En  ce  qui  concerne  la  question  du  divorce,  particulièrement  déli- 
cate et  embarrassante  comme  l'on  sait,  M.  Sàlandra  a  déclaré  nette- 
ment que  chacun  des  ministres  gardera  sa  liberté  et  votera  suivant 
ses  convictions  personnelles,  mais  que,  pour  lui,  il  votera  contre. 
Enfin,  touchant  la  queslion  du  ministère  de  la  Guerre,  le  Premier 
italien  a  dit  que  le  gouvernement  n'avait  pu  accepter  les  demandes 
du  générai  Porro,  «  qui  voulait  des  dépenses  militaires  supérieures 
f  aux  ressources  financières  et  économiques  du  pays  »,  mais  que  le 
général  Grandi  avait  accepté  le  portefeuille  de  la  Guerre  «  avec  la 
«  sûre' confiance  de  pouvoir  faire  face  aux  exigences  de  la  défense 
«  nationale  en  maintenantles  dépenses  dans  les  limites  desressources 
«  du  pays  ». 


S02 


OUKSl'lONS    UIFLCVIATIQUES    Kl     COLONIALES 


Portugal.  —  Les  colonies  portugaises.  —  Le  Temyjs  a^anl  publié 
le  26  mars,  le  télégramme  suivant  de  son  correspondant  de  Berlin: 
—  «  L'opinion  s'accrédite  en  Allemagne  que  la  colonie  portugaise  de 
«  l'Angola  va  entrer  prochainement  dans  la  sphère  d'influence  éco- 
«  nomiqae  de  l'empire;  la  compagnie  de  navigation  Hamburg-Bre- 
«  men-Afrika,  qui  est  une  filiale  du  Norddeustcher  Lloyd,  fait  valoir 
«  en  son  rapport  annuel  que  l'on  peut  espérer  une  prochaine  amé- 
ct  lioration  des  affaires  de  transport  en  Afrique,  puisque  l'Allemagne 
«  serait  probablement  admise  à  participer  sous  peu  à  l'exploitation 
«  des  grands  protectorats  possédés  par  le  Portugal  sur  la  côte  occi- 
«  dentale  d'Afrique  »,  —  le  sénateur  Hédro  Martin  a  interpellé  à  ce 
sujet,  le  gouvernement  portugais,  le  31  mars.  Il  a  demandé  avec 
insistance  que  «  le  Parlement  et  le  pays  sachent  tout,  au  lieu  de 
«  continuer  à  se  laisser  bercer  par  la  confiance  que  le  chef  du  goû- 
te gouvernement  dit  avoir  dans  les  puissances  étrangères  ».  Le 
ministre  de  la  Marine  a  promis  de  transmettre  cette  demande  au 
président  du  Conseil,  ministre  des  Aff"aires  étrangères.  D'autre  part 
le  correspondant  du  Morning  Post  à  Lisbonne  assure  que,  par  l'in- 
termédiaire du  Seculo,  M.  Conceira  Costa,  ministre  des  Colonies,  a 
manifesté  son  intention  d'introduire  au  Parlement  à  bref  délai  des 
mesures  qui,  bien  que  ne  rendant  pas  les  colonies  indépendantes, 
diminueraient  la  centralisation  que  le  ministre  caractérise  d'exces- 
sive et  autoriseraient  toutes  les  colonies  disposant  d'un  excédent  à 
l'employer  à  leur  propre  développement. 

Russie.  —  Les  relations  russo-allemandes .  —  Les  attaques  de  la 
presse  allemande  au  cours  de  ces  derniers  mois,  la  politique  peu 
amicale  de  Berlin  tant  à  Constantinople  qu'en  Arménie  et  aux  Bal- 
kans, ont  produit  en  Bussie  une  impression  profonde  qui  tend  à  se 
traduire  par  des  sanctions  précises.  C'est  ainsi  qu'à  la  suite  d'une 
conférence  sur  les  relations  économiques  russo-allemandes,  faite  le 
2  avril  à  Saint-Pétersbourg  au  Club  national,  la  résolution  suivante 
a  été  votée  aux  applaudissements  de  l'assistance. 

lieconnaissant  : 

1°  Qu'à  la  base  de  la  politique  allemande  se  trouve  la  nécessité  de  s'as- 
surer l'importation  des  produits  agricoles  et  des  matériaux  bruis  et  l'ex- 
portation des  produits  manufacturés; 

2°  Que  le  principal  fournisseur,  et  en  même  temps,  le  principal  ache- 
teur pour  l'Allemagne  est  la  Russie; 

3"  Que  notre  politique  extérieure,  depuis  plus  d'un  siècle,  ne  concordant 
pas  avec  les  intérêts  russes,  a  violé  ces  intérêts  au  profit  de  l'Allema^^ne, 
l'enrichissant  et  faisant  supporter  à  la  Russie,  d'une  façon  détournée  pour 
la  forme,  mais  très  réelle  quant  aux  résultats,  surtout  depuis  les  derniers 
traités,  une  contribution  se  chiffrant  par  milliards; 

4"  Qu'en  ce  moment,  toute  la  politique  extérieure  de  l'AUemafîne,  ses 
armements  et  ses  menaces  à  l'adresse  de  la  Russie  tendent  à  l'intimider 
et  à  l'oppresser  politiquement  pour  —  en  conservant  tous  les  avantages 
de  sa  situation  antérieure  —  lui  arracher  un  nouveau   traité  de  commerce 


KENSEIGNEMENTS    l'OLlïIQUES  503 

ruineux,  économiquement  parlant,  et  dans  l'avenir  désastreux  au  point 
de  vue  politique. 

L'assemblée  estime  : 

1°  Que  l'obligation  du  gouvernement  russe  réside  actuellement  dans  une 
minutieuse  préparation  au  traité  de  commerce  avec  l'Allemagne  qui  doit 
reposer  sur  le  principe  que  cette  dernière  est  dépendante  au  point  de  vue 
économique  de  la  Russie  et  non  le  contraire; 

2°  Que  le  devoir  des  milieux  russes  consiste  à  élucider  les  relations 
réciproques  entre  les  deux  pays  tant  au  point  de  vue  politique  qu'écono- 
mique, de  façon  que  la  population  connaisse  le  fond  de  ces  relations,  les 
besoins  de  l'Allemagne,  ses  exigences  et  le  véritable  sens  de  ses  menaces: 

3°  Qu'à  toute  menace  allemande  il  soit  opposé  une  réponse  immédiate 
et  énergique  sous  la  forme  de  mesures  économiques; 

4°  Que  si  l'Allemagne  passait  des  menaces  à  l'usage  de  la  force  toute 
la  Russie,  comme  un  seul  homme,  doit  se  lever  pour  défendre  son  bien 
d'un  pillage  et  son  honneur  d'une  humiliation. 

Dès  le  lendemain,  le  3  avril,  la  Gazette  de  la  Bourse  annonçait  que, 
«  en  raison  des  mésavejitures  survenues  à  des  fonctionnaires  russes 
«  voyageant  en  Allemagne,  la  direction  des  commandes  du  minis- 
«  tère  des  voies  et  communications  a  saisi  la  direction  économique 
«  du  déparlement  des  chemins  de  fer  de  l'Etat  d'un  rapport  tendant 
«  à  ne  plus  passer  de  commandes  de  matériel  en  Allemagne  ni  en 
«  Autriche  ».  Et  le  6  avril,  le  Courrier  de  Saint-Péterbourg  assurait 
que  celte  initiative  de  la  direction  des  commandes  du  ministère  des 
voies  et  communications,  destinée  à  écarter  l'industrie  allemande  et 
autricliienne  de  la  fourniture  du  matériel,  à  la  Russie,  serait  égale- 
ment suivie  par  les  ministères  de  la  Guerre  et  de  la  Marine,  au  profit 
de  l'industrie  française,  anglaise  et  belge. 

Suisse.  —  La  direction  d<'  la.  politique  étrangère  de  la  Confédé- 
ration. —  Le  Conseil  national  de  la  Confêdéralion  helvétique,  réuni 
à  Berne,  vient  de  décider  de  confier  dorénavant  la  dii-ection  poliliiiue 
étrangère  de  la  Suisse,  non  phis  au  président  de  la  Confédération 
qui  change  tous  les  ans,  mais  à  un  conseiller  fédéral  qui  garderait  le 
portefeuille  des  AlFaires  étrangères  durant  plusieurs  années.  Cette 
importante  réforme  a  été  votée  par  110  voix  contre  1. 


II.  —  ASIE. 

Chine.  —  La  situation  politique.  —  Un  télégramme  de  Pékin  au 
J'evip.s,  en  date  du  A  avril,  annonce  que  la  commission  convoquée 
pour  procéder  à  la  revision  de  la  Constitution  provisoire  a  adoplé 
toutes  les  propositions  de  Youan  Chi  Kaï  et  prépare  une  nouvelle 
Constitution  qui  aura  pour  conséquence  de  faire  de  Youan  Chi  Kaï 
un  dictateur.  Le  cabinet  est  moribond.  Le  parti  des  gens  de  Canton, 
qui  est  maître  de  l'armée  et  de  toutes  les  administrations  <le  l'Etat, 
lutte  pour  s'assurer  la  suprématie.  Il  dispose,  auprès  de  Youan  Chi 


504  QUKSTIOISS    DIFLOMAllQUKS    ET    COLOMALKS 

Kaï,  d'une  puissante  influence  en  la  personne  de  LiangChe  Yi,  origi- 
naire de  Canton,  et  qui  est  le  confident  et  le  factotum  du  président. 

—  La  course  aux  concessions.  —  Les  Anglais  viennent  d'obtenir 
une  très  importante  concession  de  chemins  de  fer  en  Gliine.  C'est  une 
véritable  course  aux  concessions  qui  se  mène  actuellement  à  Pékin, 
singulièrement  favorisée  par  l'habitude  qu'a  le  gouvernement  de 
Youan  Chi  Kaï  de  se  faire  donner  des  avances,  des  espèces  de 
«  bonnes  mains  »,  sur  les  contrats  d'emprunt  qu'il  signe  et  qui  sont 
les  seules  ressources  lui  permettant  pour  l'instart  de  vivre  puisque 
l'impôt  des  provinces  ne  rentre  guère  encore  à  Pékin.  La  British  and 
Chinese  Corporation  a  obtenu  du  gouvernement  chinois  la  concession 
d'un  chemin  de  fer  devant  relier  Nankin  àNangtchang,  et  ce  dernier 
point  aux  charbonnages  de  Ping-Hsiangà  Tchou  Tcheou  d'où  elles 
sont  transportées  en  bateau  jusqu'à  Hankéou.  A  Fou-tchéou  la  ligne 
se  souderait  au  chemin  de  fer  de  Hankéou  à  Canton.  Avec  ses  em- 
branchements, ce  nouveau  chemin  de  fer,  complétant  la  ligne  an- 
glaise de  Changhaï-Ningpo  à  Hangtchéou  et  de  Changhaï  à  Nankin, 
portera  le  réseau  britannique  dans  la  vallée  du  Bas-Yangtseu,  à 
quelque  chose  comme  1.600  kilomètres.  Toutes  ces  lignes  sont  ou 
auront  été  construites  avec  du  capital  anglais,  des  ingénieurs  anglais 
et  du  matériel  presque  entièrement  fourni  par  l'Angleterre.  La  nou- 
velle ligne  coûtera  d'ailleurs  une  somme  de  2U0  millions  de  francs, 
fournie  par  un  emprunt  5  %  d'une  durée  de  quarante-cinq  ans,  et 
contracté  avec  la  garantie  du  gouvernement  de  Pékin.  On  assure  que 
les  Japonais  protestent  contre  cette  concession  en  disant  que  cer- 
taines des  sections  de  voie  ferrée  à  construire  avaient  déjà  été  accor- 
dées à  des  sujets  nippons.  Il  n'y  a  aucune  confirmation  de  cette  nou- 
velle. C'est  sur  le  chemin  de  fer  à  établir  entre  Foutchéou,  Nang- 
Ichang  et  Kioukiang  que  les  Japonais  ont  jeté  leur  dévolu,  mais  on 
ne  sait  pas  à  quel  moment  ils  jugeront  que  les  circonstances  finan- 
cières leur  permettent  de  commencer  la  construction  d'une  pareille 
ligne. 

—  U École  allemande  de  Chanyhal.  —  La  Chambre  des  députés  a 
voté,  on  le  sait,  sur  le  rapport  de  M.  Louis  Marin,  un  relèvement  de 
crédit  de  2,-). 000  francs  pour  les  œuvres  d'Extrême-Orient.  Cette 
somme  doit  faciliter  la  création  à  Changhaï  d'une  école  de  médecine, 
de  droit  et  de  génie  civil,  qui  sera  le  couronnement  des  instituts  fran- 
çais sur  les  bords  du  Y'angisen.  Nous  avons  rappelé  il  y  a  quelque 
temps  ce  que  sont  ces  instituts.  A  Changhaï  même;,  de  nouveaux 
efforts  sont  faits;  le  ministre  de  France,  qui  s'est  rendu  à  Zi  ka-w^ei 
le  4  février  dernier,  s'est  vivement  intéressé  à  nos  établissements 
scientifiques  :  sa  visite  ne  peut  pas  rester  sans  lendemain.  Cependant 
les  Allemands  ne  perdent  pas  leur  temps.  Leur  école,  soutenue  par 
la  Société  germano-asiatique,  par  la  fondation  Koppel,  a  depuis 
quelques  années  un  budget  de  100.000  piastres  mexicaines,  soit  près 
de  SoO.OOO  francs.  File  comprend  une  école  des  langues  où  les  élèves 


RENSEIGNEMKNTS    POLITIQUES  505 

restent  trois  ou  quatre  ans  (cours  de  langue  allemande,  histoire  et 
géographie  allemandes,  latin,  bolanique,  zoologie,  chimie,  physique, 
mathématiques,  en  tout  huit  chaires)  ;  —  une  école  médicale  formée 
d'une  section  préparatoire  et  d'une  section  principale  (cours  de  phy- 
sique, chimie,  anatomie,  physiologie,  hygiène,  pathologie,  chirurgie, 
obstétrique  et  gynécologie,  dermatologie,  maladies  internes,  en  tout 
dix  chaires,  plus  un  grand  amphithéâtre,  un  hôpital);  —  une  école 
d'ingénieurs  ouverte  en  1913  avec,  pour  le  début,  un  professeur  et 
un  contremaître  (ateliers,  amphithéâtres,  salles  de  cours;  trois  ans 
d'études).  Les  maisons  allemandes  ont  tenu  à  honneur  d'envoyer 
gratuitement  les  machines  et  les  appareils  même  les  plus  coûteux 
afin  d'établir  la  bonté  du  matériel  allemand,  la  solidité  du  travail 
allemand,  l'intelligence  de  l'etfort  allemand,  la  qualité  supérieure  de 
la  science  allemande.  Nos  nationaux  à  Changhaï  n'ont  pas  attendu 
jusqu'aujourd'hui  pour  montrer  ce  que  valent  l'etfort  français  et  la 
science  française.  Si  la  métropole  commence  de  comprendre  l'intérêt 
de  cette  lutte  d'influence,  il  n'est  que  temps. 

Japon.  —  La  crise  ministérielle.  —  Le  cabinet  Yamamoto  ayant 
démissionné,  pour  des  raisons  qui  n'apparaissent  pas  très  claire- 
ment dans  les  dépêches  mais  qui  doivent  tenir  à  la  lutte  actuelle- 
ment engagée  entre  l'empereur  et  les  politiciens  parlementaires,  un 
nouveau  ministère  a  été  constitué  sous  la  présidence  du  vicomte 
Kijura,  de  nuance  réactionnaire. 

—  Mort  de  l'impératrice  douairière.  —  L'impératrice  douairière  du 
Japon  est  morte  le  8  avril,  à  l'âge  de  soixante-trois  ans.  Elle  avait 
épousé  le  mikado  Mutsu  Ilito,  qui  mourut  le  30  juillet  1912.  L'impé- 
ratrice Haruko  était  née  à  Kiolo  ;  elle  était  princesse  de  la  maison 
Ichijo. 


III.    —  AFRIQUE. 


Maroc.  —  Le  chemin  de  fer  de  Tanger-Fez.  —  La  Chambre  des 
députés  a  volé  sans  débat,  le  l^*"  avril,  le  projet  tendant  à  approuver 
la  convention  conclue  par  le  commissaire  résident  général  français 
au  Maroc  avec  la  Compagnie  générale  du  Maroc  et  la  Compagnie 
générale  espagnole  d'Afrique  pour  la  concession  du  chemin  de  fer 
de  Tanger  à  Fez. 

Afrique  Equatoriale  Française.  —  L'emprunt  de  171  millions. 
—  La  Chambre  des  députés  a  adopté  le  27  mars  le  projet  de  loi  auto- 
risant le  gouvernement  général  de  l'Afrique  Equatoriale  Française 
à  contracter  un  emprunt  de  171  millions  de  francs,  dont  G  millions 
seront  consacrés  à  des  installations  d'occupation,  100.000  francs  à 


506  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

des  achats  de  matériel,  12.400.000  francs  à  l'aménagement  des  ports, 
rades  et  cours  d'eau  navigables,  et  152.500.000  francs  à  trois  voies 
ferrées  :  1"  de  Brazzaville  à  la  côte;  2°  de  N'Djolé  à  Kandjama;  3° de 
Bangui  à  Fort-Grampel.  Le  gros  effort  va  doncporter  sur  la  construc- 
tion des  voies  ferrées.  A  voir  les  résultats  que  donnent  celles  déjà 
en  exploitation  en  Afrique  Occidentale,  on  peut  penser  que  ces  mil- 
lions seront  un  jour  rémunérateurs  et  qu'ainsi  la  métropole  sera 
récompensée  des  sacrifices  qu'elle  sera  obligée  de  faire  comme 
garantie  de  l'emprunt. 

Afrique  Occidentale  Française.  —  La  réglementation  de  la  chasse. 
—  Un  décret  du  25  mars  réglemente  minutieusement  la  chasse  en 
Afrique  Occidentale  Française.  L'objet  de  ce  décret  est  d'abord  de 
créer  un  règlement  d'ensemble  pour  toutes  les  colonies  du  groupe, 
au  lieu  de  s'en  tenir  à  des  mesures  isolées  et  par  suite  inefficaces. 
Mais  de  plus,  le  décret  assure  désormais  la  préservation  d'espèces 
qui  tendaient  à  disparaître.  Parmi  les  animaux  dont  il  est  désormais 
interdit  de  tuer  aucun  spécimen  figurent  les  autruches,  vautours, 
rhinocéros  blancs,  gorilles,  chimpanzés,  ânes  sauvages.  Parmi  les 
animaux  dont  il  est  désormais  interdit  de  tuer  les  individus  non 
adultes  et  les  femelles  accompagnées  de  leurs  petits,  figurent  :  hippo- 
potames (grande  espèce),  éléphants,  rhinocéros  noirs,  etc. 


IV.  —  AMERIQUE. 


Etats-Unis.  —  Les  taxes  du  canal  de  Panama.  —  Sur  l'initiative 
du  président  Wilson,  la  Chambre  des  représentants  de  Washington 
a  voté,  le  31  mars,  par  248  voix  contre  162,  l'abrogation  de  la  clause 
d'exemption  de  la  loi  du  canal  de  Panama  de  1912  en  faveur  des  cabo- 
teurs américains,  laquelle  clause  n'était  pas  compatible  avec  le  traité 
anglo-américain  Hay-Pauncefote  de  1901. 

Nous  sommes  trop  grands,  trop  puissants,  trop  soucieux  de  notre  propre 
réputation,  avait  déclaré  le  président  Wilson  dans  un  message  spécial  au 
Congrès,  pour  ne  pas  remplir  nos  obligations  largement  et  généreuse- 
ment, sans  chercher  des  subtilités  et  sans  hésiter.  Je  vous  demande  de  le 
faire  ]»our  appuyer  la  i)Olitique  étrangère  du  gouvernement. 

Mexique.  —  La  situation  politique.  —  La  situation  politique  reste 
sensiblement  la  même.  Les  constitutionnalistes  prétendent  s'être 
emparés  de  Torreon  et  se  félicitent  bruyamment  de  celte  victoire. 
Les  fédéraux  nient  absolument  que  la  ville  ait  succombé  et  font  re- 
marquer d'ailleurs  que  la  possession  de  Torréon  n'a  pas  une  impor- 
tance très  considérable,  puisque  les  constitutionnalistes  s'en  étaient 
déjà  emparés  il  y  a  quelques  mois  et  n'avaient  pas  alors  cru  utile  de 
s'y  maintenir.  A  Mexico,  le  Congrès  s'est  réuni  le  l®""  avril.  Le  gêné- 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  507 

rai  Huerta  a  lu  lui-même  un  message  au  cours  duquel  il  a  déclaré 
que  son  inlenlion  était  de  ramener  la  paix  au  Mexique.  Ses  déclara- 
tions ont  été  approuvées  avec  enthousiasme.  Le  président,  dans  un 
langage  amer,  a  fait  ensuite  allusion  aux  difficultés  rencontrées  par 
le  Mexique  pour  obtenir  de  l'argent,  à  cause  de  l'influence  exercée 
par  l'attitude  étrange  d'une  certaine  puissance. 

—  Les  relations  avec  les  Etats-Unis.  —  M.  O'Shaughnessy,  secré- 
taire de  1  ambassade  des  Etats-Unis  à  Mexico,  étant  tombé  malade^ 
et  sa  maladie  paraissant  devoir  être  de  longue  durée,  le  gouverne- 
ment des  Etats-Unis  a  désigné  pour  le  suppléer  M.  Warans  Robbins, 
secrétaire  d'ambassade  à  Paris,  en  ce  moment  aux  Etats-Unis.  L'a- 
gent confidentiel  du  président  Wilson,  M.  John  Lind,  ayant  échoué 
dans  sa  mission,  est  revenu  à  New-York. 


République  Argentine.  —  La  situation  politique.  —  Le  Journal 
des  Débats  a  reçu,  le  2  avril,  de  Buenos-Aires,  les  informations  sui- 
vantes sur  la  situation  qu'a  créée  la  maladie  prolongée  du  président 
de  la  République,  M.  Saenz  Pena.  Malade  depuis  quelque  temps 
déjà,  M.  Saenz  Pena  demanda  aux  Chambres,  le  mois  dernier,  un 
congé  illimité  afin  de  donner  plus  de  liberté  d'action  au  vice-prési- 
dent, M.  de  la  Plaza.  Ce  congé  illimité  ne  fut  pas  accordé  sans  diffi- 
culté par  le  Sénat  qui  voulait  obliger  le  président  à  démissionner.  Un 
conflit  faillit  naître  à  ce  sujet  entre  les  deux  Chambres.  Le  ministère 
se  retira.  Il  est  à  prévoir  que  M.  Saenz  Pena  ne  rétablira  pas  suffi- 
samment ses  forces  pour  exercer  sa  magistrature  et  que  M.  de  la 
Plaza  aura  la  présidence  effective  pendant  les  trois  ans  qui  restent  à 
courir  jusqu'aux  nouvelles  élections  pour  la  présidence.  M.  de  la  Plaza, 
Indien  d'origine,  est  un  homme  de  beaucoup  de  fermeté,  de  grand 
sens  politique,  très  affable  et  d'habitudes  plus  simples  que  M.  Saenz 
Pena.  Comme  agent  financier  de  l'Argentine  à  Londres,  il  s'est  ac- 
quis en  Angleterre  de  précieuses  amitiés.  Il  est  bien  disposé  pour  le 
gouvernement  de  Washington,  qui  tend  de  plus  en  plus  à  écarter  de 
Buenos-Aires  les  influences  européennes  et  qui,  pour  donner  plus 
d'éclal  à  sa  représentation  au  Brésil  et  en  Argentine,  vient  de  rem- 
placer ses  légations  par  des  ambassades.  Malgré  ses  quatre-vingis 
ans,  M.  de  la  Plaza  paraît  capable  de  mettre  en  bonne  marche  la 
machine  administrative.  S'il  venait  à  manquer,  ce  serait,  d'après  la 
-Constitution,  le  président  du  Sénat,  M.  de  Villanueva,  qui  aurait  a 
exercer  le  pouvoir.  Le  nouveau  Cabinet  qui  vient  de  se  former  a 
pour  ministre  des  Relations  extérieures  le  rédacteur  en  chef  du 
journal  la  Nation,  M.  José  Maria  Murature. 


LA    CARICATURE    A    L'ÉTRANGER 


La  retraite  de  M.  Giolitti. 

Le  Tentateur  :  «  Tu  as  laissé  brûler  la  frilure 
il  faut  que  tu  la  manges.  » 

Giolitti  :  «  Jamais  de  la  vie  !  J'aime  mieux 
la  laisser  à  d'autres.  » 

Pasquino  (Turin). 


L'entrevue  de  'Venise. 

Guillaume  II  a  Victor  Emmanuel  : 
a  Embrassons-nous.  Le  cinéma  est  là.  » 
Pasquino  (Turin). 


Le  prince  d'Albanie  commence  à  avoir  peur  de  son  ombre. 

Kikeriki  (Vienne). 


La  crise  militaire  et  le  Home  Rule. 

Entre  la  coupe  et  les  lèvres  !... 

Punch  (Londres). 


K--X 


Les  États-Unis  au  Mexique. 

L'oncle  Sam  essaie  d'arrê- 
ter le  Texas,  et  la  Doctrine  de 
Monroë  s'efforce  de  retenir 
l'Angleterre  qui  veulent  se 
précipiter  sur  le  Mexique. 
Tenessean  (NashvilJe). 


La  Prusse  et  l'Allemagne. 

L'ÉLÉPHAiNT  (la  Prusse) 
dans  le  magasin  de  por- 
celaine (l'Empire)  :  «  Ne 
crains  rien.  Bethmann, 
je  marche  doucement.  » 
Lustiqe  Blâller  (Berlin). 


Deux  opinions  américaines  sur  l'abolition  des  taxes  préférentielles  du  Panama 

\  Le  président  Wilson  offre  les  États-Unis 
pn  hommage  à  la  couronne  d'Angleterre. 

New-York  Ainerican  (New-York). 


Le  président  'Wilson  arbore   le  pavillon  de 
l'honneur  national. 


World  (New-Yorkl. 


NOMINATIONS  OFFICIELLES 


UI[\ISTERE    DE   LA    GUERRE 

Troupes  métropolitaines. 

SERVICE     VÉTÉRINAIRE 

Missions.  —  M.  Forgeot,  vétérin.-maj.  de  2«  cl.,  est  chargé  d'une  mission  en 
Tui'quie. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  Nainsouta,  vélérin.  aide-maj.  de  l'o  cl  ,  e.sl 
désig.  pour  l'escad.  de  spahis  sénégalais. 

GENDARMERIE 

Inde  Française.  —  M.  le  capii.  Dupuj  est  désig.  pour  Pondichéry. 
Trnnpes  coloniales. 

ÈTAT-MAJOR    GÉNÉRAL 

Indochine.  — M.  le  r/énéral  de  division  Sucillonest  nommé  commandant  supé- 
rieur des  troupes  de  l'Indochine. 

Annam-Tonkin.  —  M.  le  général  de  division  Gossot  est  nommé  au  command. 
de  la  division  du  Tonkin. 

INFANTERIE 

Annam-Tonkin.  —  MM.  le  chef  de  bataill.  Sourisseau  ;  les  capit.  Gillet, 
Nicolay,  Vinet,  Schneitler,  Royon,  Tujague,  Castinetti  et  Masse;  les  lient.  Séchet, 
Charbonnier,  Gaudron  et  Roux  et  le  sous-lieut.  Chabeil  de  Morière  sont  désig. 
pour  le  Tonkin. 

Cocllinchine.  —  MM.  les  capit.  Chauveau  et  Désery  et  le  lient.  Marchesseau 
sont  désig.  pour  la  Cochinchine. 

Chine.  —  MM.  le  chef  de  bataill.  Gadoffre  et  le  lieul.  Caresme  sont  désig.  pour 
la  Chine. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  le  chef  de  bataill.  Mattei;  les  capit.  Castaing. 
lier;  1,  Durand  et  Arbngast  et  les   lient.  A^ian  et  Brunot  sont  désig.  pour  l'A.  0.  F, 

Afrique  Equatoriale  —  MM.  les  capit.  Chrétien  et  Thibault;  les  lieut.  de 
Beon,  Guillot  et  Chàteauvieux  et  les  sons-tieut.  Blutel  et  Lesieur  sont  désig.  pour 
l'A.  E.  F. 

Madagascar.  —  MM.  les  capit.  Rayet,  Robert  et  Heysch  ;  les  lient.  Quud, 
Dion,   Dor  et  Bouriand  et  le  sous-lieut.  Jacquelin  .--ont  désig.  pour  Madagascar. 

Nouvelle-Calédonie.  —  M.  le  sous-lieut.  Lorenzi  est  désig.  pour  la  Nouvelle- 
Calédonie. 

ARTILLERIE 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  capit.  Lavarde  et  Gaune  sont  désig.  pour  le 
Tonkin. 

Cochinchine.  —  MM.  le  colonel  Boucher,  le  capit.  Guillaume  et  le  lient. 
Pompier  sont  dcsig.  pour  la  Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  le  lient. -col.  Béroud  et  le  cupit.  Barrier  sont 
désig.  pour   l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  les  capit.  Crucciani  et  Blanchet  sont  désig. 
pour  l'A.  E.  F, 

Madagascar.    —  M.  le  capit.  Gilles  est  désig.  pour  Madagascar. 
Officiers  d'administration. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  Voffic.  d'administ.  de  2«  cl.  Le  Révérend  est 
désig.  pour  TA.  O.  F. 


NOMINATIONS    OFFICIELLES  511 

CORPS    DE    l'intendance 

Cochinchine.  —  M.  le  sous-intend.  de  1"«  cl.  Gourvest  est  nommé  directeur 
de  l'intendance  de  la  Cochinchine  et  du  Canabodge. 

Afrique  Occidentale-  —  M.  le  sous-int.  de  2°  cl.  Denarcy  est  désig.  pour 
l'A.  O.  F. 

Officiers  d'administration. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  offic.  d'administ.  Vicart,  Tiart  et  Muller  sont 
désig.   pour  le  Tonkin. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  Y  offic.  d'administ.  de  2«  cl.  Andréani  est  désig. 
pour  l'A.  O.  F. 

CORPS    DE    SANTÉ 

Annam-Tonkin.  —  MM.  le  méd.-maj.  de  l'»  cl.  Le  Corre  et  le  méd.-maj.  de 
2^  cl.  Cliapevrou  sont  désig.  pour  le  Tonkin. 

Cochinchine.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2<=  cl.  Saujeon  est  désig.  pour  la 
Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  les  méd.-maj.  de  2^  cl.  Arlo,  Richer  et  Xicod 
sont  désig    pour  l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2»  cl.  Génies  est  désig.  pour 
l'A.  E.  F. 

Madagascar.  —  M.  le  méd.-maj.  de  l'"«  cl.  Lafaurie  est  désig.  pour 
Madagascar. 

Gruyane.  —  M.  le  méd.-maj.  de  1^  cl.  Marque  est  désig.  pour  l'administ. 
pénitentiaire. 

air\ISTÈRE  DFS  COLO\IES 

M.  Pierre  Guesde  est  nommé  chef    du  cabinet  du  ministre  des  Colonies; 

M.  Ptivet  (L.-M.-I*'.-E.),  est  nommé  résident  supérieur  p.  i.  au  Tonkin. 

Ont  été  nommés  chefs  adjoints  du  cabinet  du  ministre  : 

M.  Pasquier  (Pierre-Marie-Antoine),  administrateur  de  2°  classe  des  services 
civils  de  l'Indochine  ; 

M.  Ferry  (Marie-Alfred-René),  sous-chef  de  bureau  à  l'administration  centrale 
des  colonies; 

M.  Cottret  (P.-D.),  sous-chef  de  bureau  de  3^  cl.  à  l'administ.  centrale  du  minis- 
tère des  Colonies    a  été  mis  à  la  disposition  du  gouverneur  général  de  l'Indochine. 

Sont  nommés  : 

Juge  suppléant  de  la  justice  de  paix  de  Pondichéry  (Inde),  M.  Kichenassamy.  — 
Juge  de  paix  à  Karikal  (Inde),  M.  Vally.  —  Juge  suppléant  au  tribunal  de  Cantho, 
M.  Doen  Vinh  Thuan.  —  Lieutenant  de  juge  à  lientré,  M.  Dupré  ; 

Attaché  au  parquet  du  procureur  général  de  l'Indochine,  M.  Clerin; 

Procureur  delà  République  à  Soctrang,  M.  Hubert  (Maurice).  —  Juge  d'instruc- 
tion à  Saigon,  M.  Abor. —  Lieutenant  de  juge  à  Ilaïphong,  M.  Guiselin.  —  Juge  de 
paix  à  compétence  étendue  à  Bien-hoa,  M.  Do-Huu-Tri.  —  Lieutenant  de  juge  à 
Long-xuyen,  M.  Canavaggio,  —  Juge  suppléant  au  tribunal  de  Saigon,  M.  Moquay. 
—  Avocat  général  en  Indochine,  M.  Joyeux.  —  Consedler  à  la  Cour  d  appel  de 
rindwchine,  M.  Fruteau.  —  Président  du  tribunal  de  Saigon,  M.  de  Saint-Michel- 
Dunezat.  —  Procureur  de  la  République  à  Vinh-long,  M.  Crosnier  de  Brianl.  — 
Procureur  de  la  République  à  Long-xuyen,  M.  Briffaut.  —  Juge  de  paix  à 
compétence  étendue  à  Tay-ninh,  M.  Chabanier.  —  Juge  de  paix  à  compétence 
étendue  à  Rach-gia,  M.  Dubreuil.  —  Lieutenant  de  juge  à  Rentré,  M.  Dupré.  — 
Conseiller  à  la  Cour  d'appel  de  l'Afrique  Occidentale,  M.  Rives.  —  Juge  président 
au  tribunal  de  Dakar,  M  Motais  de  Narbonne.  —  Juge  président  au  tribunal  de 
Nouméa  (Nouvelle-Calédonie),  M.  Falk.  —  Lieutenant  de  juge  à  Tananarive, 
M.  Deymes.  —  Procureur  de  la  République  à  -Chandernagor,  M.  Leboucher.  — 
Juge  au  tribunal  de  Pointe-à-Pitre,  M.  Dexant.  —  Substitut  du  procureur  de  la 
République  à  Pondichéry,  M.  Ollier.  —  Juge  suppléant  à  Pondichéry,  M.  Darti- 
guenave. 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


Le  problème  mondial,  études  de   politique  internationale, 

par  Alberto  Torres.  Un  vol  in-8°  de  215  pages.  Imprensa  nacional,. 
Rio  de  Janeiro. 

Dans  cet  ouvraged'une  psychologie  générale  très  élevée,  l'auteur  examine 
d'abord  les  grands  problèmes  de  l'humanité  :  la  lutte  pour  la  vie;  l'idée  de 
la  guerre,  phénomène  social  plutôt  que  national  ;  l'idée  de  la  paix  et  son 
évolution.  Il  recherche  ensuite  la  solution  de  ces  graves  problèmes  en 
s'inspirant  de  l'histoire  mondiale,  et  conclut  en  exposant  les  données 
logiques  de  l'organisation  de  la  paix  permanente  par  la  création  d'un 
Congrès  permanent  des  puissances  appuyant  de  son  autorité  les  jugements 
d'une  cour  internationale  de  justice. 

Napoléon  et  les  grands  généraux  de  la  Révolution  et  de 
l'Empire,  par  le  comte  de  Lort  de  Sérignan,  ancien  professeur 
d'histoire  militaire  à  Saint-Cyr.  Un  vol.  in-8°  raisin  de  315  pages^ 
Paris,  Fontemoing  et  C'«,  éditeurs, 

La  Révolution  française  inaugura  un  système  de  guerre  qui  différait 
essentiellement  de  tout  ce  que  l'on  avait  pratiqué  jusque-là  en  fait  d'art 
militaire.  Ce  système  nouveau  ne  connaissait  ni  les  places  de  ravitaille- 
ment, ni  les  magasins,  ni  les  marches  compassées  du  xvii^  siècle;  il  était 
basé  sur  le  mouvement  et  sur  ce  principe  que  la  guerre  doit  nourrir  la 
guerre. Toutefois  deux  écoles  s'inspirèrent  alors  de  cette  nouvelle  méthode 
de  combat,  deux  écoles  se  synthétisant  en  deux  personnalités  qui  les 
représentent  au  plus  haut  degré  :  l'école  de  l'armée  d'Allemagne  et  l'école 
de  l'armée  d'Italie,  l'école  de  Moreau  et  l'école  de  Bonaparte.  Le  livre  si 
intéressant  du  comte  de  Lort  de  Sérignan  étudie  successivement  chacune 
de  ces  deux  écoles,  la  première  partie  de  l'ouvrage  étant  consacrée  à 
Bonaparte  et  à  son  élève  Davout,  la  seconde  à  Moreau  et  à  ses  collabo- 
rateurs Lecourbe,  Desaix,  Gouvion  Saint-Cyr.  La  lecture  en  est  aussi 
attachante  qu'instructive  et  permet  de  bien  connaître  le  véritable  carac- 
tère de  nos  premiers  chefs  d'armée  de  la  Révolution  et  de  l'Empire. 

Les  Étapes  de  la  royauté  d'Alphonse  XIII,  par  Robert  Meyna- 
DIER.  Un  volume  in-16,  Perrin  et  C'".  éditeurs,  Paris. 
Le  livre  de  M.  Robert  Meynadier,  en  même  temps  qu'il  éclaire  la 
physionomie  politique  si  intéressante  d'Alphonse  XIII,  nous  met  au  cou- 
rant des  fluctuations  de  la  vie  publique  chez  nos  voisins  depuis  dix  années. 
On  y  voit  l'Espagne,  d'aftord  hypnotisée  par  les  vicissitudes  d'une  politique 
intérieure  sans  pivot,  tourner  les  yeux  vers  le  trône,  y  trouver  le  fanion, 
puis  le  guide  et  aboutir  à  une  entrée  en  scène  dans  le  concert  européen, 
peut-être  à  nos  côtés.  Les  parlementaires,  les  diplomates  et  les  historiens 
ont  un  intérêt  évident,  dans  l'état  actuel  des  choses,  à  connaître  cet 
ouvrage  d'un  auteur  spécialiste  de  la  question. 

Ouvrages  déposés  au  bureau  de  la   Bévue, 
Deuxième  répertoire  de  droit  colonial  et  de  droit  marilirne,  par  D.  Penant,  pré- 
face de  Manuel  Baudouin.  Un  vol.  grand  in-S"  de  818  pages.  Paris,  à  l'Administra- 
tion du  Recueil  général. 
Catalogue  de  la   bibliothèque  de  la    Chambre  de   Commerce   de   Paris.   Un  vol. 
grand  in-8°  de  554  pages.  Paris,  Hôtel  de  la  Chambre  de  Commerce. 

L' Administrateur-Gérant  :  P.  Gampain. 

PARIS.    —   IMPRIMERIE    LEVÉ,    RUE    CASSETTE,    17. 


QUESTIONS 
DIPLOMATIQUES  ET  COLONIALES 

ALLIANCE   OU  ENTENTE  :  PAIX  OU  ÉOUILIBRE 


La  quinzaine  écoulée  a  été  marquée  par  deux  événements 
diplomatiques,  lentrevue  du  comte  Berchtold  et  du  marquis 
de  San  Giuliano  à  Abbazia  et  le  voyage  des  souverains  anglais 
à  Paris.  Nos  lecteurs  nous  excuseront  de  ne  pas  leur  parler 
longuement  de  l'entrevue  d'Abbazia.  Nous  ignorons  Part  de 
pérorer  devant  un  mur  derrière  lequel  il  s'est  passé  quelque 
chose,  quand  ce  mur  est  resté  impénétrable.  Or  il  l'est  resté, 
et  si  tout  le  monde  se  doute  que  les  ministres  tripliciens  ont 
-causé  d'Albanie  et  d'Asie  Mineure,  personne  ne  sait  exacte- 
ment s'ils  se  sont  entendus  pour  une  action  commune  en 
Albanie,  au  cas  où  les  autres  puissances  protectrices  de  cette 
jeune  principauté  leur  fausseraient  compagnie,  et  si  l'Autriche 
s'est  fait  reconnaître  par  son  alliée  une  zone  d'influence  en 
Asie  Mineure.  Des  événements  prochains  nous  donneront  sur 
ces  points  des  clartés  qu'il  ne  faut  pas  demander  au  commu- 
niqué aussi  banal  qu'optimiste  qui  constate  la  parfaite  identité 
des  vues  autrichiennes  et  italiennes,  et  se  termine  sur  une 
bonne  pensée  à  l'adresse  de  l'allié  berlinois,  le  trait  d'union 
indispensable  aux  deux  autres. 

A  la  suite  de  leurs  entretiens  au  quai  d'Orsay,  sir  Edward 
Grey  et  M.  Doumergue  ont  tenu  à  donner  aux  interlocuteurs 
d'Abbazia  une  réplique  tout  à  fait  symétrique,  où  il  est  égale- 
ment question  de  l'identité  des  vues  des  gouvernements  anglais 
et  français  et  de  leur  accord  parfait  avec  le  gouvernement  russe 
pour  le  maintien  de  V équilibre  et  de  \d. paix.  Entre  ces  deux 
manifestations  diplomatiques  il  n'y  a  qu'une  diflsrence,  c'est 
que  cjelle  de  Paris  a  été  soulignée  par  l'accueil  enthousiaste 
que  le  peuple  français  a  fait  aux  souverains  anglais,  tandis 
que  celle  d'Abbazia  a  provoqué  les  plus  aigres  commentaires  de 

yUKBT     DiPL.   ET    Col.  —   T.    XXXVII.    —    N»    411      —   IG   AVRIL   1914  33 


514  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

la  presse  italienne  !  Mais  ceci  dit,  on  peut  se  demander  si  la 
Triple  Entente  est  bien  susceptible  d'assurer  à  la  fois  Véqui- 
libre  et  ïdipaix^  comme  le  dit  le  communiqué  du  quai  d'Orsay. 
Personne  n'a  mieux  fait  ressortir  les  points  de  force  et  de  fai- 
blesse de  ce  régime  diplomatique  que  M.  Stephen  Pichon  dans 
une  communication  récemment  adressée  au  Times. 

Dans  l'état  actuel  de  l'Europe,  a  dit  notre  ancien  ministre 
des  Affaires  étrangères,  l'Allemagne,  l'Autriche  et  l'Italie  sont 
unies  par  un  pacte  en  prévision  d'éventualités  déterminées  : 
aucune  des  trois  puissances  ne  peut  éluder  les  obligations  ainsi 
contractées  sans  manquer  à  sa  parole.  En  face  de  cette  Triple 
Alliance,  la  France  et  la  Russie  sont  également  liées  par  des 
stipulations  formelles  prévoyant  une  coopération  militaire.  Un 
troisième  Etat,  l'Angleterre,  a  signé  avec  la  France  en  1904, 
avec  la  Russie  en  1907,  des  accords  sur  des  points  particuliers 
qui  ont  amené  peu  à  peu  une  entente  constante  sur  la  politique 
générale.  11  serait  puéril  de  nier  que  la  Triple  Alliance  cons- 
titue une  forme  de  groupement  supérieure.  Sans  doute,  à 
notre  époque,  les  alliances  n'ont  de  valeur  durable  que  si  la 
communauté  des  intérêts  persiste  elle-même,  et  à  ce  point 
de  vue  le  groupement  France-Angleterre-Russie  présenterait 
peut-être  plus  de  garanties  que  le  groupement  Autriche-Italie. 
Sans  doute  aussi  une  signature,  d'ailleurs  contraire  aux  tradi- 
tions britanniques,  n'ajouterait  rien  à  notre  certitude  qui  est 
basée  sur  la  loyauté  et  aussi  sur  le  bon  sens  de  l'opinion  an- 
glaise. Mais  ceci  n'empêche  que,  surtout  en  cas  de  crise, ^ 
l'organisation  de  la  Triple  Alliance  n'ait  d'indiscutables  avan- 
tages par  cela  même  qu'elle  prévoit  Faction  et  permet  par  con- 
séquent de  la  rendre  plus  rapide  et  plus  décisive.  Si  donc  la 
Triple  Entente  veut  être  à  la  hauteur  de  sa  tâche  pacifique  en 
même  temps  que  faire  contrepoids  au  groupe  opposé,  elle 
doit  comporter  un  échange  permanent  de  vues  entre  les  trois 
partenaires  et  des  accords  particuliers  sur  certains  points. 

11  est  impossible  de  mieux  distinguer  la  forme  du  fond,  l'ap- 
parence de  la  réalité.  Nous  sera-t-il  permis  néanmoins  d'ajou- 
ter un  mot  aux  considérations  qui  précèdent?  La  Triple  Entente 
n'est  pas  seulement  forte  par  Fabsence  d'un  antagonisme  ana- 
logue à  celui  qui  existe  entre  FAutriche  et  l'Italie,  elle  l'est 
encore  par  ses  moyens  matériels,  par  ses  armées  et  par  ses 
ilottes.  Outre  que  le  nombre  de  ses  régiments  et  de  ses  cuiras- 
sés est  supérieur  à  celui  de  la  Triple  Alliance,  il  convient  de 
ne  pas  perdre  de  vue  que  l'armée  autrichienne  serait  obligée 
de  faire  des  détachements  considérables  sur  les  frontières  mé- 
ridionales de  la  monarchie  pour  tenir  en  respect  les  Balka- 


ALLIANCE   OU   ENTENTE  :  PAIX   OU   ÉQUILIBRE  SIS 

niques,  et  que  l'armée  italienne,  dont  il  faut  défalquer  d'ail- 
leurs les  gros  contingents  de  Libye,  ne  saurait,  au  moins  au 
début  d'une  guerre,  intervenir  que  sur  un  théâtre  tout  à  fait 
secondaire  d'opérations.  Si  on  ne  tenait  compte  que  de  cette 
force  matérielle,  la  Triple  Entente  serait  assez  forte  pour  impo- 
ser à  l'Europe  sa  volonté,  c'est-à-dire  la  paix.  Mais  il  faut  tenir 
aussi  compte  des  facteurs  moraux.  Tant  que  l'Angleterre  ne 
sera  pas  l'alliée  de  la  France  et  de  la  Russie,  on  n'ôtera  pas  de 
la  tète  des  pangermanistes  belliqueux  que  l'Angleterre,  au 
moment  décisif,  ne  marcherait  pas,  quelque  chaleureuses  que 
puissent  être  des  démonstrations  comme  celles  dont  nous 
venons  d'être  les  témoins.  Et  cet  état  d'esprit  des  pangermanistes 
fait  que  la  paix  n'est  pas  assurée.  C'est  pour  cette  raison  que 
dans  ces  derniers  temps  la  pacifique  Russie  n'a  pas  caché  sosa 
désir  de  voir  l'entente  transformée  en  alliance.  En  France,  où 
l'opinion  est  mieux  informée  des  nécessités  de  la  politique  inté- 
rieure anglaise,  nous  n'avons  jamais  pensé  que  cette  transfor- 
mation fût  possible,  et  la  mauvaise  foi  seule  fait  dire  à  la 
presse  allemande  que  nous  avons  éprouvé  ces  jours-ci  une 
déception,  et  que  nous  en  éprouverons  une  autre  prochaine- 
ment, quand  sera  publié  l'accord  anglo-allemand  sur  les  colo- 
nies portugaises. 

Que  si  au  contraire  on  considère  la  Triple  Entente  non  plus 
comme  un  facteur  de  paix,  mais  simplement  comme  un  fac- 
teur d'équilibre,  il  n'y  a  plus  aucune  raison  pour  en  souhaiter  la 
transformation.  Et  il  ne  sert  de  rien  de  prétendre  que,  dans 
les  conflits  diplomatiques  de  ces  dernières  années,  la  Triple 
Entente  a  enregistré  plus  d'échecs  que  de  succès.  Ces  échecs 
sont  dus  à  des  erreurs  de  méthodes,  à  des  incertitudes  de  direc- 
tion, quelquefois  même  à  des  manques  de  confiance,  dont  le 
régime  de  l'Entente  ne  saurait  être  rendu  responsable.  La 
preuve  en  est  qu'au  cours  de  la  crise  orientale,  les  deux  chan- 
celleries alliées  de  France  et  de  Russie  ont  quelquefois  donné 
l'impression  d'une  cohésion  moins  grande  que  les  chancelle- 
ries amies  de  France  et  d'Angleterre.  Mais  si  on  persévère 
dans  la  voie  où  on  vient  enfin  de  s'engager  tardivement,  si  on 
répond  aux  notes  concertées  et  identiques  de  la  Triple  Alliance 
par  des  notes  également  concertées  et  identiques,  et  si  on  fait 
comprendre  que  la  paix  est  le  moyen  par  lequel  on  veut  atteindre 
le  but,  mais  que  la  paix  n'est  pas  en  elle-même  le  but  pour- 
suivi, il  y  a  des  chances  sérieuses  pour  qu'il  n'y  ait  plus  dans  les 
prochaines  luttes  diplomatiques  de  vainqueur  ni  de  vaincu. 

En  réalité,  ce  à  quoi  il  faut  attacher  plus  d'importance  qu'à 
un  nouvel  instrument  diplomatique  ou  à  une  convention  mili- 


516  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

taire  formelle,  énumérant  les  [casus  belli  et  les  effectifs  que 
chaque  puissance  met  dans  le  jeu,  c'est  au  contact  perma- 
nent des  états-majors  alliés  et  amis,  qui  doivent  élaborer  à 
loisir  tous  les  plans  de  guerre  possible.  Il  doit  être  entendu 
que  l'Angleterre  ne  s'engage  politiquement  à  rien,  mais  que  le 
jour  où  elle  s'engagerait  (qui  serait  peut-être  le  jour  de  la  dé- 
claration de  guerre)  on  ne  serait  pas  obligé  de  se  livrer  à  des 
improvisations  militaires  qui  seraient  fort  dangereuses  à  une 
époque  ou  le  premier  mois  d'hostilités  peut  avoir  une  impor- 
tance capitale.  Rien  d'ailleurs  n'autorise  à  penser  que  les  pré- 
cautions militaires  n'ont  pas  été  prises  minutieusement,  comme 
semble  le  craindre  M.  Lavisse  dans  la  lettre  qui  a  paru  simul- 
tanément dans  le  Times  et  dans  le  Temps. 

Il  y  a  dans  cette  lettre  un  passage  qui  a  piqué  au  vif  les  An- 
glais. C'est  celui  ob.  le  directeur  de  notre  Ecole  normale  croit 
apercevoir  en  Angleterre  «  un  flottement,  une  dispersion,  un 
émiettement  de  l'opinion  publique  ».  Dans  le  très  curieux 
article  qu'il  a  consacré  à  répondre  à  M.  Lavisse,  le  Times  s'élève 
là  contre. 

Pour  lui,  la  démocratie  impériale  saurait  faire  preuve  de  la 
même  résolution  virile  que  le  «  Old  England  »  d'autrefois. 
Mais  il  faut  bien  comprendre  tous  les  facteurs  nouveaux  qu'im- 
pliquent ces  deux  mots  :  démocratie  impériale.  En  Angleterre 
comme  en  France,  de  nouvelles  classes  arrivent  au  pouvoir  ; 
en  outre,  dans  les  Dominions  britanniques,  de  nouvelles  na- 
tions grandissent  et  prennent  conscience  de  leur  force.  Or,  les 
classes  et  les  nations  ont  leurs  intérêts  propres,  leurs  préoccu- 
pations à  elles.  Il  faudrait  que  la  nécessité  d'un  conflit  euro- 
péen leur  apparût  avec  la  clarté  du  jour  pour  qu'elles  s'y  rési- 
gnassent. Les  guerres  préventives  ne  leur  disent  rien  qui  vaille. 
Eloignés  de  l'Europe  et  de  ses  controverses,  vivant  de  leur  vie 
propre,  les  Anglo-Saxons  des  Dominions,  avec  la  confiance  et 
aussi  l'inexpérience  de  la  jeunesse,  seraient  moins  sensibles 
que  les  Anglais  d'Angleterre  à  un  coup  frappé  sur  la  Vistule 
ou  sur  le  Rhin  et  n'en  comprendraient  pas  la  répercussion  sur 
Sydney,  Toronto,  Cape  Town  ou  Vancouver.  Or,  l'empire  bri- 
tannique ne  peut  agir  qu'en  bloc,  et  il  ne  peut  agir  en  bloc 
sans  l'unanimité  de  toutes  ses  parties  éparses.  La  diplomatie 
britannique  ne  peut  donc  avoir  les  coudées  aussi  franches  que 
celle  d'un  pays  plus  homogène  ou  moins  complexe. 

Il  faut  lire  entre  les  lignes  de  ces  ingénieuses  déductions  du 
Times  pour  percevoir  la  vérité.  Cette  vérité  est  que  pour  plu- 
sieurs Dominions,  par  exemple  pour  le  Canada  qui  a  refusé  de 
participer  à  l'accroissement  de  la  marine  impériale,  la  contri- 


ALLIANCK    OU    ENTF.ME   :   PAIX    OU    ÉQUILIBRE  517 

bution  à  une  grande  guerre  serait  à  peu  près  nulle.  D'où  il 
appert  que  c'est  bien  plutôt  la  métropole  elle-même  que  les 
Dominions  qui  a  l'appréhension  de  cette  grande  guerre,  non 
seulement  parce  qu'elle  a  aujourd'hui  la  mentalité  des  heati 
possidciites  et  qu'en  matière  de  politique  internationale  elle 
est  d'humeur  purement  conservatrice,  préoccupée  uniquement 
de  garder  ce  qu'elle  a,  mais  encore  parce  qu'elle  est  tenaillée 
par  le  souci,  non  pas  des  Dominions,  mais  de  l'Inde,  pour  les 
raisons  qui  ont  été  maintes  fois  exposées  dans  cette  revue. 

Parmi  les  puissances  de  la  Triple  Entente,  toutes  pacifiques, 
aucune  n'est  donc  plus  foncièrement  pacifique  que  l'Angle- 
terre. Il  semblerait  alors  que  la  diplomatie  britannique  dût 
être  la  première  à  vouloir  transformer  la  Triple  Entente  en  un 
instrument  de  paix  certaine.  Elle  y  répugne  cependant  parce 
qu'elle  est  bien  obligée  de  compter  avec  son  opinion  publique 
et  que  cette  dernière,  aussi  bien  par  tradition  que  par  crainte 
qu'une  alliance  n'implique  dès  le  temps  de  paix  de  gros  sacri- 
fices personnels  et  financiers,  ne  veut  pas  entendre  parler  d'en- 
gagements formels.  Nous  retombons  sur  notre  conclusion  de 
l'autre  jour,  à  savoir  que  la  politique  intérieure  des  Etats 
domine  souvent  leur  situation  diplomatique.  Mais  ceux  qui, 
comme  nous,  tiennent  par-dessus  tout  à  l'équilibre  ne  voient 
pas  grand  inconvénient  au  statu  quo  actuel.  Et  nous  serions 
tentés  de  dire  [si  parva  licet  componere  niagnis)  qu'il  en  est 
de  cette  question  de  l'alliance  comme  de  celle  du  tunnel  sous 
la  Manche.  La  P'rance  est  prête  à  construire  le  tunnel,  mais, 
politiquement  parlant,  elle  se  console  aisément  que  les  Anglais 
s'y  refusent,  parce  qu'il  lui  paraît  qu'ils  y  sont  plus  intéressés 
qu'elle-même. 

Commandant  de  Thomasson. 


LES   CHEMINS   DE    FER  FRANÇAIS 

DANS  LA  TURQUIE  D'ASIE 


C'est  le  14  octobre  dernier  qu'avait  été  paraphé  par  la  Porte 
et  Tambassade  de  France  un  premier  accord  sur  diverses 
réclamations  présentées  par  l'ambassade  à  la  suite  d'un  arran- 
gement intervenu  entre  M.  Pichon  et  Djavid  bey.  Il  aura  fallu 
six  grands  mois  pour  que  cet  accord  devienne  définitif.  Ici 
même,  dans  un  précédent  article,  M.  Robert  de  Caix  a  étudié, 
avec  sa  compétence  bien  connue,  le  sens  politique  de  ces  négo- 
ciations et  leur  portée.  Nous  voulons  seulement  compléter  cette 
étude  en  examinant,  au  point  de  vue  de  leur  tracé  et  de  leur 
valeur  économique,  les  lignes  de  chemins  de  fer  concédées 
aux  capitalistes  français  :  elles  se  divisent  en  deux  groupes, 
un  groupe  en  Syrie,  un  groupe  beaucoup  plus  important  en 
Arménie. 

Avant  l'accord  actuel,  le  réseau  des  chemins  de  fer  exploités 
en  Syrie  et  en  Palestine  comprenait  six  lignes  :  1°  la  ligne  de 
Jaffa  à  Jérusalem,  86  kilom.  630,  entreprise  essentiellement 
française,  à  capitaux  français,  à  direction  française,  mais  sous 
le  contrôle  du  gouvernement  ottoman  et  avec  un  personnel 
en  partie  ottoman  (rails  de  provenance  française  et  belge,  loco- 
motives de  provenance  américaine  ;  construction  revenue  à 
10  millions);  2°  la  ligne  de  Beyrouth  à  Damas,  130  kilomètres 
environ,  dont  la  construction,  commencée  en  décembre  1892, 
était  terminée  en  mars  1894,  ligne  construite  par  une  société 
française,  la  Société  des  Batignolles,  possédée  et  exploitée  par 
une  société  d'origine  française,  la  Société  des  chemins  de  fer 
ottomans  économiques  de  Beyrouth- Damas-Hauran  ;  3°  la  ligne 
de  Damas  àMzerib,  dans  le  Ilauran,  101  kilomètres,  inaugurée 
le  22  juillet  1894  et  appartenant  à  la  môme  société  ;  4''  la  ligne 
de  Reyak  (station  du  chemin  de  fer  de  Beyrouth  à  Damas)  à 
Alep,  par  Boalbek,  lloms  et  Hamah,  achevée  en  1906  et  appar- 
tenant à  la  même  société  ;  5°  la  ligne  de  Damas  à  Haïfa,  se 
détachant  à  Deràa  de  la  ligne  du  Hedjaz,  environ  161  kilo- 
mètres, concédée  à  l'origine  à  une  société  anglaise,  la  Syria 
Ottoman  Railway,  fondée  par  MM.  Pilling  et  Yousouf  Elias  et 
dont  la  concession  date  de  1891,  construite  en  1904-1905  par 
le  gouvernement  ottoman  et  ouverte  à  la  circulation  Je  1 5  octobre 
1905;  6»  la  ligne  du  Hedjaz  ou  de  La  Mecque,  459  kilomètres 


LES   CHEMINS   DE    FER    FRANÇAIS    DANS   LA   TURQUIE   d'aSIE  5l'J 

en  Syrie  jusqu'à  Maan,  ligne  de  pèlerinages,  due  au  zèle  pieux 
du  sultan  Abd  ul  Hamid,  commencée  en  1901  et  construite 
par  des  soldats  turcs  sous  la  direction  d'ingénieurs  européens. 
La  nouvelle  ligne  qui  nous  est  concédée  en  Syrie  a  pour  but 
de  relier  la  ligne  française  de  Beyrouth  à  Damas  à  la  ligne 
française  de  Jaffa  à  Jérusalem  ;  elle  part  en  effet  de  la  station 
de  Reyak,  sur  la  ligne  de  Beyrouth  à  Damas,  à  78  kilomètres 
de  Damas,  pour  aboutir  à  la  station  de  Ramleh,  sur  la  ligne 
de  Jaffa  à  Jérusalem,  à  22  kilom.  550  de  Jaffa  et  à  64  kilom.  080 
de  Jérusalem.  Comme  conséquence,  Jérusalem,  actuellement 
I  isolée,  serait  rattachée  au  réseau  général  de  la  Turquie  d'Asie, 

'  et  il  serait  possible  d'aller  en  chemin  de  fer  de  Paris  à  Jéru- 

salem en  passant  par  Constantinople  et  en  empruntant  la  ligne 
allemande  de  Bagdad  jusqu'à  Alep. 

Le  tracé  pourrait  être  le  suivant  :  de  Reyak  à  Racheiya  par 
la  dépression  de  Bekaa,  située  entre  le  Liban  et  l'anti-Liban  ; 
Racheiya  est  une  petite  ville  de  3.000  habitants  sur  les  pentes 
du  massif  de  l'Hermon  (environ  50  à  60  kilomètres);  de  Ra- 
i  cheiya  à  Hasbeiya,  à  travers  une  région   montagneuse  (25  à 

30  kilomètres  environ)  ;  Hasbeiya,  à  695  mètres  d'altitude,  est 
une  localité  de  5.000  habitants,  dans  une  contrée  verdoyante 
et  fertile;  de  Hasbeiya  au  gros  bourg  d'Ed-Djedeïdé,  environ 
20  kilomètres  (on  devrait  obtenir  ultérieurement  la  concession 
d'un  embranchement  d'Ed-Djedeïdé  à  Saida  (Sidon)  par  Ar- 
noûn  et  Nabatéyé  (40  à  45  kilomètres)  avec  sous-embranche- 
ment de  Nabatéyé  à  Sour  (Tyr),  30  à  35  kilomètres. 

D'Ed-Djedeïdé  à  Baniyas,  329  mètres  d'altitude,  30  kilo- 
mètres; de  Baniyas  au  lac  de  Huleh  par  la  haute  vallée  du 
Jourdain  et  du  lac  de  Huleh  à  Safed,  30.000  habitants,  838 
mètres  d'altitude,  le  point  le  plus  élevé  de  la  Galilée,  40  kilo- 
mètres; de  Safed  à  Medjdel  et  à  Tibériade,  5.000  habitants 
(25  à  30  kilomètres);  de  Tibériade  à  Nazareth,  25  à  30  kilo- 
mètres; de  Nazareth  à  El-Fuleh,  station  du  chemin  de  fer  de 
Damas  à  Haïfa,  15  kilomètres;  d'El-Fuleh  à  Genin  par  la  riche 
plaine  d'Esdrelon,  15  kilomètres;  de  Genin  au  village  de  Kuba- 
tieh,  8  à  10  kilomètres;  de  Kubatieh  au  village  de  Jeba, 
15  kilomètres;  de  Jeba  à  Sebastiyeh,  l'antique  Samarie,  10  ki- 
lomètres; de  Sebastiyeh  à  la  ville  de  Naplouse,  25.000  habi- 
tants, 10  à  15  kilomètres;  de  Naplouse  à  Ramleh,  60  à  70  kilo- 
mètres. Au  total,  comme  l'on  voit,  de  348  à  390  kilomètres. 
Les  travaux  pourraient  être  entrepris  à  la  fois  coté  Ramleh 
{via  Jaffa)  et  côté  Reyak  {via  Beyrouth).  En  deux  ans,  on  pour- 
rait livrer  à  l'exploitation  le  secteur  Ramleh-Naplouse  et  le 
secteur  Reyak- Racheiya  ;  la  cinquième  année,  le  secteur  Na- 


520  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

ploiise-Genin  et  le  secteur  Racheiya-Hasbeiya;  la  sixième 
année,  le  secteur  Genin-El-Fuleh,  ce  qui  fait  que  dès  cette 
époque  on  pourrait  aller  par  voie  ferrée  à  Jérusalem  en  emprun- 
tant la  ligne  ottomane  Damas-Deràa-El-Fuleh.  et  le  secteur 
Hasbeiya-Ëd-Djedeïdé  ;  la  septième  année,  le  secteur  El-Fuleh- 
Nazareth  et  le  secteur  Ed-Djedeïdé-Baniyas  ;  la  dixième  année, 
le  secteur  Nazareth-ïibériade  et  le  secteur  Baniyas-Safed,  les 
plus  difficiles  peut-être  à  construire;  la  douzième  année,  le 
secteur  Tibériade-Safed. 

Une  telle  ligne  exigera  d'assez  nombreux  travaux  d'art,  mais 
elle  traverse  deux  régions  intéressantes  et  relativement  pro- 
ductives :  la  Galilée  et  la  Samarie.  L'embranchement  Ed- 
Djedeïdé-Saïda-Sour  offrirait  aussi  son  intérêt  pour  compléter 
le  réseau.  La  concession  de  ces  voies  ferrées  se  complète  par 
celle  des  travaux  d'amélioration  du  port  de  Jaffa  et  du  port  de 
Haifa.  Dans  l'avenir,  la  compagnie  concessionnaire  du  Reyak- 
Ramleh  pourra  chercher  à  établir  une  entente  avec  le  gouver- 
nement turc  et  avec  le  gouvernement  anglo-égyptien  en  vue 
du  prolongement  Ramleh-Askalon-Gaza-El-Arish  qui  amène- 
rait la  jonction  avec  le  réseau  égyptien  et  permettrait  d'aller 
au  Caire  par  voie  ferrée,  ce  qui  augmenterait  considérable- 
ment le  nombre  des  hivernants  en  Egypte;  cette  ligne  serait 
d'une  construction  facile  et  peu  coûteuse. 

M.  Robert  de  Caix  craint  très  justement  que  la  convention 
ne  nous  accorde  rien  dans  la  Syrie  septentrionale,  et  ce  évi- 
demment à  l'instigation  des  Allemands.  Cependant  nous 
aurons  à  créer  un  port  à  Tripoli  de  Syrie  et  comme  aucun 
chemin  de  fer  n'aboutit  à  Tripoli,  le  mouvement  commercial 
du  futur  port  sera  toujours  assez  restreint.  Incontestablement, 
une  ligne  de  Homs  à  Tripoli  et  une  ligne  de  Ilamah  à  Tripoli 
eussent  été  particulièrement  intéressantes,  bien  que  le  prix 
de  revient  en  fût  élevé,  puisqu'il  s'agit  de  traverser  la  chaîne 
du  Liban.  On  comprend  que  les  Allemands  s'y  soient  opposés; 
ils  entendent  drainer  par  Alep  tout  le  commerce  de  la  Syrie 
septentrionale  vers  le  port  d'Alexandrette  sur  lequel  ils  fondent 
les  plus  grandes  espérances  ;  ils  ne  nous  abandonnent  que  le 
domaine  de  la  Syrie  méridionale  et  c'est  un  domaine  qui  mé- 
rite bien  que  l'on  s'en  occupe.  Peut-être  ne  nous  heurterons- 
nous  pas  à  une  opposition  aussi  vive  si  nous  demandons  une 
ligne  de  Tripoli  à  Heyak  :  cette  ligne  pourrait,  soit  suivre  le 
littoral  maritime  par  Batroun,  ville  de  .-j.OOU  habitants,  et  Dje- 
beïl,  l'antique  Giblet  des  croisades,  jusqu'à  remi)ouchure  du 
iNahr-Ibrahim  et  remonter  ensuite  la  vallée  du  Nahr-Ibrahim 
pour  atteindre  Afka  en  plein  Liban  ;  ou  bien  pénétrer  par  la 


LES    CHEMINS    DE    FER    FRANÇAIS   DANS    LA   TURQUIE   d'ASIE  521 

riche  région  d'Fll-Koura,  Btourran,  Kafr-Akka,  Douma  et  Akou- 
ran  au  cœur  des  massifs  libanais;  d'Afka,  dans  un  cas  comme 
dans  l'autre,  la  ligne  descendrait  directement  sur  Reyak.  Un 
tel  tracé  assurerait  un  arrière-pays  au  port  de  Tripoli  et  n'éveil- 
lerait pas  les  susceptibilités  germaniques.  Reste  à  savoir  si  le 
mouvement  commercial  serait  en  proportion  du  prix  de  revient 
et  du  prix  d'exploitation  (1). 

*    * 

Le  futur  réseau  français  d'Arménie  est  beaucoup  plus  impor- 
tant, au  point  de  vue  économique  tout  au  moins;  il  est  certain 
qu'au  point  de  vue  politique  les  intérêts  français  sont  beaucoup 
plu^  sérieux  en  Syrie  qu'en  Arménie,  oîi  politiquement  nous 
travaillerons  pour  le  compte  de  nos  alliés  les  Russes;  mais  si 
l'on  se  place  sur  le  terrain  uniquement  économique,  les  chemins 
de  fer  d'Arménie  ont  un  réel  avenir.  Examinons  d'abord  quel 
est  l'état  des  voies  ferrées  en  Turquie  d'Asie  en  dehors  de  la 
Syrie. 

Le  chemin  de  fer  de  Moudania  à  Brousse,  42  kilomètres  à 
voie  étroite,  fut  construit  pour  le  compte  du  gouvernement 
ottoman  par  M.  William  Pressel  ;  mais  terminé  en  1881,  il 
resta  inexploité  jusqu'en  1891  ;  à  cette  date,  il  fut  remanié  par 
la  Société  française  des  Ratignolles  et  acheté  au  gouvernement 
ottoman  par  la  Société  actuelle  du  chemin  de  fer  Moudania- 
Brousse,  dont  le  fondé  de  pouvoir  était  M.  Nagelmacker  ;  cette 
société  a  la  concession  du  prolongement  de  la  ligne  jusqu'à 
Kusahia,  parla  station  thermale  de  Tauschanli. 

L'origine  du  réseau  allemand,  aujourd'hui  si  important,  est 
une  ligne  construite  également  par  les  soins  et  sous  la  direc- 
tion du  gouvernement  ottoman,  de  1871  à  1873,  entre  Haïdar- 
Pacha,  gare  près  de  Scutari,  et  Ismidt,  l'antique  Nicomédie. 
L'exploitation  de  cette  ligne  fut  concédée  par  le  gouvernement 
en  1880  pour  une  durée  de  vingt  ans  à  MM.  Ludwig  Seifelder, 
Alt,  Hanson  et  Taferopoulo,  avec  la  faculté  pour  le  gouverne- 
ment de  racheter  cette  location  lorsqu'il  le  voudrait.  Et  en  1 888, 
usant  de  ce  droit,  le  gouvernement  ottoman  cédait  en  effet  la 
ligne  à  M.  Kaulla,  fondé  de  pouvoir  de  la  «  Deutsche  Bank  », 
de  Berlin,  en  même  temps  qu'il  lui  concédait  le  prolongement 
jusqu'à  Angora.  Le  secteur  d'Ismidt  à  Ada-Bazar  était  inauguré 
le  9  juillet  1890  et  le  rail  atteignait  Angora  au  cœur  de  la 
Turquie  d'Asie,  le  31  décembre  1892.  Le  développement  total 

(1)  Au  moment  où  ces  lignes  sontécrites,  l'accord  franco-allemand  n'est  pas  encore 
publié. 

33* 


522  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

de  la  ligne  Ismidt- Angora  ou  li£:ne  d'Anatolie  est  de 
577  kilom.  718. 

C'est  sur  cet  important  réseau  d'Anatolie  que  devait  se  sou- 
der le  fameux  chemin  de  fer  de  Bagdad.  Une  nouvelle  conven- 
tion passée  entre  le  ministère  ottoman  des  Travaux  publics  et 
M.  Kaulla  octroyait  en  effet  à  celui-ci  :  1°  un  embranchement 
de  la  station  d'Eski-Chehir  sur  la  ligne  précédente  à  Afioun- 
Kara-Hissar  où  le  réseau  allemand  d'Anatolie  se  relierait  au 
réseau  du  vilayet  de  Smyrne  ;  2**  un  embranchement  d'Angora 
à  Kaisarieh;  3°  un  embranchement  d'Ada-Bazar  à  Héraclée, 
port  sur  la  mer  Noire.  Le  premier  embranchement  est  construit 
et  exploité,  les  deux  autres  ne  le  sont  pas. 

Le  réseau  du  vilayet  de  Smyrne  est  le  plus  ancien  delà 
Turquie  d'Asie;  il  comprend  :  1°  la  ligne  de  Smyrne  à  Aïdin, 
avec  son  prolongement  jusqu'à  Dinaïr  dans  le  vilayet  de 
Brousse,  concédée  le  23  septembre  1856  à  une  société  anglaise, 
terminée  jusqu'à  Aïdin,  en  1866  (ce  n'est  qu'en  1935  que  la 
ligne  principale  et  ses  embranchements  pourront  faire  retour 
à  l'Etat)., Ce  réseau  comprend  une  ligne  principale  de  Smyrne  à 
Aïdin  430  kilomètres,  un  embranchemeant  d'Aïdin  àSara-Keui, 
101  kilomètres,  un  embranchement  de  Sara-Keui  à  Dinaïr, 
dans  le  vilayet  de  Brousse,  145  kilom.  500  ;  un  embranchement 
de  la  station  de  Paradis  à  Boudja,  2  kilom.  400  ;  de  la  station 
d«  Cazniir  à  Sevdi-Keui,  1  kilom.'  600  ;  de  la  station  de  Tor- 
bali  à  Tireh,  dans  le  sandjak  de  Smyrne,  147  kilom.  900;  de 
la  station  de  Tchatal-Kara-Agadj  à  Eud^mich,  dans  le  même 
sandjak,  25  kilom.  300  ;  de  la  station  de  Baladjik  à  Seuké,  dans 
le  sandjak  d'Aïdin,  22  kilomètres;  de  la  station  de  Gondjeli  à 
Denizli,  dans  le  sandjak  de  Denizli,  9  kilomètres;  de  la  station 
Sutladj  à  Tchivril ,  dans  le  vilayet  de  Brousse,  30  kilom.  600  : 
au  total  515  kilom.  300. 

2°  Le  chemin  de  fer  de  Kassaba,  concédé  à  une  compagnie 
anglaise  le  4  juillet  1863,  comprenant  un  secteur  de  Smyrne  à 
Magnésie,  66  kilomètres;  un  secteur  de  Magnésie  à  Kassaba, 
27  kilom.  250  ;  un  secteur  de  Kassaba  à  Alachehr,  75  kilom.  750; 
un  secteur  d'Alachehr  à  Ouchak  et  à  Afioun-Kara-Hissar  dans 
le  vilayet  de  Brousse,  247  kilomètres,  concédé  en  1893  ;  un 
embranchement  de  Smyraie  à  Bournahad,  2  kilom.  GOO;  un 
embranchement  de  Magnésie  à  Soma,  concédé  en  1887, 
94  kilom.  600  (l'embranchement  de  Soma  doit  être  prolongé 
plus  lard  jusqu'à  Panderma,  sur  la  mer  de  Marmara,  avec 
embranchement  de  Karassi  à  Ouchak).  Tout  le  réseau  fut 
rétrocédé  en  1893  à  M.  Nagelmacker,  directeur  de  la  compa- 
gnie des  wagons-lits. 


LES    CHEMINS    DE    FER    FRANÇAIS   DANS   LA    TURQUIE   D'aSIE  523 

Les  Allemands  ne  s'en  sont  pas  tenus  au  prolongement  de 
leur  ligne  d'Anatolie  d'Eski-Chehir,  l'ancienne  Dorylée,  à 
Afîoun-Kara-Hissar,  163  kilomètres,  où  a  lieu  la  rencontre 
avec  la  ligne  venant  de  Smyrne.  C'est  d'Afioun-Kara-Hissar, 
que  part  en  réalité  le  chemin  de  fer  de  Bagdad.  Le  premier 
secteur,  d'Eski-Chehir  à  Koniah  par  Afioun-Kara-Iiissar, 
435  kilomètres,  fut  concédé  en  1893  à  M.  Kaulla  (en  même 
temps  qu'une  ligne  d'Angora  à  Kaïsarieh,  qui  n'est  pas  encore 
construite).  Le  second  secteur  construit  fut  celui  de  Koniah  à 
Eregli,  190  kilomètres,  puisd'Eregli  à  Bulgurlu,  10  kilomètres; 
Bulgurlu  est  à  l'extrémité  sud  du  vilayet  de  Koniah.  Un  article 
paru  dans  les  Questions  Diplomatiques  et  Coloniales  du 
l"""  septembre  1913  indiquait  quel  était  à  cette  époque  l'état 
des  travaux  du  chemin  de  fer  de  Bagdad.  Un  nouveau  secteur 
de  100  kilomètres,  celui  de  Bulgurlu  à  Bozansi-Karabounar,  au 
pied  du  Taurus,  a  été  ouvert  à  l'exploitation  ;  mais  les  2o  kilo- 
mètres qui  séparent  Bozansi-Karabounar  de  Dorak  avec  le 
tunnel  de  Baghtclié,  6  kilomètres  à  travers  la  chaîne  du  Taurus, 
sont  loin  d'être  terminés;  il  faudra  peut-être  attendre  quatre 
ou  cinq  ans  avant  que  Mersina,  le  port  du  vilayet  d'Adana,  soit 
uni  à  Constantinople,  et  peut-être  dix  ans  avant  que  le  réseau 
allemand  du  chemin  de  fer  de  Bagdad  soit  relié  à  Alep  avec  le 
réseau  français  de  Syrie  ;  nous  ne  parlons  pas  bien  entendu  de 
l'arrivée  au  terminus  de  Bagdad  ;  l'arrivée  à  Alep  sera  déjà  un 
beau  succès,  succès  longtemps  attendu. 

Les  Italiens  veulent  avoir  eux  aussi  leur  part  dans  la  répar- 
tition des  voies  ferrées  de  la  Turquie  d'Asie  :  ils  ont  jeté  leur 
dévolu  sur  un  réseau  partant  d'Adalia,  le  port  du  vilayet  de 
Koniah,  qui  peut  avoir  en  elTet  un  certain  avenir;  ils  parlent 
d'une  ligne  partant  d'Adalia  pour  aboutir  à  Bourdour;  cette 
ligne  ne  saurait  offrir  d'intérêt  que  si  elle  était  prolongée  par 
Izbarta  jusqu'à  llgin,  station  du  chemin  de  fer  allemand  de 
Koniah.  Adalia,  qui  compta  dans  l'antiquité  jusqu'à  100.000 
habitants,  en  a  actuellement  2.500;  l'agréable  cité  dizbartaest 
peuplée  de  20.000  habitants.  Les  Italiens  pourraient  demander 
également  la  concession  d'un  petit  embranchement  de  Bour- 
dour à  Dinaïr  de  manière  à  se  relier  au  réseau  de  Smyrne  par 
Aïdin.  Une  ligne  d'Adalia  à  Nigde,  chef-lieu  d'un  sandjakdu 
vilayet  de  Koniah,  par  Akséki,  Bozghir,  Karaman et  Eregli,  où 
elle  couperait  la  ligne  allemande, oflriraitaussi  de  l'intérêt,  mais 
serait  d'un  prix  de  revient  élevé  ;  elle  pourrait  détacher  de 
Bozghir  un  petit  embranchement  sur  le  port  d'Alaya,  à  la  fron- 
tière des  vilayets  de  Koniah  et  d'Adana  et  un  autre  embran- 
chement de  Bozghir  sur  Selefké  dans  le  vilayet  d'Adana  par 


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limmmmmmmi 


..      Lignes  français  ES  en  exploitation.  ^   ^  ^^ 
^  j.  ^  [messmÙwtsÊPrérmafratiç'  V!:.:^:^ 
,  1 1 1 1  r  CtiminéeferimpérialdijHedjai. 
lll^^    _  li  _  w  f/?/7J^r"(Afouleh  à  Jérusalem 
I  '^^^^  Lignes  allemandes  en  exploitation. 

! id en  construction.  ^rtSaïd 

i [oncessmetdrûitsdePréférencealiemands 

IL^  Lignes  anglaises  en  exploitation. 
L  lignes  russes  de  Transcaucasie. 
lion  es  des  compagnies  françaises 

I  i(j  allemandes. 

_  it]_  anglaises. 

id Italiennes. 


G.  Hure. 


526  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Ermenek  et  Mouth,  ligne  qui  pourrait  ensuite  être  prolongée 
jusqu'à  Mersina.  Un  tel  réseau  ne  gêne  en  rien  les  intérêts 
français  et  n'a  de  rapports  qu'avec  le  chemin  de  fer  allemand 
de  Bagdad. 


* 
*  * 


Sur  le  littoral  de  la  mer  Noire  et  en  Arménie,  le  projet 
négocié  avec  Djavid  pacha  concède  à  la  France  et  aux  capita- 
listes français,  tout  d'abord  une  ligne  de  chemin  de  fer  de 
Trébizonde  à  Pékéridj  et  Erzindjian,  On  sait  l'importance  du 
commerce  de  Trébizonde;  malheureusement  le  port  actuel 
n'offre  guère  de  sécurité  aux  navires  et  la  concession  des  che- 
mins de  fer  devrait  comprendre,  en  outre,  la  création  d'un 
véritable  port  à  Trébizonde.  Si  Trébizonde  était  bien  dotée  au 
point  de  vue  port  et  au  point  de  vue  chemin  de  fer,  une  grande 
partie  du  commerce  de  la  Perse  septentrionale  suivrait  certai- 
nement cette  voie;  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  transit  persan 
par  Trébizonde  a  déjà  une  réelle  importance.  La  population  de 
Trébizonde  est  de  35.000  habitants  dont  6.000  Arméniens. 

11  y  a  actuellement  une  route  carrossable  de  Trébizonde  à 
Erzeroum  par  Baïbourt,  route  dont  la  longueur  totale  est  de 
314  kilomètres.  La  voie  ferrée  suivrait  certainement  an  tracé 
plus  direct;  elle  suivrait  probablement  la  route  actuelle  jusqu'à 
Djevezlik,  à  30  kilomètres  de  Trébizomde,  puis  pointerait  direc- 
tement au  Sud  par  les  vallées  de  Meyreraana  et  de  Larkhana, 
pour  atteindre  Baïbourt.  Les  difficultés  de  construction  seraie-nt 
grandes,  car  il  faudrait  franchir  la  chaîne  Pontique,  parallèle 
au  littoral  de  la  mer  Noire,  et  qui  sur  certains  points  atteint 
des  altitudes  de  2.500  à  3.000  mètres,  à  cause  de  la  nature  tour- 
mentée du  terrain;  malgré  le  tracé  plus  direct  adopté,  on  peut 
prévoir  que  la  longueur  delà  ligne  serait  de  près  de  300  kilo- 
mètres et  son  prix  de  revient  assez  élevé.  Il  y  a  là  une  occa- 
sion pour  les  ingénieurs  français  de  se  distinguer  en  triom- 
phant des  obstacles  opposés  par  la  nature. 

Les  produits  à  transporter  seraient  des  produits  agricoles  et 
des  produits  miniers  :  dans  le  vilayet  de  Trébizonde,  des  mou- 
tons, des  noix,  des  noisettes,  des  haricots,  des  tabacs,  surtout 
les  produits  des  superbes  forêts  de  la  chaîne  Persique  aujour- 
d'hui presque  inexploitées,  faute  de  moyens  de  transport  :  bois 
de  buis,  coupes  de  noyers,  chênes,  châtaigniers,  hêtres  et  pins; 
dans  le  vilayet  d'Erzeroum,  les  céréales,  blé,  orge,  seigle,  les 
haricots,  les  oignons,  la  graine  de  lin  et  une  profusion  de  fruits 
exquis  :  cerises,  raisins,  pêches,  poires,  melons,  la  cire,  les 
moutons  et  les  bœufs.  Dans  le  sandjak  de  Trébizonde  que  tra- 


LES    CHEMINS    DE    FER    FRANÇAIS   DANS    LA    TURQUIE    d'aSIE  527 

verserait  la  ligne,  on  compte  plus  de  21  mines  de  plomb  argen- 
tifère, 34  mines  de  cuivre  déjà  reconnues,  des  mines  de 
manganèse  de  fer,  etc.  ;  les  richesses  minières  du  vilayet  d'Er- 
zeroum  sont  encore  inconnues,  mais,  d'après  les  traditions  his- 
toriques, pourraient  être  considérables  (1). 

Le  second  réseau  concédé  aux  Français  a  pour  base  le  port 
de  Samsoun,  également  dans  le  vilayet  de  Trébizonde,  dont 
l'activité  commerciale  est  encore  plus  grande  que  celle  de 
Trébizonde,  mais  dont  le  port  est  encore  plus  inexistant.  La 
ligne  traversera  du  Nord  au  Sud  le  sandjak  de  Samsoun,  pour 
se  diriger  vers  le  vilayet  de  Sivas;  elle  aura  à  franchir  la 
chaîne  Pontique,  mais  dans  une  partie  qui  n'est  pas  la  plus 
élevée  ni  la  plus  abrupte. 

Pour  la  première  partie  du  tracé  de  cette  voie  ferrée,  dans  le 
vilayet  de  Trébizonde  et  le  sandjak  de  Samsoun,  on  pourrait 
soit  suivre  la  route  actuelle  de  Samsoun  au  Kara-Dagh,  d'une 
longueur  de  59  kilomètres,  mais  dont  les  pentes  varient  de 
6  %  à  12  %,  soit  rejoindre  la  vallée  de  FYéchil-lrmak  et  la 
suivre  jusqu'à  la  hauteur  d'Herekou  Erbaa,  en  empruntant  sa 
trouée  à  travers  la  chaîne  Pontique;  la  vallée  de  ITéchil-Irmak 
est  extrêmement  fertile;  la  ligne  un  peu  plus  longue  irait  alors 
de  Samsoun  à  Tcharbamba,  en  franchissant  l'Yéchil-lrmak, 
puis  elle  suivrait  le  cours  du  fleuve,  sur  sa  rive  droite,  pour 
passer  sur  la  rive  gauche  au  Nord  d'Hérek,  dans  le  vilayet  de 
Sivas  et  pointer  de  là  droit  sur  Tokat.  Erbaa  est  à  44  kilo- 
mètres au  Nord-Est  de  Tokat,  et  Tokat  à  SI  kilomètres  de  Sivas. 
Par  l'itinéraire  Samsoun-Tcharbamba-Erbaa-Tokat-Sivas,  la 
ligne  de  Samsoun  à  Sivas  aurait  donc  une  longueur  approxi- 
mative de  200  à  210  kilomètres.  Elle  drainerait  toutes  les 
richesses  agricoles  et  minières  du  sandjak  de  Samsoun  et  du 
sandjak  de  Tokat.  Le  sandjak  de  Tokat  produit  beaucoup  de 
céréales  (blé,  orge  et  maïs),  de  haricots,  de  lentilles,  de  pois 
chiches,  de  tabac,  de  chanvre  et  de  graine  de  pavot  ;  aux  envi- 
rons de  Tokat  il  existe  des  mines  de  cuivre  extrêmement  riches 
et  d'importants  gisements  de  houille.  Il  y  a  donc  là  tous  les 
éléments  d'un  trafic  appréciable.  Rappelons  qu'en  1891,  on 
avait  accordé  à  M.  le  baron  Macar,  député  belge,  représentant 
la  maison  Cockerill,  de  Liège,  la  concession  d'une  ligne  de 
Samsoun  au  golfe  d'Alexandrette  par  Sivas  et  Kaïsarieh;  le 
projet  était  vraiment  un  peu  trop  ambitieux. 


(1)  On  avait  envisagé  d'abord  une  voie  ferrée  Ïrébizonde-Erzeroum.  Mais,  ainsi 
que  le  montre  la  carte  ci-jointe,  Erzeroum  est  dans  la  zone  expressémen*^  réservé!- 
à  la  Russie. 


528  QUESTIONS    DIPLOMATIQUHS    ET    COLONIALES 

Peut-être  serait-il  plus  prudent,  pour  la  compagnie  conces- 
sionnaire, de  s'en  tenir  pendant  la  première  partie  de  ses  opé- 
rations à  la  ligne  Samsoun-Tokat-Sivas  et  à  l'embranchement 
que  réclame  le  gouvernement  ottoman  sur  Castamouni.  Cet 
embranchement  se  détacherait  naturellement  de  la  ligne  pré- 
cédente à  Tokat  et  desservirait  Amassia,  Merzivan  et  Khazva. 

On  compte  de  42  à  43  kilomètres  de  Tokat  à  Amassia,  dont 
la  population  est  de  35.000  habitants;  Mersivan  est  une  ville 
de  20.000  habitants,  et  par  cette  station,  on  desservirait  les 
riches  mines  d'argent  de  Gumuch  et  de  Hadji-Keui,  désor- 
mais exploitables  ;  Khazva  est  une  station  thermale  extrême- 
ment renommée;  quant  à  l'ensemble  du  sandjak  d'Amassia, 
on  sait  que  c'est  l'un  des  territoires  les  plus  fertiles  de  l'Asie. 
De  Khazva,  l'embranchement  se  dirigerait  sur  Vézir-Keupru, 
franchirait  le  Kizil-lrmak  sur  un  pont  qui  serait  certainement 
un  important  ouvrage  d'art  et  pénétrerait  sur  le  territoire  du 
vilayet  de  Castamouni;  elle  y  desservirait  d'abord  Boyabad  d'où 
un  petit  embranchement  pourrait  atteindre  le  port  de  Sinope 
(96  kilom.  300)  et  passerait  àTach-Keupru,  pour  aboutir  à  Cas- 
tamouni. On  compte  de  Castamouni  à  Tach-Keupru  44  kilo- 
mètres et  de  Ïach-Keupru  à  Boyabad  52  kilomètres  ;  de  Boya- 
bad au  Kizil-lrmak,  97  kilomètres. 

La  population  de  Castamouni  est  de  16.000  habitants.  La 
plaine  de  Boyabad  est  la  plus  fertile  du  vilayet.  Le  sandjak 
de  Castamouni  et  le  sandjak  de  Sinope,  que  desservirait  cette 
ligne,  sont  recouverts  de  splendides  forêts  qui  ont  fait  don- 
ner à  la  contrée  le  nom  de  «  mer  des  arbres  »  ;  la  richesse 
agricole  de  ces  territoires  est  très  appréciable  ;  quant  à  leurs 
richesses  minières,  elles  ont  besoin  d'être  prospectées;  mais 
on  connaît  déjà  dimportants  gisements  d'antimoine,  et  aussi 
des  mines  de  cuivre  à  Kuré,  dans  le  caza  d'Inéboli,  des  mines 
de  houille  à  Kédros. 

Le  projet  négocié  par  Djavid  pacha  comporte  la  création  par 
les  capitalistes  français  de  deux  ports  à  Inéboli  et  à  Héraclée, 
deux  localités  du  vilayet  de  Castamouni.  Dans  ces  conditions, 
il  y  aurait  intérêt  pour  la  Société  du  chemin  de  fer  Samsoun- 
Sivas  (comme  pour  la  Société  du  port  d'Inéboli)  à  se  faire  con- 
céder un  embranchement  de  90  kilomètres  reliant  Castamouni 
à  Inéboli  (un  autre  embranchement  à  peu  près  de  la  même  lon- 
gueur pourrait  relier  Inéboli  à  Djiddé  et  aux  mines  de  houille 
de  Kédrosi  et  un  embranchement  de  Castamouni  à  Héraclée 
par  Aratch,  Zafranboli,  Devrek  et  Bolou.  Les  cazas  de  Tataï  et 
d'Aratch  ont  de  riches  forêts;  le  caza  de  Zafranboli  produit 
abondamment  le  safran  et  le  mûrier  pour  l'élevage  des  vers  à 


LES    CHEMINS    DE    FER    FRANÇAIS    DANS    LA    TURQUIE    d'aSIE  529 

soie.  Zafranboli  est  une  petite  ville  de  7.500  habitants;  la  ligne 
de  Gastamouni  à  Zafranboli  aurait  une  longueur  de  90  à  î  00 
kilomètres  et  de  Zafranboli  à  Bolou,  de  100  kilomètres.  Les 
forêts  du  sandjak  de  Bolou  sont  peut-être  les  plus  belles  de  la 
Turquie  d'Asie  (chênes,  ormes,  châtaigniers  et  conifères).  De 
Bolou  à  Héraclée  il  faut  compter  90  kilomètres,  ce  qui  ferait 
pour  cette  ligne  secondaire  un  développement  de  près  de 
300  kilomètres  et  en  territoire  montagneux.  Mais  il  ne  faut  pas 
oublier  la  richesse  du  bassin  houiller  d'Héraclée  qui,  grâce  à 
cette  voie,  pourrait  alimenter  toutes  les  exploitations  métallur- 
giques de  l'intérieur  de  la  Turquie  d'Asie  et  les  rendre  pros- 
pères. 

Avec  ces  adjonctions  au  projet  de  Djavid  pacha,  la  Compa- 
g)iie  concessionnaire  du. chemin  de  fer  Samsoun-Sivas  aurait 
donc  quatre  débouchés  sur  la  mer  :  Samsoun,  Ineboli,  Sinope, 
le  meilleur  port  de  toute  la  mer  Noire,  et  Héraclée.  L'intérêt  de 
la  compagnie  concessionnaire  serait  de  n'entreprendre  la 
seconde  partie  de  son  réseau,  celle  par  laquelle  elle  se  relierait 
au  chemin  de  fer  allemand  de  Bagdad  que  lorsqu'elle  aurait 
terminé  ces  quatre  lignes  :  Samsoun-Sivas,  Tokat-Castamouni, 
Boyabad-Sinope  et  Gastamouni-Ineboli,  quitte  à  faire  ensuite 
Gastamouiii-Héraclée,  dont  l'intérêt  serait  pourtant  considé- 
rable à  cause  de  la  houille,  plutôt  rare  dans  ces  contrées. 

Djavid  pacha  a  demandé  le  prolongement  de  la  voie  Samsoun- 
Sivas  jusqu'à  Arghana  par  Kharpout;  à  Arghana,  elle  se 
relierait  au  chemin  de  fer  allemand  de  Bagdad  par  un  embran- 
chement de  celui-ci  d'une  longueur  de  55  kilomètres  entre 
Diarbekir  et  Arghana.  Un  tel  prolongement  traverserait  toute 
la  partie  méridionale  du  vilayet  de  Sivas,  le  vilayet  de  Ma- 
mouret-ul-Aziz  et  le  Nord  du  vilayet  de  Kharpout;  en  outre 
un  embranchement  partant  d'Arghana  desservirait  Bitlis  et 
Van  et  les  deux  vilayets  dont  ces  villes  sont  les  chef-lieux. 
Toutes  ces  contrées  sont  montagneuses  et  leur  richesse  est 
moindre  que  celle  des  vilayets  de  Sivas,  de  Gastamouni,  de 
Trébizonde  et  d'Erzeroum.  Gependant  un  tel  prolongement 
aurait  un  avantage  pour  la  compagnie  française  Samsoun- 
Sivas,  celui  de  drainer  à  son  profit  une  partie  du  commerce  de 
la  Mésopotamie,  les  marchandises  de  Bassora,  Bagdad,  Mossoul 
et  Diarbekir  lui  étant  amenées  à  Arghana  par  le  chemin  de 
fer  allemand;  l'avantage  est  réciproque,  car  ce  dernier  rece- 
vrait à  son  tour  les  produits  venant  de  la  mer  Noire  à  destina- 
tion de  Bagdad  et  du  golfe  Persique.  Un  autre  avantage  con- 
siste dans  le  fait  que  par  Van,  en  se  prolongeant  sur  Durmiah, 
le  réseau  Samsoun-Sivas  pourrait  se  relier  au  réseau  persan 

QuKS".  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  34 


530  QUESTIONS    DIPLOMATIQDBS    ET    COLONIALES 

et  drainer  une  partie  du  commerce  de  la  Perse  occidentale. 

Dans  le  vilayet  de  Sivas,  la  ligne  pourrait  desservir  Kotch- 
Hissar,  chef-lieu  du  caza  de  Hafik,  Zara  chef-lieu  de  Kotchkiri 
(d'oii  un  embranchement  pourra  être  dirigé  sur  Erzindjian)  et 
Divrighi,  chef-lieu  du  caza  du  même  nom;  de  Sivas  à  Divrighi, 
il  faudrait  compter  105  kilomètres;  ce  tracé  rendrait  en  partie 
son  ancienne  splendeur  à  la  petite  ville  de  Divrighi  et  offri- 
rait un  réel  intérêt  au  point  de  vue  de  la  mise  en  valeur  de 
cette  partie  assez  déshéritée  du  vilayet  de  Sivas. 

De  Divrighi,  la  ligne  se  dirigerait  vers  le  vilayet  de  M'a- 
mouret-ul-Aziz,  où  elle  atteindrait  Arabkir  à  48  kilomètres; 
d'Arabkir,  elle  pourrait  ensuite  atteindre  les  célèbres  mines 
de  plomb  argentifère  de  Gumuch  Ma'aden,  en  passant  par 
Demzli,  44  kilomètres,  et  enfin  Kharpout,  chef-lieu  du  vilayet 
de  Mamouret-ul-Aziz,  en  passant  par  Djib  et  Tchakmak. 

Les  mines  de  Gumuch-Ma'aden  sont  fort  riches,  mais  leur 
exploitation  est  entravée  :  1°  par  le  manque  de  voies  de  com- 
munication, 2°  par  le  défaut  de  combustible  (on  a  déplorable^ 
ment  déboisé  toutes  les  contrées  environnantes  pour  s'en 
procurer).  La  ligne  de  chemin  de  fer  projetée  ferait  dispa- 
raître ces  deux  obstacles.  Quant  à  la  plaine  de  Kharpout- 
Mezré,  on  n'y  compte  pas  moins  de  trois  cents  villages;  les 
produits  de  cette  région  sont  les  céréales,  les  vins,  les  laines, 
les  peaux,  les  fruits,  les  légumes,  l'opium  et  la  soie.  On  pour- 
rait construire  un  embranchement  d'Eghin  à  Malatia,  l'antique 
Mélitène,  90  kilomètres,  qui  couperait  la  grande  ligne  à 
Arabkir  et  qui  permettrait  le  transport  des  produits  du  caza 
d'Eghin,  le  plus  fertile  du  vilayet  de  Mamouret-ul-Aziz. 

Il  faudrait  compter  encore  une  soixantaine  de  kilomètres  de 
Kharpout  à  Arghana,  terminus  du  réseau,  en  passant  par  les 
importantes  mines  de  cuivre  d'Arghana  Ma'aden,  dont  l'ex- 
ploitation deviendrait  possible  et  fructueuse  grâce  aux  char- 
bons d'Héraclée.  11  existe  encore  des  mines  de  cuivre  à  Klochin 
et  des  mines  de  plomb  argentifère  à  Tkil. 

C'est  d'Arghana  que  doit  partir  l'embranchement  Bitlis- 
Van.  Le  plus  pratique  serait  de  se  diriger  d'Arghana  vers 
Palou,  de  façon  à  desservir  le  caza  de  Palou,  riche  en  mines 
et  en  forêts,  puis  de  Palou  vers  Tchabakschour,  par  la  vallée 
du  Mouradsou,  et  vers  Guernik.  Le  caza  de  Tchabakschour 
est  riche  en  olives;  le  caza  de  Guendj,  chef-lieu  Guernik,  a 
de  belles  forêts  de  chênes;  dans  l'un  et  l'autre,  on  trouve  dli 
plomb  argentifère  et  de  l'ocre. 

De  Guernik  la  ligne  se  dirigerait  vers  l'importante  cité  de 
Mouch,  80  kilomètres  (on  compte  de  Guernik  à  Tchabakschour 


LES   CHEMINS   DE    FER   FRANÇAIS    DANS   LA  TURQUIE   d'aSIE  531 

une  trentaine  de  kilomètres).  Mouch  est  une  ville  de  28.000  ha- 
bitants avec  sa  banlieue,  au  milieu  d'une  plaine  des  plus  belles 
et  des  plus  fertiles. 

Entre  Bitlis  et  Van  plusieurs  itinéraires  sont  possibles  :  le 
plus  court  consisterait  à  suivre  la  rive  méridionale  du  lac  de 
Van  par  Kinderanz  et  Vosdan,  150  kilomètres,  presque  entiè- 
rement en  montagne.  La  ville  de  Van  a  une  population  de 
30.000  habitants;  il  existe  à  Sivan,  à  27  kilomètres  de  Van,  et 
à  Aktché-Tchaï,  à  44  kilomètres,  d'importants  gisements  de 
houille,  à  Djanik,  au  Nord  de  Van,  une  riche  saline.  La  popu- 
lation de  Kinderanz,  chef-lieu  du  caza  de  Kardigan,  est 
de  5.000  habitants;  c'est  un  pays  de  forêts  et  d'élevage  du 
mouton.  Vosdan,  chef-lieu  du  caza  de  Kravach,  a  également 
5.000  habitants. 

On  pourrait  demander  ultérieurement  la  concession  d'un 
embranchement  destiné  à  réunir  à  Van  le  sandjak  d'Hekkari, 
riche  au  point  de  vue  minier,  et  la  frontière  persane.  Cet  em- 
branchement se  dirigerdit  directement  vers  Khochab,  chef-lieu 
de  caza,  à  60  kilomètres  environ  de  Van,  dans  une  plaine 
très  fertile  ;  c'est  à  Khochab  que  pourraient  être  transportés  les 
produits  des  mines  de  houille  du  caza  de  Nordouiz  qui  pro- 
mettent un  beau  rendement.  De  Khochab,  la  lio:ne  atteindrait 
Bachkalé  cité  fort  commerçante  de  7.000  habitants,  entrepôt 
du  commerce  avec  la  Perse,  au  milieu  d'une  région  de  mines 
de  houille,  de  plomb,  de  boracite  et  d'orpiment.  De  Khochab  à 
Bachkalé,  il  faut  compter  60  kilomètres  dans  une  région 
difficile,  et  de  Bachkalé  à  la  frontière  de  Perse  25  kilomètres. 
Franchissant  la  frontière  persane,  la  ligne  pourrait  aboutir  à 
Ourmiah  et  au  lac  d'Ourmiah,  dans  une  autre  région  minière 
non  moins  intéressante.  Dans  la  suite,  elle  pourrait  avoir  trois 
prolongements  en  Perse  :  l'un  au  Nord  d'Ourmiah  à  Khaï,  par 
la  rive  occidentale  du  lac  d'Ourmiah,  l'autre  à  l'Est  et  au  Nord- 
Est  sur  Maragha  et  Tauris  où  elle  se  relierait  au  réseau  russo- 
persan,  l'autre  au  Sud  sur  Sinna,  Hamadan  et  Burodjird. 


L'exposé  un  peu  aride,  un  peu  schématique  que  nous 
venons  de  faire  a  l'avantage  de  nous  permettre  de  nous  rendre 
compte  de  la  valeur  économique  des  lignes  qui  nous  sont  con- 
cédées :  si  le  réseau  de  Syrie  est  un  simple  réseau  de  complé- 
ment, le  réseau  d'Arménie,  au  contraire,  est  assez  important 
pour  donner  la  vie  à  deux  compagnies  puissantes.  Les  diffi- 
cultés de  la  construction  —  difficultés  indéniables  —  donneront 


532  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

à  nos  ingénieurs  et  à  nos  entrepreneurs  le  moyen  de  mettre 
en  lumière  toute  leur  valeur  technique  ;  il  y  aura  là  pour  notre 
industrie  nationale  —  si  elle  s'y  prête  -  d'importantes  four- 
nitures de  matériel.  Les  ports  améliorés  d'Héraclée,  d'Inéboli, 
de  Sinope,  de  Samsoun  et  de  Trébizonde  fourniront  à  nos  com- 
pagnies de  navigation  de  Marseille  un  fret  fructueux;  en  navi- 
guant sur  la  mer  Noire  à  bord  des  bateaux  de  la  Compagnie 
Paquet,  j'ai  déjà  pu  constater  que,  même  dans  l'état  actuel  des 
choses,  ils  n'en  revenaient  pas  à  vide.  Par  les  nouvelles  lignes, 
produits  et  influence  française  pénétreront  au  cœur  de  la  Tur- 
quie d'Asie  et  jusqu'en  Perse.  Ce  sont  là  des  résultats  qui, 
sans  avoir  le  caractère  d'avantages  politiques,  n'en  sont  pas 
moins  des  plus  appréciables. 

Les  compagnies  concessionnaires  —  averties  par  l'expérience 
des  lignes  d'Aïdin  et  de  Kassaba  —  feront  bien  toutefois  d'ou- 
vrir leur  exploitation  avec  un  secteur  suffisamment  long  — 
par  exemple,  pour  l'une  de  Trébizonde  à  Erzindjian,  pour  l'autre 
de  Samsoun  à  Sivas.  Ce  n'est  qu'à  cette  condition  que  le  ren- 
dement sera  satisfaisant;  il  faut  évidemment  une  masse  ini- 
tiale plus  grande  de  capitaux  et  un  personnel  plus  nombreux 
pour  la  construction,  mais  il  ne  faut  pas  oublier  qu'on  s'ex- 
pose aux  plus  grands  mécomptes  quand  on  prétend  tirer  un 
bénéfice  de  tronçons  insignifiants. 

G.  Saint-Yves. 


LA   SITUATION  POLITIQUE   EN   ESPA&NE 


Bien  que  les  élections  législatives  générales,  qui  viennent 
d'avoir  lieu  en  Espagne,  aient  donné,  comme  il  était  à  prévoir, 
une  imposante  majorité  au  gouvernement,  la  situation  de  ce 
dernier  n'en  demeure  pas  moins  assez  incertaine,  par  suite  de 
circonstances  que  nous  allons  exposer  brièvement. 

Rappelons,  d'abord,  les  origines  du  cabinet  Dato.  Les  libé- 
raux sont  restés  aux  affaires  près  de  quatre  ans  :  ce  qui  con- 
stitue un  record  dans  la  vie  politique  espagnole.  Lorsque 
Canalejas  fut  assassiné,  le  13  novembre  1912,  le  roi  appela  au 
pouvoir  le  comte  de  Romanones.  qui  représentait  l'aile  droite 
du  parti.  Les  libéraux  de  gauche,  les  «  démocrates  »,  qui  se 
considéraient  comme  les  héritiers  désignés  de  l'infortuné  Ca- 
nalejas, en  montrèrent  aussitôt  un  très  vif  mécontentement. 
Leurs  chefs,  M.  Monterio  Rios,  au  Sénat,  et  le  gendre  de  celui- 
ci,  M.  Garcia  Prieto,  à  la  Chambre  des  députés,  ne  cessèrent 
de  mener  une  lutte  sourde  et  tenace  contre  le  ministère. 
M.  de  Romanones  ne  put  se  maintenir  au  pouvoir  qu'au  prix 
de  crises  continuelles  et  de  nombreux  «  replâtrages  «  de  son 
cabinet.  Au  mois  de  juin  1913,  la  situation  parlementaire 
devint  telle  que  le  gouvernement  en  fut  réduit  à  fermer  pré- 
maturément les  Cortès.  Cela' lui  assurait,  du  moins,  un  répit 
de  quelques  mois. 

Mais  la  crise  n'était  que  différée.  Elle  éclata,  en  effet,  à  la 
rentrée  parlementaire,  quelques  jours  après  la  visite  du  pré- 
sident Poincaré  à  Madrid  et  à  Carthagène.  Le  25  octobre,  au 
Sénat,  le  comte  de  Romanones  se  trouva  en  minorité  de  trois 
voix  et  il  remit  au  roi  sa  démission. 

Qu'allait  faire  Alphonse  XIll  ?  Les  profondes  divisions,  qui 
sont  de  tradition  dans  le  camp  des  libéraux  et  qui  se  sont 
encore  aggravées  depuis  la  mort  de  Canalejas,  rendaient  leur 
maintien  au  pouvoir  vraiment  impossible.  Mais,  d'autre  part, 
rappeler  au  gouvernement  le  chef  du  parti  conservateur,  M.  An- 
tonio Maura,  c'eût  été  aller  délibérément,  semble-il,  au-devant 
de  l'émeute  et  de  l'agitation  révolutionnaire  :  car  on  sait  que 
depuis  l'exécution  de  Francisco  Ferrer  et  la  sanglante  répres- 
sion des  troubles  de  Barcelone  de  juillet  1909,  M.  Maura  est 
devenu  (<  la  bête  noire  »  de  tous  ceux  qui,  au  Sud  des  Pyrénées, 
professent  des  idées  tant  soit  peu  avancées. 

Le  jeune  souverain  fit  donc  preuve  d'un  grand  sens  politique, 


534  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

en  même  temps  qu'il  satisfaisait  à  ses  propres  préférences  li- 
bérales, en  confiant  à  M.  Eduardo  Dato  le  soin  de  former  le 
nouveau  cabinet. 

M.  Dato  offre,  en  effet,  le  double  avantage  d'être  à  la  fois  un 
«  conservateur  »  et  un  «  démocrate  »  :  car  ces  deux  mots  ne 
jurent  aucunement —  en  Espagne  moins  qu'ailleurs —  d'être 
accouplés  et  même  confondus.  On  ne  saurait  établir,  au  point 
de  vue  des  idées  et  des  programmes,  de  démarcation  bien  nette 
entre  les  deux  grands  partis  dynastiques  bistoriques,  qui 
alternent  au  pouvoir  à  Madrid  depuis  la  Restauration  alphon- 
siste.  M.  Maura  appartenait  au  parti  libéral  avant  de  devenir 
le  chef  des  conservateurs;  et  M.  Silvela,  qui  dirigea  lui-même 
le  parti  conservateur  avant  M.  Maura  et  aussitôt  après  la  mort 
de  Canovas  del  Castillo,  fut  certainement  un  des  hommes 
d'Etat  de  la  Péninsule  les  plus  sincèrement  partisans  de  réformes 
et  les  plus  désireux  de  progrès. 

M.  Dato  a  été  jadis  le  bras  droit,  l'homme  de  confiance  de 
Silvela.  11  a  siégé  dans  tous  ses  cabinets,  et  c'est  en  cette  qua- 
lité qu'il  fit  ses  preuves  de  «  démocrate  »,  en  orientant  la  mo- 
narchie espagnole  dans  la  voie  de  F  «  interventionnisme  » 
social.  C'est  à  lui,  notamment,  que  sont  dues  la  création  de 
l'Institut  de  réformes  sociales  de  Madrid,  la  législation  sur  les 
accidents  du  travail,  la  réglementation  du  travail  des  femmes 
et  des  enfants  et  d'autres  réformes  encore  dans  le  même  ordre 
d'idées. 

Le  passé  de  M.  Dato  est  donc  un  sûr  garant  de  ce  que  le  pays 
peut  attendre  de  lui.  Il  a  promis,  dès  son  arrivée  au  pouvoir, 
de  poursuivre  l'œuvre  libérale  des  cabinets  précédents,  et  no- 
tamment, selon  ses  propres  expressions,  de  «  travailler  àTamé- 
lioration  morale  et  matérielle  du  sort  de  la  classe  ouvrière  ». 
Malheureusement,  pour  réaliser  ce  programme,  il  lui  faut 
mieux  que  des  intentions,  si  excellentes  soient-elles  :  il 
lui  faut  «  gouverner  ».  Et  c'est  ici  que  les  difficultés  appa- 
raissent. 

Aux  yeux  d'un  grand  nombre  de  conservateurs,  de  ceux 
qu'on  pourrait  appeler  les  «  traditionnalistes  »,  les  «purs  », 
M.  Dato,  s'il  gouverne  avec  l'appui  des  libéraux,  ne  saurait 
être  qu'un  «  renégat  ».  Pour  les  amis  de  M.  Maura,  M.  Dato 
peut  bien  présider  un  cabinet  «  conservateur  »  ;  mais  le  vrai 
chef  du  parti  est  et  reste  M.  Maura.  Si  ce  dernier  a  refusé,  en 
octobre  dernier,  de  reprendre  le  pouvoir,  c'est  parce  qu'il 
entend  rester  fidèle  à  ses  idées  et  à  son  attitude  de  1909,  c'est 
parce  qu'il  estime  —  à  tort  ou  à  raison  —  que  la  politique  de 
ralliement   (de  «  compromission   »,  selon   M.  Maura),  suivie 


LA   SITUATION   POLITIQUE   EN   ESPAGNE  535 

depuis  quatre  ans  à  l'égard  des  républicains,  est  contraire  aux 
intérêts  de  la  monarchie.  Ceci  a  laissé  supposer  que  M.Maura, 
faisant  un  pas  encore  plus  à  droite,  allait  devenir  le  chef  d'un 
groupement  réactionnaire  comprenant,  avec  les  mécontents 
du  parti  conservateur,  les  intégristes,  les  ultramontains  et 
jusqu'aux  «  jaimistes  »  ou  légitimistes,  qui  abandonneraient 
la  cause  de  leur  prétendant.  Le  bruit  en  a  couru,  en  effet,  à 
diverses  reprises  dans  les  journaux  ces  derniers  temps.  Ce- 
pendant, rien  jusqu'ici  ne  permet  de  confirmer  cette  suppo- 
sition (1),  La  vérité  est  que  M.  Maura  s'est  renfermé  dans  un 
silence  voulu  sur  ses  intentions  ;  mais  ce  silence  est  par  lui- 
même,  pour  le  gouvernement,  une  cause  de  malaise  que  les 
dernière  élections  sont  loin  d'avoir  dissipé. 

Les  divisions  actuelles  de  tous  les  partis  expliquent,  d'ail- 
leurs, que  ces  élections  —  en  dépit  de  l'indifférence  prover- 
biale de  la  masse  espagnole  pour  la  politique  —  aient  été  les 
plus  agitées  auxquelles  on  ait  assisté  depuis  quarante  ans. 
En  différents  points  du  royaume,  particulièrement  dans  le  Nord, 
le  sang  a  coulé.  A  Oviedo,  à  Riano  (province  de  Léon),  à  Le- 
mona  (province  de  Bilbao),  à  Baracaldo,  à  Bilbao,  on  a  relevé 
des  morts  et  des  blessés.  L'agitation  a  été  grande  aussi  à  Cadix 
et  à  Alicante,  oii  les  élections  ont  dû  être  ajournées. 

* 

D'après  les  communiqués  officiels,  la  nouvelle  Chambre 
comprendra  :  235  «  conservateurs  libéraux  »  (partisans  de 
M.  Dato)  ;  10  conservateurs  (amis  de  M.  Maura);  81  libéraux 
(partisans  du  comte  de  Romanones)  ;  30  «  libéraux  démocrates  » 
de  M.  Garcia  Prieto  ;  11  républicains  (v  réformistes  »,  qui  sui- 
vent M.  Melquiades  Alvarez;  21  adhérents  à  la  «  coalition  ré- 
publicaine-socialiste »  ;  3  républicains  «  radicaux  »  ;  12  régio- 
nalistes  catalans,  5  carlistes,  2  intégristes,  1  catholique  indé- 
pendant. 

Un  des  faits  les  plus  remarquables,  c'est  la  défaite  des  partis 
antidynastiques  et  en  particulier  des  républicains.  Les  élec- 

(1)  Le  parti  légitimiàte  se  préoccupe,  avant  tout,  de  sauvegarder  ses  principes  et 
son  idéal.  Son  leader,  M.  Vasquez  de  Mella,  a  exposé,  à  la  veille  des  élections,  le 
«  programme  minimum  »  du  parti,  dans  son  organe  officieux,  le  Correo  espaîiol.  Il 
veut  arriver  à  l'union  des  droites  et  substituer  au  régime  parlementaire  un  régime 
représentatif.  Mais  les  carlistes  déclarent  qu'ils  ne  reconnaîtront  jamais  la  dynastie 
alphonsiste:  «  Si  don  Jaime  m'ordonnait  de  reconnaître  cette  dynastie, je  courberais 
«  la  tête, 'mais  je  n'obéirais  pas  »,  écrit  Î\I.  de  Mella. 

Il  est,  dans  ces  conditions,  bien  difficile  de  supposer  que  M.  Maurà  et  ses  amis 
puissent  accepter  un  programme,  qui  s'annonce  comme  la  profession  de  foi  d'un 
parti  irrémédiablement  antidynastique. 


536  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

tions  municipales,  au  mois  de  novembre  dernier,  laissaient  déjà 
prévoir  ce  résultat  (1).  Les  républicains,  qui  étaient  40  dans 
l'ancienne  Chambre,  ne  seront  plus  que  35.  Encore  convient-il 
de  distinguer  dans  ce  chiffre  global  les  11  «  réformistes  »  qui, 
s'ils  n'ont  pas  encore  renoncé  à  leur  épithète  de  républicains, 
évoluent  de  plus  en  plus,  sous  la  conduite  de  M.  Melquiades 
Alvarez,  vers  la  monarchie.  C'est  cependant  aux  instructions 
donnés  par  ce  dernier  à  ses  partisans,  autant  qu'aux  fâcheuses 
divisions  des  partis  monarchistes,  que  les  républicains  doivent 
d'avoir  élu  cinq  députés  sur  huit  à  Madrid.  Mais  il  convient 
d'ajouter  que  le  nombre  des  voix  obtenues  par  les  républicains 
dans  la  capitale  est  tombé  de  moitié  par  rapport  aux  élections 
de  lîMO  (20.000  suffrages  au  lieu  de  42.000). 

Partout  ailleurs,  à  Barcelone,  à  Valence,  à  Séville,  à  Malaga, 
à  Saragosse,  etc.,  les  républicains  ont  perdu  du  terrain. 

Les  résultats  de  Barcelone,  oi^i  cinq  régionalistes  autono- 
mistes de  l'extrême  droite  et  deux  républicains  «  radicaux  » 
seulement  sont  élus,  méritent  de  retenir  Tattention.  Ils  prou- 
vent clairement  que  les  «  catalanistes  »  n'ont  pas  désarmé.  Le 
gouvernement  a  réussi,  sans  doute,  à  calmer,  pour  un  temps, 
leurs  revendications,  en  édictant,  par  simple  décret,  le  fameux 
projet  de  loi  des  mancomunidades ,  que  ni  M.  Maura,  ni  le 
comte  de  Romanones  n'avaient  pu  réussir  à  faire  voter  par  les 
Cortès  (2).  Mais  il  paraît  bien  que  le  parti  catalaniste  ne  se 
contentera  pas  de  cette  première  victoire.  La  question  régiona- 
liste  n'a  point  disparu  des  préoccupations  de  nos  voisins. 

Quant  aux  «  radicaux  »  et  à  leur  chef,  M.  Lerroux,  ils  ne 
doivent  s'en  prendre  qu'à  eux-mêmes  de  leur  défaite.  Le  rôle 
équivoque  joué  par  M.   Lerroux,  entre  les  monarchistes  libé- 

(1)  Les  résultats  des  élections  municipales  ont  été  les  suivants.  Ont  été  élus  : 
2.070  conservateurs;  1.G59  libéraux;  544  républicains;  104  socialistes;  105  indépen- 
dants; 142  régionalistes  ou  nationalistes  ;  219  jaimistes  ou  intégristes;  59  catho- 
liques ;  61  républicains  réformistes  ;  86  divers. 

A  Madrid  ont  été  élus  17  monarchistes,  8  républicains,  2  socialistes,  1  indépen- 
dant. A  Barcelone,  les  partisans  de  M.  Lerrou.x,  qui  avaient  la  majorité  au  Conseil 
municipal,  n'ont  réussi  à  faire  élire  que  7  des  leurs,  alors  que  17  de  leurs  adver- 
saires, régionalistes  pour  la  plupart,  ont  triomphé.  A  Bilbao,  les  républicains  ont 
reculé  devant  les  nationalistes.  A  Saragosse  et  à  Valence,  les  républicains  ont  éga- 
lement perdu  du  terrain. 

(2)  Ce  décret,  dont  l'origine  remonte  à  un  projet  élaboré  par  M.  Maura  en  1907, 
autorise  les  municipalités  et  les  provinces  à  se  réunir  en  vue  d'administrer  en  com- 
mun certains  services  administratifs  (routes,  chemins  de  fer,  établissements  de  bien- 
faisance, etc.)  Ces  unions  (mancomunidades)  ne  pourront,  d'ailleurs,  se  constituer 
qu'après  un  examen  du  gouvernement  et  en  eertu  d'une  loi  spéciale  votée  par  les 
Cortès.  (Voir  mon  livre  :  L'Espagne  au  XX'-  siècle.  A.  Colin,  1913,  p.  149  et  suiv.) 

Il  est  à  souligner  que  ce  n'est  pas  la  Catalogne  qui  a  été  la  première  à  profiler  de 
•cette  concession  faite  aux  tendances  déceniralisalrices,  mais  les  jirovinces,  qui  ont 
été  le  berceau  de  la  monarchie  :  la  "Vieille  et  la  Nouvelle-Castille. 


LA    SITUATION   POLITIQUE   EN  ESPAGNE  537 

raux  et  les  éléments  révolutionnaires,  autant  que  la  façon  dont 
lui  et  les  siens  se  sont  comportés  dans  les  affaires  municipales 
de  Barcelone,  lorsqu'ils  possédaient  la  majorité  au  sein  de 
\ ayuntamiento  de  cette  ville,  suffisent  à  expliquer  leur  débâcle. 
Le  fameux  agitateur  a  dû  chercher  un  siège  électoral  dans  sa 
ville  natale,  à  Posadas,  dans  la  province  de  Gordoue.  C'est  une 
date  à  noter  dans  l'histoire  du  catalanisme  barcelonais. 

Par  ailleurs,  il  faut  chercher  la  cause  de  la  décadence  du 
républicanisme  en  Espagne  autant  dans  la  politique  très  libé- 
rale du  roi  qui  a  réussi,  comme  nous  l'avons  dit,  à  rallier  à 
lui  un  nombre  de  plus  en  plus  considérable  de  républicains, 
qu'à  la  rivalité  déjà  ancienne  qui  sépare  les  «  lerrouxistes  »  de 
la  coalition  républicaine-socialiste,  et  qui  n'a  fait  que  s'accen- 
tuer ces  dernières  années. 

Le  régime  actuel  ne  peut  qu'en  profiter,  de  même  qu'il  tire 
un  avantage  évident  de  la  désorganisation  du  parti  carliste. 
Malheureusement,  il  doit  compter  aussi  avec  les  divisions 
croissantes  de  ses  propres  partisans,  qui  constituent  pour  lui 
une  cause  non  douteuse  de  faiblesse. 

En  procédant  à  «  ses  »  élections,  suivant  la  mode  espa- 
gnole, M.  Dato  semblait  assuré,  avant  même  l'ouverture  du 
scrutin,  d'avoir  aux  Cortès  une  importante  majorité.  Par 
malheur  le  bruit  court  aujourd'hui  que,  parmi  les  235  députés 
qui  figurent  dans  la  statistique  officielle  comme  conservateurs 
ministériels,  il  y  en  aurait  un  certain  nombre  —  plus  de  40, 
dit-on  —  qui  n'auraient  pris  l'épithète  (ïadictos  que  pour 
bénéficier  de  l'appui  du  gouvernement,  et  qui  se  déclareraient 
aujourd'hu^  partisans  de  M.  Maura.  Voilà  bien  la  preuve  que  le 
célèbre  «  leader  »  conservateur  reste  le  chef  indiscuté  du  parti, 
et  en  quelque  sorte,  le  maître  de  l'heure.  S'il  gouverne  d'ac- 
cord avec  M.  Maura,  M.  Dato  ne  fera  sans  doute  que  préparer 
le  retour  de  son  ancien  chef  aux  affaires.  S'il  gouverne  contre 
lui,  force  sera  à  jM.  Dato  de  resserrer  son  entente  avec  M.  de 
Romanones  ;  mais  cet  homme  d'Etat  acceptera-t-il  davantage 
que  M.  Maura  de  jouer  longtemps  un  rôle  de  second  plan?  Et 
si  M.  de  Romanones  prétend  reprendre  le  pouvoir,  les  «  prie- 
tistes  »  lui  en  laisseront-ils  les  moyens  ? 

La  rentrée  des  Cortès  ne  tardera  pas,  sans  doute,  à  nous 
renseigner  sur  ces  points  et  à  éclaircir  une  situation  qui  est 
encore  si  confuse  au  moment  oîi  nous  écrivons  (1). 


(1)  Les  élections  de  la  partie  élective  du  Sénat,  qui  ont  eu  lieu  le  22  mars,  ont  donné 
les  résultats   suivants  :  conservateurs    (^c  mauristes  »  et   «  datistes   »),  98  ;  libéraux 


bâ&  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET  COXOMIALES 


Une  chose,  au  moins,  nous  paraît  évidente  :  c'est  que  l'Es- 
pagne n'a  rien  à  gagner  à  la  division  extrême  des  partis.  Ceux 
qui  y  voient  une  loigénéraleda  parlementarisme  ne  nous  sem- 
blent pas  se  rendre  un  compte  exact  des  conditions  particulières 
à  ce  royaume. 

Il  n'y  a  plus  guère  en  Europe,  déclare-t-on,  qu'en  Angleterre 
et  en  Belgique  où  le  système  des  deux  grands  partis  se  main- 
tienne tant  bien  que  mal  ;  et  encore  y  esi-il  menacé  là  aussi 
—  le  parti  «  travailliste  en  Angleterre  et  le  parti  socialiste 
en  Belgique  s'étant  introduits  comme  des  coins  dans  le  vieil 
édifice  et  menaçant  de  le  détruire.  Mais  comment  pourrait- 
on  comparer  ces  deux  pays  qui  sont,  en  quelque  sorte,  les 
Etats-types  du  parlementarisme,  avec  l'Espagne,  oîi  le  ré- 
gime parlementaire  n'existe  qu'en  façade  ?  Les  divisions  des 
partis  alphonsistes,  aussi  bien  que  celles  des  partis  antidynas- 
tiques, ne  répondent  aucunement  —  répétons-le  encore  une 
fois  —  à  des  distinctions  très  nettes  de  programmes  ou  de  ten- 
dances. Gène  sont  rien  de  plus,  au  fond,  que  des  compétitions 
de  politiciens,  également  ambitieux  et  jaloux  les  uns  des 
autres.  Le  «  personnalisme  »  continue  à  dominer  la  vie  poli- 
tique de  ce  royaume,  comme  celle  du  Portugal,  avec  lequel  il 
serait  plus  convenable  de  le  comparer.  Et  l'exemple  récent  de 
la  chute  des  Bragance  à  Lisbonne  nous  montre  assez  les  dangers 
qui  résultent,  pour  un  pays  qui  ne  possède  que  le  fantôme  du 
régime  parlementaire,  de  la  substitution  des  groupes  aux 
partis. 

On  peut  espérer,  heureusement  pour  l'Espagne  que  son 
souverain  réussira  à  imposer  son  autorité  au  milieu  de  ce 
chaos.  C'est  un  fait  reconnu  par  tout  le  monde  qu'Alphonse  XIII, 
tout  en  restant  dans  les  limites  de  ses  droits  constitutionnels, 
exerce  une  action  personnelle  de  plus  en  plus  marquée  sur 
les  destinées  de  son  pays.  Ses  adversaires  sont  les  premiers  à 
le  reconnaître  et  je  dirai  presque  à  s'en  féliciter  :  «  C'est  le 
plus  grand  monarque  que  nous  ayons  eu  depuis  Charles  III  », 
me  déclarait,  ces  jours-ci,  un  républicain  espagnol. 

Autant  que  ses  qualités  naturelles,  qui  le  rendent  si  sym- 

«  roi.ianonistes  »,  40  ;  libéraux  «  priétistes  »,  9  ;  républicains,  3  ;  régionalistes,  6  ; 
carlistes,  3  ;  intégriste,  l  ;  défense  sociale,  1  ;  indépendants,  4  ;  agraire,  1. 

Avant  la  réunion  des  éléments  de  la  majorité,  ([ui  précédera  l'ouverture  des 
nouvelles  Cortès,  le  gouvernement  doit  procéder  à  l'élection  des  sénateurs  ina- 
movibles :  ce  qui  élèvera  à  plus  dfi  100  le  nombre  des  conservateurs  ministé- 
riels. 


LA    SITUATION   POLITIQUE   EN   ESPAGNE  539 

pathique,  autant  que  la  sollicitude  clairvoyante  qu'il  manifeste 
chaque  jour  davantage  pour  les  grands  intérêts  nationaux,  la 
défaveur  croissante  du  parlementarisme  au  Sud  des  Pyrénées 
a  contribué,  sans  doute  aussi,  pour  une  bonne  part,  à  aug- 
menter la  popularité  du  jeune  roi.  11  reste  seulement  à  sou- 
haiter qu'il  trouve  parmi  ses  propres  sujets  une  élite  assez 
forte,  au-dessus  et  en  dehors  des  groupements  actuels,  pour 
seconder  son  action  et  pour  réaliser  ses  généreuses  initiatives. 

Cela  est  d'autant  plus  désirable  que  la  tâche  qui  s'impose 
aujourd'hui  au  gouvernement  espagnol  —  il  ne  faut  pas  se  le 
dissimuler  —  est  extrêmement  lourde.  Le  dernier  budget  s'est 
soldé  par  un  déficit  qui  dépasse  34  millions  de  pesetas  (1). 
C'est  là,  en  partie,  la  conséquence  des  expéditions  au  Maroc, 
où  l'Espagne  entretient  une  armée  de  83.000  hommes,  prise 
sur  son  contingent,  puisqu'elle  ne  possède  pas  encore  d'armée 
coloniale.  Au  même  moment,  elle  entreprend  la  construction 
de  trois  escadres  et  d'importants  travaux  pour  la  défense  de 
ses  côtes.  Alphonse  XllI  a  vu  très  juste,  évidemment,  en  com- 
prenant que  son  pays  ne  pouvait  plus  rester  isolé  en  Earope.  Il  a 
fait  preuve  d'un  patriotisme  éclairé  et  d'un  sens  averti  des 
besoins  de  l'Espagne  en  appelant  l'attention  de  son  peuple  au 
delà  de  ses  frontières  :  car  c'est  le  vrai  moyen  pour  celui-ci  de 
sortir  de  ses  préoccupations  de  clocher,  de  secouer  sa  torpeur 
et  de  renouer  le  fil  de  ses  glorieuses  traditions,  trop  longtemps 
interrompu.  Tous  les  Espagnols  devraient  en  être  reconnais- 
sants au  jeune  roi. 

Mais  cette  politique  active  nécessite  un  réveil  de  toutes  les 
forces  nationales.  Les  sacrifices  militaires  qu'elle  impose  au 
pays  doivent  trouver  leur  contre-partie  dans  un  développement 
intensif  et  régulier  de  ses  ressources  économiques.  Et  il  est 
bien  évident  que  la  première  condition  de  ce  développement 
matériel,  autant  que  de  ce  réveil  moral,  c'est  que  les  partis 
mettent  un  terme  à  leurs  luttes  intestines  et  que  l'Espagne 
soit  assurée  non  seulement  de  la  paix  intérieure,  mais  aussi 
de  la  stabilité  gouvernementale. 

An  GEL  Marvaud. 


(1)  La  situation  provisoire  présentée  par  le  ministre  des  Finances  accuse 
1.201.041.779  pesetas  de  dépenses  ordinaires,  plus  107.747.823  pesetas  de  dépenses 
extraordinaires  (Maroc),  soit  un  total  de  1  308.789.604  pesetas.  Les  recettes  ordi- 
naires ayant  produit  une  somme  de  1.324.675.012  pesetas,  l'excédent  des  receltes 
sur  les  dépenses  totales  ressort  à  15.S85.408  peseta.s.  Mais  on  a  prélevé,  par  impu- 
tation spéciale  sur  le  budget  dit  «  de  liquidation  »,  une  somme  de  50.525.160  pese- 
tas pour  annuités  de  travaux  publics  exécutés  ou  en  cours  d'exécution.  Le  déficit  de 
l'exercice  1913  ressort,  par  suite,  à  34.339.752  pesetas. 


LÀ  TUNISIE  ET  LES  TRIPOLITÂINS 


La  prise  de  possession  de  la  Tripolitaine  par  l'Italie  a  sou- 
levé certaines  questions  qui  font  actuellement  l'objet  de  négo- 
ciations entre  les  gouvernements  français  et  italien. 

Tout  récemment,  d'après  une  information  venue  d'Italie,  on 
affirmait  que  ces  négociations  étaient  achevées,  mais  la  nou- 
velle était  prématurée.  11  importe  donc  d'examiner  les  ques- 
tions qui  se  sont  posées  depuis  que  les  deux  grandes  nations 
latines  voisinent  en  Afrique,  et  les  raisons  qui  ont  empêché 
jusqu'ici  d'arriver  à  une  entente. 

La  Tunisie  et  la  Tripolitaine  ont  une  frontière  qui  permet  les 
migrations  d'individus.  Cette  frontière  a  été  fixée  d'un  com- 
mun accord  entre  le  gouvernement  français  et  le  gouverne- 
ment ottoman,  au  mois  d'avril  1910,  avant  l'occupation  de  la 
Libye  par  l'Italie;  il  y  a  là  un  fait  accompli  dont  il  faut  tenir 
compte.  Une  commission  franco-turque  s'était  même  rendue 
sur  le  terrain  pour  tracer  la  frontière  depuis  la  mer  jusqu'à 
Ghadamès.  C'est  le  travail  de  cette  commission  qui  doit  servir 
de  base,  et  il  ne  semble  pas  qu'il  puisse  y  avoir  de  difficulté 
sur  ce  point. 

Si,  pour  la  question  de  frontière,  tout  se  borne  à  la  substi- 
tution de  l'Italie  à  la  Turquie,  il  en  est  autrement  pour  les 
autres  questions  à  résoudre;  celles-ci  sont  plus  délicates  et  elles 
sont  nées  du  fait  même  que  l'Italie  a  pris  possession  de  la 
Libye. 

Il  y  a  depuis  longtemps  d'assez  nombreux  Tripolitains  ins- 
tallés en  Tunisie,  mais  l'occupation  de  la  Tripolitaine  par 
l'Italie  a  provoqué  parmi  les  indigènes  de  ce  pays  un  exode 
considérable.  Ces  indigènes  se  sont  réfugiés  en  Tunisie  où, 
d'après  certaines  estimations,  ils. furent,  à  un  moment,  plus 
de  30.000;  même  si  ce  chiffre  est  trop  élevé,  ce  qui  est  pro- 
bable, il  n'en  reste  pas  moins  que  le  mouvement  d'immigration 
a  été  important.  Un  phénomène  analogue,  mais  de  sens  opposé, 
s'était  produit  lors  de  l'arrivée  des  Français  en  Tunisie,  en 
1881.  Le  mouvement  d'immigration  des  Tripolitains  en  Tuni- 
sie a,  vers  le  milieu  de  Tan  dernier,  provoqué  bien  des  discus- 


LA    TUNISIE    ET    LES    TRIPOLITAINS  541 

sions  dans  la  presse  tunisienne.  Le  gouvernement  italien  s'est 
efforcé  de  ramener  au  bercail  le  plus  grand  nombre  de  ces  dis- 
sidents. Avec  l'autorisation  du  gouvernement  français  un  offi- 
cier italien,  le  comte  Sforça,  s'est  employé  à  cette  œuvre  et  il 
a  obtenu  certains  résultats. 

Toutefois,  en  tenant  compte  des  Tripolitains  installés  de 
vieille  date  sur  le  sol  tunisien  et  de  ce  qui  peut  être  resté  de 
l'afflux  accidentel  récent,  il  y  a  dans  la  Régence  un  noyau  tri- 
politain  assez  important.  Prenant  ce  fait  en  considération,  le 
gouvernement  italien  rendit  un  décret  aux  termes  duquel  sont 
réputés  Italiens  tous  les  Tripolitains  d'origine  habitant  l'étran- 
ger. Aucune  naturalisation  de  droit  ou  de  fait  n'est  reconnucy 
même  antérieurement  à  l'annexion  de  laTripolitaine,  si  elle  n'a 
pas  été  spécialement  et  formellement  autorisée  par  les  autorités 
italiennes.  Ce  décret,  une  fois  promulgué,  l'Italie  invoqua  la 
convention  de  1896  qui  lui  donne  en  Tunisie,  à  l'égard  de  ses 
ressortissants  les  mêmes  droits  que  ceux  de  la  France  (1). 

Les  Tripolitains,  suivant  une  règle  généralement  admise  en 
pays  islamique,  étant  musulmans,  étaient  considérés  comme 
sujets  du  souverain  sur  le  territoire  duquel  ils  résidaient  et  en 
fait  soumis  à  la  surveillance  des  autorités  tunisiennes.  Cette 
situation  ne  pouvait  s'accorder  avec  les  prétentions  italiennes 
qui  étaient  de  soustraire  les  Tripolitains  à  l'impôt  de  capitation 
connu  sous  le  nom  de  medjba,  à  la  compétence  des  tribunaux 
tunisiens,  à  l'autorité  des  caïds  et  des  cheikhs.  Désormais  les 
Tripolitains  auraient  pu  se  réclamer  uniquement  du  consul 
d'Italie. 

Cette  attitude  du  gouvernement  italien  souleva  tout  natu- 
rellement bien  des  questions  fort  délicates.  Tout  d'abord,  il  est 
inadmissible  que  tous  les  Tripolitains  à  quelque  époque  que 
remonte  leur  installation  en  Tunisie  soient  considérés  comme 
sujets  italiens.  Il  y  en  a  parmi  eux  qui  sont  dans  la  Régence 
depuis  bien  des  années,  et  l'Italie  ne  peut  avoir  aucune  préten- 
tion à  les  réclamer.  Tout  au  plus  peut-elle  revendiquer  comme 
sujets  ceux  qui  sont  venus  en  Tunisie  depuis  qu'elle  a  occupé 
la  Libye.  De  toute  nécessité,  il  faut  faire  une  ventilation  parmi 
les  Tripolitains  installés  en  Tunisie  ;  restera  ensuite  à  détermi- 
ner le  statut  des  Tripolitains  reconnus  sujets  italiens?  Jusqu'ici 

(1)  Les  conventions  franco-italiennes  de  1896  sont  au  nombre  de  trois  :  1»  conven- 
tion consulaire  et  d'établissement;  2°  convention  d'extradition;  3°  convention  de 
commerce  et  de  navigation.  Elles  ont  été  signées,  à  Paris,  le  28  septembre,  par 
M.  Hanotaux  et  M.  Tornielli. 

Ces  conventions  devaient  rester  en  vigueur  jusqu'au  l^f  octobre  190o,  et  continuer 
ensuite  par  tacite  reconduction.  Pour  qu'elles  cessent  leur  effet,  il  faut  les  dénoncer 
un  an  à  l'avance. 


542  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES  ET    COLONIALES 

les  Tripolitains  étaient  traités  comme  les  indigènes  tunisiens. 
Au  regard  des  autorités  de  la  Régence,  il  n'y  avait  aucune 
différence  entre  un  indigène  tunisien  et  un  Tripolitain.  Le 
gouvernement  italien  a  émis  la  prétention  de  faire  cesser  ce 
ré2;ime  et  de  faire  bénéficier  ses  nouveaux  sujets  de  tous  les 
avantages  que  nous  avons  signalés  plus  haut,  d'en  faire  des 
privilégiés  dans  la  Régence. 

Voilà  comment  la  question  s'est  posée  au  cours  de  l'an  der- 
nier, lorsque  des  négociations  ont  été  engagées  à  ce  sujet  entre 
les  gouvernements  français  et  italien.  Nous  dirons  tout  à  l'heure 
où  elles  en  sont;  mais  une  des  conséquences  des  prétentions 
italiennes  a  été  supprimée  de  façon  fort  élégante,  c'est  celle 
touchant  l'impôt  de  capitation,  la  medjba. 

Le  résident  général,  dans  le  discours  qu'il  prononça  le 
10  novembre  1913,  à  l'ouverture  de  la  session  ordinaire  de  la 
conférence  consultative,  proposait  de  réduire  de  18  à  15  francs 
l'impôt  de  capitation  ou  medjba  auquel  étaient  soumis  les 
indigènes.  La  conférence  consultative  songea,  devant  cette 
proposition,  aux  exigences  italiennes.  Elle  pensa  que  les  Euro- 
péens, à  quelque  nationalité  qu'ils  appartinssent  ne  payaient 
pas  cet  impôt,  que  les  Tripolitains  devenus  sujets  italiens  béné- 
ficieraient de  ce  privilège  et  que  seuls  les  musulmans  protégés 
français  paieraient  un  impôt  auquel  les  musulmans  protégés 
italiens  échapperaient.  Elle  vit  qu'il  y  aurait  là  un  scandale 
qu'il  importait  d'éviter.  Par  un  geste  qui  lui  fait  grand  hon- 
neur, la  section  des  colons  français  de  la  conférence  consulta- 
tive, à  l'unanimité  de  ses  39  membres,  vota  la  déclaration  sui- 
vante : 

Dans  un  intérêt  supérieur  et  patriotique  et  en  vue  de  donner  à  la  France 
sa  liberté  d'action  en  Tunisie,  les  soussignés,  membres  de  la  section  fran- 
çaise de  la  conférence  consultative,  déclarent  demander  à  l'unanimité  : 

1°  Que  l'impôi.  de  capitation,  dit  medjba,  spécial  aux  indigènes  tuni- 
siens, soit  supprimé  ; 

2°  Qu'un  impôt  nouveau  soit  établi  sur  tous  les  éléments  de  la  popula- 
tion tunisienne  sans  distinction  entre  les  Européens,  les  indigènes  tuni- 
siens ou  étrangers  et  sans  exception  aucune; 

3°  Que  le  taux  de  cet  impôt  n'excède  pas  10  francs  et  qu'il  ne  puisse 
être  accru  par  aucun  accessoire  à  la  charge  de  la  population  qui  ne  paye 
pas  présentement  la  medjba. 

A  l'occasion  de  ce  vote  de  la  section  des  colons  français,  on 
a  rappelé  le  souvenir  de  la  nuit  du  4  août  ;  c'est  en  effet  un 
vote  des  plus  importants  et  on  n'est  guère  accoutumé  à  en  voir 
émettre  d'aussi  généreux  et  d'aussi  politiques  par  les  assem- 
blées délibérantes.  Le  bey  a  exprimé  le  désir  de  payer  l'impôt 
nouveau  comme  tous    ses   sujets  et  la  section   indigène  de  la 


LA   TUNISIE   ET   LES   TRTPOLITAINS  543 

conférence  a  témoigné  sa  satisfaction  d'une  décision  qui  pro- 
clame l'égalité  de  tous  devant  Timpôt,  et  qui  a  le  grand  avan- 
tage de  supprimer  une  des  conséquences  des  revendications 
italiennes. 

* 

Les  Tripolitains,  qu'ils  soient  ou  non  sujets  italiens,  ne 
seront  donc  pas  des  privilégiés  au  point  de  vue  de  l'impôt  ; 
mais  le  seront-ils  au  point  de  vue  de  la  justice?  C'est  sur  ce 
sujet  que  les  négociations  se  poursuivent.  Dans  les  derniers 
mois  de  1913,  un  régime  provisoire  est  intervenu  aux  termes 
duquel  les  autorités  italiennes  en  Tunisie  renoncent  à  délivrer 
des  certificats  de  nationalité  aux  soi-disant  Tripolitains  jusqu'à 
ce  que  le  statut  personnel  des  Tripolitains  établis  dans  la 
Régence  soit  définitivement  fixé.  La  situation  de  ces  derniers 
est,  en  attendant,  réglée  de  la  manière  suivante  :  les  certifi- 
cats antérieurs  au  mois  d'octobre  1913,  délivrés  par  les  auto- 
rités italiennes  de  Tunisie,  seront  laissés  entre  les  mains  de 
leurs  détenteurs,  mais  copie  en  sera  prise  toutes  les  fois  qu'un 
de  ces  détenteurs,  pour  une.  raison  quelconque,  se  présentera 
devant  les  autorités  tunisiennes.  Celles-ci  devront  établir  un 
rapport  sur  la  situation  de  l'intéressé  en  ce  qui  concerne  son 
origine,  la  date  de  sa  venue  en  Tunisie,  les  lieux  habités  par 
lui  dans  la  régence,  sa  profession,  etc..  Les  Tripolitains  venus 
en  Tunisie  après  l'annexion  de  la  Cyrénaïque,  avec  un  passe- 
port délivré  par  l'autorité  italienne,  visé  ou  non  par  l'autorité 
française  en  Tripolitaine,  seront  autorisés  à  rentrer  dans  ce 
pays,  sans  enquête,  avec  un  passeport  délivré  par  le  consulat 
italien  de  Tunis.  Ce  passeport  sera  visé  par  la  section  d'Etat 
du  gouvernement  tunisien.  Dans  l'intérieur  de  la  Régence,  les 
consuls  italiens  adresseront  les  indigènes  munis  d'un  passe- 
port italien  aux  contrôleurs  civils,  qui,  après  enquête,  enver- 
ront ce  passeport  à  la  résidence  générale,  avec  leur  avis  sur 
la  suite  à  donner  à  l'autorisation.  La  formule  du  visa  a  été  ainsi 
établie:  «  Visa  pour  autorisation  de  quitter  la  Tunisie,  toutes 
((  réserves  étant  faites  sur  la  nationalité  présente  et  future  die 
«  l'intéressé.  » 

Le  régime  provisoire  dont  nous  venons  de  donner  les  prin- 
cipales dispositions  aurait  dû  déjà  être  remplacé  par  des  dis- 
positions définitives.  On  pouvait  lire  il  y  a  quelques  jours  dans 
un  journal  d&  Tunis  (1),  l'écho  suivant  : 

(1)  La  Tunisie  Française  du  l^""  avril  l^li. 


544  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

Qu'est-ce  qu'un  Tripolitain?  Quand  il  n'est  pas  en  Tripolitaine,  qu'est-ce 
qu'un  Tripolitain?  La  question  reste  toujours  d'actualité,  et  un  fait  récent 
la  remet  à  l'ordre  du  jour. 

Quatre  indigènes,  inculpés  de  vol  qualifié,  sont  détenus  en  ce  moment 
jusqu'à  leur  comparution  par  devant  la  juridiction  criminelle  de  l'Ouzara. 
Ils  prouvent,  par  des  papiers  authentiques,  leur  qualité  de  Tripolitains, 
donc  sujets  italiens,  et  prétendent  à  la  qualité  de  justiciables  des  tribu- 
naux français. 

Voilà  les  magistrats  fort  en  peine.  Aucun  avocat  n'est  encore  constitué. 
Mais  il  est  hors  de  doute  que  l'avocat  constitué  soulèvera  l'incompétence 
de  l'Ouzara.  Alors  ? 

Il  y  a  un  grand  intérêt  à  ce  que  la  question  de  juridiction 
soit  définitivement  fixée  et  il  ne  peut  y  avoir  d'hésitation  sur 
le  choix  à  faire.  Les  Tripolitains  résidant  en  Tunisie,  qu'ils 
soient  sujets  italiens  ou  non,  doivent  relever  des  tribunaux 
indigènes  et  non  des  tribunaux  français.  Il  n'y  a  aucune  assi- 
milation à  faire  entre  le  régime  des  musulmans  algériens,  qui 
relèvent  en  Tunisie  des  tribunaux  français,  et  celui  qu'on  vou- 
drait faire  accorder  aux  Tripolitains.  La  France,  alors  qu'elle 
n'avait  aucune  autorité  en  Tunisie,  avait  réclamé  pour  ses 
sujets  algériens  le  privilège  d'être  jugés  par  ses  tribunaux 
consulaires,  auxquels  ont  succédé  les  tribunaux  français  ; 
aujourd'hui  la  justice  indigène  présente  en  Tunisie  des  garan- 
ties qu'elle  n'offrait  pas  alors.  Il  n'est  pas  possible  d'admettre 
que  les  Tripolitains  soient  soustraits  aux  tribunaux  indigènes. 
L'Italie  s'est,  paraît-il,  rangée  à  cet  avis,  mais  elle  demande- 
rait que  le  consul  d'Italie  reçût  notification  de  la  citation 
adressée  aux  Tripolitains.  Le  gouvernement  français  aurait, 
assure-t-on,  consenti  à  cette  notification  qui  ne  donnerait  au 
consul  aucun  droit  d'intervenir  dans  la  procédure,  à  la  condi- 
tion que  le  gouvernement  italien  en  usât  de  même  en  Tripoli- 
taine et  notifiât  aux  consuls  français  les  citations  adressées 
aux  Tunisiens  résidant  dans  la  colonie.  Or  le  gouvernement 
italien  n'admettrait  pas  cette  réciprocité,  qui  est  loin  cependant 
d'équivaloir  à  ce  que  nous  lui  accordons,  les  Tunisiens  étant 
peu  nombreux  en  Tripolitaine.  C'est  là  une  prétention  étrange, 
qui,  si  elle  s'est  produite,  devrait  amener  le  gouvernement 
français  à  refuser  la  notification  aux  consuls  italiens. 

Au  cours  de  la  discussion  du  budget  des  Affaires  étrangères 
à  la  Chambre,  le  10  mars  dernier,  M.  Doumergue,  ministre 
des  Affaires  étrangères,  a  fait  allusion  à  ces  négociations  : 

«  Sur  les  frontières  méridionales  de  la  Tunisie,  les  succès  de 
«  l'Italie  en  Tripolitaine  nous  ont,  a-t-il  dit,  donné  un  nouveau 
«  voisin.  Fidèles  à  nos  engagements  antérieurs,  nous  avons 
<(  volontiers  reconnu  l'annexion  de  la  Libye  et  de  la  Cyrénaïque 


LA   TUNISIE   ET   LES   TRIPOLITAINS  545 

«  par  la  nation  voisine,  donnant  à  celle-ci,  en  même  temps  qu'un 
«  nouveau  témoignage  de  nos  sentiments  de  sincère  amitié,  la 
«  preuve  de  la  parfaite  loyauté  de  notre  politique.  Je  ne  doute 
M  pas  que,  dans  les  questions  que  pourra  faire  naître  entre  nos 
«  deux  pays  ce  nouveau  voisinage,  l'Italie  ne  se  souvienne  de 
«  notre  attitude  et  ne  montre  le  même  esprit  de  franche  amitié 
«  dont  nous  avons  usé  à  son  égard.  »  Nous  ne  savons  encore 
toutes  les  concessions  auxquelles  a  consenti  le  gouvernement 
français,  mais  il  semble  bien  que  ce  n'est  pas  lui  qui  s'est 
montré  le  plus  exigeant. 

Nous  avons  un  très  grand  intérêt  à  conserver  à  l'égard  des 
Tripolitains,  nombreux  en  Tunisie,  des  pouvoirs  de  police 
tout  aussi  larges  que  ceux  que  nous  avons  sur  nos  propres 
sujets  et  à  ne  pas  fournir  à  l'Italie  les  moyens  d'accroître  la 
clientèle  qu'elle  a  déjà  dans  la  Régence.  Si  nos  négociateurs 
sont  allés  jusqu'à  accorder  la  notification  aux  consuls  italiens 
et  se  heurtent  de  la  part  de  l'Italie  à  un  refus  de  réciprocité, 
il  serait  bon  qu'ils  songeassent  à  un  argument  de  grand  poids 
qui  est  à  leur  disposition.  Nous  pouvons,  par  une  signification 
faite  un  an  à  l'avance,  dénoncer  les  conventions  franco-ita- 
liennes de  1896.  L'Italie  perdrait  à  cette  dénonciation  le  droit 
de  pèche  pour  ses  nationaux  sur  la  côte  tunisienne  et  le  droit 
d'entretenir  des  écoles  italiennes  en  Tunisie.  Des  hommes  poli- 
tiques italiens  comme  M,  Luzzatti  ont  écrit  que  l'Italie  n'aurait 
pas  avantage  à  être  trop  intransigeante  sur  la  question  de  la 
justice  à  accorder  aux  Tripolitains,  si  cette  intransigeance 
amenait  la  France  à  la  dénonciation  des  conventions  de  1896. 
Il  ne  faut  pas  que  le  désir  d'être  conciliant  nous  conduise 
jusqu'à  une  capitulation  qui  compromettrait  gravement  notre 
prestige  et  notre  influence  sur  les  indigènes  de  la  Régence. 

Edouard  Payek. 


QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii. 


LE    ROLE 

DES  FORCES  NAVALES   ANGLO-FRANÇAISES 

DANS    LA  MÉDITERRANÉE 


Nous  tenons  à  dire,  en  présentant  cette  étude  à  nos  lecteurs,  que  les. 
idées  qui  y  sont  émises,  relativement  à  l'emploi,  en  cas  de  guerre,  des 
escadres  française  et  anglaise  de  la  Méditerranée,  sont  personnelles  à 
Fauteur,  et  qu'il  n'y  a  pas  de  corrélation  à  établir  entre  ce  plan  et  celui 
quia  pu  être  arrêté  par  notre  état-major  général  de  la  marine.  Mais  il  est 
bon  que  le  public  soit  éclairé  sur  les  possibilités  de  la  guerre  navale  en 
Méditerranée.  On  verra  que  M.  le  commandant  Poidloue  est  un  partisan 
assez  tiède  du  rapatriement  du  19^  corps  en  France,  qui  ferait  courir  des 
dangers  à  notre  Afrique  du  Nord  et  aurait,  en  outre,  l'inconvénient  de 
réduire  notre  flotte  à  une  action  purement  défensive,  au  moins  pendant  la 
première  période  des  hostilités.  Les  avantages  d'une  offensive  immédiate 
dans  l'Adriatique,  dont  il  est  question  dans  les  pages  qui  suivent,  ont  été 
déjà  signalés  dans  cette  Revue.  —  (N.  D.  L.  R.) 

Un  vice-amiral,  commandant  en  chef  l'escadre  de  la  Médi- 
terranée, interrogé  un  jour  par  les  membres  d'une  commis- 
sion parlementaire  sur  le  nombre  et  l'espèce  d'unités  qui,  à 
son  avis,  devraient  composer  la  llotte  française,  répondit  qu'il 
ne  saurait  avoir  d'opinion  justifiée  à  ce  sujet  tant  qu'il  ne  serait 
pas  iixé  sur  les  forces  ennemies  que,  dans  l'esprit  du  gouver- 
nement, elle  serait  appelée  à  combattre. 

A  l'heure  actuelle,  bien  que  ne  constituant  pour  raisons  bud- 
gédaires  qu'un  minimum  insuflisant,  notre  programme  naval 
semble  avoir  pour  base  une  entente  avec  l'Angleterre  et  la 
Russie  et  pour  but  la  lutte  contre  l'Allemagne,  l'Autriche  et 
l'Italie. 

En  outre,  on  peut  inférer  de  la  concentration  de  toutes  nos 
unités  de  valeur  dans  la  Méditerranée,  que  l'Angleterre  tiendra 
tête  avec  la  Home  Fleet  aux  forces  allemandes  dans  la  mer  du 
Nord,  et  que  notre  armée  navale,  avec  l'adjonction  des  deux 
escadres  de  croiseurs  de  Malte,  devra  assurer  la  maîtrise  de  la 
Méditerranée  contre  les  escadres  austro-italiennes. 

Le  rapporteur  du  budget  de  1012,  pour  répondre  aux  objec- 
tions formulées  contre  cette  concentration  qui  laisse  sans  dé- 
fense active  tout  notre  littoral  maritime  de  la  Bidassoa  à  Dun- 
kerque,  déclarait  au  Parlement  : 

Il  est  indispensable  que  nous  soyons  maîtres  de  la  mer  dans 
la  Méditerranée  : 


LES    FORGES    NAVALES   ANGLO-FRANÇAISES   DANS    LA    MÉDITERRANÉE   547 

i"  Pour  rapatrier  le  19^  corps,  composé  de  troupes  aguerries, 
ainsi  que  les  troupes  noires  auxquelles  on  compte  faire  appel 
comme  compensation  du  fléchissement  de  la  natalité  en 
France  ; 

2°  Pour  pouvoir  continuer  à  nous  faire  ravitailler  par 
l'Afrique  du  Nord  qui  est  et  qui  sera  de  plus  en  plus,  pour  la 
France,  un  grenier  d'abondance  ; 

3°  Pour  avoir  la  faculté  d'envoyer  des  troupes  de  seconde 
ligne  en  Afrique,  si  une  insurrection  s'y  produisait,  comme  en 
1870,  pendant  une  guerre  européenne  ; 

4"  Pour  empêcher  l'Italie  de  mettre  la  main  sur  la  Tunisie 
où  les  débarquements  seraient  autrement  faciles  que  dans  le 
Nord  et  l'Ouest  de  la  France,  où  les  assaillants,  à  moins  de 
s'être  emparés  immédiatement  d'un  point  fortifié,  auraient 
les  plus  grandes  chances  d'être  coupés  de  leurs  communications 
et  rejetés  à  la  mer; 

5°  En  vue  d'exercer  une  pression  sur  l'Italie,  éventuellement 
de  lui  apporter  au  besoin  notre  appui,  si  elle  était  menacée  par 
l'Autriche  (1). 

L'honorable  rapporteur  aurait  pu  ajouter  que  les  forces 
franco-anglaises  devraient  encore  protéger  les  possessions  de 
l'Angleterre  dans  la  Méditerranée,  notamment  l'Egypte,  et 
assurer  la  libre  circulation  de  son  commerce  transitant  par  les 
Dardanelles  et  le  canal  de  Suez. 

Sans  vouloir  examiner  un  à  un  tous  les  motifs  invoqués  ci- 
dessus,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  faire  des  réserves 
sur  ce  rapatriement  du  19"  corps,  opération  aléatoire,  en  tout 
cas  très  dangereuse,  et  dont  on  ne  devrait  pas  avoir  besoin 
dans  un  pays  bien  organisé,  ainsi  que  le  disait  M.  le  général 
Gherfils  dans  un  article  récent. 

On  peut  même  se  demander  si,  le  jour  où  la  Triple  Entente 
serait  en  lutte  avec  la  Triple  Alliance,  une  insurrection  dans 
l'Afrique  du  Nord  ne  nous  obligerait  pas  à  y  envoyer  soit  des 
troupes  noires,  soit  des  troupes  blanches  de  deuxième  ligne- 
Or,  il  est  admis  que  les  opérations  de  cet  ordre  n'ont  de  réelles 
chances  de  réussite  que  si  on  est  maître  de  la  mer,  au  moins 
temporairement. 

Pour  réfuter  cette  manière  de  voir,  on  ne  peut  légitimement 
s'appuyer  sur  le  fait  qu'en  1903,  la  flotte  russe  de  Port-Arthur 
existant  encore,  les  Japonais  ont  effectué  avec  sécurité  le  trans- 
port de  leurs  armées  en  Mandchourie,  car  après  l'attaque  du 


(1)  Cette  éventualité  a  été  émise  en    1912.  Elle  serait    beaucoup    plus    douteuse 
aujourd'hui.  —  (N.  D.  L.  R.) 


348  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

S  février,  cette  même  Hotte  était  provisoirement  réduite  à 
l'impuissance,  et  ce  serait  une  grave  imprudence  de  notre  part 
àe  tabler  sur  une  inertie  de  l'ennemi  aussi  invraisemblable  que 
celle  des  forces  maritimes  russes  pendant  les  premiers  mois  de 
îa  guerre  russo-japonaise. 

Si  l'amiral  Makarow  avait  vécu,  il  est  plus  que  probable  que 
les  mouvements  de  troupes  par  mer  des  Japonais  auraient  été 
considérablement  gênés  ou  même  complètement  arrêtés,  ce 
îjoi  les  aurait  mis  dans  l'obligation  de  n'utiliser  que  les  seules 
toutes  de  Corée  et  aurait  modifié  singulièrement  la  face  des 
«hoses. 

Avant  de  songer  à  l'envoi,  en  Algérie,  des  troupes  de  deuxième, 
5îgne  et  au  rapatriement  consécutif  du  19*  corps,  il  est  donc 
}ogiquede  chercher  à  s'assurer  la  maîtrise  définitive  ou  momen- 
lanée  de  la  mer. 


Si  l'on  fait  abstraction  de  la  petite  escadre  que  rx\llemagne 
iiitretient  maintenant  dans  la  Méditerranée,  les  forces  navales 
gue  nous  sommes  exposés  à  avoir  pour  adversaires  dans  cette 
jBer  sont  celles  de  l'Autriche  et  de  l'Italie.  Nous  ne  voulons 
pas  rechercher  ici  si  les  accords  méditerranéens  conclus  par 
ïitalie  avec  la  France  et  avec  l'Angleterre,  notamment  à 
Tépoque  oij  nos  voisins  transalpins  voulaient  avoir  leurs  cou- 
iHs  franches  pour  la  Tripolitaine,  s'opposeraient  encore,  à 
î'feeure  qu'il  est,  à  une  coopération  navale  de  l'Autriche  et  de 
yitalie,  et  d'une  façon  générale,  au  jeu  de  la  Triple  Alliance 
.ara  Méditerranée.  Malgré  les  récentes  déclarations  du  marquis 
ii%  San  Giuliano  affirmant  au  député  Barzilaï  qu'aucune  stipu- 
lation nouvelle  n'était  intervenue  entre  l'Italie  et  ses  deux 
^iés,  nous  croyons  plus  prudent  de  ne  pas  partager  l'opti- 
2ïisme  du  Premier  lord  de  l'Amirauté  qui  n'admettait  pas 
çis'une  puissance,  ayant  entretenu  depuis  si  longtemps  des  rela- 
iifms  cordiales  avec  l'Angleterre,  pourrait  menacer  les  pos- 
i€ssions  anglaises  de  la  Méditerranée  et  envoyer  ses  vaisseaux 
sb  guerre  courir  sus  aux  bâtiments  de  commerce  anglais.  Et 
^ur  étudier  l'action  combinée  des  fiottes  franco-anglaises  dans 
jki  Méditerranée,  nous  supposerons  le  pire,  c'est-à-dire  le  cas 
d'une  lutte  contre  les  marines  réunies  de  l'Autriche  et  de 
ÎTItalie. 
La  balance  des  forces  s'établit  alors  comme  il  suit  : 
L'escadre  autrichienne  comprend  deux  dreadnoughls  de 
20.000  tonneaux,  de  construction  récente,  armés  de  12  canons 
ie  305  millimètres  en  tourelles  triples,  et  de   12   canons    de 


LES   FORGES   NAVALES   ANGLO-FRANÇAISES    DANS   LA   MÉDITERRANÉE    5iS 

14  centimètres  contre  les  croiseurs  légers,  les  destroyers  et  les 
sous-marins;  leur  vitesse  est  de  20  nœuds. Ces  bâtiments,  si  IW 
en  juge  par  les  bruits  qui  ont  circulé  à  Vienne,  auraient  une 
surcharge  considérable  et  manqueraient  de  solidité  et  'd« 
stabilité. 

Une  augmentation  de  tonnage  et  d'importantes  améliorationt 
auraient  été  apportées  aux  deux  derniers  navires  du  mêm* 
groupe  en  construction.  Ils  sont  considérés  en  AngleterK 
comme  surchargés  d'artillerie  (over-gunned!. 

Les  seuls  autres  navires  qu'on  puisse  considérer  comme  m>&- 
dernes  sont  les  3  Radetzky,  armés  de  4  canons  de  305  milli- 
mètres et  de  8  de  23  centimètres,  vitesse  20  n.  3,  assimilables 
à  nos  Démocratie,  bien  que  moins  protégés. 

Trop  chargés  d'artillerie,  relativement  bas  sur  l'eau,  ik 
seraient  gênés  pour  combattre  avec  une  mer  agitée. 

Le  souvenir  de  la  bataille  de  Lissa  et  de  l'énergique  amicaï 
Tégethoff  (1)  sont  restés  très  vivants  dans  la  mémoire  des  ma- 
rins autrichiens  et  leur  entraînement  s'en  ressent. 

Méthodiquement  organisées,  les  forces  navales  autrichienne» 
ont  été  mobilisées  très  rapidement  pendant  la  guerre  des 
Balkans  sans  que  les  journaux  en  aient  fait  mention. 

En  résumé,  la  marine  autrichienne  est  une  marine  trèe 
sérieuse  où  l'on  travaille  beaucoup. 

L'escadre  italienne  comprend  trois  puissants  dreadnoughtt 
neufs  : 

Le  Dante  Alighieri  de  18.500  tonnes,  armé  de  12  canons 
de  303  millimètres  en  tourelles  triples  et  de  20  de  11  cm.  k^ 
vitesse  23  nœuds; 

Le  Gialio  Cesare  et  le  Leonardo  di  Vinci^àsi,  21.500  tonnes, 
armés  de  13  canons  de  303  millimètres  en  tourelles  triples  efc 
doubles,  20  de  11  cm.  4,  vitesse  22  nœuds. 

Le  premier  de  ces  3  cuirassés  et  même  les  deux  autres  soat 
trop  chargés  d'artillerie  ;  dans  la  Rivista  maritima,  un  contre- 
amiral  italien,  parlant  de  la  forte  surcharge  des  deux  derniers, 
disait  que  cette  augmentation  de  tirant  d'eau,  même  aux  dépens 
de  la  vitesse,  serait  un  bien  parce  que  les  navires  italiens  sont 
mal  protégés  au-dessous  de  la  flottaison,  un  roulis  de  3  degré* 
mettant  à  découvert  les  parties  non   cuirassées  de  la  coque  ! 

On  peut  faire   entrer  en  ligne  de  compte    les  4    Homa  de 

(1)  Les  seules  instructions  qu'avait  l'amiral  Tégethoff  de  son  gouvernement,  «c 
1866,  lui  défendaient  d'entreprendre  quoi  que  ce  soit  «  Was  die  Sicherheit  d^ 
Srhiffe  gefjirhden  kOnnte  »  qui  put  compromettre  la  sécurité  de  ses  bàtimeuts. 
L'amiral,  pendant  la  guerre  des  Duchés,  avait  livré  un  combat  très  honorable  à  ua« 
flotte  danoise  supérieure  en  nombre  (affaire  A' Héligoland)  et  inspirait  une  confiance 
absolue  à  ses  subordonnés. 


550  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALKS 

12.500  tonnes,  bâtiments  très  inférieurs,  armés  seulement 
de  2  canons  de  30o  millimètres  et  de  12  de  19  centimètres,  avec 
une  cuirasse  maxima  à  la  ceinture  de  250  millimètres,  alors 
que  les  canons  de  240  millimètres  des  Danton  percent  la 
même  épaisseur  d'acier  Krupp  à  7.000  mètres, 

ïl  y  a  aussi  pour  les  dreadnoughts  un  inconnu  en  ce  qui 
concerne  les  tourelles  triples  qui  sont  très  discutées,  quoique 
leurs  essais  aient  été  satisfaisants. 

Les  2  Brin  de  13.500  tonnes  avec  leurs  15  centimètres  de 
cuirasse  ne  peuvent  être  considérés  comme  navires  de  ligne 
malgré  leurs  4  canons  de  305. 

Comme  croiseurs,  les  seuls  acceptables,  quoique  outils  très 
médiocres,  sont  les  4  San  Giorgio  (1)  de  9.500  tonnes  armés 
de  4  canons  de  25  centimètres  et  ayant  atteint  seulement 
23  nœuds  aux  essais. 

Bien  que  n'ayant  pas  eu  d'ennemis  flottants  à  combattre, 
l'escadre  italienne  a  dû  sérieusement  bénéficier  de  sa  période 
d'activité  pendant  la  guerre  italo-turque,  où  elle  a  été  sur  le 
pied  de  guerre  et  a  pu  éprouver  son  matériel  d'artillerie  et  ses 
appareils  moteurs. 

Passons  maintenant  aux  forces  anglo-françaises. 

A  l'heure  actuelle  les  forces  anglaises  de  Malte  comprennent  : 

1°  Trois  croiseurs  de  bataille  (battle  cruisers),  Vlnflexible, 
Ylndefatigable^  Y Indoniitable  de  17.500  tonnes  à  18.500  tonnes, 
armés  de  8  canons  de  305  millimètres  et  de  16  de  102  milli- 
mètres, protégés  par  une  cuirasse  de  178  millimètres  et  ayant 
atteint  aux  essais  des  vitesses  de  26  à  28  nœuds. 

V Indoniitable  a  effectué  la  traversée  de  l'Atlantique  à  une 
vitesse  moyenne  de  25  noeuds; 

2°  Quatre  croiseurs  cuirassés  modernes  de  13.500  tonnes  à 
14.500  tonnes  :  Defence, Black  Prince,  l\arrior,Duke  ofEdin- 
burgy  armés  de  6  canons  de  23  centimètres  et  de  pièces  de 
15  centimètres  avec  une  vitesse  de  22  à  23  nœuds; 

3°  Six  croiseurs  légers; 

4"  Seize  bons  destroyers  de  haute-mer. 

L'armée  navale  française  se  compose  : 

1°  Des  6  Danton  auxquels  on  attribue  à  tort  le  nom  de 
«  dreadnought  »  avec  lequel  ils  nont  aucun  rapport;  la  carac- 
téristique de  ce  dernier  type  étant  d'avoir  une  artillerie  com- 
prenant un  seul  gros  calibre  (ail  big  guns).  Le  premier 
dreadnought   date    de    1906,   porte  10   pièces    de    305   milli- 


(1)  Le  San  Giorgio,  à  la  suite  de  son  échouage  récent,  est  actuellement  indispo- 
nible pour  plusieurs  mois. 


LES  FORCES  NAVALES  ANGLO-FRANÇAISES  DANS  LA  MÉDITERRANÉE  o51 

mètres.  Armés  de  4  canons  de  305  millimètres  et  de  12  pièces 
de  24ceQtimètres,  les  Danton  ont  atteint  20  nœuds  aux  essais. 

Par  suite  d'erreurs  commises  dans  le  tracé  des  ailettes  de 
leurs  turbines,  leurs  dépenses  de  charbon  sont  considérables 
{1,7  comparées  à  1  de  la  Démocratie). 

Ils  n'ont  pas  de  chauffe  mixte  au  pétrole  et  ne  sont  pas  munis 
de  filets  BidUvanl  (1 1  ce  qui  constitue  un  danger  à  cause  de  la 
rigidité  de  trajectoire,  de  la  vitesse  et  de  la  puissance  explo- 
sive des  nouvelles  torpilles  à  air  réchauffé. 

2°  Les  2  JeanBart  et  Courbet  de  23.000  tonneaux,  armés  de 
12  pièces  de  305  millimètres  dont  4  ne  sont  pas  sur  la  ligne 
axiale  et  de  22  pièces  de  14  centimètres,  vitesse  20  à  21  nœuds. 
On  regrette  aujourd'hui  cette  disposition  des  grosses  pièces  que 
toutes  les  marines  ont  abandonnée.  Ces  huit  bâtiments  sont  bien 
protégés  contre  l'artillerie  et  contre  le  chavirement  —  danger 
le  plus  à  craindre. 

3"  Les  5    Démoa:atie^  navires  de    15.000    tonnes,    vitesse 

19  nœuds,  armés  de  4  canons  de  305  millimètres  et  de  18  de 
16  centimètres  ou  de  10  de  19  centimètres.  Très  bien  aménagés 
contre  le  chavirement,  ils  n'ont,  sauf  à  la  partie  avant,  aucune 
protection  latérale  au-dessus  de  leurs  épaisses  cuirasses  de 
liane. 

Leur  tenue  à  la  mer  est  médiocre  par  vent  debout,  parce 
qu'ils  sont  trop  chargés  de  l'avant. 

Non  seulement  ils  n'ont  pas  de  filets  Bullivant,  mais  encore 
ils  ont  le  défaut  d'avoir  des  mâts  militaires  très  volumineux 
destinés  à  être  sûrement  jetés  bas  comme  l'ont  prouvé  de  nom- 
breux exemples  dans  la  guerre  russo-japonaise. 

4°  Il  faut  ajouter  à  cette  liste  le  Siiffren  qui  peut  rendre  des 
services,  bien  que  sa  vitesse  inférieure  soit  gênante  (18  nu^uds). 

5"  Cinq  croiseurs  type  Léon-Gambetta  de  13.000  tonneaux 
et  V Ernest-Renan  de  14.000  tonneaux,  d'une  vitesse  de 
22  nœuds  pour  les  premiers  et  de  23,  5  nœuds  pour  le 
second. 

Le  5  «  Gambetta  »  ont  4  canons  de  19  centimètres  et  12  de 
16  centimètres;  le  «   Renan  »,  14  canons  de  19  centimètres  et 

20  de  65.  Leur  manque  de  vitesse  les  met  dans  l'impossibilité 
d'éclairer  les  escadres  (2). 

-(1)  Ces  filets  Bullivant  se  mettent  en  place  et  se  relèvent  en  quatre  ou  cinq  mi- 
nutes; ils  permettent  de  donner  une  vitesse  de  8  à  10  nœuds.  Tous  les  navires  mo- 
dernes étrangers  cuirassés  ou  grands  croiseurs  en  sont  pourvus, 

(2)  Nous  ne  comptons  pas  le  Wal'lec/c-Rousseau,  frère  du  Renan,  qui  a  fait  de 
graves  avaries  en  échouant  au  golfe  Jouan,m.om\\Age  que  l'escadre  aurait  dû  quitter 
dès  qu'un  violent  coup  de  Sud-Sud-Est  s  est  déclaré.  Son  indisponibilité  durera  au 
moins  quatre  mois  et  demi. 


552  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

Quant  à  la  réunion  des  croiseurs  baptisée  pompeusement 
Escadre  du  Nord^  elle  est  composée  de  navires  sans  aucune 
valeur  militaire,  qui  n'ont  ni  vitesse,  ni  artillerie  suffisantes. 
Construits  trop  légèrement,  leurs  missions  pressées  à  l'étran- 
ger ont  toujours  été  ralenties  par  des  avaries,  ruptures  d'arbres 
ou  autres. 

Il  faut  en  conserver  quelques-uns  pour  le  service  extérieur, 
mais  en  ne  leur  demandant  que  des  vitesses  soutenues  de 
paquebots  anciens. 

Nous  nous  refusons  absolument  à  citer  parmi  les  navires 
de  combat  les  cuirassés  de  l'ancienne  escadre  d'instruction, 
c'est-à-dire  les  Gaulois^  Bouvet^  Saint-Louis,  Jauréguiberry, 
Charlemagne. 

Il  suffit  de  suivre  les  tirs  réels  faits  en  France  où  à  l'étranger 
sur  des  navires  de  même  ordre,  le  Hoche,  le  San  Marco, 
VEmpress  of  India,  qui  ont  tous  été  mis  à  mal  dès  les  premières 
bordées  de  l'artillerie  actuelle. 

De  même  il  faut  reconnaître  que  la  moitié  de  nos  destroyers, 
construits  trop  légèrement,  résisteraient  difficilement  aux 
fatigues  d'une  campagne  prolongée. Quant  à  leurs  vitesses,  elles 
ne  sont  le  plus  souvent  que  des  vitesses  d'expériences  qu'ils  ne 
retrouvent  plus. 

Gomme  pour  nos  sous-marins  qui  sont  bons  en  général,  leur 
durée  d'existence  est  fixée  à  dix-sept  ans,  durée  exagérée:  en 
Angleterre  et  en  Allemagne  elle  n'est  que  de  douze  ans. 

Nous  sommes  en  retard  pour  les  torpilles  ;  on  conserve  la 
450  millimètres  alors  que  les  nations  étrangères  ont  adopté 
déjà  depuis  longtemps:  l'Angleterre  et  l'Amérique  la  533  mil- 
limètres, l'Allemagne  b  500  millimètres  (série  des  cuirassés 
type  Helgoland,  1908). 

On  n'a  tenu  aucun  compte  pour  le  service  des  mines  des 
enseignements  si  féconds  de  la  guerre  russo-japonaise. 

Nos  mouilleurs  de  mines  le  Cerbère  et  le  Pluton  avec  leur 
tonnage  insuffisant  560  tonneaux,  leur  faible  vitesse  20  nœuds, 
sont  incapables  de  remplir  leur  office  qui  est  d'aller  mouiller 
des  mines  devant  les  ports  ennemis  et  ne  peuvent  même  pas 
suivre  l'escadre  dès  qu'il  y  a  de  la  mer. 

Us  seraient  une  proie  trop  facile  pour  les  petits  croiseurs 
italiens,  autrichiens,  allemands  Spaun,  Bixio,  Magdeburg... 
qui  ont  donné  27  ou  28  nœuds  aux  essais. 

On  voit  que  nous  ne  ménageons  pas  plus  à  notre  matériel 
qu'à  celui  de  l'étranger  les  critiques  que  nous  croyons  mé- 
ritées. Mais  nous  tenons  à  ajouter,  en  ce  qui  regarde  le  per- 
sonnel, que  nos  équipages  et  nos  officiers  sont  remarquables 


LES    FORCES    NAVALES    ANGLO-FRANÇAISES    DANS    LA    MÉDITERRANÉE     553 

au  point  de  vue  de  la  valeur  militaire  et  de  la  discipline.  Il 
serait  seulement  souhaitable  d'avoir  pour  commandernos  grands 
bâtiments  des  officiers  plus  jeunes. 

* 

*  * 

Pour  nous  résumer,  nous  constatons  que  les  forces  anglo- 
françaises  comprennent  à  l'heure  actuelle  dix-sept  cuirassés  ou 
croiseurs  de  bataille  dont  deux  dreadnoughts,  et  que  les 
Austro-Italiens  sont  en  mesure  de  mettre  en  ligne  cinq  dread- 
noughts et  sept  cuirassés,  soit  un  total  de  douze. 

On  peut  en  conclure  que  nous  serions  à  l'heure  actuelle  su- 
périeurs à  nos  adversaires  dans  la  Méditerranée. 

A  moins  que  les  idées  de  nos  gouvernants  ne  se  modifient 
profondément,  il  y  a  tout  lieu  de  croire  que,  s'il  y  a  un  conilit 
entre  les  deux  grands  groupements  de  puissances  européennes, 
ce  sera  l'Allemagne  qui  déchaînera  la  guerre  et  il  est  à  pré- 
sumer que  cette  guerre  débutera  par  une  attaque  brusquée 
des  forces  ennemies.  Fait  à  méditer:  en  170  ans  il  y  a  eu 
110  guerres  déclarées  par  la  voix  du  canon. 

Dans  le  cas  oîi  l'Italie  se  rangerait  résolument  au  point  de 
vue  naval  du  côté  des  agresseurs,  les  deux  escadres  italienne 
et  autrichienne  informées  à  l'avance  auront  devant  elles  le 
temps  nécessaire  pour  opérer  leur  jonction,  qui  s'effectuera 
probablement  dans  le  golfe  de  Tarente,  sans  que  l'armée 
navale  française  puisse  songer  à  s'opposer  à  leur  réunion. 

Il  est  même  vraisemblable  qu'elles  auront  quelques  jours 
devant  elles  pour  essayer  de  mettre  au  point  leur  place  de 
bataille,  organiser  leurs  moyens  de  communication  par  pa- 
villons T.  S.  F.  et  en  plus  manœuvrer  de  concert. 

Conduire  au  combat  des  escadres  de  nationalités  différentes 
a  été  de  tout  temps  un  problème  délicat;  mais  bien  qu'on  puisse 
faire  la  même  remarque  pour  les  forces  anglo-françaises,  il 
n'en  subsistera  pas  moins  un  sérieux  avantage  en  notre 
faveur.  Le  rôle  des  croiseurs  de  bataille  anglais  qui  doivent 
suivant  toute  probabilité  constituer  l'aile  rapide  (the  fast 
wing)  de  la  flotte  anglo-française,  est  en  effet  autrement  facile 
à  préciser  que  celui  des  dreadnoughts  italiens  et  autrichiens. 

La  question  du  commandement  suprême  peut  occasionner 
déjà  une  source  de  froissements  entre  Italiens  et  Autrichiens. 
Il  est  à  supposer  que,  vu  la  supériorité  de  leur  nombre,  les 
Italiens  réclameront  cette  prérogative.  Réunira-t-on  dans  le 
même  corps  de  bataille  les  cinq  unités  les  plus  puissantes  pour 
lormer  un  groupe  homogène,  ou  bien  chacune  des  alliées  con- 


554  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

servera-t-elle  son  autonomie  ?  Même  en  admettant  que,  dès  le 
temps  de  paix,  les  états-majors  généraux  se  soient  mis  d'ac- 
cord, l'amiralissime  aura  beaucoup  de  peine  à  manier  à  son 
gré  les  forces  placées  sous  ses  ordres,  chaque  marine  ayant 
ses  idées  et  ses  traditions  de  manœuvre.  Et  malgré  le  désir 
sincère  de  s'entendre,  il  régnera  toujours  dans  les  esprits  une 
certaine  méfiance,  surtout  si  le  commandant  en  chef  est  amené 
à  engager  le  combat  avec  l'escadre  qui  n'appartient  pas  à  sa 
propre  nationalité.  Entre  l'Autriche  et  l'Italie  il  existe  en 
effet  tant  de  causes  anciennes  et  permanentes  de  rancunes,  de 
désunion,  de  mésintelligences:  irrédentisme,  questions  reli- 
gieuses, questions  d'influence  en  Albanie  ! 

En  France,  à  l'époque  où  les  escadres  étaient  réparties  entre 
le  Nord  et  le  Midi,  on  a  reconnu  l'impérieuse  nécessité  de  les 
grouper  de  temps  à  autre.  Bien  qu'ayant  les  mêmes  livres  de 
signaux  et  la  même  tactique,  elles  ne  parlaient  pas  la  même 
langue,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi  ! 

Pour  en  revenir  aux  escadres  austro-italiennes,  si  elles  se 
sont  rencontrées,  la  flotte  anglo-française  qui  a  une  vitesse 
inférieure  à  la  flotte  ennemie,  n'aura  le  contact  qu'à  l'heure 
choisie  par  cette  dernière,  à  moins  qu'en  menaçant  la  côte 
d'Italie  du  côté  de  Naples  et  de  Castellamare  et  en  insultant  les 
côtes  italiennes  par  de  rapides  coups  de  main,  on  ne  crée  un 
mouvement  d'opinion  publique,  qui  oblige  la  flotte  austro- 
italienne  à  venir  au-devant  de  la  bataille. 

Ce  qui  précède  est  basé  sur  une  déclaration  de  guerre  ino- 
pinée; mais  dans  tous  les  cas,  on  est  en  droit  d'attendre  du 
gouvernement  de  la  Défense  nationale  qu'il  prenne,  dès  qu'il 
y  aura  des  apparences  de  tension  politique  aiguë,  des  mesures 
immédiates  comme  si  la  guerre  était  à  la  veille  d'éclater. 

Il  est  indispensable  qu'il  n'y  ait  pas  la  moindre  hésitation  à  ce 
sujet,  sous  le  fallacieux  prétexte  que  ces  mesures  préventives 
pourraient  être  considérées  comme  équivalentes  à  une  déclara- 
tion de  guerre.  Les  mouvements  des  deux  marines  ennemies 
devront  être  surveillés  de  très  près  et  ceci  est  l'affaire  du  ser- 
vice d'espionnage,  de  ce  service  que  les  étrangers  savent  si 
bien,  si  on  en  croit  des  bruits  persistants,  faire  fonctionner 
dans  notre  port  de  Toulon.  Toute  descente  simultanée  des 
deux  escadres  autrichienne  et  italienne  vers  le  Sud  de 
l'Adriatique  ne  peut  être  envisagée,  en  temps  de  tension  poli- 
tique aiguë,  que  comme  un  acte  préliminaire  d'hostilité. 

Nous  devons  admettre  que  notre  armée  navale  aura  été 
approvisionnée  en  bon  charbon  et  qu'on  aura  soigneusement 
débarqué  notre  charbon   habituel  qualifié  par  un  amiral  de 


LES    FORCES    NAVALES   ANGLO-FRANÇAISES    DANS    LA   MÉDITERRANÉE    555 

charbon  de  la  Défaite  à  cause  des  torrents  de  fumée  noire 
qu'il  produit,  qui  masquent  les  signaux,  gênent  le  tir  et  la 
manœuvre  et  décèlent  la  présence  des  bâtiments  à  des  dis- 
tances considérables. 

Ce  charbon  aura  dû  être  embarqué  en  grande  rade  de  Toulon 
où  mouilleront  ceux  des  cuirassés  qui,  à  cause  de  leur  grand 
tirant  d'eau,  ne  sont  plus  manœuvrables  en  petite  rade  quand 
ils  ont  leur  grand  plein  de  combustible. 

L'armée  navale  aura  son  complet  de  munitions  et  de  vivres, 
sera  en  tenue  de  combat,  prête  à  appareiller  au  premier  signal 
pour  exécuter  les  ordres  donnés  qui  peuvent  se  résumer  en 
peu  de  mots  :  «  chercher  la  flotte  ennemie  et  la  détruire  ». 

Comme  on  ne  peut  songer  à  forcer  le  détroit  de  Messine  qui 
sera  évidemment  très  fortement  défendu  par  des  batteries  de 
terre  et  des  sous-marins,  la  flotte  française  faisant  le  tour  de 
laSardaigne  ralliera  ou  se  fera  rallier  par  les  3  battle-cruisers, 
les  IG  bons  destroyers,  les  4  croiseurs  cuirassés  et  les  6  croi- 
seurs légers  de  Malte. 

Si  le  temps  est  favorable,  elle  pourra  se  faire  accompagner 
par  les  porteurs  et  balayeurs  de  mines  et  fixer  des  rendez-vous 
à  ses  sous-marins  et  à  ceux  de  Bizerte. 

Quant  à  la  division  de  complément  et  aux  cuirassés  de  l'an- 
cienne escadre  d'instruction,  on  profitera  de  la  période  de  ten- 
sion pour  en  expédier  deux  à  Nice,  deux  à  Marseille,  un  à 
Ajaccio  et  les  utiliser  comme  forts  flottants  avec  la  meilleure 
orientation  possible  et  par  petit  fonds.  Au  besoin  on  ne  leur 
laisserait  que  le  strict  minimum  de  cJiarbon,  de  façon  à  sortir 
leurs  cuirasses  de  l'eau. 

Envisageons  maintenant  deux  autres  hypothèses  :  d'abord 
celle  préconisée  parla  presse  allemande  et  dans  laquelle  l'Italie 
et  l'Autriche  mobilisent  sur  place  et  conservent  une  neutra- 
lité malveillante  armée  en  attendant  les  événements  consé- 
cutifs à  l'ouverture  des  hostilités. 

Dans  ce  cas,  il  n'y  a  aucune  hésitation  à  avoir:  c'est  dans 
l'Adriatique  que  doit  se  rendre  l'armée  navale,  parce  que  sa 
seule  présence  créera  parmi  les  éléments  slaves  de  Bosnie, 
d'Herzégovine,  de  Dalmatie  et  même  d'Illyrie,  une  agitation 
qui  obligera  l'Autriche  à  des  mesures  de  précaution  qui  se 
traduiront  par  une  grosse  immobilisation  de  troupes.  C'est  de 
cette  façon  qu'une  judicieuse  conduite  des  opérations  navales 
pourra  avoir  une  répercussion  directe  sur  le  dispositif  des 
forces  de  terre  de  la  Triple  Alliance. 

Dans  la  deuxième  hypothèse,  c'est-à-dire  si  la  guerre  a  été 
déclarée  et  que  la  mobilisation  navale  de  l'Italie  soit  retardée 


556  QUESTIONS   DIPLOMATIOUKS   ET   COLONIALES 

pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  c'est  encore  dans  l'Adria- 
tique que  doit  se  rendre  l'armée  navale  pour  les  raisons  indi- 
quées plus  haut. 

Il  importe  d'ailleurs  de  remarquer  que  le  blocus  de  l'escadre 
italienne  à  la  Spezzia  est  une  opération  presque  impossible  en 
raison  de  sa  supériorité  de  vitesse,  des  distances  de  précaution 
auxquelles  on  est  obligé  de  se  tenir  des  forts,  à  cause  des  atta- 
ques de  jour  des  sous-marins,  des  agressions  des  destroyers 
la  nuit,  et  à  cause  également  du  danger  des  mines  sous- 
marines. 

Si  l'escadre  italienne  cherche  à  rejoindre  l'escadre  autri- 
chienne, elle  réussira  probablement  à  le  faire,  malgré  la  pré- 
sence des  forces  françaises  dans  l'Adriatique,  toujours  à  cause 
de  la  supériorité  de  vitesse  des  deux  alliées.  On  pourrait 
essayer  de  lui  barrer  le  chemin  avec  les  3  «  battle-cruisers  » 
et  les  2  <(  Jean-Bart  »  ;  mais  les  croiseurs  anglais  sont  insuffi- 
samment protégés  pour  lutter  à  égalité  avec  des  dread- 
noughts. 

En  ce  qui  concerne  le  danger  d'une  démonstration  contre  la 
la  côte  méridionale  de  France,  il  est  peu  probable  que  cette 
entreprise  soit  tentée,  les  risques  à  courir  étant  hors  de  pro- 
portion avec  les  avantages  probables  à  en  retirer.  Quant  à  la 
Corse,  bien  qu'elle  soit  mal  défendue,  son  occupation  deman- 
derait beaucoup  de  monde  et  un  temps  assez  long  ;  l'exemple 
de  Lissa  oii  on  a  effectué  un  débarquement  sans  être  maître 
de  la  mer  ne  doit  pas  être  encore  oublié. 

Disons  enfin  que  même  après  une  bataille  gagnée,  les  adver- 
saires auront  des  deux  côtés  un  besoin  urgent  de  réparations 
(car  on  ne  peut  s'attendre  à  des  désastres  aussi  complets  que 
celui  de  Tsushima).  Il  restera  encore  une  quantité  de  croiseurs 
légers,  de  destroyers,  capables  par  des  attaques  de  nuit  bien 
menées  de  gêner  considérablement  la  marche  d'une  nombreuse 
flotte  de  transports  envoyée  par  les  navires  restés  indemnes 
et  des  destroyers  (1). 

11  en  résulte  que,  même  après  une  grande  bataille  navale 
heureuse,  le  transport  de  gros  effectifs  de  troupes  à  travers  la 
Méditerranée  sera  encore  une  opération  délicate. 

Commandant   Poidloue. 


(1)  C'est  peut-être  à  ce  moment-là  d«  la  guerre  que  nous  serons  bien  aise  d'em- 
ployer activement  nos  vieux  cuirassés.  Bouvet,  Charlemagne,  etc.  —  N.  D.  L.  R. 


CHRONIQUES   DE  LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


Les  accords  franco-turcs. 

Les  accords  franco-turcs  visant  l'émission  d'un  emprunt  turc  sur 
le  marché  de  Paris  et  certaines  facilités  données  au  gouvernement 
ottoman  au  point  de  vue  financier,  ainsi  que  des  concessions  de 
nature  économique  et  politique  accordées  par  la  Turquie  à  la  France, 
ont  été  paraphés  les  8  et  9  avril  par  M.  Doumergue,  président  du 
Conseil,  ministre  des  Affaires  étrangères,  et  par  Djavid  Pacha,  ministre 
des  Finances  de  l'empire  ottoman,  en  présence  de  M.  de  Margerie, 
directeur  des  Affaires  politiques  et  commerciales^  chef  de  cabinet  du 
ministre  des  Affaires  étrangères,  qui  avait  été  chargé  de  suivre  les 
négociations  avec  l'assistance  de  M.  Ponsot,  consul  de  France, 
Djavid  Pacha  est  parti  aussitôt  pour  Constantinople  afin  de  sou- 
mettre les  accords  à  la  ratification  du  sultan  avant  la  réunion  des 
Chambres  ottomanes.  Les  conventions  arrêtées  à  Paris  ne  pourront 
donc  pas  être  retardées  dans  leur  mise  à  exécution  parles  lenteurs 
parlementaires;  elles  restent,  il  est  vrai,  subordonnées  pour  une 
partie  de  leur  objet  aux  négociations  analogues  encore  pendantes 
entre  l'Allemagne,  Iltalie,  l'Angleterre  et  la  Turquie;  mais  ces  der- 
niers pourparlers,  d'ailleurs  très  avancés,  ne  peuvent  compromettre 
ni  modifier  en  aucune  façon  l'entente  franco-turque,  dont  voici  les 
principaux  éléments.  Tout  d'abord,  la  France  obtient  de  la  Turquie 
des  concessions  de  ports  et  de  chemins  de  fer  se  divisant  en  deux 
groupes,  le  groupe  syrien  et  le  groupe  arménien,  et  dont  une  note, 
publiée  par  le  Temps,  le  12  avril,  a  donné  l'énumération  suivante: 

I.  —  Les  concessions  de  chemins  de  fer  se  divisent  en  deux  groupes  : 
le  groupe  syrien,  sur  le  versant  méditerranéen;  le  groupe  arménien  dans 
lAnatolie  orientale  et  sur  le  versant  de  la  mer  Noire. 

1°  Le  réseau  syrien  :  les  concessions  accordées  comprennent  une  ligne 
partant  de  Rayak  pour  aboutir  à  Ramleh,  localité  située  à  mi-chemin  de 
la  ligne  de  Jaffa  à  Jérusalem.  C'est  un  embranchement  de  300  kilomètres 
environ.  Le  gouvernement  ottoman  prend  en  outre  des  engagements  pour 
éviter  que  le  tronçon  CaifTa-Derak  de  la  ligne  du  Hedjaz  ne  fasse  pas  une 
concurrence  ruineuse  à  la  voie  française  de  Damas-Kamah.  La  France  a 
aussi  oJjtenu  la  concession  d'une  ligne  de  Srnyrne  aux  Dardanelles  avec 
embranchements,  soit  environ  400  kilomètres,  et  une  ligne  Hodeida-Sana 
de  185  kilomètres  :  en  tout,  près  de  900  kilomètres. 


558  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

2»  Reseau  arménien  :  les  lignes  concédées  sont  les  suivantes  :  Samsoun- 
Sivas,  Sivas-Karpout-Arghana,  Arghana-Bitlis-Van,  Samsoun-Kastamouni- 
Héraclée-Bolou.  Ces  lignes,  avec  les  embranchements,  forment  un  total 
d'environ  2.000  kilomètres. 

II,  —  Les  ports  :  les  ports  d'Héraclée  et  d'Ineboli  dans  la  mer  Noire, 
de  Jaffa,  de  Caiiïa  et  de  Tripoli  de  Syrie  dans  la  Méditerranée. 

En  outre,  l'accord  fait  entrer  en  vigueur  les  conventions  para- 
phées à  Constantinople  le  18  décembre  dernier  et  concernant  la 
liquidation  de  tous  les  litiges  existant  entre  le  gouvernement  de  la 
République  et  la  Porte  depuis  le  règlement  qui  suivit  notre  démon- 
stration navale  à  Mitylène.  Ces  conventions  visent  notamment  les 
établissements  scolaires  français,  la  situation  des  Tunisiens  et  des 
Marocains  —  qui  seront  désormais,  au  point  de  vue  ottoman,  assimilés 
aux  Algériens — et  enfin  l'application  des  capitulations  en  matière 
pénale.  En  échange,  la  France  accorde  à  la  Turquie  les  avantages 
suivants  :  1°  Le  marché  français  se  charge  d'un  emprunt  turc  d'une 
valeur  nominale  de  800  millions  dont  aucune  somme  ne  devra  être 
distraite  pour  payer  des  dépenses  de  guerre;  2"  la  France  apporte 
un  concours  amical  à  la  réorganisation  financière  de  la  Turquie; 
elle  donne  son  consentement  à  l'augmentation  de  4  %  sur  les 
douanes,  sous  la  réserve  du  consentement  des  autres  puissances; 
elle  accepte  la  création  de  monopoles  pour  l'alcool,  les  allumettes, 
les  cartes  à  jouer,  etc.,  ainsi  que  des  droits  d'accise  sur  les  denrées 
coloniales  et  l'extension  du  droit  de  patente  et  des  impôts  mobiliers 
aux  étrangers;  enfin,  des  fonctionnaires  français  collaboreront  avec 
les  autorités  turques  aux  réformes  financières.  Telles  sont,  dans  leurs 
grandes  lignes,  les  bases  de  ces  accords  qui  marquent  une  heureuse 
étape  dans  les  relations  de  la  France  et  de  la  Turquie,  quelque  peu 
tendue  depuis  1910  en  raison  des  intrigues  allemandes  à  Constanti- 
nople. Le  24  avril,  le  sultan  ayant  signé  le  firman  de  ratification  des 
accords  franco-turcs,  a  reçu  en  audience  officielle  notre  ambassadeur 
à  Constantinople,  M.  Bompard  et  lui  a  exprimé  ses  remerciements 
pour  l'assistance  financière  que  le  marché  de  Paris  a  donnée  à  la 
Turquie.  lia  en  même  temps  formulé  l'espoir  que  ce  concours  prépa- 
rera le  développement  économique  de  l'empire  et  lui  permettra 
d'entrer  dans  une  ère  de  prospérité  et  de  tranquillité. 


La  question  d'Albanie. 

La  réponse  des  puissances  a  la  note  grecque 

Après  des  pourparlers  qui  ont  duré  plus  de  deux  mois,  les  grandes 
puissances  ont  enfin  fait  remettre,  le  24  avril,  leur  réponse  à  la  Note 
de  la  Grèce  du  8/îl  février.  Voici  le  texte  de  ce  document,  iden- 
tique pour  les  six  grandes  puissances,  mais  non  collectif  : 

Les  puissances  apprécient  la  valeur  des  assurances  que  le  gouverne- 
ment hellénique  a  données  par  sa  note  en  date  du  8/21  février  dernier,  en 


LES   AFFAIRES   d'oRIENT  539 

ce. qui  concerne  l'exécution  des  décisions  collectives  des  puissances,  rela- 
tivement aux  frontières  de  l'Albanie  et  à  l'attribution  des  îles  de  la  mer 
Egée.  Ils  prennent  acte  des  engagements  contractés  par  le  gouvernement 
hellénique  de  procéder  à  l'évacuation  des  territoires  occupés  par  ses 
troupes  et  attribués  à  l'Albanie;  de  ne  seconder  ni  directement  ni  indi- 
rectement aucune  résistance  à  i'état  de  choses  établi  par  les  puissances 
en  Albanie  méridionale;  de  restituer  à  la  Turquie  les  îles  d'Imbros,  Tene- 
dos  et  Castellorizo;  d'obtenir  le  vote  de  la' loi  nécessaire  à  la  cession  de 
l'île  de  Sasseno;  d'accorder  toutes  les  garanties  désirables  aux  minorités 
musulmanes  des  îles  qui  lui  ont  été  attribuées. 

En  notifiant  son  acquiescement  aux  décisions  des  puissances,  le  gouver- 
nement hellénique  a  formé  un  certain  nombre  de  vœux  qui  ont,  depuis 
lors,  fait  l'objet  du  bienveillant  examen  des  six  gouvernements.  Il  a  déjà 
été  décidé  par  la  commission  internationale  du  contrôle  de  l'Albanie  qu'une 
complète  égalité  serait  assurée  aux  populations  dans  toute  l'étendue  de 
cet  Etat,  en  ce  qui  concerne  les  droits  des  différentes  religions  et  l'usage 
de  toutes  les  langues.  Les  puissances  se  déclarent  prêtes  à  exercer  toute 
leur  influence  afin  que  le  principe  posé  par  la  commission  de  contrôle  de 
l'Albanie  soit  mis  en  pratique,  et  que  des  mesures  effectives  en  assurent 
le  bénéfice  matériel  et  moral  aux  populations  albanaises,  notamment  à 
celles  des  territoires  qui  doivent  être  évacués  par  les  troupes  grecques. 
Elles  sont  disposées  à  recommander  au  gouvernement  albanais,  de  con- 
cert avec  ceux  des  autres  puissances,  de  prendre  en  considération  la 
suggestion  formulée  par  le  gouvernement  grec,  en  ce  qui  concerne  l'en- 
rôlement d'éléments  locaux  dans  la  gendarmerie  de  l'Albanie  méri- 
dionale. 

Les  puissances  sonfdisposées  également  à  exercer  toute  leur  influence 
auprès  du  gouvernement  turc,  afin  que  les  populations  grecques  des  îles 
Imbros,  Tenedos  et  Castellorizo  reçoivent  sous  la  souveraineté  ottomane 
les  garanties  efficaces  nécessaires  à  la  sauvegarde  de  leurs  intérêts  reli- 
gieux et  scolaires.  Le  principe  de  la  neutralisation  du  canal  de  Gorfou 
ayant  été  posé  par  la  réunion  des  ambassadeurs  à  Londres,  les  puissances 
sont  prêtes  également  à  participer  à  un  accord  international  destiné  à  en 
fixer  les  conditions.  "Un  arrangement  étant  intervenu  entre  les  diverses 
puissances  et  le  gouvernement  hellénique  sur  l'éventualité  d'une  rectifica- 
tion de  la  frontière  gréco-albanaise  dans  la  région  d'Argyrocastro,  elles 
déclarent  ne  pas  voir  d'inconvénient  à  ce  que  ce  projet  de  rectification 
reçoive  effet. 

Par  contre,  les  puissances  déclarent  s  en  tenir  au  tracé  délimitatif  qui 
a  été  adopté  par  les  six  gouvernements  pour  la  région  de  Koritza,  sans 
toutefois  s'opposer  à  ce  que,  lors  de  l'établissement  définitif  de  la  fron- 
tière, il  soit  examiné  si  les  vœux  du  gouvernement  hellénique  peuvent  se 
concilier  avec  les  directions  indiquées  dans  ce  tracé. 

En  ce  qui  concerne  enfin  les  îles  de  la  mer  Egée,  attribuées  à  la  Grèce, 
les  puissances  se  déclarent  prêtes  à  user  de  son  influence  amicale  auprès 
de  la  Sublime  Porte,  pour  que  le  gouvernement  hellénique  ne  soit  pas 
troublé  dans  la  possession  de  ces  îles  et  que  la  décision  collective  de  l'Eu- 
rope soit  respectée  par  le  gouvernement  ottoman. 

Ajoutons  que  les  représentants  des  puissances  ont  ensuite  recom- 
mandé verbalement  à  la  Grèce  d'évacuer  l'Epire  du  Nord  et  que 
M.  Venizelos  a  répondu  qu'il  donnerait  des  ordres  immédiats  à  ce 
sujet.  Et  en   effet,  le  27  avril,  un  communiqué  officiel  d'Athènes 


560  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

annonçait  que  l'évacuation  était  terminée  et  que  les  dernières  troupes 
grecques  avaient  quitté  l'Epire. 

DANS   L'aLBANIE    DU   NORD 

L'Albanie  du  Nord  est,  en  ce  moment,  le  théâtre  d'événements  du 
même  ordre  que  ceux  qui  se  passent  sur  ses  frontières  méridionales. 
Des  tribus  albanaises,  en  vertu  de  la  délimitation  tracée  par  les  puis- 
sances, doivent  passer  au  Monténégro.  De  môme  que  les  Grecs  épi- 
rotes  se  refusent  à  devenir  Albanais,  de  même  aussi  ces  montagnards 
albanais  n'entendent  pas  se  laisser  annexer  au  Monténégro.  N'ayant 
reconnu  jusqu'à  présent  aucune  autorité,  ils  n'acceptent  pas  plus  celle 
du  roi  Nicolas  qu'ils  ne  consentiraient  d'ailleurs  à  reconnaître  celle 
du  prince  de  Wied.  Le  Monténégro  a  donc  décidé  de  procéder  parla 
force  contre  les  tribus  des  Hati  et  des  Grudi.  Mais  les  tribus  voisines 
des  Kastrati  et  des  Skrili  qui,  tout  en  restant  albanaises,  ne  se  sou- 
cient pas  du  nouveau  tracé  de  frontière,  ont  décidé  de  se  porter  au 
secours  des  deux  premières.  Le  Monténégro  peut  donc  se  trouver 
entraîné  dans  une  action  au  delà  de  la  délimitation  fixée  par  la  Con- 
férence de  Londres,  d'où  source  possible  de  nouvelles  difficultés.  Le 
gouvernement  de  Durazzo  a  cru  devoir,  dès  à  présent,  prier  le  cabi- 
net de  Cettigné  de  respecter  la  nouvelle  frontière,  en  même  temps 
qu'il  a  envoyé  des  émissaires  auprès  des  Kastrati  et  des  Skrili,  afin 
de  les  engager  à  renoncer  à  leurs  projets,  mais  on  ignore  encore  quel 
a  été  le  succès  de  ces  démarches.  Les  complications  se  multiplient, 
comme  on  voit,  sur  toutes  les  frontières  du  nouveau  royaume. 

VELLÉITÉS   d'intervention   DE   l'iTALIE   ET   DE   l'aUTRICHE-HONGRIE 

De  nouveau,  les  gouvernements  de  Rome  et  de  Vienne  manifestent 
leur  impatience  en  ce  qui  concerne  les  aflfaires  d'Albanie  et  l'on 
recommence  à  parler  d'une  intervention  possible.  D'après  des 
informations  de  Belgrade  publiées  par  l'officieuse  agence  des  Bal- 
kans, l'Italie  et  l'Autriche-Hongrie  envisageraient  une  occupation 
militaire  pour  mettre  fin  à  l'anarchie  qui  règne  dans  le  nouveau 
royaume  comme  elle  régnait  dans  cette  province  lorsqu  elle  faisait 
encore  partie  de  la  Turquie.  D'autre  part  on  mande  de  Vallona  à  la 
même  agence  des  Balkans  que  l'Italie  a  envoyé  dans  ce  port  15.000 
fusils  et  de  nombreuses  munitions.  Enfin  l'on  apprend  que  les 
ministres  d'Italie  et  d'Autriche  à  Athènes  ont  transmis  à  la  Grèce  les 
protestations  du  gouvernement  albanais  au  sujet  de  l'attitude  des 
autorités  grecques  en  Epire.  Il  est  à  noter  que  cet  accès  d'agitation 
se  manifeste  presque  simultanément  avec  la  remise  de  la  ré- 
ponse des  puissances  à  M.  \enizelos,  qui  a  pourtant  sans  hésiter 
promis  d'évacuer  les  régions  d'Epire  encore  occupées,  comme  il 
s'était  d'ailleurs  antérieurement  déclaré  prêt  à  le  faire  à  la  première 
demande  de  l'Europe,  et  qui  a  démenti  aussi  la  participation  de 
plusieurs  centaines  de  réguliers  grecs  au  mouvement  insurrec- 
tionnel. A  Rome  et  à  Vienne  on  ne  s'en  montre  pas  moins  nerveux. 


LES   AFFAIRES   d'ORIENT  561 

et  une  opération  militaire  combinée  est  envisagée  sans  que  cett« 
aventure  soulève  chez  les  deux  associés  les  mêmes  hésilalions  qui 
les  avaient  amenés  précédemment  à  renoncer  à  une  entreprise 
analogue.  C'est  sans  doute  une  conséquence  des  récents  entretiens 
d'Abbazia  entre  le  comte  Berchtold  et  le  marquis  de  Sdn-Giuliano  et 
des  entrevues  de  Schœnbriinn  et  de  Venise  entre  les  souverains  de 
la  Triple  Alliance. 

La  Grèce  et  la  France. 

LA    MISSION   MILITAIRE    FRANÇAISE 

Le  départ  d'Athènes  du  général  Eydoux,  rappelé  en  France  pouf 
les  besoins  du  service,  a  été  l'occasion  de  manifestations  très  cha- 
leureuses de  sympathie  :  le  roi,  tout  le  premier,  a  tenu  à  exprim-œ 
personnellement  au  général  Eydoux  ses  remerciements  pour  l'œuvre 
de  réorganisation  militaire  dont  il  a  été  le  promoteur.  Le  24  avril, 
le  général  de  Villaret,  qui  succède  à  Athènes  au  général  Eydoux,  a 
pris  le  commandement  du  l^""  corps  d'armée  grec.  Dans  l'ordre  â\L 
jour  qu'il  a  adressé  aux  troupes,  le  nouveau  chef  de  la  mission  fran- 
çaise s'est  déclaré  fier  de  collaborer  avec  les  brillants  régiments  qm 
se  sont  couverts  de  gloire  sur  les  champs  de  bataille  de  Macédoin* 
et  d'Epire,  sous  le  commandement  d'un  auguste  chef;  il  a  salu^t 
ensuite  les  étendards  et  assuré  de  son  dévouement  les  officiers,  les 
sous-offîciers  et  les  soldats,  envers  lesquels  il  est  animé,  dit-il,  de 
l'esprit  confraternel  le  plus  cordial. 

COMMANDE   d'uN    CUIRASSÉ    GREC    EN  FRANGE 

Le  gouvernement  grec  a  donné  l'ordre  àM.  Romanos,  sonministr« 
de  Paris,  de  signer  la  convention  pour  la  construction  d'un  dread- 
noughtsur  les  chantiers  français.  Ce  qui  a  retardé  quelque  peu  It 
commande  a  été  la  question  de  l'artillerie  du  navire.  Les  dix  canoM£ 
de  34 1/2  seront  du  type  employé  sur  le  cuirassé  Lorraine.  Mais  pour 
les  vingt  canons  d'artillerie  moyenne,  le  Comité  de  la  marine  est 
d'avis  qu'ils  soient  du  type  adopté  pour  le  croiseur  actuellement  eï. 
construction  en  Angleterre,  tandis  que  le  ministre  veut  qu'ils  soieM 
également  du  type  employé  sur  la  Lorraine.  C'est  M.  Venizelos  q\Â 
résoudra  la  question. 

Les   réformes    en    Arménie. 

La  Porte  a  choisi  les  inspecteurs  pour  l'Arménie  :MM.  Vestnenk, 
des  Indes  néerlandaises,  et  le  colonel  norvégien  Hoir. 


QUEST.    DiPL.    ET    GOL.    —   T.    XXXVII.  35 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.   —   EUROPE. 

France.  —  Le  voyage  à  Paris  des  souverains  anglais.  —  Le  roi 
George  V  d'Angleterre  et  la  reine  Mary  viennent  de  faire  à  la  France 
leur  première  visite  officielle.  Durant  les  trois  journées  de  leur  séjour 
à  Paris,  du  mardi  21  au  vendredi  24  avril  ils  ont  été  fêtés  avec  un 
enthousiasme  unanime  et  inlassable;  aucune  note  discordante  ne 
s'est  fait  entendre  et  l'on  a  pu  dire  justement  que  le  soleil  radieux 
qui  n'a  cessé  de  favoriser  ces  belles  fêtes  était  le  vrai  symbole  des 
sentiments  populaires.  Le  soir  de  leur  arrivée  les  souverains  anglais 
ont  assisté  à  l'Elysée  à  un  dîner  de  gala  offert  en  leur  honneur  par 
le  président  de  la  République.  Le  président  et  le  roi  ont  prononcé 
les  toasts  suivants  : 

TOAST  DU  PRÉSIDENT  DE  LA  RÉPUBLIQUE 

Sire, 

Votre  Majesté  et  Sa  Majesté  la  reine  me  permettront  de  leur  exprimer 
très  simplement  la  joie  profonde  qu'éprouvent  la  Ville  de  Paris  et  le 
peuple  français  tout  entier  à  recevoir  les  augustes  souverains  de  la  grande 
nation  amie. 

J'ai  gardé  moi-même  le  souvenir  le  plus  reconnaissant  et  le  plus  ému 
de  l'accueil  que  Votre  Majesté  a  bien  voulu  me  réserver  l'an  dernier, 
lorsqu'Elle  m'a  ofiert  à  Londres  une  si  gracieuse  hospitalité  ;  et  les  sen- 
timents qui  m'ont  été  témoignés,  pendant  mon  séjour  en  Angleterre,  par 
toutes  les  classes  de  la  population  britannique,  ont  trouvé  un  écho  fidèle 
dans  le  cœur  de  mes  compatriotes.  L'opinion  publique  s'est  unanimement 
associée,  de  chaque  côté  du  détroit,  aux  nouvelles  manifestations  de 
confiance  et  de  sympathie  réciproques  dont  mon  voyage  avait  fourni 
l'occasion  aux  gouvernements  de  nos  deux  pays. 

La  visite  que  Votre  Majesté  et  Sa  Majesté  la  reine  rendent  aujourd'hui 
à  la  France  est  l'éclatante  consécration  d'une  amitié  qui  a  désormais  subi 
l'épreuve  du  temps  et  de  l'expérience,  qui  a  démontré  son  efficacité  per- 
manente, et  qui  répond  aux  volontés  réfléchies  de  deux  puissantes  nations, 
également  attachées  à  la  paix,  également  passionnées  pour  le  progrès, 
également  accoutumées  aux  mœurs  de  la  liberté. 

Pendant  les  heures  trop  brèves  que  Votre  Majesté  passera  parmi  nous, 
Elle  ne  pourra,  sans  doute,  voir  la  France  que  sous  un  petit  nombre  de 
ses  aspects  physiques  ou  moraux.  Les  fêtes  artistiques,  sportives  et  mili- 
taires auxquelles  Elle  a  aimablement  promis  d'assister  lui  présenteront 
cependant,  sous  une  forme  sommaire,  quelques  éléments  de  notre  carac- 
tère national,  et  Elle  retrouvera  sans  peine,  dans  les  vertus  qu'honore 
notre  démocratie,  plusieurs  des  forces  traditionnelles  qui  ont  fait,  depuis 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  563 

si  longtemps,  la  grandeur  et  la  gloire  de  l'Angleterre:  le  sens  de  la 
mesure,  de  l'ordre  et  de  la  discipline  sociale,  la  conscience  éclairée  du 
devoir  patriotique,  l'acceptation  joyeuse  des  sacrifices  nécessaires,  le  culte 
fervent  d'un  idéal  qui  ne  s'éclipse  jamais  et  qui  remplit  de  lumière  toute 
la  vie  d'une  nation. 

Après  une  longue  rivalité  qui  leur  avait  laissé  d'immortelles  leçons 
d'estime  et  de  respect  mutuels,  la  France  et  la  Grande-Bretagne  ont  appris 
à  s'aimer,  à  rapprocher  leurs  pensées  et  à  unir  leurs  efforts. 

Il  y  a  aujourd'hui  dix  ans  que  les  deux  gouvernements  ont  réglé  à 
l'amiable  les  questions  qui  les  divisaient.  Les  accords  qu'ils  ont  passés 
à  cette  date,  et  dont  la  clairvoyance  de  Sa  Majesté  le  roi  Edouard  VII  et 
de  ses  conseillers  avait  si  heureusement  préparé  la  réalisation,  ont  tout 
naturellement  donné  naissance  à  une  entente  plus  générale  qui  est  doré- 
navant l'une  des  plus  sûres  garanties  de  l'équilibre  européen. 

Je  ne  doute  pas  que  sous  les  auspices  de  Votre  Majesté  et  de  son  gouver- 
nement, ces  liens  d'amitié  ne  se  resserrent  tous  les  jours  davantage,  au 
grand  profit  de  la  civilisation  et  de  la  paix  universelle. 

C'est  le  vœu  très  sincère  que  je  forme  au  nom  de  la  France. 

Je  lève  mon  verre  en  l'honneur  de  Votre  Majesté,  de  Sa  Majesté  la 
reine,  de  Sa  Majesté  la  reine  Alexandra,  de  S.  A.  R.  le  prince  de  Galles 
et  de  toute  la  famille  royale. 

Je  bois  à  la  grandeur  et  à  la  prospérité  du  Royaume-Uni. 

TOAST  DU   ROI 

Monsieur  le  Président, 

Je  suis  profondément  touché  des  aimables  et  éloquentes  paroles  avec 
lesquelles  vous  avez  bien  voulu  souhaiter,  à  la  reine  et  à  moi-même  la 
bienvenue  dans  la  brillante  capitale  de  votre  beau  pays.  Je  suis  très  heu- 
reux d'avoir  pu  trouver  l'occasion  de  rendre  la  visite  que  vous  nous  avez 
si  aimablement  faite  l'an  dernier,  et  qui  nous  a  laissé,  à  la  reine  et  à  moi, 
le  souvenir  le  plus  agréable. 

J'éprouve  un  plaisir  tout  particulier  a  me  trouver  au  milieu  du  peuple 
français  lors  du  dixième  anniversaire  de  ces  accords  par  lesquels  nos  deux 
pays  ont  réglé  pacifiquement  toutes  les  questions  qui  les  divisaient.  C'est 
de  ces  accords  que  sont  sorties  les  relations  si  intimes  et  si  cordiales  qui 
nous  unissent  aujourd'hui  et  grâce  auxquelles  il  nous  est  permis  de  tra- 
vailler ensemble  à  l'œuvre  humanitaire  de  la  civilisation  de  la  paix. 

Je  vous  remercie.  Monsieur  le  Président,  d'avoir  rappelé  que  le  nom  de 
mon  père  bien-aimé  restera  toujours  associé  à  cette  entente,  et  je  souscris 
de  tout  mon  cœur  à  votre  éloquente  définition  des  desseins  élevés  et 
nobles  que  nos  deux  pays  poursuivent  en  commun.  Leur  réalisation  sera 
un  bienfait  pour  les  deux  nations,  en  même  temps  qu'elle  constituera 
le  legs  le  plus  précieux  que  nous  puissions  laisser  aux  générations  à 
venir. 

La  reine  et  moi  n'oublierons  jamais  la  réception  si  cordiale  ([ui  nous  a 
été  accordée  à  notre  arrivée  et  qui  sera  très  hautement  appréciée  dans  mon 
pays. 

Je  suis  heureux  de  penser  que,  pendant  notre  séjour,  nous  aurons  le 
plaisir  d'admirer  et  d'apprécier  ce  que  vous  venez  d'appeler  si  justement 
quelques  éléments  de  votre  caractère  national.  Ce  sont  ces  éléments  qui 
ont  élevé  la-  France  à  un  si  haut  degré  de  civilisation  et  de  prospérité. 
C'est  surtout  grâce  à  eux  qu'elle  occupe  si  dignement  et  si  fièrement  sa 
place  dans  le  monde. 


564  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

La  reine  et  moi  nous  vous  remercions,  Monsieur  le  Président,  de  votre 
charmante  hospitalité  et  de  votre  fort  aimable  accueil.  Je  lève  mon 
verre  en  vous  souhaitant,  Monsieur  le  Président,  une  longue  et  heureuse 
vie,  et  toute  prospérité  et  bonheur  à  la  France  à  laquelle  je  porte  les 
sentiments  d'amitié  les  plus  profonds  et  les  plus  sincères. 

Deux  autres  documenls  ont  encore  précisé  officiellement  la  portée 
de  ce  voyage  en  France  du  roi  d'Angleterre,  qui  était  accompagné  du 
ministre  des  Affaires  étrangères  du  Royaume-Uni,  sir  Edward  Grey. 
Le  22  avril,  l'agence  Renier  a  publié  de  source  autorisée  la  note  que 
voici  au  sujet  des  conversations  qui  venaient  de  s'engager  au  Palais 
d'Orsay  entre  M.  Doumergue  et  sir  Edward  Grey. 

Il  n'est  pas  question,  ainsi  qu'on  le  suggère  dans  certains  milieux,  de 
quelque  nouvel  accord  anglo-français  écrit.  Les  relations  de  la  France  et 
de  l'Angleterre  sont  bien  et  fermement  établies,  solidement  fixées  et  sont 
la  base  d'une  entente  mutuelle  et  cordiale. 

Sans  doute  des  affaires  intéressant  les  deux  pays,  telles  que  celles  des 
Nouvelles-Hébrides  et  d'autres  questions  seront  discutées,  mais  il  n'y  a 
aucune  raison  de  s'attendre  à  ce  que  soit  sir  Edward  Grey,  soit  M.  Dou- 
mergue aient  dans  leur  esprit  une  liste  de  sujets  prêts  pour  un  échange 
formel  de  vues. 

Lorsqu'une  base  d'entente  existe  telle  que  celle  établie  entre  la  France 
et  l'Angleterre,  la  solution  des  questions  de  la  nature  de  celles  qui  vien- 
nent d'être  mentionnée  est  plutôt  laissée  aux  administrations  compé- 
tentes. 

Il  n'est  pas, en  fait,  nécessaire  que  les  relations  anglo-françaises  prennent 
une  tournure  plus  formelle  ni  qu'aucune  modification  soit  apportée  à  l'en- 
tente actuellement  en  vigueur. 

Quoiqu'on  ne  puisse  pas  envisager  comme  résultat  de  la  visite  de  Paris 
une  extension  des  relations  des  deux  pays,  cependant  on  peut  s'attendre 
à  une  définition  plus  claire  de  l'entente  existante. 

Et  le  lendemain,  23  avril,  après  leur  dernier  entretien,  les  deux 
ministres  des  Affaires  étrangères  de  l'Entente  cordiale,  sir  Edward 
Grey  et  M.  Doumergue,  ont  convenu  de  faire  à  la  presse  la  décla- 
ration suivante  : 

Au  cours  des  entretiens  qui  se  sont  poursuivis  entre  sir  Edward  Grey 
et  M.  Gaston  Doumergue,  à  l'occasion  delà  visite  de  LL.  1\IM.  le  roi  et  Ta 
reine  d'Angleterre,  les  diflërentes  questions  intéressant  les  deux  pays  ont 
été  envisagées,  et  l'identité  des  vues  des  deux  ministres  sur  tous  les  points 
s'est  affirmée. 

En  constatant  les  résultats  de  la  politique  poursuivie  par  les  deux  gou- 
vernements avec  le  gouvernement  impérial  russe,  sir  Edward  Grey  et 
M.  Gaston  Doumergue,  sont  tombés  d'accord  sur  la  nécessité  pour  les  trois 
puissances  de  continuer  leurs  constants  elTorts  en  vue  du  maintien  de 
l'équilibre  et  de  la  paix. 

Il  est  à  peine  besoin  d'ajouter  que  la  presse  des  deux  pays  de 
France  et  d'Angleterre  a  été  unanime  à  se  féliciter  sans  réserve  de 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  S65 

l'heureux  résultat  de  ce  voyage  dont  le  succès  a  dépassé  encore  ce 
que  l'on  pouvait  en  attendre. 

—  Hommage  à  Mistral.  —  Le  dernier  numéro  de  la  Revue  critique 
des  Idées  est  consacré  à  la  gloire  de  Mistral.  Le  rôle  civilisateur  du 
grand  poète  provençal,  l'origine  et  les  directions  du  Félibrige,  l'in- 
fluence européenne  du  Maillanais,  le  profond  savoir  qui  animait  un 
art  si  complet,  enfin  de  charmants  souvenirs,  tels  sont  les  éléments 
de  ces  pages  qu'il  faut  lire,  et  où  déjeunes  écrivains,  Gabriel  Boissy, 
Jean  Marc  Bernard,  Marcel  Provence,  Jean  Longnon,  Charles  Benoit, 
ont  parfaitement  exprimé  et  motivé  les  sentiments  de  reconnaissance 
et  d'admiration  dus  à  la  grande  mémoire. 

Allemagne.  —  Le  nouveau  statthalter  d'Alsace-Lorraine.  —  Le 
nouveau  statthalter  du  Pays  d'empire  est  enfin  nommé.  C'est  M.  de 
Dallwitz,  ministre  de  l'Intérieur  prussien,  qui  quitte  son  poste 
pour  le  gouvernement  de  Strasbourg.  Le  successeur  de  M.  de  Dall- 
witz au  poste  de  ministre  de  l'Intérieur  est  M.  de  Lœbell,  ancien 
chef  de  chancellerie  du  prince  de  Biilow.  L'ancien  statthalter  d'Al- 
sace-Lorraine, le  comte  de  Wedel,  a  été  élevé,  par  un  ordre  deU'em- 
pereur,  daté  de  Corfou,  au  rang  de  prince.  La  nomination  de  M.  de 
Dallwitz  comme  statthalter  d'Alsace-Lorraine  adonné  lieu  à  de  nom- 
breux commentaires.  Les  organes  libéraux  et  radicaux  regrettent 
qu'on  ait  choisi  un  homme,  qui  par  la  politique  qu'il  a  suiviejusqu'ici 
en  Prusse,  ne  semblait  pas  être  désigné  pour  un  tel  poste.  Les  or- 
ganes conservateurs  voient  au  contraire  dans  la  nomination  de  M,  de 
Dallwitz  le  triomphe  de  la  politique  qu'ils  préconisent.  Et  la  Morgen 
Post,  organe  radical  conclut  :  «  Cette  nomination  est  le  couronne- 
(  ment  d'une  œuvre  :  elle  achève  la  prussification  de  l'Alsace-Lor- 
<  raine.  »  Le  nouveau  ministre  de  l'Intérieur,  M.  de  Lœbell,  est  né 
en  I800;  il  a  suivi  très  régulièrement  la  filière  administrative.  Après 
avoir  exercé  plusieurs  charges  importantes  en  province,  il  fut  appelé 
à  la  chancellerie  en  1904  et  devint  bientôt  le  collaborateur  préféré  et 
le  confident  du  prince  de  Biilow.  Il  fut  nommé  sous-secrétaire  d'Etal 
en  1907  ;  il  quitta  cette  charge  lors  de  la  disgrâce  du  prince  de  Bùlow 
et  fut  appelé  à  la  direction  de  la  province  de  Brandebourg.  Au  bout 
de  quelques  mois  cependant  il  allégua  le  mauvais  état  de  sa  santé  et 
prit  un  congé  qui  dura  jusqu'à  ce  jour.  Elu  au  Reichstag  en  1893,  il 
fit  partie  du  groupe  conservateur.  On  considère  généralement  que 
M.  de  Lœbel  est  d'un  esprit  plus  libéral  que  M.  de  Dallwitz. 

—  L'intervention  de  la  force  armée  dans  le  service  intérieur.  —  A  la 
suite  de  l'affaire  de  Saverne,  les  autorités  militaires  prussiennes 
avaient  annoncé  que  de  nouvelles  prescriptions  seraient  élaborées 
en  vue  de.régler  avec  une  satisfaisante  précision  les  conditions  de  l'in- 
tervention de  la  force  armée  dans  le  service  intérieur.  La  Gazette  de 
V Allemagne  du  Nord  a.  publié  le  8  avril  un  résumé  de  ces  prescrip- 


S66  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

tions  nouvelles,  rédigées  par  les  soins  du  ministre  de  la  Guerre  de 
Prusse  et  soumises  à  l'approbation  des  gouvernements  confédérés. 
D'après  ce  résumé,  il  appert  que  les  autorités  militaires  conserveront 
toute  liberté  d'intervenir  en  cas  de  troubles.  «  En  cas  de  détresse, 
«  déclare  en  efTet  la  Gazette  de  V Allemagne  du  Nord,  l'armée  pourra 
«  et  devra  agir  sans  réquisition  préalable  des  autorités  civiles  si,  en 
«  en  cas  de  danger  pressant  pour  la  sécurité  publique,  les  autorités 
«  civiles  sont,  par  suites  de  circonstances  extérieures,  hors  d'état 
«  d'ordonner  cette  réquisition.  » 

Ce  paragraphe  est,  on  le  voit,  assez  élastique  pour  légitimer  après 
coup  tous  les  abus  de  force  et  tous  les  excès  d'autorité. 


Autriche-Hongrie.  —  La  santé  de  Veinfereur  François-Joseph.  — 
On  est  fort  inquiet  depuis  une  quinzaine  de  jours  de  la  santé  de 
l'empereur  François-Joseph,  qui  a  pris  froid  en  attendant  l'empereur 
Guillaume,  lorsque  celui-ci  vint  lui  rendre  visite  à  Schœnbrunn,  avant 
d'aller  à  Gorfou.  Les  bulletins  officiels  sont  assez  optimistes,  mais 
dans  l'entourage  du  souverain  on  se  montre  très  tourmenté. 

—  Lentreviie  d'Ahbazia.  —  Dans  le  même  temps  que  la  France  et 
l'Angleterre  fêtaient  d'un  même  cœur  le  dixième  anniversaire  de 
l'Entente  cordiale,  les  ministres  des  AfTaiç.es  étrangères  d'Italie  et 
d'Autriche-Hongrie,  le  comte  Berchtold  et  le  marquis  de  San  Giuliano 
discutaient  à  Abbazia  de  toutes  les  graves  questions  qui  préoccupent 
actuellement  l'Europe  etfdans  lesquelles  leurs  deux  gouvernements 
sont  plus  directement  intéressés.  A  ces  entretiens,  qui  se  sont  pro- 
longés pendant  presque  une  semaine,  et  qui  avaient  été  préparés  par 
les  entrevues  de  l'empereur  Guillaume  II  avec  l'empereur  François- 
Joseph  à  Vienne  et  avec  le  roi  Victor-Emmanuel  à  Venise,  ont  parti- 
cipé les  deux  ambassadeurs,  le  duc  d'Averna  et  M.  de  Merey,  et  plu- 
sieurs hauts  fonctionnaires  du  Ballplatz  et  de  la  Consulta.  La  con- 
clusion en  a  été  donnée,  le  18  avril,  par  le  communiqué  suivant^ 
publié  en  même  temps  à  Vienne  et  à  Rome  :  «  La  visite  que  le  mi- 
«  nistre  des  Affaires  étrangères  d'Italie  vient  de  rendre  à  Abbazia  à 
«  son  collègue  austro-hongrois  a  de  nouveau  fourni  aux  deux 
«  hommes  d'Etat  l'heureuse  occasion  d'un  échange  de  vues  pro- 
«  longé  et  approfondi  sur  les  questions  qui  touchent  spécialement  aux 
«  rapports  entre  l'Italie  et  l'Autriche-Hongrie.  Dans  les  conversations 
«  entre  le  marquis  de  San  Giuliano  et  le  comte  Berchtold  s'est  mani- 
«  festée  une  fois  de  plus  la  parfaite  identité  de  vues  qui  a  déjà  été  pro- 
«  fitable  aussi  bien  aux  intérêts  des  deux  puissances  alliées  qu'à  la 
«  solution  pacifique  des  nombreux  problèmes  soulevés  par  la  dernière 
a  crise  balkanique.  Ayant  constaté  les  effets  satisfaisants  de  cette 
<c  politique,  les  deux  ministres,  s'inspirant  d'une  entière  confiance 
c  mutuelle,  sont  résolus  à  se  maintenir  d'accord  avec  l'Allemagne 
«  dans  la  ligne  de  conduite  actuelle  et,  par  suite,  à  joindre  leurs 
«  efforts  pour  rendre  de  plus  en  plus  vive  la  sympathie  que  trouvent 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  f)67 

«  dans  l'opinion  publique  les  rapports  intimes  existant  entre   les 
«  deux  gouvernements.  » 

Ajoutons  que,  avant  de  se  séparer,  les  deux  ministres  italien  et 
austro-hongrois  ont  adressé  au  chancelier  de  l'empire  allemand, 
M.  de  Bethmann-Hollweg,  la  dépêche  suivante,  destinée  à  mani- 
fester plus  complètement  encore  la  solidité  intérieure  de  la  Triple 
Alliance  : 

Dans  nos  entretiens  relatifs  à  toutes  les  questions  qui  nous  intéressent, 
nous  avons  plusieurs  fois  constaté  l'unanimité  complète  de  vues  des  trois 
puissances  alliées.  Nous  vous  envoyons  avec  une  grande  joie,  à  la  fin  de 
notre  entrevue,  l'expression  de  notre  inébranlable  amitié. 

Cette  manifestation  solennelle  de  la  solidité  intérieure  de  la  Triple 
Alliance  n'était  pas  inutile  après  les  rudes  assauts  qu'a  subis  ces 
derniers  temps  l'amitié  austro-italienne.  D'ailleurs  elle  n'a  reçu 
qu'un  accueil  très  réservé  dans  l'un  et  l'autre  pays  :  les  journaux 
italiens  comme  les  journaux  autrichiens  ont  témoigné  généralement, 
dans  leurs  articles  sur  l'entrevue  d'Abbazia,  d'une  mauvaise  humeur 
hostile  qui  faisait  un  contraste  frappant  avec  le  ton  enthousiaste  des 
commentaires  anglo-français  sur  l'Entente  cordiale. 


Italie.  —  Les  rapports  franco-italiens.  —  La  Tribuna  de  Rome  a 
publié,  le  13  avril,  le  texte  officiel  suivant  d'une  déclaration  faite  le 
8  avril  à  la  Chambre  des  députés  par  le  marquis  de  San  Giuliano, 
ministre  des  Affaires  étrangères,  déclaration  qui  avait  été  fort  com- 
mentée par  les  journaux  français,  d'après  une  citation  inexacte. 

MM.  Carafa,  Santini,  Chimirri,  ont  fait  quelques  allusions  à  l'influence 
que  la  contrebande  exercée  aux  deux  frontières  d'Egypte  et  de  Tunisie  a 
pu  avoir  sur  la  durée  de  la  guerre.  M.  Carafa,  avec  sa  g^j-ande  compétence 
en  cette  matière,  a  reconnu  spontanément  les  difficultés  qui  s'opposent 
aux  deux  gouvernements  limitrophes  pour  une  plus  efficace  répression  de 
la  contrebande. 

Les  gouvernements  anglais  et  français  ont  accompli  en  cette  occasion 
leurs  devoirs  internationaux.  Maintenant  le  fait  que  nous  sommes  limi- 
trophes avec  l'Angleterre  et  la  France  en  Afrique  et  que  nous  avons  une 
mission  commune  de  civilisation  qui  peut  être  rendue  plus  ardue  par  des 
difficultés  identiques  est  une  raison  de  plus  pour  continuer  à  rendre  uni- 
forme l'action  des  trois  gouvernements,  suivant  l'esprit  des  accords 
opportunément  cités  par  M.  Chimirri  et  encore  en  vigueur,  et  qui  ont 
tant  contribué  et  doivent  contribuer  encore  à  maintenir  intacte  leur  amitié 
récipropre. 

J'aurais  préféré  que  M.  Santini  n'eût  pas  rappelé  l'incident  désormais  et 
depuis  longtemps  amicalement  réglé  du  Manouba  et  du  Carthage,  mais 
en  tout  cas,  je  regrette  qu'il  ait  dit  que  l'effet  de  cet  incident  ait  hâté  le 
renouvellement  de  la  Triple  Alliance.  Les  grandes  lignes  de  la  politique 
étrangère  de  l'Italie  ne  sont  pas  influencées  par  des  incidents  et  des  épi- 
sodes, mais  elles  sont  déterminées  par  les  hauts  et  permanents  intérêts 
du  pays. 


568  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

Suède.  —  Les  élections  législatives.  —  Les  éleclions  législatives 
suédoises,  commencées  le  27  mars,  viennent  seulement  de  se  ter- 
miner. Elles  ont  été  un  grand  succès  pour  la  politique  nationale  de 
la  Couronne.  Les  radicaux  en  effet  ont  perdu  31  sièges  alors  que 
les  partisans  de  la  défense  nationale  en  gagnent  22  et  les  socia- 
listes 9.  La  répartition  des  sièges  s'établit  ainsi  :  86  partisans  de  la 
défense  nationale,  73  socialistes  et  71  radicaux. 


II.  —  ASIE. 

Japon.  —  Le  nouveau  ministère.  —  Le  vicomte  Kijura  n'ayant  pu, 
au  dernier  moment,  triompher  de  l'hostilité  des  partis  d'opposition 
parlementaire  a  dû  renoncer  à  la  tâche  qu'il  avait  acceptée  de  con- 
stituer le  nouveau  ministère.  Le  mikado  a  fait  alors  appel  au  comte 
Okuma  qui  a  établi  son  cabinet  de  la  façon  suivante: 

Président  du  Conseil,  ministre  de  l'Intérieur,  comte  Okuma  ; 
Affaires  étrangères,  baron  Kato  ;  Finances,  M.  Wakatsuki;  Marine, 
amiral  Yashiro;  Guerre,  général  Oka;  Justice,  M.  Ozaki  ;  Instruction 
publique,  M.  Ichiki  ;  Communications,  M.  Taketomi  ;  Commerce, 
Ticomte  Oura. 

III.    —  AFRIQUE. 

Maroc.  —  Le  tourisme  au  Maroc.  Une  initiative  intéressante.  —  La 
Vigie  marocaine  de  Casablanca,  se  rendant  compte  de  la  difficulté 
qu'éprouvent  les  Français  à  apprécier  la  valeur  et  l'importance  des 
débouchés  que  leur  offre  le  Maroc,  prend  l'initiative  intéressante, 
avec  le  concours  des  autorités  civiles,  militaires  et  indigènes,  d'un 
voyage  de  tourisme  automobile  et  d'études  commerciales  dans  le 
nouveau  pays  de  protectorat.  L'arrivée  à  Casablanca  des  adhérents 
à  ce  projet  coïncidera  avec  le  départ  de  cette  ville  des  voitures  enga- 
gées pour  le  circuit  de  tourisme,  véhicules  qui  seront  à  la  disposi- 
tion des  voyageurs.  En  effet,  cette  épreuve  n'étant  pas  une  épreuve 
de  vitesse  mais  de  résistance  permettra  la  visite  et  le  séjour  dans 
tous  les  centres  intéressants  fixés  par  l'itinéraire  :  Fedhala,  Rabat, 
Salé,  Kenitra,  Fez,  Moulay  Idriss,  Volubilis,  Meknès,  les  Zaërs, 
Marrakech,  Saffi,  les  Doukkalas,  Mazagan.  Les  syndicats  d'iniiiative, 
les  Chambres  de  commerce,  les  chefs  de  municipalités  se  tiendront  à 
la  disposition  des  participants  pour  leur  donner  la  documentation 
dont  ils  auraient  besoin.  Ainsi  qu'au  cours  du  dernier  circuit  auto- 
mobile marocain  des  fêtes  indigènes  :  courses,  fantasias,  diffas, 
seront  organisées  dans  les  villes  énumérées.  Le  départ  aura  lieu  à 
une  époque  particulièrement  favorable  à  une  telle  manifestation  de 
vulgarisation,  le  16  mai  1014,  après  les  élections.  Tous  les  rensei- 
gnements seront  fournis  aux  personnes  intéressées  par  le  délégué 
de  La  Vigie  marocaine,  M.  Voisin,  au  Moniteur  du  Maroc,  18,  rue 
de  Montpensier. 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  569 


IV.  —  AMÉRIQUE. 

Le  conflit  entre  les  États-Unis  et  le  Mexique.  —  Un  incident, 
presque  insignifiant  à  l'origine  mais  qui  a  pris  rapidement,  en  raison 
des  circonstances,  une  importance  considérable,  vient  de  déclencher 
la  guerre  entre  les  Etats-Unis  et  le  Mexique.  Le  9  avril,  une  escouade 
de  marins  de  la  canonnière  américaine  Dolphin,  descendus  sans 
armes  à  Tampico,  sous  le  commandement  du  commissaire  du  bord, 
pour  compléter  les  approvisionnements  en  pélrole,  étaient  arrêtés 
par  un  officier  et  un  peloton  de  soldats  du  général  Huerta.  Us  furent 
d'ailleurs  relâchés  une  demi-heure  après  etle  général  Huertaexprima 
ses  regrets  personnels  de  l'incident.  L'amiral  Mayo,  commandant  des 
forces  américaines  stationnées  dans  les  eaux  du  Mexique,  estima 
cependant  ces  regrets  insuffisants  ;  il  exigea  que  le  pavillon  des 
Etats-Unis  fût  salué  de  21  coups  de  canons  par  les  batteries  du  port, 
et  le  gouvernement  de  Washington  fit  sienne  cette  réclamation.  Le 
général  Huerla  refusa  d'abord,  puis  se  ravisant,  il  déclara  qu'il  ferait 
saluer  le  drapeau  américain,  comme  l'exigeait  l'amiral  Mayo,  à  la 
condition  que  le  salut  serait  rendu  coup  pour  coup  par  les  bâtiments 
américains.  Le  président  Wilson  insista  pour  le  salut  du  drapeau  de 
l'Union  sans  condition.  Il  saisît  en  même  temps  le  Congrès  de  la 
question,  le  20  avril,  par  unmessage  qui  demandait  à  la  Chambre  des 
représentants  et  au  Sénat  «  d'approuver  l'emploi  des  forces  armées 
«  des  Etats-Unis,  de  la  façon  et  dans  les  proportions  où  cela  pourra 
«  être  nécessaire,  pour  obtenir  du  général  Huertaet  de  ses  partisans 
<(.  qu'ils  reconnaissent  pleinement  la  dignité  et  les  droits  des  Etats- 
«  Unis,  même  dans  la  situation  pénible  actuelle  du  Mexique  ». 

Il  ne  saurait  y  avoir  dans  nos  actes,  ajoutait  le  message,  une  idée 
d'agression  non  plus  qu'une  idée  de  conquête  égoïste. 

Nous  ne  songeons  à  maintenir  l'autorité  et  la  dignité  des  Etats-Unis 
que  parce  que  nous  désirons  conserver  toujours  intacte  notre  grande 
influence  dans  l'intérêt  de  la  liberté,  que  ce  soit  aux  Etats-Unis  ou  partout 
ailleurs  où  elle  pourra  être  employée  pour  le  bénéfice  de  l'humanité. 

Le  22  avril,  le  Sénat  et  la  Chambre,  conformément  à  la  requête 
du  président  Wilson,  votaient  un  ordre  du  jour  identique  déclarant 
que  «  le  président  Wilson  a  le  droit  d'employer  les  forces  armées 
des  Etats-Unis  pour  faire  valoir  sa  demande  en  vue  d'obtenir  entière 
réparation  des  affronts  et  des  indignités  commis  au  Mexique  contre 
les  Etats-Unis  »,  répudiant  toute  intention  de  faire  la  guerre  au 
peuple  mexicain,  mais  refusant  toutefois  de  déclarer  qu'après  la  sou- 
mission du  Mexique,  les  Américains  devront  se  retirer  et  abandonner 
le  pays  entier  à  sa  propre  population.  Entre  temps,  et  sans  même 
attendre  le  blanc-seing  du  Congrès,  les  troupes  de  débarquement 
américaines  s'étaient  emparées,  le  21  avril, des  douanesde  Vera-Cruz, 
sous  le  prétexte  qu'un  bateau  de  commerce  étranger  allait  y  débar- 


S70  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

quer  du  matériel  de  guerre,  et  avaient  occupé  la  ville.  Cet  acte  de 
guerre  produisit  une  grande  émotion  dans  tout  le  Mexique.  Le  géné- 
rai Huerta  proclama  qu'il  résisterait  par  la  force  et  jusqu'au  dernier 
souffle  aux  entreprises  des  envahisseurs.  De  son  côté,  le  général 
Carranza,  chef  du  parti  constitutionnaliste  qui  est  maître  du  nord 
du  Mexique  et  lutte  pour  le  pouvoir  contre  le  général  Huerta,  adres- 
sait une  communication  au  président  Wilson  protestant,  au  nom  de 
son  patriotisme,  contre  l'aggression  américaine  et  déclarant  que  «  le 
maintien  des  forces  américaines  à  Vera-Gruz,  en  violation  de  la  sou- 
veraineté et  des  droits  imprescriptibles  d'indépendance  du  peuple 
mexicain,  entraînera  les  constitutionnalistes  dans  une  guerre  iné- 
gale que  ceux-ci  ont  jusqu'à  présent  tenté  d'éviter  à  tout  prix.  »  Le 
général  Carranza  terminait  en  adjurant  le  président  Wilson  de  rap- 
peler les  forces  occupant  Vera-Cruz.  Le  général  Villa,  second  du 
général  Carranza,  se  montrait  encore  plus  énergique  et  se  rendait 
avec  son  escorte  personnelle  à  Juarez  pour  organiser  l'attaque  de  la 
frontière  américaine.  Enfin  le  chef  de  bande  Zapata  faisait  sa  sou- 
mission au  gouvernement  de  Mexico  et  mettait  à  sa  disposition  ses 
15,000  partisans  pour  combattre  l'ennemi  commun.  On  ne  s'atten- 
dait pas  à  \\'ashington,  à  ce  mouvement  général  unissant  tout  le 
Mexique  contre  l'étranger.  Le  président  Wilson  et  son  secrétaire 
d'ËtalM.  Bryan  avaient  certainement  espéré  pouvoir  compter  toutau 
moins  sur  la  neutralité  bienveillante  des  constitutionnalistes.  Leur 
attitude  hostile,  au  contraire,  compliquait  singulièrement  la  situa- 
tion et  c'est  évidemment  cette  circonstance  qui  a  poussé  le  président 
à  accepter  l'offre  de  médiation  des  républiques  sud-américaines.  Le 
25  avril,  en  effet,  les  représentants  du  Brésil,  de  la  République  Argen- 
tine et  du  Chili  à  Washington  ont  offert,  par  une  note  conjointe,  les 
bons  offices  de  leurs  gouvernements  au  gouvernement  de  Washing- 
ton. Voici  le  texte  de  ce  document  : 

Dans  le  but  de  servir  les  intérêts  de  la  paix  et  de  la  civilisation,  en 
toute  confiance  et  avec  le  plus  grand  désir  d'empêcher  une  nouvelle  effu- 
sion de  sang,  qui  nuirait  à  la  cordialité  et  à  l'union  qui  ont  toujours 
entouré  les  rapports  des  gouvernements  et  des  peuples  de  l'Amérique, 
nous,  plénipotentiaires  du  Brésil,  delà  République  Argentine  et  du  Chili, 
dûment  autorisés,  avons  l'honneur  d'offrir  au  gouvernement  de  Votre 
Excellence  nos  bons  offices  pour  arriver  à  une  solution  pacifique  et  ami- 
cale du  conflit  qui  s'e-t  élevé  entre  les  Etats-Unis  et  le  Mexique. 

Cette  cOVe  traduit  en  forme  autorisée  les  suggestions  que  nous  avons 
eu  l'occasion  d'offrir  antérieurement,  à  ce  sujet,  au  secrétaire  d'Etat,  à 
qui  nous  renouvelons  l'assurance  de  notre  plus  haute  et  distinguée  consi- 
dération. 

Le  président  Wilson  a  accepté  en  ces  termes  la  proposition  qui  lui 
était  ainsi  adressée  : 

Le  gouvernement  des  Etats-Unis  est  profondément  conscient  de 
l'amitié,  de  la  sympathie  et  du  souci  généreux  de  la  paix  et  du  bien-être 
de  l'Amérique  manifestée  dans  la  note  conjointe  que  je  viens  de  recevoir 
de  Vos  Excellences,  otVrant  les   bons  ofïices  de  vos  gouvernements  pour 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES  571 

arriver,  s'il  est  possible,  à  une  solution  des  difficultés  actuelles  entre  le 
gouvernement  des  Etats-Unis  et  ceux  qui  prétendent  actuellement  repré- 
senter la  République  du  Mexique. 

Conscient  du  but  dans  lequel  cette  offre  est  faite,  le  gouvernement  amé- 
ricain ne  se  croit  pas  liltre  de  la  rejeter.  L'intérêt  principal  de  ce  gouver- 
nement se  trouve  dans  la  paix  de  l'Amérique,  dans  les  rapports  cordiaux 
des  diverses  républiques  américaines  avec  notre  peuple  et  dans  le  bon- 
heur et  la  prospérité  qui  ne  peuvent  venir  que  de  l'accord  réciproque  et 
de  l'amitié  créés  par  la  poursuite  d'un  but  commun. 

L'ofi"re  généreuse  de  vos  gouvernements  est  donc  acceptée. 

Le  gouvernement  des  Etats-Unis  espère  très  sérieusement  que  vous 
voulez  sauver  ceux  qui  représentent  les  éléments  les  plus  sérieux  du 
peuple  mexicain  et  qui  sont  prêts  à  discuter  les  conditions  d'une  solution 
satisfaisante. 

Le  gouvernement  des  Etats-Unis  sera  prêt  à  recevoir  toutes  les  propo- 
sitions qui  pourraient  être  formulées  d'une  façon  sérieuse  et  aies  discuter 
dans  l'esprit  le  plus  large  et  le  plus  conciliateur.  Ces  négociations  seront 
annonciatrices  d'une  nouvelle  période  de  coopération  et  de  confiance  mu- 
tuelle en  Amérique. 

Le  gouvernement  se  sent  obligé  de  dire  franchement  que,  ses  rapports 
diplomatiques  avec  le  Mexique  étant  pour  le  moment  interrompus,  il  ne 
lui  est  pas  possible  d'assurer  qu'il  pourra  sans  délai  discuter  le  plan  de 
médiation  internationale  que  vous  proposez. 

Il  est  sans  doute  possible  qu'un  acte  quelconque  d'agression  de  la  part 
de  ceux  qui  contrôlent  les  forces  militaires  mexicaines  oblige  les  Etats- 
Unis  à  agir  d'une  façon  qui  pourrait  détruire  l'espoir  d'une  paix  immé- 
diate; mais  ceci  ne  justifierait  pas  une  hésitation  à  accepter  votre  géné- 
reuse suggestion  actuelle. 

Nous  attendons  les  meilleurs  résultats  dans  un  délai  assez  court  pour 
diminuer  la  crainte  que  nous  éprouvons  de  voir  des  manifestations  irré- 
fléchies et  hostiles  interrompre  les  négociations  et  décevoir  nos  espérances 
de  paix. 

On  croit  que  le  plan  des  gouvernements  sud-américains  com- 
porte l'éloignement  du  général  Huerta,  pour  lequel  le  gouverne- 
ment des  Etats-Unis  a  insisté  depuis  le  début  du  conflit  actueL 
Notification  de  l'offre  de  médiation  a  été  envoyée  aux  représentants 
diplomatiques  du  Brésil,  de  la  République  Argentine  et  du  Chili  au 
Mexique,  ainsi  qu'au  quartier  général  des  constilutionnalisles  du 
Nord  du  Mexique.  On  assure  que  le  président  Huerta  aurait  déjà 
fait  connaître  son  acceptation  de  la  médiation  sud-américaine. 


La  paix  de  l'Irlande. 

John  Bult.,  au  nationaliste  irlandais  et  à  l'ulstérien  :  «  En  voilà  assez.  Portez 
donc  le  drapeau  ensemble.  Aucun  de  vous  ne  peut  le  porter  seul.  » 

Punch  (Londres). 


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La  question   de  l'Ulster. 

Le      cuisinier     Asôiiïh    : 
«  C'est  l'oignon  qui  donne  de 
la  force  au  ragoût.  S'ils  veu- 
lent que  je  le  retire!...  » 
London  opinion  (Londres). 


L'ours  russe  se  cuirasse. 

Kikerihi  (Vienne). 


Dixième  anniversaire. 

Punch  (Londres). 


En  Allemagne. 

La  Prusse  militariste 
force  Michel  à  lui  donner 
toujours   plus  de  soldats. 

Mucha  (Varsovie). 


Lépouvantail 
de    loncle    Sam. 

Le   général    Carranza. 
Independiente  (Mexico). 


Les  États-Unis  et  le  Mexique. 

Malgré   lui,    l'oncle  Sam  est  entraîné 
à  la  guerre. 

Ohio  State  journal  (Columbus). 


Les  libéraux  et  l'Ulster. 

Si  seulement  sir  Edward  Carson  repré- 
sentait quelque  autre  nationalité  opprimée, 
l'Arménie  par  exemple,  comme  les  libé- 
raux lui  tendraient  les  bras  ! 

Punch  ^Londres.) 


NOMINATIONS  OFFICIELLES 


MINISTÈRE  DES  AFFAIRES  ÉTRAIVGÈRES 

M.  P.  de  Mai'gerie.  ministre  plénipot.,  chef  de  cabinet  du  ministre  des  Affaires 
étrangères,  est  promu  au  grade  de  commandeur  de  la  Légion  d'iionneur. 

UIIVISTÈRE   DE  LA    GUERRE 

Troupes  métropolitaines. 

GENDARMERIE 

Missions.  —  MM.  les  cap.  Bouvet  et  Seignobosc  sont  désig.  pour  la  mission 
française  en  Turquie. 

Troupes  coloniales. 

INFANTERIE 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  cap.  Prioux,  Damel  et  Maugeard  ;  le  lient.  Rey 
et  lesisous-lieut.  Langlet,  Lenfant  et  Prax,  sont  désig.  pour  le  Tonkin. 

Cocllinclline.  —  MM.  les  capit.  Abadie,  Fianc  et  Cassandre;  les  lient.  Garin 
et  Verdon  et  le  sous-lieut.  Laplace  sont  désig.   pour  la  Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  les  cke^s  de  bataill.  Schneegans  et  Gesland  ; 
les  capit.  Guyon,  Lévy,  Javelier  et  Mouet;  \e  sous-lieut.  Richard,  sont  désig.  pour 
l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  les  chefs  de  bataill.  Fialix  et  Benezech  ;  le 
capit.  Auriol  et  les  sous-lieut.  Martinet  Grasset,  sont  désig.  pour  l'A.  E.  F. 

Madagascar.  —  MM.  les  capit.  de  Martonne,  Munier,  Cruaud,  Radenac, 
Granier  de  Cassagnac,  Grovalet.  Charnoz  et  Raymond;  les  lient.  Graziani  et 
Pillard;  les  sous-lieut.  Chauveau,  Balesi  et  Castanet,  sont  désig.  pour  Mada- 
gascar. 

ARTILLERIE 

Annam-Tonkin.   —  M.    le  cap.  Pelletier  est  désig.  pour  le  Tonkin. 

Cocllinclline.  —  M.  le   capit.  Werquin  est  désig.  pour  la  Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  les  capit.  Rocard,  Varigault  et  Laurent,  sont 
désig.  pour  l'A.  0.  F. 

Madagascar.  —  MM.  le  colonel  Bernard  et  le  capit.  Hugonet,  sont  désig. 
pour  Madagascar. 

Officiers  d'administration. 

IndOClline.  —M.  Voffic.  d'admin.  de  3«  cl.  Fraysse  est  désig.  pour  les  Travaux 
publics. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  Voffic.  d'administ.  de  3»  cl.  Treuscorff  est  désig. 
pour  l'A.  O.  F. 

CORPS    DE    l'intendance 

Afrique  Occidentale.  —   M,  le  sons-int.  de   Z'  cl.  Many  est  désfg.    pour 

l'A.  O.  F. 

Officiers  d'' administration. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  offic.  d'administ.  de  2^  cl.  Buzy  et  de  3°  cl. 
Rochoix  sont  désig.  pour  le  Tonkin. 

CORPS  de  santé 

Indochine.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2'  cl.  Garrot  est  désig.  pour  servir  h.  c. 
en  Indochine. 

Annam-Tonkin.  —  MM.  le  méd.  ppal  de  2*  cl.  Croussouard;  le  méd.-maj.  de 
d"^*  cl.  Cadet  ;  le  méd.-maj.  de  2°  cl.  Le  Goanon  et  le  pharm.-major  de  l'*  cl. 
Ehrhardt  soût  désig.  pour  le   Tonkin. 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES    ET   REVUES  575 

Cocllinchine.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2«  cl.  Dubarry  est  désig.  pour  la  Co- 
chinchine. 

Inde  Française.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2^  cl.  Le  Fers  est  désig.  pour  le^; 
Etablissements  de  l'Inde. 

Afrique  Occidentale.  —  MM.  les  méd.-maj.  de  l^e  cl.  Luisi  et  le  Strat  ;  le 
méd.-maj.  de  2e  cl.  Monfort  et  le  pharm.-maj .  de  2^  cl.  Boin,  sont  désie-  pour 
l'A.  O.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2«  cl.  Pichon  est  désig  pour 
l'A.  E    F. 

Madagascar.  —  MM.  le  méd.  ppal  de  1"  cl.  André  ;  les  méd.-maj.  de  2«  cl. 
Gallet  de  Sjinterre  et  Perreaux  sont  désig.  peur  Madagascar. 

Guyane.  —  MM.  le  méd.-maj.  de  2^  cl.  Guillen  et  le  pharm.-maj.  de  2^  cl. 
Meunier  sont  désig.  pour  la  Guyane. 

MIIVISTÈRE  DE  LA  MARINE 

ÉTAT-IiAJOR   DE    LA    FLOTTE 

Extrême-Orient.  —  MM.  les  Ueut.  de  vaiss.  Perrio,  Neuzillet  et  Gillet 
€t  l'enseigne  de  2*  cl.  Plessis  sont  désig.  pour  la  Manche.  / 

M.  le  lient,  de  vaiss.  Bourdet  est  désig.  pour  le  Pistolet  ; 

M.  le  Ueut.  de  vaiss.  Baule  est  désig.  pour  les  torpilleurs  de  réserve  de  Saigon. 

Levant-  —  M.  le  capit.  de  vaiss.  Tirard  est  nommé  au  command.  du  Bruix, 

MM.  le  capit.  de  frég.  Goisset  et  le  Ueut.  de  vaiss.  Amiot  est  désig.  pour  le 
même  bâtiment. 

Madagascar.  — M.  le  lient,  de  vaiss.  Le  Têtu  est  désig.  pour  le  Vaucluse. 

Mission  .  —  M.  l'enseigne  de  vaisseau  de  l'^  cl.  Ducrocq  est  désig.  pour  la 
mission  hydrographique  Congo-Oubangui. 

SénégaL  —  M.  le  Ueut.  de  vaisseau  Mégissier  est  nommé  au  command.  de  la 
Surprise. 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


Neutralité  belge  et  invasion  allemande,  par  Maxime  Leco.mte, 
ancien  vice-président  du  Sénat,  et  le  lieutenant-colonel  breveté  Camille 
LÉvi,  membre  de  la  Commission  historique  du  Nord.  Un  vol.  in-d2de 
610  pages,  avec  trois  cartes  en  couleurs,  Paris,  Henri  Charles-Lavauzelle, 
éditeur. 

A  une  époque  où,  dans  les  articles  de  journaux,  revues,  publications 
périodiques  ou  livres  de  fond,  parus  nombreux  tant  en  Belgique  qu'en 
France  et  en  Allemagne,  ce  ne  sont  que  discussions  et  controverses  pour 
savoir  si  les  Allemands  agiront  au  Sud  de  la  Met^se  ou  au  Nord,  ou  à  la 
fois  au  Sud  et  au  Nord,  cet  ouvrage  arrive  à  point  pour  synthétiser  le  dé- 
bat. Examinant  d'abord  les  conditions  d'une  invasion  allemande  par  la 
Belgique  (facilités,  obstacles,  éventualités  d'une  riposte  française,  coopé- 
rations possibles),  les  auteurs  étudient  ensuite  les  leçons  du  passé,  c'est-à- 
dire  les  multiples  invasions  subies  par  la  Belgique  au  cours  des  siècles,  puis 
montrent  les  chances  que  paraît  réserver  l'avenir  pour  une  tentative  de  ce 
genre  et  les  moyens  d'y  parer,  le  tout  approfondi  dans  le  plus  grand  détail. 
Ce  bel  ouvrage  est,  on  le  voit,  d'un  intérêt  singulièrement  actuel  ;  nous  ne 
saurions  trop  en  recommander  la  lecture.  Pour  mettre  leur  étude  mieux 
en  relief,  les  auteurs  la  font  précéder  d'un  aperçu  très  documenté  sur  la 
Belgique  au  point  de  vue  historique  et  géographique. 


576  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

L.a  guerre  des  Balkans  et  l'Europe,  1912-1913,  par  Gabriel  Ha- 
XOTAUX,  de  l'Académie  française.  Un  vol  in-16  de  451  pages.  Paris.  Plon- 
Nourrit  et  C'",  éditeurs. 

M.  Gabriel  Hanotaux  vient  de  rassembler,  en  un  nouveau  volume,  les 
constatations  documentaires,  les  réflexions,  les  craintes  patriotiques,  que 
lui  ont  suggérées,  au  jour  le  jour,  les  diverses  phases  de  la  crise  balka- 
nique, forme  inquiétante  et  inattendue  de  la  vieille  question  d'Orient. 
Jamais  coup  d'oeil  plus  pénétrant  et  plus  sûr  n'a  été  jeté  sur  la  situation 
européenne,  sur  le  danger  résultant  de  la  soudaine  substitution  delà  poli- 
tique des  ententes  particulières  à  celle  du  concert  des  puissances,  sur  les 
possibilités  de  paix  ou  de  guerre  que  recèlent  les  clauses  du  traité  de  Bu- 
carest, sur  l'ensemble  de  devoirs  positifs  qui  se  dégagent  enfin,  pour  la 
France,  de  l'examen  des  faits. 

Le  maréchal  Mortier,  duc  de  Trévise,  par  son  petit  neveu,  le 
colonel  FriCiXET-Despréaux,  de  l'ancien  corps  d'état-major.  Tome  II, 
1708-1804.  Un  vol.  in-8°  de  480  pages,  avec  une  planche  photographique 
en  couleurs,  4  planches  en  noir  et  4  cartes  hors  textes.  Paris,  Berger- 
Levrault,  éditeurs. 

Dans  ce  second  volume  de  son  bel  ouvrage,  dont  nous  avons  signalé  le 
tome  I*»"  le  16  novembre  dernier,  le  colonel  Frignet-Despréaux  étudie 
d'abord  la  participation  du  général  Mortier  aux  opérations  des  armées  du 
Danube  et  du  Rhin.  Le  26  septembre  1799,  sur  le  champ  de  bataille  de 
Zurich,  Mortier  est  nommé  par  Masséna  général  de  division.  Il  s'empare 
de  Glaris,  de  Ragatz  et  reçoit  à  Tamins,  le  31  octobre,  un  témoignage  de 
la  satisfaction  du  gouvernement.  Le  15  avril  1800,1e  général  Mortier  ^est 
nommé  commandant  de  la  division  militaire  de  Paris,  et  il  garde  ces  déli- 
cates fonctions  jusqu'au  2  mai  1803  ;  il  est  alors  nommé  lieutenant  général 
et  commandant  de  l'armée  du  Hanovre.  Le  récit  des  glorieuses  opérations 
de  la  campagne  du  Hanovre  termine  ce  volume  dont  l'intérêt  historique 
est  on  le  voit,  considérable. 


Ouvrages  déposés  au  bureau  de  la  Bévue. 

Introduction  à  la  médecine  des  passions,  par  le  D'"  Maurice  Boigey,  médecin- 
major  de  l'armée.  Un  vol.  in-16  de  280  pages.  Paris,  Librairie  Félix  Alcan. 

Mes  Souvenirs.  1830-1914,  par  Auguste  Lalance.  Préface  par  Ernest  Lavisse,  de 
l'Académie  française.  Un  vol.  grand  in-8».  Paris,  Berger-Levrault,  éditeurs. 

Rapport  sur  un  voyage  d'étude  à  Constanlinople,  en  Egypte  et  en  Turquie  d'Asie, 
janvier-août  1912,  par  Maurice  Pernot.  Un  vol.  in-12  de  340  pages.  Paris,  Fir- 
min  Didot  et  C'«.  éditeurs. 

Bosquejo  de  la  Campafia  turco-balkanica  de  1912-1913,  publié  sous  la  direction 
du  ministère  de  la  Guerre  par  la  commission  militaire  chargée  de  suivre  les  opé- 
rations sur  le  terrain.  Un  vol.  in-S"  de  iOO  pages,  avec  cartes  et  gravures.  Madrid. 
Bibliothèque  du  ministère  de  la  Guerre. 

Bibliographie  de  l'Afrique  Equatoriale  Française ,  par  Georges  Bruel,  administra- 
teur en  chef  des  Colonies.  Un  vol.  in-80  de  320  pages.  Paris,  Emile  Larose, 
éditeur. 

The  Ukraine,  réimpression  d'une  conférence  sur  l'histoire  de  l'Ukraine  et  les  grands 
problèmes  actuels,  par  Bedwin  Sands.  Une  brochure  in-S"  de  70  pages,  avec 
gravures.  Londres,  Francis  Griffither,  édileur. 

L Administrateur-Gérant  :  P.  Campain, 

PARIS.    —   IMPRIMERIE    LEVÉ,    RUE    CASSETTE,    17. 


QUESTIONS 
DIPLOMATIQUES  ET  COLOMALES 


Erratum.  —  Nous  tenons  à  rectifier  quelques  erreurs  qui  se  sont  glissées 
dans  l'article  sur  les  chemins  de  fer  de  la  Turquie  d'Asie  publié  dans  notre 
dernier  numéro.  La  carte  qui  accompagnait  l'article  est  d'ailleurs  scrupu- 
leusement exacte. 

1°  Il  existe  une  ligne  à  voie  normale  Tripoli-Homs. 

2°  La  ligne  de  Magnésie  à  Soma  est  déjà  prolongée  jusqu'à  Panderma, 

3°  Les  Turcs  sont  en  train  de  construire  une  ligne  d'El-Fuleh  à  Jérusa- 
lem qui  est  de  nature  à  concurrencer  la  ligne  en  projet  Reyak-Ramleh, 

Il  faut  noter  enfin  que  la  ligne  du  Hedjaz,  l'embranchement  Deraa- 
Caïtla,  et  les  lignes  Bevrouth-Damas  et  Damas-Mzerib  sont  à  voie  étroite. 


LES    ÉTATS-UNIS   ET   LE   MEXIQUE 


Pour  ceux  qui  ont  suivi  depuis  1911  la  politique  des  Etats- 
Unis,  la  nouvelle  de  leur  intervention  au  Mexique  ne  fut  pas 
une  surprise.  Elle  s'annonçait  comme  inévitable,  parce  qu'elle 
devait  résulter  d'une  situation  de  fait,  contre  laquelle  étaient 
impuissantes  toutes  les  considérations  théoriques  qu'on  pré- 
tendait lui  opposer.  Les  causes  qui  l'ont  produite  sont  d'ordre 
à  la  fois  matériel  et  moral. 

Et  d'abord,  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  Américains  du  Nord 
ont  près  de  5  milliards  de  capitaux  engagés  au  Mexique,  et 
font  la  plus  grande  partie  du  commerce  extérieur  de  ce  pays, 
puisque  80  %  de  ses  exportations  vont  aux  Etats-Unis,  qui  lui 
fournissent  en  retour  60  %  des  marchandises  dont  il  a  besoin. 
Or,  depuis  que  le  Mexique  est  en  révolution,  les  pertes  énormes 
subies  parles  entreprises  commerciales  et  industrielles  i^l)  ont 
atteint  les  Américains  proportionnellement  à  leur  chiffre  d'af- 
faires. Certains  industriels  se  sentaient  directement  menacés  par 

(1)  On  eç  aura  une  idée  en  comparant  les  cours  des  actions  des  trois  grandes 
banques  —  Banque  nationale  du  Me.xique,  Banque  de  Londres  et  de  Mexico,  Banque 
centrale  mexicaine  —  à  la  lin  de  1910  et  aujourd'hui.  Ils  sont  tombés  respectivement 
de  1150,  654  et  465  francs  à  480,  235  et  62  francs. 

QUEST     DiPL.   ET    GOL.  —   T.    XXXVII.    —    NO   41*.  —  16   MAI    1914.  37 


578  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

la  présence  de  Huerta  à  la  tête  du  pays,  notamment  ceux  qui 
exploitent  le  pétrole  et  sont  sous  la  dépendance  du  puissant 
trust  Standard  OU,  qui  dispute  à  la  Société  anglaise  Eagle  OU 
la  suprématie  dans  la  région  de  Tampico  (1).  Il  paraît  même 
que  cette  rivalité  ne  fut  pas  étrangère  à  la  dernière  révolution  : 
l'entourage  de  Madero  avait  lié  partie  avec  les  financiers  amé- 
ricains; celui  de  Huerta,  avec  les  Anglais. 

Sur  ces  questions  d'intérêt  viennent  se  greffer  des  préoccu- 
pations d'un  autre  ordre.  A  tort  ou  à  raison,  les  Etats-Unis 
s'inquiètent  des  visées  du  Japon  sur  le  Mexique.  On  n'a  pas 
oublié  rémotion  soulevée  en  1911  et  1912  par  les  concessions 
de  terrain  qui  furent  accordées  à  des  compagnies  japonaises 
dans  la  baie  de  Magdalena,  en  Californie  mexicaine.  Les  Amé- 
ricains affirmèrent  alors  leur  volonté  de  ne  laisser  personne 
s'installer  au  Mexique;  ils  firent  valoir  leur  droit  de  s'opposer 
à  toute  prétention  de  ce  genre,  non  pas  même  en  vertu  de  la 
doctrine  de  Monroe,  mais  en  invoquant  seulement  le  cas  de 
légitime  défense,  comme  le  secrétaire  d'Etat  Sevvard  l'avait 
fait  contre  la  France  en  1866. 

Cette  thèse  fut  exposée  tout  récemment  encore  à  la  Chambre 
des  représentants  : 

Au  cours  de  ces  dernières  années,  il  est  devenu  à  la  mode  dans  certains 
milieux  de  dénoncer  la  doctrine  de  Monroe.  Parmi  ceux  qui  se  disent  par- 
tisans de  sa  suppression,  en  est-il  qui  préféreraient  voir  une  forte  puis- 
sance militaire  contrôler  notre  frontière  méridionale,  ou  un  des  grands 
Etats  européens  occuper  Mexico  et  transformer  les  indolents  péons  de 
notre  République  sœur  en  vigoureux  soldats,  ayant  pour  officiers  des 
hommes  d'une  solide  instruction  militaire  ?  Notre  contact  avec  un  voisin 
bien  armé  tendrait-il  à  diminuer  la  dépense  de  nos  organisations  militaires 
et  navales?  Je  crois  que  le  résultat  serait  juste  le  contraire.  Parmi  ces  oppo- 
sants à  la  doctrine  de  Monroe,  en  est-il  qui  désirent  voir  l'Allemagne,  l'An- 
gleterre, la  France,  la  Russie,  l'Italie  ou  le  Japon  s'installer  dans  une 
quelconque  des  Républiques  de  l'Amérique  centrale  ?  Ne  serait-ce  pas  un 
grand  malheur  pour  nous  si  une  puissance  étrangère  se  voyait  autorisée  à 
occuper  un  des  Etats  libres  de  l'Amérique  du  Nord?  Pourrions-nous  tolérer 
la  présence  d'étrangers  si  près  des  portes  du  canal  de  Panama?  Et  non 
seulement"  si  près  »,  mais  entre  les  Etats-Unis  continentaux  et  la  zone 
du  canal?  Messieurs,  si  on  laissait  une  telle  éventualité  se  produire,  ce 
serait  un  désastre  national... 

Ce  n'est  pas  au  moment  où  les  Américains  du  Nord  se  voient 
à  la  veille  de  recueillir  le  bénéfice  des  efforts  et  des  sacrifices 
accomplis  pour  percer  l'isthme  de  Panama  qu'ils  vont  se  dé- 
partir de  leur  politique  traditionnelle  à  l'égard  des  Etats  qui 
bordent  le  golfe  du  Mexique,   devenu  leur  mer.   Ils   veulent 

(I)  D'après ies  évaluations  du  dernier  rapport  consulaire  anglais  sur  la  région  de 
Tampico,  les  capitaux  anglais  investis  dans  cette  région  sont  de  375  millions,  les 
capitaux  américains  de  478. 


LES    ÉTATS-UNIS    ET    LE    MEXIQUE  579 

contrôler  le  Mexique  comme  les  petites  Républiques  de  l'Amé- 
rique centrale,  de  plus  près  encore  s'il  est  possible,  parce  que 
ce  pays  est  plus  fort,  et  capable  d'un  développement  qui  le 
rendrait  plus  dangereux.  Ils  n'ont  pas  osé  se  déclarer  respon- 
sables de  l'ordre  au  Mexique  comme  ils  l'ont  fait  à  Cuba,  à 
Panama,  à  Nicaragua,  à  Saint-Domingue.  Mais  au  fond,  telle 
est  bien  leur  idée  :  ils  veulent  y  faire  cesser  l'anarchie,  et 
en  restaurant  l'ordre,  asseoir  solidement  leur  influence. 

Puisque  le  Mexique  n'est  pas  en  état  de  se  gouverner  lui- 
même  —  des  chefs  du  genre  de  Porfirio  Diaz  ne  se  rencontrent 
pas  deux  fois  de  suite  —  peut-être  n'ont-ils  pas  tort.  Dans  les 
pays  récemment  annexés  ou  simplement  contrôlés  par  eux,  une 
paix  féconde  et  durable  a  succédé  à  l'anarchie,  et  les  étrangers 
en  profitent  autant  que  les  indigènes.  C'est  ce  qu'exprime  la 
note  officieuse  publiée  par  \q  Ne^v-York  Herald  Aw.  26  avril,  pour 
protester  contre  l'attitude  hostile  de  la  presse  européenne  à 
l'égard  des  Etats-Unis:  «  S'il  est  une  chose  que  tout  le  monde 
«  doive  comprendre,  c'est  que  le  règne  despotique  de  Huerta 
«  touche  à  sa  fin.  Et  s'il  est  une  autre  vérité  qui  s'impose,  c'est 
«  que  toute  œuvre  entreprise  par  notre  pays  dans  le  but  de 
«  procurer  au  Mexique  un  régime  d'ordre  durable  ne  peut 
«  tendre,  de  toute  nécessité,  qu'à  augmenter  la  valeur  de  tous 
«  les  placements  faits  au  Mexique.  » 

Le  droit  qu'ils  prétendent  exercer  ainsi,  c'est  celui  que  de 
tout  temps  les  peuples  forts  se  sont  arrogé  :  imposer  leur  pro- 
tection et  leur  clientèle  aux  nationalités  inférieures.  La  ques- 
tion est  de  savoir  jusqu'où  ira  cette  protection,  si  elle  restera 
une  sorte  de  tutelle  affectueuse,  analogue  à  celle  de  l'Angle- 
terre sur  le  Portugal,  ou  deviendra  une  véritable  prise  de 
possession,  comme  l'Angleterre  a  fait  en  Egypte  et  la  France 
en  Tunisie  ou  au  Maroc.  Les  Etats-Unis  ont  tout  à  gagner  à 
comprendre  leur  rôle  dans  le  premier  sens. 

Il  faut  bien  avouer  que  l'impérialisme  américain,  dont  les 
visées  deviennent  chaque  jour  plus  ambitieuses,  devait  être 
tenté  par  cette  riche  proie  offerte  à  ses  convoitises.  Les  théori- 
ciens ne  lui  ont  pas  manqué  pour  expliquer  et  justifier  ses 
prétentions,  témoin  ce  qu'écrivait  à  ce  propos  un  professeur 
de  l'Université  de  Harvard,  M.  Archibald  Goolidge  :  «  Quand, 
«  de  deux  Etats  ayant  une  longue  frontière  commune,  l'un 
«  surabonde  de  vigueur  et  de  jeunesse  et  s'accroît  rapidement, 
«  tandis  que  l'autre  possède  des  territoires  riches,  désirables, 
o  çiaigrement  peuplés,  troublés  par  d'incessantes  révolutions, 
«  le  premier,  inévitablement,  interviendra  dans  les  affaires 
f(  du  second.  C'est  la  loi  des  vases  communiquants.  » 


û'aprè:;  une a!t£ publiée  en  1910 

^par le  Ministère  desùmmumcatlons.  QtTmaux  Publics 

du  Mexique. 

^^.»  bn  exploitation. 
o„,MM^..^  'en  construction. 


chemins  de  fer 


I' 


,  /7/v7/fif?j'<Concessions  en  vigueur. 


COchÉ  de    France  Amérique 


Georges  Huri 


582  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 


* 
*    * 


Mais  l'opération  ne  sera  pas  aussi  simple  pour  les  Améri- 
cains que  le  furent  celles  qu'ils  ont  précédemment  exécutées. 
Leur  faiblesse  militaire  est  telle,  qu'ils  l'avouent  sans  diffi- 
culté. Lq  New-York  Herald  a  publié,  l'été  dernier,  des  lettres 
du  général  Meade,  disant  que  les  Etats-Unis  n'étaient  en  rien 
préparés  à  la  guerre.  Le  général  Wotherspoon,  sous-chef  de 
ï'état-major,  a  fait  des  déclarations  dans  le  même  sens.  M.  Gar- 
rison,  secrétaire  d'Etat  pour  la  Guerre,  parlant  à  Denver 
(Colorado),  dit  aussi: 

«  11  y  a  exactement  33.000  réguliers  dans  tous  les  régiments 
«  continentaux  ;  la  garde  nationale  porteraitce  chiffre  à  150.000. 
«  Si  les  Etats-Unis  étaient  entraînés  dans  un  conflit  avec  une 
«  puissance  de  premier  ordre,  il  leur  faudrait  une  armée  de 
«  600.000  hommes.  Elle  pourrait  être  levée  en  trente  jours; 
«  mais  pendant  ce  temps,  nos  adversaires  débarqueraient  des 
«  troupes  sur  nos  côtes.  » 

Cette  éventualité  n'est  pas  à  redouter  avec  le  Mexique,  qui 
n'a  pas  de  marine.  Il  n'en  reste  pas  moins  que  les  Américains 
ne  peuvent  pas  envoyer  au  delà  de  leurs  frontières  plus 
d'une  trentaine  de  mille  hommes.  Nous  ne  parlons  pas  de 
la  garde  nationale,  dont  l'instruction  militaire  est  à  peu  près 
nulle.  Quant  aux  volontaires,  qui  furent  toujours  la  principale 
ressource  des  Etats-Unis  en  cas  de  guerre,  il  n'est  pas  douteux 
qu'ils  se  présenteraient  aussi  nombreux  que  dans  les  occasions 
précédentes.  Mais  ils  auraient  affaire  à  d'autres  volontaires,  qui 
possèdent  sur  eux  la  supériorité  d'être  aguerris. 

Il  faut  remarquer  toutefois  que,  depuis  deux  années  que  l'idée 
d'une  intervention  au  Mexique  est  dans  l'air,  l'armée  améri- 
caine a  travaillé.  L'intendance  et  les  services  se  sont  préparés 
à  leur  tâche,  et  la  cavalerie  en  particulier,  l'arme  la  plus  effi- 
cace dans  une  campagne  de  guérillas,  a  été  spécialement  en- 
traînée en  vue  du  rôle  qu'elle  aurait  à  tenir. 

La  préparation  de  la  mobilisation  a  bénéficié  d'une  réforme 
au  printemps  de  1913.  11  n'existait,  en  temps  de  paix,  aucune 
unité  organisée  supérieure  au  régiment,  de  sorte  qu'il  fallait, 
quand  la  guerre  éclatait,  constituer  de  toutes  pièces  les  brigades 
et  les  divisions.  Elles  se  trouvaient  formées  d'éléments  dispa- 
rates ;  quant  aux  chefs  et  à  leurs  états -majors,  ils  n'avaient 
jamais  eu  de  contact  avec  les  troupes  placées  sous  leurs  ordres. 
Les  conséquences  de  cet  état  de  choses  s'étaient  fait  sentir  lors 
de    la   mobilisation  de  19H   :   pour    réunir  une    division  de 


LES   ÉTATS-UNIS   ET   LE    MEXIQUE  S83 

12.000  hommes  à  San  Antonio,  il  fallut  seize  jours.  Le  même 
temps  suffit  aux  Bulgares  pour  mobiliser  une  armée  de 
270.000  hommes. 

Dans  l'organisation  actuelle,  le  territoire  de  l'Union  a  été 
réparti  en  quatre  départements  militaires  (Est,  Ouest,  Centre, 
Sud).  Dans  chaque  département  il  y  a  une  division  ;  celle  du 
Sud  est  une  division  de  cavalerie  à  trois  brigades,  avec  artille- 
rie, génie,  compagnie  de  signaleurs.  Son  quartier  général  est 
à  San  Antonio  (Texas).  Les  divisions  d'infanterie  sont  à  deux 
ou  trois  brigades. 

«  En  décrétant  cette  organisation,  disait  le  général  Simpson 
«  dans  son  rapport,  le  pouvoir  exécutif  est  allé  aussi  loin  que  la 
«  Constitution  le  lui  permettait.  Le  changement  des  garnisons, 
«  le  rapprochement  des  unités  en  temps  de  paix,  sont  des 
«  mesures  qui  ne  peuvent  être  prises  qu'après  avoir  obtenu 
«  du  Parlement  les  autorisations  et  les  fonds  nécessaires.  « 

Inutile  d'insister  sur  l'importance  de  la  suppression  des  nom- 
breuses garnisons  où  sont  détachées  de  petites  unités,  au  grand 
dommage  de  leur  instruction.  Mais  cette  réforme  n'est  pas  près 
de  se  faire,  l'intérêt  national  aux  Etats-Unis,  comme  dans  les 
autres  pays  oii  fleurit  le  régime  parlementaire,  se  trouvant  sou- 
vent sacrifié  aux  intérêts  électoraux  (1). 

II  existe  au  Parlement  américain  un  parti  très  hostile  à 
toute  amélioration  militaire.  M.  Kahn,  de  l'Etat  de  Californie, 
membre  de  la  Commission  des  Affaires  militaires  à  la  Chambre, 
ne  manque  jamais  de  prendre  contre  lui  une  vigoureuse 
offensive.  Lors  du  débat  qui  eut  lieu  au  commencement  de 
mars  sur  le  bill  de  l'armée,  il  fit  entendre  à  ses  collègues  des 
vérités  bonnes  à  méditer,  même  en  Europe. 

Pour  moi,  dit-il,  je  ne  crois  pas  que  les  sommes  nécessaires  au  main- 
tien d'une  force  militaire  proportionnée  au  rang  que  nous  occupons  dans 
la  famille  des  nations  doivent  charger  outre  mesure  les  contribuables  de 
ce  pays...  J'ai  la  conviction  que  si  nous  devons  aujourd'hui  affecter  de 
grosses  sommes  à  la  liquidation  des  guerres  d'autrefois,  c'est  parce  que 
l'ouverture  des  hostilités  nous  a  trouvés  mal  préparés. 

Cela  peut  sembler  un  paradoxe,  mais  l'empereur  allemand,  le  «  Sei- 
gneur de  la  Guerre  »,  entrera  certainement  dan?  l'histoire  avec  la  répu- 
t-ation  d'un  homme  de  paix.  Au  lieu  de  voir  des  milliers  de  jeunes  gens 
couchés  sur  le  champ  de  bataille,  au  lieu  d'entendre  les  cris  émouvants 
des  veuves  et  des  orphelins,  ces  cris  qui  accompagnent  toujours  le  rugis- 
sement des  combats,  il  a  vu  les  citoyens  de  son  Empire  développer  la 
ferme  et  les  champs,  l'atelier  et  la  fabrique,  si  bien  qu'aujourd'hui  l'Alle- 

(1)  Pour  ce  qui  concerne  l'état  actuel  des  forces  militaires  des  Etats-Unis,  nous 
ne  pouvons  mieux  faire  que  de  renvoyer  à  l'article  très  complet  de  M.  le  comman- 
dant de  Thomasson,  paru  en  feuilleton  dans  le  Journal  des  Débats  du  2  mai. 


584  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

magne  -est  une  des  plus  riches  nations  du  monde.  Il  est  vrai  que  les 
Allemands  paient  de  lourdes  taxes  pour  entretenir  une  armée  et  une 
Hotte  qui  s'accroissent  constamment;  mais  ne  vaut-il  pas  mieux  employer 
ces  grosses  sommes  à  conserver  la  paix,  que  réduire  les  crédits  et  ex- 
poser ainsi  TEmpire  à  toutes  les  horreurs  de  la  guerre?  Et  ce  qui  est 
vrai  du  programme  de  l'Allemagne  l'est  également  pour  toutes  les  grandes 
puissances  européennes.  Donc,  nous  qui  désirons  réellement  la  paix, 
nous  espérons  que  nos  députés  continueront  à  voter  les  fonds  nécessaires 
à  l'armée  et  à  la  marine  pour  nous  permettre  de  maintenir  la  paix. 


L'intervention  s'est  bornée  jusqu'à  aujourd'hui  à  l'occupation 
de  Vera  Criiz.  Le  21  avril,  après  un  simulacre  de  bombarde- 
ment, l'amiral  Fletcher  a  débarqué  ses  marins.  La  flotte  amé- 
ricaine (36  unités  dans  l'Atlantique,  13  dans  le  Pacifique), 
continue  le  blocus  des  côtes.  Ce  blocus  doit  fortement  gêner  le 
gouvernement  mexicain,  car  le  pays  tire  de  ses  importations 
une  grande  partie  de  sa  subsistance,  et  les  recettes  douanières 
forment  la  principale  ressource  du  Trésor-(l). 

Une  brigade  d'infanterie  (3.500  hommes),  avec  un  régiment 
de  cavalerie  et  6  batteries,  vient  d'arriver  à  Yera  Gruz  et  a 
remplacé  les  marins  débarqués.  Mais  ces  troupes  n'ont  pas 
entamé  la  marche  sur  Mexico,  qui  serait  d'autant  plus  dure 
qu'on  entre  dans  la  saison  où  sévit  la  fièvre  jaune. 

La  prise  de  Mexico  ne  rendrait  d'ailleurs  pas  les  Américains 
maîtres  d'un  pays  qui  compte  une  population  de  lo  millions 
d'habitants  et  dont  la  superficie  est  quatre  fois  celle  de  la  France. 
Mais,  comme  nous  le  dirons  tout  à  l'heure,  ils  veulent  s'assu- 
rer le  contrôle  du  gouvernement  plutôt  qu'annexer  des  terri- 
toires. La  conquête  représente  une  opération  au-dessus  de 
leurs  moyens.  L'occupation  des  Etats  du  Nord  ne  pourrait  se 
faire  que  par  une  invasion  méthodique.  Sur  la  rive  gauche  du 
Rio  Grande,  qui  sépare  le  Texas  des  Etats  de  Tamalipas,  Nuevo- 
Léon,  Coahuila,  Chihuahua,  les  Américains  ont  quelques 
troupes  dans  les  camps,  à  Brownsville,  Laredo,  Eagle-Pass, 
El  Paso.  Des  rassemblements  plus  importants  ont  été  formés  à 
Galveston,  Texas-Gity,  la  Nouvelle-Orléans.  Ils  comprennent 
une  division,  celle  dont  le  quartier  général  est  à  Chicago  et  qui 
a  déjà  fourni  la  brigade  envoyée  à  Yera  Gruz.  Entre  El  Paso  et 

(1)  Voici  les  recettes  comparées  des  douanes  pour  trois  mois,  depuis  1911  : 

1911-1912  1912-1913  1913  1914 

(millions  de  dollars  niexicains). 

Novembre 3,86  4,33  3,62 

Décembre 3,34  5,0(i  3,65 

.lanvier 4,05  5,36  3,83 


LES   ÉTATS-UNIS   ET   LE    MEXIQUE  585 

la  côte  du  Pacifique,  la  frontière  au  Nord  de  la  Sonora  et  de  la 
Basse- Californie  est  à  peu  près  dégarnie,  la  nature  du  pays 
s'opposant  à  une  action  militaire. 

On  aura  une  idée  des  difficultés  que  présenterait  cette  inva- 
sion en  se  rappelant  que  1.300  kilomètres  séparent  le  Rio 
Grande  de  la  capitale  mexicaine.  Les  deux  lignes  de  chemins 
de  fer  qui  vont  jusqu'à  Mexico  (1)  forment  une  communication 
des  plus  précaires  ;  le  corps  du  génie  américain  aurait  fort  à 
faire  pour  y  maintenir  la  circulation,  et  leur  garde,  dans  un 
pays  infesté  de  guérillas,  nécessiterait  à  elle  seule  un  effectif 
hors  de  proportion  avec  celui  dont  disposent  les  Américains, 
Ils  devraient  laisser  de  grosses  garnisons  dans  les  villes 
successivement  occupées  :  Chihuahua,  Torreon,  Aguas  Ca- 
lientes,  sur  la  route  de  l'Ouest  ;  Monterey,  Saltillo,  San  Luis 
Potosi  sur  celle  de  l'Est.  Que  leur  resterait-il  alors  pour  pous- 
ser en  avant  ? 

Encore  le  succès  de  cette  marche  suppose-t-il  que  les  consti- 
tutionnalistes  feraient  cause  commune  avec  l'envahisseur.  Or 
ce  n'est  pas  certain.  Carranza  a  protesté  hautement  contre  toute 
intervention  étrangère.  Les  Américains  comptent  sur  Villa, 
qui  poursuit  la  lutte  contre  les  fédéraux  et  gagne  du  terrain 
vers  Mexico,  encouragé,  dit-on,  par  la  présence  à  ses  côtés  d'un 
agent  du  président  Wilson.  Mais  s'il  est  relativement  facile  de 
s'entendre  avec  les  grands  chefs,  on  peut  douter  que,  dans  cette 
circonstance,  leurs  hommes  les  suivraient.  Tous  ces  routiers 
qui,  depuis  plusieurs  années,  vivent  grassement  de  pillage 
renonceront  difficilement  à  une  existence  qui  leur  rapporte 
beaucoup  pour  de  faibles  risques,  et  consentiront  avec  peine  à 
reprendre  le  travail  dans  les  mines  ou  aux  champs.  Il  est  fort 
possible  qu'en  présence  des  Américains  la  plupart  continuent 
à  tenir  la  campagne  sous  d'autres  chefs,  qui  en  appelleront  à 
leur  dévouement  pour  l'indépendance  de  la  patrie  menacée. 
N'ont-ils  pas  déjà  répondu  aux  propositions  des  fédéraux  qu'ils 
feraient  cause  commune  avec  eux  lorsque  leur  pays  (les  pro- 
vinces du  Nord)  serait  envahi  ? 

La  lutte  contre  ces  bandes  organisées  et  aguerries,  que  les 
Américains  eux-mêmes  ont  parfaitement  armées,  serait  fort 
dure.  Leur  mobilité  est  surprenante.  Le  général  Orozco,  se 
retirant  avec  400  hommes,  a  parcouru  en  dix  jours  500  kilo- 
mètres, de  la  frontière  américaine  à  Torreon,  dans  une  région 
déserte.  Une  galette  sèche  suffit  à  l'Indien  pour  un  jour  entier; 
il  trouve  à  vivre  là  où  un  blanc  mourrait  de  faim  et  de  soif. 


(1)  Une  troisième  le  long  de  la  côte  occidentale  est  inachevée. 

3V 


o86  QUKSTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Peut-être  verrait-on  une  insurrection  nationale.  D'après  les 
dépêches  de  certains  correspondants  de  journaux  (1)  Mexico  a 
donné  le  spectacle  d'une  ville  bouleversée  par  l'enthousiasme. 
Les  Indiens  même  vinrent  offrir  leurs  services,  et  quelques 
heures  après  que  la  nouvelle  du  débarquement  des  Américains 
fut  connue,  les  premiers  trains  de  troupes  partaient  pour 
Vera  Cruz,  emmenant  des  volontaires  sans  uniformes,  mais 
bien  armés.  Dans  une  guerre  entre  peuples  européens,  cet 
effort  ne  pourrait  pas  produire  de  sérieux  résultats;  mais  il 
n'en  est  pas  ainsi  au  Mexique  car,  à  ces  volontaires,  les  Etats- 
Unis  n'opposeraient  que  des  soldats  de  même  espèce. 

Les  estimations  les  plus  modérées  portent  à  300.000  au 
moins  le  nombre  des  hommes  qu'ils  devraient  entretenir  sous 
les  armes  pendant  plusieurs  années,  au  cas  oii  ils  décideraient 
une  occupation  militaire,  beaucoup  plus  difficile  aujourd'hui 
qu'elle  n'eût  été  il  y  a  deux  ans.  Ils  disent  que  leurs  éclaireurs 
des  Philippines  et  leurs  régiments  recrutés  à  Porto  Rico  leur 
gagneraient  des  sympathies,  en  raison  de  leur  affinité  de  race 
et  de  langage  avec  les  Mexicains.  Mais  ils  doivent  compter  aussi 
sur  les  haines  qu'ils  ont  excitées  dans  le  pays  oii  la  «  bête 
rouge  »  est  généralement  détestée. 

Le  débarquement  à  Vera  Cruz  les  met  aux  prises  avec  une 
situation  délicate.  S'ils  ne  poussent  pas  plus  loin  la  démons- 
tration, leur  prestige  se  trouve  compromis,  non  seulement  au 
Mexique,  mais  auprès  des  autres  Républiques  de  l'Amérique 
centrale.  Et  s'ils  se  lancent  dans  l'occupation  du  pays,  ils  y 
rencontreront  des  difficultés  auprès  desquelles  la  lutte  des 
Anglais  contre  les  Boers  ne  fut  qu'un  jeu  d'enfants. 


On  a  parlé  des  complications  qui  pouvaient  surgir  du  côté 
japonais.  Nous  croyons  le  Japon  trop  absorbé  par  ses  difficul- 
tés intérieures  pour  se  lancer  dans  une  grande  guerre,  dont  le 
succès  serait  bien  incertain.  Néanmoins,  comme  nous  le  rap- 
pelions au  début  de  cet  article,  il  se  produit  depuis  quelques 
années  une  sorte  de  rapprochement  entre  le  Mexique  et  l'Em- 
pire du  Soleil-Levant.  Les  Japonais  ont  même  essayé  de  démon- 
trer l'existence  d'une  origine  commune  entre  les  deux  races 
pour  expliquer  l'affinité  qui  les  attire  vers  leurs  frères  mexi- 
cains. Inutile  d'ajouter  que  cette  sympathie  n'a  rien  de  désin- 
téressé :  le  Mexique  leur  apparaît  comme  un  excellent  débou- 

(1)  En  particulier  de  M.  Luigi  Barzini,  correspondant  du  Corriei'e  délia  Sera. 


LES    ÉTATS-UNIS    ET    LE    MEXIQUE  587 

elle  pour  leurs  manufactures,  et  particulièrement  apte  à  rece- 
voir les  milliers  d'émigrants  qu'expulsent  impitoyablement  les 
pays  anglo-saxons.  D'autre  part,  ils  ont  de  vieux  comptes  à 
régler  avec  les  Etats-Unis  et  voudraient  bien  mettre  la  main 
sur  les  Hawaï,  même  sur  les  Philippines.  S'ils  doivent  faire  la 
guerre,  leur  intérêt  est  de  la  faire  le  plus  tôt  possible,  avant 
que  le  canal  de  Panama  ne  soit  utilisable,  leur  unique  supé- 
riorité venant  de  ce  que  leur  Hotte  est  tout  entière  dans  le 
Pacifique,  tandis  que  les  Etats-Unis  y  ont  seulement  quelques 
unités.  L'ouverture  du  canal,  en  permettant  aux  navires  amé- 
ricains de  passer  rapidement  d'un  océan  dans  l'autre,  rendra 
l'avantage  aux  Etats-Unis,  dont  la  flotte  est  plus  forte  que  la 
Hotte  japonaise  et  se  trouve  beaucoup  plus  près  de  ses  bases. 
Dans  de  pareilles  conditions,  le  Japon  pourrait  se  laisser  aller 
à  la  tentation  de  provoquer  aux  Hawaï  ou  aux  Philippines  des 
soulèvements  qui  lui  donneraient  à  son  tour  l'occasion  d'inter- 
venir. Il  ne  ferait  que  suivre  l'exemple  des  Etats-Unis. 


C'est  parce  que  ces  difficultés  n'échappent  pas  au  président 
Wilson  qu'il  a  accepté  le  principe  de  la  médiation  offerte  par 
les  trois  grandes  Républiques  sud-américaines  :  Argentine, 
Brésil,  Chili.  Elle  répond  si  bien  aux  circonstances,  que  l'on 
peut  se  demander  si  le  gouvernement  de  la  Maison-Blanche 
ne  l'a  pas  provoquée.  Dès  le  commencement  de  mars,  l'idée 
avait  été  lancée  à  la  Chambre  des  représentants. 

S'il  doit  y  avoir  une  intervention  à  Mexico,  disait  M.  Kalm,  j'aime 
infiniment  mieux  avoir  la  coopération  des  Etats  de  l'Amérique  latine  que 
laisser  un  seul  Européen  y  participer  avec  nous  !  {Applaudissements.) 

Je  suis  persuadé  que  la  doctrine  de  Monroe  demeurera.  Elle  doit  de- 
meurer. Mais  je  crois  aussi  que  le  temps  est  venu  où  le  gouvernement 
des  Etats-Unis  devrait  inviter  à  des  conférences  sur  les  grandes  questions 
internationales  concernant  la  prospérité  des  Etats  de  l'hémisphère  amé- 
ricain, ces  républiques  latines-américaines  dont  les  gouvernements  sont 
stables,  et  qui  ont  marché  à  pas  de  géant  dans  la  voie  du  progrès  et  du 
développement  commercial  :  l'Argentine,  le  Brésil  et  le  Chili.  La  coopé- 
ration de  ces  Etats,  auxquels  nous  tendrons  la  main  pour  régler  à 
l'amiable  les  difficultés  qui  se  présentent  dans  les  autres  républiques 
latines,  aura  une  grande  influence  sur  l'établissement  de  gouvernements 
stables  dans  toutes  les  républiques  de  ce  continent. 

J'ai  la  conviction  que  si  notre  gouvernement  voulait  demander  la 
coopération  de  l'Argentine,  du  Brésil  et  du  Chili  pour  essayer  d'aplanir 
les  difficultés  avec  lesquelles  les  Mexicains  sont  aux  prises,  nous  ferions 
bientôt  sortir  l'ordre  du  chaos;  nous  pourrions  protéger  la  vie  humaine, 


588  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

aussi  bien  que  les  intérêts  mobiliers,  et  travaillerions,  en  théorie  et  en 
fait,  à  la  grande  cause  de  l'humanité. 

On  sait  comment  ce  souhait  fut  entendu  ;  le  gouvernement 
américain  n'eut  même  pas  à  demander  cette  coopération  :  elle 
lui  fut  offerte.  Le  président  Wilson  a  prêté  son  autorité  à  ces 
idées  en  disant,  dans  sa  réponse,  que  des  négociations  ainsi 
entamées  seraient  «  annonciatrices  d'une  période  de  coopéra- 
tion et  de  confiance  mutuelle  en  Amérique  ». 

Mais  pour  que  la  médiation  puisse  aboutir,  il  faut  d'abord 
que  les  deux  parties  conviennent  des  points  sur  lesquels  elle 
doit  porter.  Or  le  désaccord  est  formel.  Huerta  veut  la  borner 
au  seul  incident  de  Tampico,  et  demande  que  les  rebelles  soient 
tenus  en  dehors  de  toute  négociation,  lui-même  étant  reconnu 
comme  président  provisoire  du  Mexique. 

Telle  n'est  pas  la  thèse  de  M.  Wilson.  Gomme  il  a  invoqué, 
pour  ne  pas  reconnaître  Huerta,  le  prétexte  que  celui-ci  était 
arrivé  au  pouvoir  par  le  meurtre  et  la  fraude,  on  s'est  plu  à  le 
représenter  sous  les  traits  d'un  théoricien,  d'un  maniaque  de 
la  légalité  et  de  l'idéologie.  Pourtant,  ses  scrupules  ne  s'appli- 
quaient pas  aux  chefs  constitutionnalistes,  qui  ont  agi  en  vrais 
bandits,  avec  sa  complicité.  En  réalité,  sous  le  couvert  de  son 
idéalisme,  le  président  Wilson  poursuit,  sans  hésitation  sur  le 
choix  des  moyens,  un  résultat  tout  matériel  :  l'installation,  à 
Mexico  d'un  gouvernement  à  la  discrétion  des  Etats-Unis.  Le 
malheur  de  Huerta  fut  de  paraître  dévoué  aux  puissances  euro- 
péennes qui,  depuis  l'assassinat  de  Madero,  n'ont  pas  cessé  de 
vouloir  l'imposer  comme  l'homme  indispensable  à  la  régénéra- 
tion du  Mexique.  Or,  jamais  les  Etats-Unis  n'accepteront  ici 
l'ingérence  européenne. 

Le  président  Wilson  entend  donc  que  la  médiation  s'applique 
au  problème  mexicain  dans  son  ensemble  et  pose,  comme  con- 
dition préalable  à  toute  discussion,  le  désistement  de  Huerta. 
D'ailleurs,  celui-ci  n'a  jamais  été  reconnu  par  les  républiques 
de  l'Amérique  du  Sud.  Luttera-t-il  jusqu'à  ce  qu'il  succombe 
définitivement  sous  les  coups  de  ses  adversaires,  ou  cédera-t-il 
aux  pressions  qui  s'exercent  déjà  sur  lui,  même  de  ce  côté  de 
l'Océan?  Par  un  soudain  revirement,  qui  doit  lui  donner  une 
triste  idée  de  l'inconstance  des  amitiés  européennes,  voilà  que 
cette  même  presse,  qui  l'avait  tant  soutenu  contre  les  Etats- 
Unis,  lui  laisse  entendre  qu'il  n'a  plus  qu'à  se  démettre. 

«  L'opinion  européenne  ne  comprendrait  pas  que  le  dicta- 
«  leur  prétendît  faire  de  sa  cause  personnelle  contre  le  prési- 
«  dent  Wilson  la  cause  nationale  du  Mexique,  et  entraînât  son 


LES   ÉTATS-UNIS   ET   LE   MEXIQUE  589 

((  pays  dans  sa  propre  chute  »,  lisons-nous;  et  on  continue,  en 
faisant  appel  à  son  esprit  politique,  à  son  patriotisme,  et  en 
l'invitant,  non  sans  ironie,  à  gagner  par  sa  retraite  l'approba- 
tion du  monde  civilisé  et  le  jugement  favorable  de  l'Histoire  (1). 

Il  était  l'homme  de  confiance  de  l'Europe;  le  débarquement 
des  marins  américains  Fa  rendu  indésirable! 

C'est  une  confirmation  nouvelle  du  vieux  principe  que  le 
fait  accompli  est  presque  toujours  reconnu,  et  que  l'on  s'incline 
facilement  devant  toute  manifestation  de  la  force,  si  mauvaise 
que  soit  la  cause  qui  Ta  motivée.  Il  importe  de  remarquer  que 
le  gouvernement  américain  a  pris,  pour  ouvrir  les  hostilités,  le 
simple  prétexte  d'une  question  de  préséance  :  il  voulut  obliger 
le  Mexique  à  saluer  solennellement  le  drapeau  américain  à  Tam- 
pico, si  bien  que  le  général  Huerta  put  répondre  qu'il  voyait, 
dans  cette  satisfaction  donnée  aux  Etats-Unis,  une  reconnais- 
sance de  leur  suzeraineté,  un  véritable  acte  de  vasselage. 

Si  l'on  note  enfin  que  le  gouvernement  de  Washington  a 
provoqué  et  signé  des  traités  obligeant  les  parties  contrac- 
tantes à  soumettre  leurs  litiges  au  tribunal  de  La  Haye,  il  y  a 
bien  là  de  quoi  donner  raison  à  ceux  qui  ne  croient  pas  à  la 
vertu  de  l'arbitrage  en  dehors  de  certains  cas  oii  les  intérêts 
engagés  seront  peu  importants,  et  pensent  que  longtemps 
encore  le  recours  à  la  force  restera  Vultima  ratio  des  peuples. 

A.  DE  Tarlé. 


(1)  Temps  du  30  avril. 


L'APPARENTE  lASTABILlTÉ  POLITIQUE  Dl  J  \P(>N 


Celui  qu'a  déjà  étonné  l'œuvre  des  Japonais  dans  leur  pays, 
ne  peut  ensuite  qu'observer  avec  inquiétude  les  péripéties 
politiques  du  gouvernement  impérial,  surtout  depuis  la  mort 
de  l'empereur  en  juillet  1912.  Ce  pays  en  est  à  la  période  des 
tours  de  force,  et  c'est  un  spectacle  héroïque  et  impression- 
nant de  suivre  comment,  après  s'être  grandi  tout  d'un  coup 
par  la  guerre  au  delà  de  ses  puissances  économiques  natu- 
relles, il  tâche  maintenant  à  tenir  le  rang  où  il  s'est  haussé, 
comme  si  ce  devait  être  pour  lui  une  déchéance  de  se  ranger 
aux  lois  ordinaires  de  l'équilibre.  Par  un  admirable  effort  de 
volonté  que  ses  gouvernants  ont  soutenu  constamment  jus- 
qu'ici, ce  pays  neuf  a  réussi  à  prendre  dans  le  monde  une  très 
grande  figure.  Mais  le  lendemain  n'est-il  pas  incertain  pour  ce 
lutteur  infatigable,  d'un  orgueil  national  sans  pareil  ?  Sa  puis- 
sance politique  n'apparaît-elle  pas  compromise  chaque  hiver  à 
la  session  de  la  Diète,  par  les  revendications  de  la  Chambre  des 
représentants  ? 

L'image  symbolique  du  Japon,  n'est-ce  pas  le  soleil  levant, 
tout  rayonnant  d'une  aurore  éclatante,  l'espoir  sans  plus,  et  aussi 
la  fleur  de  cerisier,  sans  rivale  dans  sa  fraîcheur,  mais  éphémère 
par  nature,  et  dont  le  fruit,  au  Japon  du  moins,  ne  peut  pas 
arriver  à  maturité.  Comme  cette  belle  parure  de  son  printemps, 
serait-il  vrai  que  le  Japon  soit  voué  à  l'infécondité,  sinon  à 
l'impuissance?  Cette  opinion  doit-elle  être  retenue? Elle  laisse 
anxieux  pour  demain  tous  les  observateurs  à  qui  l'ipuvre  éco- 
nomique d'hier  ne  donne  pas  pleine  assurance,  et  qui  se  dé- 
fient des  manœuvres  politiques  d'aujourd'hui.  Est-elle  fondée? 
N'est-ce  qu'apparence?  L'insécurité  du  gouvernement  nuit-elle 
à  l'insécurité  des  affaires? 


L'empereur  du  Meiji  meurt  le  31  juillet  1912. 

Le  marquis  Saionji  était  alors  président  du  Conseil,  appuyé  à 
la  Chambre  sur  le  parti  constitutionnel  qu'il  dirigeait,  le  Selyu- 
liai.  Dès  l'automne,  le  cabinet  tombe  par  suite  du  refus  du  mi- 
nistre de  la  Guerre  de  renoncer  à  établir  en  permanence  deux 
divisions  militaires  en  Corée. 

Le  prince  Katsura,  qui  avait  été  président  du  Conseil  de 
1908  à  1911  et  semblait  retiré  de  la  politique  militante  depuis 
que  le  jeune  empereur  l'avait  créé  grand  chambellan,  souffrant 


l'apparente  instabilité  politique  du  japon  591 

d'ailleurs  d'un  cancer  et  déjà  âgé  de  65  ans,  reprend  pourtant 
le  pouvoir.  Du  clan  de  Nagatou  Chôshu,  il  personnifiait  les 
idées  de  despotisme  éclairé,  de  force  militaire  et  diplomatique, 
et  luttait  pour  soustraire  le  trône  au  contrôle  des  partis  pour- 
suivi par  les  soutiens  du  marquis  Saionji  :  le  parti  constitu- 
tionnel et  le  parti  national  libéral  [Kokuminto).  Les  genro 
constituant  la  vieille  aristocratie  politique  du  Japon  l'avaient 
recommandé  à  l'empereur  ;  et  pourtant,  le  19  janvier  1913,  le 
Seiyukaï  se  réunissait  à  Tokyo  et  c'était  le  début  d'une  grande 
crise  politique  qui  fit  sombrer  le  cabinet  Katsura,  démission- 
naire en  février. 

De  cette  chute  brusque  du  début  de  1913,  il  ne  faut  pourtant 
pas  conclure  trop  simplement  à  la  «  défaite  de  la  réaction  ». 
Le  prince  Katsura  tomba  faute  surtout  d'avoir  donné  confiance, 
bien  'plutôt  que  sous  le  coup  de  l'opposition  des  deux  grands 
partis  parlementaires,  puisque,  aussi  bien,  les  ministres  au 
Japon  sont  responsables  non  pas  devant  les  Chambres,  mais 
seulement  devant  l'empereur.  Il  se  déclara  successivement  par- 
tisan d'une  politique  de  réformes  et  d'économies  comme  son 
prédécesseur,  mais  prêt  aussi  à  dissoudre  la  Diète  s'il  n'était 
pas  suivi,  et  il  le  fit  faire  par  le  jeune  empereur  avant  de  renon- 
cer au  pouvoir.  Accusé  de  vouloir  mettre  la  bureaucratie  alliée 
des  genro^  ses  soutiens,  au-dessus  des  deux  grands  partis  exis- 
tants, il  s'en  défendait,  et  pourtant  il  travailla  à  fonder  un  troi- 
sième parti,  dit  de  V Union  constitutionnelle  qui  n'était  que  la 
réplique  des  bureaux.  Accusé  d'avoir  des  attaches  avec  la  haute 
finance,  il  protestait,  et  c'est  pourtant  aux  jeunes  hommes 
d'affaires  qu'il  fit  appel.  Ils  répondirent  d'ailleurs  assez  faible- 
ment à  ces  avances  et  l'élément  modéré  non  plus  ne  l'entoura 
pas.  En  effet,  les  survivants  du  parti  libéral  de  1880,  depuis 
longtemps  retirés  de  la  lutte,  comme  l'amiral  Yamamoto  et 
M.  Taka  Oya,  se  levèrent  contre  le  cabinet  qui  n'avait  point 
hésité  à  mêler  aux  luttes  parlementaires  l'influence  de  la  cour 
en  dépit  de  la  Constitution  de  89  et  au  risque  de  compromettre 
le  prestige  impérial. 

La  chute  du  prince  Katsura  ne  prouve  donc  pas  la  victoire 
des  partis  d'évolution;  au  reste  les  échauffourées  populaires, 
qui  l'accompagnèrent  plus  qu'elles  ne  la  déterminèrent,  sont 
devenues  des  faits  trop  fréquents  et  trop  éphémères  au  Japon 
pour  qu'on  en  puisse  arguer  rien  de  décisif.  Ce  qui  paraissait 
grave  seulement,  c'était  qu'au  point  de  vue  moral,  le  prestige 
de  l'empereur  et  le  loyalisme  du  peuple  pouvaient  paraître 
ébranlés  par  la  crise. 

Le  ministère  de  l'amiral  Yamamoto  dura  jusqu'au  24  mars 


892  QUESTIO^s  diplomatiques  et  coloniales 

1914.  L'amiral  était  un  homme  de  clan  comme  son  prédéces- 
seur, mais  il  était  de  la  province  de  Satsuma  qui  fournit  les 
chefs  de  la  marine,  Itô,  Kahayama,  Togo,  Ijuin,  comme  la  pro- 
vince de  Choshu  fournit  les  sommités  militaires  :  les  maré- 
chaux Yamag^ata,  Oyama,  les  généraux  Katsura,  ïerauchi, 
Oshima,  Oku,  Kuroki,  Kawamura,  Okuho,  Nogi.  Ce  minis- 
tère-là n'est  donc  point  un  triomphe  de  l'opinion  publique, 
devenue  belliqueuse  dit-on,  sur  le  vieux  Japon  des  genro  qui 
ont  fait  la  guerre  et  créé  le  nouveau  régime.  Le  clan  militaire 
avait  été  mis  en  échec  tout  simplement  par  le  clan  naval,  mais 
le  parti  constitutionnel  et  relativement  populaire  du  marquis 
Saïonji  ne  reprenait  pas  le  pouvoir. 

On  peut  caractériser  la  politique  do  ce  cabinet  en  comparant 
le  projet  de  budget  présenté  au  Parlement  par  son  ministre 
des  Finances,  M.  Wakatsuki,  au  début  et  à  la  fm  de  son  exis- 
tence ministérielle  le  5  février  1913  et  le  20  janvier  1914  à 
l'ouverture  de  la  session  annuelle  du  Parlement. 

Le  budget  de  1913-1914  ne  fait  guère  que  reproduire  celui 
de  1912-1913.  Il  se  chiffre  à  1.463  millions  de  francs,  compre- 
nant pour  les  recettes  1.325  millions  d'ordinaires  et  138  d'extra- 
ordinaires et  pour  les  dépenses  1.055  millions  d'ordinaires  et408 
d'extraordinaires.  C'est  65  millions  de  plus  de  recettes  ordinairesy 
dont  35  provenant  de  l'accroissement  de  l'impôt,  c'est-à-dire 
de  l'amélioration  des  conditions  générales  du  pays.  Il  y  a  une 
augmentation  de  25  millions  des  dépenses  ordinaires  provenant 
de  l'augmentation  du  chiffre  des  pensions  et  du  prix  de  la  vie. 
Le  cabinet  annonce  son  désir  d'économies  et  de  réformes  admi- 
nistratives desquelles  il  attend  une  diminution  des  charges 
budgétaires  de  125  millions  par  an,  applicable  selon  lui  dès  le 
budget  1914-1915  à  l'amortissement  de  la  dette  nationale.  Le 
ministre  ajoute  que,  pour  éviter  de  nouveaux  emprunts  à 
l'avenir,  il  limitera  les  dépenses  de  perfectionnement  et  de 
construction  des  chemins  de  fer  d'Etat  aux  chitTres  fournis 
d'une  part  par  les  profits  de  l'exploitation  et  d'autre  part  par 
des  sommes  qu'on  pourra  emprunter  à  la  Caisse  des  dépôts  Jdu 
gouvernement  sans  gêner  la  Trésorerie.  Le  gouvernement 
autorisera  plus  largement  la  Caisse  des  dépôts  à  faire  des 
avances  au  commerce  et  à  l'industrie  et  étudiera  le  moyen  de 
transférer  à  des  sociétés  particulières  les  entreprises  monopo- 
lisées par  l'Etat.  Il  encourage  la  tendance  des  capitalistes  du 
pays  à  subventionner  les  affaires,  et  s'il  déplore  un  excès  des 
importations  sur  les  exportations  qui  se  monte  à  228  millions 
de  francs,  il  l'explique  par  un  grand  approvisionnement  de 
matières  premières,  d'engrais,  et  de  machines  dont  il  annonce 


L  APPARENTE   INSTABILITÉ    POLIII(iUE    DU    JAPON  593 

qu'on  remarquera  la  compensation  dans  le  commerce  d'expor- 
tation l'année  suivante. 

Or,  quand  le  cabinet  reparaît  devant  la  Chambre  un  an  après, 
voici  le  budget  qu'il  présente  :  le  chiffre  total,  loin  d'être  en 
diminution,  atteint  1.6o3  millions  de  francs.  Les  recettes  ordi- 
naires se  montent  à  1.378  millions,  dont  960  provenant  des 
impôts  et  douanes  (dont  235  millions  provenant  des  droits  sur 
le  saké,  taxé  28  fr.  70  l'hectolitre  à  13"  environ),  140  prove- 
nant des  monopoles  d'Etat  (tabac,  sel  et  camphre),  220  des 
exploitations  de  l'Etat.  Les  ti-ois  mauvais  impôts,  dont  chaque 
année  l'opposition  demande  vainement  la  suppression  totale  et 
immédiate,  rapportent  :  l'impôt  sur  les  patentes  commerciales 
69  millions;  la  taxe  ad  valorem  de  10  %  sur  la  consommation 
des  tissus,  50  millions;  la  taxe  sur  les  voyageurs  11  mil- 
lions —  en  tout  130  millionsenviron.  Les  droits  de  douane  sont 
évalués  à  150  millions  sur  un  chiffre  d'importations  de 
1.881  millions  qui,  malgré  l'annonce  de  l'an  précédent,  dépasse 
encore  de  260  millions  le  chiffre  des  exportations  lequel  n'est 
que  de  1.626  millions.  L'Etat  consent  à  abandonner  5  millions 
sur  les  25  millions  que  rapporte  le  monopole  du  sel.  Les  tabacs 
rapportent  140  millions,  et  les  entreprises  de  communication, 
déduction  faite  des  frais  de  77  millions,  donnent  un  bénéfice  net 
à  l'Etat  de  80  millions.  Voilà  pour  les  recettes. 

Pour  les  dépenses  on  compte  les  125  millions  d'amortisse- 
ment de  la  dette  de  6  milliards  et  demi,  dont  3.870  millions  à 
l'étranger,  plus  les  intérêts  de  237  millions,  soit  déjà  360  mil- 
lions de  dépense  inévitable  improductive  correspondant  au 
quart  des  recettes  ordinaires  inscrites. 

Le  gouvernement  demande,  d'autre  part,  106  millions  pour 
l'entretien  normal  de  la  flotte  et  autant  pour  l'armée,  soit 
212  millions,  presque  autant  que  pour  le  service  de  la  dette;  il 
demande  en  plus  pour  l'armée,  qui  retarde  toujours  la  formation 
de  ses  deux  nouvelles  divisions  de  Corée,  un  crédit  extraordi- 
naire de  31  millions,  et  pour  la  marine  chère  au  clan  du  premier 
ministre,  155  millions  à  valoir  sur  un  total  de  1.350  millions 
prévus  pour  l'achèvement  du  plan  naval,  comprenant  la  mise 
en  chantier  de  8  superdreadnoughts  et  8  croiseurs  ! 

Voilà  de  quoi  engloutir  pour  des  dépenses  improductives 
presque  tout  le  revenu  des  impôts  et  des  douanes.  Les  bureaux 
etles  institutions  nationales  devront  se  contenter  des  profits'que 
l'Etat  tire  des  monopoles  et  autres  exploitations  :  les  ministères 
ont  ainsi  de  20  à  30  millions  chacun.  Il  est  vrai  que,  comme 
le  ministère  de  l'Instruction  publique,  ils  reportent  une  partie 
de  leurs  dépenses  sur  les  départements  et  les  communes. 

QuEST.  DiPL.   ET  Col.  —  t.  xxxvii,  38 


594  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

Comment  se  chiffrent  les  réformes  et  les  économies  pro- 
mises? Sur  les  dépenses  administratives  ordinaires,  le  cabinet 
propose  une  compression  de  35  millions.  Sur  les  dépenses 
extraordinaires,  sans  toucher  en  rien  aux  dépenses  d'arme- 
ment, en  retardant  la  mise  en  chantiers  de  travaux  publics,  on 
économise  45  millions;  on  prive  les  colonies  de  11  millions  de 
subsides  ;  on  reprend  14  millions  aux  douanes  de  Formose  : 
soit  une  économie  de  plus  de  100  millions.  Va-t-on  les  em- 
ployer à  supprimer  les  trois  mauvais  impôts  ?  Non,  on  dégrève 
seulement  les  patentes  commerciales  de  13  millions,  le  sel 
de  5,  et  les  droits  de  succession  de  3,  pour  satisfaire  les  socio- 
logues qui,  inquiets  de  voir  l'antique  système  familial  menacé, 
proposent  l'abolition  du  droit  de  succession,  au  moins  en  ligne 
directe,  pour  empêcher  la  désagrégation. 

Le  ministère  Yamamoto,  malgré  les  facultés  qu'il  semble 
s'être  assurées,  refuse  donc  satisfaction  aux  protestations  popu- 
laires et  aux  invectives  parlementaires,  encore  qu'il  ait  cédé 
aux  exigences  militaires  et  navales. 

C'est  qu'aussi  ce  budget  est  le  dernier  qui  pourra  bénéficier 
des  combinaisons  d'écriture  plus  ou  moins  franches  relevées 
dans  les  budgets  précédents.  On  liquide  une  situation  et  l'ave- 
nir est  incertain.  Jusqu'ici  l'armée  profita  du  solde  des  em- 
prunts contractés  pour  la  guerre  et  dont  le  montant  s'est  trouvé 
à  la  clôture  des  comptes  n'avoir  pas  été  totalement  employé  : 
655  millions  de  francs  furent  inscrits  ainsi  au  budget  de  1908 
comme  recettes  extraordinaires,  407  millions  encore  en  1909, 
pour  satisfaire  aux  exigences  de  l'armement.  D'autre  part,  le 
Trésor  avait  tiré  160  millions,  lors  de  la  guerre,  de  divers 
fonds  de  réserve  permanents  constitués  antérieurement  à  l'aide 
de  l'indemnité  chinoise  de  95,  et  ces  emprunts  temporaires 
vont  être  remboursés.  Pour  tenir  la  place  de  ces  «  surplus  » 
qui  viennent  à  manquer  désormais,  il  faut  prendre  sur  les 
économies  projetées  ;  on  ne  peut  donc  pas  leur  attribuer 
d'autres  destinations  plus  satisfaisantes  pour  le  peuple. 

Voilà  comment  le  ministère  qui  a  remplacé  le  cabinet  Kat- 
sura  n'a  pas  plus  que  lui  réalisé  une  politique  que  pussent 
accueillir  les  radicaux  japonais.  Quoique  l'amiral  Yamamoto 
eût  l'appui  du  Seiyukaï,  une  réduction  de  75  millions  sur  les 
dépenses  prévues  pour  la  marine  fut  demandée  à  la  Chambre 
des  représentants.  Les  pairs  prétendirent  retrancher  encore 
100  millions.  Une  commission  mixte  composée  de  dix  pairs  et 
de  dix  représentants  vota,  et  encore  à  une  voix  de  majorité 
seulement,  comme  mesure  de  conciliation,  la  décision  de  la 
Chambre  basse  qui   supprimait  75   millions  au  crédit  naval. 


l'apparente  instabilité  politique  du  japon  595 

Comme  le  lendemain  la  Chambre  des  pairs  refusait  de  sous- 
crire à  cet  arrangement  ;  comme  d'autre  part  un  scandale  avait 
éclaté  dans  les  services  de  la  marine  qui  provoquait  l'arresta- 
tion de  deux  amiraux,  d'un  capitaine  de  vaisseau  et  du  direc- 
teur d'une  grande  compagnie  de  navigation,  accusés  de  s'être 
laissés  corrompre  par  la  maison  allemande  d'électricité  Sie- 
mens-Schukert,  en  quête  de  commandes  ;  comme  ces  diffi- 
cultés troublaient  le  pays,  encore  que  sans  portée  constitu- 
tionnelle et  sans  danger  pour  le  ministère  à  qui  sa  majorité 
restait  fidèle;  comme  lénervement  croissait  dans  la  rue,  l'em- 
pereur prorogea  la  Diète  et  le  cabinet  résigna  ses  fonctions. 

Toutefois,  malgré  l'agitation  urbaine  et  le  tumulte  d'une  Diète 
désormais  indocile,  l'empereur  n'ayant  point  obtenu  du  prince 
Tokugawa,  président  de  la  Chambre  haute,  qu'il  constituât  un 
nouveau  cabinet,  on  pressentit  le  vicomte  Hirata,  puis  le  vicomte 
Kiyoura,  l'un  et  l'autre  dévoués  au  prince  Yamagata,  c'est-à- 
dire  au  clan  de  Nagato,  et  ce  fut  en  dehors  de  la  Chambre  basse 
que  les  membres  du  ministère  furent  cherchés.  Pour  rem- 
placer le  cabinet  démissionnaire  on  s'adressait  à  des  éléments 
plus  réactionnaires  :  ce  n'était  point  une  capitulation. 

Après  une  crise  de  trois  semaines,  ce  fut  le  vieux  comte 
Okuma,  âgé  de  soixante-dix-sept  ans,  qui  réussit  à  former  le 
cabinet  actuel,  où  il  occupe  le  ministère  de  l'Intérieur,  où 
M.  Wakatsuki  de  l'ancien  ministère  est  resté  aux  Finances,  et 
où  le  baron  Kato  tient  le  portefeuille  des  Affaires  étrangères, 
l'amiral  Yashiro  étant  à  la  Marine  et  le  général  Oka  à  la  Guerre, 


La  rentrée  du  vieux  comte  signifie  t-elle  que  la  présence  de  cet 
homme  d'expérience  était  nécessaire  pour  épargner  des  troubles 
au  pays?  Implique-t-elle  une  concession  à  l'opinion  publique 
ou  tout  au  moins  aux  revendications  parlementaires?  Dénonce- 
t-elle  une  crise,  et  y  pare-t-elle? 

Nous  savons  le  peu  d'inquiétude  qu'il  faut  avoir  des  effer- 
vescences populaires  au  Japon,  si  frénétiques  soient-elles.  Elles 
sont  en  général  sans  lendemain.  Mais  il  n'est  pas  douteux  que 
le  comte  Okuma  représente,  à  côté  du  vieux  monde  militaire  et 
navaldeso"e«/-o,  tout  unmondenouveau,  créé  sur  l'ordre  de  l'em- 
pereur du  Meiji,  le  monde  des  hommes  d'affaires  et  des  journa- 
listes; il  favorise  à  la  fois  l'industrie  et  l'opinion,  la  banque 
et  l'école,  le  développement  matériel  et  moral.  Il  est  incontes- 
table aussi  que,  pour  autant  qu'il  existe  maintenant  une  classe 
ouvrière  au  .Japon,  le  fondateur  de  l'Université  de  Waseda  est 
plus  près  de  s'y  intéresser   directement  que  personne  du  parti 


590  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

militaire;  il  n'est  point  un  homme  de  clan,  ce  qui  l'a  isolé 
d'abord  en  politique,  mais  aussi  l'a  rapproché  du  peuple;  et  il 
est  certain  aussi  que  cet  économiste,  qui  se  défend  d'être  pro- 
tectionniste, approuvait  la  proposition  du  Seiyukaï  de  placer 
les  fonds  retirés  à  la  marine  dans  les  banques  industrielles  et 
agricoles,  qui  paieraient  un  intérêt  de  5  à  8  %,  et  d'employer 
le  revenu  ainsi  obtenu  à  encourager  l'industrie.  D'autre  part, 
l'hiver  dernier,  il  se  montrait  fort  irrité  contre  la  Chine  à  la 
suite  des  affaires  de  Nanking,  et  ne  parlait  de  rien  moins  que 
d'envoyer  des  troupes  en  différentes  places  importantes  de  la 
nouvelle  république  et  de  les  maintenir  jusqu'à  ce  qu'une 
réparation  suffisante  fût  obtenue  pour  l'affront  fait  au  drapeau 
japonais.  Il  n'a  cessé  de  répéter  qu'il  était  essentiel  pour  le  Ja- 
pon d'avoir  la  main  sur  le  marché  chinois,  et  si  son  collabora- 
teur actuel  aux  Affaires  étrangères,  le  baron  Kato,  a  toujours 
refusé  d'approuver  l'exploitation  de  la  crise  chinoise  dans  des 
intérêts  de  parti,  le  parti  récemment  fondé  par  le  prince  Ka- 
tsura,  dont  il  était,  n'acceptait  pas  volontiers  celte  manière  de 
voir.  Ce  ministère  compte  à  sa  tête  des  hommes  assez  souples 
pour  ne  point  heurter  la  politique  des  clans  et  il  sait  que  toute 
initiative  de  développement  social  et  politique  vient  d'en  haut 
au  Japon,  que  la  constitution  même  a  été  octroyée  par  le  sou- 
verain et  non  imposée  par  l'opinion.  Le  comte  Okuma  a  tou- 
jours été  l'homme  des  conciliations  plutôt  que  des  antago- 
nismes. S'il  doit  y  avoir  quelque  changement  politique  au  Ja- 
pon, il  ne  semble  pas  que  ce  doive  être  son  œuvre. 

L'instabilité  est  tellement  dans  la  nature  japonaise  qu'elle 
n'indique  point  un  eflort  vers  une  amélioration  impérieuse- 
ment poursuivie.  L'effort  japonais,  quand  il  s'exerce,  semble 
s'appliquer  plutôt  à  réduire  et  à  fixer  cet  insatiable  besoin  de 
renouvellement  qui  agite  les  masses  comme  les  individus, 
les  assemblées   politiques  comme  les  familles. 

L'instabilité  politique  de  ces  deux  dernières  années  témoigne 
moins  d'un  malaise  et  de  la  gestation  pénible  d'un  idéal  nou- 
veau que  du  relâchement  de  la  discipline  qui  maîtrisa  le  Japon 
jusqu'ici.  Le  sens  de  la  tradition  s'est  affaibli  et  le  gouverne- 
ment a  senti  la  nécessité  de  ranimer  la  flamme  du  shintoïsme 
pour  rendre  du  prestige  au  culte  de  l'empereur.  La  toute-puis- 
sance ministérielle  et  le  mystère  du  gouvernement  sont  ébran- 
lés, depuis  que  le  cabinet  ne  semble  plus  se  permettre  de  tran- 
cher des  relations  extérieures  et  de  la  défense  ou  de  l'arme- 
ment national  sans  tenir  compte  du  Parlement.  Des  scandales 
de  malversations  mal  étouffés  ont  permis  à  des  commissions 
extraparlementaires  ou  parlementaires  de  s'immiscer  en  des 


l'apparente  instabilité  politique  du  japon  597 

questions  où  elles  n'avaient  eu  nul  accès  jusqu'ici  :  c'est  au- 
tant faiblesse  de  l'autorité  que  conquête  de  l'esprit  de  contrôle. 
Depuis  la  guerre,  la  discipline  de  corps  et  de  caste  et  même 
la  discipline  militaire  ont  perdu  de  leur  rigueur.  Alors  que  le 
géne'ral  Terauclii  de  Nagato  avait  été  ministre  de  la  Guerre  pen- 
dant huit  ans,  ne  conliant  qu'à  s^s  compatriotes  les  postes  im- 
portants du  ministère,  envoyant  les  autres  à  l'état-major  ou  à 
l'inspection  générale,  voilà  que  ce  portefeuille  change  fréquem- 
ment de  titulaire  et  que  les  rivalités  apparaissent  jusque  dans 
les  plus  hauts  emplois  La  police,  qui  est  une  institution  tra- 
ditionnelle et  fondamentale  du  Japon,  semble  s'être  adoucie, 
amollie  ;  elle  ne  refrène  plus,  ni  ne  dirige  ;  on  conteste,  on 
critique  l'adage  que  la  richesse  du  pays  est  dans  la  force  des 
armes,  et  alors  au  dehors  l'étranger  peut  croire  que  l'empire 
est  en  décadence  et  que  cette  nation  orgueilleuse  abandonne 
aujourd'hui  les  principes  qui  firent  sa  solidité.  Il  semble  en 
effet  que  le  Japon  traverse  une  crise  d'individualisme  qui, 
faute  d'être  refrénée,  pourra  être  funeste  à  la  cohésion  du  pays. 
Les  forces  de  conservation  si  puissantes  naguère  n'exercent 
plus  leur  emprise  d'autorité  pour  le  maintien  ou  le  redresse- 
ment de  l'honneur  qui  fut  la  première  vertu  du  Japon  puis- 
sant. L'armement  parait  lourd  à  l'individu  qui  discute  de  l'uti- 
lité d'un  si  pesant  fardeau.  Il  faut  se  reprendre. 


Quand  le  Japon  est  à  bout  de  forces  faute  d'argent,  il  ne 
peut  plus  qu'emprunter  et  ensuite  travailler  à  sa  libération 
par  le  développement  de  son  industrie,  ou  faire  la  guerre  pour 
prélever  sur  le  vaincu  une  indemnité.  Le  premier  ministère 
Katsura  présida  à  la  Guerre  ;  le  second  semblait  vouloir  orga- 
niser les  Finances  ;  et  ainsi  le  Japon  remplissait  ses  grandes 
destinées.  Mais  l'homme  dut  se  retirer,  avant  d'avoir  achevé 
son  œuvre.  Le  comte  Okuma,  à  son  âge  avancé,  sans  l'appui  du 
parti  libéral,  ni  d'aucun  des  deux  grands  clans,  encore  que  son 
ministre  de  la  Guerre  soit  du  clan  de  Satsuma,  est-il  de  force 
à  reprendre  et  à  faire  aboutir  l'une  ou  l'autre  des  deux  poli- 
tiques successives  de  Katsura  :  politique  militaire  ou  politique 
économique,  préparation  d'une  guerre  avec  la  Xhine  ou  avec 
les  Etats-Unis,  avec  le  suprême  espoir  de  l'indemnité  néces- 
saire, ou  bien  organisation  industrielle  et  exploitation  à  l'amé- 
ricaine des  richesses  nationales?  Ou  au  contraire  n'est-il  là, 
jusqu'au  couronnement  de  l'empereur,  en  novembre,  jus- 
qu'aux prochaines  élections  parlementaires  de  la  fin  de  l'année, 
que  pour  préparer  l'opinion  précisément  au  retour  de  Chôshu 


598  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

représenté  par  le  comte  Terauchi  ?  Son  rôle  consiste-t-il  k' 
coordonner  les  mouvements  divergents  de  démocratie  et  de 
susceptibilité  nationale,  à  discipliner  la  classe  moyenne,  créée 
par  le  souverain,  mais  encore  toute  frémissante  dans  l'insu- 
bordination de  sa  jeunesse  ?  Le  premier  ministre  n'a-t-il  qu'à 
rassembler  les  nouveaux  organes  du  pouvoir,  pour  mettre  le 
gouvernement  en  état  de  profiter  des  circonstances  extérieures 
favorables  et  lui  assurer  au  dedans  l'administration  méthodique, 
et  féconde  des  éléments  qui,  insoumis,  compromettraient  sa 
propre  stabilité?  S'il  y  a  incertitude,  c'est  plutôt  dans  les  pro- 
cédés qui  seront  employés  que  dans  le  but  qu'on  se  propose. 
Que  le  pouvoir  soit  à  Katsura,  à  Yamamoto  ou  à  Okuma,  la 
ligne  ferme  de  la  politique  impérialiste  est  toujours  mainte- 
nue; l'instabilité  n'est  qu'à  la  surface. 

L'action  du  comte  Okuma  paraît  devoir  s'exercer  sur  les 
forces  du  régime  nouveau,  pour  en  maîtriser  les  éléments  res- 
tés encore  irréductibles  et  intraitables.  Les  récents  change- 
ments de  cabinets  qui  semblèrent  des  arrêts  ne  sont  que 
des  relais  et  des  étapes  d'un  pouvoir  persévérant  qui  ne  se 
détourne  pas  de  son  but.  Et  ainsi,  l'instabilité  politique  au 
Japon  n'implique  pas  le  changement  d'objectif,  mais  seule- 
ment le  renouvellement  des  moyens.  Elle  ne  peut  que  renfor- 
cer l'autorité  qu'elle  arme  de  pouvoirs  plus  variés,  mieux 
assouplis  et  adaptés  au  triomphe,  qu'il  soit  l'œuvre  de  la  paix 
ou  de  la  guerre,  selon  que  les  circonstances  imposeront  l'une 
ou  l'autre. 

Loin  d'être  une  concession  aux  forces  d'indiscipline  et  d'op- 
position, le  nouveau  ministère  Okuma  semble  devoir  être  une 
reprise  par  le  gouvernement  de  son  pouvoir  de  contrôle  sur 
des  éléments  qui  semblaient  s'en  affranchir.  Ce  n'est  point 
une  renonciation,  c'est  une  extension  de  l'action  gouverne- 
mentale en  un  domaine  encore  inorganisé  et  mal  dominé.  La 
solidité  du  régime  n'en  peut  qu'être  affermie  :  il  ne  se  modifie 
pas,  il  se  complète  ;  il  n'atténue  pas  son  autoritarisme  tradi- 
tionnel, il  en  élargit  l'assiette  .et  l'applique  aux  éléments  nou- 
veaux, à  mesure  que  leur  puissance  se  manifeste. 

Une  seule  chose  manque  à  la  réalisation  du  programme 
immuable  :  l'argent.  L'appellera-t-on  ou  l'exigera-t-on  du  de- 
hors. Le  tirera-t-on  du  pays  même.  Ce  n'est  qu'une  question 
de  manière. 

ElJMOND    ROTTACII. 


LE  NOUVEAU  MINISTÈRE   ITALIEN 


Le  10  mars  dernier,  M.  Giolitti  remettait  au  roi  la  démission 
du  ministère,  en  fonctions  depuis  le  30  mars  1911.  Dix  jours 
plus  tard,  après  des  pourparlers  aussi  nombreux  que  difficiles, 
un  nouveau  cabinet  était  constitué  sous  la  présidence  de 
M.  Salandra.  De  ce  fait,  qu'y  a-t-il  eu  de  changé  en  Italie? 
C'est  ce  que  je  voudrais  examiner  ici  brièvement.  La  retraite  de 
M.  Giolitti  va-t-elle  entraîner  la  fin  du  giolittisme,  ou  bien  au 
contraire,  celui-ci  survivra  t-il  à  son  auteur?  Verra-t-on  — 
il  y  si  longtemps  qu'on  l'espère  —  dans  Montecitorio,  des  partis 
nettement  délimités,  luttant  pour  des  principes  et  des  idées  et 
non  pour  des  personnes?  En  un  mot,  la  vie  politique  de  l'Italie 
sera-t-elle,  avec  M.  Salandra,  dirigée  dans  des  voies  nou- 
velles, ou  bien  ce  dernier  persistera-t-il  dans  les  errements  de 
ses  prédécesseurs,  et  ne  sera-t-il  de  ceux-ci  qu'une  simple  con- 
trefaçon? La  question  est,  il  faut  l'avouer,  plus  facile  à  poser 
qu'à  résoudre,  au  moins  en  ce  moment  où  M.  Salandra  a  moins 
agi  que  parlé.  Ce  qui  est  certain,  c'est  l'impossibilité  à  pré- 
sent d'une  réponse  catégorique,  exempte  de  réticences.  D'un 
côté,  en  effet,  le  cabinet  Salandra  n'apparaît  que  comme  un 
cabinet  giolittien;  de  l'autre,  il  semble  prêt  à  se  dégager  des 
anciennes  méthodes  et  à  pratiquer  une  politique  personnelle. 


* 


M.  Salandra  est  un  modéré.  Toute  sa  vie  politique  le  prouve. 
Il  a  réuni,  il  y  a  deux  ou  trois  ans,  dans  un  volume  intitulé  :  La 
Politica  nazionale  e  il  partito  libérale^  un  certain  nombre  de 
discours  prononcés  par  lui  soit  devant  ses  électeurs,  soit  au 
Parlement,  et  il  suffit  de  les  lire  pour  se  convaincre  de  son 
attachement  fidèle  au  vieux  parti  libéral  fondé  par  Cavour. 
Antiradical  et  antisocialiste,  opposé  à  toute  immixtion  de 
l'Eglise  dans  la  politique,  mais  sincèrement  respectueux  de  la 
liberté  des  croyances,  partisan  même  de  l'enseignement  reli- 
gieux à  l'école,  le  nouveau  président  du  Conseil,  après  avoir 
été  sous-secrétaire  d'Etat  aux  Finances  sous  le  premier  minis- 
tère Rudini  (1891-1892),  puis  au  Trésor  avec  Crispi  (1893- 
1896),  est  devenu  ministre  de  l'Agriculture,  de  l'Industrie  et 
du  Commerce  dans  le  premier  cabinet  Pelloux;  il  a  fait  partie 
ensuite,  la  première  fois  comme  ministre  des  Finances,  la  se- 
conde comme  ministre  du  Trésor,  des  deux  cabinets  Sonnino. 


600  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET  COLONIALES 

Sa  collaboration  avec  M.  Sonnino  indique  assez  la  place  qu'il 
occupait  dans  l'opposition  parlementaire  et  dans  le  parti  libéral, 
ou  plus  exactement,  puisque  l'un  et  l'autre  n'existaient  plus 
guère  que  de  nom,  parmi  les  adversaires  de  M.  Giolitti. 

Dans  ces  derniers  temps,  M.  Salandra  s'était  quelque  peu 
éloigné  de  M.  Sonnino  pour  se  rapprocher  de  M.  Giolitti.  Ce- 
pendant, il  n'avait  pas  approuvé  aveuglément  la  politique  'de 
celui-ci.  11  avait  fait  seulement  à  la  gauche  quelques  avances, 
sans  vouloir  ni  pouvoir  rompre  avec  la  droite. 

Ce  sont  ces  avances  qui  Font  fait  appeler  au  pouvoir  par  le 
roi,  mais  qui  l'ont  obligé  aussi  à  former  son  ministère  dans 
des  conditions  quelque    peu  inattendues.   Il   a  voulu   donner 
satisfaction  à  ses  anciens  et  à  ses  nouveaux  amis,  et  est  parvenu 
ainsi  à  constituer   un   cabinet  qui   n'est,   qu'on  me  permette 
l'expression,  ni  chair  ni  poisson.  Comme  au  temps  de  M.  Gio- 
litti, les  modérés  y  voisinent  avec  la  gauche.  Aussi  la  question 
que  tous  les  journaux  se  posaient  au  lendemain  de  l'arrivée 
au  pouvoir  de  M.  Salandra  était-elle  l'orientation  qu'il  donne- 
rait à  son  ministère,  l'iniluence  respective  qu'y  auraient  les 
éléments  réactionnaires  et  les  éléments  avancés.  Les  organes 
de  gauche   faisaient   des   vœux  pour  que  celle  de  MM.  Rava, 
Martini  et  Ciufîelli,  respectivement   ministres  des  Finances, 
des  Colonies  et  des  Travaux  publics,  fût  prépondérante  ;  mais 
ils  n'étaient  pas  sans  redouter  celle  du  président  du  Conseil 
lui-même,  celle  aussi  des  sonniniens  et  des  libéraux  dont  ce  der- 
nier s'était  entouré.  Car  à  côté  de  ^IM.  Rava,  Martini  et  Ciuf- 
felli,  appartenant  à  la  çauche  démocratique,  anticléricaux  no- 
toires, partisans  décidés  d'une  politique  de  réformes  sociales, 
M.  Salandra  avait  placé  M.  Dari  (Justice),  M.  Rubini  (Trésor), 
M.  Cavasola  (Agriculture),   M.   Daneo  (Instruction  publique), 
M.  Riccio  (Postes),  le  général  Grandi  (Guerrei,  qui  donnaient 
satisfaction  les  uns  aux  giolittiens,  aux  sonniniens,  aux  libé- 
raux de  droite  nuance  Luzzatti,  les  autres  aux  nationalistes  et 
même  aux  catholiques,  tous  aux  éléments  modérés  et  même 
réactionnaires  du  Parlement  et  de  l'opinion. 

Le  ministère  Salandra  a  donc  une  base  très  large  :  il  va  de 
la  droite  libérale  jusqu'aux  démocrates  constitutionnels  inclu- 
sivement, et  laisse  seulement  en  dehors  de  sa  majorité 
l'extrême  droite  catholique,  et  l'extrême  gauche  radicale,  ré- 
publicaine et  socialiste.  Aussi  le  Secolo  pouvait-il  écrire  sans 
exagération  qu'il  constituait  une  nouvelle  victoire  des  fâcheuses 
pratiques  giolittiennes. 

Les  radicaux,  comme  on  voit,  ne  font  pas  partie  du  nouveau 
cabinet.   La   raison  a  été  l'attitude  qu'ils  ont  prise  à  l'égard 


i 


LE    NOUVEAU    MINISTÈRE    ITALIEN  601 

de  M.  Giolitti  dont  ils  ont  amené  la  chute.  On  sait  comment 
celle-ci  s'est  produite.  La  Chambre  avait  très  longuement  dis- 
cuté les  dépenses  engagées  dans  l'expédition  de  Libye.  Malgré 
les  multiples  critiques  dirigées  à  son  endroit  —  critiques 
d'ordre  militaire  et  d'ordre  financier  — M.  Giolitti,  après  un 
discours  fort  habile  où  il  était  resté  dans  les  généralités  et 
s'était  adressé  surtout  aux  sentiments  patriotiques  et  nationa- 
listes du  pays,  avait  finalement  obtenu  un  triomphe  presque 
imprévu  :  le  4  mars,  par  361  voix  contre  83  et  4  abstentions, 
la  Chambre  avait  approuvé  purement  et  simplement  le  passage 
à  la  discussion  des  articles  du  projet  de  loi  libyen  qui  lui  avait 
été  demandé.  Le  gouvernement,  désireux  de  ne  pas  u  forcer  la 
note  )),eut  beau  déclarer  lui-même  que  ce  vote  n'impliquait 
pas  une  approbation  entière  de  son  œuvre,  qu'il  était  dû 
beaucoup  plus  au  caractère  national  de  la  question  qu'à  son 
caractère  parlementaire,  qu'en  un  mot  il  signifiait  simplement 
l'irrévocabilité  de  l'entreprise  africaine  (1),  les  républicains,  les 
radicaux  et  les  socialistes,  ou  du  moins  quelques-uns  d'entre 
eux  firent  cependant,  à  son  occasion,  grand  tapage.  Ils  y  virent, 
en  effet,  malgré  les  efforts  de  l'officieuse  Tribuna^  l'approba- 
tion pure  et  simple  de  toute  la  politique  libyenne  du  gouver- 
nement, l'absolution  des  fautes  que  celui-ci  avait  commises. 
Ils  commencèrent  alors  une  vigoureuse  campagne,  qui  devait 
aboutir  trois  jours  plus  tard  à  un  vote  significatif.  Le  7  mars, 
le  gouvernement  ayant  été  de  ifouveau  vainqueur  à  propos  de 
l'enquête  demandée  sur  les  fournitures  militaires  prises  durant 
la  guerre,  le  groupe  parlementaire  radical  se  réunit,  et  après 
une  séance  mouvementée,  décida  «  de  ne  plus  adhérer  désor- 
«  mais  à  la  situation  parlementaire  actuelle,  et  de  confier  à  son 
«  Comité  le  soin  de  se  conformer  à  cette  décision   ». 

Cet  ordre  du  jour  fit  reff"et  d'un  coup  de  tonnerre.  Trois 
jours  ne  s'étaient  pas  écoulés  que  M.  Giolitti  remettait  au  roi  la 
démission  du  cabinet.  Sa  hâte  de  quitter  le  pouvoir  —  qu'il 
détenait  depuis  trois  ans  —  causa  chez  beaucoup  quelque  éton- 
nement.  On  fit  remarquer  d'abord  que  Ja  décision  du  groupe 
radical  n'avait  été  prise  qu'à  une  infime  majorité;  on  fit  valoir 
surtout  que  la  crise  n'était  enquelque  sorte  qu'extraparlemen- 
taire,  et  qu'il  était  exceptionnel  qu'un  gouvernement  se  retirât 
sur  un  vote  pris  hors  des  Chambres   et   sans  avoir  exposé  sa 

(1)  «  Le  gouvernement,  a  déclaré  M.  Giolitti  à  la  lin  (ie  son  discours,  ne  veut  pas 
«  qu'une  si  haute  question  d'un  caractère  national  (la  question  libyque)  prenne  l'aspect 
«  d'une  question  de  confiance  ou  de  méfiance  dans  lecabinet.il  propose  que  les  nom- 
«  breu'X  ordres  du  jour  déposés  soient  retirés  et  que  la  Chambre  vote  le  passage  à 
«  la  discussion  des  articles.  Elle  exprimera  ainsi  sa  volonté  de  rester  en  Libye  et  de 
«  donner  au  gouvernement  les  crédits  suffisants...  » 


C02  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

défense.  On  insista,  d'autre  part,  sur  ce  fait  que  les  radicaux 
n'étaient  pas  toute  la  majorité  giolittienne  et  que  les  radicaux 
partis,  celle-ci,  tout  en  étant  diminuée,  comptait  cependant 
encore  des  éléments  suffisants  et  vigoureux.  Rien  n'y  fit, 
M.  Giolitti  déclara  ne  point  vouloir  d'une  majorité  amoindrie, 
et  persista  dans  sa  démission.  Les  commentaires  allèrent  leur 
train.  A  droite  et  à  gauche,  on  vit  dans  l'ordre  du  jour  radical 
une  manœuvre  habilement  combinée  d'accord  avec  M.  Giolitti. 
«  La  crise,  écrivait  le  Corriere  dltalia^  se  produit  parce  que 
«  M.  Giolitti  veut  s'en  aller  ;  et  les  amis  de  M.  Sacchi  lui  ayant 
«  gentiment  olTert  le  prétexte,  il  s'en  sert.  »  —  «  La  méthode, 
«  disait  à  son  tour  la  Gazetta  del  Popolo,  n'est  pas  nouvelle 
«  pour  M.  Giolitti  qui,  depuis  1893,  répète  ces  sortesde  lâchages 
«  en  évitant  un  vote  politique  pour  éclairer  la  situation  parle- 
«  mentaire  ;  il  n'est  donc  pas  excessif  de  supposer  que  cette 
u  fois-ci  encore  il  a  préparé  la  mise  en  scène  opportune.  Mais 
«  il  est  permis  de  se  demander,  ajoutait  le  journal,  si  ces  expé- 
«  riences  habiles  ne  sont  pas  dangereuses  pour  le  bonfonction- 
«  nement  du  régime  parlementaire  et  constitutionnel.  De  fait, 
«  la  crise  s'est  produite  sans  qu'aucune  indication  ait  été  donnée 
«  par  un  vote  politique,  et  quelle  que  soit  la  solution  à  la- 
«  quelle  on  s'arrête,  elle  ne  peut  qu'aggraver  la  confusion  des 
«  partis.  » 

Rien  n'a  confirmé  les  hypothèses  de  la  Gazetta  del  Popolo 
et  du  Corriere  d'italia  :  y  a-t-il  eu  entente  entre  les  radicaux 
et  M.  Giolitti,  c'est  une  énigme  encore  indéchiffrée.  Le  plus 
probable,  c'est  que  M.  Giolitti  a  simplement  profité  de  l'occa- 
sion qui  lui  était  offerte,  sans  avoir  rien  fait  pour  la  provoquer. 
La  note  à  payer,  due  à  la  conquête  tripolitaine,  étant  assez 
grosse,  M.  Giolitti  a  préféré  ne  pas  avoir  à  s'en  occuper,  et 
laisser  ce  soin  à  un  successeur.  C'est  au  surplus,  on  le  sait,  et 
la  Gazetta  del  Popolo  le  rappelait  avec  raison,  assez  dans  ses 
habitudes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  radicaux  ont  cessé  de  faire  partie  de  la 
majorité  gouvernementale  et  sont  devenus  —  ou  plutôt  sont 
redevenus  —  un  parti  d'opposition.  Ils  ont  ainsi  repris  leurs 
tendances  originaires  que  l'attrait  du  pouvoir  et  le  giolittisme 
leur  avaient  peu  à  peu  fait  perdre.  Ce  revirement  des  radicaux 
est  peat-ètre,  en  allant  au  fond  des  choses,  le  phénomène  le 
plus  logique  —  et  le  plus  heureux  —  de  la  crise  politique  que 
vient  de  traverser  l'Italie.  Le  parti  radical  —  et  la  Gazzetta 
del  Popolo  que  je  citais  plus  haut  ne  l'a  pas  vu  —  a  cessé  de  se 
confondre  avec  les  autres  éléments  bigarrés  que  M.  Giolitti 
avait  su  réunir  et  retenir  autour  de  lui  :  la  confusion  parle- 


LE    NOUVEAU    MIMSTÈRE    ITALIEN  603 

mentaire  pourrait  donc  demain  être  moins  profonde  qu'hier  si 
d'une  part  les  radicaux  persistaient  dans  leur  attitude  présente, 
si  d'autre  part  M.  Salandra  renonçait  à  la  méthode  politique 
fâcheuse  dont  il  a  jusqu'ici  usé.  Mais  il  est  moins  que  certain 
qu'il  en  soit  ainsi.  Il  n'est  nullement  impossible  que  les  radi- 
caux, séduits  de  nouveau  par  l'espérance  du  pouvoir,  et  habile- 
ment attirés  par  l'un  des  démocrates  du  cabinet,  ne  fassent  un 
retour  vers  celui-ci;  et  il  est  d'autre  part  tout  à  fait  improbable 
que  M.  Salandra  prenne  une  attitude  politique  plus  nette  et 
abandonne  les  pratiques  transformistes. 

Le  cabinet  Salandra  est  donc,  tout  compte  fait,  fort  proche 
parent  de  son  prédécesseur.  Sans  doute  il  ne  s'est  pas  offert  la 
collaboration  radicale  ;  mais  comprenant  des  hommes  comme 
M.  Rava  ou  M.  Martini,  ses  tendances  à  gauche,  au  moins  au 
point  de  vue  social,  ne  peuvent  être  mises  en  doute.  Il  a,  par 
contre,  accepté  des  concours  plus  libéraux,  plus  à  droite,  que 
le  ministère  Giolitti  ;  mais  il  serait  téméraire  de  croire  qu'il 
fera  d'une  manière  générale  une  politique  plus  modérée  que 
celui-ci.  Peut-être,  cependant,  l'inlluence  de  son  chef  se  fera- 
t-elle  sentir  sur  certaines  questions  d'importance.  Au  point  de 
vue  religieux,  par  exemple,  il  n'est  pas  impossible  qu'il  y  ait 
une  nuance  dans  la  méthode  suivie.  Mais,  si  l'on  s'en  tient  à 
une  vue  d'ensemble,  force  est  de  reconnaître  que  le  giolittisme 
n'a  pas  disparu  tout  entier  avec  M.  Giolitti.  La  composition  du 
ministère  Salandra  et  les  conséquences  qu'elle  aura  en  obli- 
geant celui-ci  au  jeu  de  bascule  connu,  témoignent  à  l'évidence 
de  sa  survie. 

* 

Est-ce  à  dire  cependant  que  l'arrivée  de  M.  Salandra  au  pou 
voir  n'ait  rien  changé  à  la  situation  politique?  Je  ne  le  crois 
pas.  M.  Salandra  n'est  pas  et  ne  sera  sans  doute  pas  un  sous- 
Giolitti,  bien  que  dans  la  formation  de  son  ministère  il  se  soit 
manifestement  inspiré  des  principes  giolittiens.  On  a  dit  qu'il 
n'était  là  qu'en  attente,  pour  liquider  une  situation  financière, 
prêt  à  passer  la  main  et  à  laisser  le  grand  dictateur  revenir 
aux  affaires,  dès  que  la  liquidation  serait  elTectuée.  C'est,  sans 
aucun  doute,  une  erreur  grossière.  M.  Salandra  ne  travaillera 
pas  pour  M.  Giolitti,  mais  pour  lui-même.  11  espère,  il  veut 
durer.  Sans  doute,  il  s'est  assuré  le  concours  de  M.  Giolitti  et 
de  ses  amis,  sans  doute  il  a  repris  en  majeure  partie  le  pro- 
gramme giolittien,  mais  il  y  a  tout  de  même  entre  hier  et 
aujoiird'hui  une  nuance  qui  ne  peut  échapper  à  l'observation. 

«  Les  directions  générales  de  la  politique  intérieure,  de  la 


604  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

<(  politique  extérieure  et  de  la  politique  religieuse  »,  a  dit 
M.  Salandra  dans  sa  déclaration  ministérielle,  «  ne  subiront 
«  pas  de  changement.  Elles  resteront  telles  qu'elles  furent  ap- 
«  prouvées  par  la  Chambre  au  début  de  la  législature.  »  C'est 
dire  très  nettement  que,  d'une  manière  générale,  le  gouverne- 
ment ne  fera  que  continuer  la  politique  giolittienne.  Cependant 
il  y  aura  des  détails  de  celle-ci  —  et  des  détails  d'importance  — 
qui  seront  différemment  envisagés.  Qu'on  en  juge  plutôt.  Deux 
questions  intimement  liées  s'imposaient  à  l'attention  immé- 
diate de  M.  Salandra  :  la  question  financière,  sur  laquelle  en 
fait  M.  Giolitti  était  tombé,  et  la  question  militaire.  L'une  et 
l'autre  avaient,  malgré  leur  incontestable  gravité,  été  traitées  par 
M.  Giolitti  et  ses  collaborateurs  c  d'un  cœur  léger  »,  pour  em- 
ployer un  mot  tristement  célèbre.  M.  Tedesco,  ministre  du  Tré- 
sor, avait  notamment  affirmé  dans  un  rapport  récent  la  pros- 
périté absolue  des  finances  du  pays.  M.  Salandra  a  été  beau- 
coup plus  franc,  même  plus  honnête.  Il  a  accusé  25  millions  de 
déficit  budgétaire  dû,  a-t-il  dit  ajouté,  presque  totalement  aux 
dépenses  de  la  guerre  de  Libye  et  imputables  sur  l'exercice 
actuel.  Même  franchise  et  même  simplicité  à  propos  delà  situa- 
tion militaire;  M.  Salandra  a  indiqué  que  la  guerre  de  Libye 
avait  «  absorbé  »  des  forces  qu'il  fallait  reconstituer.  Il  a  ajouté 
que  200  millions,  à  répartir  sur  plusieurs  exercices,  seraient 
nécessaires  pour  pourvoir  à  nouveau  les  magasins  d'approvi- 
sionnements de  mobilisation  (équipements  et  munitions)  et 
mener  à  bien  le  programme  relatif  aux  fortifications,  à  l'artil- 
lerie, à  l'aéronautique,  aux  chevaux  et  aux  édifices  militaires, 
déjà  en  cours  d'exécution. 

Ces  200  millions  ont  été  pour  M.  Salandra  la  cause  de  mul- 
tiples difficultés.  Comprenant  la  gravité  de  la  situation  et  l'ur- 
gence qu'il  y  avait  à  combler  les  vides  causés  dans  l'armée  par 
l'expédition  tripolitaine,  il  avait  tout  d'abord  songé  à  placer  à 
la  tête  du  ministère  de  la  Guerre  un  homme  extrêmement  ac- 
tif et  décidé,  le  général  Porro.  Mais  celui-ci,  dans  son  désir  de 
bien  faire,  dépassa  la  mesure,  au  moins  celle  que  permettait  le 
budget.  Le  général  Porro  réclama,  en  efiet,  une  augmentation 
dans  les  effectifs  de  50.000  hommes,  dans  le  budget  de  80  mil- 
lions, et  000  millions  de  crédits  extraordinaires  à  répartir  sur 
6  exercices.  M.  Salandra  et  le  futur  ministre  discutèrent  sur 
ces  chiffres  durant  plusieurs  jours  sans  parvenir  à  s'entendre. 
Finalement,  le  général  s'étant  refusé  à  modifier  ses  demandes, 
le  président  du  Conseil  rompit  les  pourparlers.  Les  quelques 
I.IOO  millions  d'obligations  quinquennales  en  circulation,  sans 
parler  des  bons  à  court  terme  et  des  billets,  les  109  millions 


LE    NOUVEAU    MINISTÈRE   ITALIEN  605 

nouveaux  nécessaires  au  budget  de  la  marine,  les  22  millions 
de  supplément  entraînés  pour  le  service  de  la  Dette  et  les 
16  millions  occasionnés  par  le  recouvrement  des  impôts,  les 
dépenses  croissantes  des  chemins  de  fer  et  les  exigences  de  leur 
personnel,  celles  prévues  et  imprévues  de  la  Libye,  tout  en 
effet  indiquait  au  gouvernement  l'impossibilité  de  satisfaire 
aux  desiderata  trop  lourds  du  général  Porro.  Le  général  Grandi, 
auquel  M.  Salandra  s'est  adressé  et  qui  a  accepté  aux  lieu  et 
place  de  ce  dernier  le  portefeuille  de  la  Guerre,  a  formulé  le 
même  programme,  mais  s'est  engagé  à  le  réaliser  pour  beau- 
coup moins  cher,  200  millions  seulement.  Que  les  calculs  du 
gouvernement  à  propos  de  ces  réformes  militaires  soient  justes 
ou  non,  il  est  hors  de  doute  qu'on  est  loin  de  la  quiétude  opti- 
miste de  M.  Giolitti,  et  que  iM.  Salandra  a  à  cœur  de  faire  un 
effort  rapide,  et  aussi  énergique  que  les  finances  le  permet- 
tront, pour  remettre  l'armée  italienne  dans  une  forme  au  moins 
égale  à  celle  où  elle  se  trouvait  lors  de  la  guerre  de  Libye. 
Ajoutons  que  le  portefeuille  de  la  Marine  n'a  pas  changé  de 
mains,  et  que  l'amiral  Millo  continuera  dans  le  cabinet  Salan- 
dra, mais  avec  des  crédits  augmentés,  l'œuvre  de  réorganisa- 
tion qu'il  a  commencée  dans  le  cabinet  Giolitti. 

Dans  sa  déclaration  ministérielle,  M.  Salandra  a  indiqué 
encore,  comme  urgente  à  résoudre,  une  troisième  question  nou- 
velle, ou  plus  exactement  remise  sur  le  tapis  :  la  question  du 
personnel  des  chemins  de  fer.  Les  ferrovieri,  qui  depuis  quelque 
temps  ne  faisaient  plus  parler  d'eux,  se  rappelèrent  tout  d'un 
coup  à  l'attention  générale  en  formulant,  sous  menace  dégrève, 
toute  une  série  de  revendications.  Les  plus  importantes  étaient 
celles-ci  : 

1°  Minimum  de  3  francs  par  jour  assuré  aux  catégories  dites  du  «  bas 
personnel  »,  et  possibilité  d'élever  ces  employés  graduellement. 

2°  Egalité  du  traitement  pour  les  salaires  en  ce  qui  concerne  les  employés 
appartenant  à  toutes  les  catégories  assimilables. 

3'^  Abolition  des  notes  de  mérite  et  des  augmentations  au  choix. 

4°  Indemnité  nocturne  de  1  franc  par  tête  et  par  nuit  à  toutes  les  caté- 
gories prêtant  service  dans  un  poste  de  résidence. 

5°  Revision  du  décret  du  7  novembre  1902  pour  les  horaires  et  tours  de 
service. 

6°  Améliorations  et  modifications  au  traitement  des  retraites. 

7°  Inclusion  du  personnel  de  la  navigation  dans  le  règlement  organique. 

Faire  droit  à  toutes  ces  réclamations  et  aux  autres  (repos 
hebdomadaire,  amélioration  de  l'indemnité  en  cas  de  mala- 
die, etc.,  etc.),  qui  les  suivaient,  c'était  pour  le  gouvernement 
une  nouvelle  dépense  de  quelque  80  millions  par  an;  c'était 
aussi  ouvrir  la  porte  aux   revendications  de  tous  les  autres 


606  QUESTIONS    D(PLOMATiyUES    ET    COLONIALES 

employés  ou  ouvriers  de  FEtat,  notamment  les  postiers,  les  télé- 
graphistes, les  téléphonistes  qui  eux  aussi,  suivant  l'exemple, 
commençaient  de  s'agiter.  On  comprend  dès  lors  la  réserve 
dont  la  déclaration  ministérielle  a  fait  preuve  à  l'égard  des 
ferrovieri.  M.  Salandra  aindiqué  que  «  des  mesures  »  seraient 
prises  en  leur  faveur  et  que  les  dépenses  résultant  de  celles-ci 
seraient  couvertes  par  une  augmentation  du  tarif  des  voyageurs 
des  trains  directs  et  du  transport  des  marchandises  pour  les 
petites  distances.  11  a  ajouté  aussitôt  après  qu'il  considérerait 
comme  sou  devoir  essentiel  «  d'assurer  efficacement  la  conti- 
«  nuité  d'un  service  public  aussi  indispensable  à  la  vie  de  la 
«  nation  ».  Depuis  la  déclaration  ministérielle,  gouvernement 
et  ferrovieri  ont  discuté,  sans  jusqu'ici  être  parvenus  à  un 
arrangement,  sur  les  mesures  qui  pourraient  être  prises  :  la 
grève  a  été  évitée,  mais  la  situation  reste  tendue.  Le  gouver- 
nement, il  faut  le  reconnaître,  a  fait  preuve  de  décision  et  de 
fermeté  ;  il  semble,  au  moins  pour  le  moment,  assez  peu  enclin 
à  ces  transactions  excessives  auxquelles,  dans  son  ardeur  démo- 
cratique et  dans  son  désir  de  ménager  l'extrême-gauche  du 
Parlement  et  de  l'opinion,  ne  répugnait  pas  M.  Giolitti. 

M.  Salandra  a  expliqué  et  commenté,  assez  brièvement  du 
reste,  la  déclaration  ministérielle  dans  les  séances  qui  suivirent 
la  lecture  de  celle-ci.  Ce  qui  ressort  de  ses  explications,  c'est 
surtout  qu'il  agira  avec  méthode,  et  ira  d'abord  au  plus  pressé. 
La  question  financière  qu'on  résoudra  sans  recourir  à  un 
emprunt  étranger,  la  question  militaire,  la  question  des  ferro- 
vieri, voilà  ce  qui  est  urgent  et  dont  il  faut  tout  d'abord  se 
préoccuper.  Le  reste,  les  questions  proprement  politiques,  ou 
politico-religieuses,  où  même  sociales,  ne  viendra  que  plus  tard. 
On  voit  comme  on  est  loin  de  la  politique  giolittienne.  Le 
divorce  et  la  priorité  du  mariage  civil,  qui  avaient  tant  occupé 
le  Parlement  à  la  fin  du  ministère  Giolitti,  viendront  de 
nouveau  en  discussion,  mais  seulement  après  que  la  vie  même 
de  la  nation,  liée  aux  problèmes  reconnus  urgents,  aura  été 
assurée.  Avant  de  philosopher,  il  faut  vivre. 

Sur  ces  deux  dernières  questions,  divorce  et  mariage  civil, 
M.  Salandra  a  fait  connaître  son  sentiment  au  cours  des  expli- 
cations qu'il  a  fournies  à  la  Chambre.  On  attendait  celles-ci, 
tant  à  droite  qu'à  gauche,  avec  quelque  impatience  car  on  se 
demandait  comment  le  modéré  et  le  clérical  qu'est  au  fond 
M.  Salandra  se  tirerait  du  pas  difficile  où  le  mettait  sa  colla- 
boration avec  trois  anticléricaux  notoires  et  quelques  autres  de 
moindre  ardeur.  Les  directions  générales  de  la  politique  reli- 
gieuse ne  seront  pas  modifiées,  avait  bien  dit  le  président  du 


LE   NOUVEAU   MINISTÈRE   ITALIEN  607 

Conseil  ;  mais  ce  n'était  là  qu'une  affirmation  d'ordre  général, 
extrêmement  vague.  M.  Salandra  l'a  précisée  dans  les  termes 
suivants  : 

«  Le  ministère  maintiendra  avec  quelques  modifications  le 
«  projet  de  priorité  du  mariage  civil.  Moi-même,  j'ai  déjà  voté 
«  pour  un  projet  de  priorité  présenté  en  1893.  Il  n'y  a  donc 
«  aucun  doute  sur  mon  opinion. 

((  En  ce  qui  concerne  le  divorce,  a  ajouté  M.  Salandra,  lors- 
«  qu'une  proposition  d'initiative  parlementaire  viendra  devant 
«  la  Chambre,  chaque  ministre  votera  suivant  ses  convictions 
«  personnelles.  Quant  à  moi,  je  voterai  contre.  Mais  il  sera 
«  loisible  à  tel  ou  tel  de  mes  collègues,  M.  Martini,  M.  Rava,  par 
«  exemple,  de  voter  pour.  Il  y  a  des  précédents  analogues 
«  qui  se  sont  produits  en  Angleterre  au  sujet  du  vote  des 
«  femmes...  » 

Le  fait  est  exact,  mais  il  n'en  est  pas  moins  assez  rare.  De 
toutes  façons  on  ne  peut  pas  méconnaître  combien  est  habile  en 
même  temps  que  neuve  la  méthode  annoncée  par  M.  Salandra. 
D'autre  part,  il  est  certain  que  la  tendance  anticléricale  ira 
dans  le  gouvernement  plutôt  en  s'affaiblissant  qu'en  s'accen- 
tuant.  Le  fait  que  le  chef  du  ministère  est  personnellement  un 
modéré  aura  certainement  pour  effet  d'empêcher  des  excès, 
qui  au  surplus  correspondraient  assez  mal  au  sentiment  général 
du  pays.  L'anticléricalisme  du  ministère  Salandra  sera  plutôt 
dans  le  genre  de  celui  de  Waldeck-Rousseau,  que  d'après  la 
formule  combiste.  Beaucoup  penseront  qu'il  n'y  a  là  qu'une 
nuance.  Celle-ci,  pour  être  légère,  n'en  a  cependant  pas  moins 
son  importance.  Les  catholiques  ne  recevront  peut-être  pas 
beaucoup  plus  de  M.  Salandra  que  de  M.  Giolitti  ;  mais  il  est 
possible  que,  malgré  MM.  Rava  et  Martini,  la  laïcité  reçoive  un 
peu  moins. 

Le  ministère  Salandra  n'apparaît  donc  pas,  quant  à  l'esprit, 
en  tous  point  semblable  à  son  prédécesseur.  Si  par  sa  com- 
position et  sans  doute  par  sa  méthode  gouvernementale  il  se 
rapproche  du  giolittisme,  il  s'en  distingue  par  contre,  et  espé- 
rons-le, il  s'en  distinguera  par  son  souci  de  précision,  d'ordre  et 
de  clarté.  Ces  qualités  ont  été  considérées  par  certains  presque 
comme  des  défauts.  La  modestie  et  la  simplicité  de  la  déclara- 
tion ministérielle  ont  été  relevées  avec  quelque  ironie  complai- 
sante par  les  milieux  radicaux.  Voici,  par  exemple,  comment 
le  Secolo  appréciait,  le  3  avril  dernier,  le  programme  de 
M.  Salandra  :  «  En  résumé,  écrivait-il,  M.  Salandra  s'est  pré- 
<(  sente  au  Parlement  avec  timidité  et  le  souci  de  plaire  à  la 
«  droite  et  à  la  gauche.  Il  a  le  pas  lent,  etlepouls  faible.  Iln'appa- 


608  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

«  raît  pas  libre  de  ses  mouvements.  Certains  disent  que  le  minis- 
«  tère  a  l'aspect  chétif  des  ministères  de  sous-ordre.  Pour  nous, 
(c  il  nous  fait  l'effet  d'un  commissaire  extraordinaire  dans  une 
«  commune  :  il  résout  les  questions  urgentes,  et  accomplit  les 
«  actes  d'administration  courante...  » 

Le  Secolo,  on  le  voit,  n'est  pas  enthousiaste.  Il  exagère  ce- 
pendant quelque  peu  la  note.  Le  commissaire  extraordinaire 
qu'est,  si  l'on  veut,  M.  Salandra  pourra  faire  du  bien  au  pays. 
Il  n'est  pas  mauvais  qu'un  chef  de  gouvernement,  dans  les  cir- 
constances je  ne  dis  pas  difficiles,  mais  simplement  dignes 
d'attention  que  traverse  actuellement  l'Italie,  ait  le  souci  de 
voir  peu,  mais  bien.  La  Chambre  elle-même,  au  surplus,  l'a 
compris  puisque,  à  la  suite  de  la  discussion  sur  la  déclaration 
ministérielle,  par  303  voix  contre  122  et  9  abstentions,  elle  a 
accordé  sa  confiance  à  M.  Salandra.  Il  n'est  pas,  d'autre  part, 
plus  juste  de  dire  que  ce  dernier  n'est  et  ne  veut  être  qu'un 
simple  lieutenant  de  M.  Giolitti  :  il  n'a  pas  en  effet  hésité  à 
signaler  les  défauts  de  l'administration  giolittienne,  et  ses 
efforts  auront  précisément  pour  but  de  corriger  ceux-ci.  M.  Sa- 
landra a  fait  preuve  d'esprit  pratique  et  de  franchise  :  cette 
dernière  qualité  est  assez  nouvelle,  au  delà  des  Alpes,  chez 
un  chef  de  gouvernement. 

* 
*  * 

La  Tribuna,  moins  sévère  que  le  Secolo,  a  qualifié  le  pro- 
gramme de  M.  Salandra  de  «  programme  d'une  période  de 
recueillement,  fait  d'intentions  modestes  et  honnêtes  ».  La 
définition  est  juste,  mais  appelle  tout  de  même  un  correctif. 
Il  ne  faudrait  pas,  en  effet,  qu'on  s'imagine,  hors  d'Italie  et  en 
France  notamment,  que  l'ère  de  l'expansion  italienne  inau- 
gurée par  l'expédition  de  Tripolitaine  est  close  et  que  les  dé- 
boires que  celle-ci  a  causés  ont  définitivement  éteint  l'enthou- 
siasme de  ces  deux  dernières  années.  Sans  doute,  et  nous 
l'avons  indiqué  ici  même,  cet  enthousiasme  s'est  notablement 
atténué.  On  en  a  eu  une  nouvelle  preuve  par  les  débats  parle- 
mentaires à  la  suite  desquels  s'est  produit  le  lâchage  radical 
et  la  démission  de  M.  Giolitti.  L'Italie  est  incontestablement 
plus  portée  maintenant  à  voir  les  fautes  commises  pendant  la 
guerre  de  Libye  et  les  charges  qui  résultent  de  celle-ci  que  les 
avantages  qu'elle  en  a  retirés.  Cependant,  elle  reste  tout  de 
même  très  fière  de  la  conquête  elle-même,  et  veut  poursuivre 
et  achever  celle-ci  coûte  que  coûte.  L'ordre  du  jour  du  4  mars, 
par  lequel  361  voix  se  sont  prononcées  pour  l'ensemble  de  la 
politique  africaine  de  M.  Giolitti,  le  prouve  à  l'évidence. 


LE    NOUVEAU    MINISTÈRE    ITALIEN  609 

Et  hors  d'Afrique,  l'Italie  n'entend  pas  plus  aujourd'hui 
qu'hier  demeurer  inactive.  Le  ministère  Salandra  inaugure 
peut-être  une  pdiitique  de  recueillement  au  point  de  vue  finan- 
cier et  social  ;  celle-ci  n'a  tout  de  même  aucune  ressemblance 
avec  celle  qui  a  suivi  Adaoua.  La  preuve,  c'est  le  programme 
militaire  et  le  programme  naval  que,  malgré  les  charges 
financières  existantes,  on  entend  réaliser;  et  c'est  encore  le 
ton  et  l'allure  générale  de  la  Consulta.  Le  marquis  de  San 
Giuliano,  dans  un  grand  discours  sur  la  politique  extérieure 
du  pays,  quelque  temps  avant  la  chute  du  ministère  Giolitti, 
résumait  ainsi  celle-ci  :  «  Les  temps  de  la  politique  passive 
sont  passés  pour  l'Italie  et  ne  reviendront  plus.  »  Or,  M.  de 
San  Giuliano  a  conservé  son  portefeuille  dans  le  ministère 
actuel,  tout  comme,  on  le  sait,  l'amiral  Millo  qui  est  resté 
à  la  tête  de  la  Marine.  C'est  dire  assez  qu'il  n'y  aura  entre  la 
politique  extérieure  d'hier  et  celle  d'aujourd'hui  aucune  solu- 
tion de  continuité.  La  Stampa  l'a  dit  fort  bien  :  celle-ci  sera 
((  la  continuation  essentielle  et  formelle  de  celle  faite  dans  ces 
«  trois  dernières  années...  »  On  voit  qu'il  ne  faut  pas  se  mé- 
prendre sur  la  nature  de  la  période  de  recueillement  que,  au 
dire  de  la  Tribuna,  M.  Salandra  va  inaugurer, 

Ernest  Lémonon. 


QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  39 


LA  TURQUIE  APRÈS  LA  GUERRE 


Dix-huit  mois  après  le  commencement  de  la  guerre  balka- 
nique, la  paix  est  enfin  rétablie,  officiellement  du  moins,  dans 
l'Europe  orientale.  L'Empire  ottoman  sort  de  cette  aventure 
amoindri  à  tous  les  points  de  vue  ;  mais  grâce  à  ses  provinces 
asiatiques,  il  n'en  reste  pas  moins  un  facteur  important  de 
la  politique  internationale. 

II  est  donc  très  intéressant  de  chercher  à  se  rendre  compte 
de  l'état  dans  lequel  se  trouve  la  Turquie  au  sortir  de  la  crise 
qu'elle  vient  de  traverser,  crise  qui  —  pour  ceux  qui  ont  pu 
étudier  de  près  les  questions  balkaniques  —  n'avait  rien  d'im- 
prévu, mais  était  le  résultat  inévitable  de  tout  un  ensemble 
de  vices  organiques,  d'erreurs  sociales  et  de  fautes  politiques. 

La  liquidation  de  la  domination  ottomane  en  Europe  a  pu 
s'opérer  sans  dommage  pour  les  grandes  puissances,  parce  que 
là  existaient  des  héritiers  naturels,  les  peuples  balkaniques. 
Assurément,  cette  liquidation  ne  peut  pas  être  considérée 
comme  définitive.  Le  traité  de  Bucarest,  résultat  d'un  mouve- 
ment de  colère  irréfléchie,  a  créé  trop  d'injustices  pour  être 
intangible  ;  mais  on  peut  penser  que  sa  revision  restera  une 
affaire  balkanique  qui  s'opérera  un  jour  ou  l'autre  sans  allumer 
d'incendie  en  Europe. 

Il  n'en  serait  sans  doute  pas  de  même  si  l'Empire  turc 
s'effondrait  aussi  en  Asie.  Ce  sont  les  grandes  puissances 
elles-mêmes  qui  s'en  partageraient  les  débris,  et  nul  ne  peut 
prévoir  à  quels  événements  donnerait  lieu  ce  partage.  On  com- 
prend donc  que  les  Etats  européens,  qui  trouvent  d'ailleurs 
dans  l'Empire  ottoman,  tel  qu'il  est  constitué  actuellement, 
un  champ  ouvert  à  l'activité  de  leurs  ressortissants,  souhaitent 
le  maintien  du  6'/«/i<  qiio.  Tous  y  ont  intérêt  ;  mais  cet  intçrêt 
est  peut-être  plus  grand  encore  pour  la  France  qui,  sans  parler 
des  dangers  du  partage,  ne  retrouverait  pas,  dans  la  possession 
complète  d'un  morceau  de  terre  asiatique,  peut-être  parcimo- 
nieusement délimité,  des  compensations  suffisantes  à  la  perte 
de  l'influence  morale  et  de  l'activité  économique  qu'elle  exerce 
actuellement  dans  l'ensemble  des  provinces  ottomanes. 

Mais  ce  n'est  pas  avec  des  déclarations  de  principe  que  l'on 
prolongera  l'existence  de  l'Empire  ottoman,  pas  plus  en  Asie 
qu'en  Europe.  Il  est  nécessaire  de  savoir  s'il  peut  vivre   et 


LA  TURQUIE  APRÈS  LA  GUERRE  611 

comment  il  pourra  vivre.  C'est  ce  que  nous  allons  essayer  de 
déterminer. 


Ce  qui  frappe  d'abord  dans  les  résultats  de  la  dernière  guerre, 
c'est  la  diminution  du  territoire  ottoman  en  Europe.  Sur  les 
six  vilayets  qui,  Constantinople  et  sa  banlieue  mis  à  part,  con- 
stituaient la  RouméUe,  cinq  sont  entièrement  perdus  ainsi  que 
les  3/8  du  dernier,  sans  parler  de  l'abandon  des  droits  théo- 
riques que  l'empire  conservait  encore  sur  la  Crète.  De 
168.000  kilomètres  carrés  et  6.130.000  habitants  que  comptait 
le  territoire  européen  de  la  Turquie  au  commencement  de  1912, 
il  est  tombé  en  1914  à  26.500  kilomètres  carrés  et  1.659.000 
habitants. 

On  saisira  mieux  encore  l'importance  de  cette  diminution  si 
au  lieu  de  considérer  seulement  la  situation  de  l'Empire  otto- 
man il  y  a  quelques  années,  on  remonte  à  un  siècle  en  arrière, 
et  si  l'on  jette  un  coup  d'œil  d'ensemble  sur  les  pertes  subies 
par  la  Turquie  en  Europe  depuis  le  commencement  du 
xix^  siècle.  Nous  les  indiquons  dans  le  tableau  que  l'on  trouvera 
ci-après.  Ce  tableau  mérite  d'être  médité  par  les  optimistes 
qui  triomphent  en  se  moquant  de  ceux  qui,  il  y  a  près  de 
cent  ans,  annonçaient  déjà  la  fin  de  la  Turquie.  Sans  doute, 
le  malade  vit  toujours  ;  mais  sa  maladie  a  fait  de  tels  progrès 
et  causé  de  tels  ravages  que  si  l'on  veut  conserver  quelque  espé- 
raQce  de  salut,  les  traitements  les  plus  énergiques  doivent 
être  employés. 

L'ensemble  des  territoires  européens,  soumis  au  commence- 
ment du  xix"  siècle  à  la  domination  ottomane,  renferme  actuel- 
lement une  population  de  24  millions  d'habitants.  IJ  en  reste 
à  la  Turquie  1  million  et  demi. 

Profitant  de  circonstances  inattendues  et  dans  lesquelles  il 
n'était  pour  rien,  le  gouvernement  ottoman  a  pu,  grâce  à 
l'inaction  de  l'Europe,  reprendre  une  petite  partie  des  terri- 
toires qu'il  avait  abandonnés  lors  des  préliminaires  de  Londres. 
Ce  fut  pour  lui  un  succès  de  prestige,  ayant  surtout  pour  effet 
de  satisfaire  le  sentiment  musulman  par  la  conservation 
d'Andrinople  considérée  comme  une  sorte  de  ville  sainte.  Mais 
la  possession  de  quelques  kilomètres  carrés  de  plus  en  Thrace 
n'augmente  en  rien  la  force  de  l'Empire  ottoman  et  elle  oblige 
celui-ci  à  des  dépenses  militaires  qu'il  eût  pu  s'épargner  par 
l'établissement,  entre  lui  et  le  royaume  voisin,  d'une  frontière 
bien  tracée,  par  exemple  la  ligne  Maritsa-Erghéné,  qui  aurait 
satisfait  les   Bulgares  et   aurait  permis  l'établissement,  entre 


612 


QUESTIONS    DIFLOMATIQUES    ET    COLONIALES 


1811 
1812 
1830 


1878 


1880 


1898 
1909 


1913 


TERRITOIRES 
PERDUS 


Bessarabie. 

Serbie 

Grèce 


Roumanie.. 

Serbie 

Dobroiidja 

Nich.  Pirot,  etc 

Antivari,  etc 

Bosnie-Herzégovine 

Bulgarie / 

Roumélie  Orientale.  \ 
Thessalie,  Arta.. . 


Crète 

Bosnie-Herzégovine. 
Bulgarie 


Albanie,  ^lacédoine, 

partiedelaThrace  j 

Crète 


lA 

PERTES 

H            ^ 

TERRITORIALES 

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36.000 

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43.500 

50.000 

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36.000 

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121.000 

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9.300 

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4.500 

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» 

» 

51.100 

)) 

1) 

96.300 

14.000 

» 

» 

43.300 

161.300 

147.400 

« 

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8.600 

» 

51.100 

» 

» 

96.300 

» 

)) 

147.40(1 

8 .  600 

141.500 

» 

» 

)i 

8.600 

» 

141.300 

S.  600 

SUPERFICIE 

UE 

LA  TURC^UIE  D'EUROPE 


160.800 


367 . 300 


176.600 


108.000 


26.500 


kiii'i 
157.000 


104  500 


147.400 


.600 


km- 
617.8' 


131.800 


324.000 


176  600 


26.500 


les  deux  Etats,  d'une  entente  durable.  En  effet,  la  Bulgarie 
n'ayant  plus  rien  à  souhaiter  au  delà  de  sa  frontière  aurait 
eu  au  contraire,  le  plus  grand  intérêt  à  assurer  à  la  Turquie  la 
possession  de  Constantinople,  car  l'établissement  de  toute  autre 
puissance  sur  le  Bosphore  lui  serait  préjudiciable.  Sans  doute 
les  Bulgares,  pour  lesquels  la  possession  d'Andrinople  n'ajamais 
été  une  question  nationale  de  premier  ordre,  sont  en  ce 
moment  animés  des  meilleures  intentions  pour  leurs  voisins 
ottomans;  mais  cette  amitié  est  à  la  merci  des  événements, 
tandis  qu'une  frontière  plus  satisfaisante  pour  la  Bulgarie  eût 
créé  entre  ce  pays  et  la  Turquie  une  solidarité  d'intérêts  à 
l'abri  de  toute  épreuve,  telle  que  l'Empire  ottoman  aurait  pu, 
presque,  s'en  remettre  à  l'armée  bulgare  du  soin  d'assurer  la 
défense  de  ses  territoires  d'Europe. 


LA    TURQl'IE    APHÉS    LA    GUERRE  61X 

En  dehors  du  fait  brutal  de  la  diminution  du  territoire,  on. 
peut  dire  que  la  perte  des  provinces  rouméliotes  n"a  pas  causé 
à  l'Empire  ottoman  un  grand  dommage  matériel.  On  a  même 
pu  soutenir  cette  opinion,  paradoxale  en  apparence,  qu'au  point 
de  vue  financier  le  résultat  de  cet  abandon  était  un  gain  pour 
la  Turquie.  Et  le  fait  est  que  les  dépenses  des  vilayets  euro- 
péens dépassaient  de  beaucoup  les  recettes  et  absorbaient  une 
partie  importante  des  revenus  des  provinces  d'Asie.  Cette 
constatation  singulière  s'explique  par  ce  fait  que,  en  raison  du 
voisinage,  de  la  facilité  des  communications,  de  la  présence  d'un 
plus  grand  nombre  d'Occidentaux,  le  gouvernement  ottoman 
était  obligé  de  donner  une  attention  particulière  à  ses  provinces 
d'Europe,  d'y  exécuter  des  travaux,  d'y  entretenir  un  person- 
nel administratif  plus  complet  et  mieux  rétribué,  tandis  que 
d'autre  part,  des  considérations  de  politique  intérieure  et  exté- 
rieure, en  même  temps  que  de  stratégie,  imposaient  la  présence 
de  fortes  garnisons.  En  Asie,  au  contraire,  les  travaux  publics 
étaient  réduits  à  la  plus  simple  expression,  beaucoup  de  postes 
de  fonctionnaires  étaient  vacants  ou  occupés  par  des  intéri- 
maires de  rang  inférieur,  de  vastes  et  riches  régions,  comme 
l'Anatolie  occidentale,  pouvaient  être  laissées  sans  garnisons 
permanentes. 

En  outre,  la  mise  à  la  charge  des  Etats  balkaniques  d'une 
partie  de  la  Dette  publique  ottomane,  proportionnelle  à  leurs 
acquisitions,  viendra  encore  diminuer  les  charges  permanentes 
du  Trésor  ottoman. 

Un  autre  bénéfice,  incontestable  celui-là,  est  la  disparition 
des  questions  irritantes  de  Macédoine  et  d'Albanie,  si  préjudi- 
ciables à  la  bonne  marche  des  atfaires  ottomanes. 


Les  mêmes  réflexions  peuvent  être  faites  en  ce  qui  concerne 
les  possessions  turques  d'Afrique. 

Là  aussi,  nous  constatons,  depuis  le  commencement  du 
XIX®  siècle,  une  décadence  rapide  de  la  puissance  ottomane 
qui,  jadis,  s'étendait  sur  toute  l'Afrique  du  Nord,  le  Maroc 
excepté.  De  cette  vaste  domination,  il  n'est  plus  resté  qu'un 
droit  de  suzeraineté  sur  l'Egypte,  droit  que  l'Angleterre  tolère 
parce  qu'elle  ne  voit  pas  d'avantage  à  le  supprimer  et  que  les 
Egyptiens  et  leur  souverain  affirment  avec  soin,  parce  qu'ils 
espèrent  y  trouver  un  contrepoids  à  la  toute-puissance  anglaise. 
L'apnée  1912  a  vu  disparaître  la  dernière  trace  de  domination 
ottomane  directe  en  Afrique.  Mais  le  maintien  de  la  souverai- 
neté turque  sur  la  Tripolitaine  n'était  aussi  qu'une  question 


614  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

de  prestige.  Ce  pays  ne  rapportait  rien  à  la  mère-patrie  et 
l'obligeait  à  des  dépenses  pour  l'entretien  de  ses  fonctionnaires 
et  d'une  garnison  qu'il  fallait  ravitailler  d'Europe  ou  d'Asie, 
tant  la  force  productive  du  pays  était  peu  développée.  Com- 
plètement séparée  du  reste  de  l'empire,  auquel  ne  la  rattachait 
aucun  service  ottoman  de  navigation  (les  fonctionnaires  et  les 
troupes  devaient  être  envoyés  sur  des  bateaux  étrangers),  la 
Tripolitaine  n'avait  plus  aucune  importance  politique  ni  stra- 
tégique, et  un  gouvernement  plus  conscient  des  réalités  eût 
certainement  trouvé  le  moyen,  dès  1909,  de  conclure  avec 
l'Italie  une  entente  qui,  tout  en  donnant  satisfaction  aux  désirs 
de  ce  pays,  eût  sauvegardé  les  intérêts  moraux  de  la  Turquie 
et  lui  eût  assuré  un  bénéfice  matériel. 

En  Afrique,  plus  encore  qu'en  Europe,  on  peut  dire  que  la 
disparition  de  la  domination  ottomane  n'a  produit  aucune 
diminution  des  forces  vives  de  l'Empire. 


Pour  les  raisons  qui  viennent  d'être  exposées,  la  Turquie  est 
fondée  à  envisager  encore  l'avenir  avec  confiance,  d'autant 
plus  que  la  partie  la  plus  saine  de  son  organisme  national, 
lAnatolie,  sort  à  peu  près  intacte  de  la  crise  des  dernières 
années.  Cependant  cette  confiance,  quoique  justifiée,  ne  doit  pas 
être  aveugle.  Le  système,  malheureusement  trop  longtemps 
en  honneur  en  Turquie,  qui  consiste  à  se  cacher  la  tète  pour 
ne  pas  voir  le  danger,  n'a  jamais  été  profitable  à  personne. 
Si  les  hommes  d'Etat  ottomans  veulent  mettre  à  profit  les 
avantages  qu'offre  encore  la  situation  de  leur  pays  après  tant  de 
désastres,  ils  doivent,  sans  réticences,  en  envisager  aussi  les 
inconvénients. 

D'abord,  il  est  incontestable  que,  si  les  récentes  pertes  terri- 
toriales ont  produit  à  certains  égards  un  assainissement  de 
l'organisme  ottoman,  elles  ne  l'en  ont  pas  moins  affaibli.  Le 
rapide  amoindrissement  de  la  domination  turque  en  Europe  et 
en  Afrique,  que  nous  signalions  tout  à  l'heure,  est  par  lui- 
même  inquiétant.  Un  li'omme  peut  être  soulagé  par  l'amputa- 
tion d'un  membre  malade,  mais  il  n'en  subsiste  pas  moins 
en  lui  une  cause  de  faiblesse  dont  il  devra  tenir  compte  s'il 
veut  redevenir  et  rester  bien  portant.  11  faudra  rechercher  si 
les  causes  qui  ont  amené  la  perte  presque  totale  de  ces  deux 
parties  du  domaine  ottoman  ne  sont  pas  susceptibles  de  faire 
sentir  aussi  leur  influence  en  Asie. 

Une  conséquence,  que  nous  considérons  comme  grave,  de  la 
perte  des  provinces  rouméliotes,  est  l'affaiblissement  des  liens 


LA  TURQUIE  APRÈS  LA  GUERRE  615 

qui  unissaient  la  Turquie  à  l'Europe  et  la  diminution  de  la 
population  chrétienne  de  Tempire.  Celui-ci  devient  pluç  que 
jamais  un  Etat  asiatique  et  musulman.  Or,  il  est  évident  qu'il 
ne  peut  qu'y  perdre.  Quelque  respect  que  Ton  éprouve  pour  la 
religion  mahométane,  quelque  sympathie  que  l'on  puisse  avoir 
pour  les  sentiments  élevés  qu'elle  inspire  souvent  à  ses  fidèles, 
on  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître  que  l'Islam  n'a  pas  con- 
tribué à  la  prospérité  de  la  Turquie.  Les  Turcs  éclairés  sont, 
eux  aussi,  obligés  de  constater  que  les  pays  musulmans 
livrés  à  eux-mêmes  tombent  en  décadence  et  ne  se  relèvent 
que  sous  une  direction  étrangère.  Assurément,  le  courage 
qu'inspirait  la  foi  aux  soldats  de  l'ancienne  Turquie  fut  le 
principal  élément  de  force  de  cette  dernière;  mais  rien  n'gst 
venu  consolider  le  vaste  empire  ainsi  créé.  Appuyé  seulement 
sur  les  épées  musulmanes,  il  s'est  affaissé  dès  que  celles-ci  ont 
lléchi.  Ce  qui  l'a  préservé  d'une  décadence  plus  complète  et 
plus  rapide,  ce  qui  lui  a  évité  le  sort  du  Maroc  ou  de  la  Perse, 
c'est  sa  situation  semi-européenne,  c'est  sa  population  chré- 
tienne relativement  nombreuse,  circonstances  grâce  auxquelles 
il  n'a  jamais  été  ni  complètement  musulman,  ni  complète- 
ment asiatique. 

Qu'arrivera-t-il,  maintenant  que  la  population  chrétienne 
de  l'empire  a  perdu  plus  de  2  millions  et  demi  d'habitants,  et 
précisément  les  plus  cultivés  et  les  plus  rapprochés  de  la  men- 
talité européenne.  Lorsque,  par  exemple,  on  considère  le  rôle 
joué  par  les  députés  chrétiens  pendant  la  première  législature 
de  la  nouvelle  ère  constitutionnelle,  on  peut  se  demander  si 
la  diminution  de  leur  nombre  n'aura  pas  une  influence  regret- 
table sur  le  développement  futur  des  institutions  parlemen- 
taires. 

Il  est  à  craindre  que,  sous  la  pression  des  masses  musulmanes 
dont  la  prépondérance  numérique  se  trouve  ainsi  accrue,  le 
gouvernement,  contrairement  aux  tendances  intimes  de  ses 
membres,  mais  parce  qu'il  sentira  la  nécessité  de  rassurer  le 
sentiment  populaire,  ne  se  laisse  entraîner  à  une  politique 
panislamique  pleine  de  dangers  sans  aucune  contre-partie. 
Déjà  certains  symptômes  de  cette  tendance  se  sont  manifestés  : 
l'importance  excessive  donnée  à  la  question  des  Pomaks  (mu- 
sulmans de  race  bulgare)  convertis  à  l'orthodoxie  pendant  la 
guerre  au  risque  de  troubler  les  bonnes  relations  qui  commen- 
çaient à  s'établir  avec  la  Bulgarie,  la  tendance  à  créer  une  oppo- 
sition sur  le  terrain  économique  entre  chrétiens  et  musulmans, 
l'affectation  avec  laquelle  les  journaux  turcs  relèvent  tout  ce 
qui  peut  donner  le  sentiment  d'une  solidarité  entre  les  musul- 


61G  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

mans  de  Turquie  et  ceux  des  autres  pays.  Celte  tendance  est 
on  ne  peut  plus  dangereuse,  et  si  elle  se  développait,  elle 
conduirait  l'Empire  ottoman  à  un  véritable  suicide.  La  ques- 
tion des  rapports  entre  l'Etat  ottoman  et  la  religion  musul- 
mane est  évidemment  des  plus  délicates,  car  elle  place  un 
empire  dont  les  institutions  reposent  sur  l'islamisme  devant 
cette  angoissante  alternative  de  s'écrouler  sans  lui  ou  de  dé- 
périr avec  lui.  Ce  sujet  est  assez  important  pour  que  nous  y 
revenions  dans  une  autre  partie  de  ce  travail. 

* 

Plus  que  jamais,  maintenant,  la  force  de  la  Turquie  sera  en 
Asie,  en  Anatolie.  Le  lambeau  de  terre  européenne  qui  reste 
ottoman  n'est  plus  qu'une  sorte  de  tète  de  pont  et  l'on  a  vu  un 
des  amis  les  plus  éclairés  de  la  Turquie,  le  maréchal  von  der 
Goltz,  se  demander  s'il  ne  conviendrait  pas  de  transférer  plus 
au  Sud  la  capitale  de  l'empire.  Nous  ne  nous  arrêterons  pas 
sur  cette  question.  Le  transfert  en  Anatolie  de  la  capitale  otto- 
mane contribuerait  à  diminuer  les  liens  de  la  Turquie  avec 
l'Europe  et  nous  avons  signalé  plus  haut  le  danger  de  cette 
diminution. 

Rassurée  en  Europe  par  le  fait  qu'elle  n'y  a  plus  désormais 
qu'un  seul  voisin,  dont  les  dispositions  sont  amicales,  la  Tur- 
quie devra  reporter  toute  son  attention  sur  l'Asie. 

Les  provinces  asiatiques,  éloignées  du  théâtre  des  opéra- 
tions, n'ont  pas  souffert  directement  de  la  guerre  et  les  mohad- 
jirs  quittant  les  provinces  de  Roumélie  viendront  remplacer 
en  partie  les  fils  de  l'Anatolie  tombés  en  si  grand  nombre  sur 
les  champs  de  bataille  de  Thrace  et  de  Macédoine. 

Cependant,  la  perte  de  la  plus  grande  partie  des  îles  de 
l'Archipel,  de  toutes  les  îles  importantes,  à  l'exception  de 
Rhodes,  protégée  par  l'occupation  italienne,  entraîne  une  cer- 
taine dépréciation  de  l'Asie  ottomane.  La  population  généra- 
lement assez  dense  de  ces  îles,  adonnée  à  la  navigation  et  au 
commerce,  représentait  un  élément  d'une  certaine  importance 
dans  l'activité  économique  de  l'empire.  Quoique  presque  exclu- 
sivement grecque  (90  %  des  habitants  du  vilayet  de  l'Archipel 
étaient  orthodoxes),  elle  était  tranquille  et  soumise. 

Le  passage  de  ces  îles  sous  la  domination  hellénique,  en 
même  temps  que  l'annexion  définitive  de  la  Crète  à  la  Grèce 
et  l'acquisition  par  celle-ci  de  tout  le  littoral  septentrional 
de  la  mer  Egée  jusqu'à  l'embouchure  de  la  Mesta,  complètent 
la  suprématie  hellénique  dans  cette  région.  Lorsque  les  vais- 
seaux turcs  sortiront  des  Dardanelles  pour  visiter  les  ports  de 


LA  TURQUIE  APRÈS  LA  GUEHRE  G17 

l'Anatolie  occidentale  ou  de  la  Syrie,  c'e?t  dans  une  mer 
grecque  qu'ils  devront  d'abord  naviguer. 

Par  l'annexion  de  Samothrace,  de  Leninos,  de  Mytilène, 
de  Cliio,  de  Samos,  le  littoral  anatoliote  est  en  quelque  sorte 
bloqué  par  un  cordon  d'îles  grecques  dont  les  plus  importantes 
se  trouvent  à  proximité  immédiate  du  rivage.  La  situation  est 
d'autant  plus  délicate  pour  la  Turquie  que  les  villages  du  littoral 
faisant  face  àces  îles  sont,  engrande  partie,  habités  par  desGrecs. 
Mytilène  etChio  gardent,  comme  deux  sentinelles,  l'entrée  de 
la  baie  au  fond  de  laquelle  se  trouve  Suîyrne,  métropole  éco- 
nomique de  l'Anatolie  et  centre  de  l'hellénisme  asiatique. 

H  faut  bien  reconnaître  que  la  Turquie  est  fondée  à  se 
plaindre  de  la  décision  des  puissances,  en  ce  qui  concerne  les 
îles.  Lorsque,  au  moment  de  la  signature  des  préliminaires  de 
Londres,  les  représentants  de  l'Europe  se  sont  réservé  le  droit 
de  prononcer  définitivement  sur  cette  question,  ils  semblaient 
ainsi  s'engager  à  agir  en  arbitres  équitables  et  impartiaux,  à 
ne  pas  tenir  compte  que  du  droit  de  conquête,  mais  aussi  des 
intérêts  vitaux  de  TEmpire  ottoman  qu'ils  paraissaient 
prendre  sous  leur  protection  en  soustrayant  le  sort  des  îles  à 
la  volonté  des  vainqueurs. 

C'est  dans  cette  confiance,  formellement  exprimée  d'ailleurs, 
que  le  gouvernement  ottoman  a  souscrit  à  cette  clause  du  traité. 
Or,  le  résultat  n'a  pas  confirmé  son  espoir.  Si  toutes  les  îles 
occupées  par  la  Grèce  ne  lui  ont  pas  été  laissées,  c'est,  sans 
parler  de  l'îlot  insignifiant  de  Castellorizzo,  complètement 
séparé  des  autres  îles,  parce  qu'il  était  contraire  à  l'intérêt 
général  de  l'Europe  de  remettre  entre  les  mains  d'une  puis- 
sance autre  que  la  Turquie  deux  îles  comme  Imbros  et  Tene- 
dos,  qui  sont  les  clefs  des  Dardanelles.  Ces  îles,  du  reste,  la 
dernière  surtout,  n'ont  par  elles-mêmes  qu'une  valeur  très 
médiocre.  Toutes  les  autres  restent  à  la  Grèce,  même  Chio  et 
Mytilène.  On  comprend  que,  devant  ces  deux  canons  braqués 
au  cœur  de  l'Anatolie,  le  gouvernement  ottoman  se  soit  plaint 
de  ce  que  les  intérêts  vitaux  de  l'empire  n'aient  pas  été  pris  en 
considération. 

Il  est  vrai  que  la  Grèce  doit  s'engager  à  ne  pas  fortifier  les 
deux  îles  et  à  n'y  pas  établir  de  base  navale  :  mais  maîtresse 
de  la  mer  comme  elle  l'est  par  son  littoral  et  ses  îles,  il  ne  lui 
sera  pas  difficile  d'y  constituer  des  approvisionnements,  et  au 
moment  dune  déclaration  de  guerre,  d'y  débarquer  des  troupes 
et  du  'matériel  pour  préparer  une  attaque  contre  le  rivage 
voisin. 

L'attitude  de  l'Europe  dans  la  question  de  la  Thrace  et  dans 


618  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

celle  des  îles  a  montré  peu  de  logique.  Ileûtété  bien  préférable, 
dans  l'intérêt  de  la  Turquie,  de  l'obliger  à  respecter  les  stipu- 
lations du  traité  de  Londres,  sauf  quelques  rectifications  dans 
le  tracé  de  la  frontière  et  l'obligation  pour  la  Bulgarie  de  sup- 
primer les  défenses  d'Andrinople  et  de  Kyrk-Kilissé,  et  au  con- 
traire, défaire  rendre  à  l'Empire  ottoman  des  îles  qui,  dans 
des  mains  étrangères,  sont  une  menace  constante  pour  l'Ana- 
tolie.  Outre  que  les  Bulgares,  comme  nous  l'avons  dit,  n'auraient 
plus  eu  aucun  intérêt  à  attaquer  les  Turcs,  ceux-ci  auraient  pu 
facilement  organiser  sur  le  territoire  qui  leur  restait  des 
défenses  beaucoup  plus  efficaces  que  celles  d'Andrinople  et  de 
Kyrk-Kilissé,  tandis  que  la  Turquie  se  trouve  désarmée  contre 
une  attaque  toujours  possible  des  Grecs,  maîtres  de  la  mer 
Egée. 

Cette  situation  oblige  l'Empire  ottoman  à  développer  ses  forces 
navales  de  manière  à  les  rendre,  non  seulement  égales,  mais 
supérieures  à  celles  de  la  Grèce  pour  compenser  les  avantages 
naturels  possédés  par  cette  dernière.  De  là,  la  nécessité  de 
dépenser  en  achat  et  entretien  de  vaisseaux  ou  de  matériel 
d'artillerie,  en  construction  de  fortifications,  etc.,  des  sommes 
qui  seraient  beaucoup  mieux  employées  au  développement 
économique  du  pays. 

En  résumé,  l'Empire  ottoman  sort  des  aventures  des  trois 
dernières  années  diminué  matériellement.  Sa  population 
totale  n'est  plus  guère  que  de  19  millions  d'habitants.  Il  est 
devenu  presque  exclusivement  asiatique  et  il  est  à  craindre 
que  cette  situation  n'exerce  une  influence  déprimante  sur  la 
direction  de  sa  politique  et  le  développement  moral  de  sa  popu- 
lation. Enfin,  l'annexion  à  la  Grèce  des  îles  situées  dans  le  voi- 
sinage immédiat  du  littoral  ottoman  constitue  un  danger  pour 
l'Anatolie  et  obligera  la  Turquie  à  des  dépenses  navales  hors 
de  proportions  avec  ses  ressources. 

Mais,  à  ce  passif,  on  peut  opposer  que  les  provinces  perdues 
occasionnaient  à  l'Empire  des  dépenses  très  supérieures  à  leurs 
revenus  et  que,  désormais,  toutes  les  ressources  du  Trésor  otto- 
man pourront  être  consacrées  à  la  mise  en  valeur  d'un  terri- 
toire plus  restreint,  qui  n'ayant  pas  été  touché  directement 
par  la  guerre  a  conservé  ses  forces  productrices. 

D'autre  part,  la  séparation  des  provinces  habitées  par  des  élé- 
ments ouvertement  hostiles  à  la  domination  ottomane  a  clos 
des  questions  qui  avaient  toujours  été  pour  l'empire  une  cause 
de  faiblesse.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'aucune  difficulté  ne  subsiste 


LA  TURQUIE  APRÈS  LA  GUERRE  619 

plus,  et  nous  verrons  plus  tard  que  l'Asie,  comme  la  Roumé- 
lie,  a  ses  questions  nationales.  Mais  ces  questions,  dans  les- 
quelles n'intervient  aucune  tendance  irrédentiste,  sont  beau- 
coup plus  faciles  à  traiter  et  à  résoudre,  en  restant  sur  le 
terrain  ottoman.  Enfin,  si  au  point  de  vue  de  sa  sécurité  exté- 
rieure la  Turquie  est  exposée  en  Anatolie,  elle  a  par  contre,  en 
Europe,  l'avantage  de  n'avoir  plus  qu'un  seul  voisin,  avec  le- 
quel il  ne  tient  qu'à  elle  d'entretenir  des  rapports  amicaux. 

On  voit  donc,  après  avoir  fait  la  balance  du  passif  et  de  l'ac- 
tif, que  l'on  peut,  sans  optimisme  excessif,  considérer  FEmpire 
ottoman  comme  possédant  encore  des  chances  sérieuses  de 
durée  et  de  relèvement.  Mais  la  condition  essentielle  pour  la 
réalisation  de  ces  pronostics  favorables  est  l'abandon  radical 
et  sans  retour  de  la  politique  d'illusions  qui  a  conduit  la  Tur- 
quie sur  le  penchant  de  l'abîme.  Les  fautes  passées  ont  été 
payées  trop  cher  pour  qu'on  n'essaie  pas  d'en  tirer  tout  le  profit 
possible. 

Les  hommes  actuellement  au  pouvoir  en  portent,  pour  une 
large  part,  la  responsabilité;  mais  on  ne  peut  leur  contester  ni 
le  patriotisme,  ni  l'énergie.  Leur  situation  politique  est  main- 
tenant franche  et  nette.  Le  Comité  Union  et  Progrès  a  enfin 
cessé  d'être  un  pouvoir  occulte,  agissant  dans  l'ombre  par  le 
moyen  de  comparses.  Ses  chefs  reconnus  occupent  actuellement 
tous  les  postes  importants  du  gouvernement.  Les  élections  (jui 
se  terminent  en  ce  moment  leur  préparent  une  Chambre  dans 
laquelle  ils  posséderont  une  majorité  écrasante.  Ils  ont  donc 
le  champ  libre  devant  eux  et  peuvent  montrer  s'ils  ont  réelle- 
ment su  tirer  des  derniers  événements  les  enseignements  qu'ils 
comportent. 

Quels  sont  ces  enseignements,  de  quelle  manière  doivent- 
ils  et  peuvent-ils  être  utilisés  dans  les  domaines  politique  et 
social,  économique,  diplomatique,  militaire,  tels  sont  les  sujets 
que  nous  nous  proposons  d'étudier  dans  les  articles  suivants. 

TSARIGRADSKI. 


CHRONIQUES   DE   LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


La  question  de  l'Epire. 

Le  règlement  définilf  de  la  question  de  l'Epire  semble  heureuse- 
ment pouvoir  être  envisagé  dès  maintenant  comme  une  éventualité 
prochaine.  Les  grandes  puissances,  en  effet,  viennent  de  se  décider 
à  réaliser  les  engagements  de  leur  réponse  à  la  Grèce  du  24  avril, 
reconnaissant  ainsi  l'empressement  avec  lequel,  le  gouvernement 
hellène  s'est  attaché  à  leur  donner  satisfaction  par  l'évacuation  mili- 
taire des  dernières  régions  épirotes  occupées  par  ses  troupes.  Elles 
sont  tombées  d'accord  pour  charger  la  Commission  internationale 
de  contrôle,  qui  siégeait  à  Valona,  de  s'entremettre  entre  le  gou- 
vernement albanais  et  le  chef  de  la  résistance  en  Epire.  M.  Zogra- 
phos,  à  l'effet  d'établir  un  statut  équitable  pouvant  donner  satis- 
faction aux  deux  parties.  En  conséquence,  les  délégués  à  la  Com- 
mission internationale  de  contrôle  ont  adressé,  le  7  mai,  kM.  Zo- 
graphos,  le  télégramme  suivant  : 

Sur  la  demande  du  gouvernement  albanais,  la  Commission  internatio- 
nale de  contrôle  accepte  de  vous  communiquer  le  texte  des  concessions 
sous  la  condition  al)solue  de  cessation  immédiate  de  toute  les  hostilités  et 
de  mouvements  en  avant. 

Elle  en  fera  alors  autant  pour  les  forces  albanaises  et  se  rendra  à  Santi- 
Quaranta  pour  vous  faire  communication  des  concessions  dont,  après 
acceptation,  elle  surveillera  l'exécution  et  garantit  le  maintien  en  atten- 
dant votre  réponse. 

Et  M.  Zographos  a  répondu  d'urgence  à  cette  communication  : 

Au  reçu  de  votre  dépêche  télégraphique  nous  avons  donné  l'ordre  de 
cesser  les  hostilités  et  la  marche  en  avant  à  partir  de  demain  24  avril- 
7  mai,  midi.  Des  ordres  semblables  ont  été  transmis  aux  forces  albanaises. 

Les  négociations  interrompues,  il  y  a  un  mois,  par  un  revirement 
subit  du  gouvernement  de  Durazzo  dû  à  la  fois  à  l'influence  d'Essad 
pacha  et  aux  conseils  de  certaines  puissances  dont  les  troubles  alba- 
nais ne  contrariaient  pas  la  politique,  reprennent  donc,  mais  celte 
fois  avec  de  meilleures  chances  de  succès,  puisqu'elles  s'engagent 
sur  l'initiative  du  concert   européen,  décidé  à  en  finir  avec  celte 


LES   AFFAIRES    d'oRIKNT  G21 

irritante  question.  Les  représentants  de  l'Épire  et  de  l'Albanie 
sont  actuellement  réunis  à  Corfou.  Ils  ont  déjà  tenu  plusieurs  confé- 
rences dans  le  secret  le  plus  absolu.  On  sait  cependant  que  la  Com- 
mission internationale  de  contrôle  offre  aux  Epirotes  les  garanties 
suivantes  qui  constituent  la  base  des  négociations  : 

1°  Les  communautés  orthodoxes  en  Albanie  seront  libres  d'employer  la 
langue  grecque  comme  moyen  d'éducation  dans  leurs  écoles  ;  mais  dans 
les  classes  primaires  l'enseignement  devra  être  donné  en  albanais,  qui  est 
la  langue  officielle  de  l'Etat.  L'instruction  religieuse  pourra  être  donnée 
en  grec. 

2°  Pour  occuper  les  territoires  qui  ont  été  évacués  par  les  troupes 
grecques,  des  détachements  de  gendarmerie  albanaise,  sous  la  conduite 
d'officiers  hollandais,  seront  envoyés.  Ces  envoyés  procéderont  immédia- 
tement à  des  enrôlements,  de  façon  à  obtenir  la  proportion  nécessaire  de 
membres  des  différentes  confessions  religieuses  du  pays.  La  gendarmerie 
albanaise  sera  sous  une  direction  et  un  commandement  uniques  et  ne  for- 
mera qu'un  seul  corps.  Les  détachements  servant  dans  une  province  con- 
sisteront, de  préférence,  en  hommes  de  cette  province.  Pour  l'occupation 
des  territoires  qui  doivent  être  évacués  et  pour  leur  organisation,  le  gou- 
vernement albanais  nommera  un  inspecteur. 

3°  Les  sandjaks  de  Korytza  et  d'Agyrocastro  formeront  chacun  un  can- 
ton administratif  comme  les  autres  préfectures  de  l'Etat  albanais.  Les 
conseils  locaux  sont  chargés  de  la  direction  et  de  l'administration  des 
affaires  locales  et  des  sandjaks.  Ces  conseils  seront  présidés  par  des  gou- 
verneurs représentant  le  gouvernement  central  et  nommés  par  lui. 

4°  En  attendant  que  les  conseils  locaux  aient  été  élus,  les  affaires  du 
sandjak  d'Agyrocastro  seront  confiées  à  une  commission  composée  de 
chrétiens  et  de  musulmans.  Cette  commission  sera  placée  sous  la  prési- 
dence du  gouverneur  d'Argyrocastro,  nommé  par  le  gouvernement 
albanais. 

5°  Le  droit  de  pétition  à  adresser  en  grec  à  l'inspecteur  est  reconnu 
pour  les  bourgades  et  villages  dans  lesquels  la  langue  grecque  est  seule 
parlée. 

6°  Le  gouvernement  central,  sur  !a  proposition  de  l'inspecteur,  prendra 
telles  mesures  qui  seront  jugées  nécessaires  pour  secourir  la  population 
qui  a  souffert  du  fait  de  la  guerre  et  des  troubles  récents  dans  les  provinces. 

Ces  garanties,  ainsi  offertes  par  la  Commission  internationale, 
ditîèrent,  on  le  voit,  sensiblementdes  dernières  demandes  formulées 
par  M.  Zographos,  que  nous  avons  publiées  dans  notre  numéro  du 
16  avril  et  qui  réclament  pour  l'Epire  une  autonomie  à  peu  près 
complète  sous  la  suzeraineté  du  gouvernement  albanais.  Toutefois  on 
pense  que  l'entente  pourra  se  faire  entre  les  deu.x.  parties  et  même 
que  les  négociations  aboutiront  assez  vite. 

Le  représentant  français  à  Durazzo. 

Le  gouvernement  français  vient  enfin  de  désigner  son  représentant 
à  Durazzo.  Toutefois,  comme  les  crédits  affectés  à  la  légation  de 
Durazzo  n'ont  pas  été  votés  par  les  Chambres  avant  qu'elles  se 
séparent,  il  n'a  pu  nommer  qu'un  chargé  démission.  Son  choix  s'est 


622  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

porté  sur  M.  de  Fontenay,  qui  remplissait  jusqu'ici  les  fonctions  de 
ministre  de  France  à  Bogota. 

La  Commission  financière  de  Paris. 

On  annonce  que  la  Commission  financière  internationale  se  réunira 
de  nouveau  le  mois  prochain  à  Paris.  Ses  travaux  furent  interrompus 
l'année  dernière  par  la  seconde  guerre  des  Balkans,  au  moment  ot 
elle  abordait  l'examen  des  règlements  économiques  et  financiers 
résultant  de  la  conquête  par  les  quatre  alliés  balkaniques  de  la  pres- 
que totalité  de  la  Turquie  d'Europe.  La  Commission,  à  ce  moment, 
n'avait  pour  base  de  travail  que  le  traité  de  Londres  et  les  décisions 
de  la  réunion  des  ambassadeurs.  Le  partage  entre  les  alliés  n'était 
pas  réglé.  Il  donna  lieu  à  la  seconde  campagne,  qui  se  termina  par  la 
paix  de  Bucarest,  et  infirma  maints  jugements  des  puissances.  Au- 
jourd'hui la  paix  est  rétablie  entre  tous  les  Etats  de  la  péninsule, 
et  les  nouvelles  frontières  sont  tracées,  même  celles  de  l'Albanie. 
Tous  les  problèmes  politiques  importants  sont  résolus  entre  la  Tur- 
quie et  les  autres  Etats,  de  même  qu'entre  ceux-ci.  Si  des  diffi- 
cultés subsistent  encore,  l'ensemble  des  résultats  acquis  est  tel  qu'il 
fournit  une  base  suffisante  aux  travaux  que  la  Commission  finan- 
cière va  reprendre.  Parmi  les  questions  qui  seront  traitées,  la  prin- 
cipale sera  celle  de  la  répartition  équitable  de  la  Dette  ottomane 
entre  les  Etats  balkaniques  devenus  possesseurs  d'anciens  territoires 
ottomans.  Le  principe  et  la  répartition  donneront  lieu  à  des  discus- 
sions approfondies.  La  Turquie  a,  dès  à  présent,  transmis  au  gou- 
vernement français,  pour  être  communiquée  à  la  Commission,  une 
évaluation  de  ces  charges,  qu'elle  a  calculées  d'après  la  contribution 
que  versaient  à  la  Dette  ottomane  les  territoires  qui  sont  aujourd'hui 
grecs,  serbes,  bulgares,  albanais  ou  monténégrins.  Ces  chiffres  sont 
provisoires  et  destinés  à  un  examen  où  chaque  intéressé  défendra 
son  point  de  vue.  Toutes  les  autres  questions  d'ordre  économique 
et  financier  résultant  de  la  liquidation  orientale,  notamment  celle 
des  chemins  de  fer  orientaux,  sont  aussi  du  domaine  de  la  Commis- 
sion financière,  dont  le  président  est,  comme  l'on  sait,  M.  de  Mar- 
gerie. 

Les  réclamations  françaises  en  Turquie. 

Un  compromis  approuvé  par  le  Sultan  a  été  signé  entre  l'ambas- 
sade de  la  République  à  Constantinople  et  la  Sublime  Porte,  en  vue 
de  régler  définitivement  par  la  voie  arbitrale  les  réclamations  des 
Français  et  des  protégés  français  concernant  des  faits  antérieurs  au 
24  juillet  1008.  Les  conditions  dans  lesquelles  s'eflectuera  cet  arbi- 
trage ont  été  publiées  dans  le  Journal  officiel  du  mercredi  29  avril. 
Les  réclamants  qui  se  trouvent  dans  le  cas  de  bénéficier  de  ce  com- 
promis auront  à  s'adresser  pour  toutes  communications  utiles  à  l'am- 
bassade de  France  à  Constantinople  qui  centralise  tous  les  dossiers. 


LES   AFFAIRES    d'oRIENT  623 

Le  dernier  délai  pour  l'envoi  des  réclamations  et  des  pièces  justifica- 
tives à  l'appui  a  été  fixé  au  26  août  1914. 

Accord  russo-turc. 

Un  communiqué  Havas  de  Constantinople,  en  date  du  28  avril, 
annonce  qu'un  accord  est  intervenu  entre  la  Porte  et  la  Russie  au 
sujet  de  l'augmentation  des  droits  de  douane  (4  %  )  et  de  l'entrée  des 
délégués  russes  dans  le  Conseil  d'administration  de  la  Dette  publique 
ottomane.  Le  communiqué  ajoute  que  la  mise  en  vigueur  de  cet 
accord  dépend  de  l'approbation  des  autres  puissances. 

Convention  douanière  turco-allemande. 

Le  baron  de  Wangenheim  et  le  grand  vizir  ont  échangé,  le  2  mai, 
des  notes  par  lesquelles  le  traité  de  commerce  entre  la  Turquie  et 
lAllemagne  et  la  convention  additionnelle  relative  à  la  majoration 
douanière  de  3  %  ,  qui  expirent  toutes  deux  le  25  juin,  seront  proro- 
gées pour  un  an,  sous  la  réserve  de  l'approbation  réciproque  des 
deux  pays. 

La  situation  des  musulmans  de  Macédoine. 

La  Porte  a  remis  le  1°''  mai  aux  ambassadeurs  des  grandes  puis- 
sances, à  Constantinople,  un  long  mémorandum  sur  la  situation  des 
musulmans  de  Macédoine.  La  Porte  se  plaint  que  ceux-ci  soient  me- 
nacés continuellement  par  l'élément  grec  dans  leur  personne,  leur 
honneur,  leurs  propriétés,  leur  religion,  la  mémoire  de  leurs  morts, 
ainsi  que  dans  leurs  établissements  religieux  d'enseignement.  Le 
mémorandum  ajoute  que  des  colonnes  volantes  de  Grecs,  parcourant 
les  régions  de  Macédoine,  imposent  de  fortes  contributions  en  argent 
et  en  nature  à  la  population  musulmane.  Des  émigrés  grecs  qui 
arrivent  dans  la  région,  sont  logés  dans  les  villages  musulmans,  mal- 
gré les  propriétaires  des  immeubles,  qui  sont  chassés  par  les  gen- 
darmes alors  que  ces  derniers  protègent  les  émigrés.  Le  mémoran- 
dum estime  que,  depuis  le  mois  de  novembre  1912,  163.000  mu- 
sulmans ont  été  ainsi  obligés  de  s'expatrier  et  déclare  que  toutes 
les  démarches  faites  par  la  légation  ottomane  auprès  du  gouverne- 
ment hellénique  pour  faire  respecter  les  articles  du  traité  de  paix 
turco-grec  sont  restées  sans  eflfet. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.   —   EUROPE. 


France.  —  La  mort  de  M.  Paul  Revoil.  —  M.  Paul  Revoil,  ambas- 
sadeur de  France,  ancien  directeur  de  la  Banque  ottomane  à  Cons- 
tantinople,  est  mort  le  27  avril  à  l'âge  de  cinquante-huit  ans,  dans 
sa  propriété  de  iMouriès  (Bouches-du-Rhône).  Il  était  né  à  Nîmes  en 
mai  1856,  et  sa  carrière  qui  s'annonçait  d'abord  comme  celle  d'un 
lettré,  car  il  publia  tout  jeune  un  volume  de  vers  dont  les  délicats 
n'ont  pas  perdu  le  souvenir,  se  tourna  de  bonne  heure  vers  l'action. 
En  1893,  M.  Develle,  alors  ministre  des  Affaires  étrangères,  l'appela 
au  quai  d'Orsay  où  il  fit,  comme  chef  de  cabinet,  puis  comme  sous- 
directeur  et  directeur  de  différents  services,  son  apprentissage  de  di- 
plomate et  d'administrateur.  Nommé  ministre  plénipotentiaire  en 
1895,  il  fut  envoyé  à  Tunis  en  qualité  d'adjoint  au  résident  général, 
M,  René  Millet.  C'est  alors  que  commença  pour  lui  ce  que  l'on  peut 
appeler  sa  carrière  africaine,  celle  qui  lui  permit  de  montrer  toute  sa 
valeur  et  qui  influença  toute  sa  vie.  En  1900,  il  prit  la  direction  de  la 
légation  de  France  à  Tanger,  et  l'année  suivante  M.  Jonnart,  gou- 
verneur général  de  l'Algérie,  ayant  dû  démissionner  le  6  mai  19Qi 
pour  raison  de  santé,  le  gouvernement  fît  appel  à  son  dévouement 
et  à  son  patriotisme  pour  recueillir  sa  succession.  Il  passa  en  Algérie 
deux  années  fécondes  en  mesures  de  toutes  sortes.  La  question  indi- 
gène commençait  à  y  devenir  pressante,  il  l'aborda  avec  un  haut 
sens  politique.  Tout  en  créant  les  tribunaux  répressifs,  destinés 
dans  son  esprit  à  garantir  les  droits  de  nos  sujets  autant  qu'à  ac- 
croître la  sécurité  des  colons,  il  décida  que  les  centimes  additionnels 
à  l'impôt  arabe  seraient  désormais  exclusivement  consacrés  à  des 
œuvres  d'assistance  indigène.  Déjà  préoccupé  de  notre  avenir  au 
Maroc,  il  signa  d'autre  part  avec  le  Sultan  les  accords  de  1901  et  de 
1902  qui  amorcèrent  l'action  diplomatique  couronnée  dix  ans  plus 
tard  par  l'établissement  du  protectorat.  Aussi  bien  est-ce  à  la  crise 
marocaine  et  à  l'achèvement  de  notre  empire  de  l'Afrique  du  Nord 
que  son  nom  demeurera  justement  attaché.  Un  conflit  avec  M.  Combes 
l'ayant  amené  à  se  démettre  de  ses  fonctions  de  gouverneur  général, 
il  était  depuis  deux  ans  en  disponibilité  quand,  en  1905,  éclatèrent 
les  difficultés  franco-allemandes.  Au  même  moment,  M.  Bouvier 
arrivait  au  quai  d'Orsay.  11  songea  aussitôt  à  s'assurer  la  collabora- 
tion de  l'homme  le  mieux  désigné  par  son  triple  séjour  à  Tunis,  à 
Tanger  et  à  Alger  pour  l'éclairer  de  ses  conseils.  Dès  ce  lors,  ce  fut 


RENSEIGNEMEMS    POLITIQUES  025 

M.  Revoil  qui  conduisit  les  négociations  franco-allemandes.  Sa  dési- 
gnation comme  premier  plénipotentiaire  français  à  la  conférence 
d  Algésiras  s'imposait.  Il  fut  nommé  ambassadeur  à  Berne  et  reçut 
la  difTicile  mission  de  défendre  les  droits  de  la  France  au  Maroc 
contre  le  plus  formidable  assaut  qui  leur  eût  été  livré.  Nul  ne  con- 
testera qu'il  se  soit  acquitté  de  cette  mission  à  son  honneur.  Sa  par- 
faite droiture  le  servit  autant,  en  ces  conjonctures,  que  sa  merveil- 
leuse richesse  d'arguments,  son  habile  dialectique,  sa  subtilité  et  son 
infinie  bonne  grâce.  Il  résista  avec  une  patience  inlassable  aux 
prétentions  allemandes  et  déjoua  des  intrigues  aujourd'hui  histo- 
riques dont  un  homme  moins  averti  eût  certainement  été  la  victime. 
L'œuvre  qui  sortit  de  ces  longs  débats  n'était  point  parfaite.  Les 
circonstances  ne  le  permettaient  pas.  M,  Revoil  avait  néanmoins 
remporté  un  succès  incontestable,  rétabli  nos  affaires  compromises, 
obtenu  de  l'Europe  et  de  l'Allemagne  elle-même  la  reconnaissance 
de  nos  droits  essentiels  dans  l'empire  chérifien  et  préparé  ainsi  les 
réalisations  prochaines.  Le  service  qu'il  rendit  ainsi  à  la  France  est 
de  ceux  dont  le  souvenir  demeure  impérissable.  Il  déploya  les  mêmes 
talents  comme  ambassadeur  à  Madrid,  puis  comme  directeur  de  la 
Banque  ottomane.  Dans  ces  dernières  fonctions,  qu'il  n'abandonna 
que  le  jour  où  sa  santé  ébranlée  depuis  longtemps  fut  gravement 
compromise,  il  travailla  efficacement  par  sa  diplomatie  consommée  à 
l'amélioration  des  rapports  franco-turcs.  Avec  M.  Revoil  disparaît  un 
bon  serviteur  de  la  France,  qui  eût  pu  rendre  encore  de  grands  ser- 
vices, car  on  n'eût  pas  fait  appel  en  vain  à  sa  grande  expérience  de 
toutes  les  questions  méditerranéennes  et  ceci  est  pour  accroître 
encore  les  regrets  de  ses  très  nombreux  amis. 

—  Les  élections  législatives  du  .26  avril  et  du  10  mai.  —  Les  élec- 
tions législatives  pour  le  renouvellement  de  la  Chambre  des  députés 
ont  eu  lieu  le  26  avril  au  premier  tour,  et  le  10  mai  pour  le  scrutin 
de  ballottage.  Le  26  avril,  sur  602  sièges  à  pourvoir,  349  députés 
avaient  été  définitivement  élus  se  répartissant  en  : 

Socialistes  unifiés 40 

Républicains  socialistes  (nuance  Augagneur) 11 

Radicaux  unifiés,  radicaux  et  radicaux  socialistes 95 

Gauche  radicale 18 

Gauche  démocratique  et  répubhcains  de  gauche 20 

Ail.  démocr.,  Féd.  des  gauches,  rép.  soc.  (nuance  Briand)...  5.3 

Indépendants 0 

Progressistes  et  Union  républicaine 50 

Action  libérale 32 

Droite 24 

Total 349 

Le  10  mai,  251  résultats  ont  été  proclamés  dont  voici  la  réparti- 
tion: 

QuBST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  40 


626  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

Socialistes  unifiés G2 

Socialistes  indépendants ...  3 

Républicains  socialistes  (nuance  Augagneur) 11 

Radicaux  unifiés,  radicaux  et  radicaux  socialistes 07 

Gauche  radicale 13 

Gauche  démocratique  et  républicains  de  gauche 15 

Ail.  démocf.,   Féd.  des  gauches,  rép.  soc.  (nuance  Briand). .  .  24 

Indépendants   G 

Progressistes  et  Union  républicaine 11 

Action  libérale fi 

Droite 3 

Total 251 

Il  manque  deux  résultats,  celui  du  Sénégal,  et  celui  de  la  l""*^  cir- 
conscription de  la  Martinique  qui  n'a  pu  être  proclamé.  En  définitive 
la  nouvelle  Chambre  comprendra  :  102  socialistes  unifiés  ;  3  socialistes 
indépendants;  22  républicains  socialistes;  192  radicaux  unifiés,  radi- 
caux et  radicaux  socialistes;  31  membres  de  la  gauche  radicale; 
35  membres  de  la  gauche  démocratique  et  républicains  de  gauche; 
77  membres  de  l'alliance  démocratique,  de  la  fédération  des  gauches, 
et  républicains  socialistes;  12  indépendants;  61  progressistes  et 
membres  de  l'union  républicaine;  38  membres  de  l'action  libérale, 
et  27  membres  de  la  droite. 


Allemagne.  —  La  discussion  du  budget  de  la  guerre  an  Reichstag. 
—  La  discussion  du  budget  de  la  guerre  au  Reichstag  a  donné  au 
ministre  de  laJGuerre,  général  de  Falkenhayn,  l'occasion  de  faire,  le 
2  mai,  d'importantes  déclarations  sur  l'état  présent  de  l'armée 
allemande.  Au  printemps  de  1913,  le  général  de  Wandel  avait 
affirmé  au  Reichstag  qu'on  enrôlerait,  dès  le  mois  d'octobre, 
107.000  conscrits  supplémentaires  au  lieu  de  63.000,  ce  dernier 
chiffre  représentant  le  contingent  supplémentaire  annuel  qu'exige  la 
nouvelle  loi.  C'est  ce  qui  semblait  également  résulter  de  l'eftectif 
inscrit  au  budget  de  1913.  D'après  ce  qu'a  dit  le  général  de  Fal- 
kenhayn, que  ce  soit  à  cause  des  difficultés  de  casernement  ou  pour 
toute  autre  raison,  on  aurait  seulement  incorporé,  en  1913,  60.000 
hommes  de  plus  qu'en  1912.  11  faudra  donc  encore  prendre,  en 
octobre  1914,  60.000  hommes  de  plus  qu'en  1913,  pour  que  les 
effectifs  légaux  soient  atteints.  Le  ministre  s'est  d'ailleurs  refusé  à 
indiquer  le  nombre  des  hommes  versés  directement  dans  ÏErsaiz- 
Jioserve  et  dans  le  Landsturm,  et  qui  constituent  en  réalité  une 
double  réserve  de  recrutement.  En  ce  qui  concerne  les  cadres,  le 
général  de  Falkenhayn  avoue  un  déficit  de  3.000  officiers.  Il  espère, 
il  est  vrai,  que  les  vides  pourront  être  comblés  en  peu  d'années, 
probablement  en  deux  ans,  peut-être  même  plus  tôt,  si  le  courant 
actuel  qui  porte  beaucoup  déjeunes  gens  vers  la  carrière  militaire 
ne  se  ralentit  pas.  Quant  aux  sous-officiers,  à  la  date  du  15  novembre 
il  en  manquait  4.000,  que   le  ministre  pense  se  procurer  à  la  lin  de 


RKNSEIGNËMEMTS    POLlTigUEi»  627 

cette  année-ci.  Mais  au  mois  d'octobre  prochain  il  y  aura  1.100  posles 
nouveaux  à  pourvoir^  si  bien  que  les  prévisions  les  plus  optimistes 
ne  permettent  pas  d'escompter  la  disparition  à  brève  échéance  du 
déficit.  Ce  déficit  porte  d'ailleurs  uniquement  sur  l'infanterie,  tandis 
qu'il  y  aurait  plutôt  excédent  dans  les  troupes  montées.  Si  l'infan- 
terie parvient  à  combler  ses  vacances,  il  est  à  croire  que  la  propor- 
tion de  ses  sous-offîciers  rengagés  sera  moins  forte  que  par  le  passé. 
Or,  dans  l'infanterie  comme  dans  l'artillerie  allemandes,  le  service 
n'étant  que  de  deux  ans  n'est  pas  susceptible  de  donner  au  sous- 
offîcier  non  rengagé  la  même  valeur  que  noire  service  de  trois  ans 
quand  il  aura  été  appliqué.  On  conçoit  donc  que,  sous  l'empire  de 
ces  préoccupations,  le  ministre  de  la  Guerre  prussien  ait  insisté  sur 
la  nécessité  d'améliorer  le  sort  des  officiers  et  des  sous-officiers. 
Toutefois,  il  y  a  lieu  de  penser  que  la  création  de  nouvelles  unités 
dans  l'armée  allemande  se  heurterait  à  de  grosses  difficultés  d'enca- 
drement. A  la  fin  de  la  séance,  le  député  Erzberger  a  fait  un  éloge 
dithyrambique  du  ministère  de  la  Guerre,  qui  a  assuré  en  si  peu  de 
temps  l'application  de  la  nouvelle  loi.  Cet  éloge  est  peut  être  mérité; 
mais  il  est  juste  de  faire  remarquer  que  l'effort  fourni  à  Berlin  de- 
puis le  mois  de  juillet  dernier,  quoique  considérable,  ne  saurait  se 
comparer  à  celui  que  notre  propre  administration  militaire  a  dû 
fournir  depuis  le  mois  d'août. 

—  L'Allemagne  et  la  situation  internationale.  —  Sous  ce  litre,  la 
Gazette  de  Cologne  a  publié,  le  1"  mai,  une  très  longue  correspon- 
dance de  Berlin  que  l'on  s'accorde  à  regarder  comme  un  article 
d'origine  officieuse.  Tout,  en  etTet,  dans  celle  correspondance,  porte 
la  marque  de  la  Wilhelmstrasse.  C'est,  sur  un  ton  calme  et  ferme, 
un  exposé  des  besoins  et  des  désirs  de  l'Allemagne  impériale  au 
dehors.  On  y  trouve  tous  les  arguments  des  pangermanistes;  seule- 
ment les  revendications  chauvines  y  sont  recouvertes  d'un  vernis 
diplomatique.  La  thèse  est  aussi  simple  que  peu  nouvelle.  La  poli- 
tique de  l'Allemagne  est  commandée  par  sa  situation  géographique, 
par  l'énorme  accroissement  de  sa  population,  par  le  développement 
de  sa  vie  industrielle,  par  la  grandeur  de  sa  civilisation.  Placée  au 
cœur  d'une  Europe  en  armes,  menacée  par  de  vieilles  haines,  l'Alle- 
magne doit  être  en  mesure  de  tenir  victorieusement  tête  sur  terre  et 
sur  mer  à  ses  rivaux  coalisés.  Il  lui  faut  absolument  s'assurer  des 
approvisionnements  de  plus  en  plus  considérables  en  matières  pre- 
mières et  des  débouchés  de  plus  en  plus  larges  pour  ses  produits 
fabriqués.  Au  point  de  vue  intellectuel  et  moral, elle  a  le  droit  et  le 
devoir  de  coopérer  aux  progrès  de  la  civilisation  mondiale.  Elle  pos- 
sède «  la  fière  conscience  de  son  aptitude  à  remplir  des  missions  de 
politique  mondiale  »  et  supporte  mal  le  fait  d'être  une  tard-venue. 
L'Allemagne  veut  [partout  une  place  au  soleil  digne  d'elle  et  corres- 
pondant à  ses  divers  besoins.  Ne  l'a-t-elle  donc  pas  et  va-t-elle  la 
prendre  de  force?  Pas  précisément,  dit  la  Gazette  de  Cologne,  qui 
conclut  : 


628  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Il  ne  s'agit  pas  d'une  politique  d'aventures.  L'Allemagne  ne  veut  pas 
risquer  tout  sur  une  carte,  ni  envahir  les  territoires  anciens  où  s'exerce 
l'activité  mondiale  des  autres  nations.  Cela  va  de  soi  et  tous  les  hommes 
d'Etat  sérieux  comptent  avec  ce  fait.  Mais  ces  hommes  d'Etat  savent 
aussi  que  nous  ne  nous  laisserons  pas  écarter  de  la  concurrence  écono- 
mique sur  les  différents  territoires  commerciaux  du  monde  sans  nous 
opposer  à  cette  exclusion  avec  toute  la  force  dont  dispose  notre  Etat.  Le 
Maroc  a  enseigné  cette  vérité  une  fois  pour  toutes.  Depuis  nous  sommes 
entrés  dans  la  période  des  explications  afin  d'assurer  un  champ  à  notre 
activité  économique  et  civilisatrice. 

Nous  avons  eu  avec  la  France  et  avec  l'Angleterre  des  explications.  On 
en  a  beaucoup  parlé.  On  ne  peut  cependant  rien  dire  de  certain  à  l'heure 
actuelle  au  sujet  de  ces  accords,  sinon  peut-être  qu'ils  ont  été  inspirés 
par  les  principes  directeurs  de  la  politique  néo-allemande  qui  est  de  déli- 
miter certains  territoires  pour  y  exercer  l'action  allemande  dans  la  con- 
currence mondiale. 

Quels  que  soient  les  résultats  obtenus  pour  l'extension  de  notre  travail 
e'conomique  mondial,  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  valeur  future  de 
pareilles  affaires  dépend  du  travail  qu'on  y  emploie  et  du  capital  que  l'on 
y  met. 

Il  faudrait  un  optimiste  bien  borné  pour  voir  tout  en  rose  la  situation 
internationale.  Ce  que  l'on  peut  dire  avec  raison,  c'est  que  nous  sommes 
en  train  d'avancer  sur  la  voie  que  nous  dictent  les  conditions  fondamen- 
tales de  notre  politique  étrangère,  grâce  à  la  nouvelle  augmentation  de 
notre  armée,  grâce  à  la  consolidation  intérieure  de  la  Triplice  et  grâce  à 
la  conclusion  de  nos  négociations  avec  la  France,  la  Turquie  et  l'Angle- 
terre. 

Quelle  est  l'importance  de  cette  marche  en  avant?  Nous  ne  le  saurons 
que  quand  nous  aurons  vu  de  quelle  façon  la  France  va  accepter  le  service 
de  trois  ans,  quand  nous  aurons  appris  si  les  assurances  des  hommes 
d'Etat  russes  ont  la  force  d'un  programme  politique  permanent,  et  enfin 
quand  nous  connaîtrons  le  résultat  des  négociations  sur  l'Asie  Mineure 
et  l'Afrique  centrale. 


Angleterre.  —  La  question  de  l'Ulster.  —  L'apaisement  paraît  se 
faire  pour  la  question  de  l'Ulster,  Le  débat  à  la  Chambre  des  Com- 
munes sur  la  motion  de  M.  Austin  Chamberlain  demandant  une 
enquête  impartiale  sur  les  événements  du  mois  dernier(mouvement 
des  troupes  et  de  la  flotte),  que  l'on  pensait  devoir  être  très  ora- 
geux, a  été  au  contraire  parfaitement  courtois  et  les  divers  orateurs, 
aussi  bien  ceux  du  gouvernement  que  ceux  de  l'opposition,  se  sont 
montrés  fort  conciliants.  M.  Winston  Churchill,  le  plus  fougueux 
des  membres  du  cabinet  après  M.  Lloyd  George,  a  fait  preuve,  tout 
le  premier,  d'une  modération  inattendue.  Il  a  commencé,  il  est  vrai, 
par  revendiquer  hautement  le  droit  absolu  du  gouvernement  de 
prendre  les  mesures  militaires  qu'il  juge  indispensables  pour  main- 
tenir l'ordre  et  faire  respecter  la  légalité  ;  il  a  non  moins  énergique- 
ment  exprimé  son  indignation  —  il  avait  d'ailleurs  la  partie  belle  — 
des  procédés  révolutionnaires  des  unionistes  ulstériens  qui,  par  leur 
organisation  méthodique  de  la  rébellion  armée,  donnent  un  exemple 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  62^ 

terriblement  dangereux  aux  agitateurs  socialistes  et  aux  syndicats 
de  grève  ;  mais  après  cette  fanfare  de  circonstance,  il  a  vile  changé 
de  mode  et  a  entonné  l'hymne  de  la  paix.  Sir  Edward  Carson,  a-t-il 
dit,  court  de  gros  risques  à  entamer  la  lutte  ;  pourquoi  n'en  cour- 
rait-il pas  d'autres,  plus  honorables  dans  l'intérêt  de  la  paix?  Pour- 
quoi ne  vient-il  pas  nous  dire  hardiment  :  «  Donnez-moi  les  amen- 
dements au  home  rule  bill  que  je  demande  pour  sauvegarder  la 
dignité  et  les  intérêts  de  l'Ulster  protestant  et  en  retour  j'emploierai 
toute  mon  influence  et  ma  bonne  volonté  à  faire  de  l'Irlande  une 
unité  intégrale  dans  un  système  fédératif.  »  La  proposition  de 
M.  Winston  Churchill  a  pris  au  dépourvu  l'opposition  qui  ne  s'at- 
tendait pas  à  tant  de  mansuétude,  mais  qui,  à  la  réflexion,  n'a  pas 
pu  ne  pas  s'en  montrer  touchée.  Cette  heureuse  disposition  a  été 
encore  accentuée  par  l'intervention  de  M.  Asquith  qui,  pressé  de 
détilarer  si  le  ministre  de  la  Marine  avait  parlé  en  son  nom  person- 
nel ou  au  nom  du  cabinet,  a  dit  que  «  M.  Winston  Churchill  avait 
«  fait  sa  proposition  de  son  propre  chef  et  sans  l'autorisation  du  gou- 
«  vernement,  mais  qu'en  ce  qui  concerne  l'invitation  de  M.  Churchill 
«  à  sir  Edward  Carson  d'examiner  sa  proposition  dans  un  esprit  de 
«  conciliation,  le  premier  ministre  était  cordialement  d'accordavecson 
«  collègue  de  la  marine  ».  Le  roi  de  l'Ulster,  sir  Edward  Carson,  n'a 
pas  voulu  être  en  reste  d'amabilité.  Il  s'est  félicité  d'avoir  vu  luire 
un  rayon  d'espoir  en  entendant  M.  Churchill  ;  il  a  protesté  de  son 
désir  sincère  de  donner  son  concours  à  toute  solution  raisonnable 
qui  pourrait  éviter  l'effusion  du  sang,  et  il  a  conclu  en  déclarant  aux 
applaudissements  de  toute  l'assemblée  :  «  Si  le  home  rule  est  voté, 
«  mon  vœu  le  plus  ardent  sera  de  voir  le  gouvernement  du  Sud  et  de 
«  l'Ouest  de  l'Irlande  si  bien  réussir  qu'il  attire  vers  lui  l'Ulster  dans 
«  le  propre  intérêt  de  cette  province,  qu'il  l'englobe  et  qu'elle  forme 
«  une  unité  de  l'Irlande.  »  M.  Ronar  Law,  au  nom  de  l'opposition 
unioniste,  a  appuyé  les  paroles  de  sir  Edward  Carson,  et  M.  Asquith, 
intervenant  à  son  tour  pour  clore  le  débat,  après  avoir  rendu  hom- 
mage aux  heureuses  dispositions  de  ses  adversaires,  a  proclamé  que 
le  gouvernement  ne  fermera  jamais  la  porte  à  ceux  qui  apportent 
un  moyen  quelconque  de  résoudre  la  question,  pourvu  que  ce  moyen 
satisfasse  ceux  qui  y  sont  le  plus  intéressés,  d'un  côté  les  Irlandais,  de 
l'autre  les  deux  partis  politiques  de  la  Grande-Bretagne.  «  Je  prie 
Dieu,  s'est-il  écrié  en  terminant,  que  nous  puissions  y  parvenir.  » 
Si,  de  part  et  d'autre,  on  continue  de  montrer  la  même  bonne  volonté, 
il  est  permis  d'espérer  que  l'on  pourra  s'entendre,  ce  que  souhaitent 
cordialement  tous  les  vrais  amis  de  l'Angleterre. 

—  La  mort  du  duc  d'Argijîl.  —  Le  duc  d'Argyli,  gendre  delà  reine 
Victoria  par  son  mariage  avec  la  princesse  Louise  et  oncle  du  roi 
George  V_,  est  mort  le  2  mai,  à  l'âge  de  69  ans.  Le  duc  d'Argyli  n'était 
que  marquis  de  Lorne  lorsqu'il  se  maria,  en  1871  ;  il  n'hérita  du 
ducfié  qu'en  1900  ;  il  ne  joua  aucun  rôle  politique,  empêché  d'ailleurs 
par  son  alliance  avec  la  famille  royale  de  prendre  activement  part 
aux  débats  de  la  Chambre  des  Lords. 


630  QUESTIONS    DrPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

—  Le  nouveau  gouverneur  du  Canada.  —  Le  prince  Alexandre  de 
Teck  vient  d'être  nommé  gouverneur  général  du  Canada,  en  rem- 
placement du  duc  de  Gonnaught.  Le  prince  Alexandre  est  le  frère  de 
la  reine  et  vient  d'avoir  -40  ans.  Il  a  épousé  en  1904  la  princesse  Alice 
d'Albany,  sœur  du  duc  de  Saxe-Cobourg-Gotha. 


Autriche-Hongrie.  —  Les  délégations  austro -hongroises.  —  Les 
délégations  austro- hongroises  se  sont  réunies  le  29  avril  à  Buda- 
pest. L'empereur  François-Joseph,  retenu  à  Schœnbrunn  par  l'élat 
de  sa  santé  qui  ne  s'améliore  que  lentement,  s'est  fait  représenter 
par  l'archiduc  héritier  François-Ferdinand.  Dans  son  allocution  aux 
présidents  deç  deux  assemblées,  l'archiduc  s'est  borné  à  constater 
«  la  détente  considérable  qui  s'est  produite  dans  la  situation  inter- 
«  nationale  »  et  à  déclarer  que  «  le  gouvernement  de  la  monarchie, 
«  en  contact  très  étroit  avec  ses  alliés,  s'efforce  de  travailler  au  main- 
«  lien  et  au  raffermissement  de  la  paix  en  Europe,  en  cultivant  les 
a  rapports  de  confiance  la  plus  grande  possible  qui  l'unissent  à  tous 
«  les  gouvernements  »  ;  il  a  dit  enfin  que  a  l'avènement  du  prince 
«  Guillaume  d'Albanie  offre  une  garantie  au  développement  prospère 
«  de  la  nouvelle  principauté  »  et  que  «  les  meilleurs  souhaits  de 
«  l'empereur  accompagnent  l'illustre  souverain  dans  son  travail  de 
«  paix  et  de  civilisation.  »  L'exposé  de  politique  extérieure,  fait  le 
même  jour  à  la  commission  des  Affaires  étrangères  de  la  Délégation 
autrichienne  par  le  comte  Berchtold,  a  été  marqué  du  même  opti- 
misme ;  il  a  également  enregistré  avec  satisfaction  le  calme  sensible 
qui  est  survenu  dans  les  relations  internationales  et  qui  est  de  nature 
à  faciliter  grandement  la  liquidation  balkanique  ;  il  a  insisté  sur  la 
grande  bienveillance  aver,  laquelle  la  monarchie  suit  le  développe- 
ment libre  et  indépendant  des  Etats  des  Balkans,  Grèce,  Bulgarie, 
Serbie  et  Roumanie  ;  il  a  enfin  terminé  par  le  rappel  de  l'entreviie 
d'Abbazia,  qui,  dit-il,  l'a  «  confirmé  dans  l'opinion  que  les  chan- 
«  gements survenus  en  Orientserviront  de  base  à  une  nouvelle  com- 
te munauté  d'intérêts  entre  les  deux  puissances  alliées  et  que  la 
«  politique  inaugurée  cette  fois  par  chaque  partie  les  amènera  par 
«  la  môme  voie  à  accomplir  un  travail  commun,  aussi  bien  pour  le 
«  maintien  de  la  paix  européenne  que  pour  la  sécurité  de  la  liberté 
Il  et  de  l'équilibre  dans  la  mer  Adriatique  ». 

Espagne.  —  Le  programme  naval.  —  Le  ministre  de  la  Marine 
espagnole  a  déposé  le  7  mai  aux  Cortès  un  projet  prévoyant  un  crédit 
annuel  de  36  millions  de  piécettes  pendant  neuf  ans,  qui  sera  con- 
sacré exclusivement  aux  constructions  navales,  afin  de  donner 
constamment  du  travail  aux  arsenaux  espagnols  et  d'assurer  le  déve- 
loppement de  l'industrie  navale  espagnole,  de  telle  sorte  qu'un  cui- 
rassé dont  la  construction  commencera  en  1917  puisse  être  dû 
entièrement  à  l'industrie  nationale.  Le  gouvernement  présentera  en 
outre  en  temps  opportun  les  projets  nécessaires  pour  le  développe- 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  031 

ment  de  l'outillage  naval.  Le  projet  annonce  qu'en  1915, 1916 et  1917 
les  tra\aux  suivants  seront  exécutés  dans  les  arsenaux  nationaux. 

1°  Un  cuirassé  pourvu  de  tous  les  éléments  de  combat  dont  le  coût  sera 
de  70  millions  et  qui  sera  mis  en  chantier  dès  le  lancement  du  cuirassé 
Jaime  i^r^  et  sera  lancé  à  son  tour  en  1917; 

2°  Un  cuirassé  qui  sera  mis  en  chantier  en  1917; 

3°  Un  croiseur  rapide  de  1.000  tonnes,  dont  le  coût  sera  de  4  millions  et 
qui  devra  être  en  service  en  1917; 

4°  Un  croiseur  semblable  pour  lequel  un  crédit  de  2  millions  et  demi  es  t 
prévu  jusqu'en  1917; 

5"  Trois  submersibles  coûtant  3  millions  chacun,  qui  devront  être  en 
service  en  1918. 

Un  crédit  d'un  million  est  ouvert  pour  commencer  la  construction 
de  trois  autres  submersibles.  Un  autre  crédit  de  14  millions  sera 
appliqué  à  l'achèvement  des  travaux  en  cours,  suivant  la  loi  navale 
de  1908.  Divers  autres  crédits  seront  appliqués  à  l'achat  de  l'outil- 
lage, notamment  de  deux  docks  pour  l'arsenal  du  Ferrol,  dont  un  de 
230  mètres  de  longueur,  et  dont  le  coût  sera  de  11  millions  pour  l'un 
et  de  14  millions  pour  l'autre.  Un  crédit  de  9  millions  et  demi  sera 
consacré  au  dragage  et  à  d'autres  travaux  du  port  et  de  l'arsenal  de 
Cadix.  Enfin  le  ministre  des  Travaux  publics  procédera  d'urgence  au 
prolongement  des  voies  ferrées  des  trois  ports  servant  de  bases 
navales. 


Luxembourg.  —  La  visite  des  souverains  belges.  —  Le  roi  et  la 
reine  des  Belges  sont  venus  le  27  avril  à  Luxembourg  rendre  visite 
à  la  grande-duchesse  qui  leur  a  offert  un  dîner  de  gala  au  palais.  La 
grande-duchesse  et  le  roi  ont  échangé  des  toasts.  La  grande-duchesse 
a  rappelé  les  liens  qui  cimentent  entre  les  deux  peuples  une  franche 
sympathie  et  une  amitié  indéfectible;  elle  a  exprimé  sa  cerlilude  de 
trouver  un  précieux  appui  auprès  du  roi,  pour  l'aider  à  rendre  ces 
relations  de  plus  en  plus  intimes  et  cordiales.  Le  roi  a  répondu  en 
remerciant  la  grande-duchesse  de  son  accueil.  Il  a  ajouté  : 

Ces  manifestations  de  sympathie  sont  un  gage  précieux  des  sentiments 
réciproques  des  deux  peuples  dont  les  afQnités  séculaires  se  sont  fortifiées 
de  l'idéal  commun  de  paix  et  de  travail. 

Je  saisirai  avec  empressement  toutes  les  occasions  pour  resserrer  les 
relations  de  confiance  qui  rapprochent  nos  deux  pays. 

Portugal.  —  Le  nouveau  minisire  des  Affaires  étrangères.  — 
M.  Freire  Andrade  a  pris  possession  du  portefeuille  des  Affaires 
étrangères,  dont  M.  Bernardino  Machado  assurait  l'intérim. 

Russie.  —  Le  gouvernement  et  la  Douma.  —  La  première  rencontre 
du  président  du  Conseil,  M.  Goremykine.,  avec  la  Douma,  le  5  mai,  a 
été  l'occasion  de  très  vifs  incidents.  L'ordre  du  jour  de  la  séance 
portait  l'ouverture  de  la  discussion  du  budget.  Le  parti  social-démo- 


632  QUESTIONS   DIPLOMATIQUKS   ET   COLONIALES 

craie  avait  déposé  une  demande  d'ajournement  de  tout  débat  jusqu'à 
ce  que  le  projet  de  loi  sur  la  liberté  de  la  parole  pour  les  membres 
du  Parlement  eût  été  voté.  Cette  motion  fut  rejetée  par  140  voix 
contre  76;  mais  lorsque  le  président  du  Conseil  monta  à  la  tribune 
pour  présenter  le  budget,  lextrême  gauche  l'accueillit  par  un 
vacarme  assourdissant  et  refusa  de  le  laisser  parler.  Le  président  de 
la  Douma  ne  pouvant  rétablir  l'ordre,  fit  voter  par  la  majorité  l'exclu- 
sion temporaire,  de  23  députés  appartenant  aux  partis  social-démo- 
crate et  ouvrier.  Ceux-ci  refusèrent  de  sortir  et  durent  être  expulsés 
par  la  force.  M.  Goremykine  put  alors  seulement  prononcer  son  dis- 
cours. Il  fut  très  applaudi  par  la  droite,  mais  fréquemment  inter- 
rompu par  les  protestations  de  la  gauche. 

Roumanie.  —  La  dissolution  du  Parlement.  —  Le  5  mai,  M.  Bra- 
tiano,  président  du  Conseil  et  ministre  de  la  Guerre,  a  soumis  à  la 
signature  du  roi  les  décrets  portant  dissolution  de  la  Chambre  et 
du  Sénat,  et  convocation  des  collèges  électoraux,  en  vue  de  l'élection 
de  l'Assemblée  constituante.  Au  cours  de  la  séance,  la  Chambre  a 
voté  en  troisième  lecture  la  proposition  de  revision  de  la  Constitu- 
tion; puis  le  président  a  donné  lecture  du  décret  de  dissolution  de 
l'Assemblée,  portant  que  le  scrutin,  pour  le  premier  collège,  aura 
lieu  le  18  mai  prochain.  Dans  le  discours  qu'il  a  prononcé  à  cette 
occasion,  le  président  de  la  Chambre  a  insisté  sur  l'œuvre  féconde 
accomplie  par  l'Assemblée,  en  votant  le  principe  de  la  revision  de  la 
Constitution.  Il  a  demandé  à  tous  les  partis  de  contribuer,  dans  un 
esprit  généreux  et  dans  la  mesure  de  leurs  intimes  convictions,  à 
cette  œuvre  de  réforme  législative  et  de  renaissance  morale,  afin  de 
lui  donner  le  caractère  d'une  œuvre  vraiment  nationale. 

Saint-Siège.  —  Les  nouveaux  cardinaux. —  VObservatore  Romano 
annonce  que  le  pape  tiendra  le  25  mai  un  consistoire  secret,  et  le 
28  mai  un  consistoire  public.  Pie  X  créera  cardinaux  NN.  SS.  Begin, 
archevêque  de  Québec;  Nenendez,  archevêque  de  Tolède;  Serafini, 
assesseur  de  la  Congrégation  du  Saint-Office;  délia  Chiesa,  arche- 
vêque de  Bologne;  Csernoch,  archevêque  de  Strigonia;  Sevin, 
archevêque  de  Lyon;  Bettinger,  archevêque  de  Munich;  Hartmann, 
archevêque  de  Cologne;  Piftl,  archevêque  de  Vienne;  Giustini, 
secrétaire  de  la  Congrégation  des  Sacrements;  Lega,  doyen  du  tri- 
bunal de  la  Rote;  Tecchi,  assesseur  de  la  Congrégation  consistoriale; 
Gasquel,  président  de  la  Congrégation  bénédictine  anglaise. 


II.  —  ASIE. 

Chine.  —  La  dictature  de  i'ouan  Chi  Kai.  —  On  se  rappelle 
qu'après  la  dissolution  de  la  Chambre  et  du  Sénat  un  Conseil,  com- 
posé de  membres  nommés  par  le  gouvernement  de  Pékin,  avait  reçu 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  -  633 

mission  d'élaborer  un  projet  de  Constitution.  Ce  travail  vient  de 
prendre  fin.  Un  rapport  comprenant  sept  chapitres  a  été  soumis  à 
la  présidence,  et  Youan  Chi  Kaï  l'a  approuvé.  Ce  rapport  établit  en 
premier  lieu  le  statut  de  la  future  Assemblée  délibérative  et  du 
Cabinet.  Celui-ci  comme  celle-là  auront  un  rôle  eflfacé,  destiné  à  sa- 
tisfaire les  partis  conslilutionnels  ;  les  organes  véritables  du  nouveau 
régime  seront  un  secrétariat  d'Etat  et  le  Conseil  consultatif  actuel- 
lement existant;  l'un  et  l'autre  proposeront  au  président  la  dissolu- 
tion du  Parlement  et  remanieront  ou  repousseront  les  lois  adoptées 
par  l'Assemblé  législative.  Le  Cabinet,  composé  de  chefs  des  dépar- 
tements et  non  de  ministres,  servira  d'intermédiaire  entre  le  prési- 
dent et  le  Parlement;  il  sera  libre  de  ne  pas  répondre  aux  questions 
que  pourront  lui  poser  les  représentants  sur  la  politique  gouverne- 
mentale ouïes  affaires  administratives.  Le  chef  du  pouvoir  exécutif 
déclarera  la  guerre,  conclura  la  paix,  exercera  un  droit  de  contrôle 
sur  l'armée  et  la  marine  ;  ses  pouvoirs  en  toute  matière  seront  les 
plus  étendus.  Un  Conseil  spécial  étudiera  toutes  les  questions  rela- 
tives aux  finances.  Le  rapport  sur  la  Constitution  examine  aussi  les 
conditions  dans  lesquelles  seront  nommés  les  fonctionnaires  civils 
et  militaires:  le  président,  sur  la  proposition  du  secrétariat,  aura 
le  droit  absolu  de  nomination  et  de  destitution,  La  magistrature 
sera  soumise  à  la  direction  gouvernementale.  On  ne  connaît  encore 
que  par  de  brefs  télégrammes  l'esprit  de  la  nouvelle  Constitution 
chinoise.  Mais  les  renseignements  qui  précèdent  suffisent  à  montrer 
qu'elle  est  celle  d'un  régime  de  dictature.  Youan  Chi  Kaï  entend  être 
le  maître  absolu  ;  par  sa  politique  persévérante  il  a  brisé  toute  oppo- 
sition et  a  rétabli  le  principe  d'autorité. 


III.   —  AFRIQUE. 


Maroc.  —  L' occupation  de  Taza.  —  Le  général  Gouraud,  à  la  tète 
d'une  colonne  de  vingt-trois  compagnies  d'infanterie,  de  douze 
pelotons  de  cavalerie  et  de  six  sections  d'artillerie,  a  mis  en  dé- 
route, le  1'='  mai,  à  Dar-el-Hadjami,  sur  la  rive  droite  de  l'Ouergha, 
les  troupes  du  rogui  du  Nord,  qui  comptaient  plus  d'un  millier  de 
fusils.  L'ennemi  a  abandonné  de  nombreux  cadavres  sur  le  champ 
de  bataille;  le  rogui  lui-même  serait  au  nombre  des  morts.  De  notre 
côté,  nous  avons  eu  9  tués  et  25  blessés.  Le  rogui  du  Nord  est  le 
faux  Bou  Hamara,  qui  se  fait  aussi  appeler  Moulai  Mohammed  ben 
Hassan  es  Semlali,  et  qui  surgit  dans  la  région  de  l'Ouergha  à  la 
fin  de  juin  1912.  Groupant  alors  autour  de  lui  les  Fichtala,  déser- 
teurs de  l'armée  chérifienne,etdes  montagnards  dissidents  des  deux 
zones,  il  entreprit  aussitôt  la  Guerre  Sainte  contre  les  Français. 
Le  6  juillet  1912,  le  général  Gouraud  le  culbutait  une  première  fois 


634  .  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

et  l'obligeait  à  repasser  la  frontière  ;  jusqu'à  la  fin  d'août,  des  combats 
incessants  et  parfois  meurtriers  furent  livrés  contre  lui  par  la  colonne 
Pein,quifut  chargé  d'achever  sa  défaite  et  qui  l'eût  définitivement 
écrasé  s'il  lui  avait  été  permis  de  le  poursuivre  de  l'autre  côté  de  la 
frontière.  Depuis  la  fin  de  1912,  le  rogui  avait  toutefois  peu  fait  par- 
ler de  lui. 

Le  brillant  succès  du  général  Gouraud  ayant  achevé  de  déblayer 
la  route  de  Taza  du  côté  de  l'Ouest  et  les  environs  immédiats  de  la 
ville,  le  résident  général,  général  Lyautey,  a  décidé  de  procéder 
immédiatement  à  l'occupation  de  Taza  et  il  a  rejoint  la  colonne  Gou- 
raud pour  présider  lui-même  aux  opérations.  Le  10  mai,  deux  dé- 
pêches officielles,  communiquées  par  le  ministère  de  la  Guerre,  ont 
annoncé  la  prise  de  Taza.  Voici  ces  deux  documents  : 

l*""  COMMUNIQUÉ. —  Le  général  Baumgarten.  commandant  les  troupes 
du  Maroc  oriental,  annonce  qu'il  est  entré  à  Taza  aujourd'hui  dimanche 
10  mai,  à  midi  moins  dix.  Les  indigènes,  surpris  par  la  marche  rapide  de 
nos  troupes  dans  la  nuit,  ont  peu  résisté; mais  les  Beni-Oudjam,  ayant  eu 
le  temps  de  se  ressaisir,  ont  défendu  énergiquement  les  abords  de  la  ville. 

Nous  avons  eu  quatre  tués  et  treize  blessés. 

L'attitude  des  habitants  de  la  ville  est  excellente. 

Les  pertes  de  l'ennemi  sont  difficiles  à  évaluer,  mais  elles  doivent  être 
importantes. 

2«  COMMUNIQUÉ.  —  Le  7  mai,  le  général  Lyautey  avait  rejoint  le  ge'néral 
Gouraud, dont  le  gros  des  forces  se  trouvait  concentré  entre  Tissa  et  Zrarka 
avec  avant-postes  à  Zrarka,  un  détachement  étant  resté  au  Nord  sur 
rOuergha,  pour  affirmer  le  dernier  succès  et  maintenir  les  résultats  acquis. 

En  face  de  Zrarka,  des  rassemblements  importants  de  Tsoul  s'étaient 
formés,  se  renforçant  journellement,  et  leur  attitude  devenait  menaçante. 
Devant  le  danger  qu'il  y  aurait  eu  à  laisser  à  ces  adversaires  le  temps 
d'organiser  une  résistance  plus  sérieuse,  et  aussi  pour  profiter  de  l'impres- 
sion produite  parle  succès  de  Dar-el-Hadjami,  le  général  Lyautey  avait 
donné  l'ordre  au  général  Gouraud  de  marcher,  le  10  mai,  sur  les  Tsoul. 

En  même  temps,  afin  d'obtenir  la  convergence  des  elforts  et  diminuer 
les  risques  de  l'opération,  les  troupes  du  Maroc  oriental,  sous  le  comman- 
dement du  général  Baumgarten,  devaient  déboucher  de  M'Çoun  le  même 
jour,  prendre  pied  à  Taza,  et  en  tenir  les  débouchés  vers  l'Ouest. 

Dans  la  soirée  du  9  mai,  le  général  Gouraud  avait  placé  {ses  troupes  à 
pied  d'œuvre,  en  face  du  massif  de  Tfaza,  qui  constituait  une  position 
difficile,  escarpée  et  ravinée,  dont  les  crêtes  étaient  occupées  par  les 
Tsoul,  qui  s'y  étaient  retranchés.  Les  avions  ayant  survolé  ce  massif 
dans  la  journée  y  avaient  reconnu,  en  arrière  des  crêtes,  deux  camps, 
dans  lesquels  ils  avaient  jeté  des  bombes  qui  ont  produit  de  grands  effets 
matériels. 

Le  10  mai  au  matin,  nos  troupes  ont  attaqué  en  trois  colonnes,  et 
grâce  à  la  manœuvre  concentrique  et  à  la  préparation  par  l'artillerie,  les 
Tsoul  n'ont  opposé  qu'une  faible  résistance.  A  8  heures,  tout  le  massif 
était  entre  nos  mains. 

Le  soir,  toute  la  colonne  du  général  Gouraud  devait  camper  sur  l'oued 
Amilil,  à  16  kilomètres  à  l'Est  de  Zrarka,  et  y  déterminer  l'emplacement 
d'un  poste,  dernier  intermédiaire  entre  Fez  et  Taza. 

De  son   coté,  le  général  Baumgarten  s'était  porté  le  même  jour  sur 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  635 

Taza,  où  il  entrait  à  11  h.  50.  Les  indigènes,  surpris  par  la  marche  rapide 
de  nuit  de  notre  colonne,  ont  offert  au  début  peu  de  résistance. 

Les  Branes  et  les  Riata,  tenant  leurs  promesses,  se  sont  abstenus  de 
tous  actes  hostiles;  mais  les  Beni-Oudjam,  ayant  eu  le  temps  de  se  res- 
saisir, ont  défendu  énergiquement  les  abords  de  la  ville. 

L'attitude  des  habitants  de  la  ville  est  excellente. 


Afrique  Equatoriale  Française.  —  La  conquête  du  Tibesii.  —  Le 
27  novembre  1913,  le  colonel  Largeau  prenait  Aïn-Galaka.  Au  cours 
de  la  campagne,  qui  s'acheva  au  début  de  mars,  il  soumit  tout  le 
reste  du  Borkou,  et  créa  des  postes  de  surveillance  sur  le  versant 
nord  des  montagnes  qui  séparent  ce  pays  du  désert  de  Libye.  Il  ne 
reste  plus  désormais,  dans  la  sphère  d'influence  reconnue  à  la  France 
par  le  traité  franco-anglais  de  1889,  ratifié  depuis  par  l'Italie^ 
qu'un  point  important  inoccupé.  Ce  point  est  i^ardai,  au  Nord  d'Aïn- 
Galaka,  dans  le  Tibesii  oriental.  L'occupation  de  Bardai  devait,  en 
vertu  d'un  plan  arrêté  de  concert  parles  autorités  de  l'Afrique  Equa- 
toriale Française  et  de  l'Afrique  Occidentale  Française,  avoir  lieu  en 
même  temps  que  celle  d'Aïn-Galaka.  Toutefois  le  commandant 
Lœfler,  chargé  de  conduire  les  opérations  dans  le  Tibesti,  jugea  pré- 
férable de  ne  pas  s'aventurer  dans  le  massif  du  Tibesti  oriental  avant 
de  s'être  entouré  de  renseignements  précis  sur  cette  région  encore 
mal  connue.  Sa  colonne,  partie  de  Zinder,  demeura  donc  dans  le 
Tibesii  occidental.  Elle  se  prépare  en  ce  moment  même  à  achever  la 
pacification  de  cette  région  en  poussant  prochainement  jusqu'à 
Bardai. 


IV.  —  AMERIQUE. 


Mexique.  —  La  conférence  de  Niagara  Falls.  —  La  conférence  de 
médiation  entre  les  Etats-Unis  et  le  Mexique  se  tiendra  à  Niagara- 
Falls,  sur  la  frontière  du  Canada,  et  commencera  ses  travaux  le 
18  mai.  Un  ne  sait  encore  si  les  constitutionnalistes  mexicains  y 
prendront  part.  Jusqu'ici  le  général  Carranza  et  le  général  Villa  ont 
absolument  refusé  de  s'y  faire  représenter  comme  ils  ont  également 
refusé  d'accepter  l'armistice  pendant  la  durée  de  la  médiation;  mais 
on  annonce  que  les  médiateurs  sud-américains  et  le  gouvernement 
de  Washington  unissent  leurs  efforts  pour  faire  revenir  les  constitu- 
tionnalistes sur  leur  décision.  En  tout  cas,  le  président  Huerta  a  déjà 
nommé  ses  délégués,  et  la  nomination  des  délégués  américains  est 
imminente. 

Colombie.  —  Le  traité  entre  les  Etats-Unis  et  la  Colombie.  —  Le 
gouvernement  des  Etals-Unis  et  la  République  de  Colombie  viennent 


636  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

de  se  mettre  d'accord  pour  régler,  par  le  traité  suivant,  leurs  différents 
relatifs  au  canal  de  Panama  et  à  la  création  du  nouvel  Etat  de  Panama. 

Article  premier.  —  Le  gouvernement  des  Etats-Unis  d'Amérique' 
désirant  mettre  fin  à  toutes  les  controverses  et  différends  avec  la  Répu- 
blique de  Colombie  provenant  des  événements  qui  ont  donné  lieu  à  la 
situation  actuelle  de  l'isthme  de  Panama,  en  son  nom  et  au  nom  du  peuple 
des  Etats-Unis,  exprime  un  sincère  sentiment  pour  toute  chose  qui  serait 
arrivée  de  nature  à  interrompre  ou  à  altérer  les  relations  d'amitié  cordiale 
existant  dès  longtemps  entre  les  deux  nations.  Le  gouvernement  de  la 
République  de  Colombie,  en  son  nom  et  au  nom  du  peuple  colombien, 
accepte  cette  déclaration,  étant  pleinement  sur  qu'ainsi  disparaîtra  tout 
obstacle  pour  le  rétablissement  d'une  complète  harmonie  entre  les  deux 
pays. 

Art.  2.  —  La  Colombie  jouira  gratuitement  et  à  perpétuité  du  libre  pas- 
sage par  le  canal  de  ses  troupes,  matériel,  navires  de  guerre. 

Le  même  article  stipule  des  avantages  commerciaux  pour  les  produits 
colombiens  qu'on  importe  dans  la  zone  du  canal;  des  avantages  spéciaux 
dans  le  trafic  du  chemin  de  fer  de  Panama  quand  le  service  du  canal  serait 
interrompu  pour  une  autre  cause  et  qu'on  aurait  besoin  de  s'en  servir  pour 
les  agents  colombiens,  pour  les  troupes  et  le  matériel  de  guerre  de  la 
Colombie,  et  aussi  des  avantages  pour  le  trafic  des  produits  colombiens, 
spécialement  le  charbon,  le  pétrole  et  le  sel  marin. 

Art.  3.  —  On  stipule  le  payement  à  la  Colombie,  six  mois  après  l'échange 
des  ratifications  du  traité,  de  la  somme  de  25  millions  de  dollars. 

Art.  4.  —  La  Colombie  reconnaît  Panama  comme  nation  indépendante, 
avec  les  limites  de  la  loi  colombienne  du  9  juin  1855,  dont  la  ligne  sur 
l'océan  Pacifique  se  terminera  en  un  point  équidistant  entre  Cocalito  et 
Ardita.  Les  Etats-Unis  s'obligent  à  faire  le  nécessaire  avec  le  gouvernement 
de  Panama  pour  l'envoi  par  ce  gouvernement  d'un  agent  qui  négocie  avec 
la  Colombie  un  traité  de  paix  et  d'amitié  dans  lequel  on  devra  introduire 
un  arrangement  relatif  aux  obligations  pécuniaires,  conformément  aux 
précédents  et  aux  principes  de  droit. 


Haïti.  —  Un  incident  anglo-haitien.  —  Le  représentant  de  l'An- 
gleterre à  Port-au-Prince  a  remis  le  1*^'  mai  au  gouvernement  haïtien 
un  ultimatum  demandant  le  payement  d'une  indemnité  de  62.000  dol- 
lards  pour  la  destruction  d'une  scierie  appartenant  à  un  sujetanglais 
et  qui  fut  incendiée  par  des  révolutionnaires.  L'ultimatum  expirait 
le  6  au  soir.  Cette  altitude  comminatoire  de  l'Angleterre  suscita  une 
vive  émotion  à  Washington.  Le  ministre  des  Affaires  étrangères  se 
mit  aussitôt  en  rapport  avec  l'ambassade  d'Angleterre  pour  lui 
demander  au  moins  un  sursis.  L'ambassadeur  câbla  au  Foreign 
Office  à  Londres,  pour  obtenir  que  ce  sursis  fût  accordé  afin  de 
laisser  le  temps  de  procéder  à  une  enquête.  Mais  ce  sursis  ne  fut  pas 
nécessaire  :  le  6  mai  le  Congrès  haïtien  se  réunissait  à  Port-au-Prince 
autorisait  le  gouvernement  à  traiter  avec  le  représentant  de  l'Angle- 
terre et  ouvrait  un  crédit  pour  le  payement  de  la  somme  demandée. 


NOMINATIONS  OFFICIELLES 


mi^ISTERE    DE  LA.  GUERRE 

Troupe»)  métropolitaines. 

INFANTERIE 

Missions.  —  M.  le  capit.  Goy  de  Mezejrac  est  chargé  d'une  mission  en  Turquie. 

CAVALERIE 

Afrique  Equatoriale.  —  M.  le  Ueul.  Didier  estdésig.  pour  le  Tchad. 
Troupes   coloniales. 

INFANTERIE 

Annam-Tonkin.  —  MM.  les  capit.  Dormoy  et  Bregi  sont  désig.  pour  le 
Tonkin. 

ARTILLERIE 

Afrique  Occidentale.  —  M.   le  capit.  Boissonnet  est  désig.  pour  TA.  O.  F. 

CORPS   DE    l'intendance 

Officiers  d'administration. 

Annam-Tonkin.  —  M.  ïoffic.  d'administ.  de  2^  cl.  Husson  est  désig.  pour 
le  Tonkin. 

11II;\ISTÈRE  DE  LA  MARL^E 

ÉTAT-MAJOR  DE  LA    FLOTTE 

Attachés  navals.  —  M.  le  capit.  de  frég.  Martin  est  désig.  pour  l'ambas- 
sade de  France  à  Washington. 

Extrême-Orient.  —  M.  Yenseigne  de  !'"«  vl.  Gourdon  est  désig.  pour  les 
bâtiment  de  servitude  à  Saigon  : 

M.  le  lient,  de  vaiss.  Desrez  est  désig.  pour  la  Manche  ; 

M.  Voffic.  des  équipages  de  la  flotte  Brientest  adjoint  au  command.  de  la  marine 
à  Saigon; 

MM.  les  me'canic.  ppaux  de  l^»  cl.  AulTret  et  Grimaud  sont  désig.  pour  le  Montcalm. 

Madagascar. — M.  le  mécanic.  ppal  de  2^  cl.  Métier  est  désig.  pour  Diégo- 
Suarez  ; 

M.  le  lient,  de  vaiss.  Jourdain  de  Muizon  est  désig.  pour  le  Vaucluse. 

Pacifique.  —  M.  l'enseigne  de  2^  cl.  Le  Bveton  est  désig.  pour  la  Zélée, 

M.  l'enseigne  de  l'«  cl.  Kerouanton  est  désig.  pour  le   Kersaint. 

1IL\ISTÈRE  DES  COLO.\lES 

M.  Géraud  (B.-L.),  est  nommé  secrétaire  général  du  gouvernement  de  la  Mar- 
tinique; 

M.  Deville  (M. -A.},  est  nommé  secrétaire  général  des  Établissements  de  l'Océanie. 

M.  de  Lavigne  Sainte-Suzanne  (L.-J.J,  est  nommé  secrétaire  général  du  gouver- 
nement de  la  Réunion. 

Sont  nommés  : 

Procureur  de  la  République  à  Conakry  (Afrique  occidentale),  M,  Weiil  ; 

Juge-président  du  tribunal  de  première  instance  de  Papeete  (Océanie),  M.  Lebhar; 

Juge-président  du  tribunal  de  première  instance  de  Chandernagor  (Inde), 
M.  Delrieu. 


LA    CARICATURE    A    L'ÉTRANGER 


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fflCt-  Aid  1  Lftî): 

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X    L   T  ■*  +  ^îtt'  L. 


Les  États-Unis  et  le  Mexique. 

L'aigle  américain  :  «  Evidemment  je  suis  très  bien  et  très 
solide;  mai.»;  je  voudrais  tout  de  même  qu'ils  se  dépêchent  avec 
leur  médiation.  « 

Punch  (Londres). 


Les  scandales  navals  au  Japon. 

Le  Japon  :  «  Voilà  l'arme  rouill* 
et  ébréchée  avec  laquelle  je  dois  ilji 
fendre  l'Empire.  Il  est  temps  de  Ij 
réparer.  » 

/>(/<•/,•  (Tokyo). 


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Les  embarras  de  Huerta. 

Daibj  Neiis    (Baltimore). 


L'Ulster  aux  abois. 

Pal!  Mail  Gazette  (Londres). 


L'Albanie  et  ses  protecteurs. 

Durs  Elsass  (Mulhouse). 


,^^b^g? 


Le  budget  anglais. 

Lloyd  George  :  «  Ton  argent  !  » 
John    Bull    :      «    Grand    merci     de 

m'avoir  réveillé,  mon   ami.    J'avais  un 

tel  cauchemar  ulstérien  !  » 

Pline  II  (Londres). 


Les  États-Unis  et  le  Mexique. 

M.  WiLsoN  :  «  Surtout  ne  tirez  pas 
sur  nos  bons  amis  Jlexicains.  » 

Le  pointeur  améric.\in  :  «  Entendu, 
président,  nous  ne  tirerons  que  sur 
Huerta,  tout  seul.  » 

Putich  (Londres). 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


A  la  conquête  du  Maroc  Sud  avec  la  colonne  Mangin,  par  le 

capitaine  Cornet,  de  l'infanterie  coloniale.  Lettre  préface  du  général 
Mangin.  Un  vol.  in-lG  avec  18  gravures  et  une  carte.  Librairie  Plon- 
Nourrit  et  C'«. 

Le  capitaine  Cornet,  qui  dans  son  livre  Au  Tchad  nous  avait  déjà 
raconté  jadis  son  séjour  de  trois  ans  au  Ouadaï  et  ses  aventureuses  ran- 
données chez  les  Senoussi,  nous  présente  aujourd'hui  les  notes  glanées  au 
jour  le  jour,  aux  côtés  de  son  glorieux  chef,  le  colonel  Mangin,  pendant 
les  opérations  qui,  d'août  1912  à  juin  1913,  triplèrent  l'étendue  de  notre 
domaine  marocain.  On  sait  les  heures  d'angoisses  que  vécurent  la  France 
et  le  monde  civilisé  pendant  la  captivité  de  nos  compatriotes  tombés  aux 
mains  d'El  Hiba  ;  la  première  lueur  d'espoir  brillant  après  la  chevauchée 
héroïque  de  Sidi  bouOthman;  la  marche  foudroyante  sur  Marrakech, 
obligeant  le  prétendant  noir  à  une  fuite  hâtive;  le  soulagement  de  l'opi- 
nion quand  on  sut  les  prisonniers  sains  et  saufs.  C'est  sur  ce  drame,  écrit 
par  l'un  de  ses  acteurs,  cinématographié  pour  ainsi  dire,  que  s'ouvrele  livre. 
Exploitation  pratique  de  la  victoire,  progrès  de  la  pacification,  résultats 
d'une  sage  administration  qui  attestent  la  valeur  de  notre  expérience  colo- 
niale, nous  mènent  ensuite  en  quelques  chapitres  à  la  brillante  colonne  du 
Tadla.  Le  livre  se  termine  sur  cette  page  superbe  :  les  retentissantes 
journées  de  Ksiba,  où  dix  mille  Berbères  se  ruèrent  impuissants,  corps  à 
corps  et  poignard  en  main  sur  nos  troupes  victorieuses.  Ni  l'ardeur  de  la 
lutte,  ni  le  fracas  des  armes  n'ont  empêché  le  capitaine  Cornet  de  voir, 
chemin  faisant,  tout  ce  qui  émeut  l'artiste.  Il  nous  révèle  les  merveilles 
du  printemps  marocain,  les  jardins  des  palais  frères  de  l'Alhambra,  les 
ruelles  tortueuses  où  l'air  lourd  marie  des  semeurs  d'encens  aux  relents 
d'immondices,  et  la  foule  bigarrée  des  gras  caïds,  des  mendiants  turbulents 
et  loqueteux^  des  femmes  auxquelles  le  voile  énigmatique  fait  crédit  de 
beauté.  A  tous  égards,  ce  livre  est  une  belle  page  ajoutée  à  l'histoire  mou- 
vementée de  notre  pénétration  au  Maroc. 


Ouvrages  déposés  au  bureau  de  la  Revue. 

Comment  on  se  bal  au  Maroc.  Remarques  lactiques  et  proce'dés  de  combat,  par 
le  lieutenant  Avme.  Un  vol.  in-12.  Berger-Levrault,  éditeurs.  Paris. 

La  Diana  délia  Nuova  llalia.  Nationalisme  et  politique  coloniale,  par  le  D'  Gio- 
vanni Graziani.  Un  vol.  in-12,  Giuiio  Vannini,  éditeur.  Brescia. 

Ueber  die  Verhaltniswahl.  Rapport  sur  le  si/slème  d'élection  proportionnelle  en 
Bulgarie,  par  M.  Alexander  Ludskanoff,  ex-ministre  des  Affaires  intérieures  en 
Bulgarie.  Un  vol.  in-12.  St-Dimitroff,  éditeur.  Berne. 

L'Italie.  Forces  ethniques,  forces  e'conomiques,  forces  de  combat,  politique  exté- 
rieure, par  MM.  J.  Lenormand  et  Z.  Khanzadian.  Lettre-préface  de  M.  René 
PiNON    Un  vol.  in-8°  avec  une  carte  hors  texte.    Berger-Levrault,  éditeurs.  Paris. 

Le  Point  d'appui  de  Diégo-Siiarez  et  sa  nécessité  stratégique,  par  M.  Louis  Gou- 
LUT.  Un  vol.  in-8°  avec  une  carte  hors  texte.  Librairie  Chatard,  Diégo-Suarez. 

Procès  verbaux  de  la  Conférence  consultative  et  du  Conseil  supérieur  du  gouver- 
nement de  Tunis  (37*  session,  novembre  1913).  Un  vol.  in-8».  Société  anonyme 
de  l'Imprimerie  rapide,  éditeur.  Tunis. 

Annuaire  général  de  Madagascar  et  dépendances  {i9li).  Un  vol.  in-S».  Tableaux 
et  carte  en  couleurs  hors  texte.  Imprimerie  officielle.  Tananarive. 

L' Administrateur- Gérant  :  P.  Campain. 

PARI6,   —   IMPRIMERIE    LEVÉ,    RUE   CASSETTE,    17. 


QUESTIONS 

DIPLOMATIQUES  ET  COLONIALES 


LES    CHICÀNi'S   ALLEMANDES 

ET   L'LWBRO&LIO   ALBANAIS 


Le  médiocre  résultat  de  nos  élections  législatives,  les  vilaines 
polémiques  qui  ont  suivi  le  second  tour  de  scrutin,  et  surtout 
les  attaques  insensées  dont  la  loi  de  trois  ans  a  été  l'objet, 
bien  que  le  pays  se  soit  prononcé  en  sa  faveur,  n'ont  pas  tardé 
à  avoir  leur  répercussion  à  Tétranger.  Nos  voisins  d'outre  Rhin 
sont  en  train  de  collectionner  soigneusement  les  sujets  de  chi- 
cane et  dressent  la  liste  de  toutes  les  petites  querelles  possi- 
bles dans  un  avenir  prochain.  Et  cette  fois  on  ne  peut  pas  dire 
que  ce  sont  des  journalistes  plus  ou  moins  autorisés  qui  mar- 
chent; ce  sont  des  ministres  et  des  sous-secrétaires  d'Etat. 

L'autre  jour,  devant  le  Landtag  de  Prusse,  le  nouveau  mi- 
nistre prussien  de  l'Intérieur,  M.  de  Lœbell,  a  cru  devoir  re- 
prendre, sans  y  être  aucunement  provoqué,  l'éternel  ieit-motiv 
sur  la  légion  étrangère.  En  vain  la  gauche  du  Landtag,  sur- 
prise de  cette  sortie,  a-t-elle  fait  remarquer  au  ministre,  dès  le 
début  de  ses  déclarations,  qu'aucune  interrogation  n'avait  été 
posée  au  gouvernement  au  sujet  de  la  légion;  M.  de  Lœbell  a 
tenu  à  placer  son  discours,  en  alléguant  «  qu'o/z  lui  avait  rap- 
M  porté  quil  avait  été  question  de  la  légion  au  cours  de  la 
«  séance...  »  Et  là-dessus  il  s'est  lancé  dans  des  explications 
que  personne  ne  lui  demandait  :  «  Le  ministère  de  l'Intérieur, 
«  a-t-il  dit,  a  avisé  la  police  de  surveiller  avec  le  plus  grand 
«  soin  les  affaires  de  la  légion  ;  il  appuie  dans  la  mesure  du 
«  possible  toutes  les  demande  de  libération  qui  lui  sont  trans- 
«  mises.  Le  gouvernement  français  refuse  de  relâcher  les 
«  Allemands  enrôlés  lorsqu'ils  ont  vingt  ans  révolus,  et  encore 
«  cette  limite  de  vingt  ans  n'a-t-elle  été  obtenue  qu'au  mois 
«  de  novembre  dernier;  elle  était  auparavant  de  di.x-huit  ans 
«  seulement.  Nous   faisons  des  démarches   pour  qu'elle   soit 

QoEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvu.  —  no  41'>.  —  l^""  juin  1914.  41 


642  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

«  reculée  jusqu'à  vingt  et  un  ans.  »  La  concession  à  laquelle 
M.  de  Lœbell  fait  allusion,  et  que  le  gouvernement  français 
aurait  consentie  au  mois  de  novembre,  a  passé  à  peu  près  ina- 
perçue chez  nous.  On  peut  constater  aujourd'hui  qu'elle  a  eu 
seulement  pour  résultat  de  mettre  les  Allemands  en  appétit  (1). 

Quelques  jours  après  la  scène  du  Landtag  prussien,  le 
Reichstag  discutait  le  budget  des  Affaires  étrangères,  et  le 
député  national-libéral  Bassermann  demandait  avec  inquiétude 
si  on  songeait  vraiment  à  supprimer  au  Maroc  l'institution 
des  protégés,  et  si  le  gouvernement  français  n'avait  pas  violé 
les  traités  en  faisant  concéder  des  travaux  municipaux  sans 
adjudication.  Le  sous-secrétaire  d'Etat  Zimmermann  répondait 
avec  empressement  :  «  Nous  avons  pleinement  conscience  de 
«  l'importance  de  l'institution  des  protégés  au  Maroc,  et  nous  ne 
<(  pensons  pas  à  la  supprimer.  Quant  aux  concessions  de  tra- 
«  vaux,  notre  point  de  vue  est  que  les  commandes  faites  par 
((  les  municipalités  doivent  être  soumises  aux  mêmes  règles 
«  que  celles  de  l'Etat  marocain.  Le  gouvernement  français 
«  conteste  ce  point  de  vue;  des  pourparlers  se  poursuivent; 
«  si  nous  n'arrivons  pas  à  un  arrangement,  nous  sommes  ré- 
«  solus  à  recourir  à  l'arbitrage.  » 

En  ce  qui  concerne  les  protégés,  ainsi  que  l'a  fait  remarquer 
M.  Robert  de  Gaix  dans  les  Débats,  il  est  édifiant  de  rappro- 
cher ce  langage  de  M-  Zimmermann  de  l'accord  de  1911,  stipu- 
lant que  «  les  deux  gouvernements  s'engagent  à  provoquer  la 
«  revision,  sur  la  base  de  la  convention  de  Madrid,  des  listes 
«  des  protégés  et  associés  agricoles,  et  de  poursuivre  toutes 
«  modifications  de  cette  convention  que  comporterait  le  chan- 
«  gement  de  régime  des  protégés  et  associés.  »  Et  dans  la 
lettre  explicative  adressée  à  M.  Cambon  le  jour  de  la  signature 
de  l'accord,  le  ministre  allemand  des  Affaires  étrangères  disait  : 
«  Dans  ma  pensée,  l'expression  :  changement  de  régime  des 
«  protégés,  implique  Y  abrogation,  si  elle  est  jugée  nécessaire, 
«  de  la  partie  de  la  convention  de   Madrid,  qui   concerne  les 

(1)  Rappelons  quelle  était  la  procédure  suivie  jusqu'à  présent.  Les  engagés  ne 
sont  reçus  à  la  légion  qu'âgés  d'au  moins  dix-huit  ans.  Mais  comme  la  production 
de  l'acte  de  naissance  n'est  pas  exigée,  il  se  peut  que  des  volontaires  plus  jeunes 
parviennent  à  se  f.iire  incorporer.  Lorsque  la  preuve  de  la  supercherie  est  fournie, 
l'engagé  e-t  renvoyé  soit  sur  la  réclamation  de  ses  parents,  soit  sur  celle  du  gou- 
vernement intéressé. 

On  dirait,  à  entendre  les  Allemands,  que  leur  pays  est  le  grand  fournisseur  de  la 
légion.  Li  statistique  suivante,  établie  pour  le  2^  régiment  étranger  à  la  ilate  du 
le' janvier  1913,  prouve  le  contraire.  Ce  régiment  comptait  pour  un  effectif  de 
4.789  homme»  :  2.160  l'^-ançais,  !)8rj  Allemands,  3,j4  Alsaciens-Lorrains,  391  Belges, 
327  Suis-es,  255  Italiens,  128  Espagnols,  87  Tunisiens,  Algériens  et  Marocains, 
61  Russes,  41  Luxembourgeois.  La  proportion  des  Allemand.^  n'est  donc  que 
de  20  %. 


LES    CHICANES   ALLEMANDES    ET    L'IMBROGLIO   ALBANAIS  643 

«  protégés  et  associés.  »  On  peut  juger,  par  le  récent  discours 
de  M.  Zimmermann,  quelle  confiance  mitigée  nous  devons 
avoir  dans  les  bonnes  promesses  allemandes  de  1911. 

La  théorie  de  M.  Zimmermann  sur  les  adjudications  n'est 
pas  moins  singulière.  Le  statut  économique  du  Maroc  est  réglé 
par  doux  textes  :  l'acte  d'Algésiras  de  1906  et  le  traité  franco- 
allemand  de  1911.  Dans  l'acte  d'Algésiras  qui  a  institué  l'adju- 
dication non  seulement  pour  les  travaux  publics,  mais  pour 
la  concession  des  services  publics,  il  n'est  jamais  question  que 
de  l'Etat  marocain.  L'Allemagne  avait  bien  déposé  une  pro- 
position pour  l'adjudication  des  tramways  et  des  entreprises 
d'éclairage  des  villes,  mais  elle  vit  sa  rédaction  rejetée.  Quant 
au  traité  de  1911,  il  ne  lait  mention  que  des  routes,  chemins 
de  fer,  ports,  télégraphes  ;  il  ne  dit  pas  un  mot  des  travaux  des 
villes.  En  outre,  il  n'exige  l'adjudication  que  pour  les  marchés 
de  travaux  et  de  fournitures;  il  ne  la  prévoit  ni  pour  la  conces- 
sion, ni  pour  l'exploitation  des  services  publics;  il  est  donc,  en 
ce  sens,  restrictif  (Ïq  l'acte  d'Algésiras  (1).  Il  semble  que  ce  soit 
sans  angoisse  que  nous  pouvons  attendre  la  décision  de  la  Cour 
arbitrale  de  La  Haye,  si  les  Allemands  y  font  appel,  conformé- 
ment cette  fois  au  traité  de  1911,  qui  prévoit  l'arbitrage  pour 
toutes  les  contestations  auxquelles  le  traité  peut  donner  lieu. 
Mais  en  constatant  de  pareilles  chicanes,  nous  sommes  bien 
obligés  de  dire  que  les  actes  du  gouvernement  allemand  ne 
s'accordent  pas  avec  les  paroles  modérées  que  M.  de  Jagow  a 
prononcées  l'autre  jour  au  Reichstag,  et  nous  sommes  toujours 
en  droit  de  nous  poser  la  même  interrogation  :  En  Allemagne 
qui  donc  commande  et  qui  donc  joue  franc  jeu  ? 

En  tout  cas  ces  procédés  peu  obligeants  seront  particulière- 
ment ressentis  en  France  au  moment  précis  où  l'affaire  de 
Taza  nous  a  coûté  des  pertes  douloureuses.  Nous  entendons 
bien  que  le  sentiment  n'a  rien  à  voir  avec  la  lettre  des  traités; 
mais  il  n'empêche  qu'on  ne  peut  maîtriser  une  certaine  irrita- 
tion contre  l'œuvre  de  1911  quand  on  songe  que  le  san^  fran- 
çais aura  beau  couler  au  Maroc,  les  Allemands  n'en  seront  pas 
moins  «  habiles  »,  comme  on  dit  au  Palais,  à  se  porter  adju- 
dicataires des  fructueuses  concessions  dans  l'empire  chérihen! 
C'est  d'ailleurs  là  un  «  impondérable  «  dont  les  Allemands  ne 
sont  pas  disposés  à  tenir  compte.  D'après  les  bruits  qui  courent, 
ils  auraient  essuyé  dernièrement  un  échec  dans  leurs  négocia- 
tions avec  l'Angleterre  au  sujet  de  l'Afrique.  Leurs  journaux, 
qui  annonçaient  à  grand  fracas,  il  y  a  quelques  mois,  la  publi- 


(1)  Voir  pour  plus  de  détails  un  article  du  Temps  du  21  mai. 


644  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

cation  imminente  d'un  accord,  sont  redevenus  muets,  et  natu- 
rellement les  pangermanistes  ont  le  désir  de  prendre  une  re- 
vanche à  nos  dépens.  La  seule  façon  de  les  détourner  de  cette 
idée  est  de  faire  entendre  que  nous  maintiendrons  sans  dé- 
faillance notre  nouveau  statut  militaire.  Mais  que  la  nouvelle 
Chambre  s'avise  seulement  d'émettre  un  vote  quelque  peu 
ambigu  sur  la  loi  de  trois  ans,  et  nos  bons  pacifistes  verront 
immédiatement  de  quelle  façon  on  comprend  outre-Rhin  un 
rapprochement  franco-allemand. 


C'est  uniquement  la  détestable  politique  intérieure  qui  se 
cuisine  en  France,  et  aussi  en  Angleterre  et  en  Russie,  qui 
peut  donner  à  l'Allemagne  la  tentation  d'être  arrogante  :  à  ne 
considérer  que  la  situation  diplomatique  et  militaire,  elle 
pourrait  être  au  contraire  incitée  à  la  prudence,  et  borner  son 
activité  à  empêcher  une  brouille  sérieuse  entre  ses  deux  par- 
tenaires, l'Autriche  et  l'Italie.  Une  fois  de  plus  les  événements 
d'Albanie  font  éclater  entre  ces  dernières  un  antagonisme  qui 
est  dans  la  nature  même  des  choses.  On  connaît  les  troubles 
de  Durazzo.  Le  prince  Guillaume,  depuis  longtemps  virtuelle- 
ment enfermé  dans  son  «  palais  »,  s'est  brusquement  décidé  à 
faire  enfermer  à  son  tour,  mais  pour  plus  de  prudence  sur  iin 
bateau  autrichien,  sa  terrible  Eminence  grise,  Essad  pacha,  et 
finalement  à  l'expédier  en  Italie,  sous  une  vague  promesse  de 
ne  plus  remettre  les  pieds  sur  le  sol  albanais.  Malheureuse- 
ment les  partisans  d'Essad  ont  marché  de  Tirana  sur  Durazzo, 
et  le  prince^  se  trouvant  insuffisamment  protégé  par  quelques 
Malissores  catholiques  accourus  de  Scutari,  a  exécuté  une 
sorte  de  navette  entre  le  stationnaire  italien  et  son  palais.  Si 
bien  qu'à  Lheure  où  nous  écrivons  ces  lignes  il  est  assez  diffi- 
cile de  savoir  s'il  est  à  terre  ou  en  rade,  et  d'imaginer  ce  que 
vont  pouvoir  faire  les  seuls  éléments  d'ordre  actuellement 
existants  à  Durazzo,  c'est-à-dire  la  fameuse  commission  infer- 
nale de  contrôle^  et  les  infortunés  officiers  de  gendarmerie 
hollandais,  de  plus  en  plus  démunis  de  gendarmes.  Nous 
n'examinerons  pas  aujourd'hui  si  Essad  était  réellement  un 
protégé  de  l'Italie  et  si  son  arrestation  a  été  un  coup  monté 
par  l'Autriche;  nous  chercherons  seulement  à  mettre  en 
lumière  l'incompréhension  totale  des  atTaires  albanaises  qu'a 
montrée  et  que  montre  encore  une  partie  de  notre  grande 
presse  quotidienne. 

Les  publicistes   auxquels  nous  faisons  allusion  ont  été  dès 
le  début   les  tenants    de    l'internationalisation    de  l'Albanie. 


LES    CUICANES    ALLEMANDES    ET    l'IMBROGLIO    ALBANAIS  645 

Pourtant  aujourd'hui  que  l'Albanie  apparaît,  même  à  ceux 
qui  ne  l'avaient  pas  encore  découverte,  sous  son  vrai  jour, 
sous  celui  d'une  espèce  de  Maroc  balkanique,  livré  à  la  pire 
anarchie,  et  où  de  très  forts  contingents  européens  pourraient 
seuls  rétablir  un  peu  d'ordre,  ces  publicistes  sentent  bien 
quelle  énormité  ce  serait  de  demander  à  la  France  d'expédier 
des  bateaux  ou  des  bataillons  dans  un  pays  où  elle  n'a  pas 
d'intérêts  matériels  ni  moraux,  sous  l'unique  prétexte  que 
des  diplomates,  réunis  à  Londres  autour  d'un  tapis  vert,  ont 
trouvé  bon  d'internationaliser  ce  pays.  Mais  une  bonne  idée 
se  fait  jour  dans  notre  presse  depuis  les  derniers  incidents. 
Il  s'agirait  de  monnayer  notre  droit  d'intervention!  On  nous 
fait  observer  que  nous  avons  dû  payer  à  l'Allemagne  au 
moment  où  nous  avons  été  contraints  d'agir  militairement  au 
Maroc,  et  que  si  l'Autriche  et  l'Italie  veulent  protéger  à  elles 
seules  le  prince  de  Wied,  il  faut  aussi  qu'elles  y  mettent  le 
prix.  Il  n'y  a  qu'un  défaut  à  ce  beau  raisonnement,  c'est  que 
l'Autriche  et  l'Italie  n'ont  aucune  espèce  d'envie  d'agir  seules 
en  Albanie.  L'Italie,  en  particulier,  demande  à  grands  cris,  par 
la  voix  de  ses  journaux  les  plus  importants,  que  toutes  les  puis- 
sances représentées  à  la  Conférence  de  Londres  collaborent 
manu  militari  à  la  consolidation  de  la  principauté  albanaise. 
Ce  désir  se  comprend  de  reste.  Si  l'Italie  en  était  réduite  à 
n'avoir  pas  d'autre  partenaire  en  Albanie  que  l'Autriche,  ce 
serait  une  terrible  gêne,  à  la  fois  diplomatique  et  militaire. 
Diplomatique,  parce  que  les  relations  avec  l'alliée  s'aigriraient 
infailliblement  :  qu'on  n'oublie  pas  le  discours  de  M.  de  San 
Giuliano  se  félicitant  de  l'internationalisation  de  l'Albanie, 
nécessaire  aux  bons  rapports  entre  Rome  et  Vienne  !  Militaire, 
parce  que  l'armée  italienne  est  trop  affaiblie  par  l'occupation 
de  la  Libye  pour  s'offrir  le  luxe  d'une  occupation  albanaise. 
Et  pourtant  à  chaque  bataillon  autrichien  envoyé  en  Albanie, 
il  faudrait  riposter  par  un  bataillon  italien,  sous  peine  de 
déchoir.  Dans  ces  conditions,  les  Italiens  doivent  évidemment 
préférer  qu'on  se  mette  à  six  pour  faire  régner  l'ordre  de  Scu- 
tari  à  Elbassan. 

C'est  donc  se  faire  une  illusion  complète  que  de  croire  que 
nous  pourrions  obtenir  un  avantage  quelconque  de  l'Italie  en 
lui  reconnaissant  une  liberté  d'action  dont  elle  ne  veut  à  aucun 
prix.  Si  nous  avons  des  difficultés  avec  elle  pour  les  affaires 
tunisiennes  ou  pour  d'autres,  nous  n'avons  qu'à  défendre  nos 
droits  avec  toute  l'énergie  désirable,  sans  avoir  recours  à  des 
ruses  cousues  de  fil  blanc,  indignes  d'ailleurs  de  la  France, 
Le  malheur  est  que,  chez  nous,  i)Gaucoup  de  gens  sont  persua- 


646  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

dés  que  la  diplomatie  est  l'art  des  petites  finasseries,  le  jeu  des 
petites  ficelles  plus  ou  moins  adroitement  tirées.  Rien  n'est 
moins  exact  :  les  petits  moyens  n'ont  jamais  que  de  petits  effets, 
et  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  défend  efficacement  les  intérêts 
d'un  grand  pays.  Nous  ne  croyons  pas  avoir  été  jamais  parti- 
san de  la  veulerie  et  de  l'inertie  diplomatiques;  mais  en  vérité 
les  démarches  que  l'on  suggère  au  quai  d'Orsay  à  propos  de 
cet  imbroglio  albanais  seraient  des  plus  regrettables,  parce 
qu'inopérantes  et  vouées  au  fiasco.  La  seule  chose  qu'on  doive 
conseiller  au  quai  d'Orsay,  c'est  de  n'envoyer  ni  militaires  ni 
marins  en  Albanie,  et  de  laisser  l'Autriche  et  l'Italie  s'y  dé- 
brouiller, et  peut-être  s'y  brouiller.  Il  paraît  que,  ce  disant, 
nous  oublions  tout  simplement...  l'Allemagne!  L'Allemagne 
qui  saura  bien,  une  fois  de  plus,  rétablir  la  paix  au  sein  de  la 
Triple  Alliance.  Nous  ne  méconnaissons  pas  du  tout  cette  éven- 
tualité ;  nous  demandons  simplement  que  nous  ne  coopérions 
pas  avec  l'Allemagne  pour  la  réaliser,  et  d'autre  part  nous 
croyons  qu'il  est  inutile  de  demander  des  compensations  pour 
une  trop  légitime  abstention. 

Force  nous  est  de  reconnaître  que  la  presse  russe  a  commis 
elle  aussi, à  propos  des  afl'aires  albanaises,  d'abondantes  erreurs. 
Les  journaux  anglais,  au  contraire,  donnent  ici  la  note  juste. 
C'est  ainsi  que  le  Standard  écrit  : 

La  Triple  Entente  n'a  évidemment  pas  sanctionné  l'établissement  d'un 
coudominium  austro-italien  en  Albanie.  Mais  est-il  certain  que  les  puis- 
sances occidentales  aient  intérêt  à  s'y  opposer  ?  Qu'est-ce  que  l'Albanie 
pour  l'Angleterre  et  la  France  ?  Si  l'Autriche  et  l'Italie  sont  disposées  à 
assumer  la  responsabilité  de  Tordre  en  ce  pays,  il  n'y  pas  lieu  de  nous 
moatrer  trop  difficiles  sur  le  plus  ou  moins  de  régularité  du  procédé. 

Bien  entendu,  puisqu'on  a  commis  l'impair  de  se  laisser  enrô- 
ler parmi  les  protecteurs  de  l'Albanie,  il  faut  songer  à  sauver 
la  face.  Pour  ce  faire,  on  pourra  méditer  la  remarquable  note 
que  le  gouvernement  austro-hongrois  adressa  en  1904  au  prince 
Nicolas  à  propos  de  l'annexion  de  la  Crète  à  la  Grèce  (le  con- 
tingent autrichien  de  Crète  avait  été  retiré  dès  1898).  Il  n'y  a 
aucun  inconvénient  à  ce  que  le  quai  d'Orsay  prépare  une  note 
analogue.  Nous  pouvons  attendre  sous  l'orme  le  moment  o\\. 
l'Autriche  et  l'Italie  réunies  présenteront  un  nouveau  statut 
albanais. 

Commandant  de  Thomasson. 


NOS    MARCHES    SAHARIENNES 


De  temps  en  temps  éclate,  au  milieu  de  nos  luttes  politiques 
et  de  nos  discordes  intérieures,  la  nouvelle  d'un  combat,  en 
même  temps  que  l'annonce  d'une  conquête  nouvelle  au  centre 
de  l'Afrique.  L'o[)inion  publique  qui  n'a  cessé  de  témoigner  à 
notre  œuvre  coloniale  une  indifférence  tenace,  due  surtout  à 
son  ignorance,  s'étonne  et  s'inquiète  un  instant  :  «  On  se  bat 
donc  encore  quelque  part  ?  »  Et  le  Parlement,  en  cela  du 
moins  fidèle  représentant  de  l'opinion  publique,  de  marquer 
une  fois  de  plus  par  un  vote  hâtif  son  hostilité  pour  la  poli- 
tique de  conquêtes.  Puis,  les  choses  se  passant  à  trois  mois  et 
demi  de  France,  dans  un  pays  vague  aux  frontières  impré- 
cises, le  silence  se  fait  de  nouveau. 

Mais  quoique  enveloppée  d'oubli  et  pourvue  de  moyens  de 
fortune,  l'œuvre  commencée  depuis  à  peine  une  génération  se 
poursuit  sans  arrêt,  et  déjà  se  réalise,  grâce  aux  qualités  d'ini- 
tiative et  de  vaillance  de  nos  troupes  africaines,  l'achèvement 
de  cet  immense  empire  que,  pour  la  troisième  fois  au  cours 
de  son  histoire,  la  France  se  taille  dans  le  monde. 

La  pénétration  marocaine  accapare  depuis  quelques  années 
l'attention  de  la  presse  et  du  pays.  Les  difficultés  d'ordre  mili- 
taire et  diplomatique  qui  en  ont  marqué  les  progrès  ont  fait 
bénéficier  le  Maroc,  nouveau  venu  parmi  nos  provinces  fran- 
çaises, de  cette  sorte  d'affection  jalouse  dont  les  mères  entou- 
rent les  enfants  nés  dans  la  crainte  et  dans  la  douleur.  Mais  en 
même  temps  que  la  France  reconstituait  l'unilé  de  l'Afrique 
du  Nord  et  rétablissait  pour  son  compte  l'antique  domination 
romaine,  la  conquête  du  Ouadaï,  du  Borkou  et  du  Tibesti  ache- 
vait, par  l'acquisition  de  ses  frontières  orientales,  la  formation 
de  notre  empire  africain.  Ce  bloc  compact,  plus  vaste  que  l'Eu- 
rope et  peuplé  de  30  millions  d'hommes  en  voie  d'accroisse- 
ment rapide,  tout  proche  de  la  France  par  sa  bordure  méditerra- 
néenne, nous  pouvons  l'exploiter  et  le  défendre  sans  disperser 
nos  efforts  ni  risquer  des  aventures  maritimes. 

Mais  les  opinions  les  plus  contradictoires  se  sont  manifes- 
tées dans  le  public  et  dans  la  presse  au  sujet  de  la  valeur 
intrinsèque  et  de  l'importance  de  nos  possessions  du  Centre 
africain.  Au  moment  où  le  colonel  Largeau  parachève,  dans 
le  Sahara  oriental,  l'œuvre  magnifique  amorcée  sur  les  bords 


DJanet  ^^^ 


Questions  Ùip/omati'cjues  et  Co/on/a/es. 


2/,» 


T  t\°'  -de   "21  b  y  é 


SAHARA  ORIENTAL 

0         50        100  500  •< 

I 1 I I 1 I  ' 

Territoire  m  délimité  entre  IdFrdnceetl'Mgleterre. 

Pistes  de  cardvanes 

Sables. 


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630  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

de  rOgôoué  et  du  Congo,  par  Taudacieuse  équipe'e  de  Savor- 
gnan  de  Brazza,  il  convient  d'en  marquer  les  étapes  et  d'en 
signaler  la  grandeur. 

Aussi  bien  n'est-elle  pas  d'ordre  exclusivement  colonial, 
mais  aussi  d'ordre  international,  puisqu'elle  transforme  en 
droits  réels  des  droits,  reconnus  par  certains  traités,  mais 
restés  trop  longtemps  théoriques  et  qui,  nous  ayant  été  con- 
testés déjà,  auraient  pu  l'être  de  nouveau  et  plus  sérieusement 
à  brève  échéance.  Les  140.000  hommes  que  l'Italie  a  libérale- 
ment jetés  en  Tripolitaine,  pays  désertique  qui  compte  à  peine 
le  tiers  des  habitants  de  la  Tunisie  sur  une  superficie  près  de 
dix  fois  supérieure,  commencent  à  essaimer  dans  l'hinterland, 
à  Ghadamès,  à  Ghât,  au  Fezzan,  avec  la  hâte  lébrile  d'occuper 
les  postes  frontières.  La  prospérité  relative  des  centres  tripoii- 
tains  épars  dans  l'intérieur  et  sur  la  côte  ne  résidant  que  dans 
le  trafic  des  marchandises  venues  des  pays  noirs  du  Tchad  et 
du  Soudan,  on  comprend  que  les  Italiens  aient  songé  à  tenir 
les  routes  sahariennes  en  élargissant  vers  l'Ouest  et  vers  le 
Sud  le  domaine  infertile  acquis  à  leurs  ambitions  impérialistes. 
Malgré  toutes  les  conventions  qui  ont  pu  être  conclues,  il  est 
bon  qu'à  leur  arrivée  aux  frontières  méridionales,  ils  aient  en 
face  d'eux  les  trois  couleurs  françaises. 

Quelle  est  la  valeur  des  possessions  récemment  acquises  par 
la  France  entre  le  Tchad  et  la  Libye?  Nous  voudrions  en  faire 
ici  une  étude  impartiale,  en  montrant  que,  si  elles  n'ont  par 
elles-mêmes  qu'une  importance  médiocre,  leur  acquisition  est 
une  nécessité  inéluctable  au  point  de  vue  diplomatique  comme 
au  point  de  vue  strictement  colonial. 

Pour  compléter  l'étude  du  pays  et  des  habitants,  de  son 
organisation  administrative  et  militaire,  de  sa  valeur  actuelle 
et  de  son  avenir  au  point  de  vue  politique  et  économique,  il 
est  nécessaire  de  retracer  les  principales  étapes  de  l'exploration 
et  de  la  conquête,  puis  d'exposer  ce  qu'est  en  réalité  la  seule 
force  morale  existant  dans  ces  contrées,  force  de  cohésion  et 
d'offensive  dressée  contre  notre  domination  :  le  Senoussisme. 


I.  —  Lr 


PAYS. 


Ce  que  les  anciens  géographes  appelaient  la  «  mer  du 
Sahara  »  est,  en  réalité,  un  pays  accidenté,  à  relief  monta- 
gneux au  centre,  finissant  à  l'Est  et  à  l'Ouest  par  d'immenses 
plaines  ridées  d'ondulations  légères.  Des  traditions  locales,  des 
scènes  gravées  dans  le  roc,  des  dépôts  de  coquillages,  indi- 
quent qu'un  assèchement  progressif  a  peu   à  peu  raréfié  la  vie 


NOS   MARCHES   SAHARIENNES  65i 

dans  ce  domaine  tropical  qui  va  de  l'Atlantique  à  la  Mer  Rouge. 

Des  agglomérations  nombreuses  existaient  autrefois  en 
Mauritanie,  oîi  prospéraient  des  colonies  carthaginoises  et 
berbères;  au  Nord  du  Niger,  oii  les  villes  de  Oualata  et  de 
Tombouctou  étaient  encore,  à  l'époque  médiévale,  des  centres 
populeux  et  des  métropoles  intellectuelles;  enfin,  dans  le  terri- 
toire du  Tchad,  où  les  indigènes  racontent  qu'il  y  a  cent  cin- 
quante ans  le  lit  aujourd'hui  desséché  du  Bahr-el-Ghazal 
roulait  des  eaux  permanentes  depuis  les  contreforts  de 
l'Ennedi  et  du  Tibesti  jusqu'au  Grand  Lac  parsemé  d'îles. 
Il  semble  que  la  mort  gagne  de  proche  en  proche  et  déploie  le 
linceuil  de  sable  sur  les  vestiges  dévie  végétale  qui  parsèment 
encore,  de  loin  en  loin,  le  sol  stérile  du  désert. 

Autour  des  cultures  rétrécies  et  des  eaux  vives  devenues 
rares,  des  luttes  âpres  et  sanglantes  se  livraient  entre  les  tribus. 
La  population,  décimée  par  ces  exterminations  périodiques, 
recommençait  pendant  quelque  temps  sa  vie  paisible  dans 
l'oasis  fertile,  assiégée  par  les  dunes.  Puis,  sous  le  lent  enseve- 
lissement des  sables,  la  végétation  devenait  insuffisante,  la 
nourriture  précaire,  et  les  derniers  agriculteurs  abandonnaient 
leurs  travaux  pour  s'adonner  exclusivement  au  pillage  et 
pratiquer  des  razzias  fructueuses  dans  les  pays  du  Sud.  Le 
Sahara  est  le  domaine  par  excellence  du  nomade  pillard,  inapte 
à  tout  autre  travail  que  la  rapine  ou  la  guerre. 

Trois  formes  géographiques  caractérisent  le  Sahara  :  l'erg, 
la  hamàda,  la  montagne.  Les  hamâdas,  forme  générale  du 
désert,  dont  elles  constituent  les  huit  dixièmes,  sont  des  pla- 
teaux désolés  sans  eau,  sans  végétation,  sans  vie.  Les  monta- 
gnes sont  des  soulèvements  granitiques  très  anciens,  ossature 
d'un  continent  dont  aucune  saison  ne  vient  plus  modifier  les 
aspects.  L'erg  est  le  pays  des  dunes  sablonneuses,  ondulant  en 
collines  arrondies,  où  stagne  par  endroits  une  humidité  sou- 
terraine. Quelques  puits,  incessamment  comblés  par  les  sables, 
permettent  d'atteindre  la  nappe  d'eau  sous-jacente.  Autour 
d'eux,  quelques  rares  plants  dressent  leurs  touffes  rabougries. 

Le  nœud  orographique  du  Sahara  se  trouve  au  centre,  entre 
la  chaîne  de  l'Atlas  et  les  plaines  du  Bas-Niger.  Les  divisions 
naturelles  de  cet  ensemble  chaotique  sont  assez  nettement 
indiquées  du  Nord  au  Sud  par  les  massifs  du  Tademaït,  envi- 
ronnant les  oasis  algériennes  du  Tidikelt,  ceux  du  Tassili  et  de 
l'Ahaggar,  berceau  et  refuge  des  Touareg  nomades  qui  sillon- 
nent le  grand  désert,  ceux  de  l'Adrar  et  de  l'Air  qui  finissent 
sur  les  savanes  du  Soudan.  A  l'Est  s'étend  l'immense  dépres- 
sion qui  constitue  le  bassin  du  Tchad,  séparé  du  bassin  du  Nil 


652  QUfc;sTlo^s  uiplomatiques  kt  coloniales 

par  une  rangée  de  montagnes  et  de  plateaux,  qui  naissant  sur 
la  frontière  anglo-française  du  Ouadaï-Darfour  avec  les  monts 
Marra  et  ceux  du  Tama  1.000  mètres  d'altitude),  se  conti- 
nuent vers  le  Nord-Ouest  par  TEnnedi  et  le  Tibesti  et  Vont 
finir  au  Touàt,  après  avoir  traversé  obliquement  le  désert  sur 
2.000  kilomètres.  De  larges  seuils  divisent  la  chaîne  et  déter- 
minent l'orientation  des  routes  naturelles.  Ce  sont  :  le  bassin 
de  l'ouadi  Khadja  et  le  seuil  de  Kapka,  entre  le  Ouadaï  et  le 
Darfour,  les  plaines  du  Borkou  entre  lEnnedi  et  le  Tibesti, 
Tummo  et  Ghât  entre  le  Sahara  et  le  Fezzan  tripolitain. 

Les  points  culminants  se  trouvent  au  Tibesti  (1),  où  la  neige, 
dit-on,  vient  parfois  couvrir  les  sommets  ;  le  Toussidé  et  le 
Koussi  atteignent  l.oOO  mètres.  Le  Tibesti  compte,  avec  ses 
prolongements,  environ  700  kilomètres  de  long  et  100  de  large. 
Il  apparaît  ainsi  comme  un  mur  dressé  à  la  limite  du  désert 
occidental,  au  dessus  des  plaines  humides  du  Borkou  (200  mètres 
d'altitude).  Dans  ce  massif  volcanique  où  s'aperçoivent  des 
cratères  éteints  entourés  de  lapilli  pulvérisés,  le  travail  sou- 
terrain persiste,  cardans  un  ravin  à  l'Est,  à  50  kilomètres  au 
Sud  de  Bardai,  jaillit  une  source  d'eau  très  chaude  que  les  in- 
digènes  appellent  Yériké,  la    Fontaine  par  excellence. 

Le  versant  oriental  est  abrupt.  Au  delà  de  cette  falaise  jus- 
qu'aux plaines  égyptiennes  où  le  Nil  offre  au  travail  des  fellahs 
l'apport  annuel  de  ses  terres  alluvionnaires,  c'est  le  grand 
désert  de  Libye,  la  terre  la  plus  effroyablement  désolée  qui 
existe  au  monde.  Nulle  vie  humaine,  animale  ou  même  végé- 
tale ne  saurait  subsister  dans  cette  immense  plaine  plate, 
balayée  par  un  vent  de  flamme.  Ouelle  barrière  naturelle  vau- 
drait ce  désert  terrible  où  le  voyageur  aurait  à  traverser  des 
centaines  de  kilomètres  sans  trouver  une  goutte  d'eau? 

Au  Nord,  le  Tibesti  se  prolonge,  le  long  de  la  frontière  tri- 
politaine,  par  des  plateaux  tabulaires,  ravinés  dans  tous  les 
sens  et  coupés  de  brèches  profondes.  Les  principaux  de  ces  pas- 
sages ou  «  Bibans  »  sont  Tummo,  Ghàt  et  Djanet.  Au  temps 
du  libre  parcours  des  caravanes  esclavagistes,  Tummo  était 
une  oasis  vantée  des  chameliers,  sur  la  route  de  Mourzoukaux 
marchés  du  Kanem  et  du  Bornou. 

Telle  est,  dans  ses  grandes  lignes,  la  constitution  géogra- 
phique du  Sahara  oriental.  Les  régions  nouvellement  occupées 
par  les  troupes  françaises  valent  mieux  que  le  cadre  peu  enga- 
geant qui  les  environne.  La  limite  des  pluies  annuelles  se  trouve 
au  JG"  de  latitude  nord;   au  delà  de  ce  point  extrême,  toute 

M)  Tibesti  ^gnific  «  pays  des  rooliers  »,  en  langue  arabe. 


NOS    MARCQES    SAUAMIliNNES  653 

culture  devient  impossible.  Toutefois  quelques  précipitations 
atmosphériques  se  forment  assez  régulièrement  en  été  sur 
les  hauteurs  du  Tibesti.  Le  Borkou,  que  son  orientation  géo- 
graphique au  pied  du  massif  met  à  l'abri  des  vents  desséchants 
de  Libye,  recueille  ces  eaux  et  possède  des  cultures  variées. 
C'est  la  seule  région  de  ce  vaste  territoire  où  des  agriculteurs 
sédentaires  cultivent,  dans  des  enclos  soigneusement  fermés 
de  haies  d'épines,  des  champs  de  blé  et  de  mil,  le  dourah 
d'Egypte,  le  doukhn  du  Soudan,  et  même  des  tomates,  des 
oignons,  des  pastèques,  parmi  les  figuiers  et  les  amandiers. 

Aussi  les  Arabes  sénoussistes  étaient-ils  décidés  à  mainte- 
nir coûte  que  coûte  leur  domination  sur  ces  oasis  privilégiées: 
«  Koufra,  c'est  notre  cœur;  le  Borkou,  c'est  notre  ventre.  » 
Mais  qu'on  ne  se  méprenne  pas!  Si  le  Borkou  peut  jouer  au 
Sahara  ce  rôle  gastronomique,  c'est  que  les  ventres  en  question 
sont  peu  nombreux  et  peu  exigeants.  L'habitude  de  la  faim  les 
a  dressés  à  une  sobriété  exceptionnelle.  11  ne  faut  pas  oublier 
que  les  grandes  oasis  de  Oueyta,  Paya,  Yarda,  Aïn-Galakka  ne 
peuvent  même  pas  nourrir  la  population  r.lairsemée  qui  noma- 
dise  dans  ces  parages.  Face  au  désert  libyque,  la  palmeraie  de 
Bardai,  étalée  au  creux  d'un  ouadi  (1),  marque  la  limite  extrême 
de  la  végétation  sur  le  chemin  de  Koufra. 

(Juant  à  l'Ennedi  et  au  Tibesti,  ce  ne  sont  que  des  cirques 
rocheux,  oi^i  la  pierre  calcinée  étend  sa  nudité  stérile  sous  un 
ciel  éternellement  bleu.  Sous  la  morsure  du  soleil,  les  grès 
s'effritent,  les  roches  se  désagrègent,  le  vent  fait  tourbillonner 
dans  la  plaine  l'impalpable  poussière  arrachée  ainsi  atome  par 
atome  aux  flancs  calcinés  et  nus  de  la  montagne,  et  la  trans- 
porte jusqu'au  Tchad  dont  elle  ensable  la  rive  septentrionale 
et  déplace  le  bassin  vers  le  Sud.  A  peine  voit-on,  de  loin  en 
loin,  tapissant  les  failles  profondes  des  hamadas,  ou  coupant 
l'étendue  morne  des  sables,  la  coulée  verte  des  ouadis.  Une 
lierbe  dure,  le  hâd,  accrochée  en  touffes  vivaces  au  penchant 
des  dunes  mouvantes,  donne  parfois  une  apparence  de  vie 
fragile  à  cette  terre  stérile  et  morte. 

Pas  un  cours  d'eau  permanent  n'arrose  ces  régions  déshéri- 
tées. Le  lit  du  Bahr-el-Ghazal  n'est  plus  qu'une  route  de 
caravanes,  avec  ses  puits  d'eau  saumâtre,  espacés  parfois  de 
loO  kilomètres.  La  végétation  n'est  possible  qu'au  creux  des 
ouadis  où  des  averses  irrégulières,  qui  se  font  parfois  attendre 
des  années,  versent  une  eau  rapidement  absorbée.  Là  poussent 
les  palmiers  doums  en  boqueteaux  épars,  les  acacias,  et  toute 

I  1     lu  ouadi  est  le  lit  desséché  d'une  rivière,  d'un  oued. 


654  QUESTIo^s  diplomatiques  kt  coloniales 

une  végétation  épineuse,  ne  donnant  ni  ombre  ni  fruits,  en- 
tourée d'une  herbe  ligneuse,  ce  hâd  providentiel,  sorte  de 
chardon  qui  brave  l'assaut  des  sables  et  les  étés  de  feu. 

La  vie  animale  et  la  vie  humaine  y  sont  réduites  à  des 
groupements  clairsemés,  tapis  à  l'ombre  d'oasis  minuscules; 
quelques  animaux  domestiques  :  poulets,  chèvres,  brebis,  che- 
vaux, ânes;  —  du  gibier  :  antilopes,  girafes,  pigeons;  —  des 
autruches,  des  hyènes,  —  enfin  des  chameaux  magnifiques, 
les  plus  résistants  et  les  plus  rapides  du  désert,  représentent 
la  faune  du  pays.  Les  rafles  incessantes  opérées  par  les  pillards 
ont  fait  disparaître  le  bœuf,  qui  fut  autrefois  la  principale 
richesse.  La  preuve  de  sa  domestication  reste  inscrite  sur  les 
parois  de  certaines  grottes  où  Nachtigall  vit  gravées  dans  le  roc 
des  scènes  représentant  des  bœufs  enrènés  et  montés  par  des 
hommes.  Mentionnons  aussi,  pour  leur  importance  décorative 
plutôt  que  pour  leur  utilité  pratique,  les  chiens  sloughi  dont 
s'accompagnent  volontiers  les  nomades  chasseurs,  et  qu'on 
aime  à  se  représenter  dressant  leur  silhouette  élégante  dans 
la  clarté  du  soleil  se  couchant  sur  les  dunes,  au  milieu  des 
méharis  géants  et  des  Arabes  immobiles... 


IL  LES    HABITANTS. 

Les  races  qui  peuplent  ce  pays  âpre  et  inhospitalier  sont 
façonnées  à  son  image.  La  sécheresse  absolue  de  l'air,  la 
pureté  idéale  du  ciel,  la  saine  rudesse  de  la  vie  nomade,  ont 
fait  aux  hommes  des  muscles  d'acier  dans  un  corps  étique. 
Aucune  des  maladies  qui  déciment  les  populations  méditerra- 
néennes et  soudanaises  ne  sévit  parmi  eux.  La  syphilis  des 
Arabes,  la  dysenterie  des  Noirs,  la  tuberculose  des  uns  et  des 
autres,  ne  font  presque  pas  de  victimes  dans  leurs  rangs.  Ils  ne 
connaissent  guère  qu'un  mal  héréditaire,  implacable  :  la  laim. 

Aussi  ont-ils  l'instinct  du  vol  et  du  pillage,  le  goût  inné  de 
la  razzia  sanglante,  où  l'on  emporte  tout  ce  qui  est  bon  à  man- 
ger, tout  ce  qui  peut  procurer  des  vivres  et  de  l'argent  :  pro- 
visions, troupeaux,  esclaves.  Ce  sont  des  Noirs  captifs  qui  cul- 
tivent pour  eux  les  palmeraies  du  Borkou.  Tous  les  ans,  à  la 
saison  des  dattes,  les  nomades  s'abattent  sur  les  plaines  comme 
des  sauterelles,  pour  s'y  disputer  les  fruits  et  les  moissons  ; 
puis,  leurs  provisions  terminées,  disparaissent  de  nouveau 
jusqu'à  la  saison  suivante.  Leur  caractère  commun  est  d'être 
avant  tout  d'eflrénés  chasseurs,  mais  l'objet  de  la  chasse  varie 
suivant  les  contingences,  suivant  le  moment  et  le  lieu  :  c'est, 


NOS   MARCHES    SAHARIENNES  655 

par  ordre  de  préférence,  Fesclave,  marchandise  chère  et  facile 
à  écouler  dans  les  marchés  du  Darfour  et  de  Tripolitaine;  la 
caravane,  qu'on  détrousse  ;  ou,  à  défaut,  le  rare  gibier  du 
désert.  Aussi  ne  possèdent-ils  d'autres  instruments  de  travail 
que  le  chameau  de  course  et  le  fusil  de  guerre.  Grâce  à  leur 
mobilité  proverbiale,  à  leur  connaissance  du  désert,  à  leur 
dédain  de  la  mort,  ils  savent  tirer  de  l'un  et  de  l'autre  le 
maximum  de  rendement.  Race  vaillante  et  guerrière,  ils  nous 
fourniront  facilement  de  précieux  auxiliaires,  car  ayant  tou- 
jours vécu  au  pays  de  la  faim  et  de  la  soif,  ils  sont  beaucoup 
plus  sensibles  aux  nécessités  pratiques  de  l'existence  qu'aux 
suggestions  du  fanatisme. 

C'est  la  grande  race  dazza  [tibbou  en  langue  arabe)  qui  peuple 
de  ses  ramifications  et  de  ses  tribus  parfois  ennemies  tout  le 
pays  compris  entre  Bilma  à  l'Ouest,  le  Borkou  au  Nord,  le 
Tchad  et  le  Ouadaï  au  Sud.  Venue  des  oasis  du  Fezzan  et  de 
Koufra,  d'oii  elle  a  complètement  disparu,  elle  continue  sa 
lente  migration  vers  les  pays  du  Sud,  en  chassant  devant  elle 
Kanembous  et  Bornouans  refoulés  aujourd'hui  sur  les  deux 
rives  du  lac  Tchad.  Tedas  du  Nord,  Nakazzas  du  Mortcha, 
Zoghawas  de  l'Ennedi,  Goundas  du  Tchad,  Krédas  du  Bahr-el- 
Ghazal,  appartiennent  à  cette  race  intelligente  et  énergique, 
qui  semble  être  un  rameau  sémitique  adapté  au  milieu  saha- 
rien. Ils  se  caractérisent  par  une  silhouette  élancée,  des  traits 
fins,  un  teint  bronzé  sans  être  noir,  et  l'on  dit  que  les  femmes 
y  sont,  dans  leur  jeunesse,  d'une  grande  beauté. 

Très  anciennement  immigrés,  ils  constituent  un  groupe  fort 
homogène,  sans  alliage  arabe  ni  berbère.  Us  joignent  à  l'élé- 
gance physique  des  qualités  intellectuelles  de  premier  ordre  : 
la  sagacité,  la  ruse,  l'aptitude  au  négoce.  Ils  ont  depuis  envi- 
ron trois  siècles  embrassé  l'islarn,  dont  ils  ne  sont  d'ailleurs 
que  des  adeptes  assez  tièdes.  Leur  dialecte,  voisin  de  celui  du 
Kanem,  domine  dans  tout  le  Sahara  oriental.  Pillards  incorri- 
gibles et  éleveurs  de  chameaux,  ils  sont  d'une  endurance  à 
toute  épreuve  et  pratiquent  avec  une  science  consommée  la 
guerre  d'embuscades. 

Les  Tedas  du  Tibesti  vivent  en  troglodytes,  tapis  dans  leurs 
nids  d'aigles.  Les  routes  des  caravanes  contournent  leur  îlot 
désertique.  Fortsde  leur  inviolable  isolement,  ils  pratiquent  un 
individualisme  farouche,  et  préfèrent  leur  vie  misérable  et 
précaire  à  l'asservissement  sous  une  domination  locale  ou 
étrangère.  Ils  vivent  de  lait  et  de  fruits  et  ne  mangent  guère 
de  viande  que  lorsqu'une  de  leurs  bètes,  vieille,  malade  ou 
blessée,  doit  être  sacrifiée.    Leur  gloutonnerie   est  telle  que 


656  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    KT    COLOiNlALES 

dans  ce  cas,  ils  mangent  tout,  la  peau,  les  tendons,  les  os 
même  une  fois  sèches  au  soleil  et  pulvérisés. 

Ceux  qui  nomadisent  dans  la  plaine  ou  dans  les  environs  de 
l'Ennedi  et  du  Ouaclaï  ont  des  mœurs  moins  primitives.  En 
contact  fréquent  avec  les  marchands  de  Gyrénaïque  et  de  Tri- 
politaine,  ils  ont  aussi  des  besoins  plus  nombreux.  Race  égale- 
ment belle  et  forte,  mais  assez  fortement  métissée  de  sang 
noir,  ils  présentent  des  traits  de  transition  entre  les  Sé- 
mites du  Nord  et  les  Xigritiens  du  Tchad.  Au  xiii'  siècle, 
c'étaient  les  Zoghawas  de  l'Ennedi  qui  régnaient  sans  conteste 
dans  les  bassins  du  Tchad  et  les  affluents  du  Haut-Nil. 

A  côté  d'eux  et  parmi  eux  vivent  leurs  ennemis  hérédi- 
taires, les  Arabes  venus  du  Nord,  lors  des  grandes  migrations 
sarrasines.  Leurs  terrains  de  parcours  s'enchevêtrent,  agran- 
dis ou  diminués  suivant  la  fortune  changeante  de  leurs  luttes 
perpétuelles.  Les  principales  tribus  arabes  sont  : 

—  Les  Ouled-Sliman,  au  teint  foncé,  détrousseurs  de  cara- 
vanes, postés  sur  les  routes  du  Kanem,  à  re:xtrême  avant- 
garde  de  l'invasion  arabe  vers  les  terres  équatoriales. 

—  Les  Mahammids  au  teint  rougeàtre,  mêlés  aux  popula- 
tions ouadaïennes  dont  ils  forment  un  des  groupements  les 
plus  belliqueux.  Ils  occupent  le  front  le  plus  exposé  du  sulta- 
nat dont  ils  constituent  la  couverture  occidentale,  et  partici- 
pent, sous  la  conduite  de  leurs  agiiids  nationaux,  à  toutes  les 
razzias  et  à  toutes  les  batailles. 

—  Les  Goranes  au  teint  blanc,  au  profil  netfementsémitique, 
les  plus  fervents  des  Musulmans  du  Tchad  et  soutiens  fidèles 
du  Sénoussi  qui  recrute  parmi  eux  les  meilleurs  de  ses 
«  khouans  »  et  les  cavaliers  de  sa  garde. 

—  Enfin  les  Touareg  d'origine  berbère,  mais  plus  ou  moins 
métissés  de  sang  arabe  et  de  sang  noir,  s'échelonnent  au  cœur 
du  désert,  dans  les  oasis  de  FAïr  et  du  Tassili.  Ces  hardis  ca- 
valiers, qui  doivent  grouper  en  tout  60.000  individus  à  peine, 
sont  restés  célèbres  par  leur  bravoure  et  leur  mobilité,  car 
ils  ont  à  maintes  reprises  inscrit  des  dates  douloureuses  dans 
l'histoire  de  nos  conquêtes  africaines. 

En  dehors  de  ces  derniers,  qui  n'apparaissent  guère  dans 
les  régions  du  Tchad  que  sous  la  forme  de  rezzous  vite  dispa- 
rus, combien  sont-ils  en  tout,  Tedas,  Arabes,  Noirs,  épars  dans 
le  bassin  théorique  du  Bahr-el-Ghazal,  du  Ouadaï  au  Tibesti  ? 
—  00.000  peut-être  sur  une  superficie  de  500.000  kilomètres 
carrés,  les  uns  vivant  en  clans  autonomes  dans  leurs  rochers 
inaccessibles  :  —  les  autres  descendus  dans  les  palmeraies  ou 
résidant  dans  les  fortins sénoussistes;  —  d'autres  enfin,  parcou- 


NOS  MARCHES  SAHARIENNES  657 

rant  l'erg  immense,  sans  habitat  fixe,  en  quête  de  gibier  ani- 
mal ou  humain,  et  de  pâturages  pour  leurs  chameaux. 

Leur  état  normal  est  la  guerre  et  la  vendetta.  D'une  hygiène 
rudimentaire,  ils  subissent  la  rude  loi  de  la  sélection  natu- 
relle. On  estime  à  2K.000  à  peine  le  nombre  total  des  Tedas, 
dont  12.000  habitent  le  Tibesti,  5.000  résident  au  Borkou  et 
7.000  élèvent  des  troupeaux  dans  les  pâturages  du  Djourab. 

Au  point  de  vue  social,  ils  vivent  dans  un  individualisme 
farouche.  Leur  esprit  d'indépendance  est  poussé  à  ses  extrêmes 
limites.  «  Nous  sommes  ceux  qui  n'ont  jamais  eu  de  maîtres,  » 
écrivait  l'un  d'eux  au  commandant  du  territoire  militaire,  qui 
leur  demandait  de  faire  acte  de  soumission.  Et  effectivement, 
les  sultans  voisins  ne  purent  jamais  lever  parmi  eux  ni  impôts 
ni  soldats.  La  seule  forme  d'impôts  qu'ils  aient  consenti  à 
leur  payer  est  une  contribution  volontaire,  une  offrande  reli- 
gieuse portée  en  signe  d'obédience  au  sultan  du  Ouadaï  par 
l'Ennedi,  au  cheikh  de  Koufra  par  le   Borkou  et  le  Tibesti. 

Il  existe  toutefois  un  embryon  d'oligarchie.  Chaque  vallée 
possède  un  prince  ou  dardai  et  ses  nobles  qui  font  la  guerre, 
ou  maillas.  Le  peuple  pratique  l'élevage,  la  culture  ou  la 
chasse.  Les  esclaves  sont  occupés  aux  besognes  domestiques. 
L'autorité  du  prince  est  purement  nominale.  Cette  société 
d'apparence  féodale  ne  reconnaît  d'autre  loi  que  la  coutume, 
d'autre  sanction  que  la  force.  La  monogamie  est  l'état  normal, 
et  la  femme  y  jouit  d'une  situation  morale  bien  supérieure  à 
celle  que  lui  réserve  en  général  la  société  islamique. 

Avec  de  telles  populations,  abondamment  pourvues  d'armes 
perfectionnées  par  les  pistes  tripolitaines  (fusils  Gras,  Win- 
chester, Martini,  Lebel),  il  fallait  compter  sur  une  résistance 
énergique.  En  réalité,  nous  n'avons  eu  raison  d'eux  qu'en  les 
imitant,  en  créant  nos  admirables  unités  méharistes,  aussi 
rapides   et  mobiles  que  leurs  rezzous. 

III.  —  Le  Se>oussisme. 

Ce  qui  donnait  à  leurs  groupements  une  certaine  cohésion 
contre  nous,  c'était  le  Senoussisme,  Qu'est-ce  donc  que  cette 
puissance  mystérieuse,  autour  de  laquelle  s'est  créée  une  au- 
réole de  légende,  édifiée  en  plein  désert,  ayant  pour  principe 
le  retour  à  la  pure  doctrine  mahométane,  et  pour  fidèles  ces 
Bédouins  arriérés,  semblables  aux  premiers  compagnons  de 
Médine  et  de  Koréisch,  avec  lesquels  Mahomet  commença  la 
propagation  de  l'islam  ? 

Ceux  — et  ils  sont  nombreux  —  qui  ont  décrit  le  Senous- 

QoEST,  DiPL.  BT  Col.  —  t.  xxxvii.  42 


658  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

sisme  comme  un  instrument  de  panislamisme  dressé  contre 
l'Europe  par  un  nouveau  Mahdi  et  basé  sur  une  épuration  de 
la  foi  coranique,  me  pardonneront  de  heurter  la  légende.  Le 
Senoussi  est  un  dissident  de  Tordre  ottoman,  qui  a  essayé  de 
fonder  à  son  profit  exclusif  une  souveraineté  indépendante.  S'il 
a  enveloppé  ce  but  utilitaire  d'un  voile  de  mysticisme,  c'est 
que,  en  pays  d'Islam,  une  association  quelconque,  même  pu- 
rement commerciale,  doit  revêtir  l'apparence  d'une  confrérie 
religieuse.  Les  dogmes  senoussistes  ne  sont,  dans  cette  société 
d'essence  théologique,  que  le  prétexte  d'un  groupement  d'in- 
térêts. Le  Senoussisme  ne  fut  jamais,  en  réalité,  qu'une  com- 
pagnie commerciale  pour  l'exploitation  de  la  chair  humaine. 

Il  convient  d'ajouter  que,  comme  toute  doctrine  religieuse, 
il  compte  en  Egypte,  en  Tunisie,  en  Algérie  même,  quelques 
mystiques  de  bonne  foi.  Mais  les  peuplades  faméliques  qui 
reconnaissent  sa  suzeraineté  spirituelle  ont  surtout  accepté  son 
obédience  dans  un  but  économique  :  accaparer  et  exploiter  le 
trafic  des  esclaves.  C'est  ce  qui  fit  sa  force  aux  débuts  de  son 
expansion,  et  ce  qui  fait  aujourd'hui  sa  faiblesse. 

L'esclavagisme  fait  partie  intégrante  de  l'organisation  so- 
ciale islamique.  On  les  conçoit  difficilement  l'un  sans  l'autre. 
Le  Senoussi  ne  fit  que  grouper  autour  de  lui  un  ensemble 
d'intérêtsidentiques.  La  même  solidarité  intéressée  reliait  au 
cheikh  de  Koufra  les  sultans  du  Darfour  et  du  Ouadaï,  ainsi 
que  leurs  vassaux  et  tributaires  du  Sila,  du  Massalit,  du  Mort- 
cha,  du  Tama,  du  Baguirmi.  Ce  fut  une  alliance  esclavagiste, 
et  par  là  môme  antifrançaise,  sous  le  couvert  de  la  solidarité 
islamique. 

Pendant  GO  ans  en  effet,  le  Senoussi  n'a  eu  qu'une  occupa- 
tion :  razzier  régulièrement  les  populations  noires  du  Tchad, 
et  écouler  dans  les  sérails  et  les  harems  de  Constantinople,  de 
Téhéran,  de  Boukhara,  etc.,  le  fruit  de  ses  campagnes  loin- 
taines. La  conquête  européenne  fermait  aux  bandes  esclava- 
gistes les  routes  du  Sud  et  de  l'Ouest;  mais,  grâce  à  la  domina- 
tion ottomane,  la  voie  de  la  Cyrénaïque  restait  ouverte  pour 
l'exportation  du  bois  d'ébène. 

C'est  cette  dernière  que  viennent  de  lui  couper  les  Italiens  et 
les  Français  par  l'occupation  presque  simultanée  de  la  Cyré- 
naïque et  du  Borkou. 

Max  Moxtbel. 
(A  suivre.) 


LES  RESSOURCES  ECONOMIQUES 

ET 

LES    CHEMINS  DE  FER  DE  LÀ  CHINE 


I.  —  L'Agriculture  et  les  perspectives  minières. 

Les  intluences  étrangères  ne  cherchent  à  s'implanter  en 
Chine  que  pour  tirer  parti  des  ressources  économiques  de  ce 
vaste  pays,  encore  si  plein  d'inconnu.  Qu'il  y  ait  de  la  part  de 
la  Russie  et  du  Japon  d'autres  vues  —  par  exemple  des  des- 
seins d'extension  territoriale — cela  n'est  pas  contestable;  mais 
les  deux  grandes  puissances  extrême-orientales  sont  tout  de 
même  poussées  dans  leur  marche  en  avant  par  l'espoir  de 
s'emparer  des  sources  de  richesses  qui,  en  l'état  présent  de  la 
civilisation,  sont  considérées  comme  susceptibles  de  développer 
la  force  et  le  crédit  des  nations. 

11  va  sans  dire  que  les  possibilités  industrielles  et  les  gise- 
ments miniers  constituent  les  premiers  objets  de  l'ambition 
étrangère  ;  mais  les  intérêts  agricoles  sont  loin  d'être  négli- 
geables. Certes,  les  procédés  de  culture  sont  imparfaits,  les 
engrais  sont  peu  utilisés,  le  bétail  manque.  La  terre  peut  donc 
être  excellente  :  l'outillage  est  insuffisant  pour  obtenir  des  ren- 
dements sérieux.  Malgré  cat  inconvénient,  il  arrive  souvent 
qu'il  y  a  trois  moissons  dans  l'année  :  blé  en  juin,  sorgho  en 
septembre,  légumes  en  octobre. 

Indiscutablement,  le  riz  constitue  la  récolte  essentielle.  Il  est 
cultivé  dans  les  provinces  méridionales  :  Hounan,  Anhui,  Kiang- 
Sou,  Kouang-Toung,  de  même  qu'en  Mandchourie.  Les  autres 
céréales:  blé,  orge,  maïs,  millet  etc,..  existent  également.  A 
noter  particulièrement  la  culture  des  fèves  ou  «  soya  beans  » 
qui  contribuent  à  l'alimentation  principale  de  la  Chine  du  Nord 
et  à  la  fabrication  de  l'huile,  du  savon,  de  la  margarine.  II  va 
sans  dire  qu'au  point  de  vue  de  l'importance,  c'est  le  thé  qui 
vient  après  le  riz  :  il  constitue  la  boisson  favorite  de  la  grande 
majorité  de  la  population;  sa  culture  et  sa  préparation  sont 
répandues  dans  toutes  les  provinces  méridionales  et  notam- 
ment dans  le  Hou-Pe,  le  Fo-Tsien,  le  Kiang-Si,  le  Che-Kiang, 
le  Setchouen  et  le  Yunnan.  Le  coton  devient  une  source  de 
rémunération  qui  s'amplifie  avec  les  années:  de  11   millions 


660  QUESilONS    DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

de  tai'ls  en  1906,  son  produit  s'est  élevé  à  28  millions  en  1910. 
On  escompte  beaucoup  cette  richesse  quand  on  pourra  intro- 
duire une  grande  quantité  de  graines  nouvelles.  Enfin,  notons 
le  tabac,  le  sésame,  diverses  fibres  végétales,  etc.. 

Au  point  de  vue  minier,  il  y  a  de  plus  grandes  perspectives. 
Le  charbon  se  rencontre  dans  presque  toutes  les  provinces. 
L'entreprise  de  la  plus  grande  envergure  est  celle  de  Kaïping. 
En  1909,  l'extraction  a  été  de  1,226.069  tonnes  et  la  vente  de 
1.149.336;  en  1910  l'extraction  a  monté  à  1.350.000  tonnes. 
Mais  la  région  qui  ofTre  le  plus  d'avenir  est  encore  celle  du 
Chansi  et  du  Chensi:  sa  prospérité  ne  dépend. que  de  la  manière 
dont  la  voie  ferrée  desservira  sa  production  minière.  On  fonde 
beaucoup  d'espoir  sur  l'utilité  de  la  ligne  qui,  du  Chansi  à 
Tientsin,  assurera  l'écoulement  des  matières  premières.  Les 
évaluations  pour  le  sous-sol  honiller  chiffrent  à  environ 
600  milliards  de  tonnes  les  gisements  de  ce  bassin,  pour  une 
superficie  de  2o  millions  d'hectares.  Le  bassin  du  Setchouen 
passe  pour  aussi  riche.  Celui  du  Yunnan,  avec  ses  30  milliards 
de  tonnes,  paraît  donc  assez  pauvre  comparativement;  mais 
n'oublions  pas  qu'il  représente  800  fois  la  production  annuelle 
de  notre  pays.  Actuellement  les  cinq  exploitations  existantes  : 
la  Chinese-Mining  et  Engineering  C°,  le  Peking-Syndicate,  les 
Charbonnages  allemands  de  Fuchun,  les  entreprises  chinoises 
de  Toli  et  de  Linsheng  ne  produisent  guère  ensemble  que 
15  millions  de  tonnes. 

Quant  au  minerai  de  fer,  il  n'est  abondant  que  dans  le 
Chansi,  la  Mandchourie  et  le  long  du  Yang-Tsé  où  de  riches 
gisements  viennent  d'être  reconnus  à  proximité  de  champs 
houillers.  La  main-d'œuvre  étant  très  abondante  et  ne  récla- 
mant qu'un  salaire  infime  par  rapport  aux  exigences  euro- 
péennes, l'avenir  sidérurgique  de  ces  contrées  n'est  pas  dou- 
teux. Il  n'existe  encore  que  deux  exploitations  :  celle  de  Tayeh 
et  celle  de  Tung-Kuan  Shan,  dont  la  production  annuelle 
n'est  que  de  quelques  centaines  de  mille  tonnes. 

C'est  surtout  au  Yunnan  que  se  rencontre  le  cuivre  :  on 
l'extrait  de  quatre  mines  appartenant  à  l'Etat.  Citons  une  mine 
de  mercure  à  Yuan-Chankiang,  dans  la  province  de  Kœi- 
Tcheou  ;  des  mines  d'étain  à  Ko-Chin,  dans  le  Yunnan;  du 
plomb,  de  l'arsenic,  de  l'antimoine  dans  la  province  du 
Hounanetdans  l'Ouest  du  Kouang-Si  où  la  production  annuelle 
a  atteint  environ  10.000  tonnes.  Çà  et  là  sont  signalées  des 
exploitations  d'or,  particulièrement  en  Mandchourie. 

On  ne  conteste  pas  que,  derrière  ces  réalités,  s'ouvrent  des 
perspectives  dont  la  mesure   ne  sera  pas  évaluée  avant  que 


LES    RESSOURCES    ÉCONOMIQUES    DE    LA    CHINE  661 

prospecteurs  et  ingénieurs  aient  pu  établir  et  réaliser  leurs 
plans.  L'Etat  ne  mettra  aucune  entrave  à  cet  essor,  mais  faut- 
il  encore  que  les  fondateurs  d'entreprises  tiennent  compte  de 
la  loi,  et  en  particulier  du  règlement  minier  de  1907.  La  ten- 
dance de  ce  règleinent  est  fortement  nationaliste.  Les  pre- 
mières clauses  s'efforcent  d'enlever  les  étrangers  à  la  juridic- 
tion de  leurs  consuls  pour  les  soumettre  exclusivement  en 
matière  de  mines  aux  autorités  et  juridictions  chinoises. 
L'article  20  interdit  de  vendre,  échanger  ou  hypothéquer  des 
terrains  sans  en  avoir  référé  à  l'autorité  du  pays.  La  Chine  a 
entendu  se  conformer  à  l'usage  des  pays  civilisés  qui  traitent 
ditl'éremment,  en  ces  matières,  les  nationaux  et   les  étrangers. 

La  propriété  du  gite  reste  entre  les  mains  du  propriétaire  du 
sol  qui  ne  peut  être  que  Chinois.  Il  est  réputé  en  faire  apport 
à  l'entreprise  d'exploitation.  Les  industriels  étrangers  qui 
s'associent  avec  les  marchands  chinois  pour  exploiter  en 
commun  des  mines  ont  le  droit  d'exploiter  jusqu'à  épuisement; 
mais  l'entreprise  doit  au  propriétaire  du  sol  en  échange  de 
cet  apport  présumé  une  part  des  bénéfices,  30  %  ou  23  %,  et 
ii  l'Etat  en  plus,  dans  la  troisième  catégorie  des  minéraux  qui 
<  st  la  plus  importante,  25  %. 

Le  capital  doit  être,  en  principe,  constitué  moitié  par  des 
Chinois  et  moitié  par  des  étrangers;  mais,  en  fait,  les  étran- 
|;ers  peuvent  entreprendre  seuls  une  exploitation,  à  la  condi- 
tion de  réserver  aux  Chinois  une  part  qui  peut  aller  à  30  %  à 
l'origine  et  se  réduire  jusqu'à  extinction  au  bout  de  10  ans,  les 
indigènes  conservant  toutefois  la  faculté  d'acheter  des  actions. 

Les  impôts  sont  passablement  élevés  :  taxe  fixe  pour  les 
mines  de  4  fr.  53  environ  par  hectare  et  taxe  proportionnelle 
do  0  fr,  37  la  tonne  pour  les  combustibles  et  le  fer,  10  %  de 
l'ioduit  net  pour  l'or,  l'argent  et  le  platine,  3  %  pour  les 
autres  substances  de  la  troisième  catégorie. 

Telles  sont  les  conditions  imposées  par  les  pouvoirs  publics, 
oîi  l'on  discerne  la  volonté  du  Chinois  de  reprendre  quelque 
jDur  la  direction  des  foyers  d'activité  fondés  sur  son  sol.  Il 
>econde  toutes  les  initiatives  utiles,  car  il  reconnaît  son 
intérêt.  Aujourd'hui,  il  est  l'associé;  demain,  s'il  le  peut,  il 
bcra  le  seul  entrepreneur  et  gérant. 

IL  —  L'étai  actuel  des  voii:s  ferrées. 

La  condition  vitale  pour  favoriser  l'essor  industriel  aussi 
bien  qu'agricole  est  le  développement  de  moyens  de  communi- 
cation. 


662  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

On  ne  saurait  ignorer  que,  pendant  fort  longtemps,  ave 
cette  xénophobie  qui  fut  sa  caractéristique  dans  ses  rapports 
avec  l'Europe,  la  Chine  s'est  montrée  énergiquement  réfrac- 
taire  à  l'établissement  du  rail.  Depuis  une  quinzaine  d'années, 
son  attitude  s'est  à  peu  près  complètement  modifiée.  La  lon- 
gueur actuelle  du  réseau  est  d'une  dizaine  de  mille  kilomètres. 
C'est  assez  peu  pour  une  vaste  contrée  dont  la  superficie  atteint 
près  de  6  millions  de  kilomètres  carrés  :  par  là,  on  se  rend 
compte  des  brillantes  perspectives  d'avenir  de  l'industrie  des 
chemins  de  fer. 

Il  est  intéressant,  croyons-nous,  de  rechercher  comment  la 
Chine  est  passée  d'un  état  d'hostilité  déclarée  à  une  attitude 
favorable  à  l'égard  delà  pénétration  du  rail.  Le  grand  prétexte 
que  la  Chine  ancienne  invoquait  contre  l'intrusion  des  moyens 
civilisateurs  était  que  les  lignes  ferrées  dérangeaient  les  tom- 
beaux et  troublaient  \e,  fongchoui  ou  atmosphère  favorable  de 
divers  lieux.  L'esprit  critique  a  fini  par  avoir  raison.  D'un 
bond,  la  mentalité  publique  a  évolué  de  cette  méfiance  fana- 
tique à  un  certain  enthousiasme.  Les  habitants  de  la  province 
de  Tché-Kiang  en  vinrent  à  se  soulever  parce  que  le  chemin 
de  fer  la  traversant  devait  être  construit  par  des  Anglais.  On 
a  même  cité  ce  fragment  de  lettre  d'un  notable  de  Changhaï  au 
ministre  d'Angleterre  : 

«  Je  vous  donne  un  délai  d'un  mois  pour  que  vous  puissiez 
«  faire  le  nécessaire  et  faire  disparaître  cette  question  de  l'em- 
«  prunt.  Si,  passé  ce  délai,  vous  n'avez  pas  encore  fait  ce  que 
«  je  vous  ai  dit,  cela  prouvera  que  vous  êtes  un  ennemi  mortel 
«  du  peuple  chinois,  et  j'agirai  comme  j'ai  fait  pour  les  mar- 
«  chandises,  par  un  boycottage  intense.  » 

Ce  langage  montre  qu'une  modification  radicale  s'était 
opérée  dans  les  esprits  depuis  la  construction  de  la  première 
ligne  par  les  Anglais  en  1876,  unissant  Changhaï  à  Woosung; 
en  1877,  les  autorités  chinoises  la  rachetèrent  pour  la  détruire 
immédiatement,  mais  elle  fut  rétablie  en  1898. 

C'est  vers  cette  année-là  que  commença  la  première  période 
de  construction,  qui  devait  durer  jusqu'en  19o6.  La  seule  ma- 
nière d'obtenir  une  concession  consistait  à  la  demander  au 
gouvernement  chinois  par  l'intermédiaire  d'une  légation  étran- 
gère. De  là  une  concurrence  très  vive  entre  les  représentants 
des  diverses  puissances  qui  considéraient,  à  juste  titre,  l'éta- 
blissement de  voies  ferrées  comme  le  meilleur  moyen  d'ins- 
taller un  grand  nombre  de  leurs  concitoyens  et  d'asseoir  soli- 
dement leur  influence.  La  Russie  obtint,  pour  la  Banque  russo- 
chinoise,  le  prolongement  du  Transsibérien  à  travers  la  Mand- 


LES   RESSOURCES   ÉCONOMIQUES   DE   LA   CHINE  663 

chourie  jusqu'à  Port-Arthur  et  Talien-wan  (Dalny).  Un  contrat 
fut  signé,  en  1897,  avec  le  syndicat  franco-belge  pour  la  créa- 
tion de  la  ligne  Hankéou-Pékin.  Complètement  terminée  en 
1907,  cette  voie  fut  rachetée  en  1909  par  le  gouvernement,  à 
l'aide  d'un  emprunt  consenti  par  un  syndicat  anglo-français. 
Le  tracé  de  Canton  à  Hankéou,  concédé  aux  Américains  et  des- 
tiné à  compléter  le  tracé  précédent,  a  été  convoité  par  le  gou- 
vernement qui  a  réussi  à  assumer  les  travaux  le  concernant. 
Signalons  encore  divers  contrats  qui  donnèrent  à  la  Compagnie 
française  de  Fives-Lille,  la  concession  d'un  chemin  de  fer  de- 
vant aller  de  Langtchéou,  frontière  du  Tonkin  à  Nankin  — 
ainsi  que  la  concession  au  Peking-Syndicate  de  la  ligne 
Tao-Kou-Tching-huan  (Houan),  qui  coupe  la  ligne  Pékin-Han- 
kéou. 

A  partir  de  1900  — après  un  arrêt  expliqué  par  la  révolte 
des  Boxers  —  l'essor  reprend.  La  France  est  chargée  de  rac- 
corder le  Pékin-Hankéou  à  la  capitale  du  Chansi,  Tayuan-fou 
et  en  second  lieu,  d'unir  la  frontière  du  Tonkin  à  la  capitale 
du  Yunnan.  L'Angleterre  construit  la  ligne  Ghanghaï-Nankin 
et  la  ligne  Ningpo-Hangtchéou-Changhaï.Les  Allemands  se  font 
attribuer  la  concession  de  la  voie  allant  de  Tsingtao  à  Tsinan- 
fou,  la  capitale  du  Chantoung  et  d'un  embranchement  du  Pé- 
kin-Hankéou, partant  de  Gheng-Ting-fou,  destiné  habilement 
à  drainer  sur  le  port  de  Kiao-tchéou,  le  trafic  du  Chansi.  On 
accorde  aux  Anglais  et^ux  Allemands,  aux  premiers  le  tronçon 
Sud,  aux  seconds  le  tronçon  Nord  d'un  chemin  de  fer  unissant 
Tientsin  à  Poukéo  sur  le  Yang-tsé.  Les  Belges  s'assurent  un 
tronçon  reliant  Kaïfong-fou  sur  le  Pékin-Hankéou  à  Houan-fou, 
capitale  du  Houan. 

La  durée  de  ces  divers  contrats  était  de  trente  ans.  Pendant 
cette  période,  la  Compagnie  impériale  des  chemins  de  fer  chi- 
nois accordait  à  chaque  société  concessionnaire  20  %  sur  les 
bénéfices  nets.  Celle-ci  obtenait  en  outre  la  garantie  générale 
du  gouvernement  et  une  garantie  spéciale  sur  les  produits  de 
la  ligne.  Cette  époque  fut  très  favorable  au  développement  des 
intérêts  étrangers,  car  il  ne  s'agissait  que  de  tractations  entre 
des  hommes  d'affaires  européens  et  les  pouvoirs  publics  du 
Céleste  Empire.  La  nation  restait  étrangère  aux  pourparlers 
aussi  bien  qu'aux  décisions  convenues.  11  était  par  conséquent 
possible  à  l'intelligence  et  à  la  persévérance  des  financiers  et 
des  ingénieurs  d'Europe  d'obteuir  de  grands  avantages.  Mais 
quand  le  zèle  patriotique  se  réveilla,  lors  de  la  victoire  japo- 
naise sur  les  Russes,  les  gouvernants  de  Pékin  s'enhardirent  et 
voulurent  s'occuper  directement  de  l'outillage  d'un  pays  encore 


664  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

si  neuf.  Le  soulèvement  de  la  province   de  ïclie'kiang  contre 
les  projets  anglais  acheva  d'éclairer  l'opinion  européenne. 

La  politique  ferroviaire  de  Pékin  fut  fondée  sur  les  principes 
suivants  :  rachat  des  lignes  exploitées  par  des  sociétés  conces- 
sionnaires et  construction  des  nouvelles  lignes  à  l'aide  d'em- 
prunts. Dès  lors,  les  Français  au  Yunnan  et  au  Kouangsi,  les 
Allemands  au  Chantoung,  les  Anglais  au  Kiangsou  et  au  Tché- 
kiang  rencontrèrent  devant  eux  les  difficultés  les  plus  inat- 
tendues. Aussi  les  puissances  comprirent-elles  que  leur  intérêt 
était  d'agir  solidairement.  Une  entente  fut  conclue  en  490-5 
entre  la  France  et  l'Angleterre  et  se  traduisit  par  la  constitu- 
tion d'une  société  anglo-française  pour  la  construction  à  deux 
des  chemins  de  fer  de  Chine.  En  1907  fut  sigué  un  accord  entre 
les  Anglais  et  les  établissements  de  crédit  français  ayant  déjà 
des  intérêts  en  Chine  pour  la  construction  du  Hankéou-Ganton; 
les  Allemands  furent  admis  à  participer  à  l'entente  en  1908, 
afin  de  faire  cesser  la  concurrence  qu'ils  menaçaient  de  faire 
au  groupe  franco-anglais.  Ils  reçurent,  comme  part,  une  sec- 
tion d'une  ligne  à  créer  entre  Hankéou  et  Cheng-tou.  Mais  les 
Etats-Unis,  à  leur  tour,  intervinrent  et  exigèrent  d'être  asso- 
ciés à  l'œuvre  entreprise.  On  conclut  alors  l'emprunt  de 
réforme  mom  taire.  Finalement,  le  nombre  des  Etats  partici- 
pants fut  porté  à  six  par  l'entrée  en  scène  du  Japon.  On  né- 
gocia alors  re/72/>/7i/?/  de  réorganisation. 

Un  fait  nouveau  se  produisit  :  le  président  américain, 
M.  Wilson,  ne  voulut  pas  soutenir  le  groupe  de  ses  compa- 
triotes. 

L'emprunt  de  1913  fut  émis,  non  sous  la  garantie  des  cinq 
puissances,  mais  simplement  sous  leurs  auspices.  Les  ministres 
des  Affaires  étrangères  des  cinq  Etais  se  bornèrent  à  déclarer 
que  le  président  de  la  République  chinoise  avait  légalement  le 
droit  de  contracter  cet  emprunt.  Mais  comme  1  Angleterre 
reconnut  qu'elle  ne  pouvait  pas  soutenir  uniquement  le  mono- 
pole de  la  Hong-Kong,  les  cinq  Etats  résolurent  de  reprendre 
chacun  leur  liberté  pour  les  chemins  de  fer. 


111.  —  L'extension  des  chemins  de  fer. 

A  partir  de  ce  moment,  le  régne  des  concessions  particu- 
lières s'affirme  de  nouveau. 

L'Angleterre  obtient  la  concession  de  deux  lignes  dont  l'une 
prolonge  vers  le  Sud,  dans  la  direction  du  Yunnan,  la  ligne 
chinoise  centrale  de  Pékin  à  Hankéou,  tandis  que  l'autre  se 


LES    RESSOURCES   ÉCONOMIQUES   DE    LA    CHINE  665 

détache  de  la  première  pour  la  relier  à  la  voie  de  Canton-Han- 
kéoii. 

Ainsi  la  Grande-Bretagne  s'efforce  d'installer  solidement  son 
influence  sur  le  Koangtong,  le  Foukien,le  Kiangsi,  le  Koangsi. 
Sa  base  d'action  est  Hongkong,  un  des  grands  ports  de  com- 
merce international  d'Extrême-Orient. 

Le  centre  d'activité  des  Allemands  est  plus  au  Nord,auGhan- 
toung,  vers  lequel  ils  peuvent  rayonner  en  partant  de  leur  port 
de  Tsingtao.  Signalons  les  concessions  obtenues  en  cette 
région  par  ceux  qui  y  exercent  une  sorte  de  tutelle  économique. 
La  ligne  de  Kaomi  à  Itchéou-fou  constitue  une  tentative  de 
jonction  dans  la  direction  du  Sud  avec  le  futur  grand  transver- 
sal chinois,  le  Loung-Tsing-L-lIaï  ou  chemin  de  fer  du  Kan- 
sou  à  la  mer.  L'Allemagne  est  là  comme  chez  elle  depuis  1897, 
époque  oii  elle  réussit  à  créer  autour  de  Tsingtao  une  zone 
d'influence  de  50  kilomètres, inviolable  pour  laChine  elle-même. 
Le  budget  allemand  contribue  annuellement  pour  15  mil- 
lions de  francs  à  l'établissement  et  au  développement  de  l'in- 
lluence  dans  ce  coin  du  Gbanloung.  Depuis  1904,  un  chemin 
de  fer  unit  le  port  allemand  à  Tsinan,  capitale  de  la  province. 
Mais,  tandis  que  les  Allemands  sont  indifférents  à  un  tracé 
allant  de  Weishien  à  Tchifou,  port  concurrent  de  Tsingtao, 
ils  souhaitent  de  mettre  en  communication  Weishien  à  Itcheo 
au  Sud;  ils  ont  uni  Tsinan  à  Tientsin,  ce  qui  leur  permet  de 
drainer  quelque  peu  du  trafic  de  Pékin  vers  leur  port  et  ils 
projettent,  d'après  l'une  des  dernières  concessions  obtenues, 
d'y  transporter  aussi  les  produits  du  Chansi  par  une  ligne  qui 
prolongerait  le  rail  de  Tsingtao  jusqu'à  Chountefou,  point  où  il 
atteindrait  le  Pékin-Hankéou.  Sont  également  envisagés  des 
projets  unissant  Haitchéou  à  Sinyang,  dans  le  Houan,  par  Sint- 
cheo  et  Kaifong,  ou  par  Fongyang,  ou  reliant  directement  Hait- 
chéou à  Kaifong. 

En  même  temps  que  des  concessions  ferrées,  l'Allemagne  a 
obtenu  au  Ghantoung,  depuis  une  dizaine  d'années,  des  con- 
cessions minières,  qui  ont  alimenté  puissamment  le  trafic  de 
Tsingtao.  L'industrie  du  fer  est  appelée  à  un  bel  avenir.  Les 
réserves  de  houille  sont  abondantes  dans  les  charbonnages 
de  Houngchang. 

En  matière  de  voies  ferrées,  l'Allemagne  est  passablement 
jalouse  des  avantages  plus  considérables  obtenus  par  la  France, 
la  Belgique  et  la  Russie,  et  n'est  pas  loin  d'envisager  une 
entente  avec  l'Angleterre  et  le  Japon  pour  faire  échec  à  cette 
avance.  Ainsi,  suivant  les  latitudes,  ses  amitiés  se  déplacent. 

La    France  est   principalement  représentée  par  la  Banque 


666  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES  ET   COLONULES 

industrielle  de  Chine  qui  a  su  se  faire  attribuer  tout  un  réseau 
dans  TExtrême-Sud  et  le  Sud-Ouest  :  ligne  partant  du  port  de 
Yam-Chéou,  près  de  Pakhoï,  et  gagnant  Yunnan-Sen  par  Nan- 
ning  et  Pesé;  ligne  partant  de  Yunnan-Sen  et  rejoignant  le 
Chinese  Central  RaiUvay  à  Choung-King  sur  le  Yang-Tsé; 
option  d'un  embranchement  de  Nanning  à  Loungtchéou  avec 
raccordement  éventuel  avec  le  chemin  de  fer  Indochinois  de 
Langson;  option  d'un  autre  embranchement  de  Soui-fou  sur 
le  Yang-Tsé  à  Gheng-Tou, capitale  duSétchouen.  De  tels  projets 
accentuent  l'emprise  française  sur  les  contrées  limitrophes  de 
l'Indochine.  En  1898,  dans  la  distribution  qui  suivit  le  conflit 
sino-japonais,  le  gouvernement  français,  en  reconnaissance  des 
services  qu'il  lui  avait  rendus,  obtint  du  gouvernement  chinois 
le  droit  de  construire  un  chemin  de  fer  allant  de  la  frontière 
du  Tonkin  à  la  capitale  du  Yunnan  et  dont  le  but  était  d'ouvrir 
d'une  façon  définitive  cette  province  à  notre  pénétration  écono- 
mique. Ce  chemin  de  fer  a  été  ouvert  à  l'exploitation  le  l®""  avril 
1910;  il  permet  le  voyage  en  trois  jours  de  Hanoï  à  la  capitale 
du  Yunnan, 

L'extension  envisagée,  en  conduisant  le  rail  presque  en 
ligne  droite  de  Yunnan-Sen  à  Cheng-ïou,  fera  des  ports  de 
notre  Indochine  le  débouché  du  Sétchouen,  du  Koeitchéo  et  du 
Kansou,  sans  compter  les  territoires  de  l'Yunnan,  non  encore 
exploités.  La  première  de  ces  provinces  est  considérée  comme 
un  des  greniers  de  l'Empire;  ses  richesses  minières  offrent 
d'intéressantes  perspectives  :  fer,  cuivre  et  sel;  on  a  opéré 
même  des  sondages  de  pétrole  et  de  houille  avec  succès. 

Désormais,  deux  chemins  de  fer  français  pourront  converger 
de  la  côte  vers  la  capitale  de  la  province  du  Y.unnan  et  continuer 
en  une  seule  ligne  vers  le  Sétchouen,  traversant  une  des  prin- 
cipales villes  Choung-King,  marché  fort  important  et  aboutis- 
sant à  une  cité  dont  le  développement  est  probable.  De  cette 
manière,  le  raccord  sera  possible  avec  le  chemin  belge  de 
Lagun-Tou  à  Cheng-Tou. 

La  coopération  avec  la  Belgique  est  devenue  une  règle  de 
l'activité  française  en  Chine.  Elle  va  s'affirmer  encore  pour  la 
construction  et  l'exploitation  de  deux  autres  grandes  lignes,  le 
Loung-Tsin-Iu-Haï  et  le  Toung-Tcheng.  La  première,  allant  de 
l'Ouest  à  l'Est,  doit  partir  de  Lantchéou,  dans  le  Kansou,  et 
gagner  la  mer  Jaune,  au  port  de  Haitchéou,  en  se  confondant 
de  Ilouanfou  jusqu'à  Kaifong  avec  la  petite  ligne  déjà  créée  de 
Pienlo.  On  compte  la  prolonger  ultérieurement  de  600  kilo- 
mètres jusqu'à  Soutchéou,  à  l'intérieur  de  la  Mongolie.  On 
fonde  de  grandes  espérances  sur  ce  tracé  qui  coupant  à  angle 


LES    RESSOURCES    ÉCONOMIQUES    DE    LA    CHINE  667 

droit  le  Pékin-Hankéou,  desservirait  une  région  pour  laquelle 
il  n'a  presque  rien  été  fait  jusqu'à  présent. 

L'autre  chemin  de  fer  se  confondra  avec  le  premier  sur  une 
brève  distance  entre  Sinangfou  et  Foutchéou,  traversera  la 
Chine  en  diagonale  de  Tatoungfou,  dans  le  Nord  du  Chansi 
jusqu'à  Chengfou,  capitale  du  Setchouen  où  s'opérera  la  jonc- 
tion avec  le  rail  français. 

Cette  concordance  d'intérêts  qui  se  manifeste  par  une  combi- 
naison d'accord  est  considérée  avec  faveur  par  la  Russie.  La 
présence  de  celle-ci  sur  le  flanc  occidental  et  septentrional  de 
la  Chine  lui  rend  particulièrement  précieux  un  réseau  destiné 
à  relier  les  pays  de  son  influence  avec  la  côte. 

L'Angleterre  a  été  une  des  premières  à  s'inquiéter  de  cette 
harmonie  de  vues  franco-russo-belge.  Ses  préoccupations  sont 
d'autant  plus  vives  que,  dans  le  cours  supérieur  du  Yang-Tsé, 
ce  sont  d'autres  influences  que  la  sienne  qui  s'installent  et  que 
la  France,  notamment,  après  avoir  officiellement  semblé  reculer 
a  repris  une  notable  avance  grâce  à  son  industrie  privée  et 
marqué  une  offensive  dont  la  décision  rappelle  la  vigueur  du 
caractère  anglo-saxon.  Nous  avons  profité  de  la  situation  finan- 
cière embarrassée  oii  se  débattait  Youan  Chi  Kaï  pour  obtenir 
des  concessions  importantes. 

A  côté  de  ces  succès,  les  résultats  obtenus  par  l'Angleterre 
ont  assurément  modestes.  Il  se  trouve  même  que  la  moitié 
des  avantages  de  la  première  ligne  obtenue  par  elle  a  été 
réclamée  par  les  Français  d'après  un  contrat  tombé  en  désué- 
tude. Mais  la  déception  britannique  résulte,  avant  tout,  de  ce 
que,  dans  une  partie  de  la  République  où  les  Anglais  se 
croyaient  les  maîtres,  les  entreprises  de  nos  compatriotes  aient 
établi  nos  droits  d'une  façon  éclatante.  Il  faut  cependant  re- 
marquer que  le  bas  Yang-Tsé  restera  sous  la  haute  influence 
de  l'Angleterre,  après  la  construction  du  chemin  de  fer  déjà 
concédé  Nankin-Nangtchang,  avec  aboutissement  aux  charbon- 
nages de  Ping-Hsiang  à  Tchou-Tchéou.  Avec  la  ligne  de  Chan- 
ghaïNingpo  à  Hangtchéou  et  de  Changhaï  à  Nankin,  cela  fera 
1.600  kilomètres  de  voies  anglaises. 

La  part  est  si  avantageuse  que  les  Japonais  ont,  paraît-il, 
adressé  des  réclamations  à  Pékin.  Tokio,  en  tout  cas,  jetterait 
son  dévolu  sur  le  chemin  de  fer  à  construire  entre  Foutchéou, 
Nangtchang  et  Kioukiang. 

La  Chine  est  donc  entrée  dans  une  voie  de  réorganisation  et 
d'extension  ferroviaire  très  déterminée.  Elle  ne  saurait  oublier 
que  les  moyens  de  transport  constituent  les  meilleurs  auxi- 
liaires de  l'œuvre  de  développement  économique.  A  en  juger 


668  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

par  la  progression  du  mouvement  commercial  en  ces  dernières 
années,  on  constate  que  cet  immense  pays  a  d'inépuisables 
réserves  latentes.  En  cinq  ans,  l'augmentation  a  été  de  près 
d'un  milliard  de  francs.  Sans  doute,  la  Chine  doit  faire  face 
au  service  de  sa  Dette  extérieure  qui  s'élève  à  un  chiffre  voisin 
de  0  milliards  et  dont  les  arrérages  atteignent  environ  275  mil- 
lions. Mais  elle  a  eu  le  bon  sens  de  consentir  à  l'intervention 
étrangère  pour  la  mise  en  œuvre  de  ces  richesses.  La  concur- 
rence des  nations  européennes  suffit  d'ailleurs  à  écarter  le 
danger  d'une  tutelle  politique. 

Le  fait  demeure  que,  en  quinze  ans,  la  Chine  a  construit 
9.300  kilomètres  de  chemins  de  fer;  que  3.500  kilomètres  sont 
en  construction  et  13  600  kilomètres  concédés  ou  projetés. 
Encore  un  peu  de  temps  et  elle  possédera  un  réseau  de  25.000 
kilomètres.  Les  gisements  miniers  pourront  être  exploités  plus 
intensivement  :  ils  donnent  15  millions  de  tonnes;  c'est  à  un 
chiffre  dix  fois  plus  fort  qu'on  aboutira  dans  la  suite.  En  même 
temps,  la  richesse  agricole  se  multipliera.  Alors,  il  arrivera 
que,  d'une  part,  s'accroîtra  l'exportation  chinoise  par  suite  de 
l'exploitation  des  mines  et  que,  d'autre  part,  diminuera  l'im- 
portation, à  la  fois  par  suite  du  rendement  plus  élevé  de  la 
terre  cultivée  et  du  développement  de  l'industrie  nationale. 

Albert  Sauzède. 


LA.  NOUVELLE  LOI  MILITAIRE   OTTOMANE 


Un  iradé  impérial  du  29  avril  1330  (12  mai  1914)  vient  de 
mettre  en  vigueur  une  nouvelle  loi  de  recrutement  qui  apporte 
aux  bases  traditionnelles  de  l'organisation  militaire  ottomane, 
d'importantes  modifications.  Le  gouvernement  a  utilisé,  pour 
accomplir  cette  réforme,  les  facilités  résultant  de  l'article  36 
de  la  Constitution  qui  autorise  le  ministère,  lorsque  le  Parle- 
ment n'est  pas  réuni,  à  prendre  des  mesures  provisoires  ayant 
force  de  loi  jusqu'à  la  convocation  des  Chambres.  A  la  vérité, 
comme  l'article  en  question  ne  s'applique  qu'au  cas  de  néces- 
sité urgente  et  au  vote  des  lois  destinées  à  prémunir  l'Etat 
contre  un  danger  ou  à  sauvegarder  la  sécurité  publique,  on 
peut  toujours  mettre  en  doute  qu'un»^  loi  provisoire  réponde 
exactement  à  ces  conditions,  surtout  quand  elle  est  signée 
l'avant-veille  de  la  réouverture  du  Parlement.  Mais  parmi  les 
innombrables  lois  mises  en  vigueur  en  vertu  de  l'article  36 
pendant  un  interrègne  parlementaire  de  près  de  deux  ans,  la 
loi  de  recrutement  est  certainement  l'une  de  celles  auxquelles 
on  pourra  le  plus  difficilement  contester  un  caractère  de  réelle 
urgence. 

L'organisation  du  service  militaire  encore  en  vigueur  tout 
récemment  en  Turquie,  était  en  réalité,  fort  ancienne,  car  la 
loi  de  1886,  la  dernière  en  date,  avait  conservé,  sans  modifica- 
tions importantes,  les  principes  essentiels  posés  par  celle 
de  1869.  L'un  des  traits  caractéristiques  de  cette  organisation 
était  l'existence  d'une  armée  de  réserve  {rédif)  possédant,  dès 
le  temps  de  paix,  des  cadres  complets  d'officiers  pour  toutes 
ses  unités,  depuis  la  compagnie  jusqu'à  la  division. 

Une  autre  disposition  importante  des  lois  de  1869  et  de  1886, 
la  restriction  du  service  militaire  aux  seuls  Musulmans  et 
l'exemption  totale  de  certaines  populations  (par  exemple,  des 
habitants  de  Constantinople  et  de  ses  faubourgs),  avait  été 
abrogée,  peu  après  la  révolution,  par  une  loi  spéciale  du 
7  août  1909. 

Maig  précisément,  à  cause  de  cette  grave  modification  qui 
astreignait  au  service  da)is  l'armée  des  éléments  dont  la  loi  de 
1886  n'avait  pas   eu  à  tenir  compte,  la   révision    de  cette  loi 


670  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

s'imposait.  Un  projet  dans  ce  sens  fut  présenté  à  la  Chambre 
des  députés  et  voté  par  elle  au  cours  de  sa  quatrième  session 
qui,  ainsi  qu'on  se  le  rappelle,  fut  abrégée  par  une  dissolution. 
Malgré  les  longues  discussions  auxquelles  avait  donné  lieu  l'exa- 
men de  cette  loi,  elle  ne  modifiait  que  fort  peu  l'état  de  choses 
antérieur,  si  ce  nest  qu'elle  portait  de  vingt  à  vingt-cinq  ans 
la  durée  totale  de  l'obligation  militaire  et  qu'elle  fixait  à  trois 
ans  pour  l'armée  de  terre  et  cinq  ans  pour  la  marine  la  durée 
du  service  sous  les  drapeaux  qui  auparavant  n'était  pas  déter- 
minée par  la  loi,  laquelle  donnait  en  bloc  la  durée  du  service 
dans  l'armée  active  et  sa  réserve. 

Notons  aussi  quelques  dispositions  utiles  au  sujet  des  avan- 
tages accordés  aux  jeunes  gens  possédant  un  certain  degré 
d'instruction. 

Ce  projet  ne  reçut  jamais  force  de  loi,  car  l'interruption  du 
travail  parlementaire  résultant  des  deux  dissolutions  succes- 
sives de  la  Chambre  des  députés,  puis  de  la  guerre  balka- 
nique, ne  permit  pas  au  Sénat  de  le  voter  à  son  tour.  Il  n'y  a 
du  reste,  pas  à  le  regretter,  car  la  loi  nouvellement  mise  en 
vigueur  et  dont  nous  allons  examiner  les  principales  disposi- 
tions, représente,  par  rapport  au  projet  de  1911  aussi  bien 
qu'à  la  législation  antérieure,  un  progrès  des  plus  sérieux. 

* 

La  loi  provisoire  du  29  avril  1330  pose  d'abord  dans  son 
article  premier,  le  principe  du  service  obligatoire  pour  tous 
les  sujets  ottomans  mâles.  Seuls  les  membres  de  la  dynastie 
impériale  en  sont  exemptés. 

L'obligation  militaire  commence  avec  l'année  qui  suit  celle 
au  cours  de  laquelle  l'intéressé  a  eu  dix  huit  ans  accomplis  (1), 
mais  les  hommes  se  trouvant  dans  leur  dix-neuvi(^me  ou  ving- 
tième année  ne  peuvent  être  appelés  qu'en  temps  de  guerre. 

Une  des  innovations  les  plus  importantes  de  la  loi  pro- 
visoire est  la  suppression  de  l'ancienne  distinction  entre  Var- 
mée  active  [nizam)  et  ïai'mée  de  réserve  [rédif).  Même  les 
termes  de  nizam  et  de  rédif  disparaissent  du  texte  légal 
qui  ne  prévoit  plus  que  deux  catégories,  Vannée  active^ 
désignée  désormais  sous  le  nom   de  muvazzaf[2).  et  la  mi- 

(1)  On  se  rappelle  que  l'année  administrative  ottomane,  dite  année  financière, 
commence  le  l"  mars  vieux  style  (14  mars  nouveau  style). 

(2)  yi  l'on  s'en  rapiiorte  à  son  sens  étymologique  (troupe  soldée),  le  terme  mu- 
vazzaf  serait  impropre,  en  tant  que  désignant  l'ensemble  du  service  dans  l'armée 
active,  mais  il  était  depuis  longtemps  devenu  synonyme  de  nizam. 


LA    NOUVELLE    LOI    MILITAIRE   OTTOMANE  071 

lice  qui  conserve  Tancienne   dénomination  de  musiahfiz  (1). 

Cette  modification  a  eu  pour  conséquence  la  suppression  des 
cadres  permanents  du  rédif.  Les  affaires  concernant  le  recru- 
tement qui,  autrefois,  constituaient  en  temps  ordinaire  l'oc- 
cupation principale  de  ces  cadres  sont  désormais  confiées  à  des 
services  du  recrutement  de  corps  d'armée  et  de  division  (2), 
auxquels  sont  subordonnés  des  bureaux  de  recrutement  [ahz 
Vaskier  choubéleri)  qui  rempliront  les  fonctions  précédem- 
ment dévolues  aux  commandements  des  bataillons  de  rédif. 

La  durée  du  service  sous  les  drapeauœ,  ou  service  actif 
proprement  dit,  n'est  plus  fixée  uniformément  pour  tous  les 
conscrits  de  l'armée  de  terre  ;  mais  conformément  à  un  prin- 
cipe admis  dans  plusieurs  Etats,  notamment  en  Russie,  en  Alle- 
magne, en  Roumanie,  Rulgarie  et  Serbie,  elle  est  déterminée 
selon  les  nécessités  de  l'instruction  dans  les  différentes  armes. 
Les  hommes  affectés  à  l'infanterie  et  au  train  resteront  seule- 
ment deux  ans  sous  les  armes,  ceux  affectés  à  la  cavalerie,  à 
l'artillerie, au  génie  et  à  la  gendarmerie,  trois  ans,  et  les  recrues 
de  la  marine,  cinq  ans. 

Les  hommes  ainsi  astreints  à  un  service  actif  prolongé  voient 
diminuer,  à  titre  de  compensation,  la  durée  totale  de  leurs  obli- 
gations militaires. 

Les  hommes  ayant  achevé  leur  temps  de  service  sous  les 
drapeaux,  sont  classés  dans  la  réserve  de  V armée  active  [ihtiat). 

La  durée  du  service  dans  les  différents  éléments  des  armées 
de  terre  et  de  mer  se  répartit  de  la  façon  suivante  : 

Infanterie       Autres 
PÉRIODES  BE  SERVICE  et  train         armes  Marine 

l  Sous  les  drapeaux. 

1  Dans  la  réserve. . . 
Armée   active 


2  ans 
18  ). 

3  ans 

17  .. 

5  ans 

7  » 

20  ans 
5  » 

20  ans 
» 

12  ans 
5  » 

Total 

Milice 

Durée  totale  des  obligations  militaires. . .         25  ans        20  ans        17  ans 
Les  hommes  ayant  accompli  douze  années  dans  l'armée  de 


(1)  Les  écrivains  ottomans,  et  à  leur  imilatioii,  certains  Occidentaux  transcrivent 
mustahfiz  en  français  par  armée  territoriale  et  en  allemand  par  Landwetir.  En 
réalité,  si  l'on  considère  l'âge  des  hommes  composant  cet  clément,  et  le  fait  que  son 
organisation  n'est  prévue,  en  temps  de  paix,  que  d'une  façon  tout  à  fait  sommaire, 
on  troavera  qu'il  correspond  plutôt  au  Landsturm  allemand. 

(2)  Voir  à  co  sujet  notre  article  sur  les  Nouvelles  formaliotis  de  l'armée  ottomane 
dans  le  numéro  du  16  février  1914  des  Questions  Diplomatiques  et  Coloniales. 


672  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    KT    COLONIALES 

mer  et  sa  réserve  sont  versés  comme  miliciens  dans  l'armée 
de  terre. 

Les  durées  indiquées  au  tableau  ci-dessus,  ont  pour  point 
de  départ  le  i^-  mars  de  l'année  suivant  celle  dans  laquelle 
l'intéressé  a  accompli  l'âge  de  20  ans;  cependant  la  durée  du 
service  sous  les  drapeaux  est  comptée  à  partir  de  lincorpora- 
tion,  qui  a  lieu  réglementairement  au  mois  d'octobre. 

En  cas  de  nécessité,  les  hommes  présents  sous  les  drapeaux 
peuvent  y  être  maintenus  au  delà  du  terme  légal,  par  décret 
[iradé)  rendu  sur  la  proposition  du  ministre  de  la  Guerre  après 
avis  du  Conseil  des  ministres. 

Les  opérations  du  recrutement  comprennent  le  recensement 
[mou'ai/éné  i  ibtidaié,  revue  initiale),  opéré  par  les  soins  des 
bureaux  de  recrutement  avec  le  concours  des  autorités  admi- 
nistratives et  municipales  et  la  révision  [inouayéné  i  intihaié, 
revue  finale),  dans  laquelle  interviennent  les  conseils  de  revi- 
sion ou  conseils  de  recrutement  [ahz  i  askier  medjlisleri)^  for- 
més, sous  la  présidence  du  fonctionnaire  civil  le  plus  élevé  de 
la  localité,  du  chef  du  bureau  de  recrutement,  d'un  fonction- 
naire des  Finances,  du  mufti  et  des  dignitaires  ecclésiastiques 
non  musulmans,  de  deux  membres  élus  du  Conseil  adminis- 
tratif de  Tarrondissement  et  de  deux  membres  du  Conseil 
municipal  du  chef-lieu.  Deux  médecins  (dont  l'un  peut  être 
civil),  ainsi  qu'un  officier  de  gendarmerie  et  un  officier  de 
marine  chargés  respectivement  de  désigner  les  recrues  à  affec- 
ter à  la  gendarmerie  ou  à  l'armée  de  mer,  sont  adjoints  au  con- 
seil, mais  n'ont  voix  délibérative  que  sur  les  questions  concer- 
nant leur  spécialité. 

Les  plaintes  relatives  aux  opérations  et  aux  décisions  des 
Conseils  de  recrutement  sont  portées  devant  des  Commissions 
de  contrôle  constituées  dans  chaque  service  de  recrutement 
divisionnaire  sous  la  présidence  du  chef  de  ce  service  et  com- 
posées d'un  représentant  de  l'autorité  militaire,  d'un  représen- 
tant de  l'autorité  civile  et  de  deux  médecins  militaires. 

Le  conseil  classe  les  jeunes  gens  en  quatre  catégories  : 
1°  aptes  au  service  armé;  2"  aptes  au  service  non  armé  (service 
auxiliaire);  3°  à  ajournera  Tannée  suivante;  4°  impropres  au 
service. 

La  deuxième  catégorie  résulte  d'une  innovation  importante 
qui  semble  imitée  du  système  introduit  en  France  par  la  loi  de 
1905.  Les  hommes  reconnus  aptes  au  service  non  armé  sont, 
en  effet,  susceptibles  d'être  incorporés,  comme  ceux  de  la  pre- 
mière catégorie. 


LA   NOUVELLE    LOI   MILITAIRE   OTTOMANE  673 

Les  hommes  des  deux  premières  catégories  prennent  part 
séparément  à  un  tirage  au  sort  qui  a  pour  but  de  déterminer 
Tordre  dans  lequel  ils  seront  appelés  au  cas  où  l'on  n'incorpo- 
rerait pas  la  totalité  des  inscrits  disponibles.  La  loi  prévoit,  en 
effet,  que  les  hommes  reconnus  aptes  au  service  armé  ou  non 
armé  sont  appelés  dans  la  mesure  nécessaire  pour  combler  les 
vides  résultant  du  renvoi  de  la  classe  ayant  terminé  son  temps 
de  service  sous  les  drapeaux.  Les  hommes  en  excédent,  s'il  en 
reste,  sont  laissés  en  congé  dans  leurs  foyers  et  constituent  une 
réserve  de  recrutement  dans  laquelle  on  peut  puiser  pour  com- 
bler les  vacances  qui  se  produiraient  ultérieurement  et  main- 
tenir les  effectifs  présents  aux  chiffres  réglementaires. 

Une  autre  innovation  des  plus  importantes,  apportée  par  la 
nouvelle  loi,  est  la  suppression  complète  des  dispenses  à  titre 
de  soutien  de  famille  ou,  suivant  l'expression  turque,  àe,sans 
soutien  (1). 

Les  hommes  se  trouvant  dans  cette  situation  seront  désor- 
mais soumis  à  la  règle  générale  (2)  ;  mais,  par  une  nouvelle 
imitation  de  la  législation  française,  ceux  des  membres  de  leur 
famille  qui,  en  raison  de  leur  âge,  de  leurs  infirmités  et  de 
leur  manque  de  ressources,  seraient  hors  d'état  de  pourvoir  à 
leur  subsistance,  recevront  un  secours  variable  selon  les  situa- 
tions, mais  qui  ne  peut  être  inférieur  à  30  piastres  par  per- 
sonne et  par  mois  (soit  0  fr.  22  par  jour). 

Le  même  droit  existe  pour  les  familles  des  hommes  en  congé, 
réservistes  et  miliciens,  appelés  sous  les  drapeaux  pour  une 
durée  supérieure  à  quarante  et  un  jours. 

La  loi  du  29  avril  ne  pousse  cependant  pas  jusqu'à  ses  der- 
nières limites  le  principe  de  l'égalité  des  charges  militaires. 
Outre  les  différences  déjà  constatées  en  ce  qui  concerne  le 
service  dans  les  diverses  armes,  elle  admet  trois  cas  de  réduc- 
tion du  service  sous  les  drapeaux  : 

J**  Le  service  d'un  an  accordé  aux  instituteurs  et  professeurs 
de  toutes  les  écoles  autorisées  par  le  ministre  de  l'Instruction 
publique  aux  élèves  diplômés  des  établissements  d'enseignement 
supérieur,  des  lycées  et  des  collèges  à  sept  classes  de  TEtat,  des 
écoles  privées  contrôlées  par  l'Etat  et  dont  l'enseignement  et 
les  examens  répondent  à  ceux  des  écoles  publiques,  et  des  écoles 

(1)  Le  principe  admis  en  pareille  matière  était  que  l'homme  appelé  au  service 
militaire  devait  laisser  dans  sa  famille,  comme  soutien  [mou'in),  un  autre  homme 
capable  de  s'occuper  de  ses  affaires  et  de  celles  de  ses  parents.  S'il  ne  le  pouvait  pas, 
l'homme  appelé  se  trouvait  sans  soutien  [mouinsiz)  et  devait  rester  lui-même. 

(2)  Une  loi  provisoire  du  18  février  (3  mars)  dernier  a  déjà  prescrit  l'appel  sous 
les  drapeaux,  mais  pour  un  an  seulement,  des  soutiens  de  famille,  nés  de  1306  à  130'J, 
c'est-à-dire  ayant  actuellement  de  21  à  24  an-;. 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  43 


674  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

étrangères  de  même  degré,  à  condition  que  leurs  diplômes  ou 
certificats  soient  homologués  au  ministère  de  rinstruction  pu- 
blique, aux  élèves  ecclésiastiques  des  divers  cultes. 

Les  étudiants  en  médecine  et  en  pharmacie  peuvent  faire  six 
mois  aux  conditions  ordinaires,  à  l'âge  de  21  ans,  puis  six 
autres  mois  dans  un  hôpital  militaire  après  avoir  terminé  leurs 
études. 

2"  Le  volontariat  cran  an.  —  Ce  service  est  accessible  aux 
jeunes  gens  qui  justifient  seulement  des  connaissances  corres- 
pondant à  o  classes  de  collège,  mais  qui  satisfont  en  outre  aux 
conditions  suivantes  : 

a)  Appartenir  à  des  familles  notables  ou  être  fils  de  fonction- 
naire en  activité  ou  en  retraite. 

b)  Verser  une  somme  de  25  livres  turques  (570  francs),  ou, 
dans  les  armées  montées,  fournir  un  cheval  de  valeur  corres- 
pondante, 

c)  Contracter  son  engagement  au  moment  des  opérations  du 
recrutement  dans  l'année  qui  suit  celle  où  l'intéressé  a  eu  49  ans 
accomplis. 

Les  jeunes  gens  accomplissant  le  service  d'un  an  pour  l'une 
des  causes  ci-dessus,  et  qui  auront  satisfait  aux  conditions 
prévues  par  le  règlement  sur  les  officiers  de  réserve,  pourront 
être  nommés  à  cette  situation  sur  la  proposition  de  leur  chef 
de  corps. 

3"  L'exonération  partielle  à  prix  cT argent  [bedel  i  nakdi). 
Des  considérations  fiscales,  sans  doute  (1),  ont  conduit  à  con- 
server cette  institution  peu  en  harmonie  avec  le  reste  de  la  loi. 
Les  jeunes  gens  qui  verseront  50  livres  turques  soit  1.140  fr.) 
seront  seulement  astreints  à  une  période  d'instruction  de  six 
mois  accomplie  dans  le  corps  de  troupe  d'infanterie  le  plus  voisin 
de  leur  domicile;  ils  seront  ensuite  envoyés  en  congé.  Ils  passent 
dans  la  réserve  avec  les  hommes  de  leur  classe  et  sont  soumis 
alors  aux  mêmes  obligations.  Contrairement  à  ce  qui  avait 
lieu  précédemment,  le  paiement  de  la  taxe  d'exonération  dis- 
pense seulement  d'une  partie  du  service  sous  les  drapeaux  en 
temps  de  paix  et  ne  confère  aucune  immunité  en  cas  de  mobi- 
lisation. 

On  trouve  encore  dans  la  loi  quelques  dispositions  spéciales 
relatives  à  des  cas  particuliers.  Si  un  homme  ou  une  femme 
veuve  ont  eu  deux  fils  morts  au  service,  les  autres  fils,  s'il  en 
existe,  ne  sont  astreints  qu'à  un  an  de  service. 

(1)  Au  budget  <ie  132R  (1011-1912)  les  recettes  du  Bédel  i  7ia/.-c// (armée  active  et 
rédif)  étaient  évaluées  à  1.0"î(i.430  livres  turques,  soit  environ  24  millions  et  demi  de 
francs. 


LA    NOUVELLE   LOI    MILITAIRE    OTTOMANE  67S 

Les  hommes  condamnés  à  cinq  ans  de  travaux  forcés  ou  à 
une  peine  plus  grave  sont  exclus  de  l'armée. 

Les  hommes  des  tribus  nomades  servant  dans  leç  régiments  de 
ccwalerie  de  réserve  (nouvelle  dénomination  des  anciens  régi- 
ments /m/?u'(i?'e)  sont  soumis  à  des  règlements  spéciaux. 

Les  hommes  des  tribus  nomades  devenues  sédentaires  res- 
tent dispensés  du  service  militaire. 

Les  immigrés  [mohadjirs]  ne  sont  soumis  aux  obligations 
militaires,  selon  leur  âge,  que  six  ans  après  leur  établissement 
en  Turquie. 

D'une  manière  générale,  les  hommes  n'accomplissant  pas  le 
service  militaire  dans  les  conditions  fixées  par  la  loi,  comme 
les  hommes  physiquement  impropres  au  service  militaire,  les 
ajournés,  les  hommes  en  excédent  laissés  en  congé,  les  exclus 
en  raison  d'une  condamnation  infamante,  sont  astreints  au 
paiement  d'une  taxe  militaire  iverghi  i  askéri)  pour  les  années 
pendant  lesquelles  ils  n'ont  pas  accompli  le  service  militaire 
suivant  la  loi  commune. 

La  taxe  militaire  se  compose  d'une  partie  fixe  de  50  piastres 
(11  fr.  40)  par  an,  et  d'une  partie  variable  calculée  à  raison  de 
5  %  sur  l'impôt  foncier,  de  1  1/2  %  sur  les  patentes  et  de  1  % 
sur  les  traitements  relatifs  à  un  emploi  public. 

La  loi  prévoit  que  les  hommes  en  congé,  les  réservistes  et 
les  miliciens  peuvent  être  appelés  sous  les  drapeaux  en  cas  de 
mobilisation  générale  ou  partielle,  ou  bien,  en  temps  ordi- 
naire, pour  des  périodes  d'instruction,  des  manœuvres  en  vue 
du  maintien  de  l'ordre.  Pas  plus  que  les  précédentes,  la  nou- 
velle loi  ne  détermine  le  nombre  ni  la  durée  des  périodes 
d'instruction.  Cette  question  fera  vraisemblablement  l'objet 
d'un  règlement  spécial  remplaçant  l'ancien  règlement  sur  le 
service  dans  le  rédif. 


La  réduction  à  deux  ans  du  service  sous  les  drapeaux  dans 
l'infanterie  avait  été  réclamée  par  un  grand  nombre  de  dépu- 
tés au  cours  de  la  discussion  du  projet  de  1911.  Elle  pose  le 
grave  problème  de  la  formation  des  gradés  qui,  actuellement, 
laissent  beaucoup  à  désirer. 

L'incorporation  des  hommes  du  service  non  armé  et  des 
soutiens  de  famille  permettra  d'obvier  à  la  diminution  d'effectif 
résultant  de  la  réduction  du  service  dans  l'infanterie.  En  effet, 
selon  -une  affirmation  apportée  en  1911  à  la  tribune  de  la 
Chambre  par  Mahmoud  Chevket  pacha,  alors  ministre  de  la 


676  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Gîierre,  près  de  la  moitié  des  jeunes  gens  ayant  l'âge  du  recru- 
lement  échappaient,  quoique  valides,  au  service  actif  comme 
soutien  de  famille  ou  pour  d'autres  motifs  également  supprimés 
actuellement.  Le  déchet  en  résultant  aurait  atteint,  au  dire  du 
ministre,  de  115.000  à  120.000  hommes,  et  c'est  l'une  des  rai- 
sons qu'il  invoquait  contre  la  réduction  du  temps  à  passer  sous 
les  drapeaux. 

La  loi  consacre  très  judicieusement  le  principe  de  la  per- 
manence des  effectifs  en  permettant  de  laisser  dans  leurs 
foyers  les  hommes  en  excédent  et  de  les  appeler  ensuite  à 
mesure  que  des  vides  se  produiront. 

La  suppression  des  cadres  permanents  de  Rédif  constitue 
aussi,  comme  nous  le  faisions  remarquer  au  mois  de  février 
en  pariant  des  nouvelles  formations  de  l'armée  active,  une 
simplification  importante.  Mais  il  sera  nécessaire  que  l'on 
prenne  des  mesures  efficaces  en  vue  de  la  constitution  d'un 
corps  d'officiers  de  réserve  permettant  d'encadrer,  dans  de 
bonnes  conditions,  les  unités  formées  à  la  mobilisation,  sans 
être  obligé  d'entretenir,  en  temps  de  paix,  un  nombre  exagéré 
d'officiers  actifs  en  excédent  des  cadres  normaux.  Il  semble  que 
©ette  importante  question  ne  soit  pas  encore  sortie  de  la  période 
des  tâtonnements. 

Enfin,  si  le  maintien  de  l'exonération  partielle  à  prix  d'ar- 
gent est  en  désaccord  avec  l'esprit  général  de  la  loi,  on  doit 
remarquer  que  cette  exonération  ne  s'applique  plus  qu'au  ser- 
Tice  en  temps  de  paix  et  qu'on  ne  pourra  plus  voir  à  l'avenir, 
eomme  en  1912,  si  les  mêmes  circonstances  se  représentaient, 
les  Ottomans  riches  s'empressant  de  payer  la  taxe  qui  les 
dispenserait  de  concourir  à  la  défense  de  leur  pays. 

En  somme,  on  peut  compter  la  nouvelle  loi  de  recrutement 
jiarmi  les  mesures  les  plus  importantes  et  les  plus  utiles  qui 
aient  été  prises  depuis  1909  pour  la  réorganisation  de  l'armée 
ottomane. 

E.  N. 


L'OCCUPATION  DE  LÀ  RÉGION   DE   TAZi 


La  liaison  entre  le  Maroc  occidental  et  l'Algérie  est  aujour 
d'hui  effective  :  les  colonnes  mises  en  mouvement  au  cours 
de  la  première  quinzaine  de  mai  ont  assuré  le  contact  entre 
les  troupes  de  Fez  et  celles  de  la  Moulouïa.  Ainsi  se  trouve 
réalisée  une  opération  dont  nous  avons  souvent  montré  l'im- 
portance capitale  et  la  possibilité  d'exécution.  Nos  lecteurs  se 
souviennent  peut-être  que,  dès  1911  (1),  nous  insistions  pour 
que  nos  troupes  des  confins  algéro-marocains  marchassent  sur 
Fez. 

Le  dégagement  de  la  trouée  de  Taza  a  cependant  été  long- 
temps différé;  mais  ce  retard  ne  semble  avoir  eu  que  de 
lointains  rapports  avec  la  politique  locale  indigène  ;  par  une 
coïncidence  singulière,  la  question  de  Taza  «  s'est  trouvée 
mûre  »  le  jour  où  les  élections  législatives  françaises  se  termi- 
naient par  les  scrutins  de  ballottage. 

En  fait,  les  indigènes,  ne  croyaient  plus  guère  à  notre  mar- 
che en  avant;  ils  ont  marqué  quelque  surprise,  et  malgré  un 
très  sérieux  déploiement  de  forces  qu'on  ne  saurait  trop  ap- 
prouver, la  poudre  a  parlé  ;  l'on  se  demande  alors  quel  avan- 
tage réel  nous  avons  trouvé  à  ne  pas  entrer  à  Taza  en  même 
temps  qu'à  Msoun;  la  liaison,  si  elle  avait  été  réalisée  il  y  a 
un  an,  aurait  évité  depuis  cette  époque  les  majorations  d'effec- 
tifs et  de  dépenses  dues  à  la  séparation  du  Maroc  en  deux 
territoires  n'ayant  entre  eux  aucune  communication. 


Depuis  l'occupation  de  Msoun  par  les  troupes  du  Maroc  orien- 
tal et  de  l'Arba  de  Tissa  par  celles  du  Maroc  occidental,  la 
situation  était  la  suivante  dans  la  trouée  de  Taza  (2). 

La  kasbah  de  Msoun  constituait  la  limite  de  notre  occupa- 
tion de  la  vallée  de  la  Moulouïa:  depuis  la  frontière  algé- 
rienne, notre  domination  était  essentiellement  marquée  par  le 
chemin  de  fer  à  voie  de  0  m.  60,  dont  la  ligne,  terminée  ea 
mars  1914  jusqu'à  Msoun,  permettait  dans  les  meilleures 
conditions  le  transport  des  approvisionnements.   C'est  le  long 

(1)  Questions  Diplomati'ides  et  Coloniales,  Hi  mai  1911,  page  ."."T;  Jean  R  i-ire^-  : 
Les  voies  d'accès  à  Fez. 

(2)  Voir  la  carte  ci-joint  3. 


678  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

de  cette  voie  ferrée  qu'étaient  installées  les  garnisons  princi- 
pales: Oudjda  à  15  kilomètres  de  la  frontière,  occupé  depuis 
1907,  centre  administratif  du  Maroc  oriental,  Aïoun-Sidi- 
Melloiik,  Taourirt  à  110  kilomètres  d'Oudjda  (pont  de  135  mè- 
tres sur  rOued-Za),  Guercif  où  la  ligne  franchit  la  Moulouïa 
(pont  de  125  mètres)  à  163  kilomètres  d'Oudjda,  Sa/sa  fa/, 
enfin  Jf sou n  h  20 [  kilomètres  d'Oudjda.  Des  gares  fortifiées, 
abritant,  tous  les  12  kilomètres  environ,  de  petits  détachements, 
complétaient  cette  arête  dorsale  de  notre  occupation  militaire. 

Les  tribus  échelonnées  le  long  de  la  voie  ferrée  se  tenaient 
depuis  longtemps  dans  la  plus  parfaite  tranquillité  :  toutes 
celles  de  la  rive  droite  de  la  Moulouïa  pouvaient  être  considé- 
rées comme  soumises  sans  arrière-pensée.  Sur  la  rive  gauche 
il  en  était  de  même  des  Haouara  qui  avaient  accueilli  nos 
ouvertures  bien  avant  l'occupation  de  Msoun  en  mai  1913; 
mais  les  tribus  plus  au  Nord,  Beni-bou-Yahi  et  Metalsa,  irré- 
ductibles parce  qu'installées  à  cheval  sur  la  frontière  espagnole, 
continuaient  à  lancer  contre  nos  postes  de  petites  bandes  de 
pillards  pouvant  devenir  gênantes  à  l'occasion  ;  le  poste  de 
Nkhila  était  chargé  de  les  surveiller.  Au  Sud,  la  grande  tribu 
des  Beni-Ouaraïn  était  moins  hostile;  obligée  de  conserver 
sur  la  moyenne  jMoulouïa  la  jouissance  de  ses  pâturages  d'hiver 
et  à  l'Ouest  l'accès  du  grand  marché  de  Fez,  elle  avait  promis 
de  rester  sur  la  réserve;  son  intérêt  bien  entendu  nous  garan- 
tissait qu'elle  tiendrait  parole  ;  elle  était  d'ailleurs  observée 
par  les  forces  réunies  à  Safsafat,  au  débouché  du  Mlillo,  et 
dans  la  région  de  Debdou. 

Sur  le  front,  Branès  de  Meknasa  et  Riata  de  Taza  n'avaient 
plus  dirigé  d'hostilités  contre  nos  postes  depuis  plusieurs  mois: 
ils  venaient  sans  trop  de  difficulté  apporter  leurs  denrées  aux 
deux  marchés  hebdomadaires  de  Msoun  ;  des  relations  précises 
avaient  été  nouées  avec  eux. 

Dans  la  «  région  »  de  Fez,  la  situation  était  moins  satisfai- 
sante; la  création  du  poste  de  VArba  de  Tissa,  au  centre  des 
Hiaïna,  avait  permis  de  maintenir  dans  l'obéissance  la  presque 
totalité  de  cette  tribu.  Mais  au  Nord,  les  petites  tribus  de  la  vallée 
de  rOuarra,  Djaïa,  Mziath,  Senhadja...,  gardaient  une  attitude 
équivoque,  fréquentant  le  marché  de  Fez,  accueillant  même 
nos  officiers  en  tournée,  mais  sans  fournir  d'autres  gages  : 
quelques  fractions,  inféodées  au  chérif  Adjami,  le  chef  des 
harkas  lancées  à  l'assaut  de  Fez  en  1912,  restaient  franchement 
hostiles.  A  l'Est,  les  Tsoul  et  les  premières  fractions  des  Riata, 
trop  éloignées  du  poste,  n'avaient  que  des  relations  vagues  avec 
nos  officiers  de  renseignements. 


680  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

Le  Kif,  toujours  inoccupé,  fournissait  aux  éléments  fana- 
tiques des  Tsoul,  Senhadja,  etc.,  quelques  partisans  et  des 
armes  provenant  des  tribus  turbulentes  de  la  zone  espagnole. 

* 

Au  printemps  de  1914,  quand  la  belle  saison  reparut,  la 
«  région  »  de  Fez  voulut  accentuer  son  action  politique  et 
préparer  sa  progression  matérielle  en  améliorant  les  pistes 
vers  Taza.  Un  camp  fut  installé  à  Zrarka^  à  18  kilomètres 
à  l'Est  de  l'Arba  de  Tissa.  Le  24  mars,  ce  camp  était  attaqué  par 
quelques  contingents  Tsoul,  Riata  et  Senhadja.  La  faiblesse 
de  nos  effectifs  présents  n'ayant  pas  permis  une  riposte  immé- 
diate, les  attaques  se  renouvelèrent:  dans  la  nuit  du  25  au  26 
nous  perdions  deux  tués,  un  capitaine  et  un  légionnaire.  Le 
groupe  mobile  de  Tissa,  reconstitué  avec  des  éléments  appelés 
de  Fez,  arriva  alors  sous  les  ordres  du  colonel  Bulleux  et  re- 
poussa les  Tsoul  jusqu'à  rOued-Recifa,leur  infligeant  quelques 
pertes,  et  ayant  lui-même  un  Sénégalais  tué  et  huit  blessés. 
Le  calme  se  rétablit  autour  du  poste,  mais  des  rassemblements 
hostiles  restèrent  campés  à  faible  distance. 

Quand  la  marche  sur  Taza  eut  été  décidée,  les  dispositions 
suivantes  furent  arrêtées  :  la  jonction  entre  les  troupes  du 
Maroc  oriental  et  celles  du  Maroc  occidental  aurait  lieu,  non 
pas  à  Taza  qui,  adossé  à  la  montagne,  est  dans  une  position 
excentrique  par  rapport  à  la  piste  makhzen  d'Oudjda  à  Fez, 
mais  à  une  dizaine  de  kilomètres  plus  au  Nord,  sur  la  route 
môme,  jalonnée  par  Msoun,  par  les  deux  Meknasa  (le  Meknasa 
supérieur  marqué  sur  la  carte  ci-jointe,  et  Meknasa-Tahtania 
ou  inférieur,  qui  se  trouve  à  une  douzaine  de  kilomètres  plus  à 
l'Ouest),  par  Souk-el-Had-Tsoul  sur  rOued-Amellil,  par  Tlota- 
bou  Aban,  etc..  Au  préalable,  les  troupes  de  Fez  dégageraient 
le  flanc  nord  de  leur  ligne  d'opérations,  puis  entreraient  chez 
les  Tsoul  par  Zrarka  et  Souk-el-Had-Tsoul,  d'où  elles  se  diri- 
geraient sur  Meknasa,  évitant  ainsi  les  ravins  propices  aux 
embuscades  qui  se  trouvent  entre  Souq-el-Had  et  Taza,  et  que 
tous  les  Marocains  connaissent  pour  avoir  permis  les  surprises 
célèbres  du  sultan  Moulay  el  Hàsen  en  1876,  puis  des  caïds  de 
la  mehalla  du  Menebbih  à  leur  retour  de  Taza  en  1903.  Les 
troupes  d'Oudjda  faciliteraient  ce  mouvement  en  se  portant  dans 
un  premier  bond  de  Msoun  à  Taza,  puis  sur  Meknasa-Tahtania, 
et  au  besoin  sur  TOued-Amellil,  pour  faire  tomber  la  résistance 
des  Tsoul  pris  en  partie  à  revers.  Les  ravitaillements  seraient 
assurés  par  Oudjda,  en  raison  des  facilités  données  parle  che- 
min de  fer  et  par  le  terrain,  qui  reste  résistant  à  l'Est  de  l'Oued- 


l'occupation  de  la.  région  de   taz\  081 

Amellil,  tandis  qu'il  est  rendu  impraticable  par  les  pluies  dans 
la  vallée  inférieure  deTInaouen. 

Enfin,  pour  éviter  que  des  fanatiques  affluent  des  autres 
régions  troublées  du  Maroc  vers  le  théâtre  des  opérations, 
des  ordres  étaient  donnés  pour  que  nos  autres  troupes  mon 
trassent  une  certaine  activité  vers  Sefrou,  chez  les  Béni  M'guild 
et  chez  les  Zaïan.  On  put  même  espérer  que  les  Espagnols 
contribueraient  à  retenir  chez  eux  les  derniers  éléments 
d  agitation  ;  les  journaux  annoncèrent  que  le  général  Jordana, 
commandant  à  Melilla,  porterait  un  détachement  de  Aïn- 
Zahio  à  Hassi-Berkan  (1),  pesant  ainsi  directement  sur  les 
Beni-bou-Yahi.  La  nouvelle  s'est  trouvée  confirmée. 


L'exécution  de  ce  plan  s'est  développée  sans  incident 
notable. 

Le  général  Gouraud,  commandant  la  «  région  »  de  Fez,  ren- 
forcé par  des  troupes  venues  de  Rabat,  concentra  ses  forces 
à  l'Arba  de  Tissa  à  la  fin  d'avril.  La  colonne  comprenait  : 
23  compagnies  d'infanterie,  13  pelotons  de  cavalerie,  6  sec- 
tions d'artillerie.  Nos  troupes  quittaient  le  30  à  minuit  le 
camp  de  Tissa,  articulées  en  3  groupes  de  manœuvre,  et  se 
dirigeaient  au  Nord,  vers  l'Ouerra.  Le  Rougui  de  Fichtala  était 
signalé  sur  la  rive  droite  de  la  rivière,  à  la  tête  de  pillards 
dont  le  nombre  ne  dépassait  pas  un  millier  de  fusils. 

L'avant-garde  surprenait  une  fraction  dissidente  des  Hiaina 
et  la  razziait. 

Puis  la  colonne  poussait  vers  l'Ouerra  et  établissait  le  soir 
même  (30  avril)  son  camp  à  Bou-Sbellou,  à  30  kilomètres  au 
Nord  de  Tissa.  Elle  était  alors  en  vue  des  hauteurs  où  s'accro- 
chait comme  un  nid  d'aigle  le  village  du  chérif  Adjami,  auprès 
duquel  campait  le  Rougui. 

Le  l"'"  mai,  la  colonne  franchissait  l'Ouerra;  elle  enlevait  à 
la  baïonnette  le  camp  du  Rougui  et  Dar-el-Adjami;  les  murailles 
du  village  étaient  détruites  à  la  mélinite.  Au  moment  oîi  nos 
troupes  se  disposaient  à  rentrer  au  camp  de  Bou-Sbellou,  des 
contingents  de  Djaïa,  Mez>:iat  tentèrent  une  diversion  contre 
l'arrière-garde.  Un  vigoureux  retour  offensif  arrêta  net  les 
dissidents,  et  la  colonne  parvint  à  Bou-Sbellou  sans  être 
inquiétée. 

Nos  pertes  étaient  de  9  tués  et  25  blessés  ;  celles  de    nos 

(1)  Ilassi-Berkan  est  à  mi-chemin  entre  8el.>u3a  et  Meclira-Klila  (.-ur  la  Mou- 
louia).  Aïn-Zahio  est  chez  les  Kebdana. 


682  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

adversaires  de  70  tués.  Le  tir  de  l'artillerie,  particulièrement 
efficace,  avait  favorisé  la  progression  des  troupes. 

Le  2  mai,  le  général  Gouraud  restait  au  camp  de  Bou-Sbel- 
lou,  OÙ  il  recevait  les  mandataires  de  ses  adversaires  de  la 
veille  venus. pour  solliciter  Taman.  La  sévère  leçon  ainsi 
infligée  aux  partisans  du  Rougui  assurait  la  tranquillité  de  la 
région,  et  permettait  de  reporter  vers  l'Arba  de  Tissa  etZrarka 
les  forces  de  la  région  de  Fez,  désormais  assurées  de  ne  plus 
être  inquiétées  sur  leur  flanc  gauche. 


Le  10  mai,  les  troupes  de  Msoun  et  celles  de  Zrarka  se 
mettaient  simultanément  en  mouvement, 

A  l'Est,  la  colonne  du  général  Baumgarten  s'était  constituée 
en  2  groupes  :  l'un  formé  à  Msoun  sous  les  ordres  du  colonel 
Boyer,  Tautre  à  Guercif  sous  les  ordres  du  colonel  Pierron.  Le 
vendredi  8  mai,  le  groupe  de  Guercif  se  porte  à  Msoun,  oU  le 
général  Baumgarten  arrive  le  samedi  pour  prendre  la  direc- 
tion des  opérations.  Il  dispose  au  total  de  7  bataillons, 
3  groupes  francs,  o  escadrons  réguliers,  2  makhzens,  3  batte- 
ries dont  2  de  campagne,  une  section  de  projecteurs  et  les 
services. 

Le  10,  le  groupe  Boyer  lève  le  camp  à  minuit  et  part  en  avant- 
garde  sous  la  protection  des  makhzens  et  d'un  goum  d'Haouara. 
Le  groupe  Pierron  suit  à  4  heures  avec  le  convoi.  La  marche 
s'effectue  en  pleine  nuit  dans  les  meilleures  conditions  de  rapi- 
dité, si  bien  qu'au  jour,  lorsque  les  Marocains  découvrent  le 
mouvement  de  nos  colonnes,  celles-ci  sont  déjà  en  vue  de 
Taza.  On  n'a  pas  encore  tiré  un  coup  de  fusil  et  l'avant- 
garde  se  dispose  à  entrer  dans  la  ville,  quand  on  aperçoit 
quelques  Marocains  armés  s'apprêtant  à  ouvrir  le  feu  :  ces 
groupes  sans  cohésion,  des  Mtarka,  ne  tiennent  pas  long- 
temps :  l'artillerie  du  colonel  Boyer  ayant  envoyé  quelques 
obus  sur  leurs  ksour,  ils  disparaissent.  Cependant  on  allait 
rencontrer  une  résistance  un  peu  plus  sérieuse  :  les  Béni 
Oudjan,  fraction  des  Riata,  après  quelques  instants  d'incerti- 
tude, se  portent  rapidement  dans  les  jardins  entourant  Taza, 
et  ouvrent  le  feu  sur  nos  auxiliaires  :  habilement  dissimulés, 
ils  dirigent  contre  nos  hommes  une  vive  fusillade.  Les 
makhzens,  le  goum  et  les  spahis  marocains,  soutenus  par 
l'artillerie,  foncent  sur  eux  et  suffisent  à  les  déloger.  Les 
Béni  Oudjan,  cruellement  décimés,  se  dispersent. 

Il  n'y  a  pas  d'autre  résistance  :  le  général  Baumgarten, 
prenant  la  tête  de   la  colonne  d'avant-gardc,   entre  dans  Taza 


l'occupation  de  la  région  de  taza  683 

avec  le  cérémonial  militaire  accoutumé,  et  à  M  h.  50  le  com- 
mandant des  troupes  du  Maroc  oriental  fait  hisser  le  drapeau 
tricolore  sur  Taza. 

La  majorité  des  habitants  ne  cachaient  pas  la  satisfaction  que 
leur  causait  Tarrivée  de  nos  troupes  qu'ils  souhaitaient  depuis 
longtemps:  le  11  mai,  le  général  Baumgarten  réunissait  les 
notables  et  leur  annonçait  qu'il  prenait  possession  de  la  ville 
au  nom  du  sultan.  La  télégraphie  sans  fil  fonctionnait  aussitôt 
entre  Taza,  IMsoun  et  le  camp  Gouraud.  L'occupation  de  la 
ville  ne  nous  avait  coûté  que  i  goumiers  tués  et  13  blessés, 
dont  4  grièvement  atteints. 

* 

De  son  côté,  le  général  Gouraud  s'était  porté  le  10  mai  contre 
les  Tsoul,  en  abordant  le  massif  de  Tfazza  placé  directement  à 
l'Est  de  Zrarka,  au  delà  de  l'oued  Recifa.  Sa  colonne  avait  été 
portée  à  30  compagnies  d'infanterie,  9  sections  de  mitrailleuses, 
une  compagnie  montée,  lo  pelotons  de  cavalerie,  9  sections 
d'artillerie,  3  sections  du  génie,  une  escadrille  d'avions,  soit 
environ  6.000  hommes.  Ces  forces,  toujours  articulées  en 
•3  groupes,  s'emparaient  à  8  heures  du  matin  de  la  première 
crête  de  Tfazza.  Une  deuxième  position,  installée  par  les  Tsoul 
à  l'intérieur  du  massif,  était  à  midi  entre  les  mains  de  nos 
troupes,  qui  redescendaient  ensuite  lentement  vers  le  Sud,  pour 
camper  le  soir  sur  les  bords  de  .l'oued  Amellil,  à  46  kilomètres 
au  Sud-Est  du  poste  de  Zrarka,  et  à  28  kilomètres  environ  de 
Taza.  Les  pertes  des  rebelles  étaient  sérieuses  ;  nous  avions  de 
notre  côté  7  tués,  dont  5  Européens,  parmi  lesquels  un  officier, 
et  30  blessés,  dont  12  Européens  et  un  officier. 

Le  11  mai,  la  colonne  se  portait  contre  un  rassemblement 
signalé  à  6  kilomètres  au  Sud  de  l'oued  Amellil  :  cette  harka 
de  Riata  se  retirait  sur  la  rive  gauche  de  l'Inaouen,  et  les 
troupes  françaises  rentraient  au  bivouac  de  Toued  Amellil  sans 
avoir  tiré  un  coup  de  fusil,  après  avoir  décrit  un  cercle  de 
12  kilomètres  pour  nettoyer  les  approches  du  camp. 


Dès  le  11,  le  général  Baumgarten,  rejoint  à  Taza  par  le 
groupe  Pierron  et  le  convoi,  tenait  prête  une  colonne  légère 
comprenant  12  compagnies,  4  escadrons,  2  batteries,  les 
makhzens  et  le  goum  des  Haouara.  Les  offres  de  soumission 
affluaient  des  Riata,  des  Branes,  des  Meknasa.  A  l'arrière,  nos 
postes  de  Nkhila,  Debdou   et  Safsafat   signalaient  que  le  plus 


684  ^   QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

grand  calme  persistait  chez  les  Beni-bou-Yahi  et  chez  les  Beni- 
Ouaraïn.  Des  convois  apportaient  de  Msoun  des  suppléments 
de  vivres  et  des  munitions. 

La  colonne  Gouraud  eut  au  contraire  à  livrer,  le  42  mai,  un 
nouveau  combat:  apprenant  que  les  Tsoul,  au  nombre  de  3.000 
ou  4.000,  occupaient  sur  la  rive  gauche  de  l'oued  Amellil  les 
hauteurs  dominant  le  pays  Tsoul,  le  général  se  porta  le  12,  à 
4  heures  du  matin,  contre  cette  nouvelle  position  formée  de 
3  crêtes  étagées  :  les  deux  premières  furent  enlevées  sans  diffi- 
culté; la  principale,  celle  des  Beni-Frasen,  nécessita  un  effort 
violent  qui  dura  jusqu'à  midi.  Les  Tsoul,  culbutés,  s'en- 
fuirent par  le  revers  nord,  laissant  sur  le  terrain  200  tués.  Nos 
pertes  étaient  de  9  tués,  dont  7  Européens  (1  officier)  et  de 
30  blessés  dont  16  Européens.  Parmi  les  blessés,  4  officiers 
européens  et  un  indigène.  Presque  toutes  les  fractions  Tsoul 
offraient  aussitôt  leur  soumission. 

Le  13  mai,  le  général  Lyautey  rejoignait  le  général  Gouraud 
à  l'oued  Amellil  :  un  jour  de  repos  était  donné  aux  troupes 
et  le  15  la  colonne  se  dirigeait  sur  Meknasa-Tahtania  où  le 
général  Baumgarten  s'était  déjà  porté  avec  son  groupe  mobile. 
La  jonction,  quelque  peu  retardée  par  la  colonne  Gouraud  qui 
avait  à  attendre  un  convoi  de  ravitaillement,  s'effectuait  le 
16  mai,  à  11  heures,  au  point  dit  Bab-Hamama,  à  10  kilo- 
mètres à  l'Ouest  de  Meknasa-Tahtania,  et  à  égale  distance  à 
l'Est  du  camp  de  l'oued  Amellil. 

Le  17  mai,  les  colonnes  réunies  faisaient  leur  entrée  solen- 
nelle à  Taza  ;  les  forces  françaises,  comprenant  environ 
16.000  hommes,  étaient  passées  en  revue  par  le  général  Lyau- 
tey. Celui-ci,  parti  pour  Msoun  le  18  avec  le  général  Baum- 
garten, gagnait  Oudida  par  le  train,  et  après  vingt-quatre  heures 
rentrait  à  Taza.  La  liaison  se  trouvait  consacrée  par  ce  voyage, 
que  complétera,  dit-on,  une  visite  ultérieure  du  sultan  Mouley 
Youssef  à  Oudjda. 

Aux  dernières  nouvelles  la  situation  à  Taza  restait  entière- 
ment satisfaisante;  on  y  organisait  le  poste,  que  commandera 
le  colonel  Boyer,  et  qui  sera  désormais  notre  centre  d'action 
dans  la  région. 

A  RM  A  ni:. 


CHRONIQUES   DE   LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


La  question  albanaise. 


LA    CONVENTION    DE   L  ÉPIBE 

Les  négociations  engagées  à  Corfou  entre  la  Commission  interna- 
tionale de  contrôle,  représentant  le  gouvernement  albanais,  et  les 
délégués  de  l'Epire,  MM.  Zographos  et  Carapano,  ont  enfin  abouti  à 
une  entente  faite  de  concessions  mutuelles.  Le  16  mai,  après  une 
dernière  séance  de  discussion,  MM.  Zographos  et  Carapano  se  sont 
rendus  àSanti-Quaranta  afin  de  soumettre  aux  principaux  chefs  de  la 
résistance  épirote  la  liste  des  garanties  obtenues  et  des  concessions 
consenties  par  eux;  ils  sont  rentrés  à  Corfou  le  soir  même  avec 
l'approbation  de  leurs  compatriotes  et  l'accord  définitif  a  pu  être 
signé  le  dimanche  17  mai.  En  voici  le  texte  : 

La  gendarmerie  sera  locale  et  ne  pourra  être  employée  en  dehors  de 
l'Epire,  sauf  le  cas  de  force  majeure  reconnu  par  la  Commission  interna- 
tionale. 

La  pleine  liberté  religieuse  est  reconnue. 

Les  langues  grecque  et  albanaise  seront  enseignées  dans  les  trois  classes 
primaires;  la  langue  grecque  sera  admise  dans  l'administration  et  devant 
les  tribunaux  d'Epire;  la  correspondance  avec  le  gouvernement  central  de 
Durazzo  sera  faite  en  albanais. 

Les  deux  districts  administratifs  de  Korytza  et  d'Argyrocastro  seront 
dirigés  par  des  gouverneurs  chrétiens  nommés  par  le  gouvernement  alba- 
nais; deux  conseils  administratifs  seront  élus  au  suffrage  universel.  Il  est 
probable  que  les  gouverneurs  seront  responsables  devant  ces  conseils. 

Les  réclamations  des  habitants  de  Chimarra  seront  soumises  au  puis- 
sances. 

Le  gouvernement  albanais  octroiera  une  amnistie  générale. 

Les  forces  épirotes  originaires  du  pays  resteront  sous  les  armes  afin  de 
former  le  noyau  d'une  nouvelle  gendarmerie  sous  le  commandement  de 
leurs  officiers.  Les  volontaires  étrangers  quitteront  le  pays. 

Le  nouvel  état  de  choses  sera  organisé  et  surveillé  dans  son  application 
par  la  commission  internationale  qui  se  rendra  à  Chimarra. 

L'exécution  et  le  maintien  desdites  clauses  seront  garantis  par  les  puis- 
sances. 

L'arrestation  d'Essad  pacha,  —  L'insurrection  a  Durazzo. 

A  l'heure  même  où  les  négociateurs  de  Corfou  signaient  la  conven- 
tion destinée  à  ramener  la  paix  dans  les  régions  troublées  de  l'Epire, 


686  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

l'insurreclioa  éclatait  aux  portes  de  Durazzo,  et  le  prince  Guillaume 
faisait  arrêter  par  ses  propres  soldats  son  ministre  de  la  Guerre 
Essad  pacha,  cet  Essad  pacha  qui  était  aller  le  chercher  en  Allema- 
gne pour  lui  donner  l'investiture  souveraine  et  l'avait  ramené  solen- 
nellement en  Albanie,  en  se  proclamant  le  plus  loyal  et  le  plus 
dévoué  de  ses  sujets.  Puis  le  lendemain,  le  prince  Guillaume,  crai- 
gnant xi  son  tour  pour  sa  sécurité  personnelle,  et  affolé  par  les  pro- 
grès des  insurgés,  quittait  précipitamment  son  palais  et  se  réfugiait 
avec  sa  famille  et  les  personnages  de  sa  suite  à  bord  du  croiseur 
italien  Misurala.  Depuis,  le  prince  a  réintégré  son  palais  de  Durazzo, 
mais  après  avoir  accepté  par  écrit  toutes  les  revendications  de  ses 
sujets  révoltés;  et  il,  se  fait  garder  prudemment  par  un  détache- 
ment de  marins  italiens.  Sur  les  causes  véritables  qui  ont  déterminé 
cette  tragi-comédie,  on  ne  sait  encore  rien  de  précis.  On  a  raconté 
que  la  disgrâce  d'Essad  pacha  avait  été  provoquée  par  des  conflits 
de  préséance  entre  le  ministre  de  la  Guerre  et  le  grand  maréchal  de 
la  Cour,  auquel  Essad  aurait  voulu  faire  boire  une  tasse  de  mauvais 
café.  On  a  dit  aussi  que  le  prince  Guillaume  n'avait  pu  se  débarrasser 
d'Essad  pacha  qu'en  lui  signant  un  chèque  de  60  millions.  On  a 
dépeint  d'une  façon  terrifiante  la  panique  bouleversant  la  popula- 
tion de  Durazzo,  et  on  a  parlé  de  60  mille  insurgés,  marchant  à 
l'assaut  de  la  capitale.  On  voit  combien  tous  ces  racontars  sont  peu 
dignes  de  foi.  A  Vienne  et  à  Rome,  les  esprits  sont  très  excités.  Les 
journaux  de  la  monarchie  accusent  la  diplomatie  italienne  d'avoir 
machiné  tous  ces  événements,  de  s'être  servie  d'Essad  pacha  pour 
tenter  d'éliminer  le  prince  de  Wied,  et  d'avoir  contribué  à  le  rendre 
ridicule  en  le  poussant  à  s'enfuir  de  sa  capitale.  De  leur  côté,  les 
ournaux  italiens  accusent  le  gouvernement  de  Vienne  d'avoir  pro- 
jvoqué  l'insurrection,  et  affirment  avoir  des  documents  photogra- 
phiques montrant  la  maison  d'Essad  pacha  canonnée  par  des  artil- 
leurs autrichiens.  A  Berlin,  naturellement,  on  s'efforce  de  calmer 
cette  excitation  des  deux  alliés  et  l'on  assure  que  l'entente  n'a  cessé 
de  régner  entre  les  cabinets  de  Rome  et  de  Vienne.  Il  est  peu  pro- 
bable en  effet  que  l'affaire  albanaise  risque  de  provoquer  un 
conflit  sérieux  entre  l'Autriche  et  l'Italie;  il  n'en  reste  pas  moins  que 
la  situation  est  singulièrement  compliquée  et  même  inquiétante,  et 
mérite  d'être  surveillée  attentivement  par  la  Triple  Entente. 


L'ouverture  du  Parlement  ottoman. 

Le  Parlement  ottoman  a  tenu  sa  séance  solennelle  d'ouverture  le 
14  mai,  en  présence  du  sultan,  du  prince  héritier,  des  princes  impé- 
riaux, du  grand  vizir,  des  ministres  et  du  corps  diplomatique.  Le 
discours  du  Trône  a  été  lu  par  le  premier  secrétaire  du  palais,  Fuad 
bey,  et  écduté  debout  par  les  sénateurs  et  les  députés.  Ce  document 
assez  long,  commence  parle  rappel  des  événements  tragiques  qui  se 
sont  succédé  depuis  le  4  août  1912,  date  de  la  clôture  du  précédent 


LES   AFFAIRES    d'oRIENT  687 

Parlement,  et  qui  ont  si  profondément  bouleversé  l'empire  ottoman. 
Il  parle  ensuite  de  la  question  des  iles  de  l'archipel,  dit  l'impossibi- 
lité pour  la  Turquie  d'abandonner  à  la  Grèce  des  territoires  dont  h 
possession  lui  est  indispensable  pour  assurer  la  tranquillité  de 
î'Anatolie,  et  exprime  l'espoir  que  la  question  sera  enfin  résolue 
d'une  manière  conforme  aux  intérêts  essentiels  de  l'empire.  Il  pro- 
clame la  nécessité  de  réorganiser  l'administration  des  vilayets  et  de 
la  soumettre  à  l'inspection  sévère  des  contrôleurs  internationaux.  Il 
insiste  sur  l'urgence  de  posséder  une  flotte  puissante  et  une  armée 
solidement  constituée  et  bien  exercée.  Il  conclut  ainsi  par  un  exposé 
de  la  situation  financière  et  des  mesures  prises  par  la  Porte  à  cet 
effet  : 

Grâce  à  l'appui  amical  du  gouvernement  français,  un  important  emprunt 
a  été  conclu  à  Paris,  en  vue  de  liquider  la  dette  flottante. 

Dans  le  but  que  l'empire  puisse  bénéficier  de  sources  de  revenus,  des 
négociations  ont  été  engagées  avec  certaines  grandes  puissances. 

Les  négociations  avec  la  France  ont  abouti;  celles  avec  l'Angleterre 
sont  près  de  se  terminer. 

Le  gouvernement  a  le  ferme  espoir  que  les  accords  aboutiront  aussi 
avec  l'Allemagne  et  la  Russie. 

Notre  politique  étrangère,  fondée  sur  le  principe  de  l'entière  sauve- 
garde de  nos  droits,  jointe  au  respect  des  droits  d'autrui,  comporte  comme 
par  le  passé  des  relations  cordiales  avec  les  puissances  amies. 

Les  sentiments  réciproques  de  concorde  et  de  paix  font  constater  de 
tous  côtés  que  la  situation,  au  point  de  vue  extérieur,  se  présente  plus 
sereine  et  plus  satisfaisante. 

Après  une  assez  longue  discussion  la  Chambre  a  voté^  le  23  mai, 
sa  réponse  au  discours  du  Trône.  Dans  cette  réponse  la  Chambre 
remercie  tout  d'abord  le  sultan  de  la  convocation  de  l'Assemblée  et 
se  montre  unanime  à  reconnaître  la  nécessité  absolue  de  travailler  en 
parfait  accord  avec  le  gouvernement  au  développement  économique 
et  intellectuel  de  l'Empire.  Elle  remercie  la  France  de  son  concours 
financier  qui  a  permis  à  la  Turquie  de  se  relever.  Tout  en  affirmant 
ses  sentiments  pacifiques,  la  Chambre  signale  le  mécontentement 
général  provoqué  par  les  massacres  de  l'élément  musulman  en  Rou- 
mélie.  L'Assemblée  espère  que  le  gouvernement  prendra  des  mesures 
urgentes  à  ce  sujet.  La  réponse  au  discours  du  Trône  expose  ensuite 
la  nécessité  absolue  de  développer  l'armée  et  la  marine.  Elle  approuve 
l'institution  d'une  haute  cour  martiale  pour  statuer  sur  les  responsa- 
bilités résultant  des  revers  militaires;  elle  demande  que  les  pouvoirs 
de  cette  cour  s'étendent  aux  hommes  politiques  responsables  des 
malheurs  du  pays  en  raison  des  actes  illégaux  qu'ils  ont  commis  à 
l'intérieur  et  du  manque  de  perspicacité  dont  ils  ont  fait  preuve  dans 
la  direction  de  la  politique  extérieure.  La  Chambre  requiert  pour  ces 
hommes  une  punition  exemplaire.  La  réponse  au  discours  du  Trône 
dit  enfin  que  la  Chambre  espère  voir  l'Italie,  respectant  le  traité  de 
Lau&anne,  évacuer  à  bref  délai  les  îles  ;  qu'elle  approuve  la  poli- 
tique pacifique  suivie  par  le  gouvernement;  mais  qu'elle  espère 


688  QUKSTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

que  le  gouvernement  saura  recourir  aux  moyens  nécessaires  pour 
résoudre  la  question  des  îles  occupées  par  la  Grèce,  dont  la  pos- 
session est  indispensable  à  la  Turquie  pour  assurer  l'intégrité  de 
l'Asie  Mineure. 


Le  rapport  de  la  Dotation  Carnegie  sur  les  deux  guerres 

des  Balkans. 

La  Dotation  Carnegie  pour  la  paix,  sollicitée  de  faire  entendre  un 
cri  de  pitié  pour  les  victimes  des  guerres  balkaniques,  avait,  on 
le  sait,  constitué  à  Paris,  sous  la  présidence  de  M.  d'Estournelles  de 
Constant,  une  Commission  d'étude  de  la  question.  Cette  Commission, 
dont  firent  partie  des  hommes  de  haute  valeur  intellectuelle  et  mo- 
rale, appartenant  aux  Etats-Unis,  à  la  France,  à  la  Grande-Bretagne, à 
l'Allemagne,  à  l'Autriche  et  à  la  Russie,  prit  le  parti  de  déléguer  dans 
les  Balkans  une  sous-commission  composée  de  cinq  membres  : 
M.  J.  Godart,  député  de  Lyon,  pour  la  France;  Dutton,  professeur  à 
l'Université  Columbia  (New-York),  pour  les  Etals-Unis;  Brailsford, 
pour  la  Grande-Bretagne  ;  le  professeur  Schiiking,  de  l'Université  de 
Marbourg,  pour  l'Allemagne;  le  professeur  MilioukofiF,  membre  de 
la  Douma,  pour  la  Russie.  A  l'exception  du  professeur  Schiicking  qui 
dut  rétrogader  à  Belgrade,  la  sous-commission  poursuivit  son  en- 
quête en  Serbie,  en  Grèce,  en  Macédoine,  en  Thrace,  à  Constanti- 
nople  et  en  Bulgarie.  A  son  retour  à  Paris,  elle  rendit  compte  des 
constatations  qu'elle  rapportait  à  la  Commission  plénière  et  la  publi- 
cation de  son  rapport  fut  décidée.  Ce  rapport,  traduit  en  plusieurs 
langues,  va  paraître  simultanément  à  Paris,  aux  Etats-Unis  et  en 
Angleterre,  dans  quelques  jours.  C'est  après  un  rapide  exposé  des 
origines  des  deux  guerres,  le  triste  tableau  des  antagonismes  sécu- 
laires des  Turcs,  des  Grecs,  des  Serbes,  des  Bulgares,  des  Albanais, 
antagonismes  déchaînés  en  fureurs  d'extermination.  Le  rapport  est 
précédé  d'une  introduction  de  M.  d'Estournelles  de  Constant,  séna- 
teur, président  de  la  Commission  des  Balkans^  qui,  loin  d'être  un 
réquisitoire  plaide  plutôt  les  circonstances  atténuantes.  Ces  popula- 
tions, longtemps  opprimées,  ont  été  victimes  plus  que  coupables.  Il 
faut  les  plaindre  et  les  aider.  La  vraie  coupable  est  l'Europe  divisée, 
l'Europe  qui  n'a  rien  su  prévoir,  rien  organiser,  et  qui  n'a  vu  dans 
les  Balkans  qu'un  marché  de  fournitures  militaires;  l'Europe  qui, 
tout  en  arrivant,  rendons-lui  cette  justice,  à  localiser  la  guerre,  l'a 
rendue  inévitable  par  ses  incertitudes  et  ses  rivalités.  Le  rapport 
forme  un  beau  volume  in-quarto,  illustré,  accompagné  des  cartes 
indispensables  pour  se  reconnaître  dans  le  dédale  de  ces  nationalités 
inextricables. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.   —   EUROPE. 

France.  —  La  visite  des  souverains  de  Danemark  à  Paris.  —  Le  im 
et  la  reine  de  Danemark,  qui  accomplissent  en  ce  moment  leurs 
visites  d'avènement  dans  les  capitales  européennes,  sont  arrivés  à 
Paris  le  16  mai.  Ils  sont  descendus  au  ministère  des  Affaires  étrsua- 
gères.  Le  soir  de  leur  arrivée,  un  dîner  de  gala  a  eu  lieu  en  leur 
honneur  au  palais  de  l'Elysée.  Le  président  de  la  République  et  îç 
roi  de  Danemark  ont  prononcé  les  toasts  suivants  : 

TOAST  DU  PRÉSIDENT  DE  LA  RÉPUBLIQUE 

Sire, 
Laissez-moi  remercier  Votre   Majesté   et   Sa   Majesté  la  reine  de  lewr 
visite,  qui  est,  pour  la  France,  un  nouveau  témoignage  d'une  précieuse 
amitié. 

En  continuant  d'entretenir  avec  le  royaume  de  Danemark  les  relations 
les  plus  cordiales,  le  gouvernement  de  la  République  demeure  ûdèleé 
des  sentiments  séculaires  que  mes  prédécesseurs  ont  eu  l'occasion -fe 
rappeler,  il  y  a  quelquer.  années,  aux  rois  Christian  IX  et  Frédéric  YÎU., 
et  dont  je  suis  heureux  de  me  faire,  à  mon  tour,  l'interprète, 

La  France  éprouve  pour  le  vaillant  peuple  danois  autant  d'admiratiori 
que  de  sympathie.  Elle  connaît  les  nobles  exemples  d'énergie  et  de  travail! 
qu'il  n'a  cessé  de  donner,  elle  a  suivi  avec  intérêt  les  magnifiques  progrêf. 
qu'il  a  réalisés  dans  ses  méthodes  culturales  et  le  prodigieux  dévelop- 
pement de  sa  richesse  commerciale  ;  elle  a  été  surtout  séduite  par  ïs. 
puissance  et  l'originalité  d'une  production  littéraire  qui  a  contribué  à 
familiariser  le  génie  français  avec  le  génie  Scandinave  et  à  rapproclier- 
davantage  encore  les  âmes  des  deux  nations.  -' 

Je  sais  combien,  de  son  côté,  le  royaume  de  Danemark  est  accueillatU; 
pour  tout  ce  qui  lui  vient  de  France,  je  sais  en  particulier  combien  Votre 
Majesté  elle-même  s'est  montrée  gracieuse  vis-à-vis  des  écrivaiiis^, 
savants  et  artistes  qui  ont  eu  l'honneur  d'être  reçus  par  Elle  à  Copen- 
hague. 

Je  la  prie  de  croire  que  le  gouvernement  de  la  République  fera  tout  œ 
qui  dépendra  de  lui  pour  resserrer  de  plus  en  plus,  dans  l'avenir,  les  lieu* 
intellectuels  et  moraux  qui  unissent  nos  deux  pays  et  pour  fortifier  encore 
leur  amitié  traditionnelle. 

Je  lève  mon  verre  en  l'honneur  de  Votre  Majesté,  de   Sa   Majesté  It 
reine  et  de  la  famille  royale. 
Je  bois  à  la  prospérité  du  royaume  de  Danemark. 

TOAST   DU   ROI 

'  Monsieur  le  Président, 
Les  aimables  paroles  que  vous  venez  de  nous  adresser  et  les  sentimeraïv 
sincères  dont  elles  font  preuve  nous  touchent  profondément,  la  reine  al 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii,  ii, 


690  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

moi,  et  augmentent  encore  la  vive  gratitude  que  nous  cause  une  réception 
aussi  splendide  et  qu'on  comprendra  et  appréciera  dans  mon  pays. 

Cet  accueil  cordial  que  la  belle  ville  de  Paris  nous  a  fait  aujourd'hui 
témoigne  des  liens  d'amitié  qui  unissent  le  Danemark  et  la  France.  J'ai 
eu  une  preuve  très  touchante  de  cette  amitié  par  les  témoignages  de  sym- 
pathie que  la  France  a  bien  voulu  donner  au  peuple  danois  et  à  moi  à 
l'occasion  de  la  mort  de  mon  bien-aimé  père,  pour  lesquels  je  tiens  à 
cœur  d'exprimer  mes  remerciements  les  plus  vifs. 

J'ai  une  raison  toute  particulière  pour  aimer  votre  pays,  car  c'est  bien 
au  pays  ensoleillé  du  midi  de  la  France  que  les  liens  qui  unissent  la  reine 
et  moi  ont  été  noués. 

Il  existe  de  longue  date  des  relations  amicales  entre  le  Danemark  et  la 
France,  dont  le  culte  passionné  du  progrès  fait  toujours  l'admiration  du 
monde  entier,  et  j'espère  que  cette  visite  sera  prise  comme  témoignage 
du  désir  que  j'ai,  et  des  vœux  que  je  forme  pour  que  ces  relations  se 
resserrent  toujours  davantage. 

C'est  dans  ces  sentiments  d'amitié  que  je  lève  mon  verre  à  la  santé  du 
président  de  la  République,  au  bonheur  et  à  la  prospérité  de  la  France. 

Les  souverains,  qui  venaient  de  Londres,  sont  restés  à  Paris 
jusqu'au  19  mai.  Ils  se  sont  ensuite  rendus  à  Bruxelles  et  de  là  à  la 
Haye. 

Allemagne.  —  Le  budget  des  Affaires  étrangères  au  Reichstag.  — 
Le  Reichstag  a  discuté,  le  14  et  le  15  mai,  le  budget  des  Affaires 
étrangères.  M.  de  Bethmann  HoUweg  n'a  pu,  en  jaison  de  la  mort 
de  sa  femme,  prendre  part  au  débat  et  c'est  M.  de  Jagow  qui  a  pré- 
senté l'exposé  traditionnel  de  la  politique  gouvernementale.  Les 
déclarations  de  M.  de  Jagow  ont  été  plutôt  optimistes.  Le  passage 
relatif  aux  rapports  russo-allemands  était  attendu  avec  curiosité.  11 
a  été  particulièrement  modéré  : 

Je  puis  répéter,  a  déclaré  M.  de  Jagow,  ce  que  disait  le  chancelier  ici 
même  il  y  a  un  an.  Nous  ne  connaissons  pas  les  difficultés  qui  s'opposent 
à  ce  que  les  deux  empires  voisins,  l'Allemagne  et  la  Russie,  vivent  en 
paix  côte  à  côte.  Les  problèmes  de  politique  commerciale  qui  pourraient 
se  poser  prochainement  peuvent  se  résoudre  facilement  si  on  montre  des 
deux  côtés  de  la  bonne  volonté.  On  doit  avant  tout  éviter  ce  qui  tendrait 
a  provoquer  entre  les  deux  peuples  un  antagonisme  artificiel  en  stimulant 
les  passions  populaires. 

L'action  de  la  presse  sur  la  psychologie  nationale  rend,  dans  une  époque 
aussi  nerveuse  que  la  nôtre,  tout  jeu  de  ce  genre  très  dangereux.  Cet  état 
d'irritation  réciproque  ne  facilite  point  de  véritables  solutions  des  affaires 
courantes.  J'espère  toutefois  que  les  efl'orts  des  deux  gouvernements 
réussiront  à  endiguer  les  courants  dangereux.  L'idée  que  des  rapports 
amicaux  sont  la  meilleure  garantie  des  intérêts  des  deux  peuples  reste 
toujours  saine  et  vigoureuse.  Elle  est  garantie  par  l'Histoire,  J'ai  des 
raisons  de  croire  que  de  son  côté  le  gouvernement  russe,  sans  se  laisser 
égarer  par  cette  agitation,  a  le  désir  de  maintenir  avec  nous  ses  anciennes 
relations  de  bon  voisinage. 

La  discussion  qui  a  suivi  l'exposé  de  M.  de  Jagow  n'a  pas  ofifert 
un  très  grand  intérêt.  Le  socialiste  Wendel  a  terminé  son  discours 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  691 

par  le  cri  de  «  Vive  la  France  »,  répondant  ainsi,  a-l-il  dit,  au 
«  Vive  l'Allemagne  »  de  M.  Jaurès  ;  M.  Spahn,  du  Centre,  a  réclamé 
de  nouveaux  armements  ;  le  prince  Schœnaich  Carolath  a  préconisé 
le  rapprochement  avec  l'Angleterre  et  la  Russie;  le  radical  M.  Go- 
Ihein  a  parlé  de  «  l'amour  de  la  paix  du  peuple  français  »  et  a  ré- 
clamé le  désarmement.  Rien  de  tout  cela,  on  le  voit,  n'est  bien 
nouveau. 

Angleterre.  —  Le  Home  rule  à  la  Chambre  des  Communes.  —  Le 
21  mai,  le  Home  rule  bill  revenait  à  la  Chambre  des  Communes  pour 
la  discussion  en  troisième  lecture.  Le  gouvernement  ayant,  une 
nouvelle  fois,  affirmé  sa  volonté  de  faire  voter  le  projet  sans  modifi- 
cation par  les  Communes  et  de  ne  soumettre  qu'ultérieurement  au 
Parlement  les  modifications  susceptibles  d'amender  la  loi,  l'oppo- 
sition a  réclamé  l'ajournement  du  débat  et  par  son  attitude  a  obligé 
le  président  à  lever  la  séance  au  milieu  d'un  tumulte  tel  que  le  Par- 
lement britannique  n'en  avait  peut-être  jamais  vu  de  semblable.  La 
loi  a  d'ailleurs  été  votée  en  troisième  lecture,  le  25  mai,  par  351  voix 
contre  274.  Mais  la  violence  du  débat  montre  combien  les  passions 
sont  toujours  surexcitées. 

—  Léleciion.  d'Ipsivich.  —  Le  gouvernement  vient  de  subir  un 
nouvel  échec  électoral  :  M,  Mastermann,  chancelier  du  duché  de 
Lancastre,  qui  avait  dû  se  soumettre  à  la  réélection  après  sa  nomi- 
nation à  ce  poste  ministériel,  et  qui  avait  été  battu  une  première  fois 
dans  sa  propre  circonscription,  a  échoué  une  deuxième  fois  le  23  mai, 
dans  une  seconde  circonscription,  à  Ipswich.  Son  concurrent  union- 
niste  M.  Ganzoni  a  été  élu  par  6.406  voix,  M.  Mastermann  n'en  ayant 
obtenu  que  5.874.  Le  siège  d'Ipswich  est  un  siège  gagné  par  les 
conservateurs.  Le  gouvernement  avait  cependant  fortement  appuyé 
la  candidature  de  M.  Mastermann  et  M.  Lloyd  George  était  allé  lui- 
même  à  Ipswich  soutenir  son  collègue  de  sa  présence  et  de  son  élo- 
quence. «  Il  ne  s'agit  pas  dans  cette  élection  avait-il  déclaré,  de  la 
K  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  il  ne  s'agit  plus  du  Home  Rule,  il 
«  s'agit  de  savoir  si  les  droits  de  la  démocratie  l'emporteront  sur  ceux 
«  de  l'oligarchie,  qui  se  défend  par  des  procédés  anarchistes.  «  Et, 
malgré  ces  efforts,  M.  Mastermann  a  été  battu  de  près  de  600  voix 
par  son  concurrent  unionniste. 

Autriche-Hongrie.  —  La  santé  de  l'empereur  François-Joseph.  — 
L'empereur  François-Joseph  paraît  maintenant  assez  bien  remis  de 
la  grave  indisposition  qui  avait  tant  inquiété  son  entourage.  Il  a  fait 
ses  premières  sorties  et  la  publication  des  bulletins  quotidiens  a  été 
suspendue. 

—  Mort  de  M.  François  Kossuth.  —  M.  François  Kossuth,  fils  de 
Louis  Kossuth,  et  ancien  ministre  du  Commerce,  est  mort  le  24  mai, 


692  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

à  l'ûge  de  soixante-douze  ans.  François  Kossuth,  dont  la  santé  était 
mauvaise  depuis  plusieurs  années,  se  trouvait  gravement  malade 
depuis  plusieurs  semaines  et  l'on  n'espérait  plus  sa  guérison.  Quoi- 
qu'il fut  chef  de  parti,  sa  disparition  ne  constitue  pas  un  événement 
politique.  En  réalité,  il  ne  possédait  d'autorité  que  comme  fils  du 
grand  patriote  magyar. 

Belgique.  —  Le  vote  de  la  loi  scolaire  au  Sénat.  —  La  majorité 
catholique  du  Sénat  belge  a  voté,  le  15  mai,  le  projet  scolaire  qui 
crée  en  faveur  des  écoles  libres  congréganistes  le  droit  aux  subsides 
de  l'Etat.  Comme  à  la  Chambre  des  députés,  les  libéraux  et  les  socia- 
listes, au  Sénat,  ont  quitté  la  salle  des  séances  au  moment  du  vote 
sur  l'ensemble  afin  de  protester  contre  «  un  projet  de  loi  inconstitu- 
tionnel et  antipatriotique»,  a  dit  le  leader  libéral  M.  Hanrez,  contre 
«  une  loi  de  schisme  et  de  séparation  »,  a  déclaré  le  chef  socialiste 
M.  Goppietero. 

—  Les  élections  législatives.  —  Des  élections  législatives  ont  eu  lieu 
en  Belgique  le  24  mai.  Il  s'agissait  de  renouveler  partiellement  les 
représentants  à  la  Chambre  de  quatre  provinces  sur  neuf  :  le  Hainaut, 
la  Flandre  orientale  et  les  provinces  de  Liège  et  de  Limbourg. 
88  députés  étaient  soumis  à  la  réélection,  dont  43  catholiques, 
25  socialistes,  19  libéraux  et  1  démocrate  chrétien.  Les  partis  d'op- 
position, qui  cette  fois  combattaient  séparément,  avaient  surtout 
exploité  le  mécontentement  que  pouvaient  avoir  provoqué  chez  cer- 
tains électeurs  les  récentes  lois  de  réorganisation  militaire  et  de 
réforme  scolaire,  ainsi  que  les  nouveaux  impôts  créés  pour  le  renfor- 
cement de  la  défense  nationale.  Le  résultat  de  cette  campagne  a  été 
de  faire  perdre  au  gouvernement  deux  sièges  au  profit  de  l'opposi- 
tion. En  résumé,  le  statu  quo  demeure  partout,  excepté  dans  les 
arrondissements  de  Hasselt,  et  Tongres.  D'autre  part  les  socialistes 
gagnent  un  siège  aux  dépens  des  radicaux  dans  l'arrondissement  de 
Huy.  La  nouvelle  Chambre  sera  ainsi  composée  :  99  catholiques, 
4G  radicaux,  40  socialistes,  2  démocrates  chrétiens,  dont  un  d'oppo- 
sition. Le  gouvernement  garde  donc  12  voix  de  majorité. 

Espagne.  —  Le  débat  parlementaire  sur  le  Maroc.  —  La  Chambre 
des  députés  espagnole,  discute  en  ce  moment  les  interpellations  sur 
la  politique  marocaine.  Successivement  M.  de  Komanonès,  M,  Maura 
et  M.  Dalo  sont  venus  défendre  l'attitude  de  leurs  gouvernements 
respectifs.  Tous  d'ailleurs  ont  affirmé  avec  une  grande  netteté  la 
nécessité  de  poursuivre  jusqu'au  complet  succès  l'œuvre  de  conquête 
espagnole;  maison  a  beaucoup  remarqué  les  critiques  dirigées  par 
M.  Maura  contre  le  gouvernement  actuel  et  l'on  en  a  généralement 
conclu  que  M.  Dato  devrait  désormais  gouverner  contre  le  parti 
mauriste  qui  se  range  décidément  dans  l'opposition. 

—  La  mort  de  M.  Montero  Rios.  —  Le  chef  du  parti  libéral  espa- 
gnol, M.  Montero  Rios,  ancien  président  du  Conseil,  ancien  président 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  693 

du  Sénat,  est  mort  le  12  mai  à  l'âge  de  quatre-vingt-un  ans.  Avec  lui 
disparaît  la  dernière  figure  représentative  en  Espagne  de  la  période 
révolutionnaire  de  1868,  de  cette  génération  des  Salmeron,  des 
Sagasta,  des  Castelar,  des  Moret,  dont  il  élait  l'unique  survivant 
politique.  Comme  président  du  Conseil  en  1905  et  1906,  M.  Monter© 
Rios  avait  eu  à  préparer  la  visite  de  M.  Loubet  à  Madrid,  celle  du 
roi  Alphonse  XIII  à  Berlin  et  à  Vienne,  et  enfin  la  Conférence  d'Algé- 
siras.  D'aucuns  ont  pu  lui  reprocher  d'avoir  alors  profité  de  la  situa- 
tion pour  obtenir  de  la  France  des  modifications  favorables  pour 
l'Espagne  au  traité  de  1904,  en  échange  de  son  appui  à  cette  confé- 
rence. Mais  il  faut  lui  rendre  cette  justice  qu'il  avait  su,  d'autre  part, 
résister  fermement  aux  sollicitations  pressantes  que  l'Allemagne 
adressait  au  gouvernement  espagnol  et  à  l'échec  desquelles  contri- 
buèrent d'ailleurs  de  notoires  maladresses  commises  durant  le  voyage 
royal  à  Berlin. 

Russie.  —  Le  discours  de  M.  Sazonof  sur  la  politique  étrancjère.  — 
Le  23  mai,  M.  Sazonof  a  fait  à  la  Douma,  à  l'occasion  de  la  discus- 
sion du  budget  des  AfTaires  étrangères,  un  important  discours  dont 
voici  le  résumé. 

LA    TRIPLE    ENTENTE    ET    L'ÉQUILIBRE    EUROPÉEN 

M.  Sazonof  a  commencé  par  déclarer  que  la  Russie  continue  à 
baser  sa  politique  extérieure  sur  l'alliance  inébranlable  avec  la 
France,  ainsi  que  sur  l'amitié  avec  l'Angleterre. 

Pendant  vingt  ans,  a-t-il  dit,  ralliance  franco-russe  a  donné  assez  de 
preuve  de  sa  fécondité  ;  la  conviction  de  sa  nécessité  a  pénétré  profondé- 
ment dans  la  conscience  des  deux  nations  alliées.  La  prochaine  visite  que 
M.  Poincaré  doit  faire  cet  été  en  Russie,  fournira  une  nouvelle  occasion 
de  manifester  les  sentiments  de  mentalité  mutuelle  qui  existent  entre  la 
Russie  et  la  France. 

Se  souvenant  que  la  coordination  des  directions  politiques  constitue  la 
condition  essentielle  de  la  fermeté  et  de  la  fécondité  de  l'alliance,  les  deux 
gouvernements  entretiennent  un  contact  permanent  pour  la  discussion  de 
toutes  les  questions  qui  les  intéressent. 

Les  liens  étroits  d'amitié  réciproque  entre  la  France  et  l'Angleterre  d'une 
part  et  entre  l'Angleterre  et  la  Russie  d'autre  part,  ont  permis  l'élargis- 
sement du  contact  et  la  participation  de  la  Grande-Bretagne  aux  délibéra- 
tions, ce  qui  a  déjà  rendu  un  service  réel  à  la  cause  de  la  paix  dans  un 
moment  grave. 

Cette  raison  a  déterminé  la  Russie  et  la  France  à  charger  leurs  repré- 
sentants à  Londres,  de  discuter,  conjointement  avec  le  ministre  des 
Affaires  étrangères  d'Angleterre,  une  série  de  questions  relatives  à  la 
solution  définitive  des  récentes  complications. 

A  ce  propos,  ces  temps  derniers,  des  rumeurs  de  transformation  de  la 
Triple  Entente  en  alliance  ont  circulé.  Le  ministre  pense  que  l'on  exagère 
l'importance  de  la  question  de  forme. 

On  peut  s'imaginer  une  alliance  de  forme  qui  ne  soit  pas  fondée  sur  une 
réelle  communauté  d'intérêts  et  qui  ne  soit  pas  soutenue  par  la  sympathie 
mutuelle  des  peuples. 


694  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

D'un  autre  côfé,  il  y  a  les  groupements  politiques  des  puissances  natu- 
relles à  cause  de  l'unité  des  fins.  Dans  ce  dernier  cas  la  poursuite  solidaire 
de  ces  fins  est  une  garantie  qui  ne  dépend  ni  de  la  forme  ni  de  l'étendue 
des  conventions  écrites. 

M.  Sazonof,  après  avoir  constaté  avec  satisfaction  que  «  l'alliance 
franco-russe  et  l'amitié  anglo-russe  continuent  à  s'affermir  et  à  se 
développer,  démontrant  par  là  leur  vitalité  »,  pense  que  «  la  Triple 
Entente,  rappelant  en  cela  l'histoire  de  la  Triple  Alliance,  a  fait 
disparaître  tout  sentiment  d'inquiétude  à  son  égard,  car  elle  est 
entièrement  dépourvue  de  tout  esprit  d'agression  et  ne  fait  que  con- 
tribuer à  la  conservation  de  l'équilibre  européen,  toujours  prête  à 
coopérer  avec  la  Triple  Alliance  pour  la  conservation  de  la  paix  ». 

LES    RELATIONS   RUSSO-ALLEMANDES 

M.  Sazonof  constate  ensuite  les  efforts  de  la  diplomatie  russe  pour 
entretenir  des  rapports  de  traditionnelle  amitié  avec  l'Allemagne. 

Cette  amitié  ancienne,  dit-il,  et  le  désir  des  deux  gouvernements  de  la 
conserver  ont  contribué  dernièrement  à  aplanir  quelques  incidents  qui 
semblaient  menacer  de  porter  atteinte  aux  bonnes  relations  entre  les  deux 
pays.  Malheureusement  les  efforts  des  gouvernements  dans  ce  sens  ne  se 
trouvent  pas  toujours  soutenus  par  la  presse  des  deux  pays,  malgré  les 
dangers  qu'il  y  a  à  entretenir  une  alarme  mal  fondée. 

Le  ministre  insiste  sur  son  désir  de  voir  cesser  les  polémiques 
inutiles  des  journaux  allemands  et  russes,  en  les  invitant  à  discuter 
plus  tranquillement  les  questions  de  relations  mutuelles,  surtout  à 
la  veille  de  la  conclusion  d'un  nouveau  traité  de  commerce  qui  ne 
peut  porter  ses  fruits  qu'à  la  condition  d'être  conforme  aux  justes 
demandes  des  parties  contractantes. 

Pour  atteindre  ce  but,  il  est  indispensable  que  les  négociations  se  pour- 
suivent dans  une  atmosphère  calme,  qui  ne  soit  pas  troublée  par  le  bruit 
de  continuels  reproches  et  par  les  suspicions  qui  créent  une  irritation  et 
une  méfiance  réciproques. 

LES    RELATIONS   AUSTRO-RUSSES    ET  AUSTRO-ITALIENNES 

M.  Sazonof  exprime  la  conformité  des  vues  qui  existe  entre  lui  et 
le  comte  Berchtold  lequel  a  certifié,  dans  son  dernier  discours  devant 
les  Délégations,  le  caractère  amical  des  relations  de  la  Russie  et  de 
l'Autriche-Hongrie.  Cela  laisse  espérer  que  le  gouvernement  ne  per- 
mettra pas  que  le  mouvement  d'hostilité  observé  récemment  parmi 
quelques  éléments  russophobes  de  Galicie,  tendant  à  créer  des  difïi- 
cullés  dans  les  provinces  limitrophes  de  la  Russie,  trouble  les  rap- 
ports de  bon  voisinage  des  deux  pays.  M.  Sazonof  dit  aussi  que  les 
relations  avec  l'Ualie  sont  empreintes  de  sympathie. 

LA    SITUATION    EN    ORIENT 

Passant  à  la  situation  en  Orient,  le  ministre  trouve  qu'il  y  a  peu 
à  ajouter  aux  documents  du  Livre  orange.  H  croit  qu'il  est  néces- 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES  695 

saire  de  ne  toucher  qu'avec  précaution  aux  blessures  qui  ne  sont  pas 
encore  guéries,  aux  passions  non  apaisées.  Le  rôle  de  la  Russie  est 
un  rôle  de  pacification.  Ses  traditions  de  bienveillance  impartiale 
envers  tous  les  Etats  balkaniques  doivent  la  conduire  à  donner  son 
appui  à  chacun  d'eux,  à  condition,  naturellement,  qu'il  y  ait,  de  part 
et  d'autre,  sincérité  et  confiance.  Le  ministre  veut  espérer  que  les 
gouvernements  balkaniques,  poursuivant  leur  tâche  de  travail  paci- 
fique dans  les  territoires  nouvellement  annexés,  comprendront  que, 
pour  s'attacher  les  nouveaux  territoires,  il  ne  suffit  pas  de  conquérir 
le  sol,  il  faut  encore  obtenir  l'afTection  et  la  confiance  de  leurs  nou- 
veaux citoyens. 

C'est  là  également  l'unique  condition,  dit-il,  non  seulement  de  la  pacifi- 
cation intérieure,  mais  aussi  du  rapprochement  mutuel  des  Etats  balka- 
niques nécessaire  à  leurs  propres  intérêts  de  développement  pacifique  et 
d'indépendance  sur  la  base  de  la  devise  :  «  I^es  Balkans  aux  peuples  bal- 
kaniques »,  devise  compréhensible  et  familière  à  eux  tous. 

Le  ministre  mentionne  la  visite  récente  du  couple  princier  de 
Roumanie  à  Saint-Pétersbourg  ;  l'accueil  chaleureux  qu'il  a  reçu  en 
Russie  est  un  témoignage  de  la  sincère  amitié  de  la  Russie  à  l'égard 
de  la  Roumanie  ainsi  que  de  l'estime  que  nous  avons  pour  son  sage 
souverain.  Le  ministre  espère  que  la  prochaine  entrevue  de  l'em- 
pereur avec  le  roi  Carol,  en  territoire  roumain,  contribuera  au 
rapprochement  des  deux  pays  unis  par  les  liens  d'un  glorieux 
passé  ainsi  que  par  une  sympathie  et  des  intérêts  mutuels. 

En  ce  qui  concerne  l'Albanie,  ajoute-t-il,  nous  suivons,  bien  entendu, 
avec  l'attention  qu'ils  méritent,  les  événements  de  ce  pays  en  tant  qu'ils 
touchent  aux  intérêts  des  pays  voisins,  car  ces  événements  maintiennent 
ce  pays  dans  un  état  proche  de  l'anarchie. 

LA    RUSSIE    ET    LA    PORTE 

M.  Sazonof  se  félicite  de  ce  que  la  liquidation  de  la  crise  balka- 
nique a  exercé  une  influence  favorable  sur  les  rapports  entre  la 
Russie  et  l'Empire  ottoman,  pour  lequel  ses  possessions  européennes 
étaient  une  source  de  faiblesse. 

Dans  la  solution  du  problème  de  sa  réorganisation  intérieure,  la  Turquie 
trouvera  la  Russie  disposée  à  lui  prêter  son  concours. 

La  liberté  du  commerce  maritime  dans  les  détroits,  conforme  aux  inté- 
rêts ottomans  et  répondant  aux  besoins  vitaux  de  la  Russie,  ne  peut  être 
réalisée  qu'à  la  condition  du  développement  pacifique  de  la  Turquie. 

L'évolution  de  la  récente  question  arménienne  témoigne  des  intentions 
pacifiques  du  gouvernement  actuel  de  la  Turquie. 

Le  gouvernement  russe  n'a  pas  pu  rester  indifférent  à  la  situation  des 
provinces  arméniennes  d'Anatolie,  limitrophes  du  Caucase.  Les  réformes 
élaborées  pour  cette  partie  de  l'Empire  ottoman  et  dotant  les  populations 
de  garanties  sérieuses  ont  été  le  résultat  des  négociations  amicales  enga- 
gées avec  la  Turquie, 

Pour  la  réalisation  des  réformes  mentionnées,  nous  avons  reçu  l'appui 
essentiel  de  l'Allemagne.  Les  conditions  nouvelles  du  développement  des 


696  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

rapports  turco-russes  permettent  d'espérer  le  développement  des  relations 
économiques  entre  la  Russie  et  les  contrées  limitrophes  de  la  Turquie. 
Lt'S  conversations  du  ministre  avec  les  membres  de  l'ambassade  extraor- 
iinaire  ottomane  venue  à  Livadia  lui  ont  donné  l'impression  du  désir 
sérieux  de  la  Turquie  d'établir  avec  la  Russie  des  rapports  répondant  aux 
ii/térêts  des  deux  pays  et  conformes  aux  nouvelles  conditions  poli- 
îâques. 

LA   QUESTION   PERSANE 

Abordant  la  question  persane,  M.  Sazonof  fait  observer  que  le 
jétablissement  de  l'ordre  et  d'une  tranquillité  relative  a  été  obtenu 
grâce  à  la  coopération  amicale  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre.  La 
répression  des  troubles  dans  l'Ouest  de  la  Perse  est  due  aux  efforts 
'ie  la  légation  russe  ainsi  qu'aux  opérations  heureuses  des  cosaques 
^psans  conduits  par  des  officiers  russes,  aussi  bien  qu'aux  mesures 
prises  par  le  gouvernement  persan,  telles  que  le  licenciement  des 
ffoupes  irrégulières,  l'augmentation  du  contingent  des  cosaques 
persans  et  la  formation  d'une  politique  régulière  à  Téhéran. 

Ces  circonstances,  dit  le  ministre,  ont  permis  au  gouverneur  russe  d'ef- 
iectuer  l'évacuation  partielle  de  Kasvin. 

Quant  aux  autres  régions  du  Nord  de  la  Perse,  l'instabilité  de  l'ordre 
3«nd  impossible  leur  évacuation  immédiate  ;  néanmoins  le  gouvernement 
continue  à  considérer  l'occupation  d'une  partie  delà  Perse  par  les  troupes 
TBsses  comme  temporaire,  se  réservant  le  droit  de  prendre  une  décision  en 
lemps  opportun  au  sujet  de  l'évacuation  complète,  afin  de  ne  causer  aucun 
préjudice  aux  intérêts  de  la  Russie. 

M.  Sazonof  fait  remarquer  l'importance  du  récent  règlement  relatif 
à  la  délimitation  de  la  frontière  turco-persane,  règlement  conclu 
a\-ec  le  concours  efficace  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre.  La  portée 
de  ce  traité  est  d'autant  plus  grande  que  la  délimitation,  mettant  fin 
Il  un  litige  séculaire,  détermine  la  direction  de  la  frontière  telle 
qu'elle  existait  déjà  il  y  a  dix  ans,  assurant  ainsi  pleinement  la  tran- 
quillité des  régions  limitrophes  et  de  la  Transeaucasie.  L'accord 
anglo-russe  relatif  à  la  Perse  est  une  garantie  de  la  solution  paci- 
fique des  problèmes  qui  peuvent  naître  dans  ce  pays. 

LES    AFFAIRES   DE   CHINE 

M,  Sazonof  observe  que  les  affaires  de  Chine  demeurent  toujours 
îe  point  central  de  la  politique  russe  en  Orient  : 

Le  gouvernement  de  Youan  Chi  Kai,  dit-il,  ayant  prouvé  sa  vitalité,  a  été 
îeconnu  par  les  puissances.  Après  avoir  accepté  toutes  les  obligations  qui 
découlaient  des  traités  internationaux  antérieurement  conclus  par  la  Chine, 
Je  gouvernement  de  Youan  Chi  Kaï  a  montré  sa  capacité  et  sa  sincère 
înlention  de  protéger  la  vie  et  les  propriétés  des  étrangers  résidant  dans  le 
-Nord  de  la  Chine  où  il  exerce  une  autorité  suiïisante,  et  le  gouvernement 
russe  se  vit  en  état  de  faire  évacuer,  en  mars  dernier,  la  province  de  Tchili 
par  ses  troupes. 

Le  ministre  sait  que  plusieurs  autres  gouvernements  ont  l'inten- 
tion de  suivre  l'exemple  de  la  Russie  :  l'installation  à  Pékin  d'un 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  697 

gouvernement  reconnu  par  les  puissances,  capable  d'assumer  la  res- 
ponsabilité de  politiquegénérale  de  l'Elat,  a  favorisé  les  rapports 
sino-russes  et  a  donné  le  moyen  de  régler  les  diverses  questions  sou- 
levées pendant  la  révolution  chinoise  et  particulièrement  la  question 
mongole. 

Ayant  des  intérêts  considérables  en  Mongolie  extérieure,  dit  alors  M.  Sa- 
zonof,  la  Russie  n'a  pas  pu  y  laisser  péricliter  les  droits  de  ses  sujets. 
Pour  parer  à  cette  difficulté,  elle  a  conclu  avec  le  gouvernement  du  Khou- 
toukhta  le  traité  du  3  octobre  1912,  fixant  une  formule  plus  claire  et  adé- 
quate aux  droits  dont  les  sujets  et  les  négociants  russes  jouissaient  en 
Mongolie  en  vertu  des  traités  conclus  avec  la  Chine.  De  son  côté,  la  Russie 
garantissait  à  la  Mongolie  précisément  ces  mêmes  droits  et  franchises 
pour  lemaintien  desquels  elle  insistait  déjà  auprès  du  gouvernement  chinois 
avant  les  événements  de  décembre  1911,  ainsi  que  le  ministre  eut  l'occa- 
sion d'en  faire  part  à  la  Douma  en  avril  1912. 

En  même  temps,  la  Russie  s'est  réservé  le  droit  de  déterminer  les  par- 
ties de  la  Mongolie  comprises,  selon  elle,  dans  le  traité  du  3  octobre  1912, 
conformément  aux  documents  publiés  par  le  ministère  sur  les  négocia- 
tions ultérieures  avec  le  gouvernement  chinois,  négociations  qui  abou- 
tirent à  la  déclaration  du  5  octobre  1913,  dans  laquelle  la  Chine  reconnaît 
l'autonomie  de  la  Mongolie. 

M,  Sazonof  spécifie  les  limites  de  la  Mongolie  autonome,  telles  que 
la  Russie  les  reconnaît,  et  il  conclut  : 

La  politique  russe  en  Chine  a  été  bien  accueillie  par  les  puissances,  ce 
qui  est  démontré  parleur  décision  de  soumettre  leurs  nationaux  au  régime 
russe  sur  la  zone  de^  chemins  de  fer.  Notre  alliée,  la  France,  en  a  donné 
la  première  l'exemple,  bientôt  suivie  par  l'Angleterre  et  l'Allemagne.  A 
Kharbine,  le  gouvernement  japonais,  fidèle  à  la  convention  conclue  avec 
la  Russie  sur  une  politique  solidaire  en  Mandchourie,  reconnaissait  tou- 
jours le  caractère  obligatoire  du  régime  russe  pour  les  Japonais  dans  la 
zone  des  chemins  de  fer  russe  en  Chine. 

Les  relations  russo-japonaises  sur  toutes  les  questions  de  politique  géné- 
rale sont  empreintes  du  même  caractère. 


Suède.  —  L'ouverture  du  Riksdag.  Le  projet  de  réforme  de  la  défense 
nationale.  —  Le  19  mai,  le  roi  Gustave  de  Suède,  qui  paraissait 
assez  bien  remis  de  sa  récente  maladie,  a  ouvert  le  Riksdag  par  un 
discours  du  Trône  au  cours  duquel  il  a  d'abord  rappelé  comment  le 
souci  de  la  sécurité  du  royaume  l'avait  déterminé  à  donner  au  peuple 
l'occasion  de  se  prononcer,  par  de  nouvelles  élections  à  la  seconde 
Chambre,  sur  la  question  de  la  défense.  Le  discours  constate  ensuite 
que  les  rapports  de  la  Suède  avec  les  puissances  étrangères  sont  tou- 
jours bons. 

La  gravité  des  temps,  cependant,  ajoute  le  discours  du  Trône,  exige  qu'il 
soit  apporté  immédiatement  remède  aux  défauts  de  la  défense;  la  solution 
de  cette-question  importante  ne  peut  être  retardée  sans  danger. 

La  Couronne  fait  donc  un  chaleureux  appel'aux  représentants  du  peuple 
pour  qu'ils  acceptent  les  sacrifices  qui  vont  leur  être  demandés  et  qui,  s'ils 


698  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

sont  grands,  ne  sauraient  l'être  trop,  puisqu'il  s'agit  du  Lien  de  la  patrie. 

L'impôt  spécial,  institué  pour  faire  face  aux  besoins  de  la  défense,  por- 
tera sur  les  fortunes  et  sur  les  revenus  d'une  certaine  importance.  Aucun 
autre  changement  dans  les  impôts  n'est  proposé. 

Afin  de  ne  pas  prolonger  inutilement  cette  session,  on  ajournera  toutes 
les  autres  questions  dont  la  solution  n'est  pas  strictement  nécessaire.  Le 
nouveau  projet  de  défense  du  gouvernement  sera  publié  très  prochai- 
nement. 

Conformément  à  l'annonce  faite  par  le  discours  du  Trône,  le  gou- 
vernement a  déposé,  le  23  mars,  son  projet  de  réforme  de  la  défense 
nationale.  Le  service  militaire  durerait  vingt-trois  ans  au  lieu  de 
vingt  comme  actuellement.  Les  exercices  seraient  de  trois  cent  qua- 
rante jours  pour  l'infanterie,  mais  les  étudiants  et  assimilés  servi- 
raient quatre  cent  quatre-vingt-cinq  jours.  La  marine  compterait 
huit  cuirassés  du  type  Sverige,  bâtiment  national  en  construction,  et 
seize  destroyers.  Les  dépenses  annuelles  totales  s'élèveraient  pour 
l'armée  à  63.000.000  de  couronnes  et,  pour  la  marine,  à  30.000.000 
au  lieu  de  55.000.000  et  28.000.000  environ  actuellement.  Un  nouvel 
impôt  spécial  à  la  défense,  frappant  seulement  les  plus  favorisés, 
rapporterait,  une  fois  pour  toutes.  75.000.000  de  couronnes. 


III.   —  AFRIQUE. 


Maroc.  — La  jonction  des  deux  Maroc  et  V occupation  de  Taza.  — 
Ainsi  que  nous  l'annoncions  dans  notre  dernière  chronique,  la  jonc- 
tion des  deux  Maroc  est  faite  et  depuis  le  10  mai  le  drapeau  français 
flotte  sur  Taza.  Le  15  mai  les  deux  colonnes  expéditionnaires  du 
général  Gouraud  et  du  général  Baumgarten  se  sont  réunies  à  Mek- 
nessa-Tahtania  en  présence  du  général  Lyautey  dont  l'entrée  solen- 
nelle à  Taza,  le  surlendemain  17  mai,  a  couronné  l'exécution  métho- 
dique de  cette  brillante  campagne.  L'occupation  de  Taza  va  se  com- 
pléter par  une  opération  dans  la  région  montagneuse.  Le  général 
Lyautey  a  décidé  en  effet  qu'un  nouvel  effort  était  nécessaire,  et  il  a 
chargé  le  général  Blondlat,  commandant  la  région  de  Rabat,  de  faire 
une  étape  nouvelle  vers  l'Atlas  en  parlant  des  marches  frontières 
zaer  qu'il  a  occupées  en  1912  et  en  1913. 

Angola.  — La  jonction  des  chemins  de  fer  portugais  et  allemands. 
—  La  Gazette  de  Cologne  du  18  mai  analyse  en  un  long  article  le 
projet  de  loi  relatif  à  l'Angola  déposé  par  le  ministre  des  Colonies 
du  Portugal  devant  le  Parlement  de  Lisbonne.  Le  projet  propose  le 
prolongement  de  deux  voies  ferrées  déjà  existantes.  La  première 
partira  d'Ambaca  et  Lobito  et  aboutira  au  Congo  belge.  C'est  la  ligne 
du  Benguela  destinée  à  ouvrir  aux  riches  districts  miniers  du  Ka- 
tanga    un   nouveau    débouché   vers     la    mer.    La   seconde    ligne 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  699 

est  celle  du  Mossamédès.  Elle  doit  être  construite  jusqu'à  Kunena; 
elle  rejoindra  le  chemin  de  fer  allemand  d'Otavi,  dans  la  colonie  du 
Sud-Ouest  africain,  et  assurera  à  la  région  septentrionale  de  cette 
colonie  l'accès  de  la  baie  portugaise  du  Tigre.  Une  commission  mixte 
composée  d'Allemands  et  de  Portugais  est  partie  pour  l'Angola  afin 
d'y  étudier  différentes  questions  techniques  intéressant  la  colonie. 


IV.  —  AMERIQUE. 


Mexique.  —  La  conférence  de  Niagara  Falls.  —  La  conférence  de 
Niagara  Falls  a  inauguré  ses  travaux  le  20  mai,  et  les  négociations 
se  poursuivent  depuis  lors  dans  le  secret  le  plus  absolu.  On  sait  seu- 
lement que  le  président  Wilson  et  le  général  Huerta  se  déclarent 
l'un  et  l'autre  enchantés  de  la  marche  des  pourparlers  et  l'on  assure, 
de  source  américaine  autorisée,  que  le  règlement  définitif  de  la  ques- 
tion mexicaine  n'est  plus  qu'une  affaire  de  quelques  jours.  Les  mé- 
diateurs useraient  de  ménagements  afin  d'assurer  la  retraite  du  pré- 
sident Huerta  avec  dignité  pour  faire  place  à  une  junte  provisoire,  et 
ils  seraient  déjà  tombés  d'accord  sur  les  termes  d'un  modus  operandi 
dans  ce  sens. 

Etats-Unis.  —  Conventions  jjacifiques  avec  la  France  et  l'Angle- 
terre. —  MM.  Bryan,  secrétaire  du  département  d'Etat,  et  Jusserand, 
ambassadeur  de  France,  se  sont  mis  d'accord  en  principe  sur  les 
conditions  d'un  traité  aux  termes  duquel  aucune  hostilité  ne  pour- 
rait être  ouverte  avant  un  délai  d'un  an  à  propos  d'un  différend 
quelconque  surgissant  entre  la  France  et  les  Etals-Unis.  Pendant  ce 
délai,  une  enquête  serait  faite  sur  le  différend.  Ce  traité  est  sem- 
blable à  celui  qui  a  été  signé  par  les  Pays-Bas. 

On  attend  la  signature  prochaine  par  l'Angleterre  d'une  conven- 
tion analogue  laquelle,  au  préalable,  a  été  soumise  à  l'approbation 
des  colonies  autonomes  anglaises. 


La  conférence  de  Niagara  Falls. 

Les  médiateubs  :  «  Vous  qui  avez  rexpérience  de  ces 
sortes  de  choses,  Madame,  dites-nous  ce  que  nous  devons 
l'aire  !  » 

L'EuKOPE  :  «  Parier,  parler,  et  encore  parler  !  » 

Punrk  (Londres), 


Les   Etats-Unis  et  le    Mexique. 

La  '  cigogne  américaine 
apporte  son  enfant  (la  civi- 
lisation) au  Mexiciue. 

Record  Herald  (Chicago) 


Au  Mexique. 

L'Indien  au  nègre  :  «  Et  ces 
gens-là  nous  appellent  des  bar- 
bares! I) 

Fhchietlo  (Turin). 


Après  les  élections  françaises. 

L'alliance  socialiste  franco-allemande. 

Dui's  Elxass  (Mulhouse). 


Après  le  départ  de  Giolitti. 

GioLiTTi,  au  nouveau  ministre  de- 
Finances  :  «  Un  bon  avis,  si  vous  avez 
besoin  d'argent,  demandez-en  vite  a  la 
France  avant  que  je  ne  revienne  au 
pouvoir.  »  Pasquino  (Funn). 


La  crise  du  home  riile. 

Le  tory  :  «  A  bas  le  liome  rule  !  » 

Le  radical  :  «  A  bas  l'ulster  !  » 

John  Bull  :  «  Cette  histoire  peut  vous  amuser,  Messieurs; 
mais,  moi,  j'en  ai  assez.  Je  ne  veux  pas  de  guerre  civile 
pour  TOUS  faire  plaisir  I  » 

Punch  (Londres). 


Les  États-Unis  et  le  Mexique. 

■  L'oncle  Sam,  au  chien  mexi- 
cain ;  «  Ne  bouge  pas  !  Je  vais  te 
débarrasser  de  cette  casserole 
(Heurta).  » 

Trinxssecni    Xash ville). 


L'honneur  américain. 

Le  seul  salut  qui  puisse  venger 
l'honneur  des  Etats-Unis. 

Dispatch  (Columbus). 


Par  crainte  des  suffragettes. 

Le  vernissage  du  Salon  de  la  Royal  Acaderav, 


Punch  (Londres) 


NOMINATIONS  OFFICIELLES 


HIi\ISTÈRE   DE  LA.    GUERRE 

Tronpes  métropolitaines. 

INFANTERIE 

Attachés  militaires.  —  M.  le  capit.  Bonnefont  de  Lapomarède  est  nommé 
attaché  militaire  en  Chine  et  au  Siam. 

Troupes  coloniales. 

INFANTERIE 

Ânnam-Tonkin.  —  MM.  \es  capit.  Leca  et  Arpage;  les  lient,  Latapy  et  Payol; 
les  sous-lieut.  Thomas,  Kerné,  Kervella  et  Monceaux  sont  désig.  pour  le  Tonkin. 

Cochinclline.  —  MM.  le  capit.  Petitperrin  ;  le  lient.  Brice  et  les  sous-lieut. 
Ruby  et  de  la  Follye  de  Jeux  sont  désig.  pour  la  Cochinchine. 

Afrique  Occidentale.  — MM.  les  chefs  de  bataill.  Thibaut  et  Jung;  \e capit. 
Vidal;  les  lieut.  Savoye  et  Salvagniac;  les  sous- Ziewi.  Wetzel,  Carrère,  Roubaudi. 
Pasquet  et  Mériaux  sont  désig.  pour  l'A.  0.  F. 

Afrique  Equatoriale.  —  MM.  les  sous-lieut.  Le  Gai),  Ogier,  Huguet  et 
Bonnaud  sont  désig.  pour  l'A.  E.  ¥. 

Madagascar.  —  MM.  le  capit.  Regnault;  les  lieut.  Roignant  et  Delalbre  ; 
les  sous-lieut .  Leclerc,  Larcelet  et  Willemez  sont  désig.  pour  Madagascar. 

ARTILLERIE 

Annam-Tonkin.   —  MM.  le  capit.  Schubenel  et  le  lieut.  Gauche  sont  désig. 
pour  le  Tonkin. 
Cocllinclline.  —  M.  le  capit.  Marais  est  désig.  pour  la  Cochinchine. 
Madagascar.   —  M,  le  capit.  CoUomb  est  désig.  pour  Diégo-Suarez; 
M.  le  lieut.  Rousseau  est  désig.  pour  Madagascar. 

CORPS    DE    l'intendance 

Annam-Tonkin.  —  M.  le  sous-hitend.  de  3°  cl.  Busy  est  désig.  pour  le 
Tonkin. 

Officiers  d'administration. 

Annam-Tonkin.  —  M.  Voffic.  d'administ.  de  2»  cl.  Eugène  est  désig.  pour  le 
Tonkin. 
Cochinclline.    —  M.    Voffic.   d'administ.   de  2^   cl.  .Jestin  est  désig.  pour  la 

Cochinchine. 

CORPS     DE     SANTÉ 

Indochine.  —  MM.  le  méd.-maj .  de  !'«  cl.  Bernard  et  le  méd.  aide-maj.  de 
1"  cl.  Montel  sont  désig.  pour  l'Indochine. 

Afrique  Occidentale.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2»  cl.  Lacroix  est  désig.  pour 
l'A.  O.  F. 

Guyane.  —  M.  le  méd.-maj.  de  2'^  cl.  Amigues  est  dé-sig.  pour  l'administ. 
pénitentiaire. 

Officiers  d'administration. 

Annam-Tonkin.  —  M.  Voffic.  d'administ.  de  2«  cl.  Sauvé  est  désig.  pour  le 
Tonkin. 

HIIWISTÈRE  DE  LA  MARINE 

CORPS    DE    SANTÉ 

Levant.  —  MM.  les  méd.  de  l^e  cl.  Ségard  et  de  2*  cl.  Guilloux  sont  désig. 
pour  le  Brui.x, 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  KT   REVUES  703 

SERVICE    HYDROGRAPHIQUE 

Indochine. —   M.  l'ingénieur  hydrographe  de  2«  cl.  Rivier  est  désig.  pour  la 
Manche. 

HliMISTÈRE  DES  COLOl^IES 

M.  Charles  (J. -F.)  est  nommé  résident  supérieur  en  Annam; 

M.  Pierre  Guesde  est  nommé  résident  supérieur   en  Indochine  et  délégué  dans  les 
fonctions  de  commissaire  de  l'Indochine  à  l'exposition  de  Marseille; 
M.  Simoni  est  nommé  gouverneur  de  l'Oubangui-Chari-Tchad  ; 
M.  Baudoin  (F.)  est  nommé  résident  supérieur  en  Indochine; 
M.  Nouvial  (M.-L.)  est  mis  à  la  disposition  du  G.  G.  de  Madagascar. 

Sont  nommés  : 

Greffier  au  tribunal  de   Soctrang,  M.  Durban.  —  Greffier  de   la  justice  de  paix 
à  compétence  étendue  de  Bac-lieu,  M.   Ruffîer. 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


La  question  d'Orient  depuis  ses  origines  jusqu'à  nos  jours 

par  Edouard  Driault,  avec  une  préface  de  M.  Gabriel  Monod,  membre 
de  l'Institut,  10«  édition  mise  au  courant  des  derniers  événements.  Paris, 
Alcan,  éditeur,  410  pages  in-8. 

M.  Driault  montre  d'abord  comment,  du  \n^  au  xviF  siècle,  c'est-à-dire 
pendant  une  période  de  mille  ans,  l'Islamisme  étendit  peu  à'peu  sur  l'Asie 
Occidentale  et  Méridionale,  sur  l'Afrique  Septentrionale  et  sur  l'Europe  du 
Sud-Est  sa  domination  religieuse  et  politique  et  comment  il  finit  par  jouer 
un  tel  rôle  que  les  Etats  chrétiens,  en  dépit  des  haines  religieuses,  cher- 
chèrent dans  l'Empire  turc  un  appui.  Les  Turcs  se  montrèrent  malheu- 
reusement incapables  de  former  une  nation.  Et  tandis  que  les  populations 
musulmanes  et  chrétiennes  restaient  simplement  «  juxtaposées  »,  les  sul- 
tans ne  surent  ni  leur  donner  une  bonne  administration,  ni  garantir  la 
sécurité  des  personnes  et  des  biens,  ni  trouver  un  autre  système  de  police 
que  la  spoliation  et  l'assassinat.  Depuis  deux  cents  ans-la  Turquie  est  entrée 
dans  une  période  de  décadence.  Une  seule  chose  a  retardé  sa  cbute,  la 
difficulté  de  régler  le  partage  ottoman ,  en  même  temps  que  la  crainte  d'une 
conflagration  générale.  Les  grandes  puissances  européennes  redoutaient 
tellement  devoir  éclater  la  guerre  que  les  moindres  incidents  orientaux  la 
faisaient  tressaillir.  Le  mot  d'ordre  de  la  politique  de  M.IHanotaux  fut  l'in- 
tégrité de  l'Empire  ottoman.  Il  était  dicté  par  la  prudence  et  l'intérêt 
national.  Mais  ce  mot  d'ordre  ne  pouvait  conserver  longtemps  sa  vertu. 
M.  Driault  l'avait  affirmé  avant  que  les  événements  des  dernières  années 
vinssent  confirmer  ses  prévisions.  Dans  la  nouvelle  édition  que  nous  signa- 
lons ici,  M,  Driault  a  montré  comment  la  guerre  redoutée  a  finalement 
éclaté  au  mois  d'octobre  1912.  11  montre  aussi  que  la  paix  actuelle  laisse 
trop  de  questions  en  suspens  pour  pouvoir  être  durable;  la  question  finan- 
cière, la  question  d'Albanie,  la  question  des  îles  et  d'autres  encore.  La 
question  du  partage  de  la  Turquie  d'Asie  qui  viendra  ensuite  nécessaire- 
ment aura  d'incalculables  conséquences.  Le  résultat  capital  de  la  crise 
dernière  c'est  l'avènement  des  Etats  balkaniques  à  une  véritable  indépen- 
dance. Ils  entendent  maintenant  avoir  un  rôle  militaire  et  politique.  C'est 
un  fait  nouveau  dont  on  ne  peut  mesurer  toutes  les  conséquences.  Ce  qui 


704  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

est  certain,  c'est  que  tous  les  Slaves,  de  la  Russie  à  la  Bohême,  ont  célébré 
les  victoires  des  Balkaniques  comme  des  victoires  de  toute  la  race.  Les 
Slaves  de  l'Autriche-Hongrie  en  particulier  (et  ils  sont  près  de  23  millions) 
ont  pris  une  conscience  plus  haute  de  leurs  droits  nationaux.  Il  faudra  que 
l'Autriche  leur  donne  quelques  satisfactions  :  elle  provoquerait  autrement 
des  agitations  dont  elle  pourrait  mourir.  Albert  Sorel  écrivait  il  y  a 
25  ans:  Voilà  un  siècle  qu'on  travaille  à  résoudre  la  question  d'Orient;  le 
jour  où  on  l'aura  résolue,  l'Europe  verra  se  poser  inévitablement  la  ques- 
tion d'Autriche.  Le  vieil  empereur  n'a  pas  voulu  que  la  fin  de  son  règne 
fût  attristée  par  des  conflits  sanglants,  mais  après  lui  qu'arrivera-t-il? 
L'horizon  reste  chargé  de  nuages,  et  l'immobile  Orient  n'a  pas  encore  fini 
de  se  transformer.  Il  faut  aussi  nous  attendre  à  voir  se  produire  des  trans- 
formations économiques  considérables.  Beaucoup  d'entreprises  vont  se 
créer  peu  à  peu  ;  il  y  aura  des  commandes  de  toutes  sortes,  un  outillage 
de  guerre  à  refaire,  un  outillage  de  paix  à  organiser.  A  ces  efforts  tous  les 
peuples  vont  chercher  à  participer.  Il  importe,  en  présence  du  germanisme 
envahissant,  que  nous  fassions  un  nouvel  efl'ort  pour  féconder  le  champ 
d'activité  qui  s'ouvre  devant  nous, et  pour  conserver,  dans  un  pays  ou  nous 
jouissons  encore  d'un  grand  prestige,  la  situation  à  laquelle  des  traditions 
séculaires  nous  donnent  le  droit  de  prétendre. 

G.  B. 

Duroc,  duc  de  Frioul,  grand  maréchal  du  palais  impérial 
(1772-1813),  par  le  commandant  Jean  de  jla  Tour.  Un  vol.  in-16, 
avec  un  portrait  du  maréchal.  Paris,  librairie  Chapelot. 

C'est  une  bien  belle  et  attachante  figure  que  fait  revivre  le  commandant 
de  la  Tour.  Duroc  a  été  le  confident,  l'ami  de  Napoléon;  lui  seul  a  eu  son 
entière  confiance.  Soldat,  diplomate,  administrateur,  Duroc  est  partout, 
sait  tout,  réussit  dans  toutes  ses  entreprises.  Les  missions  à  Saint-Péters- 
bourg en  1801  auprès  d'Alexandre  1*^  et  à  Berlin  en  1805  à  la  cour  de 
Frédéric-Guillaume  III,  font  l'objet  de  chapitres  du  plus  haut  intérêt 
historique;  l'auteur  les  a  exposées  avec  la  correspondance  même'de  Duroc, 
correspondance  inédite  et  appuyée  par  des  documents  officiels  des  grandes 
archives  de  l'Etat. 

L'Impérialisme  français  et  les  chemins  de  fer  transafri- 
cains, par  le  commandant  Roumens.  Paris,  Plon-Nourrit,  éditeurs. 

Le  livre  du  commandant  Roumens  est  un  ardent  appel  à  la  volonté  de 
vivre  de  notre  pays,  un  bilan  des  résultats  acquis  par  nous  sur  le  conti- 
nent africain;  c'est  aussi  un  examen  des  possibilités  qui  s'offrent  à  notre 
action  pour  nous  assurer  une  place  enviable  dans  l'Afrique,  appelée  à 
devenir  une  puissance  économique  et  commerciale  comparable  à  l'Amé- 
rique. Les  vastes  territoires  soumis  à  notre  influence  ne  peuvent  avoir 
d'avenir  que  par  la  réalisation  de  voies  ferrées  établies  d'après  un  dessein 
prévoyant  et  homogène,  aboutissant  à  des  ports  qui  seront  les  points  de 
soudure  obligés  sur  les  grandes  routes  mondiales.  Ces  graves  problèmes 
sont  élucidés  par  l'auteur  avec  une  sûreté  de  documentation  et  une  saga- 
cité qui  ne  laissent  place  à  nulle  équivoque.  Des  cartes  très  détaillées 
donnent  à  l'ouvrage  un  intérêt  documentaire  de  premier  ordre. 

U Administrateur-Gérant  :  P.  Campain. 

PARIS.    —   IMPRIMERIE    LEVÉ,    RUE    CASSETTE,    17. 


QUESTIONS 
DIPLOMATIQUES  ET  COLONIALES 

LA   QUESTION  DES   NOUVELLES-HÉBRIDES 


Une  Commission  franco-anglaise  siège  à  Londres  depuis  le 
10  mai  pour. traiter  de  la  question  toujours  renaissante  des 
Nouvelles-Hébrides.  11  est  donc  intéressant  d'en  résumer  les 
phases  et  l'état  diplomatiques  —  la  situation  dans  l'archipel 
lui-même  a  été  exposée  dans  notre  numéro  du  1'^'  décem- 
bre 4913  —  et  de  se  demander  si  l'on  peut  trouver  une  solution 
autre  que  les  replâtrages  et  ajournements  auxquels  ont  abouti 
jusqu'ici  toutes  les  négociations  franco-anglaises  relatives  à  ces 
îles. 


* 
*  * 


L'existence  en  1914  d'une  question  des  Nouvelles-Hébrides 
est  entièrement  due  aux  hésitations  de  notre  politique,  dont  on 
n"a  plus  à  compter  les  occasions  manquées.  De  très  bonne 
heure  cet  archipel  parut  la  dépendance  naturelle  de  la  Nouvelle- 
Calédonie.  Les  indigènes  furent  recrutés  pour  travailler  aux 
plantations  de  la  colonie  française  voisine.  Ce  recrutement 
s'accompagna  d'un  essaimage  des  colons  néo-calédoniens  aux 
Nouvelles-Hébrides.  On  s'attendait  si  bien  à  une  occupation 
française  que  les  colons  anglais  eux-mêmes,  qui  suivirent  les 
nôtres  dans  l'archipel  néo-hébridais,  comptaient  sur  cette  prise 
de  possession  pour  obtenir  la  sécurité  nécessaire  aux  intérêts 
d'hommes  civilisés  établis  au  milieu  de  tribus  complètement 
barbares  :  en  1875  les  dix  colons  anglais  de  l'île  de  Tanna  de- 
mandaient la  protection  du  pavillon  français.  Il  était  d'autant 
plus  facile  au  gouvernement  français  d'agir  qu'à  ce  moment 
l'Angleterre  venait  d'annexer  les  Fidgi  (octobre  1874)  et  donnait 
ainsi  'une  satisfaction  à  l'impérialisme  australien,  et  à  la 
France  un  prétexte  pour  régler  la  situation  des  Hébrides  con- 

ynEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  —  n»  416.  —  16  juin  1914.  -iu 


706  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

formé  ment  à  la  force  des  choses  que  reconnaissaient  les  colons 
anglais  eux-mêmes. 

Paris  fut  sur  le  point  d'agir.  La  crainte  de  discussions  avec 
l'Angleterre  contribua  à  empêcher  la  politique  française  de 
dépasser  les  velléités.  Mais  ce  fut  surtout  l'attitude  de  la  ma- 
rine qui  contribua  à  lui  faire  adopter  des  solutions  d'attente. 
Les  officiers  envoyés  pour  faire  une  enquête  sur  l'archipel 
rédigèrent  des  rapports  dont  quelques-uns  sont  des  monu- 
ments d'esprit  négatif  et  étroitement  technique.  Certains  ma- 
rins ne  voulurent  voir  aux  Hébrides  que  des  mouillages  plus  ou 
moins  bons,  des  ports  dont  il  était  impossible  d'assurer  la 
défense.  Ils  ne  discernèrent  pas  qu'il  convenait,  malgré  la  mé- 
diocrité en  ports  de  la  plupart  des  îles,  d'assurer  à  leur  pays  un 
archipel  dont  les  mérites  étaient  démontrés  par  les  faits  puisque 
une  colonisation  spontanée  s'y  faisait.  Et  sur  ces  avis,  qui  flat- 
taient ces  esprits  indécis  qui  croient  «  réserver  l'avenir  »  alors 
que  leurs  solutions  négatives  ne  peuvent  que  le  compromettre, 
la  France  adopta  le  système  d'une  cohabitation  politique  avec 
l'Angleterre  dans  des  îles  oi^i  on  ne  pouvait  lui  reprocher  de 
chercher  des  agrandissements  injustifiés  et  systématiques  puis- 
que, sur  ce  point  du  globe,  des  intérêts  français  s'étaient  spon- 
tanément créés  et  avaient  devancé  le  pavillon. 


C'est  cependant  la  France  qui  a  pris  l'initiative  d'établir 
l'Angleterre  sur  le  même  pied  qu'elle-même  dans  l'archipel 
néo-hébridais.  Le  15  janvier  1878,  le  marquis  d'Harcourt,  am- 
bassadeur de  la  République  à  Londres,  agissant  sur  les  ins- 
tructions de  son  gouvernement,  ému  par  les  diatribes  que  les 
rumeurs  d'annexion  française  avait  inspirées  à  la  presse  aus- 
tralienne, adressa  au  Foreign  Office  une  note  qui  se  terminait 
ainsi  :  «  Mon  gouvernement  tient  à  déclarer  qu'il  n'a  pas  l'in- 
tention de  porter  atteinte  à  l'indépendance  des  Nouvelles-Hé- 
brides et  il  serait  heureux  de  savoir  que,  de  son  côté,  le  gou- 
vernementSle  Sa  Majesté  est  également  disposé  à  la  respecter.  » 
Le  comte  de  Derby,  ministre  anglais  des  Affaires  étrangères, 
donnait  le  26  février  l'assurance  demandée. 

Dès  lors  le  problème  néo-hébridais  allait  se  poser  dans  la 
forme  oiî  il  se  pose  encore  et  oi^i  il  paraît  à  peu  près  insoluble  : 
comment  créer  l'organisation  nécessaire  à  la  colonisation  euro- 
péenne dans  un  pays  où  deux  puissances  prétendent  à  des  droits 
égaux,  ne  veulent  admettre  qu'une  action  commune,  et  consi- 
dèrent leurs  démarches  respectives  avec  une  continuelle  suspi- 
cion? 


Carte  des 
NOUVELLES-HÉBRIDES 

et  de  la 
NOUVELLE  CALÉDONIE 

Indications 
Hébrides  =  dénomindtiun  d Archipel 


I^Torrès 


Il  an  es  de  na  viaah'c 


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708  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLOiMALKS 

Cependant,  dans  ces  conditions  difficiles,  il  fallut  bientôt  se 
préoccuper  d'assurer  le  minimum  de  police  nécessaire  à  une 
colonisation  qui  se  développait  malgré  tout.  Une  vingtaine  de 
colons  français  furent  massacrés  par  les  Canaques  entre  1882 
et  188().  Le  gouvernement  français  se  vit  contraint  —  sans 
songer  le  moins  du  monde  à  déterminer  à  son  profit  un  nouveau 
statut  international  de  Tarchipel  —  de  débarquer  de  petits 
postes  à  Vaté  et  à  Mallicolo. 

Le  gouvernement  britannique,  toujours  talonné  par  l'opi- 
nion australienne,  s'émut.  Il  avait  alors,  en  dehors  même  de  la 
fâcheuse  déclaration  de  1878,  un  moyen  de  peser  sur  notre 
politique  néo-hébridaise.  La  France  sollicitait  l'Angleterre 
de  renoncer,  sur  un  autre  point  du  Pacifique,  à  une  situation 
d'égalité  qu'elle  lui  avait  reconnue  comme  aux  Nouvelles- 
Hébrides.  L'action  des  Français  se  développait  par  la  force  des 
choses  aux  Iles-sous-le-Vent  de  Tahiti:  en  1881,  l'amiral  Jau- 
réguiberry  avait  conclu  un  traité  provisoire  de  protectorat  avec 
le  chef  de  l'une  d'entre  elles,  Raiatéa.  Cependant,  cette  poli- 
tique était  en  contradiction  avec  la  déclaration  franco-anglaise 
du  14  juin  1847,  aux  termes  de  laquelle  les  deux  gouverne- 
ments avaient  reconnu  l'indépendance  des  Iles-sous-le-Vent  et 
s  étaient  engagés  à  n'en  prendre,  sous  aucune  forme,  posses- 
sion. L'Angleterre  tenait  là  un  objet  d'échange.  Elle  en  profita 
pour  faire  prévaloir,  plus  nettement  encore  qu'en  1878,  la  poli- 
tique commune  qu'elle  voulait  nous  imposer  dans  tout  le 
développement  des  affaires  néo-hébridaises.  En  s'y  ralliant, 
au  lieu  d'exercer  une  action  indépendante,  comme  l'établis- 
sement de  postes  militaires  français  dans  les  Iles,  le  gou- 
vernement de.  M.  de  Freycinet  envisageait  «  l'organisation, 
d'un  commun  accord  avec  l'Angleterre,  des  garanties  d'ordre 
et  de  sécurité  aux  Nouvelles-Hébrides  ». 

Cette  politique  fut  consacrée  par  la  convention  du  16  novem- 
bre 1887,  qui  slijjulait  qu'une  Commission  navalf>  mixte  serait 
instituée  pour  exercer  la  police  nécessaire  aux  Nouvelles- 
Hébrides  et  qu'aussitôt  celle-ci  créée,  les  postes  militaires  fran- 
çais seraient  retirés  de  l'archipel,  moyennant  quoi  l'Angleterre 
renonçait  à  la  déclaration  de  1847,  relative  aux  lles-sous-le- 
Venl.  L'hypothèque  reconnue  en  1878  à  l'Angleterre  sur  les 
Nouvelles-Hébrides  était  précisée,  confirmée  en  échange  de  la 
mainlevée  de  celle  qu'elle  s'était  constituée  au  milieu  du 
XIX*  siècle  sur  les  Iles-sous-le-Vent:  ainsi  fut  nettement  établi 
le  régime  sous  lequel  toute  action  entreprise  aux  Nouvelles- 
Hébrides  devait  être  commune  aux  deux  gouvernements. 


LA    QUESTION    DES    NOUVELLES-HÉBRIDES  709 


Le  28  janvier  1888,  une  convention  franco-anglaise  instituait 
la  Commission  navale  mixte  prévue.  Elle  était  «  chargée  de 
maintenir  l'ordre  et  de  protéger  les  biens  et  les  personnes  des 
citoyens  français  et  des  sujets  britanniques  ».  La  Commission 
devait  être  composée  d'un  président  et  de  quatre  officiers  de 
marine,  deux  français  et  deux  anglais  ;  la  présidence  devait, 
alternativement,  appartenir  au  commandant  des  forces  navales 
françaises  et  anglaises  dans  les  eaux  de  l'archipel.  Les  deux 
commandants  étaient  investis  du  droit  de  requérir  la  réunion 
de  la  Commission. 

Un  règlement  était  annexé  à  la  convention  de  janvier,  pour 
servir  d'instructions  à  la  Commission.  Les  commandants  fran- 
çais et  anglais  ne  devaient  agir  individuellement  qu'en  cas  de 
danger  imminent  pour  les  Européens  ;  le  reste  du  temps,  ils 
étaient  tenus  de  réunir  la  Commission  pour  prendre  les  mesures 
commandées  par  la  nécessité. 

Mais  cette  Commission  n'était  qu'un  rudimentaire  instru- 
ment de  police.  Elle  ne  devait  pas  intervenir  dans  les  questions 
qui  se  posaient  journellement  pour  les  colons  et  qui,  faute 
d'être  résolues,  nuisaient  à  leurs  etTorts.  Par  exemple,  il  lui 
était  interdit  de  se  mêler  des  litiges  fonciers  qui  mettaient  aux 
prises  Français  et  Anglais  sur  de  nombreux  points  de  l'ar- 
chipel. 

C'était  un  très  grand  embarras.  On  ne  devait  commencer  à 
résoudre  la  question  immobilière  qu'en  1906;  mais  les  colons 
avaient  encore  à  formuler  beaucoup  d'autres  plaintes.  C'est 
ainsi  qu'ils  n'avaient  aucune  organisation  d'état  civil  et  aucune 
justice.  L'Angleterre  et  la  France  se  préoccupèrent  de  donner, 
chacune  de  son  côté,  satisfaction  sur  ces  points  à  ses  natio- 
naux. Le  «  Pacific  order  in  Council  «  de  1893  fit  du  gouver- 
neur des  Fidji  le  Haut  Commissaire  britannique  pour  les  îles 
n'appartenant  pas  à  une  nation  civilisée,  entre  autres  les  Nou- 
velles-Hébrides :  une  organisation  judiciaire  fut  assurée  par  ses 
soins  aux  ressortissants  anglais  Une  loi  du  30  juillet  1900, 
autorisa  le  président  de  la  République  à  prendre,  par  voie  de 
décret,  les  mesures  d'ordre  administratif  et  judiciaire  néces- 
saires aux  Français  «  établis  dans  les  îles  et  terres  de  l'Océan 
Pacifique  ne  faisant  pas  partie  du  domaine  colonial  de  la  France 
et  n'appartenant  pas  à  une  puissance  civilisée.  »  Un  décret  du 
28  février  1901  nommait  le  gouverneur  de  la  Nouvelle-Calédo- 
nie Commissaire  général  dans  l'Océan  Pacifique;  des  justices 
de  paix  à  compétence  étendue  furent  instituées  aux  Hébrides 


710  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

avec  appel  à  Nouméa;  la  tenue  de  l'état  civil  des  Français  fut 
organisée.  Enfin,  pour  favoriser  la  colonisation  française,  un 
décret  du  12  novembre  1901  ouvrit  en  franchise  le  marché 
métropolitain  à  des  quantités  déterminées  de  denrées  colo- 
niales produites  sur  les  plantations  de  nos  nationaux  aux  Nou- 
velles-Hébrides. 

Mais  tout  cela  ne  constituait  pas  le  faisceau  d'organismes 
nécessaires  au  développement  d'une  société  civilisée.  Certaines 
questions  n'avaient  même  pas  reçu  un  commencement  de  solu- 
tion :  qui,  par  exemple,  devait  exercer  sur  les  indigènes  une 
autorité  d'autant  plus  nécessaire  que  leurs  tribus  vivent  dans 
l'anarchie  ?  Le  problème  des  droits  immobiliers  se  posait  avec 
d'autant  plus  d'acuité  que  les  missionnaires  presbytériens, 
ennemis  acharnés  de  nos  colons  et  de  notre  inlluence  —  et 
dont  ^I.  Robert  Laussel  a  exposé  les  agissements  dans  les  Ques- 
tions diplomatiques  du  1^- décembre  1913  —  poussaient  les 
Canaques  à  nier  les  engagements  qu'ils  avaient  pris  envers 
nos  nationaux  et  à  revendiquer  les  terres  qu'ils  avaient  ven- 
dues aux  Français. 

Les  négociations  durent  donc  recommencer  entre  Paris  et 
Londres.  On  discuta  en  vue  de  confier  à  la  Commission  navale 
mixte  le  droit  d'intervenir  pour  régler  les  litiges  fonciers. 
Mais  les  pourparlers  traînèrent  et  auraient  pu  continuer  assez 
longtemps  sans  aboutir  si  la  crainte  du  troisième  larron  n'était 
venue  précipiter  la  conclusion  :  un  assez  grand  domaine  fut 
acheté  dans  une  des  îles  par  une  Compagnie  allemande. 


La  France  et  l'Angleterre  se  décidèrent  alors  à  donner  un 
statut  international  aux  Nouvelles-Hébrides, dont  l'état  juridique 
restait  encore  indéterminé.  Elles  le  firent  en  précisant  le 
régime  à  deux  dont  le  principe  avait  commencé  à  être  posé  par 
les  déclarations  de  1878.  Leur  accord  général  d'avril  190  i  venait 
d'ailleurs  de  convenir  que  les  deux  puissances  prépareraient  de 
concert  <■  un  arrangement  qui,  sans  impliquer  aucune  modifi- 
cation dans  le  statu  quo  politique,  mettra  fin  aux  difficultés 
résultant  de  l'absence  de  juridiction  sur  les  indigènes  des  Nou- 
velles-Hébrides »,  et  nommeraient  une  commission  pour  le 
règlement  des  différends  fonciers. 

C'est  à  ces  trois  objets  :  déterminer  le  statut  international 
des  îles,  créer  une  autorité  sur  les  indigènes,  régler  les  litiges 
fonciers  que  répondit  la  convention  du  20  octobre  1906,  qui  est 
encore  la  charte  du  régime  franco-anglais  aux  Nouvelles-Hé- 
brides. Elle  en  faisait  nettement  un  condominium.  Son  article 


LA    QUESTION    DES    NOUVRLLES-HÉBRIDES  711 

i*""  stipule  en  effet  :  «  l'archipel  ihs  Nouvelles-Hébrides,  y 
compris  les  îles  de  Banks  et  les  îles  de  Torrès,  formera  un  ter- 
ritoire d'inlluence  commune  sur  lequel  les  sujets  et  citoyens 
des  deux  Puissances  signataires  jouiront  de  droits  égaux  de 
résidence,  de  protection  personnelle  et  de  commerce,  chacune 
des  deux  Puissances  demeurant  souveraine  à  l'égard  de  ses 
nationaux  et  ni  Tune  ni  l'autre  n'exerçant  une  autorité  séparée 
sur  l'archipel  ». 

Les  ressortissants  des  tierces  puissances  sont  tenus  d'opter 
dans  un  délai  de  six  mois  pour  le  régime  français  ou  le  régime 
anglais. 

Chacune  des  deux  puissances  est  représentée  par  un  Haut 
Commissaire,  lequel  peut  être  assisté  d'un  Commissaire  résident 
dépositaire  de  son  autorité  lorsqu'il  neseraitpas  dans  l'archipel. 
Les  Hauts  Commissaires  ou  leurs  délégués  disposent  d'un  corps 
de  police  divisé  en  deux  sections  d'effectif  égal,  placées  chacune 
sous  les  ordres  de  l'un  des  deux  Commissaires-résidents. 

La  Commission  navale  mixte  est  maintenue;  mais  sauf  cas 
d'urgence  elle  ne  doit  agir  que  sur  réquisition  concertée  des 
représentants  des  deux  puissances. 

Port-Vila  devenait  le  siège  des  deux  gouvernements,  du  tri- 
bunal mixte  et  des  services  communs.  Ceux-ci,  organisés  et  diri- 
gés conjointement  par  les  deux  Hauts  Commissaires,  sont  le 
service  de  la  police,  des  postes,  des  travaux  d'intérêt  général, 
des  ports,  du  balisage,  le  service  de  santé  et  le  service  financier. 
Des  timbres  postes  spéciaux  aux  Nouvelles-Hébrides  ont  été 
émis.  Les  postes  et  quelques  taxes  locales  assurent  un  petit 
budget  aux  insuffisances  duquel  les  deux  puissances  doivent 
parfaire  par  moitié. 

Les  Hauts  Commissaires  peuvent  édicter  conjointement  des 
règlements  pour  le  maintien  de  l'ordre  et  la  bonne  administra- 
tion. 

Les  indigènes,  auxquels  il  est  interdit  d'acquérir  dans  l'archi- 
pel la  nationalité  de  l'une  des  deux  puissances,  sont  soumis 
aux  deux  Hauts  Commissaires  qui  peuvent  édicter  et  exécuter 
en  ce  qui  les  concerne,  mais  en  respectant  le  plus'  possible 
leurs  mœurs,  des  règlements  d'administration  et  de  police. 

La  question  des  litiges  fonciers  a  été  résolue  par  l'institu- 
tion d'un  tribunal  mixte  compétent  dans  toutes  les  affaires  im- 
mobilières, dans  les  litiges  entre  indigènes  et  non  indigènes  et, 
en  matière  pénale,  pour  juger  tout  délit  ou  crime  commis  par 
des  indigènes  à  l'égard  des  non  indigènes.  Cette  énumération 
montre  qu'un  très  grand  nombre  d'affaires  ne  relèvent  pas 
du  tribunal  mixte  et  restent  justiciables  des  tribunaux  fran- 


712  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

çais  et  anglais  établis  dans  l'Archipel.  Elles  sont  portées,  si  le 
litige  met  en  présence  des  ressortissants  des  deux  nations, 
devant  le  tribunal  de  la  nationalité  du  défendeur  ou,  au  crimi- 
nel, devant  celui  de  la  victime. 

Le  tribunal  mixte  est  composé  d'un  juge  français,  d'un  juge 
anglais  et  d'un  président  nom  mépar  le  roi  d'Espagne  ainsi  qu'un 
quatrième  magistrat  chargé  du  ministère  public.  Le  français 
et  l'anglais  sont  officiellement  employés  par  le  tribunal.  Sa 
procédure  est  très  bigarrée  :  elle  est  empruntée  selon  les  cas 
à  la  loi  française  ou  à  la  loi  anglaise.  La  loi  qu'il  applique  est 
celle  du  statut  personnel  de  la  partie  non  indigène  aux  procès 
civils  ou  criminels  qui  viennent  devant  lui.  En  matière  immo- 
bilière seulement  il  doit  suivre  des  règles  originales  édictées 
parla  Convention  de  1906.  On  s'est  efforcé,  en  les  élaborant, 
de  donner  une  valeur  juridique  très  grande  à  l'occupation,  qui 
est  souvent  la  seule  preuve  des  droits  immobiliers  des  indi- 
gènes, et  aussi  de  ne  pas  compliquer  plus  qu'il  n'est  raisonnable 
dans  ce  pays  inorganique  la  preuve  des  achats  relativement 
anciens,  comme  le  sont  ceux  de  bon  nombre  de  colons  de  la 
première  heure,  appartenant  surtout  à  la  nationalité  fran- 
çaise. 

La  convention  de  1906  réglementait  encore  le  recrutement 
des  travailleurs  hébridais  pour  les  colonies  voisines,  qui  avait 
donné  lieu  à  de  nombreuses  dénonciations;  il  interdisait  la 
vente  des  armes  et  de  l'alcool  aux  indigènes;  il  prévoyait  l'éta- 
blissement de  municipalités  dont  les  non  indigènes  majeurs 
des  deux  sexes  seraient  électeurs.  L'initiative  des  colons 
avait  d'ailleurs  précédé  ce  texte  puisque  deux  syndicats  muni- 
cipaux avaient  été  spontanément  créés  avant  1906  pour  ré- 
pondre aux  besoins  des  Européens  établis  dans  l'île  de  Vaté. 


La  preuve  que  la  convention  de  1906  ne  couvrait  pas  tout 
le  terrain  nécessaire  pour  assurer  la  législation  et  les  services 
indispensables  à  la  vie  des  colons  des  Nouvelles-Hébrides  est 
que  des  négociations  viennent  d'être  de  nouveau  engagées  à 
Londres.  Certaines  questions  très  importantes  pour  le  déve- 
loppement des  intérêts  européens  aux  Nouvelles-Hébrides  ne 
sont  pas  réglées  ou  le  sont  très  mal.  C'est  ainsi  que  la  pro- 
priété a  un  régime  instable  :  elle  suit  le  statul;  légal  de  son 
propriétaire.  Sa  conservation  n'est  pas  organisée  :  l'immatri- 
culation des  terres  selon  le  système  de  l'Acte  Torrens  va  com- 
mencer, en  application  tardive  de  la  convention  de  1906; 
mais  il  conviendrait  de  donner  une  législation  uniforme  à  la 


LA   QUESTION   DES   NOUVELLES-HÉBRIDES  713^^ 

propriété,  quelle  que  soit  la  nationalité  du  titulaire.  Et  beau- 
coup d'autres  problèmes  se  présentent  encore  :  quel  régime 
fera-t-on  à  la  main-d'œuvre  asiatique  — javanaise,  annamite, 
chinoise  —  qu'il  faudra  bien  introduire  pour  mettre  en  valeur 
des  îles  dont  la  population  canaque,  peu  laborieuse  et  de 
plus  en  voie  rapide  d'extinction,  ne  compte  plus  guère  que 
30.000  personnes  pour  1.500.000  hectares.  11  ne  faut  pas  que 
les  engagés  des  Français  puissent  impunément  être  débauchés 
par  les  Anglais,  et  réciproquement  qu'une  coûteuse  importa- 
tions de  coulis  ne  serve  à  rien  à  ceux  qui  en  auront  fait  les 
frais.  La  question  se  pose  d'autant  plus  que  les  missionnaires 
presbytériens,  véritables  tyrans  de  l'archipel,  emploient  tous 
les  moyens  pour  empêcher  les  colons  français  de  trouver  la 
main-d'cfeuvre  nécessaire  et  les  acculer  à  la  ruine.  Ce  qu'ils 
font  pour  les  Canaques  ils  essaieront  demain  de  le  faire  pour 
les  Asiatiques:  la  Commission  franco-anglaise  qui  vient  de  se 
réunir  à  Londres  a,  comme  on  dit  familièrement,  «  du  pain 
sur  la  planche  ». 

Tous  les  etforts  diplomatiques  pourront-ils  réaliser  la  tâche 
délicate,  sans  précédents,  de  donner  à  un  pays  régi  par  à  un 
condominium  les  organismes  do  plus  en  plus  complexes 
qu'exige  une  société  civilisée?  Il  est  permis  de  douter  de  la 
possibilité  de  cette  œuvre  paradoxale.  Et  Ton  peut  se  de- 
mander si,  pour  empêcher  la  question  des  Nouvelles-Hébrides 
de  revenir  périodiquement  sur  le  tapis  diplomatique,  il  ne  faut 
pas  que  les  négociations  fassent  autre  chose  qu'ajuster  tant 
bien  que  mal  aux  nécessités  du  moment  le  régime  bâtard  qui 
commença  d'être  institué  en  1878. 

Si  l'on  cherche  un  remède  plus  définitif,  il  faut  mettre  fin 
au  condominium  :  cette  solution  ne  se  comprend  que  de  deux 
modes,  le  désistement  d'un  des  deux  copropriétaires  ou  le 
partage. 

Le  désistement  est  impossible.  Celui  de  l'Angleterre  est  mis 
hors  de  question  par  l'état  de  l'opinion  australienne.  Sans 
doute,  Australiens  et  Néo-Zélandais  ont  peu  d'intérêts  positifs 
aux  Nouvelles-Hébrides.  Comme  l'a  observé  il  y  a  six  mois 
M.  Robert  Laussel  dans  son  étude,  ils  sont  bien  loin  de  rem- 
plir le  cadre  immense  des  colonies  qu'ils  occupent.  Peu  pro- 
lifiques, ils  ont  peu  de  rayonnement;  ils  craignent  même  la 
pression  que  les  masses  asiatiques  exerceront  sur  le  vide  de 
leur  empire;  ils  peuvent  moins  pour  la  colonisation  des  Hé- 
brides que  la  Nouvelle-Calédonie  plus  proche,  mais  ils  ont  des 
passions.  Et  l'Angleterre  en  tiendra  compte  comme  elle  l'a  tou- 
jours fait  :  un  de  ses  premiers  soucis  est  de  rendre  la  maison 


714  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

impériale  habitable,  llatteiise  même  pour  ses  filles  éman- 
cipées et  peu  accommodantes  d'outre-mer. 

Quant  à  la  France,  elle  ne  peut  pas  se  retirer  des  Nouvelles- 
Hébrides.  Pour  une  compensation  territoriale?  On  sait  que 
lorsqu'il  a  été  question  d'en  obtenir  ces  dernières  années  pour 
nos  droits  sur  Mascate  ou  nos  établissements  de  l'Inde,  l'An- 
gleterre a  répugné  à  abandonner  fut-ce  seulement  la  Gambie. 
Or  cette  enclave,  avec  le  fleuve  navigable  qui  y  serpente,  n'est 
même  plus  utile  à  nos  communications  avec  l'intérieur  depuis 
la  construction  du  chemin  de  fer  Thiôs-Kayes.  Il  faudrait  un 
morceau  africain  beaucoup  plus  substantiel  pour  valoir  nos 
intérêts  et  nos  droits  aux  Hébrides.  Nous  aurions  de  toutes 
manières  peine  à  abandonner  une  colonie  spontanée  de  plus 
de  600  Français,  qui  représente  plus  des  deux  tiers  delà  popu- 
lation blanche  d'un  archipel  que  M.  Picanon,  un  des  commis- 
saires représentant  la  France  à  Londres,  a  trouvé  comparable 
aux  petites  Antilles  qui  sont  comme  on  le  sait  parmi  les  plus 
saines  et  les  plus  riches  des  terres  tropicales. 

Reste  donc  une  seule  solution  sérieuse  :  le  partage.  Nous 
savons  qu'elle  répugne  fort  à  certains  de  nos  compatriotes.  Ils 
voient  nos  intérêts  grandissant  plus  vite  que  ceux  de  nos 
émules  anglais,  une  colonie  de  669  Français  ayant  devant 
eux  quelque  700.000  hectares  à  côté  d'une  colonie  anglo- 
australienne  de  moins  de  300  personnes,  beaucoup  moins  atta- 
chée au  sol  dont  elle  ne  possède  guère  que  50.000  hectares.  Ils 
trouvent  avec  raison  que  si  nous  partageons  avec  l'Angleterre 
sur  la  base  du  droit  qui  régit  l'archipel,  celle  de  la  copropriété 
égale,  nous  abandonnerons  toujours  plus  qu'on  ne  nous  aban- 
donnera. 

Gela  est  incontestable;  mais  nous  ne  voyons  pas  de  moyens 
de  ne  pas  payer  les  fautes  commises  pendant  la  période  1874- 
1878.  Il  est  vrai  que  presque  toutes  les  îles  contiennent  plus  de 
colons  français  que  d'anglais.  Dans  quelques-unes  la  supério- 
rité numérique  des  premiers  est  écrasante  :  à  Vaté,  par  exemple, 
on  compte  il 8  Français  possédant  100.000  hectares  contre 
86  Anglais  en  possédant  moins  de  8.000  ;  à  Mallicolo,  55  Fran- 
çais avec  195.000  hectares  contre  28  Anglais  avec  4.480  hec- 
tares; à  Spiritu-Santo,  72  Français  et  266.000  hectares  à  côté  de 
24  Anglais  et  1.500  hectares;  à  Ambrym,  27  Français  ayant 
13.700  hectares,  à  côté  de  6  Anglais  sans  terres.  Partout  l'élé- 
ment planteur  représente  une  proportion  beaucoup  plus  forte 
des  colonies  françaises  que  des  anglaises  où  les  missionnaires 
sont  relativement  beaucoup  plus  nombreux. 

C'est-à-dire  qu'un  partage  amenant  des  attributions  territo- 


LA   QUESTION    DES    NOUVELLES-HÉBRIDES  715 

riale  à  peu  près  égales  fera  passer  beaucoup  plus  d'intérêts 
français  sous  pavillon  anglais  qu'il  ne  mettra  d'intérêts  anglais 
sous  la  souveraineté  française.  Mais  on  peut  stipuler  les  plus 
larges  garanties  pour  les  intérêts  des  Français  qui  passeraient 
sous  la  juridiction  anglaise  et  réciproquement.  Et  l'avantage 
énorme  pour  les  colons  de  trouver  enfin  un  régime  défini  sera 
une  compensation  très  sérieuse  au  déplaisir  de  renoncer  à 
voir  le  pavillon  national  suivre  leurs  entreprises.  L'adminis- 
tration, les  travaux  publics  nécessaires  se  feront  beaucoup 
mieux  sous  une  souveraineté  unique  et  entière  que  sous  un 
régime  plein  de  lacunes  et  qui  exige  des  correspondances  fer- 
tiles en  délais  entre  les  Fidji,  Nouméa,  Paris  et  Londres.  Les 
colons  anglais  en  ont  si  bien  le  sentiment  que  récemment 
encore  un  de  leurs  groupes  demandait  l'annexion  française. 
Une  moitié  de  l'archipel  représentera  bientôt  plus  de  richesse 
sous  notre  pavillon  ou  sous  celui  de  l'Empire  britannique  que 
le  tout  sous  le  gouvernement  bâtard  actuel,  dont  les  dévelop- 
pements ne  peuvent  suivre  que  cahin  caha  et  de  loin  les 
exigences  de  la  colonisation. 

Aussi,  malgré  les  sacrifices  qu'il  entraînerait  pour  l'œuvre 
française  déjà  accomplie  —  et  aussi  pour  l'intransigeance  de 
l'impérialisme  australien  —  ne  voit-on  d'autre  solution  raison- 
nable à  la  question  des  Nouvelles-Hébrides  que  le  partage.  Et 
nous  ne  ferons  que  mentionner,  à  côté  des  avantages  locaux  de 
ce  genre  de  règlement,  celui  de  faire  disparaître  les  frictions 
inséparables  de  tout  condominium  des  relations  de  deux  puis- 
sances qui  ont  en  Europe  des  intérêts  vitaux  à  défendre  en 
commun. 

Robert  de  Caix. 


LE  HOME  RULE   POUR  L'IRLANDE 


Le  Home  rule  pour  l'Irlande  a  été  voté  par  la  Chambre  des 
Communes  dans  sa  séance  du  25  mai.  On  n'a  pas  manqué  de 
dire  que  c'est  là  un  vote  historique.  Un  vote  définitif,  voilà 
qui  se  peut  moins  sûrement  affirmer.  Sir  Edward  Carson 
disait  le  lendemain  même  que  M.  John  Redmond  n'a  pas  plus 
de  chances  d'être  premier  ministre  d'un  Parlement  régissant 
toute  l'Irlande  que  d'être  roi  d'Angleterre.  Il  n'empêche 
qu'après  deux  ans  de  luttes,  les  nationalistes  irlandais  se  con- 
sidèrent victorieux,  car,  on  le  sait,  l'opposition  de  la  Chambre 
des  Lords  n'a  plus  aucun  effet,  maintenant  que  le  bill  a  été 
voté  trois  fois  par  les  Communes.  Pourtant,  il  ne  faut  pas 
oublier  que  le  gouvernement  peut  encore  différer  pendant  une 
année  environ  l'application  de  la  nouvelle  loi.  Et  le  bill 
d'amendement  qui  a  été  préparé  pour  les  lords  pourra  ap- 
porter des  changements  importants  aux  textes  votés  le  mois 
dernier. 

Plus  intéressant  que  de  prévoir  l'avenir  est  de  considérer  le 
passé,  le  passé  tumultueux  du  Home  rule  bill  pendant  la  der- 
nière session  des  Communes.  Le  10  février  1914,  eut  lieu 
l'ouverture  du  Parlement.  Au  programme  de  ses  travaux 
étaient  de  nombreuses  questions  de  grande  importance  et  sur 
lesquelles  nous  aurons  lieu  de  revenir  ici  même.  La  décom- 
position des  partis  historiques  donnait  de  sérieuses  préoccu- 
pations aux  politiciens  traditionalistes.  La  politique  étran- 
gère fournissait  des  sujets  d'attention,  sinon  d'inquiétudes. 
Mais  cette  session  n'en  a  pas  moins  été  celle  du  Home  rule 
irlandais.  Et  l'on  aimait  à  dire  —  quand  on  ne  redoutait  pas 
d'y  penser  —  que  le  problème  presque  millénaire  qui  s'im- 
posa à  l'Angleterre  depuis  la  conquête  normande  allait  être 
résolu  dans  peu  de  semaines. 

Dès  le  premier  jour,  les  conservateurs  —  par  une  innovation 
dans  les  mœurs  parlementaires  britanniques  —  proposèrent 
un  amendement  dans  la  discussion  qui  suivit  le  discours  du 
Trône  (1)  pour  attirer  l'attention  royale   sur  la  situation   de 

(1)  Voici  le  passage  du  discours  du  Trône  relatif  à  l'Irlande  : 

«  Mylords  et  messieurs, 
«  Les  mesures  au  sujet  desquelles  il  y  a  eu  des  divergences  de  vues  à  la  session 
«  dernière  entre  les  deux  Chambres  seront  de   nouveau  soumises  à  votre  examen  ; 


LE    IIOME    RULE    POUR    l'iRLaNDE  717 

l'Ulster  (1).  Le  2  mars,  le  parti  unioniste  offrit  à  la  signature 
de  ses  amis  un  nouveau  «  covenant  »,  semblable  par  ses 
termes  à  celui  qui  avait  été  déjà  signé  en  Ulster,  mais  destiné 
aux  unionistes  de  Grande-Bretagne.  Cette  protestation  en 
faveur  de  la  «  liberté  »  de  TUlster  portait  en  tête  des  noms 
illustres  :  lord  Roberts,  Famiral  sir  Edward  Seymour,  des 
évèques  et  des  professeurs,  sans  oublier  le  musicien  sir  Edward 
Elgar,  et  M.  Rudyard  Kipling,  dont  on  connaît  la  collabora- 
tion à  une  histoire  d'Angleterre  jingoe  destinée  aux  écoles, 
ouvrirent  les  listes.  Des  milliers  de  noms  les  suivirent,  de 
même  qu'aux  manifestations  de  Hyde  Park  des  milliers  de 
manifestants  viennent  apporter  l'appui  de  leur  présence  à  telle 
ou  telle  opinion;  ce  qui  est  très  impressionnant  au  premier 
coup  d'œil,  mais  ce  qui  n'a  plus  grand  sens  quand  on  com- 
pare ces  listes  et  ces  troupes  à  la  masse  du  peuple  britan- 
nique. 

Alors  vinrent  deux  propositions  des  chefs  politiques,  des- 
tinées à  un  arrangement  qui  n'aboutit  point.  Le  10  mars, 
M.  Asquith  admettait  que  l'Ulster  pourrait  être  tenu  en  dehors 
de  l'Irlande  autonome  dans  les  conditions  que  l'on  verra  plus 
bas.  Et  le  19,  M.  Bonar  Law  répondait  en  proposant  un  réfé- 
rendum, sans  vote  plural,  permettant  aux  Ulstériens  de  se 
prononcer  directement  sur  le  bill  amendé.  Aussitôt  après,  se 
produisit  l'incident  le  plus  grave  peut-être  de  toute  cette  cam- 
pagne, les  démissions  d'officiers.  Le  gouvernement  libéral  para 
le  coup  avec  une  adresse  politique  qui  fait  le  plus  grand  hon- 
neur à  la  valeur  professionnelle  de  M.  Asquith.  Et,  la  paix 
revenue,  le  6  avril,  le  bill  passa  en  seconde  lecture. 

L'Ulster  répondit  à  ce  vote  en  continuant  à  armer.  Et,  le 
25  avril  et  les  jours  (ou  mieux  les  nuits)  qui  suivirent,  la 
région  de  Belfast  ayant  été  mise  presque  en  état  de  siège  par 
les  volontaires  unionistes,  un  important  débarquement  d'armes 
et  de  munitions  se  fit  sans  difficulté.  Quinze  jours  plus  tard, 
le  12  mai,  au  cours  de  la  grande  discussion  précédant  le  vote 


«  je  regrette  que  les  efforts  qui  ont  été  faits  pour  arriver  à  une  solution  à  l'amiable 
«  des  problèmes  se  rattachant  au  gouvernement  de  l'Irlande  n'aient  pas  été  jusqu'ici 
K<  couronnés  de  succès  dans  une  question  qui  provoque  si  vivement  les  espérances 
«  et  les  craintes  de  tant  de  mes  sujets  et  qui,  à  moins  qu'on  ne  la  traite  maintenant 
«  avec  circonspection  et  dans  un  esprit  de  concessions  mutuelles,  menace  de  créer 
«  à  l'avenir  de  graves  difficultés.  C'est  mon  désir  le  plus  sincère  que  la  volonté  et 
«  la  coopération  des  hommes  de  tous  les  partis  et  de  toutes  les  confessions  puissent 
«  remédier  aux  dissensions  et  servir  de  base  à  un  règlement  durable.  Des  projets 
«  vous'seront  soumis  pour  reconstituer  la  seconde  Chambre.  » 

(1)  Cf.     Questions  DijihuiKiliqups  cl  C'i/oniuU's,   l"  janvier  1914  :  V.  M.  Goblet, 
«  rUnionisme  ulstérien  contre  le  Home  rule  ». 


718  QUESTIONS  DIPLOMATIQUES  ET   COLONIALES 

final,  M.  Asquitlî,  à  la  stupéfaction  des  membres  irlandais, 
offrait  à  ses  adversaires  un  Amending  bill,  destiné  à  adoucir 
certaines  dispositions  à  l'égard  de  l'Ulster.  Naturellement,  les 
unionistes  écoutèrent  avec  dédain  cette  nouvelle  proposition, 
et  quand  vint  l'heure  de  la  discussion  dernière,  le  21  mai, 
l'opposition  se  livi  a  à  une  obstruction  qui  offrit  aux  specta- 
teurs des  Communes  la  vue  scandaleuse  d'une  séance  digne 
d'un  Parlement  moins  respectable  et  moins  rompu  à  la  vie 
politique  que  le  Parlement  britannique.  Mais  le  25,  le  Home 
rule  était  voté. 

LES   GUERRIERS   d'uLSTER    ET    DE    BRETAGNE 

Le  récit  très  résumé  qui  précède  d'événements  que  l'on 
n'a  pas  suivis  en  France  jour  par  jour  permet  de  se  rendre 
compte  de  la  chronologie  de  la  campagne  homeruler  et  anti- 
homeruler.  Il  permet  également  d'en  saisir  l'esprit.  D'une 
part  les  Ulstériens  et  leurs  partisans  recourent  sans  cesse  à 
l'intimidation,  menaçants  et  parfois  injurieux,  ne  reculant 
devant  aucune  illégalité,  et  manifestant  leur  attachement  à 
l'Angleterre  en  agitant  chaque  jour  le  spectre  de  la  guerre  ci- 
vile. D'autre  part,  le  gouvernement  —  fidèle  en  cela  à  la  tra- 
dition des  iiouvernements  britanniques  —  très  intransigeant 
pour  commencer,  cède  un  peu  plus  après  chaque  nouvelle 
attaque  brutale  de  ses  adversaires.  On  a  dit  que  jamais  l'Ir- 
lande n'obtint  rien  de  positif  que  dans  les  jours  qui  suivirent 
les  attentats  des  Fenians  ;  les  suffragettes  d'aujourd'hui,  qui 
savent  bien  que  leurs  dirigeants  et  le  peuple  anglais  abon- 
donnent  leur  intransigeance  quand  ils  se  voient  en  présence 
d'adversaires  prêts  à  tout,  procèdent  de  même  par  intimidation. 
C'est  ce  que  sir  Edward  Carson  et  ses  amis  font  eux  aussi  et 
avec  succès.  Chaque  avance  du  gouvernement  libéral  a  été 
suivie  de  quelque  impertinence  ulstérienne  et  chaque  imper- 
tinence ulstérienne  d'une  nouvelle  concession  gouvernemen- 
tale. C'est  pourquoi  les  manifestations  guerrières  de  l'Ulster 
ont  pu  paraître  théâtrales;  la  tactique,  pour  être  sans  élé- 
gance, n'en  a  pas  moins  réussi,  et  il  était  sûr  qu'elle  réus- 
sirait. 

Le  Govenant  du  2  mars  n'avait  aucune  importance  véritable, 
comme  toutes  les  manifestations  platoniques  des  tenants 
d'un  parti.  Fn  une  semaine,  il  amena  pourtant  M.  Asquith  à 
offrir  la  séparation  de  l'Ulster.  Et  le  lendemain  de  cette  offre, 
un  ami  qui  est  un  membre  éminentdu  parti  libéral  m'écrivait: 
,,  Je  suis  très  pessimiste.  Il  est  navrant   que  M.  Asquith  ait 


LE  HOME  RULE  POUR  L'IRLANDE  719 

«  capitulé  devant  les  Orangistes,  et  je  crains  bien  que  ceci  ne 
((■  nous  conduise  à  un  désastre  complet.  » 

L'audace  orangiste  en  fut  d'ailleurs  accrue.  Les  troupes 
volontaires  ne  sont  certainement  pas  des  milices  bien  redou- 
tables. Il  n'en  est  pas  moins  surprenant  que  le  gouvernement 
les  ait  laissées  s'organiser  d'une  manière  telle,  qu'à  un  moment 
donné,  elles  aient  pu  tenter  et  réussir  un  coup  de  main  aussi 
audacieux  que  celui  de  la  fin  d'avril.  Pendant  plus  de  vingt- 
quatre  heures,  les  Volontaires  prirent  possession  des  points  im- 
portants de  toute  une  région,  immobilisèrent  les  gens  du  roi, 
mirent  le  pays  en  état  de  siège,  et,  à  la  faveur  de  cette  situation, 
firent  débarquer  d'un  navire  flibustier  70.000  fusils  et  des  mil- 
lions de  cartouches,  aussitôt  enlevés  par  des  automobiles  et  dis- 
simulés en  lieux  sûrs.  Or,  on  n'a  jamais  pu  nous  dire  les  sanc- 
tions qui  intervinrent  contre  les  coupables.  Encore  un  coup, 
c'est  sagesse  de  la  part  d'un  gouvernement  de  ne  pas  magnifier 
ses  adversaires  en  leur  offrant  à  peu  de  frais  la  couronne  du 
martyre.  Mais  de  là  gi  tolérer  des  actes  qui  tombent  direc- 
tement sous  le  coup  de  la  loi,  et  qu'on  ne  saurait  nullement 
assimiler  à  des  délits  d'opinion,  il  y  a  un  abîme.  Aujourd'hui, 
rUlster  est  armé,  grâce  à  la  négligence  du  gouvernement 
britannique.  Il  y  a  gros  à  parier  qu'il  n'emploiera  jamais  ses 
armes,  et  très  probablement  les  chefs  des  Volontaires,  qui  vou- 
laient organiser  un  bluff  énorme,  sont  les  premiers  gênés 
qu'un  certain  nombre  de  partisans  naïfs  les  aient  bien  trop 
pris  au  sérieux.  Pourtant  les  armes  et  les  munitions  sont  là; 
c'est  un  danger  latent,  et  qui  était  évitable,  à  ajouter  aux 
autres. 

Par  bonheur,  les  guerriers  d'Ulster  sont  moins  redoutables 
au  xx"  siècle  qu'aux  temps  héroïques  de  la  reine  Meave  et  de 
CuchuUin.  Même  dans  la  presse  continentale,  on  a  sonné  la 
cloche  d'alarme,  et  prédit  tristement  que  le  vote  du  Homerule 
serait  suivi  d'émeutes  effroyables  à  Belfast  et  dans  quelques 
autres  villes.  Le  Home  rule  a  été  voté,  et  jamais  l'Ulster  ne 
fut  plus  paisible.  De  sorte  que,  maintenant,  les  orangistes  n'ont 
d'autre  ressource  que  de  chanter — sur  le  mode  lyrique  et  non 
plus  guerrier  —  la  merveilleuse  puissance  de  «  self-restraint  » 
de  leurs  amis  d'Ulster.  Ainsi,  en  pays  irlandais,  l'humour  ne 
perd  jamais  ses  droits. 

Mais  un  autre  épisode  oii  les  premiers  rôles  sont  joués,  non 
plus  par  les  guerriers  de  sir  Edward  Garson,  mais  par  les 
propres  officiers  de  l'armée  britannique,  s'est  produit  en  mars, 
et  ue  celui-là,  on  ne  saurait  se  borner  à  sourire.  Sir  A.  Paget, 
le  commandant  en  chef  des  forces   britanniques  en  Irlande 


720  QUESTIONS    DIPLOMATIOUKS    ET    GOLONIALKS 

ayant  communiqué  aux  officiers  placés  sous  ses  ordres  les 
instructions  gouvernementales,  une  centaine  d'officiers  ré- 
pondirent en  offrant  leur  démission.  Le  général  Gough  et  deux 
colonels  se  rendirent  à  Londres  pour  demander  au  gouver- 
nement l'assurance  écrite  qu'ils  ne  seraient,  ni  eux  ni  leurs 
camarades,  employés  de  la  façon  qu'avait  indiquée  sir  A .  Paget. 
Le  gouvernement  accepta  de  les  rassurer,  sans  pourtant 
prendre  des  engagements  pour  l'avenir.  Mais,  peu  après,  le 
colonel  Seely,  ministre  de  la  Guerre,  consentit  à  ce  qu'on  lui 
demandait  et  ajouta  au  texte  approuvé  par  ses  collègues  les 
deux  paragraphes  suivants  : 

«  Le  gouvernement  de  Sa  Majesté  doit  garder  le  droit 
«  d'employer  toutes  les  forces  militaires  de  la  couronne,  en 
«  Irlande  ou  ailleurs,  pour  la  défense  de  la  loi  et  de  l'ordre  et 
«  pour  soutenir  le  pouvoir  civil  dans  l'accomplissement  ordi- 
«  naire  de  son  devoir. 

«  Mais  il  11' a  aucunement  V intention  de  se  prévaloir  de  ce 
«  droit  pour  réduire  V opposition  politique  faite  à  la  poli- 
«  tique  ou  aux  principes  du  Home  rule.  » 

M.  Asquitlî  résolut  la  question  avec  une  habileté  parfaite,  en 
maintenant  le  colonel  Seely  dans  son  sous-secrétariat,  après 
avoir  désavoué  son  acte.  La  retraite  du  colonel  suivit  de  peu 
et  M.  Asquith  prit  lui-même  le  portefeuille  de  la  guerre,  en  se 
soumettant  à  une  réélection  —  laquelle  fut  du  reste  de  pure 
forme  —  suivant  la  tradition  qui  veut  qu'un  parlementaire  en 
prenant  un  portefeuille,  se  présente  de  nouveau  devant  ses 
électeurs.  D'autre  part,  le  premier  ministre  avait  annoncé  son 
intention  de  dissoudre  la  Chambre  et  de  procéder  à  des  élec- 
tions générales  si  de  nouvelles  démissions  se  produisaient 
parmi  les  officiers  d'Irlande.  C'était  mettre  la  question  sur  un 
terrain  singulièrement  dangereux  pour  les  unionistes  ;  c'était 
demander  au  peuple  qui  devait  commander  dans  l'Etat,  des 
officiers  ou  de  la  nation;  la  réponse  ne  faisait  pas  de  doute,  et 
c'est  justice  de  reconnaître  que  M.  Asquith  sut  tirer  un  grand 
succès  pour  lui  et  pour  son  parti  d'une  aventure  où  l'un  et 
l'autre  avaient  de  sérieuses  chances  de  sombrer. 

LES    CONCESSIONS    LllîÉRALES 

On  a  vu  jusqu'où  allèrent  les  concessions  libérales  à  plusieurs 
reprises.  Il  importe  d'y  revenir  pour  en  constater  l'impor- 
tance. 

La  déclaration  de  M.  Asquith,  acceptant  le  10  mars  de  séparer 
rUlster  de  l'Irlande  libérée,  causa  une  grande  tristesse  aux 
libéraux  et   aux  Irlandais.   Cette  exclusion  consistait  à  tenir 


LE    HOME    RULE    POUR    l'IRLANDE  72t 

pendant  six  années  en  dehors  des  territoires  de  l'Irlande  auto- 
nome les  comtés  ulstériens  qui  auraient  demandé  cette  exclu- 
sion. Le  mécanisme  de  l'opération  serait  le  suivant  : 

Dans  tous  les  comtés  où  un  dixième  des  électeurs  en  mani- 
festeraient le  désir,  un  référendum  serait  institué,  afin  que  les 
citoyens  puissent  se  prononcer  pour  ou  contre  le  rattachement 
à  l'Irlande  autonome.  Dans  les  comtés  oii  la  majorité  serait  en 
faveur  de  l'Union  avec  l'Angleterre,  le  Home  rule  bill  ne  pour- 
rait être  appliqué  avant  six  années,  à  dater  de  la  première 
séance  du  Parlement  de  Dublin. 

On  voit  sans  peine  tout  ce  qu'une  pareille  solution  a  de 
mauvais.  En  premier  lieu,  l'exclusion  de  l'Ulster  est  un  acte 
impolitique  qui  crée  un  irrédentisme  irlandais;  il  coupe  le 
pays  en  deux  fractions  hostiles,  avec  une  frontière  intérieure 
des  plus  difficiles  à  garder  au  point  de  vue  économique,  et 
destinée  à  être  le  théâtre  de  tous  les  conllits.  De  plus,  l'Irlande 
forme  une  personnalité  géographique  et  politique,  dont  on  ne 
peut  rien  retrancher  arbitrairement,  sous  peine  de  déséquili- 
brer par  avance  son  gouvernement  et  surtout  ses  budgets. 

Quant  à  l'attente  de  six  années,  quel  en  peut  bien  être  le 
sens?  «  C'est  une  condamnation  à  mort  avec  six  ans  de  répit  », 
a  dit  sir  Edward  Garson,  si,  automatiquement,  les  comtés  sépa- 
rés sont  réunis  dans  ce  temps;  de  tous  les  avis,  c'est  la  lutte 
d'aujourd'hui  à  recommencer  avec  plus  d'animosité  encore  si  de 
nouvelles  consultations  doivent  intervenir.  On  comprend  donc 
que  les  unionistes  aient  réclamé  le  sécession  définitive,  et  que 
les  libéraux  et  les  nationalistes  aient  voulu  l'unité  immédiate. 
Mais  peut-être  à  cet  égard,  trouve-t-on  la  vraie  pensée  anglaise 
dans  la  British  Revieiv  qui  recommande  de  laisser  l'Irlande 
faire  elle-même  sa  politique:  qu'on  lui  donne  un  Home  rule 
quelconque;  ce  sera  ensuite  à  elle  à  en  tirer  parti,  si  elle  le 
peut  (1). 

Il  est  certain  que  la  proposition  de  séparer  l'Ulster,  émanant 
du  premier  ministre,  a  donné  aux  unionistes,  une  fois  de  plus, 
l'impression  que  le  gouvernement  reculait  graduellement 
devant  leurs  menaces,  et  qu'ils  avaient  tout  avantage  à  conti- 
nuer leur  politique  de  bluff.  La  suite  de  l'affaire  leur  donna 
parfaitement  raison. 

Deux  semaines  après  l'expédition  du  corsaire  Mountjoy,  sur 
les  côtes  nord-estde  l'Ulster,  M.  Asquith,  sans  que  personne  s'y 
attendît,  ni  parmi  ses  amis,  ni  parmi  ses  adversaires,  annonça 

(1)  M.  Erskine  Childers  écrivait  le  12  mars  dans  The  Nation  :  «  Cette  mutilation 
«  de  l'Irlande  est  en  elle-même  un  acte  politique  absurde  et  monstrueux,  qui  crée  le 
«  chaos,  qui  augmente  le  mal,  et  qui  ne  résout  rien  du  tout.  » 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  46 


TU  tJUE.STIONS    Dll'LUMAliyUliS    Kl     CULUiM.ALfcS 

aiix  Communes  que  le  gouvernement  préparait  un  bill  destiné 
à  amender  en  faveur  de  l'IIIster  certaines  dispositions  du  Home 
Tule  l»ill,  que  ce  bill  serait  d'abord  présenté  aux  Lords,  et  qu'il 
pourrait  prendre  force  légale  en  même  temps  que  le  bill  princi- 
pal. La  douloureuse  surprise  fut  telle  que,  même  les  plus  déter- 
minés à  appuyer  le  ministère,  à  commencer  par  les  Irlandais,  ne 
purent  s'empécber  de  protester.  Ensuite,  on  arrangea  les  choses 
parce  que, en  politique, on  finit  toujours  partout  arranger;  mais 
le  30  mai,  le  courageux  organe  radical-nationaliste  ulstérien 
protestant  au  demeurant),  The  Ulster  Guardian,  après  le  vote 
iu  Home  rule,  écrivait  encore  :  «  qu'à  son  sens,  le  gouverne- 
if  ment  avait  commis  une  faute,  en  se  montrant  aussi  conci- 
a  liant  ».  Et  il  ne  trouvait  comme  consolation  que  de  dire  : 
a  Le  Home  rule  n'en  est  pas  moins  acquis,  et  il  ne  s'agit  là  que 
oc  d'une  consolation  accordée  à  des  vaincus.  » 

Lorsque  M.  Asquith  annonça  aux  Communes  ce  nouveau 
projet,  il  se  refusa  à  leur  donner  aucun  détail  sur  son  économie. 
Se  réservant  de  le  présenter  d'abord  aux  Lords,  il  ne  pouvait 
3n  entretenir  les  Communes  auparavant.  On  sut  pourtant  que 
i'Amending  bill  ne  contenait  aucune  disposition  nouvelle,  et 
qu'il  se  bornerait  sans  doute  à  l'exclusion  pour  six  ans  des 
somtés  qui  se  seraient  prononcés  contre  le  Home  rule  dans  le 
référendum.  Mais  il  est  à  prévoir  que  les  Lords  ne  manqueront 
pas  de  réclamer  comme  un  minimun  l'exclusion  définitive  des 
ïomtés  unionistes,  et  plus  probablement  l'exclusion  de  tout 
rUister.  Or  TUlster,  dans  son  ensemble,  est  si  peu  unioniste 
que  pour- le  vote  précédant  le  référendum  les  conservateurs 
se  refusent  absolument  à  accepter  un  vote  par  comté,  qui 
mettrait  en  évidence  une  majorité  nationaliste  dans  une  bonne 
moitié  de  la  province. 

Le  sens  —  et  le  sens  regrettable  —  de  LAmending  bill  est 
surtout  de  donner  au  Home  rule  bill  le  caractère  d'un  acte  tran- 
sitoire, qui  n'a  rien  de  définitif,  et  qui  peut  être  remis  sur  le 
métier  après  avoir  été  pourtant  accepté  par  le  Parlement.  On 
dirait  que  le  gouvernement  a  peur  de  promulguer  une  loi 
Totée  à  trois  reprises  par  les  Communes,  mais  dont  ne  veulent 
point  les  Lords,  et  que  le  mécanisme  de  la  nouvelle  procédure 
parlementaire  lui  paraît  terrifiant  à  déclancber. 

l'ancleterre,  l'irlaisde  et  [,e  home  rule. 

Ainsi,  le  Home  rule  bill  est  voté,  mais  l'Irlande  ne  sait  pas 
encore  ce  que  sera  son  nouveau  régime.  Voilà  qui  suffit  à  carac- 
tériser là  situation  actuelle.  Nous  sommes  loin  des  beaux  rêves 


LE  noJiE  RULE  POUR  l'irlande  723 

d'une  Irlande  indépendante  comme  le  Canada  ou  l'Afrique  du 
Sud,  maîtresse  de  ses  destinées,  sous  la  seule  condition  de 
demeurer  loyale  à  TEmpire  britannique.  C'est  que  ce  bill  a 
toute  la  pauvreté  de  sang,  toute  la  laideur  de  ligne,  toute  la 
chétive  apparence  que  les  poètes  attribuent  aux  enfants  conçus 
sans  amour.  Et  de  fait,  jamais  acte  parlementaire  ne  fut  le  pro- 
duit de  raisonnements  froids,  de  compromis  pénibles,  de 
subtilités  chicanières  comme  ce  pauvre  texte  qui  n'arrive  pas, 
quoiqu'on  dise>  à  donner  plus  qu'un  commencement  de  solu- 
tion à  la  question  d'Irlande.  Par  avance,  plus  d'un  Irlandais 
s'est  désintéressé  de  cet  avorton.  Quant  aux  Anglais,  en  vérité, 
on  ne  peut  pas  dire  qu'ils  soient,  qu'ils  aient  jamais  été  home- 
rulers.  Rien  de  plus  significatif  à  cet  égard  que  la  diminution 
constante,  que  Teffritement  à  chaque  nouveau  scrutin  de  la 
majorité  home-ruler,  jusqu'au  vote  définitif  oii  toute  la  majo- 
rité est  représentée  par  les  membres  irlandais,  de  sorte  qu'un 
Parlement  purement  britannique  n'aurait  pas  voté  même  le 
Home  rule  incomplet  de  M.  Asquith. 

Si  l'on  se  place  au  point  de  vue  anglais,  que  fut  la  discusî- 
sion  du  Home  rule  bill?  Une  lutte  entre  des  partis  pour  qui 
la  question  irlandaise  était  une  plate-forme  nécessaire.  Les  con- 
servateurs sans  programme  n'étaient  plus  que  des  unionistes, 
et  Ton  eut  ce  spectacle,  délicieusement  comique,  du  parti 
nationaliste  anglais  ne  trouvant  pour  se  désigner  qu'un  nom 
emprunté  aux  querelles  de  l'Irlande.  Cette  exploitation  poli- 
tique des  affaires  irlandaises  par  un  parti  sans  idées  direc- 
trices, et  sans  chefs  véritablement  capables  de  le  conduire,  est 
si  évidente  que,  lors  de  la  discussion  qui  suivit  le  discours  du 
Trône,  M.  Walter  Long  se  crut  obligé  de  la  nier. 

Et  quel  est  le  résultat  pour  l'Irlande  de  l'agitation  qui  se  fait 
à  Westminster  autour  de  ses  destinées?  Entre  deux  partis 
dont  l'un  défend  l'Irlande  autonome  et  l'autre  l'Ulster  unio- 
niste, sans  avoir  plus  d'affection  vraie  pour  l'Irlande  que  pour 
rUlster,  elle  voit  sa  vie  même  faire  l'enjeu  des  combats  de 
parol-e  où  se  plaisent  les  rhéteurs.  Grisée  par  ce  combat  —  de 
tous  le  plus  capable  de  passionner  l'âme  de  Celtes  amis  des 
beaux  discours  —  elle  en  arrive  à  se  persuader  à  elle-même 
que  rien  ne  lui  importe  hors  de  telles  discussions.  Et  peut-être 
que,  ni  conquête,  ni  massacres,  ni  lois  pénales,  n'ont  fait 
autant  de  mal  à  l'Irlande  que  la  rhétorique  de  Westminster. 

Maintenant  on  va  continuer  la  querelle  chez  les  Lords,  autour 
de  l'Amending  bill.  Ce  qui  en  sortira,  on  ne  peut  guère  le 
prévoir;  mais  ce  peut  fort  bien  être  l'exclusion  de  l'Ulster.  Au 
moins,  il   reste  cette  probabilité  que  l'Irlande  aura   dans  un 


724  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

temps  plus  ou  moins  rapproché,  son  propre  Parlement.  Nous 
l'avons  dit  ici  déjà;  ce  sera  pour  l'Ile  des  Saints  la  possibilité 
d'organiser  sa  vie  nationale,  sa  vie  véritablement  nationale. 
La  possibilité,  et  non  point  la  certitude.  A  ceux  qui  auront  la 
charge  des  destinées  irlandaises,  il  faudra  sans  doute  beaucoup 
apprendre  ;  il  leur  faudra  apprendre  toutes  les  ressources  de 
l'Irlande  et  toute  son  histoire,  et  sa  langue,  et  son  âme.  Mais 
il  leur  faudra  oublier  encore  bien  davantage  ;  il  leur  faudra 
oublier  toutes  les  mauvaises  habitudes  du  Parlement  impérial, 
et  la  lutte  purement  verbale,  et  la  division  anglaise  des  partis, 
et  aussi  le  rairneis,  la  creuse  rhétorique  des  séances  parlemen- 
taires et  des  réunions  publiques.  C'est  une  éducation  à  faire, 
ou  plutôt,  ce  qui  est  encore  plus  malaisé,  à  refaire.  Leur  patrio- 
tisme celtique  les  y  aidera  sans  doute,  et  nous  souhaitons  de 
voir,  nous  les  Celtes  du  Continent,  l'Irlande  redevenir  ce 
qu'elle  fut  parmi  les  Celtes  et  dans  l'univers.  Le  Home  rule  peut 
y  contribuer  sans  doute.  Mais,  comme  la  langue  dont  parlait 
Esope,  il  sera  aussi  bien  la  meilleure  chose  du  monde  que  la 
la  pire.  Les  Irlandais  ne  doivent  pas  l'oublier  un  instant. 

Y. -M.    GOHLET. 


NOS  MARCHES  SAHARIENNES  ^'^ 


IV.  —  L'Exploration. 

Si  le  Centre  africain  est  resté  si  longtemps  ignoré  de  l'Eu- 
rope, ce  n'est  pas  faute  d'avoir  attiré  la  curiosité  des  explora- 
teurs. En  dehors  des  pistes  algériennes,  deux  routes  princi- 
pales traversent  le  grand  désert  :  celle  du  Maroc,  et  celle  de 
Tripoli.  Le  Sahara  occidental  n'offre  guère  aux  caravanes  que 
la  route  longue  et  périlleuse  de  Marrakech  à  Tombouctou  par  le 
Tafilelt  et  Taoudéni.  La  Méditerranée  orientale,  au  contraire, 
s'enfonce  profondément  par  les  deux  Syrtes,  dans  le  continent 
africain,  et  baigne,  le  long  des  côtes  de  Libye,  le  seuil  même 
du  désert. 

C'est  à  Tripoli  et  à  Benghasi  que  venaient  converger  tous  les 
produits  du  Centre  africain.  Tantque^dura  la  domination  otto- 
mane, elles  furent  pour  le  sultan  les  deux  grands  marchés 
fournisseurs  d'esclaves,  et  les  vaisseaux  d'Europe  eux-mêmes 
ne  manquaient  point,  dans  leur  périple  du  Levant,  de  relâcher 
dans  ces  «  échelles  »  africaines,  pour  y  embarquer  l'ivoire,  les 
plumes  d'autruche,  le  filali.  De  Tripoli  par  Mourzouk,  Tummo 
et  Bilma,  les  chameaux  atteignaient  sans  trop  de  fatigue  la 
terre  des  produits  précieux  et  des  razzias  plus  précieuses 
encore,  où  vivent  les  populations  denses  et  inorganisées  du 
Kanem,  du  Baguirmi  et  du  Bornou.  Une  route  moins  fréquentée 
et  plus  dangereuse  partait  de  Benghasi  en  Cyrénaïque  pour 
atteindre,  par  Koufra  et  Ounyanga,  la  capitale  du  Ouadaï, 
Abécher. 

Dans  l'antiquité,  les  relations  étaient  constantes,  malgré  un 
voyage  de  deux  mois,  entre  le  monde  noir  et  l'Europe  méri- 
dionale, grâce  aux  colonies  gréco-latines  échelonnées  sur  la 
rive  africaine  de  la  Méditerranée.  Hérodote  raconte,  cinq  cents 
ans  avant  Jésus-Christ,  que  cinq  jeunes  gens  de  Cyrène  entre- 
prirent de  faire  vers  le  Sud  un  voyage  d'exploration;  ils  pous- 
sèrent, par  l'oasis  d'Ammon,  jusqu'aux  bords  d'un  grand  fleuve 
peuplé  de  crocodiles  et  entouré  de  royaumes  noirs.  Pour  le 
monde  civilisé  d'avant  l'ère  chrétienne  —  Egyptiens,  Persans, 
Grecs,  Romains  —  l'hinterland  méditerranéen  était  V Ethiopie^ 
nom  vague  qui  désignait  les  régions  au  Sud  et  à  l'Ouest  de 
l'Egypte,  ou  le  Soudan,  c'est-à-dire  le  pays  des  Noirs,  le  pays 
fournisseur  d'esclaves. 

(1)  Voir  Questions  DiploiDali'/m's  ft  Culoniali's  du  jei  juin. 


726  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    KT    COLONIALES 

La  grande  invasion  arabe  du  vii^  siècle  interrompit  brus- 
quement ce  contact  direct.  La  rupture  fut  si  complète  que 
l'Europe  a  dû  procéder,  au  cours  du  xix"  et  du  xx"  siècle,  à 
une  nouvelle  découverte  de  l'Afrique  Centrale.  Les  Arabes 
imposèrent  aux  trafiquants  leur  intermédiaire  et  se  chargèrent 
eux-mêmes  de  renouera  leur  profitles  relations  traditionnelles. 
Le  reflux  des  Berbères,  chassés  d'Espagne  et  redevenus  par  une 
lente  régresssion  des  nomades  à  demi  sauvages,  fermait  com- 
plètement à  l'Europe  la  route  occidentale.  Mais  celle  de  Tri- 
poli resta  la  voie  classique  des  caravanes  venues  du  Ouadaï, 
du  Tchad  et  même  du  Niger.  Derrière  cet  écran,  qui  substituait 
le  contact  direct  des  Arabes  à  celui  des  Européens,  les  popula- 
lations  noires  parvinrent  à  un  certain  degré  de  civilisation, 
semblable  à  peu  de  chose  près  à  celui  qu'atteignit  l'Europe 
médiévale,  et  quelques  royaumes  gardèrent  de  leur  islamisa- 
tion une  littérature,  une  histoire,  une  jurisprudence,  un  art 
de  gouvernement,  qui  firent  la  gloire  éphémère  des  centres  de 
Kano,  Kouka  et  Tombouctou. 

A  partir  du  xv"  siècle,  Portugais,  Français,  Hollandais, 
Anglais  établissaient  tour  à  tour  leur  prépondérance  sur  la 
côte  Atlantique,  jusqu'à  ce  qu'intervînt  la  grande  expansion 
française  amorcée  par  Faidherbe.  Mais  l'Afrique  Centrale  res- 
tait difficilement  accessible,  étant  trop  éloignée  des  routes 
maritimes  qui  sont  la  voie  normale  de  toute  pénétration,  paci- 
fique ou  militaire.  Elle  resta  le  domaine  du  Bédouin,  obstiné 
dans  son  isolement,  hostile  à  toute  domination,  mais  groupé 
en  vagues  obédiences  —  grâce  au  fil  ténu  d'un  Islam  abon- 
damment teinté  de  pratiques  païennes. 

L'Allemand  Hornemann,  parti  en  1791)  de  Tripoli  vers  le  Sud 
pour  le  compte  de  la  British  Company  Association^  ne  revint 
pas.  En  1827,  le  major  Laing  réussissait  à  accomplir  le  voyage 
de  Tripoli  à  Tombouctou,  mais  périssait  au  retour.  La  première 
grande  exploration  africaine  fut  celle  de  Denham  et  Clapperion, 
partis  en  1821  de  Tripoli  pour  le  compte  du  gouvernement 
anglais,  avec  une  escorte  de  200  Arabes  bien  armés.  Ils  prirent, 
pour  traverser  le  désert,  la  route  des  esclaves  qui  les  mena  dans 
les  grands  sultanats  du  Bornou,  de  Kano  et  de  Sokoto,  destinés 
à  devenir  un  jour  colonies  britanniques.  La  piste  était,  de  place 
en  place,  jalonnée  d'ossements  qui  marquaient  l'exode  lamen- 
table des  captifs  noirs,  venus  des  savanes  humides  du  Niger  et 
décimés  par  la  faim  et  la  soif  avant  d'avoir  alteint  les  oasis 
tripolitaines. 

En  mai  1850,  l'Anglais  Richardson  et  les  Allemands  Barth 
otOverweg  partaient  de  Tripoli  et  arrivaient  au  pays  haoussa. 


NOS    MAKCIltS    SAllAKlEi\>ES  1^ 

Barfli  seul  revint  par  la  même  roule.  Il  était  de  retour  à 
Londres  le  6  septembre  1855,  rapportant  de  son  long  voyage 
des  descriptions  précises  et  vivantes  des  pays  traversés. 

C'est  de  1869  à  \H1¥  que  l'Allemand  Nachtigall  accomplit  sa 
périlleuse  exploration  du  Tibesti,  du  Borkou,  de  l'Ennedi  et 
du  Ouadaï.  La  relation  de  son  voyage  reste  le  fondement  des 
connaissances  géographiques  et  ethniques  que  nous  possédons 
actuellement  sur  ces  régions  à  peine  occupées. 

Si  sa  mémoire  fut  parfois  en  défaut  à  propos  du  Ouadaï,  ok 
il  lui  fui-  interdit  décrire  la  moindre  note  sous  peine  de  mort, 
ses  indications  ont  été  reconnues  parfaitement  exactes  pour  le 
Borkou  et  l'Ennedi.  Le  pays  semble  cependant  s'être  appauvri 
depuis  son  passage  :  plus  sec  et  nsioins  peuplé,  il  paraît  évoluer 
vers  la  forme  déscrfiquc  absolue 

Gerhard  Uohifs  e-saya,  en  ISTi,  de  renouveler  raud.icieiise 
exploration  de  Nachtigall,  mais  il  ne  put  dépasser  Koufra.  Du: 
moins  a-t  il  laissé  de  son  séjour  dans  l'oasis  senoussiste  luie 
relation  détaillée.  M.  Guido  Cora,  professeur  à  rCniversilé  de 
Rome,  vient  d'en  publif^r  une  traduction  qui  semble  avoir  vive- 
ment intéressé  l'opiiHun  publique  italienne. 

A  parlir  de  ce  moment,  l'Europe  ne  lente  plus  aucune  explo- 
ration importante  par  les  côtes  de  Libye.  Coupée  de  rEm[)ire 
ottoman  par  rinstallaiion  des  Anglais  en  Egypte,  la  Tripoli- 
taine  retourne  vers  l'anarchie  totale  sous  la  domination  indo- 
lente des  Turcs.  Celait  l'époque  où  se  propageait  en  France 
cette  fièvre  d'expansion  coloniale  qui  allait,  pendant  trente  a  us, 
canaliser  l'énergie  et  l'esprit  aventureux  de  la  race  vers  les 
conquêtes  africaines.  A  l'Ouest,  commençait  la  conquête  du 
Soudan  sur  les  bandes  d'El  lladj  Omar,  d'Ahmadou  et  de 
Samory.  Au  Nord,  la  pénétration  française  dépassant  les  hauts 
plateaux  algériens  prenait  enfin  contact  avec  lea  Touareg  dans 
les  oasis  du  Touat  et  du  Tidikelt.  Au  Sud,  de  Brazza  parvenait, 
avec  des  ressources  dérisoires,  à  devancer  Stanley  et  réservait 
à  la  France  une  part  importante  du  bassin  du  Congo.  L'apogée 
de  cette  expansion  fut  marquée  par  la  concentration  autour  du 
Tchad,  en  avril  1900,  des  trois  colonnes  Foureau-Lamy,  Gentil, 
Joalland-iMeynier,  venues  la  première  de  l'Algérie,  la  deuxième 
du  Congo,  la  troisième  du  Sénégal 

Le  geste  avait,  en  ce  moment,  une  valeur  plus  symbolique 
qu'elîective.  Devant  l'Allemagne  et  l'Angleterre,  travaillées 
d'un  égal  désir  d'acquisitions  coloniales,  il  affirmait  notre  prise 
de  possession  de  ces  terres  restées  vacantes,  par  où  noire 
Empire  africain  pouvait  enfin,  malgré  les  enclaves  étrangères^ 
souder  en  seul  bloc  ses  provinces  les  plus  lointaines. 


(Jucstlons  ûiplomaticjues  et  Coloniales. 


SAHARA  ORIENTAL 


0  50        100 


500' 


Territoire  non  délimité entreld  franco etl'Mgleterre. 

Pistes  de  cardvanes. 

Sables. 


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"t'SO  QUESTIONS    DIPLOMATIOUES    ET    COLONIALES 

V.  —  La  (;(>N(ji'î:i'i:, 

Dès  lors,  la  poussée  vers  le  Nord  hostile  commença  sans 
tarder.  Nous  allions  retrouver  là  notre  vieil  ennemi,  l'Islam, 
parvenu  jusqu'au  Tchad  au  cours  de  sa  migration  déjà  millé- 
naire vers  les  terres  cquatoriales.  Les  Arabes  esclavagistes, 
installés  en  maîtres  au  Centre  de  l'Afrique,  de  la  Méditerranée 
au  Ouadaï,  retrouvèrent  avec  étonuement  dans  les  troupes 
françaises  venues  du  Sud  les  mêmes  adversaires  qui  les  avaient 
refoulés  déjà  du  Sahara  occidental  et  qui  cette  fois  les  pre- 
naient à  revers.  Pour  la  conquête  de  l'Afrique  Centrale,  la 
France  substituait  la  route  du  Congo  à  celle  de  Tripoli. 

Un  ancien  esclave  de  Zobeir  pacha,  Rabah,  s'était  taillé  un 
royaume  autour  du  Tchad,  parmi  les  populations  noires  du 
Chari.  Il  fut  battu  et  tué,  en  avril  1900,  à  Kousseri,  où  tomba 
ésralement  le  commandant  Lamv.  Son  fils  Fad  el  Allah,  qui 
avait  réussi  à  reformer  une  armée,  périt  l'année  suivante  au 
combat  de  Goudjba,  et  l'empire  éphémère  édifié  par  l'aventu- 
rier égyptien  disparut  sans  retour. 

En  ce  temps-là,  le  mokaddem  (l)  Sidi  Barrani  gouvernait, 
au  nom  du  Mahdi  de  Djerboub,  dans  sa  résidence  fortifiée  de 
Bir-Alali,  le  Kanem,  le  Manga  et  le  Bodelé,  avec  l'appui  des 
Touareg  de  l'Air,  des  Ouled-Slinian  et  des  Tedas,  groupés 
autour  de  ses  khouans.  C'étaient  là  des  adversaires  autrement 
redoutables  que  les  nègres  armés  de  sagaies,  rencontrés  en 
villages  dispersés  sur  les  rives  du  Congo,  de  l'Oubangui  et 
du  Chari,  ou  vivant  en  groupements  misérables  dans  les  clai- 
rières de  la  forêt  équatoriale.  Ces  Arabo  Berbères  de  race 
blanche,  adaptés  au  milieu  saharien  par  une  fusion  de  sang 
noir,  sont  des  populations  aguerries,  inféodées  au  Senoussisme, 
et  maniant  avec  une  adresse  héréditaire  les  fusils  perfectionnés 
venus  des  fabriques  européennes. 

Il  ne  faudrait  d'ailleurs  pas  attribuer  au  fanatisme  musul- 
man l'unique  ni  même  la  principale  raison  de  leur  résistance. 
Le  conilit  qui  allait  surgir  entre  eux  et  la  domination  française 
n'était  point  d'ordre  métaphysique.  La  questiou  senoussiste  est, 
en  clï'et.  plutôt  économique  que  religieuse.  Notre  oeuvre  mili- 
taire en  Afrique  se  complique  et  —  aux  yeux  de  beaucoup 
d'idéologueset  d'hommes  politiques  contemporains  —  sejuslifie 
seulement  par  une  mission  civilisatrice.  Nous  devons  donc 
imposer  à  la  célèbre  et  puissante  confrérie  une  révolution  dans 

(1)  Mdhaihlrm,  vicaire,  envoyé  du  cliéiif;  —  LIudiuh,  lidrle  ilu  chérif,  adepte  de  la 
confrérie. 


NOS  MARCUES  SAHARIENNES  731 

SOU  existence,  la  substitution  du  travail  sédentaire  au  noma- 
disme pillard  et  à  la  razzia,  le  trafic  des  produits  locaux  à  Tabri 
de  la  paix  française  à  l'esclavagisme  sanglant.  Nous  nous  heiu'- 
tons  ainsi  non  seulement  à  des  habitudes  ataviques,  mais  aussi 
à  des  intérêts  qui  opposent  à  nos  armes  une  défense  déses- 
pérée. 

Après  la  défaite  et  la  mort  de  Rabah,  l'achèvement  de  notre 
œuvre  au  Centre  africain  comportait  trois  étapes  :  la  soumis- 
sion du  Ouadaï  et  de  ses  dars  vassaux;  —  l'occupation  de 
l'Ennedi  ;  —  enfin,  ainsi  couverts  sur  les  flancs  et  sur  les  routes, 
le  refoulement  des  Senoussistes  au  delà  des  limites  fixées  par 
la  Convention  franco-anglaise  du  21  mars  1899. 

C'était  le  temps  où  Ton  n'entendait  parler  à  la  tribune  du 
Parlement  que  de  «  réserve  expectative  »  et  de  «  pénétration 
pacilique  ».  Ces  formules  commodes  servaient  à  désigner  le 
système  de  colonisation  en  faveur  dans  les  milieux  politiques. 
Aussi  le  Parlement,  pendant  des  années,  ne  répondit-il  aux 
demandes  pressantes  des  chefs  responsables  qu'en  refusant 
«  d'un  cœur  léger  »  tout  crédit  d'argent  et  d'hommes.  Xul  n'a 
oublié  par  quelles  étapes  difftciles  la  vaillante  avant-garde  de 
quelques  centaines  d'hommes,  postée  aux  conhns  de  nos  pos- 
sessions équatoriales,  sut  transformer  une  simple  zone  d'in- 
fluence diplomatique  en  un  groupe  de  protectorats  définitive- 
ment rangés  sous  la  domination  française. 

Le  centre  de  notre  action  politique  et  militaire  fut  placé  à 
Fort-Lamy,  devenu  capitale  des  teri'-itoires  du  Tchad.  En  avant, 
deux  postes  contenaient  et  menaçaient  à  la  fois  les  sullanats 
noirs  insoumis  :  Yao  au  Nord,  au  débouché  de  l'oued  Batha, 
Melfi  au  Sud,  dominant  la  route  du  Salamat. 

La  lutte  contre  le  Ouadaï  a  duré  plus  de  dix  ans.  Après 
avoir  fait  prisonnier  le  sultan  Ahmed  Rezali  et  lui  avoir  crevé 
les  yeux,  Doudmourrah  est  proclamé  sultan,  tandis  que  son 
cousin  Acyl  reprend  contre  lui  l'éternelle  lutte  des  prétendants 
évincés,  et  mène  sur  les  confins  du  Baguirmi  et  du  Ouadaï  la 
guerre  sauvage  de  razzias  (jue  pratiquent  de  préférence  les 
aventuriers  africains. 

Ce  fut,  entre  nos  troupes  et  celles  de  Doudmourab,  une 
guerre  incessante  d'escarmouches,  dont  nous  ne  signalerons 
ici  que  les  dates  principales.  En  lOO.i,  le  sultan  attaque  Yao; 
—  en  1906,  enhardi  par  notre  attitude  défensive,  il  lance  sur 
Fort-Archanibault  un  de  ses  chefs  de  guerre  les  plus  puissants, 
l'aguid,  des  Salamat.  11  fallait  sortir  à  tout  prix  de  cette  fa- 
meuse «  réserve  expectative  »,  chère  aux  tacticiens  de  la 
Chambre. 


732  QUKSTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

En  novembre  1906,  le  capitaine  Bordeaux  accomplit,  avec 
une  compagnie  de  tirailleurs,  une  audacieuse  randonnée  de 
Mao,  chef-lieu  du  Kanem,  à  Om-Lobia,  au  cœur  même  du 
Ouadaï.  Puis,  après  une  série  de  chocs  heureux  et  de  recon- 
naissances offensives,  le  capitaine  Fiegenschuh entre  enfin,  le 
2  juin  1909,  dans  la  capitale  de  Doudmourrah. 

Il  s'agissait  dès  lors  de  rayonner  autour  d'Abécher  vers  les 
provinces  oa  les  grands  vassaux  organisaieni  la  résistance 
sous  la  direction  du  sultan.  Ils  avaient  l'appui  d'Ali  Dinar, 
sultan  du  Darfour,  d'autant  plus  audacieux  qu'il  se  croyait  in- 
tangible de  par  sa  situation  dans  la  zone  d'influence  anglaise, 
et  celui  de  Tadjeddine,  sultan  du  Massalit,  aventurier  de  grande 
allure  ayant  en  lui  l'étoffe  des  Rabah  et  des  Senoussi. 

Le  4  janvier  1910,  le  capitaine  Fiegenschuh,  imprudemment 
sorti  de  la  citadelle  avec  233  hommes,  tombait  sur  les  bords 
de  l'ouadi  Khadja.  La  1'°  compagnie  du  bataillon  du  Tchad  dis- 
parut tout  entière  dans  ce  guet-apens,  après  avoir  pendant 
neuf  ans  mené  en  première  ligne,  sans  répit  et  sans  échec, 
l'œuvre  de  la  conquête  française.  L'effet  moral  fut  désastreux. 
Toutes  les  peuplades  avoisinantes  se  soulevèrent  :  les  Senous- 
sistes  reprirent  l'offensive  par  le  Nord,  les  Foriens  d'Ali  Dinar 
assaillirent  Abécher  par  l'Est,  et  les  bandes  faméliques  qui  sui- 
vaient la  fortune  de  notre  protégé  Acyl  achevèrent,  par  leurs 
excès,  de  nous  aliéner  les  tribus  soumises. 

Les  deux  compagnies  du  Ouadaï  résistent  péniblement  sur 
tous  les  fronts.  Le  lieutenant-colonel  MoU,  qui  prend  en  oc- 
tobre 1910  le  commandement  du  territoire,  organise  aussitôt 
une  colonne  de  310  hommes,  avec  laquelle  il  entre  à  Dridjelé, 
capitale  du  Massalit.  En  même  temps,  le  capitaine  Arnaud, 
avec  150  tirailleurs,  doit  tourner  Doudmourrah  par  le  Nord, 
puis  se  rabattre  vers  le  Sud  et  rejoindre  la  colonne.  Mais  le 
9  novembre  au  matin,  Moll  est  surpris  à  Doroté  par  les  bandes 
de  Tadjeddine.  L'ennemi  passe  en  rafale  à  travers  le  carré 
français,  le  bouscule,  le  submerge,  puis  disparaît  après  avoir 
perdu  lui  même  600  hommes  dans  la  mêlée.  Le  colonel  Moll 
et  le  sultan  Tadjeddine  étaient  parmi  les  morts.  La  petite  troupe 
française  décimée  avait  perdu  la  moitié  des  Européens,  le  tiers 
des  indigènes,  et  tous  ses  animaux  porteurs.  Ali  Dinar  se  remit 
à  razzier  méthodiquement  le  dar  Tama  où  nous  avions,  en  dé- 
cembre 1910,  iustallé  le  sultan  llassen. 

Malgré  le  succès  remporté  à  Doroté,  le  23  janvier  suivant,  par 
le  commandant  Maillard,  notre  situation  était  précaire  quand 
l'administration  du  Ouadaï  passa,  en  mars  19 H,  entre  les 
mains  du  colonel  Largeau.  Il  commença  par  régler  la  question 


NOS    MAFvCllES    SAHARIENNES  733^ 

du  Darfour,  qui  ne  cessait  de  nous  harceler  sur  les  flancs. 
Usant  du  droit  de  suite  reconnu  par  les  traités,  le  capitaine 
Ghauvelot,  avec  les  forces  mobiles  du  Ouadaï,  attaque  et  dis- 
perse les  Foriens,  puis  les  poursuit  en  plein  Darfour.  Ali 
Dinar  comprit  la  leçon  et  ne  bougea  plus. 

Mais  en  juin  1911,  les  populations  du  Ouadaï,  exaspérées 
parla  tyrannie  d'Acyl  et  de  ses  aguids,  se  soulèvent  et  atta- 
quent nos  postes.  Deux  mois  durant,  nos  faibles  détachements 
durent  se  déplacer  sur  tous  les  points  du  territoire,  se  battant 
sans  répit  avec  des  guerriers  fanatiques  qui  venaient  jusque 
sur  la  ligne  du  feu  se  faire  tuer.  Doudmourrah  comprit  enfin 
l'inutilité  de  la  lutte  et  finit  par  se  rendre  à  la  merci  du  vain- 
queur. Il  vit  aujourd'hui  à  Fort-Lamy  avec  quelques  fidèles  et 
12.000  francs  de  rente,  dans  l'oisiveté  paresseuse  d'une  vie 
désormais  sans  aventure,  où  les  heures  se  partagent  entre  les 
longues  rêveries  et  les  prières  musulmanes. 

Quant  à  Acyl,  ce  chef  de  bande  dont  nous  avions  cru  pouvoir 
faire  un  sultan,  il  fut  toujours  un  usurpateur  aux  yeux  de  ses 
sujets.  Pillard  incorrigible,  entouré  d'une  cour  de  2.000  oisifs 
qui  pressuraient  les  tribus,  il  était  vraiment  un  allié  compro- 
mettant pour  notre  intluence.  Le  9  juin  1912,  le  colonel  Lar- 
geau  le  faisait  arrêter  dans  sa  capitale  et  déporter  à  Laï,  sur  le 
Logone.  Le  protectorat,  dans  sa  forme  nouvelle,  consiste  dans 
le  contrôle  des  aguids  maintenus  dans  leurs  fonctions  ;  c'est 
le  commandant  du  territoire  qui  représente  désormais  l'auto- 
rité suprême  aux  lieu  et  place  du  sultan. 

Les  dars  vassaux  ont  tous  reconnu  l'hégémonie  française, 
Zahrouk,  sultan  du  Dar-Rounga,  est  notre  protégé  ,  Hassen, 
sultan  du  Tama,  a  des  gardes  pavillons  dans  son  tata  de  Niéry  : 
Bakhit,  sultan  du  Sila,  a  reçu  un  petit  groupe  de  tirailleurs 
dans  sa  capitale  de  Goz-Beida;  An  Doka,  sultan  du  Massalit,  a 
fait  acte  de  soumission  et  demandé  une  garnison  française. 
Mais  le  Massalit  est  compris  dans  le  territoire  dont  l'attribution 
définitive  à  la  France  ou  à  l'Angleterre  doit  être  réglée  par  un 
arbitrage.  La  France  n'a  point  voulu  occuper  le  sultanat,  si 
souvent  sillonné  par  nos  troupes  au  cours  de  leurs  luttes  pas- 
sées, pour  ne  pas  mettre  les  Anglais  devant  le  fait  accompli. 
Seuls  parleront  pour  notre  cause  les  morts  de  Doroté  et  de 
l'ouadi  Khadja. 


La  conquête  de  l'Ennedi  nous  a  coûté  moins  d'efforts  et 
d'hommes.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  facile  de  s'aventurer  jusque 
dans  ces  cirques  rocheux,  bordés  de  falaises  à  pic,  où  s'abritent. 


734  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

au  retour  de  leurs  chevauchées  de  pillage,  Arabes,  Touareg  et 
Gaëdas,  tous  les  écumeurs  du  désert.  Deux  routes  y  conduisent, 
l'une  par  le  Bahr-el-Ghazal  et  le  Djourab,  l'autre  par  les  oasis 
d'Arada  et  d'Oura  Chalouba,  toutes  deux  e'galement  dépourvues 
de  ressources  suffisantes  pour  l'entretien  d'une  colonne. 

Le  capitaine  Bordeaux  osa  cependant,  en  mars  1907,  partir 
de  Bir  \\à\i  par  la  première  de  ces  deux  routes  avec  100  Séné- 
galais, faire  en  deux  mois  un  raid  de  1.800  kilomètres  à  tra- 
vers un  désert  effroyable  où  sévissent  des  chaleurs  de  55  degrés 
à  l'ombre,  culbuter  trois  fois  les  Senoussistes  et  revenir  par  le 
Borkou  en  enlevant  au  passage,  simplement  pour  l'exemple 
puisqu'il  fallait  l'abandonner,  la  citadelle  d'Ain  Galakka!  Mais 
en  1910,  les  contingents  d'Acyl  envoyés  contre  l'Ennedi  se 
firent  battre  et  disperser. 

Un  homme  jouait  en  ce  moment  dans  ce  repaire  le  rôle  de 
«  Roi  de  la  Montagne  »  :  Si  Saleh  Abou  Kreïmi,  fidèle  soutien 
de  Doudmourrah.  Tout  en  étant  affilié  à  la  secte  senoussiste, 
ce  chef  était  en  dissidence  morale  avec  le  chérif  de  Koufra.  Se 
déplaçant  d'Archéï  à  Beskéré  et  à  Kafra,  il  coupait  la  grande 
route  des  caravanes  de  Benghasi  à  Abécher,  fermait  aux  mar- 
chands les  routes  du  Ouadai,  puis  les  dirigeait  sur  le  Darfour 
après  les  avoir  copieusement  rançonnés. 

Le  20  mai  1912,  Si  Saleh,  atteint  à  Kafra  par  les  méharistes 
d'Arada,  est  battu  et  mis  en  fuite.  L'effet  du  canon,  entendu 
pour  la  première  fois,  avait  été  tel  que  ses  soldats  ne  s'arrê- 
tèrent qu'au  Darfour.  Si  Saleh,  déchu  de  son  ancien  prestige, 
se  réfugia  au  palais  d'Ali  Dinar,  son  ancien  ami  et  allié,  où  il 
est  employé  à  de  basses  besognes  domestiques.  Le  poste  de 
Fada,  créé  au  début  de  1914  par  le  colonel  Largeau,  tient  en 
respect  les  populations  sauvages  éparses  dans  la  montagne. 

*    * 

La  secte  senoussiste  s'est  défendue  plus  longtemps  à  l'Ouest 
de  l'Ennedi,  où  son  domaine  politique  en  territoire  d'influence 
française  s'étendait  du  Tchad  au  Tibesti  par  le  Kanem,  le  Bahr- 
el-Ghazal  et  le  Borkou.  La  lutte  menée  pendant  quinze  ans 
contre  cet  adversaire  insaisissable  semble  près  d'être  close.  Au 
sommet  des  fortins  de  pierre,  échelonnés  sur  les  confins  du 
désert  libyque,  le  pavillon  français  a  remplacé  la  bannière 
sainte  à  bandes  blanches,  vertes,  jaunes  et  violettes,  qui  pro- 
clamait depuis  un  demi-siècle  la  souveraineté  du  JMahdi. 
Quelques  coups  de  canon  ont  réduit  en  poussière  l'auguste 
koubba  de  (iouro,  ce  tombeau  du  nouveau  Prophète  devant 
lequel  venaient  se  prosterner  les  pèlerins  du  senoussisme.  En 


.\0S   MARCHES    SADARIENNES  735 

ce  pays  d'islum  mystique,  la  chute  de  la  koubba  marque  l'écrou- 
lement  du  malidisme. 

C'est  en  1900  que  le  mokaddem  Sidi  Barrani,  commandant 
de  la  zaouïa  de  Bir-Alali,  se  heurta  à  la  poussée  française 
dégagée  par  la  chute  de  Babah,  Les  Senoussistes  défendirent 
pied  à  pied  leur  domaine  avec  une  magnifique  vaillance,  tan- 
tôt opposant  une  résistance  tenace  à  la  marche  en  avant  de  nos 
colonnes,  tantôt  prenant  hardiment  TofTensive  quand  notre 
inaction  leur  permettait  de  croire  à  notre  lassitude  ou  à  notre 
faiblesse. 

Le  9  novembre  1901,  Sidi  Barrani,  avec  un  contingent  de 
Touareg,  attaque  et  tue  le  capitaine  Millot,  qui  marchait  sur 
la  zaouïa  de  Bir-Alali  et  rejette  sa  petite  troupe  sur  N'(iouri. 
Le  20  janvier  suivant,  ses  partisans  ne  peuvent  tenir  devant 
une  charge  à  la  baïonnette  exécutée  par  les  600  tirailleurs  du 
commandant  Têtard,  appuyés  par  de  la  cavalerie  et  de  l'artil- 
lerie. Le  4  décembre  1904,  un  fort  parti  de  Tripolitains  reve- 
nait^ sous  la  conduite  de  Bou  Aguila,  jusque  sous  les  murs  de 
Bir-Alali,  creusait  pen^lant  la  nuit  des  tranchées  fort  habile- 
ment comprises  et  commençait  l'attaque  du  poste.  La  petite 
garnison,  heureusement  avertie,  sortit  au  petit  joiïr  et  décima 
les  Touareg  dans  leurs  retranchements.  Gonime  ces  héros  d'un 
autre  âge  qui  allaient  à  la  bataille  liés  les  uns  aux  autres  pour 
ne  pas  être  tentés  de  fuir,  on  les  trouva  immobilisés  par  des 
cordes  aux  places  qu'ils  s'étaient  choisies. 

Pour  répondre  d'une  façon  efficace  aux  attaques  de  ces  no- 
mades insaisissables  qui  tourbillonnaient  autour  de  nos  postes, 
une  compagnie  méhariste  fut  installée  à  Bir-Alali.  Cette  troupe 
mobile,  formée  à  l'image  des  coureurs  du  désert,  n'a  cessé  de- 
puis lors  de  faire  une  chasse  sans  merci  à  tous  les  dissidents 
du  Kanem  et  de  son  hinterland  saharien. 

Notre  vieil  ennemi  Sidi  Barrani  mourut,  en  1907,  à  l'assaut 
d'Aïn-Galakka,  emportée  et  livrée  aux  flammes  par  le  capi- 
taine Bordeaux.  Le  grand-maître  de  l'ordre  confie  alors  le 
commandement  de  la  zaouïa  à  Abdallah  Toouir,  énergique  sol- 
dat fortement  teinté  de  sang  noir.  L'action  senoussiste  rede- 
vient nettement  offensive.  Abdallah  Toouir  harcèle  nos  protégés 
et  nous  poursuit  jusque  dans  nos  postes.  Une  deuxième  altaque 
du  fortin  d'Aïn-Galakka  échoue,  en  septembre  1908.  Le  17  no- 
vembre 1909,  un  peloton  méhariste  de  Zigueï  est  surpris  et 
entièrement  détruit  dans  les  pâturages  de  Ouaschenkellé.  En 
trois  ans,  une  trentaine  de  rezzous  viennent  piller  nos  pro- 
tégés du  Kanem. 

En  juillet  1911,  les  Senoussistes  reçoivent  un  secours  inat- 


736  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES    ET   COLONIALES 

tendu.  Une  colonne  turque  marche  de  Mourzouk  sur  le  Tibesti, 
occupe  Bardai,  détache  au  Borkou  une  compagnie  avec  un 
canon,  sous  le  commandement  du  capitaine  Bifky,  mais  reçue 
froidement  par  Abdallah  Toouir,  mokaddem  du  Chérif,  qui  ne 
reconnaît  pas  la  suzeraineté  ottomane,  ne  peut  pénétrer  dans 
Aïn-Galakka.  Le  colonel  Largeau  se  hâte  d'adresser  au  com- 
mandant des  forces  turques  une  protestation  basée  sur  nos 
accords  de  1899.  Le  capitaine  Bifky  se  contente  de  répondre 
que  la  Turquie  n'a  point  donné  son  adhésion  à  la  convention 
franco-anglaise  délimitant  les  zones  d'influence,  et  que,  depuis 
les  temps  les  plus  reculés,  elle  a  des  droits  indiscutables  non 
seulement  sur  le  Borkou  et  le  Tibesti,  mais  sur  le  Kanem  et  le 
Ou  ad  aï  ! 

C'était  là  une  de  ces  manifestations  intempestives  de  natio- 
nalisme panislamique  que,  par  une  étrange  aberration,  le  gou- 
vernement jeune- turc  multipliait  aux  confins  éloignés  de 
l'Empire,  au  moment  même  oi^i  le  menaçaient  en  Macédoine 
et  en  Tripolitaine  les  ambitions  italiennes  et  balkaniques.  La 
guerre  italo-turque  allait,  en  mars  1912,  ramener  en  arrière 
la  petite  troupe  ottomane  et  mettre  un  terme  à  cette  équipée 
puérile  qui  n'avait  servi  qu'à  compliquer  d'un  incident  diplo- 
matique une  question  depuis  longtemps  résolue. 

De  1911  à  1913,  le  colonel  Largeau,  réduit  à  la  défensive  par 
les  instructions  du  Département,  dut  se  contenter  d'assurer 
tant  bien  que  mal  la  sécurité  de  nos  protégés,  en  refoulant 
dans  les  oasis  borkouanes  les  dissidents  du  front  septen- 
trional. 

* 

*  * 

Cette  politique  expectative  pouvait  devenir  dangereuse  pour 
l'affirmation  de  nos  droits  sur  un  territoire  dont  les  limites 
n'étaient  encore  que  théoriques  et  dont  l'attribution  à  la  France 
n'était  point  basée  sur  une  occupation  effective.  La  crise  de 
mégalomanie  subie  par  le  peuple  italien  au  cours  de  la  guerre 
avec  la  Turquie  semble  en  effet  s'être  communiquée  à  la  Con- 
sulta. Celle-ci  ne  paraît  pas  loin  de  considérer  que  les  limites 
actuelles  de  la  Libye  ne  constituent  point  les  véritables  fron- 
tières de  l'expansion  italienne. 

Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  de  noter  combien  est  devenu 
avide  et  agressif  l'impérialisme  des  dirigeants  de  l'opinion 
publique,  écrivains,  journalistes,  professeurs,  plus  franc  et 
tenu  à  moins  de  réserve  que  celui  des  hommes  d'Etat.  Le  Car- 
rière délia  sera  déclarait  nettement,  en  octobre  1913,  que  les 
Italiens  doivent  se  considérer  comme  les  héritiers  des  Turcs,  et 


NOS  MARCneS  SAHARIENNES  737 

à  ce  titre,  succéder  à  ces  derniers  non  seulement  dans  leurs 
droits,  mais  encore  dans  leurs  prétentions.  Le  grand  organe 
italien  préconisait  donc  l'occupation  immédiate  de  Ghàt  et  du 
Fezzan,  et  la  prise  en  charge  par  l'Italie  «  de  la  police  effective 
«  du  Sahara  jusqu'au  Tibesti,  c'est-à-dire  dans  une  partie  au 
■«  moins  de  la  région  qu'en  1890  la  Sublime  Porte  avait  déclaré 
«  aux  Puissances  considérer  comme  l'hinterland  de  la  Tripo- 
«  litaine  et  que  par  contre  la  France  considère  comme  l'hinter- 
«  land  de  la  Tunisie  ».  Puis,  abordant  nettement  la  question: 
<(  Si  la  Turquie,  prévoyant  qu'elle  était  fatalement  destinée  à 
«  perdre  sa  dernière  colonie  africaine,  s'est  bornée  à  maintenir 
«  un  kaïmacan  à  Bardai,  dans  le  Tibesti,  et  un  détachement 
«  militaire  à  Aïn-Galakkadans  le  Borkou,  si  elle  s'est  contentée 
(c  de  protester  pour  la  forme  contre  les  prétentions  de  la  France, 
'<  nous  Italiens,  les  successeurs  de  la  Turquie,  nous  aurons  à 
«  défendre  nos  droits  et  nos  intérêts.  Nous  ne  pouvons  plus 
«  assister  stoïquement  et  acquiescer  au  partage  de  l'hinter- 
«  land  tripolilair.  » 

Les  manifestations  de  cette  politique  ombrageuse  se  multi- 
pliaient, jusque  dans  la  presse  officieuse,  à  mesure  que  les 
troupes  italiennes  approchaient  des  frontières  méridionales.  Le 
ministère  Salandra  s'est  empressé  d'inscrire  à  la  base  de  son 
programme  une  augmentation  considérable  des  effectifs, 
comme  si  deux  corps  d'armée  devaient  rester  en  permanence 
en  Libye. 

Le  colonel  Largeau,  ayant  enfin  reçu  l'autorisation  du  Dépar- 
tement, faisait  à  cette  campagne  tendancieuse  une  réponse  sans 
réplique  :  le  27  novembre  1913,  il  entrait  dans  Aïn-Galakka 
et  y  installait  une  garnison.  Le  29,  il  enlevait  Faya  et  le  8  dé- 
cembre Gouro.  Pendant  les  premiers  mois  de  1914,  il  orga- 
nisait l'administration  du  pays  en  créant  des  postes  militaires 
à  Ounyanga,  à  Yarda,  à  Fada.  Tout  permet  de  prévoir  qu'il 
procédera  très  prochainement  à  l'occupation  de  Bardai,  la 
dernière  des  oasis  d'influence  française. 

Dès  maintenant  la  France  tient  à  sa  merci  tout  le  commerce 
transsaharien  de  la  Libye.  C'est  d'un  coup  et  sans  trop  de 
peine  un  pays  de  2UO.O0O  kilomètres  carrés  qui  vient  s'ajouter 
à  lensemble  des  territoires  africains  soumis  à  l'hégémonie 
française. 

Max  Moxtrel. 


QoKST.  DiPL.  ET  Col    —  t.  xxxvii. 


LÀ 
PACIFICATION  DE  LA  RÉ&ION   DE    TAZA 


LES    OPERATIONS    ESPAGNOLES 
AU  SUD  DE  MELÏLLA 


Dans  le  précédent  numéro  des  Questions^  nous  avons  retracé 
brièvement  les  brillantes  opérations  militaires  qui  ont  précédé 
la  jonction  entre  les  troupes  du  Maroc  oriental  et  celles  de  la 
((  région  »  de  Fez  :  le  16  mai  1914,  les  colonnes  Baumgarten 
et  Gouraud  se  sont  réunies  à  Touest  de  Meknasa-Tahtania ;  le 
17,  elles  ont  campé  ensemble  sous  les  murs  de  Taza.     • 

La  rencontre  des  colonnes  Baumgarten  et  Gouraud  n'en- 
traîne pas  ipso  facto  la  «  liaison  »  entre  l'Algérie  et  le  Maroc 
occidental  ;  cette  liaison  ne  sera  vraiment  assurée  que  le  jour 
011  la  sécurité  régnera  tout  le  long  de  la  route.  Pareille  tran- 
quillité ne  s'obtiendra  que  par  la  pacification  complète  des 
tribus  établies  de  part  et  d'autre  de  la  piste  makhzen.  Or,  s'il 
est  relativement  facile  d'obliger  des  indigènes  qui  viennent  de 
nous  combattre  à  se  tenir  tranquilles,  il  faut  un  certain  temps 
pour  obtenir  qu'ils  fassent  eux-mêmes  la  police  et  empêchent 
tout  acte  de  brigandage.  11  serait  donc  imprudent  de  laisser 
dès  maintenant  les  commerçants  isolés  et  les  convois  non 
escortés  circuler  entre  Fez  et  la  Moulouïa  :  au  Maroc,  plus 
qu'ailleurs,  il  ne  faut  pas  tenter  le  diable  ;  et  la  sécurité  sera 
d'autant  plus  vite  obtenue  qu'il  y  aura  moins  de  coups  de  main 
impunis. 

La  première  tâche  à  accomplir  consiste  à  exiger  la  soumis- 
sion de  toutes  les  tribus  de  la  région  et  le  rétablissement  de 
l'ordre.  Nous  disposons  pour  cela  de  forces  si  importantes  qu'elles 
suffisent  à  enlever  à  nos  adversaires  toute  idée  de  résistance  ; 
les  10.000  à  17.000  hommes  réunis  à  Taza  le  17  mai  sont  trois  ou 
quatre  fois  supérieurs  en  nombre  à  la  harka  que  l'agitateur 
le  plus  optimiste  peut  rêver  grouper  contre  nous  ;  nos  soldats 


l\     l'ACIFICATlON    DE    LA    RÉGION    Dli     T.^ZA  739 

ont  pour  eux  le  prestige  de  la  victoire,  le  prestige  aussi  d'une 
discipline  et  d'un  armeuient  dont  nos  adversaires  marocains  re- 
connaissent la  supériorité  (spécialemeut  l'artillerie  et  les  avions). 
En  second  lieu,  l'époque  est  particulièrement  favorable  :  les 
pluies  ont  cessé,  la  forte  chaleur  n'est  pas  encore  arrivée,  de  sorte 
que  nos  colonnes  circulent  facilement  partout;  les  dissidents, 
au  contraire,  ne  pourraient  se  dérober  à  nos  coups  qu'en  aban- 
donnant leurs,  moissons  qui  sont  encore  sur  pied  ;  or  l'indi- 
gène de  la  région  de  Taza  est  essentiellement  agriculteur,  il 
aime  la  terre  avec  passion,  et  il  attache  d'autant  plus  de  prix 
à  la  récolte  de  cette  année,  qui  s'annonce  très  belle,  que  les 
réserves  de  grains  sont  épîiisées  par  suite  de  la  sécheresse 
anormale  des  années  précédentes.  Dans  les  lettres  écrites  de 
Taza,  nos  soldats  parlent  avec  admiration  de  la  fertilité  à\i 
pays,  des  riches  guérets  traversés  dans  toute  la  plaine  de 
l'Inaouen,  des  beaux  jardins  d'oliviers  et  d'arbres  fruitiers 
trouvés  autour  de  Taza  et  des  villages  tsoul  ;  détail  caractéris- 
tique, partout  la  population  se  livrait  aux  travaux  des  champs 
au  lendemain  même  des  plus  durs  combats. 

La  méthode  à  suivre  pour  consolider  les  résultats  obtenus 
par  la  prise  de  Taza  est  donc  tout  indiquée  :  maintenir  les 
colonnes  d'opérations  dans  la  région  jusqu'à  ce  que  les  ras- 
semblements hostiles  aient  disparu  ;  faire  circuler  des  détache- 
ments qui  obligent  les  tribus  à  accepter  notre  domination,  el 
cela  dans  un  rayon  suffisant  pour  couvrir  efficacement  la 
route  de  Fez  à  Oudjda;  subordonner  cette  action  militaire  à 
l'action  politique  des  officiers  de  renseignements.  Dès  le  18  mai, 
les  commandants  de  territoire  recevaient  des  ordres  dans  ce 
sens  :  comme  mesures  d'exécution,  il  était  décidé  que  les  deux: 
colonnes  de  Fez  et  de  la  Moulouïa  organiseraient  des  groupes 
mobiles  agissant  en  liaison,  que  ces  éléments  mobiles  s'ap- 
puieraient sur  deux  gros  postes  établis  respectivement  à  l'oued 
Amelil  (Souk-el-Had  Tsoul,  ou  camp  de  Terves)  et  à  Taza  4 
enfin  que  le  ravitaillement,  jusqu'à  l'oued  Amelil  inclus,  s'opé- 
rerait par  les  soins  des  troupes  du  Maroc  oriental,  qui  utilise- 
raient à  cet  effet  le  chemin  de  fer  stratégique  de  Msoun  à  la 
frontière  algérienne. 

Les  résultats  ne  se  sont  pas  fait  attendre:  aux  dernières  nou- 
velles les  tribus  ont  presque  toutes  fait  leur  soumission,  sans 
que  la  tranquillité  ait  pour  ainsi  dire  été  troublée:  Mtalsa, 
Beni-Ouaraïn,  Gheraga,  Riata,  Meknassa,  Tsoul,  Branes  peu- 
vent être  considérés  comme  ralliés.  Seuls  les  Beni-bou-Yahi 
manifestent  encore  une  certaine  hostilité;  mais  ils  ont  marqué 
l'intention  d'entrer  en  pourparlers  avec  nous,  probablement 


740  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

SOUS  la  menace  de  la  progression  des  Espagnols  d'Hassi-Ber- 

kane, 

* 
*  * 

Le  territoire  de  ïaza  a  été  placé  sous  les  ordres  du  colonel 
Boyer,  du  1'^'  étranger  :  la  garnison  fixe  du  poste  comprend 
2  bataillons  (1  du  9"  tiraillears,  1  du  l^""  étranger),  1  escadron 
marocain,  1  makhzen  de  100  cavaliers  et  une  section  d'artille- 
rie de  montagne.  Un  poste  intermédiaire  a  été  provisoire- 
ment installé  sur  l'oued  Bou-Ladjeraf,  à  mi-chemin  de  Msoun, 
pour  couvrir  les  communications  et  créer  une  piste  carros- 
sable: ce  poste  comprend  un  bataillon  d'infanterie,  un  demi 
escadron  de  cavalerie  et  une  section  d'artillerie.  Des  lignes 
téléphoniques  et  télégraphiques  ont  été  immédiatement  com- 
mencées pour  relier  Taza  à  Msoun.  Les  troupes  mobiles  sont 
sous  les  ordres  du  colonel  Pierron. 

Une  organisation  analogue  a  été  créée  pour  le  territoire 
relevant  de  la  «  région  »  de  Fez,  où  les  travaux  d'installation 
du  nouveau  poste  des  Tsoul  sont  poussés  avec  activité.  Les 
troupes  mobiles  sont  commandées  par  le  colonel  BuUeux. 

* 

Lorsque,  le  10  mai,  la  colonne  Baumgarten  se  porta  de 
Msoun  à  Taza,  les  premiers  coups  de  feu  qui  Taccueillirent 
partirent  de  Djebla,  village  habité  par  la  tribu  des  Mtarka, 
fraction  des  Riata.  Ce  village  est  situé  à  10  kilomètres  environ 
à  l'Est  de  Ta-^a.  Les  habitants  de  Djehla  avaient  déjà  participé 
à  la  plupart  des  coups  de  main  dirigés  contre  nos  convois  de 
ravitaillement  de  Msoun  :  c'est  ainsi  qu'ils  se  vantaient  de 
posséder  du  matériel  provenant  du  réseau  télégraphique; 
et  tandis  que  nos  autres  adversaires  venaient  faire  leur  sou- 
mission après  l'entrée  de  nos  troupes  à  ïaza,  les  Mtarka  par- 
taient en  dissidence  dans  la  montagne,  se  solidarisant  ainsi 
avec  les  tribus  demeurées  irréductibles. 

Le  général  Baumgarten,  ne  voulant  pas  laisser  subsister  un 
repaire  hostile  à  proximité  de  la  ligne  de  communication, 
lançait  le  19  mai  le  détachement  Pierron  contre  Djebla.  Le 
groupe  mobile  quittait  son  bivouac  de  Taza  à  5  heures  du 
matin  :  il  comprenait  des  auxiliaires  indigènes  (un  goum  et 
un  makhzen)  tonte  la  cavalerie  (4  escadrons),  une  compagnie 
montée  de  légion,  G  compagnies  d'infanterie,  et  3  sections 
d'artillerie  de  montagne.  Un  bataillon  suivait  en  soutien 
éventuel. 


Î42  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

Le  goiim  signalait  bientôt  que  les  derniers  occupants  de 
Djebla  refusaient  d'entrer  en  pourparlers  et  se  retiraient  pré- 
eijiitamment.  Pour  faire  un  exemple,  nos  troupes  entraient 
flans  le  village  et  le  détruisaient,  à  l'exception  de  la  mosquée 
et  de  quelques  maisons  appartenant  à  des  Riata  soumis;  on 
retrouvait  des  poteaux  de  métal  ayant  servi  à  l'établissement 
de  la  ligne  télégraphique  de  Safsafat  à  Msoun  et  arrachés  par 
les  habitants.  Pour  laisser  aux  rebelles  l'occasion  de  faire  leur 
soumission,  le  colonel  Pierron  respectait  les  récoltes  sur  pied. 
A  midi  les  troupes  étaient  de  retour  au  bivouac  de  Taza. 


Le  23  mai,  la  colonne  Gouraud,  accompagnée  par  le  groupe 
mobile  Pierron,  quittait  Taza  pour  le  camp  de  Terves.  Elle  y 
arrivait  le  lendemain  après  avoir  bivouaqué  au  Tleta  des  Tsoul 
(à  13  kilomètres  à  l'Est  de  l'oued  Amelil).  Puis  le  groupe 
Pierron  rentrait  à  Taza  sans  incident. 

Le  27,  le  général  Baumgarten  se  rendait  à  Meknasa  Fou- 
kania  (10  kilomètres  nord  de  Taza)  où  beaucoup  d'indigènes  se 
irouvaient  réunis  pour  le  marché;  puis  il  continuait  à  remon- 
ter l'oued  El  Radar  vers  le  Nord;  les  Beni-Feggous,  fraction 
j!cs  Branes  avec  laquelle  nous  avions  depuis  longtemps  noué 
des  intelligences,  venaient  faire  leur  soumission.  Le  lendemain 
la  cavalerie  se  portait  vers  l'Ouest  dans  la  direction  des  Blilent, 
IVaction  tsoul,  et  rencontrait  à  Bab-el-IIarcha  (10  kilomètres 
nord  de  Meknasa-Tahtania)  le  groupe  mobile  Bulleux  fort  de 
7  compagnies.  Celui-ci,  parti  du  poste  de  l'oued  Amelil  le  26, 
svait  suivi  la  grande  arête  qui  sépare  la  vallée  de  l'oued  Leben 
il^  celle  de  l'oued  El  Iladar,  et  sur  laquelle  sont  groupés  les 
piincipaux  villages  tsoul  :  en  parcourant  ainsi  la  région  où  la 
colonne  Gouraud  avait  livré  les  combats  des  10  et  12  mai,  il  avait 
perçu  sans  difficulté  l'amende  de  guerre  inlligée  aux  tribus.  La 
colonne  Baumgarten  rentrait  à  Taza  le  vendredi  29  mai,  tandis 
que  le  groupe  Balleux,  après  avoir  séjourné  à  Bab-el-Ilarcha, 
franchissait  l'arête  des  Tsoul  et  allait  s'installer  près  de  l'oued 
Leben,  à  Sidy  Abdallah-el-Bazi,  à  une  quinzaine  de  kilo- 
mètres au  Nord  du  camp  de  Terves. 

Au  cours  de  ces  diverses  tournées,  de  nombreuses  soumis- 
sions étaient  enregistrées,  et  l'on  peut  cousidérer  comme 
pacifiée  toute  la  région  à  l'Ouest  de  Msoun  :  il  suffira  de  pro- 
longer suffisamment  la  présence  de  nos  troupes  pour  consolider 
fe  résullats  déjà  obtenus. 


LA    PACIFICATION    DIC    LA    KÉGION    DE   TAZA  743 


A  l'Est  de  Msoiin,  la  situation  est  moins  satisfaisante  :  le 
23  mai,  plusieurs  incidents  se  produisaient,  tous  provoqués  par 
les  Beni-bou-Yahi.  Ceux-ci,  qui  avaient  été  surpris  le  14  mai 
par  la  brusque  olTensive  du  général  Jordana,  n'avaient  pu 
empêcher  l'occupation  d'Hassi-Berkane  par  les  troupes  espa- 
gnoles. Pressés  par  l'agitateur  Chenguiti,  ils  décidèrent  la  for- 
mation d'une  harka,  et  concentrèrent  leurs  contingents  dans 
le  Medlam,  contrefort  montagneux  du  Mesgout  sur  la  frontière 
franco-espagnole,  au  Sud  du  Guerouaou.  Ce  point  d'eau  était 
particulièrement  bien  choisi  à  une  vingtaine  de  kilomètres  au 
Nord  de  notre  poste  de  Nkhila,  et  à  peu  près  à  la  même  distance 
au  Sud- Est  des  nouvelles  positions  espagnoles  de  Hassi-Ber- 
kane.  Mais  découragés  par  la  vigilance  des  troupes  du  général 
Jordana,  des  groupes  de  rôdeurs  quittèrent  la  harka  de  Medlam, 
et  partirent  à  la  recherche  de  quelque  fructueux  pillage  dans 
la  zone  française.  Le  23  mai  notre  poste  de  Safsafat  essuyait 
une  fusillade  pendant  la  nuit;  un  légionnaire  en  sentinelle  à 
la  lisière  du  réseau  de  fil  de  fer  était  tué.  La  même  nuit,  le 
poste  de  Guercif  recevait  des  coups  de  fusil.  Un  autredjich 
franchissait  la  Moulouïa,  et  attaquait  près  de  Taourirt  un  convoi 
libre  auquel  il  tuait  deux  hommes.  Enfin  une  rencontre  plus 
sérieuse  se  déroulait  le  même  jour  dans  la  plaine  de  Djel,  entre 
Msoun  et  Safsafat,  sur  la  ligne  d'étapes  :  la  présence  de 
200  cavaliers  ennemis  ayant  été  signalée,  un  détachement  de 
30  tirailleurs  commandé  par  un  lieutenant  partait  immédiate- 
ment à  sa  rencontre  :  le  lieutenant  qui  marchait  en  tèle  de  son 
groupe,  était  tué  à  bout  portant  par  un  Marocain,  dissimulé 
derrière  une  broussaille.  Un  tirailleur  tombait  également 
mortellement  frappé,  niais  l'ennemi  s'enfuyait  vers  le  Nord  en 
emportant  ses  blessés. 

Ces  insultes  répétées  sur  notre  ligne  de  communication 
étaient  d'autant  plus  irritantes  qu'une  grande  activité  régnait 
dans  les  transports  pour  assurer  le  ravitaillement  jusqu'à 
l'oued  Amelil,  oii  un  premiejr  convoi  est  parvenu  dès  le  29. 
Afin  de  parer  à  toute  éventualité,  les  garnisons  de  Msoun, 
Safsafat  et  Nkhila  étaient  renforcées  et  le  colonel  Pierron  pre- 
nait le  commandement  général  du  groupe  formé  par  ces  trois 
postes,  avec  la  mission  de  prévenir  les  incursions  des  Beni- 
bou  Yahi  :  un  groupe  mobile,  parti  de  Msoun  sous  les  ordres  du 
commandant  Goubeau,  patrouillait  le  long  de  l'oued  Msoun 
sans  rencontrer  de  groupes  hostiles  ;  dès  la  fin  de  mai,  le  com- 


744  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

mandant  du  territoire  recevait  des  offres  de  soumission  de 
quelques  fractions  de  Beni-bou-Yalii,  et  l'état  troublé  de  la  ré- 
gion de  Nkhila  ne  paraît  plus  devoir  persister  bien  longtemps. 


Il  s'est  produit,  en  effet,  au  milieu  de  mai  un  événement  qui 
aura  une  inlluence  considérable  sur  la  pacilication  :  ks  troupes 
espagnoles  ont  occupé  Hassi-Berkane,  à  la  suite,  semble-t-il, 
d'une  entente  entre  le  général  Jordana,  gouverneur  de  Melilla, 
et  le  général  Baumgarten.  La  presse  a  signalé  les  deux  entre- 
vues qu'eurent  ces  officiers  au  mois  d'avril,  d'abord  sur  la  rive 
droite  de  la  Moulouïa,  puis  au  poste  espagnol  d'Aïn-Zahio, 
chez  les  Kebdana.  En  même  temps,  des  préparatifs  étaient 
faits  à  Melilla,  et  l'on  y  débarquait  de  grandes  quantités  de 
matériel  de  guerre  et  des  approvisionnements  qui  étaient  im- 
médiatement dirigés  vers  les  postes  de  l'avant  :  Selouan  et 
Aïn-Zahio  recevaient  chacun  un  supplément  de  un  million  de 
cartouches,  tandis  que  toutes  les  troupes  disponibles  s'y  con- 
centraient peu  à  peu.  Les  événements  se  précipitèrent  lorsque 
arriva  la  nouvelle  de  l'occupation  de  Taza  ;  le  12  mai,  le  gé- 
néral Jordana  donnait  l'ordre  de  concentrer  la  brigade  Aïzpuru 
à  Aïn-Zahio  et  la  brigade  Molto  à  Selouan  (1).  Ces  deux  bri- 
gades comprenaient  environ  18.000  hommes,  ce  qui,  après  le 
renforcement  des  garnisons  des  postes,  permettait  de  disposer 
d'environ  10.000  combattants  pour  les  colonnes  mobiles. 

Le  14  mai,  la  brigade  Molto  partait  de  Selouan  et  occupait  le 
même  jour  les  hauteurs  qui  entourent  le  point  d'eau  de  Ber- 
kane  ;  la  brigade  Aïzpuru,  partie  du  Zahio  à  minuit,  remontait 
la  Moulouïa  à  quelque  distance  et  débordait  Berkane  par  le 
Sud.  L'action  fut  si  brusque  et  si  inattendue  que  les  indigènes 
n'offrirent  aucune  résistance.  Les  positions  conquises  furent 
immédiatement  organisées  et  pourvues  de  fortes  garnisons. 

La  nuit  suivante,  quelques  centaines  d'indigènes  dirigeaient 
un  feu  assez  nourri  contre  l'un  des  postes  ;  ils  blessaient  deux 
soldats.  Au  jour,  un  bataillon  espagnol,  appuyé  par  deux  bat- 
teries, délogeait  les  assaillants  de  la  colline  où  ils  étaient  postés  ; 
les  Espagnols  avaient  3  blessés,  dont  1  officier.  Depuis  lors, 
les  Beni-bou-Yahi  paraissent  avoir  renoncé  à  enlever  des  posi- 

(1)  Voir  la  carie  ci-jointe. 

Aïn-Zalilo  est  au  centre  des  Kebdana,  à  environ  43  kilomètres  à  l'Est  (légèrement 
Sud)  de  Selouan. 

IJassi  Berkane  est  au  milieu  d'un  groupe  de  collines,  à  30  kilomètres  au  Sud  de 
Selouan,  et  à  40  kilomètres  d'Aïn-Zahio. 


LA    PACIFICATION    DE    LA    RÉGION    DE    TAZA  745 

fions  aussi  fortement  gardées  :  devant  l'importance  des  etïec- 
tifs  dont  dispose  le  général  Jordana,  aucune  nouvelle  attaque 
ne  s'est  produite  ;  quelques  fractions  de  Beni-bou-Yahi  auraient 
même  demandé  l'aman.  Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  les 
dissidents  sont  peu  nombreux  (2.000  fusils  pour  les  Beni-bou- 
Yahi),  qu'ils  vont  avoir  de  la  peine  à  subsister,  réduits  qu'ils 
sont  maintenant  aux  maigres  pàturnges  du  Medlam  et  du 
Guerouaou,  sans  pouvoir  se  risquer  le  long  de  la  Moulouïa, 
et  qu'ils  sont  à  la  merci  d'opérations  effectuées  de  part  et  d'autre 
de  la  frontière. 

L'esprit  des  indigènes  n'aura  pas  manqué  d'être  frappé  de 
l'offensive  espagnole  :  pour  la  première  fois  nos  voisins  lont 
un  bond  étendu  qui  les  met  à  même  de  faire  sentir  leur  action 
jusqu'à  la  limite  de  leur  zone. 

L'occupation  d'Hassi-Berkane  a  été  soigneusement  préparée, 
bien  conduite,  et  comme  toujours  vigoureusement  exécutée 
par  des  troupes  braves  et  énergiques  ;  elle  s'est  inspirée  de 
considérations  de  politique  indigène  qui  avaient  paru  jus- 
qu'ici assez  étrangères  aux  possesseurs  de  Melilla.  En  nous 
réjouissant  du  succès  remporté  par  nos  voisins,  nous  devons 
saluer  un  changement  de  méthode  susceptible  de  produire  les 
plus  heureux  effets  au  point  de  vue  de  la  pacification  générale. 
Félicitons-nous  de  l'entente  qui  a  présidé  aux  dernières  opéra- 
tions dans  les  deux  zones  :  des  relations  cordiales  et  confiantes 
entre  les  commandants  des  troupes  françaises  et  espagnoles 
prépareront  tout  le  long  de  la  frontière  commune  des  actions 
parallèles  fécondes  en  résultats. 

Armatti;. 


CHRONIQUES   DE   LA  QUINZAINE 


LES  AFFAIRES  D'ORIENT 


La   question  albanaise. 


LA    SITUATION   A    DURAZZO 


La  silualion  ne  s'améliore  pas  à  Durazzo.  Le  prince  Guillaume  est 
en  réalité  prisonnier  dans  son  pahiis,  sous  la  menace  des  insurgés 
qui  entourent  la  ville.  La  Commission  internationale  de  contrôle  a 
tenté  de  s'interposer  et  s'est  rendue  à  Chiak  pour  négocier  avec  les 
insurgés;  mais  elle  s'est  heurtée  à  une  intransigeance  absolue  de 
leur  paît  sur  la  qui^stion  de  la  personne  du  souverain.  Les  insurgés 
se  sont  prononcés  catégoriquement  contre  le  prince  :  ils  ont  remis 
aux  membres  de  la  Commission  de  contrôle  la  liste  de  leurs  revendi- 
cations qui  s'établissent  ainsi  : 

1°  Abdicaliou  du  souverain  acLuel  et  son  remplacement  par  un  prince 
musulman;  2°  continuation  de  l'emploi  de  la  langue  turque  pendant  neuf 
ans;  3°  adoption  du  Croissant  sur  le  drapeau  albanais;  4°  concession  aux 
musulmans,  dans  leurs  rapports  avec  le  khalifat,  de  privilèges  religieux 
similaires  à  ceux  dont  jouissent  les  chrétiens  dans  leurs  rapports  avec  le 
pape  et  le  patriarcat. 

Peut-être,  livré  à  lui-même,  le  prince  Guillaume  aurait-il  été  tenté 
de  s'incliner  purement  et  simplement  devant  les  volontés  ainsi  expri- 
mées de  ses  terribles  sujets.  Mais  son  oncle^  le  roi  de  Roumanie,  est, 
dit-on.  intervenu  pour  lui  recommander  de  ne  pas  quitter  Durazzo. 
Le  roi  Charles  aurait,  en  même  temps,  fait  une  démarche  person- 
nelle a\iprès  de  l'empereur  d'Allemagne  à  l'efiet  d'obtenir  sa  bien- 
veillance en  faveur  du  prince  et  l'on  assure  que  Guillaume  II  ne 
serait  pas  resté  sourd  à  cet  appel.  D'autre  part,  on  cinnonce  que  les 
puissances  se  seraient  mises  d'accord  pour  faire  devant  Durazzo  une 
démonstration  navale  collective.  Dans  ces  conditions  le  prince 
d'Albanie  se  serait  décidé  à  défendre  son  trône  par  les  armes. 

l'aL'TRICJIIÎ    bT    L'rrALIE 

Les  deux  gouvernements  de  Vienne  et  de  Rome  ne  cessent  d'affir- 
mer la  persistance  de  leur  accord  amical  et  la  constante  unité  de  vue 
qui  dirige  officiellement  leur  politique  orientale.  Successivement  le 
comte  Berchtolil  et  le  comte  Forgach  à  Budapest  et  le  marquis  di  San 
Giuliano  à  Rome  ont  proclamé  leur  volonté  commune  d'agir  en  par- 
faite entente.  On  trouvera  plus  loin,  clans  notre  chronique  politique, 
les  déclarations  du  ministre  italien  des  Affaires  étrangères.  Le  comte 
Berclitold  n'avait  pas  été  moins  affirmatif  que  son  collègue  italien,  le 


LES   AFFAIRES    d'oRIENT  747 

23  mai.  Cependant,  les  efforts  officiels  des  deux  gouvernements  ne 
semblent  pas  avoir  grande  action  sur  l'opinion  et  sur  la  presse  de 
leurs  pays.  Les  journaux  austro-hongrois  et  italiens  continuent  à 
s'accuser  réciproquement  et  à  dénoncer  les  tendances  contraires  des 
deux  diplomaties  alliées.  L'arrestation  de  deux  Italiens  à  Durazzo, 
le  colonel  Murichio  et  le  professeur  Chinigo  a  tout  récemment 
encore  suscité  les  violentes  protestations  de  la  presse  du  royaume 
qui  décidément  n'est  pas  favorable  au  prince  de  Wied,  trop  austro- 
phile  à  son  gré. 

l'organisation  de  l'épire 

Le  gouvernement  albanais  s'est  enfin  décidé  à  approuver  l'accord 
de  Corfou,  et  un  communiqué  de  Durazzo  annonce  que  la  Commis- 
sion inlernalionale  de  contrôle  se  rendra  prochainement  de  nouveau 
à  Corfou  pour  y  procéder  à  l'organisation  administrative  de  l'Epire. 

Il  faut  penser  que  «  prochainemt^nt  »  signifie  quand  l'ordre  sera 
rétabli  à  Durazzo^car  la  Commission  de  contrôle  est  le  seul  élé- 
ment tant  soit  peu  régulateur  au  milieu  de  l'anarchie  actuelle,  et  l'on 
imagine  mal  qu'elle  puisse  acluellemeut  se  déplacer  pour  une  œuvre 
de  simple  mise  au  point,  l'Epire  étant  déjà  organisée  administrative- 
ment  par  les  soins  de  son  gouvernement  provisoire.  Dans  la  situation 
présente  d'ailleurs,  en  raison  de  la  menace  d'une  contagion  anar- 
chique,  il  est  douteux  que  les  Epirotes  abandonnent  bénévolement 
leurs  positions  défensives  avant  que  le  gouvernement  albanais  ait 
pu  démontrer  son  autorité  répressive  ou  conciliante  sur  les  éléments 
musulmans. 

La  crise  ministérielle  serbe. 

Le  cabinet  Pachitch  est  démissionnaire.  Le  président  du  Conseil 
serbe  a,  le  -1  juin,  à  deux  réprises,  offert  au  roi  Pierre  la  démission 
du  cabinf'l.  Le  souverain  a  fini  par  en  accepter  le  principe  tout  en 
réservant  sa  décision  définitive.  Il  faut  espérer  encore  que  cette  déci- 
sion sera  pour  le  maintien  au  pouvoir  du  remarquable  homme  d'Etat 
auquel  la  Serbie  doit  dans  ces  dernières  années  ses  succès  diploma- 
tiques les  plus  considérables,  Le  problème  de  politique  intérieure 
qui  a  déterminé  M.  Pachitch  à  offrir  sa  démission  est  assez  connu. 
La  minorité  veut  coùti'  (jue  coûte,  par  une  opposition  acharnée,  em- 
péclier  le  ministère  de  poursuivre  s-on  œuvre.  Elle  pratique  la  grève 
parlementaire,  et  triomphe  quand  le  quorum  n'a  pu  être  obtenu. 
M.  Pachitch  n'a  vu  à  cuHe  intolérable  situation  qu'une  issue  :  la  dis- 
solution et  des  élections  nouvelles.  Le  roi  Pieire  a,  dans  ces  derniers 
jours,  hésité  à  lui  accorder  cette  légitime  satisfaction.  La  camarilla  a 
su  agir.  Mais  l'on  s'étonne  que  pareil  oubli  puisse  fausser  des  cer- 
veaux serbes  à  l'égard  des  éminents  services  rendus  par  le  cabine^ 
Pachitch,  le  grand  ministère  national  de  la  Serbie.  La  dignité  du 
président  du  Conseil  lui  imposait  le  geste  de  démission  qu'il  vient  de 
faire,  mais  la  sagesse  du  roi  Pierre  doit,  au  moment  où  la  Serbie  est 
encore  aux  prises  avec  de  nombreux  et  délicats  problèmes  exté- 


"48  QUKSTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

rieurs,  lui  dicler  une  marque  nouvelle  de  confiance  en  le  meilleur 
des  serviteurs  de  la  grandeur  et  des  intérêts  serbes;  d'autant  qu'il  a 
la  majorité  à  la  Chambre  et  que  les  caprices  de  la  minorité  ne  sau- 
raient compter  en  de  telles  circonstances. 


La  politique  de  la  Grèce. 

DÉCLARATION    DU    ROI    CONSTANTIN 

A  l'occasion  de  l'appariiion  du  premier  numéro  du  Journal  des 
Balkans,  organe  des  intérêts  balkaniques,  le  roi  de  Grèce  a  bien 
voulu  recevoir  le  représentant  de  ce  journal  à  Athènes,  auquel  il 
a  lait,  entre  autres,  les  intéressantes  déclarations  que  voici  : 

J'espère  que  tous  nos  peuples  gagneront  à  sentir  et  à  aimer  leur  patrie 
balkanique  :  ce  sentiment,  loin  d'être  une  entrave  au  développement, 
propre  de  chaque  Etat,  sera,  au  contraire,  un  puissant  stimulant  pour  ce 
développement  et  un  considérable  élément  de  progrès. 

Tous  les  pays  des  Balkans  doivent  immédiatement  travaillera  augmenter, 
compléter  et  relier  les  uns  aux  autres  leurs  routes,  leurs  chemins  de  fer, 
leurs  services  de  navigation;  mais  c'est  une  chose  que  chacun  ne  peut 
faire  seul  et  il  est  nécessaire  qu'ils  le  fassent  en  s'unissant  pour  leur  vie, 
pour  leur  indépendance  économique  et  pour  leur  développement. 

Chaque  nation  des  Balkans,  quoique  de  la  même  région,  a  ses  produits 
propres  que  les  autres  ne  peuvent  se  procurer  aujourd'hui,  par  suite  du 
manque  de  communications  directes.  Lorsque  nous  nous  serons  entendus 
au  sujet  des  importations  et  des  exportations,  tout  le  monde  y  gagnera  et 
nous  aurons  augmenté  par  là  même  la  circulation  de  nos  liiens.  Il  faut 
qu'il  y  ait  entre  Balkaniques  des  ccntacts  plus  fréquents  et  partant  plus 
féconds.  C'est  avec  une  vive  satisfaction  que  j'ai  appris,  dans  cet  ordre 
d'idées,  le  raccordement  des  voies  t^erbes  et  bulgares  aux  voies  roumaines 
et  la  création  d'une  nouvelle  société  de  navigation  roumaine  qui  rappro- 
chera davantage  la  Roumanie  de  nous-mêmes  et  de  nos  voisins... 

Je  crois  à  la  paix,  ajouta  le  roi,  et  je  la  veux  fermement.  A  ce  propos, 
je  ne  puis  que  vous  dire  toute  mon  admiration  et  tout  mon  respect  pour  le 
roi  Charles  de  Roumanie,  qui  a  tant  fait  et  est  tant  disposé  à  faire  pour 
le  maintien  de  la  paix,  et  je  suis  certain  que  nous  n'aurons  qu'à  nous 
louer  de  sa  sagosse  et  de  son  sens  politique  supérieur.  J'accueillerai  avec 
toute  ma  sympathie  tout  ce  qui  contribuera  à  établir  cette  stabilisation 
définitive  des  peuples  balkanique.^,  qui  me  semble  être  l'indispensable 
condition  de  leur  prospérité. 

La  question  des  chemins  de  fer  orientaux. 

L'accord  enti^l^l^^Çes  délégués  du  gouvernement  serbe  et  le  repré- 
sentant de  la  Compagnie  des  chemins  de  fer  orientaux,  M.  Mueller, 
est  détinitivement  établi.  L'accord  comporte,  selon  les  propositions 
serbes,  l'étatisation  de  la  ligne.  Le  prix  d'achat  du  réseau  est  fixé  à 
quarante  millions.  Cette  convention  sera  soumise  à  l'approbation 
des  Gouvernements  et  des  Chambres  respectifs. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES 


I.   —   EUROPE. 


France.  —  La  crise  ministérielle.  —  La  rentrée  parlementaire  a  eu 
lieu  le  1"  juin.  La  nouvelle  Chambre  a  conslilué  son  bureau.  M.  Des- 
chanel  a  été  élu  président,  sans  concurrent,  par  411  voix. 

Dès  le  lendemain  de  la;  convocation  des  Chambres,  le  2  juin,  le 
ministère  Doumergue  a  remis  sa  démission  au  président  de  la  Répu- 
blique. Dans  un  communiqué  à  la  presse,  le  président  du  Conseil 
expliquait  en  ces  termes  les  raisons  de  sa  retraite. 

Au  cours  des  deux  réunions  consécutives  du  Conseil  des  ministres, 
M.  Gaston  Doumergue  a  rappelé  à  ses  collègues  les  conditions  particu- 
lières dans  lesquelles  il  avait  accepté  de  prendre  le  pouvoir  au  mois  de 
décembre  dernier.  Les  difficultés  de  la  situation  politique  alors  existantes 
lui  en  avaient  fait  un  devoir.  Tant  que  ces  difficultés  ont  existé,  ils  ne 
s'est  laissé  rebuté  par  aucune  d'elles,  soutenu  par  le  sentiment  du  devoir 
républicain  qui  s'imposait,  et  par  la  collaboration  loyale,  confiante  et 
dévouée  de  tous  ses  collègues. 

Il  s'agissait  de  faire  cesser  la  confusion  des  partis,  de  mettre  fin  aux 
équivoques  d'une  politique  qui  trouvait  ses  plus  chauds  défenseurs  à 
droite,  d'en  formuler  et  d'en  pratiquer  une  autre  qui  pût  réaliser  l'union 
à  gauche,  de  donner  confiance  au  pays  républicain  et  de  permettre  ainsi 
au  suffrage  universel  de  se  prononcer  clairement  lors  de  la  prochaine  con- 
sultation électorale. 

Ce  programme  a  été  accompli.  Une  majorité  de  gauche  fortement  accrue 
est  arrivée  dans  la  nouvelle  Chambre.  Les  équivoques  sont  dissipées. 
Aucun  doute  ne  peut  exister  sur  les  intentions  du  pays.  Il  veut  aller  à 
gauche  et  voir  pratiquer  une  politique  qui  ne  puisse  trouver  des  concours 
que  de  ce  côté. 

La  situation,  devenue  claire  à  l'intérieur,  est  bonne  également  au 
dehors.  La  politique  extérieure  de  la  France  inspire  toute  confiance  par  la 
droiture  de  ses  intentions. 

Tenant  compte  de  ces  faits,  M.  Gaston  Doumergue,  en  remerciant  ses 
collègues  du  concours  si  loyal  et  si  aflectueux  qu'ils  lui  ont  prêté,  ainsi 
que  de  la  confiance  sans  réserves  qu'ils  n'ont  cessé  de  lui  témoigner,  leur 
a  déclaré  qu'il  considérait  que  sa  tâche  et  celle  du  cabinet  —  tâche  nette- 
ment définie  et  limitée  par  les  conditions  mêmes  dans  lesquelles  elle  avait 
été  assumée  -^  était  à  son  avis  terminée  et  qu'il  y  avait  lieu,  en  consé- 
quence, de  prier  monsieur  le  président  de  la  République  de  vouloir  bien 
accepter  la  démission  du  cabinet. 

M.  Poincaré  a  fait  alors  appeler  M.  Viviani  et  lui  a  proposé  de 
constituer  le  nouveau  cabinet.  Celui-ci  n'ayant  pu  mener  à  bien  celte 


730  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES   ET    COLONIALES 

lâche,  le  président  de  la  République  s'est  adressé  à  M.  Ribot  qui  a 
rapidement  composé  son  ministère  de  la  façon  suivante. 

MM. 

Présidence  du  Conseil  et  Jmlice Rihot. 

Affaires  <}iranrjère<< LÉox  Bourgeois. 

Intérieur • Peytral. 

Financer Clément2l. 

Guerre... Delcassé. 

Marine - Emile  Chautemps. 

Instruction  publique Dessoye. 

Travaux  publics Jean  Dupuy. 

Commerce Marc  Réville  . 

Agrictdiure •  •    •  •  Dariac. 

Colonies Maunoury. 

Travail Abel. 

Sous-secrétaires  d'État 

Intérieur Le  Cherpy. 

Marine  Marchande GuERNiER. 

Guerre Margaixe. 


—  Les  accords  franco-italiens.  —  L'accord  franco-italien  reialif 
à  la  condition  des  ïripolitains  en  Tunisie  et  des  Tunisiens  en  Tripo- 
litaine  a  été  signé  à  Rome  le  29  mai.  En  voici  le  texte,  d'après  le 
Journal  officiel  du  6  juin  : 

Les  soussignés  ; 

Son  Excellence  M.  Camille  Barrère,  ambassadeur  de  la  République 
française  auprès  de  Sa  Majesté  le  roi  d'Italie,  grand-croix  de  la  Légion 
d'honneur. 

Et  Son  Excellence  le  marquis  Antonino  Palerno  Castello  di  San  Giu- 
liano,  chevalier  de  l'Ordre  suprême  de  la  très  Sainte  Annonciade,  séna- 
teur du  royaume,  ministre  secrétaire  d'Etat  pour  les  AfTaires  étrangères 
de  ïSa  Majesté  le  roi  d'Italie,  dûment  autorisés  par  leurs  gouvernements 
respectifs,  sont  convenus  de  ce  qui  suit  : 

Article  premier.  —  Les  sujets  coloniaux  italiens  en  Tunisie  et  les 
Tunisiens  en  Libye,  jouiront  des  mêmes  droits  et  privilèges  que  leurs 
coreligionnaires  étrangers  sujets  de  la  nation  la  plus  favorisée,  sous  la 
réserve  de  la  disposition  prévue  à  l'article  3  en  ce  qui  concerne  le  régime 
judiciaire. 

jj^p-P,  2.  —  Les  sujets  coloniaux  italiens  se  rendant  de  Libye  en  Tunisie 
et  les  Tunisiens  se  tendant  de  Tunisie  en  Libye  devront  être  munis  d'un 
passeport  de  leur  pays  d'origine  visé  par  les  autorités  consulaires  du  pays 
dans  lequel  ils  se  rendent. 

Dispositions  transitoires  : 

a)  Seront  admis  au  bénéfice  des  dispositions  de  l'article  premier  du  pré- 
sent accord,  les  indigènes  venus  de  Libye  en  Tunisie  depuis  le  28  octobre 
1912  munis  d'un  passeport  italien  visé  par  l'autorité  consulaire  française 
et  les  sujets  tunisiens  immatriculés  aux  consulats  de  France  en  Libye  à 
la  date  de  la  signature  du  présent  accord. 

b)  Les  sujets  coloniaux  italiens  qui,  se  rendant  en  Tunisie,  ne  passeront 


RENSEIGNEMEISTS     rOLlTlQL'ES  751 

point  par  une  localité  où  l'administration  civile  ou  militaire  italienne 
est  déjà  organisée,  devront,  à  défaut  de  passeport,  être  munis  d'un  cer- 
tificat délivré  par  les  chefs  indigènes  de  leur  lieu  d'origine  ou  de  domi- 
cile. 

c)  Le  gouvernement  royal  remettra  au  gouvernement  de  la  République 
la  liste  des  localités  libyennes  ouest  organisée  l'administration  civile  ou 
militaire  italienne,  au  fur  et  à  mesure  de  cette  organisation. 

d)  A  défaut  de  visa  par  l'aulorité  consulaire,  les  sujets  de  l'un  des  deux 
pays  se  rendant  dans  l'autre  par  voie  de  terre  feront  viser  leur  passeport 
ou  pièce  d'identité  par  les  autorités  des  localités  frontières  dont  les  deux 
gouvernements  se  communiqueront  respectivement  la  liste. 

y\RT.  3.  —  En  attendant  que  les  hautes  parties  contractantes  soient  à 
même  de  concilier  leurs  points  de  vue  respectifs  sur  la  question  de  prin- 
cipe, les  fujets  coloniaux  italiens  en  Tunisie  seront,  pendant  une  période 
de  cinq  ans,  justiciables  des  mêmes  tribunaux  que  leurs  coreligionnaires 
indigènes. 

Une  copie  des  citations  adressées  en  matière  pénale  aux  sujets  colo- 
niaux italiens  en  Tunisie  pour  comparaître  devantles  tribunaux  duChara, 
de  rOuraza  et  les  tribunaux  régionaux  indigènes  sera  communiquée  à 
l'autorité  consulaire  italienne  à  titre  de  simple  information. 

Les  sujets  coloniaux  italiens  en  Tunisie  qui  auront  une  contestation 
immobilière  relative  à  un  immeuble  non  immatriculé  pourront  la  porter 
devant  les  tribunaux  français,  si  toutes  les  autres  parties  en  cause  sont 
personnellement  justiciables  de  ces  tribunaux. 

Art.  4.  —  Les  attributions  des  agents  consulaires  d'Italie  en  Tunisie,  à 
l'égard  des  sujets  coloniaux  italiens  et  celles  des  agents  consulaires  de 
France  en  Libye  à  l'égard  des  Tunisiens,  sont  les  mêmes  que  celles  qui 
leur  sont  respectivement  conférées  à  l'égard  des  Italiens  en  Tunisie  et  des 
Tunisiens  enitaliepar  la  convention  du  28  septembre  1896,  sous  la  réserve 
des  droits  appartenant  en  matière  de  succession  au  Chara  et  aux  tribu- 
naux rabbiniques,  conformément  au  droit  musulman  et  aux  droit  mo- 
saïque. 

Art".  5.  —  Les  contestations  relatives  à  la  nationalité,  notamment 
lorsque,  soit  l'article  4  du  décret  royal  du  6  avril  1913,  soit  l'article  92  du 
décret  beylical  du  25  avril  1861,  seraient  opposés  aux  personnes  qui  se  pré- 
vaudront des  articles  1  et  2  du  présent  accord,  seront  portées  en  Libye 
devant  les  tribunaux  royaux  et  en  Tunisie  devant  les  tribunaux  fran- 
çais. 

Art.  6.  —  Les  dispositions  de  la  convention  d'extradition  du  28  sep- 
tembre 1896  sont  étendues  à  la  Libye.  Une  procédure  simplifiée  sera  tou- 
tefois concertée  entre  les  autorités  locales  pour  l'arrestation  des  pillards 
et  maraudeurs  qui  passeraient  la  frontière. 

Rome,  le  29  mai  1914. 

(L.  S.)  Signé  :  Camille  Barrère. 
(L.  S.)  Signé  :  A.   Di  San   Giull\no, 

Le  4  juin,  M.  Barrère,  ambassadeur  de  France  à  Rome,  et  le  mar- 
quis di  San  Giuliano,  ministre  des  Affaires  étrangères  d'Italie,  ont 
signé  à  la  Consulta  un  protocole  additionnel  à  la  convention  franco- 
italienne  du  6  juin  1904,  relative  à  l'établissement  de  voies  ferrées 
entre  Coni  et  Nice,  Coni  et  Vintimille,  et  relative  au  doublement  de 
la  voie  ferrée  entre  Menton  et  Vintimille.  Ce  protocole  modifie  les 
articles  7,  8  et  9  de  la  convention  du  6  juin  190-4. 


752  OUKSTIONS    DIPLOMATIQUES    ET  COLONIALES 

Allemagne.  —  Les  desseins  de  VAHemagne  dans  l'Angola.  —  La 
Gazette  de  l'Allemagne  du  Nordd,  publié,  le  l"juin,  l'étude  suivante 
sur  les  progrès  de  l'influence  allemande  dans  la  colonie  portugaise 
de  l'Angola  : 

Le  Portugal  est  hors  d'état  de  fournir  l'argent  nécessaire  pour  les  grands 
travaux  de  sa  colonie  de  l'Angola.  Tout  ce  qu'on  y  a  fait  jusqu'à  présent 
a  été  exécuté  avec  l'aide  du  capital  étranger.  La  ligne  de  Benguela  et  le 
port  de  Lobito-Bay  sont  une  œuvre  anglaise.  La  ligne  sera  maintenant 
continuée  jusqu'au  Katanga  avec  le  concours  du  capital  allemand  repré- 
senté en  première  ligne  par  la  Deutsche  Bank.  La  voie  ferrée  méridio- 
nale, dite  de  Mossamédès,  a  encore  plus  d'importance  pour  les  intérêts 
allemands.  Elle  traversera  le  territoire  concédé  à  la  Compagnie  française 
de  Mossamédès  et  celui  de  la  Soulh  West  Africa  Compnny.  Elle  ne  cons- 
tituerait pas  seulement  un  fort  utile  débouché  pour  les  minerais  d'Otavie, 
elle  ouvrirait  à  l'exploitation  toute  la  région  de  l'Ohango,  permettrait 
d'apaiser  ce  pays  dont  l'état  troublé  gêne  les  entreprises  allemandes  et 
donnerait  accès  dans  les  très  riches  districts  de  l'Angola  méridional. 

Toutes  ces  questions  sont  examinées  en  ce  mom,ent  par  un  syndicat 
d'étude  composé  d'Allemands  et  de  Portugais,  et  constitué  avec  l'aide  du 
capital  allemand.  Ce  syndicat  a  son  centre  à  Hambourg.  Il  groupe  des 
banques  aussi  importantes  que  la  Deutsche  Bank,  la  Disconto  Gesell- 
schaft,  Warburg et  C'^,  de  Hambourg,  Bleichrœder,  Salomon  Oppeinheim, 
les  compagnies  de  navigation  telles  que  la  Hamburg  America,  le  Nord- 
deutscher  Lloyd,  la  Wœrman. 

La  mission  d'étude  n  est  pas  mixte,  mais  exclusivement  allemande.  Elle 
est  accompagnée  bien  entendu  de  commissaires  du  gouvernement  portu- 
gais. Cette  mission  est  divisée  en  trois  sections  dont  l'une  est  déjà  rendue 
à  son  poste  et  travaille.  Ces  sections  se  composent  d'ingénieurs  des  che- 
mins de  fer,  de  géologues,  d'agriculteurs,  d'économistes.  Elles  présente- 
ront chacune  un  rapport  qui  permettra  de  juger  des  possibilités  de  l'An- 
gola. [ 

La  construction  des  voies  ferrées  est  déjà  décidée.  Les  lignes  ouvriront 
à  l'immigration  la  riche  région  des  plateaux  du  Plan-Atla,  qui  offre  de 
larges  domaines  à  l'activité  de  l'expansion  allemande. 

Il  n'est  pas  certain  encore  que  la  voie  ferrée  soit  d'un  bon  rendement, 
mais  des  relations  d'intérêt  général  et  de  sécurité  nécessitent  sa  construc- 
tion. On  doit  compter  sur  l'appui  du  gouvernement  de  l'Empire  qui  au 
besoin  accorderait  à  la  ligne  nouvelle  une  garantie  kilométrique.  Un 
accord  passé  avec  la  Compagnie  de  Mossamédès  assurera  l'utilisation  des 
terrains  situés  à  droite  ou  à  gauche  de  la  voie.  Cette  compagnie  a  reçu  à 
titre  de  concession  un  territoire  d'une  superficie  égale  à  celle  de  la  moi- 
tié de  l'Allemagne,  mais  ne  peut  en  tirer  parti.  Le  traité  avec  le  gouver- 
nement portugais  expire  en  1033. 

Le  gouvernement  portugais  parait  avoir  usé  de  son  influence  sur  la 
société  pour  qu'elle  ne  fasse  aucune  opposition  aux  efforts  du  capital 
allemand.  Le  Portugal  estime  que  la  voie  nouvelle  permettra  de  vendre 
dans  la  colonie  allemande  du  Sud-Ouest  africain  les  fruits  du  district  de 
Huilla. 

D'ailleurs,  les  personnalités  intéressées  dans  la  société  de  Mossamédès 
se  sont  déjà  etlorcées  à  Paris  de  faire  ressortir  les  avantages  qui  résulte- 
ront pour  la  société  de  la  construction  de  la  nouvelle  ligne,  afin  de  pro- 
voquer une  amélioration   du  cours   des   actions.    Telle  est  la  situation 


RENSEIGNEMENTS    POLITIQUES  753 

actuelle  de  l'Angola.  Pour  que  les  capitaux  qu'on  y  placera  soient  d'un 
bon  rapport,  deux  conditions  sont  nécessaires  :  il  faut  rompre  d'abord 
avec  le  système  de  douanes  protectionnistes  portugaises  et  supprimer 
toutes  les  entraves  à  la  libre  navigation.  Il  faut  ensuite  procéder  à  une 
colonisation  méthodique  des  régions  saines  et  riches  du  pays.  Entin  il 
sera  nécessaire  d'établir  dans  ce  pays  une  bonne  administration.  On  doit 
espérer  qu'on  est,  à  cette  heure,  en  train  de  réaliser  ces  trois  conditions 
nécessaires  pour  l'établissement  des  Allemands  dans  l'Angola.  Si  on  y 
parvient,  on  peut  croire  que  la  colonie  et  les  Allemands,  qui  ont  des  inté- 
rêts dans  cette  colonie,  ont  un  bel  avenir  devant  eux. 

Après  la  publication  d'un  tel  article  dans  un  journal  aussi  officieux 
que  la  Gazette  de  V Allemagne  du  Nord^  on  ne  saurait  douter  évidem- 
ment du  succès  des  négociations  anglo-allemandes  en  Afrique. 

Autriche-Hongrie.  —  La  discussion  du  budget  des  Affaires  étran- 
gères à  la  Délégation  hongroise.  —  La  discussion  du  budget  des 
Affaires  étrangères  à  la  Délégation  hongroise,  le  26  juin,  a  été  l'oc- 
casion d'un  débat  intéressant.  Le  comte  Apponyi,  parlant  le  premier, 
a  signalé  tout  d'abord  les  dangers  économiques  et  politiques  qui 
menacent, dans  son  propre  sein,  la  Triple  Alliance,  dont  il  s'est  d'ail- 
leurs déclaré  partisan  fidèle.  Après  lui,  le  comte  Khuen-Hedervary, 
ancien  président  du  Conseil,  qui  s'est  proclamé  lui  aussi  un  vieil 
ami  de  la  Triple  Alliance,  a  combattu  l'opinion  suivant  laquelle  la 
Triplice  pourrait  êlre  remplacée  par  une  entente  plus  étroite  avec 
la  Russie.  Toutefois,  il  est  obligé  de  convenir  que  celle-ci  ne  consti- 
tue pas  un  remède  à  tous  les  maux. 

L'avantage  de  la  Triple  Alliance,  comme  de  toute  espèce  d'alliance, 
réside,  a-t-il  dit,  en  ce  fait  que  non  seulement  on  peut,  au  moment  décisif, 
compter  sur  de  fidèles  alliés,  mais  aussi  que  tout  allié  est  soutenu  par 
les  autres  dans  toute  question  primordiale,  pendant  toute  la  durée  de 
l'alliance. 

En  outre,  il  n'est  pas  permis  à  un  allié  d'agir  hors  de  l'alliance  de  telle 
façon  qu'il  puisse  en  résulter  quelque  dommage  pour  ses  alliés. 

En  ce  qui  concerne  la  politique  balkanique,  le  comte  Khuen  a 
déclaré  que  l'ère  de  formation  et  de  reconstitution  des  Etats  des 
Balkans  n'est  pas  close  : 

La  guerre,  a-t-il  dit,  n'a  pas  apporté  l'apaisement.  Etant  donné  surtout 
que  les  frontières  n'ont  été  tracées  que  sur  le  papier,  qu'elles  n'ont  aucune 
réalité,  il  est  nécessaire  de  rectifier  ces  frontières.  La  tranquillité  régnera 
seulement  ensuite. 

Le  point  de  vue  suivant  lequel  tous  les  Etats  balkaniques  seraient  hos- 
tiles à  l'Autriche-IIohgrie  est  complètement  faux.  L'Autriche-Hongrie 
peut,  sur  la  base  des  intérêts  communs,  trouver  des  amis  dans  la  péninsule 
des  Balkans. 

Le  souci  que  tel  Etat  ou  tel  autre  doit  avoir  de  ses  propres  intérêts,  les 
conduira  à  rechercher  l'appui  que  la  monarchie,  avec  ses  ressources  de 
toute  nature,  peut  leur  olfrir. 

OiT  conviendra,  en  effet,  que  jouir  de  l'amitié  austro-hongroise  signilie 
disposer  d'un  appui  solide  et  efficace. 

QuEST.  DiPL.  ET  Col.  —  t.  xxxvii.  43 


754  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

C'est  la  tâche  de  notre  diplomatie  que  de  rechercher  les  fils  qui  con- 
duisent à  une  telle  communauté  d'intérêts. 

En  ce  qui  concerne  la  Roumanie,  l'opinion  semble  maintenant  pré- 
valoir, dans  ce  pays,  que  les  relations  d'alliance  qui  l'unissent  à  nous  ne 
constituent  pas  réta,t  de  choses  le  plus  favorable  à  ses  intérêts. 

Si  la  Roumanie  n'a  pas  foi  en  notre  amitié,  il  n'est  pas  en  notre  pouvoir 
de  la  lui  communiquer. 

Le  comte  Khuen-Hedervary  a  parlé  enfin  du  discours  de  M.  Sa- 
zonof  et  constaté  avec  satisfaction  que  pour  la  première  fois  on  a 
entendu,  de  la  bouche  du  ministre  russe,  les  paroles:  «  Les  Balkans 
aux  peuples  balkaniques.  »  Ce  point  de  vue  n'existait  pas  autrefois. 
Quant  au  désir  exprimé  par  M.  Sazonof  de  voir  l'Autriche-Hongrie 
prendre  des  mesures  afin  que  les  tendances  russophobes  qui  se 
manifestent  en  Galicie  ne  pénètrent  point  en  territoire  russe,  c'est  là 
un  souhait  qui  a  peu  l'apparence  d'une  immixtion  dans  la  politique 
intérieure  austro-hongroise.  On  semble  s'attendre  en  effet  à  ce  que 
l'Autriche-Hongrie  prenne  des  mesures  de  politique  intérieure  de 
nature  à  donner  satisfaction  à  un  autre  Etat  au  point  de  vue  de  sa 
propre  politique  intérieure.  Le  comte  Khuen  a  terminé  son  discours 
en  recommandant  l'adoption  du  budget.  Enfin  le  ministre-président 
comte  Tisza,  intervenant  à  son  tour  et  parlant  des  relations  de  la 
monarchie  avec  les  Etats  balkaniques,  a  dit:  «  Notre  parole  y  sera 
«  toujours  écoutée  en  raison  de  notre  situation  militaire.  La  mo- 
«  narchie  n'a  aucune  aspiration  territoriale,  mais  elle  a  des  intérêts 
«  vitaux  à  sauvegarder.  »  Le  ministre-président,  parlant  ensuite  des 
relations  de  l'Autriche-Hongrie  avec  les  grandes  puissances  et  la 
Triplice,  a  déclaré  : 

Nous  avons  salué  avec  la  plus  grande  joie  l'amélioration  des  rapports 
anglo-allemands  et  nous  saluerions  avec  la  même  joie  tout  ce  qui  amè- 
nerait une  détente,  la  plus  grande  possible,  dans  les  rapports  franco-alle- 
mands. Ton;,  homme  politique  allemand  ne  peut  que  se  réjouir  si  nos 
rapports  avec  la  Russie  s'améliorent  et  si  le  nombre  des  occasions  de 
froissement  diminue. 

Le  comte  Tisza  a  terminé  en  constatant  avec  satisfaction  que  les 
chefs  écoutés  de  l'opposition  se  sont  déclarés  comme  lui  partisans 
convaincus  de  la  Triplice; celle-ci  peut  donc  compter  également  dans 
l'avenir  sur  l'appui  de  la  nation  hongroise  tout  entière. 

Espagne.  —  La  scission  entre  M.  Dato  et  M.  Maura.  —  La  scission 
entre  les  conservateurs  mauristes  et  les  libéraux-conservateurs  de 
M.  Dato  a  été  consacrée  à  la  séance  des  Cortès  du  5  juin,  au  cours  de 
laquelle  M.  Maura  a  expliqué  son  attitude  en  ces  termes: 

Le  fait,  a-t-il  dit,  que  les  libéraux  cherchaient  constamment  k  s'ap- 
puyer sur  les  partis  de  gauche  exigeait  que  le  parti  conservateur  s'éloignât 
de  cette  politique.  En  1913,  j'expliquais  au  roi  que  le  parti  libéral  devait 
rester  au  pouvoir  parce  que  la  question  marocaine  n'était  pas  réglée  et 
que  le  budget  n'était  pas  voté.  M.  de  Romanonès  aurait  alors  laissé  les 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES  755 

libéraux  démocrates  de  M.  Garcia  Prieto  former  un  cabinet.  Quant  au 
gouvernement  actuel,  il  s'est  formé  contre  ma  volonté.  C'est  un  gouver- 
nement privé  de  liberté  et  de  ce  fait  incapable  d'assumer  des  responsa- 
bilités. Dans  ces  conditions,  je  veux  l'ignorer.  Pour  moi,  je  suis  disposé 
comme  toujours  à  agir  selon  ma  conscience.  Voilà  ce  que  je  tiens  à  faire 
savoir. 

M.  Dalo,  président  du  Conseil  des  ministres,  a  répondu  qu'à  la 
mort  de  M.  Sil vêla  il  avait  été  l'un  des  premiers  à  proposer  pour 
chef  du  parti  conservateur  M.  Maura  et  que  son  attitude  loyale  et 
fidèle  lui  permettait  d'espérer  du  leader  autre  chose  qu'un  violent 
discours  d'opposition. 

Nous  avons  assumé  le  pouvoir,  a  dit  M.  Dato,  parce  que  nous  avons 
jugé  que  c'était  le  devoir  du  parti  libéral-conservateur  de  le  faire,  la  di- 
vision des  libéraux  ne  leur  permettant  pas  de  gouverner.  M.  Canalejas 
lui-même  avait  signalé  que  le  parti  libéral  était  bien  près  d'avoir  achevé 
de  jouer  son  rôle,  conformément  à  son  programme.  De  mon  côté,  dans 
quelques  conférences  privées  que  j'eus  avec  M.  Maura,  j'avais  manifesté 
la  même  opinion.  Or  celui-ci,  qui  était  disposé  à  former  un  gouvernement 
en  1912,  dans  l'espace  de  quelques  mois  changea  d'avis.  Cette  volte-face 
difficile  à  expliquer  n'était  guère  favorable  au  parti.  C'était  en  somme 
déclarer  que  les  conservateurs  n'étaient  plus  en  mesure  d'espérer  gou- 
verner. M.  Maura  oublie  à  cette  occasion  ce  que  disaient  Canovas  et 
Silvela,  lesquels  voyaient  dans  le  parti  libéral-conservateur  le  meilleur 
soutien  du  trône.  Le  pouvoir  ne  m'a  d'ailleurs  été  offert  qu'après  M.  Maura 
et  ensuite  celui-ci  s'est  absenté  de  Madrid,  échappant  en  ce  fait  aux  con- 
sultations qui  n'auraient  pas  manqué  de  lui  être  demandées.  Or,  tous  les 
membres  du  parti,  à  une  exception  près,  m'ont  dit  :  «  Vous  n'avez  pas  à 
«  hésiter.  Le  parti  conservateur  doit  accéder  aux  désirs  de  la  couronne  et 
«  maintenant  nous  avons,  en  dépit  des  grandes  difficultés  que  traverse  la 
«  politique  espagnole,  la  douleur  d'avoir  pour  ennemi  implacable  celui 
«  que  nous  considérions  comme  le  représentant  le  plus  autorisé  du 
«  parti.  » 

Au  milieu  des  applaudissements  des  ministériels  et  de  presque 
tous  les  libéraux,  M,  Dato  a  conclu  :  «  C'est  tout,  M.  Maura.  Si  vous 
«  jugez  que  les  forces  que  vous  possédez  dans  le  parti  sont  supé- 
«  rieures  à  celles  du  gouvernement,  vous  nous  remplacerez;  mais 
«  tant  que  nous  trouverons  ici  l'appui  nécessaire  pour  gouverner 
c(  dignement,  nous  ne  pouvons  déserter  notre  poste  et  faillir  à  notre 
ce  devoir.  » 

Italie. —  Déclarations  du  marquis  di  San  Giuliano  sur  la  politique 
étrangère  de  l'Italie.  —  Le  26  mai,  le  marquis  di  San  Giuliano  a  ré- 
pondu, à  la  Chambre  des  députés,  à  toute  une  série  de  questions 
touchant  la  politique  orientale  du  royaume.  Voici  les  principaux 
passages  de  cet  important  exposé  : 

LE    DODÉCANÈSE 

La  note  de  sir  Edward  Grey,  du  14  décembre,  prenait  acte  de  notre 
déclaration  que  les  îles  du  Dodécanèse  seront  restituées  à  la  Turquie  à  la 


756  QUESTIONS    DIPLOMATIQUES    ET    COLONIALES 

date  et  aux  conditions  qu'établiront  l'Italie  et  la  Turquie.  La  note  recon- 
naissait que  la  question  intéresse  en  première  ligne  l'Italie  et  la  Turquie, 
mais  définissait  comme  anormale  la  situation  dérivant  de  notre  occu- 
pation du  Dodécanèse.  Cependant,  bien  que  le  mot  «  anormale  »  ait  en 
anglais  une  signification  quelque  peu  différente  de  celle  qu'il  a  en  italien 
et  en  français,  et  bien  que  je  connusse  les  intentions  amicales'du  gouver- 
nement- britannique,  je  n'ignorais  pas  que  la  première  condition  pour 
conserver  des  rapports  cordiaux  avec  l'Angleterre  est  la  plus  ouverte 
franchise.  Aussi  n'ai-je  pas  caché  à  sir  Edward  Grey  mon  impression  ni 
les  raisons  pour  lesquelles  la  phrase  en  question  pouvait  avoir  pour  effet 
de  retarder,  au  lieu  de  hâter,  l'évacuation  du  Dodécanèse,  parce  que,  con- 
trairement aux  intentions  du  ministre  anglais,  elle  aurait  pu  déterminer 
la  Turquie  à  résister  à  nos  justes  demandes. 

Les  conversations  cordiales  que  j'ai  eues  avec  l'ambassadeur  d'Angle- 
terre et  celles  du  marquis  Imperiali  avec  sir  Edward  Grey  m'ont  confirmé 
immédiatement  dans  la  conviction  que  la  phrase  en  question  n'avait  aucu- 
nement une  signification  peu  amicale  envers  l'Italie.  Les  faits  ont  d'ailleurs 
répondu  aux  paroles  loyales  et  amicales  de  sir  Edward  Grey. 

L'ITALIE   EN  ASIE   MINEURE 

On  m'a  demandé  si  les  paroles  de  sir  Edward  Grey  peuvent  faciliter 
l'exécution  complète  des  stipulations  du  traité  d'Ouchy  et  permettre  à 
l'Italie  d'obtenir  les  compensations  correspondant  aux  dépenses  et  aux 
sacrifices  qu'elle  a  supportés  en  raison  de  l'inobservation  de  ces  stipula- 
tions par  la  Turquie. 

Un  premier  pas  important  dans  cette  voie,  probablement  encore  longue 
et  laborieuse,  a  été  accompli  grâce  à  l'attitude  particulièrement  amicale 
du  gouvernement  britannique  envers  l'Italie.  Dès  les  premiers  jours  de 
février,  sir  Edward  Grey  nous  dit  que  désireux  de  maintenir  les  rapports 
les  plus  cordiaux  entre  l'Angleterre  et  l'Italie,  il  ne  s'opposerait  pas  aux 
concessions  demandées  par  les  capitalistes  italiens  dans  une  zone  tou- 
chant pourtant  de  très  près  aux  intérêts  anglais,  naturellement  sous  la 
réserve  des  droits  de  la  Compagnie  anglaise  des  chemins  de  fer  de  Smyrne 
à  Aidin. 

Je  suis  heureux  d'annoncer  que  l'obstacle  provenant  de  cette  réserve 
se  trouve  supprimé  et  que  le  19  mai,  le  Syndicat  italien  et  la  Compagnie 
anglaise  de  Smyrne-Aïdin  ont  signé  un  accord  définitif  au  sujet  des  che- 
mins de  fer  italiens  et  anglais  en  Asie  Mineure. 

Il  faut  naturellement  obtenir  encore  de  la  part  du  gouvernement  otto- 
man la  concession  de  la  construction  et  de  l'exploitation  de  chemins  de 
fer  desservant  les  ports  de  Macri  et  d'Adalia  et  de  la  construction  et  de 
l'exploitation  de  ces  ports  eux-mêmes.  Mais  l'accord  intervenu  entre  le 
Syndicat  italien  et  la  Compagnie  anglaise  aura  un  effet  utile,  car  les  deux 
,  compagnies  se  sont  engagées  à  agir  auprès  de  la  Turquie  d'accord  et  réci- 
proquement, le  Syndicat  italien  pour  obtenir  les  lignes  en  question  situées 
au  Sud  delà  ligne  Smyrne-Aïdin,  et  la  Compagnie  anglaise  pour  obtenir 
d'autres  lignes  analogues  au  Nord  de  la  ligne  Smyrne-Aïdin,  dans  la  di- 
rection des  chemins  de  fer  allemands  de  Bagdad, 

Cette  convention  sera  bientôt  communiquée  officiellement  aux  gouver- 
nements italien  et  anglais,  qui  seront  invités  à  s'employer  pour  sa  réali- 
sation. Lesdites  initiatives  -visent  tout  particulièrement  la  région  d'Adalia. 
D'autres,  analogues,  visent  la  région  de  Macri,  la  mise  en  état  de  ce  port 
et  le  développement  du  réseau  ferré  vers  l'Est  et  l'Ouest. 

Nous  avons  été  également  sollicités  d'appuyer  d'autres  initiatives  ita- 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES  757 

liennes  ayant  pour  but  l'exploitation  de  forêts  et  de  mines  dans  l'hinter- 
land  d'Adalia  et  dans  le  Dodécanèse.  Le  gouvernement  ne  refusera  pas 
cet  appui,  tout  en  s'eftorçant  de  coordonner  les  initiatives  des  différents 
capitalistes  et  d'agir  efficacement  auprès  de  la  Turquie  afin  de  vaincre  ses 
lenteurs  habituelles  et  peut-être  des  méfiances  injustifiées. 

Enfin,  nous  avons  un  intérêt  politique  et  économique  de  premier  ordre 
au  maintien  de  l'intégrité  territoriale  de  la  Turquie  et  à  la  croissante 
prospérité  d'une  puissance  qui  constitue  un  des  principes  fondamentaux 
et  essentiels  de  notre  politique  dans  la  Méditerranée. 

Il  est  superflu  de  dire  que  l'accord  du  19  mai  est  non  seulement  une 
nouvelle  preuve  de  l'intimité  et  de  la  cordialité  des  rapports  existant  entre 
les  gouvernements  italiens  et  anglais,  mais  aussi  un  moyen  de  les  rendre 
plus  intimes  encore  et  plus  cordiaux  parce  qu'il  a  transformé  en  motif  de 
coopération  et  de  loyale  et  amicale  collaboration  cette  même  question  en 
laquelle  les  interpellateurs  redoutaient  une  éventuelle  source  de  discorde 
entre  les  deux  nations  traditionnellement  unies  par  une  sympathie 
constante. 

En  outre,  l'accord  du  19  mai  met,  pour  la  première  fois,  l'Italie  au 
nombre  des  nations  ayant  en  Turquie  d'Asie  un  ensemble  d'intérêts  éco- 
nomiques plus  ou  moins  liés  avec  les  autres  intérêts  européens  et  otto- 
mans, ce  qui  constituera  un  lociis  standi  et  une  base  concrète  qui  nous 
permettront  d'exercer  notre  influence  politique  et  de  coopérer  plus  effica- 
cement, autant  à  l'équilibre  méditerranéen,  au  maintien  de  l'intégrité 
territoriale  de  la  Turquie  et  à  son  indépendance  économique  qu'au  progrès 
et  au  développement  de  notre  commerce  et  à  l'expansion  graduelle  de 
l'influence  de  la  langue  et  du  prestige  de  l'Italie. 

l'insurrection  albanaise 

Le  marquis  de  San-Giuliano  a  précisé  ensuite  la  position  du  cabinet 
de  Rome  dans  la  question  albanaise  et  ses  rapports  avec  le  cabinet 
de  Vienne  pour  garantir  le  développement  normal  etla  paix  intérieure 
du  nouvel  Etat.  Le  ministre  a  d'abord  rappelé  les  événements  récents 
de  l'insurrection  dont  il  a  énuméré  les  motifs. 

L'occupation  internationale  de  Scutari  et  la  politique  éclairée  du  colonel 
anglais  Philips  sont  de  nature  à  empêcher  de  graves  complications  dans 
l'Albanie  septentrionale.  On  a  déjà  beaucoup  fait  pour  résoudre  les  diffi- 
cultés qui  surgissent  dans  l'Albanie  méridionale.  Mais  depuis  environ 
deux  semaines  circulaient  des  bruits  de  plus  en  plus  inquiétants  sur  le 
mécontentement  qui  régnait  dans  l'Albanie  centrale.  L'insurrection  qui  a 
éclaté  a  en  partie  un  caractère  social,  agraire  et  démocratique  et  aussi  un 
caractère  d'opposition  musulmane  à  la  prédominance  redoutée  des  mino- 
rités chrétiennes.  Elle  a  été  causée  également  par  la  traditionnelle  répu- 
gnance des  Albanais  pour  le  payement  des  impôts,  pour  l'obligation  du 
service  militaire  et  pour  l'ensemble  des  exigences  d'un  Etat  moderne 
occidental,  exigences  personnifiées  par  le  choix  d'un  prince  européen 
désiré  par  les  musulmans  plus  cultivés. 

Le  marquis  di  San  Giuliano,  après  avoir  récapitulé  en  détail  les 
événements  connus,  a  conclu  ainsi  : 

l'accord   avec   L'AUTRICHE   . 

Les  faits  qui  ont  été  exposés  et  la  situation  qui  en  dérive  ainsi  que  les 
•événements  qui  peuvent  se  produire  ultérieurement  ont  fait  et  font  l'objet 


758  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

entre  le  comle  Berchtold  et  moi  d'un  actif  échange  de  vues  inspiré  par 
cette  confiance  réciproque  et  cette  loyauté  parfaite  qui  ont  formé  toujours 
forment  et  continueront  à  former  à  l'avenir  la  base  solide  de  nos  rapports, 
cordiaux  et  intimes. 

Les  résultats  de  cet  échange  de  vues  peuvent  se  résumer  ainsi  : 

10  L'Italie  et  l'Autriche  sont  maintenant,  comme  par  le  passé,  d'accord 
pour  vouloir  la  consolidation  de  l'Etat  de  l'Albanie  et  de  l'autorité  du 
prince;  les  récents  événements  ne  peuvent  pas  non  plus  modifier  les  déci- 
sions déjà  prises  au  sujet  de  la  question  de  TEpire;  en  cela  également 
l'Italie  et  l'Autriche  sont  fermement  d'accord. 

2°  Les  deux  gouvernements  feront  tous  leurs  efforts  pour  éviter  l'inter- 
vention de  l'armée  en  Albanie  et  ils  veulent  rappeler  le  plus  tôt  possible 
les  détachements  de  la  marine  débarqués  à  Durazzo  pour  pourvoir  à  la 
sûreté  du  prince,  de  sa  famille  et  des  légations. 

30  Les  deux  gouvernements  ont  déjà  adhéré  naturellement  à  la  mesure 
consistant  à  envoyer  à  Durazzo  un  détachement  de  troupes  internationales 
de  Scutari,  si  toutes  les  puissances  y  consentent. 

Le  gouvernement  italien  a  fait  et  continue  de  faire  des  démarches  en  ce 
sens  auprès  des  autres  puissances. 

40  Les  deux  gouvernements  sont  d'accord  pour  vouloir  que  vis-à-vis  des 
difficultés  actuelles,  et  par  les  moyens  qui  seront  jugés  les  meilleurs,  la 
Commission  internationale  de  contrôle  donne  un  efficace  appui  au  gouver- 
nement albanais,  pour  vaincre  les  difficultés  de  ce  moment  critique;  d'ail- 
leurs son  œuvre,  en  dehors  de  sa  tâche  ordinaire,  s'est  révélée  utile  égale- 
ment dans  les  derniers  événements  de  Durazzo  et  dans  les  négociations 
que,  sauf  l'approbation  du  gouvernement  albanais,  elle  a  amenées  à  une 
heureuse  issue  avec  les  insurgés  épirotes  en  vue  d'une  solution  amicale  de 
la  question  de  l'Epire,  en  substance  conforme  à  nos  vues. 

3°  A  une  observation  de  notre  ambassadeur  qu'à  l'insu  du  gouvernement 
autrichien,  quelques  particuliers  considérés  comme  austrophiles  ont  pu 
peut-être  avoir  participé  aux  récents  événements,  le  comte  Berchtold  a 
répondu  que  si  quelques  Albanais,  qui  passent  pour  austrophiles,  ont  con- 
couru à  l'œuvre  de  préparation  de  la  rébellion  de  Durazzo,  ils  n'étaient 
aucunement  inspirés  ou  dirigés  par  le  gouvernement  autrichien  qui,  par 
contre,  n'a  aucune  intention  de  s'immiscer  dans  les  affaires  intérieures 
albanaises,  conformément  aux  accords  pris  avec  le  gouvernement  italien. 

Nous  aussi,  continue  le  marquis  di  San  Giuliano,  nous  en  ferons  autant 
et  il  est  certain  que  c'est  une  grande  erreur,  surtout  dans  des  pays  comme 
l'Albanie  et  l'Ethiopie,  pour  une  puissance  quelconque,  d'avoir  l'appa- 
rence d'identifier  sa  propre  influence  et  ses  intérêts  avec  une  personnalité 
locale  quelconque  dans  des  pays  qui,  au  moins  pendant  quelque  temps 
encore,  ne  peuvent  pas  espérer  être  dans  des  conditions  d'équilibre  stable; 
la  pensée,  la  volonté,  les  intérêts,  le  pouvoir  et  la  fortune  des  chefs  et  des 
partisans  changent  facilement  :  l'ami  d'aujourd'hui  est  l'adversaire  de 
demain,  l'homme  aujourd'hui  au  pouvoir,  demain  est  en  prison  ou  exilé, 
sauf  à  revenir  après-demain  en  honneur  et  à  retoml^er  de  nouveau. 

Nous  devons  garder  avec  tous  les  hommes  influents  de  l'Albanie  des 
rapports  amicaux,  mais  nous  devons  fonder  notre  influence  sur  la  con- 
fiance que  doit  inspirer  à  la  nation  albanaise  notre  politique  exempte 
d'ambitions  t(-rritoriales  et  ayant  pour  but  de  consolider  l'indépendance  de 
l'Albanie,  d'en  développer  la  prospérité  économique  et  Je  participer  tou- 
jours d'avantage  par  notre  commerce  et  nos  œuvres  fécondes  à  sa  civili- 
sation et  aux  progrès  de  la  paix. 


renseignements  politiques  759 

l'Équilibre  sur  l'adriatique 

En  Albanie,  malgré  nos  efforts  pour  les  éviter,  de  graves  événements 
peuvent  surgir  et  être  tels  qu'ils  aient  une  répercussion  sur  toute  la  posi- 
tion de  la  péninsule  balkanique,  dont  l'équilibre  est  d'un  intérêt  vital  pour 
nous.  L'équilibre  de  l'Adriatique  ne  doit  en  aucun  cas  être  modifié  à  notre 
détriment  et  au  profit  d'aucune  autre  puissance,  grande  ou  petite. 

Sans  engager  le  pays  dans  de  dangereuses  aventures,  nous  voulons 
maintenir  intacts  nos  intérêts  et  notre  dignité,  persévérer  dans  la  politique 
dirigée,  en  plein  accord,  avec  nos  alliés  pour  conserver  cet  équilibre. 
Nous  avons  confiance  que  la  coopération  de  toutes  les  grandes  puissances 
inspirées  comme  elles  le  sont  par  des  buts  noblement  pacifiques,  facilitera 
la  tâche  de  l'Italie  et  de  l'Autriche  en  Albanie,  laquelle  est  le  facteur 
essentiel  de  l'équilibre  de  l'Adriatique. 

L'Italie,  dans  ces  dernières  années,  a  assuré,  grâce  à  l'entreprise  de  la 
Libye,  sa  position  dans  la  Méditerranée  centrale;  elle  s'efforce  de  l'assurer 
dans  la  Méditerranée  orientale,  elle  la  maintiendra  fermement  et inébran- 
lablement  dans  l'Adriatique.  Il  est  bon  qu'à  l'étranger  tout  le  monde 
sache  que  dans  son  action  vers  ce  but  essentiel  à  l'avenir  de  la  patrie,  le 
gouvernement  italien,  quel  qu'il  soit,  aura  maintenant  et  toujours  l'una- 
nime appui  du  Parlement. 

Ces  déclarations  du  ministre  des  Affaires  étrangères  ont  été  fré- 
quemment applaudies. 


II.  —  ASIE. 


Chine.  — Le  Conseil  de  la  République. —  Le  président  dictateur 
Youan  Chi  Kaï  vient  de  constituer  le  Conseil  de  la  République  qui 
doit  provisoirement  tenir  lieu  de  Parlement  et  qui,  lorsque  les 
Chambres  auront  été  appelées,  si  tant  est  qu'elles  le  soient  jamais, 
rendront  les  pouvoirs  du  Parlement  absolument  illusoires.  Voici, 
d'après  l'agence  d'Extrême-Orient,  quelles  seront  les  attributions  de 
ce  nouveau  Conseil  : 

Le  Conseil  de  la  République  est,  d'ores  et  déjà,  constitué. 

Pour  en  faire  partie,  il  est  nécessaire  de  répondre  à  l'une  des  cinq  con- 
ditions suivantes  : 

1°  Avoir  accompli  une  action  d'éclat  (faits  d'armes  ou  action  héroïque 
quelconque)  ayant  valu  à  son  auteur  des  honneurs  spéciaux; 

2°  Etre  un  spécialiste  réputé  en  matière  de  politique  générale  ou  con- 
naître à  fond  les  sciences  politiques  et  le  droit  international  ; 

3»  Avoir  une  grande  expérience  administrative; 

40  S'être  signalé  par  la  publication  d'ouvrages  remarquables  traitant  de 
la  politique,  de  la  philosophie,  des  sciences  économiques  ou  autres; 

5°  Occuper  une  haute  situation  dans  le  commerce  ou  l'industrie. 

La'mis^ion  du  Conseil  de  la  République  consistera  à  étudier  toutes  les 
questions  qui  lui  seront  soumises  par  le  président  Youan  Chi  Kaï  et  à 
émettre  un  avis  sur  ces  questions.  D'une  manière  générale,  toutes  les 


760  QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 

affaires  intéressant  l'Eiai,  telles  que  traités  avec  les  puissances  étrangères, 
projets  concernant  l'amélioration  du  commerce  et  de  l'industrie,  réorgani- 
sation de  l'instruction  publique  et  des  finances,  etc.,  seront  examinées  par 
lui.  Mais  son  rôle  sera  strictement  consultatif. 

Le  nombre  de  ses  membres  sera  au  minimum  de  40  et  au  maximum  de 
80. 

Le  président  de  la  nouvelle  Assemblée  ainsi  d'ailleurs  que  tous  les 
membres,  sans  aucune  exception,  sont  désignés  par  le  chef  de  l'Etat. 


—  L'accord  anglo-ckinois  dans  le  Tibet.  —  On  annonce  que 
l'accord  récemment  conclu  à  Simla  entre  les  représentants  du  gou- 
vernement anglais,  du  gouvernement  de  l'Inde  et  du  gouvernement 
chinois  va  être  soumis  au  gouvernement  russe.  Pendant  longtemps, 
les  rapports  entre  le  gouvernement  de  l'Inde  et  le  dalaï-iama  sont 
restés  assez  mal  définis.  Malgré  la  situation  prépondérante  que  lui 
avait  donnée  en  1904  l'expédition  du  colonel  Younghusband, 
l'Angleterre  consentit  longtemps  à  laisser  le  pays  absolument  indé- 
pendant sous  la  lointaine  et  vague  suzeraineté  de  la  Chine.  Il  est 
vrai  que  par  un  traité  antérieurement  signé,  le  dalaï-lama  avait  pris 
certains  engagements  d'un  caractère  strict,  comportant  notamment 
de  ne  céder  à  bail  aucune  portion  de  son  territoire,  de  ne  donner 
aucune  concession  de  mines,  de  chemins  de  fer  ou  exploitations 
quelconques,  de  ne  mettre  en  gage  aucune  partie  de  ses  revenus 
sans  le  consentement  de  l'Angleterre.  C'était,  si  l'on  veut,  un  pro- 
tectorat économique,  mais  en  aucune  façon  un  protectorat  politique. 
Par  l'accord  conclu  en  1907  avec  la  Russie,  l'Angleterre  s'engageait 
d'ailleurs  à  ne  maintenir  dans  le  pays  aucun  représentant. La  Russie 
prenait  de  son  côté  un  engagement  similaire. 

On  sail  qu'en  1911,  profitant  de  la  révolution  chinoise,  les  libé- 
tains  expulsèrent  la  garnison  chinoise  que  le  gouvernement  de  Pékin 
maintenait  à  Lhassa,  mais  lorsqu'en  19121e  gouvernement  chinois, 
jugeant  les  circonstances  plus  favorables,  décida  d'envoyer  une 
armée  au  Tibet  pour  y  rétablir  sa  suzeraineté,  le  gouvernement 
anglais,  par  l'intermédiaire  de  son  ministre  à  Pékin,  lui  fît  savoir 
qu'il  ne  saurait  permettre  à  l'expédition  qui  se  dirigeait  bur  la  capi- 
tale du  Tibet  de  continuer  sa  route 

La  note  réclamait  en  outre  la  conclusion  d'un  nouvel  accord  avec 
la  Chine,  le  gouvernement  anglais  ne  pouvant  reconnaître  la  Répu- 
blique chinoise  qu'après  la  conclusion  de  cet  accord.  Naturellement, 
le  gouvernement  russe  a  été  tenu  par  le  gouvernenrient  anglais  au 
courant  des  négociations,  mais  l'accord  final  ne  peut  être  signé  sans 
son  assentiment. 

Il  est  vraisemblable  que  les  deux  gouvernements  vont  examiner 
de  nouveau  la  question  de  savoir  s'il  ne  conviendrait  point  de  modi- 
fier la  clause  de  l'accord  de  1!)07  relatif  à  l'engagement  pris  par  lun 
et  l'autre  de  ne  pas  envoyer  de  représentant  à  Lhassa.  L'événement 
a  en  effet  montré  que  cette  absence  de  représentant  n'était  pas  sans 
inconvénient. 


RENSEIGNEMENTS   POLITIQUES  761 


III.  —  AMERIQUE. 


Mexique.  —  La  Conférence  de  Niagara  Falls. —  Les  négociations 
de  Niagara  FalJs  ne  font  que  peu  de  progrès.  L'altitude  conciliante 
du  président  Huerta  avait  tout  d'abord  donné  l'espoir  qu'on  arrive- 
rait assez  rapidement  à  s'entendre.  Un  communiqué  officiel  de 
Mexico,  avait,  en  effet,  annoncé  que  le  général  Huerta  prenait  des 
dispositions  en  vue  d'un  congé  de  six  semaines  que  le  Congrès  lui 
accorderait  à  partir  du  1"  juin  par  raison  de  santé;  le  géngral 
Huerta,  disait-on,  était  décidé  à  s'embarquer  pour  l'Europe  et  l'on 
estimait  que  l'annonce  de  ce  départ  était  l'indication  d'une  retraite 
définitive.  Mais  l'intransigeance  des  constitutionalistes,  qui  repous- 
sent toute  solution  pacifique,  a  tout  gâté;  et  de  leur  côté  les  Etats- 
Unis,  en  continuant  malgré  l'armistice  à  approvisionner  d'armes  et 
de  munitions  les  constitutionalistes,  ont  naturellement  exaspéré  les 
huertistes  qui,  un  moment,  ont  voulu  rompre  les  pourparlers  de  paix. 
On  espère  toujours,  néanmoins,  que  la  Conférence  de  Niagara  Falls 
viendra  à  bout  de  sa  tâche  laborieuse. 


Canada.  —  La  catastrovhe  de  /' «  Empress-of-Ireland  ».  —  Une 
terrible  catastrophe  maritime  s'est  produite  le  29  mai,  vers  deux 
heures  et  demie  du  matin,  dans  les  eaux  canadiennes  :  le  navire 
anglais  Empress-of-Ireland,  de  la  Compagnie  Canadian  Pacific, 
allant  à  Liverpool,  a  été  abordé  et  éventré  par  le  charbonnier 
suédois  Storstad  à  30  milles  de  Father-Point,  à  l'embouchure  du 
Saint-Laurent.  UEmpress-of-lreland  coula  en  dix-neuf  minutes^  de 
telle  sorte  qu'il  ne  fut  possible  d'utiliser  que  quelques  bateaux  de 
sauvetage.  H  y  avait  à  bord  1.367  passagers  et  hommes  d'équipage  ; 
433  seulement  ont  pu  être  sauvés. 


NOMINATIONS  OFFICIELLES 


UIIVISTÈRE    DES  AFFAIRES    ÉTItAiXGÈRES 

M.  Ph.  Berthelot,  ministre  plénipot.,  est  chargé  de  la  sous-direction  d'Europe  ; 

M.  Goût,  ministre  plénipot.,  est  nommé  sous-directeur  d'Asie; 

M.  de  Peretti  de  la  Rocca,  conseiller  d'ambassade,  est  nommé  sous-directeùr 
d'Afrique  ; 

M.  Taigny,  conseiller  d'ambassade,  est  nommé  représentant  de  la  République  à  la 
commission  de  contrôle  des  finances  helléniques  ; 

M.  Ferrand,  consul  général,  est  chargé  du  consulat  de  la  Nouvelle-Orléans  ; 

M.  Japy,  secrétaire  d'ambassade  de   2«    cl.,   est  placé  à  la  Havane  ; 

M.  Mouille  est  chargé  du  vice-consulat  d'Alexandrette  ; 

M.  du  Courthial,  vice-consul,  est  nommé  à  Porto-Rico  ; 

M.  Langlois  est  chargé  du  vice-consulat  de  Larache  ; 

M.  d'Angélis  est  nommé  secrétaire  archiviste  de  la  légation  d'Athènes  ; 

M.  Deschars,  consul  de  2«  cl.,  est  nommé  attaché  commercial  dans  les  pays  ger- 
maniques ; 

M.  André  (Marius),  vice-consul,  est  chargé  d'une  mission  commerciale  en 
Espagne  ; 

M.  Brillouin,  vice-  consul,  est   nommé  à  Santiago-de-Cuba  ; 

M.  Déjardin,  vice-consul,  est  placé  à  Mannheim  ; 

M.  Marcus  est  chargé  de  la  chancellerie  de  Sydney  ; 

M.  Destrées  est  chargé  du  vice-consulat  de  Mendoza  ; 

M.  Lecureuil  est  nommé  secrétaire   archiviste  à  Vienne  ; 

M.  de  Guljernatis  est  nommé  secrétaire  archiviste  à  l'ambassade  de  Madrid  ; 

M.  Méric  de  Bellefon,  chancelier,  est  mis  à  la  disposition  du  résident  général  au 
Maroc  ; 

M.  Pollio,  chancelier,  est  nommé  à  Valparaiso  ; 

M.  I>a  Combe,  chancelier,  est  nommé  à  Newcastle  ; 

M.  Sol,  chancelier,  est  nommé  à  Genève  ; 

M.  Clausse  est  nommé  conseiller  d'ambassade  à  Washington  ; 

M.  Prévost  est  nommé  secrétaire  d'ambassade  de  !''•  classe  à  La  Haye  ; 

M.  Pérou,  chancelier,  est  nommé  à  Smj'rne  ; 

M.  Moraud,  chancelier,  est  nommé  au  consulat  du  Caire  ; 

M.  Lachèze,  chancelier,  est  nommé  à  Casablanca  ; 

M.  Cambon  (Henri),  secrétaire  d'ambassade  de  l''»  classe,  est  placé  à  Belgrade  ; 

M.  de  Rofeien  est  nommé  attaché  d'ambassade  à  Saint-PéterslDourg  ; 

M.  Dubouays  de  la  Bégassièi-e  est  chargé  des  fonctions  de  secrétaire  de  l''^  cl.  à 
Tokyo. 

HIIKISTÈRE    DE   LA  GUERRE 

Troupes  métropolitaines. 

CAVALERIE 

Afrique  Occidentale-  —  M.  le  capit.  Boeswilhvald  est  désig.  pour  com- 
mander les  troupes  montées  de  la  région  de  Tombouctou. 

Troupes   coloniales. 

INFANTERIE 

Indochine.  —  MM.  le  lient,  de  rés.  Faucillers  et  le  sous-lieu,  de  rés.  Faivre 
du  Bouvot  de  Chauvisey  sont  désig.  pour  accomplir  un  stage  de  deux  ans  en  Indo- 
chiné. 

Annam-Tonkin.  — M.  le  lieu/.  Laval  est  désig.  pour  le  Tonkin. 

ARTILLERIE 

Officiers  d'adminislration . 
Afrique  Occidentale.  —  MM.  les  offic.  d'administ.  de  2^  cl.  Le  Fur  et  de 
3°  cl.  Dégoutte  sont  désig.  pour  le  chemin  de  fer  de  la  Côte-d'lvoire. 


BIBLIOGRAPHIE  —  LIVRES  ET  REVUES 


Syrie,  Tripolitaine,   Albanie,  par  André  Dubosq. 
Un  vol.  in-16,  avec  deux  cartes  hors  texte.  Paris,  Félix  Alcan,  éditeur. 

Dans  ce  volume,  notre  collaborateur,  M.  André  Dubosq,  dont  les  lec- 
teurs des  Questions  ont  pu  souvent  apprécier  l'esprit  de  critique  et  la 
sûreté  de  documentation,  réunit  une  série  d'études  dont  il  a  recueilli  les 
éléments  sur  place,  au  cours  de  ses  récents  voyages  en  Syrie,  en  Tripoli- 
taine et  en  Albanie.  Il  expose  d'abord  l'œuvre  française  accomplie  en 
Syrie  et  en  Palestine  par  nos  écoles  confessionnelles  et  la  Mission  laïque, 
et  mbntre  très  justement  que  si  les  deux  enseignements,  confessionnel  et 
laïque,  peuvent  coexister  dans  le  Levant,  il  importe  toutefois  que  la 
Mission  laïque  évite  d'ouvrir  des  écoles  dans  les  villes  où,  comme  à  Bey- 
routh, les  positions  des  catholiques  et  des  protestants  sont  trop  solide- 
ment établies,  sinon  elle  risquerait  de  se  discréditer  par  ses  échecs  aux 
yeux  des  indigènes  et  de  compromettre  le  but  poursuivi.  M.  Dubosq  exa- 
mine ensuite,  à  propos  de  la  Tripolitaine,  la  question  des  rapports  tuniso- 
tripolitains  si  importante  pour  notre  protectorat  nord-africain;  enfin  il 
termine  par  un  résumé  très  vivant  de  la  question  albanaise.  On  voit  par 
là  de  quel  intérêt  actuel  et  français  est  le  nouveau  livre  de  M.  André 
Dubosq,  dont  nous  ne  saurions  trop  recommander  la  lecture. 

Petit  Manuel  du  Paludisme  à  l'usage  des  Ecoles  primaires  de 
l'Afrique  du  Nord  par  le  D''  L.  M.  Parrot,  médecin  colonial  de  l'Uni- 
versité de  Paris.  Préface  de  M.  Astier,  inspecteur  primaire.  Vigot 
frères,  éditeurs,  Paris. 

Il  semble  que  le  printemps  (avril-juin)  convienne  mieux  que  toute  autre 
saison  à  l'étude  de  ce  livre,  parce  que  dans  ce  trimestre  commencent  à 
paraître  et  à  se  multiplier  les  moustiques,  cause  de  transmission  de  la 
fièvre  paludéenne.  Les  leçons  du  D''  Parrot  contribueront  utilement  à  con- 
vaincre les  générations  nouvelles  qu'il  est  de  leur  intérêt  bien  entendu 
d'être  des  «  antipaludistes  militants  ».  Il  faut  souhaiter  à  cet  ouvrage  le 
succès  qu'il  mérite,  son  introduction  dans  toutes  les  écoles,  et  par 
l'école,  son  accès  dans  toutes  les  familles. 

L'Annuaire  Colonial,  édition  1914  (27^  année),  ouvrage  unique  en  son 
genre,  contient  des  notices  sur  toutes  les  possessions  françaises, 
Algérie,  Tunisie  et  Maroc  compris,  donnant  les  renseignements  les 
plus  complets  aux  points  de  vue  commercial,  industriel  et  agricole. 


Ouvrages  déposés  au  bureau  de  la  Bévue. 

A  travers  la  Révolution  chinoise,  par  Fernand  Farjenel.  Un  vol.  in-16.  Librairie 
Plon-Nourrit  et  C'e,  Paris. 

Le  Devoir  militaire,  par  le  lieutenant  Lassence.  Un  vol.  petit  in-8°.  Berger-LevrauU, 
éditeurs,  Paris. 

La  Guerre  de  partisans  contre  Napoléon.  Carnet  de  campagne  d'un  oflicier  prus- 
sien (1813-1814i,  par  le  capitaine  von  Colomb.  Traduction  française  du  comman- 
dant breveté  Mixart.  Un  vol.  in-12.   Berger-Levrault,  éditeurs.  Paris. 

Répertoire  alphabétique  des  termes  unlilaires  allemands,  traduits  et  accompagnés 
dé  notices  explicatives  sur  rorganisation  de  l'armée  et  de  la  manne  de  rFmpire 
allemand,  par  M.  Rov.  3"=  édition,  augmentée  et  mi.se  à  jour  par  le  capitaine 
A.  BouRGEOLS.  Un  vol.  in-12.  Berger-LevrauU,  éditeurs.  Paris. 


La  question  albanaise. 

Lb  Tokc  a  l'Europe  :  «  Puisque  vous  n'en  pouvez  rien 
tirer,  Madame,  passez  moi  donc  le  fouet  !  » 

Punch  (Londres). 


.Ct--^-^;-» 


Haïti  et  ses  créanciers. 

Haïti,    se    cramponnant  à 
la  doctrine  de.  Monroë  :  «  Au 
secours  !  » 
Star  (Saint-Louis  U,   S.  A.). 


Les  suffragettes. 

L'oratrice  :  «  Les  hommes 
commencent  à  avoir  peur  de 
nous  !  » 

Pasquino  (l'urin). 


"7^  -i'.  H, 


Le  plus  heureux  des   deux 

Essad,  le  brigand,...  ou  Guillaume,  le  roi  des  brigands? 

Kikeriki  (Vienne). 


Guillaume  de  Wied,  le  Colosse  de  Durazzo. 

Kikeriki  (Vienne). 


L'Albanie  et  ses  voisins. 

Le  dernier  acte  de  la  tragédie  ballcanique. 

Der  Wahre  Jacob  (Stuttgart). 


A  Durazzo. 

Le  marin  Italien  : 
«  N'ayez  pas  peur, 
sire;  si  ça  chauffe 
trop,  je  vous  em- 
barque avec  votre 
trône  I  « 

.luf/end  (Munich). 


Le  prestidigitateur 
AsQuiTH  :  «  Messieurs 
et  Mesdames,  je  mets 
ce  papier  (le  horne  mie 
hill  dans  ce  chapeau  (la 
Chambre  des  Lords) 
et  tout  à  l'heure  je 
vous  montrerai  quelque 
chose  d'étonnant  (l'a- 
niending  hill). 

Une  vois  :  «  Vous 
l'avez  dans  votre  man- 
che! » 

AsQUiTH  :  «  Hélas, 
non!...  Je  le  voudrais 
])ien  !  » 

Punch  (Londres). 


Les     l-.TATs-tNis     a 
HuERTA  :    «    Fais    ton 
chois  !  » 
The  .<4«îe;-Jca«  (Baltimore), 


TABLE  DES  MATIÈRES  DU  TOME  TRENTE-SEPTIÈME 

1"  JANVIER  —  16  JUIN  1914 


LIVRAISON  DU  l*"-   JANVIER  1914 
Les  démonstrations  diplomatiques  de  rAugleterre  et  de  l'Italie,  par  le  commandant 

DE   ThoMASSON 5 

L'unionisme  ulstérien  contre  le  Home  rule,  par  Y. -M.  Goblet 12 

La  nouvelle  loi  militaire  belge    et   ses  conséquences  en  cas   de  guerre  franco-alle- 
mande, par  Landrecies 23 

Le  foyer  de  ia  l'ace  turque  :  le  plateau  anatolien,  par  A.  de  Rochebrtjne 35 

Les  Affaires  d'Orient 44 

Renseignements  politiques 57 

Nominations   officielles 61 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues 64 

La  Caricature  à  l'Etranger 62 

LIVRAISON    DU  16  JANVIER  1914 

Le  recrutement  des  équipages  de  la  flotte  et  de  l'armée  coloniale,  par  André  Dus- 
sauge  . 65 

La  situation  politique  et  économique  du  Portugal.  Le  cabinet  Affonso  Costa,  par  An- 
gel  Marvaud , 78 

Le  canal  de  Panama  et  l'impérialisme  américain,  par  A.  de  Tarlé 88 

Les  Affaires  d'Orient 105 

Renseignements  politiques 113 

Nominations  officielles 126 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues 127 

La  Caricature  à  l'Etranger 124 

Cartes  et  gravures  :  Carie  des  distances  des  ports  de  l'Europe  auo:  ports  du 

Pacifique  et  de  V Australie 92 

LIVRAISON  DU  !'■•  FÉVRIER  1914 

Appréhensions  en  Orient;  péril  en  Allemagne,  par  le  commandant  de  Thomasson.  129 

Les  Etats-Unis  et  l'Amérique  latine,  par  Henri  Lorin 140 

La  situation  de  l'Afrique  Occidentale  Française,  par  Edouard  Payen 152 

Routes  et  chemins  de  fer  au  Maroc,  par  Armatte 160 

Les  Affaires  d'Orient 173 

Renseignements  politiques 180 

Renseignements  économiques 187 

Nominations  officielles 190 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues 192 

La  Caricature  à  l'Etranger 1 88 

Cartes  et  gravures  :  Les  chemins  de  fer  au  Maroc 164 

LIVRAISON  DU  16  FÉVRIER  1914 

La  presse  française  et  l'alliance  russe,  par  le  commandant  de  Thomasson 193 

Une  revanche  de  l'Islam,  par  Max  Montbel 205 

M.  Giolitti,  par  A.  B 214 

Les  bases  navales  dans  la  Méditerranée  orientale,  par  le  commandant  Poidloue.  . .  222 


TABLE    DES   MATIÈRES    DU    TOME   TRENTE-SEPTIÈME  767 

Les  nouvelles  formations  de  l'armée  ottomane,  par  E.  N 227 

Les  Affaires   d'Orient 232 

Renseignements    politiques 238 

Renseignements  économiques 231 

Nominations  oflScielles 254 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues 2oo 

La  Caricature  à  l'Etranger 232 

LIVRAISON  DU    !«>•  MARS  1914 

Les  négociations  fianco-allemandes,  par  le  commandant  de  Thomasson 237 

La  Hongrie  dans  la  politique  extérieure  austro-hongroise,  par  Y-M.  Goblet 261 

Le  développement  des  voies  ferrées  eu  Russie,  par  Albert  Sauzède 272 

L'union  sud-africaine,  par  E.  de  Remy 282 

Un  projet  de  réorganisation  de  l'armée  coloniale,  par  André  Dussauoe 290 

L'enseignement  français  en  Egypte,  par  R.  Tisler 301 

Les  Affaires  d'Orient 303 

Renseignements  politiques 311 

Nominations  officielles 317 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues 320 

La  Caricature  à  l'Etranger 318 

Cartes  et  gravures  :  Le  développement  des  voies  ferrées  en  Russie 276 

LIVRAISON  DU  16   MARS    1914 

Les  grandes  agences  télégraphiques  d'informations,  par  Angel  Marvaud 321 

M.  W.  Churchill  et  la  politique  navale  anglaise,  par  A.  de  Tarlé 331 

Le  tunnel  sous  la  Manciie,  par  le  commandant  Poidloue 342 

Les  puissances  coloniales  devant  l'Islam;  par  Max  Montbel 348 

Les  Affaires  d'Orient 363 

Renseignements  politiques 369 

Nominations  officielles 382 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues 384 

La  Caricature  à  l'Etranger 380 

LIVRAISON  DU  1er  AVRIL  1914 

Faiblesses  françaises  et  faiblesses  étrangères,  par  le  commandant  de  Thomasson 383 

M.  W.  Churchill  et  la  politique  navale  anglaise,  par  A.  de  Taelé 390 

L'organisation  du  Comité  «  Union  et  Progrès  d,  par  A.  de  RocnEBRUSE 400 

La  côte  orientale  d'Afrique  de  Durban  à  Mombassa,  par  le  D"  Laurent  Moreau.  . .  406 

L'Albanie  autonome  et  l'Europe,  par  Gabriel  Louis-Jaray 415 

Les  Affaires   d'Orient , 427 

Renseignements  politiques 435 

Nominations  officielles 445 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues 448 

La  Caricature  à    l'Etranger 446 

LIVRAISON  DU   16  AVRIL  1914 

La  répercussion  de  la  politique  intérieure  sur  les  relations  internationales,  par  le  com- 
mandant DE  TlIOMASSON 449 

La  commune  annamite  et  les  événements  de  1913,  par  André  Dussauge 454 

La  côte  orientale  d'Afrique  de   Durban  à  Mouibassa  (fin),  par  le    D'"  Laurent  Mo- 
reau   472 

Les  tendances  politiques  de  la  Suède,  par  Pol  Kovnike 481 

Les  Affaires  d'Orient 190 

Renseignements  politiques 496 

Nominations  officielles 510 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues  ; , 512 

La  Caricature    à  l'Etranger 308 


768 


QUESTIONS   DIPLOMATIQUES   ET   COLONIALES 


LIVRAISON  DU  1"  MAI  1914 

Alliance  ou  eutenle:  paix  ou  équilibre,  par   le   commaudant  de  Thomasson 513 

Les  chemius  de  fer  fi-au(.'ais  dans  la  Turquie  d'x\sie,  par  G.  Saint-Yves 518 

La  situation  politique  en  Espagne,  par  Angel  Marvaud 533 

La  Tunisie  et  les  Tripolitains,  par  Edouard   Payen 540 

Le  rôle  des  forces  navales  anglo-françaises  dans  la  Méditerranée,  par  le  commandant 

PoiDLOUE 546 

Les  Affaires  d'Orient 557 

Renseignements  politiques = 562 

Nominations  officielles 574 

Bibliographie.  —   Livres   et  Revues 575 

La  Caricature  à  l'Etranger 372 

Cartes  et  gravures  :  Les  chemins  de  fer  d'Asie  Mineure.  524 

LIVRAISON  DU  16  MAI  1914 

Les  Etats-Unis  et  le  Mexique,  par  A.  de  Tarlé 577 

L'apparente  instabilité  politique  du  Japon,  par  Edmond  Rottach 590 

Le  nouveau  ministère  italien,  par  Ernest  Lémonon 599 

La  Turquie  après  la  guerre,  par  Tsabigradski.  . . 610 

Les  Affaires  d'Orient 620 

Renseignements    politiques 624 

Nominations  officiel  les 637 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues 640 

La  Caricature  à  l'Etranger 638 

Cartes  et   gravures  :  Carte  du  Mexique 580 

LIVRAISON  DU  1"  JUIN  1914 

Les  chicanes  allemandes  et  l'imbroglio  albanais,  par  le  commandant  de  Thomasson.  641 

Nos  marches  sahariennes,  par  Max  Montbel 647 

Les  ressources  économiques  et  les  chemins  de  fer  de  la  Chine,  par  Albert  Sauzède.  659 

La  nouvelle  loi  militaire  ottomane,  par  E.  N 669 

L'occupation  de  la  région  de  Taza,  par  Armatte 677 

Les  Affaires  d'Orient 683 

Renseignements  politiques 689 

Nominations  officielles 702 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues 703 

La  Caricature  à  l'Etranger 700 

Cartes  et  gravures  :  Carte  du  Sahara  oriental 648 

Carie  de  la  région  de  Taza 679 

LIVRAISON   DU  16  JUIN   1914 

La  question  des  Nouvelles-Hébrides,  par  Robert  de  Caix 705 

Le  Home  rule  pour  l'Irlande,  par  Y. -M.  Goblet 716 

Nos  marches  sahariennes,  par  Max  Montbel 723 

La  pacification  de  la  région  de  Taza,  par  Armatte -. . .  738 

Les  Affaires  d'Orient 746 

Renseignements    politiques 749 

Nominations  officielles 762 

Bibliographie.  —  Livres  et  Revues. 763 

Table  des  matières  du   tome  XXXVII 766 

La  Caricature  à   l'Etranger 764 

Cartes  et  gravures  :  Carte  des  Philippines  et  de  la  Nouvelle-Calédonie 707 

Carte  du  Sahara  oriental 728 

Carte  de  la  région  de  Taza 741 

L' Administrateur- Gérant  :  P.  Campain. 


PARIS.  —    IMPRIMERIE   LEVÉ,  RUB  CA89KTTE,    17. 


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