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Full text of "Revue de Bretagne, de Vendée & d'Anjou .."

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REVUE 


DE 


BRETAGNE,  DE  VENDÉE  &  D'ANJOU 


Tome  ix.  —  Janvier  1893. 


JOSEPH  FOUCHÉ 

DUC    D'OTRANTE 

D'APRÈS  UNE  CORRESPONDANCE  PRIVÉE  INÉDITE* 

PUBLIÉE 

PAR  DOMINIQUE  CAILLÉ 


AVANT-PROPOS 

Dans  une  lettre  à  la  Convention^  Fouché  s'exprime  ainsi  :  «  Nulle  puis- 
sance humaine  ne  pourra  effacer  le  jugement  prononcé  par  la  postérité 
sur  nia  mémoire  :  Il  fut  bon  fils,  bon  ami,  bon  époux,  bon  père  et  bon 
citoyen'.  »  Fut-il  bon  citoyen,  comme  il  le  dit  dans  son  style  lapidaire  P 
C'est  une  question  que  je  me  garderai  bien  d'étudier  dans  cette  Revue 
où  toute  discussion  politique  doit  être  laissée  à  l'écart.  Il  a  sans  doute, 
comme  beaucoup  d'hommes  célèbres,  commis  des  fautes,  et  peut-être 
même  des  fautes  graves,  au  milieu  des  agitations  passionnées  d'une 
époque  exaltée  et  tumultueuse  ;  mais  il  est  bien  certain  que,  s'il  n'avait 
jamais  rien  fait  et  n'avait  été  capable  de  ne  rien  faire  de  bon.  Napoléon  P% 
qui  n'était  pas  un  imbécile,  ne  l'eût  pas  fait  Grand  Aigle  de  la  Légion 
d'honneur  et  duc  d'Otrante^  et  que  Louis  XVIII,  qui  n'était  pas  un  naïf, 
ne  l'eût  pas  choisi  pour  ministre  et  fait  asseoir  dans  le  Conseil  de  la 
couronne.  On  s'est  bien  trompé  jusqu'ici  sur  le  lieu  et  l'époque  de  sa 
naissance  en  le  confondant  avec  un  jeune  frère  mort  en  bas  âge,  qui 
portait  le  même  prénom  que  lui,  et  on  l'a  fait  naître  à  la  Martinière  en 

<  Cette  collection  de  lettres  appartient  à  M^^  Euf^ène  Riom,  née   Adine  Bro- 
bant.  petite  nièce  de  Fouché,  duc  d'Otrante. 
*  Biographie  bretonne,  tome  I,  p,  715,  note  a. 


6  JOBEPH  FOUGHt,  DUC  D-OTRANTB 

1754,  alors  qu'il  était  né  au  PeUerin  le  a8  mai  175g.  Pourquoi  donc»  si 
Ton  a  commis  une  telle  erreur  matérielle  sur  son  état-civil,  ne  se  serait- 
on  pas  trompé  parfois  dans  Tappréciation  de  ses  rôles  politiques  P  Peut- 
être  n'a-til  accepté  des  fonctions  sous  tous  les  régimes,  que  pour  ne  pas 
priver  sa  patrie  de  ses  services  et  de  ses  talents  P  En  lisant  les  quelques 
lettres  adressées  à  diverses  époques  à  sa  famille  et  nullement  destinées  au 
public,  on  aura  sans  doute  une  meilleure  opinion  de  Fouché,  que  Ton 
trouve  partout  aimant  et  bon,  dans  une  humble  position  comme  au 
milieu  des  grandeurs,  donnant  des  conseils  presque  toujours  fort  sages 
et  pleins  de  bon  sens,  indigné  des  accusations  lancées  par  ses  adversaires 
d'avoir  profité  de  sa  situation  pour  amasser  des  richesses  scandaleuses, 
obligeant  les  siens  dans  la  fortune  et  montrant  une  grande  fermeté  dans 
l'adversité. 


PREMIÈRE  LETTRE 
A  SA  Sœur. 

A   Vendôme,  de  r École  royale  militaire j  3  juin. 

J'ai  enfin  reçu  une  lettre  de  notre  cousin  ;  j'ai  touché  les  3oo  fr. 
que  ma  mère  a  eu  la  complaisance  de  lui  faire  passer,  renouvelez- 
lui-en  mes  remerciements.  Vous  trouverez  ci-joint  mon  petit  billet, 
que  vous  voudrez  bien  lui  remettre.  J'attends  avec  la  plus  vive  im- 
patience des  nouvelles  de  votre  cher  époux  et  celles  de  mon  frère^  : 
ils  seront  probablement  au  Pellerin  dans  le  courant  du  mois  d'août. 
Je  ferai  tous  mes  efforts  pour  me  réunir  à  eux.  Je  serai  en  vacance 
dès  que  mes  élèves  auront  soutenu  leur  thèse^  la  première  sera  ou- 
verte mercredi  la,  par  l'inventeur  des  ballons,  qui  est  venu  passer 
trois  semaines  chez  le  comte  de  Rochembeau  (cordon  bleu).  Sitôt 
que  je  serai  débarrassé  de  mes  classes,  j'aviserai  au  moyen  de  "por- 
ter mon  corps  ou  plutôt  ma  frêle  lanterne  au  Pellerin.  Vous  ne 
m'avez  jamais  vu  si  maigre,  mes  os  traverseront  dans  peu  toute  ma 
garde-robe^  j'ai  besoin  de  deux  mois  de  repos  pour  me  remplumer. 

*  Ils  naviguaient. 


JOSEPH  POUCHÉ.  DUC  D'OTR/INTE  7 

Dites,  je  vous  prie,  à  ma  tante,  que  je  me  repose  sur  son  zèle  du 
soin  d'habiller  mes  flûtes.  Adieu,  ma  chère  sœur,  je  vous  embrasse 
de  tout  mon  cœur,  ainsi  que  vos  tendres  enfants.  Mon  respect  à 
maman  et  à  ma  tante.  iBien  des  amitiés  à  toute  la  famille  et  à  Lau- 
jardière.  Je  lui  écrirai  dans  le  courant  de  la  semaine  prochaine. 

FoucHÉ  DE  l'Oratoire. 


DEUXIÈME  LETTRE 


Paris    37  floréal. 


Je  VOUS  remercie,  ma  chère  sœur,  des  détails  que  vous  me  donnez 
sur  nos  affaires  communes. 

Je  vais  envoyer  ma  procuration  à  Croîzet,  afin  qu'il  puisse  signer, 
voir,  compter,  agir  à  ma  place  comme  je  le  ferais  moi-même  si  je 
pouvais  me  rendre  au  milieu  de  vous.  Ce  moment  est  encore  loin 
de  nous,  ma  chère  sœur.  Je  vois  avec  douleur  que  notre  session 
conventionnelle  n'est  pas  achevée,  que  nous  aurons  encore  bien 
des  orages  à  traverser,  bien  des  factions  à  combattre  pour  consoli- 
der la  République  sur  des  bases  solides  et  conformes  au  bonheur 
de  tous  Quoi  qu'il  arrive,  rien  ne  peut  affaiblir  les  liens  d'amitié 
sincère  et  d'affection  tendre  qui  m'attacheront  à  vous  jusqu'à  mon 
dernier  soupir.  Ils  se  fortifient  par  les  pertes  que  nous  faisons,  par 
le  besoin  que  nous  sentons  de  nous  rapprocher  davantage  pour  ré- 
parer une  partie  de  nos  malheurs,  pour  nous  consoler  en  pleurant 
ensemble. 

Conservez  votre  santé,  ma  chère  sœur,  pour  votre  mari,  pour  vos 
enfants  et  pour  le  seul  frère  qui  vous  reste.  Je  vous  embrasse  tous 
au  nom  de  ma  femme  et  de  mon  enfant. 

FoucHÉ. 

P.  5.  Comme  nous  sommes  menacés  d'une  démonétisation  des 
assignats,  je  pense  qu'il  est  prudent  de  n'en  conserver  que  ce  qui 
est  absolument  nécessaire  pour  l'usage  habituel.  Je  vous  prie  de 
faire  remettre  ceux  qili  me  reviennent  au  cabinet  du  citoyen  Du- 


8  JOSEPH  FOUCHË,  DUC  D'OTRANTB 

phesne,  négociant  à  la  Fosse,  n"  i3.  Quand  vous  les  aurez  comptés, 
vous  me  le  marquerez.  Je  me  les  ferai  rembourser  ici  par  Duchesne. 

Ceux  qui  sont  dans  la  puissance  d'acquérir  des  biens  nationaux 
n'ont  rien  à  craindre,  la  République  nd  manquera  jamais  de 
loyauté',  mais  ceux  qui  n*ont  que  le  nécessaire' doivent  prudem- 
ment prendre,  dans  cette  circonstance,  les  mesurés  les  plus  promptes. 

Bien  des  amitiés  à  nos  parents  et  amis,  et  surtout  à  Croizet. 


TROISIÈME  LETTRE 

A    LA    CITOYENNE     BrOBAND-, 

Sur  la  Fosse,  près  le  Saniiat,  Nantes  (Loire- Inférieure). 

St-Leu,  i3  nivôse  an  5. 

Je  viens  de  recevoir  votre  lettre,  ma  chère  sœur,  et  je  vous  en 
remercie  en  mon  nom  et  en  celui  de  ma  femme.  J'ai  reçu  une  lettre 
de  votre  mari,  il  y  a  quelque  temps,  et  c'est  celle  dont  vous  me 
parlez. 

Je  n*ai  point  l'acte  qui  concerne  Legris,  vous  devez  l'avoir  ?  Il  est 
important  de  savoir  l'époque  où  il  a  été  passé,  vous  m'obligerez  de 
me  le  dire'. . . . 

Adieu^  ma  chère  sœur.  Ma  femme  et  moi  nous  vous  embras- 
sons, votre  mari  et  tous  vos  chers  enfants  ;  il  me  tarde  de  vous  voir: 

J.    FOUCHÉ. 

*  La  Restauration  confirma  les  contrats  de  la  République.  L'article  q  de  la 
charte  constitutionneUe  est  en  effet  ainsi  conçu  «  :  Les  propriétés  sont  tnrto- 
lableSf  sans  exception  de  celles  qu'on  appelle  nationales,  la  loi  ne  mettant 
aticune  différence  entre  elles.  » 

s  Cette  lettre  démontre  que  Fouché  ne  s'était  pas  enrichi  puisqu'il  ne  pou- 
vait acheter  des  biens  vendus  h.  vil  prix  et  dans  l'avenir  desquels  il  avail 
confiance.  La  lettre  suivante  montrera  Tindignation  de  Fouché  contre  ceux  qui 
l'accusaient  d'avoir  profité  de  sa  situation  pour  acquérir  des  richesses  scan- 
daleuses. 

3  Nous  avons  supprimé  ici  quelques  lignes  où  il  est  question  de  comptes  de 
famille  sans  intérêt  pour  le  lecteur.  9 


JOSEPH  FOUCHÊ,  DUC  D'OTRANTE  9 

P.-S.  Je  prie  Broband  de  m'écrire  le  plus  tôt  possible  relative- 
ment à  Legris,  et  de  me  répondre  aux  divers  articles  de  ma  dernière 
lettre,  il  m'obligera. 

Bien  des  choses  à  notre  famille.  Je  souhaite  que  la  Guérîn  ait 
trouvé  un  honnête  homme  :  ils  sont  si  rares  I 

Je  viens  d'apprendre  qu'on  me  donne  à  Nantes  de  beaux  châteaux. 
Ils  sont  sans  doute  en  Espagne.  Les  misérables  !  si  je  leur  ressem- 
blais j'aurais  en  effet  beaucoup  de  richesses.  A  ma  place  ils  au* 
raient  fait  une  fortune  immense.  Comment  concevoir  que  j'ai  tout 
sacrifié  à  la  patrie,  et  qu'il  ne  me  reste  que  mon  travail  et  mes 
talents?  Les  fripons,  ils  n'ont  plus  le  droit  de  croire  à  la  vertu  ; 
heureux  ceux  qui  peuvent  se  mettre  à  Fabri  de  leurs  persécutions  I 
Il  n'a  pas  dépendu  d'eux  de  couvrir  de  sang  la  République,  et  c'est 
par  prodige  que  vous,  mon  cher  Broband,  et  moi,  avons  échappé 
à  leur  rage. 

Dîtes  à  tous  ceux  qui  croient  les  contes  qu'ils  débitent  à  dessein 
que  je  fais  la  remise  à  qui  voudra  de  tous  les  châteaux  et  de  tout 
ce  que  j'ai  acheté  depuis  la  Révolution,  je  lègue  tout  sans  réserve. 

J'avoue  que  ce  n'est  pas  sans  orgueil  que  je  contemple  ma  si- 
tuation, je  rougirais  d'être  riche,  je  le  serai  assez  de  mon  travail'  et 
de  mes  économies.  Adieu.  J'attends  votre  réponse  au  plus  tôt,  sur 
tous  les  articles  que  je  vous  demande.  Je  vous  embrasse. 


QUATRIÈME  LETTRE 


Paris,  3o  pluviôse  an  7. 

Il  y  a  longtemps,  ma  chère  sœur,  que  je  n'ai  eu  le  plaisir  de 
vous  écrire.  J'ai  reçu  à  Milan  une  lettre  de  mon  neveu.  Je  l'aurais 
placé,  si  j'avais  pu  compter  rester  longtemps  dans  mon  ambas- 
sade, mais  à  peine étais-je  arrivé,  que  j'ai  songé  à  m'en  retourner  à 

'  Nous  apprenons  par  le  Moniteur  du  9  novembre  lygS,  que  Fouché  envoya 
à  la  Convention  1091  pièces  d'or  et  d'argent.  Dans  le  mcme  temps,  il  faisait  filer 
du  iîn  dans  la  vallée  de  Montmorency  pour  élever  sa  jeune  famille. 


iO  JOSEPH  FOUGHË,  DUC  D'OTRANTE 

Paris.  Si  je  puis  loi  ôtre  utile  ici,  vous  pouvez  être  assurée  que,  je 
le  servirai  de  tout  mon  cœur.  Quoi  que  je  soye  éloigné  de  vous  et 
de  vos  enfants,  je  ne  prends  pas  .moins  d'intérêt  à  eux  et  à  leur 
avancement. 

Je  ne  sais  si  je  pourrai  aller  à  Nantes  ce  printemps  :  ce  voyage 
dépendra  des  événements.  Il  faudra  bien  prendre  un  parti  relati- 
vement au  peu  de  bien  que  j'ai  dans  notre  pays,  il  doit  être  en 
fort  mauvais  état  depuis  les  désastres  de  la  Vendée*. 

Vous  m'obligerez  de  remettre  l'argent  que  vous  avez  à  moi  au 
capitaine  Godard,  chef  des  services  militaires  de  la  compagnie 
Rochefortà  Nantes,  et  vous  me. ferez  passer  sa  quittance. 

Si  votre  mari  a  besoin  du  ministre  de  la  marine  pour  assurer 

notre  créance  à  Saint-Domingue,  il  peut  disposer  de  moi,  s'il  en  a 

besoin.  Pour  mon  neveu,  il  peut  également  compter  sur  mon  zèle. 

Je  vous  embrasse  tous  de  tout  cœur. 

FoucnÉ. 

P.'S.  —  Bien  des  amitiés  à  nos  parents  et  surtout  à  Croizet. 


CINQUIÈME  LETTRE 

Liberté,  Egalité 
Paris,  le  lo  fructidor,  an  7  de  la  République  une  et  ihdiyisible* 

Le  ministre  de  la  pouce  générale  de  la  République 

AU   citoyen  Croizet 

Mon  cher  Croizet, 

Je  te  prie,  mon  ami,  de  prévenir  ma  sœur  que  j'ai  obtenu  la 
liberté  de  son  fils'.  Je  l'attends  à  Paris,  je  l'emploierai  dans  mon 
ministère.  Recevez  tous  mes  embrassements. 

FOUCHÉ. 

'  Par  un  fragment'de  sa  correspondance,  nous  apprenons  que   Fouché  donna 
à  ses  nièces  tout  ce  qu*il  possédait  au  Pellerin. 
*  Il  était  prisonnier  en  Angleterre. 


.• 


JOSEPH  POUGHÉ,  DUC  D'OTRàNTE  1! 


SIXIÈME  LETTRE 

Paris,  le  a  germinal  an  iS. 

Le  sénateur  ministre  de  la  police  générale  de  VEmpire, 
grand  officier  de  la  Légion  d'honneur. 

Je  ne  vous  écris  point,  ma  chère  sœur,  parce  que  les  lettres  ne 
prouvent  rien  et  que  je  n'ai  pas  le  temps  de  les  écrire,  mais  vous 
pouvez  être  bien,  assurée  que  je  saisirai  toutes  les  occasions  d'être 
utile  à  vous  et  à  votre  mari. 

Jamais  je  ne  recevrai  de  vos  nouvelles  avec  indifférence.  Donnez- 
m'en  souvent.  Quelque  part  que  je  sois,  en  Italie  ou  en  France,  je 
lirai  avec  beaucoup  d'intérêt  tout  ce  que  vous  me  marquerez. 

Je  vous  embrasse  tous  de  bien  bon  cœur.  Sachez  que  vous  n'a- 
vez pas  un  meilleur  ami  au  monde. 

FOUCHÉ. 

Mes  amitiés  à  Laujardière,  à  sa  femme  et  à  ses  enfants.  Ce  n'est 
pas  ma  faute  s'ils  ne  sont  pas  encore  au  Prytanée. 


SEPTIÈME  LETTRE 

Paris,  II  juin   i8o6. 

Je  vous  préviens,  ma  chère  sœur,  que  je  viens  de  faire  nommer 
votre  fils  à  la  place  d'inspecteur  dans  les  Bouches-du-Rhône.  Cette 
place  est  avantageuse  et  bien  au-dessus  de  celle  qu'il  occupait. 
S'il  continue  à  satisfaire  ses  chefs  par  sa  conduite  et  par  son  intel- 
ligence, je  le  ferai  arriver  promptement  à  une  place  supérieure.  Je 
n'ai  point  désiré  qu'il  restât  à  Nantes  parce  qu'il  y  a  des  liaisons 
qu'il  doit  rompre  :  il  ne  faut  pas  qu'il  songe  à  se  marier  avant 
d*avoir  obtenu  une  direction.  Le  bien-être  de  votre  fils  demande 
cpi'il  voyage  avdnt  de  se  fixer  près  de  vous. 


12  JOSEPH  FOUCHË,  DUC  D'OTRANTE 

C'est  un  sacrifice,  ma  chère  sœar^ajouté  à  celui  de  l'éloignement 
de  vos  filles.  Je  vous  invite  à  ne  pas  les  distraire  de  leur  éducation. 
Elles  ont  commencé  trop  tard  pour  prendre  des  vacances.  Exhortez^ 
les  de  ma  part  à  une  application  soutenue,  elles  ne  peuvent  aller 
dans  le  monde  sans  une  bonne  éducation.  Vous  avez  soigné  leur 
cœur  depuis  leur  enfance-,  il  est  urgent  de  donner  de  la  culture  à 
leur  esprit.  Il  ne  faut  pas  songera  leur  établissement  avant  deux  ans. 

Lorsque  votre  fils  aura  reçu  sa  nomination  du  ministre  des  fi- 
nances, il  prendra  les  ordres  de  son  directeur  et  se  rendra  à  son 
poste.  Vous  lui  défendrez  de  passer  par  Paris  :  c'est  un  lieu  de 
dissipations  où  il  ne  viendra  qu'à  un  âge  plus  mur  et  quand  je  l'y 
appellerai.  Je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur,  ainsi  que  votre 

mari  et  vos  chers  enfants.    - 

Votre  frère, 

FOUCHÊ. 


HUITIÈME  LETTRE 
A   Madame  Broband. 

Chez  M.  Brillaud  de  Lavjardière,  membre  dv  Conseil  de  préfecture 

à  Nantes  {Loire-Inférieure), 

Cette  lettre  porte  un  cachet  de  cire  armorié  des  armes  d'Otrante,  d'azur  à  la 
colonne  d'or  accolée  d'un  serpent  de  même  d'un  semis  de  cinq  mouchetures 
d'hermines  d'argent  posées  a,  a  et  i,  au  franc  quartier  de  comte  ministre,  au 
chef  de  duc  brochant  sur  le  quartier. 

Paris,   a 8   mars  1807. 

Vous  pouvez  être  tranquille,  ma  chère  sœur,  sur  la  conduite  de 
votre  fils,  il  travaille  et  on  est  content  de  lui.  Je  l'ai  recommandé 
aux  soins  du  maire  de  Marseille,  qui  est  un  homme  respectable  ; 
il  le  surveille  avec  exactitude  et  me  rend  compte  tous  les  mois 
de  sa  manière  de  vivre. 


JOSEPH  FOUGHÉ,  DUC  D'OTAANTE  13 

Je  VOUS  invite  à  me  donner  des  nouvelles  de  mes  nièces.  Vous 
devez  faire  une  grande  attention  aux  sociétés  qu'elles  fréquenteront  : 
c'efit  une  chose  très  importante  pour  elles  dans  cette  circonstance, 
et  qui  aura  une  grande  influence  sur  leur  avenir.  Recommandez- 
leur  beaucoup  de  réserve  dans  leurs  discours  et  de  sévérité  dans 
leur  maintien.  Les  femmes  les  plus  recherchées  dans  le  monde 
sont  celles  qui  accordent  moins  aux  hommes. 

Âccoutumez-les  de  bonne  heure  à  méditer  sur  leur  situation.  Si 
elles  sont  légères  et  frivoles,  on  leur  fera  la  cour,  mais  on  ne  les 
estimera  pas.  Qu'elles  sachent  bien  que  Tempire  d'une  femme 
dans  la  société  est  établi  sur  la  solidité  de  ses  principes,  de  son 
esprit  et  de  ses  mœurs  ;  que  cet  empire  est  détruit  le  jour  où  la 
femme  oublie  ses  devoirs. 

On  m'assure  qu'elles  profitent  de  l'éducation  que  vous  leur  don- 
nez. J'en  suis  charmé  :  une  femme  vertueuse  qui  a  l'esprit  orné 
devient  plus  aimable  et  plus  intéressante. 

Je  vous  embrasse,  ma  chère  sœur,  ainsi  que  toute  notre  famille. 
Mes  amitiés  à  Brillaud  et  à  tous. 

FoucnÉ. 


NEUVIÈME  LETTRE 
A  M.  BwLLAUD  DE  Laujaudière,   Nanïes. 

Prague,  a4  may  J817. 

J'ai  reçu  ta  lettre  du  17  avril.  Je  regrette  bien  plus  ce  que  ma 
disgrâce  fait  perdre  à  mes  amis  qu'à  moi.  Je  vis  heureux  et  tran- 
quille ici,  loin  des  affaires,  par  conséquent  des  tracasseries  et  des 
orages  qui  les  accompagnent.  Je  suis  fort  de  la  conscience  du  bien 
que  j'ai  fait  et  du  mal  que  j'ai  empêché,  ma  récompense  est  assez 
grande  par  l'estime  de  l'Europe. 

Je  ne  m'attends  pas  que  mon  neveu  soit  placé  en  ce  moment,  je 
compte  peu  sur  la  reconnaissance  de  ceux  qui  ont  imploré  jadis  ma 
protection  et  reçu  mes  bienfaits.  Je  connais  le  commun  des 
hommes  et  les  passions  honteuses  qui  les  agitent. 


14  JOSEPH  POUGHt,  DUC  D'OTRAIITS 

Je  puis  suppléer  à  ce  qui  manque  à  mon  neveo  pour  oonchire  le 
mariage  auquel  j'avais  consenti  lorsqu'il  occupait  une  place  avan- 
tageuse  et  qu'U  avait  l'espoir  et  le  droit  de  la  conserver.  Je  me 
charge  bien  volontiers  de  lui  faire  la  même  rente  que  tu  donnes  à 
ta  fille,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  un  emploi  qui  soit  au  moins  l'équiva- 
lent de  cette  rente. 

Je  vois  dans  ce  mariage  Texécution  de  mes  anciens  projets.  Ta 
fille,  devenue  ma  nièce,  me  sera  doublement  chère. 

Je  regrette  dt  ne  pouvoir  assister  aux  solennités  de  son  union  : 
j'aurais,  ce  me  semble»  quelque  droit  à  exercer. 

Adieu  !  Mes  amitiés  à  ta  femme  et  i  ta  petite  famille.  Dis  à  ma 
sœur  mille  choses  tendres,  ainsi  qu'à  son  mari  et  à  ses  enfSmts. 

Duc  d'Otrahtb. 


DIXIÈME  LETTRE 

Prague,  i&  septembre  1817. 
Mon  CHER  IIEVSU  ET  MA  CHBRE  HliGE*, 

Je  me  félicite  d'avoir  contribué  à  votre  union.  J'y  répandrai  le 
plus  d'aisance  que  je  pourrai,  comptez  sur  mon  attachement. 

Rendez-vous  heureux  l'un  et  l'autre,  vous,  Broband,  par  des 
soins,  par  des  égards  assidus,  et  vous,  Alexandrine,  par  une  dou- 
ceur inaltérable,  par  les  vertus  domestiques  qui  donnent  tant  de 
dignité  dans  un  âge  plus  avancé. 

Imitez  vos  pères  et  vos  mères,  ils  vous  ofiGrent  d'utiles  leçons. 
Après  de  longues  années  de  mariage  leur  amour  subsiste  toujours 
parce  qu'ils  s'estiment  réciproquement.  Il  n'y  a  de  sentiments  du- 
rables que  ceux  qui  sont  fondés  sur  l'estime.  Occupez-vous  donc 
de  bonne  heure  à  vous  faire  un  capital  de  considération. 

Adieu  I  Soyez  auprès  de  vos  parents  les  interprètes  de  mon  afiec- 
tion  pour  eux.  Chargez-vous  de  les  embrasser  comme  je  vous 
embrasse.  Le  duc  d'Otrantb. 

*  Lettre  écrite  au  père  et  à  la  mère  de  H<°*  Riom,  connue  dans  le  monde  des 
lettres  sous  les  pseudonymes  de  Louise  d*Isolb  et  de  comte  db  Saiht-Jejoi.  Sa 
grand'mère,  Louise  Fouché,  dame  Broband,  était  la  sœur  de  Joseph  Fouché,  duc 
d*0trante. 


JOSEPH  FOUCHfi,  DUC  D'OTRANTE  15 


ÉPILOGUE 

Ces  lettres  de  Fouché  finissent,  comme  un  roman,  par  un  mariage  et 
des  conseils  aux  jeunes  époux.  Nullement  écrites  en  vue  de  la  publicité^ 
elles  mettent  en  pleine  évidence  la  sensibilité  du  cœur  et  la  sagesse  de 
l'esprit  de  Fouché,  qui,  s'il  s'est  montré  parfois  implacable  envers  ses 
ennemis  politiques,  l'a  été  sans  doute  par  système  et  non  par  cruauté*. 

Son  cercueil  est  fermé  :  Dieu  l'a  jugé,  silence  1 

Laissons-4e  reposer  près  des  siens  dans  un  coin  de  son  parc  de  Fer- 
rières*y  annexé  depuis  au  cimetière  du  village,  et  que  la  croix  du  Christ, 
que  dans  un  jour  de  folie  révolutionnaire  il  avait  voulu  répudier  de  la 
pierre  tombale,  abrite  à  jamais  de  son  ombre  miséricordieuse  le  sommeil 
de  Joseph  Fouché  I 

*  «  Nous  n'écoutons  que  Is  cri  du  peuple,  écrivait  Fouché  k  la  Convention, 
qui  veut  gue  tout  le  sang  des  patriotes  soit  vengé  d'une  manière  prompte 
et  terrible^  pour  que  Vhumanité  n'ait  plus  à  pleurer  de  le  voir  couler  de 
nouveau  »  (MonrrEURdu  a4  nov.  1793). 

*  Il  avait  été  d'abord  enterré  dans  la  chapelle  Saint-Just  de  la  cathédrale  de 
Trieste.  H  fut  ramené  en  France  et  enterré  dans  son  parc  de  Ferrières.  près  de  son 
ancien  chftteau.  C'est  derrière  les  boiseries  du  salon  principal  de  ce  château  que 
Atrent  cachés  les  papiers  de  Fouché,  dérobés  aux  recherches  de  la  police  par  ses 
fils  et  dont  quelques  uns  seulement,  et  non  tous,  comme  le  raconte  M.  Ernest 
Merson  dans  ses  Mémoires  d'un  journaliste^  d'après  le  prince  Napoléon  qui 
tenait  le  fait  de  son  père,  ont  pu  été  brûlés  près  du  lit  de  mort  de  l'ancien  ministre. 


CHANTS  DE  DIVERS  PAYS 


Par   lIlPPOLYTfi    LUCAS 


(SuiU) 


POESIES   i:fEDlTES 


Ode  à   Bacchiis* 

Quand  Tautoinne  à  la  verte  vigne 

A  suspendu  tous  ses  trésors, 

De  rOlympe,  ainsi  qu'un  beau  cygne, 

Bacchus,  tu  descends  sur  nos  bords  ; 

Suivi  des  Grâces  et  des  Heures, 

Tu  vois  les  plus  sombres  demeures 

S'ouvrir  et  fêter  tes  autels. 

Le  vieillard,  que  l'âge  en  vain  glace. 

Te  reçoit  et  croit  prendre  place 

A  la  table  des  Immortels  ! 

Tu  dérides  le  front  austère, 
Tu  trahis  l'homme  lâche  et  faux  ; 
Bacchus^  tu  répands  sur  la  terre, 
Comme  un  Léthé,  Toubli  des  maux  ; 
Tu  guéris  jusqu'à  la  blessure 
Que,  de  sa  flèche  la  plus  sûre. 
L'amour  a  pu  faire  en  un  cœur  : 
Ariane,  triste  et  brisée, 
Cesse  de  regretter  Thésée 
A  ta  vue,  aimable  vainqueur  î 


'  Grèce  antique. 


h 


CHANTS  DE  DIVERS  PAYS  17 

Sans  nul  efibrt  tu  conquis  Tlndc, 
Sur  tes  pas  naissent  les  moissons. 
Les  Muses,  sur  le  haut  du  Pinde, 
Pour  toi  composent  des  chansons. 
Que  ton  thyrse  heureux  nous  prolr^''^-  î 
Nous  voulons,  en  un  gai  cortège, 
A  ton  temple  porter  des  fleurs  ; 
Bacchus,  ami  de  Pespérance, 
Toi  seul  sais  de  toute  souffrance 
Dans  les  festins  noyer  les  pleurs. 


La  Vepdapgeuse^ 

Porte  le  raisin  noir  sur  ton  épaule  blanche 

O  vierge,  et  qu'à  longs  flots  le  jus  divin  séj  anche 

Dans  le  pressoir  du  vendangeur  ! 
Le  vendangeur  charmé,  dépouillant  sa  corbeille, 
Sourit  et  de  ta  joue  à  sa  liqueur  vermeille 

Compare  la  vive  rougeur. 

Lorsque  le  travail  cesse,  aux  laborieux  groupes 
Verse  un  vin  déjà  vieux  en  parfumant  les  coupes 

De  roses  chères  à  Vénus  ; 
Prends  le  luth  et  prélude  aux  joyeuses  cadeiic(  s  : 
Bacchus,  ô  jeune  fille,  aime  à  voir  dans  les  danses 

Tes  bras  et  tes  seins  demi-nus. 

Mais,  crois-moi,  si  tu  veux  que  l'hymen  seul  dénoue 
Ta  pudique  ceinture  où  le  zéphir  se  joue, 

Prends  garde  au  fils  de  Sémélé. 
11  le  faut  enivrer  pour  n'avoir  rien  à  craindre. 
Verse  encor  ;  tu  fuiras,  sans  qu'il  puisse  t'atteindre, 

Quand  ses  pas  auront  chancelé. 

'  Grèce  antique. 
Tome  n.  —  Ja:(vieu  iSgS. 


'^7 -Terr- 


is CHANTS  DE  DIVERS  PAYS 


Platon' 

ïCUe  était  jeune,  elle  était  belle 
Gomme  la  iîHe  de  Gérés, 
Elle  aimait  à  jouer  comme  elle 
Au  bord  des  flots  et  des  forêf  s. 

Sitôt,  hélas,  perdre  la  vie  ! 
Elle  avait  à  peine  vingt  ans. 
Pluton  Ta  vue  et  Ta  ravie, 
La  terre  a  perdu  son  printemps. 

Désolet  ainsi  nos  familles 
Pour  embellir  ton  sombre  lieu  ! 
Sinistre  amant  des  jeunes  filles, 
N*as-lu  pas  de  honte^  ô  vieux  dieu  ? 


i-'Hôtesse' 

Voici  le  temps  où  la  terre  est  fleurie, 
Où  les  oiseaux  chantent  sur  le  chemin  ; 
Pour  protéger  l'honneur  de  sa  patrie 
Le  voyageur  repartira  demain. 
Il  a  ferré  sa  monture  fidèle 
De  fers  d'argent  avec  de  beaux  clous  d'or, 
D'un  bleu  velours  il  a  garni   sa  selle, 
Et  caressé  son  coursier,  son   trésor. 
11  est  minuit  !  Eclairant  l'heure  noire, 
Au  voyageur  l'hôtesse  verse  à  boire, 
A  chaque  coup  lui  redisant  encor  : 

*  Chanson  grecque. 

'  Chants  populaires  de  la  Grèce. 


CHANTS  DE  DIVERS  PAYS  1) 

—  Quand  le  jour  va  renaître, 
Que  je  parte  avec  toi  : 
£mmène<moi ,  mon  maître. 
Mon  maitre,  emmène-moi  ! 

«  J'apprêterai  de  doux  mets  pour  ta  bouche, 
Je  te  ferai  ton  lit  pour  sommeiller. 
Et  tout  auprès  je  placerai   ma  couche 
Discrètement,  de  peur  de  t'éveiller. 

—  Non,  où  je  vais,  toute  fillette  y  manque. 
Les  jouvenceaux,  les  braves  seuls  y  vont. 

—  Eh  bien  !  je  veux  mTiabiller  à  la  franque. 
D'un  chapeau  d'homme,  allons,  couvre  mon  front. 
Sur  un  cheval  à  la  selle  azurée 

Je  te  suivrai  de  contrée  en  contrée, 
Nuls  jouvenceaux  ne  me  devanceront. 

Quand  le  jour  va  renaître. 
Que  je  parte  avec  toi  : 
Emmène- moi,  mon  maitre. 
Mon  maitre,  emmène-moi  ! 


La  jeape  Fille  d'AtIj>èpes* 

Pourquoi  vers  l'autre   monde, 
0  ma  fille,  partir  ? 
La  route  en  est  profonde, 
On  n*en  peut  plus  sortir. 
Vois  notre  peine  amère. 
Reste,  nous  t'aimons  tant. 
—  Je  ne  le  puis,  ma  mère, 
Caron,  Caron  m'attend! 

Chants  populaires  de  la  Grèce. 


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20  CHANTS  DE  DIVERS  PAYS 

Ne  sais-tu  pas,  ma  fille. 
Le  doux  prix  d'un  baiser  ! 
Te  voyant  si  gentille, 
Jani  veut  t' épouser. 
Amour  n'est  pas  chimère. 
Reste  :  il  sera  constant. 
—  Je  ne  le  puis,  ma  mère, 
Garon,  Caron  m'attend  !  ; 

Vois,  ma  douce  colombe, 
Le  printemps  est  si  doux. 
Ne  va  pas  dans  la  tombe, 
N'y  va  pas  avant  nous. 
Pauvre  fleur  éphémère, 
Brille  encore  un  instant. 
>—  Je  ne  le  puis,  ma  mère, 
Caron,  Caron  m'attend  ! 


Les  Plaiptes  de  Rigi* 

Rigi  pleure,  elle  se  lamente, 

La  tourterelle  et  la  perdrix 

N'ont  pas  de  plainte  plus  charmante. 

Yachos  accourt  à  ses  cris. 

((  Fille  blanche  comme  la  neige^ 
Qu'as-tu  doncP  d'où  vient  ta  douleur? 
S'il  faut  un  bras  qui  te  protège. 
Tu  peux  compter  sur  ma  valeur.  » 

Rigi,  que  la  grâce  accompagne, 
Répond  :  «  A-l-çn  rien  vu  de  tel  ? 
Je  cherche  en  vain  sur  la  montagne 
La  plante  qui  rend  immortel.  » 

*  Chanson  gfecque 


CHANTS  0E  DIVERS  PAYS  2  i 

-  -  Gesse  de  pleurer  de  la  sorte, 
Dit-il,  en  ce  riant  séjour  ! 
Puis  il  s'éloigne  et  lui  rapporte 
Une  des  plantes  d'alentour. 

Rigi  la  prend  et  la  respire. 
Or  c'était  la  plante  d'amour^  ' 
Et  voilà  que  Rigi  soupire, 
Pâlit  et  rougit  tour  à  tour. 

La  belle  s'écrîe  éperdue 
En  versant  de  nouveau  des  pleurs 
tt  Un  voile  s'étend  sur  ma  vue, 
Quel  frisson  m'agite  P  Je  meurs  ! . . .  » 

—  Non,  non,  que  son  charme  t'enivre  1 
Viens,  ma  Rigi,  viens  à  l'autel. 

C'est  la  plante  qui  nous  fait  vivre, 
Plante  d'amour  rend  immortel. 

Rigi  pleure,  elle  se  lamente^ 
La  tourterelle  et  la  perdrix 
N'ont  pas  de  plainte  plus  charmante. 
Jeune  Yachos,  toi,  tu  souris. 


Myrtl)il' 

Dans  la  prairie  une  source  ruisselle. 
Sage  fillette  y  vient  puiser  de  l'eau. 
Près  d'elle  accourt  avec  sa  tourterelle 
Le  blond  Myrthil,  berger  galant  et  beau  : 

—  Cède  aux  vœux  d'un  amant  fidèle, 
Lui  dit-il,  et  prends  mon  oiseau  : 

—  Je  ne  veux,  répondit  la  belle. 
Ni  de  toi,  ni  de  ton  cadeau. 

Chanson  grecque. 


22  CHANTS  DE  DIVERS  PAYS 

Dans  la  prairie  une  source  ruisselle, 
Sage  fiUelie  y  vient  puiser  de  Teau. 
Une  croix  d  or  à  la  main,  plein  de  zèle, 
Le  beau  Myrthîl  s'avance  de  nouveau  : 

—  Cède  aux  vœux  d'un  amant  fidèle» 
Lui  dit-il,  et  prends  ce  joyau. 

—  Je  ne  veux,  répondit  la  belle, 
Ni  de  toi,  ni  de  ton  cadeau. 

Dans  la  prairie  une  source  ruisselle, 
Sage  fillette  y  vient  puiser  de  l'eau. 
Myrlhil  enfin  à  la  jeune  rebelle, 
Mieux  avi^é,  présente  un  simple  anneau  : 

—  Cède  aux  vœux  d'un  amant  fidèle, 
Lui  dit-il,  et  prends  mon  cadeau. 

—  Je  veux  bien,  répondit  la  belle. 
Voici  ma  m^n  pour  ton  anneau. 

{A  suivre. J 


-•^sr  ê 


NECROLOGIE 


M.   SIMEON   LUGE 

Le  i/i  décembre  1892,  est  mort  à  Paris,  d*une  mort  subite,  fou- 
droyante, M.  Siméon  Luce,  tombé  pendant  qu'il  traversait  la  place  du 
Chàtelet,  et^  quelques  minutes  après,  expiré. 

M .  Luce,  membre  de  TAcadémie  des  Inscriptions,  professeur  à  TÉcole 
des  Chartes,  directeur  de  la  Section  historique  aux  Archives  Nationales, 
n'était  pas  seulement  un  érudit,  un  critique  de  premier  ordre,  comme 
le  prouvent  les  huit  volumes  des  Chroniques  de  Froissart  publiées 
par  lui  et  tous  ses  autres  ouvrages.  C'était  un  écrivain,  un  histo- 
rien original,  émlnent.  Il  avait  Tart  d'exposer  les  résultats  de  ses  re- 
cherches de  façon  à  les  faire  comprendre,  aimer,  goûter,  dans  leur 
nouveauté  et  leur  saveur  pittoresque,  par  les  gens  du  monde.  Tous  ceux 
qui  ont  lu  sa  Jacquerie,  sa  Jeanne  d*Arc  à  Domrémi^  sa  Jeunesse  de  Ber- 
trand du  Gaesclin,  ont  éprouvé  le  charme  de  cette  manière  d'écrire  l'his- 
toire qui,  avec  les  grands  événements  fouillés  dans  tout  leur  détail, 
donne  la  physionomie  caractéristique  des  mœurs  et  des  idées  de 
répôque  où  ils  se  produisent. 

La  mort  de  M.  Luce  est  pour  la  science  et  la  littérature  historique 
une  perte  capitale,  -^  en  particulier  pour  la  Bretagne.  —  Dans  sa  Jeu- 
nesse de  du  GuescUn  il  avait  élevé  à  ce  «  grand  Breton  »,  —  la  plus  pure 
gloire  peut-être  de  la  Bretagne,  —  il  avait  élevé  le  fronton  d'un  monu- 
ment admirable,  qu'il  eût  mené  à  bonne  fin  et  qui  maintenant,  hélas  ! 
est  condamné  à  rester  inachevé. 

Ce  n'est  pas  là  d'ailleurs  Tunique  obligation  que  la  Bretagne  ait  à 
M.  Luce.  Aussi,  le  22  décembre  dernier,  à  la  Faculté  des  Lettres  de 
Rennes,  au  début  de  sa  conférence  hebdomadaire  sur  l'histoire  de  Bre- 
tagne, M.  Arthur  de  la  Borderie  adressait-il  à  son  auditoire  les  paroles 
suivantes  : 

Messieurs, 

Avant  d'entamer  cette  conférence,  permettez-moi  de  déplorer  avec  vous  la 
perle  d*un  homme  dont  l'œuvre,  le  talent,  le  souvenir  resteront  chers  et  sacrés 
pour  tous  les  amis  de  la  Bretagne  et  de  son  histoire,  particulièrement  pour  tous 
les  amis  de  nos  conférences  bretonnes,  ^  M.  Siméon  Luce.  membre  de  l'Institut, 
mort  le  i4  de  ce  mois. 


1 


^*'»B!f?rT''* 


?4  NÉCROLOGIE 

NoD  seulement  M.  Luce  avait  écrit  cette  histoire  de  la  Jeunesst  de  du 
Gueselin^  qui  est  à  tous  les  points  de  vue  un  monument  historique  de  premier 
'  ordre,  en  Thonneur  d*un  des  plus  glorieux  flls  de  la  Bretagpne  ; 

Non  seulement  cela  «-  mais  M.  Luce  avait  efficacement  contribué  à  fonder 
Tœuvre  de  nos  conférences  bretonnes  ;  dans  une  lettre  reçue  do  lui  quelques 
^  jours  avant  sa  mort,  le  8  du  présent  mois,  et  dont  je  vous  demande  la  permission 
de  lire  quelques  passafi^es.  il  me  le  rappelait  encore  en  ces  termes  : 

«  Mon  cher  ami,  je  crois  bien  que  Je  mUntéresse  à  votre  cours  I  C'est  moi  •>— 
et  j'en  suis  fier  •>—  qui  en  ai  donné  à  votre  regretté  doyen  Dupuy  la  première 
idée.  Cette  idée  lui  sourit  beaucoup,  mais  il  me  fit  cette  objection  :  u  N*y  aura- 
«  t-il  pas,  de  tel  ou  tel  c6té,  quelque  opposition  f  —  Allez  toujours,  lui  dia-je, 
«  s'il  y  en  a,  je  me  fais  fort  d'arriver  h  la  lever,  n  Nous  nous  trouvions 
alors  sur  le  boulevard  Saint-Michel,  à  quelques  pas  de  chez  moi  ;  vous  voyez 
comme  toutes  ces  circonstances  me  sont  présentes.  Eh  bien,  le  succès  de  votre 
cours  a  suscité  et  suscitera  dos  imitations.  L'année  demièro,  on  a  fondé  h  Bor- 
deaux une  chaire  d'histoire  du  Sud-Ouest  de  la  France.  Hier  on  fondait  à  Nancy 
une  chaire  d'histoire  de  l'Est  de  la  France.  Mais  vous  aurez,  vous  Bretons,  l'hon- 
neur d^a  voir  commencé. 

«  Merci  de  vos  documents  sur  la  Culture  de  la  Vigne  en  Bretagne^  ils  m'ont 
particulièrement  intéressé.  Toutefois,  ce  n'est  pas  dan^  des  tonneaux  ni  dans  des 
caves  ^u'il  faut  chercher  le  vin  généreux  qui  fait  la  gloire  de  la  Bretagne  :  c*est 
bien  plutôt  dans  le  cœur  des  Bretons.  » 

M.  Luce  n'était  pas  Breton,  quoiqu'il  touchât  la  Bretagne  par  le  lieu  de  sa 
naissance  ;  il  était  de  Coulances.  Mais  vous  penserez  et  vous  direz  avec  mol. 
Messieurs,  que  —  comme  beaucoup  d'autres  Normande,  d*ailleurs  —  il  était  digne 
d*étre  Breton,  qu'il  était  un  de  ces  Bretons  d'adoption  auxquels  nous  sommes  si 
heureux  de  faire  accueil,  et  dont  nous  pleurons  la  pjrle  comme  nous  le  ferions 
pour  un  Breton  de  race. 


SOUVENIRS 


D  UN 


VIEUX  CAPITAINE  DE  FRÉGATE 


Publiés  par  son  Fils 


(î=^UITE') 


Septembre  i8a8.  —  Evacuation  des  Turcs.  —  Le  3i  août,  la  Z)/- 
ligenie  nous  annonça  lapparition  de  la  division  égyptienne,  nous 
appareillâmes  dans  la  soirée,  et  le  lendemain  matin  nous  recon- 
nûmes dans  le  sud  ouest  87  voiles  françaises  et  dans  le  sud-est  une 
vingtaine  de  bâtiments  turcs.  Nous  ne  tardâmes  pas  à  nous  trouver 
au  milieu  des  nôtres,  qui,  escortés  par  le  brick  le  Hussard  ^  arri- 
vaient avec  la  cavalerie  de  l'armée  ;  on  les  expédia  aussitôt  pour 
Calamata^et,  laissant  derrière  nous  les  Turcs,  nous  nous  dirigeâmes 
vers  Navarin  où  nous  arrivâmes  le  i"  septembre.  Le  leodemain, 
quinze  navires  d'Alexandrie,  dont  trois  frégates  avec  le  vaisseau 
anglais  l'Océan,  jetèrent  l'ancre  près  de  nous,  au  fond  de  la  baie. 
Aussitôt  corvées  de  pleuvoir,  11  fallut  que  des  embarcation»  croi- 
sassent toutes  les  nuits  entre  eux  et  la  côte,  afm  de  les  empêcher  d'y 
débarquer  des  noirs  ou  d'embarquer  des  esclaves ,  et  Ion  posta 
des  élèves  partout  où  il  y  avait  des  hommes  à  terre,  afin  de  pré- 
venir ou  d'arrêter  les  collisions  qui  pourraient  survenir  entre  eux 
et  les  Arabes. 

Le    3,  Tamiral  russe  entra  au  mouillage,  et  le  lendemain  matin 
Ibrahim  pacha  qu'on  attendait  avec  la  plus  grande  impatience, 

*   Voir  la  livraison  d'ojlobre  1892. 


26  -SOUVENIRS 

parut  sur  la  côte  avec  une  escorte  de  près  de  i5o  chevaux.  U  s'y  ar- 
rêta quelque  temps  et  fît  route  pour  la  ville  de  Navarin.  Le  soir  il  eut 
avec  Famiral  de  Rigny  une  conférence  secrète  qui  dura  jusqu'à 
orne  heures  et  demie.  C'est  un  homme  d'une  taille  moyenne  et  d'un 
extrême  embonpoint  ;  sa  barbe  droite  donne  de  la  dureté  à  sa  phy- 
sionomie^  sur  laquelle  se  peignent  avec  mobilité  ses  vives  passions; 
il  était  accompagné  de  son  drogman  et  d'un  secrétaire  intime  de 
son  père« 

Le  lendemain,  l'entrevue  entre  lui  et  les  trois  amiraux  eut  lieu  à 
bord  de  ÏAsia.  Elle  fut  longue  et  orageuse.  L'amiral  Codrington^ 
sur  le  point  de  r^ourner  en  Angleterre,  voulait  terminer  avant  son 
départ  les  affaires  de  Morée  et  conclure  à  tout  prix  un  traité  avec 
Méhémet-Ali.  U  y  proposait  que  aoo  hommes  de  troupes  turques 
occupassent  les  places  de  la  Morée  jusqu'à  ce  que  le  Grand  Sei- 
gneur eût  reconnu  l'indépendance  de  la  Grèce  ;  mais  la  mission  du 
général  Maison,  qui  avait  ordre  de  s^emparer  des  places  fortes,  se 
trouvait  en  opposition  avec  cet  article.  Ibrahim  demanda  trois  jours 
pour  se  décider  ;  pendant  ce  temps  les  ambassadeurs  arrivèrent  et 
les  conférences  furent  continuelles. 

Nous  eûmes  en  ce  moment  l'occasion  de  constater  jusqu'à  quel 
point  peut  être  poussée  l'insolence  des  Grecs.  Une  goëlette  de  cette 
nation,  qui  croisait  depuis  longtemps  devant  la  rade,  s'avisa  d'y 
entrer  et  de  mettre  en  panne  au  milieu  de  la  baie.  Cela  rappelait 
absolument  le  coup  de  pied  de  i'àne.  Aussi  M.  de  Rigny,  indigné, 
ordonna- t-il  au  capitaine  de  VAlcyonef  qui  se  trouvait  à  bord  du 
Conquérant,  de  s'en  retourner  promptement,  de  chasser  celte  goë- 
lette à  coups  de  canon,  de  la  poursuivre  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût 
atteinte,  et  de  dire  à  son  commandant  que  s'il  approchait  doré- 
navant de  l'entrée  du  port  à  trois  portées  de  canon,  on  le  coulerait 
bas.  M.  Turpin  l'ayant  précisément  rencontré  en  retournant  à  son 
bord  lui  en  donna  l'avis  ;  le  Grec  ne  se  le  fit  pas  répéter  deux  fois 
et  sortit. 

Entre  temps  on  s'occupe  à  retirer  ce  qu'on  trouve  de  bon  dans 
les  carcasses  de  navires  qui  nous  entourent.  Nous  sommes  par- 
venus, à  bord  du  Conqvérant,  à  arracher  une  ancre  et  un  canon  de 
•ji  en  bronze  qu'on  évalue  à  plus  de  S.ooo  francs.  Il  me  semble  qu'il 


D'UN   VIEUX  CAPITAINE    DE  FRÉGATE  27 

Serait  bon  d'attendre  pour  ces  opérations  que  les  Turcs  aient  com- 
plètement évacué  la  rade,  car  enfin  tout  cela  leur  appartient. 

Le  8  au  soir,  arrive  un  bateau  à  vapeur  qui  nous  annonce  qu'une 
brigade  de  l'armée  expéditionnaire  s'est  retranchée  devant  Coron, 
que  la  frégate  VAmphyirite  et  VJphiginie  sont  embossées  devant  la 
ville,  et  que  l'attaque  doit  avoir  lieu  le  lendemain.  VAlcyone  part 
aussitôt  pour  empêcher  cet  acte  d'hostilité,  dont  la  nouvelle 
transporte  Ibrahim  de  fureur  ;  il  défend  l'embarquement  de  ses 
troupes,  se. rend  au  conseil  des  troiâ  amiraux^  leur  déclare  que, 
puisque  les  articles  du  traité  d'Alexandrie  ne  sont  pas  exécutés,  il 
n'évacuera  point  la  Morée,  et  qu'au  surplus  il  sera  biea  aise  d'essayer 
ses  Arabes  contre  des  soldats  dignes  de  leur  tenir  tête.  On  resta  en 
conférence  jusqu'au  soir  :  le  pacha  finit  par  se  calmer,  et  il  fut 
décidé  que  l'embarquement  se  ferait  le  lendemain.  Dès  six  heures 
du  matin,  nos  embarcations  furent  occupées  au  transport  des 
Turcs  sur  les  a8  navires,  frégates ,  corvettes  et  bricks,  disposés 
pour  les  recevoir.  Le  lo,  on  embarqua  les  chevaux  à  bord  du 
vieux  vaisseau  retiré  de  la  côte,  mais  toutes  ces  opérations  traînent 
en  longueur,  parce  que  les  Anglais  apportent  mille  entraves  au 
traité,  tantôt  refusant  le  transport  des  vivres  à  terre  pour  nourrir 
les  Turcs  qui  arrivent  de  différents  points  pour  s'embarquer,  tantôt 
s  opposant  à  ce  que  les  esclaves  grecs,  qui  demandent  à  ne  pas 
quitter  leurs  maîtres,  s'en  retournent  avec  eux.  Une  chose  à  remar- 
quer, c'est  que  presque  toutes  les  esclaves  femmes  veulent  suivre 
les  Turcs,  très  peu  désirent  rester  dans  leur  patrie. 

Le  II,  on  craignit  encore  des  protestations  en  apercevant 
sur  la  côte,  vers  la  nuit,  plusieurs  compagnies  de  grenadiers. 
C'étaient  3oo  sapeurs  du  génie  qui  venaient  faire  une  reconnais- 
sance et  construire  des  forts  pour  larmée,  qui  allait  bientôt 
manquer  de  biscuit.  Ibrahim  se  contenta  de  l'explication  et  rem- 
barquement de  ses  troupes  n'en  subit  aucun  retard.  Il  estime 
beaucoup  les  Français  et  les  croit  sur  parole. 

Le  lâ,  je  fus  employé  toute  la  journée  à  porter  à  bord  du  vieux 
vaisseau  turc  de  l'orge  pour  les  chevaux  qu'on  y  avait  embarqués. 
Il  est  impossible  de  voir  un  bâtiment  en  plus  piteux  état,  et  il  sera 
fort  heureux  s'il  se  rend  à  bon  port  à  Alexandrie.   On  ne  la  point 


fs.,  '^.  r  ïiï;»FPf  JPï' 


1%  SOUVENIRS 

lesté  suffisament  ;  sa  première  batterie  est  au  moins  à  1 5  pieds 
au  dessus  de  la  flottaison  :  il  devra  rouler  d'une  manière  effrayante. 
Plusieurs  de  ses  sabords  n'en  font  qu'un  ;  ces  énormes  trous  ont 
été  simplement  bouchés  avec  des  planches  en  sapin  que  le  pre- 
mier coup  de  mer  défoncera.  Le  malheureux  navire  à  été  tellement 
criblé  par  les  boulets ,  que  toutes  ses  œuvres  mortes  ne  sont  plus  liées 
et  qu'il  risque  de  s'entr'ouvrîr  au  premier  mauvais  temps.  L'amiral 
de  Kigny  a  proposé  à  Ibrahim  de  mettre  à  sa  disposition  tous  les 
charpentiers  de  la  division  pour  réparer  ce  vaisseau,  m^is  le  pacha 
a  refusé,  bien  qu'il  s'expose  à  perdre  des  valeurs  considérables,  car 
son  lest  se  compose  exclusivement  d'une  grande  quantité  de 
canons  en  bronze  sauvés  des  débris  de  la  flotte.  Je  ne  parle  pas  de 
l'odeur  qui  s'exhale  de  ce  bateau,  elle  est  insupportable. 

Le  16  septembre,  a6  bâtiments  turcs  appareillèrent  avec  la  Sirène 
pour  Alexandrie.  Ibrahim  a  encore  ici  environ  10,000  hommes  de 
ses  meilleures  troupes.  Le  même  jour,  le  général  Maison  arrive  avec 

.  son  état>major  sousM'escorte  d'un  piquet  de  lanciers  et  campe  à 
mi'CÔte,  près  des  moulins. 

Le  17.  YAmphiirite  et  3 a  transports  français  apportèrent  les 
bagages  de  l'armée,  et  dans  l'après-midi  l'avant-garde  française 
parut  sur  les  coteaux  occupés  par  le  génie.  On  avait  signifié  aux 
Turcs  qui  occupaient  un  petit  plateau  au-dessus  du  camp  français 
de  l'abandonner  aussitôt,  et  un  grand  nombre  de  mulets  et  de 
chevaux  que  les  Éygptiens  envoyaient  au  fourrage  dans  la  plaine 
qui  entoure  le  marais  se  trouvèrent  isolés  de  la  position  ;  l'officier 
arabe  qui  commandait  le  détachement  servant  d'escorte  aux  fourra- 
gours,  n'ayant  pas  été  prévenu  à  temps  et  voyant  une  compagnie 
de  voltigeurs  et  un  escadron  de  lanciers  débarquer  devant  lui  à  mi- 

'cote,  crut  qu'il  allait  être  attaqué.  Nous  le  vîmes  se  langer  immé- 
diatement en  bataille  près  du  chemin,  en  s'appuyant  sur  un  petit 
monticule  couvert  de  broussailles  épaisses,  et  s'y  maintenir  assez 
longtemps,  attendant  l'attaque;  mais,  en  présence  de  l'immobilité 
des  nôtres,  qu'on  avait  arrêtés,  et  ayant  probablement  reçu  des 
ordres,  il  se  replia  en  se  portant  vers  la  hauteur,  d'où  les  bagages  du 
petit  camp  turc  furent  promplement  enlevés.  Du  bord  nous  suivions 
attentivement  celte  manœuvre  et  nous  remarquâmes  avec  étonne- 


7—  rfi-r 


D'UN  VIEUX  CAPITAINE  DE  FRÉGATE  2Î) 

ment  la  promptitude  avec  laquelle  ces  deux  cents  Arabes,  surpris 
par  l'apparition  subite  de  nos  voltigeurs  et  de  notre  cavalerie,  se 
formèrent  en  bataille  et  se  mirent  en  état  de  défense,  car  dans  leur 
marche  précédente  ils  ne  paraissaient  conserver  aucun  ordre.  Si 
une  affaire  se  fût  engagée,  elle  eût  été  chaude  :  les  Arabes,  une 
fois  habitués  à  combattre  ensemble  et  non  plus  en  tirailleurs  à  la 
débandade,  sont  aussi  solides  que  les  Russes,  ils  ne  plient  plus  et  se 
font  teraser  jusqu'au  dernier  avant  de  rompre.  Dès  que  nos  volli- 
g^eurs  furent  maîtres  de  la  position  évacuée,  ils  mirent  le  feu  sur 
tous  les  points  de  la  colline  pour  consumer  les  cabanes^  la  vermine 
et  des  cadavres  en  putréfaction  que  les  Arabes  n'avaient  pas  enterrés. 

Enfin,  le  i8  au  matin,  l'armée  débouqua  par  un  petit  vallon 
près  duquel  est  situé  le  quartier  général.  L'aile  gauche  s'étendit 
sur  trois  lignes  à  différentes  hauteurs  le  long  du  coteau,  et  l'aile 
droite  se  rangea  dans  la  plaine,  de  Fautre  côté  de  la  rivière. 
Les  bataillons  de  l'artillerie  et  du  génie  occupèrent  le  centre, 
derrière  le  quartier  général.  Toute  la  journée  nous  fûmes  occupés 
à  débarquer  les  transports,  les  tentes  et  les  effets  de  campement, 
et  le  lendemain  nous  les  vîmes  toutes  dressées  ;  chaque  compagnie 
construisit  alors,  sur  l'arrière  de  sa  ligne  de  tentes,  des  baraques 
en  feuillage  pour  mettre  à  couvert  ceux  qui  manquaient  de  loge- 
ments,  car  la  toile  ne  suffisait  pas. 

Cependant  de  nombreux  navires  arrivaient  en  baie  de  Navarin  : 
tous  ceux  qui  étaient  restés  mouillés  à  Pétalidi,  des  bricks  turcs, 
un  dernier  convoi  français  portant  une  de  nos  brigades  et  qui  avait 
été  dispersé  par  un  coup  de  vent,  deux  vaisseaux  russes  et  le  reste 
des  transports  égyptiens,  en  tout  plus  de  deux  cents  navires  de 
toutes  les  nations  et  de  toutes  les  grandeurs.  A  chaque  instant  on  en 
voyaitentrer  ou  sortir,  et  jamais  je  n'avais  été  témoin  d'un  pareil 
mouvement  naval.  Le  3o,  vingt-deux  bâtiments  turcs  sortirent  du 
port  et  le  lendemain  quarahte-six  transports  mirent  sous  voile,  les 
uns  destinés  pour  Alexandrie,  sous  l'escorte  de  la  Circé^  les  autres 
portant  l'une  de  nos  divisions  à  Patras. 

Le  même  jour,  Ibrahim,  qui  désirait  voir  les  Français  sous  les 
armes,  se  rendit  au  camp  avec  les  amiraux  et  passa  la  revue  de  la 
brigr^de  Igonet.  Il  admira  la  belle  tenue  de  nos  troupes  ;  mais  les 


30  SOUVENIRS 


mouvements  qu'on  exécuta  devant  lui  le  laissèrent  assez  froid,  car 
ses  Arabes  manœuvrent  avec  autant  de  précision  et  de  facilité  que 
nos  meilleurs  régiments. 

On  avait  établi  un  poste  français  près  de  Navarin,  parce  qu'Ibrahim, 
ne  pouvant  emporter  avec  lui  tous  les  chevaux  et  les  mulets  qu'il 
avait  au  camp,  les  avait  abandonnés.  Aussitôt  une  foule  de  Grecs, 
qui  se  trouvent  toujours  là  où  il  y  a  quelques  rapines  à  faire, 
s'étaient  précipités  sur  eux  et  avaient  même  commis  des  violences 
envers  des  Turcs  qui  ne  se  souciaient  pas  de  leur  livrer  leurs  che- 
vaux ;  un  piquet  de  chasseurs  arriva  heureusement  et  dispersa  ces 
honnêtes  gens  ;  puis  une  compagnie  de  voltigeurs  s'établit  près 
de  là  jusqu'au  départ  définitif  des  Arabes,  pour  la  garde  des  che- 
vaux qui  devaient  rester  la  propriété  de  l'armée.  .Mais  les  Grecs 
n'abandonnent  pas  si  facilement  ce  qu'ils  croient  pouvoir  enlever  : 
pendant  la  nuit  les  sentinelles  furent  inquiétées  plusieurs  fois,  des 
coups  de  fusils  furent  échangés,  et  il  fallut  que  l'un  des  pillards 
fût  tué  par  un  factionnaire  pour  ralentir  l'ardeur  des  autres  et 
les  disperser. 

Enfin,  le  4  octobre,  Ibrahim  s'embarqua  sur  le  brick  égyptien  le 
Crocodile.  Il  eut,  le  soir,  à  son  bord,  une  longue  conférence  avec 
Tamiral  de  Rîgny  et  le  général  Maison  ;  puis  le  lendemain  il  mit 
sous  voiles  avec  une  corvette  turque,  s'arrêta  en  passant  devant  les 
places  de  Modon  et  de  Coron»  et  quitta  définitivement  cette  mal- 
heureuse Morée  qu'il  avait  ravagée  si  longtemps,  qu'il  laissait  in- 
culte et  dépeuplée  et  où  il  avait  perdu  les  deux  tiers  de  son  armée 
par  la  famine,  la  fatigue  et  les  maladies. 

1 1  octobre.  —  Prise  comique  de  Navarin,  de  Modon  et  autres' 
places,  -7  Toutes  les  familles  turques  qui  habitaient  Modon  et  Na- 
varin s'étaient  embarquées  sur  différents  transports  quelques  jours 
avant  le  départ  du  pacha,  en  sorte  qu'il  ne  restait,  dans  chacune 
de  ces  deux  places,  que  quatre  à  cinq  cents  hommes  qui  refusèrent 
d'en  ouvrir  les  portes. 

Le  5  octobre,  sur  le  refus  formel  de  nous  laisser  entrer  dans 
Navarin,  le  Breslnw  s'embossa  à  portée  du  canon  de  la  ville  et  sd 
mit  en  branle-bas  de  combat.  Gependant  les  compagnies  du  1 6% 


•*.llilB«!l|ir*!^-.-K 


D'UN  VIEUX  CAPITAINE  DE  FRÉGATE  31 

qui  occupaient  des  postes  vis-à-vis  la  citadelle,  n'empêchaient  pas 
les  Turcs  d*aller  prendre  de  l'eau  à  une  fontaine  voisine  et  la  meil- 
leure intelligence  régnait  entre  les  deux  partis.  Le  6,  deux  batail- 
lons arrivèrent  du  camp,  et  sur  la  plage  on  embarqua  dans  trois 
chaloupes  tous  les  engins  nécessaires  pour  le  siège.  Ce  qu'il  y 
avait  de  plaisant,  c*est  qu'on  allait  tes  débarquer  sur  une  petite 
cale  à  demi-portée  de  canon  de  la  ville,  sans  être  le  moins  du  monde 
inquiété.  Les  amiraux  avaient  même  été  reçus  dans  la  place,  mais 
ils  en  étaient  sortis  sans  avoir  rien  pu  obtenir  des  assiégés.  A  deux 
heures  de  l'après-midi,  le  général  Igonet,  le  colonel  du  t6*, 
quelques  sapeurs  du  génie  et  M.  Navoni  se  présentèrent  à  une 
brèche  jadis  faite  par  Ibrahim  lorsqu'il  enleva  la  place  aux  Grecs 
et  qui  n'avait  pas  été  réparée.  Plusieurs  Turcs  fumaient  la  pipe  9ur 
les  remparts  avec  tout  le  flegme  qui  les  caractérise.  On  demanda 
le  bey,  et  le  drogman  lui  dit  que,  puisqu'il  ne  voulait  pas  ouvrir  ses 
portes,  on  allait  les  enfoncer  ouïes  faire  sauter,  et  que,  s'il  ne  voulait 
perdre  aucun  homme^  il  n'avait  plus  qu'à  les  faire  retirer  des 
environs  ;  qu'en  attendant,  on  allait  entrer  par  la  brèche.  Les  as-r 
sièges  répondirent  qu'ils  ne  permettraient  jamais  d'entrer  dans  la 
place,  mais  que,  n'ayant  pas  les  moyens  de  la  défendre,  ils  étaient 
forcés  de  laisser  faire.  Nos  ofBciers  montèrent  aussitôt  sur  le  itiur 
et  entrèrent  sans  que  les  Turcs  se  donnassent  la  peine  de  se  dé- 
ranger. Pendant  ce  temps  l'on  attaquait  la  porte  à  grands  coups 
de  hache,  lorsque  l'on  entendit  quelqu'un  crier  de  l'intérieur,  en 
français,  d'attendre  un  instant,  qu'il  était  seul,  et  qu'il  lui  fallait  du 
temps  pour  enlever  les  barricades  qui  tenaient  la  porte  fermée. 
C'était  un  officier  français  qui,  ayant  escaladé  la  muraille  de  l'autre 
côté,  venait  à  l'aide  des  assiégeants,  après  avoir  traversé  la  ville  au 
milieu  des  Turcs  impassibles.  La  porte  ouverte,  nos  troupes  pé- 
nètrent sans  le  moindre  obstacle.  Cependant  le  pavillon  blanc 
flottait  déjà  sur  le  fort  :  c'était  Trogofi  qui,  après  avoir  porté  à  la 
cale  tous  les  objets  nécessaires  au  siège,  voyant  qu'ils  ne  servaient 
à  rien»  avait  couru  avec  Rosamel  aux  remparts  et  de  là  sur  le  fort, 
où  ils  avaient  arboré  le  pavillon. 

Telle  fut  la  prise  comique  de  Navarin,  qu'un  an  auparavant  nous 
avions  labouré  de  boulets  véritables. 


'W 


D'UN  VIEUX  CAPITAINE  DE  FRÉGATE  93 

Le  18,  on  reçut  la  nouvelle  que  les  troupes  sorties  de  Patras 
avaient  demandé  à  passer  en  Roumélie  ;  que,  sous  ce  prétexte, 
dles  s'étaient  enfermées  dans  le  château  de  Morée  qui  défend  le 
détroit  de  Lépante,  et  que  là  on  ne  voulait  entendre  parler  d'aucune 
capitulation.  Le  général  Shneider  établît  aussitôt  son  camp  devant 
le  fort  et  fit  ses  préparatifs  pour  Tattaque.  En  même  temps  on  fit 
presser  en  toute  hâte  rétablissement  d'un  hôpital  à  Navarin,  dans 
les  bâtiments  qui  servaient  de  magasins  à  Ibrahim,  afin  d'y  trans- 
porter les  malades  que  les  exhalaisons  des  marais,  dépouillés  des 
roseaux,  avaient  frappés  de  fièvres  intermittentes  ;  puis  on  em- 
barqua sur  les  transports  l'artillerie  de  siège^  des  gabions,  et 
toutes  les  munitions  nécessaires  pour  se  rendre  en  force  à  Patras. 

Le  ai  au  matin^  la  division  mit  sous  voile.  Nous  avions  abord 
le  général  Maison,  son  état-major  et  cent  sapeurs  du  génie.  Entre 
Zante  et  la  côte  de  l'Arcadie,  un  navire  qui  venait  de  Patras  nous 
mit  au  désespoir  en  nous  annonçant  que  la  place  s'était  rendue, 
mais  le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour,  nous  fûmes  agréablement 
détrompés  par  le  bruit  des  canons  des  redoutes  françaises  établies 
par  le  général  Shneider  devant  le  fort  de  Morée.  C'était  huit  pièces 
de  dix-huit  débarquées  de  l'Arm/de,  de  la  Duchesse  de  Berry  et 
de  la  Didon,  et  servies  par  des  matelots  pour  protéger  les  travailleurs 
qui  commençaient  à  ouvrir  la  tranchée. 

Le  a3,  nous  mouillâmes  avec  la  division  devant  Patras.  Cette  ville 
n'est,  comme  toutes  les  villes  grecques,  qu^un  amas  de  mauvaises 
cases  entourées  de  vieilles  fortifications  vénitiennes.  Elle  est  située 
en  amphithéâtre  assez  près  de  la  mer,  sur  le  flanc  d'une  chaîne 
de  oiontagnes  élevées.dont  la  cime  est  couronnée  d'une  forêt  de 
chênes  verts.  Les  faubourgs,  bien  plus  considérables  que  la  ville, 
sont  parsemés  des  ruines  de  plusieurs  monuments  jadis  importants. 
Les  environs,  en  particulier  une  belle  plaine  un  peu  inclinée  vers 
la  mer  et  divisée  par  un  large  torrent,  paraissent  avoir  été  autrefois 
couverts  de  maisons  de  campagne  et  de  jardins  dont  les  débris  de 
murs  coupent  le  terrain  dans  tous  les  sens  ;  maintenant  on  n'y  voit 
plus  un  arbrQ  :  le  jonc  et  la  réglisse  couvrent  seuls  la  plaine. 

A  deux  lieues  environ  dans  le  nord  de  Patras,  à  l'extrémité  d'une 
pointe  de  sable  qui  ferme  le  détroit  de  Lépante,  se  trouve  situé 
TouE  IX.  —  Janvier  189a.  3 


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34 


SOUVENIRS 


le  fort  de  Morée.  C'est  encore  une  construction  vénitienne^  assez 
moderne,  que  sa  solidité  seule  a  préservée  des  injures  du  temps  ; 
car  les  Turcs  et  les  Grecs  ne  se  sont  jamais  avisés  de  réparer  les 
forteresses  qu'ils  occupaient,  même  lorsque  des  pans  de  murailles 
entiers  s'écroulaient  de  vétusté. 

Le  château  est  dominé  par  quatre  grosses  tours  et  défendu  du 
côté  de  la  terre  par  deux  demi-lunes  qui  le  couvrent  en  partie  :  le 
fort  de  Roumélie,  qui  se  trouve  de  l'autre  côté,  à  l'entrée  du  détroit, 
parait  moins  considérable  et  n'est  guère  à  redouter  que  du  côté 
de  la  mer.  La  passe  qui  sépare  les  deux  forts  n^a  qu'un  mille  de 
largeur,  en  sorte  que  leurs  feux  peuvent  facilement  se  croiser. 

Le  lendemain  de  notre  arrivée,  les  généraux  et  l'amiral  visitèrent 
les  travaux  à  l'ouverture  de  la  tranchée,  mais  leur  groupe,  aperçu 
par  les  Turcs,  fut  bientôt  dispersé  par  quelques  pièces  de  canon 
qu*ils  pointèrent  sur  eux  et  dont  quelques  boulets  leur  passèrent 
très  près  A  son  retour,  l'amiral  de  Rigny  envoya  un  canot,  avec 
TrogofT  et  deux  élèves,  pour  sonder  dans  les  environs  de  la  forteresse 
et  voir  s'il  était  possible  de  s'y  embosser.  Ils  s'approchèrent  des 
remparts  à  la  faveur  d'une  fumée  épaisse,  provenant  de  l'incendie 
de  plusieurs  baraques  au  milieu  desquelles  avait  éclaté  une  bombe 
envoyée  des  redoutes  françaises,  et  après  avoir  longé,  sans  être  vus, 
la  partie  du  fort  qui  regarde  la  pleine  mer,  ils  se  disposaient  à 
doubler  la  pointe  de  sable  la  plus  extérieure,  lorsqu'ils  furent 
aperçus  par  une  sentinelle.  L'alarme  donnée,  on  les  fusilla  pendant 
quelque  temps  et  on  leur  tira  môme  trois  coups  de  canon  à  boulet, 
mais,  grâce  à  la  maladresse  des  Turcs,  ils  s'en  tirèrent  après  avoir 
terminé  leur  mission  avec  quelques  balles  dans  les  avirons  et  le 
canot  :  personne  ne  fut  blessé.  Le  résultat  de  Fexpédition  fut  qu'il 
était  presque  impossible  de  s'embosser  de  l'autre  côté  du  fort  : 
on  y  avait  trouvé  a8  à  3o  brasses  d'eau,  un  courant  violent  changeant 
de  direction,  un  mauvais  fond,  et  un  vent  de  nord-est  très  frais 
qui  durait  depuis  plusieurs  jours  et  ne  paraissait  pas  devoir  cesser 
de  si  tôt. 

Le  25,  YAtalante  reçut  l'ordre  d'aller  mouiller  sur  la  côte  'de 
Roumélie  en  se  mettant  hors  de  la  portée  des  canons  de  la  place. 
Elle  envoya  aussitôt  un  canot  avec  M.  Navoni  pour  inviter  le  pacha 


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D'UN  VIEUX  CAPITAINE  DE  FRÉGATE  3b 

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à  engager  les  Turcs  du  château  de  Morée  à  se  rendre  avant  qu'on 
ne  les  y  forçât,  attendu  qu'il  leur  était  impossîble^de  tenir  long- 
temps. Le  pacha  répondit  que,  loin  de  leur  conseiller  de  se  rendre, 
il  leur  ordonnait  de  se  défendre  jusqu'à  b  dernière  extrémité,  que 
sans  cela  il  né  les  recevrait  jamais,  il  assurait  du  reste  qu'il  ne 
voulait  pas  se  mettre  lui-même  en  guerre  avec  les  Fraifçaîs  et  il  de- 
mandait que  les  communications  fussent  ouvertes  avec  lui  comme 
si  le  siège  du  château  de  Morée  n'avait  pas  lieu. 

Cependant  les  travaux  étaient  poussés  de  ce  côté  avec  beaucoup 
d'activité.  Les  canonniers  de  la  batterie  destinée  à  protéger  les 
travailleurs,  après  avoir  réussi  à  démonter  toutes  les  pièces  qui  se 
trouvaient  sur  les  remparts,  empêchaient  les  Turcs  d'en  remettre 
d'autres  pendant  le  jour,  en  sorte  qu'on  n'était  guère  inquiété  que 
par  des  bombes  et  par  quelques  coups  de  canon  envoyés  pendant 
la  nuit.  Le  27,  la  tranchée  étant  ouverte  à  cinquante  toises  de  la 
demi-lune,  on  se  disposa  à  y  établir  la  batterie  de  brèche  :  on  dé- 
barqua l'artillerie  de  siège  des  bâtiments  marchands,  les  frégates 
en  fournirent  aussi,  et  nous  envoyâmes  du  Conquérant  deux  pièces 
de  24  avec  des  munitions  pour  4oo  coups  de  canon.  Nos  pièces  se- 
ront servies  par  des  matelots  du  bord  :  un  officier  et  un  élève  sont 
chargés  du  service  et  doivent  être  relevés  toutes  les  a4  heures. 
Envoyé  plusieurs  fois  aux  lignes  pour  porter  des  ordres,  j'ad- 
mirai la  grande  étendue  des  travaux  exécutés  en  si  peu  de  temps 
et  la  manière  dont  on  peut,  sans  être  vu,  s'approcher  d'une  forte- 
resse^  malgré  tous  les  efforts  qu'elle  peut  faire  pour  vous  en  em- 
pêcher. Les  travailleurs  étaient  à  l'abri  de  murs  formés  avec  des 
gabions  et  surmontés  de  sacs  de  terre;  mais  il  fallait  néanmoins 
circuler  aïKC  précaution,  car  les  Turcs  n'apercevaient  pas  plutôt 
quelqu'un  de  leurs  meurtrières,  que  plusieurs  balles  lui  sifflaient 
a-jx  oreilles.  Dans  les  fossés,  nos  voltigeurs  fusillaient  aussi,  à  travers 
les  intervalles  des  sacs  de  terre,  ceux  des  assiégés  qu'ils  pouvaient 
entrevoir  sur  les  remparts,  en  sorte  qu'un  feu  très  vif  était  en- 
tretenu pendant  toute  la  journée,  mais  sans  être  meurtrier  pour 
les  nôtres. 

Le  3  octobre  se  trouvant  pour  moi  un  jour  de  tranchée,  je 
m'y  rendis  la  veille,  dans  l'après-midi.  La  batterie  de  brèche  était 


• 


k  très  peu  près  iDStallée  et  prâte  k  faire  feu.  Oa  lui  avait  donné  le 
nom  de  battefie  de  Charles  X  el  de  Georges  IV  ;  elle  comptait 
i4  pièces  de  gros  calibre  dôDt  quelques-unes  anglaises.  A  l'extrémité 
de  celle-ci  se  trouvaient  trois  canons  de  18,  désignés  sous  le  nom 
de  batterie  Dauphin  et  destinés  k  battre  aussi  en  brèche  une 
partie  du  Hastioa.  Plus  loin,  la  batterie  d'Angouléme  était  com- 
posée de  pièces  de  campagne  et  devait  empêcher  l'ennemi  de 
paraitre  sur  les  remparts.  Derrière,  à  petite  distance,  trois  mortiers, 
quatre  obusiers  et  trois  canons  de  18  devaient  aussi  occuper  les 
assiégés  sous  le  nom  de  batterie  de  Bordeaux.  Enfin  la  batterie 
d'Henri  IV,  la  première  dressée,  et  dont  on  avait  enlevé  quelques 
pièces,  restait  en  réserve.  ■ 

Le  soir,  nous  reçûmes  l'ordre  de  nous  tenir  prêta  à  faire  feu  le 
lendemain  malin  k  six  heures,  au  premier  signal.  Nous  passâmes 
ime  partie  de  la  nuit  en  derniers  préparatifs,  tels  que  :  démasquer 
les  pièces,  mettre  les  poudres  à  l'abri  du  .feu  et  cependant  en  lieu 
commode  pour  les  approvisionnements,  remplir  les  parcs  de  bou- 
lets, etc.  ;  puis  nous  nous  étendîmes  dans  une  petite  baraque  en 
planches  qui  nous  était  destinée  et  je  m'endormis  au  bruil  des 
hurlements  que  poussaient  les  Turcs  toutes  les  nuits  et  des  coups 
de  fusil  qu'ils  tiraient  constamment  sur  tout  ce  qu'Us  apercevaient 
de  mobile. 

A  5  heures,  le  lendemain,  nous  étions  k  nos  postes,  attendant 
avec  impatience  qu'on  lançât  tes  trois  fusées  à  la  congrève  qui  de- 
vaient être  le  signal  de  l'attaque.  A  six  heures  elles  furent  aperçues, 
et  aussitôt  plusieurs  bombes  provenant  des  dernières  batteries  et 
d'une  bombarde  anglaise  embossée  à  portée  du  fort  allèrent  ré- 
veiller les  malheureux  Turcs.  Peu  après  le  feu  commenta  de  toutes 
parts  et  en  quelques  minutes  nous  entamâmes  le  mur.  L'ennemi 
ne  se  montra  pas  d'abord,  et  ce  ne. fut  que  deux  heures  après  le 
commencement  de  l'action  que  nous  eûmes  à  essuyer  de  sa  part 
une  vive  fusillade  à  laquelle  les  voltigeurs  répondirent  avec  ac- 
tivité. Enfin,  k  dix  heures,  lorsque  le  feu  paraissait  le  plus  animé 
de  part  et  d'autre  et  que  des  pans  de  muraille  entiers  s'écroulaient 
sous  l'action  des  boulets,  promettant  bientôt  un  passage  facile,  le 
pavillon  rouge  fut  amené  et  le  drapeau  blanc  arboré  sur  la  plus 


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D'UN  VIEUX  CAPITAINE  DE  FRÉGATE  37 

haute  tour,  puis  les  Turcs  se  montrèrent  sur  les  remparts  en  faisant 
signe  de  cesser  le  feu.  Nous  reçûmes  aussitôt  Tordre  de  charger 
et  de  pointer  nos  pièces,  mais  de  ne  plus  tirer,  et  Ton  célébra  la 
victoire  par  les  cris  ordinaires.  , 

Deux  compagnies  d'élite  furent  alors  envoyées  dans  la  place  pour 
Foccuper  et  désarmer  la  garnison  ;  elles  trouvèrent  la  porte  ouverte 
et  furent  étonnées  du  sang-froid  et  du  calme  imperturbables  des 
Turcs  qui;  s'étant  rendus  à  discrétion,  s'attendaient  à  être  massa- 
crés ou  tout  au  moins  pillés  et  maltraités  par  les  vainqueurs.  Les 
généraux  entrèrent  ensuite  avec  uû  régiment  d'infanterie,  et  nous 
nous  occupâmes  à  désarmer  nos  pièces. 

'  Ainsi  fut  pris,  après  quatorze  jours  de  tranchée  et  avec  une 
perte  de  quatre  hommes,  ce  fort  de  Morée  qui  paraissaient  aux  Turcs 
inexpugnable. 

L'après-midi,  quoique  l'entrée  de  la  place  fûit  interdite  à  tout  ce 
qui  ne  portait  pas  de. grosses  épaulettes,  je  parvins  à  m'y  glisser  et 
je  pus  visiter  à  mon  aise  les  dégâts  qu'avaient  faits  les  bombes  et 
les  boulets.  Pas  une  maison  n'était  intacte,  la  terre  était  profon- 
dément labourée  de  tous  côtés,  et  le  feu  qui  avait  pris  dans 
plusieurs  endroits  s'était  éteint  faute  d'aliments.  Je  ne  rencontrai 
aucune  pièce  de  canon  en  batterie  :  toutes  celles  des  remparts 
avaient  été  démontées.  Ce  qui  m'étonnà  fut  de  trouver  peu  de  sang 
répandu  et  pas  un  cadavre,  si  ce  n'est  ceux  d'un  chameau  et  d'une 
vache.  Nous  apprîmes  plus  tard  que  les  Turcs  avaient  jeté  leurs 
morts  dans  une  citerne  et  qu'ils  avaient  évacué  leurs  blessés  au 
fur  et  à  mesure  sur  Lépante.  Six  cents  hommes  se  trouvaient  encore 
dans  le  fort  ;  ils  avaient  rassemblé  leurs  femmes  dans  une  case- 
mate très  obscure  et  dans  quelques  cases  qui  n'avaient  pas  été 
démolies  par  les  bombes.  Aucune  d'elles  ne  paraissait  effrayée. 
J'étais  entré  dans  le  fort  une  heure  et  demie  après  la  reddition  et 
tous  les  habitants  vaquaient  à  leurs  occupations  ordinaires  avec 
la  plus  grande  tranquillité,  c'est-à-dire  fumaient  leur  pipe  et  pré- 
paraient leur  dîner.  Je  rencontrai  sur  les  remparts,  dans  une 
baraque  à  moitié  démolie  par  les  boulets,  une  vieille  femme  qui, 
lorsque  nous  passâmes,  semblait  sortir  de  dessous  les  décombres 
et  venait  mettre  qudques  lambeaux  de  linge  à  sécher.  Il  est  vrai 


38  SOUVENIRS 

de  dire  que  si  ce  calme  extraordinaire  des  Turcs  nous  a  frappés, 
noire  modération  ne  les  a  pas  moins  surpris,  car  on  s'est  con- 
tenté de  leur  faire  déposer  les  armes.  Rien  autre  chose  ne  leur  a 
été  pris  et  pas  une  de  leprs  femmes  n'a  été  touchée. 

Je  fus  relevé  le  soir  et  je  m'en  retournai  à  bord  avec  trois  hommes 
qui  avaient  été  blessés  h  l'une  de  nos  pièces  par  l'explosion  d*une 
gargousse. 

Cependant  les  Grecs  couvraient  en  grand  nombre  les  travaux 
d'approche  et  faisaient  tous  leurs  efforts  pour  s'introduire  dans  la 
place,  sans  doute  pour  y  piller.  Ces  misérables,  qui  pendant  le  siège 
n'avaient  fait  qu'apx>araiire  au  sommet  des  montagnes  et  avaient 
refusé,  môme  moyennant  salaire^  de  nous  aidera  faire  des  gabions, 
s'étaient  rués  par  nàilliers  sur  nous  lorsque  la  citadelle  avait  amené 
son  pavillon.  Ils  poussaient  l'audace  jusqu'à  se  donner  des  airs 
d'arrogance  qui  étaient  fort  loin  de  leur  convenir  ;  aussi  nos  soldats 
et  surtout  nos  matelots  les  traitèrent-ils  comme  ils  le  méritaient 
en  les  chassant  à  coups  dl  bâton  ou  en  cern&nt  ceux  qui  les  regar- 
daient travailler  et  les  forçant,  une  houssine  à  la  main,  à  démonter 
et  à  embarquer  les  pièces  que  nous  enlevions  de  Itios  batteries. 

Il  était  temps  que  l'affaire  se  terminât,  car  un  orage  très  violent, 
accompagné  d'une  pluie  battante,  éclata  dans  la  nuit  du  3i,  et,  la 
tranchée  se  trouvant  presque  entièrement  faite  dans  le  sable  où 
dans  une  terre  glaise  très  molle,  les  terrassements  se  fassent  éboulés 
en  grande  partie  ;  il  nous  eût  été  fort  difQcile  de  manœuvrer  nos 
pièces  et  les  Turc»  auraient  eu  beau  jeu  contre  nous  qui  serions 
restés  presque  entièrement  à  découvert. 

Décembre  1828.  —  Hivernage  à  Smyrne,  —Le  1°'  novembre,  le 
Breslau,  VIphigénie  et  YAialante  embarquèrent  des  troupes  ;  nous 
primes,  avec  nous  Tétat-major  et  le  ^énie,  et  le  a  au  matin  on 
appareilla  pour  Navarin  ;  mais  il  n'y  avait  plus  de  raison  de  conti- 
nuer notre  insipide  croisière,  et,  le  i5,  après  avoir  constaté  que 
rétablissement  des  hôpitaux  était  activement  poussé,  l'amiral  fit 
mettre  à  la  voile  pour  Smt/rne  et  s'arrêta,  chemin  faisant,  à  Paras, 
où  les  ambassadeurs  des  trois  puissances  se  trouvaient  réunis  avec 
plusieurs  vaisseaux  anglais  et  russes. 


/* 


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D'DN  VIEUX  CAPITAmE  DE  FRÉGATE 


33 


Le  3o  novembre,  nous  laissions  tomber  l'ancre  devant  Smyrne, 
où  nous  rencontrâmes  la  Fleur-de-Lis,  à  bord  de  laquelle  se  trou- 
vaient les  élèves  de  Técole  sortis  dans  la  marine  un  an  après  lhu  . 

Dès  le  lendemain,  on  s'occupa  de  réparations  qui  promettaient 
un  long  séjour  :  on  dévergua  les  voiles,  on  prépara  des  change- 
ments considérables,  et  Ton  fit  descendre  un  grand  nombre  de 
nos  malades  atteints  du  scorbut  au  nouvel  hôpital  français  du 
Coulât,  installé  depuis  peu  au  milieu  d'un  vaste  jardin.  Notre 
hiver  s'annonce  mieux  que  celui  de  Tannée  dernière.  Les  Turcs  ne 
sont  plus  sous  l'impression  de  la  défaite  de  Navarin.  En  dehors 
du  service,  notre  temps  se  passe  en  fêtes  que  nous  donnons  aux 
élèves  de  la  Fleur-de-Lis  et  que  ceux-ci  nous  rendent,  et  en  soirées 
ou  bals  chez  M.  Van  Lennep,  le  consul  de  Hollande  chargé  des 
affaires  de  France  au  Cassin,  et  dans  les  différentes  maisons  parti- 
culières. 

Entre  temps  nous  prenions  des  bains  turcs.  Voici  la  description 
de  mon  premier  bain  j  nous  entrâmes  dans  une  grande  salle  en- 
tourée  de  canapés  et  de  lits  de  repos,  où  l'on  nous  déshabilla  ; 
puis^  couverts  d'un  peignoir  et  chaussés  de  sandales^  on  nous  fit 
passer  dans  une  petite  chambre  pavée  en  marbre  où  coulait  uA 
ruisseau  d'eau  chaude  qui  la  maintenait  à  une  température  assez 
élevée.  Après  avoir  pris  là  des  Grecs  qui  devaient  nous  mener  dans 
la  salle  du  bain,  nous  nous  assîmes  sur  des  bancs  pour  fumer  la 
pipe  turque  indispensable  ;  on  séjourne  dans  cet  endroit  près  de 
dix  minutes  pour  se  préparer  à  la  forte  chaleur  que  l'on  rencontre 
au  bain.  On  nous  introduisit  alors  dans  une  grande  salle  ronde  re- 
couverte d'une  voûte  sphérique  et  percée  d'un  grand  nombre  d'ou- 
vertures qui,  fermées  par  des  verres  lenticulaires  très  épais,  ne 
permettent  qu'à  une  lumière  douce  de  pénétrer.  Elle  est  pavée  en 
marbre  et  plusieurs  petits  jets  d'eau  chaude  s'échappent  au  milieu 
d'une  plate-forme  circulaire  et  sur  des  estrades  situées  en  face  de  la 
porte  et  des  deux  côtés.  Les  quatre  intervalles  entre  les  fontaines 
sont  occupés  par  des  cabinets  dans  lesquels  on  trouve  de  grandes 
baignoires  en  pierres,  et  sur  les  plates-formes  sont  disposés  de 
petits  lits  de  repos  en  planches  sur  lesquels  nous  nous  étendîmes. 

Bientôt  la  forte  chaleur  et  la  grande  quantité  de  vapeur  renfer- 


n" 


40  SOUVENIRS 

« 

mée  dans  la  salle  nous  fit  transpirer  de  toutes  parts.  Le  Grec 
que  chacun  de  nous  avait  choisi  nous  lava  alors  le  corps  en  frot- 
tant fortement  avec  une  peau  de  chameau  assez  rude  ;  puis  il  fit 
mousser  du  savon  dans  un  vase,  nous  en  baigna  entièrement,  et 
acheva  en  nous  lavant  avec  une  éponge  douce.  Après  avoir  été  bien 
essuyés  et  recouverts  de  peignoirs  chauds,  nous  passâmes  dans  la 
seconde  chambre,  où  nous  fûmes  soumis  pendant  quelques  mi- 
nutes à  une. température  moins  élevée  ;  enfin  nous  trouvâmes  dans 
la  première  chambre  un  lit  de  repos  où  nous  nous  couchâmes  et 
où  l'on  nous,  apporta  la  pipe  et  le  café.  Le  bien-être  que  l'on 
éprouve  pendant  cette  demi-heure  de  repos  est  extraordinaire  :  le 
calme  de  tous  les  sens  est  tel  qull  setnble  qu'on  ait  un  avant-goût 
de  la  béatitude  ;  et  Ton  conçoit  que  les  Turcs  en  usent  souvent^ 
car  ces  bains  ne  coûtent  pas  plus  cher  que  ceux  que  Ton  prend 
en  France  dans  une  simple  baignoire. 

Le  i3  décembre,  nous  aperçûmes  au  Château  la  frégate  la  Du- 
chesse-de-Berry^  qui  peu  après  s'y  échoua  ;  il  paraît  que  les  bancs 
ont  changé  de  position  et  que  les  pilotes  ne  s*y  reconnaissent  plus, 
car,  depuis  quelques  jours,  plusieurs  bricks  y  sont  restés  fort  long- 
temps et  nous  avons  été  obligés  d'aller  leur  porter  secours  avec 
notre  chaloupe.  Cette  frégatç  escortait  un  convoi  qui  ramène  les 
restes  des  malheureux  Turcs  de  Patras  et  de  Modon,  que,  sans 
cesser  d'être  leurs  amis,  nous  avons  forcés  de  s'expatrier.  Bizarre 
manière  d'être  en  paix  avec  un  pays  I  Mais  la  raison  du  plus  fort 
est  toujours  la  meilleure. 

Nous  varions  nos  plaisirs  en  visitant  quelques  monuments  turcs^ 
en  particulier  la  caserne  que  le  pacha  a  fait  construire  l'année  der- 
nière pour  les  troupes  régulières  qu'il  forme  et  qu'il  exerce.  C'est 
un  vaste  bâtiment  de  3oo  pas  de  long,  faisant  face  à  la  mer,  et 
dont  les  deux  ailes,  perpendiculaires  au  corps  de  logis,  encadrent 
une  grande  cour  fermée  sur  le  rivage  par  une  belle  grille.  La 
distribution  en  est  bien  conçue,  mais  la  construction  n'est  pas 
de  nature  i  braver  longtemps  les  injures  du  temps.*  Les  ga- 
leries qui  régnent  tout  autour,  et  où  l'on  peut  facilement  exercer 
les  troupes  en  cas  de  pluie,  sont  soutenues  par  de  frêles  co- 
lonnes en  bois   enduites  d'épaisses    ôouches  de  chaux  qui  leur 


r  • 


DUN  VIEUX  CAPITAINE  DE  FRÉGATE  41 

donnent  de  la  forme,  mais  qui  ne  tarderont  pas  à  se  dégrader. 
Les  chambres  des  divers  étages  peuvent  contenir  chacune  en- 
viron quarante  hommes  et  ont  pour  tout  ameublement  un  râte- 
lier d'armes  et  une  espèce  de  lit  de  camp  placé  tout  autour.  Les 
Turcs  du  peuple  ne  sont  pas  habitués  à  la  mollesse,  et,  pourvu  qu'ils 
puissent  coucher  sur  une  natte,  ils  ne  demandent  rien  de  plus.  Un 
jeune  soldat^  avec  la  permission  de  Tofficierqui  était  de  garde,  nous 
conduisit  partout  ,  et  nous  fûmes  obligés  d'assister  à  une  séré- 
nade que  nous  donnèrent  les  tainbours  et  les  fifres  du  régiment 
qui  habitent  la  caserne.  Les  Turcs  ont  une  véritable  passion  pour 
les  exercices  militaires  ;  si  quelqu'un  d'entre  eux  vient  visiter  le 
bord,  la  première  chose  qu'il  demande  est  un  fusil,  pour  mon- 
trer comment  il  fait  l'exercice .  J'eus  beaucoup  de  peine  à  me  dé- 
barrasser d'un  soldat  qui  voulait  à  toute  force  m'en  faire  manier 
un  ;  je  n'étais  pas  disposé  à  lui  inontrer  ma  maladresse,  mais  je 
fus  obligé  de  traverser  toute  la  galerie  de  la  caserne  en  marchant  à 
ses  cotés  au  pas  ordinaire. 

Une  visite  plus  pittoresque  fut  celle  du  palais  du  pacha  qui  se 
compose  de  cinq  corps  de  logis  différents,  disposés  sans  aucu];ie 
symétrie  et  renfermant  deux  cours  et  un  petit  jardin  planté 
d*orangers.  Comme  toutes  les  habitations  du  pays,  ces  maisons 
n'ont  que  deux  étages  qui  avancent  en  surplomb,  sur  le  rez-de- 
. chaussée,  leurs  toits  dépassant  de  beaucoup  la  muraille  servent 
en  quelque  sorte  de  parasol.  Ne  pouvant  demander  à  visiter  le  pa- 
lais, parce  que  nous  ne  parlions  pas  la  langue  turque,  nous  réso- 
lûmes d'y  pénétrer  jusqu'à  ce  qu'on  nous  arrêtât.  Nous  entrâmes 
donc  comme  si  nous  étions  des  habitués  et  nous  montâmes  un 
grand  escalier  en  bois  qui  nous  conduisit  dans  une  vaste  salle  carrée. 
Sur  le  plafond  étaient  dessinés  grossièrement  en  noir  et  rouge 
des  vaisseaux  et  des  paysages.  Latéralement  étaient  disposés  quatre 
cabinets  laissant  entre  eux  un  même  nombre  d'espaces  fermés  par 
des  grilles,  autour  desquels  étaient  placés  des  divans.  Là  étaient 
assis  plusieurs  Turcs  au  maintien  grave,  à  la  longue  barbe  blanche, 
qui  nous  invitèrent  à  nous  asseoir  près  d'eux,  mais  qui,  contre 
l'ordinaire,  ne  nous  offrirent  pas  la  pipe.  Nous  montâmes  ensuite 
au  second  étage^  disposé  à  peu  près  de  la  même  loanière,   mais 


43  SOUVENU» 

avec  plus  de  luxe.  Les  décorations  de  la  salle  étaient  mieux  soi- 
gnées et  UQ  riche  râtelier  d'armes  régnait  au-dessus  des  divans.  lÀ 
encore  se  trouvaient  beaucoup  de  gens  qui  ne  parurent  pas  plus 
s'occuper  de  notre  entrée  dans  ce  lieu  que  si  nous  eussions  eu 
coutume  de  nous  y  trouver  tous  les  jours.  Plusieurs  ofliciers  et 
soldats  promenaient  dans  un  long  vestibule  dans  lequel  nous  nous 
engageâmes  ensuite  et  qui  nous  conduisit  dans  une  sorte  d'anti- 
chambre, puis  dans  une  autre  salle  du  même  genre  que  les  deux 
premières,  où  se  trouvaient  encore  quelques  Turcs  de  belle  appa- 
rence qui  regardaient  aux  fenélres  ou  circulaient  gravement  Nous 
n'osâmes  pas  pousser  l'audace  jusqu'à  ouvrir  plusieurs  portes  qui 
donnaient  sans  doute  correspoodanca  avec  un  aulre  corps  de  logis, 
et  nous  bornâmes  là  notre  visite,  fort  surpris  '  de  l'indlRérence 
parfaile  avec  laquelle  on  nous  avait  laissés  manœuvrer. 

Près  de  là  nous  visitâmes  la  mosquée,  choisissant  Unstant  où 
les  musulmans  venaient  de  sortir  de  la  prière,  afin  d'y  trouver 
le  moins  de  monde  possible.  L'édifice,  dans  lequel,  conformémenL 
à  l'usage,  nous  entrâmes  après  nous  être  déclîaussés,  est  situé  sur. 
une  petite  place  au  milieu  du  bazar,  et  précédé  d'une  belle  fon- 
taine en  marbre  blanc  recouverte  d'un  pavillon  où  l'on  pratique 
l'ablulion  avant  de  pénétrer  dans  le  lieu  saint.  On  traverse  ensuite 
une  petite  cour  ("ermée  par  des  grilles,  puis  on  se  trouve  sous  un 
vaste  péristyle  formé  par  des  colonnes  assez  élevées  qui  supporte  • 
la  voûte,  composée  d'autant  de  crottes  sphériques  qu'il  y  a  d'en- 
trecolonnements  au-dessus  du  portail  ;  sur  une  plaque  de  marbre 
blanc  sont  gravés  en  lettres  d'or  des  articles  du  Coran  relatifs  à  la 
majesté  du  lieu,  et  des  deux  côtés  sont  peintes  sur  la  muraill<' 
plusieurs  inscriptions.  On  entre  alors  dans  le  temple  propremt  ni 
dît,  qui  se  compose  d'une  vaste  coupole  soutenue  par  douze  grosses 
colonnes  peintes  de  différentes  couleurs,  surmontées  d'un  grand 
nombre  de  colonnes  plus  petites  dont  les  intervalles  servent  à 
donner  du  jour.  Au  centre  est  suspendu  un  lustre  portant  sur 
plusieurs  cercles  concentriques  une  immense  quantité  de  lampes 
rictiement  ouvragées.  Cette  coupole  principale  est  entourée  de 
huit  autres  coupoles  moins  élevées  qui  forment  les  bas-côlés  du 
temple.   En  {ace  de  la  porte  est  disposé  le  sanctuaire,  espèce  de 


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D»UN  VIEUX  CAPITAINE  DE  FRÉGATE  43 

niche  en  ogive  .richement  décorée,  dans  laquelle  on  aperçoit  plu- 
sieurs inscriptions  sur  de  pelîls.  cadres  rouges,  verts  ou  bleus  ;  à 
droite,  une  grande  lampe  en  or  ;  à  gauche,  une  petite  chaire  pra- 
tiquée dans  la  muraille,  à  laquelle  conduit  un  escalier  toum&nt  en 
bois  doré.  En  face  du  sanctuaire,  au-dessus  de  la  poite  d'entrée, 
est  disposée  une  vaste  tribune  le  long  de  laquelle  règne  une  longue 
inscription.  Le  pavé  est  recouvert  de  riches  tapis  et  de  belles  nattes 
sur  lesquels  on  s'agenouille.  Quatre  ou  cinq  musulmans,  épars 
sur  ces  tapis,  adressaient  sans  doute  au  ciel  de  ferventes  prières, 
car  ils  ne  s'aperçurent  point  de  notre  approche  et  nous  parurent 
incapables  d'avoir  la  moindre  distractipn,  bien  différents  de  beau- 
coup de  nos  dévots  de  France  qui  n'entendent  pas  le  plus  petit 
bruit  dans  une  église  sans  s'inquiéter  de  ce  qui  lui  a  donné  lieu 
et  qui  passent  généralement  l'inspection  de  tous  les  assistants. 

a8  février  1829.  —  Egine.  —  Le  21  février,  nous  appareillâmes 
en  disant  adieu  au  carnaval  de  Smyrne,  et,  après  une  traversée 
contrariée  par  des  calmes,  nous  mouillâmes  le  a5  à  Egine,  au 
milieu  de  trois  vaisseaux  et  de  deux  frégates  russes.  On  nous  permit 
de  visiter  Tile,  et  le  lendemain,  ayant  loué  de  mauvaises  mules, 
nous  nous  dirigeâmes  vers  le  temple  de  Jupiter  Panhellénien, 
situé  sur  un  promontoire  qui  regarde  Athènes.  Après  deux  heures 
de  marche  par  des  chemins  affreux,  le  long  de  coteaux  assez  bien 
cultivés  ou  dans  des  gorges  couvertes  d'arbres  et  fort  pittoresques, 
nous  arrivâmes  au  temple  dont  il  reste  encore  vingt-trois  colonnes 
recouvertes  de  leur  entablement.  Il  n'a  pas  été  construit  en  marbre 
blanc  comme  le  Parthénon  et  comme  les  temples  du  cap  Sunium 
et  de  Délos,  mais  son  architecture  simple  et  élégante  rachète  ce 
défaut  d'éclat,  et  ses  colonnes,  d'un  calcaire  gris  et  dur,  ont  bien 
résisté  aux  injures  du  temps.  ' 

Le  panorama  dont  on  jouit  du  péristyle  est  magnifique  et  d'une 
immense  étendue.  Athènes  s'aperçoit  au  nord,  à  une  distance  de 
trois  ou  quatre  lieues,  et  derrière  la  ville  la  chaîna  de  Penthélique 
borne  l'horizon.  A  droite,  le  mont  Hymète  se  prolonge  jusqu'au 
cap  Sunium^  dont  on  devait  facilement  distinguer  le  beau  monu- 
ment lorsqu'il  existait  en  entier  ;   puis  l'œil  se  perd  sur  les  mon- 


D'UN    VIEUX  CAPITAINE  DE  FRÉGATE  45 

manœuvres  :  les  matelots  travaillent  avec  une  ardeur  qu'ils  n'ont 
encore  montrée  que  rarement.  Un  bon  vent  nous  pousse  :  puisse- 
t-il  ne  pas  changer  de  direction  avant  notre  arrivée  au  port  1 

a6  mars.  —  Situation  critique,  —  Dans  la  nuit  du  i4  au  i5,  nous 
passons  devant  Malte,  et  le  surlendemain  un  coup  de  vent  de  sud- 
ouest  nous  fait  promptement  doubler  la  Sicile.  Nous  longeons  la 
Sardaîgne,  et,  le  17,  nous  nous  présentons  aux  bouches  de  Bonit'acio. 
Mais  là  la  brise  nous  abandonne  complètement  et  nous  force  de 
nous  diriger  ail  large.  Le  calme  dure  jusqu'au  28  :  nous  doublons 
enfin  le  Cap  Corse  et  nous  atteignons  la  côte  du  Piémont.  Enfin 
nous  passons  rapidement  entre  les  îles  d'Hyères  ;  mais  en  sortant 
de  la  passe,  le  vent  nous  ayant  manqué  tout  à  coup,  nous  restons 
en  calme  à  deux  encablures  de  la  côte  avec  une  mer  très  houleuse. 
C'est  donc  à  l'entrée  du  port  que  je  me  suis  trouvé  dans  la  position 
la  plus  critique  de  ma  navigation. 

Nous  restâmes  en  effet,  pendant  deux  heures,  à  une  encablure 
des  rochers,  ne  faisant  pas  assez  de  chemin  pour  nous  en  retirer  et 
n'ayant  pas  même  la  ressource  de  mouiller,  par  des  fonds  de  80 
brasses.  Le  vaisseau  était  perdu  si  une  petite  risée  ne  nous  eût  fait 
sortir  tout  à  coup  de  ce  mauvais  pas  ;  car,  si  nous  avions  eu  le 
malheur  de  toucher  dans  cet  endroit,  la  houle  eût  promptement  dé- 
moli le  navire. 

Le  26  mars,  à  une  heure  de  la  nuit,  nous  mouillâmes  au  lazaret 
de  Toulon,  et  le  lendemain,  au  lever  de  Taurore,  je  saluai  la  terre 
de  France  que  je  n'avais  pas  vue  depuis  27  mois. 

Deux  jours  après  notre  arrivée,  nous  apprenons  qu'une  promotion 
de  3o  enseignes  de  vaisseaux  vient  d'avoir  lieu  ;  nous  en  faisons 
provisoirement  partie,  mais  nous  sommes  placés  les  derniers  sur 
la  Uste'et  nous  ne  recevrons  nos  brevets  qu'après  notre  admission 
définitive  dépendant  du  résultat  de  notre  examen.  11  y  a  loin  de  là 
aux  promesses  qui  nous  avaient  été  faites  à  la  suite  des  demandes 
de  l'amiral.  Nous  devions  recevoir  notre  brevet  sans  examen,  à 
dater  de  l'expiration  exigée  pour  notre  admissibilité,  c'est-à-dire  au 
i"  décembre  1828.  Nous  sommes  remis  dans  le  rang  :  il  ne  nous 
reste  plus  qu'à  nous  mettre  à  l'ouvrage  pour  subir  notre  examen  le 
plus  tôt  possible  en  utilisant  les  loisirs  de  la  quarantaine. 


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46  SOUVENIRS  D*UN  VIEUX  CAPITAINE  DE  FRÉGATE 

i8  avril.  —  Notre  quarantaine  purgée,  nous  mouillons  le  i6 
en  grande  rade,  entre  le  fort  Balaguet  et  la  grosse  tour  ;  le  i8 
au  matin,  samedi  saint,  nous  sommes  admis  à  la  libre  pratique. 
Subra  et  moi,  nous  demandons  aussitôt  au  commandant  la  per- 
mission de  nous  établir  à  terre  pour  préparer  nos  examens  ;  elle 
nous  est  accoïdée. 

Mai  iSag.  —  Le  ii  mai,  je  subis  mon  examen  d'enseigne,  et,  le 
lA,  je  vais  reprendre  à  bord  mon  service  d'élève^  mais  il  n'est 
pas  aussi  pénible  qu'autrefois^  je  suis  admis  à  la  table  des  ofQciers 
et  sur  sept  jours  je  n'en  ai  que  trois  de  service.  Cependant  les 
épaulettes  n'arrivent  pas  et  les  corvées  d'élèves  n'en  vont  pas 
moins  leur  train. 

Juin  182g.  —  Enfin,  le  8  juin,  à  Tinspection,  le  commandant  nous 
remet  nos  brevets  d'enseignes.  Mais  ce  qui  me  flatte  moins,  c'est 
qu'on  me  débarque  du  Conquérant  pour  me  placer  sur  le  vaisseau 
la  Provence,  qui  arme  dans  le  port  à  destination  de  la  croisière  d'Al- 
ger'. Subra  subit  avec  moi  le  même  sort.  Nous  espérions  conti- 
nuer la  campagne  avec  l'amiral  ;  il  n'y  faut  plus  songer.  Ce  qui 
nous  console,  c'est  qu'on  arme  plusieurs  bombardes  destinées  pour 
Alger.  Il  y  a  donc  lieu  d'espérer  qu'on  tirera  quelques  coups  de 
canon. 


FIN    I)K    LA    PUEUlEllE    CAMPAGME 


*  Jo  ferai  ici  ia  mciiic  remarque  qu*au  début  :  u  laissons-nous  guider  philo- 
sophiqueraenl  par  la  Fortune,  ou  mieux,  par  la  Providence.  »  De  même  qu'on 
partant  pour  sa  première  campagne  mou  père  ne  pré> oyait  pas  qu'il  allait 
prendre  part  à  la  bataille  de  Navarin,  de  même,  en  celle  circonstance,  il  ne  sup- 
posait pis  qu'il  allait  cire  acluur  dans  le  drame  d'où  dcxait  sortir  la  conquête 
d'Alger. 


M.  STÉPHANE  DE  LA  NICOLLIÈRE-TEIJEIRO 


Archiviste  de  la  ville  û*  Nantes 


•*0»- 


Nantes^  qui  fut  la  vraie  capitale  de  la  Bretagne,  avant  sa  réunion 
à  la  France^  a  eu  la  bonne  fortune  de  posséder  parmi  ses  habi- 
tants des  historiens  qui  l'ont  passionnément  aimée. Gela  n'a  rien  qui 
doive  surprendre.  Quand  des  coteaux  de  Saint-Sébastien  on  voit 
au  delà  des  iles  vertes  de  la  Loire  et  des  longues  lignes  des  ponts,  se 
développer  cette  ville  immense  que  dominent  sa  majestueuse  ca- 
thédrale, son  château  gothique,  le  beffroi  de  Sainte-Croix,  le  clo- 
cher de  Saint-Nicolas,  plus  haut  que  celui  du  Kreisker,  la  tour  carrée 
du  palais  Dobrce  et  la  coupole  de  l'église  Notre-Dame,  on  trouve 
que  peu  de  cilés  en  Europe  présentent  un  aspect  plus  imposant,  et 
CD  ne  s'étonne  pas  du  sentiment  de  Michelet  qui  la  considérait 
comme  «  une  dés  belles  villes  du  monde  »  (Histoire  de  la  Révolu- 
tion, t.  vn,  p.  196).  Les  souvenirs  historiques  y  sont  abondants. 
Depuis  saint  Félix,  que  de  grandes  et  dramatiques  figures  :  Alain 
Barbe-Torte,  Jean  de  Montfort,  Olivier  de  Glisson,  Arthur  de  Ri- 
chement, Pierre  Landais,  Anne  de  Bretagne,  le  duc  de  Mercœur, 
Pontcallec,  Gassard,  Baco,  Gharette,  Gambronne,  La  Moricière  et 
bien  d'autres  !  Que  de  scènes  brillantes  ou  lugubres  dont  Nantes 
a  été  le  théâtre  I 

M.  Stéphane  de  la  NicoUière  est  depuis  vingt- trois  ans  archi)|îste 
de  la  ville,  où  il  est  né  le  26  mars  1824.  C'est  un  descendant  du  cé- 
'  lèbre  architecte  Germain  Boffrand.  Tous  ceux  qui  ont  eu  affaire  à 
lui  pour  des  recherches  historiques  et  l'ont  vu  à  l'hôtel  de  ville, 
dans  son  cabinet,  parmi  des  gravures  et  des  statuettes  rappelant 
des  souvenirs  nantais^  n'oublieront  point  son  aimable  accueil  et 
son  obligeance. 


48  M.  STÉPHANE  DE  LA  NIGOLLIËRE-TEIJEIRO 

Il  connaît  à  fond  les  richesses  du  dépôt  qui  lui  est  confié  et  en  a 
dressé  l'inventaire  dans  une  publication  dont  la  préface  est  curieuse 
par  les  détails  qu'elle  renferme  sur  l'état  des  archives  de  la  ville 
aux  différentes  époques.  Elles  étaient  restées  dans  un  désordre  ex- 
trême jusqu'en  i848,  date  à  laquelle  M.  H.  Etiennez  fut  chargé  de 
les  classer,  ce  qu'il  commença  à  faire  avec  beaucoup  de  soin  et 
d'intelligence.  «  Malgré  des  pertes  regrettables  provenant  de  causes 
«  très  diverses,  ce  dépôt,  dit  M.  de  la  NicoUière,  mérite  une  place 
«  distinguée  parmi  ceux  dont  s'honorent  les  plus  grandes  villes  de 
rt  la  République . . .  L'histoire  de  Nantes  s'y  retrouve  presque  en 
u  entier.  Non  seulement  les  origines  de  ses  institutions  municipales 
«  se  suivent  pas  à  pas  depuis  le  XIV*  siècle,  mais  aussi  leur  rapide 
«  développement  sous  le  duc  Jean  V  et  surtout  sous  François  II  et 
«  la  reine  Anne.  » 

Très  laborieux  et  très  chercheur,  M.  de  la  Nicollièré  utilise  ses 
loisirs  en  puisant  dans  ce  trésor  pour  mettre  en  lumière  des  per- 
sonnages ignorés  ou  mal  connus.  Venu  après  de  nombreux  his- 
toriens et  annalistes,  il  a  trouvé  encore  la  matière  de  plusieurs 
volumes  remplis  d,e  documents  nouveaux.  Nous  voudrions  jeter  un 
coup  d'oeil  sur  son  œuvre,  qui  mérite  un  sérieux  intérêt. 

On  sent  dans  tous  ses  travaux  un  attachement  profond  à  la  patrie 
bretonne.  C'est  bien  pour  augmenter  les  gloires  de  son  pays  qu'il 
déchiffre  avec  tant  de  patience  et  de  sagacité  les  vieux  titres  épar- 
gnés par  le  temps  et  les  hommes.  C'est  aussi  pour  que  les  nou- 
velles générations  ne  les  ignorent  pas  et  que  les  grands  souvenirs 
se  présentent  à  elles  rafraîchis  par  des  études  plus  scientifiques.  Ce 
sentiment  éclate  dans  le  livre  qu'il  a  intitulé  :  Le  cœur  de  la  reine 
Anne  de  Bretagne,  historique  des  funérailles  et  du  reliquaire.  Il 
y  a  rassemblé  des  pièces  qui  prouvent  l'affection  des  Nantais  pour 
leur  dernière  souveraine  bretonne,  cette  femme  intelligente  et 
amie  des  arts  qui  eût  mieux  aimé  rester  duchesse  indépendante 
que  de  devenir  l'épouse  de  deux  rois.  Il  a  enrichi  son  ouvrage  de 
plusieurs  portraits  d'elle,  connus  seulement  de  quelques  amateurs, 
et  y  donne  des  renseignements  précis  et  fort  attristants  sur  les 
dangers  courus  par  l'admirable  tombeau  de  François  II  pendant  la 
période  révolutionnaire  et  même  le  Consulat. 


ARCHIVISTE  DE  LA  VILLE  DE  NANTES  49 

Car  bien  peu  de  gens  savent  qu*après  avoir  été  enfoui  pendant  des 
aimées  sous  le  fumier,  dans  un  coin  du  Jardin  des  Plantes,  le  chef- 
d'œuvre  de  Michel  Colombe  fut,  en  1800,  sur  le  point  d'être  dépecé 
et  employé  à  l'ornement  de  la  place  de  la  Préfecture. 

C'est  également  le  sentiment  patriotique  qui  lui  a  inspiré  deux 
jolies  notices  où  il  rappelle  Antoinette  de  Magnelais,  maîtresse  de 
François  II»  sacrifiant  un  splendide  collier  de  diamants  à  la  défense 
de  la  Bretagne,  et  ce  prince  lui-même  donnant  en  gage  son  cha- 
peau ducal  et  ses  plus  beaux  bijoux  pour  avoir  l'argent  nécessaire 
à  Tentretien  de  ses  troupes  en  lutte  contre  Louis  XI. 

De  la  même  époque  (i86o-i865)  datent  ses  étude^  : 

Sur  Olivier  de  Machecoul  {Xlll^  siècle)  ; 

Sur  Une  pierre  tombale  de  Vabbaye  d'Aindre  (VIII*  siècle)  ; 

Sur  l'Église  de  Saintf-Saturnin  et  le  Prieuré  de  la  Madeleine^  k 
Nantes  ; 

Ses  Considérations  sur  les  origines  religieuses  du  diocèse  et  de  la 
cathédrale  de  Nantes  ; 

Sa  Monographie  historique  et  archéologique  de  l'église  royale  et 
collégiale  de  Notre-Dame  de  Nantes,  qui  forme  un  volume  de  plus 
de  4oo  pages. 

I/existence  de  cette  collégiale,  dont  il  nous  reste  de  si  charmants 
débris,  a  été  «  intimement  liée  à  Thistoire  ecclésiastique  et  civile, 
non  seulement  de  la  ville,  mais  aussi  de  la  Bretagne  ».  Bâtie  par 
Alain  Barbei^^Torte  pour  perpétuer  le  souvenir  de  sa  victoire  sur  les 
Normands,  elle  servit  quelque  temps  de  cathédrale  provisoire,  et  au 
XY*  siècle  cinquante  prêtres  ne  suffisaient  pas  à  y  dire  les  prières 
demandées  parles  fidèles,  tant  ce  sanctuaire  cher  aux  princes. et 
au  peuple  inspirait  de  vénération.  M.  de  la  Nicollière  a  su  grouper 
autour  de  l'ombre  de  la  vieille  église  des  figures  qui  composent 
un  tableau  moyen  âge  très  attachant.  Son  étude  sur  Y  hermine  parut 
dans  la  Revue  de  Bretagne  et  Vendée  en  187 1. 

Ainsi  qu'il  le  dit  «  Thermine,  comme  la  fleur  de  lis,  possède  ses 
tt  légendes,  son  histoire,  ses  formes  variées  et  nombreuses.  Si 
«  pour  les  yeux  les  moins  exercés  la  fleur  de  lis  du  XIII«  siècle  est 
€  loin  de  celles  des  XV«  et  XVIIP,  l'hermine  de  Pierre  Mauclerc  est 
€  également  bien  différente  de  celles  de  Jean  IV  et  de  François  II. 
Tome  ix.  —  jAPivisa  iSgS.  4 


•  '.  r'ï'ST.  ■  ïi-' *• 


50  M.  STÉPHANE  DE  LA  NICOLLIÈKE-TEIJEIRO 

((  Le  type  le  plus  pur  de  remblème  de  la  France  capétienne  est 
((  celui  des  règnes  de  Philippe-Auguste  et  de  saint-Louis,  c'est-à- 
((  dire  le  type  le  plus  rapproché  de  son  origine.  Au  contraire,  le 
«  symbole  de  la  Duché  de  Bretaigne  devient  plus  élégant  de  forme 
i(  et  de  dessin  à  mesure  qu'il  s'éloigne  de  son  début  pour  arriver 
«  à  la  perfection  sous  le  dernier  duc  et  la  reine  Anne  sa  fille.  >» 

Les  historiens  ne  sont  pas  d'accord  sur  l'époque  à  laquelle  l'her- 
mine et  l'écu  d'hermipes  plein  devinrent  le  blason  de  la  Bretagne 
et  de  ses  ducs.  Dom  Lobineau,  d'Ârgentré,  Travers  et  autres  pré- 
tendent que  ce  fut  Pierre  Mauclerc  qui  apporta  les  hermines  en 
Bretagne.  Le  Pèie  Anselme,  dans  son  Histoire  des  grands  officiers 
de  la  Couronne  (tome  i,  p.  446  ;  t.  m,  p.  53),  est  d'un  avis  diffé- 
rent et  donne  même  un  écusson  d'hermines  plein  à  Conan  IV  le 
Petit  (i  i56-i  171).  M.  de  la  Nicollière  se  range  du  côté  de  dom  Lo- 
bineau,  mais  Ja  question  est  encore  très  discutée  et  bien  desérudits 
adoptent  l'opinion  du  Père  Anselme  dont  l'autorité  en  matière  de 
blason  est  d'un  grand  poids. 

En  1868  il  avait  publié  Y  Armoriai  des  éuêques  de  Nantes  qui  lui 
avait  demandé  des  recherches  très  difficiles,  les  tombeaux  de  la 
cathédrale  ayant  été  brisés,  les  archives  de  l'évâché,  détruites  en 
1793*  et  ceUes  de  la  ville  n'offrant  que  très  peu  d'exemplaires  des 
anciens  mandements. 

Ce  n'est  que  vers  le  XIII*  siècle  que  les  armoiries  apparaissent 
sur  les  sceaux  des  évèques  de  Nantes,  qui,  antérieurement  au 
X.V  siècle,  usaient  de  «  lanneau  sigillaire  chargé  de  leur  mono- 
«  gramme  ou  de  celui  du  Christ. . .  A  l'anneau  succéda  le  sceau 
€  pendant  longtemps  orné  de  figures  religieuses.  Mais  à  partii  du 
«  XlIP  siècle,  alors  que  les  armoiries  deviennent  une  marque  dis- 
«  tinctive  de  la  noblesse^  aux  évèques  bénissants,  aux  insignes  ou 
u  armes  des  patrons  de  la  cathédrale,  se  substitue  l'écusson  per- 
«  sonnel,  soit  dans  le  bas,  soit  aux  côtés  du  sceau  dont  il  occupe 
((  bientôt  le  champ  entier.  La  crosse  figure  souvent  seule,  puis  al- 
«  terne  avec  la  mitre.  Vint  ensuite  le  chapeau  et  enfin  au  dessus 
«  de  celui-ci  la  couronne. . .  A  la  mort  des  évèques,  leurs  sceaux 
«  étaient  brisés  et  déposés  dans  leurs  cercueils.  » 

La  série  sigillographiquë  commence  à  Quiriac  en  io53  et  la  série 
héraldique  9  Maurice  de  Blason  en  1 184,  mais  il  existe  des  lacunes, 


AUCHIVISTE  DE  LA  VILLE  DE  NANTES  51 

et  les  armes  des  évoques  ne  se  suivent  d'une  manière  complète 
qu'à  partir  d'Olivier  Saladin  en  iS3^, 

M.  de  la  Nicollière  a  lui-même  dessiné  et  gravé  les  sceaux  et  les. 
écussons  de  son  Armoriai,  U  les  a  accompagnés  de  notices  sub-  W 

stantiellesMepuis  io5a  jusqu'à  1868. 

Ayant  terminé  Y  Armoriai  des  évêques,  il  voulut  faire  celui  des 
maires  de  Nantes.  Associé  à  M.  Alexandre  Perlhuis.  il  publia  en 
1873  le  Livre  doré  de  l'hôtel  de  ville  de  Nantes  avec  les  armoiries 
et  les  jetons  des  maires. 

C'eJst  un  magnifique  ouvrage,  divisé  en  trois  parties  : 

1**  Le  conseil  des  bourgeois,  de  i333  à  i564  ; 

a*  La  mairie  de  Nantes,  de  i565  à  lyc^o  ; 

3*  La  municipalité  nantaise,  de  1790  à  1873. 

La  première  partie  était  tout  à  fait  nouvelle  et  «  embrasse  une 
A  période  de  23 1  ans,  depuis  le  premier  acte  qui  nous  montre 
u  les  Nantais  se  cotisant  pour  s'affranchir  de  lourdes  impositions 
«  peu  favorables  au  commerce  jusqu'à  l'établissement  de  la  mairie.» 

Le  Livre  doré  avait  pour  but  de  conserver  les  noms  des  maires, 
échevins  et  consuls.  Afin  d'enlever  un  peu  de  a  cette  aridité  que 
présentent  toujours  les  longues  listes  de  noms  »,  MM.  Perthuis 
et  de  la  NicoUière  ont  fait  connaître  l'état  civil  ainsi  que  la  famille 
de  chacun  des  premiers  magistrats  de  la  ville. 

En  i883,  M.  de  la  NicolUère  donna  un  complément  à  ce  travail 
en  éditant  dans  la  collection  de  la  Société  des  Bibliophiles  bretons 
les  Privilèges  de  la  ville  de  Nantes,  recueil  des  titres  qui  constatent 
les  privilèges  accordés  à  ses  habitants  par  les  ducs  de  Bretagne  et 
les  rois  de  France.  Il  s'ouvre  par  une  savante  introduction  sur 
l'histoire  de  ce  cartulaire  et  ses  différentes  éditions.  Celle  de  M.  de  / 

la  NicoUière,  la  dixième,  est  de  beaucoup  la  plus  étendue,  car  il  a 
ajouté  aux  précédentes  de  très  nombreuses  pièces  inédites.  «  Tous 
(f  ces  documents^  dit-il,  sont  coUationnés  avec  soin  sur  les  (»rigi- 
u  naux.  Rigoureusement  placés  dans  leur  ordre  chronologique,  ils 
«  foraient  un  ensemble  à  peu  près  complet  depuis  le  duc  Jean  111 
(I  (r33i)  jusqu'à  Louis  XV  (1733).  C'est  pris  sur  Jp  vif,  le  tableau 
«  du  développement  et  des  progrès  des  immunités  municipales  de 
'.<  lu  ville  de  Nantes  pendant  quatre   siècles.  C'est  une  peinture 


52  M.  STÉPHANE  DE  LA  NIGOLLIËRE-TEIJEIRO 

«  calme  et  tranquille  :  point  de  révolte  ni  de  soulèvement,  conmie 
«  dans  l'origine  de  beaucoup  de  communes  de  France.  La  bienveil- 
((  lance  des  ducs  accorde  aux  habitants,  en  récompense  de  leur 
«  fidélité,  de  leurs  services,  de  leur  obéissance  et  «  vraye  amour  », 
((  quelques  prérogatives  d'abord  peu  importantes.  La  ^paternelle 
((  administration  de  Jean  V  les  augmente  et  les  régularise.  Le  duc 
u  François  II  les  étend  encore,  et  le  roi  Charles  IX  les  couronne  en 
((  1 564  par  l'érection  de  la  mairie,  décrétée  par  son  prédécesseur 
((  en  iSSg,  mais  à  laquelle  s'opposaient  les  mesquines  influences  des 
«  officiers  de  justice  et  de  police,  jaloux  de  voir  ainsi  amoindrir 
a  leur  juridiction.  » 

Les  choses  de  la  mer  ont  un  vif  attrait  pour  M.  de  la  Nicollière. 

Il  a  entrepris  d'écrire  une  Histoire  des  corsaires  de  Nantes.  D'a- 
bord il  s'est  attaché  à  bien  établir  le  vrai  rôle  des  corsaires  et  à 
prouver  que  parmi  eux  il  y  a  eu  des  hommes  qui  ont  rendu  d'imv 
menses  services  à  leur  pays  et  infligé  des  pertes  incroyables  au 
commerce  de  l'Angleterre. 

En  attendant  que  cette  histoire  soit  terminée,  il  a  fait  paraître 
dans  diverses  Revues  des  études  maritimes  fort  intéressantes. 

C'est  ainsi  qu'il  a  publié  un  Essai  historique  sur  la  marine  bre- 
tonne  aux  XV*  et  XVP  siècles  ; 

Un  Récit  du  combat  de  Belle-Ile  ou  des  Cardinaux  (20  novembre 
1769),  un  Episode  de  r  expédition  de  Charles -Edouard  en  17  U5  ; 

Une  Croisière  en  Van  VI, 

Et  une  Page  de  la  marine  militaire  du  port  de  Nantes. 

lia  tiré  de  l'obscurité  où  ils  étaient  plongés  des  héros  «  qui  ont 
«  souflert  et  péri  sans  mot  dire  pour  le  salut  de  la  France  et  dont 
((  le  dévouement  n'est  ignoré  que  parce  qu'il  fut  silencieux.  » 

Qui  connaissait  avant  lui  Raoul  Berthelot,  Jean  Leiauhé,  Pierre 
Valteau,  Jean  Crabosse,  Jean  Vie,  François  Âregnaudeau,  Alexis 
Grassin  ? 

Son  ouvrage  le  plus  important  relatif  aux  marins  bretons  est  une 
ample  Étude  historique  et  biographique  d'après  les  documents  inédits 
des  archives  du  ministère  de  la  marine^  des  archives  nationales  et 
autres  dépôts,  sur  Jacques  Cassard. 

U  y  discute  et  combat  preuves  en  mains,  souvent  avec  une  élo- 


i-j.f.:i 


ARCHIVISTE  DE  LA  VILLE  DE  JANTES  53 

quence  émue,  certaines  accusations  dirigées  contre  ce  grand 
homme  que  poursuivit  la  haine  implacable  du  cardinal  de  Fleury 
et  des  courtisans  de  Louis  XV .  Comme  La  Bourdonnais,  Dupleix 
et  Lally-Tollendal»  il  succomba  sous  les  intrigues  des  antichambres 
de  Versailles. 

Après  des  exploits  merveilleux  et  des  sacrifices  énormes  faits  à 
la  France,  «  Cassard,  dit  M.  de  la  Nicollière,  dont  la  vie  pouvait 
<x  être  belle,  calme^  aisée,  honorée,  réduit  à  la  pauvreté,  à  la  mi- 
€  sère^  à  la  simple  demi-solde  de  capitaine  de  vaisseau  réformé 
tt  que  l'Etat  n'ose  marchander  à  ses  pressantes  sollicitations,  se 
9  voit  éconduit,  dédaigné,  méprisé  !  Enfant  du  peuple,  brave  sans 
«  courtisanerie,  ne  devant  qu'à  son  courage  la  fortune  qu'il  dé- 
((  pensa  sans  compter  au  "service  de  la  France,  il  mit  dans  ses 
c  justes  revendications  une  insistance  tellement  gênante  qu'on 
€  lui  proposa  des  pensions  que  sa  dignité  lui  défendit  d'accepter. 
«  Blessé  dans  son  amour-propre,  dans  ses  sentiments  les  plus  gé- 
«  néreux,  il  tente  une  démarche  suprême.  Mal  reçu,  impatiemment 
«  écouté,  il  injurie  le  ministre  qui,  voulant  s'en  débarrasser,  le 
((  fait  passer  pour  fou  et  Tenvoie  mourir  oublié  entre  les  quatre 
«  murs  d'une  prison  d'Etat.  » 

M.  de  la  Nicollière  rappelle  que  Nantes  a  placé  sur  le  péristyle 
de  son  palais  de  la  Bourse  une  statue  de  Cassard,  mais  on  sent 
qu'il  juge  avec  raison  cet  hommage  insuffisant.  C'est  un  colosse 
de  bronze,  sur  un  piédestal  de  granit,  au  milieu  d'une  vaste  place, 
qu'il  faudrait  élever  pour  glorifier  cet  homme  extraordinaire. 

Entre  Jacques  Cassard  et  Hervé  Rielle^  maître-pilote  du  Croisic, 
il  n'y  a  point  de  parallèle  à  établir,  mais  Hervé  Rielle,  est  un  petit 
personnage  bien  intéressant,  qui  a  sauvé  une  flotte  française  et 
a  été  chanté  par  un  poète  célèbre,  Robert  Browning,  endormi  main- 
tenant sous  les  daUes  de  l'abbaye  de  Westminster,  parmi  les  illus-, 
trations  de  la  Grande-Bretagne. 

C'était  le  3i  mai  169a,  après  la  bataille  delaHougue.  Vingt- 
deux  vaisseaux  de  l'escadre  de  Trou  ville,  poursuivis  par  les  Anglais, 
se  présentèrent  devant  Saint-Malo  pour  y  chercher  refuge;  mais  tous 
les  pilotes  déclaraient  qu'aucune  passe  n'avait  la  profondeur  d'eau 
nécessaire,  et  il  avait  été  décidé  d'échouer  cette  flotteet  de  la  brûler 


X    '  ?i  rr' 


H  M.  STÉPHANE  DE  LA  NlCOLLieRE^TEIJBIRO 

quand  Hervé  Rielle,  simple  pilote  côtier,  promit  sur  sa  tète  de  la 
faire  entrer  dans  la  Rance.  Il  exécuta  sa  promesse  et  ne  demanda 
pour  récompense  qu'un  congé  absolu,  afin  de  retourner  près  de 
sa  femme  qu'il  appelait  la  Belle-Aurore  et  dont  le  vrai  nom  était 
Jeanne  Jubeî. 

Après  de  longues  recherches^  M.  de  la  Nicollière  a  établi  ce  fait 
historique  d'une  manière  indiscutable.  A  cette  occasion  il  fournit 
sur  le  combat  de  la  Hougue  des  renseignements  d'où  il  résulte 
qu'il  ne  fut  pas  aussi  désastreux  qu'on  le  croit  généralement 

L'amour  d'Hervé  Rielle  pour  la  Belle-Aurore  trouve  comme  pen- 
dant celui  de  Lapérouse  pour  sa  femme,  une  Nantaise,  Louise- 
Ëléonore  Broudou,  dont  notre  archiviste  et  historiographe  a  raconté 
Texistence  malheureuse.  Son  opuscule  contient  une  lettre  admirable 
de  Lapérouse  au  maréchal  de  Castries  au  sujet  de  ce  mariage. 

Aux  ouvrages  que  nous  venons  de  mentionner,  il  faut  en  ajouter 
beaucoup  d'autres,  parmi  lesquels  nous  signalerons  : 

Un  essai  historique  sur  YEglise  des  Cordeliers  de  Nantes.  Cette 
église  était  remplie  de  tombeaux  d'illustres  personnages  dont  il 
serait  désirable  que  l'on  conservât  le  souvenir  par  quelque  inscrip- 
tion peinte  ou  gravée  dans  la  nouvelle  chapelle  de  la  Retraite,  bâtie 
sur  ses  ruines  ; 

Une  excellente  histoire  de  VAfybaye  de  Notre-Dame  de  la  Chaume, 
près  Machecoul(io55  à  179^),  où  se  trouvent  des  pages  charmantes 
inspirées  par  les  souvenirs  d'enfance  de  llauteur  ; 

Des  études  sur  la  Chapelle  de  Notre-Dame  de  Bethléem,. en  Saint- 
Jean-de-Boiseau,  sur  la  paroisse  poitevine  de  Mazerolles,  sur  le 
Prieuré  des  Couè'ts  en  i^oU  ; 

Une  Promenade  à  travers  les  registres  de  l'état  civil  ; 

Des  Notes  sur  Noirmoutier  fi577'î589J ,  sur  les  Clefs  de  la 
ville  de' Nantes; 

La  Légende  de  Tharon  au  pays  de  Retz  ; 

Des  notices  nourries  de  faits  sur  Gérard  Chabot  et  Jeanne  de  Ray  s 
(XIV'  siècle)  ;  Pierre  du  Chajfault,  Simon  de  Langres^  Pierre  Ha- 
mon,  évêques  de  Nantes  ;  Pierre  Kervéla^  apothicaire  au  XVI*  siècle  ; 
Jean  Hulot  de  Braquis,  les  Harrouys^  Cambronne^  d'Haveloose, 
VsibhéPrqnzat  de  Langlade,}Ar\  Amélie  de  Gouvello,  lamiral  de 
Cornulier  ; 


ARCHIVISTE  DE  LA  VILLE  DE  NANTES  t  55 

Et  enfift  d'innombrables  articles  disséminés  dans  les  Revues  et 
journaux  de  Bretagne. 

L'importance  et  la  variété  des  études  de  M.  de  la  Nicolliao,  le 
nombre  considérable  de  documents  qu'il  a  exhumés»  son  érudition, 
son  souci  de  la  vérité  et  de  la  précision  le  placent  à  un  rang  très 
honorable  parmi  les  écrivains  qui  ont  travail!^  avec  le  plus  de 
science  et  de  talent  à  l'histoire  de  Nantes  et  du  pays  nantais. 

On  voit  en  lisant  ses  œuvres  que  la  poussière  des  archives  n'a 
pas  flétri  chez  lui  la  fleur  des  sentiments.  Il  sait  découvrir  dans  les 
vieilles  chartes  les  traits  qui  peignent  les  mœurs  des  générations 
disparues  et  le  fonds  poétique  de  beaucoup  d'anciennes  coutumes. 
Il  a  conservé,  bien  que  déjà  avancé  dans  la  vie,  Selon  l'expression 
de  Henri  Heine,  a  l'enthousiasme  des  choses  sublimes,  que  le  sens 
«  commun  et  la  prose  estiment  peu,  il  est  vrai,  mais  pour  lesqueUes 
a  tout  ce  qu'il  y  a  de  noble,  de  beau  et  de  bon  sur  cette  terre,  rêve, 
u  soui&e  et  saigne.  » 

Joseph  Rousse. 


A  GAMLEZ  57 

En  bro  Goelo  e  zo  eur  vro . 
Kamleziz  vad,  c*houi  am  c'hlevo. 
En  bro  Goelo  e  zo  eur  vro, 
Eut  barouz  hanvet  Plourio . 

Eurbe  zo  6no  el  lanno, 
Kamleziz  vad,  c'houi  am  c'hlevo, 
Eur  be  zo  eno  el  lanno, 
Be  sant  Hervé  eo  he  hano. 

Sant  Hervé  eo  tad  ar  gwerjo, 
Kamleziz  vad,  c'houi  am   c'hlevo, 
Sant  Hervé  eo  lad  ar  gwerjo  : 
He  vé  zo  war  lann  Blourio. 

«  War  ve  ar  zant,  ni  a  zavo,   » 
Kamleziz  vad,  c'houi  am  c'hlevo, 
((  War  ve  ar  zant  ni  a  zavo 
«  Eur  chapel  »,  eme  tud  ar  vro. 

«  Ha  rok  sevel  ar  chapel-ze,  » 
Kamleziz  vad,  klevet  ive, 
«  JBa  rok  sevel  ar  chapel-ze, 
«  E  vored  d'imp  kad  mené  Ere. 

((  Red  a  vo  d'imp  kad  mené  Bre  » , 
Kamleziz  vad,  klevet  ive, 
«  Red  a  vo  d'imp  kad  mené  Bre  » , 
«  Dindan  ar  chapelig  neve. 


^•^ 


A  CAMLEZ  50 

Goude-ze  uz  da  Vreiz-lzel, 
Kamleziz  vad,  chileoet  well, 
Goude-ze  uz  da  vreiz-lzel, 
Hervé  neuz  bet  c'hoaz  eur  chapel. 

War  vene  Bre,  huel  huel, 
Kamleziz  vad,  chileoet  well, 
War  vene  Bre,  huel  huel. 
Renkaz  tregeriz  he  zevel. 

Gant  doan  ne  deuse  tud  Goelo, 
Kamleziz  vad,  c'houi    am  c'herdo, 
Gant  doan  ne  deuse  tud  Goelo, 
Da  dougen  Bre  da  Blourio, 

«  Eman  hon  zant  wrar  ar  mené,  » 
Kambeziz  vad,  kredet  ive, 
((  Eman  hon  zant  war  ar  mené,  » 
Elere  goeloiz  neuze. 

«  Enoret  vel  ma  kle  bean,  » 
Kamleziz  vad^  kredet  breman, 
((  Enoret  vel  ma  kle  bean  ! . . . . 
«  Le  zomp  ar  mené  le'h  ma  man.  » 

Pell  a  zo  boue  m'eo  tremenet, 
Kamleziz  vad  c'houi  neuz   kredet, 
Pell  a  zo  boue  m'eo  tremenet, 
Ar  pez  am  euz  an\an  kanet. 


'fiSJjsrrw  •9'yr-":"*^-i!'-'f:i>,  •  •  •:i*'^  -^a  ^v,. 


is;fij-r  -^  v.r  fS:'.^'-^: 


A  GAMLEZ 


61 


War  don  :  Jézuz,  pager  braz  e. 


«  Doue,  oll  vadelez, 

«  Gret  eur  zell  war  Gamlez  : 

«  N'euz  ket  paouroc'h  nemeur 

«  Vit  iliz  sant  Treuveur* , 

^  Reit  eta,  ma  otro, 

«  KuremadPlourio, 

ce  Reit-han  da  Gamleziz  t  , 

«  D'adsevel  ho  iliz. 


2  wech. 


Vieil  air  inédil. 


I  ^1-  ii  j,  j=^^ 


^^m 


E  -  lig   Kam  -  lez,    ka  ->  net  hi  -  rie  :    Sa  -  vet  eo  ann 


^3izî=i^q^Sf\i&s:l=^dm^^ 


i  -  liz    neve. 


Sa  vet  eo     I  -  liz   Sant  Treuveur;  Ker  koant  ha 


^^^^^^g^ 


lii     neuz      ket   ne  -  meur. 


ËHg  Kaiulez,  kanet  hirie  :. 
Saveteo  ann  iliz  neve, 
Savet  eo  iliz  Sant  Treuveur  ; 
Ker  koant  ha  hi  n'euz  ket  nemeur. 


*  Sant  Treuveur  ao  patron  Kamlez. 


^^ «*'•'*  •»•'.::    :--'^. 


A  CAliLEZ 


6? 


Savet  ho  deuz  eun  iUz, 
Eur  baradoz  d'ehaa, 
Hag  hen  rei  da  Gamleziz 
Ann  Ee  da  diskouizan . 

C'houi  a  bleustro  da  c'hortoz 

Hoc'h  ilîzig  neve  :. 

Eno  kefet  baradoz, 

Kreiz  poanio  ar  vue. 

—  Keret  bepred  ho  person, 

Keret  ho  peleien  ; 

Ha  roet  d'in  vit  ma  zon 

Eur  peonadig  peden. 

Laouenanig  sant  Ervoan 


.-,^  w  -     -   ,    .  -.-,  _-. 


14 


i-'^ 


BÉNÉDICTION  DE  LA  NOUVELLE  ÉGLISE 

A  CAMLEZ 

18     D£!CBMBRB     1892 


Ce  chant  est  dédié  à  M.  BEAUVERGER,  recteur  de  Camlez,  et  à 
M.  BILER,  son  vicaire,  aujourd'hui  aumônier  des  Bretons, 
à  Angers. 

Vieille  légende  de  la  chapelle  de  Saint-Hervé  sur  le  mené  Bré  et  sur 

les  landes  de  Plourivô. 

Tréguer  est  bien  au-dessous  de  Goélo,  braves  gens  de  Camlez, 
vous  m'entendez,  Tréguer  est  bien  au-dessous  de  Goélo,  et  aussi 
au  dessous  longtemps  sera.  —  Au  pays  de  Goélo  il  est  un  pays. . . 
une  paroisse  qui  a  nom  Plourivô'.  —  Il  y  a  un  tombeau  sur  les 
landes. .  •  le  tombeau  de  saint  Hervé  est  son  nom.  —  Saint  Hervé 
est  le  père  des  gwerz  (des  bardes). . .  Sa  tombe  est  sur  la  lande  de 
Plourivô.  ~  <(  Sur  la  tombe  du  saint  nous  bâtirons...  unecha- 
pelle,  »  dirent  les  gens  du  payB.  —  «  Et  avant  de  bâtir   cette 

• 

chapelle,  braves  gens  de  Camlez.  entendez  aussi ...  il  faut 
que  nous  ayons  le  mené  Bré,  —  Il  faut  que  nous  ayons  le  mené 
Bré...  pour  assise  à  la  chapelle.  —  S'il  y  avait  dans  les 
pays  voisins.  ••  des  hommes  comme  nous,  nous  l'y  pourrions 
porter.  —  Nous  transporterions  ici  le  mené  Bré.  • .  sous  la  cha- 
pelle de  saint  Hervé.  —  Ni  en  Tréguer,  ni  en  Comouaille.  • .  il 

*  Plourivô  est  une  g^rande  paroisse  du  canton  de  Paimpol  (G.-d.-N.).  LeTrieux 
et  le  Leff  en  font  une  presqu'île.  Au  nord  de  la  paroisse,  dans  les  landes  il 
existe  une  croix  normande,  la  plus  remarquable  qu'on  puisse  voir,  et,  à  côté,  les 
ruines  de  la  chapelle  de  Saint-Houarné  ou  Saint-Houarno.  Les  vieilles  gens  vous 
disent,  en  montrant  une  dépression  de  terrain  :  c'est  le  tombeau  de  saint  Hervé. 
Les  mères  autrefois  y  portaient  leurs  enfants. 


BÉNÉDICTION  DE  LA  NOUVELLE  ËGUSE  A  GAMLEZ 

n'y  eut  personne  à  pouvoir  leur  aider.  -  lis  (les  gens  de  Goélo  )ne 
trouvèrent  que  des  hommes  à  demi. . .  pouvant  à  peine  soulever 
une  pioche.  —  Lors  donc  ils  bâtirent  une  chapelle,  braves  gens  de 
Cafidez,  écoutez  mieux  • .  à  saint-Hervé,  sur  les  landes  an  loin. 
—  Une  chapelle  qu'on  voyait  de  loin . . .  au-c(essus  des  terres  de 
Pleudaniel.  —  Plus  tard^  au-dessus  de  la  Basse-Bretagne . . .  Hervé 
a  eu  encore  une  chapelle.  —  Sur  le  mené  Bré  bien  haut^. .  les 
Trégorrois  durent  la  bâtir,  —  de  crainte  que  les  gens  de  Goélo  ne 
vinssent.^,  emporter  Bré  à  Plourivô.  —  «  Notre  saint  est  sur  la 
montagne,  »  braves  gens  de  Camlez,  croyez-le  encore, . .  disaient 
alors  les  gens  de  Goéio.  —  «  Il  est  honoré  comme  il  doit  l'être. . .  » 
laissons  la  montagne  où  elle  est.  —  Voilà  longtemps  que  s'est 
passé,  braves  gens  de  Camlez,  vous  l'avez  cru,  ce  que  je  viens  de 
vous  chanter. 


LA  LÉGENDE  DE  LA  NOUVELLE  ÉGLISE  DE  CAMLEZ 

Un  jour  allant  par  pays  en  Goélo,  lange  de  Camlez  s'arrêta  à 
Plourivô.  —  Les  gars  de  Plourivô  alors  peinaient  pour  bâtir  leur 
église  neuve.  —  Et  les  gars  de  Plourivô  disaient  :  «  Nous  ne 
sommes  pas  de  force  à  lutter  contre  notre  vicaire*.  —  Si  nos  an- 
cêtres autrefois  avaient  trouvé  des  hommes  comme  lui,  au  pays  de 
Saint-Tudual,  —  des  hommes  de  sa  force,  ils  auraient  transporté 
la  montagne  de  Bré  en  Goélo.  —  Des  hommes  doux  et  forts  comme 
lui,  (car)  son  pareil  ne  se  rencontre  pas  dans  nos  cantons.  — 
Transportant  les  gros  matériaux  sur  la  civière^  il  était  seul  d'un 
boutf  nous,  trois,  à  l'autre,  et  nous  ployions  encore  sous  le  faix.  » 
—  Et  le  bon  ange  de  Camlez,  dès  qu'il  a  vu  (ce  courage  du  vicaire), 
vers  le  ciel  a  pris  son  vol. 

«  Dieu,  toute  bonté,  jetez  un  regard  sur  Camlez,  dit-il  :  il  n'y  a 
a  pas  de  plus  pauvre,  ou   peu   s'en  faut,   que  l'église  de  saint 

*  Le  recteur  de  Camlez,  M.  Beauverger,  est  originaire  de  Langoat,  près  de 
Tréguier,  le  pays  de  Saint-Tual  ou  Tudual. 

Tome  rx.  —  JAiiviBa  1893.  5 


I 


«6  BËNSDICTION  de  L\  NOlVfLLB  ËGLISe  A.  CAMLEZ 

H  Trémeur'.  ~  Accordez  donc,  mon  Seigaeur,  le  bon  vicaire  de 
■  Plourivô  aux  Camléziens,  aBo  qu'il  reb&tisso  leur  église.  » 

Chantez  aujourd'hui,  ange  chéri  de  Camlez  :  l'église  neuve  est 
bâlie,  l'église  de  Saint-Trémeur  !  Il  eu  est  peu  d'aussi  gentilles.  — 
Il  eu  est  peu,  il  n'y  en  a  pas,  en  Tréguer,  d'aussi  jolie  qu'elU  ;  et 
aussi  haute  que  la  montagne  de  Bré,  elle  s'élance  vers  le  ciel. 

Quand  les  gars  de  Plonrivi^  vont  i  la  foire  de  Bré,  ils  disent  aujour- 
d'hui à  leurs  enfants:  -  (iVoyezIà-haut.c'est  Camlez.  Impossible  de 
«  trouver  meilleur  que  son  recteur  — Quand  nous  bâtissions  notre 
'c  église,  il  était  notre  vicaire  —  Et  pour  lui  donner  la  main, 
«  puisqu'il  nous  a  aidés,  nous  lui  avons  donné  un  vicaire*,  —  ud 
«  vicaire  pour  lui  aider  k  bâtir  une  église  aux  fidèles  de  Camlez.* 
c  —  Vovâz  combien  gentille  est  k  voir  l'église  que  le  bcm  recteur 
0  a  construite  !  n 

Aux  gens  de  Camlez,  en  mon  chant,  je  dis  aussi  merci.  Ce  n'est 
pas  seulement  dans  leur  cœur  qu'ils  aiment  Dieu  :  ils  lui  ont  bâti 
une  église,  un  paradis  sur  terre.  Dieu  leur  donnera  un  jour  le  repos 
du  ciel.  —  Vous  fréquenterez  en  attendant  votre^  gentille  église 
neuve.  Elle  sera  le  ciel  pour  voua  dans  les  tristesses  de  l'exil.  — 
Aimez  toujours  votre  recteur,  aimez  vos  prêtres,  et,  en  retour  de 
mon  chant,  accordez-moi  un  petit  bout  de  prière. 

Roitelet  ue  sai^^t  Yves, 


COINS  DE  BRETAGNE 


•MwMUWAK** 


MARIE-ROSE 


(Suite  ) 


II 


Près  de  la  beUe  église  qui  remplace  enfin  le  massif  clocher  de  la 
collégiale  de  Notre-Dame  de  Blaic,  la  famille  Le  Turdu  habile  une 
maison  en  pierres  grises,  haute  d'un  étage  et  percée  de  vasles  fe- 
nêtres à  petits  carreauîLverdàtres.  La  porte,  enlre  ses  deux  doubles 
pilastres,  est^urmoutée  d'un  fronton  triangulaire,  dans  le  tympan 
duquel  on  lit  sur  trois  lignes,  qui  partagent  en  deux  la  date  1611  : 
Diev  soit  céans. 

Tfaurian  accompagna  sa  cousine  jusque-là.  Sur  le  seuil,  Marie- 
Rose  dut  se  retourner  pour  rallier  la  turbulente  jeunesse,  toujours 
à  la  traîne  lorsqu'il  faut  rentrer  au  gite  après  une  bonne  journée 
de  vacances. 

Le  regard  de  la  jeune  fille  rencontra  celui  de  Thurian  : 

—  Est-ce  votre  dernier  mot,  Marie- Rose? 

—  Oui,  répondit-elle,  le  cœur  dans  un  étau. 

Rapide  il  s'éloigna,  dévorant  sa  peine.  11  n'avait  pas  vu,  l'ingrat. 
qu*une  main  prompte  soulevait  un  rideau  de  vitre  au  rez-de-chaus- 
sée de  la  maison,  et  le  sourire  d'un  joli  minois  fut  perdu. . . 

Quand  Marie-Rose,  brisée  cette  fois^  pénétra  dans  la  cuisine 

*    Voir  la  livraison  de  novombre  189a. 


=-»-•» 


BfARIE-ROSE  09 

sœur  s'efforcèrent,  dès  lors,  de  remplacer  à  la  maison  le  père  mort, 
la  mère  contrainte  à  une  cruelle  immobilité.  Marie-Rose,  en  s'en- 
•  g-ageant  ainsi,  prévoyait- elle  les  sacrifices  qu'elle  s'imposait  ?  Non  ; 
mais  Dieu  savait  et  voulait. 

Marie-Rose  choyait  Louisane,  qu'elle  considérait  un  peu  comme 
sa  fille  ainée. 

Par  coquetterie,  Louisane  a  quitté  la  coiffe  quintinaise  —  mode 
surannée  —  pour  le  bonnet  ruche,  broderies  et  dentelles,  seyant 
sur  les  ondes  naturellement  crépelées  de  ses  cheveux  cendrés. 

—  Laisser  voir  sa  chevelure  ! . . .  changer  son  costume  * . . .  quel 
scandale  pour  Vincente  Le  Turdu  ! 

Aussi  les  reproches,  soulignés  de  l'inévitable  formule  :  de  mon 
temps!  pleuvaient  dru  sur  la  pauvre  cadette,  dont  Içs  yeux  bleus, 
doux  et  profonds^  s'emplissaient  soudain  de  larmes  sous  leurs  cils 

m 

retroussés. 

—  Laissez-la  donc,  ma  mère  !  dit  un  jour  Marie-Rose.  Louisane 
est  tout  votre  portrait.  Je  la  trouve  ravissante,  moi,  avec  ses  che- 
veux blonds,  son  teint  fleur  de  pêche  et  ses  deux  pervenches 
mouillées  ! 

Et  Yincente  Le  Turdu,  flattée  de  se  retrouver  ainsi  embellie  dans 
«  un  vivant  portrait  ))^  laissa  Marie-Rose  gâter  Louisane,  qui  devint 
de  jour  en  jour  plus  coquette  sous  l'égide  très  aflectueuse  de  son 
aînée. 

Mille  soins,  ce  jour-là,  aidèrent  Marie-Rose  à  échapper  aux  im- 
pressions bizarres  qui,  pour  la  première  fois,  troublaient  sa 
quiétude. 

Louisane  aime  Thurian. . .  et  pourquoi  pas  ?. . . 

Dans  la  chambre  aux  lits  jumeaux  dont  les  rideaux  clairs  enve- 
loppent les  songes  pareils  des  .deux  jeunes  filles,  Marie-Rose, 
quelques  heures  plus  tard,  regardait  Louisane  dormir. 

Marie-Rose  !  .  deux  aflections  aujourdliui  se  partagent  son 
cœur.  L'une  ..  comment  le  reconnaît-elle 'sous  un  nom  qu'elle  ne 
soupçonnait  pas  ?.. .  L'autre,  oh!  l'autre  affection  date  de  plus 
loin  encore,  puisqu'elle  daté  de  l'ineffable  moment  où  l'on  a  mis 
Louisane,  qui  venait  de  naître,  entre  les  bras  de  sa  «  grande  sœur  » . 

Affection  si  profonde,  si  ancienne,  qu'elle  semble  n'avoir  pas  eu 


UASIB-fiOSE 

« 
I  commencement.  Aussi,  ce  soir  mêmS.  Uadia  qu'elle  coatemple 
ixieusemeut  Louisaoe  endormie,  Marie-Rose  pressent  que  pour 
surer  le  bonheur  terrestre  de  l'enfaot  choisie,  elle  n'hésitera  pas' 
i  face  du  plus  complet  des  sacrifices  ! 

Les  heures  tintent  sonores  dans  ce  silence  de  paix  où  Quintin 
pose  ;  Marie-Rose  les  compte  toutes^  les  unes  après  les  autres, 
,  comme  le  Christ,  qu'elle  a  volontairement  pris  pour  modèle, 
le  veille  seule  à  Gethsémani  ! 


IB 


Du  jour  oh  il  a  inutilement  livré  son  secret  à  Marie-Rose,  Thurian 
euduger  cesse  d'aller  rue  de  l'Eglise.  Une  aussi  étrange  abstention 
est  point  laite  pour  plaire  k  Vincente  Le  Turdu,  toujours  prête 
jaser!  u  Thurian  savaitles  nouvelles  et  les  racontait  bien.  Pourquoi 
e  vient-il  plusî...  Que  lui  a-t-on  liait  ?  n  C'est  en  regardant- Marie- 
ose  que  la  pauvre  paralysée  se  pose  ces  quesUons  indiscrètes. 

Marie-Rose  paraît  bien  indiilérente  à  l'absence  du  cousin  I  Si 
a  l'interpelle  à  ce  propos,  c'est  une  réponse  brève  qu'on  obtient. 

Un  observateur  curieux  lirait  peut-être  à  livre  ouvert  sur  ce 
eau  visage  où  la  vie  semble  ankylosée  ;  mais,  en  dehors  des 
etits  racontars,  qui  donc,  dans  cette  cité  si  paisible,  s'inquiète  de 
âme  du  voisin?  ..  Louisane,  qui  pense  à  lui  sans  cesse,  n'ose 
lus  parler  de  Thurian. 

Vingt  fois  le  jour,  elle  regarde  Marie-Rose;un  mot  est  nurses 
vres  :  sais-tu  pourquoi  ? . . .  Devant  le  Iront  plus  sévère,  plus  triste 
e  sa  sœur,  elle  n'ose  risquer  ces  trois  mots,  qui  seraient  si  simples, 
lais  auxquels  on  ue  répondrait  pas. 

Pauvre  Louisane  I  aux  heures  où  d'ordinaire  son  cousin  arrivait 
-  tous  les  jours,  hélas  !  —  elle  écoute,  anxieuse,  les  pas  dans  la  rue. 

Qu'on  s'arrête,  qu'on  franchisse  le  seuil,  son  cœur  bat  fol- 
ment. . .  et  ce  n'est  jamais  lui.'. . .  Alors;  à  son  attente  fébrile 
iccède  le  découragement  d'une  vie  qui  s'envole,  d'un  avenir  fermé 
our  jamais...  Oh!  si  elle  pouvait  ne  plus  vivrel. . .  Même  lutte 
lez  Marie-Rose,   mais  plus  virile,  avec  cette   volonté  tenace  de 


MARIE-ROSE  71 

dompter  toutes  les  impressions  d^àme,  de  tailler  tout  ce  qui  ne  doit 
pas*  vivre. 

Et  Marie-Rose,  comme  une  mère  vigilante^  suit  dans  les  ailuies 
nouvelles  de  Louisane  ces  péripéties  étranges  d*une  déception 
cruelle  qui  se  renourelle  sans  cesse. 

La  tristesse  profonde,  les  défaillances  morales,  le  visage  parlant 
de  Louisane  l'inquiètent  maintenant.  Peu  s'en  faut  qu^elle  n'en 
veuille  à  Thurian  du  chagrin  d*enfant  dei  Louisane  I  De  quel  droit, 
pourquoi  les  torture-t-il  ainsi? 

Un  matin,  sous  le  porche  de  la  Collégiale^  le  coupable  croisa  ses 
deux  cousines.  Marie-Aose  marcha  droit  à  lui  en  lui  tendant  la 
main  : 

—  Bonjour  Thurian!  pourquoi  ne  vous  voit-on  plus?  C'est  mal 
d*abandonner  ainsi  vos  amis. 

Louisane,  elle,  ne  parlait  pas,  mais  ses  yeux  bleus  !  • . . 

Thurian  baissa  la  tête.  Rien  de  changé  dans  la  détermination 
prise,  il  le  sent  bien  au  timbre  de  voix  douce^lent  glacé  de  Marie- 
Rose  Seulement^  heureux  de  l'entendre,  ravi  d'être  rappelé  par 
elle. . .  il  ne  ^ait  plus  ce  qu'il  veut  faire. 

—  Venez  ce  soir,  insiçta-t-elle,  notre  mère  vous  réclame. 
Il  revint. 

Sa  vieille  tante  —  pour  la  forme  —  lui  tlemanda  la  raison  d'un 
caprice  inexpliqué,  et  les  causeries  quotidiennes  reprirent  sous  le 
manteau  de  la  cheminée,  en  famille,  comme  si  rien  ne  s'était  passé. 
Satisfaction  amère.  la  seule  qui  lui  soit  permise  I  Thurian  Leu- 
duger  vient  là,  chaque  jour^  admirer  à  la  dérobée  ce  cher  visage  de 
Marie-Rose,  entendre  cette  voix  musicale,  croiser  ces  regards  noirs 
et  doux. . .  Marie-Rose  a  désormais  tant  de  courses  à  faire,,  tant  de 
lessives  «  à  mener  »^  qu'on  ne  la  rencontre  presque  plus  chez  elle. 

Louisane,  en  revanche,  est  toujours  là,*  et  Louisane,  trouvant 
enfin  le  champ  libre,  entreprend  résolument  la  conquête  de  son 
cousin. 

Comment  s'y  prendre?. . .  Elle  n'en  sait  rien.  Sans  plan  tracé, 
avec  une  hardiesse  juvénile  et  la  résolution  très  arrêtée  de  ne  plus 
subir  les  tortures  des  derniers  temps,  elle  admire  naïvement  Thu- 
rian et  elle  l'aime. 


s    ••-  » 


MARIE-ROBK  73 

Eh  bien^  soit  t  conclut-il  philosophiquement,  je  veux  rêver  à 
toutes  les  deux  !  Nous  verrons  bien  un  jour  ou  l'autre  laquelle  me 
convient  le  mieux,  a  Louisane  n'est  pas  aussi  grave  que  sa  sœur, 
aussi  froide^  »  pense  avec  dépit  Thurian  ;  «  n'a-t-elle  pas,  dans 
un  autre  genre  aussi  plaisant  que  le  genre  de  Marie-Rose,  des 
qualités  qu'un  honnête  homme  est  fier  de  reconnaître  à  la 
compagne  qu'il  s'est  choisie»  la  grâce,  la  gaité,  la  douceur  et 
l'afTection?. ..  » 

Pauvre  Marie-Rose,  oubliée  maintenant  ! 

Lorsque  Thurian,  à  Tétage  inférieur,  est  là,  tout  près  d'elle,  entre 
sa  mère  et  Louisane,  Marie-Rose  écoute  sans  le  vouloir.  Elle  tres- 
saille quand  la  voix  forte  de  Thurian  vient  jusqu'à  elle^  mêlée  à  la 
voix  perlée  de  Louisane. 

Avant  eux,  jalouse  du  bonheur  qu'elle  a  refusé,  Marie-Rose  com- 
prit  qu'ils  s'aimaient. 

Alors,  dans  sa  solitude  héroïquement  acceptée^  abandonnant  ce 
masque  rigide  et  fait  d'indifférence  qu'elle  s'impose,  la  pauvre  fille 
se  croit  encore,  parfois,  dans  la  prairie  de  la  Roche-Longue,  à  cette 
minute  suprême  où,  —  debout  près  d'un  Thurian  qui  n'existe  déjà 
plus,  —  elle  répétait,  au  mépris  de  ses  propres  angoisses  :  «  Je  ne 
me  marierai  jamais  I  » 

Eh  bien,  foUe,  il  est  là,  paré  de  tout  son  prestige,  le  bonheur  re- 
fusé :  Us  s'aiment  I . . . 

Ils  s'aiment,  ils  vont  se  l'avouer  sous  tes  yeux,  et  toi . , . 

Ah  !  si  ses  devoirs  ne  l'enchaînaient  pas  au  foyer  de  la  famille, 
entre  sa  mère  infirme  et  les  enfants,  comme  elle  briserait  d'un  mot 
le  cœur  de  Louisane,  à  certains  jours  ! . . . 

Briser  le  cœur  des  autres,  à  quoi  bon?  pense  Marie-Rose. 

Un  jour  qu'elle  souffrait  davantage,  elle  ouvrit,  au  hasard,  le 
livre  consolateur  et  lut  :  Elle  a  choisi  la  meilleure  part. 

Ce  jour-là,  rassurée,  Marie-Rose  descendit  pour  reprendre  sa 
place  entre  Yincente,  Louisane  et  Thurian. 

Nul  ne  soupçonna  le  rude  combat  qu'elle  venait  de  subir  ;  sa 
fermeté  de  chrétienne  jamais  ne  l'avait  trahie. 

Les  jours,  les  mois  passent.  Le  printemps  ramène  avec  le  4  mai 


MAHIB-ROSE 

fête  de  la  Ceinture.   GeofTroy  V  —  uD  seigneur  de  Qalntin  — 

iporta  de  Terre-Saiote,  en  i4o5,  cette  ceinture,  Siée  par  la  Vierge 

>-'méme. 

ivec  quelle  indéfinissable  impresaïoo  les  lèvres  se  posent  sur  le 

stal  épais  qui  sauvegarde  cette  précieuse  relique,  dont  l'authen- 

ilé  s'affirme  par  des  miracles  I 

^est  vraiment  l'œuvre  des  mains  divines. 

^  1600,  un  incendie,  qui  dura  quatre  jours,  réduisit  en  cendres 

»>llégiale  de  N.-D.  de  Blain.  La  ceinture  avait  disparu  sous  les 

Membres.  On  la  croyait  perdue,  lorsqu'on  la  retrouva  intacte.  Le 

Fret  qui  la  renfermait  était  entièrement  consumé,    les  serrures 

idues.  Quelques  taches  rousses,  imprimées  comme  autant  de 

ngs  privés  sur  la  laine  blanche  et  fine  travaillée  par  la  Vierge 

rie,  attestaient  qu'un  miracle  seu/  l'avait  protégée. 

'^AtavaAA^  fils  de  la  Vierge,  ceux-là;  le  feu  ne  peut  rien  où  les 

lins  de  la  mère  du  Christ  ont  passé  1 

Le  4  mai,  la  procession  de  la  Ceinture  met  en  liesse  tout  Quintin. 

^ourlimposantecérémonie,  que  préside l'évèque  du  diocèse',  les 

pulalions  environnantes  accourent 

La  ceiuture  de  la  Vierge  étant  une  relique  authentique,  il  faut 

idre  les  rue^  où  passe  )a  procession.  Daoa  la  pieuse  cité,  nui  ne 

nage  sa  peine,  les  maisons  sont  enguirlandées.  Le  soir,  en  ville 

lans  h  campagne,  sur  les  côtes  de  haut,  les  côtes  de  bas,  jusqu'au 

lulio  de  Saint-Fiacre,  tout  le  long  du  Gou£t  (rivière  de  sang) , 

:  les  bords  si  gracieux  de  Bnn-d Argent,  des  cordons  de  lumières 

ireut  à  profusion  sous  les  masses  verdoyantes,  en  l'honneur  de 

rie  reine  des  cieux. 

S.  l'occasion  de  la  solennité  annuelle,  tous  les  enfants  de  Vincente 

Turdu,  l'abandonnant  cette  seule  fois,  suivaient  la  procession. 

rhurian  était  dans  le  cortège. 

ijuand  les  ondulations  de  la  foule  le  rapprochaient  brusquei 

ses  cousines,  Louisaneetluirougissaientcomme  deux  coupables. 

le  parlerai,  pensait  Tburian. 

A.UX  sons  joyeux  du  carillon,  qui,  B.çTh?.  \' Angélus  du  soir,  clôl 


f 

MARIC-ROSE  75 

ce  grand  Jour  de  fête,  il  aidait  les  deux  jeunes  filles  à  illuminer 
a  giorno  toutes  les  fenêtres  de  la  vieille  maison  grise. 

Yincente  Le  Turdu  ne  pçut  prendre  autrement  part  à  la  réjouis- 
sance quintinaise,  elle  veut  que  son  antique  logis  resplendisse  et 
qu'on  réconnaisse  entre  toutes  la  demeure  d'une  bonne  catholique. 
Thurian  s'était  rapproché  de  Marie-Rose,  seule  dans  l'angle  d'une 
croisée. 

Une  demièrefoiSfil  voulait  scruter  ce  visage  énigmatique  et  sérieux. 

Les  feux  des  lanternes  vénitiennes  portaient  des  ombres  vacil- 
lantes sur  Marie-Rose.  Elle  ne  détourna  même  pas  ses  regards  pour 
voir  ce  que  près  d'elle  Thurian  attendait. 

—  Non,. pensa-t-il  amèrement,  elle  ne  m'a  jamais  aimé. 
Alors,   avec  dépit:  «J'ai  à  vous  parler,   Marie-Rose  .    .  c'est  de 

votre  sœur,  cette  fois,  »  dit-il  sèchement. 

Les  paupières  de  Marie-Rose  battirent,  elle  regarda  en  face  son 
cousin. 

—  Vous  l'aimez,  Thurian,  n'aUendez  plus  pour  le  lui  dire. 

—  Tout  de  suite  I  riposta-t-il,  furieux. 

n  s'en  alla.  Au  rez-de-chaussée,  par  toutes  les  fenêtres  ouvertes, 
Marie-Rose  entendit,  d'une  voix  vibraote,  dire  de  douces  paroles... 
puis  un  silence  éloquent. 

Au-dessu&des  gerbes  lumineuses  qui  font  de  Quintin,  ce  soir^ 
une  féerie,  les  sons  des  cloches  tombent,  un  à  un  maintenant, 
près  de  mourir 

Marie-Rose  les  écoute,  ces  voix  multiples  du  bronze,  joyeuses 
sous  le  ciel  sombre  criblé  d'étoiles. 

Ses  regards  se  lèvent  instinctivement  pour  l'holocauste,  son 
visage  prend  une  expression  terrifiante,  sublime. . . 

Si  Thurian  Leuduger.  au  lieu  de  s'enfuir,  fût  resté  là,  de  celte 
vaillante  fille  il  n'eût  plus  osé  dire  peut-être  :  «  Elle  ne  m'a  jamais 

aimé! ;> 

Sylvane. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


Les  Chars  aux  diverses  époques,  parle  baron  de  Wismes.  —  Paris, 
Alphonse  Picard  et  fils,  éditeurs,   1893. 

■  Le  mot  <  char  >  désignant  tous  les  véhicules  anciens  et  modernes, 
depuis  le  quadrige  romain  jiisqu'i'i  l'omnibus  parisien,  peu  de  sujets 
sont  au$si  vastes  que  l'tiistoire  du  char  et  oCTrent  à  l'érudition  une  aussi 
grande  variété  d'aperçus.  Je  comprends  qu'une  (elle  histoire  ait  tenté 
le  baron  Christian  de  Wismes.  digne  héritier  de  la  science  et  de  la  verve 
paternelles.  Notre  jeune  confrère  a  su  faire  un  usage  discret  des  docu- 
ments retrouvés  au  cours  de  ses  recherches,  et  son  livre  est  toujours 
agréable  en  ne  cessant  jamais  d'être  savant. 

Le  programme  de  celte  substantielle  étude,  que  les  lecteurs  du  Balletin 
de  la  Société  Archéologique  de  la  Loirc-lnférieureont  connue  les  premiers, 
tient  dans  ces  lignes  du  sous-titre  :  c  Histoire  anecdotique  et  pittoresque 
des  chars,  carrosses  et  voitures  de  luxe,  Sacres  ot  omnibus,  postes, 
messageries,  diligences  et  chemins  de  fer,  »  Ce  programme  est  rempli 
de  point  en  point,  il  est  presque  dépassé  même,  car  nous  avons  une  page 
piquante  sur  la  mode  et  la  folie  du  vélocipède,  un  véhicule  qui  n'ap- 
partient à  aucune  des  catégories  énumérces. 

Sur  les  chars  antiques,  le  carpentam  des  rois  fainéants  ;  sur  les  petits 
messagers  de  l'Universilé  au  Xlll*  siècle  (ne  se  forme-t  il  pas  aujourd'hui, 
pour  ta  plus  grande  commodité  des  gens  pressés,  une  société  des  petitt 
mettagers  parisieiu  ?);  sur  la  grandeur  et  la  décadence  du  carrosse  de 
cour;  sur  le  Cabriolet,  le  landau.  le  phaéton,  qui  transportaient  les  élé- 
gants de  l'Empire  et  de  la  Restauration  ;  sur  les  voilures  publiques  qui  se 
résument  dans  le  flacre  et  trouvent  dans  l'omnibus  leur  plus  démocra- 
tique expression  ;  sur  les  voilures  de  poste  enfin,  le  coche,  la  berline,  la 
patsche,  la  diligence,  si  propice  aux  intimités  et  si  méchamment  mise  à 
mal  par  le  chemin  de  fer  ;  sur  le  triomphe,  les  évolutions,  l'avenir  de 
ce  dragon  rouge  prédit  par  Merlin  et  maudit  par  Brizeux,  M.  de  Wismes 
est  intarissable  et  sème  à  pleines  mains  le  fait  historique,  l'anecdote 
plaisante,  la  réflexion  relevée  d'une  pointe  de  philosophie.  Les  journaux 
ont  été  fouillés,  livrant  leurs  secrets  oubliés. 

La  littéiature  de  toutes  le^  époques,  depuis  Boileau  jusqu'aux  frères 
Cogniard,  a  été  mise  à  contribution  par  l'infatigable  chercheur.  Et  de 
fait,  quel  précieux  accessoire  le  roman,  le  Ihéàlre  ont-ils  trouvé  dans  la 
voilure,  dans  le  char  !  Les  l  oiiures  versées,  c'est  le  tilre  d'un  opéra  co- 
mique de  Boteldieu.  Combien  d'intrig'ues  se  sont  nouées  dans  les  pièces 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  77 

de  Picard  ou  même  de  Scribe,  pendant  que  Ton  réparait  la  chaise  de  poste 
brisée  au  détour  du  chemin  !  Sans  le  coche  d*Arras,  Desgrieux  n'eût  pas 
rencontré  Manon.  Aujourd'hui  encore  la  Diligence  de  Ploêrmel,  relevée 
par  un  écrivain  et  un  artiste,  peut  servir  de  cadre  aux  plus  amusantes 
aventures.  Ceci  a  tué  cela,  quand  le  chemin  de  fer  est  venu.  Pourtant 
un  homme  d*esprit,  Eugène  Verconsin*  a  pu  encore  ébaucher  un  ma- 
riage sur  une  rencontre  en  wagon.  Je  ne  dis  rien  du  train  qui  roule, 
ni  du  tramway  qui  passe. . .  dans  les  couplets  de  café- concert  :  ils  re- 
joignent certain  fiacre  jaune  de  mauvaise  compagnie. 

Si  je  me  suis  laissé  entraîner  à  bavarder,  c'est  un  peu  la  faute  de 
M.  de  Wismes.  On  devient  disert  en  le  fréquentant.  Je  voulais  le  féliciter 
encore  de  son  travail  si  complet  sur  les  omnibus,  qui  furent  bien 
inventés  à  Nantes,  en  i8a6,  s'ils  n'y  furent  guère  perfectionnés.  A  tous 
lesdocmnents  de  première  main  qu'il  a  recueillis  de  M.  £.  Dagault,  fils 
du  comptable  de  M.  Baudry,  fondateur  de  l'entreprise,  je  lui  conseille 
d'ajouter  un  règlement  de  police  du  12  décembre  i83a,  signé  Ferdinand 
Favre,  maire,  et  Maurice  Duval,  préfet,  où  je  trouve  un  article  dont  les 
conducteurs  actuels  des  tramways  nantais  devraient  faire  leur  profit  : 
«  Défense  expresse  est  faite  aux  conducteurs  et  aux  cochers  d'admettre 
dans  les  voitures  un  plus  grand  nombre  de  personnes  que  celui  qu'elles 
peuvent  contenir.  • 

Le  sujet  traité  par  M  le  baron  Christian  de  Wismes  est  si  bien  à  Tordre 
du  jour,  que  tout  un  chapitre  du  livre  récent  de  J.  Grand -Garteret, 
Le  XJX*  siècle,  est  consacré  aux  moyens  de  transport  et  à  la  locomotion. 
Mais  pour  venir  de  Bretagne,  les  Chars  de  M.  de  Wismes  n'en  ont  pas 
moins  sur  le  grand  ouvrage  parisien  la  supériorité  du  tableau  sur 
l'esquisse.  Olivier  de  Gourguff. 


Li  Comtesse  de  Chajibrun.  —  Ses  poésies.  Paris,  Calmann-Lévy, 

éditeur,    1898. 

Dernièrement  je  rendais  compte,  dans  celte  revue,  d'un  livre  où  M.  le 
comté  de  Chambrun  résumait  éloqucmment  ses  conclusions  sociolo- 
giques. Aujourd'hui  j'ai  sous  les  yeux  le  recueil  des  poésies  de  la  comtesse 
de  Chambrun,  qui  fut  la  compagne  d'élite  de  ce  philosophe  chrétien  et 
termina,  le  27  juillet  1891,  une  vie  toute  remplie  du  culte  et  du  bien  et 
de  l'amour  du  beau . 

M"»"  de  Chambrun  fut  une  artiste,  au  sens  le  plus  élevé  du  mot  ;  mais 
les  hommages  que  lui  rendirent  les  premiers  musiciens,  peintres  et 
poètes  de  ce  temps^la  touchèrent  moins  sans  doute  que  les  sentiments  de 
reconnaissance  des  pauvres  et  des  affligés^  objets  de  sa  constante  sollici- 
tude et  de  son  inépuisable  charité.  La  biographie  qui  remplit  une  partie 
du  volume  ne  peut  être  que  l'œuvre  d'un  témoin  de  sa  vie  :  elle  est  re- 
haussée»   embellie  à   chaque    instant  par  des  extraits  de  ses  lettres 


78  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

intimes,  où  les  efTusions  du  cœur  empêchent  d'admirer  toutes  les  fines- 
ses de  l'esprit  Je  ne  sache  qu'Eugénie  de  Guérin  à' qui  je  puisse  adresser 
un  semblable  éloge. 

Orné  d*un  portrait  de  la  comtesse  et  de  la  reproduction  des  chefs- 
d'œuvres  d'art  au  milieu  desquels  elle  a  vécu,  le  livre  renferme  une  soi* 
xantaine  de  poésies,  des  épi  très,  de  petites  odes,  des  souvenirs  de  voyages 
ou  de  lectures,  même  un  proverbe  à  la  Musset,  d*une  inspiration  très  dé«- 
licate.  Une  douce  mélancolie  met  un  charme  de  plus  dans  ces  vers  d'une 
forme  pure  et  distinguée  ;  l'idéal  religieux  y  est  toujours  visible  au- 
dessus  des  m^eilles  de  la  nature  et  de  Tart.  La  comtesse  de  Chambrun 
avait  visité  nos  provinces  de  l'Ouest  et  gardé  delà  Bretagne  un  durable 
souvenir.  Voici  une  pièce  qui  a  sa  place  marquée  dans  notre  Revue. 

UN    PÈLERINAGE  VENDÉEN 

Le   ciel   était    sévère  et  sombre       « 
Gomme  nos  peasers  soucieux, 
Mais  de  cet  horizon  plein  d'ombre 
Jaillissait  un  rayon  des  cieux. 

Il  tombait  sur  un  sanctuaire 
Cher  à  tout  enfant  vendéen  ; 
La  silhouette  de  lumière 
Défiait  le  dôme  d'airain. 

Nos  entrâmes  dans  la  cha{:cUe, 
Inquiets  et  désespérants. 
Mais  bientôt  la  clarté  fut  telle 
Qu'elle  changea    nos  sentiments.. 

Un  héroïne,  une  martyre. 
Avait  prié  là  maintes  fois, 
Et  du  ciel  semblait  nous  sourire 
Kn  nous  montrant  le  fils  des  rois, 

('/était  r éternel lo  Espérance 
Qui  se  lève  sur  les  tombeaux. 
C'était  la  gloire  de  la  France 
Sortant  du  sang  de  ses  héros  . . 

Cette  poésie  confirme  le  mot  de  Vauvenargues  :  t  les  grandes  pensées 
viennent  du  cœur.  * 

Olivier   de  Gourcuff 


•  ♦ 


DÉCADENCE,  par  Thomas  Maisonneuve.  —  Paris,  189a. 

€  Mon  livre  n'a  pas  de  feuille  de  vigne  et  je  m  en  flatte  ».  disait  Richepin 
Ce  mot  pourrait  servir  d'épigraphe  au   roman  de  Maisonneuve,  qui  est 
dédié  au  •  maitre  puissant  »  Emile  Zola.  Ce  roman  renferme  des  pages 


NOTICES  ET  COMPTES  UENDUS  79 


• 


snperbes  d'un  style  finen^ent  ciselé  et  coloré  :  celles,  par  exemple,  qui 
ouvrent  le  chapitre  où  Tauteur  décrit  les  impressions  de  jeunesse  de 
son  héros.  «  C'était  pour  lui,  dit-il,  un  ravissement  d'entendre  dans  Tim- 
mense  paix  des  hautes  voûtes  les  psalmodies  latines,  de  regarder  les 
ornements  dorés,  de  voir  briller  les  vitraux,  où,  dans  leurs  poses  hiéra- 
tiques, les  saintes  et  les  bienheureux  s*agenouillaient .  Il  aimait  ar- 
demment, avec  des  tendresses  maladives,  les  jours  de  grandes  fêtes,  se 
grisant  à  pleins  poumons  du  parfum  des  encens  et  des  arbustes  fleuris 
entourant  le  mailre-autel .  •  Mais  à  côté  de  ces  pages  d'une  pureté  ex- 
quise il  en  est  d'autres  singulièrement  osées  et  capables  d'effaroucher 
le  lecteur  français,  qui,  au  dire  de  Boileau,  veut  être  respecté,  et  c'est 
vraiment  dommage,  car  elles  empêchent  de  mettre  ce  livre  sur  la  table 
de  famille.  L'auteur  a,  parait-il,  l'intention  d'écrire  prochainement  un 
livre  absolument  chaste,  nous  l'en  félicitons,  dans  Tintérèt  de  son  re- 
marquable talent,  et  nous  attendons  avec  impatience  ce  prochain  vo- 
lume pour  Tanalyser  et  en  recommander  la  lecture. 

D.  G. 


* 


Li  DUCHESSE  DE  Berry  EN  Vendée  ET  A  Blaye,  par  Imbert  de  Saint- 

Amand.  —  Paris,  Dentu,  éditeur,  1893. 

Nous  avons  eu  déjà,  à  deux  reprises,  l'occasion  de  parler  du  talent 
littéraire  de  M.  Imbert  de  Saint-Amand,  précisément  à  l'occasion  de  deux 
livres  sur  la'duchesse  de  Berry,  dont  l'un  est  tout  entier  réédité  dans  le 
volume  qui  nous  occupe.  Dans  ce  dernier  livre  se  trouve  le  chapitre  in- 
titulé «  V Agathe  1^  qui  reproduit  un  document  des  plus  curieux,  au  dire 
de  M.  Imbert  de  Saint-Amand,  publié  en  1887  par  la  Revue  de  Bretagne 
et  de  Vendée  et  qui  permet  de  suivre  en  détail  la  traversée  de  la  duchesse 
de  Berry  depuis  la  baie  Richard  jusqu'à  Palerme.  Nous  ne  rééditerons 
pas  ici  nos  éloges  à  un  écrivain  dont  la  réputation,  assise  sur  plus  de 
trente  volumes  d'histoire,  n'est  plus  à  faire,  et  nous  nous  contenterons 
de  signaler  les  principales  illustrations  de  son  nouveau  volume  grand 
in-4''  magnifiquement  édité  par  £.  Dentu,  libraire  de  la  Société  des  gens 
de  lettres,  L'énumération  de  ces  gravures  formera  comme  un  tableau 
mnémotechnique  qui  permettra  au  lecteur  de  repasser  dans  son  esprit 
la  vie  de  la  duchesse  de  Berry  en  Vendée,  à  Nantes  et  à  Blaye,  et  qui 
donnera  peut-être  à  ceux  qui  ne  connaissent  qu'imparfaitement  les  in- 
cidents de  cette  existence  mouvementée  l'envie  de  l'approfondir  dans  un 
ouvrage  qui  offre  tout  l'intérêt  d'un  véritable  roman  avec  la  vérité  en 
plus. 

Ce  volume  s'ouvre  par  le  Poutrait  de  S.  A.  R.  Madame  la  duchesse 
DE  Berky,  par  M.  Ris,  et  donné  par  Madame,  à  sa  sortie  de  Blaye,  au 
marquis  et  à  la  marquise  de  Dampierre.  Nous  remarquons  ensuite  les 
portraits  hors  texte  du  comte  Lucchesi^Palli  duca  délia  Grazia  et  de  Fran- 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

iTAaslria  Este,  liaea  ai  Modena  Reggio  e  Mirandola, 
mlê  de Sainl-Priesl,  duc  ^'Alimazan,àe  Loau-FlorUai- 
olay,  de  MatbUde  Lebescku,  dame  d'atour  de  S.  A.  R. 

de  ChareUe,  du  comte  Henri  de  Paiseax,  du  vicomte 
tonl,  du  comte  Henri  de  Monli  de  Rezé,  aide  de  camp 
elle,  de  Berryer  fils,  dépati,  portrait  dessiné  dans  la 
le  i^  juillet  i833.  par  H.  de  Trobrîant,  de  Lou'u— 
jhaisne,  maréchal  comte  de  Beaamont,  de  Jacquet 
1  Chape ronnière,  près  Jallais,  le  37  mai   i833.  Nous 

celui  de  Hidame  la  uuchessk  de  Berht  en  paysan 
'lie  Pauline  du  Guiny,  ceux  de  Thiert,  de  Achille  Gui- 
»,  de  Chateaubriand,  du  docteur  Menière.  du  gêniral 
Emmanuel  de  Brissae,  de  la  comtesse  d'Hauteforl.  née 
nceue  de  Bauffremonl,  d'Antoine-Louis-Marie  Henne- 
lur  royale  de  Paris,  du  marqais  de  Oampierre.  Tous 
hors  tcïte,  ainsi  que  les  gravures  représentant  la 
l'Holyrood,   le  palais  de  Massa,  la  ferme  où    Madame 

débarqué,  la  rivière  de  la  Moine,  dans  laquelle  Ma- 
lière  entrevue  de  Madame  avec  Deuiz,  l'arreslalion  de 
dormes,  la  tour  du  Pirmil  à  Nantes,  la  vae  générale 
te.  Il  y  a  aussi  de  nombreuses  gravures  dans  le  texte 
-sonnages  tels  que  :  Loais-Charles  de  Bonnechose,  page 
ï  comte  Charles  de  Mesnard,  ou  des  châteaux,  des 
liges  ayant  trait  à  l'histoire  de  la  duchesse  de  Berry 
long  d'énumérer.  C'est  par  exemple  le  château  de  la 
.  de  Mlle  da  Guiny,  où  Madame  resta  cachée  du  lùjain 
!,  près  du  château  de  Nantes,  et  la  fenêtre  de  la  man- 
lage  sur  la  cour,  qui  servait  de  eache'.le  à  Madame  el  à 
biec,  la  plaque  de  la  cheminée  qui  masquait  la  cach^ll«, 
neur  de  la  citadelle  de  Blaye,  où  Madame/ul  emprison- 

ceux  qui  connaissent  l'histoire  de  la  duchesse  de 
ses  iUustrations  encore  une  fois  la  font  revivre  toute 
noire  et  lui  donnent  un  nouvel  attrait,  Le  livre  de 
:-Amand  est  à  tous  les  points  de  vue  un  livre  ins- 
t,  que  nous  nous  empressons  de  recommander  à  nos 

Dominique  Caillé. 


Le  Gérinl  :  R.  Lapolye. 
-  Imprimarie  Lafolie,  3,  place  des  liixt. 


COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE' 


•«>«O0«>«» 


LE  RÈGNE  DE  JEAN  IV 

DUC     DE     BRETAGNE 
1364-1399 


Première  Partie. 

Avènement  de  Jean  IV 
Sa  lutte  contre  le  roi  de  France  Charles  V 

i364-i373. 

L'an  dernier,  nous  avons  mené  l'exposition  générale  deThistoire 
de  Bretagne  jusqu'à  la  bataille  d'Aurai,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  fin 
de  cette  longue  lutte  si  célèbre  par  ses  beaux  coups  d'épée  et  ses 
brillants  exploits,  mais  si  dure,  si  pénible  pour  la  Bretagne,  qu'on 
appelle  la  guerre  de  Blois  et  de  Montfort.  Le  dénouement  de  cette 
lutte  a  mis  sur  le  trône  breton,  non  une  nouvelle  dynastie  ducale, 
mais  une  nouvelle  branche  de  la  dynastie  issue  de  Pierre  de  Dreux, 
branche  connue  dans  l'histoire  sous  le  nom  de  maison  de  Montfort^  ^ 
et  c'est  cette  maison  de  Montfort  qui  régnera  sur  la  Bretagne  jus- 
qu'au moment  où  le  vieux  et  glorieux  duché  s'unira  à  la  monar-* 
chie  française. 

Cette  dynastie  produisit  six  ducs  ;  son  époque  —  la  troisième 
époqu^  de  l'histoire  de  Isl. Bretagne-duché  —  embrasse  six  règnes, 
de  la  bataille  d  Aurai  (i364)  au  mariage  de  la  duchesse  Anne  avec 

'  Cours  (Vhisioire  de  Bretagne^  professé  à  la  Faculté  des  lettres  de  Rennes^ 
'3*  année,  leçon  I  (i^  décembre  iSga). 

^  Ainsi  nommée  parce  que  celte  branche   possédait  en   France    le  comté   de 
.Montfori-rAmauri,  aujourd'hui  cheMieu  de  canton  de  Tarrondissement  do  Ram- 
bouillet, département  de  Seine-et-Oise. 

Tome  ix.  —  Janvier  1893.  6 


X' 


82  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

le  roi  de  France  Charles  YIII  (i^gi),  mariage  qui,  sans  opérer 
encore  d'une  façon  définitive  T  union  de  la  Bretagne  à  la  France,  la 
rend,  on  peut  le  dire,  inévitable. 

Dans  cette  époque,  il  n'est  plus  question  de  luttes  entre  le  duc  et 
ses  vassaux  ;  l'autorité  ducale,  placée  au-dessus  de  toute  attaque, 
est  universellement  respectée.  Il  y  a  encore  des  luttes  cependant, 
parfois  même  fort  acharnées,  mais  elles  procèdent  presque  toutes 
de  cette  terril^e  et  vivace  semence  de  division  et  de  discordre,  pro- 
fondément enfoncée  hélas  I  dans  le  sol  breton  par  la  longue  et 
cruelle  guerre  de  Blois  et  de  Montfort.  Dans  cette  époque  aussi  il  y 
a  autre  chose  que  des  luttes  ;  le  XV*  siècle  breton  offre,  grâce  à 
Dieu,  de  longs  espaces  de  paix  et  de  prospérité. 

Sur  ce  fond  changeant,  tantôt  paisible  et  serein^  tantôt  sombre 
et  troublé,  nous  verrons  passer,  se  dessiner,  se  mouvoir,  de  grandes, 
d  attrayantes,  d'intéressantes  figures  historiques  :  le  duc  Jean  IV 
d'abord,  caractère  très  discutable,  mais  très  personnel  et  curieux  à 
étudier  ;  les  deux  célèbres  connétables,  Glisson  et  Richemont  ;  deux 
princesses  incomparables^  Françoise  d'Amboise  et  Anne  de  Bre- 
tagne ;  et  encore  l'illustre  thaumaturge  saint  Vincent  Ferrier,  — 
le  plus  grand  prêcheur  du  XV*  siècle,  Olivier  Maillard,  —  le 
poète  Meschinot,  etc.  Car,  chemin  faisant,  nous  étudierons  aussi 
les  œuvres  artistiques  et  littéraires,  les  monuments,  les  mœurs,  les 
institutions,  l'état  de  l'industrie  et  du  commerce,  en  un  mot  tout 
ce'qui  constitue  la  vie  d'une  nation. 

Commençons  par  indiquer  brièvement,  au  point  de  vue  poli- 
tique et  social,  les  traits  qui  caractérisent  l'époque  que  nous  allons 
étudier. 

Caractères  généraux  de  l'époque  de  la  maison 

de  Montfort^ 

La  guerre  de  Blois  et  de  Montfort  acheva,  quant  au  développe- 
ment du  pouvoir  ducal,  l'œuvre  entreprise  par  les  ducs  de  la  mai- 
son de  Dreux.  Cette  lutte,  tant  qu'elle  dura,  sembla  relever  l'im- 
portance de  la  noblesse,  parce  que  les  deux  compétiteurs  pour  se 
l'attacher  rivalisaient  de  ménagements  et  de  concessions  gra- 
cieuses ;  mais  les  désastres  de  la  guerre,  les  dépenses  qu'elle  im- 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  83 

posait  aux  seigneurs  ruinèrent  la  plupart  d'entre  eux  et  les  forcèrent 
de  recourir  aux  bienfaits  du  duc.  D'ailleurs,  ainsi  qu'il  arrive 
toujours,  cette  longue  période  d'anarchie,  de  discorde  et  de  boule- 
versement amena  un  épuisement  universel,  un  universel  besoin 
de  repos,  et,  comme  dernière  conséquence^  une  tendance  générale^ 
spontanée  et  invincible  à  fortifier  le  seul  pouvoir  capable  d'assurer 
à  la  nation  le  bienfait  de  la  paix.  Ce  qui  succomba  à  Aurai,  plus 
irrémédiablement  que  la  cause  des  Penthièvre,  c'est  la  puissance 
politique  de  l'aristocratie  :  désormais  l'autorité  ducale  est  acceptée 
par  tous  comme  souveraine,  comme  protectrice  universelle  de  la 
paix  publique  et  des  droits  de  chacun,  —  et  nul  ne  lui  dispute 
plus  les  prérogatives  indispensables  à  l'accomplissement  de  cette 
suprême  fonction. 

Mais  une  si  haute  situation  entraine  de  grands  devoirs,  de 
grandes  charges,  de  grandes  dépenses.  Le  nombre  des  officiers  de 
justice,  de  police  et  d'administration  —  sans  parler  de  la  force 
militaîre  —  doit  être  doublé.  La  majesté  souveraine,  incitée  d'ail- 
leurs par  le  goût  et  les  exemples  du  temps,  exige  une  cour 
luxueuse.  La  guerre  civile  a  grevé  le  vainqueur  lui-même  d'une 
grosse  dette  (plus  de  douze  millions  de  nos  jours)  contractée  en- 
vers les  bandes  anglaises  auxquelles  il  doit  le  trône.  Les  revenus 
ordinaires  du  domaine  ducal,  jadis  suffisants  pour  tous  les  besoins 
de  nos  ducs,  ne  sont  plus  qu'une  goutte  d'eau  dans  ce  torrent  de 
nouvelles  dépenses.  Force  est  donc  de  recourir  à  l'impôt  public, 
création  nouvelle  en  Bretagne,  et  qui,  dès  le  premier  jour  de  son  ins- 
titution régulière,  s'y  montre  déjà  sous  la  double  forme  qu'il  a 
encore  aujourd'hui  :  d'une  part  la  contribution  directe^  c'est-à- 
dire  un  impôt  de  répartition  s'adressant  à  la  propriété  foncière, 
et  connu  sous  le  nom  de  fouage  parce  qu'on  le  levait  dans  le  prin- 
cipe par  ménage  ou  par  feu  (focus,  à'oxxfocagium,  fouage);  d'autre 
part  la  contribution  indirecte^  sous  forme  de  droits  proj^ortionnels 
prélevés  sur  les  marchandises,  tant  à  l'entrée  qu'à  la  sortie, 
dans  les  principaux  ports  de  Bretagne  ;  on  appela  ces  droits  impo- 
silions  ou  plus  spécialement  entrées  et  issues.  Tel  est  le  système 
qu'on  trouve  en  Bretagne  dès  i365  ou  1 366,  au  lendemain  de  la 
bataille  d' Aurai. 


t\  COURS  D'HISTOIHE  DE  BRETAGNE 

Mais  en  Bretagne,  un  principe  toujours  et  universellement  re- 
connu, proclamé  par  Ions  nos  ducs,  à  commencer  par  Jean  IV, 
c'est  que,  pour  établir  un  impôt,  il  faut  le  consentement  exprès  des 
trois  ordres  de  la  nation,  clergé,  noblesse,  tîers-état,  assemblés, 
dans  la  personne  de  leurs  représentants,  en  Etats-généraUx  ou 
Parlement  général  du  duché.  A  cette  assemblée  seule,  réunie  autour 
du  duc,  apparteoait  aussi  la  puissance  législative  et  môme  le  droit 
babituel,  sinon  absolu,  de  décider  de  la  paix  et  de  la  guerre.  Mais 
si  le  duc  ne  la  convoquait  pas,  ces  droits  sommeillaient.  La  nécessité 
de  l'impôt  amena  la  convocation  fréquente,  bientût  la  tenue  régu- 
lière des  Etats.  L'impôt  n'était  voté  que  pour  un  terme  assez  court, 
quatre  ou  cinq  ans  au  plus  dans  le  principe,  et  depuis  le  milieu  du 
XV*  siècle,  pour  un  ou  deux  seulement.  Le  terme  expiré,  U  fallût 
de  nouveaux  Etats  ;  là,  chaque  membre  de  l'assemblée  pouvait 
soulever  les  questions  importantes  du  moment  ou  solliciter  toutes 
les  réformes  qui  lui  paraissaient  urgentes  ;  le  gouvernement  de  la 
Bretagne  prit  ainsi  le  caractère  d'une  véritable  monarcbie  repré- 
sentative. 

L'iostitutioa  des  impôts  publics  produisit  d'autres  conséquences 
non  moins  notables.  Le  fonds  le  plus  sur  de  l'impôt  c'est  la  pros- 
périté du  pays,  spécialemeut  celle  de  l'agriculture,  de  l'industrie  et 
du  commerce  ;  dans  cette  triple  source  l'Etat  va  cbercber  l'argent 
dont  il  a  besoin  pour  ses  dépenses  ;  plus  la  source  est  abondante, 
et  plus  il  est  facile  d'y  puiser.  Au  XV'  siècle,  le  commerce,  l'in- 
dustrie, l'agriculture,  qu'est-ce  autre  chose  que  le  tîers-état  ? 

La  prospérité  du  tiers-état  est  donc  directement  liée  à  celle  du 
trésor  public.  Tous  les  princes  de  la  maison  de  Montfort  le  com- 
prirent, et  s'attachèrent  soigneusement  h  protéger  cetoidre,  c'est- 
à-dire,  en  définitive,  la  masse  de  la  nation.  Eclairés  par  l'étendue 
même  de  leur  puissance  et  par  les  nécessités  de  leur  gouvernement, 
ils  comprirent  d'une  façon  plus  large  et  plus  complète  que  leurs 
devanciers  l'état  social  de  leur  peuple  et  leur  mission  de  souve- 
rains. Au  delà  des  rangs  supérieurs  de  la  nation,  ils  aperçurent 
une  classe  nombreuse,  active,  laborieuse,  qui  nourrissait  toutes 
les  autres  par  l'agriculture,  qui  par  le  commerce  et  l'industrie  enri- 
chissait peu  à  peu  le  pajrs  et  eUe>mâme,  qui  s'éclairait  par  l'étude 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  85 

des  lettres  et  des  lois^  qui  aspirait  à  monter,  à  prendre  dans  l'Etat 
non  un  rôle  prépondérant  mais  une  place  distincte,  qui  d'ailleurs 
était  dévouée  au  prince  et  à  la  patrie,  —  et  ils  jugèrent  que  ce 
pouvait  bien  être  la  partie  la  plus  vivace^  la  plus  résistante  de  la 
nation,  qu'il  était  utile,  nécessaire,  de  lui  tendre  la  main  et  de 
s'appuyer  sur  elle.  Ils  agirent  en  conséquence. 

Sans  abandonner  aucune  de  leurs  prérogatives,  sans  déprimer 
l'importance  sociale  du  clergé  et  de  la  noblesse  déjà  réduite  en  des 
bornes  plus  étroites,  ils  montrèrent  pour  le  sort  du  tiers-état  une 
sollicitude  inconnue  avant  eux.  Ils  s'efforcèrent  d'assurer  une  pro- 
tection efficace  aux  droits  des  plus  humbles  de  leurs  sujets  ;  pour 
soustraire  les  faibles  aux  vexations  et  aux  tracasseries  des  forts, 
pour  leur  procurer  autant  que  possible  le  bien-être  et  la  sécurité, 
ils  entreprirent,  au  XY^  siècle,  toute  une  série  de  réformes  adminis- 
tratives et  judiciaires,  poursuivies  avec  constance  pendant  plus  de 
quarante  ans.  Quand  au  commerce,  ils  le  développèrent  par  de  nom- 
breux traités,  par  une  protection  constante,  et  par  d'excellentes 
mesures  d'administration.  Ils  donnèrent  des  privilèges  aux  corpo- 
rations industrielles,  et  favorisèrent  ouvertement  l'établissement 
des  communautés  municipales,  c'est-à-dire  la  plus  complète  mani- 
festation de  l'existence  politique  du  tiers-état.  Depuis  iSog  les 
villes  de  Bretagne  députaient  aux  Etats,  mais  avant  i364  pas  une 
seule  ne  possédait  d'organisation  municipale  La  plus  ancienne  des 
municipalités  bretonnes  (Guingamp)  parait  sous  le  règne  de  Jean 
IV,  vers  i38o  ;  puis  Nantes  et  Rennes  sous  Jean  V,  de  i4io  à  i43o  ; 
enfin,  après  i45o,  ces  institutions  se  multiplient  notablement,  il  y 
en  a  bientôt  dans  toutes  les  villes. 

Donc,  ce  qui  caractérise  essentiellement  le  règne  de  la  maison  de 
Montfort  en  Bretagne,  c'est  le  mouvement  ascensionnel  du  tiers-état, 
favorisé  par  une  série  de  profondes  réformes  administratives,  et 
concordant  avec  l'importance  croissante  de  l'assemblée  des  Etats 
dans  le  gouvernement  du  duché. 

Ce  gouvernement  prenait  de  plus  en  plus  la  forme  de  ce  que 
l'on  a  appelé  la  monarchie  représentative,  dont  jouissait  dès  lors 
aussi  l'Angleterre,  et  qui  était  certainement  le  gouvernement  le 
plus  modéré,  le  plus  régulier  et  le  plus  libéral  sous  lequel  put 
vivre,  au  XV*  siècle  une  nation  chrétienne. 


86  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

Ces  changements  dans  les  institutions  commencèrent  à  se  pro- 
duire presque  au  lendemain  de  la  bataille  d'Aurai. 

Jean  IV  après  la  bataille  d' Aurai. 

(i364-i36d) 

Il  est  sûr,  d'ailleurs,  que  cette  victoire  mettait  le  comte  de  Mont- 
fort  dans  la  plus  belle  situation  et  le  rendait  maître  du  duché  dans 
les  conditions  les  plus  favorables.  Les  vingt  années  de  guerre  civile 
qui  venaient  de  s'écouler  avaient  créé  dans  toute  la  Bretagne  une 
misère  et  une  lassitude  extrêmes,  par  suite  un  invincible  besoin  de 
repos.  Les  partisans  des  Penthièvre  le  ressentaient  au  moins  autant 
que  tout  le  monde;  et  si  le  parti,  quoique  affaibli,  subsistait  encore, 
il  était  réduit  à  l'impuissance  par  sa  fatigue  même,  et  ne  désirait 
rien  tant  que  la  paix.  Le  sentiment  de  la  nécessité  publique,  le 
sentiment  universel  du  pays  l'y  poussait,  l'y  forçait,  et  ne  lui  per- 
mettait plus  de  tenter  immédiatement  aucune  entreprise.  Aussi  les 
places,  en  assez  grand  nombre,  qui  tenaient  encore  pour  Charles 
de  Blois  lors  de  la  bataille  d'Aurai,  Aurai  lui-même,  Malestroît, 
Redon,  Jugon,  Quimper,  etc.,  se  rendirent  au  vainqueur  à  peu 
près  sans  coup  férir. 

Un  incident  qui  marqua  la  reddition  de  Quimper,  l'une  des  villes 
jusqu'au  bout  les  plus  fidèles  à  Charles  de  Blois,  montre  au  vrai  ce 
qu'était  alors  le  sentiment  universel  des  Bretons.  Après  quelques 
jours  de  siège,  pris  pour  sauver  l'honneur  du  drapeau  et  attendre 
du  secours,  l'évêque  de  Cornouaille  GeolFroi  de  Coetmoisan,  ne 
voyant  nulle  autre  issue  honorable,  était  d'avis  de  capituler  ;  mais 
quelques  gentilshommes  enfermes  dans  la  ville  voulaient  tenir. 
L'évêque,  pour  connaître  les  véritables  sentiments  de  la  popu- 
lation, convoqua  dans  son  manoir  une  assemblée  générale  des 
habitants  de  Quimper.  Là  ceux-ci,  tout  d'une  voix,  s'écrièrent 
qu'ils  n'entendaient  point  continuer  la  guerre  ni  garder  davantage 
les  remparts,  et  que  plutôt  que  de  s'y  soumettre  ils  sauteraient  hors 
de  la  ville  par-dessus  les  murailles. 

Au  commencement  de  Tan  i365,  quand  s'entamèrent  les  négo- 
ciations entre  le  vainqueur  d'Aurai  et  les  ambassadeurs  du  roi  de 


RÈGNE    DE   JEAN  IV  87 

France^  on  vit  mieux  encore  (s'il  est  possible)  combien  toute  la  na- 
tion bretonne  était  affamée  de  paix  et  de  repos,  combien  ce  besoin 
était  profond  et  universel. 

Le3  négociations  eurent  lieu  pendant  le  carême,  à  Guérande» 
parce  que  là,  au  bord  de  la  mer^  la  nombreuse  affluence  de  sei- 
gneurs et  d'importants  personnages  attirés  par  cette  affaire  trou- 
vait facilement,  pour  se  nourrir,  bons  poissons  et  bons  vins  à 
foison.  Or  pendant  tout  le  carême,  dans  toute  la  Bretagne,  le  peuple 
et  les  gens  d'église  ne  cessèrent  (disent  les  chroniques  contem- 
poraines)  de  faire  oraisons,  processions  sur  processions  aux  plus 
dévots  sanctuaires,  pour  obtenir  la  prompte  conclusion  delà  paix. 

On  était  arrivé  à  la  semaine  sainte,  tout  allait  assez  bien,  et  Ton 
espérait  signer  le  traité  avant  Pâques,  quand  tout  à  coup,  le  ven- 
dredi saint  1 1  avrils  sur  une  certaine  prétention  des  ambassadeurs 
français,  tout  fut  rompu. 

Aussitôt  ce  fut  dans  toute  la  ville  et  dans  tous  les  alentours  un 
émoi,  presque  une  émeute,  mais  une  émeute  de  larmes,  une  la- 
mentation universelle.  «  Tout  le  peuple  (dit  notre  vieil  historien 
c  Pierre  Le  Baud)  leva  un  si  merveilleux  et  horrible  cri  qu'il  fit 
«  pitié  à  tous  ceux  qui  l'dïrent.  Et  adonc  jura  le  comte  de  Mont* 
tt  fort  (Jean  IV)  qu'il  feroit  paix,  et  deut-il  laisser  passer  beaucoup 
tt  du  sien.  Pourquoi  recommença  le  traictié  [les  négociations]  dès 
u  celui  jour.  Et  fut  le  lendemain^  vigile  de  Pasques,  la"  jour  du 
«  mois  d'apvril,  ladite  paix  faite,  accordée,  jurée  solennellement 
a  en  l'église  Monsieur  saint  Aubin  de  Guerrande.  «  (Le  Baud, 
p.  333). 

Principales  conditions  du  traité  de  Guérande  : 

Jean  de  Montfort  possédera  tout  le  duché  de  Bretagne  et  en 
fera  hommage  au  roi  de  France  qui  le  reconnaîtra  pour  duc, 
sous  le  nom  de  Jean  IV  de  Bretagne. 

La  maison  de  Penthièvre  conservera  tous  ses  biens,  tous  ses 
apanages  en  Bretagne,  et  en  fera  hommage  au  duc.  Toutefois  on 
dispensait  de  cet  hommage  la  veuve  de  Qharles  de  Blois,  Jeanne  de 
Penthièvre,  qui  avait  si  longtemps  porté  le  titre  de  duchesse.  Mais 
ses  enfants  et  tous  ses  héritiers  y  seront  astreints. 

Les  Penthièvre  recevront  de  plus,  en  France,  les  seigneuries  de 
Limoges,  de  Réthel  et  autres  valant  lo.ooo  livres  de  rente. 


rrw 


88  COURS  D*HIST01RE  DE  BRETAGNE 

Quant  à  la  succession  du  duché  de  Bretagne,  il  fut  stipulé  que, 
tant  qu'il  y  aurait  des  mâles  du  sang  de  Bretagne,  nulle  femme 
n'y  succéderait,  —  et  que  par  conséquent,  si  la  ligne  masculine 
«venait  à  faillir  dans  la  maison  de  Montfort,  le  duché  passerait  aux 
Penthièvre. 

Au  dedans  du  duché,  après  ce  traité,  nul  obstacle  pour  le  vain- 
queur d'Aurai.  Au  dehors,  pas  davantage. 

La  France  sortait  du  règne  si  désastreux  du  roi  Jean,  durant 
lequel  les  Anglais,  les  Navarrais  et  les  Ëtats-généraux  avaient  mis 
la  monarchie  et  la  nationalité  françaises  à  deux  doigts  de  leur 
perte.  Elle  était  encore  sous  le  coup  du  funeste  traité  de  Brétignî, 
aux  prises  avec  les  armées  du  roi  de  Navarre,  à  la  merci  de  ces 
routiers  des  Grandes  Compagnies  qui  en  avaient  fait,  disaient-ils, 
leur  chambre. 

'    Le  roi  Charles  V,  bien  digne  du  no^l  de  Sage  que  son  peuple 
lui  décerna,  avait  assez  d'habileté  pour  retirer  son  royaume  de 
ce  gouCBre.  Mais  il  savait  mieux  que  personne  tout  ce  qu'il  y  fal- 
lait de  prudence.  Il  avait  désiré  très  certainement  le  triomphe 
*des  Penthièvre  ;  leur  cause  une  fois  perdue,  ce  n'est  pas  lui  qui 
'fût  allé  la  relever.  Car  ce  qu'il  voulait  avant  tout,  ce  qu'il  prépa- 
'raitdès  lors,  c'était  de  délivrer  la  France  des  Anglais;  et  pour  y 
bien  réussir,  pour  enlever  aux  insulaires  leur  porte  la  plus  corn- 
-mode  sur  le  royaume,  il  fallait  à  Charles  V  être  en  paix,  en  amitié 
'avec  le  prince  qui  gouvernait  la  Bretagne.  Aussi  ne  négligea-t-il 
rien  dans  ce  but.  Le  traité  de  Guérande  conclu  (il  le  fut  le  la  avril 
i365),  le  roi ,  après  quelques  retards  dus  aux  formalités   de  la 
diplomatie,  le  ratifia  sous  un  an  (en  mai  i366),  reçut  peu  de  temps 
après  Jean  de  Montfort,  devenu  Jean  IV  de  Bretagne,  à  faire  hom- 
mage du  duché  (décembre  1 366),  et  cessa  dès  lors  d'honorer  Jeanne 
de  Penthièvre  du  titre  de  duchesse,  encore  qu'il  eût  déclaré  pré- 
cédemment ce  titre  de  pure  courtoisie  et  sans  préjudice  aux 
'  droits  de  Montfort  ;  il  donna  en  outre  une  première  satisfaction 
aux  demandes  de  ce  dernier  pour  la  restitution  de  ses  terres  de 
l'Aigle,  de  Réthel  et  de  Nevers  situées  en  France  ;  il  renvoya  enfin 
'  sans  difficulté  à  la  cour  du  duc  certaines  causes  évoquées  contre  les 


RfiGNE  DE  JEAN  IV  89 

libertés  de  Bretagne  au  parlement  de  Paris  :  ce  dont  Jean  IV 
s'était  plaint.  Aussi  Lobineau  a-t-il  raifion  de  dire  que  «  le  roi 
tâchoitde  contenter  le  duc  en  tout.  »  (Hist.  de  Bret..  1,  383). 

Ces  dispositions  du  roi  s'accordaient  merveilleusement  avec 
celles  de  la  grande  majorité  des  Bretons.  Certes  les  Bretons  de  ce 
temps  ne  voulaient  être  que  Bretons,  ils  étaient  décidés  à  repousser 
énergiquement  toute  tentative  d'absorption,  soit  par  la  France,  soit 
par  rAngleterre»  et  pourtant  ces  deux  nations  n'avaient  point 
même  rang  dans  leur  sympathie  :  ils  désiraient  vivre  en  paix,  en 
bonne  amitié  avec  la  France  »  et  n'auraient  point  détesté  de  frapper 
8ur  les  Anglais. 

Dans  ces  conjonctures,  la  politique  de  Jean  lY  semblait  toute 
tracée.  Le  premier  besoin  de  la  Bretagne  c'était  le  repos,  c'est-à- 
dire  la  paix  au  dedans  et  au  dehors.  Son  second  besoin,  celui  que 
Tesprit  national  ressentait  peut-être  le  plus  vivement,  c'était,  par 
l'exclusion  de  toute  influence  étrangère  dans  les  affaires  du  pays, 
d'être  relevée  enfin  du  long  et  déplorable  vasselage  qu'elle  venait 
de  subir  pendant  les  vingt  années  de  guerre  civile.  Jean  IV  ne 
devait  donc  être  ni  Anglais  ni  Français,  mais  Breton,  et  gouverner 
avec  des  Bretons,  il  devait,  par  sa  modération  et  ses  dispositions 
bienveillantes,  adoucir  pour  le  parti  vaincu  l'amertume  de  la  dé- 
faite, l'anéantir  en  le  gagnant,  enfin  féconder  le  repos  de  son 
peuple  par  une  administration  réparatrice  et  sagement  réforma- 
trice^ dont  les  meilleures  qualités  de  son  esprit  et  l'énergie  naturelle 
de  sa  volonté  le  rendaient  éminemment  capable. 

Malheureusement,  les  sympathies  personnelles  de  Jean  IV,  ses 
obligations  de  toute  sorte  envers  l'Angleterre  qui  l'avait  mis  sur  le 
trône,  lui  imposèrent  une  politique  différente. 

Le  roi  anglais  Edouard  III  connaissait  si  bien  ses  dispositions 
qu'il  ne  se  gênait  nullement  avec  lui  et  le  traitait  encore  comme 
son  pupille.  Voici  pat  exemple  les  instructions,  pour  mieux  dire,  le 
programme  de  gouvernement  qu'il  lui  adressait  ou  plutôt  lui  inti- 
mait par  un  envoyé  exprès,  en  janvier  i366  ;  j'en  reproduis  textuel- 
lement quelques  articles'. 

*  Nous  rapprochons  des  formes  actuelles,  pour  la  faire  mieux  comprendre^  la 
langue  angio  française  de  ce  document. 


4  Les  ohoses  données  en  cl 
de  Bretalgne,  par  nostre  s 
duc  son  cher  fils. 

<  Premièrement,  pDur  éviter  ics  y^na  4U1  eu  |»uiibicui  auiotu,  ic 
roi  voudrolt  en  toutes  manières  que  la  garde  du  chAteau  de  Brest  fut 
confiée  à  quelque  surSsant  et  loyat  Anglois,  sans  être  ni  demeurer 
jamais  en  la  garde  d'aucun  Breton. 

<  Item,  que  la  ville  de  Saint-Mathieu  (de  Fineterre)  ni  aucune  autre 
ville  ni  château  sur  les  ports  ni  sur  les  côtes  de  la  mer  ne  soient  placés  en 
aucune  taçon  sous  ta  garde  et  le  gouvernement  des  Bretons,  mais  sous 
celui  de  bons  et  suffisants  Anglois  et  de  nuls  autres. 

t  Item,  que  le  duc  ne  se  confie  pas  trop  aux  Bretons  ni  h  leurs  con- 
seib,  mais  s'entoure  de  bons  Anglois  et  se  gouverne  par  eux  et  par  leur 
conseil,  car  ils  no  lui  ont  jamais  fait  défaut  jusqu'à  présent  ;  et  au  con- 
traire le  roi  a  été  souvent  prévenu  par  plusieurs  seigneurs  de  France, 
mâme  par  des  parents  et  amis  du  duc,  que  le  duc  n'est  pas  bien  aimé 
de  cœur  parmi  les  Bretons. 

<  Item,  pour  les  causes  susdites,  [le  roi  demande]  que  le  duc  montre 
meilleure  amitié  et  fasse  meilleure  chère  en  temps  à  venir  aux  Anglois 
qu'il  n'a  fait  jusqu'à  présent,  car  le  roi  a  entendu  dire  qu'il  n'avait  pas 
fait  en  cela  tout  ce  qu'il  fallait. 

•  Item,  le  roi  voudrait  que  le  duc  vint  vers  lui  en  Angleterre,  l'été 
prochain,  chasser  et  prendre  son  plaisir  avec  le  roi,  pourvu  toutefois 
qu'il  laisse  son  pays  bien  et  suffisamment  garni  (de  gens  de  guerre),  et 
deux  ou  Irois  Anglois  bons  et  loyaux  pour  le  gouverner  en  son  absence, 
de  façon  à  le  garder  de  tout  péril  , .  >  Etc.  (Bibliolh.  nat.  Mss.  coll. 
Bréquigni,  vol.  LXXVII). 

Cette  pièce  peut  se  passer  de  commentaire.  Maïs  on  ne  s'ex- 
plique guère  les  reproches,  même  adoucis,  du  roi  d'Angleterre 
au  duc,  car  ce  dernier  avait  pris  d'avance  pour  règle  de  sa  con- 
duite les  prescriptions  ci-dessus. 

Toute  sa  maison,  tous  ses  officiers  de  confiance  étaient  .\ng1ais  ; 
il  était  toujours  entouré  d'.\nglais  qu'il  comblait  de  faveurs.  A 
Knolle.  en  i365,  il  avait  donné  les  deux  belles  baronnîes  de  Rougé 
et  de  Derval  ;  à  un  autre  capitaine  anglais,  Walter  Huet,  l'immense 
baronnie  de  Ketz,  la  garde  du  fort  du   Golet  (près  Bourgneuf],  la 


RÈGNE   DE  JEAN  IV  91 

clef  de  la  Bretagne  du  cftté  du  Poitou,  et  encore  (en  i366,  i4  no- 
vembre) la. jouissance  du  domaine  ducal  de  Loyaux.  —  Olivier 
de  Glisson  avait  eu  beau  lui  demander  la  forêt  du  Gâvre  pour 
arrondir  sa  seigneurie  de  Blain,  le  duc  la  lui  avait  refusée  pour 
en  gratifier  l'Anglais  Ghandos,  provoquant  ainsi  la  colère  par- 
faitement juste  de  Clisson^  qui  en  apprenant  le  fait  s*éoria  : 
u  Je  donne  au  diable  si  jà  Anglais  sera  mon  voisin  !  »  et  tout 
bouillant  s*en  courut  au  Gâvre,  en  démolit  le  cbâteau,  et  en  fit 
porter  les  pierres  à  Blain  pour  construire  son  donjon .  Puis  Jean 
IV,  pour  s'en  venger,  Tayant  frustré  de  la  seigneurie  de  Châ- 
teauceaux  à  laquelle  il  avait  droit:  u  Haa  !  messire,  lui  dit  Clisson, 
vous  m'avez  fait  Olivier  sdns  terre ,  mais  vous  ne  serez  pas 
duc  sans  guerrel  »  Ce  qui  ne  fut  que  trop  vrai. 

Ainsi  Jean  IV,  docile  aux  prescriptions  d'Edouard  III,  pré- 
férait «f  les  bons  et  loyaux  Anglais  »  aux  Bretons  mêmequi  s'étaient, 
corps  et  biens,  sacrifiés  pour  lui,  comme  plus  que  tout  autre 
Clîsson,  auquel  était  due  en  grande  partie  la  victoire  d' Aurai, 
d'où  il  était  revenu-  gravement  blessé,  avec  un  œil  de  moins. 

11  /aut  dire  aussi  qu'en  suivant  si  fidèlement  le  programme  poli- 
tique d'Edouard  111,  Jean  IV,  outre  son  goût  naturel  pour  les  An- 
glais, subissait  la  loi  d'une  fâcheuse  nécessité  de  position.  Il  devait 
des  sommes  énormes  au  roi  d'Angleterre^  à  ses  capitaines  et  à  ses 
bandes,  prix  du  secours  qu'on  lui  avait  prêté  :  en  politique  les 
Anglais  prêtent  et  ne  donnent  pas.  Tant  que  la  guerre  avait  duré, 
ils  avaient  attendu  patiemment  ;  maintenant  que  leur  protégé 
tenait  son  duché,  ils  arrivaient  de  tous  côtés  lui  présenter 
leurs  mémoires.  Le  pauvre  duc  se  trouvait  donc  dans  la  situation 
désagréable  d'un  débiteur  que  ses  créanciers  ont  fait  pourvoir 
d'une  grosse  place,  afin  de  toucher  son  traitement,  et  à  qui  l'on 
témoigne  sans  équivoque  qu'on  veut  être  payé. 

LiUte  de  Jean  IV  contre  la  France. 

(1369-1373) 

La  situation  du  duc  ne  devint  toutefois  vraiment  difficile  qu'après 
la  reprise  de  la  guerre  entre  la  France  et  l'Angleterre,  suspendue 
depuis  le  traité  de  Brétigni.  Le  roi  Charles  V  s'était  donné  la  noble 


RÉGNE  DE  JEAN  IV  93 

manifesta  parmi  les  seigaeurs  bretons.  Dans  le  même  temp^,  du 
Guesclin,  élevé  à  la  dignité  du  connétable  du  royaume  (a  octobre 
1870),  entraînait  sous  les  drapeaux  de  la  France  nombre  de  ses 
cooipatriotes  ;  et  moins  d'un  mois  après  (le  28  octobre),  il  se  ren- 
dait dans  une  alliance  solennelle  frère  d'armes  de  Clisson,  quî> 
jaloux  d'ouvrir  par  un  exploit  Fère  de  cette  fraternité  glorieuse, 
s'en  allait,  avec  une  troupe  de  chevaliers  bretons,  attaquer  et 
détruire  près  de  Saint-Mahé  un  corps  de  laoo  Anglais,  prêt  à  s'y 
embarquer  pour  l'Angleterre. 

L'an  1371  ne  fut  marqué,  en  ce  qui  regarde  la  Bretagne,  que 
par  l'enquête  pour  la  canonisation  de  Charles  de  Blois,  qui  se  fit 
à  Angers,  et  que  le  roi  appuyait  par  ressentiment  de  la  conduite 
équivoque  du  duc  Jean  IV.  Mais  Tannée  suivante  (1373)  fut  dé- 
cisive :  on  peut  dire  que  la  politique,  le  caractère  même  du  duc 
de  Bretagne  s'y  dévoile  complètement. 

Cette  année  1872  s'ouvre  par  une  ambassade  du  roi  d'Angleterre 
au  duc,  de  laquelle  on  sait  peu  de  chose,  mais  qui  mit  en  défiance 
les  Bretons  :  les  principaux  d'entre  eux  déclarèrent  à  leur  sou- 
verain qu'au  cas  où  ils  le  surprendraient  à  donner  aide  aux  Anglais, 
ils  l'abandonneraient  et  même  le  chasseraient  de  Bretagne. 

Le  roi  de  France,  de  son  côté,  conçut  quelques  soupçons  ;  il 
voulut  sonder  les  dispositions  du  duc  et  le  pria  de  lui  envoyer  des 
ambassadeurs.  Jean  IV  eût  bien  désiré  éviter  cette  démarche  so- 
lennelle, qui  devait,  aux  yeux  du  public,  l'engager  envers  le  roi  ; 
mais  il  fallait  endormir  la  vigilance  de  Charles  V,  il  prit  le  parti 
de  lui  prodiguer  les  belles  paroles  et  lui  écrivit  la  lettre  suivante*. 


Au  Roy  mon  ires  souverain  seignoar. 

Mon  ires  souverain  seigneur,  plaise  vous  savoir  que  j'ay  très  grant 
désir  de  savoir  de  vostre  très  noble  et  bon  estat^  que  Dieu  par  sa  grâce 
vuille  toudis  maintenir  au  désir  de  votre  cuer.  Si  vous  suppli,  mon  très 
souverain  seignour,  qu'U  vous  plaise  m*en  mander  et  certefier  par  les 

*  Trésor  des  chartes.  Arch.  nai.  J.  346,    n»   i3i. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  95 

continuaient,  se  renouvelaient,  et  ne  cessaient  de  répéter  au  roi  sur 
tous  les  tons  leurs  explications,  leurs  assurances  et  leurs  plaintes. 
Dans  le3  documents  diplomatiques  que  ces  ambassades  nous  ont 
laissés,  le  duc  proteste  que  s'il  a  des  Anglais  dans  sa  maison  et 
autour  de  lui,  c'est  qu'ayant  été  élevé  parmi  celle  nation,  il  y  a 
nécessairement  conservé  de  nombreuses  affections  de  personnes  ; 
mais  il  serait,  ajoute-t-il,  au  désespoir  d'introduire  ces  ennemis  de 
la.  France  dans  son  duché,  et  il  est  très  fâché  de  voir  deux  capi- 
taines anglais  tenir  malgré  lui  deux  de  ses  places.  Bécherel  et 
Derval  (Knolle  était  dans  celle-ci)  ;  s'il  a  précédemment  livré 
passage  à  Tarmée  anglaise  en  1370,  c'a  été  uniquement  pour  le 
service  du  roi,  persuadé  qu'elle  aurait  fait  moins  de  mal  en  Gas- 
cogne qu'ailleurs,  si  elle  avait  pris  sa  route  par  l'Anjou  et  le 
Maine,  etc.  Puis  vient  le  chapitre  des  griefs  :  le  duc  reproche  au 
roi  d  appuyer  les  démarches  faites  pour  la  canonisation  de  Charles 
de  Blois  ;  il  se  plaint  de  du  Guesclin,  qui  ne  lui  avait  point  en- 
core fait  hommage;  de  Clisson,  qui  ne  voulait  lui  obéir  et  ne  cher- 
chait qu'à  le  desservir  près  du  roi  ;  il  demande  surtout  très  instam- 
ment qu'on  lui  rende  ses  terres  de  Réthel  et  de  Nevers.  D'ailleurs 
il  ne  désire  rien  tant  que  de  servir  le  roi,  et  de  faire  avec  lui  un 
nouveau  traité  d'alliance  contre  tous  leurs  ennemis  communs. 

Quand  on  lit  ces  belles  choses,  et  bien  d'autres  encore,  dans  les 
instructions  diplomatiques  de  Jean  IV  que  nos  Bénédictins  ont 
imprimées,  on  demeure  véritablement  confondu  de  cet  excès  de 
duplicité.  Charles  V  lui-même  s'y  laissa  prendre,  à  ce  point  qu'il  fit 
rédiger  et  envoyer  au  duc  une  formule  de  serment  d'alliance  pour 
que  ce  prince  y  mît  son  sceau*. 

En  même  temps,  le  roi  promettait  de  faire  suspendre  Tenquête 
pour  la  canonisation  de  Charles  de  Blois,  d'obliger  du  Guesclin  à 
rendre  son  hommage,  et  de  procurer  l'obéissance  de  Clisson  envers 
le  duc.  Bien  plus,  se  trouvant  hors  d'état  de  restituer  immédia- 
tement les  terres  de  Réthel  et  de  Nevers,  Charles  V,  par  une  lettre 
datée  du  8  septembre  1872',  s'engageait  à  servir,  au  nom  de 
Jean  IV,  une  rente  de  10.000  livres,  que  celui-ci,  en  vertu  du  traité 

*  Voir  Trésor  des  Chartes,  Archives  nationales,  J,  a46,  n*  a6. 
'  Trésor  des  chartes  de  Bret.  T.  E,  aS. 


\ 


96  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

deGuérande,  devait  à  la  comtesse  de  Penthièvre  ;  et  Jean  IV  accep- 
tait cette  obligation  jusqu'à  nouvel  ordre^  comme  une  compensation 
suffisante. 

Il  n*y  avait  pas  longtemps  que  cet  accord  du  S  septembre  venait 
d'être  conclu,  quand  les  Anglais,  appelés  en  Bretagne^  on  s'en  sou- 
vient, par  le  traité  du  ig  juillet  précédent,  parurent  et  débarquèrent 
à  Saînt-Mahé.  L'audacieuse  comédie  jouée  par  le  duc  touchait  à  son 
terme.  Ce  débarquement  ne  permettait  plus  aucun  doute  sur  la 
trahison  de  Jean  lY  :  Tarmée  française,  sous  le  commandement  de 
du  Guesclin  et  des  ducs  de  Bourbon  et  de  Berri,  frères  du  roi, 
entra  en  Bretagne.  Jean  lY,  confiant  dans  sa  fourbe,  qui  l'avait 
jusque-là  si  bien  servi,  tenta  de  protester  encore  contre  l'évidence  : 
il  n'avait,  disait-il^  appelé  les  Anglais  que  pour  l'aider  à  remettre 
Clisson  dans  le  devoir  ;  puisque  le  roi  de  France  en  prenait  om- 
brage, il  allait  se  hâter  de  les  renvoyer  en  Angleterre.  Chose 
presque  incroyable,  et  qui  montre  combien  la  France  cherchait  peu 
la  guerre,  cette  ruse  grossière  réussit  à  demi  :  les  frères  du  roi 
firent  un  mouvement  de  retraite  ;  mais  sur  de  nouveaux  soupçons, 
peut-être  sur  les  conseils  mieux  inspirés  de  du  Guesclin,  ils  se  ravi- 
sèrent bientôt,  et  un  incident  curieux  vint  enfin^  à  point  nommé, 
dévoiler  le  mensonge  et  confondre  le  menteur. 

L'armée  française  s'était  avancée  entre  Gaël  et  Rennes,  quand  la 
duchesse  de  Bretagne  sortit  de  cette  dernière  place  pour  se  rendre  à 
Vannes,  auprès  du  duc.  Ignorant  la  présence  des  ennemis  dans  le 
voisinage,  elle  tomba,  avec  son  bagage  et  son  escorte,  aux  mains 
d'un  parti  de  5oo  hommes  d'armes  envoyés  à  sa  poursuite.  «  Ame- 
«  née  (dit  Lobineau)  devant  le  duc  de  Bourbon,  elle  s'écria  :  Haha  ! 
«  beau  cousin,  suis-je  prisonnière  P  A  quoi  le  duc  répondit  que  non, 
«  et  qu'il  ne  faisoit  point  la  guerre  aux  dames.  »  On  lui  donna  une 
escorte  de  l'armée  française,  on  lui  laissa  sa  suite,  et  on  lui  rendit 
tout  son  bagage,  —  moins  un  morceau  de  parchemin,  —  l'original 
du  traité  d'alliance  conclu  par  Jean  IV  avec  le  roi  d'Angleterre,  en 
date  du  19  juillet  137a'. 

*  Dom  Morice  ea  a  public  le  texte  sous  le  titre  de  Ligue  offeïisive  et  défen^ 
site  entre  le  duc  de  Bretagne  et  le  roi  d'Angleterre^  dans  les  Preuves  de 
rhist,  de  Bret,  II,  col.  Ao-45. 


RÉGNE  DE  JEAN   iV  97 

Ce  parchemin,  promené  par  toute  la  Bretagne^  devint  contre  le 
duc  une  arme  aussi  formidable  que  Tépée  d*e  du  Guesclin.  On  se 
rappelle  cette  menace  des  Bretons  à  Jean  IV  :  que  slls  le  sur- 
prenaient à  donner  aide  aux  Anglais,  ils  le  chasseraient  de  son 
duché.  Longtemps  ils  avaient  refusé  de  croire  à  la  culpabilité 
du  duc.  Mais  quand  on  produisit  le  traité  original  du  19  juillet, 
quand  on  vit  au  bas  de  cette  triste  pièce  le  sceau  hermine 
de  Bretagne  pendant  côte  à  côte  avec  celui  du  roi  d'Angle- 
terre, il  fallut  bien  se  rendre  à  l'évidence  ;  et  les  gentilshommes 
bretons,  voyant  le  moment  venu  détenir  leur  parole,  quittèrent 
en  grand  nombre  le  parti  de  Jean  IV.  Ce  résultat  obtenu,  on  apporta 
à  Paris  l'utile  parchemin,  et  on  le  déposa  dans  le  Trésor  des  chartes 
du  roi,  où  il  est  encore,  et  où  je  l'ai  manié.  C'est  une  superbe 
endenture,  d'une  fort  belle  écriture  et  d'une  fraîcheur  surprenante.: 
curieux  monument  de  la  duplicité  de  l'ami  des  Anglais. 

Le  roi,  si  longtemps  dupe  des  mielleuses  épitres  du  duc  et  de  ses 
fausses  protestations  de  fîdélilé,  prit  sur  lui,  par  la  plume  d'abord, 
tine  éclatante  revanche  dans  une  lettre  éloquente  où  il  mettait  en 
lumière  et  réfutait  péremptoirement  tous  ses  subterfuges^  tous 
ses  mensonges,  et  le  sommait  d'avoir  à  expulser  immédiatement 
les  Anglais  de  son  duché' .  Il  ne  se  borna  point  à  lancer  cette  lettre 
au  duc,  il  en  fit  un  véritable  manifeste  qui  fut  répandu  par  toute 
la  Bretagne  et  envoyé  particulièrement  aux  principaux  seigneurs, 
que  le  roi  faisait  çn  quelque  sorte  juges  entre  lui  et  le  duc^  et 
auxquels  il  adressait  cet  appel  : 

tt  Comme  nostredit  cousin  (le  duc  Jean  IV)  ait  fait  venir  les 

Anglois  nos  ennemis  dans  le  duché  de  Bretagne,  ainsi  que  vous 

pouvez  le  voir  clairement  par  les  lettres  ci-dessus  ;  comme  nous 

tenons  fermement  que  vous  êtes  et  toujours  avez  été  bons  et  loyaux 

'François  et  avez  en  haine  de  tout  votre  cœur  les  Anglois  nos  enne^ 

.mis  (comme  nous  l'avons  su  par  expérience  de  fait),  —  nous  vous 

.prions  très    acertes  et^  comme    votre  seigneur  suzerain,    vous 

requérons  que  vous  ne  receviez  nosdits  ennemis  en  vos  villes  ou 

*  Trésor  des  chartes  de  France,  Arch.  nat.  J  a46,  11*  i33. 

Tome  ix.  —  Février  iSqS. '    . .- .  7- . 


r^t 


98  OOWtë  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

forteresses,  mais  les  grevez  et  endommagez,  comme  nos  ennemis 
et  les  vôtres,  de  tout  votre  pouvoir.  Donné  à  Paris  le  a4*  jour  de 
novembre  (1871)  ». 

Le  duc  Jean  IV  eut  le  courage  de  risquer  une  réponse  à  celte 
formidable  apostrophe.  Comme  Taraignée  dont  un  coup  de  balai 
vient  de  broyer  la  toile  la  recommence  obstinément  sans  rien 
changer,  Jean  IV  donne  une  nouvelle  édition,  nullement  amendée, 
des  subtilités,  des  équivoques,  des  mensonges  qui  lui  avaient 
longtemps  réussi,  sans  paraître  se  douter  que  le  manifeste  du  roi  a 
mis  en  poudre  toute  cette  artificieuse  phraséologie'. 

Mais  le  duc  usait  en  vain  ses  dernières  finesses  :  le  temps  des 
subterfuges  et  des  équivoques  était  passé.  Indignés  de  la  conduite 
de  leur  souverain,  émus  de  haine  contre  l'Anglais,  les  Bretons  se 

f 

tournaient  en  masse  du  côté  de  la  France. 

En  vain,  dans  les  premiers  mois  de  l'année  suivante  (i373),  une 
grosse  flotte  anglaise  s'en  vint  débarquer  à  Saint-Malo.  Du  Gues- 
din,  avec  une  armée  française,  entra  en  Bretagne  pour  saisir  le 
duché  sur  le  duc,  et  le  pays  tout  entier  se  joignit  à  lui.  Partout 
Jean  IV  se  vit  refuser  par  ses  propres  sujets  Feutrée  de  ses  villes  et 
de  ses  châteaux  ;  Tarmée  anglaise,  contrainte  de  se  rembarquer 
honteusement,  se  sauva  dans  le  port  de  Brest,  et  le  jeudi  après  la 
Quasimodo,  le  28  avril  1378,  le  duc,  chassé  de  ses  États  par  les  Bre- 
tons, s'embarqua  à  Concarncau  suivant  les  uns,  à  Brest  suivant 
d'autres,  pour  se  réfugier  en  Angleterre. 

Comme  il  mettait  à  la  voile,  un  chroniqueur  contemporain,  écho 
de  la  voix  publique,  saluait  son  départ  des  lignes  suivantes,  qui 
montreront  s'il  est  vrai  —  comme  on  Ta  dit  parfois  —  que  les 
Bretons  d'alors  préféraient  FAngleterre  à  la  France  : 

<c  Sachent  tous  les  fidèles  du  Christ  que  Tan  de  Notre-Seigneur 
1873,  le  jeudi  après  Quasimodo,  illustre  et  vaillant  prince  Jean,  duc 
de  Bretagne,  comte  de  Montfort  et  de  Richement,  partit  de  Brest 
pour  s'en  aller  en  Angleterre,  parce  qu'on  lui  refusait  partout  l'en- 
trée de  ses  villes  et  châteaux,  à  cause  de  la  séquelle  d'Anglais  on 


*  Ibld.,  J  a46,  n«  i3o.  Cettô  réponse   de  Jean  IV  à  Charles   V  est  datée  du 
sS  décembre  (1372). 


I 


RÈGNE    DE    JEAN  IV  ,99 

Saxons  qu'il  tramait  après  lui.  Les  Bretons  en  effet  ne  voulaient 
point  souffrir  qu'ils  eussent  le  gouvernement  du  duc,  craignant 
d'être,  eux  et  leur  duc,  chassés  et  déshérités  de  leur  sol  natal  par 
la  trahison  desdits  Saxons,  si  Ton  laissait  ceux-ci  entrer  dans  les 
villes.  Car  ils  se  rappelaient  encore,  les  Bretons,  comment  les 
Saxons  avaient  jadis  chassé  leurs  ancêtres  de  la  Grande-Bretagne 
et  massacré  traîtreusement  quatre  cent  soixante  de  leurs  comtes  et 
barons,  au  temps  du  roi  Vorligern' .   » 

Tels  furent  pour  Jean  IV  les  premiers  fruits  de  son  anglomanie. 
Nous  le  suivrons  bientôt  dans  son  exil,  nous  le  verrons  remon- 
ter  sur  le  trône,  et,  ce  qui  est  surtout  curieux,  nous  nous 
convaincrons  que  sa  chute  et  sa  restauration  — événements  par- 
faitement contradictoires  —  n'en  sortent  pas  moins  d'une  seule 
et  même  cause  :  'Rattachement  inébranlable  des  Bretons  à  leur  iU'* 
dépendance  nationale. 

Arthur  de  l\  Borderie. 

de  VlnstiiaL 
{A  suivre) 

*  Chronique  de  Saial-Brieuc,  daas    dom   Morice,    Preuves  de  rhistoire  de 
Bretagne,  I,  col.  46. 


LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

DE   HAUTE-BRETAGNE 
Congrues  dans  le  territoire  actuel  du  département  dlUe-et-Vilaine. 

(Suite) 


BÉCHEREL  (Baronme) 


Bécberel',  placé  au  sommet  d'une  des  collines  les  plus  élevées  du 
pays  de  Rennes,  fut  sans  doute  au  temps  des  Romains  une  station 
militaire  coomiandant  la  voie  qui  passait  à  ses  pieds.  Les  sires  de 
Dinan  remarquèrent  cette  position  éminemment  stratégique  et 
construisirent  en  ce  lieu  un  château-fort  qui  donna  bientôt  nais- 
sance à  une  petite  ville.  Notre  intention  n'est  pas  de  faire  ici  This- 
toire  de  Bécherel,  qui  joua  un  certain  rôle  dans  les  guerres  du 
moyen  âge,  nous  voulons  seulement  donner  la  suite  de  ses 
seigneurs  et  faire  connaître  l'importance  et  retendue  de  leur  ba- 
ronnie. 

Alain  de  Dinan^  deuxième  fils  de  Geffroy^sire  de  Dinan,  peut  être 
considéré  comme  le  fondateur  du  château  de  Bécherel,  qui,  primi- 
tivement, faisait  partie  de  la  paroisse  de  Plouasne*.  Alain  mourut 
avant  ii48'. 

Roland  de  Dinan,  son  fils,  tut  ensuite  seigneur  de  Bécherel  ; 
n'ayant  pas  d'enfant,  il  adopta  son  neveu  Alain  de  Vitré,  fils  de  Ro- 
bert, sire  de  Vitré,  et  d'Emma  de  Dinan^  et  lui  laissa  sa  seigneurie. 

Alain  de  Vitré,  dit  de  Dinan^  mort  en  1197»  eut  «une  fille  ap- 
pelée Gervaise  de  Dinan,  qui  fut  dame  de  Dinan  et  de  Bécherel,  et 
épousa  successivement  :  i*^  Juhel,  baron  de  Mayenne  f  laao;  a*^Gef- 

*  Voir  la  livraison  de  décembre  1891.  ' 
'  Chef-lieu  de  canton,  arrondissement  de  Montfort. 

'  Bécherel  ne  fut  érigé  en  paroisse  qu^en  11 64. 

*  De  Barthélémy  :  Mélanges  archéologiques  sur  la  Bretagne,  111,  16. 


LES  GRANDES  SBIQNEURUSS  10^ 

froydeRohanf  iaa!i,  et  3*Richard  Mareschal,  seigneur  de  Lon- 
gueville. 

Marguerite  de  Mayenne,  issue  du  premier  lit,  eut  en  partage  les 
ieigneuries  de  Dinan  et  de  Bécherel,  qu'elle  porta  à  son  mari  Henri 
de  Penthièvre,  seigneur  d'Avaugour,  lequel  mourut  en  laSi.  Leur 
fils,  Alain  d'Avaugour,  mort  avant  son  père,  vers  ia65,  épousa 
Marie  de  Beaumont  et  eut  d'elle  plusieurs  enfants,  entre  autres  une 
fille  nommée  Havoise,  mariée  à  Olivier  de  Tinténiac,  seigneur 
dudit  lieu*. 

C'est  à  ces  derniers  qu'échut  la  baronnie  de  Bécherel,  qu'ils  lais- 
sèrent en  mourant  à  leur  fils  Guillaume,  sire  de  Tinténiac  et  de  Bé- 
cherel, vivant  en  i3o3.  Olivier  de  Tinténiac,  fils  de  Guillaume, 
fut  &  son  tour  seigneur  de  Tinténiac  et  de  Bécherel  (iSig), 
et  eut  de  son  union  avec  Eustaice  de  Ghftteaubriand  deux  fils^ 
Briand  et  Jean,  qui  lui  succédèrent  en  ses  seigneuries.  Briand 
étant  mort^  en  effet,  sans  laisser  d'enfants,  Bécherel  passa  à  son 
frère  cadet  Jean^  mari  de  Jeanne  de  Dol.  Celui-ci^  l'un  des  héros 
du  combat  des  Trente,  décéda  en  i35a,  ne  laissant  qu'une  fille, 
Isabeau  de  Tinténiac,  qui  épousa  Jean  de  Laval ,  seigneur  de 
Châtillon,  en  Vendelais^  et  lui  apporta  les  seigneuries  de  Tinténiac, 
Bécherel,  etc. 

De  cette  union  naquit  une  fille,  Jeanne  de  Laval,  dame  de  Bé- 
cherel, qui  épousa  d'abord  l'illustre  connétable  Bertrand  Dugues- 
clin,  puis  son  cousin  Guy  XII,  sire  de  Laval  et  de  Vitré  :  elle  mourut 
le  37  octobre  i433'. 

A  partir  de  ce  moment,  les  barons  de  Vitré  —  que  nous  retrouve- 
rons plus  tard  -7  possédèrent  la  seigneurie  de  Bécherel  jusqu'en 
1636.  Cette  année-là,  le  i4  février,  Henri  de  la  Trémouille,  baron 
de  Vitré,  et  Marie  de  la  Tour  de  Bouillon  sa  femme  vendirent  la 
baronnie  de  Bécherel  à  quatre  associés  :  Jean  Glé  ,  seigneur  de  la 
Costardaye,  en  Médréac  ;  François  Glé,  son  frère,  seigneur  du  Pan, 
et  les  seigneurs  de  la  Bouexière  et  de  Bienassis.  En  16217,  ceux-ci 

<  Mb«  de  la  Motte -Rouge  :  Les  Dinan  et  leurs  juveigneurs. 

9  Du  Paz  :  Histoire  généalogique  des  maisons  de  Bretagne^  b'jS, 


DE  HAUTE-BRETAGNE  tOS 

•  •  • 

Quoique  morcelée  au  commencement  du  XVII*  siècle^  la  sei- 
gneurie de  Bécherel  s'étendait  encore  en  1770  en  dix-huit  paroisses  : 
Bécherel,  Miniac,  Longaulnay,  Piouasne,  Guitté,  Guenroc,  Piou- 
balay,  Le  Quiou,  Calorguen,  TréfumeU  Saint-Juvat,  Evran,  Me- 
dréac,  Gaulne,  Saînt-Pem,  Saint-Maden,  Saint-Judoce  et  Yvignac, 

Les  aveux  rendus  au  roi  le  22  mai  i5o4  par  le  comte  de  Laval  et 
le  10 juin  1680  parla  marquise  de  la  Vaiiière' vont  nous  faire 
connaître  la  baronnie  de  Bécherel  : 

Voici  d'abord  le  cheMieu  de  la  seigneurie»  c'est-à-dire  a  la  ville, 
lauxbourgs  et  paroisse  dudict  Bécherel  où  il  y  a  encore  les  vestiges 
et  apparences  d'un  vieil  chasteau  qui  fut,  il  y  a  longtemps,  démoli 
durant  les  guerres  civiles  de  cette  province  ;  et  au  bout  de  ladite 
ville  il  y  a  deux  grandes  portes,  et  se  gouvernent  les  habitans  de  la 
dicte  ville  en  toutes  choses  comme  (ceux  des)  autres  villes  closes 
de  la  province.  » 

De  ce  château  de  Bécherel  »  pris  en  .1168  par  Henri  II,  roi 
d'Angleterre^  brûlé  par  Geffroy,  duc  de  Bretagne  en  ii8a,  et 
reconstruit  par  les  sires  de  Dinan,  pris  de  nouveau  par  les  Anglais 
en  i35o  et  assiégé  par  Duguesclin  en  1871,  restauré  par*  Anpe  de 
Laval  en  i4i9  et  définitivement  ruiné  par  les  guerres  de  la  fin  du 
XV*  siècle,  il  reste  peu  de  chose  ;  dès  i5o4i  ses  remparts  n'étaient 
pbiB  que  des  débris  :  u  Aussy  y  a  en  ladite  ville  de  Bécherel 
monstre  et  emplacement  de  chasteau  où  y  a  encore  une  tour  qui 
par  la  guerre  qui,  puis  naguères  de  temps,  a  eu  cours  en  ce  pays, 
a  esté  bruslée  par  les  ennemis.  »  On  prétend  que  c'est  cette  même 
tour  démantelée  qu'on  aperçoit  encore  près  du  presbytère. 

Quant  à  l'enceinte  de  ville,  jadis  bien  fortifiée,  eUe  ne  présentait 
plus  depuis  longtemps  que  quelques  débris  de  courtines,  mais  elle 
conservait  néanmoins  naguère  une  belle  porte  appelée  porte  Saint- 
Michel,  qui  constituait  un  monument  intéressant  du  passé  :  des 
vandales  viennent  récemment  d'abattre  ce  dernier  reste  des  fortifia 
cations  de  Bécherel. 

Dans  l'enceinte  de  la  petite  ville  se  trouvaient  «  grande  et  double 
halle,  c'est-à-dire  haulte  et  basse,  où  estaient  les  marchands*toutes 

>  Arch.  (Fllle'et-MLaiiicei  de  la  Loire^Inférieure,  . 


DE  HAUTE*BRETAGNE  10& 

liombre  de  terres  nobles,  parfois  assez  importantes,  telles,  que  les 
seigneuries  de.Guitté,  deBeaumont,  de  Couëlan,  dTvignac^  de  la 
Costardaye,  du  Lattay,  de  Lesnen,  de  Caradeuc^  du  Hac,  de  Li* 
-gouyer»  de  Médréac,  de  la  Houssaye,  du  Bois-de-Miniac,  de  Mon- 
tifaut,  de  la  Rivière  en  Tréfumel,  etc.,  etc. 

Les  presbytères  de  Bécherel  et  de  Longaulnay  en  relevaient  aussi. 

Il  nous  reste  à  faire  connaître  les  droits  féodaux  de  la  baronnie 
de  Bécherel  offrant  quelque  singularité  ;  ils  étaient  en  1680  comme 
en  i5o4  au  nombre  de  trois  :  laquintaine,  le  saut  des  poissonniers 
et  le  brûlement  des  lins. 

La  quintaine  est  décrite  avec  détail  comme  il  suit  : 

«  A  cause  de  ses  dites  terre  et  baronnie  de  Bécherel  (le  seigneur 
du  lieu)  a  un  droit  sur  les  habitans  de  ladite  ville  et  fauxbourg 
de  Bécherel,  nommé  quintaine^  qui  est  tel  que  tous  les  nouveaux 
mariés  desdits  ville  et  fauxbourg  sont  tenus  l'an  de  leurs  nopces, 
chacun  d'eux  au  lundy  des  fériés  de  Pasques,  de  courir,  estant  à 
cheval,  une  gaule  de  bois  à  la  main,  aultrement  appelée  lance, 
par  trois  fois,  et  (doivent)  en  frapper  du  bout  dans  un  escusson 
armorié  des  armes  de  ladite  seigneurie  en  un  post  de  bois  qui  est 
planté  au  lieu  ordinaire  nommé  la  quintaine  ;  et  si  (la  lance)  n'est 
rompue  la  première,  seconde  ou  troisième  course,  (le  coureur)  dst 
tenu  payer  l'amende  suivant  l'usance  du  fief  :  et  ne  doibvent  les- 
dits  nouveaux  mariés  chausser  les  espérons,  monter  à  cheval, 
prendre  ladite  lance,  courir  ny  descendre  de  cheval,  sans  au  préa- 
lable demander,  (pour)  chacune  desdites  choses,  congé*  au  seigneur 
ou  à  ses  officiers  qui  pour  luy  assistent  audit  lieu.  Si  iceux  nou- 
veaux mariés  estoîent  en  défaut  de  comparoistre  et  de  faire  chacune 
desdites  choses  en  la  manière  susdite,  ils  seroient  tenus  de  poyer 
l'amende^  le  seigneur  ou  ses  officiers  leur  fournissant  le  cheval, 
les  espérons  et  les  lances.  » 

Le  saut  des  poissonniers  demande  quelques  mots  d'explication. 
On  sait  qu'autrefois  l'accomplissement  rigoureux  du  devoir  d'abs- 
tinence en  carême  faisait  naître  certains  usages  qui  nous  semblent 
aujourd'hui  fort  bizarres  :  on  commençait  par  les  foUes  du  carême- 

t  C'ost-à-dire  permission. 


rss:-:y  :;.■";-•  ^t"»^w7^. 


10<  LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

prenant,  on  continuait  par  la  procession  grotesque  de  la  mi- 
carême  et  on  terminait  par  le  saut  des  poissonniers.  Aux  fêtes  de 
Pâques,  en  effet,  pour  témoigner  sa  joie  d'être  enfin  débarrassé  du 
régime  maigre  suivi  pendant  la  sainte  Quarantaine,  on  jetait  volon- 
tiers à  Teau  les  marchands  de  poissons  qui  pendant  de  si  longs 
jours  avaient  forcé  les.  fidèles  à  s'approvisionner  à  leurs  étaux.  lien 
était  ainsi  à  Bécherel  :  le  lundi  de  Pâques,  tous  ceux  qui  avaient 
«  vendu  du  poisson  le  caresme  précédent  »  étaient  tenus  de  venir 
€  sauter  ledit  jour  dans  Testang  nommé  Testangde  Bécherel  en 
endroit  raisonnable  »  ;  et  après  s'être  «  dépouillés  pour  sauter  », 
devaient  a  chacun  d'eux  demander  congé  au  seigneur  ou  à  ses 
officiers  pour  sauter  dans  ledit  estang,  et  avant  d'en  sortir  (devaient 
également)  demander  congé  ».  Le  saut  des  poissonniers  avait  lieu 
à  Bécherel  au  grand  ébaudissement  de  la  populace  «  soubs  peine 
d'amende  »  que  pouvaient  payer  toutefois  ceux  qui  craignaient  un 
rhume  à  la  suite  de  ce  bain  souvent  intempestif. 

«  Le  territoire  de  Bécherel  —  écrivait  Ogée  au  siècle  dernier  — 
est  fertile  en  lin  qui  fait  le  plus  beau  et  le  meilleur  fil  de  la  Bre- 
tagne'.  »  Aussi  le  seigneur  du  lieu  —  pour  favoriser  l'industrie 
textile  en  stimulant  le  zèle  des  travailleurs  et  en  punissant  les  pa- 
resseux —  s'était-il  réservé  un  droit  ainsi  décrit  dans  l'Aveu  de 
1680:  ce  Ledit  jour  des  lundy  des  fériés  de  Pasques  (le  baron  de  Bé- 
cherel) a  droit  et  est  en  possession  immémoriale  de  faire  brusl^r  §n 
sa  dite  ville  en  lieu  public  tous  les  lins  et  chanvres  qui  seront 
trouvés  encore  à  broyer  et  à  teiller,  et  (peut)  en  faire  ledit  seigneur 
à  sa  volonté,  et  ceux  et  celles  chez  qui  lesdits  lins  et  chanvres  seront 
trouvés  doibvent  poyer  l'amende,  et  cela  se  fait  à  ce  que  les  femmes 
ne  soient  paresseuses  de  faire  accommoder  lesdits  lins  et 
chanvres  qui  sont  fort  bons  dans  retendue  de  ladite  seigneurie.  » 

Terminons  par  un  détail  qui  peint  bien  Tesprit  religieux  animant 
alors  la  société  féodale  :  c'est  le  chapitre  des  rentes  de  fondations 
pieuses  faites  par  les  anciens  sires  de  Bécherel.  u  Sur  les  moulins 
de  la  seigneurie  étaient  dues  quinze  mines  et  demye  de  froment 
à  l'abbaye  de  Boquien,  une  mine  à  l'abbaye  de  Montfort  et  a3 

*  JHct,  deBret. 


DE  HAUTE-BRETAGNE  107 

livres  de  renie  au  chapitre  delà  collégiale  Saint-Tugdualde  Laval  », 
à  quoi  il  faut  ajouter  les  honoraires  des  six  chapelains  fondés  & 
Notre-Dame  de  Bécherel  et  les  dîmes  abandonnées  aux  religieux 
du  prieuré  de  Saint-Jacques. 

Aujourd'hui  Bécherel  ne  se  distingue  que  par  sa  pittoresque 
position,  176  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  «  Le  pano- 
rama qui  se  déploie  sous  les  regards  du  spectateur,  contemplé  de 
la  cime  où  se  dressaient  jadis  les  tourâ  du  château  de  Bécherel, 
est  un  des  plus  vastes,  des  plus  ravissants  qu'offre  la  Haute-Bre- 
tagoe.  Toute  la  vallée  de  la  Rance  est  sous  vos  pieds,  ses  plans 
divers  s'échelonnent  vers  le  nord-ouest  en  ondulations  succes- 
sives jusqu'à  rhorizon  de  Dinan  ;  plus  loin,  vers  Touest,  on  aper- 
çoit, à  Tarrièr^e-plan,  les  crêtes  du  Menez;  au  nord,  la  vue  plonge 
parfois  par  échappée  jusqu'au  littoral\  » 

L'abbé  Guilloti^  de  Corson, 

chan,  hon. 

(A  suivre,  J 


•  Paul  de  la  Bigae- Villeneuve  :  Brft,  contemporaine  ~  lUe-et-V Haine,  7A. 


cherche,  et  la  vieille  femme  qui  demeurait  à  côté  était  bien  coq- 
<  Voir  la  livraison  de  septambre  1891. 


CONTES  DE  LA  HAUTE-BRETAGNE  109 

tenté,  car  elle  pensait  tous  les  renvoyer  chercher  les  Merveilles 
pour  avoir  leur  fortune.  Le  second  fils  s'endormit  comme  son  frère^ 
et  fut  transformé  en  dindon. 

Belle-Ëtoi)e,  ne  voyant  pas  revenir  ses  frères^  partit  à  leur  re* 
cherche  ;  elle  fit  mine  de  s'endormir,  et,  comme  Toiseau  arrivait, 
la  croyant  endormie»  pour  lui  faire  comme  à  ses  frères,  elle  le  saisit 
par  la  patte  et  le  fourra  dans  sa  cage,  puis  elle  lui  dit  : 

—  Rends-moi  tout  de  suite  mes  frères,  ou  je  ne  te  donnerai  pas 
la  liberté. 

—  Laisse-moi  sortir  auparavant,  dit  l'oiseau. 

—  Non,  répondit  Belle-Ëtoile. 

—  Prends  une  des  plumes  de  ma  queue  et  va  les  ressusciter. 
Elle  toucha  ses  frères  et  les  autres  dindons  qui  reprirent  leur 

première  forme,  et  redevinrent  hommes,  et  il  y  en  avait  qui  étaient 
rois  et  princes. 
Elle  dit  alors  à  l'oiseau  : 

—  Donne -moi  les  trois  Merveilles. 

L'oiseau  lui  indiqua  où  elles  étaient,  et  ils  partirent,  emportant 
l'oiseau. 

Ils  firent  un  grand  repas  où  la  vieille  fat  invitée.  On  avait  mis 
Toiseau  au  milieu  de  la  table  dans  une  jolie  cage.  Mais  il  savait 
bien  ce  que  la  vieille  bonne  femme  avait  dit,  et  il  le  répéta  devant 
tout  le  monde,  ce  qui  mit  la  vieille  femme  fort  en  colère,  et  elle 
eut  tant  de  honte  qu'elle  s'en  alla. 

(Conté  en  1880  par  Mme  Araadi,  de  Dinan,) 


^LES  DEUX  FRÈRES 

Il  y  avait  une  fois  une  femme  qui  avait  deux  jumeaux.  Comme 
elle  n'était  pas  riche,  elle  allait  dans  la  forêt  chercher  du  bois  pour 
se  chauffer,  et  elle  emportait  ses  enfants  avec  elle.  Un  jour  qu'elle 
venait  de  ramasser  sa  fouée»  elle  vit  accourir  un  ours  :  elle  eut 


110  CONTES  DE  LA  HAUTE-BRETAGNE 

grand'peur,  elle  prit  un  de  ses  enfants  sous  chaque  bras;  mais  en 
courant  elle  laissa  tomber  un  de  ses  enfants  et  n'eut  pas  le  cou- 
rage de  s'arrêter  pour  le  chercher.  Le  lendemain  elle  retourna  à  la 
forêt,  ej  ne  vit  point  de  trace  de  sang  à  l'endroit  où  son  fils  était 
tombé.  ' 

L'ours  emporta  l'enfant  dans  sa  tanière,  et  réleva  comme  un  de 
ses  petits  :  il  était  poilu  comme  un  ourson  et  marchait  aussi  à 
quatre  pattes,  et  était  fort  comme  une  bête. 

L'enfant  qui  était  resté  chez  sa  mère  grandit,  et,  quand  il  eut 
vingt  ans,  il  dit  à  sa  mère  : 

—  Je  vais  partir  pour  aller  chercher  mon  frère,  m'est  avis  qu'il 
n'est  pas  mort. 

Il  prit  un  cheval  et  un  sabre,  et  alla  dans  la  forêt  où  se  trouvait, 
disait-^on,  une  bête  si  forte  que  plusieurs  soldats  envoyés  pour  la 
tuer  n'avaient  pu  ni  la  prendre  ni  lui  faire  mal. 

Il  rencontra  la  bête  et  il  se  battît  pendant  deux  heures  avec  elle, 
mais  ils  ne  se  firent  point  de  mal.  Comme  ils  étaient  lassés,  ils 
cessèrent  de  lutter,  et  ils  s'assirent  l'un  i  côté  de  l'autre.  Le  jeune 
garçon  se  mit  à  manger  du  pain»  la  bête  en  ramassa  aussi  un  mor-* 
ceau  et  le  mangea  avec  plaisir.  Ensuite  elle  s'allongea  sur  le  dos, 
comme  pour  montrer  à  l'homme  qu'elle  ferait  tout  ce  qu'il  voudrait. 

Il  se  mit  en  route  avec  elle,  et  arriva  dans  un  endroit  où  était  un 
géant  qui  lui  dit  : 

—  11  faut  que  tu  te  battes  avec  moi. 

La  bête  fit  signe  au  jeune  garçon  qu'elle  voulait  aller  &  sa  place, 
elle  prit  ses  habits  et  arriva  au  château  du  géant,  qui  prit  une 
barre  de  fer  et  l'enfonça  en  terre  si  profondément  qu'on  n'en 
voyait  plus  qu'un  petit  bout  ;  puis  il  dit  : 

—  11  n'est  pas  nécessaire  de  se  battre  ;  si  tu  peux  enlever 
cette  barre  de  fer,  tu  seras  vainqueur. 

La  bête  saisit  la  barre  de  fer  avec  ses  grifies  et  l'arracha 
facilement. 

—  Ah  !  dit  le  géant,  tu  es  le  plus  fort.    . 


T     S^ 


GÛNTBS  DE  LA  HAUTE-BRETAGNE  tlt 

La  béte  assomma  le  géant  et  vint  rejoindre  son  maître.  Gomme  il 
avait  besoin  de  se  raser,  il  alla  chez  un  perruquier  avec  sa  bôte^  et 
elle  lui  fit  signe  qu'elle  voulait  aussi  être  rasée. 

Le  perruquier  se'  mit  à  la  raser,  et  à  mesure  que  le  poil 
tombait,  on  voyait  paraître  une  figure  d  homme,  et  quand  ce  fut 
fini,  le  jeune  garçon  reconnut  son  frère  qui  lui  ressemblait  comme 
se  ressemblent  deux  gouttes  de  lait.  Il  Tembrassa,  et  la  bête  lui  dit  : 

—  J'avais  bien  vu  que  tu  étais  mon  frère  ;  sans  cela  je  t'aurais 
écharpé  comme  les  soldats  qu'on  avait  envoyés  pour  me  tuer. 
Maintenant,  nous  allons  voir  notre  mère. 

Ils  arrivèrent  chez  eux,  et  la  mère  fut  malade  huit  jours  de  la 
joie  qu'elle  eut  de  revoir  son  fils  qu'elle  avait  cru  perdu. 

(Conté  en  1880 par  Auguste  Macé,  de  Saînt-Cast.) 


XI 
PETIT  PIERRE,  OU  L'ENFANT  DE  SEPT  ANS 

Il  y  avait  une  fois  une  bonne  femme  qui  n'avait  qu'un  fils  ;  mais 
elle  était  si  pauvre  qu'elle  avait  encore  peine  à  lui  donner  du  pain. 
Un  Jour  elle  lui  dit  : 

—  Mon  petit  Pierre,  si  tu  veux  m'en  croire,  nous  allons  prendre 
un  bissac  et  aller  chercher  notre  pain  de  porte,  en  porte. 

—  Non,  répondit-il,  j'aime  mieux  voyager,  peut-être  que  sur 
notre  route  nous  pourrons  trouver  de  l'ouvrage. 

Les  voilà  donc  partis,  et  quand  ils  furent  bien  loin,. bien  loin» 
ils  aperçurent  une  forêt  et  ils  y  entrèrent.  Il  était  tard,  et  ils  n'a- 
vaient pas  mangé  de  la  journée  ;  mais  ils  étaient  si  lassés  qu'ils  ne 
pouvaient  plus  mettre  un  pied  l'un  devant  l'autre.  Le  petit  Pierre 
dit  à  sa  mère  : 

—  Nous  allons  coucher  ici,  et  demain  matin  nous  partirons  pour 
aller  encore  plus  loin. 

Quand  il  se  réveilla,  il  s'aperçut  qu'il  était  couché  au  pied  d'un 
pommier  :  il  grimpa  dedans  et  cueillit  toutes  les  pommes,  puis  il 


CONTES  DE  LA  HAUTE-BRETAGNE  311. 


XII 


LE   CHEVAL  BLANC 

Il  y  avait  une  fois  un  jeune  garçon  que  sa  mère  voulait  mettre 
hors  de  chez  elle  sans  s'inquiéter  de  ce  qu'il  deviendrait. 

Gomme  il  s'en  allait  bien  triste,  il  rencontra  son  petit  cheval 
blanc,  qui  lui  dit  : 

—  Tu  as  Tair  bien  chagrin,  mon  ami. 

—  Hélas  !  oui|  ma  mère  ne  veut  plus  de  moi  à  la  maison,  et  je 
ne  sais  ce  que  je  vais  devenir. 

—  Tu  vas  aller  chez  le  roi,  et  lui  demander  s'il  ne  lui  manque 
pas  un  domestique  :  quand  tu  auras  besoin  de  moi,  tu  m'appel- 
leras et  je  viendrai  à  ton  secours. 

Le  petit  gars  alla  trouver  le  roi  et  lui  dit  : 

—  Bonjour,  sire,  n'auriez-vous  pas  besoin  d'un  gardeur  de  vaches? 

—  Si,  répondit  le  roi,  le  nôtre  est  parti,  et  je  te  prends  à  sa 
place^  mais  à  la  condition  que  tu  feras  tout  ce  que  je  te  dirai. 

Quelques  jours  après  que  le  gardeur  de  vaches  fut  entré  en 
service,  le  roi  lui  dit  : 

—  Il  faut  que  tu  ailles  me  chercher  la  plus  belle  fille  du  monde  : 
si  tu  me  l'amènes,  tu  seras  récompensé  ;  mais  si  tu  ne  réussis  pas, 
je  te  brûlerai  dans  trente*  six  fagots. 

Le  jeune  garçon  appela  son  petit  cheval  blanc,  qui  accourut 
aussitôt  et  lui  dit  : 

—  Qu'as-tu  à  pleurer,  mon  ami  ? 

—  C'est,  répondit-il,  que  le  roi  m'a  ordonné  d'aller  lui  chercbet* 
la  plus  belle  fille  du  monde,  en  jurant  que  si  je  ne  pouvais  la  lui 
amener,  il  me  ferait  brûler  dans  trente<six  fagots. 

—  Tiens,  voici  une  petite  carte  ;  tu  verras  arriver  trois  vapeurs, 
ta  la  montreras  à  leur  capitaine,  et  tu  ne  seras  pas  encore  brûlé 
cette  fois-ci. 

Le  jeune  garçon  alla  se  promener  sur  le  bord  de  la  mer,  il  vit 
Tome  jx.  —  Février  iSgS.  8 


H4  CONTES  DE  L\  H\UTE-BRETAGNE 

trois  vapeurs,  et  dès  qu'il  eut  montré  sa  carte,  ils  arrivèrent  et  le 
capitaine  lui  demanda  jce  qu'il  voulait  : 

—  Je  veux,  dit 41,  la  plus  belle  fille  du  monde. 

Les  vapeurs  s'éloignèrent,  et  quand  ils  revinrent,  ils  amenaient 
la  plus  belle  fille  du  monde.  Mais  elle  était  si  en  colère  qu'elle  jeta 
ses  clés  en  or  dans  la  mer,  et  en  passant  près  la  forêt  elle  lança  sa 
bague  d'or  au  plus  épais  des  buissons.  Il  amena  au  roi  la  belle 
fille  ;  mais,  quelques  jours  après,  le  roi  le  fit  venir  et  lui  dit  : 

-—  Ce  n'est  pas  assez  d'avoir  été  chercher  la  plus  belle  fille  du 
monde,  il  faut  que  tu  me  rapportes  ses  clés  d'or,  ou  tu  seras  brûlé 
dans  trente-six  fagots. 

Le  jeune  garçon  appela  encore  son  petit  cheval  blanc  : 

—  Qu'as-tu  aujourd'hui,  mon  ami  ?  lui  demanda-t-il. 

—  Le  roi  m'a  ordonné  d'aller  chercher  les  clés  d'or  de  la  belle 
fille,  et  il  m'a  dit  que  si  je  ne  les  retrouvais  pas,  il  me  ferait  brûler 
dans  trente- six  fagots. 

—  Tout  cela  n'est  pas  bien  difficile,  répondit  le  cheval  -  blanc  : 
les  clés  d'or  sont  dans  la  mer  ;  tu  vas  prendre  un  morceau  de  pain 
et  le  mettre  sur  un  rocher.  11  viendra  un  petit  poisson  pour  le 
manger,  et  tu  le  prieras  de  t'apporter  les  clés. 

Le  jeune  garçon  prit  un  morceau  de  pain  et  alla  le  placer  sur 
un  rocher  de.  la  mer  ;  il  vit  aussitôt  apparaître  un  petit  poisson 
rouge  qui  lui  dit  : 

—  Donne«moi  ton  morceau  de  pain,  et  je  te  rendrai  service  si  tu 
as  besoin  de  moi. 

—  Ah  !  poisson,  répondit  le  petit  gars,  tu  peux  me  sauver  la  vie  : 
va  chercher  les  clés  d'or  que  la  plus  belle  fille  du  monde  a  jetées 
dans  la  mer;  si  je  ne  les  apporte  pas,  le  roi  veut  me  brûler  dans 
trente-six  fagots.  ^ 

Le  petit  poisson  rouge  plongea  dans  la  mer,  et  ne   tarda  pas  à 
rapporter  les  clés  d'or. 
Quand  le  roi  les  eut,  il  dit  à  son  domestique  : 

—  Ce  n'est  pas,  le  tout  que  d'avoir  les  clés  d'or,  il  faut  encore 
que  tu  ailles  chercher  la  bague  d'or  que  la. belle  fille  a  perdue  dans 
la  forêt  ;  si  tu  ne  l'apportes  pas,  tu  seras  brûlé  dans  trente-six 
fagots. 


CONTES  DE  LA  HAPTE-BRETACr^E  115 

Le  petit  garçon  appela  le  cheval  blanc  à  son  secours,  et  lui  ra- 
conta ce  que  le  roi  exigeait  encore  : 

—  Monte  sur  mon  dos,  et  n'aie  pas  peur,  lui  dit  le  cheval  blanc. 
11  alla  dans  la  forêt  qui  était  pleine  de  bétes   de  toutes  sortes  ; 

mais  le: cheval  blanc  les  étrangla  toutes,  et  il  trouva  la  bague  dTor 
dans  le  ventre  d'un  loup. 

Le  petit  gars  la  rapporta  au  roi  ;  mais  le  loup  en  Tavalant  lui 
avait  donné  un  coup  de  dent,  et  elle  était  un  peu  écornée.  Le  rcA 
lui  dit  : 

■  4 

t 

^  La  bague  est  écornée  :  si  d'ici  trois  jours  tu  ne  peux  la  rac- 
commoder si  bien  qu*on  ne  s*aperçoivepas  de  l'endroit  où  elle  a  été 
éraillée,  je  te  ferai  brûler  dans  trente-six  fagots. 

Le  petit  gars  appela  son  cheval  blanc,  et  lui  dit  en  pleurant  : 

—  Je  suis  perdu  cette  fois,  le  roi  m'a  dit  qu'il  me  brûlera 
dans  trente-six  fagots  si  je  ne  pouvais  faire  disparaître  la  trace  de 
sa  cassure. 

—  Monte  sur  mon  dos,  lui  dit  le  cheval  blanc  ;  voici  une  petite 
bouteille,  je  vais  entrer  dans  le  cimetière  et  faire  le  tour  du  Gel- 
\raire  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  remplie  des  gouttes  d'eau  du  bon  Dieu. 

Quand  la  bouteille  eut  été  remplie  des  gouttes  d'eau  du  bon 
Dieu,  le  cheval  blanc  dit  au  petit  gars  : 

—  Tu  te  mettras  une  goutte  d'eau  sur  la  langue^  et  le  feu  ne  te 
fera  aucun  mal. 

Au  bout  de  trois  jours  la  bague  n'était  pas  raccommodée  :  le  roi 
Gt  mettre  trente-six  fagots  dans  la  cour  du  château,  et  on  attacha 
le  petit  garçon  au  milieu  ;  mais  les  trente-six  fagots  brûlèrent 
sans  lui  faire  aucun  mal.  Les  domestiques  allèrent  chercher 
d'autres  fagots,  et  ils  en  brûlèrent  trente-six  mâts  sans  pouvoir 
parvenir  à  faire  mal  au  petit  garçon. 

Us  allèrent  prévenir  le  roi  qui  arriva  et  lui  dit  : 

—  Pourquoi  les  flammes  ne  t'ont-elles  point  fait  de  mal  ? 

—  Croyez-vous  que  je  vais  me  laisser  brûler  quand  j'ai  un  moyen 
sûr  d'empêcher  le  feu  d'avoir  prise  sur  moi  ? 

—  Comment  as-tu  fait  ? 

—  C'est  avec  de  l'eau  qui  a  pouvoir  sur  le  feu. 

—  Va  m'en  chercher,  je  veux  essayer. 


Il  appela  son  cheval  blanc  et  monta  sur  son  dos  ;  mais,  au  lieu 
de  remplir  sa  bouteille  avec  l'eau  du  bon  Dieu,  il  la  remplit  d'eau 
de  mer. 

Le  roi  fit  laire  un  bûcher  de  trenta-six  fagots  et  se  mit  au  milieu. 
Le  jeune  garçon  et  le  petit  cheval  blanc  BOufDaient  le  feu  :  le  roi, 
malgré  sa  bouteille,  fut  grillé. 

Le  petit  garçon  épousa  la  plus  belle  Qlle  du  monde,  et  il  fut 
heureux,  et  le  petit  cheval  blanc  eut  de  l'avoine  pour  le  restant  de 
ses  jours. 

{Conté  en  1880  par  Auguste  Macé,  mousse,  âgé  de  iU  ans.) 
(A  suivre  j  Paul  Sédillot. 


POÉSIES  FRANÇAISES 


I 


LE  VITRAIL  DU  CHEVALIER 


■ 

Dans  un  bourg  de  la  Suisse,  au  fond  d'une  vallée 
Où  gronde  un  torrent  écumeux, 

Tombant  d^ne  montagne  abrupte  et  dentelée, 
Couverte  de  sapins  neigeux. 

Je  me  souviens  qu'un  jour  une  vieille  chapelle 

Au  toit  par  la  mousse  jauni, 
Que  drapent  des  rameaux  de  rose  pimprenelle, 

A  Faube  me  servit  d'abri. 

La  foudre  sillonnait  les  flancs  noirs,  des  nuages  ; 

Ses  éclats  ébranlaient  les  airs  ; 
La  montagne  tremblait  dans  ses  gorges  sauvages. 

Qu'enflammaient  de  fauves  éclairs. 

Cette  chapelle  n'a  qu'une  grande  fenêtre 

Faisant  face  à  l'humble  portail, 
D'où  l'on  voit  se  dresser,  sitôt  qu'on  y  pénètre, 

Un  chevalier  dans  le  vitrail. 

Il  est  debout,  vêtu  de  sa  gothique  armure 

Et  coifié  d'un  casque  de  fer  ; 
Sa  visière  est  baissée  et  cache  sa  figure  ; 

Ses  mains  seules  montrent  sa  chair. 


f 

ï 


118 


LE  VITRAIL  DU  CHEVALIER 


Et  tout  autour  de  lui  brillent  des  armoiries 

Aux  fantastiques  écussons, 
Où  se  mêlent,  sur  l'or,  les  fleurs^  les  pierreries. 

Des  licornes  et  des  lions. 

Du  chevalier  masqué  j'ai  demandé  l'histoire, 

Mais  le  peuple  ne  la  sait  plus  ; 
Les  livres  sont  muets  ;  s'il  a  connu  la  gloire, 

Les  siècles  d'oubli  sont  venus. 

Joseph  Rousse, 


k. 


^ 


•  m 


POÉSIES   FRANÇAISES 


II 


LA  MORT  DU  BARDE 


Ces  gwerz  que  tu  chantais  dans  les  Quatre-Cantons, 
Autour  de  notre  feu,  le  soir,  nous  les  chantons. 
Pauvre  barde  !  on  voyait  accourir  aux  villages 
Les  vieillards  amaigris  etles  enfants  sauvages  ; 
Et,  dans  mes  souvenirs,  toujours  vivants^  je  vois 
Les  larmes  ruisseler  aux  accents  de  ta  voix. 

Tu  nous  parlais  deç  temps  heureux  de  la  Légende 
Quand  les  Saints,  fils  des  Rois,  venaient  bénir  la  Lande. 
Âh  !  parle,  parle-nous  de  ce  temps  si  lointain. 
Printemps  tout  imprégné  des  brumes  du  matin, 
Epoque  —  trop  lointaine,  hélas  !  —  par  Dieu  choisie. 
Où  les  Saints  nous  versaient  la  divine  Ambroisie 
Où  sur  les  Landes,  sur  les  Flots,  le  long  du  jour, 
Les  âmes  s'enivraient  des  Paroles  d'amour. 

Puisque  nous  allons  vers  la  Tombe  qu'on  nous  creuse. 
Bon  vieillard^  parle-nous  de  la  Bretagne  heureuse. 


* 


Votre  barde  n'est  plus,  ô  peuplades  d'Arvor  ! 
C'est  un  peu  de  ton  âme,  ô  Breiz,  qui  meurt  encor. 
J'entends  au  fond  des  bois  la  lugubre  chouette, 
Présage  de  la  mort  :  Ankou  déjà  te  guette. 


Contre  le  Grand  Faucheur,  en  vain  tu  te  défends, 
Pauvre  mère,  ta  vie  était  dans  tes  enfants. 
Les  aines  ne  sont  plus  ;  les  jeunes  vont  poursuivre 
Une  folle  chimère  et  veulent  le  survivre. 

Pour  moi  qui,  loin  de  toi,  te  pleure,  en  mon  exil, 
Je  t'aime  avec  tes  blancs  cheveux,  mère  si  douce. 
Des  nouveautés  mon  cœur  est  las  :  je  les  repousse. 
Dieu  puissant,  garde-moi  d'être  un  esprit  subtil. 

Yanu-ar-Minouz,  tu  6s  couler  de  douces  larmes, 
Tu  ne  connus  ni  môB  terreurs,  ni  mes  alarmes... 
Dans  la  patrie  aimée,  heureux  celui  qui  meurt  : 
Tu  dors  en  terre  sainte  au  pays  de  Pleumeur. 

VvEs  Berthou. 


NOUVELLES  ET  RÉCITS 


-«0»< 


TRISTAN   MORGAN 


11  était  dans  une  ville  d'Armorique.  dont  j'ai  oublié  le  nom,  un 
pauvre  diable  de  poète  pour  qui  lé  chemin  de  la  vie  n'avait  jamais 
été  semé  de  roses.  Sans  doute  1  étoile  qui  avait  éclairé  sa  naissance 
était  une  nébuleuse  répandant  sa  lueur  néfaste  dans  la  partie  la 
plus  sombre  de  l'Empyrée.  Hélas  !  où  sont-elles  allées»  les  bonnes 
fées  qui  venaient»  au  temps  jadis,  près  desberceauic,  dissiper  par 
leurs  douces  incantations  les  maléfices  du  sort  mauvais  ?  Ah  !  notre 
malice  railleuse,  notre  esprit  incrédule  ont  chassé  les  bonnes  fées, 
et  notre  vie  est  restée  livrée  au  caprice  de  ce  démon  ténébreux  qui 
tient  dans  ses  pattes  crochues  le  fil  de  notre  existence  !  Aucune  de 
ces  mystérieuses  protectrices  n'avait  été  la  marraine  de  ce  pauvre 
diable  de  poêle. 

Le  don  fatal  de  faire  des  vers  ne  pouvait  lui  avoir  été  donné  que 
par  ce  lutin  noir  des  malechances>  dont  le  plaisir  consiste  à  nous 
prodiguer  les  qualités  qui  peuvent  mettre  le  plus  d'entraves  à  notre 
bonheur.  Faire  des  vers  !. . .  prendre  plaisir  à  cadencerdes  rythmes 
et  à  marier  des  rimes  I  • . .  goûter  un  bonheur  extravagant  à  saisir 
la  couleur  des  svllabes  et  la  nuance  des  mots  !.  .  écouter  le  chant 
du  rossignol  quand  il  est  l'heure  de  dormir,  et  suivre  le  vol  des 
^  nuages  pendant  que  son  potage  froidit  ! . . .  mais  c'est  de  la  pure 
folie  !  c'est  oublier  extraordinairement  la  règle  de  la  société  qui  est 
d  avoir  une  position,  celle  de  la  considération  publique  qui  est  de 
gagner  de  largent  :  c'est  être  le  petit  moucheron  sur  lequel 
marchent  les  gros  éléphants. 


^ 


122  TRISTAN  MORGAN 

Nous  qui  eûmes  toqjours  pitié  de  ces  êtres  déclassés,  de  ces  pa« 
rias  de  Thumanité»  nous  allons  narrer  la  navrante  histoire  du 
poète  Tristan  Morgan. 

*  • 

J*ai  recherché  en  vain  son  nom  de  famille  ;  on  assure  qu'il  n'en 
eut  jamais.  Il  s'appelait,  de  son  nom  de  baptême,  Mathurin.  A  mon 
avis  (sauf  le  respect  dû  à  tous  les  saints),  ce  vocable  prosaïque 
donné  à  notre  poète  n'occupe  pas  un  échelon  bien  élevé  dans  Té- 
chelle  harmonique  du  calendrier  ;  mais  les  Muses,  bonnes  filles, 
d'ordinaire,  ont  prouvé,  —  du  moins  depuis  le  seizième  siècle»  — 
qu'on  pouvait  être  de  la  pléiade  tout  en  s'appelant  Mathurin.  Gela 
n'empêcha  pas  notre  poète  de  grandir  dans  leur  estime.  Ce  n'est 
qu'après  avoir  colligé  les  feuilles  manuscrites  de  ses  u  Harmonies 
prinlanières)^,  que,  sacrifiant  à  l'esprit  romantique  de  l'époque, 
il  emprunta  au  cycle  Arlhurien  le  pseudonyme  de  Tristan  Morgan, 

Ici  je  ne  puis  me  défendre  d'une  réflexion  sur  les  discordances 
bizarres  de  la  nature,  qui,  sans  doute,  ne  sont  qu'apparentes  et 
obéissent  aux  lois  de  ses  secrètes  harmonies.  C'est  au  hasard  des 
vents  que  les  fleurs  se  sèment  sur  la  terre.  Les  plus  belles  peuvent 
se  disperser  sur  des  terrains  ingrats.  Les  âmes  sont  comme  des 
graines  tombées  du  ciel,  de  la  main  du  grand  semeur  qui  peuple 
le  monde.  Les  plus  resplendissantes  reçoivent .  souvent  des  enve- 
loppes difformes,  où  leur  éclat  et  leur  parfum  demeurent  enfouis 
mystérieusement. 

Le  pauvre  Tristan  était  un  être  composé  de  cette  laideur  physique 
et  de  cette  beauté  morale  :  autant  il  avait  l'âme  divinement  pétrie» 
autant  son  corps  accumulait  toutes  les  difformités  les  plus  disgra- 
cieuses. On  dit  que  sa  mère  l'aima  ;  car,  seules,  les  mères  dénatu- 
rées n'aiment  pas  leurs  enfants.  Mais,  quand  elle  fut  morte,  il  n'y 
eut  jamais  plus  personne  à  l'aimer.  Cependant,  ce  fut  la  plus 
cruelle  des  situations  d'amour,  -  -  un  amour  sans  espoir,  —  qui, 
sous  l'auréole  de  ses  sanglantes  épines,  le  sacra  poète. 


♦  » 


Elle  réalisait,  en  sa  beauté  brune,  le  rêve  idéal  de  son  âme  d'ar- 
tiste, et  séduisait  ses  yeux  par  le  charme  désiré  que  révélait  l'allure 


TRISTAN    MORGAN  123 

de  son  corps.  Elle  était  le  type  préfère,  répanouîssement  superbe 
de  tout  ce  qu'il  aimait.  Du  moment  qu'il  la  vit,  pour  la  première 
fois,  danser  un  soir  de  fête,  oh  !  avec  quelle  passion  douloureuse 
il  Tadora  1  avec  quel  élan  impétueux  le  cœur  ardent  qui  animait 
ce  corps  avorté  bondit  vers  l'objet  qui  le  faisait  battre  et  soufirir, 
combien  souffrir!  Car  ne  devait-il  pas,  amoureux  ridicule,  se 
résoudre  à  se  consumer  en  silence  d'une  tendresse  inassouvie.  Ce 
fut  alors,  chez  le  malheureux,  une  lamentable  torture  de  tous  les 
instants.  Sa  laideur  même  s'accrut  à  ses  propres  yeux,  à  mesure 
qu'ils  se  repaissaient  davantage  de  la  désirable  beauté.  L'extase 
intérieure  succédait  à  la  vision  réelle,  faisant  durer  l'épouvantable 

supplice  de  l'éternel  éloignement 

Le  chant  est  frère  de  la  douleur  beaucoup  plus  que  de  la  joie. 
Pour  se  soulager^  l'amoureux  chanta  sa  peine.  Sa  pensée  s'absorba 
dans  une  rêverie  intérieure,  pleine  de  langueur  maladive,  qui  mo- 
dulait au  fond  de  lui,  comme  une  lyre  plaintive  faite  des  fibres  de 
son  cœur,  la  tristesse  de  son  mal  d'amour.  Il  fit  des  vers  qui 
célébraient,  sous  un  nom  supposé,  les  cheveux  de  nuit,  la  nuque 
d'ambre,  les  yeux  flamboyants  et  veloutés  de  sa  bien-aimée  : 

Pour  moi  rien  n'est  plus  doux  que  tes  yeux  ;  si  nacrée, 
Si  claire  sous  tes  cils  de  velours,  je  crois  voir 
Ta  prunelle  briller  comme  un  diamant  noir, 
Ayant  pris  pour  écrin  ta  paupière  dorée. 

Cette  intense  et  continuelle  fixité  dans  le  désir  et  le  désespoir 
d'amour  firent  autour  de  son  esprit  un  vide  de  tout  ce  qui  ne  se 
rapportait  pas  à  elle,  up  anéantissement  de  toutes  choses  devant 
l'obsession  unique,  la  vision  agrandie  et  idéalisée  de  la  femme 
aimée, — jusqu'à  l'absence  du  réel,  jusqu'à  la  folie.  Il  s'entretint 
en  strophes  funambulesques  avec  la  fleur,  l'oiseau,  l'arbre,  la 
source,  retrouvant,  pour  comprendre  la  nature  et  traduire  ses 
émotions  naïves,  la  candeur  primitive  des  êtres  antérieurs  aux 
civilisations.  Mais  toute  sa  ferveur  poétique  avait  un  but  unique  : 
glorifier  son  idole  par  la  splendeur  de  son  art  et  faire  monter  vers 
elle,  comme  un  mystique  encens,  la  renommée  de  son  œuvre.  Il 


TRISTAN  MORGAN  125 

avec  la  pointe  de  son  couteau»  les  plus  délirantes  de  ses  élégies. 
Les  hiboux  effrayés  s'envolaient  du  creux  des  gargouilles.  Les 
chauves- souris  tournaient  autour  de  son  visage  en  le  frôlant  de 
leurs  ailes  visqueuses  ;  mais  aucune  terreur  .nocturne  ne  troublait 
son  travail  magique.  Il  grava,  toute  la  nuit  ;  il  grava,  tant  qu'il  y 
eut  de  la  place  sur  l'airain 


Le  lendemain  matin,  —  c'était  jour  de  fête,  —  la  foule  endi- 
manchée se  pressait  sur  la  place  de  Téglise  à  l'appel  de  la  cloche 
sonnant  les  sons  de  messe.  Un  homme  émacié,  hagard,  échevelé, 
les  habits  en  désordre,  arrêtait  la  foule  près  du  portail  en  criant 
d*une  voix  formidable  et  suppliante  : 

—  Ecoutez  ! écoutez-la  ! Vous  l'entendez,  la  cloche  ? 

.  •   ».  Ecoutez  la  cloche  I . . . . 

—  C'est  Mathurin  le  fou,  disait  le  peuple. 

Et  Ton  passait  en  haussant  les  épaules.  Mais  Tristan  Morgan, 
le  poète»  dressé  de  toute  sa  hauteur,  les  bras  étendus  vers  la 
cloche,  écoptait,  dans  l'extase,  la  voix  qui  pour  lui  clamait  ses  vers, 
et  répétait  doucement  avec  elle  : 

Pour  moi  rien  n*est  plus  doux  que  tes  yeux  !... 

Jos  Parier. 


LA   BRETAGNE   AU   THEATRE 


C'est  toute  la  Bretagne,  avec  ses  landes  fleuries,  ses  grèves  et  ses  rocs 
que  le  Ilot  bat  incessamment,  avec  ses  processions  pieuses  et  ses  noces 
rustiques,  avec  ses  maisons  vieilles  comme  le  temps  et  ses  âtres  tout 
peuplés  de  légendes,  avec  ses  marins  à  la  rude  écorce  et  ses  vierges  au 
«BUT  pur,  avec  son  ciel  enfin,  tout  nojc  de  grise  mélancolie,  qui  nous 
Dit  apparue  l'aulre  soir  (le  i8  février),  sur  une  des  scènes  les  plus  pari- 
siennes de  Paris.  On  jouait,  au  Grand-Théâtre,  Pécheur  d'Islande,  de 
MM.  Loti,  Ticrcclinet  Ropartz. 

Nous  n'apprendrions  rien  à  nos  lecteurs  en  racontant  le  roman,  un 
des  rares  livres  d'imaginalion  qui  peuvent  être  mis  dans  toutes  les 
mains.  Mais  est-ce  bien  un  roman,  le  récit  dtà  chastes  amours  de  Gaud, 
cette  sœur  de  la  Mariede  Brizcux  et  d'Yann,  le  dur  et  pensif  matelot,  qpi 
a  toute  la  fierté  farouche  do  sa  race  ?  C'est  un  poème  aussi  bien  une 
douloureuse  et  navrante  épopée,  ou  encore  c'est  un  tableau  qui  a,  tantôt 
la  largeur  d'une  fresque,  tantôt  la  finesse  d'une  aquarelle. 

Le  mi&l  de  Péchear  d'Islande  est  très  simple  et  semblait  peu  se  prêter 
à  une  adaptation  scénlque.  Notre  collaborateur  M,  Louis  Tiercelin  et 
M.  Loti  lui-même  n'ont  eu  que  plus  de  mérite  à  en  ciitraire  un  drame 
tout  plein  de  saines  et  fortes  émotions  et  qui  contraste  violemment  avec 
les  fadeurs  équivoques  du  théâtre  contemporain.  Le  procédé  des  auteurs 
a  consisté  à  découper  dans  le  roman,  avec  beaucoup  d'adresse  et  presque 
sans  y  rien  changer,  une  série  de  neuf  tableaux.  Ce  mot  <  tableau  > 
n'est  pas  ici  un  terme  d'affiche,  il  désigne  parfaitement  les  décors,  qui 
reproduisent  avec  une  exactitude  mervuilleuse  et  tout  à  l'honneur  du 
metteur  en  scène  les  paysages  et  les  intérieurs  bretons. 

La  place  publique  de  Paimpol,  avec  ses  maisons  tendues  de  blanc,  en- 
guirlandées de  fleurs  pour  la  procession  des  Islandais,  la  noce  où  Yann 
et  Gaud  échangent  leurs  premiers  aveux,  l'intérieur  patiiarcal  des 
Gaos,  celui  des  Mével,  où  la  rgand'mére  Moan  apprend  la  mort  de  son 


LA  BRETAGNE  AU  THÉÂTRE  1?7 


1 


petit  Silyestre,  le  pont  d'un  navire  qui  vogue  sur  la  mer  d'Islande,  la 
chaumière  de  la  vieille  Moan,  devant  laquelle  le  rude  Yann  cède  enfin 
au  charme  naïf  de  Gaud,  une  autre  noce,  celle  de  nos  ùeux  amoureux, 
que  la  mer  séparera  bientôt,  la  chapelle  de  Notre-Dame  des  Naufragés 
où  vont  prier  les  femmes  de  marins^  le  calvaire  enfin  au  pied  duquel 
5*est  réfugiée  la  malheureuse,  attendant  toujours  celui  qui  ne  reviendra 
pas  :  tels  sont^  brièvement  décrits»  les  épisodes  du  drame  de  MM.  Loti  et 
Tiercelîn. 

Un  autre  Breton,  un  jeune  et  distingué  compositeur,  M.  Guy  Ropartz, 
avait  écrit  pour  Pêcheur  d'Islande  une  importante  partition,  dont  nous 
n'avons  pu,  à  cause  des  exigences  scéniques,  entendre  que  des  fragments. 
Au  moins  a-t~on  laissé  subsister,  en  tôte  de  chacun  des  tableaux,  des 
préludes  d'orchestre  où  beaucoup  de  science  s'allie  à  un  sentiment  très 
profond  de  la  nature  et  de  Tâme  bretonnes. 

Les  interprètes  —  en  tête  M"»'  Marie  Laurent,  admirable  dans  le  rôle 
de  la  grand'mère,  M"«  Blanche  Dufresne,  M.  Guitry  —  ont  eu  leur  bonne 
part  du  succès  très  littéraire  et  très  consolant  de  Pêcheur  d'Islande, 

0.    DE  GOURCUFP 


.->r*''.k  f . 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


Armoriqle  et  Bretagne,  par  René  Kerviler,  iSgS'. 

Je  ne  voudrais  pas  dire  trop  de  mai  des  revues,  surtout  ici  où  ce 
serait  vraiment  abuser  de  l'iiospitalité,  mais  ii  faut  bien  convenir 
qu'elles  ont  par  trop  morcelé  le  travail  littéraire  et  scientifique  de 
notre  époque.  Grâce  à  elles,  on  ne  voit  plus  d^ouvrages  étendus, 
mais  une  infinité  d'articles,  de  notices  et  de  monographies.  Le  lecteur 
s'y  est  du  reste  fort  bien  accoutumé;  il  a  tout  juste  maintenant 
la  force  de  se  réveiller  un  peu  pour  lire  une  petite  étude  bien  faite^  où 
Tauteur  a  concentré  toute  la  lumière  de  son  savoir  ;  quant  à  lui  flaire 
parcourir  les  énormes  séries  de  tomes  que  nos  pères  franchissaient 
autrefois  d'un  pas  leste,  il  n'a  plus  assez  de  jarret  pour  cela. 

Si  les  revues  ont  llnconvénient  de  trop  diviser  les  travaux  d'un 
même  écrivain,  elles  ont  aussi  l'avantage  de  réunir  un  nombre  énorme  de 
notes  sur  des  sujets  variés  et  d*en  faire  un  ensemble  assez  heureux, 
('omme  nos  cathédrales  du  moyen  âge,  elles  sont  l'œuvre  d'une  masse 
de  travailleurs  de  bonne  volonté,  apportant  chacun  sa  pierre  à  l'édifice  : 
ceux-ci  de  solide  mortier,  d'autres  de  simples  moellons  ;  puis  les  maistres 
imagiers,  se  mêlant  à  la  foule,  ont  sculpté  ça  et  là  ces  délicieuses  figu- 
res qui  donnent  toute  la  vie  au  monument . 

Mais  cependant,  si  leur  œuvre  ressort  mieux  sur  ces  murailles  un  peu 
grises,  elle  fait  aussi  corps  avec  la  construction.  Dès  lors  il  devient 
dinicUe  d'apprécier  dans  son  ensemble  tout  le  talent  de  l'artiste  puisque 
ses  meilleurs  ouvrages  sont  encastrés  à  des  places  souvent  fort  éloignées, 
les  plus  habiles  étant  toujours  sollicités  à  donner  leur  concours  sur  un 
plus  grand  nombre  de  points. 

Aujourd'hui,  c'est  la  galerie  d'un  maître  imagier  de  ce  genre  que  nous 
avons  la  bonne  fortune   de  trouver  toute  formée.    Espérons  que  son 

'  Recueil  d'études  sur  Tarchéologie,  Thistoire  et  la  biographie  bretonnes  — 
Ijubliécs  de  1873  à  189a  —  revues  et  complètement  transformées  par  René 
Kerviler  (3  beaux  vol.  in-8o  avec  cartes  et  planches).  Honoré  Champion,  libraire, 
9,  quai  Voltaire,  Paris  ;  et  Vannes,  Veuve  Lafolye  et  fils,  imprimeurs. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  129 

exemple  décidera  notre  grand  historien  breton*  à  rassembler  tous  les 
trésors  dont  il  a  enrichi  tant  de  revues,  de  bulletins  et  d'annuaires, 
dispersion  qui  oblige  à  une  véritable  science  de  bibliophile  pour  les 
retrouver. 

Sous  ce  titre  :  Armorique  ei  Bretagne^  M.  René  Kerviler  a  réuni  trois 
séries  d'articles  du  plus  haut  intérêt,  c  On  ne  cherchera  point  de 
transition  pour  relier  entre  eux  les  différents  mémoires  du  présent 
recueil,  —  dit  Fauteur  dans  sa  préface»  —  ce  sont  des  morceaux 
détachés.  Les  hasards  de  la  fortune,  habituellement  favorables  aux 
chercheurs  intrépides,  leur  ont  donné  successivement  naissance.  Mais 
un  lien  commun  les  rassemble  tous  et  leur  impose  une  physiono- 
mie fraternelle  :  c*est  Tamour  de  la  patrie  bretonne^  un  amour  franc, 
loyal  et  désintéressé,  dont  les  autres  provinces  sont  parfois  jalouses  et 
qui  caractérise  les  gens  de  notre  race.  Bretons  nous  sonmies  et  Bretons 
nous  voulons  demeurer,  tout  en  restant  bons  Français.  Ce  sentiment 
profond,  inaltérable,  pénètre  toutes  nos  études  ;  grâce  à  lui  leur  diversité 
disparait  et  fait  place  à  une  réelle  unité.  J*espère  que  mes  lecteurs 
voudront  bien  les  apprécier  en  Bretons  :  ce  serait  pour  moi  une  sûre 
garantie  de  succès.  » 

Le  premier  volume  est  consacré  à  Tarchéologie.  Là  nous  retrouvons 
remaniées  de  fond  en  comble  les  belles  études  de  M.  de  Kerviler  sur  la 
géographie  de  notre  péninsule,  les  voies  romaines,  la  campagne  de  César 
et  en  première  ligne  le  célèbre  Chronomètre  de  Penhouêt.  Arrêtons-nous 
un  moment  à  cette  maltresse  pièce,  si  rudement  attaquée  par  de'  re- 
doutables adversaires  qui  ont  tenté  de  la  fausser  dans  la  lutte  ;  mais  elle 
en  est  sortie  mieux  trempée  qu'au  premier  jour,  et  du  choc  de  la  discus- 
sion a  jailli  une  lumière  nouvelle. 

Depuis  un  demi- siècle  les  archéologues  de  Bretagne  explorent  avec  un 
zèle  infini  les  anciens  monuments  de  la  contrée.  Dolmens,  tumulus  et 
xneiihirs  ont  donné  de  toutes  parts  un  grand  nombre  de  ces  armes  en 
pierre  dure  et  de  ces  parures  en  roche  précieuse  consacrées  aux  rites 
funéraires  de  notre  antiquité.  Mais  de  ces  peuples,  si  morts  que  leur  nom 
même  a  disparu,  on  ne  retrouvait  que  des  tombeaux. 

Tout  à  coup,  dans  les  gigantesques  travaux  du  bassin  qull  créait  à 
Saint-Nazaire,  M.  Kerviler  découvrait  une  foule  d'objets  usuels  de  la 
période  dolménique,  non  plus  celte  fois  sous  forme  de  souvenirs  aux 
morts,  mais  dans  la  pleine  activité  d'un  port  préhistorique. 

*  M.  de  la  Borderie  a  bien  réuni  une  petite  partie  de  son  œuvre,  mais  ce 
recueil,  fort  rare  du  reste,  est  loin  d*étro  aussi  complet  que  le  public  le  désirerait. 

Tome  ix.  —  Féviuëe  1898.  ^  9 


ISO  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

Le  splendide  bassin  où  se  mirent  sur  les  eaux  bleues  les  frégates  de 
haut  bord  et  les  transatlantiques,  était  alors  une  interminable  carrière 
de  plus  d'une  lieue  de  tour,  sillonnée  par  des  trains  de  wagonnets  enle- 
levant  à  toute  vapeur  les  terres  que  détachaient  des  milliers  d'ouvriers. 
Les  travaux  étaient  rendus  à  une  assez  grande  profondeur,  lorsque  Ton 
trouva  les  armes  de  pierre,  les  ancres^  les  pièces  de  navires,  les  poteries 
et  les  ossements  qui  ont  rendu  ce  gisement  célèbre.  Tous  ces  objets 
étaient  abondants,  et  bien  des  fois  j*ai  été  à  même  d'en  retrouver  çà  et 
là  les  curieux  débris. 

Descendons  un  moment  au  fond  de  ce  bassin  :  devant  nous  s'étendent, 
à  la  hauteur  d*une  maison  à  trois  étages,  les  énormes  parements  que 
Ton  a  taillés  à  pic  dans  les  vases  durcies.  Sur  ces  parois  grisâtres  se 
détache  une  ligne  rouge,  marquée  par  des  fragments  de  poterie  romaine 
et  de  briques  à  rebords.  Cette  raie  s'étend  à  a™  5o  au  dessus  du  fond  : 
c*est  la  trace  d'un  gisement  romain  exploré  pendant  les  travaux  et  où 
l'on  a  recueilli  une  monnaie  du  111*^  siècle,  un  petit  bronze  de  Tétricus. 
Plus  bas,  au  pied  de  la  coupure»  se  trouve  la  couche  sableuse  contenant 
les  objets  de  la  période  dolménique. 

Frappé  de  la  superposition  si  nettement  tranchée  de  ces  objets, 
M.  Kerviler  se  demanda  s'il  n'y  avait  pas  là  les  éléments  d*un  calcul 
permettant  de  trouver  l'âge  tant  cherché  de  nos  armes  de  pierre.  Les 
ô'n  qui  séparent  le  niveau  moderne  de  la  couche  gallo-romaine  avaient 
mis  x6  siècles  à  se  former  par  l'apport  lent  et  continu  des  vases.  Chaque 
siècle  était  donc  représenté  par  le  iG<  de  6"",  ou  37*.  Maintenant,  pour 
descendre  de  la  raie  rouge  des  débris  romains  jusqu'au  niveau  où  se 
trouvaient  les  objets  de  pierre  polie,  il  y  avait  a™  5o.  En  appliquant  la 
mesure  précédente,  c'est-à-dire  37*^  pour  un  siècle,  on  trouve  en  2°»  5o 
6  fois  et  demi  37%  par  conséquent  6  siècles  et  demi.  Les  épées  de  bronze 
el  les  haches  de  pierre  remonteraient  donc  à  65o  ans  avant  Tétiicus,  soit 
au  V«  siècle  avant  notre  ère. 

Bientôt  une  nouvelle  preuve  vint  confirmer  la  précision  de  ce  chro- 
nomètre :  le  temps  ayant  altéré  peu  à  peu  la  coupure  lisse  des  parois 
taillées  dans  les  vases,  on  distingua  sur  leur  surface  une  série  de  petites 
couches  alternativement  composées  de  sable  et  de  terre**:  Or,  dans  la 

*  M.  Paul  du  Chatellicr  accompagnait  M.  René  kerviler  lors  de  cette  curieuse 
conslatation.  Des  échantillons  des  vases  de  Pcnhouët  indiquant  très  bien  les 
différentes  couches  sont  placées  avec  la  splendide  collection  des  fouilles  de 
Penhouct  au  musée  départemental  de  la  Loire-inférieure,  et  sont  souvent 
étudiés  par  les  archéologues  français  et  étrangers. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  tSl 

hauteur  de  87  centimètres,  attribuée  ,par  le  calcul  précédent  à  la 
formation  d'un  siècle,  il  y  avait  juste  cent  couches  de  vases  séparées  par 
de  petits  apports  sableux.  Ces  couches  représentaient  donc  exactement 
le  dépôt  d'une  année  :  la  minute  du  fameux  chronomètre  était  trouvée. 
On  devine  Texplosion  que  le  résultat  de  ce  calcul  fit  éclater  parmi  les 
coryphées  de  Técole  matérialiste,  habitués  à  promener  leurs  adeptes 
dans  les  paysages  fantastiques  des  âges  de  la  pierre.  Ce  qui  les  exaspérait 
surtout,  c*était  de  voir  un  Breton  tirer  lui-même  les  conclusions  de  se& 
trouvailles. 

Profitant  des  travaux  de  tous  les  archéologues  de  France  et  de  Na- 
varre, ils  les  encouragent  en  disant  :  «  Travaillez,  prenez  de  la  peine  ;  > 
maïs  ils  ajoutent  tout  bas  :  <  Vous  en  profilerez  le  moins.  »  Et,  de  fait, 
ils  ont  si  bien  canalisé  les  découvertes  que  seuls  ils  ont  le  monopole  des 
conclusions  à  tirer. 

Par  exemple,  je  ne  sais  pas  comment  ces  augures  modernes  peuvent 
se  regarder  sans  rire,  car  leurs  oracles  se  contredisent  toujours. 

Quoi  qull  en  soit,  M.  Kerviler  tint  bon.  Voyant  que  les  violentes 
attaques  le  trouvaient  ferme,  on  fit  jouer  la  conspiration  du  silence  ; 
mais,  au  lieu  d'enterrer  raffaire,  il  se  trouve  qu'elle  couve  sous  la  cendre^ 
ce  qui  est  le  meilleur  moyen  d'entretenir  longtemps  un  solide  brasier. 

La  ligne  de mardelles  gauloises  de  la  Loire  Inférieure.  —  De  cet  immense 
retranchement  de  g  lieues  de  long,  je  ne  veux  rien  dire  ici,  ayant  été  le 
premier  à  l'étudier  et  à  le  décrire,  comme  le  constate  fort  aimablement 
^f.  Kerviler.  J'aurais  toutefois  à  relever  en  passant  une  légère  critique, 
f^'auteur  me  reproche  de  ne  pas  avoir  connu  la  note  d*Ogée,  dans  son 
dictionnaire  de  Bretagne,  sur  les*  retranchements  de  St-Mars-la-Jaille. 
Je  la  connaissais  fort  bien,  au  contraire,  et  tous  les  antiquaires  du  Comté-— 
nantais  aussi.  Mais,  comme  elle  avait  parmi  eux  à  peu  près  la  même 
réputation  que  le  grand  serpent  de  mer  dans  les  récits  de  nos  marins, 
je  me  suis  bien  gardé  d'appuyer  des  recherches  sérieusement  faites  sur 
un  texte  qui  leur  eût,  à  cette  époque,  àié  toute  créance. 

César  et  Brivates  Portas  nous  reporte  à  ces  luttes  homériques  des  ar- 
chéologues nantais  s'efTorçant  de  conquérir  le  champ  de  bataille  de  Brutus 
contrôles  Vcnètes.   Que  d'érudition  dans  ce  brillant  tournoi  I  Que  de 
passion  dans  les  recherches  et  parfois  aussi  dans  la  discussion  I  En  reli- 
sant le  travail  de  M.  Kerviler,  il  me  semblait  Tentendre,  lors  de  sa  pre- 
mière lecture,  sous  les  voûtes  de  TOratoire.  De  sa  voîx  ferme>  incisive,  il 
précisait  avec  une  clarté  admirable  les  points  compliqués  de  la  polé- 


132  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

mique.  Les  historiens,  les  géographes  de  Tantiquité  défilaient  sous  sa 
plume,  non  en  phalanges  serrées,  mais  par  date,  à  leur  tour,  de  façon  à 
ce  que  chacun  vint  donner  la  note  juste. 

Les  études  sur  la  Géographie  armoricaine  et  les  Voies  romaines  en  Armo^ 
rique  sont  accompagnées  de  cartes  et  résument  des  travaux  très  étendus, 
faits  avec  science  et  conscience.  Je  reprocherai  cependant  à  M.  René 
Kerviler  trop  de  déférence  pour  F  importons  ouvrage  de  M.  Desjardins 
sur  la  Gaule  romaine.  G*est  Tœuvre  d*un  membre  de  l'Institut,  qui, 
de  son  fauteuil,  inspectait  toute  la  Gaule  avec  les  lunettes  des  autres, 
et,  pour  nos  parages  en  particulier,  il  eut  souvent  la  main  malheureuse . 

Le  tome  II  a  pour  titre  la  Bretagne  avant  la  Révolution.  Il  débute 
par  une  étude  sur  les  chaires  extérieures.^  ces  rarissimes  édicuies  que 
M.  Kerviler  a  cependant  retrouvés  en  certain  nombre  dans  notre  contrée. 
De  belles  gravures  de  0.  de  Rochebrune  accompagnent  la  i''*'  édition  de 
ce  travail  dans  Isl  Revue  artistique  de  Bretagne, 

Après  une  Etude  historique  sur  Saint-Nazaire^  du  XV*  au  XVIII*  siècle^ 
pleine  de  documents  intéressants  et  inédits,  apparaissent  deux  belles 
figures  de  Bretons  du  dix- septième  siècle  :  Tacadémicien  de  Caumarlin, 
et  P.  Hay  du  Ghatelet,  le  père  de  Thistorien  de  Duguesclin.  Ils  sont 
splendidement  campés  tous  deux,  et  ces  portraits  en  pied  ont  de  fins  dé- 
tails et  des  clairs  éblouissants,  à  la  manière  dd  Van  Dyck. 

Jean-François  de  Gaumartin,  qui  reçut  la  croix  de  chevalier  de  Malte 
en  tétant  sa  nourrice,  comme  un  petit  cadeau  de  son  parrain  de  Gondi, 
fut  abbé  de  Busay,  puisévèque  de  Vannes.  G hancelier  à  l'Académie  fran- 
çaise, il  eut  un  jour  à  recevoir  le  vaniteux  comte-évèque  de  Noyon, 
M.  de  Glermont-Tonnerre,  candidat  imposé  par  le  roi.  Si  les  titres  de 
l'intrus  étaient  excellents  pour  monter  dans  les  carrosses  de  la  cour,  ils 
ne  valaient  rien  pour  un  fauteuil  dans  le  fameux  cénacle.  Aussi  Tabbé 
de  Gaumartin  voulut  bien  faire  sentir  que  la  docte  assemblée  n'était  pas 
dupe  delà  qualité  du  candidat.  Dans  sa  harangue  il  s'escrima  avec  tant 
d'adresse  que  M.  de  Noyon  sentait  à  peine  la  pointe  de  Tépée  caresser 
doucement  sa  gloriole,  tandis  que  les  assistants  se  pÀmaient  en  la  voyant 
plonger  jusqu'à  la  garde  dans  l'épaisse  vanité  du  seigneur. 

Ge  discours  de  Gaumartin  est  absolument  un  chef-d'œuvre*  d'ironie 
et  de  malice,  il  est  bien  Français  par  l'esprit,  bien  Breton  aussi  avec 
cette  fougue  inouïe  dans  l'attaque. 

*  Le  trait  de  l'abbé  de  Gaumartin  lui  coula  cher  :  il  fallut  levangélique  bonté 
de  sa  victime  pour  Taider  à  se  tirer  d'affaire .  C'est  là  un  des  actes  de  mansué- 
tude les  plus4ouchanls  qui  se  puissent  voir. 


-ifc 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  133 

Olivier  de  Morvan,  un  poète  du  Finistère,  lauréat  de  rAcadémie  fran* 
çaise  et  guillotiné  sous  la  Révolution,  termine  ce  second  volume  et  nous 
fait  pressentir  les  mauvais  jours.  Avec  le  deuxième  volume^  nous  y 
entrons  en  plein. 

L'étude  de  la  Révolution  cause  toujours  une  impression  de  malaise^ 
comme  si  Ton  voyait  fouiller  les  entrailles  putréfiées  d'un  cadavre  sur 
la  table  de  marbre  d'un  amphithéâtre.  L'opérateur  déroule  des  viscères 
gluants  qui  grouillent  avec  un  clapotis  lugubre,  et,  tout  en  fredonnant 
ou  en  blaguant  avec  ses  aides^  il  essuie  de  gros  caillots  de  sang  sur  les 
chairs  blanchies  du  mort.  La  gaieté  révolutionnaire  est  dans  cette 
gamme,  et,  par  suite,  d'un  aloi  très  douteux  Enfin,  pour  qu'un  peuple 
chante  encore  dans  de  pareilles  circonstances,  il  faut  qu'il  ait  un  singulier 
diable  au  corps. 

C'est  au  point  de  vue  de  cette  note  caractéristique  que  M.  Kerviler  a 
relevé  çà  et  là  les  traits  les  plus  saillants  de  la  première  étude. 

Après  les  Clubs  et  Clubistes  du  Morbihan,  —  le  Conventionnel  lorientais 
Louis-Urbain  Bruê  et  la  Disette  en  Î795,  nous  respirons  une  bonne 
brise  de  mer  dans  VHistoire  de  la  fondation  du  port  de  Saint-Nazaire. 
M.  Kerviler  était  bien  placé  pour  traiter  ce  sujet.  C'est  à  sa  haute  intelli- 
gence, à  son  activité  opiniâtre  que  Ton  doit  le  prompt  achèvement  du 
bassin  qui  est  maintenant  le  port  de  Saint-Nazaire'.  , 

Dans  les  Bretons  à  Vlnstitut  nous  trouvons  :  M.  J.  de  la  Gournerie, 
Fingénieur  nantais  qui  a  rendu  l'immense  service  d'expérimenter  le 
premier  rapplication  de  l'air  comprimé  aux  travaux  hydrauliques,  — - 
Armand  du  Chatelliery  le  père  de  l'éminent  archéologue  breton.  L^œuvre 
d'Armand  du  Chatellier  est  considérable  :  pendant  cinquante- neuf  ans 
le  laborieux  érudit  a  publié  une  foule  d'études  historiques,  presque 
toutes  consacrées  à  notre  contrée. 

En  relisant  le  compte  rendu  que  j'ai  tenté  de  faire,  je  m'aperçois  qu'il 
ne  donne  qu'une  très  faible  idée  des  trois  beaux  volumes  de  M.  Kerviler. 
Mais,  pour  esquisser  sur  un  simple  papier  ce  palais  à  trois  étages,  il 
faut  des  raccourcis  violents.   Je  ne  regrette  pas  du  reste  d'avoir  trop 


*  Les  édiles  de  cette  ville  seraient  tout  juste  reconnaissants  en  donnant  son 
nom  à  l'une  des  places  des  nouveaux  quartiers.  Peut  être  nos  neveux  y  verront- 
ils  plus  tard,  coulée  en  bronze^  une  belle  Ggure  à  barbe  pointue  qu'ils  prendront 
sans  doute  pour  un  de  ces  gentilshommes  j^uerriers  et  lettrés  du  temps  de 
Louis  XIII. 


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Ik 


134  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

serré  les  lignes,  bien  persuadé  que  tous  les  lecteurs  de  la  Revue  aimeront 
mieux  connaître  par  eux-mêmes  AnMORiguE  et  Bretagne. 

P.   DE   LiSLE. 

La  Mennajs,  daprh  des  documents  inédits,  par  Alfred  Roussel,  de 
l'Oratoire  de  Rennes.  —  a  vol.  in-i6  avec  portrait  inédit  de  La 
Mennais.  —  Rennes,  Caillière,  éditeur,  189a. 

On  a  beaucoup  écrit,  sur  La  Mennais,  et  tout  récemment  encore  le 
regretté  M.  de  la  Villerabel,  par  une  importante  publication,  a  projeté 
de  nouveaux  jours  sur  La  Mennais  intime.  « 

Il  semblait  qu'après  cela  une  plume  habile  pût  enfin  entreprendre 
l'histoire  complète  de  ce  célèbre  et  malheureux  fils  de  la  Bretagne.  Ce- 
pendant une  telle  œuvre  eût  été  prématurée.  Nous  en  donnons  pour 
garants  les  deux  beaux  volumes,  pleins  de  documents  inédits,  que 
M.  Tabbé  Roussel,  de  TOratoire  de  Rennes,  vient  de  livrer  au  public 
par  Tentremise  de  notre  zélé  et  distingué  éditeur  # rennais,  M.  Hya- 
cinthe Gaillière. 

Ces  documents  nouveaux  sont  venus  à.  l'abbé  Roussel  par  diverses 
voies.  Ce  sont  des  manuscrits  que  conservait  avec  un  religieux  respect  le 
dernier  disciple  de  La  Mennais,  le  vénérable  chanoine  Houet,  supérieur 
de  l'Oratoire  de  Rennes  ;  ce  sont  des  lettres  adressées  par  Féli  à  son  con- 
citoyen malouin,  M.  Querret,  et  dont  son  fils  s^est  dessaisi  avec  plaisir 
pour  les  rendre  publiques.  Enfin  l'Institut  de  Plocrmel  a  ou  vert  toutes 
grandes  ses  archives,  et  les  petits  neveux  de  La  Mennais  se  sont  empressés 
de  fournir  toutes  les  correspondances  et  renseignements  inédits  qui 
pouvaient  mieux  faire  connaître  leur  illustre  grand-oncle 

L^analyse  de  tant  de  documents  concernant  tant  de  circonstances  di- 
verses de  la  vie  de  La  Mennais  est  une  tâche  impossible.  Aussi  nous  bor- 
nerons-nous à  indiquer  les  points  qui  nous  ont  personnellement  le 
plus  frappé  dans  les  deux  volumes  de  Fabbé  Roussel . 

Rien  de  plus  commun  dans  les  livres  de  spiritualité  et  sur  les  lèvres 
des  hommes  de  Dieu  que  ce  sage  conseil  :  <  Etudiez  votre  vocation,  et 
ne  vous  engagez  pas  dans  l'état  ecclésiastique  si  vous  ne  vous  y  sentez 
pas  appelés  par  Dieu  ;  car,  s'engager  sans  vocation  dans  cet  état, 
c'est  s'exposer  pour  cette  vie  à  toute  une  série  de  malheurs,  et  pour 
l'autre  à  une  éternité  de  peines.  » 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  135 

Comment  dès  lors  s'expliquer  la  conduite  de  l'abbé  Carron,  de  Tabbé 
Bruté,  et  surtout  celle  de  l'abbé  Tey^seyre,  de  Saint-Sulpice,  qui  préci-' 
pilèrent  —  le  mbt  n'est  pas  trop  fort  —  Féli  La  Mennais  dans  l'état 
ecclésiastique  ?  Féli  avait  pour  le  sacerdoce  une  répugnance  invincible. 
Aussi  J'abbé  Jean,  apprenant  que  son  frère  va  recevoir  les  saints  ordres, 
s'étonne-t-il  d'une  <  détermination  dont  Féli  semblait  depuis  long- 
temps s'éloigner  chaque  jour  davantage  >  (I,  84).  c  Je  suis  enchanté^ 
écrit-il,  de  n'être  pour  rien  dans  cette  décision-là  >  (I,  78). 

Mais  lesulpicien,dans  son  zèle  immodéré,  s'indignait  des  irrésolutions 
de  Féli ,  et  il  le  poussait^  le  poussait  sans  cesse.  Après  lavoir  fait  s'en- 
gager irrévocablement,  il  constatera  sans  repentir  que  le  nouveau 
sous-diacre  marche  dans  le  chemin  de  la  croix  «  sans  goût  et  sans  con- 
solations B.  «  Il  a  reçu  le  sous-diaconat  en  victime  ;  c'est  ainsi  —  ose- 
t-il  ajouter  —  qu'il  va  recevoir  le  diaconat  et  le  sacerdoce  »  (I,  9a). 

€  C'est  contre  le  marbre  de  cet  autel  —  nous  disait  tout  récemment, 
dans  la  cathédrale  de  Vannes,  un  de  nos  plus  illustres  littérateurs 
bretons  —  que  La  Mennais,  poussé  par  des  amis  inconscients,  allait  se 
choquant  la  tète  pour  tomber  tout  éperdu  aux  genoux  de  l'évêque 
consécrateur.  • 

Terrifié  par  l'engagement  qu'il  venait,  malgré  lui  et  pour  toujours, 
de  contracter,  Féli  écrira  des  lettres  déchirantes  à  son  frère  Jean.  Et 
c'est  l'abbé  Teysseyre,  avec  son  inconscience  de  la  gravité  de  la  faute 
commise,  qui  entreprendra  de  consoler  le  frère  désolé.  Et  par  quelles 
consolations?  Qu'on  en  juge  par  cette  phrase  qui  fait  frémir:  c  II 
(Féli)  pousse  l'obéissance  jusqu'à  célébrer  presque  tous  les  jours,  malgré 
l'horreur  qu'il  semble  avoir  du  sacerdoce  ;  et  nous  mettons  tout  en  œuvre 
pour  occuper  et  distraire  son  imagination^  qui  est  folle  jusqu'à  ]&  fureur,  » 

Voilà  la  grande  faute,  la  cause  première  de  tout  le  mal  :  La  Mennais 
est  entré  dans  le  sacerdoce  sans  vocation.  A  qui  la  faute  ? 

Enveloppé  de  cette  tunique  de  Nessus  dont  on  l'a  de  force  habillé , 
La  Mennais  se  trouvera  sans  cesse  gêné  dans  ses  généreuses  aspirations. 
Son  désir  fut  toujours  de  défendre  l'Eglise.  Mais  il  aura  affaire  à  forte 
partie-:  les  gallicans,  évèques  et  prêtres,  entraveront  son  œuvre  par 
tous  les  moyens.  Laïque,  il  eût  pu  aller  quand  même  ;  prêtre,  il  devra  se 
taire.  «  Que  voulez-vous  dire  au  milieu  d'un  concert  perpétuel  d'in- 
juresy  de  calomnies  et  de  malédictions  ?  —  écrîra-t-il . . . .  Quand  nous 
ne  serons  plus  là  pour  défendre  ceux  qui  nous  persécutent,  la  persécu- 
tion ira  vite. .. .  Voilà  où  les  évêques  en  seront  dans  peu  de  temps.  Ils 
l'auront  voulu  :  qu'y  pouvons-nous?  »  (II,  i2-i3.) 


celle  fois-ci...  > 

Le  Pape  lui-même  voulait  garder  le  silence  sur  les  Paroles  d'an 
Croyant,  comme  il  l'avait  écrit  à  un  personnage  parisien  ;  mais  les  poll- 
Uciena  lui  forcèrent  la  main.  Les  gouvernements,  et  surlout  le  gouver- 
nement françab,  avaient  tremblé  à  la  parole  du  prophète  de  la  Chênaie  ; 
tes  ambassadeurs  firent  leur  œuvre  :  La  Mennais  fut  sacrifié. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  137 

Dans  ces  circonstances^  Tévèque  de  Rennes  sentit  renaître  en  lui  le 
soldat  et  le  royaliste  :  ses  coups  furent  les  plus  cruels.  Trop  tard,  il  est 
vrai,  il  les  regretta.  Par  son  intervention,  il  sépara  les  deux  frères. 
Et,  après  avoir  achevé  d'aigrir  Fcli,  il  disgracia  Jean,  coupable  d*ètre  le 
nrère  de  son  frère.  Après  cela,  ce  fut  la  curée,  ce  fut  la  période  des  coups 
de  pied  d'âne,  même  contre  le  saint  abbé  Jean,  et  le  vénéré  chanoine 
Houet  ne  fut  pas  sans  en  sentir  les  atteintes.  Il  nous  semble  encore 
entendre  la  parole  émue  du  dernier  disciple  de  La  Mennais  nous  narrant 
ces  trbtes  choses. 

Si,  au  lieu  de  ces  attaques  passionnées,  La  Mennais  eût,  dès  le  début  de 
ses  épreuves,  trouvé  des  âmes  compatissantes,  pleines  de  charité  chré- 
tienne, un  de  ces  évèques  dont  il  vantait  le  «  caractère  si  bon,  si  aimant 
et  si  aimable  »  (I,  36),  un  de  ces  «saints  aimables  >  qui  l'eût  mis  dans  son 
cœur  et  auquel  il  eût  ouvert  le  sien  (I,  87),  qui  eût  compris  les  tortures 
d'une  âme  hors  de  sa  vocation  et  les  susceptibilités  de  cet  être  tout  de 
nerfs,  il  est  à  croire  que  ce  grand  Breton  serait  mort  fidèle  aux  prin- 
cipes de  sa  race. 

Sans  doute,  cet  évéque  «  à  entrailles  >,  comme  disait  l'abbé  Jean,  il  se 
trouva.  Le  bon  Me  de  Quélen,  archevêque  de  Paris,  faisait  dire  à  Féli  que 
son  cœur  ne  lui  serait  jamais  fermé  (II,  3ao).  Mais  c'était  déjà  trop  tard, 
car  à  peine  ce  génie  eut>il  chancelé  que  des  inconnus  s'empressèrent 
d'accourir  :  ils  le  plaignirent,  flattèrent  ses  passions,  entretinrent  ses 
haines  contre  ce  qu'il  avait  aimé  et,  se  déclarant  ses  seuls  vrais  amis, 
lui  servirent  "de  gardes  du  corps  pour  empêcher  ceux  qui  auraient  pu 
lui  rappeler  son  ancienne  foi  de  parvenir  jusqu'à  lui.  a  II  serait  affreux 
que  M.  de  la  Mennais  se  démentit  à  la  mort  »  (II,  378).  chuchotaient 
ces  misérables.  lis  gagnèrent  si  bien  le  pauvre  Féli,  que  lui-même  disait  : 
c  Mon  retour  en  arrière  serait  une  apostasie.  »  Et,  à  toutes  les  supplica- 
tions de  sa  pieuse  nièce  pour  qu'il  reçût  un  prêtre,  il  ne  savait  plus 
que  répondre  :  «  Non,  non,  non,  qu'on  me  laisse  en  paix  !  » 

Il  serait  hardi  de  se  prononcer  sur  le  salut  de  La  Mennais  :  Dominus  est 
quijudicat.  Il  reconnaissait  lui-même  la  gravité  de  son  état  lorsqu'il 
répondait  à  un  ami  qui  l'exhortait  à  prier  :  «  Je  ne  le  puis  plus  ;  la  prière 
est  une  grâce,  et  cette  grâce,  je  ne  l'ai  pas  »  (II,  4o3).  Cependant  il 
espérait  encore  en  Dieu  :  «  Je  sens  que  c'est  fini,  disait-il  à  sa  nièce  :  il 
faut  se  résigner  à  la  volonté  de  Dieu  ;  je  serai  bien  quand  je  me  repo- 
serai près  de  lui  »  (II,  898;. 

Nous  voulons  croire  que  Féli  a  trouvé  grâce  auprès  de  Dieu.  C'était 
l'espérance  de  son  dernier  disciple,  qui  maintes  fois  nous  affirma  que 


\ 


i 


138  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

son  malheureux  maître  n'avait  plus,  à  la  fin,  sa  responsabilité.  G*est 
aussi  la  nôtre,  car  si  le  grand  malheur  pour  Féli  fut  d'entrer  sans  voca- 
tion dans  rétat  ecclésiastique,  son  excuse  est  qu'il  y  entra  malgré  lui. 
Ce  que  nous  venons  de  dire  n'est  que  le  résumé  de  quelques-uns  des 
documents  publiés  par  l'abbé  Roussel.  On  pourra  déjà  juger  par  là  de 
l'intérêt  et  de  l'importance  de  cette  publication  D^ailleurs  la  rapidité 
avec  laquelle  s*est  écoulée  la  première  édition  de  ces  deux  beaux  volumes 
traduit  assez  les  impressions  des  amateurs  de  bons  et  beaux  livres. 

Gh.  Robert, 
de  VOratoire  de  Rennes. 


La  Baronnie  de  Kostrenen,  par  M""*  la  comlessc  du  Laz. 

Il  y  a  un  an,  nous  avions  l'honneur  de  saluer  dans  cette  Revue  les 
débuts  archéologiques  de  l'auteur  d'une  très  intéressante  notice  sur 
Jehan  de  Kerlouêt,  un  des  fidèles  compagnons  de  Bertrand  Duguesclin, 
et  son  manoir  près  Carhaix*.  exprimant  l'espoir  de  voir  bientôt  paraître 
quelque  nouveau  bijou  historique  de  son  riche  trésor  d'archives  et  de 
souvenirs  cornouaillais. 

Nous  n'avons  pas  été  déçu. 

Madame  la  comtesse  du  Laz  nous  donne  aujourd'ui,  dans  un  véri- 
table volume  de  deux  cents  pages',  une  monographie  complète  de  la 
baronnie  de  Rostrenen  et  de  ses  seigneurs  établie  sur  documents  choisis 
avec  un  tact  et  une  critique  digne,  des  plus  sévères  Bénédictins.  Aucune 
source  historique  n*a  été  négligée  :  archives,  bibliothèques  provinciales 
et  nationales,  chroniqueurs  anciens  et  modernes  ont  été  fouillés  avec  une 
constante  préoccupation  d'arriver  à  la  vérité.  Le  positivisme,  la  dé- 
fiance des  légendes  sont  même  poussés  jusqu'à  faire  peu  de  cas  de 
celle,  bien  ancienne  pourtant,  donnant  pour  origine  à  celte  longue 
lignée  de  grands  chrétiens,  de  bienfaiteurs  insignes  de  leurs  concitoyens 
et  de  vaillants  guerriers,  un  connétable  de  Louis  le  Débonnaire,  au 

*  Mevue  de  Bretagne^  de  Vendée  et  d'Anjou^  t.  vi,  p.  5o'i. 
'  Vannes,  Lafolje,  1892. 


\ 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  t?9 

neuTième  siècle,  dont  Texistence  n'a  pourtant  rien  d'incompatible 
avec  les  données  les  plus  sérieuses  de  Thistoire.  S'il  est,  en  effet,  impos- 
sible d'admettre  des  Rostrenen  à  une  époque  où,  chez  nous,  les  noms 
de  familles  héréditaires  n'étaient  pas  encore  en  usage,  rien  ne  s'oppose 
à  ce  qu^un  des  anciens  princes  de  Poher,  leurs  auteurs  reconnus,  dont 
plusieurs  sont  mentionnés  dans  les  chartes  très  authentiques  du  Caria- 
laire  de  V abbaye  de  Redon  contemporaines  des  deux  premiers  empereurs 
carloving^ens,  ait  été  investi  d'une  des  grandes  charges  de  leur  empire, 
comme  leur  chef,  le  grand  Nominoê,  était  très  certainement  en  posses- 
sion, sous  leur  autorité,  de  celle  de  duc  des  Bretons.  Le  contraire  serait 
plutôt  improbable. 

Mais,  pourquoi  chercher  les  infiniment  petits  et  rarissimes  points 
contestables  d'une  œuvre  excellente  dans  son  ensemble  ?  Mieux  vai^t  en 
souhaiter  une  pareille  à  chacune  de  nos  anciennes  circonscriptions 
féodales. 

Si  celle-ci  eût  parue  il  y  a  cinquante  ans,  son  auteur  n'eût  assurément 
pas  eu  à  stigmatiser  avec  une  juste  indignation  la  perle  d'autant  de 
précieux  monuments  de  la  région.  Le  vandalisme  est  rarement  conscient 
snr  notre  terre  celtique,  où  le  culte  des  ancêtres  est  dans  tous  les  cœurs. 
Mais  on  ne  savait  pas,  on  ne  sait  pas  encore  assez.  Où  pouvait-on, 
d'ailleurs,  apprendre  à  connaître  véritablement  les  générations  des 
héros  et  des  saints  couchés  sous  les  dalles  ou  posés  sur  les  autels  de 
nos  vieilles  églises,  quand  le  public  n'avait  guère  à  sa  disposition,  en 
fait  d'enseignements  sur  les  paroisses,  que  des  livres  comme  le  Diction^ 
naire  historique  d*Ogée,  fourmillant  d'erreurs  de  faits  et  d'appréciations 
faussées  par  les  passions  antireligieuses  du  philosophisme  du  dernier 
siècle?  S'il  avait  pu  connaître  cette  étude  palpitante  de  patriotisme,  le 
prêtre  si  pieux,  si  foncièrement  breton*,  que  l'on  a  vu,  en  1866,  après 
une  vie  toute  de  zèle  sacerdotal,  se  dévouer  jusqu'à  la  mort  en  assistant 
ses  paroi^iens  de  Mûr  décimés  par  une  épidémie,  au  lieu  de  faire 
briser,  pour  l'établissement  d'une  vulgaire  marche  de  table  de  commu- 
nion, les  tombes  des  sires  de  Rostrenen,  dans  l'église  de  Kergrist- 
Moëlou,  leur  Saint-Denis,  eût  certainement  mis  tous  ses  soins  à  les 
conserver. 

Si  elles  avaient  été  depuis  lontemps  mieux  connues,  les  chroniques 
locales,  dont  l'ensemble  fait  l'histoire  nationale,  notre  grand  poète  afiamé 

*  Le  vénérable  abbé  Le  Bihan,  ancien  recteur  d<t  Korgrist-Moclou,  mort  du 
choléra,  victime  du  devoir  pastoral. 


140  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

d'idéal,  dans  Tadmirable  Elégie  de  la  Bretagne^  son  chant  du  signe  mou- 
rant', n'eût  pas  eu  à  s'écrier  non  plus,  avec  tant  d'éloquente  amer- 
tume, au  souvenir  des  ruines  de  sa  patrie  : 

Les  châteaux  sont  détruits  et  nue  est  la  campag^ne  ; 
Des  chanteurs  sans. abris  les  accords   ont  cessé. 
L'ardent  souflle  s'éteint  au  cœur  de  la  Bretagne 
Et  partout  l'intérêt  jette  un  souffle  glacé  ! 
Sortez  d'entre  les  morts,  hommes  des  anciens  âges  ! 
Mettez  en  nouK  la  force  et  les  simples  penchants  l 
Ah  I  plutôt   que  vieillis,   conservez-nous  sauvages 
Comme  aux  jours  où  les  cœurs  s'animaient  à  vos  chants. 

Et,  dans  les  clartés  mystérieuses  de  l'âme  prête  à  rompre  ses  derniers 
liens  terrestres,  voyant  renvahissement  prochain  de  la  terre  de  ses  pères 
par  l'industrialisme  moderne  : 

C'est  le  grand  ennemi  (le  chemin  de  for),  pour  aplanir  sa  voie. 
Menhirs  longtemps  debout,  chênes,  vous  tomberez  I 
L'ingénieur  vous  marque  et  l'ouvrier  vous  broyé. 
,        Tombez  aussi,  tombez,  ô  cloitres  vénérés. 

L'artiste  couperait  ses  deux  mains,  nobles  pierres, 

Avant  de  mutiler  ce  qu'on  ne  refait  pas  : 

Mais  cloitres  et  donjons  ne  sont  que  des  carrières 

Pour  ces  froids  constructeurs  qui  n'ont  que  leur  compas. 

De  la  tombe  d'Arthur  ils  feraient  une  borne  I 

Ils  n*ontplus  de  patrie  et  Vargent  est  leur  Dieu; 

L'usine  leur  sourit,  enfer  d'un  peuple  morne, 

Hébété  par  le  bruit,  desséché  par  le  feu. 

Prophétie  saisissante  de  lucidité  de  la  débâcle  morale  à  laquelle  la 
négation  du  surnaturel  divin  a  conduit  notre  société  livrée,  énervée  par 
les  ivresses  du  culte  du  veau  d'or,  à  Texploitalion  de  la  ploutocratie, 
dont  il  nous  faut  aujourd'hui  boire  jusqu'à  la  lie  les  hontes  sans  précé- 
dents dans  notre  histoire . 

Cette  remarquable  monographie  vient  bien  à  son  heure  pour  relever 
les  cœurs  dans  notre  atmosphère  infectée  d'égoïste  sensualisme,  en  nous 
montrant,  sou<  leurs  véritables  traits  empreints  d'honneur  et  de  géné- 

•  Elle  a  été  publiée  dans  la  Revue  de  l^retagne  et  de  Vendée^  pour  la  pie- 
miôre  fois,  fn  1857,  peu  do  temps  avant  W  mor^  de  Brizeux« 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  141 

rosiié,Ies  graves  figures  de  cette  longue  lignée  de  femmes  pieuses  et  fortes 
et  de  vaillants  serviteurs  de  Dieu  et  du  pays,  éteinte,  au  dix-scpticme 
siècle,  en  la  personne  d'une  noble  et  malheureuse  fille  du  sang  cheva- 
leresque des  Beaumanoir.  Rien  de  plus  instructif  et  de  plus  réconfortant 
à  la  fois.  G.  K. 


Bouquinistes  et  bouqli:ïeurs.  —  Physiologie  des  quais  de  Paris, 
DU  Po:«T-RoYAL  AU  PoNT-SuLLY,  par  Octave  Uzanne.  —  Paris, 
ancienne  maison  Quantin,  May  et  Motteroz,  directeurs,,! 898. 

Au  beau  temps  des  Physiologies^  vers  18^0,  nul  n'écrivit  celle  du  bou- 
quiniste et  du  bouquineur.  Le  sujet  fut  seulement  eflleuré  par  Charles 
?(odier  et  Jules  Janin.  Les  Voyages  littéraires  sur  les  quais  de  Paris,  pu- 
bliés, vingt  ans  après,  par  M.  Fontaine  de  Resbecq,  ne  tinrent  pas  les 
promesses  du  titre,  malgré  Tappendice  engageant  de  la  deuxième  édi- 
tion :  «  Mélanges  de  littérature  tirés  de  la  boite  à  quatre  sols,  »  Le  livre 
qui  se  faisait  désirer,  le  livre  de  flânerie  parisienne,  d'éiudition  pim- 
pante^ le  livre  de  collectionneur  délicat  et  de  moraliste  mondain, 
nous  est  donné  aujourd'hui  par  M.  Octave  Uzanne.  11  est  écrit,  dirait 
La  Fontaine,  <  pour  ceux  qui  ont  le  goût  difficile.  » 

Avec  sa  couverture  qui  déroule,  d'un  plat  à  l'autre,  le  panorama  d« 
Paris,  vu  du  Pont-des-Arts,  et  les  arbres  des  quais,  baignés  de  soleil 
printanier  ;  avec  son  frontispice  à  l'eau-forte,  un  vrai  décor  de  la  co- 
médie parisienne,  soutenu  par  les  fées  du  bouquin  ;  avec  sa  multitude  de 
vignettes,  spirituelles  et  vraies,  qui  évoquent  tous  les  types  et  les  por- 
traits de  la  gent  bouquinière,  la  Physiologie  porte  le  cachet  d'élégance 
originale  des  livres  de  M.  Uzanne.  Elle  a  les  jolis  mérites  extérieurs  de 
VEventail,  du  Miroir  da  monde  ou  du  Paroissien  du  célibataire.  Mais  com- 
bien est-elle  plus  précieusement  utile  aux  dévots  du  livre,  à  ces  amou- 
leux  dont  toujours  la  flamme  se  réveille»  à  ces  gourmands  dont  l'appétit 
croit  avec  l'âge  et  pour  qui  elle  deviendra  le  guide  souhaité,  le  témoin 
et  le  confident  ! 

Charles  Monselot  disait  qu'on  ne  bouquine  bien  qu*à  Paris.  Quel 
merveilleux  champ  de  récoltes  et  d'observations  ofli'ent  aux  curieux  de 
vieux  livres  ces  quais  où  s^étale,  à  perte  de  vue,  la  vaste  littérature  des 
temps  très  anciens  et  des  temps  très  nouveaux  I  On  ne  fait  plus  de  trou- 


142  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

vailles^  disent  les  gens  moroses.  D'où  vient  donc  que  le  nombre  des  fu- 
reteurs grossit  sans  cesse  ?  Le  gibier  diminue,  les  chasseurs  augmentent  : 
c'est  très  gentil  déjà,  au  bout  de  ^ajournée,  de  rapporter  un  simple  lapin. 

Eh  !  Yovons^  chers  confrères,  lequel  d'entre  vous  n'a  pas  éprouvé  de- 
vant une  plaquette  rare,  un  livre  convoité  et  déniché  dans  les  boites 
des  bouquinistes,  nos  écrins  à  nous,  le  petit  frisson  des  grandes  joies  ? 

Mais  je  m'écarte  du  livre  de  M.  Octave  Uzanne,  le  plus  difQcile  du 
monde  à  louer  dignement  et  à  analyser,  car  il  faudrait  le  citer  encore  et 
toujours,  en  détacher  tant  de  fines  études  sur  Thistoire  de  la  bouqui- 
nerie,  sur  les  étalagistes  passés  et  présents,  sur  les  diverses  catégories  de 
bouquineurs,  y  compris  les  bouquineuses  et  les  voleurs  de  livres  dont 
lés  tricheries  sont  dévoilées,  les  trucs  débinés. 

Sous  des  noms  d'emprunt,  La  Bruyère  a  peint  les  originaux  de  son 
temps.  M.  Octave  Uzanne,  qui  n'a  pas  mêlé  de  fiel  à  son  encre,  a  eu  le 
droit  de  nommer  les  bouquinistes,  dont  au  passage  il  crayonnait  les 
silhouettes,  et  ces  nouveaux  caractères,  accusés  d'un  trait  vif,  sont  légers 
et  charmants.  Nous  aimons  à  retrouver,  en  cette  galerie  mouvante  et 
animée,  tous  les  types  du  quai  :  MM.  Jacques  et  Chanmoru,  ces  socialistes 
inofifensifs  ;  M.  Laporte,  Y  apôtre  bibliographe,  et  M.  Gorroenne,  le  cazino- 
phile;  Gustave  Boucher,  le  lettré,  et  Ghevalier,  V illettré  ;  le  galant  M.  Humel 
et  vingt  autres  de  ces  protégés  du  bon  Xavier  Marmier,  de  ces  convives 
de  son  banquet  posthume. 

Je  m'adresse  aux  bibliophiles  bretons  mes  frères,  et  j'aurais  tort  de 
leur  parler  plus  longtemps  d*un  livre  que  tous  voudront  lire,  car  il  est 
plein  de  cet  amour  des  livres  qui  prépare,  disait  Âmbroise-Firmin 
Didot,  une  vieillesse  heureuse. 

Olivier  de  Gourcuff. 


«  • 


La  femme  dans  la  Grèce  ancienne.  —  La  femme  dans  l'ancienne 
Rome.  —  Deux  brochures,  par  Em.  M.  —  S  L.  N.  D. 

Il  n'y  a  pas  d'indiscrétion,  croyons-nous,  à  trahir  le  demi-pseudonyme 
de  l'auteur  de  ces  deux,  brochures.  G'est  M.  Emile  Maillard,  le  poète 
délicat,  le  critique  qui  dans  ses  grands  ouvrages  ;  VArt  à  Nantes,  Nantes 
et  le  département  de  ta  Loire^Inférieure,  a  amassé  de  si  précieux  docu- 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  143 

ments.  M.  Maillard  nous  communique  le  fruit  de  ses  recherches  sur  la 
condition  des  femmes  dans  l'antiquité,*  et  ces  pages  paraîtront  trop 
courtes  à  ceux  qui  en  auront  apprécié  La  sérieuse  valeur. 

0.  DE  G. 


* 


Les  chants  oralx  du  pelple  russe,  par  M.  Achille  MilUen. 

Paiis,  Honoré  Champion,  1898. 

La  Russsie  rend  aujourd'hui  à  la  France  un  peu  dç  ce  que  lui  a  prêté 
celle-ci,  au  point  de  vue  intellectuel.  Nous  voulons  connaître  ses  poètes, 
ses  romanciers,  qui  communiquent  aux  nôtres  quelques  rayons  de  leur 
charité  ardente,  de  leur  pitié  pour  les  humbles  et  les  souffrants,  et  voici 
que  nous  pénétrons  dans  sa  littérature  orale,  dans^'ce  domaine  pri- 
mitif de  rimaginatlon  populaire  où  Tâme  slave  a  dû  laisser  de  bien 
autres  empreintes  que  dans  les  œuvres  des  écrivains  de  profession. 

Notre  guide  en  ces  terres  inexplorées  est  un  érudit  et  un  poète  dont 
les  ouvrages  en  vers  sont  nombreux  et  estimés.  Depuis  une  trentaine 
d'années^  M.  Achille  Millien^  lauréat  de  TAcadémie  française,  a  fait 
alterner  les  volumes  de  ses  poésies  personnelles  avec  des  recueils  de 
chants  populaires  de  la  Grèce,  de  la  Serbie,  du  Monténégro,  ou  de  sa 
province  natale,  le  Nivernais.  Tout  récemment  nous  lisions  de  lui  un 
poème  très  vibrant,  Christophe  Colomb,  publié  à  l'occasion  du  quatrième 
centenaire  de  la  découverte  de  l'Amérique. 

Cette  fois  il  nous  donne  les  Chants  oraux  du  peuple  russe,  et  c*e^t 
encore  de  Tactualité,  car  Français  et  Russes  se  promettent  de  nouveaux 
témoignages  d*amitié.  Dans  une  introduction  savante,  —  je  n*ai  pas  dit 
pédante,  —  M.  Millien  proclame  ces  chants  «  une  mine  incomi)arable  ». 
Les  plus  beaux,  les  plus  complets  sont  des  byllnes  ou  chants  histo- 
riques, héroïques.  Il  serait  intéressant  de  rapprocher  ces  épisodes  rimes 
des  annales  de  la  Russie  ;  la  Vision  du  prince  Dmitri,  par  exemple,  la 
yaissance  de  Pierre-le^Grand,  la  Mort  de  Feodor  Bezrodny,  Thetman 
des  Kosaks,  de  tel  fragment  de  l'histoire  légendaire  de  la  Bretagne,  tiré 
du  BarzaZ'BreiZy  cette  autre  mine  qui  recèle  tant  de  métaux  précieux. 
En  Russie  comme  en  Bretagne,  un  homme  de  génie  a  manqué  pour 
écrire  Fépopéc  dcflnitive  ;  mais  faut-il  se  plaindre,  devant  toutes  ces 
Iliades  en   raccourci,  de  n'avoir  pas  eu  un  Homère  ? 


144  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

Pour  la  traduction  de  œs  chants,  qui  tantôt  célèbrent  la  guerre  et 
l'amour,  les  noces  et  les  funérailles ,  et  tantôt,  plus  humbles,  plus 
intimes,  souhaitent  la  bienvenue  au  printemps,  accompagnent  le  paysan 
aux  fêtes  rustiques  ou  détournent  les  maléfices  des  sorcières,  M.  Achille 
Millien  a  tour  à  tour  employé  la  prose,  qui  se  calque  exactement  sur 
l'original,  et  la  poésie,  qui  rend  plutôt  l'esprit  que  la  lettre.  Voici  une 
courte  pièce  d'une  saveur  bien  originale  : 

En  attendant  le  flancé, 
Soleil  rouge,  va-t*en  plus  vite  et  tout  entier  ! 
Mais,  toi,  lune,  parais,  monte  dans  le  ciel  sombre, 
Brille  jusqu'au  matin  sans  voile^  chasse  Tombre 
Qui  s'étend  sur  la  route  et  couvre  le  sentier. 
Prête  à  mon  fiancé  l'aide  de  ta  lumière, 
Pour  que  mon  cher  Ivan  no  puisse  s'égarer, 
Revenir  sur  ses  pas,  longtemps  sans  guide  errer, 
Perdu  dans  la  forêt,  mouillé  dans  la  rivière  ; 
Gare-le  des  méchants  prêts  à  fondre  sur  lui , 
Comme  des  chiens  cruels  flairant  déjà  sa  piste. . . 
Hélas  !  que  loin  de  lui  ma  vie  est  lourde  et  triste 
Et  que  mon  cœur  est  plein  d'amertume  et  d*ennui  ! 

En  nous  initiant  aux  beautés  naïves  de  la  littérature  populaire, 
M.  Achille  Millien  se  rappelle  et  nous  rappelle  qu'il  est  poète  lui-même. 
Nous  ne  sommes  pas  assez  folkloriste  pour  lui  en  vouloir. 

*  O.   DE   GOURCUFF. 

« 

* 
*  * 

UN  POÈTE    DU    CLOCHER 

Les  heures  calmes,  par  F.-E.  Adam.  —  Paris,  Alphonse  Lemerre, 

éditeur,  MDCCCXCII. 

«  Elle  est  de  Gœthe  cette  phrase  :  Poète,  occupe-toi  de  ton  pays;  là  sont 
tes  chaînes  d'amour,  là  est  le  monde  de  tes  pensées.  Il  faudrait  croire  que 
tous  les' Bretons  ont  lu  la  phrase  de  Gœthe.  Tous,  en  effet,  s'occupent  de 
leur  pays,  tous  enferment  leurî»  pensées  dans  ce  monde,  tous  reviennent, 
un  à  un -—  et  quelquefois  de  loin  —  à  ces  chaînes  d'amour...  Ah! 
comme  ils  l'aiment  donc  la  terre  de  granit  recouverte  de  chênes  ! 
Gomme  ils  en  connaissent  le  moindre  viUage  I  Comme  ils  s'éveillent  après 


&      •  « 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  14!> 

ces  noms  évoqués,  noms  à  demi-barbares,  si  durs  à  lire,  si  doux  à  en- 
tendre !  Et  quelles  visions  doivent  leur  passer  par  l'esprit,  quelles  émo- 
tions doivent  leur  traverser  le  cœur,  en  pensant  à  ces  tristes  et  revèches 
paysages,  à  ces  landes  abruptes,  à  ces  genêts^  à  ces  dolmens,  au  vague 
de  ces  légendes,  à  la  terreur  de  ces  superstitions,  à  l'inefTable  poésie  de 
ce  ciel  rude  et  pluvieux  !  » 

Ainsi  s'exprimait  Gbarles  Fuster  au  début  de  son  beau  livre  des 
Poètes  du  Clocher^  où,  laissant  de  côté  Tordre  alphabétique^  il  donnait 
le  pas  à  la  Bretagne,  au  point  de  vue  poétique,  sur  tous  les  autres  pays 
de  France  et  en  particulier  sur  FAnjou. 

L'Anjou  a  pourtant  ses  poètes  qui  Font  chanté  aussi  avec  une  piété 
toute  filiale,  et  à  leur  tète  je  pourrais  citer  F.-E.  Adam,  Fauteur  des 
Heuiès  calmes,  qui  ne  se  trouve  pas  dans  le  livre  de  Fuster.  A  mon  pays 
D*AiiJou>  ce  livre  est  finalement  dédié^  écrit  le  poète  à  la  première  page  de 
son  volume,  et  il  ajoute  ce  vers  en  guise  d'épigraphe  : 

J*ai  beau  vivre  aux  cités,  Je  suis  toujours  d'ici. 

Et,  en  effet,  si,  comme  le  lui  a  dit  Goppée,  «  les  champs  d'Ion  te,  les 
pastorales  grecques,  le  pays  amoureusement  idyllique  et  frais  du  dieu 
Pan  ensoleillent  ses  vers  par  riantes  éclaircies,  i  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  M.  F.-E.  Adam  n*est  jamais  mieux  inspiré  que  lorsqu'il  laisse 
parler  son  cœur  pour  célébrer  les  beautés  de  sa  petite  patrie,  FAnjou, 
éclairée  par  un  doux  soleil  et  la  puissance  de  la  grande  patrie,  la  France, 
avec  ses  nobles  souvenirs,  ses  jours  de  deuil  et  ses  jours  de  gloire. 

Je  voudrais  citer  tout  entier  la  magnifique  pièce  intitulée  Les  voix 
natales,  charmante  comme  la  Tristesse  dVlympio  de  Victor  Hugo^  le 
MiUy  de  Laniartine,  le  Petit  Lire  de  Joachim  du  Bellay,  et  le  Bourg 
natal  de  Joseph  Rousse  : 

J'arrive.  —  O  mon  vieux  bour^f,  salut  I  -^  Une  voix  douce 
Et  vibrante  me  vient  des  buissons,  des  fossés  ; 
Autour  de  moi,  partout,  dans  les  airs,  sous  la  mousse. 
Je  respire  Fodeur  de  mes  printemps  passés  I 


J*arrive.  —  O  ma  forêt  harmonieuse  et  verte  l 
Voici  mes  grands  ormeaux,  le  bouleau  qui  frémit, 
Et  la  clairière  vaste,  au  grand  soleil  ouverte. 
Où  mon  rÔYo  d'enfant  tant  de  fois  s'endormit. 

Tome  ix.  —  Février  1898.  to 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  147 

—  Nous  qui  savons  vouloir  —  et  c'est  notre  génie  — 
Qui  marchons  droit  au  but   sans  plier  le  genou, 
O  frères,  unissons  pour  une  œuvre  bénie 
La  virile  Bretagne  au   doux  pays  d*Anjou. 

Marchons  ensemble,  et  quand  viendront  les  jours  d'orage, 
61  notre  cœur  est  las  d'un  eiTort  trop  puissant, 
Pour  retrouver  en  nous  la    force  et  le  courage, 
Pareils  à  Beaumanoir,  nous  boirons  notre  sang  I 

J'aurais  pu  envisager  le  livre  de  F.-E.  Adam  à  d'autres  points  de  vue  et 
faire  un  rapprochement  entre  son  Roi  des  monts  et  la  Mort  da  loup  de 
Vigny,  entre  son  Midi  et  ceux  de  Leconte  de  Liste  et  de  Lacaussade  ;  mais 
j'ai  préféré  insister  sur  la  note  dominante  du  volume  qui  est  celle  de 
l'amour  de  la  petite  patrie  et  de  la  grande,  et  signaler  l'auteur  à  Charles 
Fuster  pour  la  prochaine  édition  de  ses  Poètes  du  clocher, 

Dominique  Caillé. 


* 


La  DécEV.\?fCE    du  Vrai,   par  Edmond  Thiaudière. 

M.  Edmond  Thiaudière  a  publié  dernièrement  chez  Westhausser  un 
volume,  la  Décevance  du  Vrai,  où  l'on  retrouve  les  qualités  à  la  fob  solides 
et  brillantes  de  l'auteur  de  la  Proie  du  Néant  et  de  la  Complainte  de 
VEtre.  La  pensée  y  est  triste^  ainsi  que  l'indique  le  sous-titre  :  Notes  d'un 
Pessimiste,  mais  elle  est  profonde.  M.  Edmond  Thiaudière  est  un. des 
philosophes  de  ce  temps  qui  ont  le  plus  fouillé  et  le  mieux  analysé  leurs 
sentiments  intimes.  C'est  de  plus  un  maître  écrivain  qui  sait  donner  à 
sa  pensée  un  tour  et  un  relief  particuliers.  La  sentence  de  Salomon, 
Vanitas  vanitatum,  pourrait  servir  d'épigraphe  à  ce  recueil  de  maximes, 
plein  de  vérités  cruelles,  mab  salutaires,  et  dont  nous  ne  saurions  trop 
conseiller  la  lecture  à  ceux  que  la  frivolité  de  la  vie  n'a  pas  entièrement 
délachés  de  toute  réflexion  sur  la  destinée  de  l'homine  ici-bas.  L'auteur 
est  surtout  un  esprit  sincère.  Il  pourrait  dire,  comme  Montaigne,  qu'il 
a  écrit  un  livre  de  bonne  foi.  Il  se  dégage  de  l'œuvre  tout  entière  un 
parfum  d'honnêteté  et  un  sentiment  de  noblesse  tout  à  l'honneur  de 
l'écrivain.  Ajoutez  à  cela  un  style  bien  personnel  dont  la  gravité  n'ex- 
clut pas  la  fine  ironie  et  l'humour.   M.  Thiaudière  a  un  scepticisme  à 


^rf^^ 


148  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

part,  essentiellement  bienveillant.  Il  aime  Thumanité  et  souffre  de  ses 
conclusions  pessimistes  Son  livre,  bien  pensé,  bien  écrit,  est  un  livre 
de  chevet,  comme  Ta  dit  M.  Ledrain  dans  une  excellente  préface. 

L.  L. 

Grains  de  Sable,  par  M.  Maugeret. 

Sous  ce  modeste  titre  :  Grains  de  sable ^  M .  Maugeret  a  fait  paraître 
chez  Savine  un  volume  de  pensées  des  plus  piquantes.  Il  est  divisé  en 
deux  parties  :  A  travers  le  cœur  et  A  travers  Vespril,  Il  y  a  du  cœur  et  il 
y  a  de  l'esprit  dans  ce  petit  recueil,  brillant  comme  un  écrin  et  rempli 
d'observations  fines  et  délicates  aussi  limpides  que  l'eau  de  roche  cou- 
lant à  travers  les  sentiers  fleuris.  On  doit  déjà  au  même  auteur  un 
volume  de  vers  intitulé  :  Choses  effeuillées,  et  plein  de  charme  dans 
sa  mélancolie  pénétrante.  Mais  en  même  temps  que  le  poète,  il  y  a 
chez  M.  Maugeret  un  esprit  qui  lutte  pour  des  principes  spiritualisles 
et  chrétiens,  auxquels  il  est  fermement  attaché.  C*est  ce  mélange  de  rêve 
et  de  lutte  qui  constitue  son  originalité  propre  et  inspire  la  sympathie 
Ces  grains  de  sable  sont  le  reflet  de  toute  une  vie  plus  que  remplie  par 
les  effervescences  du  sentiment  et  celles  de  la  pensée.  On  y  sent  battre 

m 

un  cœur  généreux  qui  n*a  plus,  il  est  vrai,  Tenlhousiasme  des  premiers 
jours,  mais  qui  n'en  conserve  pas  moins  un  peu  d'espoir,  malgré  les 
poignantes  réalités  de  l'existence.  L.  L. 


* 


L'anglicanisme  et  les  sectes  dissidentes,  par  M.  Tabbé   Delisle, 
in-8'',  VII-374  pages.  —  Retaux,  Paris  ;  Lafolye,  Vannes,  1893. 

Un  siècle  et  demi  s'était  à  peine  écoulé  depuis  le  moment  où  Luther 
avait  jeté  au  monde  son  cri  de  révolte  contre  Rome,  que  Bo^uet 
signalait  comme  un  signe  évident  de  la  fausseté  de  sa  doctrine  les  divi- 
sions chaque  jour  plus  apparentes  et  plus  multipliées  de  la  prétendue 
Réforme.  <  L'Ëglise  du  Christ  est  une,  leur  disait-il,  et  vous^  i^ous  êtes 
légion,  » 

Cette  désagrégation  continue,  j'allais  dire  cette  décomposition  inintcr- 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  .  149^ 

rompue,n*a  fait  que  s*accentuer depuis  lors. Plus  de  trois  cents  sectes,  toutes 
séparées  de  croyances,  toutes  ennemies  les  unes  des  autres,  se  partagent 
et  se  disputent  aujourd'hui,  par  exemple^  les  dépouilles  de  cette  magni-^ 
fique  Église  d'Angleterre,  que  la  débauche  et  Torgueil  jetèrent  dans 
l'apostasie. 

G*est  ce  que  M.  Tabbé  Delisle  vient  de  mettre  en  lumière  dans  son 
trop  court  travail  sur  l'Anglicanisme  et  ses  nombreuses  ramifications. 
h'Eglise  établie  nous  est  d*abord  présentée  avec  sa  hiérarchie,  son  gros 
budget,  ses  livres  et  sa  liturgie,  mais  aussi  avec  ses  divisions  intestines, 
ses  faiblesses  et  son  insuffisance.  Nous  voyons  ensuite  défiler  devant 
nous,  un  peu  rapidement,  semble-t-il,  Presbytériens  et  Gongrégatio- 
nalistes.  Méthodistes  et  Baptistes,  Quakers  et  Unitaires.  L'Armée  du 
Salut  {Salvation  Army),  cette  ridicule  et  grotesque  invention  de  notre 
siècle,  nous  est  montrée  avec  ses  processions  désordonnées,  ses  prê- 
cheurs boufifons,  ses  musiciens  ambulants. 

Rien  de  plus  navrant  que  ce  spectacle  d'hommes,  de  bonne  foi  souvent, 
se  débattant  au  fond  d'un  gouffre  d'incompréhensibles  erreurs. 

M.  l'abbé  Delisle  nous  fait  entrevoir,  en  ternvinant,  les  nobles  figures 
des  cardinaux  Newman,  Manning  et  Yaughan.  Je  ne  sais  si,  lorsqu'il  traçait 
ces  dernières  pages,  il  cherchait  un  contraste  ;  en  tout  cas  il  existe  frap- 
pant, instructif.  D'un  côté,  c'est  l'émiettement  et  la  division  en  tout  ;  de 
l'autre,  une  imposante  et  parfaite  unité  de  croyances  comme  de  rites  ;  ici 
des  ministres  bien  rentes,  vivant  sans  embarras  au  milieu  de  leurs 
rieuses  familles  ;  là  des  prêtres  pauvres  soutenus  pour  l'ordinaire  et  par 
l'obole  du  pauvre,  entourés  des  petits  et  des  déshérités  ;  ici  des  varia- 
tions sans  cesse  renaissantes  sur  les  points  les  plus  essentiels  ;  là  une  sta- 
bilité qui  déûe  les  siècles  comme  les  attaques. 

Cette  étude,  que  plusieurs  séjours  de  M.  Delisle  en  Angleterre  lui  ont 
permis  de  composer  sur  place,  sera  goûtée  de  tous  ceux  qui  s'intéressent 
aux  choses  religieuses  ou  même  simplement  historiques  de  notre  époque. 
Ils  y  trouveront  agrément  et  profit.  P.  Bliard,  S.  J. 


* 


Histoire  de  lv  Littérature  française,  depuis  ses  origines  jusqu'à 
nos  jours,  par  le  P.  Caruel,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  in-i8, 
X-544  pages.  —  Tours,  Alfred  Gattier,  1898. 

Le  P.  Caruel  vient  de  donner  à  ses   Etudes  sur  les  Auteurs  français 
leur  complément  nécessaire  et  désiré.  L'Histoire  de  la  Littérature  fran^ 


laa  NOTICES  ET  COMPTES  HKNLIUS 

çaite  qu'il  vous  présente  offre  toutes  lei  qualités  de  ses  autrei  ouvrages. 
C'est  la  même  habileté  à  mettre  en  relief  les  points  saillants^  la  même 
clarté  dans  rexpositian  et  surtout  la  même  sûreté  d'appréciation,  — Ace 
propos,  une  légère  réserve  cependanl.  Assurément  on  aime  k  connaître 
les  jugements  des  critiques  modernes  sur  nos  belles  œuvres  littéraires, 
i  savoir  ce  qu'ils  en  pensent.  11  a  donc  raison  de  les  citer.  Hais  l'auteur 
ne  s'en  tienl-il  pas  trop  exclusivement  à  nos  contemporains  )  Pourquoi, 
lorsqu'il  en  vient  à  Bourdaloue,  par  exemple,  au  lieu  de  se  cantonner 
dans  Sainte-Beuve  et  Brunetière,  ne  rapporte-1-il  pas  sur  le  célèbre 
prédicateur  quelques-uns  des  mots  si  topiques  de  M*"*  de  Sévigné  ? 
Pourquoi  ne  fait-il  point  parler  Féoelon,  Voltaire,  Maury  ?  lis  mérite- 
raient pourtant  d'être  entendus. 

On  peut  regretter  encore  que  le  cadre  restreint  d'un  livre  destiné  à 
des  élèves  n'dit  pas  permis  au  P.  Caruel  des  études  plus  complètes  et 
plus  approfondies  sur  plusieurs  de  nos  grands  écrivains.  Sans  doute  il  a 
voulu  laisser  aux  professeurs  de  rhétorique  l'occasion  de  développe- 
ments oratoires,  d'éloquentes  explications.  C'est  excès  d'amabilité. 

Cette  Hiiloire  de  la  LUléralarr,  malgré  ses  petits  desiderata,  n'en 
mérite  pas  moins  de  prendre  place  dans  les  pupitres,  quelque  bourrés 
qu'ils  soient,  de  nos  candidats  au  baccalauréat  :  elle  fera  bonne  Bgure  au 
milieu  de  leurs  livres  classiques. 

P.  Dabblï, 
professeur  de  rhétoriqae. 


Un  poète  de    chevet,   par  Charles    Kusler    —  Paris,     librairie 
Fîschbaclier,  1893. 

Nos  lecteurs  se  souviennent  d'une  élude  très  originale  que  M.  de  la 
Grasserie  publia  ici-mème  sur  Iliiipolïtc  Lucas  et  les  Heures  d'amour. 
Le  même  poète  et  le  même  livre  viennent  d'inspirer  un  écrivain  dont 
le  talent  s'épure  et  s'aflirme  sans  cesse,  M.  Charles  Fuster,  Hippolyte 
Lucas,  disciple,  selon  son  jiropre  aveu,  d'André  Chénier  dans  les  Désirs 
et  les  Ivresses,  précurseur  de  SuUv  Prudhoinme  dans  les  pièces  médita- 
tives et  touchantes  des  Regrets,  comme  aussi  dans  les  Dernières  poésies  : 
telssonl  les  deux  aspects  de  l'étude  de  M.  Fuster.  et  nos  éloges  resteraient 
au  disons  de  la  flamme  généreuse  qui  anime  ces  pages,  du  sentiment 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  IM 

întense  et  profond  qui  les  fait  vibrer.  Hippolyte  Lucas  fut  bien,  comme 
^*&ppelle  son  dernier  critique^  un  des  poètes  de  chevet  de  ceux  qui  ont 
'^écu  et  souffert.  Son  livre  —  c'est  une  expression  très  juste  de  M.  Fuster 
"-  <  ne  fait  pas  honte  à  l'homme  actuel  en  lui  rappelant  Tadolescent 
d'autrefois.  »  Telle  de  ses  pièces  —  Les  larmes,  La  sœur  grise.  Le  frère 
Jumeaa  —  est  grave,  presque  austère,  et  le  renouveau  posthume  de  la 
renommée  du  poète  leur  assure  une  place  dans  les  anthologies  de  l'avenir. 

O.  DE  G. 


La  GLocHE-SonifETTE  GALLO-ROM Ai?iE  DES  Gléons,  par  Féllx  Ghaillou. 

Nantes,  imprimerie  centrale,  1892. 

M.  Félix  Ghaillou,  dont  le  musée  gallo-romain,  ingénieux  essai  de 
reconstitution  d*une  petite  Pompéi  bretonne,  attire  chaque  année  de 
jioixû)reux  visiteurs,  vient  de  retrouver  encore,  dans  ce  sol  fertile  des 
Qléons,  un  intéressant  objet.  G'est  une  cloche-sonnette  de  33  centimètres 
de  circonférence  extérieure,  en  cuivre  mêlé  d'alliage,  que  l'éminent 
archéologue  croit  avoir  été  utilisée  dans  un  établissement  de  bains.  Deux 
belles  photographies,  figurant  deux  aspects  différents  de  la  cloche* 
sonnette,accompagnent  cette  dissertation,  qui  fait  le  plus  grand  honneur 
à  la  sagacité  de  M.  Ghaillou.  O.  de  G. 


* 


La  Revue  littéraire,  publiée  par  le  journal  V  Univers,  répond  ainsi  à 
une  demande  adressée  par  un  groupe  de  lecteurs  sur  le  choix  d'un 
Journal  illustré  : 

1  Au  point  de  vue  catholique,  on  peut  préférer  la  France  illustrée ,  qu, 
s'efforce  de  rivaliser,  pour  la  valeur  artistique  et  l'actualité,  avec  le 
Monde  illustré  et  VUaivers  illustré.  Administration  :  rue  La  Fontaine,  UO, 
Paris^Auteuil ,  > 


CHRONIQUE  DES  BIBLIOPHILES 


SOCIÉTÉ  DES  BIBLIOPHILES  BRETONS 

DE  L'HISTOIRE  DE  BitiiTAGNE 


SÉANCE  DU  11  FÉVRIER  1893 
Présidence  de  M.  Authuii  de  la  BoanERiE,  de  l'Institut,  président. 


La  Société  des  Bibliophiles  Bretons  et  de  misloire  de  Bretagne  a 
tenu  une  séance  le  samedi  1 1  février,  à  S  heures  du  soir,  dans  un 
des  salons  du  cercle  des  Beaux-Arls,  rue  Voltaire,  4,  à  Nantes,  sous 
la  présidence  de  M.  Arthur  de  la  Borderie,  président. 

Le  procès-verbal  de  la  dernière  séance  est  lu  et  adopté. 

ADMISSIONS 

Cinq  nouveaux  membres  sont  admis  au  scrutin  secret  :     . 

I.  La  Bibliothèque  de  la  ville  de  Quiuper,  présentée  par  MU. 

Luzel  et  A.  de  la   Borderie  ; 
II.  M.  SÉUH  Aaondel  de  HiiYEs,  à  Paris,  présenté  par  MH.  Olivier 

de  Gourcuff  et  Dominique  Caillé  ; 
III.  M.  l'abbé  Hautreux,  vicaire  &  Saint-Crespiu  sur  Maine  (Maine- 
et-Loire),  par  MM.  l'abbé  Chéries  Uraeau  et  Dominique 
Caillé; 

lY.  M.  l'abbé  François  Dtirve ,  professeur  à  l'institutioa  Saint- 
Martin,  rue  d'Antrain,  Rennes; 


SOCIÉTÉ  DES  BIBLIOPHILES  BRETONb  lb3 

V.  M.  Tabbé  Cadig,  vicaire  à  la  paroisse  Saint-Gildas  d'Auray,  à 
Auray,  présenté  par  MM.  A.  de  la  Borderie  et  Perthuis. 

M.  Selim  Arondel  de  Hayes  est  admis  dans  la  salle  des  séances 
après  la  proclamation  du  résultat  du  scrutin. 

ÉTAT   DBS   PUBLICATIONS 

M.  le  président  parle  de  la  troisième  série  des  Actes  et  Mande- 
ments de  Jean  V,  qui  vient  d'être  distribuée  aux  membres  de  notre 
Société.  Il  annonce  que  la  quatrième  série'  formera  notre  prochain 
volume  in-4*  ;  puis,  après  avoir  fait  allusion  à  divers  projets  de  pu- 
blication pour  notre  Petite  Bibliothèque  bretonne,  projets  qui  ne 
sont  pas  suffisamment  étudiés  et  mûris^  il  propose  de  suspendre  la 
publication  des  Poésies  inédites  d'flippolyte  Lucas,  commencée 
récemment  dans  la  Revue  de  Bretagne,  de  Vendée  et  d'Anjou,  sous 
le  titre  de  chants  de  divers  pays,  et  de  les  réunir  en  un  coquet 
petit  volume  qui  pourrait  sous  peu  être  expédié  à  nos  sociétaires. 
Cette  proposition  rallie  les  suffrages. 

COMMUNICATIONS     DIVERSES 

M.  le  secrétaire  donne  lecture  de  deux  lettres  du  ministre  de 
l'Instruction  publique  et  des  Beaux- Arts  ayant  pour  objets  Tune  de 
demander  à  notre  Société  de  désigner  des  délégués  pour  le  Congrès 
des  Sociétés  savantes  qui  aura  lieu  à  Paris  les  4,  5,  6,  7,  8  avril 
prochain,  et  l'autre  de  l'engager  à  envoyer  ses  volumes  publiés 
en  189 1  au  Ministère  qui  les  expédiera  à  l'Exposition  de  Chicago. 

11  donne  ensuite  cômmunicatioa  d'un  rapport  de  M.  Olivier  de 
Gourcufî,  délégué  des  Bibliophiles  Bretons  à  Paris,  relatif  à  la  vente 
effectuée  à  la  Comédie-Française  d'un  portrait  présumé  de  Le  Sage, 
acheté,  en  i884,  à  M.  Vaillant,  de  Boulogne,  par  la  Société  des 
Bibliophiles  Bretotts.  Voici  le  texte  de  ce  rapport  : 

«  Au  mois  de  mai  189a,  je  reçus  de  la  Société  des  Bibliophiles  Bre- 
tons^ pour  le  faire  figurer  à  l'Exposition  Lesagienne,  ouverte  au 
foyer  du  Théâtre  de  l'Odéon,  le  portrait  «  présumé  »  de  Le  Sage, 
que  celte  Société  avait  acquis  en  i884  par  l'entremise  de  M.  le 
fparquis  de  Granges  de  Surgères. 


.«•*■  '  f"f* 


\h\  SOCIÉTÉ  DES  BIBLIOPHILES  BRETONS 

«  La  Société  des  Bibliophiles  Bretons  me  chargeait  en  même  temps 
de  négocier,  au  mieux  de  ses  intérêts,  la  vente  de  ce  portrait  à  un 
musée  ou  à  un  amateur. 

((  Après  de  nombreuses  démarches,  une  proposition  me  fut  faite 
par  M.  Roblin,  marchand  de  tableaux,  rue  Saint-Lazare,  à  Paris. 
Mais  j'avais  entrepris  des  pourparlers  avec  la  Comédie-Française, 
représentée  par  son  bibliothécaire-archiviste,  M.  Monval,  et  je 
réussis  à  lui  vendre  le  portrait  dans  des  conditions  à  la  fois  plus 
avantageuses  et  plus  flatteuses  pour  Tamour-propre  de  mes  col- 
lègues les  Bibliophiles  Bretons, 

«  La  Comédie'Française,  en  concluant  l'aiTaire  (voir  le  reçu  cî- 
après),  m'a  prié  courtoisement  de  lui  communiquer  toutes  les 
garanties  nouvelles  d'authenticité  du  portrait  que  je  pourrais  re- 
cueillir. 

«  Je  me  suis  adressé  aux  deux  personnes  les  plus  susceptibles  de 
m'éclairer  à  ce  sujet,  M.  Fabbé  Luco  (de  Vannes),,  qui  avait  entre- 
tenu une  correspondance  avec  l'ancien  possesseur  du  portrait, 
M.  Vaillant  [de  Boulogne),  et  M.  le  marquis  de  Surgères.  C'est  de 
M.  l'abbé  Luco  seul  que  j-ai  obtenu  quelques  renseignements,  son 
état  de  santé  et  la  perte  de  ses  çianuscrits  dans  un  incendie  l'ont 
empêché  de  mieux  répondre  à  mon  appel. 

((  Je  prie  la  Société  de  vouloir  bien  rechercher  s'il  n'existe  dans  ses 
archives  aucune  pièce  pouvant  être  jointe  au  dossier  du  portrait.  » 

Copie  du  reçu  délivré  à  la  Comédie-Française  le  8  février  1893. 

((  Je  soussigné,  agissant  au  nom  et  en  qualité  de  délégué  à  Paris 
de  la  Société  des  Bibliophiles  Bretons,  reconnais  avoir  reçu  de  l'ad- 
ministration de  la  Comédie-Française  la  somme  de  deux  cent  cin^ 
qaante  francs j  pour  prix  de  la  vente  d'un  portrait  peint  à  l'huile  au 
xvui"  siècle,  qu'une  tradition  ancienne  et  plusieurs  témoignages  per- 
mettent de  regarder  comme  un  portrait  d'Alain-René  Le  Sage. 

((  Paris,  8  lévrier  iSgS.  —  Olivieh  de  Gourcuff.  » 

La  Société  des  Bibliophiles  Bretons  adresse  ses  remerciements  à 
son  délégué  pour  l'heureuse  conclusion  de  la  vente  du  portrait  de 
Le  Sage  à  la  Comédie-Française* 


SOCIÉTÉ  DES  HiBLlOPUILES  BRETONS  155 


EXHIBITIONS 

Par  M.  A.  D£  LA  Bouderie  : 

1*  t  Les  Vies  el  actions  mémorables  de  trois  des  plus  signalez  re- 
liyieux  de  l  ordre  des  FF.  prêcheurs  de  la  province  de  Bretagne  en 
France  (le  B.  Yves  Mahyeuc,  évêque  de  Rennes,  le  B.  Alain  de  la 
Roche,  le  vénérable  P.  Pierre  Qoinlin),  le  tout  extrait  des  œuvres 
du  R.  P.Jean  de  Rechac  de  Sainte  Marie. . .  A  Paris ^  chez  Claude 
Le  Beau,  i644.  » 

In- 13  de  12  ff.  liminaires  et  de  370  pp.  chiffrées  Volume  fort  rare. 

Dans  la  Vie  du  B.  Alain  de  la  Roche,  détails  de  haute  et  curîeuse 
myslicilé. 

A  ce  volume  est  joint  un  petit  feuillet  imprimé  à  Rennes,  après 
la  mort  du  B.  Yves  Mahyeuc  (i54i)^  présentant  la  figure  des  croix 
que  l'on  trouva  empreintes  sur  le  corps  de  ce  pieux  évêque  après 
8â  mort,  et  au-dessous  de  cette  empreinte  une  oraison  latine  en  son 
honneur. 

2*  t  Bealus  Alanus  deRupe  redivivus- . .  aucthore  R.  FF.  Joanné 
Andréa  Coppestein...  Neapoli  apud  Roncagliolium  (s.  d.).  Titre 
iascrit  sur  un  frontispice  gravé  représentant  S.  Dominique  et  le 
B.  Alain  de  la  Roche.  » 

In-8°  de  58i  pages.  Abrégé  des  œuvres  d'Alain  de  la  Roche, 
composé  au  XVII"  siècle. 

2*  «  Statvts  II  sYNODAvx  POVR  ||  LE  DIOCESE  DE  ||  Sainct-Brieu .  Il 
Faicts  de  Vauthorité  de  Révérend  \\  Père  en  Dieu  Messire  MELcmoR  || 
DE  Mauco.^îîay,  Euesque  \\  dudict  lieu,  Van  1606,  \\  —  A.  S.  Malo,  | 
pai  PiEKKE  Marcigay,  Im  II  primeur  et  Libraire.    |   M.  DC.  VI.  » 

In  8'Me  187  pages.  La  plus  ancienne  impression  authentique 
delà  ville  de  Saint  Malo.  Très  rare. 

Par  M.  Emile  Giumaud  : 

1*  Marie,  roman.  Petit  in-12  de  ix-274  pp.  Paris,  Urbain  Canel, 
libraire,  rue  du  Bac,  n*  io4.  MDCCCXXXII. 

C'est  la  première  édition  du  chef-d'œuvre  de  Brizeux,  dont  le 
nom  ne  figurait  pas  sur  le  livre. 


J 


l:>G  SOCIÉTÉ  DES  B[BLI0PIIILE3  BRETONS 

■a*  Poésies  d'an  proscrit,  par  Raymond  du  Doré.  In-t8,  3o8  pp. 
Paris,  Ebrard,  libraire- éditeur,  1837. 

Volume  devenu  rare.  Il  a  élé  acheté  par  l'auteur  au  Saloa 
littéraire  de  la  rue  Piron,  i.  k  Nantes,  doDt  il  porte  le  cachet  en 
plusieurs  endroits.  Donné  par  M.  du  Doré  à  M.  Emile  Grimaud  ; 
celui-ci  a  fait  réimprimer  S  pages  qui  manquaient  (de  laa  h  i3a). 

Par  M.  le  marquis  de  Breho^id  d'Ars  Migré  : 

1"  Une  tellrc  éarile par  sa  grand mÈre  sur  la  mort  de  Louis  XVI, 
Une  partie  de  cette  lettre  est  écrite  à  l'encre  ordinaire,  elle  donne 
.en  termes  révolutionnaires  et  pour  le  cabinet  noir,  sans  doute,  la 
nouvelle  de  la  mort  du  tyran  ;  l'autre,  toute  cODlidentielle,  est  écrite 
avec  de  l'encre  sympathique;  dans  celte  seconde  partie  qui  remplit 
les  interlignes  elle  manifeste  toute  son  indignation  contre  la  mort 
de  ce  roi  victime  de  sa  trop  longue  bénignité. 

3"  Un  journal  da  grand-pire  de  M.  A.  de  Bremond  d'Ars,  écrit  sur 
des  feuilles  volantes  que  son  pelit-fils  a  fait  relier  sous  le  titre  de 
Jours  d'exil. 

Par  M.  DoM!7«iQUE  C.ullk  : 

Ua  portrait  intitulé  :  Joseph  Foucué,  duc  d'Oranle,  sénateur, 
ministre  d'Etat,  décoré  au  Grand  Aigle  delà  Légion  d'honnear,  né  le 
29  mai  Î763  à  Nantes,  département  de  la  Loire-Injérîeure  (par  Jos. 
Eymard  d'Aix).  A  raris,  chez  l'auteur,  rue  de  Touraine,  n°  5.  Fau- 
bourg Saint-Germain. 

M.  D.  Caillé  fait  remarquer  l'erreur  commise  par  le  portraitiste 
sur  la  date  et  le  lieu  de  la  naissance  de  Foucbé,  qui  n'est  pas  plus 
né  en  1763  à  Nantes  qu'en  1754  à  la  Martinière  près  de  Paimbceuf, 
mais,  comme  il  a  eu  occasion  de  le  dire  eu  publiant  des  lettres  de 
ce  personnage,  en  f]^çf,  au  Pellerin. 

OUVRAGES    OFFERTS 

Par  la  Société  historique  et  archéologique  du  M.mne  : 
Revue   historique  et  archéologique   du   Maine.  Tome   trenle   et 
unième.  Année  189^'  Premier  semestre. 


^^^  '  ' 


SOCIÉTÉ  DES  BIBLIOPHILES  BRETONS  f57 

Par  M.  Jul]e:s  Robuchon  : 

M.  Jules  Robuchon:  Paysages  et  monuments  de  la  Bretagne  (eau-   . 
serielittéraire  d'Edmond  Biré).  Vannes,  imprimerie  Lafolye,  1892. 

Par  le  vicomte  Paul  de  Chabot  : 

Notice  généalogique  de  la  maison  de  la  Fontenelle,  Vannes,  librairie 
Lafolye,  1892. 

Par  M"*  Ferdinat^d  Le  Boug^ie  : 

i'' Quelques  pensées  f  parle  R.  V.  Lécuyer.  Lyon,  Vilteet  Perrussel, 
éditeurs,  i883. 

2"^  Jeanne  d'Arc,  par  Kerhalvé.  Nantes,  imprimerie  PaulPlédran. 

3'  Le  saint  Evangile  de  Jésus-Christ,  t  selon  saint  Mathieu  (3  vol.), 
//•  selon  saint  Luc  (i  voL),  ///'  selon  saint  Jean  (i  vol.),  traduit  en 
français  avec  une  explication  tirée  des  saints  Pères  et  des  Autheurs 
ecclésiastiques,  A  Paris,  chez  Guillaume  Desprez,  imprimeur  lib. 
ord.  du  Roy,  rue  Saint-Jacques,  à  Saint-Prosper  et  aux  Trois- Vertus, 
'vis-à-vis  la  porte  du  cloître  des  Maturins,  MDCCXGVII,  avec 
approbation  et  privilège  de  Sa  Majesté. 

Par  le  Ministre  de  lInstruction  publique  et  des  Beaux-Arts  : 

Congrès  des  Sociétés  savantes.  Discours  prononcés  à  la  séance 
générale  du  Congrès,  le  samedi  11  juin  1892,  par  M.  Jaussen, 
membre  de  Tlnstitut^  et  Léon  Bourgeois,  ministre  de  l'Instruction 
publique  et  des  Beaux- Ar(s .  Paris ,  imprimerie  nationale  ^ 
MDCCGXCII. 

Bibliographie  des  travaux  historiques  et  archéologiques  publiés 
par  les  sociétés  savantes  de  la  France,  dressée  sous  les  auspices 
du  ministère  de  Tlnstruction  publique  par  Robert  de  Lasleyrie  et 
Eugène  Lefèvre-Pontalis.  Tome  II,  3*  livraison.  Paris,  imprimerie 
nationale,  MDCCGXCII. 

Par  M.  E.  Emerique  : 

The  vîeu)  of  France  —  Un  Aperçu  de  la  France  telle  qu'elle  était 
vers  Fan  1598,  par  Robert  Dalling ton,  secrétaire  de  l'Ambassadeur 


158  SOGIÉTIr;  DES  BIBLIOPHILES  BRETONS 

d'Angleterre  auprès  de  la  Cour  de  France.  Traduit  de  l'anglais  par 
E.  Emeriquey  d*après  un  exemplaire  de  leditîon  imprimée  à 
Londres,  par  Symon  Siaffbrd,  i6o4.  Versailles  de  l'imprimerie  Cerf 
et  C**,  59,  rue  Duplessîs^  1893. 

Livre  curieux  sur  papier  de  luxe^  tiré  à  i5o  exemplaires  numé- 
rotés. 

Par  M"'  RiOM  : 

Manuscrit  du  livre  des  Femmes  poètes  bretonnes,  publié  récem- 
ment par  la  Société  des  Bibliophiles  Bretons. 

Par  M.  DoMWiQUE  Caillé  ; 

i"  Poésies,  par  Dominique  Caillé,  troisième  édition  (1881-1891). 
Vannes,  imprimerie  Lafolye,  1892.  Ouvrage  tiré  à  aSo  exemplaires, 
hors  du  commerce. 

'  2*  Fouché,  duc  dOtrante,  d'après  une  correspondance  privée 
inédite ,  publiée  par  Dominique  Caillé.  Vannes ,  imprimerie 
Lafolye,  1898. 

Tirage  à  part  d'un  article  paru  dans  la  Revue  de  Bretagne,  de 
Vendée  et  d'Anjou. 

Par  M.  le  marquis  A.  de  Bkémond  d'Ars  : 

1'  Le  capitaine  Satre,  ancien  maire  de  Pont-Aven,  ancien  sup- 
pléant du  juge  de  paix.  Quimperlé,  imprimerie  de  l'Union  agricole 
et  maritime,  189a. 

2*  Cantic  Spirituel  en  henor  da  Sant  Leyer.  Quimperlé,  impri- 
merie L.  Th.  Clairet,  Grand'Rue^  1889. 

3®  Compte-rendu  du  Concours  et  Fête  agricole  donnés  à  Pont- 
Aven  le  38  septembre  1871,  parla  Société  d'agriculture  deQuimperlé 
et  les  comices  de  l'arrondissement,  sous  la  présidence  de  M.  A. 
de  Bremond-el-d'Ars,  conseiller  général,  président  du  Comice  agri- 
cole de  Pont-Aven.  Quimperlé,  imprimerie  de  l'Union  agricole  et 
maritime  1891. 

4*  L  Ancienne  église  de  Ricc  et  le  château  de  la  Porte-Neuve. 
Documents  inédits.  Quimper,  imprimerie  Ch.  Cotonnec,  place 
Saint-Corentin,  54,  1888. 


\ 


SOCIÉTÉ  DES  BIBLIOPHILES  BRETONS  159 

5®  Bibliographie  saintongeoise ^  catalogue  des  diverses  publica- 
tions de  MM.  Anatole  Théophile  et  Guy  de  Bremond  d'Ars  avec 
indication  de  leurs  travaux  manuscrits.  Quimper,  imprimerie  Gh. 
Colonnec,  place  Saint-Corentîn,  54,  1890. 

M.  de  Bremond  d'Ars  agrémente  Toffre  de  ses  brochures  de 
renseignements  d'un  vif  intérêt,  et  M.  le  président  le  remercie  au 
nom  de  notre  Société  et  de  son  (}on  et  de  ses  communications 

Par  M.  Reî«é  Blanciiahd  : 

Un  Cimetière  de  V époque  mérovingienne  à  Machecovl  (Loire- 
Intérieure),  par  René  Blanchard,  lauréat  de  l'Institut.  Vannes,  im- 
primerie Lafolye,  î893. 

Par  la  Société  académique  de  Nantes  et  du   Département 
DE  LA  Loire-Inférielre  : 

Volume  3*  de  la  7*  série  1892.  —  Premier  semestre.  Nantes, 
!iteUinet,  imprimeur  de  la  Société  académique. 

Par  M.  Alexandre  Perthuis  : 

!•  Las  Primeras  Tierras  descurbiertas  par  Colon.  Ensayo  critico 
por  D.  Patricio  Montojo,  capitan  de  Navio.  de  i*  classe  Con  la  Tra- 
duccîon  al  idioma  francès  y  très  laminas  para  illustrar  al  texto. 

Afac/rid  Establecimentio  tipografico  «  succesores  de  Rîvadeneyra  » 
impresores  de  la  Real  Casa  paseo  de  San  Vicente,  ao,  189a. 

a**  Peregrinacion  de  los  Aztecas  y  nombres  geographicos  indi- 
gènes de  Sinaloo  obra  compuesta  por  cl  lie  Eustaquio  Buelna,  etc. 
Secunda  edicion.  Mexico,  189a  ; 

3*  Quatrième  centenaire  de  la  découverte  de  l'Amérique,  Société 
historique  de  Compiègne,  MDCCCLXXXXIL 

Par  Excmo.  s'  José  M.  de  Berenges,   ministre  de  Marina  en 
Agoslode  189a. 

La  Nao  Santa  Maria  capitana  de  cristobal  Colon  en  el  descubri- 
miento  de  las  ludias  occidentales  reconstituîda  por  incîativa  del 
ministerio  de  Marina  y  ley  votada  en  Cortes  en  el  Arsenal  de  la 
Carraca  para  Solemuidad  del  centenario  cuarto  del  suc^so. 


/ 


COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE' 


•!»♦• 


LE  REGNE  DE  JEAN  IV 

•    DUC    DE    BRETAGNE 

(1364-1399) 


Deuxième  Partie 

Exil  et  Restauration  de  Jean  IV 

(i373-i38i) 

Jean  IV  resta  six  ans  en  exil,  privé  du  trône,  rejeté,  comme  avant 
i364,  dans  la  triste  et  subalterne  situation  d'un  prince  à  la  solde 
de  l'Angleterre.  Pendant  cet  espace  de  temps,  il  ne  tenta  qu'une 
seule  fois  (en  i375)  de  reconquérir  son  duché  par  les  armes  ;  mais, 
par  divers  autres  moyens^  personnellement,  ou  par  ses  amis  anglais, 
il  s'efforça  de  protester  contre  sa  dépossession.  Nous  allons 
esquisser  son  histoire  et  celle  de  la  Bretagne  pendant  ces  six  ai^s. 


L'EXIL  DE  JEAN  IV 
1373 

Pendant  que  le  duc  Jean  IV,  chassé  par  ses  sujets,  partait  de 
Brest  (a8  avril  1873)  et  cinglait  vers  l'Angleterre,  du  Guesclin, 
connétable  de  France,  réunissait  à  Angers  une  armée  française 
pour  enlever  la  Bretagne  à  ce  prince  perfide  et  la  mettre  en  la 

*  Cours  d'histoire  de  Bretagne  professé  à  la  Faculté  des  lettres  de  Rennes, 
3*  anmée,  leçon  11  (8  décembre  1893). 

Tome  ix.  —  Mars  1898.  11 


i^^  COURS  D'MISTOIEUe  DE  BHETAGNE 

main  du  roi.  Dans  le  commandement  de  celte  armée,  forte  (selon 
Foiesart)de  4ooo  lances  et  de  toooo  hommes  de  pied,  le  conné- 
table était  assisté  de  Louis,  duc  de  Bourbon  ;  pour  principaux  chefs 
ou  capitaines,  on  y  voyait,  avec  les  comtes  d'Alençon,  du  Perche, 
de  Boulogne,  etc.,  la  fleur  de  l'aristocratie  bretonne,  entre  autres 
le  vicomte  de  Rohan,  Olivier  de  CUbsod,  les  sires  de  'Beaumanoir, 
de  Rocbefort,  etc.  Cette  armée  marcha  droit  à  Rennes  qui  ouvrit 
ses  portes  immédiatement',  puis  delà  &  Fougères,  «  Fougiere  la 
Rons  (la  Ronde)  où  l'en  fait  les  draps  ",  dit  la  Chronique  du  duc 
Loys  de  Bourbon.  Il  y  eut  là  quelque  résistance,  la  garnison  (an- 
glaise évidemment)  fit  une  sortie  où  elle  perdit  plus  de  cent 
hommes,  et  les  Français,  en  la  poursuivant,  entrèrent  dans  la  ville. 
De  là,  ils  allèrent  à  Tiuténiac*  ou  plutôt  &  Montmurao,  car  il  n'y 
eul  jamais  de  forlifications  à  Tinténiac,  mais  le  château  de  Mont- 
muran.  chef-lieu  de  ta  seigneurie  de  Tinténiac,  se  trouve  souvent 
désigné  sous  ce  dernier  nom'.  Cette  place  se  rendit  sans  résistance, 
ainsi  que  la  plupart  des  suivantes,  meulionnées  par  Froissart 
et  par  Cabaret  d'Orville  comme  les  principales  étapes  de  cette 
expédition*,  savoir  : 

Dinan,  qui  avait  pour  capitaine  Maurice  de  TréziguidJ,  «  le  plus 
vaillaut  homme  de  Bretagne  (dit  Cabaret),  car  il  fut  l'un  des  chefs 
de  la  bataille  des  Trente.   » 

Jugoo,  dont  te  capitaine  Robert  de  Guitté  «  avoit  ungflls,  le  plus 
«  bel  luicteur  qu'on  peust  trouver  »,  —  place  qui  donna  lieu  à 
du  Guesclin  de  citer  le  célèbre  dicton  : 

Qui  a  Bretaigne  sans  Jugon, 
Il  a  chape  uns  chaperon. 

'  Proiutrt,  édition  Lues,  viii,  p.  ii4,  iiS. 

*  Cabsret  d'Orville,  Chronique  du  bon  duc  Loyt  de  Bourbon,  jdilion  d* 
la  Sociét6  de  l'biituire  de  France,  p.  I,i. 

■  Cdbaiet  d'Urviite  dit  i  Tlnléniac  >.  Mais,  dans  ion  Livre  dt*  bon  Jehan, 
due  de  lireiaigne,  Guillaume  de  Saint  Andié,  plus  «ucl  en  «a  qualiLA  de 
Breton,  remplace  ce  nom  par  celui  de  Monlmuran  (voir  Chronique  ritni»  de 
du  Quetetin,  édition  Charrière.  t.  Il,  p.  &3&). 

*  Les  noms  ds  cw  places  sont  placés,  ou  plutôt  Jelés,  dans  Froissart  et 
Caluret,  hds  aucun  ordre  ;  mais  il  n'est  pas  dilBcile,  avec  ces  noms,  de 
rétablir  (comme  nous  le  faisons)  l'itinériiro  rationnel,  oa  psut  dire   l'iliniraire 

<    obligi  de  l'armie  rrançalie. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  16) 

Et»  auprès  de  Jugon,  le  château  patrimonial  du  connétable,  la 
Hotte-Broon  (Cabaret,  p.  43). 

De  \k,  continuant  sa  route  vers  TOuest^  du  Guesclin  fit  recon* 
naître  l'autorité  du  roi  dans  les  deux  plus  fortes  places  de  l'évéché 
de  Tréguer  :  Guingamp  et  la  Roche- Derrien  ;  puis  dans  Févéché  de 
Léon,  notamment  à  Saint-Mahé  de  Fineterre,  considérable  alors 
par  son  abbaye,  son  port,  son  commerce  et  ses  fortifications  ;  et 
au  château  de  Goëlet-Forest,  dont  il  importait  de  s'assurer  à  cause 
du  voisinage  de  Brest  (Cabaret,  p.  44  ;  Froissart,  édition  Luce 
YIII  p.  127);  mais  on  n'attaqua  pas  Brest  à  ce  moment. 

Jusque-là  pas  de  résistance.  En  Cornouaille  on  en  trouva  un  peu 
plus  :  Quimper  et  Concarneau,  défendues  par  leurs  garnisons  an- 
glaises, furent  prises  d'assaut'.  Quimperlé  et  le  Faouet  ouvrirent 
leurs  portes  de  grand  cœur  (Froissart,  et  Cabaret,  ibid.). 

A  Hennebont.  la  garnison  anglaise  voulut  d'abord  résister  ;  lès 
habitants  de  la  ville  refusant  de  lui  prêter  main-forte,  elle  se  rendit 
(Froissart,  ibid.,  p.  129).  Ainsi  fit  Vannes  à  première  réquisition, 
mais  les  Anglais  qui  gardaient  le  château  de  Sucinio  se  défendirent 
intrépidement  pendant  quatre  jours,  furent  pris  d'assaut  et  tous 
tués  (Froissart,  ibid.,  127). 

Pendant  que  du  Guesclin  exécutait  autour  de  la  Bretagne  cette 
promenade  niilitaire  —  et  triomphale  —  le  comte  de  Salisburi  dé- 
barquait à  Saint-Malo  une  forte  armée  anglaise.  Le  connétable,  qui 
venait  d'occuper  sans  coup  férir  Ploërmel  et  Josselin^  remonte  de  là 
à  marches  forcées  vers  Saint  Malo  pour  avoir  le  plaisir  d  adminis- 
trer à  ces  bons  Anglais  une  volée  de  bois  vert.  Mais  quand  il  arrive, 
ils  sont  partis  :  Salisburi,  très  prudent,  s'était  i^mbarqué  et  cinglait 
vers  Brest  pour  renfermer  là  son  corps  d'armée  (Froissart,  ibid., 
p.  ia7,  ia8). 

Alors  du  Guesclin  et  le  duc  de  Bourbon,  chargeant  une  partie 
de  leurs  troupes  sur  des  navires  malouins,  s'en  vont  attaquer 
Jersei  et  Guernesei,  prennent  les  châteaux  de  ces  deux  îles  et 
y  laissent  bonnes  garnisons  (Cabaret,  p.  45-47). 

*  Concameau,  qui  est  oertainement  le  Konke  de  Froissart  et  le  Conk  de 
Cabaret,  ftit  pris  vers  la  fin  de  mai  (voir  Froissart,  édition  Luce,  VIII,  Som- 
maire, p.  Lxxix,  note  i). 


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U4 


COURS  DW8T0IRE  DE  BRETAGNE 


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Sitôt  revenu  sur  le  continent,  du  Guesclin  descend  de  nouveau 
avec  son  armée  dans  le  Sud  de  la  Bretagne  :  Redon  et  Guérande  le 
reçoivent  avec  acclamation  ;  il  va  assiéger  Derval,  place  qui  appar- 
tient à  Robert  Knolles,  très  bien  fortifiée  par  lui,  munie  d'une 
excellente  garnison  et  de  grands  approvisionnements.  Le  siège  traî- 
nant en  longueur,  et  du  Guesclin,  n'ayant  pas  besoin  de  toute  son 
armée,  envoie  un  fort  détachement,  commandé  par  Olivier  de 
Clisson,  assaillir  Brest. 

Cette  place  est  pressée  d*un  dur  blocus,  si'  bien,  dit  Froissart, 
«  que  un  oiselet  par  terre  n'en  fût  point  issu  qu'il  ne  fût  vu.  »  La 
garnison  afiamée  en  est  réduite  à  manger  ses  chevaux.  Mais  six 
navires  anglais  viennent  ravitailler  la  place,  et  les  Bretons  lèvent  le 
siège.  Celui  de  Derval  n'aboutit  guère  mieux  :  du  Guesclin,  ayant 
fait  une  convention  avec  la  garnison  en  vue  d'une  reddition  éven- 
tuelle, va  se  présenter  devant  Nantes  avec  son  armée  (Cabaret, 
p.  &7-A8;  Froissart,  ibid.,  p.  i33-i34). 

Les  bourgeois,  qui  gardaient  fort  bien  leur  ville,  viennent  parle- 
menter avec  lui  entre  les  portes  et  les  barrières.  Ils  se  déclarent 
bons  Français,  décidés  à  repousser  les  Anglais  et  même  le  duc  de 
Bretagne  s'il  voulait  les  introduire  dans  leur  ville  ;  mais  ils  ne 
veulent  pas  le  renier  pour  leur  seigneur,  ils  le  reconnaîtront  pour 
tel  quand  il  se  sera  accordé  avec  la  France.  Du  Guesclin  leur  dit 
que  le  roi  est  prêt  à  le  recevoir  dans  sa  grâce  «  dès  qu'il  voudra  se 
reconnaître  »  et  se  détacher  des  Anglais.  Sur  quoi  les  Nantais  re- 
çoivent le  connétable  dans  leur  ville  et  acceptent  son  autorité 
comme  commissaire  du  roi  de  France.  Il  passe  huit  jours  dans  les 
murs  de  cette  cité,  puis  s'établit  aux  portes  de  Nantes  «  en  un  moult 
«  biau  manoir,  qui  est  au  duc,  séant  sur  la  rivière  de  Loire  »  (le 
manoir  de  la  Touche),  et  y  réside  quelque  temps  pour  mettre  ordre 
aux  affaires  du  duché  (Froissart,  ibid.,  p.  i34'  à  i36). 

Après  cette  expédition,  il  ne  restait  plus  en  Bretagne  que  quatre 
places  au  duc  Jean  lY,  ou  plutôt  aux  Anglais  :  Brest,  Derval,  Aurai, 
Bécherel  ;  encore  cette  dernière  était-elle  fortement  assiégée  par  un 
gros  corps  d'armée  formé  de  Normands  et  de  Bretons  (Froissart, 
ibid.^  p.  117-118). 

Le  roi  nomma  pour  lieutenant-général  en  Bretagne  son  frère 


Ék. 


RËGNE  DE  JEAN  IV  165 

le  duc  d'Anjou  ;  mais  le  duché  fut  en  réalité  gouverné  par  du 
Guesclin. 

Le  duc  Jean  lY  ne  fit  aucun  effort,  en  1873,  pour  rétablir  son  au- 
torité  dans  son  duché  ni  pour  reprendre  aucune  de  ses  villes  où  du 
Guesclin  avait  implanté  celle  du  roi  de  France.  Pourtant  contre 
celui-ci  il  voulut,  dès  13781  se  donner  le  plaisir  de  la  vengeance,  et 
il  y  réussit  ;  mais  cela  ne  toucha  nullement  la  Bretagne. 

Quand  Jean  IV  passa  en  Angleterre,  le  duc  de  Lancastre  préparait 
une  grande  expédition  contre  la  France  avec  une  armée  d'environ 
16000  hommes  qui  débarqua  à  Calais  à  la  fin  de  juillet.  Jean  IV 
se  mit,  avec  Lancastre,  à  la  tète  de  cette  armée.  La  France  n'a- 
vait point  de  forces  suffisantes  pour  leur  livrer  bataille  ;  mais  du 
Guesclin,  Clisson  et  plusieurs  autres  chefs  français  formèrent  de 
petits  corps  de  troupes,  légers  et  solides,  avec  lesquels  ils  ne 
cessaient  de  harceler  cette  grosse  colonne,  lui  causant  beaucoup 
de  pertes,  faisant  autant  que  possible  le  désert  autour  d'elle. 

L'armée  anglaise  traversa  ainsi  le  royaume  par  TArtois^  la  I^car- 
die,  rile-de-France^  la  Champagne,  la  Bourgogne,  l'Auvergne,  le 
Limousin,  le  Périgord,  pour  aboutir  à  Bordeaux,  où  elle  arriva 
seulement  le  a5  décembre.  L'hiver  surtout  fut  très  dur  pour  elle; 
outre  les  escarmouches  qui  lui  furent  en  général  très  funes^s,  le 
froid,  la  pluie,  la  disette,  et,  par  suite,  toutes  sortes  de  maladies,  la 
maltraitèrent  tellement  qu'en  arrivant  à  Bordeaux  elle  était  réduite 
à  cinq  mille  hommes. 

Qu'avait  fait  notre  duc  dans  cette  galère  ?  Il  était  parti  fièrement 
en  lançant  au  roi  de  France  un  défif  ou,  si  l'on  veut,  une  déclaration 
de  guerre,  où  il  l'accusait  de  Favoir  traîtreusement  chassé  de  son 
duché,  d'avoir  manqué  envers  lui  à  tous  les  devoirs  auxquels  un 
suzerain  est  tenu  envers  son  vassal  (c'était  justement  le  con- 
traire), déclarant  qu^il  le  renie  pour  son  seigneur,  et  c'est  pour- 
quoi (ajoule-t-il)  le  roi  ne  se  pourra  «  merveUler  »  si  je  lui  fais 
autant  de  dommage  que  je  pourrai  pour  a  moi  revenchier  des 
a  très  grans  outrages,  torts  et  villenies  qu'il  m'a  faits  »  (Dom  Mo- 
rice.  Preuves,  II,  67).  C'était  là  le  langage  officiel  du  duc,  hautain 
et  arrogant.  Mais  de  plus  on  fit  circuler,  à  Tusage  du  public, 
une   autre  version  ou  paraphrase  de  cette  pièce  beaucoup  plus 


\ 

IA6  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

insolente,  où  le  roi  était  traité  de  ton,  de  scéliêrat,  d'usurpateur,  où 
le  duc  le  défiait  en  bataille  rangée,  et  lui  déclarait  qu'en  attendant 
«  il  allait  détruire  tout  son  royaume  par  le  fer  et  par  le  feu  » 
Chronicon  Briocense,  ms.  Biblioth.  Nat.,  ms.  lat.  6oo3,  f.  io5  v»). 
Cette  expédition  ne  fut  pas  d'ailleurs,  pour  Jean  IV,  remplie 
d'agrément  :  à  moitié  route  environ,  Lancastre  se  brouilla  avec 
lui  et  lui  signifia  d'avoir  à  quitter  l'armée  et  de  marcher  à  part 
avec  les  troupes  qu*il  payait  sur  ses  deniers,  ce  qui  se  bornait  à 
une  soixantaine  d*hommes  d'armes.  Séparée  du  gros  de  l'armée, 
cette  petite  escouade  courut  plus  d'une  fois  de  très  grands  périls, 
desquels  Jean  IV  sut  se  tirer  très  vaillamment  (il  n'était  pas  pour 
rien  le  fils  de  sa  mère).  11  arriva  à  Bordeaux  sans  le  sou,  mais  il  y 
trouva  des  barques  de  Guérande  chargées,  de  sel  et  d'autres  mar- 
chandises provenant  de  son  propre  domaine,  dont  la  vente  le  remit 
à  flot. 


l374 


Cette  année-là  le  duc  de  Bretagne  vint  de  Bordeaux  voir  la  du- 
chesse qui  était  restée  à  Aurai,  mais  il  n'y  fut  pas  longtemps,  ne  fit 
aucun  exploit  de  guerre  et  retourna  bientôt  en  Angleterre.  Il  n'avait 
plus,  on  l'a  dit,  que  quatre  places  en  Bretagne  :  Aurai,  Derval, 
Bécherel  et  Brest.  Bécherel  fut  pris,  au  cours  de  Tannée  1874,  par 
les  Franco-Bretons'. 

Depuis  la  bataille  d'Aurai  et  même  depuis  i35o,  cette  place  était 
toujours  restée  aux  mains  des  Anglais  ;  dès  1871,  elle  avait  été 
assiégée  par  du  Guesclin  avec  des  troupes  françaises.  A  ce  siège  et 
à  cette  année  1871  se  rapporte  le  plus  ancien  usage  de  l'artillerie 
en  Bretagne,  authentiquement  venu  à  notre  connaissance  par  suite 
d'une  circonstance  assez  singulière.  Dans  l'enquête  de  canonisa- 
tion de  Charles  de  Blois  (qui  se  faisait  cette  année  même  à  Angers), 
un  bourgeois  de  Saint-Malo,  appelé  Guillaume  Juste,  dépose  avoir 
ouï  dire  à  plusieurs  personnes  venant  du  siège  de  Bécherel  «  qu'un 

1  DomMorice,  Histoire  de  Bretagne,  I,  p.  35o;  (Froiisart,  édition  Luce,  VIII, 
p.  193^ 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  117 

c  écuyer  prenant  part  à  ce  siège  et  appelé  Bertrand  de  Beaumont^ 
«  ayant  dit  qu'il  ne  croyait  point  à  la  sainteté  de  Charles  de  Blois, 
«  et  que  même,  s*il  l'avait  pu,  il  aurait  tiré  le  canon  sur  lui,  cet 
a  écuyer  [peu  de  temps  après]  fut  tué  d'un  coup  de  canon  envoyé 
fl  par  renoemi  »,  c'est-à-dire  par  la  place  de  Bécherel  (D.  Mo- 
rice,  Preuves,  II,  3o).  Voilà  le  premier  coup  de  canon  tiré  —  au- 
Ihentiquement  -  en  Bretagne.  Mais  le  propos  même  de  Bertrand 
de  Beaumont  semble  prouver  qu  on  s  était  servi  de  l'artillerie  en 
ce  pays  avant  la  mort  de  Charles  de  Blois. 

Quoi  qu'a  en  soit,  la  prise  de  Bécherel  par  les  Franco-Bretons 
en  1874  réduisit  les  possessions  de  Jean  IV  en  Bretagne  à  trois 
places  :  Brest^  Aurai,  Derval. 

1875 

Cette  année-là,  pendant  le  carême,  un  peu  avant  Pâques',  c'est- 
à-dire  en  avril,  le  duc  Jean  IV  et  le  comte  de  Cambridge  débarquent 
à  Brest  avec  une  armée  anglaise  d'environ  6,000  hommes.  Us 
prennent  et  brûlent  les  places  et  villes  de  Saint -Mahé  (Saint  Ma- 
thieu) et  de  Saint-Pol-de  Léon  (celle-ci  le  3  mai^  fête  de  l'Invention 
de  la  sainte  Croix),  —  puis  assiègent  longuement  Saint-Brieuc, 
c'estrà-dire  la  cathédrale  fortifiée  de  celte  ville  et  peut-être  aussi 
la  tour  de  Cesson,  sans  pouvoir  prendre  cette  place.  Jean  IV  alors, 
apprenant  que  cinq  des  principaux  seigneurs  bretons,  savoir  Clis- 
son,  les  sires  dé  Rohan,  de  Laval,  de  Beaumanoir  (le  fils  de  celui 
du  combat  des  Trente)  et  de  Rochefort,  sont  à  Quimperlé  avec  peu 
de  monde,  s*enva  assiéger  cette  placé,  la  serre  de  très  près,  et  refuse 
toute  capitulation  aux  assiégés  qu'il  veut  avoir  à  sa  discrétion  sans 
condition,  ne  dissimulant  pas  ses  projets  de  vengeance,  très  mena- 
çants surtout  contre  Clisson.  Mais  avant  la  reddition  de  la  place, 
arrive  la  nouvelle  de  la  trêve  conclue  à  Bruges  (le  27  juin 
1875,  pour  un  an)  entre  l'Angleterre  et  la  France  et  comprenant 
aussi  la  Bretagne,  ce  qui  délivre  les  cinq  seigneurs  bretons  et 

'  Pâques  était  le  a  a  avril  en  i375,  et  les  Cendres  le  7  mars. 


1 G8  COURS  D*H1ST01RE  DE  BRETAGNE 

oblige  le  duc  Jean  IV  à  lever  le  siège.  Il  va  retrouver  sa  femme 
à  Aurai,  où  il  passe  tout  l'ère;  et  d'où,  en  septembre,  il  regagne 
TAngleterre  avec  la  duchesse. 

En  1376,  la  trêve  de  Bruges  ;  en  1877,  la  mort  du  roi  d'Angle- 
terre Edouard  III,  réduisirent  Jean  IV  à  l'inaction. 


1378 

En  1378,  au  mois  de  juillet,  le  duc  de  Lancastre  et  le  comte  de 
Cambridge  débarquèrent  à  la  côte  de  Saint-Malo  une  armée  qui, 
selon  Froissart,  ne  comptait  par  moins  de  ia,ooo  hommes,  avec 
une  artillerie  très  nombreuse,  4oo canons,  assure-t-il  ;  mais  ce  ne  pou- 
vait être  des  canons  de  siège,  des  bombardes  comme  on  disait  alors, 
ou  du  moins  sur  ce  grand  nombre  il  y  en  avait  bien  peu.  La  plu- 
part de  ces  pièces  étaient  sans  doute  de  petites  coulevrines  que 
deux  hommes  pouvaient  porter,  manœuvrer,  et  qui,  en  s'aliégeant 
et  se  transformant  peu  à  peu,  finirent  par  devenir  des  arquebuses. 
Les  bombardes  elles-mêmes,  malgré  leur  gros  calibre,  étaient  moins 
terribles  que  bruyantes  ;  formées  de  bandes  de  fer  soudées  entre 
elles,  réduites  encore  à  lancer  des  boulets  de  pierre,  elles  étaient 
d'un  maniement  difficile,  d'un  service  très  lent,  et  si  l'on  essayait 
de  presser  le  tir,  presque  toujours  elles  crevaient. 

Néanmoins  ce  genre  d'engins  encore  peu  connu  ne  manquait 
jamais  d'effrayer  ceux  qui  y  étaient  en  butte.  Les  Malouins  inti- 
midés songèrent  à  capituler  ;  mais  Lancastre,  se  croyant  sur  de  les 
avoir  bientôt  à  discrétion,  refusa  les  conditions  demandées.  Les 
Malouins  se  défendirent  bravement,  et  bientôt  le  roi  envoya  à  leur 
secours  une  petite  armée,moins  nombreuse  que  celle  des  Anglais  mais 
aux  ordres  de  du  Guesclin,  qui  se  porta  à  Saint-Servan  et  de  là 
surveilla,  harcela  sans  cesse  l'armée  anglaise.  Dès  que  les  Anglais 
tentaient  une  opération  contre  la  place  —  escalade  ou  sape  —  qui 
occupait  une  grande  partie  de  leurs  forces,  —  du  Guesclin  pous- 
sait contre  leur  camp  une  attaque  qui  forçait  les  assiégeants  d'a- 
bandonner les  murailles  pour  venir  défendre  leurs  tentes.  D'autre 
part,  la  mer  empêchait  de  bloquer  sérieusement  la  ville.  Lancastre 


RÉGNE  DE  JEAN  IV  161 

essaya  d'y  pénétrer  par  un  boyau  de  mine  ;  mais  cette  mine  fut 
découverte,  et  même,  une  nuit,  un  quartier  de  son  camp  surpris  par 
les  assiégés  qui  y  firent  un  boau  massacre.  Ayant  perdu  beaucoup 
de  monde,  voyant  qu'après  plusieurs  mois  il  n'aVançait  à  rien, 
Lancastre  prit  le' parti  de  rembarquer  ses  troupes  et  de  regagner 
l'Angleterre. 

Dans  le  même  temps,  Glisson  prenait  Aurai.  Derval  avait  aussi 
succombé.  Il  ne  restait  plus  à  Jean  lY  dans  -toute  la  Bretagne, 
d'autre  place  que  Brest,  ou  plutôt  elle  n  était  même  plus  à  lui,  car 
par  un  traité  du  5  avril  1878  il  en  avait  formellement  confié  la 
garde  au  roi  d'Angleterre,  ce  qui  était  la  donner  aux  Anglais. 

Le  roi  de  France  jugea  qu'il  était  temps  d'en  finir,  —  et  il 
avait  raison. 

Jean  IV ,  par  ses  trahisons  répétées  envers  son  suzerain^  par  son 
cartel  de  défi,  par  sa  campagne  à  travers  la  France,  s'était  absolu- 
ment mis  dans  le  cas  félonie  et,  en  droit  féodal,  rien  n'était  plus 
juste  que  de  le  priver  de  son  fief,  de  le  déclarer  déchu  du  duché  de 
Bretagne. 

Mais  à  côté  de  ce  vassal  félon  il  y  avait  des  héritiers^  il  y  avait 
toute  une  autre  branche  de  la  maison  ducale  de  Bretagne  qui  n'était 
nullement  complice  —  au  contraire  —  des  félonies  de  Jean  IV,  qui 
n'y  avait  pris  aucune  part  et  ne  devait  pas  en  souffrir,  —  d'autant 
plus  que  cette  branche  représentait  en  Bretagne  l'influence  fran- 
çaise, la  sympathie  pour  la  France. 

L'opinion  unanime  en  Bi^tagne  s'attendait  à  l'intronisation  de 
la  branche  de  Penthièvre  et  l'eût  accueillie  comme  parfaitement  juste. 

Si  l'on  se  plaçait  au  point  de  vue  du  fait  accompli,  c'est-à-dire 
du  traité  de  Guérande,  ce  traité  —  dans  le  cas  d'extinction  ou  de 
défaut  d'héritier  mâle  de  la  branche  de  Montfort  —  appelait  au 
trône  la  branche  de  Penthièvre.  Jean  IV  déchu,  au  point  de  vue 
féodal  c'était  Jean  IV  mort,  et  il  n'avait  point  d'enfant.  Donc 
Penthièvre  devait  succéder,      f 

Si  on  laissait  le  fait  de  côté  pour  s'en  tenir  au  pur  droit  féodal, 
l'arrêt  de  Conflans,  l'arrêt  de  la  cour  suzeraine  qui  avait  investi 
Penthièvre  du  duché  de  Bretagne,  et  dont  l'exécution  ne  s'était  vue 
empêchée  que  par  la  force,  c'est-à-dire  par  le  traité  de  Guérande, 


170  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

— ^  du  moihent  où  ce  traité  deveaait  caduc  en  raison  de  la  félonie  de 
Jean  IV,  l*arrét  de  Gonflans  devait  être  exécuté. 

Enfin,  dans  Tétat  où  se  trouvait  la  Bretagne,  tous  les  Bretons,  qui 
tenaient  à  la  fois  au  maintien  de  leur  indépendance  nationale  et  des 
bons  rapports  avec  la  France,  se  seraient  ralliés  unanimement 
autour  de  la  dynastie  représentée  par  cette  femme  généreuse  qui 
avait  donné  tant  de  preuves  d'énergie  et  de  courage,  Jeanne  de 
Penthièvre. 

Cependant  le  conseil  du  roi  Charles  V  avait  une  tout  autre  idée 
il  voulait  la  confiscation  pure  et  simple  du  duché  de  Bretagne  et  sa 
réunion,  son  incorporation  absolue  au  domaine  royal. 

Contre  cette  opinion  il  y  avait  une  objection  de  droit  et  une  raison 
politique. 

En  droit  —  en  droit  féodal  —  la  Bretagne  ne  pouvait,  ne  devait 
point  être  réuqie  au  domaine  royal,  parce  qu'elle  n'en  avait  point 
été  distraite,  parce  qu'elle  était  un  état  particulier,  dont  les  souve- 
rains reconnaissaient  par  un  hommage  simple  la  suprématie  de  la 
France,  mais  ce  n'était  point  leroi  de  France  qui  avait  constitué  leur 
fief  en  leur  donnant  une  partie  de  son  domaine,  et  au  contraire  — 
dans  l'opinion  du  XIV*  siècle  qui  admettait  complètement  la  fable 
de  Conan  Mériadec,  premier  roi  de  Bretagne,  — la  principauté  bre- 
tonne était  antérieure  de  plus  d'un  siècle  à  la  hionarchie  de  Clovis. 

La  raison  politique  opposée  à  la  confiscation,  à  l'annexion  de  la 
Bretagne  au  domaine  royal,  c'est  qu'une  telle  mesure  ne  pouvait 
manquer  de  susciter  en  Bretagne,  chez  tous  les  Bretons,  un  profond 
mécontentement  et  une  opposition  formidable. 

Près  d'un  politique  habile,  d'un  esprit  sage  et  prudent  comme 
le  roi  Charles  V,  cette  raison  seule  aurait  dû  suffire  à  écarter  cette 
mesure  violenté,  extrême  de  la  confiscation. 

11  n'en  fut  rien. 

Les  débats  de  cette  grande  cause  commencèrent  au  Parlement 
royal,  en  présence  des  pairs  de  France,  le  9  décembre  1378*.  Ils 
n'occupèrent  pas  moins  de  huit  séances.  Dans  celles  des  10^  11, 

*  Jean  IV  avait  été  cité  dès  le  aojuin  à  comparaître  le  k  septembre;  d'autres 
disent  (avec  plus  de  vraisemblance)  le  30  juillet  pour  le  A  décembre  1379  (Voir 
Preuves  de  Vhistoire  de  Bretagne,  II,  301). 


I 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  171 

i3, 16 et  17  décembre,  les  députés  delà  comtesse  de  Penthièvre 
exposèrent  (sauf  la  raison  politique)  jpus  les  arguments  ci-dessus 
indiqués  et  beaucoup  d'autres  encore,  pour  faire  repousser  la  con- 
fiscation et  attribuer  le  duché  de  Bretagne  aux  Penthièvre. 

Vains  efforts.  Le  18  décembre,  la  sentence  du  Parlement,  ex- 
pression d*une  Yolonlé  inflexible  —  celle  du  roi  —  prononça  la 
réunion  du  duché  de  Bretagne  à  la  couronne,  c'est-à-dire  la  sup- 
pression de  1  indépendance  et  de  la  nation  bretonnes. 

Quel  put  être  en  cette  occasion  le  mobile  de  Charles  V  ? 

Avec  un  esprit  et  une  âme  de  cette  trempe,  on  ne  peut  chercher 
qu'un  mobile  élevé. 

L'idée  constante,  incessante,  de  Charles  Y  dans  tout  son  règne, 
c'a  été  de  rétablir  l'intégrité  de  la  France,  de  chasser  de  son  sol 
l'étranger,  l'Anglais.  Dans  la  réunion  de  la  Bretagne  à  la  couronne, 
il  vit  sans  douté  un  moyen  plus  efficace,  plus  définitif,  d'assurer 
la  clôture  de  cette  porte  qui  depuis  un  demi-siècle  avait  livré  trop 
souvent,  trop  facilement,  aux  armées  anglaises  l'entrée  de  la  France. 
C'est  sans  doute  cette  préoccupation  exclusive  qui  guida  Charles 
V.  —  Elle  fut  cruellement  trompée  ;  mais  elle  provoqua  une  mani- 
festation si  énergique,  si  grandiose  de  la  nationalité  bretonne  que, 
pour  nous  Bretons,  il  n'y  a  guère  lieu  de  regretter  cette  faute  royale. 

LA  RESTAURATION  DE  JEAN  IV 

1379 

Les  premiers  mois  de  l'année  suivante  (1379)  coulèrent  tranquil- 
lement :  on  n'entendait  nul  bruit  en  Bretagne. 

Pourtant  Charles  Y  avait  quelques  inquiétudes.  A  Pâques  (10 
avril)  il  manda  près  de  lui  plusieurs  des  principaux  barons  de 
Bretagne  les  plus  influents,  les  plus  dévoués  à  la  France,  entre 
autres  le  vicomte  de  Rohan,  le  comte  de  Laval  baron  de  Vitré, 
etc  ,  et  il  les  pria  d  agir,  d'user  de  toute  leur  influence  sur  leurs 
compatriotes  pour  leur  faire  comprendre,  accepter,  chérir  la 
sentence  du  Parlement  qui  supprimait  l'indépendance  bretonne, 
le  duché  de  Bretagne  et  le  réunissait  è  la  couronne.  Ainsi  inter- 


172  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

pelles,  les  barons,  n'osant  contredire  le  roi  en  face,  firent  des 
réponses  évasives  ou  gardèrent  un  silence  attristé,  et  rentrèrent 
chez  eux  le  plus  tôt  possible. 

A  ce  moment  même,  et  depuis  le  commencement  de  l'année,  il 
se  faisait  en  Bretagne  un  travail  souterrain,  mais  incessant,  dont 
on  allait  bientôt  voir  le  résultat. 

La  sentence  du  Parlement  fut  peu  à  peu  connue  de  tous  les  Bretons 
dans  le  courant  du  mois  de  janvier  1379;  le  mois  suivant,  toutes 
les  classes  de  la  nation,  les  unes  après  les  autres,  en  sentirent  toute 
la  portée  :  on  vit  que  c'était  la  ruine  de  l'indépendance  et  de  la 
nation  bretonnes.  Quand  on  eut  compris  cela,  l'indignation,  comme 
une  marée  irrésistible,  monta  dans  toutes  les  poitrines.  Sans  par- 
ler on  se  prépara  à  agir,  on  agit  même  tout  de  suite,  car  en  mars 
et  en  avril  il  se  forma  dans  toute  la  Bretagne  une  vaste  associa- 
tion, où  entrèrent  fraternellement  toutes  les  classes,  pour  le 
maintien  ou  plutôt  le  recouvrement  de  l'indépendance  nationale,  ou, 
comme  on  disait  alors,  du  droit  ducal  de  Bretagne^  —  la  dignité  et  le 
droit  du  duc  étant  le  symbole  de  l'indépendance  de  la  nation. 

Nous  avons  encore  le  texte  de  l'acte  d'association  qui  servit  de 
base  à  cette  ligue  patriotique',  rien  n'est  plus  intéressant.  En  voici 
quelques  extraits  : 

((  Nous  et  chacun,  pour  nous  et  nos  alliés,  nous  avons  promis,  gréé 
et  conjuré  les  uns  aux  autres  nous  entr'aider  à  la  garde  et  la  défense 
du  droit  ducal  de  Bretagne,  contre  tous  ceux  qui  voudraient  s'en 
eÉlparer  sans  y  avoir  droit  >  (Article  a). 

«  Quiconque  voudra  aller  contre  ou  s'accorder  [séparément]  avec 
les  ennemis  du  droit  ducal,  nous  leur  courrons  sus  comme  à 
faux  et  à  parjures  »  (Art.  4,  5). 

On  nomme  ensuite  des  chefs  civils  et  militaires,  pour  former  le 
gouvernement  de  cette  ligue  bretonne  et  de  la  Bretagne  elle-même. 

Quatre  maréchaux  d'abord,  c'est-à-dire  quatre  chefs  militaires  : 
messires  Amauri  de  Fontenai,  GeofTroi  de  Kerimel,  Etienne  Goyon, 
Eustache  de  la  Houssaie  (Art.  3). 

Puis  quatre  gouverneurs,  quatre  chefs  civils,  tous  quatre  des 

•  Dom  Morice,  Preuves  11,  ai4-2i6. 


RËGNE  DE  JEAN  IV  \73 

premières  maisons  de  Bretagne  :  les  sires  de  Montfort,  de  Monta- 
filant,  de  Beaumanoir  et  de  la  Hunaudaie  (Art.  lo). 

Tous  les  membres  de  la  ligue  devront  obéir  à  ces  chefs,  notam- 
ment aux  maréchaux  qui  seront  dépositaires  des  engagements  et 
serments  de  tous  les  associés  pour  la  défense  du  droit  ducal  de 
Bretagne  (Art.  6,  7). 

Les  «  retenues  »  (ou  nominations)  aux  emplois  civils  et  militaires 
seront  faites  par  les  quatre  gouverneurs,  qui  auront  aussi  Tadmi- 
nistration  des  revenus  publics  du  duché,  tant  ordinaires  qu'extraor- 
dinaires, lesquels  seront  tous  employés  d'abord  au  paiement  des 
gens  d'armes.  Et  s'il  reste  ensuite  quelques  fonds  libres,  les  quatre 
gouverneurs  décideront  du  meilleur  usage  qu'on  en  pourra  faire 
pour  la  défense  du  pays  (Art\  10,  11,  i3). 

Amauri  de  Fontenai,  le  premier  des  quatre  maréchaux,  qui  était 
aussi  capitaine  de  Rennes,  avait  le  droit  de  faire,  pour  les  besoins 
militaires,  des  ordonnances  de  paiement  qui  étaient  acquittées  par 
le  trésorier  de  la  ligue  bretonne,  Jamet  de  Très-la  Cohue,  receveur 
ordinaire  de  la  vUle  de  Rennes  (Art.  la). 

Outre  les  statuts  généraux  de  l'Association,  les  conjurés  ou  li- 
gués de  chaque  diocèse  formaient  une  section  particulière  ayant 
des  statuts  et  des  règlements  spéciaux  pour  assurer,  selon  les  lieux, 
la  meilleure  défense  possible  du  pays. 

Les  statuts  de  la  section  du  diocèse  de  Rennes  nous  sont  restés, 
ils  sont  aussi  fort  curieux  :  ils  soïàt  signés,  acceptés  par  plus  de 
deux  cents  Bretons,  tous  personnages  importants,  nobles  ou 
bourgeois'. 

La  ligue  constituée,  ayant  son  gouvernement,  ses  chefs  et  ses 
soldats,  son  trésor  et  son  armée,  voulut  agir  sans  retard  pour  ar- 
river à  son  but,  le  rétablissement  du  droit  ducal,  c'est-à-dire  de 
l'indépendance  bretonne.  Pour  cela,  il  fallait  nécessairement  faire 
revenir  le  duc.  Le  gouverneur  et  le  conseil  de  la  ligue  bretonne 
écrivirent  donc  à  Jean  IV  la  lettre  suivante  : 

a  Au  très  doublé  seigneur  monseigneur  de  Bretaigne, 
«  Très  doubté  seigneur,  plaise  vous  savoir  que  nous  çnvoions 

*  Dom  Morice»  Preuves  lU  ai6-ai8. 


IT4  CODRS  D'HISTOlEtE  DB  BRETAONe 

par  devers  vous  monsieur  Estienue  Gouyon,  monsieur  RollaDd  de 
Kersallio,  Berthelol  d'Engolleveul  et  Jehau  deQuélen,  pour  vous  dire 
et  exposer  de  par  nous  plusieurs  choses  et  paroles  qui  longues  se- 
roieot  à  vous  escrire,  lesquelles  touchent  lebonour  et  proulît  de  vous 
et  de  nous  et  de  tout  vostre  duchié.  Si  vous  supplions,  si  cher  corne 
vous  aimez  le  recouvrementde  vostre  duchié  de  Bretaigne,  qu'il  vous 
plaise  les  croire  en  ce  qu'ils  vous  diront  de  par  nous  et  de  par 
les  chevaliers,  escuiers,  bourgeois,  bonnes  villes,  et  dou  commun 
estât  de  tout  vostre  duchié,  et  que  sur  ces  choses  il  vous  plaise 
mettre  bonne  etbrieve  diligence,  et  de  ce  ne  nous  vueiUez  faillir. 
Escript  en  Bretaigne  le  IV»  jour  de  may,  {Signé)  Raoul,  sire  de 
Montfort  ;  Charles,  sire  de  Montafllant  ;  Jehan,  sire  de  Beaumanoir  ; 
Pierre,  sire  de  la  Hunaudaie;  Olivier,  sire  de  Hontauban;  Roland, 
de  vicomte  Quoitmen  ;  Raoul  de  Monlfort,  sire  de  Kaergorlé  ;  Robin 
deGuité.EustaicedelaHoussaie  et  GeofTroi  de  Kaerimel.  *  {Seetlé 
de  leurs  sceaux.  Château  de  Nantet,  Q.  F.  la;  dans  D.  Horice, 
Preuves,  II.  aiS). 

Débarquement  de  Jeati  IV  a  Dinard 

(3  août  1379) 

Celtelettrefutécritele  4  mai  137g;  elle  parvint  au  duc  en  An- 
gleterre dans  le  courant  de  ce  mois.  Jean  IV,  on  le  pense,  y  St  bon 
accueil,  mais  il  y  avait  quelques  préparatifs,  quelques  précauUons  & 
prendre  avant  de  passer  en  Bretagne. 

Enfin  le  prince  s'embarqua  &  Norihamptoa  le  aa  Juillet  1379, 
suivi  de  quelques  petits  bâtiments  portant  une  escorte  de  deux 
cents  hommes  commandés  par  Robert  KnoUes  ;  on  voit  que  I& 
du  moins,  à  cette  nouvelle  rencontre  du  duc  avec  son  peuple  —  et 
c'était  de  la  part  du  prince  une  grande  pteuve  de  tact  —  il  n'y  eut 
que  très  peu  d'Anglais. 

La  flotille  arriva  h.  l'entrée  de  la  Raace  le  3  août  par  an  beau 
soleil. 

Le  débarquement  se  St  sur  le  rivage  de  Dinard  —  car  la  ville 
de  Saint-Malo  était  occupée  par  les  Français.  Ce  débarquement 
fut  une  scène  épique. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  175 

Tous  les  coteaux  qui  couronnent  le  gracieux  hémicycle  de  la  rade 
de  IMnard  étaient  couverts  d'une  foule  compacte,  en  habits  de  fête» 
et  qui  descendait  jusqu'à  la  grève.  Eu  avant,  sur  la  plage,  des  flots 
de  riches  bourgeois  et  de  belle  noblesse,  ayant  en  tète  tous  les 
grands  seigneurs  de  Bretagne,  Laval,  Roban,  Beaumanoir,  Montfort^ 
Malestroit,  Goëtmen,  etc.,  tous  en  riches  costui^es,  étofTes  de  soie 
de  vives. couleurs^  colliers  et  bijoux  d*or  et  d  argent.  Dès  qu'on  put 
distinguer  le  vaisseau  qui  portait  le  prince,  un  inmiense  cri  de 
bienvenue  ébranla  le  fleuve  et  le  rivage.  Quand  la  barque  ducale 
s'approcha  de  la  côte,  les  barons  se  jetèrent  à  Teau,  se  précipitant 
au  devant  de  Jean  IV,  pendant  que  la  foule  entassée  sur  la  plage 
s'agenouillait  et  que  les  cris,  les  vivat  recommençaient.  Il  y  eut  là, 
dans  cette  explosion  solennelle  du  sentiment  national,  une 
réconciliation  spontanée  ou  plutôt  une  expansion  de  joie  et  d'émotion 
universelle  qui  unit,  qui  fondit  ensemble  tous  les  cœurs^  depuis  le 
plus  humble  des  assistants  jusqu'à  celui  du  prince.  Des  larmes 
d'allégresse  coulaient  de  tous  les  yeux,  c  est  un  témoin  oculaire  qui 
le  dit  :  Fauteur  de  la  Chronique  rimée  de  Jean  IV ^  Guillaume  de 
Saint-André,  dans  ses  rimes  naïves  s'exprime  ainsi  : 

II*  s*en  vint  en  belle  ordonnance' 
Jusqu'en  Bretaigne,  qu'il  doit  amer, 
-     Très  noblement  par  sur  la  mer, 
et  trouva  belle  compagnie. 
Droite  flour  de  chevalerie. 
De  ses  Bretons  qui  Tattendoient.         "^ 
Grand  désir  de  le  voir  avoint  ; 
Si  se  vont  tous  agenouiller 
Par  devant  lui  sur  le  gravier 
Et  disoient  :  c  Notre  droit  seignour. 
Aujourd'hui  Dieu  vous  dôînt  bonjour 
Et  vous  gard  de  vilain  reprouche  !  >* 
A  donc  envers  eux  il  s'aprouche 
Et  les  va  lever  doucement. 
Et  les  baisa  en  soupirant 

*  Jean  iV. 

t  Dom  Morice,  Preuves  II,  34^. 


176  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

fEt  les  salua  tous  ensemble. 
Et  si  ploura,  comme  il  me  semble^ 
\  De  grand  esmoi  qu'au  cuer  avoit 

Quand  devant  lui  là  les  voioit. 


Si  le  prince  était  ému,  la  foule  ne  l'était  pas  moins. 

«  Une  vibration  électrique  parcourut  tout  ce  peuple  k  la  vue -de 
l'homme  en  qui  s'incarnait  en  ce  jour  Tidéë  de  la  liberté  et  de  la 
nationalité  bretonnes.  On  voulut  Tétreindre,  l'enlever  en  triomphe, 
et  le  vieux  cri  national  :  Malo!  Malo  au  riche  duc  !  éclata  en  salves 
joyeuses,  de  Saint-Servan  à  Saint-Enogat^  sur  les  deux  rives  de  la 
Rancè. 

((  Ce  fut  là  l'un  des  plus  beaux,  peut-être  même  le  plus  beau 
Jour  de  notre  histoire  ;  depuis  les  temps  de  Nominoë  on  ne  lui 
trouve  pas  de  pendant  pour  la  majesté  et  la  grandeur  du  spectacle. 
Plus  de  partisans  de  Blois  ou  de  Montfort,  plus  de  seigneurs  et 
de  bourgeois,  plus  d'amis  de  l'Angleterre  ou  de  la  France  sur  cette 
plage  historique  de  Dinard,  mais  une  nation,  un  peuple,  une  race, 
une  Bretagne*  !  » 

M.  de  la  Yillemarqué  a  publié  dans  le  Barzaz-Breiz  un  chan 
intitulé  Le  Cygne,  qui  célèbre  ce  retour  triomphant  de  Jean  lY.  On 
a,  je  le  sais,  élevé  des  critiques,  des  doutes  sur  l'authenticité  litté- 
rale de  plusieurs  pièces  de  ce  recueil  ;  quand  il  serait  vrai  que  Té- 
minent  éditeur  les  eût  retouchées,  elles  n'en  restent  pas  moins 
d'admirables  poésies,  où  vibre  énergiquement  la  fibre  bretonne,  où 
s'exprime  avec  éclat  le  sentiment  breton  tel  qu'il  se  manifesta  dans 
les  divers  événements  célébrés  par  ces  chants.  Qu'on  ^en  juge 
sur  les  strophes  suivantes  du  Cygne  : 

Un  cygne,  un  cygne  d'outre-mer,  au  sommet  de  la  vieille  tour  du 
château  d'Armor  ! 

Dinn,  dinn,  daon  !  au  combat  !  au  combat  I  Oh  I  dinn  !  dinn  !  daon  1 
je  vais  au  combat. 

Heureuse  nouvelle  aux  Bretons  I  et  malédiction .  rouge  aux  Français  ! 

Dinn,  dinn  !  daon  !  au  combat  !  au  combat  I  etc. 

Un  navire  est  entré  dans  le  golfe,  ses  blanches  voiles  déployées  ; 

'  Biogrtphie  bretonne  I,  p.  64 1. 


RËGNE  D£  JEAN  IV  177 

Le  seigneur  Jean  est  de  retour,  il  vient  détendre  son  pays  ; 

Nous  défendre  contre  les  Français  qui  empiètent  sur  les  Bretons. 

Un  cri  de  joie  part,  qui  fait  trembler  le  rivage. 

Les  montagnes  du  Laz  résonnent,  la  cavale  blanche  hennit  et  bondit 
d'allégresse.  » 

Les  cloches  chantent  joyeusement  dans  toutes  les  villes,  à  cent  lieues  à 
la  ronde. 

L'été  revient,  le  soleil  brille^  le  seigneur  Jean  est  de  retour. 

Le  seigneur  Jean  est  un  bon  compagnon,  il  a  le  pied  vif  comme  Toeil. 

Frappe  toujours  I  tiens  bon,  seigneur  duc  !  frappe  dessus  !  courage 
lave-les  (dans  leur  sang),  lave-les  ! 

Quand  on  hache  comme  tu  haches,  on  n*a  de  suzerain  que  Dieu. 

Tenons  bon,  Bretons,  tenons  bon  !  ni  merci  ni  trêve  !  sang  pour  sangl 

Le  foin  est  mûr,  qui  fauchera  ?  Le  blé  est  mûr,  qui  moissonnera  ? 

Le  foin,  le  blé,  qui  les  emportera  ?  Le  roi  prétend  que  ce  sera  lui. 

Il  va  venir  faucher  en  Bretagne  avec  une  faux  d'argent  ; 
•     Il  va  venir  foucher  nos  prairies  avec  une  faux  d'argent  et  moissonner 
nos  champs  avec  une  faucille  d'or. 

Voudraient-ils  savoir,  ces  Français,  si  les  Bretons  sont  manchots  ? 

Voudrait-il  apprendre,  le  seigneur  roi,  s*il  est  homme  ou  Dieu  ? 

Les  loups  de  la  Basse-Bretagne  grincent  des  dents  en  entendant  le 
ban  de  guerre  ; 

En  entendant  les  cris  joyeux,  ils  hurlent  :  à  Todeur  de  Tennemi  ils 
hurlent  de  joie...  > 

Là  où  les  Français  tomberont,  ils  resteront  couchés  jusqu*au  jour  du 
jugement 

L'égoùt  des  arbres  sera  Teau  bénite  qui  arrosera  leur  tombeau. 

Dinn  !  dinn  !  daon  I  au  combat  !  au  combat  t  Oh  !  dinn,  dinn,  daon  ! 
je  vais  au  combat. 

La    LUTTE    CONTRE    LA   FttANCE 

(i379-i38o) 

Ce  beau  jour  du  3  août  1879  eut  un  lendemain  digne  de  lui. 
Jean  IV,  s'étant  rendu  à  Dinan  pour  y  tenir  sa  cour  et  délibérer 
sur  la  marche  k  suivre  dans  ces  graves  circonstances,  vit  les  Bre- 
tons de  toute  classe  —  prêtres,  nobles,  bourgeois  —  affluer^ 
se  serrer  autour ""  de  lui  en  rangs  presses,  protester  de  leur  dé- 
ToBiE  IX.  —  Mars  i8g3.  ià 


17B  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

vouement  à  soa  service,  a  Le  peuple  de  toutes  parts  y  accoufoit 
«  et  s'assembloit  pour  le  voir  ea  processions  soleaneltes,  cfaaa- 
B  tant  hymnes  et  louanges  à  nostre  Seigneur  »  (Le  Baud,  p.  365J. 
Du  6  au  i5  août,  qu'il  demeura  h  Dinan,  ce  fut  un  concours 
perpétuel.  Le  lo,  il  y  eut  une  assemblée  et  une  détîbéradon  solen- 
nelles. Le  duc  y  exposa  ses  griefs  contre  le  roi  de  France  et 
contre  les  Français  en  général  : 

u  Leur  avidité,  s'écria-t-il,  est  prodigieuse  ;  Us  ne  peuvent  »e 
rassasier  d'or  et  d'argent  ;  ils  se  jettent  sur  notre  Bretagne  pour 
nous  voter  nos  biens  et  nos  rentes,  dont  nous  avons  toujours,  grâce 
ù  Dieu,  joui  paisiblement  !  Et  encore  cela  ne  les  satisfait  pas,  ils 
veulent  maintenant  nous  mettre  en  perpétuel  esclavage.  Ils  veulent 
notre  honte  ! . .  Mais  nous  avons  toujours  été  libres,  et  quand  le 
monde  entier  se  coaliserait  pour  opprimer  notre  liberté,  nous  sau- 
rions la  défendre  énergiquement  et.  Dieu  mdant,  la  garder",  » 
Sa  conclusion,  c'était  de  répondre  immédiatement  h  ces  préten- 
lione  en  lançant  l'armée  bretonne  sur  la  France'. 

Autour  du  duc  se  pressaient  tous  les  principaux  barons  et 
seigneurs  de  Bretagne-,  entre  autres,  les  sires  de  Montfort,  de  Mon- 
tauban,  de Malestroit,  de  la  Hunaudaie,  deCo€tmen,  du  Chaste,  de 
Rostrcnen,  de  Pont-l'Abbé,  de  Rochefort,  de  Chàteaugîron,  de 
Beaumanoir,  le  vicomte  de  Rohan,  et  en  têlela  vénérable  duchesse 
Jeanne  de  Penlhièvre.  11  y  eut  dans  toute  l'assemblée  une  émotion 
profonde  quand  cette  lemme  si  énergique,  qui  avait  si  longtemps 
combattu  Montfort,  vint  s'incliner  devant  lui,  l'encourager  à 
défendre  son  droit  et  celui  de  la  Bretagne,  lui  promettre  pour  cela 
tout  son  concours  : 

<  Si  vous  lancez  votre  armée  en  France,  dit-elle,  la  victoire  est 
certaine.  Cette  lutte,  tous  les  Bretons  la  désirent.  Hâtez-vous  donc, 
messire,  d'aller  reprendre  Ce  que  le  ciel  ne  peut  vous  refuser.  Hâtez- 
vous  de  relever  noire  cause,  à  nous  tous  Bretons.  Pour  vous  y  aider, 


'  a  Quam  enim  libcrlalem  nostram  ai  omnes  cbrlstiant  conarcntur  nobit  eri- 
père,  laborareniHs  uliqiioomnl  niau  rMisturc,  ul  oam.  Deo  «uil liante,  retinere- 
9iu>  »  {Chronie.'  Brioc.  Bibl.  \at, ,  ma.  lalin  6oo3,  françaii  luB  v'). 

>  «    NoslruQ]    ciarcilum  in   regno    regia   Franck    in^arc    parmi lUmui 
{Chronie.  Brioc.  Vota  Morlce,  Prturet  I,  55). 


RËGNË  DE  J£AN  IV  179 

je  mets  à  votre  disposition  toutes  les  forces  militaires  de  mes  do- 
maines*. 

Autant  en  dirent  et  en  firent  tous  les  barons^  tous  les  seigneurs 
présents  :  cette  résolution  fut  acclamée  par  toute  l'assemblée,  on 
peut  dire  par  toute  la  population.  Elle  répondait  au  sentiment, 
au  désir  de  toute  la  Bretagne.  Un  contemporain  nous  a  laissé  des 
Bretons  et  de  leurs  dispositions  à  ce  moment  une  curieuse  peinture  : 

«  Se  croyant  déjà  maître  de  la  Bretagne,  le  roi 'avait  mis  sur 
pied  des  capitaines  et  des  compagnies  toutes  fraîches  de  «  gentilz 
François  bien  polis  »,  qui  se  réjouissaient  à  l'idée  de  voir  les 
Bretons  venir  d'eux-mêmes  se  ranger  sous  leurs  enseignes. . , 

«  Us  pensaient  avoir  sans  débat  la  Bretagne  et  ses  habitants^ 
pour  les  tondre  comme  des  moutons. 

«  Les  Bretons  avaient  souffert  tant  de  maux  en  défendant  la 
Frapce  contre  l-oppression  (étrangère)  !  Us  étaient  tout  défigurés, 
balafrés,  mutilés,  borgnes  ou  estropiés,  la  peau  du  visage  ridée 
comme  une  écorce,  leurs  chevaux  morts,  leurs  habits  en  lam« 
beaux  ou  montrant  la  corde,  leurs  bourses  &  sec,  presque  tous 
blessés  —  mais  par  devant  ! 

c  Les  Français,  au  contraire,  étaient  bien  peignés,  la  peau 
douce  et  fine,  la  barbe  taillée  en  fourche,  —  Bien  dansoienl  en 
salles  jonchées,  Et  si  chanioient  comme  sirènes.  ^  Us  étaient  couverts 
de  perles  et  de  broderies...  tout  frisques  et  tout  mignons;  les 
Bretons,  à  leur  avis,  lourds  et  sots,  et  ilsn*en  faisaient  nul  cas. 

tt  Mais  quand  vint  le  moment  décisif,  les  Bretons  tiennent  con- 
seil^ ils  aiguisent  leurs  épées^  et  pour  se  défendre  corne  que  fast, 
chacun  cherche  fer 'et  bois,  plaques  d'acier,  cuirasses,  bassinets, 
tiarnais  de  jambes,  gantelets,  cottes  (de  mailles),  haches,  massues, 
frondes,  dagues  tranchantes;  chacun  vend  son  bœuf,  sa  vache 
pour  acheter  cheval  ou  coursier,  tant  ils  craignent  d'avoir  de  nou- 


'  «  Si  partes  Gallicanas  adiré  volueriiis  vel  vestrum  excrcitum  mittere,  non 
dubito  qain  (riampho  potiamur...  En  congressus  omnibus  Britonibus  deside* 
randus.  Fesllna  erigo  rccipere  et  recuperare  quod  Deus  non  dififerfc  largiri. 
FesUna nos  omnes  Britones  exalta re...  Ut  aulem  hoc  proficlatis,  omnem  vim 
armaftaJD  lerritorU  mei  vobis  presentabo  »  [Chron,  Brioe»,  mi.  latin  6o83,  fol. 
100,  et  dom  Morice,  Preuves  l,  55). 


\ 


**lf 


180  COURS.  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

veaux  maîtres  !  tant  ils  sont  résolus  à  défendre  leur  liberté  jusqu'à 
la  mort  : 

Car  la  liberté  est  délectable, 
Et  belle  et  bonne  et  profitable  ; 
Pour  ce  chacun  la  desiioit 
Garder  très  bien  :  c'étoit  leur  droit  ! 
De  servitude  avoient  horreur 
Quand  ils  véoient  tretout  entour 
Gomment  en  France  elle  régnoit, 
Foui  estoit  qui  paoar  n*en  avoit  ! 

«  Aussi  aimaienl-ils  mieux  mourir  en  guerre  que  de  se  mettre 
en  servitude,  eux,  leur  pays  et  leur  race*,  n 

Etant  donné  cet  état  d'esprit,  on  ne  s'étonnera  point  de  voir, 
dans  un  instant,  beaucoup  de  Bretons  partir  en  guerre  avant 
rheure  officiellement  marquée  par  le  duc,  qui  avait  indiqué  Vannes 
pour  point  de  concentration  de  l'armée  bretonne. 

La  Bretagne,  depuis  1373,  s'était  montrée  si  sympathique  à  la 
France  qu'il  e&t  semblé  superflu  d'y  entretenir  de  grosses  garnisons  ; 
à  peine  y  en  avait-il,  et  fort  peu  nombreuses^  dans  une  dizaine  de 
places',  dont  les  principales  étaient  Nantes,  Morlaix,  Saint-Malo. 
Dans  cette  dernière  se  trouvait  alors  du  Guesclin,  qui  ne  prit  point 
de  part  à  cette  guerre,  ne  pouvant,  lui  connétable,  combattre  le 
roi,  ni  lui  Breton,  la  Bretagne.  Mais  sur  la  frontière  normande, 
dans  l'Avranchin,  se  concentra  sous  les  ordres  du  duc  d'Anjou 
une  armée  française. 

En  même  temps,  pour  la  combattre,  se  rassemblait  à  Vannes 
l'armée  bretonne.  Mais  avant  qu'elle  fût  prôte^  plusieurs  bandes 
bretonnes,  impatientes  de  frapper  —  nous  dirions  aujourd'hui 
des  corps  francs  —  se  formèrent  sous  Beaumanoir,  La  Bellière  et 

*  Nous  avens  résumé  et  rapproché  ici  les  traits  les  plus  caractérisques  de 
Guillaume  de  Saint- André,  dans  dom   Morioe,  Preuves  II,   344,  345. 

*  Voici  les  places  où  on  peut  constater  la  présence  de  garnisons  françaises  : 
Nantes,  et  près  de  cette  ville  la  tour  de  Piremil  et  le  château  de  Toufou  ;  sur  la 
côte  sud  de  la  Bretagne,  Redon,  Aurai,  Goncameau  ;  sur  la  côte  nord,  Morlaix, 
6aint*Malo,  le  ch&teau  de  Léhon  ;  à  Test,  Saint-Aubin  du  Cormier  ;  dans  Tinté- 
Heur,  Ploërmel. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  t8l 

^vers  autres  chefs,  se  jetèrent,les  unes  sur  la  Normandie,  les  autres 
^^r  l'Anjou  vers  Pouancé,  la  Roche-d'Iré,  ravagèrent  largement 
ces  frontières  et  revinrent  avec  un  gros  butin.  D'autre  part,  une 
flotte  espagnole  au  service  du  roi  de  France,  ayant  mis  à  terre  des. 
^upes  qui  attaquèrent  le  Groisic,  Saint-Nazaire,  Guérande,  cette 
attaque  échoua  piteusement. 

Cette  fougue  des  Bretons,  ces  petits  succès,  enlevés  par  eux  au 
pas  de  course^donnèrent  à  réfléchir  au  duc  d'Anjou,  qui,  ne  voulant 
point  pousser  les  choses  à  Textréme,  conclut  avec  la  Bretagne  une 
*i^ve  d'un  mois,  puis,  sur  la  demande  de  Jean  IV  (formulée  le  4  oe- 
stre 1879),  accepta  (le  26  octobre)  d'être  médiateur  entre  lui  et  le 
roi  de  France  pour  régler  leurs  dififrends. 

L  ARMÉE    DE    BuCKINGHAM    EN    BrETAGNE 

(i38o-i38i) 

I 

^Uc  de  Bretagne,  doutant  du  bon  résultat  de  cette  médiation» 
CiuvSt^iVx^  contre  la  colère  du  roi  Charles  V  un  point  d'appui  dans 
^Wtefuge ordinaire, l'Angleterre:  le  i"  mars  i38o,  il  conclut  avec 
\e  roi  anglais  Richard  II  un  traité  d'alliance  offensive  et  défensive 
(ratifié  le  17),  par  lequel  Richard  II  s'engageait  à  fournir  au  duc 
les  forces  qui  lui  seraient  nécessaires  contre  ses  ennemis,  notam- 
ment contre  le  roi  de  France  (Dom  Morice,  Preuves,  II,  287). 

Les  Etats  de  Bretagne,  rassemblés  à  Rennes  le  mois  suivant, 
n'auraient  sans  doute  pas  confirmé  ce  traité,  car,  le  18  avril  i38o, 
ils  envoyèrent  à  Charles  V  une  adresse  officielle  protestant  de  leur 
fidéUté  envers  la  couronne  de  France  et  du  désir  qu'ils  avaient  de 
rentrer  dans  les  bonnes  grâces  du  roi.  Sur  quoi  celui-ci  répondit 
(le  aa  mai)  qu'il  les  y  recevrait  très  volontiers,  s'ils  voulaient,  ainsi 
que  leur  duc,  accepter  pour  médiateur  le  comte  de  Flandre  et  se 
soumettre  à  sa  décision  {Ibid,,  285-286). 

T^éanmoins,  l'armée  anglaise  promise  à  Jean  IV  par  Richard  II, 
forte  de  6  000  hommes  aux  ordres  du  duc  de  Buckingham,  débarqua 
à  Calais  le  20  juillet  i38o,  et  peu  de  temps  après  se  mit  en  marche 
à  travers  la  France  pour  se  rendre  en  Bretagne,  sans  rencontrer 
nul  obstacle,  car  du  Guesclin  venait  de  mourir  (i 3  juillet  i38o)  et 


^. 


j-  i 


ial  COURS  D-HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

Charles  V,  1res  malade,  rejoi^it  son  connétable  (le  i6  septembre 
i38o)  avant  que  Buckiogham  eût  atteint  la  frontière  bretonne. 

Celle  mort  modifïabeaucoup  les  dispositions  de  Jean  IV.  Il  voyait 
en  Charles  V,  à  tort  ou  à  raison,  un  ennemi  personnel  ;  contre 
Charles  VI  il  n'avait  aucune  antipathie,  aucune  prévention  ;  selon 
Froissart,  il  dit  même  :  «  Cette  mort  diminue  bien  de  moitié  ma 
0  rancune  contre  la  France  :  tel  a  haï  le  père  qui  aimera  le  fils,  et 
•  tel  a  guerroyé  le  père  qui  aidera  au  Sis.  »  Jean  IV  désirait  donc, 
comme  les  Etats  de  son  duché,  une  pain  prochaine  et  solide  avec 
la  France. 

En  de  tels  sentiments,  l'armée  de  Buckingham,  qui  entra  en  Bre- 
tagne au  mois  d'octobre  i38o  par  Châteaubriant,  ne  lui  était  plus 
utile  et  ne  pouvait  que  le  compromettre  vis-à-^is  de  ses  sujets  et  du 
nouveau  roi  :  aussi  ne  songea-t-il  plus  qu'à  s'en  défaire  bonne* 
lement. 

Il  envoya  d'abord  à  Ghâleaubrianl,  en  ambassade,  l'évéque  de 
Léon,  les  seigneurs  de  Montboucher,  de  la  HouBsaie.  de  Kerimel, 
etc.,  pour  complimenter  de  sa  part  Buckingham  et  lui  exposer  sa 
situation  ;  que  la  plupart  des  Bretons,  gentilshommes  et  autres, 
voyaient  d'un  très  mauvais  œil  des  étrangers  dans  leur  pays  ;  que  les 
bourgeois  de  ville  n'étaient  pas  mieux  disposés  et  pourraient  bien 
leur  fermer  leurs  portes;  que  Nantes  s'était  déjà  formellement  dé- 
clarée pour  le  roi  de  France.  Le  duc  priait  donc  Buckingham  de  se 
diriger  sur  Rennes,  où  il  irait  bieolôt  le  rejoindre. 

En  conséquence,  l'armée  anglaise  va  à  Rennes,  dont  les  habitants 
lui  refusent  l'entrée,  mais  lui  permettent  de  se  loger  dans  les  fau- 
bourgs ',  on  n'admet  dans  la  ville  close  que  Buckingham  et  cinq  ou 
six  des  principaux  chefs.  Jean  IV  les  laisse  là  quinze  jours  sans  pa- 
raître, puis  vient  conférer  avec  Buckingham,  et  la  conclusion  de 
cette  conférence,  c'est  que  celui-ci  mènera  son  armée  faire  le  siège 
de  Nantes,  où,  quinze  jours  après  son  arrivée,  le  duc  le  rejoindra 
avec  des  troupes  pour  lui  prêter  main  forte.  Buckingham  met  son 
armée  en  marche  vers  Nantes. 

JeanlV,  malgré  tout,  restait  toujours  Anglais  de  cœur;  il  en  donna 
en  ce  terops>là  une  curieuse  preuve.  Prévoyant  que  l'antipathie  de 
ses  sujets  contre  l'Angleterre  le  forcerait  bientôt  d'un  traité,  peut- 


HÉGNE  DE  JEAN  IV  183 

être  à  une  alliance  avec  la  France,  il  voulut  constater  occultemcnt, 
mais  authentiquement,  ses  sentiments  personnels.  Le  a8  octobre 
i38o,  au  château  de  Rennes  et  devant  trois  témoins,  il  fit  ré- 
diger par  un  notaire  apostolique  un  acte  où,  après  avoir  rappelé 
tous  ses  griefs  contre  les  rois  de  France  Philippe  VI.  Jean  II, 
Charles  V,  et  aussi  tous  les  bienfaits  reçus  par  lui  des  rois 
d'Angleterre  Edouard  III  et  Richard  II  (alors  régnant),  il  déclara 
sa  volonté  de  rester  toujours  fidèle  à  l'alliance  anglaise  et  «  pro- 
a  testa  que  s'il  lui  arrivait  de  traiter  avec  le  roi  de  France,  il  ne  le 
«  feroit  que  par  crainte  de  la  mort  et  de  la  perte  de  ses  Etats,  et 
«  par  conséquent  il  vouloit  que  tout  ce  qu'il  signeroit  en  ce  cas  fût 
«  nul,  comme  extorqué  et  contraire  au  bien  de  son  duché  »  (Dom 
Morice,  HUt.  I,  p.  877  ;  Pr,  II,  agi). 

Curieuse  coïncidence  :  Olivier  de  Clisson,  l'adversaire  de  Jean  IV, 
le  principal  représentant  de  Tinfluence  française  en  Bretagne,  fut 
créé  le  même  jour,  aS  octobre  i38o,  connétable  de  France'. 

Le  siège  de  Nantes  par  l'armée  de  Buckingham  dura,  selon 
Froissart,  «  environ  deux  mois  et  quatre  jours,  d  Commencé  avant 
la  Saint  Martin  (i  I  novembre  i38o),  il  fut  levé  vers  le  10  janvier 
i38i'.  Les  principaux  chefs  de  l'armée  anglaise  étaient,  après  le 
duc  de  Buckingham,  KnoUes  et  Calverly,  bien  connus  en  Bre- 
tagne depuis  la  guerre  de  Blois-Montfort.  Les  Anglais,  selon  Frois- 
sart^ s'établirent  devant  les  trois  portes  de  Saint- Pierre,  à  l'ouest 
delà  ville,  —  de  Saint-Nicolas  et  de  Sauveteur,  à  Test.  Us  lais-r 
saient  ainsi  libre  le  côté  sud  de  la  place  et  la  ligne  des  nombreux 
ponts  passant  sur  les  divers  bras  de  la  Loire\  Cabaret  d'Orville, 
dans  sa  Chronique  de  Louis,  duc  de  Bourbon,  tout  en  constatant  que 
la  ligne  des  ponts  était  libre,  place  un  corps  anglais  à  la  Sauzaie^, 
ce  qui  est  contradictoire.  Froissart  doit  être  plus  exact. 

Avant  l'arrivée  des  Angj^ais,  un  corps  de  4oo  hommes  d'armes 
français,  venant  de  Pouancé,  s*était  enfermé  dans  la  place,  dont  la 

'  Ses  lettres  de  provision  sont  datées  du  28  novembre  seulement  ;  mais  le  4 
novembre,  il  assista  à  Reims  comme  connétable  au  sacre  du  roi  Charles  YI. 

'  Froissart,  Uvre  II,  chapitre  76,  édition  Buchon,  II,  p.  118. 

s  Id.  ibidU 

*  Edition  de  la  Société  de  l'histoire  de  France,  p.  131.  La  Sauzaie  est 
«ujourd*hu{  Tile  Feideau. 


114  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

garnison  fut  encore  grossie  par  d'autres  troupes  du  même  genre  qui 
entraient  sans  difficulté,  jusqu'à  atteindre  ou  à  peu  près  le  chiffre 
de  a,ooo  hommes,  non  comptés  les  habitants.  Les  chefs  de  ces 
gens  d'armes  français  étaient  Jean  de  Chftteaumorand,  Le  Barrais, 
Jean  de  Bueil,  tous  trois  d'une  brillante  valeur,  et  leurs  troupes 
excellentes.  Aussi  pendant  les  deux  mois  de  novembre  et  de  dé- 
cembre firent-ils  presque  incessamment  de  vigoureuses  sorties,  où 
les  Anglais  perdirent  beaucoup  de  monde. 

Buckingham  attendait  toujours  Jean  IV,  qui,  malgré  sa  pro- 
messe ne  vint  pas  et  ne  lui  envoya  nul  secours.  Les  Anglais  ne 
semblent  d'ailleurs  avoir  tenté  aucun  assaut,  ni  poussé  aucune 
attaque  sérieuse  contre  la  place.  Voyant  donc  qu'ils  n'avançaient  à 
rien,  qu'ils  passaient  leur  temps  à  grelotter  et  se  faire  tuer  devant  des 
murailles  inaccessibles^  ils  finirent  par  se  lasser  de  cette  position 
fatigante  et  ridicule  :  ils  détalèrent  piteusement  un  beau  matin 
(versée  lo  janvier  i38i)  et  tirèrent  vers  Vannes,  où  était  le 
duc,  qui  alla  au  devant  d'eux,  s'excusa  comme  il  put  de  son 
manque  de  parde,  et  fit  loger  dans  Vannes  une  partie  de  leurs 
troupes,  à  condition  qu'elles  en  sortiraient  à  la  première  requête 
des  habitants. 

Le  reste  de  l'armée  anglaise  fut  dirigé  sur  Hennebont  et  sur 
Quimper.  Mais  ces  deux  villes  ayant  refusé  de  leur  ouvrir  leurs 
portes,  les  Anglais  furent  contraints  de  se  loger  dans  les  faubourgs 
et  dans  la  campagne,  où  ils  souffrirent  beaucoup  tout  lliiver  du 
froid  et  de  la  disette,  ayant  été  réduits^  assure-t-on,  à  faire  du  pain 
de  chardon,  et  à  voir  crever  de  faim  presque  tous  leurs  chevaux. 

RÉCONCILIATrON    AVEC     LA     FrANCE 

(i38i) 

Pendant  ce  temps,  les  princes  français  (ducs  d'Anjou  et  de  Bour- 
gogne) et  les  principaux  seigneurs  bretons  travaillaient  à  faire  un 

'  Sur  ce  siège  de  Nantes,  curieux  à  étudier  en  détail,  il  faut  surtout  voir 
Froisiart,  livre  II,  chapitre  yS  ot  76,  édition  Buchon,  tome  II,  p.  118  à  taa,  et 
Cabaret  d'Orville,  édition  Ghazaud  pour  la  Société  de  l'histoire  de  Francie, 
p.  130  à  iig* 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  185 

bon  traité  entre  le  roi  de  France  et  le  duc  de  Bretagne.  Les  termes 
en  furent  arrêtés  le  i5  janvier  i38i  ;  il  fut  juré  et  ratifié  par  les 
négociateurs  français  et  bretons,  dans  la  chapelle  de  Notre-Dame 
la  Blanche  à  Guérande,  le  l\  avril  suivant.  En  voici  les  principales 

w 

clauses  r 

Le  duc,  avec  telle  suite  de  seigneurs  bretons  qui  lui  plaira,  ira 
trouver  le  roi,  s'agenouillera  devant  lui  avec  eux,  et  dira  : 

—  ((  Mon  très  redouté  seigneur,  je  vous  supplie  que  vous  me 
«  veuillez  pardonner  de  ce  que  je  vous  ai  courroucé,  dont  il  me 
«  deplaist  fort  et  de  tout  mon  cuer.  » 

Le  roi  répondra  qu'il  lui  pardonne  et  le  reçoit  en  sa  bonne  grâce  ; 
alors  le  duc  fera  au  nouveau  roi  Thommage  qu'il  lui  doit  pour  le 
duché  de  Bretagne. 

n  jurera  d'être  bon  et  loyal  sujet  (vassal)  au  roi  et  au  royaume, 
il  s'alliera  au  roi  et  au  royaume  contre  tous  autres  princes,  spé- 
cialement contre  les  rois  d'Angleterre  et  de  Navarre,  et  le  roi  s'alliera 
de  même  au  duc  et  à  son  duchés  s'engageant  spécialement  à  ne 
faire  aucun  traité  avec  l'Angleterre,  où  le  duc,  ses  terres  et  héri- 
tages ne  soient  compris. 

Le  duc  s'engagera  enfin  par  serment  à  maintenir  les  droits,  privi- 
lèges et  libertés  de  l'église,  de  la  noblesse  et  du  peuple  de  Bretagne, 
et  à  n'employer  aucun  Anglais  comme  capitaine  de  forteresse  ou 
membre  de  son  conseil^  quoiqu'il  lui  soit  loisible  d'en  conserver  en- 
core quelques-uns  pour  «  officiers  et  serviteurs  de  son  hostel,  et 
lelzqu'ilz  ne  puissent  porter  nuisance  au  roi  ni  au  royaume.  »  (Dom 
Morice,  Preuves  y  II,  298). 

Et  encore  :  le  duc  paiera  au  roi  aoo  000  livres  pour  indenmité 
de  guerre;  mais  le  roi  remettra  de  suite  le  duc  en  possession  de  ses 
terres  de  France,  savoir  le  comté  de  Montfort  TAmauri,  la  sei- 
gneurie de  Ghâteauceaux,  les  terres  de  Rethel  et  de  Nivernois. 

Enfin  anmistie  générale,  de  part  et  d'autre,  pour  tous  les  faits 
de  guerre,  et  restitution  des  biens  confisqués. 

Par  ordre  du  duc,  à  partir  du  10  avril,  le  traité  fut  solennellement 
approuvé  et  ratifié  par  les  évêques,  abbés,  chapitres,  par  les  prin- 
cipaux seigneurs  de  Bretagne  en  grand  nombre,  et  enfin  par  les 
bourgeois  des  villes,  entre  autres  par  ceux  de  Rennes,  de  Nantes, 


186  COURS  DHISTOIRE  DE    BRETAGNE 

de  Vannes,  de  SUBrieuc,  de  Guingamp,  de  Dinan^de  Guérande, 
de  Dol,  de  Lamballe,  etc.  / 

Qui  fut  stupéfait,  consterné  de  cette  paix  P  Ce  fut  Buckingham 
et  ses  Anglais,  surtout  de  l'article  du  traité  par  lequel  Jean  lY 
s'alliait  au  roi  de  France  tout  spécialement  contre  le  roi  d'Angle- 
terre.  Le  duc  eut  beau  expliquer  qu'il  s'était  réservé  le  droit,  malgré 
ce  traité,  de  ne  jamais  «  soy  armer  de  sa  personne  »  contre  les  An- 
glais' ;  Buckingham  indigné  ne  voulut  ni  le  voir  ni  l'entendre, 
s'embarqua  dès  qu'il  apprit  cette  nouvelle(ii  avril  i38i)  et  repassa 
en  Angleterre  avec  tout  ce  qui  restait  de  son  armée,  à  demi  détruite 
par  le  malfaisant  hiverqu'elle  avait  eu  à  subir  presque  sans  pain  et 
sans  toit. 

Le  duc  contracta  une  alliance  spéciale  avec  le  duc  d'Anjou  (g 
mai  1 38 1)  et,  ce  qui  est  plus  étonnant,  une  autre  du  même  genre 
avecClisson  le  So  mai,  confirmée  le  17  février  suivant.  Et  ce 
mêmejour  3omai^  leshuitou  dix  place  de  Bretagne  tenues  par 
les  Français  furent  rendues  au  duc. 

Enfin,  le  27  septembre  i38i,  ce  prince  alla  à  Compiègne  pré- 
senter au  roi  l'hommage  du  duché  de  Bretagne  et  lui  demander 
pardon  du  passé,  selon  les  termes  du  nouveau  traité  de  Guérande. 
Par  cette  démarche,  il  rentra  définitivement  en  possession  régulière 
de  la  couronne  ducale,  il  confirma,  affermit,  consolida  cette  bien- 
heureuse paix  donnée  par  lui  au  duché  et  qui  comblait  les  ardents 
désirs  du  peuple  breton. 

Arthur  de  la  Borderie, 

de  nnsiilat. 

{A  ,sulrrc). 


Uom  Morice,  Preuves,  U,  376. 


LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

DE  HAUTE-BRETAGNE 
Comprises  dans  le  territoire  actuel  du  département  dllle-et-Vilaine 

{Suitey 


LA   BELINAYE   (Vicomte) 

La  Belinaye^  est  un  des  rares  manoirs  de  Haute-Bretagne  pos- 
sédés depuis  cinq  cents  ans  par  une  noble  famille  qui  porte  tou- 
jours honorablement  son  nom. 

C'est  au  commencement  du  XV*  siècle  qu'Olivier  Fouque,  de- 
meurant à  Fougères  en  i4o8f  prit  le  nom  de  la  Belinaye,  que  con- 
servent ses  descendants'.  Son  fils  Etienne  de  la  Belinaye  fut  père 
de  Jean  P'  de  la  Belinaye,  Tun  des  trente  gentilshommes  désignés 
en  i483  par  le  duc  François  II  pour  la  garde  du  château  de  Fou- 
gères. De  son  union  avec  Jeanne  du  Matz,  ce  Jean  de  la  Belinaye 
laissa  un  fils  nommé  aussi  Jean,  qui  épousa  Alix  de  Montmoron, 
dame  de  Moreul.  Ce  dernier,  Jean  II  de  la  Belinaye,  figure  en  i5i3 
comme  possesseur  du  manoir  et  de  k  seigneurie  de  la  Belinaye,  que 
sa  iamiUe  tenait  en  main  depuis  un  siècle  déjà.  Il  dut  mourir  vers 

*  Voir  la  livraison  de  février  iSgZ. 

3  Commune  de  SainUChristophe-de-Valatns,  canton  de  Saint-Aubin-du-Cor- 
mi«r,  arrondissement  de  Fougères. 

•  De  Courcy  :  Nobiliaire  de  Bretagne, 


) 


'•^ 


1S8  LIS  GRANDES  SEIGNEURIES 

i5i8  et  sa  femme  vers  i53i,  car,  le  i6  février  iSSg,  Jean  III  de  la 
Belînaye,  leur  fils,  rendit  aveu  au  roi  pour  sa  seigneurie,  déclarant 
avoir  perdu  son  père  depuis  vingt  et  un  ans  et  sa  mère  depuis  huit 
ans.  Jean  III  était  alors  depuis  cinq  ans  veuf  de  Jeanne  du  Hallay, 
qui  lui  avait  laissé  une  fille  encore  mineure,  nommée  Jeanne.  En 
i54i,  Jean  de  la  Belinaye  se  présenta  aux  montres,  «  monté  et 
armé  en  état  d'archer,  et  déclara  ledit  seigneur  avoir  cent  vingt 
livres  de  revenu  noble^  » 

Jean  IV  de  la  Belinaye,  vivant  en  1574,  épousa  Madeleine  du 
Han.  Il  dut  mourir  vers  i58o,  car  Jacques  de  la  Belinaye,  son  hé^ 
ritîer  et  probablement  son  fils  aîné,  rendit  aveu  vingt-deux  ans 
après  sa  mort,  le  i  *'  juin  i6oa,  pour  ses  manoir  et  seigneurie  de  la 
Belinaye'.  Ce  dernier  chevalier  avait  épousé  Guillemette  de  Romilley, 
dont  il  ne  semble  pas  avoir  eu  d'enfants. 

César  de  la  Belinaye,  seigneur  dudit  lieu  en  i6i4,  fils  également 
de  Jean  IV,  était  uni  dès  1699  à  Catherine  Satin,  dame  de  la  Teil- 
laye,  laquelle,  étant  veuve,,  fit  en  1627  une  fondation  au  couvent  des 
Carmes  de  Rennes'. 

Charles  I*'  de  la  Belinaye,  leur  fils,  épousa  en  i638  Catherine.de 
Launay^  fut  maintenu  dans  la  noblesse  en'  1668^  et  fut  inhumé  aux 
Grands-Carmes  de  Rennes  le  a6  janvier  1669  :  il  laissait  la  seigneurie 
de  la  Belinaye  à  son  fils  aine  François  de  la  Belinaye.  Celui-ci 
épousa,  ie  27  décembre  167a,  Marie  du  Boislehou,  obtint  en  i68a 
rérection  en  vicomte  de  sa  terre  de  la  Belinaye,  et  décéda  le  20  jan- 
vier 1709. 

Charles  II  de  la  Belinaye,  fils  du  précédent,  rendit  aveu  au  roi 
pour  la  vicomte  de  la  Belinaye  le  i4  mai  171 2.  Il  eut  pour  suc- 
cesseur son  frère  Armand  de  la  Belinaye,  mari  de  Thérèse  Frain 
de  la  VlUegontier.  Ces  derniers  moururent  au  manoir  du  Boislehou 
en  Luitré,  Armand  le  10  février  1777,  et  sa  femme  dès  le  mois  d'oc- 
tobre 1766.  Leur  fils  aîné,  Charles-René  de  la  Belinaye,  vicomte 
dudit  lieu,  avait  épousé  en   1760  Anne-Jacquette  de  Miniac  de  la 

'  Bibliothèque  de  Rennes,  Mss.  de  Missirien. 

*  Archives  de  la  Loire-Inférieure. 

^  Archives  d'Ille-et'Vilaifie y  20,  H,  3. 

4  Réformation  de  la  noblesse  de  Bretagne  (Bibliothèque  de  Rennes). 


M* 


DE  HAUTE-BRETAGNE  189  \ 


Villèsnouveaux,  décédée  le  3  juin  1766  et  inhumée  à  Saint-Chris- 
tophe-de-Valains.  Il  jouissait  en  1786  d^une  belle  fortune  territoriale 
et  prenait  les  titres  de  seigneur  de  la  Belinaye,  Orange,  la  Dobiaye, 
la  Teillaye,  la  Bouëxière,  le  Bertry,  le  Moulin-Blot,  le  Boislehou,  etc. 
Chevalier  de  Saint-Louis  et  maréchal  des  camps  et  armées  du  roi, 
père  de  trois  garçons,  il  émigra  quand  vint  la  Révolution.  Son 
château  de  la  Belinaye  fut  vendu  par  la  nation  le  a8  messidor 
an  IV'  et  lui-même  mourut  à  Chantilly  le  i4  février  1S21. 

La  terre  seigneuriale  de  la  Belinaye,  relevant  à  l'origine  de  la 
baronnie  de  Fougères^  fut  érigée  en  vicomte  pour  François  de  la 
Belinaye  par  lettres  patentes  de  Louis  XIV  données  en  décembre 
1681  et  enregistrées  au  parlement  de  Bretagne  en  i684.  Dans  ces 
lettres  le  roi  fait  Téloge  de  la  famille  de  la  BeUnaye^  disant  vouloir 
récompenser  les  services  que  lui  ont  rendus  le  père  de  François  de 
la  Belinaye  «,  commandant  cent  hommes  d'armes  du  régiment  de 
la  Trémouille»,  son  bisaïeul  Jean  de  la  Belinaye,  '<  gouverneur 
de  Fougères,  »  son  oncle  Jacques  de  la  Belinaye,  «  chevalier  de 
Malte,  tué  au  service  du  roi,  »  et  son  propre  frère  Paul  de  la  Beli- 
naye, <i  aussi  chevalier  de  Malte,  décédé  sur  mer'  ». 

Pour  former  la  vicomte  de  la  Belinaye,  le  roi  unit  d'abord  onze 
petites  seigneuries  appartenant  à  François  de  la  Belinaye,  savoir  : 
la  Belinaye  en  Saint-Christophe,  Moreul  en  Saint-Mard-ie-Blanc,  la 
Gravelle  fen  le  Tiercent,  les  Deffais  en  Vieuxvy,  TAsnerie,  les  Alleux, 
les  Haut  et  Petit-Racinoux,  et  le  Rocher-Poirier  en  Saint-Ouen-des 
Alleux,  enfin  la  Motte  et  Saint-Etienne  en  Saint-Etienne-en-Coglaîs  : 
le  tout  fut  érigé  en  vicomte  sous  le  nom  de  la  Belinaye.  De  plus, 
le  roi  autorisa  le  nouveau  vicomte  à  bàtiv  une  halle  et  un  audi- 
toire  à  Saint-Ouen-des-Alleux,  et  à  tenir  en  ce  bourg  un  marché 
tous  les  mercredis  et  deux  foires  par  an,  Tune  le  mardi  de  la  Pen- 
tecôte, Tautre  à  la  fête  de  saint  Pierre-ès-Liens  ;  il  lui  concéda,  en 
outre,  une  troisième  foire  au  bourg  de  Saint-Christophe^  le  jour  de 
la  fête  de  saint  Jacques  et  saint  Christophe'. 


'  La  famille  de  la  Belinaye  racheta  plus  tard  ce  château. 
^  Archives  du  Parlement. 
'  Ibidem» 


'?r!*-^ 


190  LES  GRANDES  SBlGNiSUIUES 

Le  domaine  proche  de  la  vicomte  de  la  Belinaye  comprenait 
«  le  principal  manoir  de  la  Belinaye  avec  colombier,  chapelle, 
jardins,  bois  de  futaye,  etc.,  —  les  anciens  manoirs  de  Moreul, 
du  Haut-Racinoux«  des  Alleux,  delà  Trousselardière,  de  TAsuerie, 
et  des  Deffais,  —  les  métairies  de  la  Belinaye»  des  Bas  et  Petit-Raci- 
noux,  du  Tronsay  et  les  moulins  de  la  Servaye,  de  Bécherel,  du 
Moulin-Neuf»,  etc.  De  plus  il  était  dû  au  seigneur  de  la  Belinaye 
par  le  possesseur  du  moulin  à  papier  de  Br^imblin  u  quatre 
rames  de  papier  chaque  année  ». 

Quant  aux  fiefs,  nombreux  et  assez  considérables,  ils  s'étendaient 
dans  les  huit  paroisses  de  Saint-Christophe,  Saint-Mard-le-Blanc, 
le  Tiercent^  Saint-Ouen-des-AUeux ,  Saint-Hilaire-des-Landes, 
Saint-Etienne,  Saint-Sauveur  et  Vieuxvy,  et  avaient  haute,  moyenne 
et  basse  Justice. 

Le  seigneur  de  la  Belinaye  était  fondateur  de  l'église  paroissiale 
de  Saint-Christophe-de-Valains,  a  estant  en  possession  immémo- 
riale d'avoir  dans  le  chanceau  de  ladite  église  deux  pierres  tom- 
bales élevées  avec  les  écussons  en  relief  armoyés  des  armes  de  la 
Belinaye,  enfeu  prohibilif,  ceinture  et  lizière  en  dedans  et  au  de- 
hors de  ladite  église,  armoyée'  des  mesmes  armes,  et  deux  bancs 
à  queue  et  accoudoir^  Tun  proche  le  chanceau,  du  costé  de  l'ëpitre, 
et  l'autre  dans  la  nef,  du  costé  de  l'évangile'  ».  Aujourd'hui  l'on  re* 
trouve  encore  sculptées  sur  deux  anciens  autels  de  cette  église  les 
armoiries  de  la  Belinaye  :  d  argent  à  trois  rencontres  de  bélier  de 
sable,  et  Ton  assure  que  sous  le  parquet  du  chœur  demeurent 
cachées  les  deux  lombes  ornementées  des  anciens  seigneurs  de  la 
paroisse. 

Le  vicomte  de  la  Belinaye  était  aussi  fondateur  de  l'église  parois- 
siale de  Saint-Ouen-des- Alleux,  et  dans  l'église  de  Saint-Mard»le- 
Blanc  il  jouissait  d'un  banc  et  d'un  enfeu  devant  l'autel  de  Notre- 
Dame  à  raison  de  sa  terre  de  Moreul. 

Le  château  actuel  de  la- Belinaye  est  un  manoir  portant  tous  les 
caractères  architecturaux  de  la  première  moitié  du  XVII*  siècle. 
Devant  sa  façade  c  s'étend  une  cour  d'honneur,  bornée  à  son 

'  Avêude  i7î2. 


DE  HAUTE-BRETAGNE  t9\ 

entrée  par  une  magnifique  balustrade  en  granit  ;  cette  cour  con- 
duit au  grand  escalier  extérieur  qui  lui-même  est  décoré  de  ba- 
lustres  rampants  en  granit  et  du  meilleur  goût.  Un  clocheton  char- 
mant termine  le  pavillon  en  forme  de  dôme  qui  couronne  cefte 
façade'  v.  Le  tout  est  un  joli  monument  de  l'art  sous  Louis  XIII 
en  Bretagne. 


LE  BOISFÉVRIER  (Marquisat) 

La  terre  seigneuriale  du  Boisfévrier^  tire  son  nom  de  la  famille 
Février  qui  la  possédait  au  XIV*  siècle.  Geffroy  Février,  l'un  des 
capitaines  les  plus  renommés  de  son  temps,  fut  compagnon  de  Du- 
guesclin  dont  il  reçut  en  1870  la  capitainerie  de  la  Guerche.  Son 
sceau  en  i38o  porte  :  de  sable  au  cerf  rampant  dor.  Il  descendait 
d'un  Guillaume  Février,  voyer  féodé  de  la  forêt  de  Fougères,  et  eut 
un  fils  nommé  Jean. 

Ce  Jean  Février  rendit  aveu  au  baron  de  Fougères  le  ai  mars 
i434  pour  ses  terre  et  seigneurie  du  Boisfévrier,  et  son  successeur, 
Olivier  Février,  «  sergent  féodé  es  bailliages  de  Fougères  et  du  Lo- 
roux  »,  fit  la  même  chose  le  a5  mai  i444'. 

Hais,  dès  i43i,  Simon  de  Langan,  seigneur  des  Portes  en  Ba- 
zouges,  avait  épousé  Isabeau  Février,  fille  de  Jean  Février  et  de 
Guillemette  Husson  ;  cette  dame  était  probablement  sœur  d'Olivier 
Février,  dentelle  recueillit  l'héritage  avant  i466^-  époque  à  laquelle 
Olivier  de  Langan,  seigneur  du  Boisfévrier,  rendit  lui-même  aveu 
pour  cette  sdgneurie. 

Nous  ne  pouvons  faire  ici  l'histoire  de  la  famiUe  de  Langan,  qui 
posséda  pendant  quatre  siècles  consécutifs  le  Boisfévrier,  et  qui 
joua  un  rôle  assez  important  dans  notre  pays  ;  mentionnons  seule- 
ment ce  qui  dans  sa  fiUalion  se  rattache  au  Boisfévrier. 

Etienne  de  Langan,  seigneur  du  Boisfévrier,  ambassadeur  de 

*  Marteville  :  DUst,  de  Bret. 

'  Commune  de  Pleurigné,  canton  et  arrondissement  de  Fougères. 

'  Archives  de  la  Loire-Inférieureé 


DK  HAUTE^BRETAGNE  193  : 

René  de  Langan  avait  épousé  cette  dame  en  1570  et  il  en  avait  eu  '. 
Pierre  de  Langan,  qui  rendit  aveu  pour  le  Boisfévrier  le  5  novembre  ; 
1619,  et  épousa,  la  même  année,  Sainte  Le  Febvre  des  RouxièrQs.  > 
César  de  Langan,   fils  aîné  des  précédents,  se  maria  le  a 3  sep- 
tembre i64o  avec  Charlotte  Constantin,  qui  mourut  veuve  à  la  Vi- 
sitation de  Rennes  en  i665.  Leur  fils  Gabriel  de  Langan,  reçu  con  •  ; 
seiller  au  parlement  de  Bretagne  en  1660  et  premier  marquis  du 
Boisfévrier,  épousa  :.i®  le  i3  février  1666,  Claude  de  Visdelou  ;  a^  en . 
167a,  Jeanne  Bruslart  de  Sillery.  Du  premier  mariage  naquit  en  1667  • 
Pierre  de  Langan,  marquis  du  Boisfévrier,  et  époux  de  Marie  de 
Puisaye,  qui  mourut  le  6  février  1780  et  fut  inhumé  en  l'église  de 
Fleurigné. 

Le  fils  aine  de  ces  derniers,  Louis-Charles  de  Langan,  né  le , 
13  avril  1704,  devint  marquis  du  Boisfévrier,  et  épousa  :  i**  Louise 
de  Montgommery  ;  a*  le  a6  juillet  1735,  Bonne  de  Farcy  de  Pont- 
iarcy.  Il  décéda  le  3  novembre   1781  et  fut   inhumé  près  de  son 
père.  Sa  veuve  se  retira  chez  les  Ursulines  de  Laval,  où  elle  mourut , 
en  1780. 

Louis-Marie  de  Langan,  marquis  du  Boisfévrier,  rendit  aveu  pour 
cette  terre  en  1753  et  s'unit  à  Laval  en  1770  à  Françoise  de  Farcy,  , 
dont  il  eut  Eugène  de  Langan  et  M""*  Treton  de  Yaujuas.  Le  marquis 
du  Boisfévrier,  émigra  avec  son  fils  ;  il  périt  accidentellement  dans  , 
leaeauxdela  Meuse  en  179a,  et  son  fils,  dernier  de  son  nom,  . 
tomba  noblement,  les  armes^  la  maln^  à  la  descente  de  Quiberpn  . 
en  1795. 

La  seigneurie  du  Boisfévrier  fut  érigée  par  Louis  XIY  en  faveur 
de  Gabriel  de  Langan,  d'abord  en  baronnie  en  i658,  puis  en  mar- 
quisat par  lettres  patentes  de  1674,  enregistrées  le  i3  février  de  la  , 
même  annéeV 

C'était  à  lorigine  le  gage  féodé  de  la  vairie  ou  sergenterie  de 
Fleurigné,  et  son  possesseur  devait  faire  chaque  année  à  la  recette 
de  Fougères  rapport  et  l'acquit  des  rentes  dues  au  baron  de  Fou- 
gères dans  rétendue  de  la  vairie.  Mais  le  seigneur  du  Boisfévrier 
avait,  à  raison  de  sa  sergenterie,  outre  les  droits  ordinaires  attachés 

<  De  Courcy  :  Noàil,  de  Bret, 

TOME   IX.    —  MARS   1893.  l3 


ISi  LES  GHANUES  SEIGNEURIES 

i  sa  chaîne,  celui  de  hava^  i  la  foire  de  )a  Madeleine,  près  Fou- 
gères <aa  juillel),  ainsi  qu'i  l'assemblée  de  Beaucé  le  jour  de  la  Mie 
de  stdot  Armel.  Il  avait,  en  outre,  un  droit  de  bouletllage  de 
4  deniers  Eurchaquo  pipe  de  vin  (amenée  à  chevaux  >  dans  la  ville 
de  Fougères  k  la  destination  d'autres  que  des  bourgeois,  et  de 
8  deniers  sur  celles  qui  étaient  a  amenées  k  bœufs  ».  Par  contre  il 
devait  rendre  et  pajer  au  château  de  Fougères  l'acquit  de  deux 
muids  da  vin,  h  moitié  d'entre  Chartres  et  Mayenne,  moitié  de  la 
quinte  d'Anjou  ii,  dont  les  fîkts  et  les  lies  devaient  lui  être  rendus*. 

Le  marquisat  du  Boisfévrier  se  composait  de  trois  anciennes 
seigneuries,  sises  en  Fleurigné  :  le  Boisfévrier,  Fourgon  et  Mont- 
brault.  On  voyait  à  Fourgon  une  motte  féodale,  et  Honthrault  avait 
à  l'origine  un  ancien  château  «  clos  de  fossés,  murailles  et  pont- 
levis  »,  dont  on  retrouve  encore  l'assiette. 

Le  domaine  proche  du  marquisat  se  composait  du  manoir  du 
Boisfévrier  —  des  anciens  manoirs  convertis  en  termes  de  Fourgon 
et  de  Montbrault  —  des  métairies  de  la  Guiberdière,  de  la  Jous- 
saye  et  du  Haut-Montbrault  —  et  des  moulins  de  Février  et  du 
Bas -Montbrault.  Tous  ces  bieus  furent  vendus  nationalement  pen- 
dant la  Révolution'. 

La  juridiction  du  Boisfévrier  était  une  haute  justice  qui  s'exer- 
çait au  bourg  de  Fleurigné.  Cette  seigneurie  comprenait  un  certain 
nombre  de  Ôefs  s'étend 'nt  en  Fleurigné,  Laîgnelet,  Luitré  et  la 
Celle-en-Luitré  ;  mais  les  fiefs  de  ces  d«ux  premières  paroisses  rele- 
vaient seuls  de  la  baronoie  de  Fougères,  ceux  des  dernières  rele- 
vaient de  ta  baronnie  de  Vitré*. 

Le  marquis  du  Boisfévrier  était  seigneur  préémînender  et  fon- 
dateur de  l'église  de  Fleurigné  :  dès  1A94  il  est  fait  mention  de  ses 
armoiries  dans  les  verrières  de  ce  sanctuaire  et  de  la  litre  ou 
Usière  qui  présentait  ce  même  blason  à  l'intérieur  et  k  l'extérieur 
du  temple.  Dans  le  chœur  et  du  côté  de  l'évangile  on  remarque 
encore  at^ourd'hui  un  enfeu  d'aspect  monumental,  réservé  aux 

>  UiupUlé  :  tfotiees  fur  la  paroitaet  det  eantctu  da  Fougères,  36. 

'  H.  ds  Vauju**,  m«rl  d'Emilie  de  Ltngan,  rachttD  plua  tard  le  Boistévrier, 

>  Archices  ffllte-tl-Vilaiiie. 


•v-J«»-5f;-, 


NOTES 


SUR  LES 

FAMILLES  LE  RAY  DE  LA  GLARTAIS 

BT 

LE  RAY  DU  FUMET 


Eq  1780,  le  maire  de  Nantes  se  nommait  René  Le  Ray  du  Fumet. 

Vers  1750,  son  cousin  Jacques-Donatien  Le  Ray  de  la  Clartais,  né 
à  Nantes  le  1*'  septembre  17^5,  qui  fut  Tami  de  Franklin  et  le  pro- 
tecteur du  sculpteur  Nini,  achetait  le  château  historique  de  Ghau- 
mont-sur-Loire^  où  son  fils  donna  en  1808  Thospitalité  à  M"^*  de 
Staël  exilée  de  Paris  par  Napoléon. 

En  i855  on  élevait  sur  les  quais  de  Pornic  une  statue  au  contre- 
amiral  Théodore  Le  Ray,  parent  des  deux  premiers. 

Je  savais  que  ma  grand'mère  Rousse,  née  HîUeret,  était  fille  d'une 
demoiselle  Le  Ray,  et  j'avais  trouvé  dans  les  papiers  de  mon  père 
des  lettres  de  l'amiral  son  cousin  et  d'autres  Le  Ray  dont  le  nom 
était  accompagné  de  celui  de  la  Giartaîs.  J'ai  voulu  étudier  d  un 
peu  près  ces  familles  et  savoir  quels  liens  les  unissaient.  C'est  le 
résultat  de  mes  recherches  qui  fait  l'objet  de  cette  notice. 

Ma  bisaïeule  Marie-Anne  Le  Ray,  épouse  de  «  noble  homme 
Joseph  Hilleret,  capitaine  de  navire  »,  demeurant  à  la  Plaine^ 
avait  deux  frères,  Jean  Le  Ray,  négociant  à  Nantes,  consul  des 
marchands  en  1776,  et  Honoré  Le  Ray,  capitaine  de  navire,  de- 
meurant à  Pornic.  Leur  père,  également  capitaine  de  navire^  se 
nommait  Honoré  Le  Ray  et  leur  mère  Julienne  Bonamy*. 

*  Acte  de  parta^  du  16  mars  1776  que  possède  actuellement  une  arrière- 
petite-fllle  de  Marie- Anne  Le  Ray,  Madame  Choilet,  veuve  de  M.  J.-L.  ChoUet, 
ancien  conseiller  général  de  la  Loire-Inférieure  pour  le  «anion  de  Pornic. 


à  «  Alexandre- 
seigneur  de  la 
chevalier  de  la 
1  de  Marcé,  son 
triage  en  date, 
ubert,  notaires 

I  de  la  préfec- 
;*signer,  à  côté 
an  épouse,  Le 
Anne  Le  Ray 

irents  de  Jean 

omte  Régis  de 
e  I"  pagegi, 
liëre.lea  lignes 
Qçois  Penin  et 
lambre  d'hon- 
ge  de  87  ans, 
.déla!de-Gécile 

M.  Goguet  de 
Ire  Boulonnais 

de  la  Courbe- 
oiselle  Rose  de 

lUne  Le  Ray  et 
3  d'après  le  re- 
r  l'année  1779, 

lante-dlx-neuf, 
:he  dernier  aux 
le  de  Sainl-Lu- 
e  par  le  certiQ- 
tres  bancs  et  la 
ir  accordée  par 


•^P^'-'??!^* 


193  NOTES  SUR  LES  FAMILLES  LE  RAT  DE  LA  GLARTAIS 

«  M*'  révéquede  Nantes,  en  datte  du  jour  d'hier^  signé  de  Boissieu, 
«  vicaire  génér.,<  le  tout  dûmetit  insinué  et  controUé  le  même  jour, 
a  ont  été  par  nous  soussigné,  docteur  en  théologie,  recteur  de  cette 
<(  paroisse,  fiancés  et  reçus  à  la  bénédiction  nuptiale,  en  la  cha- 
M  pelle  Saint-Julien,  à  la  Fosse,  messire  Alexandre-Emmanuel  Per- 
«  rin,  seigneur  de  la  Gourbejollière,  âgé  de  vingt-neuf  ans^  file  m<l- 
«  jeur  de  feu  messire  Jean-François  Perrin,  vivant  seigneur  de  la 
tt  Gourbejollière,  et  de  dame  Adélaïde-Renée  de  Gouyon,  présente  et 
«  consentante,  natif  de  la  paroisse  Notre-Dame  de  Glisson  et  domi- 
K  dlié  de  celle  de  Saint-Lumine  slisdit, 

tt  Et  demoiselle  Marie^ Anne  Le  Ray,  âgée  de  dix-huit  ans,  fille 
«  de  noble  homme  Jean  Le  Ray,  ancien  consul  et  négociant  en  cette 
tt'  ville,  et  de  dame  Catherine-Françoise BauUon,  présens  et  consen- 
tt  tans,natifve  de  la  paroisse  de  Pomic,  en  ce  diocèse^  et  domi- 
«  ciliée  depuis  plusieurs  années  de  celle-ci  à  vis  la  Bourse.  ' 

tt  Ont  assisté  comme  témoins  du  présent  mariage,  du  côté  de 
tt  répoux,  outre  la  dame  sa  mère  ci-dessus,  messire  Jean  Perrin, 
tt  chevalier  de  la  Gourbejolière,  son  frère,  demeurant  ensemble-  pa- 
a  roisse  Sainte-Lumine  de  Glisson  ;  messire  Cliarlés  Ambry  de 
tt  Fourché  de  Quéhillao,  son  cousin -germain  au  maternel^  capi- 
tt  taine  de  dragons  au  régiment  dd  colonel  général-,  demeurant 
tt  ordinairement  sur  le  Porl*au-Vin. 

tt  Du  côté  de  l'épouse,  outre  ses  père  et  mère  ci-dessus,  écuyer 
«  Augustin  Ghàret,  son  beau-frère,  à  cause  de  dame  Jea'nné-Fran- 
'((  çoise*MarieLe  Ray,  sœur  de  Tépouse,  demeurant  aus^i  ensemble 
tt  au  haut  de  la  Fosse,  et  noble  homme  Yalentin-^  Laurent  Valton, 
tt  demeurant  Isle-Feydeau,  paroisse  de  Sainte-Croix,  lesquels  ont 
«  signé  avec  nous  et  du  très  présents  à  la  cérémonie. 

u  (Signé) Marie-Anne  Leray,  Alexandre-Emmanuel  Perrin  delà 
«  Gourbejollière,  J.  Leray,  Gouyon  delà  Gourbejollière,  Cécile  Perrin 
tt  de  la  Gourbejollière,  Jean  Perrin  de  la  Gourbejollière,  Baullon- 
«  Leray,  Gharet-GlaTtais,  V.^L.  Valletoù,  de  Fourché  de  QuéhiUac. 
«  Richard  de  la  Rivellerie,  recteur.  » 

Augustin  Gharet,  qui  avait  épousé,"  comme  on  le  voit  par  cet 
acte,  une  ûllede  Jean  Le  Ray^  nommée  Jeanne -Françoise-Marie,  et 
qui  signait  Gharet-Giartais  sans  doute  parce  que  sa  femme  était  une 


ET  LE  RAY  DU  FUMET  199 

demoiselle  Le  Ray  de  la  Glartaîs',  appartenait  à  une  famille  origi- 
naire de  la  Savoie  dont  la  filiation  est  détaillée  dans  la  Généalogie 
de  la  maison  de  Cornulier,  pages  agy  et  298  du  Supplément.  Il  avait 
deux  frères  et  quatre  sœurs  dont  Tune  Madeleine-Moniqiie  Charet 
s'était  mariée,  le  ao  avril  1770,  à  Jean-Baptiste-René  de  Couëtus, 
officier  de  cavalerie  au  régiment  de  Royal-Etranger,  qui  devint, 
pendant  la  Révolution,  chef  des*  insurgés  du  pays  de  Retz, 
commanda  en  second  le  corps  d*année  du  général  de  Charelte  et 
fut  fusillé  à  Ghallans  en  1795. 

Une  petite-fille  de  Madeleine-Monique  Charet,  Céleste-Claire  de 
Couëtus,  épousa  Albert  Hippolyte-Henri  de  Cornulier-Lucinière 
(pages  296  et  297  du  même  ouvrage). 

Puisque  Marie-Anne  Le  Ray,  épouse  d'Alexandre-Emmanuel 
Perrin  de  la  Courbejollière,  et  sa  sœur  Jeanne-Françoise,  mariée  à 
Augustin  Charet,  étaient  des  demoiselles  Le  Ray  de  laClartais^  leur 
aïeul  Honoré  Le  Ray,  père  de  Jean,  d'Honoré  et  de  Marie- Anne  Le 
Ray-Hiileret,  était  un  membre  de  la  famille  Le  Ray  de  la  Clartais. 

La  parenté  de  cette  faiAille  avec  les  Le  Ray  du  Fumet,  sans 
remonter  à  son  origine  (ce  qui  demanderait  de  longues  recherches), 
ressort  de  plusieurs  pièces,  entre  autres  d'un  acte  de  baptême  porté 
sur  les  registres  de  la  paroisse  Saint-Nicolas  de  Nantes  au  i*'  février 
1734  et  qui  est  ainsi  conçu  : 

c  Feuvrier  1724. 

€  Le  premier  (février)  fut  batîsé  en  cette  église  par  moy  recteur 
0  soussigné,  René,  né  de  ce  jour,  fils  de  noble  homme  René-Fran- 
<(  çois  Le  Ray,  sieur  de  la  Clartais,  et  de  demoiselle  Françoise 
tt  Bouvet  sa  fttnme.  Fut  parrain  noble  homme  Jacques  Bouvet, 
«  ancien  consul  des  marchands,  ayeul  du  batisé,  et  maraine  de- 
«  moiselle  Elisabeth  Doré,  veuve  de  noble  homme  Jan  Le  Ray, 
tt  ayeule  du  batisé,  demeurant  à  la  Fosse  soussignés. 

tt  Signé  :  Elisabeth  Dorré,  Bouvet,  Jacques  Bouve.t,  Le  Ray  de 
«  la  Clartais,  Le  Ray  du  Fumet.  —  J.-B.  ArnoUet,  recteur.  » 

'  Dans  l'Inventaire  sommaire  des  archives  de  ta  Loire^hiférieure^  par 
M.  Léon  Maitre,  tome  v,  p.  375,  E,  335i,  je  trouve  la  mention  suivante: 
«  Commune  de  Saint-Méme.  Livre  des  baptêmes,   mariages  et  sépultures*  Le 


SOO  NOTES  SUR  LES  FAMILLES  LE  RAT  DE  LA  GLARTAIS 

MM.  A.  Perthuis  et  Stéphane  de' la  Nicollière-Teijeiro  constatent 
cette  parenté  des  Le  Ray  dû  Fumet  et  des  Le  Ray  de  la  Glartais 
dans  le  Livre  doré  de  l'hôtel  de  ville  de.  Nantes,  au  cours  de  leur 
notice  sur  René  Le  Ray  du  Fumet. 

Cette  notice  étant  intéressante,  fe  la  reproduis  textuellement  : 

«  1730-1733 
«  LXXIV- maire 
«  M.  René  Le  Ray,  sieur  du  Fumet. 

«  Armes  :  D'argent  au  chevron  de  gueules,  accompagné  de  deux 
«  étoiles  de  sable  en  chef  et  d'une  raie  dans  une  mer  de  même  en 
((  pointe. 

«  Jeton  :  De  la  mairie  de  M. Le  Ray  du  Fumet,  lieutenant  civil  et 
«  criminel  du  présidial  de  Nantes.  —  Armes  de  la  ville  :  R.  Sit 
((  gemino  sub  sidero  tuta.  Exergue^  1730.  Armes  du  maire  :  Gou- 
u  ronne  de  comte'. 

((  André  Portail  eut  3oo  1.  pour  le  portrait  de  M.  Le  Ray.  Dans 
«.  l'Assemblée  du  :•'  mai  1730,  M.  Le  Ray  du  Fum^  eut  87  piques, 
«  M.  Darquistade,  ancien  échevin,  69,  et  M.  René  Montaudbuin, 
((  ancien  juge  en  chef  des  marchands,  54.  Par  lettres  datées  du  i5 
((  juin  1730,  ouvertes  dans  l'Assemblée  générale  du  i*''  août^  le  roi 
«  nomma  maire  M.  Le  Ray  du  Fumet  qui  fut  installé,  ainsi  que 
«  les  deux  échevins ,  le  7  du  môme  mois ,  avec  le  cérémonial 
«  accoutumé. 

«  La  succession  de  M.  Mellier  était  difiiciie.  Voici  comment  la 
«  lettre  écrite  par  la  communauté  de  ville  relate  les  qualités  excep- 
«  tionnelles  des  candidats  désignés  pour  le  remplacer  : 

«  Le  premier  est  le'  sieur  Le  Ray  du  Fumet,  lieutenant  civil  et 
tt  criminel  du  présidial  de  cette  vilie,  juge  de  TinAgrité  la  plus  re- 
u  connue,  de  la  connaissance  la  plus  parfaite  de  toutes  sortes 
((  d'affaires  tant  publiques  que  particulières,  du  travail  le  plus 
«  assidu  pour  tout  ce  qui  lui  est  confié,  et  de  la  plus  haute  estime 
tt  parmi  la  noblesse  et  la  bourgeoisie  ;  le  second  est  le  sieur  Dar- 

«  16  juillet  1790,  baptême  de  Lucie,  fillo  d'Alexandre-Emmanuel  Perrin  de  la 
«  CourbejoUière,  écuyer,  et  de  dame  Marie- Anne  Leray  son    épouse.  PaiTain, 
«  Augustin  Charet  de  la  Glartais,  écuyer.  Marraine,  Adélaïde  Theuret.  » 
*  On  peut  voir  un  de  ces  jetons  au  musée  archéologique  de  Nantes. 


ET  LE  RAY  DU  FUMET 

c  quistade,  ancien  échevin,  aussi  zélé  pour  le  bien  public  qu'expé-* 
<(  rimenté  pour  tout  ce  qui  peut  le  procurer^  distingué  parmi  la 
«  plus  saine  partie  des  négociants  et  très  capable  de  travailler  avec 
c(  succès  tant  pour  le  service  du  roi  que  pour  l'avantage  de  la  corn- 
«munauté;  le  troisième  est  le  sieur  Montaudouin,  conseiller 
u  secrétaire  du  roi,  ancien  échevin,  et  la  plus  ferme  colonne  du 
«  commerce  de  cette  ville,  connu  dans  tout  le  royaume  et  chez 
tt  tous  les  étrangers  pour  le  bien  infini  que  ses  différentes  entre- 
tt  prises,  toujours  conduites  avec  sagesse  et  exécutées  avec  succès, 
«  ont  procuré  depuis  trente  ans  à  l'Etat  en  général  et  à  cette  ville 
«  en  particulier,  d'un  génie  étendu,  toujours  bien  intentionné  et 
tt  un  des  sujets  du  roi  qui  ont  travaillé  le  plus  utilement  pour  le 
«  bien  de  son  service. 

«  M.  Maître  René  Le  Ray,  sieur  du  Fumet\  naquit  le  lo  mai 
«  1686,  obtint  le  diplôme  d'avocat  au  Parlement  de  Paris  et  fut 
a  reçu  le  16  novembre  171 1  dans  l'office  de  conseiller  du  roi,  lieu- 
«  tenant  particulier,  civil  et  criminel  de  la  sénéchaussée,  siège 
tt  présidial  et  prévôté  de  Nantes^  auquel  il  avait  été  nommé  par 
«  provisions  datées  de  Versailles  le  4  du  même  mois  (Archives  du 
tt  tribunal  civil  de  Nantes,  registre  Officesdu  présidial,  1709-1715). 
tt  n  épousa  demoiselle  Anne-Louise  Robard,  de  laquelle  il  eut 
«  entre  autres  enfants  :  Renée-Louise,  baptisée  à  Bourgneuf-en-> 
«  Retz^  le  6  septembre  171a,  inhumée  à  Saint-Denis  le  a4  mars 
<  1781  ;  René,  baptisé  à  Saint-Denis  de  Nantes  le  16  janvier  17 15, 
«  qui  eut  pour  parrain  Gabriel  Robard,  auditeur  à  la  Chambre  des 
ff  comptes,  vraisemblablement  frère  de  sa  mère  ;  François,  baptisé 
«  à  Saint-Denis  le  !•*  mars  1723,  qui  eut  pour  parrain  René-Fran- 
«  çois  Le  Ray  de  la  Clartais,  et  pour  marraine  Perrine.  Le  Ray, 
«  dame  de  la  Guerche-Deruais  ;  Anne  Le  Ray  de  la  Roussière,  inhu- 
tt  mée  à  Saint-Denis  le  3  septembre  1745  à  l'âge  de  17  ans;  Jean* 
c  Baptiste  Le  Ray  du  Fumet,  existant  encore  à  Nantes  en  1790. 

«  René  Le  Ray  obtint  en  1739  des  lettres  patentes  enregistrées 
«  à  la  Chambre  des  comptes  le  a6  mars  1740^  l'autorisant  à  par- 
«  tager  ses  enfants  noblement  et  dans  lesquelles  il  est  dit  a  que 

*  Le  Fumet  est  une  terre  située  dans  la  paroisse  de  Bourgneuf-en«Retz. 


T^r^v 


202  NOTES  SUR  LES  FAMILLES  LE  RAY  DE  LA  CLARTAIS 

«  l'exposant  se  trouve  proche  parent  de  plusieurs  familles  ùoblee 
«  de  la  province  de  Bretagne'  ». 

tt  René-François  Le  Ray  de  la  Glartais^  fils  de  Jean  Le  Ray,  sieur 
«  de  la  Clartais,  et  d'Elisabeth  Doré,  négociant,  consul  en  1735, 
u  puis  conseiller  secrétaire  du  roi  et  chevalier  de  Tordre  de  Saint- 
ce  Michel,  était  de  la  même  famille  que  le  maire,  sans  que  nous 
((  puissions  préciser  leur  degré  d'étroite  parenté. 

Le  second  fils  du  sieur  de  la  Clartais,  Jacquies-Donatien, 
«  baptisé  à  Saint-Nicolas  de  Nantes  le  i*'  septembre  1725,  devint 
«  grand-maître  des  eaux  et  forêts  de  France',  et  acquit  vers  1750 
a  les  comté  et  baronnie  de  Ghaumont'sur-Loire  dont  ses  descen- 
«  dants  prirent  le  nom. 

«  n  fonda  dans  ce  château  une  manufacture  de  poteries  et  de 
«  produits  céramiques.  Des  médaillons»  en  terre  de  Ghaumont, 
«  des  personnages  célèbres  de  l'époque^  de  Franklin,  de  Louis 
c  XVI,  de  Marie-Antoinette,  attestent  les  talents  de  l'Italien  Nini, 
tt  directeur  de  cette  fabrique,  et  sont  encore  recherchés  par  les 
«  amateurs^.  Durant  son  séjour  en  France^  Franklin  s'était  lié 
«  d'amitié  avec  M.  Le  Ray  qui  envoya  aux  défenseurs  de  la  liberté 
«  américaine  un  vaisseau  armé  à  ses  frais  et  chargé  de  munitions 
f  Loiseleur,  bibliothécaire  d'Orléans,  Notice  sur  Chaumonl.) 

«  Son  fils  l'imita  et  étant  passé  en  Amérique,  où  il  se  fit  natu- 
('  raliser,  se  maria  et  devint  père  de  M.  James  Le  Ray  de  Ghaumont, 
«  qui  épousa;  vers  i84i^  Mlle  Jenny  de  Yalori,  doijit  l'aïeule  était 
«  la  dernière  représentante  d'une  vieille  famille  parlementaire  de 

'  Sur  les  manuscrits  de  M.  Dupont-Do  ville,  conseiller  au  parlement  de 
Remies,  relatifs  à  la  Réformation  de  la  noblesse  de  1668,  etc.,  qui  sont  aux 
archives  de  la  Loire-Inférieure  (tome  n  folio  3og),  se  trouve  une  note  ainsi 
conçue  :  «  Le  Ray  du  Fumet  anobly  par  lettres  enregistrées  le  7  mars  xTSg.  » 

s  Puis  intendant  de  Thôtel  royal  des  Invalides 

'En  186 a,  M.  A.  Yillers,  directeur  du  musée  de  Blois,  a  publié  une  notice  sur 
Nini,  inUtulée  :  Jean-Baptiste  Nini,  ses  terres  cuites.  Elle  est  résumée  dans 
le  premier  supplément  du  Grand  Dictionnaire  de  Pierre  Larousse,  p.  11 18. 
Nini  était  né  en  Italie  vers  17x6  et  mourut  à  Chaumont-sur-Loire  en  178e,  Ses 
médaillons  sont  de  petits  chefs-d'œuvre.M™*  veuve  Armand  Guérand,  née  Yéron, 
en  possède  deux  charmants,  Tun  en  bronze  de  J.-Z>.  Leray  de  Cfuiumotvt, 
intendant  des  Invalides,  et  l'autre  en  terre  cuite,  de  sa  femme  Thérèse 
Jogues,  daté  de  1776. 


ET  LE  RAY  DU  FUMET  203 

«  Provence,  les  Thomassin,  marquis  de  Saint-Paul.  Le  fils  unique 
«  de  ce  mariage,  M.  Charles  Le  Ray  de  Chaumont,  comte  de 
«  Saint-Paul,  a  épousé  en  1867  M"*  Diane  Feydeau  de  Brou,  fille 
€  unique  du  marquis  de  Brou,  de  la  maison  de  l'intendant  de  Bre- 
f  tagne,  qui  a  donné  son  nom  à  Tile  Feydeau  (Notes  de  MM*  de 
«  Bondy,  E.  de  Comulier,  etc.).  M.  de  Courcy  attribue  à  tort  le 
«  maire  de  Nantes  et  la  terre  du  Fumet  aux  Le  Ray  de  la  Mori- 
«  vière  ;  ce  magistrat  appartient  aux  Le  Ray  de  la  Rairie  de 
#(  Ghaumont,  etc. ,  ainsi  que  le  démontrent  les  armoiries  qu'il 
«  portait  et  nos  propres  recherches.  » 

Parmi  les  signataires  de  la  célèbre  protestation  adressée  à  Louis 
XVI  contre  ses  ministres  par  la  noblesse  de  Bretagne  le  a6  mai 
1788  pour  défendre  les  libertés  de  la  patrie  bretonne,  figure  un  Le 
Ray  du  Fumet.  G'est/selon  toute  son  apparence,  Jean-Baptiste,  fils 
du  maire  de  Nantes,  qui  vivait  encore  dans  cette  ville  en  i790,disent 
MM.  A.  Pertfauis  et  de  la  NicoUière. 

On  voit  par  ce  qui  précède  que  Jacques  Donatien  Le  Ray  de  la 
yClartais,  propriétaire  du  château  de  Chaùmont-sur-Loire  et  inten- 
dant des  Invalides,  était  un  homme  fort  intelligent  6t  ami  des  arts. 
H  avait  épousé  M^'*  Thérèse  Jogues,  ainsi  que  cela  résulte  d'un 
acte  de  baptême  inscrit  sur  les  registres  de  la  paroisse  Saint-Nicolas 
de  Nantes,  le  i5  mars  1762/ et  dont  voici  la  copie  : 

«  Le  quinze  mars  mil  sept  cent  cinquante-deux  a  été  baptisée  en 
t  cette  église  par  moi  vicaire  soussigné,  Thérèse-Alexandrin'e,  née 
«  de  ce  jour,  fille  de  messire  Jacques-Donatien  Leray,  chevalier, 
a  seigneur^u  comté-baronnie-chatellenie  de  Chaumont-sur-Loîre, 
»  Rilly,  Veuveneuvés,  la  Pinière  et  autres  lieux,  et  de  dame  Thérèse 
«  Jogues,  son  épouse,  demeurant  Porl-au-Vin.  Ont  été  parrain, 
«  écuyer  René-François  Leray,  sieur  de  la  Clartais,  chevalier  de 
u  l'ordre  de  Saint-Michel,  représentant  noble  homme  Alexandre 
u  Jogues,  tous  deux  ayeuls  de  la  baptisée,  et  maraine,  dame  Fran* 
«  çoise  Bouvet,  épouse  dudit  sieur  René-François  Leray,  aussi  son 
tt  ayeuld,  qui  signent  avec  nous  et  le  père  présent. 

«  (Signé)  Françoise  Bouvet-Leray  —  Leray  de  la  Clartais  — 
€  Leray  de  Ghaumont  —  Collet,   vicaire.  » 

Une  autre  fille  de  J.-D.  Le  Ray  de  Ghaumont  et  de  Thérèse  Jogues 


204  NOTES  SUR  LES  FAMILLES  LE  RAY  DE  LA  CLARTAIS 

naquit  à  Orléans.  Elle  sô  nommait  Marie- Françoise.  Elle  épousa  le 
lo  décembre  1887,  après  la  mort  de  son  père,  François  Vérondu 
Verger,  sieur  de  Forbonnais,  publiciste,  inspecteur  général  des 
monnaies,  qui  fut  membre  de  l'Institut  (Voir  la  Revue  des  provinces 
deVOaest,  année  i858,  page  Sag,  article  de  M.  P.  Levot). 

Le  fils  de  Jacques-Donatien  Le  Ray,  qui  avait  passé  aux  États- 
Unis  pendant  la  Révolution,  probablement  attiré  par  le  souvenir 
de  Franklin,  essaya^  dit  le  Grand  Dictionnaire  de  Pierre  Larousse 
(article  Chaumont-sur-Loire),  a  de  fonder  sur  les  bords  de  l'Ohî» 
«  une  colonie  à  laquelle  il  donna  le  nom  de .  Chaumont.  Pendant 
((  son  absence.  M"""*  de  Staël,  liée  avec  lui  et  avec  sa  famille  par  des 
c  relations  d'affaires  et,  d'amitié,  vint  s'installer  à  Chaumont  alors 
«  que,  poursuivie  par  le  despotisme  ombrageux  de  Napoléon,  elle 
«  reçut  Tordre  de  quitter  Paris.  L'illustre  exilée  ne  tarda  pas  à  être 
«  entourée  dans  sa  retraite  d'une  petite  cour  d'amis  et  d'admira- 
€  teurs  où  brillaient  au  premier  rang  Benjamin  Constant,  Prosper 
«  de  Barante,  les  comtes  de  Sabran  et  de  Salaberry,  le  duc  Mathieu 
tt  de  Montmorency,  et  cette  charmante  M°^*  Récamier,  qui  apprit  d^ 
tt  l'auteur  de  Corinne  l'art  de  présider  à  un  salon  et  d'y  réunir  les 
«  hommes  les  plus  opposés  d'esprit  et  d'opinion.  Mais  quels  que 
«  fussent  les  agréments  qu'elle  trouva  dans  le  séjour  de  Chaumont, 
«  M"»*  de  Staël  regrettait  toujours  Paris.  Un  jour'  que  Benjamin 
«  Constant  lui  faisait  admirer  le  magnifique  panorama  qui  se  dé- 
((  roule  au  pied  du  château  :  «  J'aime  mieux,  lui  dit-elle,  le  ruis- 
«  seau  d'eau  noire  et  bourbeuse  que  je  voyais  à  Paris  couler  sous 
"K  mes  fenêtres  que  cette  Loire  avec  ses  ondes  claires  el  limpides.  » 

Touchard-Lafosse,  dans  son  ouvrage  La  Loire  historique  (t.  3, 
pages  809  et  suivantes,  édition  de  i843)^  raconte  d'une  façon  assez 
piquante  l'arrivée  de  M*"'  de  Staël  à  Chaumont  : 

u  Au  moment  de* la  Révolution,  dit-il,  la  terre  de  Chaumont 
«  appartenait  à  M.  Le  Ray,  qui  en  avait  joint  le  nom  au  sien.  Ce 
«  gentilhomme  a  laissé  dans  le  pays  le  souvenir  le  plus  honorable 
a  de  ses  bontés  et  de  sa  bienfaisance,  a  Tous  ses  vassaux  sont  à 
c  leur  aise,  écrivait  Foumier  en  1786,  et  bénissent  tous  les  jours 
«  le  seigneur  sous  lequel  ils  ont  le  bonheur  de  vivre.  » 

«  Durant  les  jours  où  toute  noble  tête  était  menacée,  M.  Le  Ray 


-jpfKirr'  î'  r 


ET  LE  RAY  DU  FUMET  21b 

((  se  fit  industrie],  il  donna  de  l'extension  à  une  faïencerie  et  à 
«  une  poterie  qu'il  avait  fondées  précédemment  et  qui  existaient 
«  encore  en  1811. 

«  Vers  1808,  et  tandis  que  M.  Le  Ray  était  aux  Etats-Unis  d'A- 
ce mérique,  le  château  de  Ghaumont  reçut  une  hôtesse  illustre  ;  la 
tt  manière  dont  elle  y  fut  introduite  est  assez  curieuse  pour  être 
•  citée. 

«  H""*  la  baronne  de  Staël  ne  fut  pas  toujours  l'ennemie  de  Na- 
«  poléon,  loin  de  là.  M.  le  comte  de  Nacbonne,  qui  avait  bien 
«  quelque  expérience  des  excentricités  poétiques  de  l'auteur  de 
«  Corinne,  nous  disait  un  jour  à  Moscou  :  L'admiration  que  le 
u  grand  homme  inspirait  à  cette  dame  était  si  expansive  au  début 
«  de  sa  glorieuse  carrière,  qu'il  en  vint  à  redouter  les  invasions  de 
«  sa  tendresse  beaucoup  plus  que  les  attaques  de  Wurmser  et 
«  d'Alvinzy.  »  M"*  de  Staël  avait  porté  un  sceptre  orné  de  myrtes  et* 
«  de  roses  sous  la  monarchie  constitutionnelle  de  Louis  XVI, 
«<  sous  le  Directoire  exécutif.  A  ces  deux  époques,  des  guerriers, 
«  des  hommes  d'Etat,  des  publicistes,  des  représentants  de  la  na- 
«  tion,  avaient  pris  *  à  son  petit  lever^  quelquefois  auparavant,  le 
«  mot  d'ordre  de  leur  conduite  politique  ;  elle  se  flatta  un  moment 
«  que  Napoléon  agirait  de  même.  Il  fallut  renoncer  à  cet  espoir  ; 
«  alors  la  fille  de  Necker  devint  hostile  au  premier  consul,  à  l'em- 
"  pereur;  elle  se  fit  exiler  à  une  certaine  distance  de  Paris,  puis 
«  hors  de  France. 

u  Revenue  d'un  premier  exil  et  roulant  en  poste  sur  la  levée  qui 
u  borne  la  rive  droite  de  la  Loire,  elle  fit  arrêter  son  postillon 
«  pour  admirer  le  château  de  Ghaumont^  masse  imposante  qui,  se 
«  détachant  sur  un  massif  de  verdure,  attirait  le  regard  et  corn- 
«  mande  la  rêverie  à  l'esprit. 

«  —  Postillon,  voilà  un  superbe  château. 

M  —  C'est  ben  vrai  tout  de  même,  madame. 

«  —  A  qui  appartient-il? 

tt^  AM.  Le  Ray  de  Ghaumont...  un  ci-devant,  mais  bon 
«  comme  le  bon  pain,  le  bienfaiteur  du  pays,  quoi. 

((  —  Postillon,  mon  voyage  est  fini  pour  le  moment. 

«  —  Je  croyais  que  madame  allait  à  Tours  et  nous  ne  sommes 
(  qu'à  Onzain. 


206  NOTES  SUR  LES  FAMILLES  Lt:  R.VY  DE  LA  CLARTAIS 

r 

«  —  J'ai  changé  d'avis. 

«  A  ces  mots,  M**  de  Staël  sauta  de  sa  chaise  de  poste,  la  fit  re- 
c  miser  dans  une  maison  voisine,  demanda  un  hatelet,  se  fit  passer 
«  à  Ghaumont  et  se  rendit  directement  au  château. 

((  Nous  avons  dit  que  le  propriétaire  de  ce  heau  domaine  était 
«  alors  aux  Etats-Unis  ;  la  noble  aventurière  s'adressa  au  régisseur 
c  ({ui«  si  nos  renseignemmts  sont  exacts,  était  le  maire  actuel  de 
i<  la  commune. 

—  «  Monsieur ,  le  château  de  Ghaumont  est  un  monument 
a  magnifique  et  sa  situation  est  ravissante. 

«  —  Madame,  c'est  l'opinion  de  tous  ceux  qui  l'ont  visité . 

«  —  Us  ont  dû  vous  exprimer  leur  admiration  ;  moi  je  viens 
(c  vous  prouver  la  mienne  ;  je  m'établis  au  château. 

«  —  Madame  ma  tait  l'honneur  de  me  dire . . . . , 

«  —  Que  je  m'établis  au  château. 

«  —  Madame  est  ime  parente  de  M.  Le  Ray  ? 

«  —  Non,  monsieur. 

((  —  Une  amie  de  sa  famille,  sans  doute  ? 

«  —  Pas  davantage  ;  je  n'ai  même  jamais  eu  J 'honneur  de  ren- 
a  contrer  M.  Le  Ray  dans  le  monde...  Mais  on  me  nomme  la  bâ- 
ti ronne  de  Staël...  et  je  suis  la  fille  de  Necker. 

«  —  Oh  !  Madame,  fit  l'intendant,  qui  n'avait  point  oublié  celui 
((  que  le  cardinal  de  Loménie  nommait  l'honmie  de  l'opinion... 

«  Or,  M"^*  de  Staël,  ayant  pris  ce  oh  !  pour  un  témoignage  d'as- 
((  sentiment,  s'avança  dans  les  appartements,  ouvrit  les  persiennes 
(f  des  croisées  donnant  sur  le  cours  de  la  Loire,  et,  s'étant  arrêtée 
«  dans  une  chambre  qui  lui  convenait^  elle  reprit  :  Je  serai  bien  ici. 

«  —  Mais,  Madame;  c'est  l'appartement  de  M.  Le  Ray,  et  nous 
«  l'attendons. 

«  —  Je  le  lui  rendrai  à  son  arrivée,  si,  contre  mon  attente,  il 
0  n'était  pas  assez  galant  pour  me  le  laisser...  Mais  c'est  peu  pro- 
c  bable,  ajouta  la  baronne  en  redressant  sa  coiffure  devant  une 
('  glace. 

u  Que  pouvait  faire  l'intendant?  On  n'envoie  pas  chercher  les 
«  gendarmes  pour  chasser  de  vive  force  la  fille  d'un  grand  nû- 
«  nistre,  la  femme  d'un  ancien  ambassadeur  qui  s'appelait  ilfa^/iii^. 


-...  AT^rii^--    > 


ET  LB  RAY  DU  FUMET  207 

«  Il  autorisa  le  séjour  plus  que  militaire  de  M""**  de  Staël  et  fut 
«  approuvé  au  retour  par  son  patron.  Si^'  la  noble  exilée  se  fût 
«  bornée  à  s'abandonner  aux  plus  doux  penchants  de  son  cœur, 
('  si  elle  n'eût  écrit  de  Chaumont  que  des  protestations  de  tendre 
«  attachement  au  tribun  Benjamin  Constant,  il  est  probable  que 
a  le  duc  de  Rovigo,  ministre  de  la  police,  eût  fait  semblant  d'où- 
«  blier  cette  dame  aux  bords  de  la  Loire.  Mais  elle  s^efiorça  de  re- 
a  nouer  le  fil  rompu  de  ses  intrigues  politiques  ;  ses  amis  vinrent 
«  la  voir  à  Chaumont  ;  leur  affluence  fut  grande  et  incessante.  On 
«  vit  presque  se  renouveler  à  cette  époque,  sur  la  rive  gauche  de 
«  notre  grand  fleuve,  la  cour  voyageuse  qui,  durant  le  siècle  pré- 
ft  cèdent,  visitait  le  duc  de  Ghoiseul  exilé  à  Chanteloup.  L*empe- 
«  reur  apprit  qu'on  délibérait  hostilement  dans  le  vieux  manoir 
«  des  sires  d'Amboise  ;  M""*^  de  Staël  dut  s'en  éloigner  et  se  fixer 
«  un  moment  chez  M.  de  Salaberry  au  petit  château  de  Fossé.  Par 
«  un  mode  de  transmission  qui  nous  est  inconnu,  Chaumont 
«  passa  delà  famille  Le  Ray  dans  celle  de  M.  d'Etchegoyen.  » 

Quand  le  fils  de  Madame  de  Staël  édita  les  Œuvres  complètes  de 
sa  mère,  en  183 1,  il  mit  en  tête  de  Touvrage  qui  a  pour  titre  Dix 
années  (texil,  un  avertissement  où  il  expose  les  faits  d'une  autre 
manière  : 

«  Elle  alla,  dit-il,  s'établir  près  de  Blois  dans  le  vieux  château  de 
((  Ghaumont-sur-Loireque  le  cardinal  d'Amboise,  Diane  de  Poitiers, 
>  Catherine  de  Médicis  et  Nostradamus  ont  jadis  habité.  Le  pro- 
c  priétaire  actuel  de  ce  séjour  romantique,  M.  Le  Ray,  avec  qui  mes 
a  parents  étaient  liés  par  des  relations  d'affaires  et  d'amitié^  était 
a  alors  en  Amérique.  Mais,  tandis  que  nous  occupions  son  châ- 
«  teau,  il  revint  des  Etats-Unis  avec  sa  famille,  et  quoiqu'il  voulût 
«  bien  nous  engager  à  rester  chez  lui,  plus  il  nous  en  pressait 
«  avec  politesse,  plus  nous  étions  tourmentée  de  la  crainte  de  le 
((  gêner.  M.  de  Salaberry  nous  tira  de  cet  embarras  avec  la  plus 
«  aimable  obligeance  en  mettant  à  notre  disposition  sa  terre  de 
«  Fossé.  >> 

Dans  le  Nobiliaire  et  Armoriai  de  Bretagne  par  M.  Pol  de  Gourcy 
(a"**  édition  1862,  tome  a"',  page  3a4),  on  trouve  sur  la  famille 
Le  Ray  l'article  suivant  : 


•^rr.l 


%08  NOTES  SUR  LES  FAMILLES  LE  RAY  DE  LA  CLARTAIS 

«  Ray  (Le),  sieur  de  la  Raine,  paroisse  du  Pont-Sain t-Hartin,  ^ 
«  des  Rambergères,  paroisse  de  Saînte-Pazanne,  —  de  la  Glartais,  — 
«  de  Chaumont-sur-Loire,  —  de  Saint-Même»  paroisse  de  ce  nom. 
«  D'argent  au  chevron  de  gueules,  accompagné  de  deux  étoUes  de 
((  sable  en  chef  et  d'une  raie  dans  une  mer  de  même  en  pointe. 

a  Deux  secrétaires  du  roi  en  1735  et  1783,  un  grand  maître  des 
c  eaux  et  forêts  de  Blois  en  1766. 

«  Un  membre  de  cette  famille  a  été  substitué  de  nos  jours  au 
((  nom  et  armes  de  Valory.  » 

Maintenant  comment  l'amiral  Théodore  Le  Ray^  dont  la  statue 
orne  les  quais  de  Pomic,  se  rattachait-il  aux  Le  Ray  de  la  Glartais 
et  du  Fumet  ? 

Voici  son  acte  de  naissance  : 

c(  Extait  des  registres  des  naissances  de  la  ville  de  Brest,  dépar- 
«  tement  du  Finistère  pour  Tan  quatre  (1796)  f*  46  v*.  Du  vingt- 
ci  troisième  jour  du  mois  de  brumaire,  l'an  quatre  ou  mil  sept 
«  cent  quatre-vingt-quinze  (quatorze  novembre),  à  quatre  heures 
«  du  soir^  est  comparu  en  la  maison  commune  de  Brest  par  devant 
«  moi  Joseph-Marie  Sorio,  officier  public,  Julien  Le  Ray,  capitaine 
c  de  vaisseau,  domicilié  sur  cette  commune,  première  section, 
«  assisté  de  André  DurviUe,  ex-accusateur  militaire,  domidlié  pre- 
€  mière  section^  et  Julien  Martinière,  commerçant,  domicilié  sus  dite 
«  section,  lequel  m'a  déclaré  que  Jeanne  Le  Ray,  son  épouse  en 
<i  légitime  mariage,  est  accouchée  ce  jour,  à  quatre  heures  du  matin, 
«  en  son  domicile,  d'un  enfant  mftle  auquel  ont  été  donnés  les 
«  prénoms  Théodore-Constant  ;  d'après  cette  déclaration  et  la  pré- 
«  sentatîon  de  l'enfant,  j'ai,  en  vertu  des  pouvoirs  qui  me  sont 
«  délégués,  rédigé  le  présent  acte  que  le  père  et  les  témoins  ont 
«  signé  avec  moi. 

'  «  Constaté  suivant  la  loi  par  nous  Joseph-Marie  Sorio,  adjoint 
«  faisant  les  fonctions  d'officier  public  de  Tétat  civil  soussigné, 
«  après  lecture  donnée.  Signé  :  Le  Ray,  Durville,  Martinière  et 
«  Sorio.  » 

Ainsi  Tamiral  Théodore  Le  Ray  était  fils  de  Julien  Le  Ray  et  de 
Jeanne  Le  Ray,  qui  s'étaient  mariés  à  Pornic  le  17  octobre  1786. 
Jeanne  Le  Ray  avait  pour  père  Honoré  Le  Ray,  capitaine  de  na- 


^  < 


ET  LE  RAY  DU  FOMET  20a 

vire  à  Pomic,  frère  de  Jean  Le  Ray  et  de  Marie-Anne  Le  Ray- 
Hilleret  ma  bisaïeule.  Sa  mère  se  nommait  Jeanne  Guichard* 

On  a  vu  que  Jean  Le  Ray  maria  sa  fille  Marie- Anne  à  Alexandre- 
Emmanuel  Perrin  de  la  GourbejoUière,  le  27  avril  1779,  et  qu'au 
contrat  signèrent  plusieurs  membres  de  la  famille  Le  Ray  du 
Fumet,  ce  qui  indique  une  parenté  entre  cette  famille  et  Jean  Le 
Ray,  dont  l'autre  gendre  Augustin  Gharet,  depuis  son  mariage, 
se  faisait  appeler  Gharet  de  la  Glartais. 

Julien  Le  Ray,  père  de  Tamiral  Théodore,  était  fils  de  <  noble 
homme  Pierre  Le  Ray  de  la  Rochandière'  » ,  capitaine  de  navire,  et 
de  Renée  Daviau. 

U  parait  que  Julien  Le  Ray,  capitaine  de  vaisseau  au  moment  de 
la  naissance  de  son  fils  Théodore  (1795)^  devint  plus  tard  contre* 
amiral,  car  je  lis  dans  un  article  de  M.  Emile  de  la  Bédollière,  pu- 
blié par  le  journal  Le  Siècle  et  reproduit  par  le  Courrier  de  Nantes 
du  jeudi  6  septembre  i855,  à  l'occasion  de  Tinauguration  de  la 
statue,  œuvre  du  sculpteur  Âmédée  Hénard  :  «  G'était  un  homme 
«  digne  des  honneurs  posthumes  que  Théodore-Gonstant  Le  Ray, 
(c  qui,  fils  du  contre-amiral  Le  Ray,  suivit  si  noblement  les  traces 
<  de  son  père. 

tt  Mousse  en  i8o4,  à  Tàge  de  neuf  ans,  aspirant  de  marine  en 
«  i8ia,  lieutenant  de  vaisseau  en  i8a3,  Théodore-Gonstant  Le  Ray 
«  fut  pendant  la  campagne  de  la  Grèce  chef  d'état-major  de  l'ami- 
«  rai  de  Rigny  et  y  fit  preuve  d'une  haute  capacité  comme  militaire 
«  et  comme  marin.  Gapitaine  de  frégate  après  cette  guerre^  il  fut 
«  chargé  de  missions  diplomatiques  importantes.   U  conquit  le 
«  grade  de  contre-amiral  en  contribuant  à  la  prise  de  Bougie, 
«  en  montant  un  des  premiers  sur  les  remparts  de  Vera-Gruz, 
a  en  bloquant  Tunis  à  la  tète  d'une  division  navale.  L*amiral 
«  Le  Ray  avait  été  envoyé  à  la  Ghambre*  de   i836  par  le  collège 
«  électoral  de  Paimbœuf,  et  il  fut  réélu  &  la  presque  unanimité 
«  en  i84i  et  i842.  Deux  fois  meniibre  du  Gonseil  général  de  la 
«  Loire-Inférieure,  il  y  soutint  les  intérêts  du  département  avec 

*  La  Rochandière  est  une  terre  située   dans  la  paroisse  de  Sainte-Marie,  près 
Pomic. 

Tome  ix.  —  Mars  iSqS.  i4 


1 


210  NOTES  SLU  LES  FAMILLES  LE  RAY  DE  LA  CLARTAIS 

«  le  même  zèle  qu'il  avait  apporté  aux  affaires  publiques.   Ainsi 
«  la  marine,  la  guerre,  la  négociation,  l'administration,  les  travaux 

r 

«  législatifs   occupèrent    cette  existence  qui,  commencée  le    i3 
t(  novembre   1796,  s'ëteignil  prématurément  le  a3  avril  18Â9.  ^ 

Tbéodore  Le  Ray,  qui  avait  échoué  aux  élections  législatives  de 
i846,  était  sur  le  point  d'obtenir  un  siège  à  la  Chambre  des  Pairs 
quand  éclata  la  Révolution  de  i848.  On  peut  lire  à  ce  sujet  une 
lettre  qu'il  écrivait  de  Paimbœuf  le  4  août  i846.à  H.  Guizot,  mi- 
nistre des  afTaîres  étrangères,  dans  la  Revue  rétrospective  qui  parut 
peu  après  cette  Révolution. 

Il  avait  épousé  M'^*  de  Roussy,  sœur  d'un  conseiller  dTtat,  di- 
recteur général  de  la  comptabilité  publique  ;  elle  devint  sous  l'Em- 
pire surintendante  des  maisons  de  la  Légion  d'honneur. 

Le  musée  de  Nantes  possède  le  portrait  de  l'amiral  Le  Ray  par 
Alexis  Pérignon,  et  la  Biographie  bretonne  de  Levot  contient  sur  lui 
une  notice  exacte,  mais  incomplète.  Dans  V Illustration  du  2  juin 
1849  ^^  trouve  aussi  son  portrait  avec  une  biographie  composée  de 
notes  écrites  par  lui-même  quelque  temps  avant  sa  mort.  Le  même 
journal,  lors  de  l'inauguration  de  sa  statue  à  Pornic,  qui  eut  lieu  le 
19  août  i855,  publia  une  gravure  représentant  la  fête,  mais  accom- 
pagnée d'indications  erronées. 

L'amiral  Le  Ray  aimait  beaucoup  le  pays  de  Retz  d'où  sa  famille 
était  originaire,  et  il  y  avait  une  maison  de  campagne  nommée 
Ghanteloup,  dans  la  commune  de  Saint-Michel-Ghef«Chef.  Il  y 
passait  l'été  depuis  qu'il  avait  renoncé  à  la  marine  pour  se  con- 
sacrer à  la  politique.  Son  petit-fiis,  M.  Le  Ray  d'Etiolles,  a  vendu 
cette  terre  récemment. 

M.  Emile  Maillard  d'Ancenis,  dans  son  livre  intitulé  Nantes  et 
le  département  au  XIX*  siècle,  page  91,  dit  que  l'amiral  Théodore 
Le  Ray  avait  pour  frère  le  poète  Antoine  Le  Ray,  né  à  Nantes  le 
16  mai  1800.  Guépin,  dans  son  Histoire  de  Nantes  (page  576)  et 
F.  Piet,  dans  ses  Mémoires  sur  la  vie  et  les  ouvrages  d'Edouard 
Richer  (pages  296  et  suivantes  du  tome  i*'  des  Œuvres  littéraires 
d'Edouard  Richer),  en  parlent  comme  d'un  jeune  homme  très  dis. 
tingué,  et  ses  amis  lui  firent  élever  en  1829,  ^^  cimetière  de  Misé- 
ricorde, à  Nantes,  un  tombeau  monumental  terminé  par  une  py- 


e  urne  de  bronte 
Antoine  Le  Ray 
l'avait  que  deux 
[787,  et  Adélaïde 
I9,  et  dont  mon 
i  s'est  mariée  au 


îkt,  à  dis  heures 
officier  de  l'état 
lier  de  la  Légion 
nt,  cirier,  âgé  de 
Te- François  Gai- 
urant  rue  Clavu- 
beures  du  soir,  le 
e  vingt-neuf  ans, 
Ray  et  de  dame 
de  sa  mère,  sise 
ts  ont  signé  avec 
au  registre  :  Gai- 

anne  Monier,  ne 
lay,  fils  de  Julien 
1  cousin,  comme 
1  père  de  l'amiral 
:t  le  i3  décembre 
li. 

généalogies  com- 
nsîdérables  sens 
:  des  souvenlrB 
paru  mériter  nn 

le  de  Pomic,  en 
onzée  de  l'amiral 
sur  son  épée,  en 
lay,  aujourd'hui 


CONTES  DE  LA  HAUTE-BRETAGNE 


II 


LE  DIABLE  ET  SES  HOTES 


I 


MADEMOISELLE  LA  NOIRE 

Il  y  avait  une  fois  un  quartier-maitre  qui  était  fort  à  son  aise  : 
il  n'avait  qu'un  fils,  et  quand  il  fut  obligé  de  s'embarquer  pour  le 
service^  il  lui  dit  :  —  Je  te  laisse  le  maître  à  la  maison,  fais  bien 
attention  à  ne  pas  dépenser  mal  à  propos  Targent  que  j'ai  eu 
tant  de  peine  à  gagner. 

Le  fils  du  quartier-maître  promit  à  son  père  d'être  ménager,  et 
il  tint  d'aboixl  sa  parole  ;  mais  un  jour  qu'il  s'ennuyait,  il  rencontra 
un  homme  qui  lui  proposa  de  faire  une  partiede  cartes.  Us  jouèrent 
d'abord  de  petites  sommes  que  le  jeune  homme  gagna,  puis  ils 
s'échanflèrent,  firent  des  enjeux  plus  gros,  et  comme  la  chance 
avait  tourné,  il  perdit  tout  l'argent  de  son  père,  et  fut  réduit  à  de- 
niander  la  charité  pour  vivre. 

Un  jour  il  rencontra  un  monsieur  qui  lui  dit  : 

—  Qu'as^u  à  être  triste  ? 

—  J'ai  joué  aux  cartes  et  j'ai  perdu  :  toute  la  fortune  de  mon 
père  y  a  passé,  et  il  me  grondera  bien  fort  quand  il  sera  de  retour. 


1\'t  CONTES  DE  L\  HAUTE-BRETAGNE 

—  Si  tu  veux,  dit  le  monsieur,  venir  avec  moi  pour  un  an  et 
un  jour,  je  vais  te  la  rendre. 

—  J'y  consens,  répondit  le  jeune  homme, 

—  Eh  bien,  dit  l'homme  enlui  remettant  une  bourse  bien  garnie, 
dans  un  an  et  un  jour,  tu  viendras  me  chercher  à  la  Montagne  verte. 


• 


Quand  le  quartier -maître  fut  de  retour,  il  trouva  sa  fortune 
intacte,  et  il  dit  à  son  fils  : 

—  Tu  f  es  bien  conduit,  et  tu  n'as  guère  dépensé. 

—  C'est,  répondit  le  fils,  que  j'avais  du  chagrin  de  ne  plus  te* 
voir.  Mais  j'ai  promis  à  un  monsieur  d'aller  passer  avec  lui  un  an 
et  un  jour. 

—  Vas  y,  puisque  tu  as  promis,  répondit  son  père. 

Le  jeune  homme  se  mit  en  route  :  le  voilà  parti  loin,  bien  loin. 
Quand  il  eut  beaucoup  marché,  il  rencontra  une  vieille  bonne 
femme  et  lui  dit  : 

—  Savez-vous,  où  est  la  Montagne  verte  ? 

—  Oui,  répondit  la  vieille,  c'est  sur  elle  qu'est  la^maison  de 
Tribe-le-Diable  et  elle  est  à  six  cents  lieues  d'ici. 

Il  marcha  encore,  et,  après  plusieurs  jours  de  roule,  il  fit  encore 
la  rencontre  d'une  vieille  femme,  à  laquelle  il  demanda  s'il  était 
éloigné  de  la  maison  de  Tribe-le-Diable. 

—  Elle  est  à  quatre  cents  lieues  d'ici,  répondit  la  vieille. 

A  force  de  marcher,  le  jeune  garçon  fit  beaucoup  de  chemin,  «t 
arriva  à  la  maison  du  diable  qui  lui  dit  : 

—  Te  voOà,  mon  garçon  :  si  tu  accomplis  les  trois  épreuves  que 
je  vais  te  donner,  tu  auras  une  de  mes  filles  en  mariage  ;  mais  si 
lu  n*en  viens  pas  à  bout,  tu  seras  tué.  .    .  . 

—  Quels  sont  ces  travaux  P  demanda  le  jeune  homme. 
Tribe-le-Diable  mit  un  coq  dans  le  haut  d'un  arbre  : 

—  Voilà,  dit-il,  un  coq  qu'il  faut  que  tu  altrappes  ^ns  te  servir 
de  gaule,  ni  de  fusil,  et  «aps  grimper  après  l'arbre,  mais  tu  pourras 
te  servir  de  l'échelle  qui  est  posée"  à  terre, 


CONTES  DE  LA  UAUTE-BRETAGN^  215 

V 

Le  jeune  garçon  était  bien  embarrassé,  car  l'échelle  était  toute 
petite  et  n'arrivait  pas  au  tiers  de  la  hauteur,  et  il  se  mit  à  réfléchir 
sans  pouvoir  découvrir  le  moyen  de  venir  à  bout  de  cette  entreprise 
difficile.  Une  des  fliles  du  diable,  qui  se  nommait  la  Noire,  vint  le 
voir,  et  lui  dit  : 

—  Quelle  est  l'épreuve  que  mon  père  vous  a  imposée  1^ 

—  Il  m'a  ordonné  de  prendre  le  coq  qui  est  dans  le  haut  de  cet 
aibre^  sans  monter  à  l'arbre,  et  sans  me  servir  de  fusil. 

—  Tu  vas,  dit  la  Noire,  me  tirer  tous  mes  os,  et  les  mettre  les  uns 
sur  les  autres  ;  ainsi  tu  arriveras  au  haut  et  avec  uq  bâton  tu  frap- 
peras le  coq  ;  il  faudra  que  tu  aies  bien  soin  de  ramasser  ensuite 
tous  mes  os. 

Le  jeune  homme  fit  ce  que  la  demoiselle  lui  avait  ordonné,  et  il 
attrapa  le  coq,  mais  oublia  de  ramasser  un  des  doigts  de  pied  qui 
fut  perdu. 

—  C'est  bien,  lui  dit  Tribe- le- Diable,  tu  as  encore  deux  autres 
choses  à  faire  :  pour  commencer  tu  vas  planter  une  épingle  dans  le 
tronc  d'un  chéne^  et  tu  seras  à  plus  de  trente  pas  de  l'arbre. 

Voilà  le  garçon  bien  embarrassé.  La  Noire  vint  encore  à  son 
secours  : 

—  Je  vais,  dît-elle^  te  donner  un  pistolet  ;  tu  feras  entrer 
répingledans  un  de  mes  os,  tu  mettras  l'os  dans  le  pistolet,  et  en 
tirant  tu  atteindras  l'arbre. 

—  Maintenant,  lui  dit  le  diable  quand  il  vit  l'épingle  piquée 
dans  l'arbre,  il  faut  que  tu  attrapes  un  louis  d'or  qui  est  dans 
le  haut  d'un  chêne,  et  quand  tu  l'auras,  tu  t'envoleras. 

La  fille  dit  au  fils  du  quartier-maitre  : 

—  Tu  vas  prendre  mes  os  et  les  mettre  bout  à  bout,  et,  quand, 
tu  auras  pris  le  louis  d'or,  tu  te  tiendras  sur  mes  os^  et  tu  t'envo- 
leras avec. 

Lorsque  la  troisième  épreuve  eut  été  accomplie,  la  Noire  dit  au 
fils  du  quartier-mailre. 

—  Rends-moi  tous  mes  os,  et  fais  bien  attention  à  n'en  perdre 
aucun. 

Il  les  ramassa  tous,  mais  il  eut  beau  chercher,  il  ne  put  trouver 
le  petit  doigt  de  pied. 


Le  diable,  voyant  que  les  épreuves  était  accomidiea,  banda  les 
yeux  au  jeune  homme  et  lui  dit  de  choisir  enta«  ses  deux  filles  qui 
étaient  habillées  pareillement  et  avaient  la  figura  voilée.  1«  garçon 
leur  tàta  les  pieds,  et  il  choisit  celle  i  qui  manquait  un  doigt . 


Cependant  la  Noire  dit  à  son  mari  : 

—  U  nous  faut  partir  ;  car  mon  père  et  ma  mère  vont  vouloir  te 
tuer  parce  que  c'était  ma  soeur  qu'ils  voulaient  te  donner. 

lisse  mirent  en  route,  et  la  femme  dudiable  alla  à  leur  poursoite. 
Quand  la  fille  vit  paraître  de  loin  sa  mère,  elle  dit  : 

—  Que  je  sois  changée  en  église,  et  toi  en  prêtre. 
La  Temme  du  diable  entra  daas  l'église,  et  dit  : 

—  Vous  n'auriez  point  vu  passer  par  ici  M'"  la  Noire  avec   un 
jeune  homme  ? 

—  Dominus  vobiscum,  répondit  le  prêtre. 
-  La  femme  du  diable  retouraa  à  son  mari  : 

—  Les  as-tu  vus  ?  demanda-t-il. 

—  Non,  je  n'ai  rien  vu  qu'une  église  et  un  prêtre  à  l'auld. 

—  C'étaient  eux,  dit  le  diable  ;  retourne  les  chercher. 
Cependant  la  Noire  avait  repris  sa  lorme  naturelle,  «on  mari 

aussi,  et  tout  en  fuyant  elle  lui  disait  : 

—  Regarde  bien  ;  ne  vois-tu  rien  ? 

—  Si,  j'aperçois  une  grosse  fumée. 

—  C'est  le  diable  ou  sa  femme  ;  je  vais  me  changer  en  caue  et 
loi  en  canard,  et  nous  allons  barboter  dans  le  ruisseau. 

Quand  la  femme  du  diable  arriva  au  ruisseau,  elle  dit  :   . 

—  Vous  n'avez  pas  vu  par  ici  M"*  la  Noire  et  sou  mari  î 

—  Quand  !  quand  I  quand  !  répondirent  les  canards. 
La  femme  retourna  1  iàa  mari,  et  lui  dit  : 

—  Je  n'ai  encore  rien  vu,  qu'un  canard  et  une  cane. 

—  C'étaient  eux,  dit  le  diable  ;  retourne  à  leur  poursuite. 

La  Noire  et  son  mari  avaient  repris  leur  première  forme  ;  elle  dit 
à  son  mari  tout  en  fuyant  : 


f    * 


CONTES  DE  LA  HAUTE-BRETAGNE  217 

—  Regarde  bien  ;  que  vois -tu  ? 

—  Un  nuage  de  poussière. 

—  Eh  bien  I  je  vais  me  chauger  en  maison,  et  toi  en  maçon  ^ 
tu  vas  me  couvrir  de  mortier. 

—  Maçon,  n'avez-vous  point  vu  M"*  la  Noire  et  son  mari? 

—  Donnez-moi  du  mortier,  répondit  le  maçon. 

—  Les  avez-YOUs  vus  ? 

—  Je  suis  à  travailler  ;  au  lieu  de  me  parler,  donnez-moi  du 
mortier*    . 

Elle  revint  trouver  le  diable  et  lui  dit  : 

—  Je  n'ai  rien  vu  qu'une  maison  en  construction,  et  un  maçon 
qui  demandait  du  mortier. 

—  C'étaient  eux,dit  le  diable;  retourne  et  tâche  d'être  plus  fine. 

—  Regarde  bien,  disait  la  Noire  à  son  mari  en  fuyant  ;  ne  vois- 
tu  rien  ? 

—  Si,  je  vois  une  grosse  poussière. 

—  Je  vais  me  changer  en  poule  et  toi  en  coq. 

—  N'avez-vous  point  vu  M'^*  la  Noire  et  son  mari  P  leur  demanda 
la  femme  du  diable  ? 

—  Cocolico  I  répondit  le  coq. 

La  fenmie  retourna  et  dit  à  son  mari  : 

—  Je  n'ai  rien  vu,  qu'une  poule  et  un  coq. 

—  C'étaient  eux,  dit  le  diable  :  es-tu  sotte  I  retourne  bien  vite. 
Elle  courut,  et  la  Noire  et  son  mari  fuyaient  : 

—  Regarde  bien,  continua  la  Noire,  ne  vois-tu  rien  venir  ? 

—  Si,  je  vois  un  gros  tourbillon. 

—  Je  vais  me  changer  en  ourse  et  toi  en  lion,  dit«elle. 
Quand  la  femme  du  diable  arriva,  elle  dit  : 

—  Vous  n'avez  point  vu  M^^*  la  Noire  et  son  mari  ? 

—  Dans  mon  ventre,  s'écria  l'ourse  ;  elle  et  le  lion  se  jetèrent  sur 
la  fenmie  du  diable  et  la  dévorèrent,  et  je  pense  qu'ils  se  sont 
sauvés. 

(Conté  en  1880  par  François  Marquer,  de  Saint-Cast,  mousse  âgé 
de  iU  ans.) 


218  COMTES  DE  LA  HAUTE-BRETAGNE 


II 


LA  FILLE  DU  DIABLE 

Il  était  une  fois  un  garçon  qui  allait  voir  les  filles  ;  un  jour 
il  rencontra  8ur  sa  route  un  crapaud  qui  lui  barrait  le  passage 
et  qui  ne  se  dérangeait  pas  ;  il  entra  dans  le  champ  et  vit  devant 
lui  une  châsse  (bière)  ;  il  se  détourna  encore,  et  sur  le  nouveaa 
sentier  qu'il  prit  se  montra  un  corps  mort  qui  se  tournait  toujours 
devant  lui  quand  il  voulait  marcher.  Il  revint  sur  ses  pas  et  raconta 
à  sa  mère  ce  qu'il  avait  vu  ;  elle  lui  conseilla  d'aller  à  confesse  ;  le 
prêtre  lui  dit  : 

—  Tu  as  bien  fait  de  ne  pas  essayer  de  passer  ;  car  fuserais  mort. 
Malgré  que  le  garçon  eût  eu  grand  peur,  il   retourna  voir  les 

filles  ;  dès  qu'il  fut  sorti  de  chez  lui,  le  crapaud  s'élança  sur  ses  pas 
et  il  le  suivait  toigaurs  ;  au  bout  de  quelque  temps  il  se  transforma 
en  chien,  puis  le  chien  devint  un  singe  et  le  singe  un  homme  qui 
se  mit  à  marcher  auprès  de  lui  et  lui  dit  : 

—  Pourquoi  vas-tu  voir  les  filles  dans  cette  maison  ?  Il  ne  faut 
pas  y  retourner;  viens  plutôt  avec  moi  faire  une  partie  de  cartes. 

Le  garçon  suivit  l'homme  et  ils  jouèrent  ensemble;  mais  l'homme, 
qui  était  le  diable  gagnait  toujours,  et  il  finit  par  lui  enlever  tout  ce 
qu'il  possédait,  et  même  une  somme  si  forte  que  jamais  le  garçon 
n'aurait  pu  la  payer. 

Comme  il  se  désolait,  le  diable  lui  dit  : 

—  Je  ne  te  demande  rien,  et  si  dans  trois  mois  tu  v«ttx  venir  me 
voir,  je  te  donnerai  autant  d'argent  que  tu  pourras  en  emporter. 

Au  bout  de  trois  mois  le  garçon  alla  à  l'endroit  que  la  diable  lui 
avait  indiqué. 

^^  Vous  voilà,  dit  le  diable^  je  vois  que  vous  êtes  de  parole  ; 
mais  avant  d'emporter  l'argent  et  de  sortir  d'ici,  0  vous  faut 
éteindre  le  feu  de  ce  brasier  avec  cette  baguette. 

Il  laissa  auprès  du  brasier  le  pauvre  garçon  qui  se  désolait. 


CONTES  DE  LA  HAUTE-BRETAGNE  219 

La  fille  du  diable  vint  le  voir  et  lui  dit  : 
~  Pourquoi  restez-vous  là  à  rien  taire  ? 

—  C'est,  répondit-il,  que  je  ne  sais  comment  m'y  prendre  pour 
éteindre  ce  brasier  avec  cette  gaule. 

—  Ah  !  malheureux,  lui  dit-elle  ;  si  vous  ne  le  faites  pas,  mon 
père  va  vous  tuer.  Mais  je  vais  vous  aider  ;  vous  allez  me  saigner, 
Youfl  creuserez  le  bout  de  votre  baguette  et  avec  mon  sang  que 
vous  mettrez  dedans  vous  éteindrez  le  feu. 

11  creusa  le  bout  de  sa  gaule,  saigna  la  fille  du  diable,  et.avec  son 
sang  il  éteignit  le  brasier,  puis  il  mit  le  bout  de  sa  gaule  aboucher 
le  trou  de  la  saignée. 

Il  alla  chez  le  diable  lui  dire  que  son  ouvrage  était  fait. 

~  Tu  as  encore,  lui  répondit  le  diable^  deux  épreuves  à  subir; 
si  tu  en  viens  à  bout,  je  te  donnerai  une  de  mes  filles.  Maintenant 
il  faut  que  tu  épuises  toute  Teau  de  ce  grand  étang  sans  te  servir 
d'aucun  vase. 

Le  diable  laissa  sur  le  bord  de  Fétang  le  jeune  garçon  qui  se 
dépitait  encore  plus  que  la  première  fois.  La  fille  du  diable  vint  le 
voir  et  lui  : 

—  Ah  !  malheureux,  vous  restez  là  sans  rien  faire  !  Si  votre  tâche 
n'est  pas  accomplie,  mon  père  vous  tuera.  Mais  je  vais  vous  aider. 
Tuez  le  premier  cochon  que  vous  rencontrez,  enlevez^ui  la  vessie^ 
et  mettez-la  dans  l'étang  ;  toute  Teau  qui  s'y  trouve  y  viendra,  et  en 
peu.de  temps  il  sera  à  sec. 

Le  garçon  fit  ce  qui  lui  était  recommandé^  et,  sa  besogne  finie, 
il  vint  trouver  le  diable  qui,  voyant  l'étang  à  sec,  lui  dit  : 

—  Tu  es  sorcier,  mais  voici  la  troisième  épreuve  qui  est  plus 
difficile  que  les  autres.  Voici  des  haches  ;  tu  vas  abattre  tous  les 
arbres  de  la  forêt  et  construire  un  navire. 

Le  garçon  aUa  à  la  forêt,  mais  les  haches  étaient  en  verre,  et  elles 
se  brisaient  au  premier  coup  ;  il  vint  en  demander  d'autres  au 
diable  qui  lui  donna  de  nouvelles  haches  en  lui  disant  : 

—  Si  tu  ne  construis  pas  le  navire,  ta  mort  est  au  bout. 

Il  cassa  encore  ces  haches,  et  il  s'assit  sur  une  bûche  de  bois, 
bien  désolé.  La  fille  du  diable  vint  le  voir  et  lui  dit  : 
-^  Ah  !  malheureux,  vous  ne  faites  rien  ;  mon  père  vous  tuera  ; 


TREGUIER   ET  TREGASTEL 


M.  l'abbé  Guy omard,  premier  vicaire  delà  cathédrale  deTréguier^ 
vient  d'être  nommé  recteur  de  Trégastel,  près  de  Lannion,  Nous 
envoyons  nos  sincères  félicitations  au  recteur  de  TrégasteU  l'ai- 
mable introducteur  des  pèlerins^  à  Finauguration  du  tombeau  de 
saint  Yves.  Trégastel  est  une  paroisse  de  choix»  un  pays  incompa- 
rable. Les  touristes  bretons  ont  tous  visité  ses  grèves  pittoresques, 
ses  grottes  merveilleuses^  ses  riches  calvaires.  Caché  dans  les  bois, 
le  bourg  domine  la  grande  mer.  Sa  gentille  église  gothique  est 
toute  pieuse. 

Mais  nous  regrettons  le  départ  de  M.  Guyomard  de  Tréguier. 
Nous  aimions  à  le  retrouver  près  du  tombeau  de  saint  Yves,  dont 
il  fut  le  dévot  fervent  et  actif.  Le  Roitelet  Va  chanté  avec  son  cœur. 
Son  gwerz  nous  rappelle  doucement  les  jours  du  grand  pardon  de 
Tréguier.  On  le  chantera  longtemps  à  Trégastel. 


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TRÉGUIER  ET  TRfiGASTEL 


29    JANVIER    1693 


W*W«^k^t^^^r^'^r^F«^«^h^i^ 


A  M.  Guyomard^  mon  confrère,  vicaire  à  Tréguier,  aujourd'hui 
recteur  à  Trégaslel.  —  Ce  ^a;6rz  a  été  chanté  devant  les  Trégastelins. 

Vieux  airs  adoptes  par  P.  Briatcd. 

Adieu  donc»  Tréguier,  ô  ville  bénie,  cité  d'Yves  et  de  Tudvval, 
bâtie  au  bord  de  la  mer  !  Adieu,  terre  sainte,  qui  vis  passer  les 
vieux  saints  de  ma  Basse-Bretagne  que  j'aimerai  toujours.  —Adieu 
donc,  Tréguier,  adieu,  église  cathédrale  i  Aussi  belle  pour  mol, 
on  ne  vit  jamais  :  dentelle  vos  murs,  denteUe  vos  tours  !  Sous  vos 
nefs  j'ai  souvent  prié,  comme  on  prie  dans  les  cieux.  —  Adieu, 
tombeau  de  saint  Yves,  fait  d'or  et  de  larmes  I  Je  ne  verrai  plus 
sur  vous,  souriant  à  la  mort,  je  ne  verrai  plus  mon  saint  chéri, 
souriant  comme  autrefois,  quand  la  mort  le  vint  prendre  au 
manoir  de  Kermartin.  —  Adieu  donc,  Tréguier,  cité  épiscopale  I 
Sous  le  toit  de  ton  saint  curé,  j'avais  retrouvé  ma  maison^  la 
maison  d'un  père  et  d'un^mi,  comme  on  n'en  trouve  plus. 
Aujourd'hui  l'on  est  sans  cœur  pour  les  petits.  —  Adieu  donc, 
Tréguier^  et  vous  Trécorrois  I  Je  vous  aimais  avec  mon  cœur  et  ne 
m* en  lassais  pas.  Deux  choses,  les  meilleures,  pour  vous  j'ai  dési- 
rées: sagesse  en  ce  monde  et  joie  en  paradis  ^^—  Adieu  donc, 
Tréguier,  adieu^  pardons  !  Beaux  pardons  de  saint  Yves,  avec  leurs 
processions.  Je  n'entendrai  plus  les  saints  (du  pays)  de  Tréguier, 
joyeux  autour  de  son  tombeau,  chanter  à  saint  Yves  ses  nouveaux 


\ 


TKËGUIER  ET  TRÉGASTEL  223 

\ 

cantiques.  —  Adieu  donc^  Tréguier,  ô  cité  bénie  !  Sois  fidèle  à  tes 
prêtres  :  ils  te  portent  (dans  leur  cœur).  Sois  fidèle  à  tes  prêtres  et^ 
un  jour  viendra,  tu  seras  encore  cité  épiscopale,  comme  tu  Tétais, 
il  y  a  cent  ans.  —  Sois  fidèle  à  tes  prêtres,  et  fidèle  à  Jésus,  et  tu 
verras  accourir  bientôt  des  pèlerins  en  foule,  qui  se  presseront, 
toute  Tannée^  autour  du  tombeau  de  saint  Yves,  le  plus  beau  qui 
soit  en  Bretagne.  —  Toute  Tannée,  tes  cinq  cloches  fameuses  chan- 
teront les  pèlerins,  que  le  chemin  de  fer  transportera  jusque  dans 
tes  murs.  Tu  seras  heureux  alors  et  riche  aussi  :  la  crainte  de 
Dieu  iLOus  mérite  tous  les  biens. 

Du  seuil  de  ma  porte^  chez  moi,  à  Plougrescant,  j'aperçois 
Notre-  Dame  de  la  Clarté  en  sa  haute  et  gentille  chapelle.  —  De  la 
fenêtre  de  ma  chambre,  je  vois  la  demeure  de  dom  Jean,  le  recteur 
de  Trègastel.  —  De  la  grève,  plus  loin  que  Tanvéec  (une  des  Sept- 
lle8)jevois  blanchir  la  vague  sur  les  rochers  de  Trègastel. — 
Quand  le  vent  se  tait  sur  les  Sept-Iles,  j'entends  au  loin  les  cloches 
de  mon  ami,  qui  chantent  les  liesses  de  Trègastel.  —  Je  n'oublierai 
jamais  mon  vieux  temps  de  Tréguier  î  Ma  pensée  suit  de  loin  le 
cher  et  heureux  recteur  de  Trègastel. 

Et  alors  ma  prière  s'élève  vers  Dieu,  une  prière  ardente  pour 
ceux  que  j'aimai,  pour  ceux  que  j'ai  aimé,  jusqu'à  ce  jour,  en  ma 
vie,  pour  dom  Jean,  mon  ami  et  votre  nouveau  recteur.  —  Et  je 
dis  à  Dieu  :  «  Faites  que  les  Trégastelins  apprécient  le  recteur  qui 
officie  en  leur  église.  Difficilement  ils  en  trouveraient  un  autre 
aussi  bon,  aussi  loyal  !  Longtemps  il  fut  à  Técole  d'Yves  et  de 
Tudwal.  —  On  apprend^  à  Técole  des  saints,  à  aimer  ses  semblables. 
Oh  !  si  les  bonnes  gens  savaient  ce  que  sont  leurs  prêtres  ;  s'ils 
voulaient  les  écouter^  comme  faisaient  leurs  ancêtres,  ils  auraient 
sur  terre  un  avant-goût  des  joies  du  paradis. 

(Je  bois).  A  votre  santé,  ami  fidèle  et  joyeux  I  Soyez  toujours 
heureux  à  Trègastel  !  Et  avec  vous  les  Trégastelins,  puisqu'ils  sont 
des  sages,  seront  longtemps  heureux,  j'en  suis  sûr. 

RorrELET  DE  Saint-Yves. 


1^ 


.« 


TRÉGUIER  ET  TRËGASTBL 

Kenavo'ta»  Landreger,  ô  kerig  vinniget, 
Kerig  Ervoan  ha  Tuai,  war  lez  ar  mor  zavet  ! 
Kenavo,  douar  santel,  a  welaz  g  tremen 
Sent  koz  ma  bro  Breiz-Izel  a  garin  da  vikei^  !, 


2%S 


KeDavo.  'ta,  Landreger,  kenavo,  iliz  vraz  1 
Ken  kaer  ha  c'houî  evid-on  neoe  gwelet  biskoàz  : 
Dantelez  ho  mogerio,.  dantelez  ho  tourio  ! 
Enn  hoc'h  liez  meuz  pedet,.  vel  ma  rer  enn  Envo.  .^ 


j . 


Kenavo,  be  gant  Ervoan,  gret  gant  aour  ha  daero  ! 
Ne  welin  ken  ewar-n-hoc*h  o  c'hoerzin  d'ar  maro. 
Ne  welin  ken  ma  zant  kez,  vel  gwech-all  o  c'hoerzin,. 
Pa  dez  ar  maro  d'en  klask  enn  maner  Kerverzin. 

Kenavo  'ta»  Landreger,  &  kerig  eskopti  I 
Enn  ti  da  berson  santel  e  moa  kavet  ma  zi, 
Ti  eunn  tad  hag  eur  mignon,  evel  ne  gaver  ken  ; 
Breman  ouz  ar  re  vian  ar  c'halono  zo  eip. 

Kenavo  'ta,  Landreger,  ha  c*hoiii>  Landregeriz  ! 
Gant  ma  c'halon  ho  karenn,  hag  ho  karenn  diskuiz. 
Daou  zra,  hag  ann  daou  v^ellan,  evid-hoc  h  meuz  goullet  : 
Fumez  ebarz  ar  bed-man,  hag  enn  Ee  joausted. 

Kenavo  'ta,  Landreger,   kenavo,  pardonio  ! 
Pardonio  kaer  sant  Ervoan,   gant  ho  frosesiono. 
Ne  glevin  mu  sent  Treger,  joauz  enn  dro  d'he  ve, 
O  kanan  da  zant  Ervoan  he  gantiko  neye. 


Kenavo  'ta,  Landreger,  ô  kerig  yinniget  I 
Bez  fidel  (t'az  pelvien,  gant-he  te  zo  dougeL 
Bez  fidel  d'az  peieien,  hag  eunn  de  a  vçzo, 
E  vi  c'hoaz  ker  eiJiLopti,  vel  ^a^oaz  kant  la  so. 
TOME  IX.  —  Mars  i8g3 


i5 


226 


TRÉGUlÉa  ET  TRÉGASTEL 

Bez  fidel  d'az  beleien  ha  fidel  da  Jezu?., 
Ha  hep  dale  te  welo  o  tiredeg  joauz. 
Te  welo  pelerined,  enn  pad  ar  bla,  eleiz, 
Enn  dro  da  ve  saut  Ervoan,  ar  c*haeran  zo  ena  Breiz. 

Ena  pad  ar  bla  e  sono  da  bemp  kloc'h  ken  brudel  ; 
Ann  hent  houarn  a  gaso  du  ze  pelerined. 
Neuze  te  vo  pinvidig  hag  evuruz  ive  : 
Ann  oll  vado  deu  bepred  war  lerc'h  doujanz  Doue. 

AUegro  moderalo. 


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Di  -  war  dreuz    ma      dor,  du  -  man,    en  Plou-vous- 


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kant,  Di  -  war     dreuz    ma    dor     du  -  man,  en    Plou  -  vous  ;  kant. 


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Me    wel,  me     wel  — 


I  -  -  tron    ar    Sker  -  der,  ena    he 


raU. 


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cha  -  pe--lig      koant   hag  ,huel. 


Diwar  dreuz  ma  dor^  du-man^  en  Plouvouskant    (^  wech) 

Me  wel,  me  wel 
Itron  ar  Skerder,  edn  he  chapelig  koant 

Hag  huel. 


Douz  prenest  ma  champ,  me  wel  dreist  d*ar  mor  don^ 

Me  wel,  me  wel, 
Me  wel  ti  dom  Jann,  me  a  wel  ti  person 

Tregaalel* 


TRËGUIER  ET  TRÉGASTEL 


227 


Ha  diwar  ann  od,  pelloc'h  vit  Tanvéek, 

Me  wel,  me  wel 
Gwacho  gwenn  ar  mor  o  lampet  war  gei'ek 

Tregaatel. 

Pa  dao  aun  avel  enn  dro  Seiz  Enez, 

Me  gleo  a  bell 
Kleier  ma  mignon  o  kanan  levençz 

Tregaste). 

I^'ankouAin  biken  m'amzer  gox  Landreger  ! 

Me  zonj  a-bell 
Em  mignon  dom  lann,  breman  person  seder 

Tregastel. 

Larghetto. 


Ha      neu  -  ze    da        gad        Dou  -  -  é     e      ka  -  san 


P-J'  ■  J:lir7-H-y-iJ-g1^^^^ 


ma     fe  -  den,      £ur      be-den    a         greiz    ka--lon   vit    ar   re 


r  J  j'  .k\jh-^ 


^  l   c  f:  Tl 


a       ga  -  -  renn, 


Vit     ar      re        a  -meuz     ka  -  ret    be  - 


^^^çà-r^^=m 


^^ 


te    hent     em      bu e, 


r  p  ^ 


3 


E  -  vit     dom      Yann        ma 


^ 


Bï 


I 


mi  —  gnon  hag  ho     per  -  -^  -  son    ne  -  ve. 

Ha  neuze  da  gad  Doue  e  kasan  ma  feden, 
Eur  beden  a  greiz  kalon  vit  ar  re  a  garenn, 
Vit  ar  re  a  meuz  karet  bete  bent  em  bue, 
Evit  dom  lann,  ma  mignon  hag  ho  person  neve. 


22S 


TRÉOUIER  ET  TRÉGASTBL 


Ha  da  Doue  e  laran  :  Gret  dà  Dregasteliz 
Goud  piou  ar  person  neve  a  gan  enn  bo  iliz. 
Diez  e  vo  d'he  kavet  ken  mad  ha  kea  leal  ! 
Er  skol  eo  bet  pell  amzer  gant  Ervoah  ha  Tuai. 

Eu  skol  ar  zent  e  tisker  karet  ar  gristenieu, 
O I  ma  ouife  amdud  vad  piou  eo  bo  beleîeu, 
Ma  ouifent  senti  out-he^  vel  ma  re  ar  re  goz^ 
E  tanvajent  er  bed-man  joaio  ar  baradoz. 


Allegro. 


rfrrj  j^^^^  jtt^ 


D'ho   iec'  -  hed    mi  -  gnon     fi  -  -  del,     Ha    joa  - 


^ 


j'  J.  I  r-  f  I 


s 


uz  I 


Bet       be  -  pred   enn     Tre  -  gas  -  tel       E  -  yu  - 


Tuz  !  Ha  gan-hac'h    tud   Tre  -  gas  -  tel,     Pa   nint      fur, 


M  j' 


^gs 


;'  j.  I  jzj3^^^ 


A      vo      e  -  -  vu  -  ruz    pell^    pell,    Me      zo      zur  i 


Dlioc'b  iec'hed,  mignon  fidel 

Ha  joauz ! 
Bet  bepred  enn  Tregastel^ 

Evuruz  ! 
Ha  gan-hac*h,  tud  TregasteU 

Pa  nint  fur, 
A  vo  evuruz  peU,  pell, 

He  zo  zur  \ 


LAOU£NA.fIG  SaîIT-ErVOAJ^ 


POÉSIES  FRANÇAISES 


•«0»- 


IDYLLE 


■■^<ww<Wiiw»w«" 


Parfois,  dans  le  passé  je  promène  mon  rêve. .... 
Aujourd'hui,  j'ai  revu  sur  une  étrange  grève, 
De  goémons  vêtus  ainsi  que  de  toisons, 
Des  rocs  qui  ressemblaient,  épars,  à  des  bisons, 
Tels  qu'en  découvre  au  loin,  roux  écueils  des  savanes, 
La  curiosité  lasse  des  caravanes. 

Et  nous  étions  venus  auprès  de  ces  rochers 
Sur  For  pâle  du  sable  accroupis  ou  couchés  : 
A  gauche  clapotait,  dans  une  passe  étroite. 
Un  bras  de  mer  couleur  de  jade  glauque  ;  —  à  droite, 
On  voyait  frissonner  sous  les  baisers  tie  l'air 
Des  flots  harmonieux  de  verdure  au  ton  clair  : 
Châtaigniers,  coudriers,  bouleaux  à  branches  fines. 
Chênes  sur  les.  talus,  ajoncs  dans  les  ravines, 
Le  tout  bleui  par  les  diaphanes  tissus 
De  légères  vapeurs  qui  planaient  au-dessus. 

Nous  marchions  doucement  le  long  de  ce  rivage  ; 
Nos  cœurs  s'ouvraient  au  tendre  et  calme  paysage, 
Ivres  de  le  comprendre  et  de  s'y  reposer  : 
Tel  un  être  avec  qui  Ton  croit  sympathiser. 
Et  nous  entremêlions  de  lentes  causeries 
L'essor  vague  de  nos  intimes  rêveries. 

Nous  allâmes  ainsi^  devisant  et  songeant, 
Jusqu'au  bord  d'un  bouquet  de  frênes,  ombrageant 
Une  chapelle  basse,  à  clocher  granitique, 
Au  mur  couvert  de  mousse  et  de  lichen  antique, 


230  IDYLLE 

Et  qui,  dans  sa  simplesse  et  dans  sa  vétusté, 
Semblait  nous  accueillir  avec  sérénité. 

Tout  proche,  s'écbappant  d'une  profonde  source, 
Un  ruisselet  portait  son  murmure  et  sa  course, 
Parmi  les  varechs  bruns  et  les  galets  polis, 
Jusqu'à  la  mer  qui  l'absorbait  dans  ses  replis  ; 
Et  la  source  elle-même,  entre  de  hautes  pierres, 
Où  Ton  avait  taillé  des  figures  grossières, 
Bien  que  limpide,  était  mélancolique  à  voir, 
Gomme  une  glace  épaisse  en  cristal  sur  fond  noir. 

Arrivés  là,  disséminés,  nous  nous  assîmes, 
Les  uns  dans  le  bosquet,  les  autres  sur  des  cimes 
De  rochers,  —  les  petits,  sur  le  soubassement 
ITune  croix  où  pendait,  reproduit  gauchement. 
Un  Christ,  de  forme  grêle  et  raide,  que  l'artiste 
Avait  fait  grimaçant,  voulant  le  faire  triste. 

Hais  nous,  près  de  la  source  installés,  souriant, 
Dans  le  miroir  des  eaux  versatile  et  brillant 
Nous  faisions  apparaître  en  soudaines  images 
L'expressive  fraîcheur  de  nos  jeunes  visages  ; 
Et  nous  riions  très  fort,  si,  comme  on  se  mirait, 
D'un  coup  de  main  funeste  à  l'instable  portrait. 
L'un  ou  l'autre  agitant  la  mobile  surface 
Détirait,  contractait  et  nous  brouillait  la  face. 

Puis,  lassés  de  ce  jeu,  nous  reprimes  encor 
La  chère  causerie,  et  nous  tombions  d'accord 
Pour  trouver,  tous  les  deux,  cette  journée  exquise, 
La  plus  aimable  et  la  meilleure,  à  notre  guise  : 
Car  tout  nous  paraissait  plus  suave  ce  jour-là. 
Le  ciel  n'avait  brillé  jamais  d'un  tel  éclat, 
Et  notre  âme,  jamais^  de  toute  notre  vie, 
D'un  transport  plus  charmant  n'avait  été  ravie  ! 


IDYLLP  2J1 

Tout  à  coup  elle  prit,  on  eût  dit  en  tremblant,  ' 
Une  très  fine  aiguille  à  son  corsage  blanc. 
Une  aiguille  d  acier  lumineux,  qui  scintille, 
Luisante  entre  ses  doigts  roses  de  jeune  fille 
Et,  l'abaissant  avec  un  scrupule  infini 
Sur  le  miroir  des  eaux  parfaitement  uni, 
Elle  essayait  pour  voir  si  Taiguille  ténue 
En  équilibre  sur  Fonde  se  fût  lenue^ 
Et  levait  ses  grands  yeux  de  temps  en  temps  vers  moi 
Qui  l'observais,  plein  de  je  ne  sais  quel  émoi. 

Or,  l'aiguille  posait  presque  sur  la  fontaine.... 
La  jeune  fille  alors,  du  succès  incertaine. 
Osa  pourtant  làcber  les  doigts  et  tout  quitter, 
Et  je  crus  que  la  frêle  aiguille  allait  flotter  ! 
Imagination  !  —  Dès  qu'elle  fut  laissée, 
De  sa  pointe  crevant  la  nappe  d'eau  blessée. 
L'aiguille  d'un  reflet  livide  la  moira. 
Puis,  submergée  en  un  clin  d'oeil,  elle  sombra  ; 
Et  tant  qu'elle  coulait,  comme  une  étoile  file 
Par  la  nuit  ténébreuse  et  l'espace  immobile, 
Elle  traçait  sous  l'onde  un  sillon  de  clarté 
Qui  de  la  source  illumina  l'obscurité. 

Bientôt  tout  s'éteignit,  tandis  qu'elle,  confuse, 
Et  pareille  aux  enfants  ingénus  qu'on  abuse, 
Sur  la  source  tenait  son  regard  attaché 
D'un  air  si  morne  que  je  me  sentis  touché  : 
a  Pourquoi,  dis-jfey  faut-il  vous  voir  ainsi  dolente  ? 
Assez  vite  le  deuil  en  nos  âmes  se  plante. 
Ne  nous  attristons  point  pour  d'infimes  sujets. 
Laissons  là  votre  aiguille  et  la  source  de  jais  !  » 
Mais  elle,  d*une  voix  grave  et  toute  meurtrie  : 
«  Ne  savez-vous  donc  pas,  méchant,  qu'on  se  marie 
Dans  Tannée,  et  qu'on  a  le  bonheur  assuré 
Quand  Taiguille  sur  l'eau  mise  n'a  pas  sombré  ?  » 


\ 


232  IDYLLE 

Ellei'dit  éf  rougit  du  rouge  des  cerises 
Qu'empourpre  le  soleil  et  que  frôlent  les  brisés. 
Et  ces  mots,  une  fois  de  sa  lèvre  gUssés, 
Elle  e&t  voulu  ne  pas  les  avoir  prononcés. 
Pour  moi,  j'aurais  voulu  qu'elle  parlât  encore, 
Voyant  poindre  et  briller  en  caressante  aurore, 
Par  delà  ce  reproche  enveloppé  d'aveux, 
Son  chaste  amour,  objet  candide  de  mes  vœux, 
lé  repris  :  «  Le  bonheur  ne  tient  .pas  aux  aiguilles  ! . . . 
Qu'elles  flottent  ou  non  sur  les  ondes  tranquilles. 
L'hymen  ne  dépend  pas  d*un  sort  si  hasardeux. . . 
11  suffit,  'n*est-ce  pas  ?  qu'on  aime,  et  d'être  deux 
Qui  brûlent  de  s'unir  l'un  à  l'autre. . .  »  Mais  elle, 
Se  levant,  d'un  sursaut  rapide  de  gazelle  : 
u  Pressons-nous  de  partir,  fit-elle^  on  nous  attend  ; 
Voyez,  Tombre  du  soir  sur  la  plage  s'étend, 
Les  arbres  et  la  mer  assombrissent  leurs  teintes, 
Les  solaires  splendeurs  au  ciel  se  sont  éteintes.  » 

Nous  hâtâmes  le  pas  sans  rien  dire,  n*osant 
Plus  rompre  le  silence,  et  gênés  à  présent. 
Jusqu'à  ce  que^  rendus  en  face  du  cottage. 
J'eus  à  cœur  de  ne  pas  me  taire  davantage, 
Et,  ma  main  saisissant  sa  main,  je  murmurai  : 
«  L'aiguille  sûrement  ne  vous  a  pas  dit  vrai  I 
L'aiguille  s'est  trompée,  et  je. . .  »  Rebelle  et  preste, 
Elle  ne  me  laissa  pas  achever  le  reste, 
S'enfuyanl. . .  Mais  je  pus  Tenlendre  vivement 
Chuchoter  :  «  Je  vous  crois,  et  que  l'aiguille  ment  !  n 
Souvenirs  du  passé,  félicité  trop  brève, 
Dont  révocation  met  du  bleu  dans  mon  rêve  I 

Ch.  le  Coz. 
SI  janvier  i8g3. 


V^.       V 


POÉSIES    FRANÇAISES 


SURSIS 


r 


Quand  me  résîgnerai-je  à  regarder  la  vie 
De  loin»  comme  une  scène  où  mon  rôle  est  fini  P 
Planches  d'où  l'insuccès  et  Tâge  m'ont  banni. 
Adieu  !  ^  Place  à  les  sœurs,  muse  que  j'ai  servie  ! 

Attendrai-je,  écoutant  ma  rage  inassouvie 
De  vieux  tragédien,  dont  le  masque  est  jauni, 
Que  le  gaz  soit  éteint  et  I9  décor  terni. 
Et  déserte,  la  salle  où  la  foule  est  ravie  ? 

N'est-ce  donc  pas  assez  que,  par  grâce,  ce  soir. 
Parmi  les  spectateurs  je  puisse  encor  m'asseoir. 
Moi  qu'une  autre  coupole  appelle  entre  ses  hôtes  ? 

(Coupole  sans  lumière  !  ô  voûte  du  tombeau  I) 

—  Mais,  puisqu'il  m'est  permis  de  voir  le  jeu  nouveau. 

Que  j'en  profite  au  moins  pour  connaître  mes  fautes. 

Frêdêbig  Plessis. 


NECROLOGIE 


LE  COMTE  ERNEST  DE  GORNULIER-LUGiNIËRE 


M.  le  comte  de  Gornulier-Lucinière,  chef  de  nom  et  d*armes  de  Tan- 
cieniU  famille  bretonne  des  jCornulier  ou  Gornillé,  vient  de  s'éteindre, 
à  Orléans,  après  une  longue  existence  toute  de  devoir  et  d'honneur. 

Fils  du  comte  Jean-Baptiste  de  Cornulier-Lucinière,  qui  avaitipris 
une  part  active  à  l'expédition  de  Quiberon  et  rempli  sous  la  Restaura- 
tion diverses  charges  publiques,  Ernest-François- Paulin-Théodore  de 
Cornulier-Lucinière  naquit  à  Nantes  le  4  janvier  i8o4.  Une  brillante 
carrière  dans  la  marine  le  conduisit  au  grade  de  lieutenant  de  vaisseau. 
Nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur  le  i4  août  1 84 a,  il  fut  admis  à 
la  retraite,  sur  sa  demande,  l'année  suivante.  Il  avait  déjà  fait  paraître 
des  ouvrages  spéciaux.  Depuis  son  admission  à  la  retraite,  il  se  consacra 
à  des  travaux  d'histoire,  de  philosophie,  de  jurisprudence^  publiant 
rimportant  Dictionnaire  des  flefs  da  Comté  Nantais,  une  des  sources  les 
plus  sûres  d'informations  sur  cette  partie  de  la  Bretagne,  une  Eiade  de 
morale  comparative,  un  livre  sur  Le  droit  de  tester.  Mais  il  est  surtout 
connu  par  ses  publications  héraldiques,  la  Généalogie  de  la  maison  de 
Vélard,  la  Généalogie  historique  de  la  maison  de  Cornulier.  Ce  dernier  ou- 
vrage, qui  arrivait,  en  1889,  à  sa  quatrième  et  définitive  édition,  est  pré- 
cédé d'une  introduction  sur  les  Qénéalogies^  leur  utilité  domestique  et 
sociale,  que  les  meilleurs  juges  n'ont  pas  hésité  à  qualifier  d'admirable. 
Ces  pages  unissent,  en  efTet,  au  spiritualisme  chrétien  du  gentilhomme, 
la  profondeur  philosophique  d'un  Tainc  ou  d'un  Fustel  de  Coulanges. 

Marié  en  i833  à  M'**  de  la  Barre  de  Garroy,  le  comte  Ernest  de  Cor- 
nulier-Lucinière habitait  Orléans  depuis  cette  époque.  Il  avait  dirigé  et 
rédigé  en  chef,  pendant  plusieurs  années,  le  journal  légitimiste  le  Moni-^ 
leur  Orléanais.  Il^vivait  à  l'écart  des  bruits  du  monde,  et  sa  haute  valeur 
n'avait  d'égale  que  sa  modestie.  On  nous  permettra  pourtant  de  rap- 
peler que,  duYant  le  bombardement  d'Orléans  par  les  Prussiens,  le 
courage  et  la  charité  du  comte  et  de  la  comtesse  de  Cornulier-Luci- 
nière furent  au-dessus  de  tout  éloge. 

O.   DE  G. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


RÉPERTOIKE    GÉNÉRAL    DE    BlO- BIBLIOGRAPHIE     BRETONNE,    par    René 

Kerviler.  —  Seizième  fascicule  (Breo-Brous).  —  Rennes,  F.  Plihon 
et  L.  Hervé,  1898. 

M.  René  Kerviier  ne  noua  communique  pas  encore  les  résultats  du 
petit  plébiscite  d*où  dépendent  les  destinées  de  son  grand  ouvrage,  mais 
il  nous  les  laisse  entrevoir.  La  grande  majorité  des  intéressés  le  sollicite 
avec  nous  de  continuer,  sur  le  même  plan,  comme  il  a  si  bien  commencé. 

Et  ce  nouveau  fascicule,  qui  marque  presque  l'achèvement  de  la  lettre 
B,  nous  confirmera  dans  Topinion  que  nous  avons  formulée  ici-mème  ; 
il  est  plein  d'intérêt  et  comprend  deux  des  noms  les  plus  chers  aux 
Bretons,  Saint-Brieuc  et  Brizeux. 

Beaucoup  d'autres  noms  sont  ici  dignes  d*attention.  Citons  les  Brian t 
qui  ont  produit  Briant  de  Laubrière,  un  des  précurseurs  de  Pol  de 
Courcy  dans  Fétude  de  V Armoriai  breton,  les  Brichet  de  Kerilis  et  les  Bri- 
çonnet  dont  les  représentants,  Manceaux  ou  Tourangeaux  d'origine,  ont 
occupé  d'éminentes  situations  en  Bretagne,  les  Brignac,  les  Brignon,  avec 
un  jésuite  célèbre  du  XVIP  siècle,  les  Brîlhac,  la  famille  chevaleresque  de 
Broons,  les  Brossaud  de  la  Blanchetière  et  de  Juigné,  originaires  du 
Poitou,  établis  en  Bretagne. 

L'Eglise  réclame  le  cardinal  Godefroy  Brossay  Saint-Marc,  un  des 
prélats  les  plus  lettrés,  les  plus  spirituels  qui  se  soient  assis  sur  le  siège 
archiépiscopal  de  Rennes.  Les  mandements  et  lettres  pastorales  de 
M  >*  Saint-Marc  ont  été  relevés  par  M.  Kerviler  avec  un  soin  aussi  mi- 
nutieux que  les  moindres  opuscules  de  Broussais,  le  grand  physiologiste 
et  médecin  malouin,  qu'une  lettre  de  sa  vieillesse  nous  montre,  ô  mer- 
veille !  croyant  toujours  à   la  médecine. 


236  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUd 

La  poésie  bretonne  compte  ici  une  de  ses  plus  ferventes  zélatrices, 
que  TEmpire  et  le  romantisme  n'auraient  pas  manqué  de  comparer  à 
Sapho.  Sous  ses  pseudonymes  et  même  sous  son  nom  de  M»*  Riom 
apparaît  Adine  Brobant,  dont  la  bibliographie,  depuis  VOscarfde  i85o 
jusqu'aux  Femmes  poètes  bretonnes  de  189a,  occupe  trente  et  un  numéros. 
Voici  encore^  côte  à  côte  avec  M.  Aristide  Briand,  le  journaliste»  et 
M.  René  Brice,  le  député-jurisconsulte,  un  littérateur  délicat,  Charles 
Brillaud-  Laujardière,  dit  CaroUis  Brio.  Les  quatre  volumes  de  nouvelles 
mentionnés  par  M.  Kerviler  ne  constituent  pas  toute  l'œuvre  littéraire 
de  Garolus  Brio,  qui  a  écrit  au  moins  un  roman,  la  Petite  Chrétien, 
publié  dans  divers  journaux  de  Paris.  On  a  aussi  des  articles  et  de^ 
nouvelles  de  lui  dans  la  Revue  V Hermine.  "—  C'est  lui,  et  non  son  père' 
qui  fût  membre  fondateur  de  la  Société  des  Bibliophiles  Bretons. 

Notre  grand  et  cher  Brizeux  a  la  plus  belle  part  dans  ce  fascicule,  et 
j*ai  cherché  longtemps  avant  d'ajouter  deux  petits  articles  aux  quinze 
pages  de  biographie,  de  bibliographie,  d'iconographie,  qui  lui  sont 
consacrées. 

Etienne  Dupont.  —  A  Brizeux,  Stances  couronnées  par  la  Société  Utté^ 
raire  «  la  Pomme  >  (i885;,  in- 18  de  8  pages,  en  vente  chez  les  principaux 
libraires  de  Normandie  et  de  Bretagne  (Avranches,  imprimerie  Jules  Du- 
rand, s.  d.).  M.  Etienne  Dupont  est  un  avocat  d'Avranches,  auteur  de 
plusieurs  volumes  de  vers,  en  particulier  des  Rimes  salées*. 

Louis  Bohneau.  —  Aaguste  Brizeux,  poésie  insérée  dans  la  Revue  de 
Bretagne  d'octobre  189a  et  tirée  à  part  (chez  Lafolye). 

Peut-être  cette  dernière  brochure  n'était-elle  pas  imprimée  quand 
M.  Kerviler  a  livré  son  propre  travail  à  l'imprimeur. 

La  partie  anecdotique  (ce  mot  est  bien  de  mise  quand  il  s'agit  de  gens 
de  théâtre)  n'est  pal^  absente  du  Répertoire  de  Bio- Bibliographie  bretonne» 
C'est  ainsi  qu'une  simple  note,  à  la  fin  de  l'article  «  Brochard  >  nous 
rappelle  un  roman  mondain  et  son  héroïne  M"«  Marsy .  Est-il  bien  utile 
de  remarquer  que  le  renvoi  à  la  4*  série  des  Jolies  actrices  de  Paris,  de 
M.  Paul  Mahalin,  n'est  pas  très  exact,  et  que  la  charmante  comédienne 
débuta  au  Théâtre-Français,  non  dans  l'hiver  de  i885,  mais  dans  celui  de 
i883  ?  Mi^«  Marsy  est  en  bonne  compagnie  dans  ce  fascicule.  M.  Kerviler 

'  M.  Etienne  Dupont  est  aujourd'hui  juge-suppléant  à  Saint-Malo.  Rappe- 
lons qu*à  ce  concours  ouvert  par  la  Pomme  en  i885,  le  i*'  prix,  un  objet  d'art 
de  la  manufacture  de  Sèvres,  fut  obtenu  par  Mme  Mathilde  Jacob,  dé  Dinan. 
Soii  poème  a-t-il  été  imprimé  ? 


bre  dynastie  des  in- 
mort  toute  récente 

I  :  «  La  Revue  illatlrée 
<  slgDéa  Brioux.  i  Ce 
e  Nantes,  en  iS5S, 
:  NanUt,  et  Une  prai- 
muet  sur  ce  peintre, 

poème  comico-poli- 
aeobinomackU,  et  les 
re  la  manie  de  porter 
lur,  jouent  un  petit 
r  le  grain  de  sel  ^i 

sa  dbGourcupp. 


ne    (Gomouaille  et 
cteur  A.   Corre.  — 


e  aux  siècles  passés, 
t  les  crimes  ou  délits 
9  rénéchaussées,  et  le 
-ésout,  avec  de  nom- 
lé  de  Quimper,  H.  le 
leur  a  extraites  des 
ir  le  plus  curieux  sur 
I  longtemps  la  plus 
s  par  de  sagaces  ré- 
luents  autrelols,  les 
Jours,  et  que  le  sui- 
A.  bas  le  progr^  t 

0.  DE  G. 


Î38  y  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS^ 


•  • 


Les  Aventures  de  la  princesse  Sou.nuaiii,  roman  bouddhiste,  par 
Mary  Summer.  —  Paris,  Alph.  Lemerre,  1893. 

Madame  Mary  Summer,  qui  met  beaucoup  de  science  et  de  talent 
au  service  d'une  infatigable  activité  littéraire,  délaisse  aujourd'hui  le 
siècle  dernier  et  le  siècle  présent,  ses  sujets  favoris  d'étude,  pour  une 
des  époques  les  plus  mystérieuses  de  Thumanité,  llnde  ancienne.  Elle 
écrit  un  roman  bouddhiste.  L*auteur  ne  nous  en  voudra  pas  de  com- 
parer à  un  conte  de  fées  l'ingénieuse  fiction  qui  sert  de  trame  à  son 
récit.  Elle-même  nous  dit  que  «  comme  dans  le  bon  Perrault  %,  la 
petite  princesse  Soundari  et  son  heureux  époux,  l'ascète  bouddhiste 
Apagoupta,  devenu  le  souverain  légitime  de  Mithila.  eurent  une  nom- 
breuse postérité.  Ces  deux  intéressants  personnages  passent  par  des 
épreuves  extraordinaires  :  Soundari  n'échappe  à  un  odieux  mariage 
avec  le  rajah  de  Guzerate  et  aux  flammes  du  bûcher  dont  la  menacent 
d'affreux  sauvages,  les  Bhillas,  que  pour  entrer  dans  un  couvent  où  le 
bonheur  vient  enfin  la  chercher.  Quant  au  sage  et  pieux  Oupagoupta, 
nous  renonçons  à  compter  les  étapes  qui  séparent  son  rustique  oratoire 
du  trône  repris  à  1* usurpateur  Agnimitra  où  il  n'arrive  qu'en  passant 
sur  les  corps  d'amazones  assez  semblables  à  celles  de  Behanzin. 

N'oublions  pas  que  nous  sommes  en  Orient,  tout  près  du  pays  des 
UWle  et  une  nuits,  et  que  le  collier  révélateur  de  la  naissance  royale 
d'Oupagoupta  ne  doit  pas  nous  rappeler  les  vieux  mélodrames.  Les  péri- 
péties de  l'action  sont,  d'ailleurs,  égayées  par  les  espiègleries  de  la  fleu- 
riste Parispoukà  et  les  saillies  du  bouflbn  Mànavaka,  deux  types  qu'on 
dirait  sortis  d'une  comédie  romanesque  de  Shakespeare.  Mais  le  livre  de 
M"»*  Mary  Summer  a  une  portée  plus  haute.  En  même  temps  qu'il  met 
en  opposition,  dans  la  personne  de  leurs  prêtres,  la  religion  de  Brahms 
et  celle  du  Bouddha  (cette  dernière  honorée  de  toutes  les  préférences  de 
l'auteur),  il  sert  de  prétexte  à  des  descriptions  colorées  où  revivent  la 
société  et  la  civihsation  de  l'Inde  merveilleuse,  quasi-légendaire. 

Nous  pénétrons  tour  à  tour  chez  les  rois  les  plus  raffinés  et  chez  les 
sauvages  les  plus  grossiers,  dans  le  gynécée  et  dans  le  monastère  ;  et  les 


<' 


-*^, 


.  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  239 

paysages  ne  nous  étonnent  pas  moins  que  ne  nous  charment^les  scènes 
d'intérieur  Une  telle  reconstitution  du  monde  antique  est  pour  nous 
d*un  très  grand  prix  et^  devant  plus  d'une  des  pages  qui  encadrent  les 
aventures  de  la  princesse  Soundari,  nous  avons  pensé  à  l'Egypte  de 
Gautier,  à  la  Garthage  de  Flaubert.  <  M^*  Mary  Summer  nous  indique 
ses  sources.  Elle  consulte  et  met  à  proût,  avec  les  textes  indiens  de  Kali- 
dasa  et  de  Bhavanhobli,  les  travaux  des  érudits  français  ou  anglais 
Fergusson,  Gunningham.  Burnouf,  Rousselet,  Foucaux.  Son  livre  d'un 
charme  tout  féminin  est  plein  aussi  d'une  science  virile. 

O.  D£   G. 


* 

»   m 


Nous  souhaitons  la  bienvenue  à  Bretagne-'Revue,  qui  vient  de  jse  ionder 
à  Rennes  avec  une  rédaction  très  distinguée,  et  des  éléments  d'intérêt 
tout  spécial  tirés  de  l'illustration  photographique.  Le  premier  numéro 
paru  en  mars  renfermait  de  fort  beaux  vers  d'Hippolyte  Lucas  sur  la 
Bretagne,  et  une  délicieuse  pièce  de  M.  Léon  Berthaut  intitulée  :  Fleurs 
fanées  (Rennes,  directeur  éditeur,  9,  rue  de  la  Gochardière). 

Nous  formons  les  mêmes  souhaits,  en  faveur  du  journal  de  la  Famille 
Française  créé  tout  récemment  à  Paris,  et  dont  le  rédacteur  en  chef, 
M.  Paul  Gabillard,  s'est  fait  remarquer,  il  y  a  quelque  temps,  par  la 
publication  d'un  remarquable  volume  de  vers  publié  chez  Sauvaitre, 
SQos  le  titre  d'Elévations  poétiques. 

L.  L. 


M.  Léon  Séché,  dont  le  zèle  pour  les  travaux  historiques  est  bien 
connu,  a  fondé,  au  commencement  de  cette  année,une  revue^V Archiviste^ 
qui  a  déjà  offert  au  public  sérieux  des  documents  inédits  de  haute 
valeur.  Gitons.  parmi  les  collaborateurs  de  M.  Séché  dans  cette  entre- 
prise nouvelle  qui  obtient  un  succès  mérité,  MM.  Querruau-Lameyrie, 
V»*  Closmadeuc,  Paul  Bénétrix. 


240  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

M.  Léon  Séché  publie  dans  V Archiviste  des  chapitres  de  son  grand 
ouvrage  en  préparation  sur  les  Origines  da  Concordai  de  i Soi. 

Ne  quittons  pas  M.  Séché  sans  annoncer  à  nos  lecteurs  qu'il  ouvre 
une  souscription  pour  Térection  prochaine  à  Ancenis  d'une  statue  à 
Joachim  du  BeUay,  le  rival  presque  breton  de  Ronsard. 


•     i 


Un  concours  de  mélodies  sur  des  paroles  imposées  (les  strophes  A  ma 
mère  eniràiies  du  volume  de  M.  Edouard  Beaufils,  les  Chrysanthèmes) 
est  ouvert  par  la  revue  musicale  mensuelle,  le  Sonneur  de  Bretagne.  Les 
intéressés  recevront  le  programme  du  concours  en  le  demandante 
M.  Sullian  Gollin,  directeur  du  Sonneur  de  Bretagne,  aa,  rue  d'Antrain. 
à  Rennes. 


Educateurs  et  Moralistes,  par  Léon  Séché.  —  i  voL  in-iS  à  3,5o 

—  Librairie  Galmann  Lévy. 

M.  Léon  Séché,  qui  a  pris  à  tâche  de  continuer  le  Port-Royal  de  Sainte* 
Beuve,  vient  de  publier  sous  le  litre  :  Educateurs  et  Moralistes,  un  Joli 
petit  volume  dans  lequel  il  nous  montre,  à  Faide  de  leur  correspondance 
privée,  les  Jansénistes  de  la  dernière  génération,s*occupant,  au  sein  du 
foyer  domestique,  de  Téducation  de  leurs  enfieuits  et  partageant  leur 
existence  entre  les  bonnes  œuvres  et  Tétude  des  questions  politiques  e( 
sociales. 

Rien  de  plus  instructif  et  de  plus  amusant  tout  ensemble  que  les  cha- 
pitres consacrés  à  M°>*  de  Rémusat  et  à  Lanjuinaîs  ;  rien  de  plus  pathé- 
tique que  le  roman  janséniste  dans  lequel  M.  Léon  Séché  nous  raconte 
la  vie  de  M.  et  M"'*  de  Barante.  Ce  roman  est  le  morceau  capital  du 
livre.  Aussi  Téditeur  a-t-il  mis  en  tète  un  ravissant  portrait  de  VL^*,  de 
Barante,  d'après  une  miniature  dlsabey. 


■ 

] 


NOTICES  ET.  COMPTES  RENDUS  241 


Lb  sacré  Cceur  de  N.-S.  Jésus-Christ.  Petites  Glanes.  Lyon,  li- 
brairie Emmanuel  Yitte.  —  En  vente  chez  les  principaux  libraires 
catholiques  de  Nantes  au  profit  d'une  œuvre  de  charité. 

Ce  joli  volume  renferme,  outre  de  hautes  leçons  de  morale  et  d*ëdi- 
flantes  prières  tout  à  fait  de  circonstance  dans  ce  temps  de  carême  où 
nous  sommes,  de  superbes  citations  de  grands  orateurs,  de  grands  écri- 
vains et  de  grands  poètes  :  saint  Grégoire  de  Nazianze,  saint  François  de 
Sales,  saint  Alphonse  de  Liguori,  Bossuet,  de  Montalembert,  Mrd^Hulst, 
Lamartine,  Victor  Hugo,  de  Laprade.  Nous  remarquons  de  ce  dernier 
notamment  un  magnifique  poème  sur  Jeanne  d'Arc,  d'autant  plus  inté-' 
renant' qu'il  est  question  à  Theure  actuelle  de  canoniser  la  libératrice  de 
la  France.  Nous  recommandons  d'autant  plus  volontiers  ce  peti  tlivre 
qu'il  aie  vend  au  profit  d'une  œuvre  de  charité, 

D.  C. 


HiSTomB  DU  CONCOURS  Delaunat  et  la  QUESTION  DES  CONCOURS,  par 
A.  Legendre,  architecte.  —Nantes,  imprimerie  centrale,  1893. 

» 

Bans  cette  brochure  M.  Legendre  fait  une  critique  acerbe  du  concours 
ouvert  récemment  à  Nantes  pour  élever  un  monument  commémoratif 
AU  célèbre  peintre  Delaunay,  puis  il  traite  d'une  manière  générale  la 
question  des  concours»  Cet  opuscule  qui  prend  à  partie  plusieurs  nota- 
bilités est  d'une  analyse  difficile  dans  cette  revue.  Nous  le  signalons 
parce  qu'il  se  rattache  à  des  questions  artistiques  intéressant  la  princi- 
pale ville  de  Bretagne. 

,  D.  C. 

Tome  h.  —^  Mars  1893.  16 


Ml  I     HOTIGBS  BT  OMirTtS  MDIDDS 


•  • 


SomrEHmBD'cH  ravr  capitaihb  db  PRiGATB  (Joseph  Kenrite)  pubués 
PAE  SON  FILS  (René  Kerviler).  Campagne  du  Lerant  1826-29.  — 
Paris,  Honoré  Champion,  libraire»  9^  quai  Voltaire,  1893. 

M*  René  Kerriler  vient  de  Dure  parallxe  en  volome  la  première  partie 
de  rintéresiant  Journal  de  son  père,  «  journal  sincère,  écrit  au  jour  le 
Jour,  au  milieu  des  événements,  ayec  une  franchise  toute  bretonne  et 
avec  l'ardeur  primesautîère  de  la  jeunesse.  Le  drame  7  touche  souvent 
lliistoire^  et  comme  les  sensations  sont  vives,  il  se  dégage  de  ces  sou- 
venirs une  intensité  de  vie  toute  particulière.  On  assiste  aux  diven^ 
phases  d'une  édosion  maritime,  en  pleine  réalité,  avec  ses  déboires  du 
début,  ses  découragements  passagers,  ses  réveils  subits,  ses  enchante- 
ments déflnitilji.  De  fraîches  descriptions,  des  rappels  à  la  mythologie 
et  à  rhistoire,  des  traits  de  mœurs  typiques,  coupent  le  rédt,  imposent 
l'attention  et  rompent  la  monotonie  des  apfiareillages  sans  cesse  renou- 
velés et  l'andenne  chasse  aux  pirates.  »  Ainsi  s'exprime  If.  René  Kerviler 
dans  la  remarquable  introduction  placée  en  tète  du  volume  et  écrite  par 
une  touchante  attention  le  16  septembre  1889,  dixième  anniversaire  de 
la  mort  de  son  père.  Nos  lecteurs,  sous  les  yeux  desquels  ont  passé  suc- 
cessivement, depuis  le  i'"*  Janvier  1890,  toutes  les  pages  de  ce  beau  fiwe. 
savent  que  la  piété  filiale  n'a  pas  été^  seule  à  inspirer  cette  appréciation, 
mais  que  le  talent  d'écrivain  est  ith'  apanage  de  la  fàmiUe  Kerviler  : 
QaatispaUr^  taUiJUwt.  D.  C. 


Un  des  vétérans  de  la  poésie  bretonne  et  des  plus  anciens  abonnés  de 
la  Bévue  de  Bretagne,  M^  Raymond  du  Doré,  vient  d'adresser  1m.  :Ters 
suivants,  pleins  d'humour  et  de  bonhomie,  à  un  de  ses  jeunes  confrères  : 

A  M.    DOMINIQUE    CAILLÉ 

1 

1  ■  1  •         .  . . .  • 

Je  suis  dans  la  brume... 
(Oui,  c'est  bien  le  mot); 
Préte-moi  ta  plume. 
Mon  ami  Grimaud. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


24» 


La  muM  à  ma  porte 
Frappe...,  mais  si  peu... 
lia  chandelle  est  morte. 
Je  n'ai  plut  de  feu  I 

Tout  ce  que  J*aUume 
S'éteint  auMitôt... 
Préte-moi  ta  plume. 
Mon  ami  Grimaud. . 


11 

Void  mon  affaire  : 
J'ai,  tout  récemment, 
Reçu  d'un  confrère 
Son  livre  charmant. 

Quel  charmant  poète  1 
(Un  Nantais,  aussi  t) 
Et  Je  lui  répète 
Bien  dea  fois  :  «  Merci  1  » 

Mais  que  puis-je  dire, 
Avec  ce  seul  mot  7 
Préte-moi  ta  lyre, 
Emile  Grimaud. 


Ratmond  du  Doré. 


•  • 


£tuds8  bt  Leçons  sur  la  Rêvolutiox  Française,  par  F.-A.  Aulard, 
professeur  de  le^  Faculté  des  Lettres  de  Paris,  Biblioihiqae 
contemporaine.  —  Paris,  Félix  Alcaiii  éditeur,  boulevard  âaint- 
Germain,  1893. 

Le  yp^ii^tfi!Élf^d/UxfU^(^n8  ^ur  la  Révohiiion  Française  que  M.  Aulard 
Tient  de  faire  paraître  à  la  librairie  Félix  Alcan  n'est  pas  un  recueil  d*ar- 

.  I  '  *  *  •  * 

d'iiistoire,  rédigés  d'après  des  documents  originaux,  et  classés  selon 


^^•■'Tjf 


t44  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

l'ordre  chronologique  des  événements.  La  leçon  d*ouverture  du  cours 
d'histoire  de  la  Révolution  à  la  Sorbonne,  le  serment  du  Jeu-de-Paume, 
la  politique  d* André  Gh^nier,  le  Club  des  Jacobins,  la  proclamation  de 
la  République  en  179a,  la  prétendue  vénalité  de  Danton,  le  rôle  de  la 
presse  sous  la  Terreur,  les  responsabilités  de  Garnot,  la  mort  de  Robes- 
pierre, tels  sont  les  principaux  si^ets  que  M.  Aulard  a  traités  djune 
façon  neuve  et  d'après  des  sources  peu  explorées  jusqu'ici.  Ge  qui  ijoute 
encore  à  Tintérét  de  ce  volume,  ce  sont  des  fac-similé  hors  texte  qui 
reproduisent  les  arrêtés  les  plus  dramatiques  du  Comité  de  salut  public 
avec  les  signatures  des  principaux  chefs  de  la  Terreur  (i  vol.  in-i8  de  Im. 
Biblioihêque  d*Hutoire  contemporaine,  3  fr.  5o   PéUx  Alcan,  éditeur). 


Le  Gérant  :  R.  Làpoltb. 


Vannas.  —  Imprimerie  LAfoIye,  a,  place  des  Ueee. 


•       1 


COURS  D  HISTOIRE  DE  BRETAGNE' 


-«0»> 


LE  RÈGNE  DE  JEAN  IV 

DUC    DE    BRETAGNE 
(1364-1399) 


Troisième  Partie 

Querelle  de  Jean  IV  et  du  connétable  de  Clisson 

^i384-i395) 

Lex  six  années  qui  suivirent  le  second  traité  de  Guérande  — 
—  i38i  à  1387  —  peuvent  être  considérées  comme  les  meilleures 
du  règne  de  Jean  IV,  les  plus  paisibles,  les  plus  profitables  pour  la 
Bretagne,  les  plus  honorables  pour  son  duc,  dans  toute  cette  longue 
période  qui  va  de  i364  à  1399. 

Mettant  un  frein  méritoire  à  son  anglomanie,  Jean  IV,  durant 
ces  années,  se  rapprocha  de  la  France,  à  laquelle  lui  et  ses  Bretons 
rendirent  de  grands  services,  même  contre  l'Angleterre,  dans  les 
guerres  de  Flandre  de  i383  et  i383,  jusqu'à  ménager  un  accom- 
modement entre  les  deux  couronnes  (D.  Morice,  Hist,  de  Bret.,  I, 
p.  385  à  389). 

Profitant  habilement  de  ce  grand  et  énergique  courant  du  sen- 
timent national  qui  l'avait  remis  sur  le  trône,  le  duc  sut  se  conci- 
lier, à  peu  d'exceptions  près,  tous  les  chefs  de  Taristocratie  bretonne^ 
tous  ces  barons  qui  avaient  si  longtemps,  si  ardemment  combattu 
contre  lui  et  contre  sa  cause  dans  la  guerre  de  Blois-Montfort.  Il 

*  Cours  d* Histoire  de  Bretagne,  profossé  à  la  Faculté  des  lettres  de  Rennes, 
leçon  III  (1 5  décembre  1893). 

TOMB  IX.   —  AVBIL    1893.  17 


246  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

s'employa  à  amortir  peu  à  peu  les  ressentiments  de  celte  longue 
lutte  ;  il  fortifia  son  autorité,  en  usa  pour  assurer  à  son  peuple  la 
bieniait  d*un  gouvernement  juste,  protecteur  de  tous  les  droits^  et 
d'une  administration  vigilante,  soucieuse  de  tous  les  intérêts. 

Nous  reviendrons  sur  cette  politique  intérieure  de  Jean  IV^  la 
meilleure  partie  de  son  règne.  Aujourd'hui,  comme  il  importe 
d'embrasser  d'un  seul  coup  d'œil,  dans  un  seul  récita  les  péri- 
péties beaucoup  moins  s^itisfaisantes,  mais  très  dramatiques,  de  sa 
querelle  avec  Clisson^  toute  la  leçon  sera  consacrée  à  Thisloire  de 
cette  lutte. 

Les  sources  de  la  querelle, 
(i384-i387). 

Jeanne  de  Penthièvre,  veuve  de  Charles  de  Blois,  mourut  à 
Guingample  lo  septembre  i384,  sans  avoir  revu  ses  deux  premiers- 
nés,  Jean  et  Gui  de  Blois  ou  de  Bretagne-Penthièvre,  condamnés 
depuis  i356  à  tenir  prison  en  Angleterre  jusqu'au  parfait  paiement 
de  rénorme  rançon  de  leur  prère,  dont  une  grande  part  restait  en- 
core en  souffrance  et  que  sa  veuve  était  manifestement  incapable 
de  parfaire. 

Un  article  du  premier  traité  de  Guérande  (celui  de  1 365)  avait 
stipulé  que  Jeanne  de  Bretagne-Montfort,  sœur  du  duc  Jean  IV^ 
épouserait  Jean  de  Bretagne-Penthièvre,  Tatné  des  fils  de  Charles  de 
Blois  ;  que  le  duc  Jean  IV  fournirait  à  cette  occasion  looooo  francs 
pour  la  rançon  de  ce  prisonnier  et  s'emploierait  avec  zèle  &  obtenir 
la  libération  définitive  des  deux  princes  de  Penthièvre.  Cet  article 
était  resté  lettre  morte,  le  mariage  n  avait  point  eu  lieu,  et  Jean  IV 
n'avait  rien  fait  pour  procurer  la  délivrance  des  de  Penthièvre. 
Gui,  le  puiné,  était  mort  en  Angleterre  peu  de  temps  après  sa 
mère  ;  et  pour  Jean,  l'ainé^  abandonné  de  tout  le  monde,  ayant 
moins  de  chance  que  jamais  de  revoir  sa  patrie  et  de  recouvrer  sa 
liberté,  il  s'était  vu  récemment  mis  à  une  rude  épreuve. 

Les  Anglais  gardaient  rancune  à  Jean  IV  du  tour  que,  bien  mal- 
gré lui  pourtant,  il  leur  avait  joué  en  les  appelant  en  Bretagne  en 


. 


KÈGNE  DE  JEAN  IV  Ul 

i38o  pour  leur  faire  faire  la  plus  piteuse  des  campagnes  et  les  ren- 
voyer  ensuite  honteusement  chez  eux  l'année  suivante.  Pour  se 
venger  ils  imaginèrent  de  lui  jeter  dans  les  jambes  Jean  de  Pen- 
thièvre,  qui  n*eût  pas  eu  de  peine  à  triompher  de  Montfort  destitué 
du  secours  de  l'Angleterre,  ou  même  combattu  par  les  Anglais. 

Donc,  dit  Froissart,  «  Jean  de  Bretagne  fut  amené  en  présence  du 
«  roi  (d'Angleterre)  et  des  seigneurs.  Et  lui  fut  dit  qu'on  le  feroit 
t  duc  de  Bretagne^  et  auroit  à  femme  madame  Philippe,  fille  au 
t  duc  de  Lancastre^  mais  que  le  duché|de  Bretagne  voulsist'  tenir  en 
«  foi  et  en  hoitimage  et  relever  du  roi  d'Angleterre. .  .  La  dame 
«  fiUe  du  duc  (ajoute  Froissart),  il  l'eût  bien  prise  par  mariage  ; 
«  mais,  jurer  contre  la  couronne  de  France',  il  ne  l'eût  jamais  fait, 
•  pour  demourer  autant  en  prison  quil  y  avoit  été  ou  toute  sa 
«  vie  »  (livre  III,  chap.  63^  édit.  Bucbon,  II,  58o).  Ce  refus  cou- 
rageux et  magnanime  «  refroida  les  Anglais  de  lui  faire  grâce  »  : 
on  le  renvoya  à  sa  prison  et  on  ne  lui  cacha  pas  que,  comme  on  ne 
rabattrait  rien  de  sa  rançon,  il  avait  toute  chance  d'y  pourrir  et  d'y 
mourir. 

Après  la  mort  de  sa  mère,  Jean  de  Penthièvre,  qui  ne  pouvait,  de 
sa  prison,  administrer  son  apanage  de  Bretagne  ni  la  vicomte  de 
Limoges  et  les  autres  terres  de  France  qui  lui  appartenaient,  fut 
dans  la  nécessité  de  se  donner  un  alter  ego  sous  le  titre  de  lieu- 
tenant-général. Il  lui  fallait  un  homme  sûr,  puissant,  capable  de 
gouverner  et  défendre  ce  grand  héritage,  et  dont  les  sympathies 
pour  la  maison  de  Penthièvre  ne  fussent  pas  douteuses. 

En  Olivier  de  Clisson  il  trouvait  tout  cela  ;  aussi  lui  conféra-t-il 
cette  lieutenance  générale,  c'est-à-dire  le  gouvernement  de  tous 
ses  biens,  par  acte  du  6  janvier  i385  n.  st  (D.  Mor.  p.  892,  Preuves, 
H,  482). 

C'était  un  devoir  de  cette  charge  de  rappeler  au  duc  Jean  IV 
l'obligation  que  lui  imposait  le  traité  de  Guérande  de  travailler  à  la 
délivrance  de  Jean  de  Penthièvre,  et  d'y  consacrer  au  moins 
1000 000  francs.  Clisson  le  fît,  mais  sans  succès.  Jean  IV  resta  très 

^  «  PMirvu  qu*tl  voulût  tenir  le  duché  »,  olc. 

*  G'<«ft-à->dtre»  m  tourner  contre  la  Franco  et  porler  à  l'Angleterre  Thommage 
de  Ul  Bretigne. 


24S  COURS  U'HISTOIHE  DE  BRETAGNE 

froid  sur  cet  article  et  commença  même  de  U  à  concevoir  des  soup- 
çons contre  le  connétable. 

Celui-ci  n'en  continua  pas  moins  ses  démarches  pour  tâcher  de 
procurer  la  délivrance  du  fils  de  Charles  de  Blois.  Dans  les  pre- 
miers mois  de  1387,  il  sut  que  le  roi  d'Angleterre,  voulant  favo* 
riser  Robert  de  Vere,  comte  d*Oxford,  et  lui  aider  à  supporter  les 
charges  du  gouvernement  d'Irlande  auquel  il  l'avait  nommé,  venait 
(a3  mars  1387)  de  lui  donner  le  comte  de  Penthièvre  en  lui  per- 
mettant de  le  mettre  à  telle  rançon  qu'il  voudrait.  Clisson  envoya 
aussitôt  un  homme  de  confiance  au  duc  d'Irlande  (c'est  le  titre  que 
prenait  Robert  de  Vere)  pour  savoir  ses  exigences  ;  le  duc  fixa  la 
rançon  du  comte  de  Penthièvre  à  lao  000  livres  ;  alors  l'envoyé  de 
Clisson  se  rendit  près  de  ce  prince  et,  de  la  part  du  connétable,  lui 
offrit  tout  à  la  fois  le  paiement  de  sa  rançon  et  la  main  de  la  seconde 
fille  de  Clisson  appelée  Marguerite  :  double  offre  que  ce  prince 
accepta  sans  hésiter. 

Le  bruit  de  ces  démarches,  quoique  non  publiques,  arriva  bientôt 
au  duc  Jean  IV  et  le  mit  en  grand  émoi.  Entre  Clisson  et  lui  son 
anglomanie  avait  créé  un  antagonisme  qui,  jusqu'en  i38o,  s'était 
en  maintes  circonstances  hautement  manifesté.  Après  le  second  traité 
de  Guérande,  Jean  IV,  en  se  rapprochant  delà  France,  s'était  aussi 
rapproché  du  connétable  ;  il  avait  même  fait  avec  lui  un  traité 
d'alliance  particulier,  portant  garantie  mutuelle  et  personnelle  de 
tous  leurs  biens  et  de  tous  leurs  droits  réciproques,  écritd'un  style 
exprimant^  on  l'aurait  cru,  un  véritable  sentiment  de  bonne  amitié' . 
Mais  tous  les  soupçons,  toutes  les  haines  de  Jean  IV,  mal  éteintes, 
se  rallumèrent  en  un  clin  d'oeil.  Dans  le  mariage  projeté  par  le 
connétable,  il  vit  un  complot  à  bref  délai  contre  son  trône,  —  et  il 
ne  rêva  plus  que  du  moyen  d'en  prévenir  l'explosion. 

11  avait  d'ailleurs  d'autres  motifs  de  vouloir  mal  à  Clisson. 

Le  roi  Charles  VI,  s'il  n'avait  pas  la  prudence,  Thabileté  po- 
litique de  son  père  Charles  le  Sage,  avait  du  moins  la  même  haine 
contre  l'étranger  envahisseur  du  royaume,  la  même  passion  pour 


*  Traité  conclu  le  3o  mai  i38i,  confirmé  le  17  février  i38s,  dans  D.  4forioa, 
Preuves,  II,  Syo  et  379. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  249 

l'indépendance  et  Tintégrité  de  ia  France.  Son  imagination  et  sa 
jeunesse  le  poussaient  même  à  des  desseins  grandioses,  plus 
ou  moins  téméraires.  Pour  délivrer  la  Guienne  et  les  provinces  du 
Midi  encore  courbées  sous  le  joug  anglais,  le  meilleur  moyen  lui 
semblait  être  une  puissante  invasion  en  Angleterre,  qui  aurait 
pour  résultat  d*écraser  l'Anglais  chez  lui. 

En  i386,  une  flotte  lormidable  fut  équipée  et  concentrée  dans  le 
port  de  l'Ecluse  (en  Flandre).  Les  chefs  principaux  et  les  plus 
zélés  de  cette  expédition  étaient  le  duc  de  Bourgogne,  oncle'  du 
roi,  et  le  connétable  de  CUsson.  Celui-ci  se  rendit  à  l'EIcluse  avec 
une  flotte  de  7  a  voiles  rassemblée  dans  les  ports  du  Penthièvre,  et 
de  plus  une  ville  de  bois  de  3ooo  pas  de  diamètre,  construite  dans 
le  pays  de  Tréguer,  qui  pouvait  être  eu  peu  de  temps  montée, 
dressée,  construite  sur  le  sol  anglais  au  lieu  du  débarquement, 
formant  ainsi  pour  l'armée  française  une  base  d'opération  et, 
s'il  en  était  besoin,  une  place  de  refuge  très  solide. 

Mais  les  manœuvres  d'un  autre  oncle  du  roi,  le  duc  de  Berri, 
très  opposé  à  Texpédition,  peut-être  gagné  aux  Anglais,  ses  in- 
trigues et  ses  retards  prémédités  rendirent  cet  armement  inutile. 
Le  roi  ne  voulant  point  partir  sana  cet  oncle,  celui-ci  se  fit  telle- 
ment attendre  que,  quand  il  arriva  enfin  à  l'Ecluse  avec  ses 
troupes,  l'automne  était  trop  avancée,  la  saison  trop  mauvaise  pour 
que  Ton  pût  risquer  le  passage  sans  craindre  de  voir  la  flotte  dé- 
truite par  la  tempête.  On  fut  donc  forcé  de  remettre  la  partie  à 
Tannée  suivante,  1887. 

En  eflet,  cette  année  suivante,  dès  le  printemps,  on  travaillait 
activement  à  rassembler  de  nouveau  une  flotte,  une  armée,  et  le 
plus  ardent,  le  plus  actif  à  la  besogne,  c'était  Clisson,  qui  sur  la  côte 
de  Tréguer  enrôlait  des  hommes  d'armes,  frétait  des  navires,  ré- 
parait sa  ville  de  bois  que  la  tempête  avait  un  peu  maltraitée. 

Devant  ces  préparatifs  l'Angleterre  tremblait  ;  le  duc  de  Bre- 
tagne s'effrayait,  pour  lui-même  d'abord,  du  pouvoir  irrésistible,  de 
rautorité  accablante  que  donnerait  à  Clisson  la  réussite  d'une  telle 
entreprise.  Puis,  comme  au  fond  il  était  toujours  très  Anglais,  il 
sinquiétait,  s'effrayait  aussi  pour  ses  amis  d'outre-mer.  Il  cherchait 
quelque  moyen  de  détourner  d'eux  ce  péril. 


150  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

Il  savait  combien  ils  lui  en  voulaient  de  la  piteuse  aventure  de 
Tannée  de  Buckingham  (en  i38i),  à  ce  point  qulls  avaient  voulu 
susciter  contre  lui  Jean  de  Penthièvre  et  le  faire  duc  de  Bretagne  à 
sa  place.  Jean  IV  désirait  vivement  apaiser  cette  rancune  et  se 
remettre  en  la  bonne  grâce  des  Anglais.  A  force  d*y  songer^  il 
crut  en  avoir  trouvé  le  moyen.  Mais  ici  je  laisserai  parler  Froissart, 
pour  n'être  point  accusé  d'interpréter  les  choses  par  voie  de  con- 
jecture et  à  la  couleur  de  mon  esprit.  Froissart,  lui^  va  nous 
donner,  avec  sa  bonne  foi  constante  et  sa  fidélité  ordinaire,  l'opi- 
nion courante»  incontestable,  de  son  siècle  sur  l'événement. 

a  S'avisa  le  duc  de  Bretagne^  d'un  merveilleux  avis  et  jeta  son 
imagination  sur  ce  que  il  feroit,  dont  les  Anglois  lui  en  sauroient 
gré.  Car  il  savoit  bien  que  l'homme  au  monde  que  les  Anglois 
doubtoient  ethayoîentleplus,  c'était  messire  Olivier  de  Cliçon,  con- 
nestable  de  France.  Car,  au  voir  dire,  Cliçon  ne  faisoit  jour  et  nuit 
que  soutiller^  pour  porter  contraire  et  dommage  aux  Anglois,  et 
Tarméede  TEcluse  (en  i386^  vainement  lavait-il  jetée',  avisée  et 
commencée  ;  et  si  éioit  conduiseur  (en  1387)  de  celle  qui  se  faisoit 
à  Harfleur  et  par  Lantriguer.  Il  dit  en  soi-mesme  (le  duc  de  Bre- 
ragne  Jean  lY)  que,  pour  complaire  aux  Anglois  et  retourner  en 
leur  grâce  et  à  eux  montrer  qu'il  ne  faisoit  pas  trop  grand  compte 
de  l'amour  et  de  la  grâce  des  François,  il  romproit  et  briseroit  le 
voyage  [l'expédition  en  Angleterre  de  1387],  non  que  il  dût  à  ses 
gens  défendre  que  nul  n'alldt  en  Angleterre.  Nennîl,  il  vouloit 
ouvrer*  plus  couvertement  ...  Il  prendroit  le  connestable  de 
France  et  l'occiroit  ou  feroit  noyer.  Et  les  Anglois  lui  en  sauroient 
gré,  car  ils  le  hayoient  fort.  » 

Ainsi,  pour  frapper  Clisson,  Jean  lY  avait  un  double  motif  : 
d'une  part,  le  désir  de  servir  puissamment  les  Anglais  et  de  se  re- 
mettre dans  leur  bonne  grâce;  de  l'autre,  la  crainte  personnelle 
causée  au  duc  par  les  projets  d'alliance  intime  de  Clisson  avec  les 
Penthièvre.  De  cette  double  source,  filtrait  et  s'épanchait  goutte  k 

*  Froissart,  liv.  111,  chap.  63  ;  éd.  Buchon  H,  p.  58o. 

*  Slngénier  subitoment. 

*  Imaginée. 

*  Agir. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  251 

goutte  dans  le  cœur  de  Jean  IV  ud  courroux  qui,  peu  &  peu  mon- 
tant,  bouillonnant,  allait  produire  tout  à  l'heure  une  sinistre  ex- 
plosion. 

Guet-apens  de  Jean  IV  contre  Clisson 

(26  juin  1887). 

Prendre  ou  frapper  Clisson  ouvertement,  ce  n'était  pas  facile. 
Aussi  le  duc  (Froissart  nous  le  dit)  comptail-il  bien  agir  couverte- 
menty  c'est-à-dîre  par  ruse. 

Depuis  son  retour  en  Bretagne  en  137g,  Jean  IV  tenait  fréquem- 
ment les  Etats  et  le  parlement  général  du  duché  ;  il  y  faisait  de 
belles  ordonnances,  y  rendait  bonne  justice  ;  nous  avons  conservé 
notamment,  du  moins  en  partie,  les  registres  ou  procès-verbaux 
des  parlements  généraux  de  i384  et  i386,  nous  aurons  lieu  d'y 
revenir.  —  Le  duc  convoqua  donc  les  Etats  de  Bretagne  à  Vannes 
pour  le  mois  de  juin  1387.  ^^^^  1^  lettres  de  convocation  il  an- 
nonçait, pour  cette  session,  des  délibérations  importantes.  «  Par 
<(  espéciai  »,  dit  Froissart,  dans  la  lettre  adressée  à  Clisson,  f  il  le 
M  pria  moult  affectueusement  qu'il  vint  et  n'y  voulsist  point  faillir, 
tf  car  il  Ty  verroit  plus  volontiers  que  nul  des  autres  »  (livre  III, 
chap.  19,  édit.  Buchon,  II,  p.  58i). 

L'assemblée  se  tint  au  temps  fixé;  elle  eut  (dit  d'Argentré)  «  des 
«  délibérations  importantes  pour  le  bien  public,  la  police,  la  no- 
<f  blesse,  les  Estats  eux-mêmes  n,  sans  préjudice  de  quelques  di- 
vertissements, v  festins  et  dévier  agréables  ».  Le  dernier  jour,  le  duc 
réunit  tous  les  membres  de  l'assemblée  dans  un  grand  banquet  en 
son  château  ducal  de  la  Motte,  banquet  fort  beau  et  fort  gai,  où  on 
ne  parla  (dit  d'Argentré)  «  que  de  choses  plaisantes,  d'amours,  de 
«  dames,  de  musique.  >  Le  connétable,  qui  avsît  ^n  logis  dans 
les  faubourgs,  convia  toute  la  compagnie,  le  duc  compris,  à  diner 
pour  le  lendemain.  Beaucoup  y  allèrent,  le  duc  vint  vers  la  fin  du 
repas^  «  print  des  confitures»  (dit d'Argentré),  causa  amicalement, 

'  Hist,  de  Bret, ,édii.  1618,  liv.   X,  chap.  3,  p.  663. 


252  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

familièrement,  en  bon  prince,  «  leur  montrant  plus  grand  sem- 
€  blant  d'amour  qu'il  n'avoit  oncques  fait  »  (Froissart,  édit.  Bu- 
chon,  II,  p.  58a). 

Le  diner  fini  (on  dînait  à  midi),  avisant  quelques-uns  des  princi- 
paux seigneurs,  entre  autres,  le  connétable,  le  sire  de  Laval  son 
beau-frèré,  le  vicomte  de  Rohan  son  gendre,  son  ami  et  serviteur 
Robert  de  Beaumanoir  : 

—  Beaux  seigneurs,  leur  dit-il,  avant  de  partir,  venez  donc  voir, 
je  vous  prie,  mon  château  de  THermine  que  je  fais  bâtir  à  Vannes, 
ces  temps-ci,  et  qui  est  bientôt  fini. 

On  monte  à  cheval,  on  y  va.  «  Le  duc  les  mène  de  chambre  en 
«  chambré,  d'office  en  office,  et  devant  le  cellier  où  il  les  fait 
«  boire  >  (Froissart).  Arrivé  au  pied  de  la  maîtresse  tx)ur,  dont  la 
porte  était  ouverte  : 

'  —  Messire  Olivier,  fait  le  duc,  montez  là-haut,  je  vous  prie.  11  n'y 
a  homme  de  çà  la  mer  si  bon  connaisseur  que.  vous  en  ouvrage 
de  maçonnerie  ;  si  celui-ci  vous  agrée,  il  restera  tel  ;  si  non,  je  le 
ferai  amender  par  votre  conseD. 

Le  connétable  veut  que  Jean  IV  passe  le  premier  : 

—  Merci,  dit  le  duc,  je  suis  un  peu  essoufflé  ;  pendant  que  vous 
serez  là-dédans,  je  causerai  d'affaires  avec  le  sire  de  Laval. 

Glisson  monte  sans  défiance  ;  au  premier  étage  sort  d'une 
chambre  une  grosse  troupe  d'hommes  armés,  qui  se  jettent  sur 
lui,  le  désarment,  l'enchaînent  de  trois  paires  de  fer,  et  lui 
disent  : 

—  Monseigneur,  pardonnez-nous  ce  que  nous  faisons,  car  il 
nous  le  faut  faire  ;  ainsi  nous  est-il  enjoint  et  commandé  par 
Monseigneur  de  Bretagne. 

Enméme  temps  on  fermeà  double  tourla  porte  du  donjon,  devant 
laquelle  Laval  était  resté  causant  avec  le  duc.  Voyant  fermer  cette 
porte,  percevant  quelque  bruit  à  l'intérieur,  Laval  s'alarme, 
«  tout  son  sang  lui  commence  à  frémir,  •  et,  voyant  le  duc  «  plus 
vert  que  la  feuille  »  : 

—  Ah  !  Monseigneur,  s'écrie-t-il,  que  voulez-vous  faire  ?  Pour 
Dieu,  ne  &ites  aucun  jnal  à  mon  beau-frère  le  connétable  ! 


RÉGNE  DE  JEAN  IV  259 

—  Montez  à  cheval,  sire  de  Laval^  répond  le  duc,  partez,  je  n  ai 
pas  besoin  de  vous,  je  sais  ce  j'ai  à  faire. 

Laval  ne  part  pas.  Beaumanoir  vient  réclamer  son  maître,  et 
comme  il  s'écrie  qu'il  veut  le  voir,  qu'il  veut  ôtre  avec  lui  et  comme 
lui,  le  duc  écumant  lui  porte  sa  dague  au  visage  et  crie  : 

—  Si  tu  veux  être  comme  lui,  Beaumanoir,  il  faut  d'abord  te 
crever  un  œilM 

Puis  il  le  fait  saisir,  enfermer  dans  une  chambre  du  donjon  et 
enchaîner,  conmie  le  connétable,  de  trois  paires  de  fer. 

Laval  s'attache  au  duc,  le  suppliant  instamment  d'épargner 
Clisson,  de  lui  rendre  la  liberté.  Le  duc  ne  répond  rien,  rentre  au 
château  de  la  Motte,  ou  il  mande  Jean  de  Bazvalen,  capitaine  du 
château  de  l'Hermine,  et  lui  ordonne  de  faire  noyer  le  connétable 
•  ceste  nuict,  environ  la  my  nuict,  le  plus  secrètement  possible  > 
(Alain  Bouchart,  édition  de  i53a,  f.  129). 

Ce  bon  serviteur  eut  le  courage  de  résister,  de  combattre  par  trois 
fois  cet  ordre  d'assassinat.  Il  ne  s'attira  que  des  rebufïades  : 

—  Je  veux  m'en  défaire,  c'est  l'homme  que  je  hais  le  plus  au 
monde  !  Obéissez,  Bazvalen,  ou  c'est  vous  qui  mourrez  !  Et  au 
surplus  taisez- vous,  €  car  si  m'en  rébarbez  plus,  je  vous  destruirai 
de  fond  et  de  racine  I  »  (Bouchart). 

Bazvalen  sorti,  Laval  rentre,  adresse  au  duc  une  longue  et  tou- 
chante prière,  pleine  des  meilleures  raisons  d'honneur,  de  senti- 
ment, d'intérêt. 

—  Sire  de  Laval,  vous  m'ennuyez,  répond  brutalement  le  duc. 
Laissez-moi  reposer,  je  vous  prie.  J'ai  bien  ouï  toutes  vos  raisons, 
nous  en  causerons  demain  . 

Et,  en  se  mettant  au  lit,  le  duc  se  dit  : 

—  Homme  au  monde  ne  m'empêchera  d'être  cette  nuit  débar- 
rassé de  Clisson. 

Sur  cette  joyeuse  idée  il  s'endort.  Au  milieu  de  la  nuit  il  se  ré- 
veille, sa  grande  colère  tombée.  Dans  sa  conscience,  réveillée  aussi, 
les  prières  et  les   raisons  de  Laval  et  de  Bazvalen  reprennent  leur 

•  Clisson  avait  perdu  un  œil  en  combattant  pour  Jean  IV  à  la  bataille  d'Aurai. 
>  Bouchart,  édit.  i53a,f.  lag  V«. 


254  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

force,  leur  valeur.  Surtout,  la  crainte  monte.  H  voit  son  attenlat 
armant  contre  lui  le  roi  de  France,  les  trois  quarts  des  Bretons»  et 
lui-même  bientôt  encore  une  fois  chassé  de  Bretagne.  Dès  le  pietit 
jour  il  fait  venir  Bazvalen  : 

—  Eh  bien,  Bazvalen,  qu*a8-tu  fait  cette  nuit  ? 

—  Ce  que  votre  seigneurie  m  avait  ordonné;  puis  j'ai  enterré  le 
corps  dans  un  jardin. 

—  Hélas!  Bazvalen,  répondit  le  duc,  voici  un  piteux  réveille- 
matin  !  Pourquoi  ne  t'ai-je  pas  cru  hier  soir  !  Je  n*aurai  plus  dé- 
sormais un  instant  de  repos AUez*vousen,  messireJean,  que  je 

ne  vous  voie  plus  ! 

Et  le  prince  tout  le  jour  ne  fait  que  gémir  et  se  désoler,  refusant 
toute  visite,  toute  nourriture,  errant  seul  parmi  les  salles,  les  ga- 
leries du  vieux  château  ducal,  avec  toutes  les  marques  d'un  déses- 
poir sombre  et  affolé.  Bazvalen,  instruit  de  tout,  jugeant  que  les 
remords  du  duc  étaient  sincères  et  solides,  pensa  vers  le  soir  qu'il 
était  temps  de  se  remontrer  : 

—  En  vérité,  Monseigneur,  fait-il,  permettez-moi  de  le  dire,  vous 
vous  désolez  trop  ;  car  enfin,  il  y  a  remède  à  tout. 

—  A  tout,  Bazvalen sauf  à  la  mort  I 

—  Si  c  est  cela  qui  vous  afflige,  Monseigneur,  réjouissez-vous 
donc  ;  il  m'a  été  impossible  cette  nuit  d'exécuter  vos  ordres.  Mon- 
seigneur le  connétable  vit  encore. 

—  Quel  bonheur!  crie  le  duc,  qui  saute  au  cou  de  son  serviteur 
avec  des  larmes  de  joie  et  lui  fait  compter  sur  Theure  dix  mille 
florins  d  or. 

Le  sire  de  Laval,  averti,  revient  assiéger  le  duc  jusqu'à  ce  qu'il  en 
ait  tiré  la  promesse  de  relâcher  le  connétable,  mais  sous  les  con- 
ditions d'un  traité  que  le  prince  s'occupa  de  faire  libeller  et  qui  fut 
signé  le  lendemain^  37  juin  1887. 

Les  conditions  de  ce  traité  étaient  fort  dures  (D.  Morice,  Preuves 
II.  540-542). 

Le  connétable  s'engageait  à  payer  au  duc  une  rançon  de 
10  0000  francs  d'or, — à  lui  remettre  toutes  les  principales  places 
de  ses  domaines  et  l'apanage  de  Penthièvre,  nommément  les  dix 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  îbb 

suivantes  :  Josselin,  cheMieu  du  comté  de  Porhoet,  résidence  habi- 
tuelle de  Glisson,  -  Broon  et  Jugon3iAin,Cii88on,Ghâteaugui  près 
Oudon,  forteresse  nouvellement  construite  par  le  connétable,  ^  en- 
fin Lamballe  et  Guingamp,  Châtelaudrem  et  la  Roche-Derien,  les 
quatre  principales  places  de  Tapanage  de  Penthièvre. 

En  outre  le  duc  reprenait  tous  les  dons  faits  à  Clisson  pour  ses 
grands  services  à  diverses  époques,  c'est-à-dire  les  villes,  terres  et 
châteaux  de  Jugon,  du  Gàvre,  de  Cesson  et  d'Erqui  ;  bien  plus,  il 
prétendait  enlever  au  connétable  et  s'approprier,  sans  bourse  délier, 
deux  seigneuries  importantes,  achetées  et  payées  régulièrement 
par  ce  dernier  depuis  plus  de  quinze  ans,  la  chAtellenie  de  Broon 
et  l'immense  comté  de  Porhoët  avec  son  annexe  de  Guillac,  sur 
laquelle  Jean  IV  (on*  ne  sait  pourquoi)  prétendait  avoir  un  droit 
spécial. 

Enfin,  le  connétable  renonçait  par  ce  traité  à  poursuivre  la  déli- 
vrance du  comte  de  Penthièvre,  à  administrer  son  apanage  comme 
lieutenant-général»  à  lui  faire  épouser  sa  fille  Marguerite. 

C'était  là  les  principales  clauses.  Glisson  signa  —  sans  lire  et  sans 
hésiter.  Pour  sortir  des  griffes  du  duc  il  en  eût  signé  bien  d'autres. 
Mais,  avant  de  lui  rendre  la  liberté.Jean  IV  voulait  un  gage  sérieux, 
avoir  les  100,000  francs  d'or  et  les  dix  places  ci-dessus  dénom- 
mées. Le  jour  même  du  traité  (27  juin),  Beaumanoîr  courut  au 
château  de  Josselin  chercher  cette  forte  somme  et  la  rapporta  à 
Vannes.  Les  trois  jours  suivants,  !i8,  29  et  3o  juin^  des  commis- 
saires députés  par  Glisson  allèrent  remettre  les  dix  places  aux 
gens  du  duc.  Gomme  il  fallut  quelques  jours  pour  que  l'on  fût, 
à  Vannes^  dûment  informé  de  cette  remise,  le  connétable  sortit 
du  château  de  l'Hermine  seulement  le  4  juillet.  Sa  prison  avait 
duré  huit  jours. 

Voilà,  on  le  devine,  non  seulement  l'expédition  contre  l'Angleterre 
rompue,  avortée,  anéantie,  mais  aussi  une  nouvelle  semence  de 
gnerre  civile  en  Bretagne  pour  huit  ou  dix  ans. 


25«  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 


Guerre  civile  en  Bretagne.  —  Intervention  du  roi  de  France 

{1387-1391). 

Clisson,  de  Vannes^  va  droit  à  Paris  à  cheval,  avec  deux  pages^ 
en  deux  jours.  Il  se  jette  aux  pieds  du  roi,  lui  raconte  la  trahison 
du  duc  de  Bretagne  et  lui  remet  Tépée  de  connétable  :  ((  Car,  dit-il, 
après  un  pareil  outrage,  qui  intéresse  directement  la  majesté  royale 
en  la  personne  d*un  de  ses  grands  officiers,  je  n*ai  plus  l'autorité 
requise  pour  exercer  dignement  un  si  haut  office.  »  —  Le  roi  insiste 
vivement  pour  qu'il  reste  connétable,  lui  promet  d'assembler 
promptement  la  cour  des  pairs  qui  le  vengera  pleinement  de  l'ou- 
trage du  duc.  Le  roi  était  très  sincère  et  prenait  vraiment  l'affaire 
à  cœur. 

Il  n'en  allait  pas  de  même  de  ses  oncles,  les  ducs  de  Bourgogne 
et  de  Berri.  Ce  dernier  d'ailleurs,  à  demi  Anglais  et  très  opposé  aux 
aux  grandes  expéditions  militaires,  détestait  Clisson  et  le  lui  fit  bien 
voir.  Le  duc  de  Bourgogne,  qui  pourtant  estimait  le  connétable,  ne 
laissa  pas  de  le  railler  un  peu,  lui  reprochant  de  s'être  laissé  prendre 
comme  un  enfant  h  cette  souricière  du  château  de  l'Hermine  : 

—  «  Mais,  Monseigneur  (dit  Clisson),  il  montrait  tant  de  beaux 
semblants  que  je  ne  lui  osois  refuser.   » 

—  u  Connétable  (répondit  le  duc)  en  beaux  semblants  sont  les  dé- 
ceptions. Je  vous  cuidois  plus  subtil  que  vous  n'êtes.  »  (Froissart,  11, 
66;édit.  Buchon,  II,  p.  589.) 

Pour  éclairer  la  suite  de  cette  histoire,  il  est  nécessaire  de  dire 
un  mot  des  luttes  d'influence  à  la  cour  de  France,  en  ce  temps. 

Il  y  avait  deux  partis,  entre  lesquels  hésitait  le  jeune  roi*. 

D'un  côté,  les  grands  féodaux,  les  grands  et  puissants  seigneurs 
ayant  à  leur  tète  les  oncles  du  roi,  qui  ne  rêvaient  que  fêtes,  luxe, 
richesse,  pompes  orgueilleuses,  et  ne  se  souciaient  nullement  de 
continuer  la  politique  de  Charles  Y. 

Voir  Michelel,  Histoire  de  France  (i»"*  édition,  iS/io},  IV,  p.  4a. 


REGNE  DE  JEAN  IV  2b7 

De  l'autre  coté,  les  petites  gens,  anciens  conseillers  de  Charles  Y, 
honunes  de  cabinet,  de  prudence  et  de  haute  habileté,  petits  ou 
moyens  gentilshommes  mais  rudes  guerriers,  le  sire  de  la  Rivière, 
révêquede  Laon,  Clisson  et  les  lieutenants  de  du  Guesclin,  qui 
tous  tendaient  à  continuer  la  politique  du  règne  précédent,  c'est-à- 
dire  à  purger  le  sol  français  de  Timpudent  étranger  qui  en  détenait 
encore  une  partie'. 

Par  son  patriotisme  très  vit,  très  réel,  Charles  VI  tenait  à  ce 
dernier  parti.  Mais  son  imagination  un  peu  extravagante,  son 
amour  des  fêtes  somptueuses  et  de  la  chevalerie  théâtrale  le  li- 
vraient de  temps  à  autre  à  l'influence  des  grands  féodaux.  En  ce 
moment  c'était  le  tour  de  ceux-ci  ;  aussi  malgré  les  sympathies 
personnelles  du  roi,  le  connétable  ne  trouva  pas  à  la  cour  un  appui 
efQcace. 

Mais  Clisson  n'était  pas  homme  k  s'émouvoir  de  si  peu.  11  revint 
en  Bretagne  et  à  l'aide  de  ses  nombreux  amis  se  mit  en  devoir  de 
reprendre  par  la  force  ce  que  la  ruse  lui  avait  enlevé. 

Avant  la  fin  de  1387^  il  avait  repris  Guingamp,  Lamballe,  Chà- 
telaudren^  et  enlevé  au  duc  Chàleaulin  surTrieu  (château  très  fort, 
voisin  de  Pontrieu),  le  Plessix- Bertrand  (en  SaiBt*Coulomb),  et  la 
ville  de  Saiut*Malo  qui  se  donna  au  roi.  Au  commencement  de 
i388,  le  parti  du  connétable  recouvra  encore  Clisson,  Chàteaugui, 
Jugon  ;  il  ne  resta  plus  au  duc^  des  places  extorquées  par  lui,  que 
Josselin,  Blain,  Broon^  et  peut-être  (mais  c'est  peu  probable)  la 
Roche-Derien. 

En  outre,  dans  le  mois  de  novembre  1887,  Clisson  fit  payer  au 
duc  d'Irlande  la  moitié  de  la  lançon  de  Jean,  comte  de  Penthièvre, 
soit  60,000  livres,  lui  fournit  pour  cautions  du  paiement  de  l'autre 
moitié  les  plus  grands  seigneurs  de  France  (D.  Morice,  Preuves^  II, 
538-5^9),  et  obtint  l'élargissement  du  comte,  qui  épousa  au  mois 
de  janvier  i388  la^ledu  connétable,  Marguerite  de  Clisson. 

Tous  ces  succès  relevèrent  bien  le  parti  de  Clisson  en  Bretagne 
et  commencèrent  à  donner  de  sérieuses  inquiétudes  au  duc.  Le 
parti  des  Marmousets  —   c'est  à  dire  des  anciens  conseillers  du 

'  Les  féodaux,  pour  railler  leurs  adversaires,  appelaient  ce  parti  les  i/ar<- 
mouseU» 


258  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

roi  Charles  ie  Sage  —  ayant  repris  de  Tinfluence  à  ia  cour  de 
France\  résolut  de  pacifier  les  troubles  de  Bretagne  qui  pouvaient, 
le  cas  échéant,  devenir  pour  le  ijpyaume  un  gros  embarras. 

Le  roi  notifia  au  duc  Jean  IV  qu'il  se  rendait  personnellenient 
arbitre  de  sa  querelle  avec  Clissod*  et  Tajourna,  pour  exposer  ses 
raisons,  aux  Etats  convoqués  et  tenus  à  Orléans  un  p^u  après 
Pâques  (le  ag  mai  i388).  Clisson  vint  è  Orléans  et  plaida  très  bien  sa 
cause  devant  les  Etats.  Jean  IV,  quoiqu'il  eût  accepté  Tarbitrage 
du  roi,  ne  se  rendit  pas  à  Orléans.  —  Mais  sur  une  nouvelle 
sermonce  du  roi,  et  sur  la  remontrance  très  fortement  motivée  de 
son  propre  conseil^  il  se  résigna  enfin  à  comparaître  devant 
Charles  VI. 

Dans  cette  délibération  du  conseil  de  Bretagne,  fort  curieuse, 
reproduite  en  substance  par  Froissart,  deus^  traits  surtout  mé- 
ritent d*étre  notés.  —  L'un  des  principaux  arguments  des  con- 
seillers de  Jean  IV  pour  l'engager  à  faire  la  paix  avec  Clisson, 
c'est  que  la  plus  saine  partie  des  <(  prélats  barons,  chevaiiersr  cités 
a  et  bonnes  villes  de  ce  pays  (de  Bretagne)  sont  tous  contre  lui.  » 
Et  le  seul  argument  du  duc  contre  la  paix  qu'on  lui  conseille  est 
celui-ci  :  «  Comment  se  pourroit  nourrir  parfait  amour  où  il  n'y 
((  a  que  toute  haine  ?Comment  pourrois-je  aimer  Olivier  de  Cliçon  P 
«  La  chose  au  monde  dont  je  me  repens  le  plus,  c'est  de  ne  l'a- 
ce voir  fait  mourir  quand  je  le  tins  en  mon  pouvoir  au  chastel 
«  de  TErmine'.  » 

Néanmoins  il  alla  à  Paris  à  l'été  de  i388,  mais  après  avoir  pris  la 
précaution  singulière,  très  caractéristique,  de  formuler  par  devant 
notaire  une  protestation  secrète  et  préalable  contre  toutes  les 
concessions  qu'il  pourrait  faire  à  Clisson  comme  lui  étant  ex- 
torquées par  la  force  (D.  Morice,  Preuves j  II,  543);  il  plaida  sa 
cause  devant  le  roi,  qui  prononça  le  ao  juillet  sa  sentence  dont 
les  clauses  sont  très-simples  (D.  Morice,  Preuves,  II,  552-555)  : 

i**  Jean  IV  rendrait  à  Clisson  les  100,000  fraqcs  extorqués  de 
lui  pour  sa  rançon,  les  trois  places  et  les  deux  terres  deCliaaon  que 

*  Voir  MieheM,  ffistoire  de  France,  édit.  i84o,  IV,  (2. 

*  Lettres  du  37  novembre  1387,  dans  D.  Morice,  Preuves^  It,  544-545. 

*  Froissart,  III,  loS;  éd.  Buchon,  11,  p.  69i,  69t. 


HÊGNE  DE  JEAN  IV  259 

le  duc  tenait  encore,   savoir  (les  (rois  places)  :  Josselin,  Blain  et 
Broon,  (les  deux  terres)  Guillac  et  le  Gâvre  ; 

a*  Clisson  remettrait  à  Jean  IV  les  places  prises  par  lui  sur 
le  duc  ou  sur  ses  partisans,  savoir  :  Jugon,  le  Plessix-Bertrand^ 
Chàteaulin  sur  Trieu,  —  Saint-Malo  restant  acquis  au  roi. 

3*  Les  places  de  Lamballe,  Guingamp,  GhAtelaudren  et  la 
Roche-Derien  seront  mises  en  séquestre  entre  les  mains  du  roi^ 
Jusqu'à  ce  qu'il  soit  décidé  à  qui  elles  doivent  appartenir  (clause 
singulière,  car  ces  places,  faisant  incontestablement  partie  inté- 
grante de  Tapanage  de  Penthièvre,  appartenaient  forcément  au 
comte  de  Penthièvre)  ; 

4*  Enfin  il  était  enjoint  au  duc  et  au  connétable  de  vivre  désor- 
mais en  bonne  intelligence,  eux  et  leurs  partisans,  le  passé  oublié. 

Le  duc  et  le  connétable  jurèrent  ce  traité  :  le  premier,  il  est  vrai, 
avait  pris  ses  précautions  en  prolestant  d'avance.  Le  roi  les  flt 
manger  à  sa  table  et,  en  signe  de  réconciliation,  boire  à  la  même 
coupe.  Cette  paix  n'en  fut  pas  plus  solide. 

Le  duc,  semble-t-il,  restitua  les  places  qu'il  tenait  encore^  mais 
comme  il  ne  se  mettait  nullement  en  peine  de  rendre  les  100,000  fr. 
extorqués  à  Clisson,  celui-ci  refusa  (assez  logiquement)  de  lui  re- 
mettre les  places  dont  il  s'était  emparé  (Jugon,  Chàteaulin-sur- 
Trieu,  le  Plessix-Bertrand*),  —  et  bientôt  les  hostilités  recommen- 
cèrent. Nous  n'en  pouvons  suivre  le  détail.  Mais  d'Argentré  a  peint 
en  (rois  lignes  Fétat  de  la  Bretagne  dans  ces  années  1889  à  1391  : 
o  Le  duc  et  Clisson  (dit-il)  entrèrent  en  forte  guerre,  tenant  chacun 
«  d'eux  des  hommes  d'armes  en  ses  places,  lesquels  à  chacune  fois 
«  sortant  aux  champs,  faisoient  prises  et  rançonneries  sur  les  sub- 
«  jects  de  l'autre,  avec  villains  et  horribles  meurtres  d'une  part  et 
€<  d'autre  sans  mercy  :  il  en  advint  de  terribles  maux.  »  {Hist.  de 
BreL,  édit.  1618,  p.  666,  X,  10). 

En  1 391,  ces  hostilités  prirent  un  caractère  plus  vif  :  le  duc  fit 

*  Sur  le  refui  de  remetlre  ces  places  aux  commissaires  du  duc,  voir  Morice, 
Hisi,yï,  p.  4o6vet  Trésor  des  Chartes  de  Bret.,  M.  D.  g,  et  R.  A.  i5. 

'  D*aprè6  la  Chronique  de  Haint-Brieue  (Preuves t  I,  6a),  Jean  IV  prit  en 
1.190  ou  1S91  un  fort  construit  k  Plancoët  par  Clisson.  D.  Morioe  croit  aussi  qu'il 
y  eut  un  traité  de  paix  conclu  le  18  mars  iStji  entre  Clisson  et  le  duc  par  Tin- 
tsrttédiairt  det  liresde  Laval,  Rohan,  etc.  (Morico^Hi^lMl,  p.  4oS);  ce  n'est  pas  aûr,il 


260  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

même  incursion  sur  le  territoire  de  France  et  prit  Cliàteauceaux 
(D.  Morice,  Preuves,  l],  555],  sans  doute  parce  que  cette  place  ap- 
partenait au  neveu  du  comte  de  Penthièvre,  le  jeune  duc  d*Anjou  ;  en 
même  temps  (juillet  i3()i)ilfaisait  des  politesses  aux  Anglais»qui  lui 
rendaient  la  jouissance  du  comté  de  Richemont  {Preuves,  II,  676). 

Le  roi  de  France  dut  encore  intervenir  pour  arrêter  cette  guerre  de 
Bretagne  toujours  renaissante,  toujours  périlleuse  pour  le  royaume. 
Il  envoya  des  ambassadeurs  inviter  Jean  IV  à  venir  à  Tours,  où  le 
roi  examinerait  avec  soin  les  difficultés  encore  pendantes  entre 
CHsson  et  le  duc,  et  rendrait  sa  décision.  Le  duc  se  trouva  tellement 
choqué  de  certains  propos  des  ambassadeurs,  qu'il  lut,  dit-on,  sur  le 
point  de  les  faire  arrêter.  Mais  il  se  ravisa  et  se  rendit,  dans  la  seconde 
quinzaine  de  décembre  iSqi,  à  Tours\  où  le  roi  prononça,  le  a6 
janvier  suivant,  la  sentence  ou  transaction,  par  laquelle  il  voulait 
terminer  cette  interminable  et  sanglante  querelle  de  Bretagne. 

Dans  celte  nouvelle  sentence  ou  accord,  il  n^était  plus  question 
des  places  ni  des  seigneuries  que  les  parties  devaient  se  restituer 
Tune  à  l'autre  :  chacun  était  apparemment  rentré  dans  son  bien . 
Mais  cette  pièce  constate  que  la  restitution  des  cent  mille  francs  ex- 
torqués à  Clisson  par  le  duc  n'était  pas  encore  commencée  ;  le  traité 
porte  queSo.ooo  francs  devront  être  comptés  au  connétable,  au  châ- 
teau de  Rieux,  avant  le  18  mai  prochain,  et  telle  était  la  confiance 
qu'inspirait,  pour  l'accomplissement  de  cette  clause,  l'exactitude 
ou  la  bonne  volonté  de  Jean  IV,  que  vingt  seigneurs  bretons  durent 
se  rendre  personnellement  caution  de  ce  paiement,  chacun  pour 
une  somme  déterminée,  jusqu'à  concurrence  de  80,000  francs. 

Pour  Clisson,  depuis  son  arrestation  au  château  de  l'Hermine 
il  avait  la  constante  habitude  de  porter  tous  ses  procès  au  par- 
lement de  Paris,  au  mépris  des  droits  du  duc  de  Bretagne  et  de  ses 
devoirs  de  vassal.  Le  roi  annule  tous  les  appels  ainsi  formés  par 
lui,  renvoie  ses  causes  aux  tribunaux  de  Bretagne,  lui  enjoint  de 
se  contormer  au  droit  féodal  et  de  suivre  à  l'avenir  la  cour  de  son 
suzerain  (Morice,  Histoire,  l,  p.  4ii  ;  Preuves  y  II,  586,  687). 

faudrait  voir  la  pièce  du  Château  de  Nantes,  N.  B.  3.  En  tout  cas,  ce  traité 
n'était  guère  solide. 

•  I^s  sûretés  ou  sauf-conduits  donnés  au  duc  pour  aller  a  Tours  sont  datés  des 
la,  t5,  19  déc.  1391  (Morice,  Preuves^  11,  677-78.  Cf.,  Hist,,  1,  409). 


RËGNE    DE  JEAN   IV  261 


Assassinat   de  Clisson  par  Pierre  de  Craon 

(i4  juin  1^92). 

Il  semble  que  cette  guerre  doit  finir  ici,  que  cette  querelle  étrange, 
si  prolongée,  manque  désormais  d*a]iment. 

Ici  commence,  au  contraire,  le  second  acte  de  la  tragédie.  Lé 
premier  s*était  ouvert  par  le  guet-apens  du  château  de  l'Hermine  ; 
celui-ci  est  inauguré  par  l'assassinat  de  la  rue  Sainte-Catherine  en 
1393,  deux  attentats  dirigés  contre  le  même  personnage,  contre 
Clisson. 

La  tentative  d'assassinat  de  Clisson  par  Pierre  de  Craon  dans  la 
nuit  du  i3  au  i4  juin  1893  est  racontée  avec  beaucoup  dévie  et 
de  détails  curieux  par  l'inimitable  chroniqueur  Froissart,  qui  à  ce 
moment  était  à  Paris  et  qui  fit  sur  l'événement  une  minutieuse 
enquête  comme  un  bon  reporter  de  nos  jours.  —  Ce  qui  est  moins 
connu,  ce  qui  est  beaucoup  moins  clair,  c'est  la  cause  du  crime,  le 
motif  de  la  haine  qui  poussa  Pierre  de  Craon  à  massacrer  le  con- 
nétable. 

Pierre  de  Craon  était  un  seigneur  fort  riche,  jeune,  possesseur  non 
de  la  châtellenie  de  Craon,  mais  des  seigneuries  non  moins  consi- 
dérables de  Sablé  et  de  la  Ferté-Bernard.  Peu  de  temps  avant  le 
crime,  il  avait  fait  partie  de  la  maison  du  frère  puîné  de  Charles  VI, 
le  jeune  et  brillant  Louis  de  France,  alors  qualifié  duc  de  Touraine 
et  plus  connu  dans  l'histoire  sous  le  lilre  de  duc  d'Orléans  que 
nous  lui  donnerons  ici.  —  Pierre  de  Craon  n'était  pas  seulement 
Tun  des  gentilshommes  du  duc  d'Orléans,  c'était  son  favori,  asso- 
cié à  ses  secrets,  à  ses  plrîsirs.  Il  perdit  subitement  cette  faveur,  il 
fut  chassé  de  la  cour  e.*-  de  la  maison  du  duc  de  Touraine  (ou  d'Or- 
léans) pour  avoir  révélé  à  la  femme  de  ce  prince,  la  belle  Yalentine 
de  Milan,  une  intrigue  galante  de  son  mari.  Pierre  de  Craon^  attri- 
buant sa  disgrâce  à  Clisson^  en  conçut  contre  lui  une  haine  féroce  : 
de  là  son  assassinat.  Mais  pourquoi  s'en  prit-il  à  Clisson,  que  ni 
Froissart,  si  éveillé  sur  ce  sujets  ni  aucun  autre  chroniqueur^  ne  mêle 
Tome  ix.  —  Avril  1898.  18 


ou  I 


C0UK8  D'HISTOIRK  DE  BHETAGNE 


à  celte  aflaire?  C'est  là  ce  qu'il  faut  tâcher  d  eclaircir,  car  c*est  là 
ce  qui  douneà  l'événement  son  caractère,  c'est  ce  qui  nous  dira  si 
ce  crime  est  vraiment  un  épisode,  ou  plutôt  une  des  péripéties  es- 
sentielles de  la  lutte  de  Jean  IV  contre  le  connétable. 

Pierre  de  Craon,  dans  sa  première  jeunesse,  avant  de  s'attacher 
au  duc  de  Touraine  [ou  d'Orléans),  avait  servi  un  autre  prince  de 
France,  un  autre  Louis  de  France,  duc  d'Anjou  et  frère  du  roi 
Charles  V,  qui,  appelé  en  i38o  au  trône  de  Naplespar  le  testament 
de  la  reine  Jeanne  T",  passa  en  Italie  en  1882  pour  conquérir  ce 
trône\  y  resta  deux  ans  sans  réussir  dans  son  entreprise,  vit  fondre 
par  la  maladie,  par  la  misère,  l'armée  qu'il  y  avait  amenée,  et 
mourut  lui-même  sans  le  sou,  fort  misérable,  dans  une  petite 
bourgade  (BisegUa)  voisine  de  Bari  (le  31  septembre  i38'i),  pen- 
dant qu'il  attendait  pour  relever  sa  fortune  l'arrivée  de  secours  pé- 
cuniaires qu'il  avait  envoyé  chercher  en  France  par  un  de  ses  ser- 
viteurs, et  qui  n'arrivèrent  jamais. 

Le  serviteur  chargé  de  cette  suprême  mission,  c'était  Pierre  de 
Craon  :  il  avait  reçu  en  France  de  grosses  sommes,  à  lui  remises 
par  la  duchesse  d'Anjou  pour  les  porter  k  son  mari.  Léger  et  très 
ami  du  plaisir,  Craon,  revenant  en  Italie^  au  lieu  d*aller  droit  vers 
Naples,  passa  par  Venise,  y  dépensa  en  fêtes,  en  débauches,  une 
grande  part  du  trésor  de  son  maître,  et  comme  il  y  était  encore  quand 
Louis  d'Anjou  mourut,  il  revint  en  France  avec  le  reste.  A  la  cour 
beaucoup  de  gens  le  tenaient  pour  un  elTronté  voleur  ;  le  duc  de 
Berri,  frère  du  duc  d'Anjou,  lui  dit  un  jour  :  «  C'est  toi,  méchaDt 
•  traitre,qui  as  causé  la  mort  de  mon  frèrel  »  Clisson  devait  être  des 
plus  vifs  à  invectiver  à  cette  occasion  Pierre  de  Craon  ;  car  la  du- 
chesse d'Anjou,  femme  du  malheureux  prince  mort  à  Bari,  n'était 
autre  que  la  princesse  Marie,  fille  de  Charles  de  Blois,  sœur  de 
Jean,  comte  de  Penthièvre,  et  nous  avons  vu  combien  Clisson  était 
profondément  lié,  par  l'alTection  non  moins  que  par  lintérêt,  à  la 
famille  de  Penthièvre. 

Malgré  cela,  je  le  répèle,  aucun  chroniqueur,  aucun  témoignage 
contemporain   ne  montre  la   main  de  Clisson  dans  le  coup  qui 

*  Sur  Charles,  duc  de  Durazzo,  qui  roccupait  alors. 


RÉGNE  DE  JEAN  IV  2  83 

chassa  Pierre  de  Craon  de  la  maison  du  duc  de  Touraine.  —  Où 
Graon  put-il  prendre  cette  idée  P  Nous  n'en  sommes  point  réduit 
aux  conjectures.  Froissart,  qui  lit,  je  le  ré^te,  sur  cet  événement 
une  enquête  si  soigneuse^  nous  rapporte,  sans  la  moindre  hésita- 
tion, ce  que  tout  le  monde  disait  là-dessus  de  son  temps  et  ce  qui 
est,  non  seulement  vraisemblable»  mais  certain. 

Pierre  de  Craon  avait  pour  mère  Marguerite  de- Flandre,  cousine 
de  Jeanne  de  Flandre,  comtesse  de  Montfort,  mère  de  Jean  lY  ; 
par  li  ilcousinait  avec  notre  duc.  Se  voyant  chassé  de  la  maison  du 
duc  de  Touraine^  il  vint  en  Bretagne  plaindre  son  infortune»  et, 
selon  Froissart,  Jean  IV  lui  dit  aussitôt  :  «  Beau  cousin,  confortez- 
«  vous,  c'est  Cliçon  qui  vous  a  brassé  tout  CQla\  »  Et  aussi,  ajoute 
le  chroniqueur,  c  souvent  ils  parloient  ensemble  de  messire  Olivier 
«  de  Cliçon,  comment  et  par  quelle  manière  ils  le  mettroient  à 
«  mort.  Et  trop  se  repentoit  le  duc  de  Bretagne  qu'il  ne  Tavoit 
ce  occis,  quand  il  le  tint  à  son  aise  au  chastel  de  l'Ermine'.   » 

Voilà  donc,  tirée  au  clair,  la  genèse^  l'origine  de  l'attentat  de 
Pierre  de  Craon,  partie  essentielle,  on  le  voit,  de  la  lutte  de  Jean  IV 
contre  Clisson^  —  et  maintenant  en  voici  l'exécution  : 

Pierre  de  Craon  avait  à  Paris,  au  lieu  où  fut  depuis  le  cimetière 
Saint-Jean,  un  grand  hôtel,  laissé  en  son  absence  à  la  garde  d'un 
conderge.  Vers  le  carême  de  Tan  i^gs',  Craon  soudoya  en  province, 
successivement,  un  certain  nombre  de  sacripants,  d'hommes  à 
tout  faire,  qu'il  expédiait  à  Paris,  au  concierge  de  son  hôtel, 
chargeant  celui-ci  de  les  habiller,  de  les  armer,  de  les  héberger, 
et  de  les  garder  très  soigneusement  au  logis  sans  les  montrer,  en 
attendant  l'arrivée  du  maître. 

Quand  il  en  eut  assemblé  ainsi  une  quarantaine,  il  vînt  à  Paris, 
prit  langue,  s'informa.  L'été  commençait  ;  il  sut  bientôt  que,  le 
soir  du  jeudi  de  la  Fête-Dieu  qui  était  le  1 3  juin,  le  roi  cowtiptait 
donner,  à  l'hôtel  Saint-Pol,  une  fête  qui  se  prolongerait  assez  avant 
dans  la  nuit,  et  où  le  connétable  assisterait.  Ciaon  fait  son  plan 

'   FroUsart,  IV,  ai;  édU.  Buchon,  in,p.    ii8. 

«  Id.,  IV,  aS  ;  Ibid.,  p.  i46-iiî7. 

>  En  i39a,  Piques  le  i4  avril,  les  Gendres  le  27  février. 


26i  COUaS  D*HISTOIIlE  DE  BRETAGNE 

là-dessus.  Dans  la  nuit  du  i3  au  i4  juin,  vers  minuit,  avec  ses 
quarante  estafîers  à  cheval,  il  se  poste  à  un  carrefour  de  la  rue 
Sainte-Catherine,  par  où  Glisson  devait  passer  nécessairement  pour 
regagner  son  hôtel  situé  dans  la  rue  de  Paradis. 

Un  peu  après  une  heure  du  matin,  survient  Glisson  avec  huit  de 
ses  gens,  k  cheval  comme  lui,  qui  portaient  des  torches,  mais  sans 
armes.  Quand  ils  arrivent  à  la  hauteur  de  l'embuscade,  la  bande 
de  Pierre  de  Graon,  débouchant  de  la  rue  voisine,  fond  sur  le  cor- 
tège du  connétable  et  commence  par  éteindre  les  flambeaux. 
Glisson  croit  à  une  espièglerie  du  duc  de  Touraine  qui  aimait 
beaucoup  les  farces  de  ce  genre,  et  il  s'écrie  gaiment  : 

—  «  Monseigneur,  par  ma  foi,  c'est  mal  fait.  Mais  je  le  vous 
€  pardonne,  car  vous  êtes  jeune,  tout  est  jeu  et  amusement  pour 
«  vous.  » 

Gette  illusion  ne  dure  guèx^e.  Graon  tire  son  épée  avec  un  cri 
sinistre  : 

—  «  A  mort  1  à  mort,  Glisson  !  Gi  vous  faut  mourir. 

—  «  Qui  es-tu  qui  dis  de  telles  paroles  ?  répond  Glisson. 

--  a  Je  suis  Pierre  de  Graon,  votre  ennemi.  Vous  m'avez  tant  de 
fois  couroucé  que  ci  vous  faut  amender.  Avant  !  criet-ilà  ses  gens; 
j*ai  celui  que  je  demande  et  que  je  veuil  avoir V  » 

Les  gens  du  connétable,  n'ayant  pas  d^armes,  ne  le  pouvaient 
défendre  et  se  dispersèrent.  Tous  les  coups  se  concentrèrent  sur 
Glisson,  qui  lui-même  n'avait  pour  arme'  qu'un  coutelas  de  deux 
pieds  de  long  dont  il  s'escrimait  de  son  mieux  ;  il  se  défendit  très 
vaillamment.  Il  est  vrai  aussi  que  les  quarante  braves,  à  qui  Ton 
n'avait  point  dit  contre  qui  ils  allaient  se  battre,  entendant  le  nom 
du  connétable,  s'effrayèrent  de  leur  besogne;  ils  frappaient 
€  paoureusement  »,  dit  Froissart^  et  leurs  coups  pour  la  plupart 
n'avaient  pas  grande  puissance.  Glisson  6nit  pourtant  par  recevoir 
sur  la  tète  un  coup  d'épée  vigoureusement  asséné,  qui  le  fît  tomber 
de  cheval.  Gette  chute  aurait  dû  être  sa  mort,  elle  fut  son  salut. 

En  cet  endroit  de  la  rue  Sainte-Gatherine  logeait  un  boulanger 
qui,  lorsque  la  bagarre  commença,  venait  de  se  lever  pour  pétrir 

«  FroUtart,  IV,  aS  ;  édit.  Buchon,  HT,  p.  i49. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  2G5 

sa  pâte  et  cuire  le  pain  du  lendemain.  Entendant  tout  ce  tapage  sur 
le  pavé,  il  fut  curieux  et  il  entr'ouvrit  son  huis  pour  voir  ce  que 
c*était.  Clisson,  tombant  de  cheval,  heurta  l'huis  du  dos,  le  poussa 
à  l'intérieur  et  le  fit  ouvrir  au  large,  si  bien  que  son  corps  tout 
entier  se  logea  dans  la  boutique  du  boulanger.  La  porte  était  trop 
basse  et  trop  étroite  pour  laisser  passer  un  homme  à  cheval  ;  d'autre 
part,  les  sacripants  ne  se  souciaient  pas  de  mettre  pied  à  terre  pour 
donner  le  coup  de  grâce  à  GLisson,  d'autant  que  les  premières 
lueurs  de  l'aurore  commençaient  à  pâlir  l'ombre.  D'ailleurs,  ils 
le  croyaient  bien  fmi,  Pierre  de  Graon  dit  à  ses  hommes  : 

—  «  Allons,  allons,  nous  en  avons  assez  fait  ;  s'il  n'est  mort, 
certes  il  mourra  du  coup  de  la  téte^  qui  a  été  frappé  d'un  bon  bras.  » 

Et  toute  la  bande,  poussant  ses  chevaux  au  galop,  s'envola  par 
.  la  porte  Saint^Antoine,  car,  depuis  la  révolte  des  Maillotins  (i38a), 
les  portes  de  Paris  n'étaient  plus  closes. 

Jugez  de  l'embarras  du  boulanger,  d'avoir  un  tel  hôte  et  en  tel 
état  chez  lui.  Bientôt  les  gens  du  connétable  revinrent  en  force  au 

M 

lieu  de  la  bataille  voir  ce  qu'était  devenu  leur  mattre,  et  l'ayant 
trouvé  là  le  soignèrent  de  leur  mieux. 

La  nouvelle  du  crime  vola  de  suite  jusqu'au  roi,  à  l'hôtel  Saint- 
Pol.  Gharles  VI  sauta  du  lit,  prit  des  souliers,  une  houpelande  sur 
sa  chemise,  courut  chez  le  boulanger,  où  sa  première  parole  fut  : 

—  Connétable,  comment  vous  sentez-vous  ? 

—  Cher  sire,  petitement  et  faiblement. 

Mais  les  médecins  du  roi,  mandés  en  hâte,  ayant  examiné  les 
blessures,  reconnurent  qu^aucune  n'était  mortelle  et  promirent  de 
remettre  Glisson  sur  pied^  ou  plutôt  à  cheval,  dans  le  délai  de 
quinze  jours.  ^ 

Le  roi  assura  alors  le  connétable  qu'aucun  crime  ne  serait  si 
chèrement  payé  et  châtié  que  celui-ci.  Le  connétable  remercia  le 
roi  de  sa  «  bonne  Visitation  »,  et  le  prince  rentra  à  l'hôtel  Saint-Pol. 


201)  COURS  D'HISTOIHE  DE  BRETAGNE 


Les  suites  de  t assassinat 
(1392- 1396). 

CLisson  ne  mit  pas  longtemps  à  guérir,  et  le  roi,  qui  voulait  tenir 
sa  parole,  somma  le  duc  de  Bretagne  de  livrer  le  coupable,  car 
Pierre  de  Craon  s'était  réiugié  chez  ce  prince  qui  Taccueillit  volon- 
tiers, non  sans  lui  faire  toutefois  de  vifs  reproches  : 

—  Vous  êtes  un  chétif,  dit-il,  de  n'avoir  pu  occire  cet  homme, 
étant  quarante  contre  un  ! 

—  €  Monseigneur,  dit  Tautre  confus,  c'est  bien  diabolique  chose  ! 
Je  crois  que  tous  les  diables  d'enfer  (à  qui  il  est)  l'ont  gardé  et  dé- 
livré de  mes  mains,  car  il  y  eut  sur  lui  lancé  et  jeté  plus  de  soixante 
coups  d^épées  et  de  grands  couteaux*.  » 

Charles  VI  avait  donc  bien  raison  de  chercher  l'assassin  en  Bre- 
tagne. Jean  IV  toutefois  répondit  «  qu'il  ne  savait  où  était  Pierre  de 
Craon  et  ne  s'en  inquiétait  pas,  que  ses  querelles  avec  Ciisson  ne  le 
regardaient  pas.  »  Jean  IV  se  croyait  bien  fort  parce  que,  prévoyant 
la  sommation  du  roi,  il  avait  fait  partir  Craon  pour  l'Espagne.  Mais 
le  roi^  qui  n'entendait  pas  être  joué,  forma  en  juillet  —  malgré 
toute  l'opposition  de  ses  oncles  Berri  et  Bourgogne  —  une  grosse 
armée  qui  était  au  Mans  au  commencement  d'août  139a,  et  à  la 
tète  de  laquelle  il  partit  pour  punir  Jean  IV  de  sa  mauvaise  foi  et 
de  son  évidente  complicité  avec  Pierre  de  Craon. 

Qu'allait  opposer  Jean  IV  à  celle  avalanche  qui  roulait  vers  lui 
et  qui^  si  elle  l'atteignait,  ne  pouvait  faillir  de  l'écraser? 

Les  Bretons,  en  face  de  cet  assassinat,  ne  l'auraient  pas  plus 
soutenu  qu'en  1373.  Aussi  chacun  s'attendait  à  le  voir  tout  à 
rheure,  chassé  de  Bretagne,  aller  pour  la  troisième  fois  chercher 
asile  chez  ses  amis  les  Anglais. 

Mais  tout  à  coup  une  péripétie  plus  imprévue,  plus  étrange  en- 
core que  celle  dont  nous  venons  de  parler,  vint  changer  du  tout  au 
tout  le  cours  des  événements. 

'  Froissart,  IV  J9  ;  édition  Buchoii,  III,  p.  i53. 


•RÈGNE  DE  JEAN  IV  '  267 

On  était  au  5  août  (139a),  «  c'était  le  milieu  de  Tété,  les  jours 
brûlants,  les  lourdes  chaleurs.  Le  roi  [qui  avait  eu  peu  de  temps 
auparavant  une  sorte  de  fièvre  chaude]  était  enterré  dans  un  habit 
de  velours  noir,  la  lé  te  chargée  d*un  chaperon  écarlate,  aussi  de 
velours.  Les  princes  [toujours  opposants  et  de  mauvaise  humeur] 
traînaient  derrière  sournoisement  et  le  laissaient  seul,  afin,  disaient- 
ils,  de  lui  faire  moins  de  poussière.  Seul  il  traversait  les  ennuyeuses 
forêts  du  Maine,  pauvres  d'ombrages,  avec  les  mirages  éblouis- 
sants à  midi  sur  le  sable  des  clairières. . . 

«  Comme  il  traversait  ainsi  la  forêt  l^vers  Sablé],  un  homme  de 
mauvaise  mine,  sans  autre  vêtement  qu'une  méchante  cotte 
blanche,  se  jette  tout  à  coup  à  la  bride  du  cheval  du  roi,  criant 
d*une  voix  terrible  : 

('  —  Arrête,  noble  roi,  ne  passe  pas  outre,  lu  es  trahi  !  » 

On  lui  fit  lâcher  la  bride,  mais  on  le  laissa  suivre  le  roi  et  crier 
une  demi-heure.  ' 

«  Il  était  midi,  et  le  roi  sortait  de  la  forêt  pour  entrer  dans  une 
plaine  de  sable  011  le  soleil  frappait  d'aplomb.  Tout  le  monde  souf- 
frait de  la  chaleur.  Un  page  qui  portait  la  lance  royale  s'endormit 
sur  son  cheval,  et  la  lance  tombant  alla  frapper  le  casque  que 
portait  un  autre  page.  A  ce  bruit  d'acier,  à  celle  lueur,  le  roi  tres- 
saille, tire  répée,  et  piquant  des  deux  il  cric  : 

—  «  Sus,  sus  aux  traîtres  I  Ils  veulent  me  livrer  !   » 

«  Ilcourt  ainsi  répée  nue  surle  duc  d'Orléans.  —  Le  duc  échappa, 
mais  le  roi  eut  le  temps  de  tuer  quatre  hommes  avant  qu'on  Teût 
arrêté.  Il  fallut  auparavant  qu'il  se  fût  lassé  :  alors  un  de  ses  che- 
valiers vint  le  saisir  par  derrière.  On  le  désarma,  on  le  descendit  de 
cheval,  on  le  coucha  doucement  par  terre.  Les  yeux  lui  roulaient 
étrangement  dans  la  tête  ;  il  ne  reconnaissait  personne  et  ne  disait 
mot.  Ses  oncles,  son  frère  étaient  autour  de  lui  ;  tout  le  monde 
pouvait  approcher  et  le  voir*.  » 

Le  pauvre  roi  était  fou,  la  grande  calamité  de  la  France  com- 
mençait. 

La  première  conséquence  de  cette  folie  fut  de  rompre  l'expédition 

«  Michelet,  Histoire  de  France^  édition  i84o,  IV,  (')a-6^. 


je. . 


268  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

de  Bretagne.  L'armée  fut  licenciée,  congédiée^  Les  oncles  du  roi 
revinrent  à  Paris  et  s'emparèrent  du  gouvernement.  Ce  fut  le  plein 
triomphe  du  parti  des  grands  féodaux.  Les  anciens  conseillers  de 
Charles  le  Sage  furent  tous  mis  en  prison.  Clisson  seul  échappa. 
Mais  bientôt  on  lui  fît  un  procès  pour  prétendues  concussions;  il 
fut  jugé,  condamné.  On  le  destitua  de  l'office  de  connétable,  qui 
fut  donné,  le  19  décembre  1892,  k  Philippe  d'Artois,  comte  d'Eu, 
gendre  du  duc  de  Berri  ;  mais  il  refusa  sa  démission  et  garda  tou- 
jours répée,  insigne  de  sa  charge. 

Le  duc  de  Bretagne  élait  demeuré  paisible  jusqu'à  la  un  de  l'an 
139a,  il  avait  même  pris  des  mesures  pour  avancer,  conformément 
au  traité  de  Tours,  la  restitution  des  cent  mille  francs  extorqués  à 
Clisson.  Mais  quand  il  vit,  au  commencement  de  1893,  que,  par 
suite  de  la  révolution  survenue  à  la  cour  de  France,  la  disgrâce  du 
connétable  était  complète,  il  jugea  le  moment  bon  pour  lui  déclarer 
de  nouveau  la  guerre  sans  danger.  Il  accueillit  de  nouveau  Pierre 
de  Craon  à  sa  cour,  lui  prodigua  ses  faveurs,  et  quand  il  alla 
assiéger  Josselin,  résidence  du  connétable,  jetant  bas  toute  honte 
et  tout  masquC;  il  mit  Craon  à  la  tète  d'un  des  deux  corps  chargés 
d'investir  la  place,  —  d'où  Clisson  trouva  moyen  de  sortir  dans  la 
nuit  du  39  au  3o  avril.  Donc  bien  lui  en  prit,  car  Josselin  se  trouva 
serré  de  très  près  et  aurait  été  contraint  de  se  rendre,  si  le  vicomte 
de  Rohan  ne  fût  parvenu,  par  l'intermédiaire  de  la  duchesse, 
à  obtenir  du  duc  un  traité  de  paix  qui  sauva  Josselin,  mais  qui,  en 
fin  de  compte,  ne  fut  pas  ratifié  par  Clisson  et  n'empêcha  pas  la 
reprise  des  hostilités,  que  le  duc  dirigea  surtout  contre  le  territoire 
de  Saint-Malo'. 

En  1394,  le  roi,  ayant  repris  sa  santé  et  sa  raison,  casse  toutes  les 
condamnations  portées  contre  Clisson,  et  s'efforce  de  rétablir  la 
paix  entre  lui  et  Jean  IV  —  mais  d'abord  inutilement  (D.  Morice, 
p.  4 19  ;  Hist. ,  I .  Preuves yll,  622, 628).  -  Au  contraire,  le  duc  rentre  en 
campagne,  assiège  sans  succès  Montcontour,  pille  les  faubourgs 
de  Lamballe,  prend  et  rase  la  Roche-Derien.   Puis,  pendant  qu'il 

*  Voir  Morice,  Bist.  de  Bret.y  F,  p.  4i8  ;  Le  Baud,  /îiQ-^ao;  d'Argentré(édit. 
1618),  p.   684-685. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  2P9 

se  relire  à  Morlaix  et  congédie  son  armée,  Glisson,  renforcé  par  les 

secours  que  )ui  a  envoyés  le  duc  d'Orléans,  entre  à  son  tour  en 

campagne,  prend  la  ville  et  la  cathédrale  fortifiée  de  St-Brieuc, 

emporte  les  châteaux  de  la  Rochejagu,  du  Perier  (en  Kermoroch) 

et  rasece  dernier  (D.  Morîce,  Hist.,  I,  p.  419  ;  d'Argentré,  éd.  1618, 

p.  685-686). 

L,e  duc  alors  fait  une  armée  de  6000  hommes,  vient  à  Hilion,  d'où 

il  ofljre  la  batailUe  en  rase  campagne  à  Glisson  retranché  dans  la 

tor  te  rosse  de  Saint-Brieuc,  mais  qui,  n'ayant  que  2  000  hommes, 

tiU  ^SLide  d*accepter  le  combat.  Le  duc  alors  se  dispose  à  venir 

assiég^er  Saint-Brieuc. 

iVIais  le  roi  et  le  duc  Bourgogne,  redoublant  d'efforts,  réus- 
sfen  t  i^  arrêter  les  hostHités.  Le  duc  de  Bourgogne  est  chargé 
par  1^  roi  de  porter  encore  une  fois  une  sentence  —  la  troisième 
8^11  t^x:i.ce  royale  —  destinée  à  pacifier  les  deux  partis. 

L*^  duc  Bourgogne  vient  à  Angers  (le  16  octobre  iSgi),  puis  à 
Aûc^ixis  le  1 2  novembre  et,  pendant  qu'il  y  est  le  duc  de  Bretagne, 
fecoMacate  de  Penihièvre  et  le  connétable  s'étant  soumis  à  son  arbi- 
^rag'^^e',  il  retourne  à  Angers  pour  entendre  les  parties  en  leurs 
plâîxx  t.  ^s,  leurs  défenses  et  leurs  répliques,  —puis  il  rend  sa  sen- 
lenc^  à  Paris,  le  24  janvier  1895  (D.  Morice,  Hist.  de  Bret.,  I,  p. 
i2i  -/i  ^2  ;  Preuves,  IL  629  et  633-642). 

^^-xxs  cette  sentence  arbitrale  ce  qu'on  lit   de  plus  notable,  c'est 

unô  ciX^iuse  d'où  il  résulte  que  le  paiement  des  100  000  francs  extor- 

qufea     ^Glisson  en  1887  n'était  point  encore  achevé.    D'ailleurs, 

coitxrir^^ut  s'étonner   que  Jean  IV  s'exécutât  de  si  mauvaise  grâce 

sur  cr^t;  article,  alors  qu'il  avait  tant  de  fois,  môme  en  public,  sans 

auavi.1:^^  Yergogne,  manifesté  le  vif  regret  de  n'avoir  pas,  au  château 

de  X  1: termine,  traîtreusement  massacré  le  connétable? 

^"■^^  autres  clauses  de  la  sentence  arbitrale  n'ont  pour  but  que  de 

regl^i:^  réparer  ou  compenser  les  dommages   subis  par  le  duc,  le 

cotmélable  et  leurs  partisans^  dans  les  hostilités  entre  les  deux  par- 

Vift»  surtout  en  1393  et  £394.  G'est    un  détail   infini  qu'on  ne  peut 

\cv  reproduire. 

*  Pî^r  actes  dea  21    octobre,  a4  novembre,  7  décembre  i3yi,  dans  D.   Morice, 
preuve*,  lï,  64a-6/i3  ;  voir  ainsi  Histoire,  I,  p.  4ii. 


270  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

Quoique  cette  sentence  edt  été,  peu  de  temps  après  sa  promul- 
gation, publiée  dans  tout  le  duché  de  Bretagne  à  titre  de  paix  défi- 
nitive, elle  ne  semblait  pas  devoir  être  bien  plus  solide  que  les  pré- 
cédentes. 

La  preuve,  c'est  que^  le  8  juin  iSq/i,  au  mépris  d'un  des  articles 
de  cette  paix,  Jean  IV  fit  raser  le  cbàteau  de  Tonquédec»  et  que  peu 
de  temps  après,  sans  doute  par  représailles,  Clisson  trouva  moyen 
de  détrousser  le  duc  et  de  lui  enlever  sa  vaisselle  d'or  et  d'argent. 


Réconciliation  définitive 

(i395). 

On  devait  donc  s'attendre  à  voir  les  hostilités  et  toutes  les  cala- 
mités des  discordes  civiles  renaître  et  pulluler  de  plus  belle  en 
Bretagne  —  quand,  par  un  de  ces  coups  de  théâtre  si  fréquents 
dans  cette  histoire,  la  paix  définitive  —et  vraiment  définitive  cette 
fois  —  vint  de  celui-là  même  qui  y  avait  été  le  plus  contraire  jus- 
qu'alors, de  celui  qui  avait  ouvert  cette  ère  de  haine  et  de  combats 
fratricides  par  le  guetapens  de  THermine. 

Un  jour,  à  l'automne  de  iStjS,  étant  à  Vannes  où  il  faisait  sa  ré- 
sidence  habituelle,  Jean  IV  se  renferma  dans  sa  chambre  avec  un 
de  ses  secrétaires,  auquel  il  dicta  une  lettre  pour  Clissoa,  sincère- 
ment affectueuse  et  amicale,  par  laquelle  il  l'invitait  à  venir  de 
Josselin  le  trouver,  lui  duc  de  Bretagne,  à  Vannes,  pour  avoir  en- 
semble un  entretien  tête  à  tête,  où  ils  régleraient  de  bonne  foi  tous 
leurs  différends,  de  façon  à  rendre  enfin  la  paix  au  pays.  La  lettre 
fut  portée  à  Josselin  par  un  homme  de  confiance,  qui  avait  ordre  de 
n'en  parler  à  personne  et  de  rapporter  fidèlement  la  réponse  de 
Clisson.  Celui-ci  étonné  lut  la  lettre  deux  fois,  réfléchi t,~et  répondit  : 

—  J'irai  volontiers,  pourvu  que  vous  veuilliez  bien,'  Monsei- 
gneur, m'envoyer  pour  otage  votre  fiU  aîné. 

—  C'est  juste,  dit  le  duc  en  recevant  ce  message;  il  a  le  droit  de 
se  défier. 


KEGNE  DE  JEAN  IV  271 

Et  faisant  appeler  le  vicomte  de  Hohan,  il  lui  remet  l'héritier  de 
Bretagne  en  lui  disant  : 

—  Vous  le  mènerez  à  Josselin  et  vous  l'y  laisserez,  pendant  que 
Clisson  viendra  ici  avec  vousr  ;  il  me  trouvera  dans  l'église  des  Reli- 
gieux dominicains. 

Glisson,  très  touché  des  procédés  de  Jean  IV  et  convaincu  de  sa 
bonne  foi,  ramène  avec  lui  le  jeune  prince  à  Vaones  et  va  trouver 
le  duc  au  lieu  indiqué. 

Sortant  de  l'église  dans  le  jardin  du  couvent,  tous  deux  suivent 
le  ruisseau  qui  traverse  ce  jardin  jusqu'au  port  de  Vannes,  où  une 
barque  est  amarrée.  Ils  y  entrent  et  font  ensemble  sur  le  golfe  du 
Morbihan  une  promenade  de  deux  heures. 

En  deux  heures  donc,  tête  à  tête,  sans  aucun  conseiller  ni  aucun 

» 

intermédiaire,  ils  arrangent  tous  leurs  dillérents  et  finissent  par 
se  promettre  paix  loyale  et  bonne  amitié  jusqu'à  leur  mort. 

Parole  en  effet  fidèlement  tenue^  dont  les  engagements  furent 
peu  après  formulés  dans  un  traité  régulier  dit  traité  d'Aucfer,  li- 
bellé et  daté  le  19  octobre  iSgS  (D.  Morice,  Preuves,  II,  col.  655). 
Ce  n'était  guère  qu'un  abrégé  et  une  confirmation  delà  sentence  ar- 
bitrale du  duc  de  Bourgogne.  Mais  cette  sentence  avait  été  dès  le 
lendemain  méconnue,  foulée  aux  pieds  par  les  deux  parties.  Le  traité 
d'Aucfer,  au  contraire,  fut  inviolablement  observé. 

Ainsi  prit  fin  cette  dure  et  cruelle  lutte,  nouveau  lléau  de  la  Bre- 
tagne né  des  passions  violentes,  des  implacables  raucuucs  semé(  s 
dans  les  âmes  par  l'interminable  guerre  civile  suspendue,  nou 
close,  en  i364t  aux  champs  d'Aurai. 

Ici,  toutefois,  partager  également  entre  les  deux  antagonistes  la 
responsabilité,  la  culpabilité  de  cette  seconde  guerre  civile^  serait 
fort  injuste. 

Jean  IV,  ici,  est  le  premier  coupable.  C'est  lui  qui  ouvre  la  guerre, 
et  il  l'ouvre  par  un  guet-apens  ;  il  la  rouvre  par  un  assassinat. 
Après  avoir  pris  Clisson,  par  trahison  elTroulée,  dans  une  souri- 
cière, —  il  passe  sa  vie  à  regretter  cyniquement  de  ne  l'avoir  pas, 
là  môme,  égorgé,  et  se  coalise  avec  un  bandit  pour  réparer  cette 
faute  —  sans  pouvoir  y  réussir. 


7Ti  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

Chez  Glisson,  nulle  part  on  ne  trouve  même  la  velléité  d*ua  re- 
cours à  de  pareils  moyens.  Il  est  brutal,  violent,  soit  ;  il  ne  se  gène 
pas  (Jean  IV  non  plus)  pour  déchirer  avec  le  glaive  les  traités, 
même  tout  frais  signés»  qui  le  gênent.  Mais  quand  il  combat,  il 
est  loyal,  il  combat  ouvertement,  il  attaque  son  ennemi  en  face, 
jamais  il  n'aurait  Tidée  de  labattre  par  un  crime  ignoble  ou  par  un 
coup  de  trahison.  A  travers  ses  passions  et  ses  colères,  en  lui  vibre 
un  sentiment  essentiellement  français  :  celui  de  Thonneur. 

Sentiment  que  Jean  IV  semble  ignorer  et  qu*il  n*avait  pas 
appris  en  Angleterre,  où  il  s'était,  au  contraire,  tout  à  loisir 
imprégné  de  cette  maxime,  si  souvent  pratiquée  au  moyen  âge 
—  et  depuis  —  par  la  politique  anglaise  :  que  contre  un  ennemi 
tout  est  permis. 

Jean  IV  avait,  heureusement,  de  meilleurs  côtés  :  ce  sont  ceux 
qu'il  nous  reste  à  étudier. 

Arthur  de  la  Borderie, 

Membre  de  VlnsUtul. 
(A  suivre). 


LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

DE   HAUTE-BRETAGNE 
Comprises  dans  le  territoire  actuel  du  département  dllle-et-Vilaine 

(Suite/, 


LE  BOISGEFFROY  (Marquisat) 

C'est  vraisemblablement  un  Geffroy  qui  donna  son  nom  au  châ- 
teau et  à  la  seigneurie  du  Boisgeifroy'  ;  peut-être  lût-ce  GefTroy, 
seigneur  du  Boisgeffroy,  auteur  d'une  fondation  faite  à  Tabbaye  de 
Saint-Melaine,  qu'acquittait  en  1229  Geffroy  de  Melesse'  ?  Toujours 
estril  qu'au  XIV*  siècle,  le  Boisgeffroy  appartenait  à  Georges  de 
Saint-Gilles,  seigneur  de  Betton,  dont  les  possesseurs  le  conser- 
vèrent jusqu'au  milieu  du  XVI'  siècle. 

Ce  Georges  de  Saint-Gilles,  mari  de  Jeanne  Chesnel,  mourut  le 
8  aioût  idgS,  laissant  ses  seigneuries  à  son  fils  Jean  de  Saint-Gilles, 
qui^  par  acte  du  i3  septembre  i4o9,  fonda  en  son  manoir  du 
Boisgeffroy  une  chapelle  sous  l'invocation  de  Notre-Dame  et  de 
Saint-Jacques^.  Jean  de  Saint-Gilles  fut  chambellan  et  conseiller  du 
duc  de  Bretagne  et  épousa  Jeanne  de  Montauban  qu'il  laissa  veuve 
le  17  octobre  i435. 

*  Voir  la  lifraison  de  mara  1893. 

•  Commune   de    Saint-Médard-sur-lUe,    canton   de  Saiiit-Aubin  d'Aubigné, 
arronditsement  de  Rennes. 

*  Cartul.  sandi  Melanii,  aaS. 

♦  Arch.  d'Ille-^t'Vil.,  9,  G.  44, 


274  LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

Sa  succession  fut  recueillie  par  son  gendre  et  sa  fille,  Guillaume 
de  Rocheforl  et  Bonne  de  Saint-Gilles,  qui  rendirent  alors  aveu  au 
duc  pour  Belton  et  le  Boisgeffroy'. 

Devenue  veuve.  Bonne  de  Saint-Gilles  se  remaria  à  Charles  de  la 
Feuillée,  seigneur  de  la  Uubaudière,  en  Montauban,  dont  elle  eut 
une  fille,  Raoulette  de  la  Feuillce,  décédée  sans  postérité,  quoique 
trois  fois  mariée.  Quant  à  Bonne  de  Saint-Gilles,  elle  mourut  le  i5 
octobre  1487,  et  ce  ne  fut  que  le  5  février  1496  que  son  héritier 
Pierre  de  Saint-Gilles  rendit  aveu  pour  Belton  et  le  Boisgeffroy. 

Ce  dernier  décéda  le  25  novembre  i537,  laissant  ses  seigneuries 
à  Georges  de  Saint-Gilles,  qui  mourut  lui-même  le  33  juillet  i55a. 
L'héritière  de  ce  dernier,  Catherine  de  Saint-Gilles,  rendit  aveu  en 
i554  pour  Belton  et  le  Boisgeffroy,  et  s'unit  peu  de  temps  après  à 
Nicolas  de  Denée,  seigneur  de  la  Motte  de  Gennes,  qui  mourut  dès 
la  fête  Saint-Jean  i56o. 

Il  est  probable  que  Catherine  de  Saint-Gilles  mourut  elle-même 
sans  postérité,  et  que  les  terre  et  seigneurie  du  Boisgeffroy  furent 
achetées  après  sa  mort  par  Jacques  Barrin,  président  au  parlement 
de  Bretagne,  qui  prenait  en  i585  le  titre  de  seigneur  du  Boisgeffroy, 
De  son  mariage  avec  Jeanne  Rhuys ,  Jacques  Barrin  eut  un  fils, 
André  Barrin,  qui  épousa  en  i6o3  Renée  Bourgneuf  de  Cucé,  fut 
conseiller  au  parlement  de  Bretagne  et  devint  à  son  tour  seigneur 
du  Boisgeffroy,  dont  il  obtint  l'érection  en  marquisat  en  i644.  H 
mourut  le  10  juillet  1649. 

Jean  Barrin,  fils  des  précédents,  conseiller  au  parlement  comme 
son  père  et  marquis  du  Boisgeffroy,  épousa  en  i633  Perrine  Harel, 
dame  du  Bois  de  Pacé,  dont  il  eut  à  Rennes,  en  1689,  Henri  Barrin^ 
son  successeur.  Ce  dernier,  également  conseiller  au  parlement  de 
Bretagne^  et  plus  tard  premier  maître  d'hôtel  de  Monsieur,  duc 
d'Orléans,  épousa  le  6  novembre  i663  Isabelle  Le  Gouvello',  mou- 
rut en  décembre  1699,  et  fut  enterré  le  i"  janvier  1700  dans  Té- 
glise  de  Saint-Médard  où  l'on  voit  encore  sa  tombe.  Il  laissait  son 
marquisat  à  sa  fille  unique  nommée  Perrine. 

*  Arch.  de  la  Loire-Inférieure. 

*  Cette  dame  mourut  au  Boisgreffroy,  en  173S. 


DE  HALTE-BRETAGNE  275 

Dès  le  19  mars  1689,  Perrine  Barrin  avait  épousé  Gaston  de 
Mornay,  comte  de  Montchevreuil,  qui  ne  lui  donna  qu'une  fille 
Marie-Gaëtane  de  Mornay,  née  en  1691  et  mariée  le  la  décembre 
1707,  dans  la  chapelle  de  Boîsgelïroy,  à  Anne-Bretagne  de  Lannibn 
qui  devint  ainsi  marquis  du  Boisgeffroy.  Ce  seigneur  fut  tué  en  i734 
dans  une  bataille  en  Italie,  laissant  un  fils,  Hyacinthe- Gaëtan  de 
Lannion,  vicomte  de  Rennes,  qui  épousa  en  1738  Marie-Charlotte 
de  Clermonl -Tonnerre  et  mourut  sans  postérité. 

Le  17  janvier  1752,  Marie-Gaëtane  de  Mornay,  marquise  douai- 
lièfedu  Boisgeffroy,  vendit  à  Michel  Picot  de  Préménil  ses  châ- 
teau, terre  et  seigneurie  du  Boîsgeffroy,  pour  85, 000  liv.,  s'en  ré- 
servant toutefois  l'usufruit  jusqu'à  sa  mort.  Douze  ans  plus  tard, 
cette  dame  mourut  au  Boisgeffroy  le  1 4  octobre  1764.  Son  corps 
fut.  inhumé  en  Téglise  de  Saint-Médard  «  dans  le  tombeau  de  ses 
illustres  ancestres'  ». 

Mais  M.  Picot  —  qui  rendit  hommage  au  roi  le  26  janvier  i752 
pour  le  Boisgeftroy,  —  ne  conserva  point  cette  belle  terre,  elle  passa 
aux  mains  de  François-Joseph  de  Vaucouleurs,  seigneur  de  la  Vil- 
landré  en  Dingé,  veuf  de  Madeleine  Barrin.  Il  avait,  de  celte 
dame,  entre  autres  enfants,  une  fille,  Marie-Anne  de  Vaucouleurs, 
mariée  le  26  août  1762  dans  la  chapelle  de  la  Cité,  à  Rennes,  à 
Jean-François  de  Quilfislre,  comte  de  Bazvalan.  Ce  fut  celle  der- 
nière qui,  à  la  mort  de  son  père  arrivée  en  1768,  apporta  à  son 
époux  la  seigneurie  du  Boisgeffroy. 

Jean-François  de  Quilfislre  perdit  sa  mère  à  Vannes,  où  il  ha- 
bitait ordinairement,  le  27  avril  1790;  lui-même  émigra  peu  de 
temps  après  et  vînt  mourir,  le  29  février  J792,  à  Jersey  où  il  fut 
inhumé  dans  le  cimetière  de  Saint-Hélier'. 

Le  Boisgeffroy  était  à  l'origine  une  chàtellenie  d'ancienneté  te- 
nue en  juveignerie  de  la  baronnie  d'Aubigné.  L'importance  de 
cette  seigneurie  fut  augmentée  dès  1618  par  Louis  XllI  qui,  par 
lettres  patentes  datées  du  mois  de  mars,  lui  unit  les  fiefs  du 
I>omaine  et  de  la  Haute-Touche  en  Saint-Rémy-  du-Plain  et  Romazy, 

*  Reg.  par,  de  Saint-Médard, 

>  De  L*Eftourbeillon,  Famille  hret.  émigrées  à  Jersey, 


276  LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

et  autorisa  son  possesseur  à  tenir  trois  foires  :  l'une,  le  premier 
jour  de  mai,  à  la  Budorais  en  Saint-Médard,  et  les  deux  autres  les 
I*'  août  et  21  septembre^  au  bourg  de  Montreuil-sur-IUe.Ces  lettres 
furent  enregistrées  le  7  juin  suivantV  André  Barrin,  seigneur  de 
Boisgefiroy,  fut  encore  mieux  traité  par  Louis  XIV  qui  en  i644 
érigea  sa  chàtellenie  en  marquisat'.  Enfin,  par  lettres  patentes  de 
1690,  la  seigneurie  de  Chambellé  en  Feins  fut  également  unie  à 
celle  du  Boisgeffroy  et  en  augmenta  l'importance'.  Aussi  au  com- 
mencement du  siècle  dernier  le  délégué  de  l'intendant  de  Bre- 
tagne estimait-il  ((  le  revenu  du  marquisat  du  Boisgeffroy  12.000  K  » 

Le  domaine  proche  du  marquisat  du  Boisgeffroy  comprenait  : 
le  château  du  Boisgeffroy  —  les  métairies  de  la  Porte  du  Boisgef- 
froy, de  la  Budorais,  de  Chambellé,  de  Surgon,  de  la  Boulais  et 
des  Champsblancs  —  les  moulins  du  Boisgeffroy ,  de  Montreuil- 
sur-Ille,  du  Boulet  et  de  Saint-Médard  —  la  forêt  de  Cranne,  — 
plusieurs  autres  bois  et  plusieurs  étangs,  etc. 

La  juridiction  en  haute,  moyenne  et  basse  justice,  s'étendait 
dans  une  douzaine  de  paroisses  :  Saint-Médard ,  Guipel ,  Saint- 
Aubin  d'Aubigné,  Chevai^né,  Melesse,  Saint-Rémy-du-Plain,  Ro- 
mazy,  Saint-Germain-sur-Ille,  Feins,.  Andouillé,  Montreuil-sur-Ille 
et  Dingé.  Le  marquis  du  Boisgeffroy  était  seigneur  supérieur  et 
fondateur  de  l'église  de  Saint-Médard^  et  prééminencier  et  fonda- 
teur seulement  de  l'église  de  Montreuil-sur-Ille. 

Le  château  du  Boisgeffroy  devait  avoir  au  moyen  âge  une  réelle 
importance.  Construit  au  bord  d'un  étang  dont  les  eaux  rem- 
plis'sent  ses  douves,  il  se  composait  en  1680  d'un  grand  carré  flan- 
qué de  «  quatre  grosses  tours  et  de  quatre  pavillons  »  ;  devant  cette 
forteresse  se  trouvait  une  avant-cour  cernée  elle-même  de  grandes 

•  Arch,  du  Parlement  de  Bret. 
■  De  Courcy,  Nobl.  de  Bret. 

•  Arch,  du  château  de  Combourg, 

^  L*église  de  Saint-Médard  conserve  de  précieux  souvenirs  de  la  générosité 
pieuse  des  seigneurs  du  Boisgeffroy.  C'est  un  calice,  un  ciboire  et  un  ostensoir 
en  \ermeil  finement  ciselés  dans  le  style  de  Louis  XHI.  Le  calice  est  oouTort 
d'un  semis  de  fleurs  de  lis  et  de  papillons  alternés  rappelant  les  armoiries  des 
anciens  sires  du  Boisgeffroy,  les  de  Saint-Gilles  portant  d^azur  semé  de  fleurs 
de  lys  d'argent,  et  les  Barrin  d'azur  à  trois  papillons  d*or. 


DE  HAUTE-BRETAGNE  277 

terrasses  et  orlifiées  de  deux  autres  loun^  ;  «  dans  un  coin  de  ces 
terrasses^  se  trouvait  la  chapelle  fondée  en  1^09  de  deux  messes 
hebdomadaires  par  Jean  de  Saint-Gilles. 

De  cette  vaste  construction  féodale  il  ne  reste  que  les  terrasses 
de  Tavant-cour  et  les  deux  tours  de  celle-ci,  encore  ont-elles  été  re- 
bâties en  grande  partie  de  nos  jours.  Quant  au  château  propre- 
ment dit,  vendu  nationalement,  le  a8  pluviôse  an  VII,  pour  la 
somme  de  4,3a5  fr.,  il  dut  être  démoli  à  cette  époque  par  son  ac- 
quéreur ;  mais  les  anciennes  douves  subsistant  toujours  permettent 
encore  de  reconnaître  son  emplacement  ;  au  milieu  de  cette  en- 
ceinte a  été  construite  une  habitation  moderne  qu'occupent  les  pro- 
priétaires actuels,  M.  et  M"**  deMontcuit.  Quoique  moins  grandiose 
que  jadis,  le  château  du  Boisgeffroy  a  encore  fort  bon  air  aujour- 
d'hui, avec  ses  tours  et  terrasses,  ses  douves  et  son  étang,  sa  posi- 
tion dans  un  vallon  ombragé  de  grands  bois,  et  le  bel  aspect  que 
présente  son  entrée. 

BONNEFONTAINE  (Baronnie) 

Vers  la  fin  du  Xi'  siècle,  Geffroy  Chaussebœuf  donna  aux  religieux 
de  Saint-Florent  sa  terre  de  Bonnefontaine,  située  près  de  la  route 
de  Tremblay  à  Antraîn.  Cette  terre  fut-elle  le  noyau  de  la  seigneu- 
rie de  Bonnefontaine  ?  Ne  fut-elle  pas  plutôt  ce  qu*on  appela  aux 
siècles  suivants  la  métairie  de  l'Abbaye ,  voisine  du  château  de 
Bonnefontaine?  Nous  ne  le  savons  point,  mais  ce  qu'il  importe  de 
constater,  c*est  l'existence  dès  cette  époque  reculée  d'une  terre  en 
An  train,  appelée  Bonnefontaine. 

Quant  à  la  formation  de  la  seigneurie  de  Bonnefontaine',  nous 
croyons  volontiers,  avec  M.  Maupillé',  qu'elle  fat  le  résultat  suc- 
cessif des  alliances  de  la  famille  de  Porcon  —  qui  semble  de  bonne 
heure  propriétaire  de  la  maison  de  Bonnefontaine  —  surtout  avec 

*  Arch»  nation. 

'  Commune  et  canton  d'Antrain,  arrondissement  do  Fougères. 
3  Notices  sur  les  paroisses  du  canton  cTAntrain» 
Tome  ix.  —  Avwl  iSgS.  19 


278  LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

les  héritières  de  Saint-Brice  et  de  Tiercent,  riches  maisons  ayant 
plusieurs  fiefs  aux  environs  d'Antrain. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  premier  seigneur  de  Bonnefontaine  qui 
nous  apparaisse  dans  l'histoire  est  Jean  de  Porcou  —  fils  d'Olivier 
de  Porcon  «  l'un  des  plus  vaillants  capitaines  qui  suivirent  Ber- 
trand du  Guesclîn  en  toutes  ses  guerres  et  expéditions  tant»  en 
France  qu'en  Espagne' .  » 

Ce  Jean  de  Porcon,  vivant  en   i38o  et  i4i6,   épousa  Jeanne  de 
Saint-Brice  et  fut  seigneur  de  Bonnefontaine  en  An  train  et  de  Por- 
con en  Saint-Meloir-desOndes.  Lea3  septembre  i435»  Guillaume  de 
Porcon, seigneur  duditlieu,  rendit  aveu  à  la  baronnie  de  Fougères 
pour  ses  terres  et  seigneuries  de  Bonnefontaine  et  du  Fail  en  Saint- 
Etieune-en-Coglais.  Son  fils,  Jean  de  Porcon,  seigneur  de  Porcon  et 
de  Bonnefontaine,  fit  de  même  le  6  juin  1476  ;  il  avait  rendu  de 
grands  services  au  duc  François  II  et  se  trouvait  capitaine  d'Aa< 
Irain  en  1469.  Il  épousa  Marguerite  du  Tiercent  dont  il   eut,  entre 
autres  enfants,  Arthur  de  Porcon,  chambellan  de  la  duchesse  Anne 
et  capitaine  de  Fougères  en  1489.  Celui-ci  fut  marié  deux  fois  : 
1^  avec  Marguerite  de  Saint-Gilles,  a*  avec  Catherine  de  L'Hôpital. 
Jean  de  Porcon,  sorti  du  premier  lit,  tut  seigneur  de  Porcon  et 
de  Bonnefontaine  après  son  père  ;  il  s'unit  le  9  février  i488    à 
Jeanne  d'EstouteviUe,  mais  mourut  sans  postérité.  Sa  succession 
fut  recueillie  par  son  frère  François  de  Porcon,  seigneur  des  Carrées 
eu  Cherrueîx,  mari  de  Jeanne  de  Pouez,  dame  de  la  Cherbaudièie 
en  Saint-Hilaire-des-Landes'. 

De  cette  union  naquit  Gilles  de  Porcon,  qui  le  1 5  juillet  1Ô27 
rendit  aveu  pour  ses  manoir  et  seigneurie  de  Bonnefontaine.  Il 
épousa  Radegonde  Bourgneuf,  fille  du  seigneur  de  Gucé,  décéda 
le  1 5  janvier  i533  et  fut  inhumé  dans  l'église  d'Antrain'. 

Le  seigneur  de  Bonnefontaine  ne  laissait  que  deux  filles  :  Tainée 
nommée  Françoise  de  Porcon,  dame  de  Porcon,  Bonnefontaine, 

«  Du  Paz,  Hist.  généalog.  de  Bret,  685. 

s  Celte  dame  fit  par  tefllamoai  vers  i5a^  une  fondation  au  couvent  de  Bonne- 
Nouvelle  à  Rennes  où  elle  fut  inhumée. 

'  Nous  avons  publié  le  compte  rendu  de  ses  obsèques  dans  les  Récits  de 
Bret  1,  178. 


DE  HAUTE-BRETAGNE  2TÎ> 

le  Fail,  la  Cherbaudîère,  elc,  apporta  toutes  ses  seigneuries  à  son 
mari»  Pierre  de  la  Marzeiière,  seigneur  dudit  lieu,  en  Bain  ;  elle- 
même  en  rendit  aveu  le  lo  juin  i54o'. 

Uannée  suivante^  Pierre  de  la  Marzeiière  se  présenta  à  la  revue 
militaire  des  gentilshommes  eu  qualilé  de  seigneur  de  Bonnefon- 
laine,  n  monté  et  armé  en  estât  d'homme  d*armes,  accompagné 
d'un  aultre  homme  d'armes  armé  à  la  légère  et  de  deux  pages  »  ; 
il  déclara  posséder  de  8  à  900 1.  de  revenu  noble'. 

Ce  seigneur  obtint  permission  en  i547  ^^  fortifier  Bonnefontaine 
qu'il  laissa  à  son  fils  aine,  Renaud  de  la  Marzeiière,  créé  en  1678 
baron  de  Bonnefontaine,  décédé  en  i588  et  époux  de  Marie  du  Gué. 
De  cette  union  sortit  autre  Renaud  de  la  Marzeiière,  gouverneur  de 
Fougères  et  mari  d'Anne  du  Guémadeuc.  Celui-ci  rendit  aveu  pour 
Bonnefontaine  le  4  juin  i6o3  et  fut  tué  en  duel  Tannée  suivante. 

Comme  ce  seigneur  ne  laissait  pas  d'enfants,  son  frère  François 
de  la  Marzeiière  lui  succéda  ;  mais,  ce  dernier,  marié  à  Gillonne 
d'Harcourt,  n'eut  que  deux  ûlies,  dont  l'ainée,  Françoise  de  la 
Marzeiière,  devint  dame  de  Bonnefontaine. 

Celte  dame  avait  épousé  Malo,  marquis  de  Coëtquen^  auquel  elle 
apporta  ses^  g^randes  seigneuries  de  la  Marzeiière,  du  Gué  et  de 
Bonnefontaine  ;  il  mourut  en  août  1674,  et  elle-même  le  suivit  au 
tombeau  le  i4  juillet  1677. 

Leur  fils  aine,  Malo,  marquis  de  Goëtquen  et  baron  de  Bonne- 
fontaine, épousa  Marguerite  de  Rohan-Chabot  et  mourut  en  1679* 
L'année  suivante,  son  fils  Malo-Auguste,  marquis  de  Goëtquen, 
rendit  aveu  pour  sa  baronnie  de  Bonnefontaine. 

Cette. seigneurie  passa  ensuite  aux  petites  filles  du  marquis  de 
Goëtquen,  qui  enjouirentd'abord  par  indivis;  mais,  s*étant  mariées, 
l'une  à  Charles  de  Rochechouart,  duc  de  Mortemart,  et  l'autre  à 
Emmanuel  de  Durfort,  duc  de  Duras,  et  la  première  étant  venue  à 
mourir  le  3  juin  1746,  Bonnefontaine  échut  tout  entier  à  la  seconde. 

La  duchesse  de  Duras  ne  conserva  pas  longtemps  Bonnefontaine, 
elle  vendit  bientôt  cette  seigneurie  à  Jean-Pierre  de  la  Motte  de 
Lesnage  qui  en  1756  prenait  le  titre  de  baron  de  Bonnefontaine. 

*  Areh.  de  la  Loire-Inférieure. 

>  Bibliûth*  de  Rennes,  Mm.  de  Missirien« 


fc-TT- 


280  LES  GRANDES  SËlGiNEURlES 

Fils  de  Pierre  delà  Motte  et  de  Servaime  Miniac,  seigneur  et  dame 
du  Bignon  en  Saint-Suliac,  le  nouveau  seigneur  de  Bonnefontaine 
épousa  Anne-Thérèse  du  Fresne  et  mourut  sans  postérité  en  1779. 
Sa  succession  fut  recueillie  par  son  frère  Julien  de  la  Motte,  sei- 
gneur de  Trans,  époux  de  Marie  Bouleau,  qui  décéda  lui-même  eu 
1787.  La  baronnie  de  Bonnefontaine  échut  alors  au  fils  aine  de 
ce  dernier  défunt,  Pierre-Martial  de  la  Motte,  seigneur  de  Mont- 
muran.  Celui-ci  émigra  à  la  Révolution,  vit  vendre  nationalemeat 
ses  château  et  terre  de  Bonnefontaine  et  mourut,  en  iSaS,  sans 
laisser  de  postérité  de  Charlotte  de  Guibert  sa  femme. 

Bonnefontaine,  chàtellenie  d'ancienneté  relevant  de  la  baronnie 
de  Fougères,  fut  érigée  elle-même  en  baronnie  par  lettres  patentes 
d'Henri  III,  données  en  juillet  1678  et  vérifiées  le  3o  octobre  suivant. 
Par  ces  lettres  le  roi  unit  à  Bonnefontaine  les  seigneuries  du  Fail, 
de  la  Cherbaudière  et  de  Langle,  et  forma  du  tout  la  nouvelle 
baronnieV 

Le  château  de  Bonnefontaine,  d'abord  simple  manoir,  avait  été 
remplacé  au  XVI*  siècle  par  une  vraie  forteresse  qui  subsiste  encore, 
admirablement  restaurée  de  nos  jours.  C'est  en  i547  qullenri  11 
autorisa  Pierre  de  la  Marzelière  à  construire  ce  beau  château  qui 
tint  garnison  pendant  la  Ligue.  Le  principal  corps  de  logis  riche- 
ment décoré  dans  le  style  ogival  fleuri  est  défendu  à  une  de  ses 
extrémités  par  une  grosse  tour  qui  est  une  sorte  de  donjon  ;  il 
présente  à  Tautre  bout  deux  autres  tours,  Tune  cylindrique,  Tautre 
octogonale  particulièrement  élégante.  Un  nouveau  corps  de  logis, 
ajouté  à  l'ancienne  construction  et  également  de  style  fleuri,  se 
termine  par  une  dernière  grosse  tour  qui  fait  le  pendant  du  donjon. 
Cette  belle  demeure  du  XVP  siècle,  aménagée  avec  art  de  façon  à 
satisfaire  toutes  les  exigences  des  mœurs  de  nos  jours,  fait  grand 
honneur  à  ses  propriétaires  qui  l'ont  restaurée  et  qui  l'habitent, 
M.  et  M*^*  de  Guiton.  Ajoutons  qu'un  magnifique  parc  arrosé  d'eaux 
vives  entoure  ce  somptueux  château. 

La  baronnie  de  Bonnefontaine  se  composait  en  1680  de  ce  qui 
suit  :  le  château  de  Bonnefontaine  avec  «  ses  tours,  fossés  et  pont- 

•  Arch,  du  Parlement  de  Bret. 


DE  HAUTE-BRETAGNE  981 

levis  n ,  sa  chapelle  dédiée  à  Notre-Dame  et  fondée  de  messes,  son 
colombier,  ses  bois  et  rabines,  ses  étangs  et  moulins,  etc.  ;  —  les 
anciens  manoirs  de  Langle,  de  la  Barbotais  et  de  Vaublain  ;  —  les 
métairies  de  Bonnefontaine,  de  Perrousel,  de  la  Bertinière,  du 
Vivier,  de  TAbbaye,  delà  Fauvelais,  des  Juanderies  ;  — les  moulins 
du  Vivier  en  Antraîn,  de  Briand  en  Tremblay,  plus  trois  moulins 
en  Chauvigné. 

La  haute  justice  de  Bonnefontaine  s'exerçait  à  Antrain  même,  et 
s*étendait  sur  plusieurs  fiefs  appartenant  aux  douze  paroisses  d' An- 
train,  Tremblay,  Chauvigné ,  Rimou,  la  Fontenelle,  Songeai, 
Bazouges-la-Pérouse,  Marcillé-Raoul,  Saint-Brice,  la  Celle  en  Co- 
glais,  Saint-Hilaire-des-Landes  et  Saint-Mard-le-Blanc.  A  Antrain 
aussi  le  seigneur  de  Bonnefontaine  avait  droit  de  tenir  un  marché 
le  samedi  de  chaque  semaine  et  des  foires  aux  fêtes  de  saint  Luc  et 
de  saint  André*.  Dans  Téglise  paroissiale  d' Antrain  le  même  sei- 
gneur était  prééminencier  et  prétendait  même  être  fondateur  ;  il 
jouissait  d'un  enfeu  et  d'un  banc  dans  le  chœur  qu'entourait  une 
litre  à  ses  armes,  et  avait,  en  outre,  un  autre  enfeu  et  un  autre 
banc  armoriés  dans  la  chapelle  de  la  sainte  Vierge'. 

Hors  d' Antrain  le  baron  de  Bonnefontaine  était  regardé  comme 
seigneur  fondateur  des  deux  églises  de  Chauvigné  et  de  celle  de  la 
Fontenelle.  Il  avait  aussi  en  Chauvigné  le  droit  de  foire  aux  jours 
de  la  Mi-Carême,  de  saint  Georges  et  de  la  Transfiguration. 

De  toutes  les  dimes  de  grains  recueillies  en  cette  même  paroisse 
de  Chauvigné  par  le  recteur  du  lieu  et  le  prieur  de  Saint-Sauveur- 
des-Landes.  les  pailles,  balles,  vannures  et  écussons  appartenaient 
au  seigneur  de  Bonnefontaine  ;  les  tenanciers  étaient  obligés  de  les 
charroyer  et  conduire  à  ses  faneries. 

M.  de  Bonnefontaine  avait  aussi  le  droit  de  pêche  prohibitive 
dans  les  rivières  de  Couesnon  et  de  Loisance  en  toute  l'étendue  de 
ses  fiefs. 

Terminons  par  l'énumération  de  certains  devoirs  plus  singuliers 
que  gênants  que  devaient  rendre  à  leur  seigneur  les  tenanciers  de 


'  En  i5&7  Henri  II  lui  avait  accordé  ce  marché  et  quatre  foires  par  an. 
•  i4rcA.  d'Ille-et-Vil.,  g,  G,  6. 


282  LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

BonnefontaiDe.  C'est  ainsi  qu'en  la  ville  d*Anirain  plusieurs  habi- 
tants jouissaient  de  leurs  maisons  à  la  condition  d'acquitter 
chaque  année  quelques  redevances,  sous  peine  chacun  de  soixante 
sous  d'amende  :  l'un  devait  une  gibecière^  l'autre  un  jeu  de  quilles 
et  deux  boules  ;  celui-ci  un  gant  de  fauconnier  et  celui-là  un 
collier  à  lévrier  avec  laise  de  soie  aux  couleurs  du  seigneur; 
d'autres  enfin  devaient  des  sonnettes  d'argent  pour  un  épervier, 
plusieurs  étrilles,  une  boule  de  buis,  etc. 

A  Chauvigné  le  recteur  de  la  paroisse  était  tenu,  à  cause  de  sa 
maison  presbytériale  relevant  de  Bonnefontaine,  d'offrir  au  seigneur, 
le  jour  du  sacre,  sous  peine  de  soixante  sous  d'amende,  «  un 
chapeau  de  roses  »,  c'est-à-dire  une  couronne  de  fleurs  de  rosi^. 

Au  bourg  de  Chauvigné  se  trouvait  aussi  une  autre  maison  dont 
le  propriétaire  devait  donner  une  mesure  d'avoine  au  cheval  du 
baron  de  Bonnefontaine  ou  à  la  haquenée  de  sa  femme,  lorsque 
ces  seigneurs  et  dame  venaient  à  la  messe  en  l'église  de  Chauvigné. 

LE  BORDAGE    (Marquisat) 

Comme  les  deux  châteaux  qui  précèdent,  le  Bordage'  fut  une 
forteresse  au  moyen  âge,  mais  moins  heureux  qu'eux  il  n'a  pas  vu 
de  nos  jours  relever  ses  tours  et  reconstruire  ses  murailles.  L'his- 
toire de  cette  place  forte  et  des  puissants  seigneurs  qui  l'habitèrent 
depuis  le  XIV'  siècle  serait  bien  intéressante  à  écrire  et  nous  re- 
grettons de  n'en  pouvoir  donner  ici  qu'un  simple  résumé. 

Le  premier  seigneur  du  Bordage  connu  est  Renaud  1°'  de  Mont- 
bourcher,  auquel  en  i3ia  le  duc  Jean  III  accorda  les  droits  d  usage 
dans  ses  forêts  de  Rennes  et  de  Liffré*.  Ce  Renaud  était  le  second 
fils  de  Geoffroy,  sire  de  Montbourcher  en  Vignoc,  ayant  pris  la 
croix  en  1271  pour  accompagner  en  Terre-Sainte  le  duc  Jean  Le 
Roux,  et  de  Tiphaine  de  Tinténiac.  Renaud  fut  garde  des  sceaux 
du  duc  de  Bretagne  et  épousa  :  i»  Anne  de  Saint-Brice,  a*  Cathe- 
rine de  Coesmes. 

'  Commune  d'Eroé  près  Liffré,  canton  de  Lifliré,  arrondissement  de  Rennes. 
«  Arrêts  de  Frain,  636.  Ce  droit  fut   confirmé  par  Henri  IV,  en  iBçS. 


DE  H\tJT&BAETAGNE  StS 

Bertrand  de  Montbourcher,  son  fils»  fut  ensuite  seigneur  du  Bot- 
dage  et  épousa  Mahaud  Gouyon  dont  il  eut  Renaud  II  de  Mont- 
bourcher, vaillant  compagnon  de  du  Guesclin  en  Espagne  et 
seigneur  du  Bordage,  mari  d'Honorée  Raguenel.  C'est  cette  der- 
nière dame  qui  le  3  juin  i368  favorisa  l'établissement  à  Rennes  des 
dominicains,  en  leur  permettant  de  construire  dans  son  fiet  leur 
monastère  de  Bonne-Nouvelle^ 

Renaud  II  laissa  deux  fils»  Alain  et  Simon,  qui  furent  successive- 
ment seigneurs  du  Bordage.  Le  premier  décéda  en  mars  iSgo, 
n'ayant  eu  de  Jeanne  Le  Yayer  sa  femme  qu'un  fils  nommé  Ber- 
trand, mort  sans  postérité.  Quant  à  Simon  de  Montbourcher,  écuyer 
du  duc  de  Bretagne  dès  i38o,  il  épousa  en  iSga  Tiphaine  de 
Champaigné,  dont  il  eut  Bertrand  de  Montboucher,  seigneur  du 
Bordage  en  1427^. 

Ce  Bertrand  s'unit  d*abord  à  Jeanne  de  Beloczac,  puis  en  lAaQ 
à  Jeanne  de  Québriac,  dame  de  Chasné  ;  il  fut  chambellan  du  duc 
de  Bretagne  en  14^6,  puis'  capitaine  de  Saint-Aubin  du  Cormier 
en  i434,  et  mourut  le  12  juillet  i454.  Il  laissa  deux  fils,  seigneurs 
du  Bordage  l'un  après  l'autre  :  François^  qui  n'eut  pas  d'enfants  de 
sa  femme  Catherine  de  Lesbiet,  et  René  III,  marié  à  Béatrice  de  la 
Duchaye.  Cedemierfuttuéen  1 488  à  la  rencontre  de  Saint- Aubin  du- 
Cormier,  laissant  deux  enfants,  Arthur,  qui  mourut  jeune,  et  René. 

René  IV  de  Montboucher,  seigneur  du  Bordage,  rendit  aveu 
pour  cette  terre  le  3  janvier  1499,  comme  héritier  de  son  père  et  de 
son  frère  aîné^  ;  il  fut  gouverneur  de  Rennes  et  lieutenant  général 
en  Bretagne,  et  décéda  le  a4  juillet  i54o.  De  son  mariage  avec 
Raoulette  Thierry,  fille  du  seigneur  du  Boisorcant,  il  laissa  Fran- 
çois de  Montbourcher,  son  successeur.  Ce  dernier  seigneur  du 
Bordage  épousa:  i"^  Jeanne  de  Malestroit,  dame  de  Saint-Gilles, 
dont  il  était  veuf  en  i563  ;  a*  Bonaventure  de  Belouan,  dame  du 
Bois  de  la  Motte.  Du  premier  lit  sortit  René  V  de  Montbourcher, 
seigneur  du  Bordage,  gouverneur  de  Vitré  et  chevalier  des  ordres 


•  Arch.  d'Jlle-et'YiL,  1,  H.  5. 

«  Arehiv.  de  la  Loire-Inférieure. 

^Arch.  d'IUe-et-Vil, 


284  LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

du  roi,  qui  s'unit  en  1674  à  sa  parente  Françoise  de  Montbourcher, 
dame  de  Montbourcher  et  du  Pinel.  Cette  union  ne  fut  pas  heu- 
reuse, si  l'on  en  croit  le  Journal  de  Pichart\  et  le  sire  du  Bordage 
mourut,  empoisonné,  dit-on,  le  aS  janvier  ^iSqS. 

Son  fils,  René  VI  de  Montbourcher,  seigneur  du  Bordage,  ap- 
partenait, comme  son  père  et  son  grand-père,  à  la  religion  prétendue 
réformée  ;  il  épousa  aussi  une  protestante  à  Laval,  le  10  octobre 
t6o4,  Elisabeth  du  Boays  de  Mesneuf.  Il  se  distingua  durant  les 
guerres  de  la  Ligne  et  fut  l'un  des  plus  braves  gentilhommes  de 
son  temps  ;  il  mourut  aux  Etats  de  Nantes  en  1647,  et  ^^  veuve  lui 
survécut  jusqu'au  5  novembre  i657. 

René  VU  de  Montbourcher,  fils  des  précédents  et  seigneur  du 
Bordage,  épousa  Marthe  Durcot,  dame  de  la  Grève,  et  obtint  en 
1056  l'érection  en  marquisat  de  sa  seigneurie  du  Bordage. 

René  VIIl  de  Montbourcher,  son  fils,  marquis  du  Bordage,  prit 
part  aux  guerres  de  Louis  XIV  et  abjura  le  protestantisme  ;  devenu 
maréchal  de  camp,  il  fut  tué  au  siège  de  Philippsbourg,  dans  ia 
nuit  du  19  au  30  janvier  1688'.  Il  avait  épousé  en  166g  Elisabeth 
Gouyon,  fille  et  héritière  du  marquis  de  la  Moussaye,  qui  mourut 
elle-même  en  1701. 

De  cette  union  sortirent  deux  enfants  :  René-Amaury  de 
Montbourcher,  marquis  du  Bordage,  décédé  à  Paris,  âgé  de  78  ans, 
sans  avoir  contracté  d'alliance,  en  1744,  — et  Henriette  de  Mont- 
bourcher, baptisée  en  1671  au  temple  protestant  de  Cleusné,  près 
Rennes, et  mariée  en  1699  à  François  de  Franquetot,  duc  de  Coigny. 

La  duchesse  de  Coigny,  héritière  de  son  frère,  devint  marquise 
du  Bordage,  et  laissa,  en  mourant  le  8  octobre  1761,  cette  seigneu- 
rie à  ses  petits-enfants  nés  de  Jean-Antoine  de  Franquetot,  mort 
dès  1748,  et  de  Marie-Thérèse  de  Nevet  ;  ils  en  rendirent  aveu  au 
roi  le  ao  mai  1763. 

L'aîné  d'entre  eux,  François-Henry  de  Franquetot,  fut  duc  de 
Coigny  à  la  mort  de  son  grand' père,  décédé  en  1769,  et  marquis 
du  Bordage  ;  il  avait  épousé  en    1765  Marie-Jeanne  de  Bonnevie, 

'  Dom  Morice,  Preuve  de  VHist.  de  Bret,,  III,  172&  et  1731. 
»  Voy.  les  Lettres  de  Af»«  de  Sévigné,  VIII,  aa3. 


DE  HAUTE-BRETAGNB  tSft 

morte  dès  1757.  Ce  fut  ce  seigneur,  pair  de  France  et  gouverneur 
de  Caen  et  de  Cambrai,  qui  vendit,  le  a3  avril  1788,  le  marquisat 
du  Bordage  à  René-François  de  Montbourcher,  seigneur  de  la 
Magnanne  en  Andouillé,  pour  45o  000  livres,  y  compris  le  mobilier 
du  château  estimé  60  000  livres. 

René-François  de  Montbourcher,  devenu  marquis  du  Bordage, 
émigra,  et  son  château  du  Bordage  fut  vendu  nationalemen  t 
10  000  livres,  le  4  mai  1793.  Il  avait  épousé  en  1776  Joséphine  de 
Kersauson,  qui  mourut  à  la  Magnanne  en  183a  ;  lui-même  la  suivit 
dans  la  tombe  en  i835. 

L'abbé  Guillotin  de  Corson, 

Chan.  hon, 
{A  suivre.  J 


MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS 


Je  suis  né  à  Nantes  le  19  mai  1793,  Tannée  terrible.  Mon  ptee 
était  le  onzième  des  dix-neuf  enfants  de  mon  grand-pére.  Presque 
tous  sont  morts  sans  héritiers.  L'un  se  fit  bénédictin  ;  deux  filles 
se  sont  mariées,  lune  à  M.  du  Buisson, l'autre  à  M.  Cotelle. 

M.  du  Buisson,  officier  de  marine,  fut  tué  près  de  Saint-Halo 
en  défendant  les  côles  de  France  attaquées  par  les  Anglais.  Ma 
tante  était  ma  marraine,  je  devins  l'objet  de  sa  prédilection. 

Ma  mère  était  une  demoiselle  Le  Tort  des  Perrières,  dont  le  père 
était  avocat,  sénéchal  de  Haute-GcfUlaine.  Cette  famille  était  de 
Saint-Domingue,  où  elle  avait  presque  toute  sa  fortune. 

Je  n'avais  qu'un  mois  lorsque  l'armée  vendéenne  attaqua  Nantes. 
Deux  ans  après,  nous  allâmes  demeurer  entre  les  Coëts  et  Bougue- 
nais.  Mon  père  était  mort  quatre  mois  après  ma  venue  au  monde. 
Les  visites  domiciliaires  répétées  lui  causèrent  deux  attaques  de 
paralysie,  il  succomba. 

Le  plus  jeune  de  mes  frères  avant  moi  s'appelait  Auguste,  aussi 
charmant  de  caractère  qu'il  était  beau  de  visage.  Ma  mère,  très 
sensible  à  la  beauté,  avait  une  prédilection  pour  Auguste  et  pour 
ma  sœur  Suzanne.  Il  en  résulta  une  guerre  continuelle  que  maître 
Auguste  soutenait  en  vrai  polisson. 

C'est  pendant  notre  séjour  à  la  campagne  que  j'ai  entendu  pro- 
noncer un  nom  qui  occupait  déjà  toute  l'Europe.  Un  dimanche 
d'hiver,  les  bonnes  gens  du  village  étaient  assemblés  au  coin  d'un 
champ  entre  deux  chemins.  Là,  aux  rayons  déjà  réchauffants  du 
soleil,  ils  devisaient  sur  les  affaires  du  temps.  Je  m'approchai  d'eux 


MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS  287 

comme  font  tous  les  enfants  et  j'entendis  qu'ils  parlaient  de  Bona- 
parte^ de  retour  d'Egypte.  Peu  de  temps  après  on  rouvrit  les  églises 
deRezé  et  de  Bouguenais. 

Je  me  rappelle  aussi  le  passage  de  la  bande  de  Beillevert,  partisan 
républicain.  Il  fut  signalé  par  la  disparition  de  mouchoirs  et  che- 
mises étendus  à  sécher  sur  les  haies. 

Deux  événements  signalèrent  les  dernières  années  de  notre  séjour 
aux  Basses-Landes  :  d'abord  Ventrée  des  chouans  à  Nantes  en  1799, 
puis  Fexplosion  de  la  poudrière  du  château,  explosion  qui  fut  en- 
tendue à  Ghàteaubriant. 

Peu  après  nous  nous  embarquâmes,  ma  sœur  et  moi,  dans  la  di- 
ligence de  Rennes.  Suzanne  avait  alors  dix-sept  ans  et  était  réelle- 
ment une  beauté  ;  aussi  fut-elle  l'objet  des  soins  les  plus  assidus  de 
tous  les  voyageurs.  Les  routes  n'étaient  pas  encore  très  sûres.  Ce- 
pendant il  ne  nous  arriva  rien^  si  ce  n'est  de  verser  au  milieu  de  la 
route  à  la  hauteur  de  Gèvres.  Le  lendemain,  vers  midi,  nous  arri- 
vâmes. Ma  tante  du  Buisson  nous  attendait. 

Les  mœurs  grecques  étaient  alors  en  vogue  et  la  mode  pour  les 
femmes  de  se  découvrir  beaucoup  était  loin  de  plaire  à  ma  tante. 
Sans  être  sévère,  elle  ne  voyait  pas  avec  indifférence  sa  nièce  imiter 
les  élégantes  du  jour.  Une  voisine  de  ma  tante,  M"**  de  la  Tribo- 
nière,  avait  une  fille  et  deux  garçons.  Cette  maison  était  triste  : 
M.  de  la  Tribonière,  i'ainé,  colonel  de  chouans,  venait  d'être  tué. 
Sa  mère  déjà  souffrante  mourut  peu  après  son  fils. 

Nous  étions  depuis  peu  chez  ma  tante  lorsque  nous  apprîmes  la 
mort  de  mon  frère  Auguste.  Ma  mère  était  revenue  habiter  Nantes  ; 
Auguste  lui  demanda  à  aller  se  promener  avec  son  frère  [aine  René 
—  «  Non,  lui  dit  ma  mère,  ton  frère  va  aller  se  baigner,  et  je  nç 
veux  pas  que  tu  te  baignes.  »  Auguste  insista  et  promit  tant  de  ne 
pas  se  baigner  qu'il  obtînt  la  permission  désirée.  Arrivés  sur  la 
prairie  de  Mauves,  ils  rencontrent  un  chirurgien  qui  avait  soigné 
Auguste.  Ce  médecin  proposa  à  Auguste  de  lui  apprendre  à  nager 
et  finit  par  vaincre  la  résistance  des  deux  frères.  Ce  chirurgien  Ten- 
mène  au  large  et  le  laisse  se  noyer.  René  n'osait  plus  se  présenter 
chez  sa  mère  qui  demandait  qu'on  lui  rendit  ses  enfants  morts  ou 
vifs.  Elle  n'a  depuis  jamais  prononcé  le  nom  de  son  fils,  ce  qui  a 
paru  à  tous  une  preuve  de  son  profond  chagrin. 


'  .• 


288  MEMOIRES  D'UN  NANTAIS 

Ma  tante  avait  promis  de  s'occuper  de  mon  instruction.  Elle  n'eut 
garde  d'y  manquer.  Deux  sœurs  qui  habitaient  la  même  maison 
que  ma  tante,  rue  Veaux-Saint-Germain,  confiantes  dans  les  opinions 
de  ma  tante,  consentirent  à  achever  de  m'apprendre  à  lire  et  écrire. 
L'abbé  Dublot  me  donna  des  leçons  de  latin. 

M^*  du  Buisson  était  royaliste,  elle  avait  versé  des  larmes  à  la 
mort  de  Louis  XVI.  et  elle  se  montrait  froide  à  l'égard  des  dames 
qui  allaient  à  la  messe  des  prêtres  assermentés.  Cependant  elle  me 
menait  voir  toutes  les  fêtes  nationales.  Elle  m'achetait  des  estampes 
représentant  grossièrement  les  généraux  illustres  d'alors,  avec  en 
marge  le  récit  de  leurs  hauts  faits.  J'ai  ainsi  appris  à  lire  avec  les 
noms  de  Plchegru,  Georges  Cadoudal,  Charette,  Jourdan,  Moreau, 
Lannes,  Bessières,  Desaix,  Bonaparte.  Après  ce  dernier,  le  nom  que 
)e  remarquais  le  plus  était  celui  de  Charette,  parce  que  ma  tante 
m*avait  dit  que  nous  étions  parents  de  ses  neveux  par  ma  mère. 

Suzanne  resta  quatre  mois  chez  ma  tante  avec  moi.  Un  an  après 
ma  tante  alla  demeurer  place  des  Lices,  au  coin  de  la  rue  Porte- 
Saint-Michel.  Je  fus  alors  envoyé  chez  M.  Hazard,  rued'Orléans,  près 
du  Pont-Neuf.  C'était  un  ancien  chouan,  élève  du  séminaire.  Puis 
chez  M.  Baré,  qui  ne  brillait  pas  par  la  douceur.  Un  jour  il  dit  à 
un  élève  assis  auprès  de  moi  :  Le  feras-tu  encore?  —  Oui,  répon- 
dîs-je  sans  lever  la  tête.  M.  Baré  furieux  donne  un  vigoureux  souf- 
flet à  mon  camarade.  Surpris  et  indigné  je  me  lève  :  «  C'est  moi 
qui  ai  dit  oui.  »  M.  Baré  lève  sa  règle,  mais  s'arrête  parce  que  je 
lui  observai  qu'il  ne  me  frapperait  pas  deux  fois.  La  victime  était 
Emmanuel  Gaudiche,  duquelje  parlerai  plus  d'une  fois  dans  la  suite. 
M.  Corbière,  alors  avocat  distingué,  était  le  protecteur  de  la  fa- 
mille Gaudiche.  Je  fus  ensuite  envoyé  chez  M.  Blanchard,  grand- 
vicaire  du  diocèse,  qui,  par  sa  prévoyance,  rendit  les  plus  grands 
services.  Son  école  n'avait  que  le  titre  d'école  secondaire,  mais  le 
public  l'appelait  petit  séminaire,  et  c'en  était  un,  de  fait.  Tous  les 
professeurs  étaient  prêtres.  M.  Blanchard  s'établit  aux  Cordeliers. 
J'avais  alors  dix  ans  et  demi.  J'entrai  en  troisième. 

Pendant  les  trois  années  écoulées  depuis  mon  arrivée  à  Rennes, 
les  événements  s'étaient  succédé  rapidement.  Bonaparte,  de  pre- 
mier consul,  était  devenu  Napoléon  V'  empereur. 


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MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS  289 

Je  fis  ma  première  communion  à  la  paroisse  Saint-Aubin.  Nous 
demeuiioDs   place  des  Lices  lorsque    Toussaint  Louverture  fut 
amené  en  France.  Je  l'ai  vu  passer  accompagné  par  des  gendarmes. 
Lorsqu'on  publia  le  traité  de  paix  avec  TAugleterre,  j'étais  bien 
jeune  ;  je  vois  encore  toute  la  municipalité  avec  les  écharpes  tri- 
colores, M.  Laurin,  maire,  en  tête,  criant  :  Vive  Napoléon  le  Grandi 
Ma  tante  me  serra  dans  ses  bras  en  pleurant  de  joie.   La  paix, 
croyait-elle,  allait  rendre  à  ses  chers  neveux  leurs  biens  de  Saint- 
Domingue.  Espérance  promptement  évanouie  après  la  mort  du 
général  Le  Clerc,  beau-frère  de  Napoléon.  On  sait  que   la  belle 
veuve  ramena  le  corps  de  celui  qu'elle  avait   suivi  au  delà  de  l'O- 
céan. Tropjolie  pour  ne  pas  oublier,  la  belle  Pauline  devint  la  prin- 
cesse Borghèze. 

La  jeunesse  de  Rennes  est  par  nature  turbulente  et  guerrière. 
Le  manque  de  commerce  fait  que  tous  ceux  qui  ne  se  destinent 
pas  au  barreau  prennent  la  carrière  des  armes. 

Arrive  à  Rennes  un  M.  de  Thuri.  Ce  personnage,  qu'on  a  accusé, 
à  tort  peut-être,  d'être  un  espion  du  gouvernement,  se  mit  à  fré- 
quenter les  cafés  et  surtout  le  café  Liévaux,  qui  était  le  rendez-vous 
de  tous  les  désœuvrés,  et  ils  étaient  nombreux  surtout  dans  la  no- 
blesse. M.  de  Thuri  ne  tarda  pas  à  se  lier  avec  MM.  de  Pire,  Dupont 
et  de  la  Bourdonnais.  Le  jeu  qui  les  rapprocha  fut  cause  de  que- 
relles. En  ce  temps-là  et  entre  gens  de  cette  qualité  un  différend  ne 
pouvait  se  terminer  que  par  un  duel.  M.  Dupont  se  mesura  le  pre- 
mier avec  le  Parisien.  Il  passait  pour  bon  tireur  ;  néanmoins  il  reçut 
un  coup  d  epée  au  travers  du  corps  dont  il  fut  bien  heureux  de  ne 
pas  mourir.  M.  de  la  Bourdonnais  prit  immédiatement  sa  place.  Le 
combat  cette  fois  eut  lieu  au  pistolet.  M.  de  Thuri,  le  sort  lui  étant 
défavorable,  dut  essuyer  le  feu  de  son  adversaire  et  reçut  une  balle 
qui  lui  fracassa  la  mâchoire.  Il  ne  fut  pas  tué.  Cette  affaire  fit  du 
bruit.  Pour  se  soustraire  aux  poursuites  du  ministère  public,  ces 
messieurs  quittèrent  Rennes.  M.  de  la  Bourdonnais  alla  servir  dans 
la  légion  étrangère.  En  iSsS  j'ai  revu  M.  Dupont  à  Bayonne,  il  était 
porte-étendard  dans  un  régiment  de  cavalerie. 

Plus  heureux,  M.  de  Pire  partit  pour  l'Italie,  se  présenta  à  l'em- 
pereur dont  il  était  personnellement  connu  et  obtint  tout  de  suite 
uu  grade  supérieur,  il  est  devenu  lieutenant-général,  a  figuré  à 


290  MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS 

Rennes  dans  les  Cent  Jours  et  en  i83o.  Je  ne  sais  si  son  attachemen 
à  son  bienfaiteur  lui  a  suscité  des  ennemis^et  s'il  s'est  attiré  par  làla 
haine  de  la  classe  à  laquelle  il  appartient  par  sa  naissance;  mais  je 
Tai  souvent  entendu  accuser,  surtout  de  n*avoir  qu'une  bravoure 
de  circonstance  et  qui  ne  se  produisait  jamais  lorsque  l'éloignement 
4.11  chef  lui  faisait  craindre  de  s'exposer  sans  profit  pour  son  avan- 
cement. On  ne  peut  nier  cependant  que  ce  ne  soit  de  la  bravoure. 
Pendant  mon  séjour  à  Rennes  je  vins  une  fois  à  Nantes  passer  les 
vacances  avec  mon  frère  Benjamin,  âgé  de  4  ans  de  plus  que  moi. 
Je  fus  présenté  à  la  famille  de  Gharette  de  la  Contde  dans  laquelle 
j'allai  beaucoup  ensuite.  Benjamin  était  très  lié  avec  Tainé,  Ludovic. 
Le  jeune  Alhanase  et  moi  sommes  restés  liés  depuis.  Athanase  était 
alors  un  gros  garçon  annonçant  la  force   physique  et  déjà  de  ma 
taille,  quoique  j'eusse  près  de  3  ans  de  plus  que  lui.   La  famille  de 
Gharette  possédait  à  Nantes,  rue  Basse- du- Ghâteau,  un  hôtel  qu'elle 
habitait  l'hiver;  elle  passait  le  commencement  de  la  belle  saison  à 
la  Trémissinière,  nonloin  dé  Saint*Donatien,  et  l'automne  à  laGon- 
trie^  tout  près  de  Gouffé,  vieille  demeure  et  berceau  de  la  famille  où 
est  né  le  général  vendéen.  Aussi  la  Gontrie  était  l'habitation  de  pré- 
dilection. La  veuve  du  général  n'eut  pas  d*enfants  de  lui  et  se  re- 
maria au  comte  de  Lépinay.   Toute  la  gloire  du  fameux  général 
revintà  ses  neveux   On  raconte  que  lorsque  M*' de  Gharette  se  re- 
maria, remployé  de  l'étatcivil  lui  dit  :  a  Si  je  portais  un  nom  comme 
celui-là,  je  ne  voudrais  pas  le  changer.  » 

Je  fus  invité  à  aller  avec  Alhanase  passer  quelques  jours  à  la 

Gontrie.  Aller  de  Nantes  à  Gouffé  n'était  pas  petite  affaire.  La  veille 

du  jour  fixé  nous  vîmes  arriver  un  métayer  de  Gouffé  envoyé  à 

notre  intention  par  M*"®  de  Gharette.  Il  avait  six  bœufs  à  son 

véhicule,  ce  qui  n'attestait  pas  le  bon  état  des  chemins.  Ghacun 

des  six  bœufs  avait  un  nom  que  le  métayer  répétait  tous  les  uns 

après  les  autres,  espèce  de  chant  inintelligible  et  que  les  oreilles 

non  habituées  prenaient  pour  une   langue  étrangère.  Dans  les 

chemins  creux,  étroits,  bordés  de  haies  épaisses  et  élevées,  il  est 

impossible  de  reculer,  surtout  si  on  descend.  Le  cri  du  métayer 

avertit  ceux  qui  s'avanceraient  au  bas  de  ne  pas  s'engager.  Dans  la 

Biscaye  espagnole  les  essieux  en  bois  des  charrettes  ne  sont  point 


MÉMOIRES  D*UN  NANTAIS  291 

gnissès  et  font  un  bruit  perçant  qui  remplit  le  même  but.  Partis 
k  lo  heures  du  matin,  nous  arrivâmes  à  la  Gontrie  à  la  nuit  tom- 
bante :  nous  avions  fait  3a  kilomètres  en  lo  heures.  L'église  de 
CouQë  est  située  sur  le  sommet  d'un  coteau  en  forme  de  pointe, 
terminé  de  chaque  côté  par  deux  vallons  délicieux  au  fond  desquels 
coulent  deux  ruisseaux  qui  confondent  leurs  eaux  au  bas  du  bourg 
et  forment  le  Gàvre^  qui  se  jette  dans  la  Loire  à  Oudon.  Alhanase  a 
depuis  fait  bâtir  un  beau  château  à  côté  de  la  maison  où  est  né 
son  oncle,  dont  il  a  voulu  respecter  le  souvenir  et  le  berceau. 
C'était  un  vieux  manoir  bâti  à  plusieurs  reprises  et  sans  plan  gé- 
néral. On  critique  beaucoup  ces  créations  anciennes;  remarquons 
cependant  que  les  constructions  dont  nous  censurons  Tirrégularilé 
sont  celles  qui  produisent^  le  plus  d'effet  dans  un  paysage,  avec 
lequel  elles  se  marient  mieux,  tandis  que  les  maisons  modernes  à 
la  forme  compassée  jurent  avec  le  négligé  élégant  et  sans  préten- 
tion de  la  nature. 

Je  faisais  brillamment  ma  rhétorique  lorsque  ma  mère  me  rap- 
pela près  d'elle  .à  Nantes.  Je  n'obéis  pas  sans  révolte.  Ma  bonne 
tante,  aussi  peinée  que  son  filleul,  retint  ses  larmes  et  je  partis. 
Ma  mère  me  laissa  une  liberté  illimitée.  Ainsi  je  pus  m'absenter 
plusieurs  jours  de  suite  sans  avoir  prévenu.   On  supposait  que 
j'étais  à  la  Trémissinière,  ce  qui  était  vrai.  Un  jour,  en  compagnie 
d'Athanase  de  Charette  et  autres  nous  faisons  une  partie  dans  un 
canot  loué  à  Barbin.  C'était  au  commencement  du  printemps,  Teau 
était  haute  ;  nous  décidons  d'aller  au  pont  du  Sens,  conduire  notre 
petite  embarcation  là  où  n'avait  jamais  paru  un  bateau.  Une  épi- 
thète  injurieuse  fut  infligée  à  quiconque  parlerait  de  reculer  avant 
le  but.  Par  les  détours  nous  évitâmes  bien  des  obstacles  ;  mais  plus 
nous  avancions,  plus  le  terrain  ferme  se  montrait,  puis  les  branches 
d'aune  ou  de  saule  attestaient  qu'avant  nous  personne  n'avait  tenté 
le  passage.  Sans  le  dire,  le  découragement  s'emparait  de  l'équipage, 
sauf  d'Athanase  et  de  moi  dont  le  courage  grandissait  avec  les 
difficultés.  Nous  venions  de  triompher  d'un  obstacle  sérieux  lorsqu'à 
an  détour  nous  nous  trouvons  en  face  d'un  arbre  abattu  en  travers 
du  ruisseau.  On  aurait  pu  le  croire  mis  exprès  pour  faire  un  pont  ; 
sa  garniture  de  branches  par  dessous  rendait  notre  passage  impos- 


292  MÉMOIRES  D*UN  NANTAIS 

sible.  Le  aileuce  de  chacun  était  significatif,  l'avis  unanime  était  de 
s'anrêter.  Debout  sur  un  banc  du  trois-ponts,  dans  l'attitude  la  plus 
héroïque,  je  lançai  une  de  ces  harangues  capable  de  fomenter  une 
révolution  à  Rome  ou  à  Athènes.  D  abord  quelques  signes  approbalifs 
apparaissent,  mais  les  regards  s'étant  portés  sur  le  saule  malencon- 
treux, sa  grosseur  effraya  mon  auditoire  qui  resta  sourd  à  mes 
plus  belles  phrases.  Indigné,  je  saute  d'un  bond  sur  la  prairie  :  les 
chaussures  enlevées,  le  pantalon  relevé,  j'entre  dans  le  ruisseau, 
me  glisse  entre  les  branches,  me  place  courbé  sous  Tarbre,  et  me 
redressant,  je  montrai  à  mes  matelots  ébahis  un  superbe  passage  : 
«  Allons,  paresseux^  aurez-vous  au  moins  le  courage  de  pousser  le 
canot?  »  Obéi  alors  comme  un  capitaine  de  vaisseau,  deux  poussent 
le  canot,  tandis  que  deux  autres,  bravant  la  fange  qui  couvrait  les 
branches,  soulèvent  la  tète  ou  saule,  ce  qui  me  permet  de  sortir 
sans  rentier  dans  Teau  comme  j'avais  dû  le  faire.  Par  prévoyance 
nous  reposâmes  l'arbre  de  manière  que  les  branches  pussent  le 
maintenir  dans  une  position  qui  nous  permit  de  passer  au  retour. 
Nous  étions  près  du  pont  du  Sens,  sous  lequel  nous  passâmes  triom- 
phants ;  les  gens  du  village  accoururent  nous  voir.  Le  courant  aida 
notre  retour.  Athanase,  avec  sa  taille  élevée,  sa  vigueur,  était  tou- 
jours pour  les  aventures.  ..  Prédestination!  Nous  devînmes  insé- 
parables. Je  lui  appris  à  nager,  il  était  dur  au  mal,  presque  indif. 
férent  à  la  douleur.  Il  était  dans  son  caractère  de  vouloir  réussir 
tout  de  suite  dans  tous  les  exercices  du  corps,  et  presque  toujours 
il  y  arrivait.  J  étais  plus  prudent,  opiniâtre,  je  préférais  avancer 
pas  à  pas  et  plus  si^ement.  Dès  qu'il  put  se  tenir  sur  l'eau,  il 
voulut  se  lancer  au  large.  Cette  audace  me  semblait  téméraire  ;  je 
le  suivais  avec  un  canot  qui  par  un  faux  mouvement  de  sa  part  lui 
passa  sur  le  corps.  Il  eut  le  dos  écorché.  Je  sautai  dans  Teau  pour 
aller  à  son  secours  ;  je  le  vis  reparaître  aussitôt  et  gagner  la  rive 
avec  un  sang-froid  digne  d'un  âge  plus  avancé.  Bientôt  l'élève  fut 
plus  fort  que  le  maître. 

On  n'élevait  pas  alors  les  enfants  avec  autant  de  soins  qu'au- 
jourd'hui. L'Empire  était  au  plus  haut  degré  de  puissance  et  de 
gloire,  du  moins  en  apparence.  La  France,  au  bruit  des  Te  Deum 
et  au  récit  des  actions  d'éclat^  applaudissait  sans  réserve  ;  la  jeu- 


MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS  293 

nesse  ne  rêvait  que  guerres  et  combats.  On  ne  croyait  pas  que  sup- 
porter la  fatigue,  s'imposer  des  privations,  fût  un  mérite  :  tous  les 
jeunes  gens  pratiquaient  cette  vie  là,  jugeant  comme  par  instinct 
qu'elle  leur  était  réservée. 

Napoléon  a  dit  :  t  Tout  Français  naît  soldat.  »  Tous  les  Français 
d'alors  s'exerçaient  à  Tétre.  On  doit  admirer  les  mères  de  ce  temps- 
làt  l'indifférence  n  étant  pas  admissible.  Lorsque  ma  mère  allait 
readre  visite  à  M"'*  de  Gharette,  elle  demandait  ou  nous  étions  : 
c  Je  n'en  sais  rien,  car  on  vient  de  les  appeler  et  ils  n'ont  pas  ré- 
pondu. Suivons,  si  vous  voulez  le  bord  de  la  rivière,  nous  les  trou- 
verons dessus  ou  dedans.  »  C'était  exact.  Nous  n'avions  guère  de 
rivaux  à  la  nage  ou  pour  manier  un  aviron.  Nous  pouvions  défier 
les  plus  robustes,  surtout  lorsque  nous  eûmes  dressé  à  tenir  le 
gouvernail  un  petit  garçon  appelé  Marin  Béas,  élevé  par  charité 
chez  M'*'  de  Charette.  Pauvre  Marin  !  lorsque  son  maître  qu'il  ne 
quittait  guère  se  mettait  à  passer  sur  les  murs  et  les  toits,  diose 
fréquente,  sans  que  les  bosses  dues  à  sa  passion  grimpante  pussent 
le  corriger.  Marin  tirait  au  renard,  il  fallait  qu  Âthanase  répétât  de 
sa  plus  grosse  voix  :  Marin,  suis-moi  1  Allons,  Marin  !  —  Quand 
Marin  tremblant  se  cramponnait  où  il  pouvait,  n'osant  ni  avancer, 
ni  reculer,  son  maître  revenait,  le  saisissait  et  l'emportait,  comme 
répervier  fait  du  petit  oiseau  qu'il  va  dévorer.  Ce  temps  a  été  une 
des  époques  des  plus  heureuses  de  ma  vie. 

Ma  mère,  en  me  retirant  de  chez  ma  bonne  tante,  interrompait 
mes  études  :  c'était  me  fermer  la  porte  du  barreau  Je  suivais  à 
Nantes  les  cours  de  mathématiques  et  de  physique  au  lycée.  Mon 
professeur  était  M.  Galbaud  du  Fort.  Je  fus  très  surpris  la  première 
fois  que  j'assistai  à  son  cours  :  il  mit  d'abord  son  crâne  à  nu  en 
ôtant  sa  perruque  de  ville,  et  se  couvrit  d'une  autre  perruque  et 
d'un  bonnet  de  nuit  apportés  dans  un  carton.  Sa  parole  calme  et 
monotone  était  un  véritable  somnifère. 

Les  lettres  de  ma  tante  me  prouvaient  que  la  pauvre  bonne 
femme  ne  s'habituait  point  à  mon  absence.  Bientôt  une  idée  fixe 
s'empara  de  moi  et  aucun  plaisir  ne  put  m'en  distraire.  Ma  tante 
souffrait,  je  demandai  à  retourner  près  d'elle.  Après  avoir  consulté, 
ma  mère  me  laissa  libre.  J'écrivis  le  jour  même  à  ma  tante,  et 
Tome  ix.  —  Avril  1898,  ao 


2H  MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS 

■ 

a4  heures  après  je  me  mis  ea  route  à  pied.  Il  faisait  nuit  et  fort 
mauvais  temps  lorsque  je  parliâ  ;  j'étais  déjà  hors  de  Nantes 
lorsque  jo  m'aperçus  que  j'avars  quitté  la  maison  ûiaternelle  à 
minuit.  Malgré  la  pluie  et  le  mauvais  état  de  la  route,  j'avançais, 
péniblement,  il  est  vrai.  A  3  heures  j'étais  à  Gèvres  sans  avoir  ren- 
contré âme  qui  vive.  Je  ne  m'arrêtai  qu'à  Bout-dc-Bois,  5  lieues  de 
Nantes.  Il  faisait  à  peine  jour.  Cependant  l'auberge  était  ouverte. 
Je  mangeai  un  morceau  et  me  remis  à  marcher.  Les  gens  de  l'au- 
berge, très  étonnés,  j'avais  i5  ans  à  peine,  vinrent  voir  quelle 
direction  je  prenais.  A  8  heures  j'étais  à  Nozai,  et  à  midi  j'entrais  à 
Derval,  56  kilomètres  de  Nantes.  Je  diuai  et  dormis  a  heures^  et  à 
7  heures  du  soir  j'arrivai  à  Bain,  8a  kilomètres  de  Nantes.  J'étais 
fatigué.  Je  me  couchai  avec  plaisir.  Le  lendemain  je  me  sentis  les 
jambes  tellement  raides  que  je  pri$  un  cheval.  J  arrivai  chez  ma 
tante  avant  l'heure  convenue  et  vis  une  voiture  à  la  porte.  Ma 
bonne  tante,  à  la  réception  de  ma  lettre^  avait  été  efiravée  de  me 
voir  lancé  sur  une  route  si  longue  et  allait  venir  au  devant  de  moi 
pour  m*épargner  de  la  fatigue. 

J'avais  perdu  à  Nantes  un  temps  précieux.  J'entrai  chez  M.  Joûon, 
avoué.  Je  comptais  suivre  l'école  de  droit  et  prendre  mes  inscrip- 
tions. Le  sort  en  avait  décidé  autrement.  Ma  tante  fut  frappée 
d'apoplexie  et  je  la  perdis  au  bout  de  quelques  semaines.  Ma  dou- 
leur fdt  profonde  :  je  ne  pleurai  point,  mais  n'en  souffris  que  plus. 
Ma  mère  ne  voulut  pas  me  laisser  à  Rennes.  Je  fus -ainsi  arraché  à 
ma  vocation,  presque  au  moment  où  les  événements  changeant  la 
face  de  l'Europe,  Tépée  allait  céder  la  place  au  talent  de  la  parole, 
force  dominante  dans  les  états  constitutionnels. 

Je  quittai  Rennes  avec  regret,  mais  sans  éprouver^  comme  dix 
mois  auparavant,  le  chagrin  d'y  laisser  ma  tante  aux  mains  d*uiie 
bonne.  Je  portai  son  deuil  comme  le  deuil  d'une  mère  dont  elle 
avait  la  tendresse. 

Je  passai  encore  deux  ans  à  Nantes  ;  mais  mou  temps  ne  fut  pas 
employé  d'une  manière  aussi  avantageuse  à  mon  instructioQ  qu'à 
mon  plaisir.  Je  suivais  le  cours  de  mathématiques  de.  M.  Rollin^ 
petit  homme  pâle  aux  yeux  pétillants  d'intelligence.  On  ne  pouvait 
mieux  démontrer,  ni   tracer  avec    plus   d'adresse   une  figure    de 


MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS  Î9b 

géométrie.  Il  suivait  la  méthode  de  Bésoult.  Il  nous  faisait  parcourir 
dans  une  seule  séance  toute  l'arithmétique^  debout  auprès  du  ta- 
bleau, la  craie  à  la  main.  Toutes  les  propositions  devaient  être 
démontrées  sans  écrire  un  seul  chiffre.  On  appelait  M.  Rollin  le 
bonhomme  Centime,  parce  qu'on  lui  attribuait  Tinvention  du  sys- 
tème décimai.  Ma  sœur,  qui  avait  quelques  notions  de  musique,' 
m'apprit  à  connaître  les  notes.  J'étudiai  le  violon  avec  un  M.  de 
Latulais,  qui  avait  pour  rival  un  artiste,  Carîlès. 

J'appris  aussi  à  faire  des  armes.  Ludovic  de  Charette  était  élève 
de  Moreau,  maître  remarquable  par  la  beauté  de  son  jeu.  La  salle 
Moreau  était  dans  le  J[)as  de  la  rue  du  Calvaire.  Comme  ma  mère 
demeurait  place  du  Bon-Pasteur,  j'étais  voisin  de  la  salle,  je  me 
livrai  avec  passion  à  ce  noble  exercice.  Grâce  à  mon  application  je 
pus  faire  assaut  au  bout  de  trois  mois  :  dès  ce  moment  je  devins  le 
tenant  de  la  salle,  de  cinq  heures  du  matin  à  trois  heures  après- 
midi,  prêtant  collet  à  tous  ceux  qui  voulaient  s'escrimer,  forts  ou 
faibles.  Mes  progrès  furent  rapides;   aussi  les  meilleurs  tireurs 
prenaient  plaisir  à  les  constater.  M.  Patoureau  surtout,  qui  était 
plutôt  fort  tireur  que  beau  tireur,  avec  une  force  de  poignet  rare, 
ne  passait  guère  de  jours  sans  me  boutonner.  11  fallait  un  solide 
tempérament  pour  résister  à  un  exercice  aussi  violent,  et  ne  pas 
craindre  le  mal.  J'avais  tout  le  côté  droit,  l'épaule,  le  bras,  la  poi- 
trine marbrés  par  les  coups  de  bouton  qu'on  ne  m'épargnait  guère, 
J*étais  devenu  insensible,  infatigable.  Ludovic,  quoique  inférieur  à 
MM.  Boitard  et  Patoureau,  était  d'une  jolie  force. ^ Nous  tirions 
souvent  ensemble  à  la  salle  et  chez  lui.  Deux  fois  j'ai  failli  être 
victime  iie  son  extrême  vivacité  :  la  première  fois  ,  après  l'avoir 
averti  que  son  Qeuret  était  démoucheté,  et  croyant  qu'il  allait  s'ar- 
téter,  je  baissai  la  main,  il  me  fit  à  la  poitrine  une  blessure  de 
trois  centimètres  de  profondeur,  bien  que  le  quart  du  bouton  existât 
encore.  On  peut  juger  de  la  violence  du  coup.   La  même  circons- 
tance se  présenta  phis  tard  :  cette  fois  je  parai  et  m'effaçai,  le  fleuret 
me  passa  sous  le  bras  droit  et  me  blessa  légèrement  les  chairs. 

A  quelque  temps  de  là  le  pauvre  Ludovic  fut  moins  heureux.  11 
allait  quelquefois  dans  une  autre  salle  où  il  trouvait  un  tireur  de  sa 
force,  ils  se  Ibndrrenttous  les  deux  ensemble.  Ludovic  manqua  le 


196  MEMOIRES  D'UN  NANTAIS 

corps,  tandis  que  son  adversaire  l'atteignait  au  milieu  de  la  poi- 
trine, et  comme  Ludovic  avait  le  défaut  de  jeter  le  corps  en  avant^ 
le  fleuret  se  brisa  et  le  tronçon, assez  long  encore  Jui  perça  la  partie 
droite  du  cou,  passa  entre  l'omoplate  et  sortit  dans  le  dos.  Il  eut 
la  force  de  se  rhabiller  et  de  se  rendre  à  Barbin,  d'où  il  se  fit  con- 
duire en  bateau  à  la  Trémissière.  Arrivé  là,  il  se  trouva  mal. 
M"*  de  Charette  était  à  Gouffé,  le  médecin  appelé  en  toute  hâte 
sonda  la  blessure  et  déclara  qu*il  n*y  avait  aucun  daoger. 

On  devait  penser  que  ces  trois  accidents  arrivés  coup  sur  coup 
durent  nous  mettre  sur  nos  g'^rdes  ou  provoquer  quelques  repré- 
sentations maternelles;  personne  n'en  eut  même  la  pensée,  tant  on 
était  convaincu  que  la  jeunesse  était  destinée  à  affronter  la  mort 
sur  les  champs  de  bataille,  dans  les  conspirations  ou  les  affaires 
particulières. 

(A  suivre J 


CHANSONS  POPULAIRES  BRETONNES 


DIALECTE    DE    VANNES. 


ER  HANDERW  FAL 


3 


5 


+^    j'  j  llJzj-4+j^-^ 


Me      ha--ni-terw,    merh   me     mo  -  rèb.       Me 


\h  I.  1'  i  \i'  iL.-hj   j  I  ,1,    jw^ 


ha  -  ni  -  tcrw,    merh  me   mo  -  rèb,     Me       ha  —  ni  -  lerw, 


ûU-y  i  I  p-j-U 


^■^J'^|Jr^^ 


merh  me  mo  -  rèb,    Guet-n-ein  d'er    fi  -  laj      é      te  -  hèt. 


I 


1 , Me  haniterw,  merh  me  morèb  fterj, 

Guet-n-ein  d'er  filaj  é  tehèt. 

2. Guet-n-oh  d'er  filaj  n'en  d*ein  quet, 

Ke  me  hoén  n'en  dé  quet  daibret. 

3    —  «  Ke  me  hoén  n'en  dé  quet  daibret, 

Na  me  seud  gouéreit  n'en  dint  quet  » 

4. Me  haniterw,  merh  me  morèb, 

Guet-n-ein  d'er  filaj  é  tehèt. 

5. Dalhet  te  laret  mar  karet, 

Guet-n-oh  d'er  filaj  n'en  deint  quet. 


298  ER  HANDERW  FAL 

6.  —  «  Tihoelé'n  noz,  don  er  pouleu, 

A  zeur  me  g£u*gou  mem  boteu. 

7.  —  «  En  amzér  zou  kri  ha  kalet, 

Me  mam  n'hum  lausk  quetde  honet.  » 

0 

8. Me  haniterw,   merh  me  morèb, 

Guet-n-ein  d*er  fiJaj  é  tehèt. 

9.  —  «  Guet-n-ein  d*er  iilaj  é  tehèt, 

Hou  mam  hou  lauskou  de  zonet.  » 

10. Me  merh,  houkoén  pe  vou  daibret, 

Kerhet  d*er  filaj  mar  karet, 

11 .  —  «  Kerhet  d'er  filaj  mar  karet, 

P'en  dé  guet  hou  kanderw  é  het  :    » 


II 


12.  —  Er  plah  neoah  e  huanadé  : 

E  halon  oé  lan  a  dristé. 

13,  —  P'oent  é  honet  ar  en  trezeu  : 

—  «  Me  handerw  kér,  cheleu,  cheleu. 

14. Me  hfiuiderw  ker,  cheleu,  cheleu  : 

Ne  houian  ket  petra  me  gleu. 

15.  —  «  Me  gleu  en  deur  doh  hum  bilat 
Hag  er  piguet  é  kraguellat.  » 

16. Me  haniterw  deit  hui  brepet, 

«  Pen  dongu  et-n-oh,  ne  zoujet  quet. 

17 .  —  Pe  oé  ar  en  hent  é  honet. 

Hé  mouchet  en  dès  goulennet. 

18i Ne  pas,  me  mouchet  n'hou  pou  quet, 

Chomet  é  ém  hredans  pléguet. 


ER  HANDERW  FAL  299 

19. Ama,  mar  dé  chomet  er  guér. 

«  Hui  brestou  d'ein  kom  hou  tantér. 

20. «  Kom  men  dantér  hui  n'hou  pou  quet, 

Ke  barlen  mem  broh  ne  tal  quet. 

21 Nan'  talé  quet  barlen  hou  proh, 

«  Bout  zou  hoah  un  aral  guet-n-oh. 

22.  —  (<  Ha  diw  arale  hues  ér  guér; 

«  A  nehai  n'hou  pou  mui  dobér.  » 

23.  —  E  kom  hé  dantér  é  krogas, 

Ar  dro  hé  fen  en  er  roltas. 

24.  —  Ar  dro  hé  fen  en  er  roltas, 

E  pont  Sant-Drein  en  hi  zaulas. 

25.  --  Epont  Sant-Drein  dès  hi  zaulet, 

Guet  hé  heguel  dès  hi  plunjet. 

26 .  —  En  torfèt  zou  bet  hanaùet  : 

Bout  oé  unan  doh  er  selet. 

27.  —  Bout  oé  unan  doh  er  selet, 

Kuhet  en  ur  bodig  hallek. 

28. Bonjour  d'oh,  tud  vad  en  ti  men, 

Filaj  kaër  zou  guet-n-oh  amen. 

29. Filaj  kaër  zou,  mœz  guèl  vehé, 

«  Pe  vé  hou  kaniterw  eue. 

30. Me  haniterw  hi  n'en  dei  quet  : 

Hi  mam  n*hi  lausk  quet  de  zonet. 

31 .  —  Penaus  vehé  dehi  donet  ? 

«  E  ma  é  pont  Sant-Drein  béet. 

»  

32.  —  «  E  maé  pont  Sant-Drein  béet, 

"  Hou  torfèt  c  zou  hanaùet. 


300  ER  HANDERW  FAL 

33.  —  «  Hou  torfèt  e  zou  hanaùet  : 

Bet  oé  unan  doh  hou  selet  ; 

34.  —  «  Bet  oé  luian  doh  hou  selet, 

Kuhet  en  ur  bodig  hallek.  » 

35. P'em  behé  gouiet  en  dra  zé, 

Bé  groeit  kemei)tral  d'oh  eùé. 

36.  —  Ean  oueit  nezé  en  désanspoér, 

Lakeit  en  tan  é  pedair  kér. 

37.  —  Pedair  kér  en  dès  bet  losket, 

Hag  open  melin  Kerverùét. 

LE  COUSIN  MÉCHANT 


I 

1. Ma  cousine,  fille  de  ma  tante,  vousviendrez  avec 

moi  à  la  veillée. 

2. Je  n*irai  pas  avec  vous  à  la  veillée,  car  je  n'ai  pas. 

encore  soupe  ; 

3.  —  «  Je  n'ai  pas  encore  soupe  et  n'ai  point  trait    mes 
vaches.  » 

4. Ma  cousine,  fille  de  ma  tante,  vous  viendrez  avec 

moi  à  la  veillée. 

5. Vous  pouvez  insister,  si  cela  vous  fait  plaisir,  mais 

je  n'irai  pas  à  la  veillée  avec  vous. 

6.  —  «  La  nuit  est  sombre,  profondes   sont  les  flaques 
d'eau,  je  remplirai  d'eau  mes  sabots. 

7.  —  «  Le  temps  est  dur  et  mauvais,  ma  mère  ne  me  lais- 
sera pas  aller.  » 

8. Ma  cousine,  fille  de  ma  tante,  vous  viendrez  avec 

moi  à  la  veillée. 


ER  HANDERW  FAL  301 

9.  —  «  Vous  viendrez  avec  moi  à  la  veillée,  votre  mère  vous 
laissera  venir.  » 

10. Ma  fille,  quand  vous  aurez  soupe,  vous  irez  à  la 

veillée,  si  vous  le  voulez. 

11.  —  «  Vous  irez  à  la  veillée,  si  vous  le  voulez,  puisque 
c'est  avec  votre  cousin  que  vous  devez  aller.  » 


n 

12.  —  Cependant,  la  jeune  fille  soupirait  :  son  cœur  était 
rempli  de  tristesse. 

13.  —  Au  moment  de  franchir  le  seuil,  elle  dit  :  —  «  Mon 
cher  cousin,  écoute,  écoute  ; 

14.  —  «  Mon  cher  cousin,  écoute,  écoute,  je  ne  sais  pas  ce 
quej*entends. 

15.  —  a  J'entendç  les  flots  qui  s'entrechoquent  et  les  pies 
qui  jasent.  » 

16. Ma  cousine,  venez  toujours,    ne   craignez  pas, 

puisque  je  suis  avec  vous. 

17.  —  Tout  en  cheminant,  il  lui  demanda  son  mouchoir. 

18. Non,  vous  n'aurez  pas  mon  mouchoir,  il  est  resté 

tout  plié  dans  mon  armoire. 

19. Eh  bien,  si  votre  mouchoir  est  resté  à  la  maison, 

vous  me  prêterez  le  coin  de  votre  tablier. 

20. Vous  n'aurez  pas  le  coin  de  mon  tablier,  car  le  de- 
vant de  ma  robe  est  en  mauvais  état. 

21. Quand  le  devant  de  votre  robe  serait  en  mauvais 

état,  vous  en  avez  une  autre  sur  vous. 

22.  —  «  Vous  en  avez  aussi  deux  autres  à  la  maison  :  vous 
n'en  aurez  plus  besoin.  » 

23.  —  Il  saisit  le  coin  du  tablier  de  sa  cousine  et  lui  en 
enveloppa  la  tète. 


»*•. 


302  ER  HANDERVV  FAL 

24.  —  Il  lui  en  enveloppa  la  tête  et  la  précipita  dans  l'eau, 
au  pont  de  Saint-Drin  : 

25.  —  Il  la  précipita  au  pont  de  Saint-Drin,  et  avec  sa  que- 
nouille il  la  fit  plonger. 

26.  —  Le  crime  a  été  connu  :  une  personne  en  fut  témoin  ; 

27.  —  Une  personne  en  fut  témoin  :  elle  était  cachée  dans 
un  petit  bouquet  de  saules. 


III 


28. Bonjour  à  vous,  bonnes  gens  de  la  maison,  il  y  a 

bonne  veillée  ici. 

29. La  veillée  est  bonne,  mais  elle  serait  meilleure,  si 

votre  cousine  y  était  aussi. 

30. Ma  cousine  ne  viendra  pas  :  sa  mère  ne  la  laisse  pas 

venir. 

31. Comment  pourrait-elle  venir?  Elle  est  noyée  au 

pont  de  Saint-Drin. 

32.  —  «  Elle  est  noyée  au  pont  de  Saint-Drin  :  votre  crime 
est  connu. 

33.  —  «  Votre  crime  est  connu  :  il  y  avait  un  témoin  qui  vous 
regardait  ; 

34.  —  «  Il  y  avait  un  ténwin  qui  vous  regardait,  caché  dans 
un  bouquet  de  saules.  » 

35. Sijel'avais  su,  je  vous  aurais  fait  subir  le  même  sort. 

36.  —  Tombant  alors  dans  le  désespoir,    il  met  le  feu  à 
quatre  villages. 

37.  —  Il  a  brûlé  quatre  villages,  et  en  outre  le  moulin  de 
Kerverûet. 

Becueilli  et  traduit  par  Y  an  Kerhlen. 


PETITS    POEMES    VENDEENS 


LA   BARQUE 

1793 


A  Olitur  db  Goukguff. 

Jean  Coupriel  est-ce  un  nom  de  héros,  de  vainqueur?... 
Retenez-le,  ce  nom  :  c'est  celui  d'un  grand  cœur. 

On  peut  en  quelques  vers  raconter  son  histoire  : 

11  avait  une  barque  et  péchait  sur  la  Loire. 
Comme  il  accompagna  son  père  sur  les  flots. 
Ses  fils  l'accompagnaient,  —  deux  braves  matelots. 
C'était  de  leur  travail  que  vivait  la  famille. 
Quand  leurs  mannes  d'osier  où  le  poisson  fourmille, 
—  Gardons,  perches,  brochets,  dards,  brèmes,  barbillons. 
Tous  les  fruits  qu'on  recueille,  ô  Loire,  en  tes  sillons,  — 
Se  vidaient,  sur  la  Fosse,  aux  mains  des  revendeuses, 
Ils  ne  regrettaient  point  tant  de  nuits  hasardeuses. 
De  jours  froids  ou  brûlants  :  la  table  de  sapin, 
Grèce  à  ces  dignes  gens,  ne  manquait  pas  de  pain, 
Et,  là-haut,  le  logis,  qui  regarde  le  fleuve. 
N'avait  pas  à  souffrir  d'une  trop  dure  épreuve. 
Si  le  gain  était  bon,  la  mère,  aux  fils,  aiix  sœurs. 
Pouvait  même  parfois  payer  quelques  douceurs. 
Surtout  lorsque  donnaient  le  saumon  et  l'alose. 

Un  soir,  comme  ils  rentraient  au  port,  à  la  nuit  close. 
Et  qu'ils  se  disposaient  à  gravir  leur  coteau, 
Ils  furent  stupéfaits  d'entendre  d'im  bateau 
Sortir  des  cris  stridents,  tels  que  ceux  des  batailles, 
Ceux  des  mourants  troués  d'effroyables  entailles... 
Par  degrés  le  silence  avait  couvert  ces  cris. 


^O'i  PETITS  POÈMES  VENDÉENS 

Nos  pêcheurs,  tout  d'abord,  n'avaient  pas  bien  compris  ; 
Mais  quand  Tonde,  au  matin,  fut  par  l'aube  éclairée. 
Ils  la  comprirent  trop,  cette  scène  abhorrée  : 
Leur  quille  rencontrait  ô  spectacle  hideux  !  — 
Des  corps,  pour  la  plupart  attachés  deux  à  deux!... 

La  Terreur  et  Carrier  te  faisaient  trembler,  Nantes, 
Et  ta  peur  atteignait  des  hauteurs  surprenantes  : 
Un  homme  ne  s'est  pas  rencontré  dans  ton  sein 
Pour  arrêter  le  monstre  en  son  sanglant  dessein  ! 
Non,  pas  un  de  tes  fils  n'eut  au  cœur  ce  courage 
D'aller  l'abattre,  ainsi  qu'un  chien  pris  de  la  rage  1 
Et,  presque  chaque  jour,  le  proconsul  Carrier 
Au  grand  fleuve  donnait  des  morts  à  charrier. 

Un  soir,  nulle  lueur  ne  tombait  des  étoiles,  — 
Avec  les  siens  Couprie  a  déployé  ses  voiles, 
Et  bientôt,  jetant  l'ancre,  à  voix  basse  il  leur  dit  : 
«  Enfants,  je  me  tiendrais  pour  un  être  maudit, 
Si  je  ne  parais  pas  le  coup  qui  nous  menace  : 
«  Périsse  mon  bateau,  son  filet  et  sa  nasse, 
«  Qu'il  aille  au  fond  de  l'eau  former  comme  un  écueil, 
«  Plutôt  que  de  servir  aux  noyés  de  cercueil  !.... 
«  Adieu  donc,  gagne-pain  que  me  légua  mon  père, 
«  Tu  vas  sombrer!...  A  l'aide,  ô  Vierge,  en  qui  j'espère!   » 

Devant  Roche-Maurice  et  sous  le  ciel  voilé, 
La  barque  dans  la  Loire  a  lentement  coulé, 
A  l'abri  désormais  d'une  souillure  infâme. 

Le  pêcheur  Jean  Couprie  était  une  grande  âme  ! 

Emile  Grimaud. 

Nantes,  8  septembre  189a. 


POÉSIE    FRANÇAISE 


LES   SORTS 

IPOÉSIB    INJÉDITE    DU    €  LIVRE    CHAMPÊTRE  > 


A  François  Fabié. 

'Ap)(eTe  poixoXixSç,  Ma><rai  ^iXai,  ^PX^"^  aoiSSfc*  * 
Commencez,  Muses  chéries,  commencez  uu  chant  pastoral. 

ThAocrite,  id.  I. 

Cherchant  l'ombre  et  le  frais  dans  le  creux  d'un  sentier, 
Où  le  chêne  se  penche  auprès  du  noisetier, 
Je  suis  entré,  selon  ma  coutume,  au  village. 

Logis  bretons,  toujours  c'est  le  même  assemblage  : 
—  Des  chaumes,  des  murs  gris,  moussus  et  lézardés  ; 
Des  hangards  en  ruines,  aux  pignons  accoudés, 
Où  Ton  met  le  pressoir  et  les  grandes  charrettes  ; 
L'aire  et  ses  tas  de  foins,  de  pailles,  de  billettes  ; 
Le  puits  avec  son  auge,  où,  renversant  les  seaux, 
La  vachère  en  chantant  donne  à  boire  à  ses  veaux. 
Appuyant  son  fanon,  au  soleil,  sur  la  claie. 
Quelque  vache  rumine  à  l'ombre  d'une  haie  ; 
Dans  la  crèche  im  poulain  sans  sa  mère  hennit, 
Et  la  pie  au  sommet  d'un  orme  fait  son  nid. 
Tels  vous  êtes  restés  ;  et  moi,  toujours  le  même, 
Conmie  je  vous  aimais  autrefois,  je  vous  aime  ! 

Bienhèurexix  aujourd'hui  le  cœur  de  l'homme  épris 
Tout  simplement  de  la  beauté  de  son  pays  ! 
Mon  vers  ne  rougit  pas  de  son  accent  rustique  ; 
Elnfantj'aibule  laitde  cette  muse  antique 
Qui,  fuyant  la  satire,  apprenait  à  ma  voix 
A.  chanter  les  troupeaux,  les  pâtres  et  les  bois. 
En  abeille  de  l'art  pour  ma  ruche  d'argile 
Je  butine  vos  fleurs,  Théocrite,  Virgile, 


906  LES  SORTS 

Et  de  leur  frais  calice  extrayant  le  miel  d*or, 
Je  vole  du  blé  noir  à  la  lande  d'Arvor. 
O  vous  que  j'ai  cueilli  sur  ma  terre  natale, 
Gardez,  humble  bouquet,  l'odeur  occidentale  ; 
Vous,  poème  pieux  par  mon  âme  dicté. 
Approchez  vous  de  Tart  par  la  sincérité  ; 
Que  mon  pinceau  naïf  rende  d'un  trait  fidèle 
La  beauté  que  mes  yeux  voyaient  dans  le  modèle. 

Je  marchais  au  milieu  des  parfums  et  des  chants  : 
Le  printemps  verdissait  les  semailles,   les  champs 
Acclamaient  le  soleil ,  les  ruisseaux  baignaient  l'herbe, 
Et  la  fleur  d*or  était  plus  que  jamais  superbe. 

La  fermière,  debout  au  seuil  de  sa  maison, 

Mesurait  du  regard  l'heure  sur  le  gazon. 

Or,  midi  s'avançait,  car,  sur  l'herbe  nouvelle, 

L'ombre  tombait  d'aplomb  au  pied  de  la  margelle. 

Un  salut  cordial  m'accueille  :  «  Dieu  merci,  ' 

M  Les  beaux  jours  sont  enfin  revenus  !  Vous  voici 

«  Dessinant  de  nouveau  sur  nos  routes  fleuries, 

«  Et,  tournant  en  chansons  vos  lentes  rêveries. 

«  Vous  aimez  le  pays  sous  ses  aspects  changeants, 

((  Et  vous  n'êtes  pas  fier  avec  les  pauvres  gens. 

«  Entrez  donc  !  —  Vous,  Fanchic,  allez  fermer  l'étable  ; 

«  Puis  vous  apporterez  du  cidre  sur  la  table.  » 


Je  vais  toujours  m'asseoir  dans  l'àtre.  C'est  ehcor 
Le  grand  foyer  ancien.  Sous  leurs  longs  cheveux  d'or, 
Quatre  petits  enfants,  honneur  de  la  fermière, 
L'entouraient.  Au  milieu  d'une  étroite  lumière, 
Dardant  obliquement  ses  atomes  légers, 
Leurs  mains  tressaient  les  primevères  des  vergers. 
Pour  parer  de  ces  fleurs,  que  la  fumée  encense. 
Une  vieille  sainte  Anne  et  sa  Vierge  en  faïçnce. 


LES  SOaTS  907 


Mais  la  femme  (et  de  pleurs  ses  yeux  étaient  noyés)  : 

«  Ne  jouez  pas  ainsi,  mes  chers  petits  ;  priez 

«  Pour  que  le  ciel  conduise  un  absent  et  l'assiste  !... 

«  Monsieur,  vous  me  voyez  et  bien  seule  et  bien  triste, 

«<  Car  mon  homme  est  allé  (Dieu  le  garde  !)  très  loin, 

«  Tout  près  de  Loc-Queffret  (sans  doute  quelque  coin 

«  Sauvage,  comme  on  dit  qu'il  en  est  en  Bretagne  ; 

«  Quelque  pays  de  loups  perdu  dans  la  montagne). 

i<  C'est  plus  loin  que  Briec  et  plus  loin  que  Pleyben  î 

<t  Quand,  le  pauvre,  aura-t-il  fait  un  si  long  chemin  1 

«  Or  il  est  dans  ce  lieu  —  lieu  célèbre  —  une  femme 

«  Qui  voit  dans  votre  corps  comme  Dieu  dans  votre  àme. 

«  De  suite  elle  vous  dit  si  vous  devez  guérir, 

«  Ou  bien,  tout  franchement,  si  vous  allez  mourir. 

«  Elle  ne  ment  jamais  ;  d'ailleurs,  aucune  adresse 

«  N'a  pu  tromper  encor  cette  devineresse. 

«  Ahl  si,  du  mal,  au  moins,  son  art  avait  raison  I 

«  Il  Ta  pris  en  peinant  dans  la  dure  saison, 

«  Quand  il  usait  sa  force  à  mener  seul  la  ferme. 

«  Hélas  !  si  vous  saviez  combien  ce  blé  qui  germe 

«  Nous  a  coûté  de  peine  !  Oui  (pardonnez  mes  pleurs), 

«  Dieu  seul  connaît  le  sort  des  pauvres  laboureurs  ! 

«  C'est  un  rude  métier  que  vivre  de  la  terre, 

«  Et  pour  les  citadins  c'est  sans  doute  un  mystère. 

«  Que  nous  nous  plaignions  d'elle  et  que  nous  l'aimions  tant. 

«  La  volonté  de  Dieu  soit  faite  !  Mais,  pourtant, 

«  Avec  moi,  qui  suis  faible  et  que  le  chagnn  mine, 

«  Que  deviendraient  mes  quatre  enfants  ?. . .  C'est  la  ruine  ! . . . 

«  Enfin  j'ai  décidé  le  pauvre  homme. 

«  Voilà 
«  Quatre  grands  mois  passés  que  de  ce  fauteuil-là 
«  Il  n'avait  pas  bougé.  C'est  peut-être  ignorance, 
«  Mais  dans  les  médecins  je  n'ai  pas  confiance  : 
«  Leur  donner  son  argent,  c'est  payer  soji  trépas  ; 
«  Ce  sont  des  fossoyeurs  et  des  sonneurs  de  glas. 


J'ai  bien  prié  sainte  Anne  et  la  vierge  Marie 
Avant  d'avoir  recours  à  la  sorcellerie. 
Pourtant,  si  c'est  le  Ciel  qui  commande  à  la  Mort, 
Un  magique  secret  peut  dévoiler  le  sort  ; 
Et  lorsqu'à  votre  mal  il  est  quelque  remède, 
Cette  sorcière,  alors,  peut  vous  venir  en  aide  : 
Une  herbe  .    une  boisson. , .  sinon,  n'essayez  pas 
De  guérir  quand  son  œil  voit  la  Mort  sur  vos  pas, 
Car,  quoi  que  vous  fassiez  pour  lui  barrer  la  porte, . 
Sa  charrette  à  son  heure  arrive  et  vous  emporte.  » 


Pendant  qu'elle  parlait,  grives,  merles  d'avril, 
De  leur  chant  printanier  remplissaient  le  courtil. 
Profitant  pour  s'aimer  de  cette  saison  douce 
Où  la  terre  est  un  lit  de  feuillage  et  de  mousse. 
Les  enfants  l'écoutaient,  leurs  jeux  bleus  grand  ouvert  s. 
Laissant  les  blanches  fleurs  et  les  feuillages  verts 
S'échapper  de  leurs  mains  en  croix  sur  leur  poitrine. 
Cependant,  la  fermière  apprêtait  la  farine, 
Ecrémait  le  lait  doux,  découvrait  le  pain  noir, 
M'ofifrait  un  bol  de  cidre  ;  —  et  rien  ne  laissait  rien  voir. 
Quand,  après  un  silence  elle  se  fut  signée. 
Quelque  souci  plus  fort  que  sa  foi  résignée. 

Jos  Parker, 
A  Fouesnant,  en  avril. 


CONPÉRBNCiS  DE  M.  CHARLES  FUSTER 


SUR    LA    BRETAGNE 


Depuis  la  merveilleuse  floraison  du  romahlisaie,  il  n*y  eut,  sans 
doute,  rien  de  comparable  en  poésie  au  spectacle  que  nous  offre  la 
Bretagne  contemporaine.  De  tous  les  coins  de  la  lande  et  de  la 
grève  sont  sortis  des  poètes  émus,  sincères,  pénétrants,  et  qui, 
pour  chanter  la  Bretagne,  ont  eu  toutes  les  grâces,  toutes  les  forces 
de  la  pensée,  toutes  les  finesses  de  la  forme.  C'est  une  levée  de 
boucliers  bretons,  une  croisade  pour  l'idéal  dont  les  chefs  recon- 
nus, Le  Braz  et  Le  Mouel,  Tiercelin  et  Lud  Jan,  Le  Goffic  et 
Parker  (et  combien  d'autres  encore,  du  délicat  Joseph  Rousse  au 
subtil  Edouard  Beaufils,  à  Tartiste  Guy  Ropartz,  au  simple  Yves 
Berthou),ont  relevé,  portent,  courageusement  la  bannière  de  Brizeux. 

Si  ces  poètes  obtiennent  la  seule  popularité  qu'ils  ambitionnent 
à  Paris,  le  suffrage  des  lettrés,  ils  le  devront  en  partie  à  un  autre 
poète  qui  n'est  pas  Breton,  mais  qui  les  aime  assez  pour  paraître 
quelqu'un  de  chez  eux,  de  chez  nous.  M.  Charles  Fuster  a  fait,  le 
lundi  17  avril,  à  l'Institut  Rudy,  une  conférence  sur  ces  deux  mots, 
sur  ces  deux  idées  désormais  inséparables  :  Bretagne  et  Poésie, 
N'est-ce  pas  M.  de  la  Borderie  qui  a  dit  un  jour  :  Bretagne  est  poésie  P 

Après  avoir  résumé  à  grands  traits  l'histoire  de  la  poésie  bre- 
tonne en  ce  siècle,  M.  Fuster  a  emprunté  aux  poètes  bretons  des 
traits  pour  peindre  la  nature,  la  vie,  l'âme  de  ce  merveilleux  pays, 
lia  montré  les  côtés  attachants  et  pittoresques,  l'aspiration  vers  l'in- 
fini de  cette  race  indestructible  comme  le  granit  de  ses  rocs.  Sa 
parole  éloquente  et  spirituelle,  tout  émaillée  des  beaux  vers  qu'il 
cueillait  sur  notre  Parnasse,  a  provoqué  les  applaudissements  de 
l'auditoire  et  la  légitime  fierté  de  tous  les  Bretons  présents. 

OMB  IX.  —  Avril  1893.  ui 


310 


CONFÉRENCES  DE  M.  CHARLES  FUSTER 


Une  des  précédentes  conférences  de  M.  Fuster  avait  eu  pour  sujet 
non  les  Bretons^  mais  un  Breton,  cet  Hippolyte  Lucas  en  qui  les 
Parisiens  voient  un  précurseur  de  Sully  Prudhomme^  en  qui  ses 
'compatriotes  chercheront  surtout  un  disciple  de  Brizeux.  La  publi- 
cation prochaine  des  Chants  de  divers  pays  va  servir  encore  la 
renommée  posthume  d'Hippolyte  Lucas. 

Puisque  je  parle  de  la  Bretagne  à  Paris^  je  ne  puis  oublier 
qu'elle  a  eu  encore  tous  les  honneurs  de  la  séance  solennelle  de  la 
Société  centrale  de  sauvetage  des  naufragés.  Les  marins  de  nos 
côtes  sont  venus  recevoir  la  récompense  de  leur  modeste  héroïsme, 
et  c'est  aux  applaudissements  enthousiastes  de  l'assistance  que 
M.  le  D'  Rocbard,  l'éloquent  rapporteur,  a  pu  s'écrier  :  «  Ces  gens- 
là  ne  sont  pas  seulenient  soutenus  par  le  sentiment  du  devoir  et  de 
la  solidarité  professionnelle,  ils  ont  un  mobile  plus  élevé,  ils  ont 
conservé  la  foi  robuste  des  vieux  Bretons  >. 

Olivier  de  Gourcuff. 


Q^ 


NECROLOGIE 


DAMASE    JOUAUST 

» 

Ne  laissons  pas  partir  sans  quelques  mots  d'adieu  l'éditeur  des 
bibliophiles,  D.  Jouaust,  qui  vient  de  mourir  à  la  suite  d'une  longue 
et  douloureuse  maladie. 

Les  services  qu'il  a  rendus  aux  lettres  en  éditant  avec  une  rare 
intelligence  les  chefs-d'œuvre  de  nos  principaux  écrivains  sont 
dans  la  mémoire  de  tous.  C'était  un  esprit  d'élite  hanté  par  le 
désir  incessant  du  mieux,  non  seulement  dans  l'art  typographique 
où  il  exerçait  une  véritable  maîtrise,  mais  encore  dans  les  soins 
qu'il  apportait  à  mettre  en  relief  par  des  travaux  bibliographiques 
et  par  des  documents  inédits  l'œuvre  de  chaque  auteur.  Combien 
d'hommes  de  lettres  associés  par  lui  à  ses  travaux  lui  doivent 
d'être  devenus,  sous  son  inspiration^  de  fervents  admirateurs  de 
tel  ou  tel  poète  du  XVII*  ou  du  XVIII*  siècle.  Les  bonnes  fortunes 
littéraires  de  cet  intrépide  chercheur  ne  se  comptaient  plus,  et  le 
bibliophile  Jacob,  qui  fut  son  collaborateur  le  plus  assidu^  pourrait 
seul  dire,  s'il  revenait  à  la  vie,  les  précieuses  découvertes  qu'ils 
firent  de  concert  en  feuilletant  les  manuscrits  de  la  bibliothèque 
de  l'Arsenal,  pour  ne  citer  que  celle-là. 

iNous  prenions  plaisir,  quant  à  nous,  à  visiter  D.  Jouaustde  temps 
à  autre  dans  son  modeste  bureau  de  la  rue  de  Lille,  attenant  à  son 
imprimerie,  bureau  qu'il  ne  quittait  guère,  et  d'où  le  luxe  était 
tellement  banni  qu'on  avait  peine  à  y  trouver  un  fauteuil  pour 
s'asseoir.  C'est  que  le  luxe,  il  ne  le  comprenait  guère  que  dans  ses 
éditions,  cet  honnête  travailleur  qui  sut  volontairement  renoncer 
à  sa  tâche  lorsqu'il  put  craindre  que  sa  passion  de  bibliophile  ne 
portât  atteinte  à  Tavenir  de  sa  famille.  Il  y  avait  du  Breton  dans  ce 


3(2  NÉCROLOGIE 

Parisien.  Les  qualités  de  sa  race  d'origine  perçaient  à  travers  un 
scepticisme  d'emprunt  et  une  ironie  apparente.  Son  père  l'avait 
initié  de  bonne  heure,  non  seulement  au  dur  métier  d'imprimeur, 
mais  aux  responsabilités  morales  qu'il  entraine.  Un  de  ses  oncles 
paternels,  le  président  Jouaust,  un  de  ces  magistrats  formés  à 
récoiedes  anciens  parlements»  un  digne  descendant  des  Dagues - 
seau  et  des  La  Ghalotais  par  rétendue  de  la  science  et  la  fermeté 
des  principes,  avait  également  exercé  une  influence  salutaire  sur 
son  caractère.  C*est  en  s'inspirant  de  ces  exemples  dans  sa  propre 
famille,  que  Jouaust  sut  conquérir,  dajis  son  art,  ses  lettres  de 
noblesse  et  se  concilier  Testime  pubUque  :  nous  adressons  très 
sincèrement  à  sa  famille  le  tribut  de  nos  sympathiques  regrets. 

L.  L. 


M.  RAYMOND  DU  DORÉ 

Le  mois  dernier  nous  publiions  des  vers  de  M.  haymond  du  Doré^ 
les  derniers  qu'il  ait  écrits.  La  mort  est  venue  frapper  le  vaillant 
poète  que  M.   Emile  Grimaud  apprécie  ainsi  dans  VEspircLnce  du 

Peuple  : 

Le  poète  remarquable,  que  Nantes  vit  naître  le  lo  juin  1807,  était 
connu,  apprécié  des  lettrés  et  des  délicats,  mais  trop  ignoré  du 
public,  parce  qu'il  avait  pris  autant  de  peine  pour  rester  dans 
l'ombre  que  d'autres  s'en  donnent  pour  se  produire  à  la  lumière. 
Nous  voulons  parler  de  M.  Raymond  du  Doré,  qui  a  succombé,  le 
soir  du  Samedi  Saint,  à  son  château  du  Doré,  en  Montrevault.  H 
a  été  enterré  non  point  dans  sa  ville  natale^  mais  dans  le  cimetière 
de  son  village^  qu'il  a  si  pieusement  chanté  : 

Là,  sur  l'herbe  flétrie. 
Les  deux  genoux  plies, 
Souvent  aussi  je  prie 
La  clémence  infinie 
Pour  les  morts  oubliés, 


FIÉCROLOOIE  SI  3 

Afin  qu*on  se  souvienne 
De  moi.  pauvre  pécheur. 
Et  qu*une  âme  chrétienne 
Un  jour  rende  à  la  mienne 
Cette  aumône  du  cœur. 

Dans  sa  carrière  de  quatre-vingt-cinq  ans,  M.  du  Doré  n'a  pu- 
blié qu'un  nombre  d'oeuvres  assez  restreint  :  Poésies  d'un  Proscrit 
(1887),  Poésies  dernières  {iS'] II),  Sœur  Denise  (1880),  et  Poésies 
dun  Octogénaire  (1889).  Toutes  sont  marquées  au  cachet  de  la  foi 
religieuse  et  royaliste  la  plus  pure  comme  la  plus  ardente.  On 
sait  la  part  qu'il  prit  au  soulèvement  de  i83a  et  qu'il  paya  par 
quatre  longues  années  d'exil.  L'héroïsme  des  Vendéens  l'enthou- 
siasmait : 

Ma  bouche  redit  sans  cesse 

Leurs  noms  si  purs  et  si  grands, 

Et  j'admire  avec  ivresse 

Cette  terre  vengeresse 

Qui  dévorait  ses  tyrans. 

Les  inspirations  de  M.  du  Doré  ne  sont  pas  seulement  spiritua- 
listes,  beaucoup  sont  des  plus  spirituelles  ;  car  il  était,  à  la  fois, 
disciple  de  Lamartine  et  du  Bonhomme.  Il  l'a  constaté  lui-même  : 

Depuis  que  j'ai  la  quarantaine. 
Je  laisse  tous  nos  t)eaux  esprits 
Pour  les  bétes  de  La  Fontaine. 

Ces  deux  influences  sont  très  sensibles  dans  son  œuvre,  et  rien 
ne  serait  plus  facile  que  de  le  montrer,  pièces  en  mains. 

Avons-nous  besoin  de  le  dire,  la  mort  de  ce  fervent  chrétien  a 
été  de  tous  points  admirable  et  en  parfaite  conformité  avec  sa  noble 
existence.  «  Suivons  toujours  le  droit  chemin  »,  écrivait-il  dans  un 
de  ses  recueils. 

Puis  au  terme,  sans  défaillance, 

Mourons  avec  simplicité  : 

Notre  juge,  dans  la  balance^ 

Mettra  le  poids  de  sa  bonté. 

£.  G. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


Le  Sage,  par  Eugène  Lintilhac.  —  Paris,  Hachette,  i893. 

On  n'a  jamais  autant  parlé  de  Le  Sage  depuis  les  jours  lointains  où 
l'Académie  mettait  son  éloge  au  concours.  La  Bretagne  lui  érige  un 
monument,  l'Université  de  Paris,  saluant  en  lui  un  maître  du  roman, 
un  classique  de  la  langue,  écrit  sur  lui  des  livres  qui  sont  aussi,  en  leur 
genre,  des  monuments  durables.  La  Comédie- Française  vient  encore  de 
prouver  à  l'auteur  de  Turcaret  qu*elle  ne  l'oublie  pas  :  elle  hésite  à  jouer 
le  chef-d'œuvre,  estimant  que  la  réalité  nous  offre  d'autres  types  de 
manieurs  d'argent,  mais  elle  ne  veut  pas  qu'un  portrait  qui  peut  être 
celui  de  Le  Sage  soit  perdu  pour  le  musée  de  ses  grands  hommes. 

C'est  le  portrait  moral  du  père  de  Gil  Bios  que  nous  trouvons  chez 
M.  Lintilhac  comme  nous  l'avons  trouvé  déjà  chez  M.  Léo  Claretie.  Les 
deux  livres  sont  différemment  excellents,  et  ne  se  portent  aucun  ombrage. 
Le  premier  présentait,  avec  tout  le  luxe  d'une  érudition  aimable,  les 
aspects  multiples  de  Le  Sage  romancier^  le  second  embrasse  tout  Le  Sage 
d'une  façon  plus  serrée  et  plus  concise  :  il  ajoute  à  cette  collection  de 
résumés  littéraires  entreprise  par  la  maison  Hachette  où  les  grands 
écrivains  français  du  passé  sont  étudiés  par  les  meilleurs  écrivains  du 
présent. 

Dans  son  introduction  M.  Lintilhac  montre  d'abord  que  la  malignité 
des  contemporains  ne  trouva  pas  à  mordre  sur  la  vie  et  le  caractère  de 
Le  Sage.  Si  cette  vie  demeura  obscure,  vouée  tout  entière  au  travail  et  à 
la  famille,  ce  caractère  allia  toujours  la  franchise  à  la  dignité,  restant 
d'une  trempe  solide  et  vraiment  bretonne.  Le  Sage,  homme  privé,  est 
aussi  peu  connu  que  l'illustre  moraliste  dont  la  critique  le  rapproche 
souvent,  La  Bruyère.  A  l'inverse  des  héros  de  ses  livres,  il  eut  peu  d'a- 
ventures. L'un  de  ses  rares  biographes  du  siècle  passé,  Tau teur  de  la 
préface  de  l'édition  posthume  du  Bachelier  de  Salamanque  (1759).  fait  de 
lui  ce  bel  éloge  ;  «  Les  exercices  de  l'esprit  ne  prenaient  rien  sur  lessen- 
«  timents  de  son  cœur.  Quoique  auteur  de  comédies  et  de  romans,  c'était 
t  un  homme  très  vertueux  et  très  estimable.  >  Quoique  est  dur. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  315 

La  vie  de  Le  Sage  ne  commente  donc  pas  ses  œuvrês.  Mais  celles-ci 
sont  un  merveilleux  miroir  de  la  vie  des  autres.M.  Lintilhac  carac- 
térise ce  talent,  fort  voisin  du  génie,  avec  autant  de  finesse  que  d'origi- 
nalité. Les  dpux  premières  manières  de  Técrivain  sont,  selon  lui,  «  la 
période  de  tâtonnements  >  marquée  par  les  Lettres  d'Aristénète^  le  Théâtre 
espagnol,  rimitation  d*un  Don  Quichotte  d*A.vellaneda,  «  la  période 
d*afTranchissement  »  où  brillent  déjà  ces  deux  ouvrages  exquis,  Crispin 
rival  de  son  maître,  un  modèle  de  style  comique,  Tamusant  et  populaire 
Diable  boiteux. 

Avec  Turcaret  et  Gil  Bios  Le  Sage  entre  en  pleine  possession  de  son  ori- 
ginalité. Que  de  choses  piquantes  et  neuves  M.  Lintiihac  nous  dit  sur 
Turcaret^  les  partisans  de  La  Bruyère  et  les  plus  modernes  traitants,  les 
pamphlets  de  Tépoque  qui  préparèrent  la  pièce,  Fopposition  qu'elle  ren- 
contra  jusqu'à  la  levée  de  Tinterdiction  par  la  cour,  et  qui,  fomentée 
par  les  comédiens,  entrava  son  réel  succès  près  du  public,  les  rappro- 
chements qu*évoquent  son  sujet  et  sa  destinée  avec  les  Effrontés 
d* Emile  Augier  ou  les  Corbeaux  de  M.  Becque. 

Et  Gil  Bios,  quel  monde  d'observations  nouvelles  n'a-t-il  pas  offert 
à  ringénieux  critique  !  La  question  d*orignalité  du  célèbre  roman  est 
mieux  résolue  qu'en  de  longues  dissertations  par  cette  simple  remarque 
—  une  trouvaille  de  M.  Linlllhac  —  que  Le  Sage  a  utilisé  comme  sources 
historiques,  non  des  livres  espagnols,  mais  trois  ouvrages /ran^aû;  dont 
les  titres  nous  sont  donnés  :  des  citations  mises  en  parallèle  prouvent 
jusqu'à  l'évidence  que  les  seuls  emprunts  venaient  de  là.  Voici  le  plus 
connu  des  prototypes  littéraires  de  Gil  Blas,  le  Francion  de  Sorel,  et  les 
trois  modèles  que  la  vie  a  pu  lui  fournir,  Alberoni,  Dubois,  et  Gour- 
ville,  le  laquaLn  auteur  de  spirituels  Mémoires, 

fie  pouvant  suivre  M.  Lintiihac  dans  sa  revue  si  vive  et  si  complète' 
des  hommes  et  des  choses  de  OU  Bios,  je  lui  emprunte  cette  phrase,  un 
des  meilleurs  jugements  que  je  connaisse  sur  le  héros  du  livre  :  «  Gil 
«  Blas  est  naturellement  gai  jusqu'à  la  causticité  et  souple  jusqu'à  la 
€  bassesse,  mais  partout  et  toujours  observateur,  puis  réfléchi  etenfin 
'  consciencieux^  pétri  d'ailleurs  de  petits  ^ices  qui  s'usent  et  de  mé- 
«  diocres  vertus  qui  se  fortifient,  logiquement  et  savamment,  au  courant 
c  de  l'odyssée  humaine  dont  il  est  le  héros  toujours  intéressant.  • 

Parmi  les  œuvres  moindres  de  Le  Sage,  M  Lintiihac  donne  un  rapide 
coup  d'œil  à  Guzman  d'Alfarache,  le  plus  insignifiant  des  romans  imités 
de  l'espagnol  ;  à  Estevanille  Gonzalez,  qui  vaut  mieux  ;  aux  Aventures  de 
Beauchéne  le  flibustier,  où  une  part  de  vérité  historique  se  mêle  aux  fabu- 


316  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

■ 
leux  récits  de  bord  dont  Tenfanee  bretonne  de  Taateur  avait  gardé   le 

souvenir  ;  au  Bachelier  de  Scdamanque^  un  f^ëre  cadet,  point  trop  dégé- 
néré de  Gil  Blas  ;  à  la  Valise  trouvée,  au  Mélange  amusant  de  saillies  d'esprit, 
derniers  produits  d*une  verve  à  peine  refroidie  par  l'âge  ;  mais  il  examine 
de  plus  près  les  cent  et  quelques  pièces  du  Théâtre  de  la  Foire,  un  autre 
et  plus  précieux  répertoire  de  saillies,  et  il  écrit  à  grand  renfort  de  ci- 
tations ce  chapitre  sur  Le  Sage  vaudevilliste  que  Sainte-Beuve  avait  rêvé. 
Citer  à  propos,  tirer  de  Tœuvre  immense  de  Le  Sage  avec  autant  de  me- 
sure que  de  mémoire  la  phrase,  le  trait  qui  conviennent,  c'est  là  un  des 
grands  mérites  de  M.  Lintilhac.  G^est  en  interrogeant  Le  Sage  qu*il  nous 
donne  les  raisons  de  son  admiration  pour  l'écrivain,  de  son  estime  pour 
l'historien  de  la  vie  humaine,  de  son  indulgence  pour  le  moraliste  qui  a 
fait  le  portrait  accompli  de  V homme  moyen. 

Avant  de  conclure  et  de  placer  Alain-René  Le  Sage  dans  le  voisinage 
immédiat  de  Molière,  M.  Lintilhac  conduit  jusqu'à  la  dernière  des 
œuvres  contemporaines  la  postérité  littéraire  dé  Gt7  BlaseiàeTurearet, 
Comme  on  disait  autrefois  de  la  race  d'Agamemnon,  cette  postérité  ne 
finira  iamais:  d'autres  écrivains  la  suivront  à  travers  les  âges  nouveaux, 
à  qui  on  peut  souhaiter  la  finesse,  la  pénétration,  l'élégante  et  éloquente 
simplicité  du  dernier  critique  de  Le  Sage. 

Olivier  de  Gourcuff. 


* 


Le  Ce?ite7îaire  de  Casimir  Delayigne  (1793-1893),  édition  illus- 
trée comprenant  la  vie  de  Casimir  Deiavigne^  d'après  des  do- 
cuments originaux,  par  Charles  Le  Goffic^  etc. — Le  Havre,  Lemale 
et  C'%  1893. 

Le  centenaire  de  la  naissance  de  Casimir  Delavigne  a  été  célébré  le  4 
avril,  au  Havre,avec  beaucoup  d'éclat.  L'Académie  et  la  Comédie  Fran- 
çaises sont  venues  rendre  hommage  au  poète  qui  honora  l'une  et  l'autre, 
et  qui,  comme  il  l'a  dit  de  lui-même,  eut  des  chants  pour  toutes  les 
gloires,  des  larmes  pour  toutes  les  douleurs  de  la  patrie.  Le  très  dis- 
tingué poète  et  critique  breton  Charles  Le  Goffic,  secrétaire  du  comité 
des  fêtes  du  centenaire,  a  voulu  en  perpétuer  le  souvenir  par  l'élégante 
plaquette  que  nous  avons  sous  les  yeux .  Une  vie  de  Casimir  Delavigne, 
écrite  par  M.  Le  Goffic  d'après  des  documents  inédits,  des  fac-similé  d'au- 
tographes, des  reproductions  de  portraits,  de  gravures,  d'articles  de 
journaux  de  l'époque,  vingt-trois  pièces  de  vers  inédites  remontant  à  la 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  317 

jeunesse  de  Casimir  Delavigne  et  tirées  d*un  manuscrit  appartenant  à 
M.  Toussaint,  avocat  au  Havre,  disent  assez  Tintérêt  que  cette  belle 
brochure  in-4*  conservera  pour  les  bibliophiles.  Le  jeune  poète  des 
adolescenis^  Daniel  de  Venancourt  a  composé  et  fait  réciter  à  l'occasion 
du  centenaire  une  belle  poésie  qu'on  aura  grand  plaisir  à  retrouver  ici. 

O.  DK  G. 


»  « 


Educateurs  et  Moraustes,  par  Léon  Séché. 

Nous  avons  annoncé  le  mois  dernier  Tapparition  de  ce  gentil  volume 
dans  lequel  M.  Léon  Séché  a  réuni  c  tous  les  chapitres  de  morale  et 
d'éducation  qui  se  trouvent  mêlés  au  récit  des  faits  historiques  dans 
son  livre  des  Derniers  Jansénistes  »  et  qui  montrent  «  quels  admirables 
éducateurs  étaient  au  sein  du  foyer  domestique  ces  chrétiens  de  l'an- 
cienne foi  ». 

Ici,  en  effet,  M.  Léon  Séché  qui  dans  ses  importants  volumes  sur  les 
derniers  jansénistes,  couronnés  par  l'Académie  française,  s'était  montré 
le  continuateur  de  Sainte-Beuve,  ne  s'occupe  plus  tant  de  l'histoire  et 
des  opinions  religieuses  des  héritiers  des  hommes  célèbres  de  Port  Royal, 
que  de  la  manière  dont  ils  entendaient  l'éducation  dans  la  famille,   au 
collège  et  dans  la  société.  Mais  il  ne  faudrait  pas  croire  que  le  livre  de 
M.  Léon  Séché  fût  un  traité  de  pédagogie  sec,   lourd,    indigeste,    en- 
nuyeux, loin  de  là  :  l'auteur  «  n'a  pas  suivi  le  grand  chemin  où   passe 
Iliistoire  en  son  carrosse  et  d'où  sont  bannis  le  buisson  d'aubépine,  le 
liseron  et  l'églantier  ;  mais  il  s'est  €  engagé  dans  les  sentiers  de  traverse 
où  1  herbe  pousse,   où  fleurit  l'anecdote,  où  les   petits    détails  nous 
arrêtent  à  chaque  pas  »  (Edmond  Biré,  Victor  Hugo  et  la  Restauration^  pp. 
48  et  49).  Le  chapitre,  notamment,  consacré  à  M™«  de  Barante,  dont 
M.  Léon  Séché  a  mis  en  tête  de  son  volume  un  délicat  médaillon  d'après 
une  miniature  d'Isabey,  offre,  au  milieu  des  leçons  de  la  plus  haute  sa- 
gesse, mille  traits  d'esprit  et  de  sentiment.   Voici  un  des  billets  que 
l*aimab}è  dame  écrivait  à  son  mari  mécontent,  qui  lui   reprochait  de  le 
laisser  sans  nouvelles  : 

«  Je  ne  sais  dans  quel  livre  j'ai  lu  qu'un  homme,  après  un  long 
voyage,  se  disait  à  lui-même  :  Je  vais  trouver  sûrement  ma  maison 
brûlée,  mes  enfants  morts,  mes  esclaves  en  fuite,  ma  femme  infidèle. 
n  ne  lui  arriva  que  ce  dernier  malheur,  et  il  rendit  grâces  aux  dieux. 


318  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

Eh  bien  !  il  ne  vous  arrivera  rien  de  tout  cela,  vous  en  serez  quitte  pour 
une  douzaine  d*arbres...  Adieu  !  mon  bon  ami.  aimez-moi  bien,  et  ne 
vous  fâchez  Jamais  contre  votre  amie.  > 

Et  M.  de  Barante  de  répondre  par  ce  mot  admirable  :  c  Quand  Je  me 
fâche,  je  ne  suis  pas  fâché  !  » 

Voulez-vous  maintenant  un  trait  de  sentiment  de  la  plus  ravissante 
délicatesse  et  qui  me  remet  en  mémoire  ces  paroles  de  P.-J.  Stahl  dans 
son  Voyage  d'an  étudiant  (p.  i4  et  i5)  :  «  On  dit  que  les  absents 
ont  tort.  Oui,  sans  doute,  ils  ont  tort  :  tort  de  craindre  sans  cesse, 
tort  de  se  défier  de  la  puissance  du  souvenir,  tort  de  croire  que  Tab- 
sence  est  contre  eux  et  que  la'  pr!^sénce  réelle  est  la  vraie  présence. 
Oublier  quelqu'un  qui  est  là,  cela  se  conçoit;  il  se  conçoit  même  que 
souvent  on  y  tâche  ;  mais  oublier  Tabsent,  oublier  cet  être  impalpable 
et  commode  qui  ne  résiste  point,  qui  ne  combat  point,  qui  ne  tient 
pas  de  place,  qui  sait  être,  au  gré  de  mon  cœur,  partout  et  nulle  part, 
qui  m*apparait  comme  Je  veux  et  disparait  comme  Je  l'entends,  ô 
absent,  comment  peux-tu  le  croire  possible  !  >  ~  Voici,  en  effet,  com<- 
ment  M»«  de  Baranle  écrit  à  son  mari  :  -     • 

«...  Dépéchez-vous,  lui  dit-elle,  je  ne  vous  donne  plus  que  trois  se- 
maines à  demeurer  là-bas.  Vous  prétendez  que  Je  vous  aime  mieux 
lorsque  vous  êtes  loin.  Méchant  1  ce  n*est  pas  que  je  ne  vous  aime  autant 
lorsque  nous  sommes  ensemble  ;  mais  ce  que  Je  sens  mieux  lorsque 
je  ne  vous  ai  pas,  c'est  le  plaisir  que  j*ai  lorsque  nous  sommes  ensemble,  i^ 
Marivaux  n'eût  pas  mieux  dit,  ajoute  M.  Léon  Séché,  et  il  a  raison. 

A.U  milieu  des  conseils  les  plus  admirablesj*en  ai  trouvé  un  par  hasard 
qui  m'a  semblé  amusant  par  sa  rigidité  même  :  c'est  une  diatribe  de 
Lanjuinais  contre  la  danse  où  il  commente  cette  parole  de  Gicéron  dans 
son  discours  Pro  Murena  :  Nemofere  saltat  sobrius,  nisi  insanus,  «  On 
ne  voit  guère  danser  quelqu'un  s'il  n'est  ivrogne  ou  insensé  » .  (1  pense 
que  c'est  un  amusement  dangereux,  sinon  coupable,  que  n'excuse  pas  la 
coutume  ;  car  la  coutume,  ajoute-t-il,  est  d'être  impudent,  vicieux  et 
déréglé.  H  lui  semble  que  cet  amusement  condamné  par  un  paien  est 
indigne  d'un  chrétien  Je  livre  cette  mercuriale  à  l'appréciation  des 
maîtresses  de  maison  qui  donnent  un  bal  ou  aux  Jeunes  filles  qui  pen-* 
dant  une  soirée  restent  à  réfléchir  sur  leurs  chaises  faute  de  danseurs, 
et  Je  crains  bien  qu'elles  n'adoptent  l'avis  de  Paul-Louis  Courier. dans 
son  Joli  pamphlet  pour  les  paysans  qn'on  empêche  de  danser,  plut6t  que  les 
graves  avis  de  Lanjuinais. 

Je  n'insisterai  pas  plus   longuement  sur  le  livre  de  M.  Léon  Séehé 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  319 

dans  lequel,  les  esprits  sérieux,  humoristiques'  ou  romanesques  trouve- 
ront un  aliment,  c  Qui  ne  connaît  pas  Port-Royal  ne  connaît  pas  toute 

la  nature  humaine  »>  a  dit  Royer-GoUard.  M.  Léon  Séché  semble  axolr 

« 

commenté  cette  parole  dans  la  préface  de  son  volume  en  parlant  des 
derniers  jansénistes  :  c  Tout  en  étant  à  cheval  sur  les  principes,  dit-il,  ces 
stoïciens  du  christianisme  savaient  les  appliquer  d'une  -manière  forte  et 
douce  suivant  les  circonstances.  Ils  connaissaient  à  fond  le  cœur  de 
l'homme  et  pouvaient  dire,  sans  manquer  de  modestie,  que  rien  d'hu- 
main ne  leur  était  étranger.  Si  quelqu'un  en  doutait  encore,  je  lui  con- 
seillerais de  méditer  ce  livre  pour  être  pleinement  édifié  à  cet  égard.  » 
G*est  ce  que  ne  manqueront  pas  de  faire  nos  lecteurs  et  ce  sera  tout 
profit  pour  eux.  D.  C. 

* 

Les  Villes  disparues  de  la.  Loire-Inférieure,  Vlll®  livraison.  — 
Nantes  avant  les  Normands.  —  Topographie  et  Monuments.  — 
lo  planches,  par  Léon  Maître.  —  Nantes,  imprimerie  Emile 
Grimaud,  1898. 

M.  Léon  Maitre,  archiviste  départemental  de  la  ville  de  Nantes,  vient 
de  faire  paraître  la  VIII»  livraison  de  son  important  ouvrage  sur  les 
villes  disparues  de  la  Loire-Inférieure.  Cette  livraison,  ornée  de  10 
planches,  est  du  plus  vif  intérêt,  surtout  pour  un  Nantais,  puisqu'elle 
étudie  la  topographie  et  les  monuments  de  Nantes  avant  les  invasions 
des  Normands.  Elle  est  divisée  en  huit  chapitres  :  le  premier  nous  en- 
seigne la  topographie.de  Gondivicnum,  capitale  des  Namnètes  ;  le  second 
nous  parle  des  monuments  romains  que  les  fouilles  ont  misa  la  lumière  ; 
le  troisième  nous. fait  connaître  l'enceinte  de  la  cité  à  cette  époque  loin- 
taine ;  le  quatrième  a  pour  objet  les  ruines  et  les  villas  suburbaines  de 
la  conquête  païenne,  et  le  cinquième  nous  révèle  les  résultats  de  la  con- 
quête chrétienne  ;  le  sixième  nous  initie  aux  mœurs,  aux  institutions, 
aux  industries  de  nos  pères  ;  le  septième  nous  indique  les  voies  d'accès 
H  notre  ville.  L'auteur  en  terminant  ce  chapitre  résume  ainsi  ce  qu'il  a 
dit  des  origines  de  Nantes,  de  son  antiquité,  et  de  son  importance  :  c  Son 
nom  est  signalé  par  les  plus  anciens  géographes  ;  sa  situation,  identique 
à  celle  des  plus  grandes  cités  de  la  Gaule,  présente  des  avantages  incom- 
parables- et  ses  premiers  habitants  ont  déployé  de  telles  aptitudes  dans 
le  commerce  et  l'industrie  qu'ils  étaient  mûrs  pour  tous  les  perfection- 


320  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

nements  quand  la  civilisation  romaine  s*est  montrée  à. eux.  Les  subsiruc- 
tions  et  les  débris  d'architecture  qui  chaque  Jour  sortent  des  fouilles 
depuis  cent  ans  sont  des  vestiges  de  monuments,  et  nom  des  ruines 
vulgaires  :  ce  sont  des  témoins  irrécusables  d'un  centre  riche  et  prospère. 
Malgré  les  catastrophes,  Gondivicnum  n*a  pas  désespéré  de  l'avenir,  elle 
s*est  relevée  au  III*  siècle  ;  elle  contenait  encore  tant  de  ressources 
qu'elle  a  senti  la  nécessité  d*enclore  une  partie  de  son  territoire  pour 
les  conserver.  Elle  est  la  seule  ville  des  Namnètes  qui  ait  eu  la  puissance 
de  bâtir  une  enceinte  fortifiée  de  1600  mètres  de  circuit  et  qui  nous  ait 
légué  une  sorte  de  palladium  de  ses  temples  et  de  ses  traditions  le  rem- 
part derrière  lequel  les  magistrats  et  les  flamines,  gardiens  de  sa  pré- 
pondérance, se  sont  abrités  pendant  plus  de  deux  siècles. 

<  Sa  banlieue,  très  populeuse,  a  été  bouleversée  par  les  fortiflcatfons,  et, 
cependant  elle  renferme  encore  les  traces  des  établissements  urbains  el 
curaux  qui  ont  donné  naissance  à  nos  grands  domaines  féodaux.  Toutes 
les  belles  situations  des  rives  de  TErdre  et  de  la  Loire  ont  été  occupées 
dès  l'époque  romaine.  On  ne  sort  pas  du  territoire  de  Nantes  en  passant 
dans  les  paroisses  de  Saint-Donatien  et  de  Saint-Similien  ;  leur  péri- 
mètre marque  celui  de  la  cité  de  Gondivicnum,  par  cette  raison  que  les 
circonscriptions  religieuses  sont  un  calque  de  divisions  antérieures  dont 
la  superficie  n'a  pas  été  modifiée  depuis  dix-huit  siècles.  Leur  union 
avec  la  cité  est  démontrée  par  les  règles  du  régime  municipal,  par  leur 
proximité  de  l'enceinte,  par  la  cohésion,  par  la  continuité  de  leurs 
ruines  et  par  le  patronage  religieux  que  les  saints  de  notre  banlieue  ont 
toujours  exercé  sur  la  ville,  etc.  » 

Dans  un  appendice  qui  forme  un  huitième  chapitre,  jetant  un  coup 
d'oeil  sur  tous  ses  travaux  antérieurs  sur  la  géographie  de  la  région  des 
Namnètes,  M.  Léon  Maître  recommande  à  Tattention  leurs  quatre  cités, 
reconnaissables  à  leur  superficie  et  à  la  beauté  des  vestiges  qui  sortent 
de  leurs  ruines  :  Mauves,  sur  son  rocher,  avec  ses  larges  horizons,  station 
de  plaisir,  Nice  de  la  Basse-Loire  ;  Blain,  vaste  marché  central  ;  Duretie, 
sur  la  Vilaine,  avec  ses  deux  éléments  de  prospérité  :  la  proximité  d'an 
fleuve  navigable  et  une  grande  voie  pavée  qui  servait  au  transit  des  mar- 
chandises expédiées  en  Armorique  ;  enfin  Nantes  dont  il  vient  de  parler 
et  qui  réunit  en  elle  tout  ce  qui  contribue  à  enrichir  les  capitales  et  tout 
ce  qui  leur  procure  la  sécurité.  Puis  il  signale  les  mansiones,  stations  se- 
condaires, pourvues  de  nombreuses  hôtelleries  pour  les  marchands  et 
les  voyageurs,  créées  le  long  des  voies  qui  sillonnaient  la  Gaule  à  Anetz, 
à  Saint-Géréon,  aux  Salles  de  Gouêron,  à  Savenay  ;  il  nous  dit  un  mot 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  321 

de  Petit-Mai*s,  établissement  à  part   créé  pour  des  réunions   spéciales, 
petit  poste  de  repos  et  de  défense.  Il  signale  les  monnaies  d*or  de  Tibère, 
de  Théodose  et  de  Justinien,  découvertes  à  Rougé.  Moisdon,  Derval, 
Saint>-Vincent-de»-Lande8«  la  Neillerie^  et  qui  prouvent  la  pénétration  de 
la  civilisation  romaine  ;  il  étudie  en  passant  la  question  des  paroisses 
du  pays  des  Namnètes  dés  le  VI'  siècle,  et  nous  apprend  que  Carquefou, 
Tréfleuc  et  Guémené  sont  les  seules  qui  aient  gardé  Tempreinte  du  con- 
tact des  Bretons.  Il  nous  parle  encore  d'un  certain  nombre  de   contrats 
conclus  au  XP  siècle  dans  diverses  parties  de  notre  département  et  où 
on  ne  rencontre  jamais  de  divisions  inférieures  à  celle  du  pays  nantais, 
pagus  namneticus,  sauf,  cependant,  en  ce  qui  touche  notre  littoral  dont 
une  partie  appartenait  aux  Venètes  ;  le  territoire  des  Namnètes  était  com- 
pris entre  la  Grande- Brière,  le  Brivet,  la    Vilaine,  le  Semnon,  Gandé, 
Ingrandes  et  la  Loire.  Il  nous  montre  les  Namnètes  amateurs  de  bijoux 
et  d*armes,  mais  construisant  si  légèrement  leurs  demeures  qu*il  n'en 
est  restéaucun  vestige,  et  il  nous  fait  remarquer  que  les  seuls  monuments 
qui  restent  d'eux  sont  des  remparts  de  terres  derrière  lesquels  ils  ca- 
chaient leurs  familles  et  leurs  richesses  dans  les  temps  d'épreuves  et  dln- 
vasion  et  qu'on  nomme  Châtelliers.  Il  nous  fait  connaître  enfin  les  voies 
pavées  romaines  du  pays  des  Namnètes  qui  se  croisaient  presque  toutes 
à  deui  centres  principaux,    Nantes  et  Blain,  et  nous  enseigne  d'après 
quels  principes  les  ingénieurs  romains  les  traçaient. 

Les  travaux  considérables  auxquels  M.  Léon  Maître  s'est  livré,  pour 
arriver  à  ces  conclusions  remarquables,  ont  certes  demandé  beaucoup 
de  peines  et  de  soins,  d'autant  que  M.  Léon  Maître  n'aime  pas  à  marcher 
au  hasard,  mais  sur  un  terrain  solide,  comme  tous  les  archéologues 
dignes  de  ce  nom.  Autrefois  on  s'en  rapportait  aux  légendes.  Les  lé- 
gendes sont  certes  fort  séduisantes,  et  volontiers  je  dirais  comme  le  bon 
La  Fontaine  : 

Si  Peau  d'Ane  in*était  conté, 
J'y  prendrais  un  plaisir  extrême  ; 

mais  elles  ne  suffisent  plus  à  notre  temps  avide  de  lumière  et  de  vérité. 
11  lui  faut  des  documents  sérieux,  incontestables  comme  ceux  que  l'on  a 
tirés  d'HercuIanum  et  de  Pompéi  surtout  et  qui  ont  fait  revivre  la  civi- 
lisation romaine  tout  entière.  Nous  n'avons  pas  dans  notre  pays  beau- 
coup de  chance  de  rencontrer  des  villes  ayant  conservé  sous  la  cendre 
leurs  richesses  intactes,  mais  ça  et  là  le  sol>  toujours  meilleur  conserva- 


322  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

teur  que  les  hommes  des  monuments  et  des  choses  du  passé,  livre  à  nos 
recherches  et  à  notre  curiosité  un  buste,  une  j^édaille,  et,  comme  le  dit 
Théophile  Gautier  : 

Tout  passe  —  l'art  robuste 
Seul  a  réternité. 

Le  buste 
Survit  à  la  cité. 

Et  la  médaille  austère 
Que  trouve  un  laboureur 

Sous  terre 
Kévèle  un  empereur. 

Cuvier  reconstruisait  un  animal  disparu  avec  quelques  fragments 
d*os;  nos  savants,  à  Taide  de  quelques  débris  émanés  du  sol.  font  revivre 
les  civilisations  disparues  dans  toute  leur  activité,  avec  leur  politique, 
leurs  passions,  leur  commerce,  leurs  lieux  de  plaisirs  et  de  sanctifi- 
cation. G*estce  qua  £ait  M.  Léon  Maître  pour  le  pays  des  Namnètcs  et 

il  s'en  est  acquitté  à  merveille. 

Dominique  Caillé. 


* 


L'aut  d'aimek,  poème  en  trois  chants  de  J.-F.  llegnard,  imité 
d'Ovide,  publié  d'après  un  manuscrit  inédit  par  Robert  de  Clan. 
—  Paris,  librairie  des  Provinces  de  l'Ouest.  MDCCCXIII. 

En  1867,  M.  Uippolyte  Lucas  achetait  pour  la  modique  somme  de 
trois  francs  un  manuscrit  ayant  pour  titre  :  L'Isle  d'Aluni  ou  VAuneau 
magique,  comédie  tirée  de  VArioste  par  Regnard,  Ce  manuscrit  de  a 8 
feuillets  sur  papier  du  XVlll*  siècle  n'était  pas,  il  est  vrai,  de  la  main 
de  Regnard.  mais  une  étude  sérieuse  permit  de  Tattribuer  avec  une 
quasi- certitude  au  célèbre  poète  coniique  héritier  de  la  verve  de  Molière. 
C'est  un  manuscrit  de  la  même  valeur  que  M.  Robert  de  Clan  offre 
aujourd'hui  au  public.  Dans  une  ingénieuse  et  intéressante  préface  il 
donne  les  motifs  probants  qji  lui  font  croire  que  Regnard  est  bien  Fau- 
teur de  cette  imitation  sans  prétention,  légère,  gracieuse,  du  poème 
erotique  d*Ovide  :  UAri  d'Aimer,  En  véritable  bibliophile,  M.  Robert  de 
Clan  a  fait  paraître  sa  précieuse  trouvaille  en  un  beau  volume  in- ta, 
imprimé  en  caractères  et  sur  papier  de  luxe  qui  se  recommande  à  Tama^ 
teur  par  la  beauté  de  l'édition,  sinon  par  rentière  moralité  de  la  poésie. 

D.  C, 


NOTICES  ET  COMPES  RENDUS  323 


* 


Archives  ou  château  de  Saffré  (i  394-1610)  publiées  parle  marquis 
de  rEstourbeillon.  —  Paris,  Alph.  Picard,  et  Vannes,  veuve 
Lafoiye. 

On  croit  que  l'histoire  est  faite,  et  faite  depuis  longtemps    «  Ce  chà- 

'eau,  ce  village  ?  il  n'y  a  rien  à  en  dire.  Sur  eux,  est-ce  que  tout  n*a  pas 

^ié  ditP  >  Voilà  ce  qu'on  entend  répéter  souvent. 

//n'y  a  que  les  esprits  frivoles  à  raisonner  ainsi.   L*histoirc,  surtout 

'histoire  locale,  est  encore  à    faire.  Il  n'est  pas  de  commune,   pas  de 

hameau,  pas  de  ruines  qui  n'aient   leurs  événements  et  souvent  leurs 

'fBgéiiïes.   L*histoire    de  chaque    bourgade  deviendrait  palpitante   si 

^he  ëCait  retracée  par  une   main  émue  et  éclairée.  Ce  ne  sont  pas  les 

A/ts    «jixi  manquent,  ce  sont  les  historiens. 

Vf  ais  si  les  historiens  sont  rares,  ils  sont  zélés  et  ardents,  et  chaque  jour 
il  en  est  qui  enrichissent  nos  annales  de   leurs    découvertes.  Parmi  les 
plus  fictifs  et  les  plus  érudits  nous  devons  citer  M.   le  marquis  de  TEs-* 
tourl>eillon,  dont  chaque  année  nous  avons  à  saluer  un  nouvel  ouvrage, 
car  cli.a,<^ue  année  il  fait  paraître  un  nouveau  livre.  M.  le  marquis  de  l'Es- 
io\xi*l>eillon  ne  se  contente  pas  de  publier  des   nobiliaires  et  des  généa- 
\o^es^    véritables  mines  où  les  chercheurs  viendront  puiser  ;  non,  avec 
cftlle  <iouce  opiniâtreté  des  caractères  forts  il  se  fait  ouvrir  la  porte  des 
cha\ea\ix  et  les  vieilles  armoires  pleines  de  manuscrits  d*un  autre  âge  , 
^^  plonge  ses  mains  sagaces  dans  ces  trésors  que  la  poussière  recouvre 
Vtop  souvent  ;  il  parcourt,  il  compulse  les  textes  ;   il  interroge  ces  con- 
tents du  passé  et  souvent  il  pénètre  jusqu'à  la  vie  intime  de  ceux  qui 
ont  écrit  les  lignes  ou  qui  les  ont  dictées. 

On  croit  généralement  que  l'histoire  ne  se  compose  que  de  récits  de 
batailles  ou  d'énumérations  de  traités  conclus  à  la  fin  de  guerres  vio- 
lentes. C'est  une  erreur  profonde  :  l'histoire  proprement  dite,  rhistoirc 
qui  nous  fait  connaître  les  véritables  sentiments  d'un  peuple,  son  or- 
ganisation, le  fonctionnement  de  sa  vie,  cette  histoire  est  bien  plus  ins- 
tructive, plus  attachante  et  plus  féconde  en  enseignements.  Or  cette 
histoire  ne  se  trouve  guère  dans  les  livres,  mais  dans  les  manuscrits. 

C'est  pénétré  de  cette  idée,  comme  il  le  dit  lui-même,  que  M.  de 
i'Estourbeillon  a  en ti épris  V Inventaire  des  Archives  des  châteaux  bretons. 
Dam  cette  étude  que  l'on  peut  appeler  illimitée,  l'auteur  comprend 


324  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

Texamen  de  tous  les  manuscrits  particuliers  enfeimés  dans  les  châteaux. 
Et  ce  qui  le  guide  dans  ce  travail  considérable,  c'est  moins  encore  le 
désir  de  satisfaire  une  noble  curiosité  que  de  venir  en  aide  aux 
savants  qui  n*ont  ni  le  temps  ni  le  loisir  de  se  déplacer. 

C'est  par  les  archives  d'un  château  assez  célèbre,  bâti  à  la  fin  du  moyen 
ûge^  par  les  archives  du  château  de  Safflré»  que  M.  de  rEstourbeillon  a 
conmiencé  sou  étude.  Ces  archives  consistent  en  copies  et  analyses 
de  documents  compris  entre  le  XIV«  et  le  XVI1«  siècle.  Ce  sont 
principalement  des  aveux  rendus  aux  seigneurs  de  Saffiré  par  des 
vassaux  de  la  châtellenie.  On  y  retrouve  un  grand  nombre  de  noms  de 
personnes,  de  terres  et  de  villages  désignés  aujourd'hui  encore  par  les 
mêmes  appellations.  D'autres  noms  sont  reconnaissables.maisilsont  subi 
de  telles  transformations  quHl  faut  un  regard  attentif  pour  les  re- 
constituer. 

L*ouvrage  débute  par  un  état  des  châtellenies  bannerettes  de  SaiTré  au 
XV*  siècle  et  par  une  liste  des  seigneurs  de  Saffré  depuis  la  même 
époque. 

Il  suffit  de  parcourir  cette  liste  pour  voir  combien  la  famille  de 
SalTré  avait  des  alliances  élevées  et  quel  rôle  elle  a  joué  dan^  rhistoire 
de  Bretagne. 

Comme  on  le  voit,  tout  cela  est  du  plus  haut  intérêt.  L'exemple  de 
M.  de  rEstourbeillon  devrait  être  suivi  partout.  Partout  où  il  y  a  un 
château,  on  devrait  rechercher  et  rassembler  les  archives  si  elles  n'ont 
pas  été  déttuites  ;  on  devrait  en  faire  le  dépouillement  et  par  là  les 
sauver  de  la  ruine  et  de  l'oubli.  A.  L. 


Le  Gérant  :  R.  LiLFOLYE. 


Vannes.  —  Imprimerie  Lafolyb,  a,  place  des  Lioes. 


LES  AMIS  DE  SAINT  YVES 


Tous  les  pèlerias,  tous  les  chrétiens,  tous  les  curieux,  venus  les 
uns  et  les  autres  en  si  grand  nombre  à  Tréguer  au  commencement 
de  septembre  1890  pour  les  fêtes  inaugurales  du  nouveau  tombeau 
de  saint  Yves,  tous  sans  exception  s'accordaient  à  admirer,  entre 
autres  merveilles,  la  décoration  de  la  vieille  cathédrale  trégoroise  : 
à  tous  les  piliers  brillantes  bannières*  à  tous  les  arceaux  festons 
élégants  et  fraîches  guirlandes,  partout  des  gerbes  de  fleurs,  des 
couronnes  et  des  cascades  de  lumière,  et  tout  disposé,  harmonisé 
avec  un  goût  artistique  et  historique  tellement  parfait^  qu'un 
excellent  artiste  et  archéologue  (M.  Chardin)  s'écriait  :  On  est  ici  en 
plein  XV*  siècle. 

Et  quand  les  visiteurs  s'enquéraient  des  auteurs  de  cette  exquise 
décoration,  ils  apprenaient  qu'elle  était  due  à  une  élite  des  dames 
de  la  ville,  en  tête  desquelles  on  nommait  M^^*'  Gadîau,  M^^*  Berthe 
VîUeneufve,  etc 

Il  y  a  peu  de  jours,  c'était  fête  à  Tréguer,  parmi  les  fidèles  amis 
et  amies  de  saint  Yves.  Dans  la  nuit  tiède  et  claire  du  11  au  la 
avril,  un  long  cortège  montait  de  la  rue  Saint-André  vers  la  véné- 
rable cathédrale,  et  de  toutes  les  rues  de  la  vieille  cité  les  bons 
Trégorois  se  rendaient  à  leur  basilique,  où  bientôt  se  trouva  réunie 
une  nombreuse  et  brillante  assistance, 

C'était  le  mariage  de  M'*"  Berthe  Cadiau  avec  M.  Henri  de  la 
Baronnais. 

La  haute  nef,  le  chœur  profond,  l'admirable  tombeau  de  saint 
Yves  ruisselaient  de  lumière  ;  le  vaste  temple  était  embaumé  de 
fleurs  et  de  verdure. 

L'archiprêtre  de  Tréguier,  M.  l'abbé  Le  Goff,  le  vrai  curé  de  saint 
Yves,  le  patriarche  chéri  et  vénéré  de  tout  le  pays  trégorois,  cé- 
lébra la  messe. 


■•»- 


526  LES  AMIS  DE  SAINT  YVES 

Le  barde  de  saint  Yves,  —  le  vaillant  et  buinionieux  roitelet  qui 
chante  toujours  sans  jamais  s'épuiser  pour  la  gloire  de  la  Bre- 
tagne, —  M.  Tabbé  Le  Pon,  chanoine  honoraire  et  recteur  de  Plou- 
grescant)  donna  aux  époux  la  bénédiction  nuptiale  et  leur  adressa 
une  charmante,  délicate,  cordiale  allocution,  tout  embaumée  des 
nobles  sentiments,  des  fortes  traditions  et  des  généreux  souvenirs 
des  deux  familles* ,  et  qui  se  termina  par  ces  paroles  : 

«  Certes,  Madame,  saint  Yves  vous  doit  quelque  chose  de  spé- 
<(  cial  et  des  grâces  toutes  personnelles.  Plus  que  d'autres  vous 
u  avez  travaillé  pour  lui,  et  pour  lui  vous  avez  souflert.  Je  n*ou- 
«  blierai  jamais  les  fleurs  que,  la  première,  vous  avez  déposées 
a  sur  le  marbre  tumulaire  du  grand  saint  breton,  privé  encore  de 
((  sa  tombe  splendide,  réduit  k  une  simple  dalle. .  • .  Voilà  bientôt 
«  deux  mille  ans,  et  l'on  parle  encore,  et  Ton  parlera  toujours  du 
((  parfum  que  Magdeleine  versa  sur  la  tête  du  Sauveur.  De  même, 
«  Madame,  on  racontera  aux  veillées  bretonnes  votre  dévotion  au 
((  tombeau  de  saint  Yves,  votre  dévouement  indéfectible  à  la  glo- 
«  rification  du  grand  thaumaturge.  » 

Gomme  le  digne  chanoine  achevait  ces  mots,  —  qui  eût  regardé 
avec  attention  le  tombeau  du  saint  aurait  vu  la  statue  tumulaire  se 
tourner  à  demi  vers  les  époux  et  de  sa  main  droite,  doucement 
élevée,  tracer  dans  leur  direction  un  geste  bénissant,  pendant  que 
de  ses  lèvres  de  marbre  s'échappaient,  comme  un  murmure, 
comme  un  souffle  parti  d'en  haut,  ces  paroles  :  Ad  mulios  annos  ! 

A.  DE  LA  B. 


*  M.  de  la  Baronnais  a  pour  aïeul  un  Trogoff,  proscrit  dans  la  grande  révolu- 
tion ;  la  mère  deM'^'*  Gadiau  appartenait  aux  QauUer  de  Kermoal,  qui  avai«nt 
des  représentants  à  Castelfidardo . 


ee^s^ 


•v    1. 


ROSA  MYSTICA 


i«<MlMMnMM> 


KALENURIER   HISTORIAL 

DE  LA  VIERGE  MARIE 


Plusieurs  de  nos  amis  ont  ei primé  le  désir  que  la  Revae  de  Bretagne^ 
Vendée- Anjoa,  étant  l'organe  d*une  Société  de  Bibliophiles,  s'occupft 
plus  qu'elle  ne  Ta  fait  jusqu'à  présent  de  bibliographie  et  de  bibliophilie. 

Rien  de  plus  naturel,  rien  de  plus  juste  qu'un  tel  désir.  Il  suffit  qu'il 
ait  été  énoncé  pour  avoir  le  droit  d*élre  satisfait,  et  il  ne  tiendra  pas  à 
nous  qu'il  ne  le  soit.  Désormais,  autant  qu'il  sera  possible,  toutes  les 
livraisons  de  la  Revue  contiendront  des  articles  de  ce  genre,  soit  des  do- 
cuments sur  rhistoire  de  Timprimerie,  de  la  librairie,  de  la  bibliographie 
en  Bretagne,  Vendée,  Anjou,  soit  des  notices  sur  des  livres  bretons  et 
autres,  rares  et  curieux,  avec  des  échanlilloiis  et  des  extraits  de  ces  vo- 
lumes, propres  à  les  bien  faire  connaître  au  lecteur. 

Nous  commençons  aujourd'hui,  et  —  puisque  nous  sommes  dans  le 
OMHS  de  Mai,  qui  est  pour  les  chrétiens  le  Mois  de  Marie  *  rien  de  plus 
naturel  que  de  commencer  par  un  livre  tout  consacré  aux  gloires  de  la 
Vierge,  et  aussi  Tun  des  plus  rares  et  des  plus  intéressants  de  la 
bibliographie  bretonne.  Je  veux  parler  du  Kalendrier  hislorial  de  la 
Vierge  Marie  par  Vincent  Charron,  chanoine  de  Nantes,  imprimé  à 
Nantes  chez  Pierre  Doriou  en  1687  ;  beau  volume  in- 4^  de  a 4  feuillets 
liminaires  (outre  le  titre)  et  de  901  pages  chiffrées,  dont  l'intitulé  très 
développé,  que  nous  allons  reproduire,  indique  la  nature,  le  plan  et  le 
contenu  de  l'ouvrage.  11  est  ainsi  conçu  : 

<K    KaLENDKIER  I  HISTOAIAL  |  DE   LA  GLORIEVSE  |   ViEAGeMaRIE  MEAE  | 

OB  Diev. 
Faisant  me^ition   chaqve  |  jour  de  tan ,  de  quelque  chose  qui  la 
re  I  garde  ;  de  la  mort  de  ses  fidèles  serui  \  leurs  ;  du  grand  soing 

TOME   IX.    --    MAI    1893.  22 


3?8  KALËNDIliEU  lllSTOUIAL 

quils  ont  eu  \  de  la  seruir  ;  desfaaeurs  qu'elle  leur  \  a  depariy  ; 

du  seuere  chasiimeni  \  de  ses  ennemis,  et  des  miracles  quelle  a 

opéré, 
Recueilly  de  diuers  Autheurs par  \  M.  Vincent  Chauro.x,  Pre  \  sire 

Chanoine  de  l'Eglise  Cathedra  \  le  de  Nantes  en  Bretagne. 
A  Naî«tes  I  Par  Pieiire  Douiov  |  Imprimeur  ordinaire  du  Roy\  » 

L'ouvrage  est  en  effet  un  recueil  d'histoires,  d'anecdotes,  de  traits  et 
récits  curieux,  cdiûauls,  miraculeux,  tous  aboutissant  à  la  glorification 
de  la  Vierge  mère  de  Dieu,  cl  distribués  jour  par  jour,  du  i«'  janvier 
au  3i  décembre,  iK>ur  tout  le  cours  de  Tannée. 

Ces  petits  récits  sont  au  nombre  de  16^7,  soit  en  moyenne  quatre  à  cinq 
pour  chaque  jour.  Vincent  Charron  était  un  contemporain,  un  émule  de 
notre  ravissant  hagiographe,  Albert  Legrand.  Il  est  tout  à  fait  de  la  même 
école  :  même  foi,  môme  sincérité,  même  charmante  naïveté  ;  moins  de 
verve  et  de  feu  peut-être,  mais  peut-être  aussi  plus  de  suavité  ;  un  co- 
loris irais  et  doux,  souvent  rehaussé  de  teintes  vives,  ou  fondu  dans  des 
ombres  mystiques,  donne  à  la  plupart  de  ces  petites  toiles  une  grâce 
singulière.  On  va  en  pouvoir  juger,  car  nous  en  reproduisons  ici  une 
demi-douzaine.  Nous  les  faisons  précéder  de  quelques  extraits  des  pièces 
de  vers  en  l'honneur  de  la  Vierge  et  de  son  panégyriste  Vincent  Char- 
ron, qui  occupent  six  des  feuillets  liminaires  placés  en  tète  du  volmuc. 

Artuua  de  la  Bouderie, 
de   VInstiluL 

PIÈCES   LIMINAIRES 

I 

La  Mère  de  Diev  a  l' A v tueur  de  ce  livre. 

((  Tu  sçauras  (cher  amy),  dans  rimmortellc  gloire, 
Combien  mon  Fils  et  moy  aggréons  le  plaisir 
Que  tu  prens  d'employer  la  plume  et  ton  loisir 
A  graver  dans  les  cœurs  Thonneur  de  ma  mémoire. 

I  Ce  litre  est  sur  le  froiitisptcj  gravé  ;  de  trois  exemplaires  à  nous  connus 
aucun  n*a  le  titre  imprimé,  qui  a  dû  cependant  exister.  La  date  d'impression  ré- 
sulte des  a/iprobations,  qui  sont  d'avril  et  de  mai  iGSy. 


DE  LA  VIERGE  MAIUE  329 

((  Tu  célèbres  moa  nom  pour  un  temps  en  ce  lieu,  ^ 

J'exalteray  le  tien  pour  jamais  devant  Dieu  ». 
—  Ainsi  parloit  la  Vierge  à  l'Autheur  de  ce  livre, 
Luy  laissant  le  désir,  dans  le  cœur,  de  la  suivre. 

D.  A.  C. 


11 

Apologie  de  l'Avtheur  av  Lectevr. 

Dévot,  tu  me  diras  :  «  Retire  toy,  prophane  : 
Qui  te  fait  si  hardy  d'encenser  les  autels 
Du  divin  Apollon  de  la  céleste  Diane, 
Les  suprêmes  grandeurs  entre  les  Immortels  ? 

((  Croy-tu  parmi  les  tiens  acquérir  tant  de  gloire^ 
Pour  auoir  en  leur  nom  recueilly  quelques  fleurs^ 
Qu'on  consacre  à  iamais  au  temple  de  mémoire 
Les  fruits  mal  entiez  de  tes  petits  labeurs  P  » 

—  Je  ne  veux  attenter  au  crédit  d'vn  Prophète, 
Seulement  imiter  le  freslon  paresseux^ 
Lequel,  favorisé  du  secours  de  Tavette', 
Faict  du  miel,  de  nos  fleurs,  un  peu  moins  savoureux. 

On  a  promis  de  Thuyle  et  du  miel  d'une  roche, 
Autrefois,  pour  nourrir  le  peuple  de  Sion  ; 
Pour  addoucir  les  cœurs,  je  serois  sans  reproche, 
S'il  sortoit  de  mon  cœur  de  la  dévotion. 

Prens-moy  pour  un  caillou  qui  rend  une  estincelle. 
Et  toy  pour  le  fusiP  ;  et  embrase  ton  cœur. 
Par  des  soupirs  ardens,  d'une  flamme  éternelle 
Qui  consomme  ton  ame  en  l'amour  du  Sauveur. 

M.  M.  M.  P. 

i  Avette,  abeille. 

>  «  FiMil,  morceau  d'acier  qui  sert  à   faire  du    feu   quand   on   bat  avec  uu 
caillou.  »  (Dictionnaird  do  Fureticro.)  C*est  le  sens  primiUf  du  mot. 


330  KALENDftIER  IlISTORIAL 


lli 
A    L*A\T11EVU   ET   AV    LeCTEVR. 

Geluy-là,  ô  Charron,  qui  blasme  Ion  ouvrage 
Est  un  sable  mourant,  un  flot  impétueux  ; 
Et  l'Euripe  inconstant,  qui  cscume  au  rivage, 
Fait  voir  ses  sens  esmeus  et  son  œil  envieux. 

Il  refuse  à  l'Esté  sa  rosée  agréable, 
Les  Heurs  à  son  Printemps,  à  l'Automne  ses  fruicts  ; 
En  Hyver,  la  chaleur  à  sou  coips  iavorable  ; 
Au  travail,  le  repos  de  ses  pJus  douces  nuîcts. 

Mais,  ô  docte  Escrivain,  par  ta  plume  féconde, 
Comme  par  un  canal,  s'escoule  en  l'Univers 
La  douceur  de  Marie  à  nulle  autre  seconde, 
Que  je  prends  auiourd'huy  pour  l'ame  de  mes  vers. 

Ne  crains  point  qu'à  l'aspect  de  cette  pure  estoile 
On  voye  sur  les  mers  trembler  les  matelots, 
Et  que  ta  belle  nef  voguant  à  pleine  voile 
Jamais  tarde  son  cours  par  Torage  des  flots. 

Admirons  en  TAutheur  laflection  ardente 
Que  la  Mère  de  Dieu  a  de  ses  serviteurs. 
Et  le  zèle  enflammé  qu'ils  ont  en  leur  attente 
D'obtenir  le  secours  de  ses  douces  faveurs. 

11  a  gousté  son  miel  par  longue  expérience, 
Il  ue  peut  plus  long-temps  tout  le  mettre  en  son  cœur, 
11  l'en  présente  un  peu  :  prens  en  à  sufisance  : 
En  agréant  le  don,  tu  béniras  l'Autheur. 

La  qualité  du  miel  est  de  diverse  sorte  ; 
Il  faul  soigneusement  en  faire  élection  : 
Car  l'un  benignement  adoucit  et  conforte, 
L  au  Ire  produit  au  corps  contraire  passion. 


DE  LA  VIEKGE  MARIE  33t 

Il  est  bon  de  cueillir  la  céleste  ambroisie 
Et  composer  son  miel  des  gouttes  du  matin  : 
Comme  Israël  faisoit  de  la  manne  choisie, 
Au  milieu  du  désert  son  unique  festin. 

Il  est  vray  néanmoins  qu'une  ame  bien  fidelle 
Peut  recueillir  son  miel  à  chasque  heure  du  iour  : 
Comme  on  voit  un  essain  sur  une  fleur  pucelle 
Butiner,  advançant  sa  proye  et  son  retour. 

Je  ne  remarque  point  d'image  plus  parfaite, 
Qui  représente  mieux  cette  dévotion 
Que  fait,  au  racourcy,  l'ingénieuse  avette 
Par  l'instinct,  et  le  soin,  et  par  son  action. 

Qui  ne  prendrait  plaisir  de  voir  la  republique 
Des  mousches  suce-fleurs,  et  leur  mesnagement\ 
Leur  prudence,  et  police,  et  l'ordre  juridique, 
Vn  abrégé  du  monde,  et  le  riche  ornement  ? 

Le  monde  est  un  bournal*  qui  regorge  d^abeilles  ; 
On  voit  pour  les  régir  vn  grand  nombre  de  roys  : 
Mais  leurs  sujects  n'ont  pas  affections  pareilles. 
Capturez  sous  le  joug  de  différentes  loys. 

A  quelque  rusche  d'or  on  compare  l'Eglise 
Ou  le  miel  gracieux  des  abeilles  se  fait  : 
Le  Pape  eu  est  lo  chef,  il  est  la  pierre  assise 
Que  Dieu  fonda  jadis  de  son  œuvre  parfaict. 

Croy-tu  pas  que  JESUS  soit  luy-même  une  abeille, 
Qui  sortit  de  sa  Mère  ainsi  que  d'un  bournal, 
Et  luy-mesme  sa  fleur  odorante  et  vermeille. 
Dont  il  tire  le  miel  pour  le  cœur  virginal  ? 

La  Vierge  est  donc  aussi  une  mousche  mystique, 
Une  rusche.  un  rayon  distillant  de  douceur, 

*   Le  gouveraomcnt,  lo  rcg:ime  intérieur  do  la  ruche. 

»   BournaU  rayon  de  miel  (Furetière)  ;  par  extension,  ruche. 


332  KALENDRIEH  HISTOUIAL 

Que  saincte  Anne  gousta  d'un  transport  angélique, 
Quand  elle  feit  esclore  une  si  belle  fleur. 

Le  Ciel  est  un  bournal  d'avettes  pacifiques^ 
Un  Printemps  éternel  leur  fournira  des  fleurs, 
Un  doux  miel  couvrira  les  tables  magnifiques  ; 
Les  consommez  seront  délices  et  honneurs. 

Craindrons-nous  désormais  de  bien  suivre  la  trace 
Et  les  exemples  saincts  du  juste  roy  LOUYS, 
Qui  s'est  tout  consacré  à  la  Mère  de  grâce. 
Ses  suiects,  ses  estais,  sa  personne,  et  ses  lys? 

Je  croy  que  c'est  atteindre  au  crédit  d'un  Prophète, 
D*acquerir  sainctement  telle  deuotion  ; 
Mais  si  lu  dis  I'Ave,  tu   seras  vne  Atette, 
Qui  produira  son  miel  au  jardin  de  Sion. 

M.  M.  M.  P. 


IV 

Ode  des  merveilles  de  la  Vierce 

£Ue  est  comme  un  cèdre  esleuée, 
Planté  sur  le  haut  du  Liban, 
Comme  le  cyprès  qui,  lout  Tan, 
Sur  le  mont  de  Syon  recrée. 

Et  comme  en  Cadès  le  palmier 

Et  en  Hierico  le  rosier. 

Belle,  comme  aux  champs  est  Tolive 

Et  le  platane  prez  des  eaux, 

Comme  sont  aux  carrois'  plus  beaux 

La  canelle,  quand  on  arrive, 

Le  baulme  et  la  myrrhe  odorans  : 
Elle  est  d'odeurs  plus  doux  flairans. 

*  Carroi,  carref.mr,  place  publique^  jardin  de  plaisance. 


DC  LA  VIERGE  MARIE  333 

Elle  est  du  grand  Seigneur  le  temple^ 
Qui  seule  a  pieu  au  Fils  de  Dieu,  . 
Qu'elle  a  tenu  en  peu  de  lieu, 
Où  elle  seule  Je  contemple, 

Geluy  que  les  deux  n'ont  pouuoir 

De  conlenir  en  leur  manoir  ! 

Elle  est  belle  comme  la  lune, 
Choisie  comme  le  soleil, 
Comme  Taurore  au  front  d'esmail 
Qui  se  lève  après  la  nuict  brune, 

Et  comme  les  bandes  aux  camps 

Ordonnées  selon  les  rangs. 

Elle  resjouït  tous  les  Anges^ 
Lorsqu'elle  fut  enlevée  aux  cieux. 
Qui,  la  loiians  à  qui  mieux  mieux, 
Benissoient  Dieu  en  leurs  louanges. 

Qui  Ta  mise  au  throsne  etheré 

Où  il  sied,  au  siège  azuré. 

M.  B.  M. 


EXTRAITS  DU  KALENDRIER  HISTORIAL 

DE  LA  VIERGE  MARIE 


»^^^^w^^»<*^^M^»^^^^>^^w» 


I. 
Le  banquet  de  rAscension* 

En  la  ville  de  Santarem,  en  Portugal^  il  y  a  un  monastère  de 
l'Ordre  de  Sainct  Dominique,  dont  le  sacristain,  qui  vivoit  en  ia46, 
grand  homme  de  bien  nommé  frère  Bernard,  instruisoit  deux  petits 
enfans  de  la  ville  fort  dociles,  leur  enseignant  doucement  les  ru- 
diaiens  de  la  foy  et  des  lettres,  avec  les  bonnes  mœurs.  Il  les  mettoit 

'  Kaïeruîriey  historial.  p.  3oa.  5  mii. 


3)4  KiLEiNDRlER  HtSTOIU.VL 

tous  les  matiDS  dans  uae  petite  chapelle  de  Téglise,  pour  y  estudier 
leurs  leçons,  sur  l'autel  de  laquelle  il  y  avoit  une  fort  belle  image 
de  la  Vierge,  tenant  son  petit  enfant  dans  son  giron,  qui  regardoit 
d'un  œil  serein  ces  deux  petits  garçons.  L^  après  leur  estude,  ils 
faisoient  leurs  petites  prières,  ainsi  que  leur  maître  leur  avoit 
appris,  puis  y  mangeoient  leur  desjeuner.  Et  voyant  que  le  petit 
Jésus  qui  estoit  dans  le  giron  de  sa  mère  les  regardoit  si  amou- 
reusement, leur  tendant  la  main  ils  luy  demandèrent  gracieuse- 
ment s'il  luy  plaisoit  manger  avec  eux. 

Chose  merveilleuse  !  L'enfant  Jésus  quitte  le  giron  de  sa  mère^ 
descend  avec  les  petits  garçons  et  mange  avec  eux,  puis  s'en  re- 
tourne dVù  il  estoit  venu.  Après  que  cela  eut  continué  plusieurs 
jours  de  la  sorte,  Tun  des  enfans  se  plaignit  à  son  maistre  que  le, 
petit  Jésus  venoit  tous  les  jours  desjeuner  avec  eux,  mais  qu'il  ne 
leur  apportoit  rien  Ce  bon  homme  entendant  ces  paroles  demeura 
tout  estonné,  et  ravy  d  admiration  leur  dit  que,  s'il  rctournoit,  ils 
luy  dissent  cecy  :  a  Monsieur,  il  y  a  desjà  longtemps  que  vous  vous 
trouvez  à  nostre  desjeuner  et  ne  nous  avez  encore  rien  apporté  : 
quand  vous  plairat-il  nous  traiter  avec  nostre  maître  Bernard  en 
la  maison  de  votre  Père  ?  » 

Ces  enfans  ne  manquèrent  pas  le  lendemain  de  parler  au  petit 
Jésus  comme  leur  avoit  dit  leur  maistre  ;  Jésus,  entendant  cela,  se 
prit  à  sousrire  et  leur  respondit  aussitôt  :  c  Ah!  bienheureux  petits 
enfans,  que  j'ayme  et  honore  vostre  innocence  !  AUez,  je  vous  pro- 
mets de  vous  rendre  la  pareille  et  de  vous  traiter  k  mon  tour. 
Dites  à  vostre  maistre  qu'il  ne  manque  pas  de  se  trouver  icy  au 
jour  deTAsceusion,  car  je  veux  vous  traitter  ce  jour-là.  »  Ces  petits 
garçons  ayans  entendu  ces  paroles  furent  si  aises  que  rien  plus,  et 
s'encoururent  vistement  dire  à  leur  maistre  la  response  qu'ils 
avoient  eue.  Le  bon  religieux,  jugeant  bien  par  là  que  sa  fin  estoit 
proche,  leur  commanda  de  se  faire  braves  ce  jour- là,  et  luy  mesme 
se  prépara  à  la  mort  par  une  confession  générale  de  tous  ses  péchez. 
En  attendant  le  jour  assigqé,  il  entretenoit  ses  petits  escholiers  de 
là  félicité  éternelle. 

Le  jour  de  l'Ascension  estant  venu,  le  bon  frère  Bernard  célébra 
dévotement  la  saincte  messe  en  la  susdite  chapelle  de  Nosti'e-Dame, 


DE  L\  MERUE:  marie  33h 

OÙ  assistèrent  ses  deux  petits  escholiers  qui  la  respondoient  et 
regardoient  parfois  le  petit  Jésus,  se  souriant,  et  luy  faisant  signe 
des  yeux  qu'il  se  ressouvint  de  sa  promesse.  L'enfant  Jésus  leur 
marqua,  du  giron  de  sa  mère,  qu'il  les  enlendbit  et  qu'ils  se  tinssent 
prêts. 

Le  bon  père  cependant  avoit  tousjours  et  l'esprit  et  les  yeiix 
eslevez  vers  le  ciel  :  et  à  peine  eut-il  dit  Vite  missa  est,  la  messe 
estant  achevée,  voilà  qu'un  doux  sommeil  les  abat  tous  trois,  et 
les  fait  aller  disner  à  la  table  des  bienheureux,  où  Jésus  les  avoit 
invitez.  Vingt  et  neuf  ans  après  leur  mort,  leurs  corps  ayant  esté 
relevez  de  terre  furent  trouvez  aussi  blancs  et  aussi  fraiz  que  le 
propre  jour  qu'ils  décédèrent. 


11 

La   Vierge    et  les  brigands'. 

Trois  hommes  passoient  de  compagnie  au  travers  d'un  bois. 
Deux  d'entre  eux,  qui  marchoient  en  avant,  furent  destroussez  et 
mis  à  mort  par  des  voleurs.  Le  troisième  qui  les  suivoit  au  petit 
pas,  estant  sur  le  point  d'avoir  le  mesme  sort,  demande  instam- 
ment aux  brigands  un  peu  de  loisir  pour  saluer  la  Mère  de  Dieu 
et  réciter  sa  petite  Couronne  de  douze  estoiles,  qu'il  souloit'  réci- 
ter tous  les  jours. 

A  cet  effet,  il  se  retira  un  peu  à  l'écart  et  se  jeta  à  deux  genoux. 
Cependant  les  voleurs,  qui  remarquoient  soigneusement  tout  ce 
qu'il  faisoît,  aperceurent  autour  de  luy  trois  dames  d'excellente 
beauté,  dont  l'une  comme  la  maistresse  estoit  assise  dans  un 
throsne  d'or,  les  deux  autres  comme  dames  d'honneur  estoient 
debout  devant  elle.  Et  à  mesure  que  ce  pauvre  homme  recitoit  le 
Pater  noster,  elles  cueilloient  de  belles  roses  vermeilles  qui  sor- 
toient  de  sa  bouche ,  et  des  blanches  quand  il  recitoit  ÏAve 
Maria,  Les  ayant  enfilées  dans  un  cordon  d'or  en  forme  de  cou- 

*  Kalendrier  historial,  p.  337»  ao  mai. 

»  «  Siouloil,  •  avait  coutume,  du  latin  solebat.  Les  c<  douze  étoiles  »  sont 
douxe  Ave  Maria. 


330  KAI/ENDRIER  HISTORIAL 

ronne^  elles  la  pi^esentèrent  avec  une  grande  révérence  à  leur  reine, 
laquelle  disparut  aves  ses  compagnes,  après  l'avoir  posée  sur  la 
teste  de  celuy  qui  se  recommandoit  à  elle  du  meilleur  de  son  cœur. 

Cette  prière  lui  valut  la  vie  et  ne  servit  pas  moins  aux  brigands. 
Car  iceux  luy  ayant  demandé  qui  estoient  ces  dames  avec  lesquelles 
il  s*estoit  entretenu^  et  trouvant  qu'il  n'avoit  rien  veu  de  ce  qui 
s'estoit  passé,  ils  luy  racontèrent  de  point  en  point  tout  ce  qu'ils 
avoient  aperceu  :  par  où  il  connut  que  celte  Reine  d'extraordi- 
naire beauté  n'estoit  autre  que  la  Mère  de  Dieu,  et  les  deux  autres 
saincte  Luce  et  saincte  Catherine,  vierges  et  martyres.  Spectacle 
qui  toucha  si  vivement  ces  cœurs  endurcis,  qu*ils  se  rangèrent  à 
la  pénitence. 

Quant  au  voyageur,  il  se  sentit  tellement  redevable  à  sa  bienfai- 
trice, qu'il  crut  ne  pouvoir  mieux  reconnoistre  une  si  rare  faveur 
qu'en  consacrant  à  son  service  le  reste  de  ses  jours  :  et  il  se  fît 
religieux. 

m 

Le  diable  dans  un  hôpital,  chassé  par  la  Vierge'. 

Un  certain  gentilhomme  pieux  et  dévot  à  ia  saincte  Vierge  et  à 
saint  Jean  l'Evangéliste,  en  l'honneur  desquels  il  récitoit  sans 
faillir  tous  les  jours  une  oraison  qui  se  commence  0  iniemerata, 
etc.  y  de  quoy  le  diable  luy  portant  envie  se  présenta  un  jour  à  luy 
en  forme  humaine,  ayant  à  cet  effet  pris  le  corps  d'un  pendu  à  un 
gibet,  s'ofiTrant  de  le  servir.  Le  gentilhomme,  le  voyant  sain  et 
dispos^  fort  prompt  à  obéir^  le  re^eut  pour  servir  les  pauvres  en 
un  hospital  qu'il  avoit  fait  bastir  à  ses  propres  despens.  Ce  com- 
pagnon s'y  accorde  et  sert  en  apparence  avec  tant  d'affection  que 
tous  les  pauvres  en  disoient  merveilles. 

Il  arriva  une  fois  que  ce  bon  varlet  vint  demander  à  son  maistre 
du  poisson  pour  quelques  malades  qui  en  désiroient,  ne  pouvant 
manger  autre  chose.  Et  n'ayant  pu  en  trouver  à  la  poissonnerie, 
le  maistre  entre  en  un  bateau  avec  son  serviteur  pour  pescher.  Le 

'  Kalendrier  historiaU  p.  4i6,  af)  juin. 


DE  LA  VIERGE  MARIE  337 

diable  de  varlet  fit  tout  son  effort  pour  faire  noyer  son  maistre  ; 
mais  il  ne  put,  car  le  bateau  fut  miraculeusement  environné  et  lié 
d'une  corde  blanche  envoyée  du  ciel,  qui  le  tint  si  ferme  qu'il  ne 
put  être  chaviré. 

Une  autre  fois,  il  vint  demander  de  la  venaison  pour  ses  ma- 
lades. Aussitôt,  le  cavalier  monta  à  cheval  pour  aller  à  la  chasse, 
menant  son  desguisé  serviteur  avec  soy  ;  et  entrez  qu'ils  furent 
bien  avant  dans  la  forest,  le  meschant  varlet,  au  lieu  de  tirer  contre 
la  beste  fauve,  tiroit  sur  son  maistre  afin  de  le  tuer.  Mais  à  chaque 
fois  qu'il  tiroit  contre  le  gentilhomme,  il  se  trouvoit  entre  eux  un 
drap  d'or  qui  rabattoit  les  coups,  de  sorte  que  le  gentilhomme  ne 
fut  aucunement  incommodé,  et  si  s'en  retourna  avec  du  gibier 
pour  ses  pauvres  malades. 

Le  bon  gentilhomme  ayant  un  jour  prié  un  certain  evesque  de 
visiter  son  hospital,  le  prélat  s'y  rendit  volontiers  et  s'enquit  des 
malades  s'ils  estoient  bien  assistez  par  ce  serviteur,  et  quoiqu'on 
lui  en  fist  de  grandes  louanges,  il  luy  fut  révélé  incontinent  que 
c'estoit  un  diable.  L'evesque  l'appelle  devant  toute  l'assistance,  le 
somme  de  dire  qui  il  est,  à  quelle  fin  il  est  dans  ce  lieu  ? 

Contraint  ainsi  de  dire  la  vérité,  cet  ennemy  s'escrie  d'une  voix 
terrible  qu'il  est  un  démon,  qu'il  est  venu  en  ce  lieu  pour  faire 
mourir  les  malades  sans  confession  et  pour  tuer  le  gentilhomme 
contraire  aux  œuvres  du  prince  des  ténèbres,  mais  qu'il  a  esté 
empesché  de  l'un  et  de  l'autre  dessein  par  la  Mère  de  Dieu,  à 
cause  d'une  oraison  que  le  gentilhomme  recitoit  en  son  honneur 
tous  les  jours.  En  même  temps  le  maudit  disparait,  laissant  der- 
rière luY  une  odeur  de  souffre  abominable. 

IV 

Le    diable  et  le  moine  peintre*. 

Il  y  avoit  un  bon  religieux  dans  un  certain  monastère,  nommé 
Hiérosme,  fort  dévot  à  la  saincle  Vierge  et  bien  versé  en  l'art  de 
peinture^  lequel  dépeignit  une  fois  une  très  belle  image  de  Nostre 
Dame,  à  laquelle  il  ne  manquoit  rien  que  la  parole,   ayant  le 

*  Kalendrier  historial,  p.  iGG2,  3o  sept. 


338  KALENDRIER  HISTORIAL 

diable  sous  ses  pieds,  qu'il  rendit  par  son  art  si  vilain  et  si  dîforme, 

É 

qu'il  ne  se  pouvoit  rien  voir  de  si  laid  :  puis  en  se  moquant  de  luy, 
il  luy  crachait  au  visage.  De  quoy  le  diable  grandement  courroucé, 
s'efforça/ie  se  venger  de  l'injure  reçue  de  ce  religieux. 

H  luy  apparut  un  jour  en  forme  d'une  très  belle  iemme,  le  sol- 
licitant à  lasciveté.  Frère  Hiérosme  luy  promit  de  faire  tout  ce 
qu'elle  voudroit,  si  elle  s'y  accordoit.  Alors  le  diable  sous  la  figure 
de  cette  femme  luy  demanda  s'il  n'estoit  pas  sacristain  de  l'église 
de  ce  monastère,  et  luy  ayant  respondu  qu'oûy  :  «  Eh  bien,  ré- 
pliqua la  femme,  si  vous  voulez  prendre  tous  les  thresors  de  cette 
église,  les  mettre  dans  un  sac  et  les  emporter,  nous  nous  en  irons 
ensemble  en  quelque  lieu  écarté,  où  nous  nous  resjouyrons.  »  Le 
pauvre  frère  Hiérosme,  ayant  résolu  de  faire  ce  larcin,  se  mit  en 
devoir  de  l'exécuter,  et  comme  il  le  faisoit,  le  diable  commença 
à  crier  tant  qu'il  put,  disant  :  a  Accourez,  messieurs,  accourez  ! 
voilà  frère  Hiérosme  qui  vole  les  thresors  de  l'église  î  » 

Les  religieux  arrivez  trouvèrent  leur  frère  Hiérosme  qui  rom- 
poit  les  calices  et  autres  vazes  d'or  et  d'argent,  dont  ils  fureat 
grandement  estonnez.  et  luy  demandant  pourquoy  il  faisait  cela, 
il  ne  leur  put  respondre  aucun  mot,  de  honte  et  confusion  qu'il 
avoit.  Or,  d'autant  que  c'estoit  durant  la  nuit  que  ces  choses  se 
passoient,  les  religieux  attachèrent  à  une  colonne  le  pauvre  frère 
Hiérosme  et  se  retirèrent.  Le  diable  venant  vers  luy,  en  se  moc- 
quant  à  la  pareille,  luy  demanda  si  ce  n'estoit  pas  luy  qui  le  de- 
peignoit  si  difforme  et  si  hideux,  et  qui  par  mespris  luy  crachoil 
au  nez?  Puis  luy  dit  :  «  D'autant  que  tu  t'es  moqué  de  moi,  je 
me  moque  de  toy,  misérable  !  tu  seras  bruslé.  Dis  maintenant  à 
ta  Marie,  que  tu  peignois  si  belle,  qu'elle  te  vienne  secourir  I  »  Le 
pauvre  frère  Hiérosme^  se  souvenant  des  miséricordes  de  la  saiucte 
Vierge,  commença  à  la  supplier  de  tout  son  cœur  de  le  vouloir 
assister. 

Alors  la  Mère  de  bonté  luy  apparut,  et  luy  dit  :  «  Confortez-vous 
en  Dieu,  Hiérosme  mon  ami,  et  prenez  bon  courage  en  vous  gar- 
dant des  tromperies  du  diable  ;  je  ne  vous  abandonnerai  pas  en 
cette  tribulation.  »  Et  cela  dit,  elle  le  deslia  de  la  colonne  et  y 
attacha  le  diable  en  sa  place. 


DE  LA  VIERGE  MARIE  S39 

L'heure  de  matines  estant  venue,  le  sacristain,  par  ordonnance 
de  la  Vierge,  sonna  la  cloche,  et  ayant  allumé  les  cierges  à  l'autel 
et  ouvert  les  livres  au  chœur,  il  se  mit  en  sa  place  ordinaire.  Les 
religieux,  voyant  tout  cela,  furent  grandement  estonnez,  et  courant 
à  la  colonne  y  trouvèrent  le  diable  attaché  au  lieu  du  sacristain,  et 
le  despouillant  (car  il  estoit  en  forme  humaine)  ils  Testrillèrent 
comme  il  appartenoit,  puis  le  laissèrent  aller  hurlant  et  grinçant 
des  dents. 

Frère  Hiérosme^  s'estant  bien  confessé  et  ayant  fait  pénitence 
de  son  forfait,  racontoit  à  un  chacun  la  grande  miséricorde  qu'il 
avoit  receue  de  la  glorieuse  Vierge  Marie. 


Office  chanté  par  les  morts'. 

Au  pays  de  Bretagne  il  y  eut  jadis  un  homme  séculier  craignant 
Dieu,  lequel  toutes  fois  et  quantes  qu'il  passoit  par  quelque  cime- 
tière, soit  en  allant  ou  en  venant,  s'y  arrestoit  pour  prier  pour  les 
trespassez.  Or  ce  bon  homme  estant  sur  le  poinct  de  mourir,  il  en- 
voya prier  son  curé  de  luy  apporter  le  sainct  Sacrement.  Iceluy, 
craignant  de  s'incommoder,  d'autant  que  c'estoit  la  nuit,  y  envoya 
Daniel,  son  diacre,  lequel  y  alla  volontiers  pour  consoler  et  secourir 
ce  malade,  qu'il  communia  et  exhorta  si  bien  qu'il  mit  son  âme  au 
chemin  du  salut.  Ce  qu'ayant  fait  et  ayant  pris  congé  de  luy,  s'en 
retourna^  et  l'agonizant  rendit  peu  après  son  àme  en  bonne  paix. 

Le  diacre  estant  arrivé  à  la  principale  porte  de  l'église,  qu'il  avoit 
très  bien  fermée^  la  trouva  ouverte  de  part  et  d'autre  :  et  de  plus, 
il  fut  invîsiblement  arresté  en  ce  lieu,  de  sorte  qu'il  ne  pouvoit  se 
mouvoir.  En  cet  estât,  il  ouït  au  cimetière  une  voix  qui  s'escrioit  : 
—  «  Sus  !  fidèles,  levez-vous  de  là  où  vous  reposez,  et  trouvez-vous 
ensemble  eh  l'église,  parce  que  notre  bienfaiteur  est  mort^  lequel  pas- 
sant par  icy  ne  manquoit  jamais  de  prier  Dieu  pour  nous.  Ren- 
dons  luy  ce  devoir  de  recommander  son  àme  à  Dieu,  s 

Kalendrier  historial,  p.  789,  i*""  novembre. 


340  KALENDRIER  HISTORIAL 

Il  ouït  alors  un  grand  bruit^  dans  le  cimetière,  des  corps  sor- 
tans  des  tombeaux,  et  Téglise  fut  remplie  de  cierges  allumez.  Alors 
tous  ces  trespassez  se  mirent  à  chanter  solennellement  l'office  des 
morts,  ainsi  qu'on  a  coustume  de  faire  aux  églises  cathédrales 
quand  quelque  personne  illustre  meurt.  Cet  office  parachevé,  cha- 
cun retourna  à  son  repos,  et  le  mesme  biuit  s'entendit,  et  les 
cierges  peu  à  peu  furent  esteints^  et  le  diacre,  délivré  de  ce  qui  le 
tenoit  arresté,  alla  remettre  le  ciboire  en  sa  place.  Le  bon  Daniel 
estoit  sur  le  poinct  d'aller  conter  au  curé  les  choses  qu'il  avoit 
veuës,  lorsqu'un  messager  luy  donna  nouvelle  que  l'homme  dévot 
estoit  passé  à  une  meilleure  vie. 

Alors  ayant  veu  ces  choses  merveilleuses,  il  tourna  le  dos  au 
monde  trompeur,  s'en  alla  à  Tours  dans  le  monastère  de  Sainct 
Martin^  et  là  se  donna  au  service  de  Dieu,  où  croissant  en  vertus 
il  y  lut  esleu  prieur,  et  continua  avec  une  grande  ferveur  à  prier 
Dieu  pour  les  trespassez. 


VI 

Le  Te  coeli   Reginam 
ou  Te  Deum  de  la  sainte   Vierge'. 

Le  ai  décembre  i46f,  décéda  le  vénérable  père  Dominique 
Allemand,  religieuse  de  la  Chartreuse  de  Trêves,  âgé  de  soixante  et 
treize  ans.  Il  estoit  très  grand  et  très  fidèle  serviteur  de  Dieu, 
l'aimant  de  tout  son  cœur.  Un  jour,  comme  il  prenoit  sa  petite 
réfection  tout  seul  et  en  sa  cellule,  méditant  comme  TEnfant  Jésus 
avuit  voulu  sucer  les  mamelles  de  la  Vierge  sa  saincte  Mère,  estre 
enveloppé  en  de  petits  drappelets  et  emmailloté  avec  de  petites 
bandelettes,  et  lorsqu'il  crioit,  estre  appaisé  avec  des  noix  ou  des 
pommes,  puis  faisant  reflection  sur  ses  propres  peschez,  prioit 
avec  crainte  ce  bénit  Sauveur  de  luy  faire  miséricorde  et  grâce,  en 
celte  sorte  :  «  0  le  plus  doux  et  bénin  de  tous  les  petits  enfans,  qui, 

'  Kalendrier  historiaU  p   856,  ai  dccembro. 


DE  LA  VIERGE  MARIE 


341 


lorsque  vous  reposiez  entre  les  bras  de  vostre  saincte  Mère,  avez 
voulu  estre  appaisé  avec  des  uoix  ou  des  pommes  à  la  façon  des 
autres  petits  enfants,  je  vous  supplie  d'accepter  le  petit  labeur  de 
cette  mienne  pénitence,  en  rémission  de  tous  mes  péchez  et  me 
donner  vostre  grâce.  »  En  disant  cela  les  larmes  luy  sorlolent  des 
yeux  en  abondance.  Mais  le  consolateur  des  humbles,  luy  appa- 
roissant  en  cet  instant  en  forme  d'un  petit  enfant  très  beau,  s'asseit 
sm-  sa  table,  sur  un  coissin,  et  regardant  amoureusement  ce  bon 
Père  en  face,  le  remplit  d'une  lumière  et  consolation  toute  céleste. 
Et  parlant  intérieurement  à  son  cœur,  luy  donna  une  pleine  et 
parfaite  connoissance  des  divins  mystères  et  des  sainctes  Écritures  : 
puis  s*en  retournant  au  ciel,  le  laissa  remply  d'une  odeur  très  souëf . 
Il  estait  aussi  très  dévot  à  la  Mère  de  Dieu  en  l'honneur  de  laquelle 
il  composa  Thyume  suivant'  : 


Hymne  du  P.  Dominique  en  F  honneur  de  la  Vierge, 


1.  —  Te  cœU  Reginam  laudamus, 
te  mundi  Dominam  honoramus. 

a.  —  Te  laudant  jure  universie  créa- 
ture, 

3 .  —  Matrem    immeusse   claritaUs  , 

4.  —  Aulam  summœ  Trinitatis, 

5 .  —  Sole  divinitatis  amicta,  Lunam 
bupplantaus  benedicia, 

6.  —  Tota  glorificata,  bis  siellis  es 
coronata  : 

7.  -—Tu  seterni  Patris  fîlia  dilecta, 
tu  FiUi  Dei  genltrix  eiecta, 

8.  -»    Sancta  quoque   sponsa  Para- 
cleti. 

9.  —  Tibi  Cherubim  et  Seraphim 
iueflabiU  voce  proclamant  : 


I.  —  Vous,  Reine  du  ciel,  nous  vous 
louons  !  Souveraine  du  monde,  nous 
vous  honorons  I 

3.  —  A  vous  paient  un  tribut  de 
louanges  toutes  les  créatures  de  Tuni- 
vera, 

3.  —  O  mère  d'une  splendeur 
éblouissante  I 

4.  ~-   Palais  de  la  Trinité  suprême  ! 

5.  —  Le  Soleil  divin  est  votre  vête- 
ment, la  Lune  devant  vous  s'ciraco,  6 
Vierge  bénie  I 

ti.  —  Et  toute  rayounaato  de  gloire, 
vous  avez  au  front  une  couronne 
d'étoiles  : 

7.  —  Vous  la  fîile  chérie  de  Dieu  le 
Père,  Vous  la  mère  choisie  de  Dieu  le 
Fils. 

8.  —  Vous  Tcpouse  sucrée  du  Saint- 
Esprit. 

9.  —  A  vous  d'une  voix  inefifable  les 
Chérubins  et  les  Séraphins  chantent  : 


'  Nous  y  avons  ajouté  la  traduction. 


342 


KALËNDKIER  HISTORIAL 


m 


10.  —  «  Salve  I  salve  I  salvo,  ô  Do- 
mina glorlosa  I 

IX.  ~  Pleiii  sunt  cœli  et  terra  sua- 
vitatis  gratin;  tuus.  » 

la.— Tu  Aposiolorum  llcgina,  lu 
Evangelistarum  doctrina, 

i3.  ~^  Te  prophetarum  laudabilis 
numerus, 

i4.  —  Te  Patriarciiarum  venerali.r 
cuneus. 

15.-*  Tu  Marlyrum  Victoria,  tu 
Gonfessoram  es  gloria, 

i6.  -^  Te  paradlsi  rosas  Virgiiics 
formosœ  laucUiit ,  et  continentes  in 
choro  suo  cunentes  : 

17.  —  <  Ave,  Kegina  dulcissima  I 
Gaude,  Domina  nostra  diguissima  1 

18.  —  «  Qute  gratiam  Sanctis  infun- 
dis,  qua;  libéras  animas  de  profundisl  » 

19.  —  Te  orgo  et  rei  rogamus»  ù 
Genitrix  Dei,  succurre  populo  isti  : 
quem  pretiosus  Filii  lui  redemi  t 
sanguis  Jesu  Gtiristi  ; 

30.  —  Supcrna  fac  cum  sanctis  et 
nos  gloria  munerari. 

31.  —  Per  te  meieamur,  6  Mati.r 
sancta,  pie  consolari, 

33.  ^  Tôt  prœrogativis  sanctitatis 
coronata  in  gloria  Patris  ; 

33.  -~  Tôt  privilegiisdignilalisgau- 
dons  jure  Ma  tris  ; 

a4.  —  Jucundare,  Islarci  gaude, 
major  omni  laude, 

35.  —  O  clomcnf,  ô  pia,  ô  dulcis 
Virgo  Maria  ! 


10.  —  u  Salul  !  salut  I  salut,  ô  Dame 
de  gloire  ! 

11.  ^  Le  ciel  et  la  terre  sont  pleins 
de  la  douceur  de  votre  grâce.  » 

1 3 .  Vous  la  Heine  des  apôtres ,  tou5 
la  doctrine  des  Evangélistes, 

i3.  —  A  vous  l'illustre  troupe  des 
Prophètes, 

i4.  ^  A  vous  le  batailloQ  des  Pa- 
triarches viennent  rendra  leurs  hom- 
mages. 

i5.  —  Vous  la  victoire  des  Martyrs, 
vous  la  gloire  des  Confesseurs, 

16.  —  A  vous  les  belles  Vierges, 
ces  roses  du  Paradis,  prodiguent  leurs 
louanges,  et  les  Chastes  chantent  en 
chœur  : 

i7.  — >  c  Honneur  à  vous.  Reine  très 
douce,  gloire  à  vous,  Dame  très  au- 
guste, 

18.  —  «  Qui  aux  Saints  verses  la 
grâce,  qui  délivrez  les  âmes  de  Ta- 
bime  I  > 

19.  —  A  vous  donc,  6  Mère  de  Dieu, 
nous  pauvres  pécheurs  nous  nous 
adressons  :  venez  au  secourt  de  ce 
peuple,  racheté  du  précieux  sang  de 
votre  Fils  Jésus-Christ  ; 

30.  —  Donnez-nous,  avec  les  saints, 
la  récompense  de  la  gloire  éternelle. 

ai.  «-  Et  ici-bas,  ô  sainte  Mère,  dai- 
gnez venir  vous-même  nous  consoler: 

33.  «-  Vous^  couronnée  dans  la 
gloire  du  Père  de  tous  les  insignes  de 
la  sainteté  ; 

33.  —  Vous  honorée  prcs  du  Fils 
de  tous  les  privilèges  augustes  de  la 
maternité; 

a 4.  Joie  à  vous,  bonheur  à  vous  l 
gloire  à  vous  I  à  vous  qui  êtes  au  des- 
sus de  toute  louange, 

35.  O  clémente,  û  compti tissante,  ô 
douce  Vierge  Marie  ! 


LES  TOMBEAUX 

DES     DUCS     DE3     BRETAGNE 

Par  p.  de  Lisle  du  Dreneuc 

Conservateur  du  musée  archéologique  de  Nantes 


LE  TOMBEAU  D'ARTHUR  II 


De  lu  lomijc  crArliis  ils  feraient  une  borne. 

Brizbux. 

Le  duc  Arthur  II  «  fut  un  bon  Prince,  bening,  gracieux,  homme 
de  justice  et  droiturier. . .  Il  mourut  en  un  petit  chasteau  mainte- 
nant ruiné,  lequel  s'appelle  l'Isle,  situé  sur  la  rivière  de  Yillaigne, 
au-dessus  de  la  bourgade  de  la  Roche-Bernard  . .  Et  fut  ensepvely 
à  Vannes  en  l'église  des  Cordeliers.  »  C'est  en  effet  dans  ce  couvent 
fondé  par  Jean  I,  en  ia6o,  et  augmenté  par  le  duc  Arthur  II,  que 
fut  érigé  le  tombeau  de  ce  prince  ;  mais  il  est  fort  malaisé  de  savoir 
aujourd'hui  s'il  y  a  réellement  été  enseveli.  L'incertitude  sur  un 
point  aussi  notoire  parait  bizarre  ;  elle  est  cependant  très  réelle 
et  en  voici  la  cause  :  Les  dépouilles  mortelles  d'Arthur  II  ont  été 
partagées  entre  le  couvent  des  Carmes  de  Ploërmel  et  celui  des 
Cordeliers  de  Vannes;  d'après  dom  Lobineau  «  ses  entrailles  furent 
enterrées  aux  Cordeliers  de  Vannes  et  son  corps  aux  Carmes  de 
Ploërmel  ». 

Cette  assertion,  qui  contredit  l'opinion  émise  parles  autres  histo- 
riens, semble  peu  d'accord  avec  les  faits.  On  lisait  en  effet  sur  le 
TOME  IX.   —  MAI  1893,  a 3 


9U  LES  TOMBEAUX  DES  UUCri  DE  BRETAGNE 

moQument  d*Arthur  II  daas  l'église  des  Gordeliers  de  Vannes  cette 
inscription  :  «  cy  glst  le  large  prince  le  duc  Arthur.  »  Puis  est-il 
vraisemblable  que  Ton  ait  élevé  un  tombeau  avec  Telligie  du 
prince  sans  que  son  corps  y  fùl  déposé,  tandis  qu  a  Ploërmel,où  il 
aurait  été  enterié,  d'après  dom  Lobineau,  rien  n'indiquerait  sa  pré- 
sence ?  Il  semble  plus  rationnel  d'admettre,  comme  on  Ta  fait,  que 
ce  fut  seulement  le  cœur  d'Arthur  II  qui  fut  placé  dans  le  tombeau 
de  son  père.  C'est  ainsi  que  plus  tard  la  duchesse  Anne  voulut  que 
son  cœur  fut  déposé  dans  le  mausolée  de  François  II  son  père.  De 
même  aussi,  le  corps  de  du  Guesclîn  eut  son  tombeau  à  Saint-Denis 
avec  ceux  de  nos  rois,  tandis  que  son  cœur  fut  donné  à  sa  ville  de 
Dinan.  Mais  dans  Tun  et  Tautre  cas  on  n*a  point  construit  de 
tombeau  sur  ces  simples  reliques,  réservant  cette  manifestation 
extérieure  pour  le  lieu  ou  le  corps  était  enterré. 

Quoi  qull  en  soit  et  malgré  toutes  ces  considérations,  Topiniou 
de  dom  Lobineau  est  tellement  précise  que,  si  elle  ne  parvient  à 
nous  convaincre^  elle  suffit  du  moins  pour  nous  laisser  fort  indécis. 

Voici  du  reste  le  passage  entier  auquel  je  lais  allusion.  c(  Arlhus  II 
mourut  en  son  chasteau  de  Tlsle,  au-dessus  de  la  Roche-Bernard» 
le  27  août  i3ia.  Ses  entrailles  furent  eaterrées  aux  Gordeliers  de 
Vannes  et  son  corps  aux  Carmes  de  Ploërmel.  On  lui  dressa  un 
tombeau  dans  cette  première  église  avec  une  épitaphe  où  I  on 
semble  insinuer  que  tout  son  corps  était  là,  ce  qui  donna  lieu  à 
quelques  auteurs  de  dire  qu  il  aurait  été  enterré  dans  TégUse  des 
Gordeliers  de  Vannes.  » 

Ainsi  le  clairvoyant  historien  semble  prévoir  les  causes  d'incerti- 
tude que  nous  signalons.  Quant  à  dom  Morice,  il  se  contente,  sui- 
vant sa  coutume^  de  reproduire  le  texte  de  son  devancier  :  a  Ses 
entrailles  furent  enterrées  aux  Gordeliers  de  Vannes  et  son  corps 
aux  Carmes  de  Ploërmel  »,  puis  il  ajoute  :  <<  Le  tombeau  qu  on 
lui  dressa  n'est  pas  dans  cette  église  (Ploërmel),  mais  dans  la 
première,  et  son  épitaphe  a  jeté  quelques  auteurs  dans  l'erreur.  » 

L'inscription  qui  fut,  sans  aucun  doute,  placée  jadis  à  Ploërmel 
sur  les  restes  de  ce  prince,  trancherait  toute  difficullé.  Mais  elle  ue 
nous  a  pas  été  conservée.  La  seule  épitaphe  que  j'ai  pu  relever  est 
celle-ci  : 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BHETAGNE 


345 


Cy  dedans  gist  le 

corps    et  est  enseputturc 

Artus  second  du  nom 


Duc  de  Bretagne 
MCCCXIII 


Plaquo  do  marbre  noir 

Gordeliers   de   Nantes  (pour 

V'auiioi) 


Ce  document  est  bien  formel,  malgré  l*erreur  du  copiste  qui  a 
mis  Nantes  pour  Vannes.  Le  désaccord  même  entre  la  date  de  i3i3 
et  celle  de  i3ia  donnée  par  dom  Lobineau  serait  une  preuve  en 
sa  faveur,  car  nous  retrouvons  la  date  de  i3i3  dans  un  ancien  obi- 
tier  de  Vannes  :  u  Anno  i3i3  oblit  clarlssimus  princeps  Arturus 
secvndus.  >  Malheureusement  toute  la  force  du  document  s'anéantit 
devant  le  nom  du  transcripteur.  C'est  en  effet  dans  le  recueil  ma- 
nuscrit de  Fournier  déposé  à  la  Bibliothèque  publique  de  Nantes 
que  se  trouve  cette  inscription.  Or,  Tingénieur  Fournier  était  doué 
d'un  esprit  beaucoup  trop  inventif  pour  que  l'on  puisse  invoquer 
son  témoignage  et  nous  ne  donnons  ici  son  texte  que  pour  mémoire. 

Les  bâtiments  conventuels  des  Cordeliers  occupaient  un  terrain 
jadis  situé  en  dehors  de  l'enceinte  de  Vannes,  où  se  trouve  main- 
tenant la  rue  nommée  Saint-François,  du  nom  le  plus  généralement 
donné  aux  Cordeliers. 

Sur  la  page  d'un  registre  d'inventaire  déposé  aux  Archives  dé- 
partementales de  Vannes  se  trouvent  les  curieux  renseignements 
qui  suivent  et  que  nous  transcrivons  sur  le  texte  publié  en  1869 
par  M.  Guyot  Jomard*  :  «  Des  papiers  qui  se  sont  trouvés  dans 
les  archives  et  autres  endroits  du  couvent  de  Saint- François  de 
Vannes,  duquel  couvent  on  a  trouvé  la  description  qui  suit  dans  un 


Bulletin  de  la  Société polymathique  du  Morbihan,  i863,  p.  i^* 


346  LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE 

ancien  livre,  en  partie,  ou  il  y  a  plusieurs  autres  particularités  tant 
du  dit  couvent  que  d'autres  lieux.  »  Suit  la  description  en  latin. 
En  voici  la  traduction,  aussi  littérale  que  possible  :  c  ...  Le  cou- 
vent de  Vannes  a  étébàli  sur  un  terrain  antique  et  incliné  jadis  en 
dehors  des  murs  de  cette  ville  par  la  serenissime  prince  Jean  I, 
duc  de  Bretagne  Àrmorique  ;  il  fut  agrandi  par  Arthur  11,  fils  de 
Jean  II.  Devenu  duc  en  i3o5,  il  mourut  en  i3ia.  Son  tombeau  a 
été  placé  au  milieu  du  chœur.  » 

Dans  un  ancien  obitier  est  écrit  ce  qui  suit  :  «  Anno  i3i3  obiit 
clarissimus  prînceps  Arturus  secundus,  dux  Britannie,  in  suo  cas- 
tello  Insulensi  prope  oppidum  de  la  Roche-Bernard,  fuit  se- 
pultus  in  choro  Sancti  Francisci  Yenetensis.  »  Ce  qui  suit  était 
écrit  sur  son  tombeau  : 

Cy  gist  le  large  prince  le  duc  Arthur  de  Bretagne,  fieuls  du  bon 
duc  Jean  II ^  lequel  mourut  à  Lyon,  au  couronnement  du  pape  Clé- 
ment V,  lan  de  grâce  1305,  qui  fut  fieuls  de  madame  Beatrix  fille 
au  roi  d Angleterre  Henri  5"°,  qui  trépassa  au  château  de  flsle  lès  la 
Rochebernard,  le  XXIIIJjour  du  mois  d'Août,  surveille  de  la  décol" 
lation  de  saint  Jean  Baptiste  l'an  de  grâce  MCCCXIL 

Sa  vie  et  le  service  volentiers  nos  vos   recoterrages  e  les 

DONNES  TEGHES,  SI  JE  POLICIE,  MES  GESTE  TOMBE  NE  PEUT  PAS  COM- 
PRENDRE icY.  Il  fut  ensepulturé  avec  grande  feste  e  grand  com- 
pagnie DE   LA  NOBLESSE  DE   LA  DUCUÉ,    ET  MOULT  NOUS  UENOURA,    PRIE 

Dieu  que  son  uerme  soit  en  repos  ... 

Le  couvent  des  Cordeliers^  ruiné  pendant  la  Révolution,  a  été 
absolument  rasé  en  i8o8  et  il  n'en  reste  aucune  trace. 

Le  tombeau  d'Arthur  II,  ou  du  moins  sa  statue,  fut  retrouvée  et 
transportée  plus  lard  à  la  Préfecture  par  les  soins  de  M.  Lorois, 
préfet  du  Morbihan.  En  i848,  on  eut  la  barbarie  de  prendre  ces 
beaux  marbres  et  de  les  jeter  sur  la  grande  route  d'Auray  où  ils 
devaient  servir  de  matériaux  pour  construire  le  pont  du  Pargo.  C'est 
peut-êlre  le  souvenir  de  cet  acte  de  vandalisme  qui  a  arraché  à 
Brizeux  le  cri  d'indignation  que  nous  avons  pris  pour  épigraphe  : 
De  la  tombe  dArtus,  ils  feraient  une  borne! 

Par  bonheur,  ces  précieux  débris  furent  aperçus  par  M.  Galles 
qui  les  obtint  de  l'ingénieur  chargé  des  travaux.  Peu  après,  en  1849, 


•  t 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE  347 

M.  le  baron  de  Wismes,  de  qui  je  tiens  le  récit  de  ces  fails,  les  vit 
dans  la  collection  de  M.  Galles  avec  la  statue  de  Jean  de  Malestroit' 
et  de  Jeanne  du  Périer  sa  femme.  Comme  tous  les  archéologues 
vannetais,  M.  Galles  avait  cet  admirable  désintéressement  qui  a  fait 
du  Musée  de  Vannes  un  merveilleux  trésor.  Les  restes  de  ces 
statues  passèrent  donc  de  sa  collection  dans  la  tour  du  Connétable. 
Maintenant,  en  attendant  la  réorganisation  du  Musée,  ils  sont  pro- 
visoirement déposés  dans  l'ancienne  halle  de  cette  ville. 

Les  débris  de  la  statue  d'Arthur  II  se  Composent  de  deux^  grandes 
parties  donnant  le  buste  et  la  taille  jusqu'au  dessus  des  genoux; 
leur  longueur  totale  est  de  i"  i5  ;  une  sorte  de  baudrier  traverse  la 
poitrine  ;  Tépée  est  passée  dans  une  ceinture  ornée  de  traverses  qui 
supportent  reçu  du  prince.  Les  armoiries  figurées  sur  cet  écu  ont 
une  disposition  singulière.  Comme  on  le  voit  sur  la  planche  que 
nous  avons  fait  exécuter,  grâce  à  l'autorisation  de  M.  le  Directeur 
du  Musée,  les  hermines  remplissent  presque  tout  le  chef  de  Técu, 
sauf  sur  les  côtés,  où  apparaissent  deux  pièces  de  l'échiqueté  de 
Dreux,  mais  fort  allongées  et  semblables  à  des  billettes. 

*  Ix)s  seigneurs  de  Malestroit  avaient  conlribuc  très  largement  à  la  fondation 
dn  couvent  des  Cordeliers. 

*  M.  I*abbé  Le  Mené,  directeur  du  Musée,  pense  que  la  partie  supérieure  est 
pont-être  d*une  autre  statue. 


948  LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE 


TOMBEAU  DU  DUC  JEAN  111 


La  mort  de  Jean  111  fut  le  signal  de  si  terribles  événements  que 
la  Bretagne  n'eut  guère  le  loisir  de  songer  à  construire  un  monu- 
ment à  la  mémoire  de  ce  prince.  Ogée  avance  cependant  que 
Monlfort  «  lui  Ht  ériger  un  magnifique  tombeau  de  marbre  aux 
Carmes  de  Ploërmel  » .  Rien  de  plus  douteux  que  cette  assertion  ; 
de  i34i  à  i345,  date  de  sa  mort,  Montfort  fut  presque  toujours 
captif,  et  ses  quelques  mois  de  liberté  furent  si  activement  employés 
en  guerres,  voyages  et  démarches  de  toutes  sortes»  qu'il  n'eut  certes 
pas  un  moment  pour  s'occuper  du  tombeau  de  Jean  III.  D'ailleurs, 
comment  aurait-il  pensé  à  rendre  cet  hommage  à  son  prédécesseur 
sans  savoir  s'il  lui  succéderait  jamais. 

Un  autre  motif  qui  me  fait  rejeter  cette  attribution,  c'est  que  le 
style  des  statues  de  Jean  II  et  de  Jean  III  est  beaucoup  trop  diffé- 
rent pour  qu'il  n'y  ait  eu,  entre  leur  exécution,  que  le  court 
espace  de  temps  qui  s'est  écoulé  entre  la  mort  de  ces  deux  princes. 
Ce  ne  fut  donc  au  plus  tôt  que  sous  le  règne  de  Jean  IV,  longtemps 
après  la  mort  du  duc  Jean  III,  que  l'on  put  faire  exécuter  son 
tombeau.  Il  était  mort  dans  la  ville  de  Caen,  au  retour  d'une  expédi- 
tion dans  les  Flandres,  où  il  avait  été  rejoindre  Philippe  de  Valois. 
Son  corps  fut  solennellement  ramené  en  Bretagne  et  déposé  dans  le 
chœur  de  l'église  des  Carmes  de  Ploërmel,  en  face  du  maitre-autel 
et  à  la  suite  de  celui  de  Jean  II,  c'est-à-dire  plus  éloigné  dudit 
mailre-autel  que  celui  de  son  aïeul. 

Ce  monastère,  qui  comptait  parmi  ses  fondateurs  JeanI  et 
plusieurs  de  ses  descendants,  avait  une  grande  importance.  L'église 
conventuelle,  d'après  la  description  d'Ogée,  avait  la  forme  d'un 
tau,  était  vaste  et  fort  magnifique,  u  Au  grand  autel  étaient  quatre 
colonnes  de  cuivre,  avec  de  petits  anges,  et  une  crosse  pendante 
dans  laquelle  on  déposait  la  sainte  hostie.  » 
Cette  église  «  aussi  belle  que  les  cathédrales  de  la  province  »  fut 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  PE  BRETAGNE  949 

complètement  détruite  pendant  la  Ligue.  En  iSgS,  les  huguenots, 
&  rinstigation  d'un  seigneur  du  Crévy,  qui  désirait  s'afTranchir 
d'une  rente  annuelle  au  monastère,  décidèrent  que  les  bâtiments 
abbatiaux  nuisaient  à  la  défense  de  Ploërmel.  Les  carmes  avaient 
eux-mêmes  commencé  à  détruire  les  parties  de  leur  établissement 
qui  pouvaient  compromettre  la  s&reté  de  la  ville  ;  mais  ce  sacrifice 
fut  inutile,  on  procéda  militairement  à  la  destruction  de  Téglise 
et  du  couvent,  et  les  huguenots  déployèrent  en  cette  occasion  un 
zèle  véritablement  impie. 

Les  carmes  se  retirèrent  dans  la  ville  de  Ploërmel^  au  prieuré 
de  Saint-Nicolas,  qui  se  trouvait  dans  l'espace  occupé  actuellement 
par  rhôtel  de  ville.  Le  procès-verbal,  relatant  la  translation 
des  tombes  de  nos  ducs,  a  été  conservé  dans  la  collection  des 
Blancs-Manteaux*.  On  y  voit  ce  qui  suit  :  «  Le  mardi  ai*  jour 
dejuing  l'an  iSqS...,  en  compagnie  et  présence  des  dits  prieur 
et  religieux  des  Carmes,  etc  .  •  nous  nous  sommes  transportés 
audit  lieu  et  endroit  ou  estait  le  dict  couvent,  et  dans  la  grande 
nef  de  l'église,  vers  le  haut  d'icelle,  avons  veu  et  trouvé  un  tom- 
beau assis  sur  une  voûte  faicte  en  pierres,  qui  est  le  sépulchre  de 
l'an  des  dicts  seigneurs  ducs,  à  sçavoir:  Jehan,  troisième  de  ce  nom, 
ainsi  qu  il  apparaissait  encore  par  Vescrit  et  épitaphe  e^tsmi  à  l'en- 
tour  du  dict  tombeau  de  marbre  noir  ;  et  ayant  faict  découvrir 
et  fouir  sous  le  dict  tombeau,  entrez  en  iceluy  par  la  descente  et 
entrée  d'iceluy,  avons  veu  et  trouvé  une  longue  châsse  de  plomb 
en  forme  carrée  ;  et  la  dicte  châsse  tirée  hors  et  faicte  ouvrir,  avons 
veu  les  os  du  corps  y  étant  tout  entier  et  la  tête  avec  des  cheveux 
de  couleur  jaune  ;  et  apparaissaient  encore  dans  la  dicte  châsse 
grandes  quantités  du  baume  du  dict  corps. 

c  Ce  faict,  a  été  faict  ouverture  de  l'autre  voulte  et  sépulchre  estant 
auHlessus  du  précédant  (Jean  II). 

€  Occasion  de  quoy  les  dicts  ossements  ont  été  mins  dans  l'autre 
châsse  avec  ceux  du  dict  duc  Jean  second  (pour  3"«)  et  portée  so- 
lennellement dans  le  chœur  du  dict  Prieuré  Saint-Nicolas  auquel 


*  Il  nous  a  été  communiqué  manuscrit  par  M.  le  C^  de  Bréhier  et  a  été  pubUé 
par  M    S.  Roparlz  dans  sa  Notice  sur  Ploërmel.  Saint- Brieuc,  Prud'homme, i?6ii. 


?,bO  LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE 

lieu  et  endroit  la  dite  châsse  et  ossements  des  dits  deux  seigneurs 
ducs  ont  été  enterrés,  et  faict  dresser  le  tombeau  du  dict  marbre 
noir  et  sur  iceluy  mins  le  portroict  des  dits  deux  ducs  de  marbre 
blanc,  en  bosse  avec  leurs  écussons  etarmoeries,  comme  ils  étaient 
de  para  vaut  au  dit  couvent.  » 

•  Cette  relation  a  un  intérêt  tout  particulier,  car  elle  va  nous  per- 
mettre de  retrouver  avec  certitude  le  tombeau  de  Jean  III.  Pour 
cela,  il  nous  faut  d'abord  rectifier  une  attribution  erronée  qui 
depuis  quarante  ans  a  été  rééditée  dans  tant  de  guides,  de  notices 
et  de  catalogues,  qu'elle  est  aujourd'hui  reçue  sans  conteste.  Or, 
il  est  malaisé  de  faire  rentrer  dans  l'ombre  une  erreur  qui  s'étale 
au  grand  jour  depuis  un  si  long  temps. 

Nous  avons  à  Nantes  un  tombeau  de  marbre  noir  provenant  de 
l'enclos  des  Carmes  dePloërmel,  et  il  a  toujours  été  connu  ici  sous 
le  nom  de  tombeau  de  Jean  II.  De  fait^  sa  ressemblance  avec  la 
tombe  de  Jean  II  sur  la  planche  des  bénédictins  est  suffisante 
pour  qu'on  ait  admis  cette  attribution. 

En  examinant  de  près  ce  monument,  je  fus  frappé  de  certains 
détails  qui,  au  lieu  de  se  rattacher  comme  style  à  la  date  de  la 
mort  de  Jean  II  (commencement  du  xi\^  siècle),  me  semblaient 
au  contraire  beaucoup  plus  voisins  du  xv"  siècle.  Ainsi,  les  cha- 
pitaux  des  colonnettes  sont  peu  évasés  au  sommet,  et  rattachés  par 
une  bague  anguleuse  qui,  au  lieu  de  pourtourner  leur  base,  s'é- 
carte de  chaque  côté  et  vient  en  pénétration  se  fondre  dans  la  partie 
unie  de  la  pierre.  Les  socles  qui  soutenaient  les  statues  ont  des 
moulures  prismatiques  encore  plus  rapprochées  du  style  flam- 
boyant. Tous  ces  indices  nous  portèrent  à  lui  assigner  comme  date 
plutôt  la  fin  du  xiv**  siècle  que  le  commencement.  Ce  n'est  donc 
pas  là  le  tombeau  de  Jean  II,  mais  bien  celui  de  Jean  III,  dont 
l'époque  s'accorde  mieux  avec  le  caractère  architectural  de  ce  mo- 
nument. Reste  à  prouver  notre  assertion  par  des  documents. 

Dans  le  procès-verbal  de  iSgS,  que  nous  venons  de  citer,  on 
voit  que  les  témoins  n'ont  retrouvé  qu'un  des  tombeaux  »  en 
marbre  noir  et  portant  Tépitaphe  de  Jehan  troisième.  La  des- 
truction du  tombeau  de  Jean  II  s^explique  aisément  par  ce  pas- 
sage d'Ogée  qui  nous  montre  les  soldats  anglais  ruinant  les  mau- 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE  351 

solées  des  ducs  :  «  En  descendant  la  charpente  de  Téglise,  ils 
prenaient  plaisir  à  jeter  dessus  les  grosses  pièces  de  bois  et  les  plus 
grosses  pierres  lors  de  la  démolition  des  murs.  »  Aussi,  losque  les 
carmes  eurent  transporté  au  prieuré  Saint*  Nicolas  les  décris  de  ces 
monuments,  ils  relevèrent  seulement  «  le  dict  tombeau  de  marbre 
noir  et  sur  iceluy  mirent  le  portraict  des  dits  deux  ducs  de  marbre 
blanc  et  en  bosse  » . 

Eni6oi,  grâce  à  la  générosité  de  Henri  IV,  on  put  restaurer 
Tancien  sanctuaire  des  Carmes,  qui  avait  été  si  endommagé  ((  qu'il 
ne  restait  que  les  seules  arcades  de  l'église,  y  ayant  des  boulevarts 
et  espérons  jusques  au  milieu  de  la  dite  église  ». 

Plus  tard,  «  le  second  jour  de  mars  de  Tan  1618. . .  les  corps  des 
«  ducs  furent  rapportés  et  placés  en  leur  premier  lieu  dans  l'un  des 
»  sépulchres,  parce  que  l'autre  avait  été  rompu  à  la  démolition  du 
«  couvent.  » 

C'est  pourquoi^  lorsque  dom  Chaperon  vint  dessiner  les  mauso- 
lées de  Jean  II  et  de  Jean  III  pour  l'Histoire  de  Bretagne^  il  ne  trouva 
qu'un  seul  tombeau  supportant  l'effigie  des  deux  princes,  et  il  le 
répéta  deux  fois,  d'abord  avec  la  statue  de  Jean  II ,  puis  avec 
celle  de  Jean  III. 

Le  tombeau  ducal  du  Musé4  de  Nantes  ne  peut  donc  être  que 
celui  de  Jean  III,  puisqu'il  est  le  seul  à  avoir  résisté  à  la  destruction 
de  iSgS,  comme  Tattestent  tant  de  témoignages. 

Au  XVIP  siècle,  après  la  restauration  de  la  tombe  des  ducs^  les 
religieux  composèrent  deux  longues  et  pompeuses  épitaphes  qui 
nous  ont  été  conservées  dans  le  Dictionnaire  de  Bretagne  : 

Passant,  tu  vois  ici  les  tombeaux  magnifiques 
De  deux  et  souverains  ducs  des  peuples  armoriques. 
Princes  lorsqu'ils  vivaient^  puissants  et  valeureux, 
Issus  du  sang  royal  des  vieux  comtes  de  Dreux. 
Le  premier  assista  saint  Louis,  roi  de  France, 
Aux  pays  d'outre-mer  contre  la  mécréance 
De  la  race  ottomane,  et  fut  au  Mont-Carmel 
D'où  les  carmes  premiers  vinrent  à  Ploërmel, 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE 

Amenés  par  ce  bon  et  dévot  prince 

Désireux  d'établir  cet  ordre  en  la  province, 

Et  après  qu'il  les  eut  logés  commodément 

En  ce  couvent  par  lui  bàli  superbement. 

Au  voyage  qu'il  fit  à  Lyon,  sur  le  Rhône, 

Où  Clément  V  reçut  la  papale  couronne, 

Là,  par  un  grand  malheur,  ce  bon  duc  trépassa 

Par  la  chute  d'un  mur  qui  tout  son  corps  froissa. 

Sa  dépouille  mortelle  est  sous  ce  marbre  enclose  : 

Plaise  à  Dieu  qu'à  jamais  son  âme  au  ciel  repose. 

L'autre,  de  qui  tu  vois  l'effigie  marberine 
Portant  un  écusson  semé  de  mainte  hermine, 
C'est  Jean,  tiers  de  ce  nom,  et  fils  du  duc  Artus, 
Et  qui,  sage,  unissant  les  royales  vertus 
A  la  dévotion  de  son  aïeul  et  père^ 
Fut  plein  d'un  saint  amour  pour  ce  monastère. 
En  retournant  de  Flandre,  où  contre  les  Anglais 
L'avait  mené  le  roi  Philippe  de  Valois, 
Il  se  vit  investi  d'une  prouance  maladie 
Qui  le  fit  trépasser  à  Caen^  en  Normandie. 
Ici,  près  son  aïeul,  sont  inhumés  ses  os. 
Son  âme  vive  au  ciel  en  éternel  repos  ! 

En  1793,  le  couvent  fut  détruit  et  les  tombes  de  nouveau 
saccagées. 

Sous  la  Restauration,  le  Conseil  général  du  Morbihan  fit  élever, 
dans  le  transept,  du  côté  de  l'épître  de  l'église  Saint-Armel,  un 
édifice  d'assez  mauvais  goût  sur  lequel  furent  placées  les  deux 
statues.  Au  lieu  de  restaurer  la  base  du  tombeau  de  Jean  III,  dont 
les  débris  étaient  réunis  dans  le  cloître  des  Carmes,  on  construisit 
un  lourd  soubassement  de  marbre  surmonté  d  une  urne  du  style 
le  plus  lamentable.  Les  deux  statues  furent  placées  sur  ce  mausolée 
avec  cette  inscription  : 

w  De  tous  temps  la  fidélité  bretonne  rendit  hommage  à  ses  sou- 
verains. » 


0 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE  S&S 

La  Statue  de  Jean  III  est  fort  belle,  l'artiste  lui  a  douné  les  traits 
d*un  jeune  homme  de  a5  nns  )  'on  que  le  duc  eut  à  sa  mort  plus 
du  double  de  cet  âge. 

Les  cheveux  longs  sont  entourés  sur  le  front  d'une  mince  cou- 
ronne de  pierreries.  Les  hermines  qui  décorent  sa  cotte  d'armes 
sont  du  plus  délicieux  modèle  ;  elles  n'ont  point  la  rigidité  ordi- 
naire de  cet  emblème  héraldique,  mais  elles  sont  légèrement  floren- 
cées.  Au  côté  gauche  est  l'épée  ;  à  droite  une  petite  dague. 

La  longueur  totale  de  celte  statue  est  de  i^gS. 

Le  dais  de  marbre  blanc  qui  protège  la  tête  du  duc  se  compose 
de  trois  arcatures  trilobées,  ornées  de  volutes  et  de  feuilles  d'eau 
que  l'on  attribuerait  aisément  au  XV°  siècle. 

Il  y  a  une  quinzaine  d'années,  on  déplaçait  de  nouveau  ce  mo- 
nument pour  le  mettre  dans  un  coin  sombre,  tout  au  bas  de 
réglise,  où  il  est  fort  difficile  de  le  voir*.  Lorque  je  fis  part  au 
recteur  de  mon  étonnement  en  voyant  déloger  ces  tombes  prin- 
cières  comme  s'il  se  fût  agi  d'un  simple  confessionnal,  il  me  fut 
répondu  que  ce  tombeau  n'avait  pas  l'intérêt  que  je  lui  supposais, 
parce  que  les  corps  ne  s'y  trouvaient  plus, 

*  Le  F.  Martial,  de  rinslilut  do  Ploermel  a  bien  voulu  photographier  pour 
nos  planches  les  stalues  des  Ducs,  ciitrepriso  fort  difficile  à  cause  du  manque  de 
clarté  do  cette  partie  de  l'éfrlise. 

La  base  du  tombeau  do  Jean  III  que  possède  le  Musée  archéologique  de 
Nantes,  est  indiquée  par  erreur  comme  provenant  du  château  de  la  Biliais  en 
Saint-Etiennc-de^Montluc.  Je  crois  devoir  donner  ici  les  explications  qui  me 
furent  transmises  par  M.  L.  de  la  Biliais.  «  En  i838  ou  Sq,  ma  bell^sœur  Mt^'  de 
«  la  Boëssière,  qui  habitait  le  château  do  Nulleville  près  Ploermel,  tenta  d'obte- 
€  nir  pour  le  Musée  de  Nantes  les  statues  qui  gisaient  péleméle  dans  la  cour 
a  des  Carmes  de  Ploermel.  Après  bien  des  demandes  elle  obtint  seulement  la 
«  base  du  tombeau  qui  avait  supporté  les  statues  de  Jean  II  et  de  Jean  III. 

«  Je  fis  alors  part  du  résultat  do  ses  démarches  au  directeur  du  Musée,,  et 
«  voilà  comment  ce  tombeau  est  venu  des  Carmes  de  Ploermel  directement  à 
«  Nantes  par  mon  intermédiaire,  sans  qu'il  ait  jamais  eu  rien  de  commun  avec 
«  le  château  de  la  B.liais. 

«  Recevez  etc.  Signé  :  L.  de  la  Biliais,  père. 

Ch.  de  la  Biliais.  18  mai  1876. 
En  187g.  de  nouvelles  recherches  dans  le  cloitre  des  Carmes  de  Ploermel  me 
firent  retrouver  un  beau  fragment  du  tombeau  de  Jean  III  que  le   Supérieur 
voulut  bien  me  donner. 

(i4  suivre). 


LES   OUBLIES 


■-46»- 


JEAN-SIMON   CHASSIN 

Capitaipe  de  Frégate. 

JEAN-PIERRE  PILLET 

Capitaipe  de  Vaisseau. 


LE  CHÊm 

Le  i3  août  1789^  la  Fleur- Royale t  magnifique  trois-m&ts  de  six 
cents  tonneaux,  récemment  sorti  des  chantiers  de  la  Fosse,  et  armé 
par  la  maison  L.  et  F.  Richer  frères,  partait  pour  Je  Cap-Français 
(Ile  Saint-Domingue)  sous  les  ordres  du  capitaine  Pillet. 

Sa  mâture  solide  et  légère,  ses  formes  élégantes  et  fines,  le  soin 
apporté  à  sa  construction  et  au  choix  des  matériaux,  faisaient  de  ce 
navire  l'un  des  plus  beaux  et  des  meilleurs  voiliers  de  la  rivière. 
Après  quelques  voyages,  qui  permirent  d'apprécier  ses  qualités,  la 
Fleur-Royale,  en  raison  des  événements  politiques,  changea  son 
nom,  par  trop  euphonique,  contre  celui  du  Chéri,  destiné  à  devenir 
Tun  des  plus  marquants  parmi  ceux  inscrits  sur  les  rôles  de  la 
marine  nantaise. 

Le  5  décembre  1790,  le  Chéri  retournait  au  Cap,  qu'il  touchait  le 
19  janvier  1791 .  Depuis  quelques  temps  déjà  les  nègres  étaient  en 
pleine  révolte.  Le  contre-coup  des  malheurs  inouis,  résultant  de 
rinsurrection,  avait  profondément  frappé  le  commerce  de  Nantes, 
si  étroitement  lié  à  la  prospérité  de  la  colonie. 

A  la  nouvelle  de  ces  désastres^  les  négociants  ouvrirent  une  sous- 
cription et  firent  parvenir  au  roi  une  adresse  par  laqueUe  ils  an- 
nonçaient renvoi  de  secours  immédiats  en  vivres ,  munitions, 
armes,  etc. . .  •  Le  19  janvier  l'Assemblée  coloniale  eut  connaissance 


JEAN-SIMON  GHASSIN,  JEAN-PIERUE  PILLET  355 

de  ce  document  et  des  marques  généreuses  de  réelle  sympathie 
dont  le  Chéri  était  porteur. 

Les  applaudissements  les  plus  ciialeureux  accueillirent  la  com- 
munication faite  par  le  président,  et  l'assemblée  décida  que  le  len- 
demain le  capitaine  Pillet,  ainsi  que  tous  les  capitaines  nantais, 
mouillés  en  rade,  seraient  invités  à  venir  à  la  séance  pour  y  rece- 
voir publiquement  les  remerciements  de  la  colonie  entière  par 
l'organe  de  ses  représentants. 

Le  5  lévrier,  les  représentants  rédigèrent  la  lettre  suivante,  dont 
les  termes  flatteurs  et  honorables  pour  le  commerce  de  notre  ville 
nous  engagent  à  la  reproduire  textuellement  : 

<(  La  consternation  qui  s'est  répandue  parmi  vous,  en  apprenant 
«  les  désastres  de  notre  malheureuse  colonie^  le  ton  de  sensibilité 
a  qui  règne  dans  la  lettre  que  vous  avez  écrite  au  Roi  à  ce  sujet, 
u  nous  ont  fait  voir  que  nous  avions,  dans  les  citoyens  de  la  ville  de 
«  Nantes,  des  frères  vraiment  pénétrés  de  nos  maux  et  des  causes 
«  qui  les  ont  amenés.  Vivement  émus  nous-mêmes  à  la  lecture  de 
«I  cette  adresse,  notre  attendrissement  ne  nous  a  permis  d'ex- 
c<  primer  les  sentiments  qu'eUe  excitait  en  nous,  que  par  des  ap- 
i«  plaudissements  réitérés. 

«  L'Assemblée  coloniale,  empressée  cependant  de  vous  témoigner 
«  toute  sa  reconnaissance,  a  fait  inviter  les  capitaines  du  com- 
«  mefce  de  votre  ville  à  venir  dans  son  sein  pour  y  recevoir  les 
«  sentiments  et  assurances  d'admiration  et  d'attachement  qu'a 
«  inspirés  votre  conduite  noble  et  généreuse. 

«  Vous  avez  la  gloire,  Messieurs,  d'avoir  les  premiers  volé  au 
a  secours  des  habitants  de  Saint-Domingue.  Loin  d'être  effrayés 
«  de  la  destruction  de  leurs  propriétés,  qui  fait  évanouir,  pour  un 
u  temps,  l'avantage  des  échanges,  vous  n'avez  songé  qu'à  leurs 
«  besoins,  et  vous  avez,  sur-le-champ,  réuni  tout  ce  que  vous  avez 
«  pu  pour  y  pourvoir.  L'empressement  avec  lequel  vous  avez  porté 
a  ce  secours,  la  tendre  sollicitude  qui  en  a  dirigé  le  choix  vous 
tt  assurent  la  reconnaissance  des  habitants  de  Saint-Domingue. 

«  L'Assemblée  des^  représentants  en  déposera  le  gage  dans  les 
«  archives  de  la  colonie  ;  et  nos  neveux  y  liront  dans  la  suite  des 
€   temps  :  La  ville  de  Nantes,  en  apprenant  les  malheurs  de  Saint- 


3bG  JEAN-SIMON  G11AS51N,  JEAN-PIËURE  PILLET 

«  Domingue,  oublia  ses  propres  pertes,  et,  sans  s'arrêter  à  de  /raids 
€  calculs,  envoya  ses  vaisseaux,  ouvrit  ses  magasins  à  Vinfortune, 
«  et  lai  ojfrit  des  bras  pour  la  venger, 

u  Plus  heureux  que  nous^  nos  neveux  vous  donneront  des  preuves 
u  sensibles  de  cette  reconnaissance  qui  se  transmettra  dans  tous 
u  les  cœurs,  de  génération  en  génération. 

((  Salut*.  » 

Du  22  septembre  179^  au  3o  mars  1796^  c'est-à-dire  pendant 
plus  de  dix-huit  mois,  le  Chéri^  frété  par  le  gouverneraient  et  armé 
comme  corvette,  porta  au  sommet  de  son  grand  mât  la  longue 
flaomie  nationale,  signe  distinctif  des  bâtiments  de  l'Etat.  Com- 
mandé par  le  capitaine  Chassin,  nommé  lieutenant  de  vaisseau  à 
titre  provisoire,  il  escorta  les  convois  de  vivres,  ravitaillement  ou 
marchandises,  à  Tile  d'A^ix,  l'île  de  Ré,  Brest,  Lorient,  etc.,  s'ac- 
quiltant  fort  honorablement  de  sa  mission  protectrice*. 

Au  commencement  de  l'an  Y,  lorsque  l'embargo  mis  sur  les  bâ- 
timents du  commerce  eut  été  levé,  le  Chéri  fut  armé  en  course. 
Les  deux  premières  croisières  ne  démentirent  point  les  espérances 
que  les  armateurs  fondaient,  avec  raison,  sur  un  équipage  dirigé 
par  l'habile  capitaine  Pillet. 

Ce  brave  marin,  en  eflet,  avait  toujours  su,  par  la  droiture  et  la 
fermeté  de  son  caractère,  se  concilier  l'estime  de  ses  concitoyens  et 
Tafiection  de  ses  matelots.  Il  n'était  pas  resté  oisif,  depuis  qu  il  avait 
cessé  de  monter  le  Chéri. 

A  la  déclaration  des  hostilités,  la  République  française  ayant 
besoin  de  reconstituer  relTeclif  des  ofliciers  de  sa  marine,  que 
l'émigration  avait  réduit  à  néant,  M.  Pillet  obtint,  en  qualité  de 
capitaine  de  vaisseau,  le  commandement  du  Jean-Bart,  avec 
lequel  il  fit  amener  pavillon  à  I'âlexander,  premier  vaisseau 
anglais  pris  par  les  Français  dans  celle  guerre^. 


•  Feuille  maritime  de  Nantes,  N"  n  et  i5,  j4  inarb  et  7  avril  1793  ;  — 
Journal  des  évéaemenls  du  Gap. 

*  Administ.de  la  markie  du  port  de  Nantes  :  armements. 

'  Le  contre  amiral  NieUy.  sorti  de  Brest  avec  sa  division  le  aa  octobre  1794, 
rencontra  le  6  novembre  deux  vaisseaux  anglais  de  86  canons  :  le  Canada.,  qui 
8*échappa,  et  I'Alexauder.  Celui-ci  fut  rejoint,  à  11  heures  30, parles  Droits  d$ 


JEAN-SIMON  CHASSIN,  JEAN-PIEHKE  PILLET  %bl 

Depuis,  sur  la  corvette  la  Cigogne,  il  soutint  un  glorieux  combat, 
dans  la  baie  d'Audierne,  pour  défendre  un  convoi  qu*ii  eut  le 
bonheur  de  sauver. 

Les  frais  de  l'armement  du  Chéri,  pour  la  première  course,  s'é- 
lèvent à  a47,ooo  livres,  divisées  en  a47  actions  de  looo  livres  cha- 
cune*. Cent  quatre-vingt-treize  hommes  formaient  son  équipage. 
Percée  à  a4  sabords,  sa  batterie,  comprenait  :  a  pièces  de  a4  en 
fonte,  a  de  la,  i4  de8,  et  a  de  6dites  de  retraite,  placées  sur  le  gail- 
lard d'arrière^  lo  pierriers,  i4  pspingoles,  etc.,  etc. 

Les  immenses  progrès  de  l'artillerie  moderne,  ont  apportés  de 
tels  changements  dans  l'armement  de  nos  vaisseaux,  que  les  détails 
contenus  dans  le  compte  d'achat  des  pièces  et  des  fournitures  de 
combat  nous  ont  paru  tomber  complètement  dans  le  domaine  de 
rarchéologie  navale  et  mériter  d'être  donnés  comme  termes  de 
comparaison  intéressants  : 

ARTU.LBE1E 

A  Cossée,  pour  a  canons  de  a4  livres  de  balles  en 

fonte • 8/io5i  lo* 

A  Dilhurv,  pour  a  canons  de  i a,  et  a  de  8.     .     .        3ooo    » 
A  Tarmateur,  pour  a  canons  de  6,  à  600  livres'.     .         laoo    n 
A  Jalot,  poulieur,  pour  trois  affûts  de  a4^  a  de  la, 
9  de  8,  barres  d'anspect,  cousins,  coins  de  mire,  roues 
de  rechange^  et  a  pompes  de  a3  pieds  chacune.     •     •         1733  17 

A  Moutier,  forgeron,  pour  ferrure  desdits  alTùts, 
cercles  pour  les  pompes,  ferrure  de  pierriers,  60  fers 

Vhomtne,  qui  engagea  le  combat.  Bientôt  désemparé,  il  dut  céder  la  place  au 
Jean-Bart,  qui,  à  i  heure  a5.  fit  amener  pavillon  a  TAnglais.  {Batailles  na- 
vales de  France t  par  O.  Troudb,  t.  11,  1796.) 

*  Chaque  acUon  du  CJtéri  rapporta,  pour  les  deux  sorties  du  corsaire, 
à»63a  livres,  18  sous,  5  deniers.  {Liquidation  générale  définitive,  ma  collection), 

^  \\  ne  se  trouve  ici  que  8  canons,  les  1 2  autres  de  8  avec  leurs  aflÛts,  5oo  bou* 
lets  ronds,  70  rames  et  66  boites  de  mitraille,  étant  compris  avec  le  corps  du 
navire  doubléen  cuivre  jusqu'à  ses  préceintes,  agrès,  apparaux,  voiles,  etc., 
daus  le  prix  d'estimation,  cote  72  000  fr. 


358  JËAN-SlMON  CHASS^N,  JEAN-PIEKRE  PILLET 

OU  menottes,  ao  pinces  pour  les  canons,   goupilles, 

crocs  de  rechange»  etc 2744    2 

A  Petit,  ferblantier,  pour  écouvillons,  refouloirs^ 
cuillers  à  canon  et  pierriers,  tire-bourres,  épingleites, 
cornes  à  amorces,  garde-feu,  mesures  à  poudre,  boites 
de  mitraille  pour  les  pierriers,  balles  pour  les  fusils, 
plomb  pour  les  platines,  fanaux  de  combat,  débites 
de  signaux,  mèches  à  canon,  etc 1788    8 

A  Dacosta,  i5o  boulets  ronds  de  8,  pesant  ensemble 
I300  L,  à  3o  fir.  le  cent. 36o     » 

Id.  64  boulets  de  34,  pesant  ensemble  i536  1  ,  à 

4ofr.  le  cent .  6i4    8 

I»  Id.  ai  boulets  rames  de  a4,  ao  dito  de  la,  5o  de8, 

et  ao  de  6,  pesant  ensemble  1708  1.,  à  60  fr.  le  cent.         ioa4  lO 

Id.  3o  grappes  de  raisin  de  a4,  à  i4  1.  et  5i   de 

«3*71 777     » 

Id.  100  /(/.de  8  à  4  1.  10  s.,  et  ao  Id.  de  6  à  3  1. 

10  s 5ao     » 

Id.  3o  boulets  à  étoile  de  a4,  et  4i  de  ra,  pesant 
semble  i55i  L,  à  a  s.  la  livre i5âi     » 

Id.  ao  lances  d'abordage  et  port  dû  .tout  à  la 
gabarre .  99     ^l 

A  Gaudin,  4o  grappes  de  raisin  de  a4.     •     .  384     » 

A  divers,  iio  boulets  ronds  de  a4,  pesant  a6oo  1.; 
180  boulets  de  6,  pesant  1080  ;  total  368o  L.  à  aa  1. 
le  cent .  809  is 

Id.  i5o  boulets  ronds  de  i  a,  et  33o  de  8,  pesant 
444ol.,àaaL  10  s.  le  cent      .     .     .     .     .     .  999     >» 

Id.  3o  paquets  de  mitraille  de  a4,  à  al.  10  s.,  et 
4o  de  8,  à  a  livres. i55     » 

Id.  80  paquets  de  cartouches,  et  100  livres  de 
poudre  fine 584     » 

A  Ponsard,  armurier,  pour  raccommodage  des  fu- 
sils, sabres^  pistolets  de  bord,  fourniture  de  3a  fusils, 
8  pistolets.  4o  sabres  d  abordage,  coffre  d'armes  et 
outils   pour  l'armurier.       ...:....         1067     » 


JEAN-SiMON  CHASSIN.  JEaN-PIERUE  PILLET  :h.> 

A  Gobert,  arliiicier,  pour  fusées,  grenades,  po- 
tiches, flacons  inflammables,  étoupilles  e*  caisses.  46 1     » 

A  Texier  et  François,  pour  6  pierriers^  60  haches 
d'armes,  13  espingoles^  10  fusils,  3  paires  de  pistolets 
et  3  sabres. inji     » 

A  Beaufranchet,  pour  4^100  livres  de  poudre  à  ca- 
non, ^5o  s.  la  livre,  et  ao  barils  à  3  livres     .     .     .     10,  3 10    » 

A  Proust,  jeune,  pour  4  pierriers,  à  75I.  pièce.     .  3oo    » 


Total 4o,  0G8  i3 

Le  II  germinal  an  V  (3i  mars  1797),  par  une  belle  matinée  de 
printemps,  le  Chéri  et  la  Confiance,  corsaire  appartenant  à  M.  Cos- 
sin,  commando^ar  le  capitaine  Quirouard,  mirent  à  la  voile,  en 
quête  d'aventures. 

Les  débuts  ne  furent  pas  heureux.  Séparé  de  sa  conserve,  le  i3 
germinal,  par  un  coupde  vent  de  N.-O.,  le  CAeW  rencontra  le  19, 
vers  les  9  heures  du  soir,  un  grand  bâtiment  qui  engagea  aussitôt 
l'action.  Le  combat,  très  chaud  de  part  et  d'autre,  durait  depuis 
trois  heures,  lorsque  les  adversaires,  trompés  d'abord  par  l'obscu- 
rité, s'aperçurent  enfin  qu'ils  étaient  Français.  C'était,  en  effet, 
V Incroyable^  de  Bordeaux^  capitaine  Becs,  armé  de  trente  canons, 
qui  paya  son  incroyable  précipitation  par  les  blessures  assez  graves 
de  six  hommes  et  de  fortes  avaries.  Le  Chéri  n'eut  que  deux 
hommes  légèrement  atteints  et  quelques  boulets  en  plein  bois  et 
dans  ses  voiles. 

Quoi  qu'il  en  soit,  celte  triste  méprise  affecta  singulièrement  les 
équipages  des  deux  corsaires'. 

Le  35  germinal,  le  CAeW  amarinait  lebrig  anglais  Tue  IIarriot, 
introduit  à  Lorient  Peu  de  jours  après  l'équipage  du  Mercury^ 
brig  de  Jersey,  passait  à  son  bord,  et  le  navire  était  abandonné  en 
dérive.  Le  i*'  floréal,  l'américain  The  IIebé,  amenait  pavillon.  Le 
5,  entrait  en  rivière  le  riche  trois-màls  anglais  Tue  Quee:(  of  Lon- 

'  Des  lettres  de  Londres,  en  date  du  9  floréal  (38  avril),  annoncèrent  rarrivéc, 
à  Portsmouth,  do  VIncroyable,  pris  ^r  les  Anglais  peu  après  son  combat 
contre  notre  corsaire.  {Feuille  Nantaise.) 

Tome  IV.  —  Mai  1893.  a4 


3G0  JEAiN-SIMON  CllASSlN,  JEAN-PlEUllE  PJLLET 

DON^  capitaine  Williams,  de  Lexlron,  chargé  de  sucre,  colon,  café, 
dents  d*éléphants»  etc.,  capturé  le  3,  et  précédant  de  peu  le  cor- 
saire qui  mouillait  à  Mindin  le  9  floréal. 

Le  Chéri  et  la  Co/i//ance  reprirent  de  nouveau  la  mer  le  18 
prairial  (6  juin  1767),  naviguant  cette  fois  de  conserve  avec  un 
bonheur,  qui  fit  éprouver  au  commerce  anglais  des  pertes  sérieuses, 
dont  voici  les  noms. 

|0  La  Mary,  brig  anglais,  masqué  sous  pavillon  américain  ; 

a"*  La  Mary-Jenny,  lettre  de  marque  de  16  canons,  35o  tonneaux, 
4o  hommes  d'équipage^  chargée  d'une  cargaison  assortie  de  caisses 
de  glaces,  meubles,  balles  de  draperies,  vins  de  Porto,  etc.,  prise 
au  moment  où  elle  venait  de  taire  amener  un  petit  bâtiment  de 
Bordeaux,  bien  heureux  de  recouvrer  ainsi  sa  liberté  ; 

3' Le  Jupiter,  armé  de  7  canons,  anglais  masqué  sous  pavillon 
danois  ; 

4*  Le  LiVËLY,  anglais  introduit  à  la  Flotte  ; 

5^  Le  Pno^Mx,  trois-màls  anglais  d'environ  1,000  tonneaux, 
armé  de  a 3  caionades  de  9,  et  100  hommes  d'équipage,  capitaine 
llimpson.  Ce  navire  très  richement  chargé  de  sucre,  calé,  cam- 
pèche,  etc.,  allant  de  la  Jamaïque  à  Londres,  et  dont  la  vente 
produisit  1,309.331  livres,  entra  en  Loire  le  39  messidor,  escorté 
par  les  deux  capteurs  et  commandé  par  M.  de  la  Nicollière,  lieute- 
nant du  Chéri  A  la  corne  du  vaisseau  prisonnier,  le  drapeau  fran- 
çais, mollement  agité  par  la  brise,  déroulait  ses  longs  plis  ondu- 
leux  au  dessus  des  couleurs  anglaises  renversées  en  signe  de 
défaite'. 


*  L*ensenible  de  œs  prises  produisit  près  do  trois  miUions,  sur  lesquels, 
pour  simple  droit  de  commission,  l'armateur,  M.  Richer,  prélevait  90,678  1.  19  s. 
3  d.  sans  préjudice  des  actions.  Pour  pareil  droit,  comme  capitaine,  iii,&6i  1. 
i4  s.  3  d.  revenaient  à  M  Pillet,  possesseur,  en  outre,  de  4o  actions.  Mais  ce 
dernier  ne  toucha  jamais  rien  et  no  put  obtenir  aucun  règlement   de  comptes. 

M.  Richer,  dans  le  mémoire  que  nous  avons  sous  les  yeux,  est  accusé,  par 
M.  Pillet,  d'avoir  porté  l'armcmeut  du  Chérie  évalué  à  lâo.ooo  1..  au  chiffre  de 
a 67. 000  livTes,  ce  qui  lui  fit  perdre  tout  crédit  sur  la  place  de  Nantes,  au  point 
que.  lorsriu'il  arma  plus  lard  la  frégate  la  Psyché^  personne  ne  voulut  prendre 
d'acUons.  {Précis  pour  le  sieur  J.'P,  Pillet  contre  les  héritiers  du  sieur  F. 
lixher,  brochure  in-4"',  70  p.,  imprinicc  à  Kcniics,  chez  Cousin-Dancllc,  i8i4). 


JEAMblMÔN  CUA8S1N,  JEAN-PIERRE  PILLET  .61 

Le  JtPiTEii  vendu  à  Nanles,  avec  sa  cargaison,  j5o,556, livres^ 
donna  lieu  à  un  procès,  qui,  une  fois  de  plus,  démontre  la  dupli- 
cité avec  laquelle  l'Angleterre  abusait  des  immunités  du  pavillon 
neutre. 

Le  9  vendémiaire  an  VI  (3o  septembre  1797),  le  Tribunal  civil 
de  Nantes  adjugeait  aux  deux  corsaires  la  confiscation  de  leur 
prise.  Le  capitaine  Mangels  soutenait  que  le  Jupiter  était  danois, 
mais  il  était  en  contradiction  manifeste  avec  les  règlements  de 
1744  et  1778.  Il  se  pourvut  donc  en  cassation  contre  la  fausse 
application  de  la  loi. 

La  Cour  française,  ne  pouvant  et  ne  devant  reconnaître  comme 
neutre  que  les  bâtiments  qui  se  présentaient  avec  les  caractères 
désignés  par  la  loi  établissant  la  neutralité,  rendit,  le  a 5  pluviôse, 
le  jugement  dont  voici  un  extrait  : 

«  Sur  les  mémoires  présentés  au  tribunal  de  cassation  par 
«  Henri  Mangels,  commandant  le  navire  le  Jupiter,  en  cassation 
m  d'un  jugement  rendu  par  le  Tribunal  civil  du  département  de  la 
a  Loire-Inférieure,  séant  à  Nantes,  le  9  vendémiaire  an  VI  ; 

a  Ouï  le  rapport  de  Belot,  juge^  commis  rapporteur  par  ordon- 
«  nance  du  a6  frimaire  dernier  ; 

a  Considérant  que  le  traité  fait  en  174a»  entre  la  France  et  le 
«  Danemark^  pour  quinze  années,  est  arrivé  à  son  terme  en 
«  1767,  et  qu'il  ne  parait  pas  que  ce  traité  ait  été  renouvelé  ; 

((  Considérant  que  ce  traité  de  174a  n'existant  plus,  on  ne  doit 
•  considérer  que  le  règlement  de  1744,  dont  le  roi  de  Danemark 
«  lui-même  réclamait  Texécution  en  1757^  et  le  règlement  de 
«  1778,  qui  confirme  celui  de  1744  ; 

«  Par  ces  motifs,  et  par  ceux  énoncés  au  jugement  du  tribunal 
<(  de  la  Loire-Inférieure,  après  en  avoir  délibéré,  le  tribunal  rejette 
«  le  mémoire  de  Henry  Mangels  et  le  condamne  à  l'amende  de 
«  cent  cinquante  francs  envers  la  Nation. 

«  Fait,  jugé  et  prononcé  au  tribunal  de  cassation,  en  la  séance 
c  publique  de  la  section  des  requêtes,  le  a5  pluviôse  an  VI,  etc...*» 

Le  aa  brumaire,  an  VI,  le  Chéri  quittait  pour  la  troisième  fois 

•  Feuille  Nantaise,  5  vcnlùsc  an  VI. 


362  JEAN-SIMON  CHASSIN,  JEAN-PIERRE  PILLET 

la  rade  de  Mindin.  Le  capitaine  Pillet,  ne  trouvant  que  des  vents 
contraires^  une  mer  très  grosse,  remarqua  que  son  navire  n'avait 
pas  sa  marche  habituelle.  Exposé  de  plus  à  rencontrer  des  forces 
supérieures,  il  réunit  le  conseil.  A  l'unanimité  il  fut  décidé  de 
relâcher  dans  le  port  le  plus  voisin,  afin  d'y  attendre  un  temps  favo- 
rable. En  conséquence,  le  a6  au  matin,  le  corsaire  jetait  Tancre  à 
Mindin,  ayant  à  bord  son  commandant  sérieusement  indisposé. 

La  maladie  de  M.  Pillet  augmentant»  l'armateur,  désireux  de 
voir  s'achever  la  croisière,  sur  laquelle  restaient  encore  dix-sept 
jours,  le  remplaça  par  son  beau-frère,  M.  Chassin,  ancien  capitaine 
du  Ckiri,  alors  corvette  de  la  République. .  Mais  l'équipage,  at- 
taché à  son  chef,  ou  peut-être  sous  le  coup  d'un  de  ces  vagues 
pressentiments  souvent  inexpliquables,  refusa  de  partir. 

H.  Richer,  dans  l'intention  de  rendre  celte  croisière  plus  fruc- 
tueuse, proposa  une  prorogation  d'un  mois,  sans  en  exiger  l'en- 
tier accomplissement,  si  les  circonstances  forçaient  le  corsaire  à 
rentrer  plutôt  ;  en  vain  il  offrit  des  avances,  l'équipage  persista 
dans  son  refus^  s'çbstinant  à  ne  pas  se  ranger  sur  l'arrière  pour 
écouter  ces  propositions  et  répétant  avec  insistance  :  désarmez  ! 
désarmez  !  ! 

Le  conmiissaire  de  la  marine  de  Paimbœuf  vint  à  bord  et  dut 
se  borner  à  dresser  procès-verbal  contre  les  révoltés,  qui  cepen- 
dant se  calmèrent  et  rentrèrent  dans  le  devoir,  grâce  à  Tinlerven- 
tion  de  l'état-major  et  des  officiers  mariniers  du  corsaire. 

Le  4  nivôse,  à  cinq  heures  du  matin,  presque  à  la  même  heure 
où  treize  jours  après  il  amenait  son  pavillon,  le  Chéri,  par  un  beau 
temps,  joli. frais  de  N.-E.,  appareillait  et  quittait  la  rivière  qu'il 
ne  devait  plus  revoir. 

A  part  quelques  navires  visités  et  trouvés  en  règle,  rien  à  si- 
gnaler dans  la  route  tenue  par  le  corsaire  jusqu'au  i5  nivôse.  Sur 
les  onze  heures,  ce  jour-là,  une  goëlette  parut  en  vue.  A  une 
heure  elle  arriva  et  passa  devant  le  Chéri,  cherchant  à  le  recon- 
naître. Celui-ci  mit  ses  bonnettes  tribord  et  bâbord  et  commença 
à  tirer  à  boulets  avec  ses  canons  de  chasse.  La  goëlette  hissa  pa- 
villon anglais  et  continua  de  fuir  poursuivie  par  le  corsaire,  loin 
de  soupçonner  la  ruse  perfide  qui  le  rapprochait  ainsi  d'un  formi- 
able  adversaire. 


JEAN-SIMON  GHASSIN.  JEAN-PIERRE  PILLET  36 

A  quatre  heures  et  demie,  la  chasse  fut  levée.  L'obscurité  pro- 
fonde d*une  longue  et  triste  nuit  d'hiver  envahit  l'océan  encore 
assombri  par  une  brume  des  plus  épaisses.  A  minuit  et  quart,  le 
temps  s'étant  éclaîrci  permit  d'apercevoir  un  gros  navire,  courant 
au  N.-E.,  et  bientôt  jugé  frégate. 

Le  branle-bas  général  de  combat  à  peine  terminé^  le  capitaine  à 
son  banc  de  quart,  ayant  près  de  lui  comme  officier  de  manœuvres 
le  premier  lieutenant  de  la  Nicollière,  le  second  capitaine  Isaac 
Boquien  sur  Tavant,  la  frégate  héla  le  Chéri,  demandant  d'où  il 
venait.  M.  Chassfn  répondit  venir  de  Lisbonne,  et,  malgré  Tinjonc- 
tion  de  mettre  le  grand  hunier  sur  le  mât,  continua  de  laisser 
courir.  L'anglais  alors  hissa  pavillon  appuyé  d'un  coup  de  canon, 
tandis  que  le  corsaire  nantais  arborait  ses  couleurs,  assurées  par 
un  boulet  de  a4,  engageant  ainsi  fièrement  le  combat  qui  dura 
une  heure  et  demie  sans  interruption. 

La  frégate  courant  même  bord  au  vent  que  le  Chéri  le  dépassa 
de  Tavant  et  laissa  arriver.  Celui-ci  étant  venu  au  vent,  elle  prit  le 
bord  rencontre  sous  le  vent.  Le  capitaine  Chassin,  faisant  promp- 
tement  passer  son  monde  sous  le  vent^  lâcha  toute  sa  bordée,  à 
laquelle  la  frégate  riposta  par  quelques  pièces  seulement,  restant 
derrière  à  se  réparer. 

Le  C^en  laissa  arriver  pour  gagner  du  chemin  et  utilisa  égale- 
ment ce  moment  de  répit  pour  remplacer  les  manœuvres  coupées. 
Il  avait  eu  deux  hommes  tués. 

A  deux  heures  et  demie,  la  frégate  accosta  son  adversaire  de 
très  près  sous  le  vent,  et  son  feu  continuel,  des  mieux  nourris, 
produisit  les  plus  grandes  avaries. 

Dès  les  premières  décharges  de  mousqueterle  couvrant  le  pont 
du  corsaire  d'une  grêle  de  projectiles,  M.  Chassin,  frappé  d'un 
biscaïen,  qui,  entré  par  l'épaule,  se  logea  en  pleine  poitrine,  tomba 
mourant  sur  son  banc  de  quart.  Relevé  immédiatement  et  porté 
sans  connaissance  au  poste  des  blessés,  il  fut  remplacé  dans  le 
commandement  par  le  second,  M.  Isaac  Boquien'. 

*  M.  Isaac  Boquien,  que  nous  avons  connu  à  la  Basse-Indre,  doit  être  le^rand- 
oncle  ou  l^arrière-^rand  oncle  de  M.  Boquien,  chevalier  de  la  Légion  d'hon- 
neur, membre  du  Conseil  général  pour  le  canton  du  Pellerin. 


364  JEAN-SIMON  CHASSIN,  JEAN-PIERRE  PILLET 

La  lutte,  lutte  inégale  et  désespérée,  se  soutenait  avec  un  courage 
extraordinaire.  L'issue  n'en  pouvait  être  douteuse,  et  il  devenait  inu- 
tile, pour  la  continuer,  de  sacrifier  un  plus  grand  nombre  d^hommes. 
Une  seule  chance  eût  été  favorable  au  corsaire  :  démâter  la  frégate; 
il  ne  put  y  réussir. 

Plusieurs  boulets  avaient  traversé  la  coque  è  la  flottaison,  la 
calle  se  remplissait  d'eau,  les  poudres  étaient  noyées,  une  pièce  de 
ai  et  huit  autres  étaient  démontées,  cinq  hommes  tués,  quatorze 
blessés  dont  deux  moururent  peu  après'.  Vers  quatre  heures  le  mât 
d'artimon  tomba,  «  engageant  la  batterie  par'  le  perroquet  de 
«  fougue,  qui,  se  trouvant  embossé,  élongeait  en  dehors  le  long  du 
«  bord.  Il  devenait  ainsi  impossible  sans  y  mettre  le  feu  de  tirer 
«  sur  l'ennemi,  qui  serrait  le  corsaire  de  si  près  que  ce  dernier 
c  ne  pouvait  ni  laisser  arriver  sans  l'aborder  en  plein^  ni  venir  au 
or  vent  pour  virer  de  bord,  toutes  ses  manœuvres  étant  hachées. 
a  En  outre  n'ayant  ni  grappins,  ni  artifices  d'abordage^  avons  fait 
((  cesser  le  feu^  et  hélé  que  nous  étions  amenés  à  quatre  heures  et 
«  demie. ..^  » 


*  Les  morU  furent  :  Richard,  matelot^  de  Nantes  ;  Gautry,  matelot  tonnelier, 
de  Nantes  ;  Bouffay,  matelot,  de  Nantes  ;  Desmeule,  volontaire,  de  Vilry  ; 
Guillet,  mousse,  de  Nantes.  Le  deux  blessés  décédés  furent  :  M.  G  bassin,  capi* 
ta i  ne  ;  PeUteau,  matelot,  de  Méans. 

>  Extrait  du  journal  de  bord  de  M.  de  la  NicoUière.  Get  officier  avait 
d'abord  servi  sur  la  frégate  la  Vengeance^  comme  chef  de  timonnerie,  pendant 
les  croisières  qu^elle  fit  aux  colonies  du  lo  décembre  1794  au  3o  octobre  179C. 
11  rempUt  les  mâmes  fonctions  sur  la  corvette  la  Cigogne,  du  3i  octobre  au 
23  novembre  i7()6.  Prisonnier  de  guerre  sur  les  pontons,  du  5  janvier  1798  au 
8  mai  1799,  comme  second  capitaine  du  Chéri  il  fut  échangé  par  le  citoyen 
Niou,  chargé  d'affaires  de  la  République  française,  avec  la  mention  :  «  Echangé, 
«  suivant  l'Article  III  de  mes  instructions,  pour  avoir  combattu  avec  un  cou- 
u  rage  extraordinaire  et  jusqu'à  ce  que  le  bâtiment  ait  été  coulé  bas.  Signé  : 
«  Niou.  > 

Embarqué  sur  la  frégate  le  Président ^  le  ao  juillet  i8o4,  comme  enseigne  de 
vaisseau.  M.  de  la  NicoUière  accomplit  différentes  croisières  et  voyages  aux  co- 
lonies. Le  a8  septembre  1806,  la  frégate  opérant  son  retour  en  France  tomba 
dans  une  division  anglaise,  et  malgré  sa  résistance  fut  capturée  par  deux  vais- 
seaux. Une  nouvelle  captivité,  mais  cette  fois  sur  parole,  commença  pour  le 
lieutenant  de  la  NicolUère,  qui  ne  revint  en  France  que  le  3o  mars  181 4,  après 
avoir  passé  un  total  de  huit  ans  dix  mois  et  sept  jours  en  Angleterre. 

En    181 1,  prisonnier  depuis  cinq  ans,  saisi  du   désir  insurmontable  de  re\oir 


JEAN-SIMON  CHASSIN,  JKAN  PÏEUUE  PILIJ-Ï  305 

Un  lieutenant  de  la  frégate  vint  à  cinq  heures  et  demie  pour 
commander  la  prise.  Tout  le  monde  semitaux  pompes.  Le  poste 
étant  à  flot,  il  fallut  monter  les  blessés.  A  sept  heures  le  pavillon 
fut  hissé  en  berne  afîn  d'avoir  des  chaloupes  ;  les  Anglais  quittaient 
précipitamment  le  Chéri,  qui  coula  à  huit  heures,  le  i6  nivôse  an 
VI  (5  janvier  1798),  n'ayant  plus  personne  à  bord'. 

Arrivés  sur  le  pont  de  la  frégate,  Tétat-major,  privé  de  son  chef, 
réquipage  prisonnier  jettent  un  dernier  adieu,  un  humide  regard 
au  corsaire,  représentant  pour  eux  la  patrie  si  vaillamment 
défendue^  et  qui  sombre  peu  à  peu.  Le  Chéri,  un  brave  navire  I  !.. 
descend  majestueusement  sous  les  vagues.  De  larges  tourbillons 
semblent  en  se  creusant  lui  former  un  lit  d'honneur.  Un  instant 
encore,  les  mâts  vacillants  indiquent  la  place  où  il  s'engloutit 
plutôt  que  de  passer  à  l'ennemi  en  perdant  sa  nationalité;  puis 
tout  disparaît  à  jamais  dans  l'incommensurable  abime. 

La  frégate  contre  laquelle  les  Nantais  avaient  combattu  à  deux 
reprises,  pendant  trois  heures,  était  la  Pomone  jadis  française. 

Elle  portait  46  pièces,  Le  Chéri  en  avait  22, 

36  de  24  en  batterie.  'j  de  24 . 


ta  patrie,  mais  esclave  de  sa  parole,  M.  de  la  Nicollière,  à  Tépoquo  du  renvoi 
des  incurables,  essaya  de  se  faire  admettre  parmi  eux.  Cinq  à  six  jours  avant  la 
visite,  il  s*abstient  de  toute  nourriture,  et  le  matin  môme  où  ii  doit  se  présenter 
aux.  chirurgiens,  il  fait  une  longue  course  qui  achève  de  briser  ses  forces,  et 
donne  à  ses  traits,  tirés  et  pâlis  par  la  souffrance,  l'aspect  livide  et  blême  d*un 
véritable  agonisant. 

Anxieux,  quoique  confiant  dans  la  réussite  de  son  stratagème,  il  peut  èk  peine 
se  tenir  debout  quand  les  docteurs  prononcent  son  nom.  A  la  vue  de  cette  fai- 
blesse Si  grande  et  si  frappante,  dont  ils  reconnaissent  parfaitement  les  symp- 
tomes  sans  deviner  la  cause,  ils  refusent  de  l'expédier  pour  France^  sous  pré- 
texte qu'il  ne  pourra  attendre  2e  moment  de  s'embarquer.  «  Allez,  allez,  disent- 
ils,  vous  n'en  avez  pas  pour  deux  jours.  »  You  worU'  hold  out  two  days. 

Le  but  avait  été  dépassé.  Rentré  chez  lui,  M.  de  la  Nicollière  atterré  ne  s'a- 
bandonna point  au  désespoir,  il  soigna  sa  santé  fortement  ébranlée  par  une  si 
rude  épreuve,  répara  ses  forces,  et  en  dépit  de  l'arrêt  de  la  faculté  anglaise  ne 
mourut  que  le  a  avril  i844,  dans  sa  soixante-quatorzième  année. 

'  Pavillon  en  berne,  c'est-à-dire  roulé  sur  lui-même  dans  sa  longueur  afin 
qu'il  ne  puisse  se  déployer,  signal  de  détresse  qui  appelle  de  prorapts  secours, 
«>u  ♦•iicorc  si<?ne  de  «leuil. 


866  JEANSiMON  CHASSIN,  JEAN-PIERRE  PILLET 

a  de  la  sur  les  gaillards  d'arrière  4  de  la 

i8  obubiers  de  3a.*  i4  de    8 

a  de     G 

Une  pareille  bravoure,  dît  le  rédacteur  de  la  «  Feuille  Nantaise,  n 
en  rendant  compte  de  ce  combatte  3  février  1798,  mérite  les  éloges 
du  gouvernementel  peut-être  une  récompense.  Les  pertes  du  Chéri 
furent  de  cinq  tués  et  quatorze  blessés,  y  compris  le  capitaine, 
mort  en  touchant  la  Pomone. 

La  lettre  d*un  officier  du  corsaire,  datée  de  Plymouth  le  9  plu- 
viôse an  VI  (a8  janvier),  à  bord  du  vaisseau  le  Samso^,  prison  flot- 
tante, nous  fournît  les  détails  suivants  : 

€ La  frégate  anglaise  dans  cet  engagement  a  souffert  con- 
sidérablement.  Elle  a  eu  trente-deux  hommes  hors  de  combat  et  a 
été  obligée  de  faire  voile  de  suite  pour  Plymouth,  afin  d*y  prendre 
un  nouveau  gréement.  un  mât  de  misaine  et  un  grand  mât. 

«  Nous  avons  eu  la  satisfaction  de  voir  notre  corsaire  couler 
aussitôt  que  nous  avons  été  à  bord  de  la  frégate.  Les  Anglais  ont 
tout  fait  pour  boucher  les  trous,  sans  pouvoir  y  parvenir.  Ainsi 
donc  ils  n'ont  éprouvé  que  de  la  perte  dans  cette  action.  Quoique 
mécontents,  ils  nous  ont  cependant  assez  bien  soigné  pendant  le 
temps  que  nous  avons  passé  à  bord. 

«  Mais,  en  débarquant,  nous  avons  été  transféré  à  MiU-Prisons, 
où  sont  parqués  six  mille  prisonniers  français,  traités  comme  de  vils 
criminels,  ne  recevant,  pour  a4  heures,  que  i4  onces  de  pain  noir, 
une  demi-livre  de  viande  vieille  vache,  et  sans  cesse  exposés  à  la 
brutalité  des  soldats  anglais. 

«  Après  avoir  pris  Tair  de  la  prison,  nous  fûmes  conduit  sur  le 
vaisseau  le  Samso:>i,  où  sont  détenus  tous  les  officiers  des  frégates 
et  des  corsaires.  Nous  nous  y  trouvons  un  peu  mieux,  on  y  est  plus 

*  La  PoHOKB  de  4o  canons,  prise  lo  ?3  avril  179^  par  Tescadre  de  Tamiral 
Warren,  ilo  de  Bat,  servit  de  modèle  aux  frégates  anglaises  de  ho.  portant  du 
34  en  batterie,  qui  datent  de  179S,  et  dont  la  première  fut  rENovuicK.  — > 
Annales  maritimes,  histoire  de  la  Marine  anglaise,  par  Eugène  Maissio, 
lieutenant  de  frégate  D'après  des  nouvelles  de  Londres  du  18  octobre  1811.  La 
PoMONB  fit  naufrage  en  entrffnt  à  Porsmouth,  l'équipage  fut  sauvé.  (Journal 
politigiMde  la  Loire 'Inférieure,  27  octobre  181 1) 


JEAN-SIMON  CHASSIN,  JEAN-PIERRE  PILLET  307 

propre,  le  traitement  et  la  nourriture  sont  les  mêmes  qu'à  la 
prison*.  « 

Jean-Simon  Chassin,  capitaine  de  frégate,  tue  dans  l'engagement 
du  Chéri,  natif  de  l'île  d'Yeu,  était  fils  de  Jean-Simon  Cbassin  et  de 
Louise  Goirau.  Il  avait  épousé,  le  ii  février  1783,  la  sœur  de  la 
femme  de  M.  Pillet,  Jeanne-Honorée  Ghauvelon,  de  laquelle  il  laissa 
un  fils,  père  de  M.  Ch.  L.  Chassin,  l'historien  bien  connu,  auteur 
des  Eluder  documentaires  sur  la  Révolution  française.  —  La  pré- 
paration de  la  guerre  de  la  Vendée,  1789- 1793,  etc. 

Jean-Pierre  Pillet,  classé  à  Nantes  comme  maître  au  cabotage, 
fut  reçu  capitaine  au  long-cours,  à  l'Amirauté,  le  aS  décembre  1773, 
âge  de  37  ans'. 

Commandant  la  Ville-du-Cap,  navire  de  Nantes  de  4oo  tonneaux, 
armateur  M.  de  Loynes,  il  fut  pris  par  les  Anglais^  le  6  septembre 
1777,  sur  les  côtes  de  Saint-Domingue'. 

Le  a8  germinal  an  VIÏ  (17  avril  1799),  les  électeurs  de  Nantes 
nommèrent  le  capitaine  de  vaisseau  Pillet  membre  du  conseil  des 
Cinq  Cents.  Il  siégea  ainsi  à  côté  de  Boulay-Paty,  avec  lequel  il 
plaida  plusieurs  fois  la  cause  du  commerce  et  des  corsaires  nan- 
tais. Pendant  le  dépouillement  du  scrutin,  comme  M.  Pillet  était 
en  ballottage  avec  le  citoyen  Grélier,  un  électeur  lui  dit  :  a  Capi- 
laine,  vous  êtes  dans  le  feu  du  combat,  avez- vous  pris  des  forces 
à  votre  déjeuner?  Lorsque  j'ai  pris  TAlexander,  répondit-il  en 
riant,  j'étais  à  jeun  !...  »  La  ressemblance  était  de  bon  augure^. 

La  lettre  par  laquelle  le  capitaine  Georges  Oakes  annonce  au 
capitaine  Renaudin,  du  vaisseau  le  Vengeur,  qu'il  est  échangé  avec 
lui,  contient  les  lignes  suivantes  : 

<  Lorsque  j'ai  été  prisonnier,  j'ai  reçu  beaucoup  d'honnêtetés 
de  la  part  du  capitaine  Pillet,  qui  commandait  le  Jean-Bart;  si 
vous  le  connaissez  et  si  vous  avez  occasion  de  le  voir,  je  vous  prie 
de  lui  dire  que  je  me  ferai  un  plaisir  de  rendre  tous  les  services 

Feuille  Nantaise. 

*  Arch.  départ.  Amirauté,  registre  de  réception  des  capitaines. 

>  Arch.  munie,  série  ek  227,  état  des  vaisseaux  de  Nantes  pris  par  les  Anglais 
en  1778. 

*  Mellinet  :  la  commune  et  la  milice  de  Nantes,  T.  X  p.   2  45 


9 


68  JE\N-SÏM0N  GIIASSIN.  JKAN-PIKUIIE  HLLET 


qui  seront  en  mon  pouvoir  dans  ce  pays,  à  lui  et  à  ses  amis  qui 
pourraient  tomber  dans  nos  mains.  Je  serais  bien  aise  d  apprendre 
de  ses  nouvelles' .  » 

Il  obtint  également  de  ses  concitoyens  le  mandat  de  député  au 
Corps  législatif,  1800-1807,  et  mourut  pensionnaire  de  l'Etat,  âgé 
de  70  ans,  le  19  mai  181G. 

Ce  brave  marin,  né  à  l'Ile  d'Yeu,  et  fils  de  Jean  Pillet,  capitaine 
au  long-cours  classé  au  port  de  Nantes,  et  de  Marie-Ânne  Drouil- 
lard,  épousa  Charlotte-Louise  Chauvelon,  fille  de  Louis  Chauvelon, 
boulanger,  et  d  Honorée  Orieux.  Il  eut  de  ce  mariage  M"*  Victoire- 
Honorée  Pillet,née  le  i5  octobre  177/1,  décédée,  âgée  de  23  ans,  en 
i7()8,  femme  du  capitaine  de  frégate  Pierre  François  Leveilley. 

S.  i)K  LA  Nicom.ikuk-Tkijkiiio. 


'  erreurs  et  mensonges  historiques,  par  M.  Ch.  Barthélémy  :   4*  *érie, 
le  Taissdau  le  Vengeur. 


LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

DE  HAUTE-BRETAGNE 
Comprises  dans  le  territoire  actuel  du  département  dllle  et- Vilaine 

(suite*) 


Le  Bordage,  chàtellenie  d'ancienneté^  relevait  de  la  baronnie  de 
Vitré.  En  i565  le  roi  Charles  IX  y  unit  les  deux  autres  chàtellenies 
de  Chasné  et  de  Mézières,  situées  dans  les  paroisses  de  mêmes 
noms.  Par  ses  lettres  patentes  de  mai  i656,  enregistrées  au  par- 
lement le  1 3  octobre  suivant,  Louis  XIV  unit  encore  au  Bordage 
les  chàtellenies  de  Montbourcher  en  Vignoc  et  de  Sérigné  en 
Liflré,  et  érigea  le  tout  en  marquisat  sous  le  titre  de  marquisat  du 
Bordage'.  Ce  qui  dans  cette  nouvelle  seigneurie  ne  relevait  pas  de 
Vitré  relevait  directement  du  roi. 

Le  marquisat  du  Bordage  ayant  «  sept  lieues  de  longueur  sur 
quatre  de  largeur'  »  se  composait  donc  de  ce  qui  suit  : 

Le  château  du  Bordage  que  nous  décrirons  plus  loin,  —  les  an- 
ciens châteaux  fortifiés  de  la  Salle  de  Chasné,  Mézières  et  Mont- 
bourcher ;  les  anciens  manoirs  du  Bourg  d'Ercé,  du  Plessix-d'Ercé, 
de  la  Rivière,  de  la  Champagnaye  et  de  rEslourbillonnaye  ;  les 
métairies  de  Launay,  i^Eslourbillonnaye,  la  Riollaye,  le  Plessix- 
d'Ercé,  le  Clos-Lohy,  la  Rivière-Bodin,le  Mesnil,  la  Champagnaye, 
le  Bourg-d'Ercé,  les  Fontaines^  la  Salle  de  Chasné  et  Montbourcher  ; 
les  moulins  de  Tahan,  Janson,  la  Prée,  GralTard,  Quincampoix  et 
les  Moulins-Neufs  ;  plusieurs  étangs  et  grands  bois,  notamment  la 
forêt  de  Cheusève,  etc^ 

'  Voir  la  livrainoii  d*avril  i8(j3. 
'  Arch.  du  Parlement  de  Bret. 

*  Procès-verbal   du   Bordage  en    i656,    publié  par    \'d  lïeviœ  hist.    de 
VOuest.  VIII,  documents,  i83. 

♦  Arch  de  la  Loire-Inférieure. 


370  LES  GRANDES  SEIGNF.UIUES 

* 

Au  point  de  vue  féodal,  les  cinq  chàtcUenies  composant  le  mar- 
quisat du  Bordage  comprenaient  une  grande  quantité  de  iiefs 
s'étendant  dans  les  paroisses  d'Ercé,  Chasné,  Saint-Aubin  d'Aubi- 
gné,  Mézières,  Vignoc,  Saint-Médard,  Gahard,  Liffré,  la  Bouexière, 
Dourdain,  Gosné,  la  Mézi''re,  et  dans  les  paroisses  circonvoisines. 
La  juridiction  en  haute  justice  s'exerçait  en  deux  auditoires,  Tun 
au  bourg  d'Ercé  où  l'on  jugeait  les  causes  des  vassaux  du  Bor- 
dage, de  Chasné,  de  Sérigné,  de  Mézières,  de  TEstourbillonnaye 
et  de  la  TournioUe',  l'autre  au  bourg  de  Vignoc  pour  les  hommes 
de  la  chàlellenie  de  Montbourcher. 

Au  bourg  d'Ercé  le  sire  du  Bordage  avait  ses  prisons,  ceps  et 
collier  pour  punir  les  malfaiteurs,  et  sur  la  lande  d'Ercé,  dans 
l'enclave  de  son  fief  de  Vitré,  des  fourches   patibulaires  à  quatre 

* 

piliers.  —  A  Vignoc,  comme  seigneur  de  Montbourcher,  il  avait 
pareillement  sur  la  place  du  bourg  un  poteau  à  ses  armes  avec  des 
ceps  et  un  collier  de  fer,  et  sur  le  commun  des  Bas-Champs,  joi- 
gnant le  grand  chemin  de  Rennes,  un  autre  u  gibet  à  quatre  pots  » 
comme  celui  d'Ercé.  —  A  Dourdain,  en  qualité  de  seigneur  de 
Sérigné,  il  avait  aussi  des  ceps  et  collier  dans  le  bourg  et  une  po- 
tence à  quatre  piliers  sur  la  lande  de  Guinebert.  —  Les  mêmes 
droits  de  haut  justicier  lui  appartenaient  à  Chasné  et  à  Mézières. 

Du  marquisat  du  Bordage  relevaient  un  grand  nombre  de  mai- 
sons  nobles  et  de  seigneuries  :  le  Rocher-Douxemy,  la  Haute- 
Touche  et  la  Boucherie  en  Ercé  ;  la  Roualle,  le  Haut-NuUier  et  la 
Guinardaye  en  Chasné  ;  la  Morlaye  et  la  Grandaye  en  Saint-Aubin- 
d'Aubigné;  la  Giraudaye,  la  Relaye,  la  Scardaye,  la  Ville- OUivier 
et  la  Roussière  en  Mézières  ;  le  manoir  de  Sérigné  en  LifTré,  la  Nor- 
mandaveet  le  Plessix-Pillet  en  Dourdain,  l'AubouclèreenGosné^etc. 

Au  marquis  du  Bordage  appartenait  encore  le  droit  de  faire  cou- 
rir quintaine  dans  trois  paroisses  :  à  Ercé,  à  Chasné  et  à  Vignoc  ; 
chaque  année,  ce  devoir  incombait  aux  derniers  mariés  desdites 
paroisses.  11  avait  aussi  des  halles  à  Ercc  et  à  Vignoc,  ayant  droit 
d'y  tenir,  à  Ercé,  un  marché  tous  les  mardis  et  quatre  foires  par 


«  Les  petites  seigneuries  de  la  Tourniolle  et  de  TEstourbilIonnaye   en    Ercô 
avaient  été  également  unies  au  marquisat  du  Bordage. 


DE  HAUTE-BRETAGNE  371 

an^  et  à  Vignoc  uii  marché  tous  les  vendredis  et  une  foire  le  pre- 
mier jour  d'août.  A  toutes  ces  foires  lui  appartenait,  en  outre  des 
coutumes  ordinaires,  un  droit  de  bouteillage  consistant  en  deux 
pots  par  pipe  de  cidre  ou  de  vin. 

Un  autre  droit,  bon  à  signaler,  consistait  en  ce  que  le  seigneur  du 
Bordage  se  réservait  le  choix  du  maître  d'école  chargé  d'enseigner  les 
enfants  de  ses  seigneuries,  notamment  en  la  paroisse  de  Chasné. 

Il  serait  bien  intéressant  de  faire  connaître  les  intersignes  des 
droits  de  supériorité,  fondation  et  prééminence  qu'avait  le  marquis 
du  Bordage  dans  les  églises  et  chapelles  situées  dans  ses  fiefs  ; 
mais  ici  encore  il  nous  faut  abréger.  Citons  toutefois  quelques 
extraits  du  curieux  Procès-Verbal  de  i656. 

En  l'église  d'Ërcé  se  trouvaient  une  maitresse-vitre,  présentant 
peintes  en  bannière  les  armoiries  de  Montbourcher  :  d'or  à  trois 
channes  de  gueules  ;  dans  le  chanceau,  du  côté  de  1  évangile, 
u  trois  pierres  tombales  armoyées  des  mesmes  armes  o^  et  un  banc 
à  queue  également  réservé  au  seigneur.  De  chaque  côté  de  ce 
chanceau  étaient  les  chapelles  Notre-Dame  et  Saint-Sébastien  , 
ornées  l'une  et  l'autre  des  écussons  du  Bordage  sculptés  sur  les 
clefs  de  voûte  et  peints  dans  les  vitraux.  Ces  armoiries  formaient 
aussi  une  ceinture  extérieure  à  l'église  tout  entière.  —  L'église  de 
Chasné  présentait  les  mêmes  armes  de  Montbourcher  alliées  à 
celles  de  Québriac  dans  ses  verrières  et  sur  ses  murailles.  —  Eu 
l'église  de  Dourdain  les  blasons  des  Montbourcher  se  retrouvaient 
dans  la  grande  verrière  du  chœur  et  dans  les  deux  chapelles 
accompagnant  le  chanceau  ;  devant  le  grand  autel  était  une  pierre 
tombale'  armoriée,  présentant  en  une  longue  épitaphe  toute  une 
suite  généalogique  des  sires  de  Montbourcher  ;  la  litre  de  cette 
église  se  composait  extérieurement  de  douze  grands  écussons 
sculptés  en  pierre  aux  armes  de  Montbourcher.  —  Dans  les  églises 
de  Mézières,  Gosné  et  Sérigné,  c'était  à  peu  près  le  môme  luxe 
d'intersignes  en  laveur  du  seigneur  du  Bordage.  —  Enfin  léglise 
de  Vignoc  conservait  une  intéressante  verrière  représentant  un 


*  Qui  subsiste  encore  à  la  même  place,  avec  son  iascriplion  publiée  par  nous 
dans  le  Pouillé  hUtor,  de  Rennes^  IV,  563 . 


372  LES  GRANDES  SEIGNEURIES 

chevaLier  de  la  maison  de  Moatbourcher,  présenté  à  Dieu  par  son 
saint  patron'  et  revêtu  d'une  cotte  de  mailles  blason  née  dé  ses 
armoiries  ;  les  mêmes  armes  de  Montbourcher  se  voyaient  en  outre 
dans  les  autres  vitraux,  sur  les  clefs  de  voûte,  en  lisières  intérieure 
et  extérieure,  et  sur  plusieurs  tombeaux  dont  l'un  offrait  encore 
TelTigie  d'un  chevalier.  Comme  dans  les  autres  églises,  on  voyait 
aussi  à  Vignoc,  près  de  l'enfeu  prohibitif,  le  banc  à  queue  du  sire 
de  Montbourcher. 

Parlons  maintenant  du  château  du  Bordage. 

Pendant  la  Ligue,  le  seigneur  du  Bordage,  avons-nous  dit,  zélé 
protestant,  tenait  pour  le  parti  des  Royaux  ;  cela  n'empêcha  pas  les 
Ligueurs  de  s'emparer  de  son  château  et  d*y  demeurer  les  raaiires 
pendant  cinq  mois  en  iSSg*.  René  de  Montbourcher^  étant  au  mois 
d'août  de  cette  année-là  rentré  chez  lui,  résolut  de  s'y  mieux  dé- 
fendre :  il  obtint  en  iSgo  du  prince  de  Dombes,  lieutenant  général 
du  roi  en  Bretagne,  permission  de  «  fondre  deux  pièces  de  cam- 
paigne  et  autre  nombre  de  fauconneaux  qu'il  jugera  lui  estre  né- 
cessaires pour  défendre  sa  maison  du  Bordage'  ».  L'année  suivante, 
le  même  prince  de  Dombes  envoya  cinquante  arquebu^ers,  sous 
la  conduite  du  capitaine  La  Ronce,  tenir  garnison  au  Bordage.  Cette 
troupe  s'y  trouvait  encore  en  lôga  renforcée  de  «  trente-trois  hommes 
de  guerre  montés  et  armés  à  la  légère  »  que  commandait  René  de 
Montbourcher  lui-même^.  Enfin  en  1697  Henri  IV  permit  au  sei- 
gneur du  Bordage  d'augmenter  les  fortifications  de  son  château  et 
l'autorisa  à  lever  une  compagnie  de  cinquante  hommes  d*armes 
pour  le  défendre. 

Le  château  du  Bordage  devait  être  en  i6d6  k  peu  près  tel  qu'au 
temps  de  la  Ligue.  En  voici  la  description  d'après  le  Procès-Verbai 
déjà  cité  : 

a  Au  nord  du  château  quatre  longues  et  larges  avenues  d'arbres 
aboutissaient  à  une  grande  place  occupée  par  un  jeu  de  paume  et 
un  manège  ;  tout  près  étaient  «  les  douves  et  fossés  du  chasteau  à 

•  Journal  de  Pichart,  Dom  Morice  :  Preuve  de  l'flist.  de  Bret.,  Ill,  1703. 

•  Mel.  hist.  de  Bret.,  I,  1 1 . 

»  Arch,  d'Ille-et-Vil.,  G.  3669. 


UE  HAUTE-BRETAGNE  373 

fonds  de  cuve,  contenant  60  pieds  de  largeur  avec  un  chemin  cou- 
vert le  long  d'icelles  et  unecasematte  ».  A  l'entrée  du  Bordage  «  un 
pont  dormant  contenait  4()  pieds  de  longueur,  fermé  d*un  bout  de 
sa  herse  et  de  l'autre  de  deux  ponts-levis  attachés  au  portail  et 
principale  entrée  du  chasteau  défendue  par  deux  corps  de  garde 
et  deux  culs  de  lampe  de  pierres  de  taille;  sur  ledit  portail  (étaient 
sculptés)  huit  écussons  en  bannières,  trois  desquels  portent  cha- 
cun trois  channes,  avec  le  collier  de  l'ordre  de  Saint-Michel  ».  Ce 
portail  faisait  partie  de  la  courtine  septentrionale  du  château  ter- 
minée par  «  deux  grosses  tours  de  70  pieds  de  hauteur  basties  de 
pierres  de  taille  » . 

Le  Bordage  formait  en  effet  un  grand  carré  défendu  de  tours  à 
chacun  de  ses  angles^  plus  un  donjon  et  une  sixième  tour  au  milieu 
de  la  courtine  occidentale,  servant  de  magasin  de  guerre  et  pleine 
de  «  mousquets,  boulets  de  canon,  pestards^  et  18  à  ao  cacques  de 
poudre,  pour  la  défense  dudit  chasteau  ».  Une  septième  tour  conte- 
nait l'horloge  delà  forteresse,  enlin  une  huitième  et  dernière  tour  ren- 
fermait une  poterne,  avec  un  petit  pont-levis  du  côté  des  jardins. 

Des  quatre  grosses  tours  d'angle,  la  première  «  voultée  de  pierres 
avec  trois  étages  »  se  terminait  par  une  «  plate-iorme  de  pierres  de 
taille  avec  ses  parapets  et  embrasures  «  ;  —  la  deuxième  était  «  com- 
posée de  quatre  étages  avec  ses  ouvertures  sur  les  douves,  les 
chambres  contenant  a4  pieds  de  dedans  en  dedans,  et  les  mu- 
railles ï8  pieds  d'épaisseur,  et  sur  le  quatriesme  étage  une  plate- 
forme couverte  de  plomb  avec  cinq  embrasures  dans  chacune 
desquelles  sont  deux  fauconneaux  de  fonte  »  ;  —  la  troisième  se 
trouvait  «  garnie  de  ses  embrasures  avec  quatre  longues  couleu- 
vrines  de  fonte,  montées  sur  leur  afïuz^  deux  desquelles  sont  ar- 
moyées  des  armes  de  Monlbourcher  »  ;  —  enlin  la  quatrième  était 
de  pareille  grosseur  que  les  précédentes,  mais  «  n'est  eslevée  que 
d'un  étage  ». 

Vis-à-vis  la  tour  du  magasin  s'élevait  à  l'orient  le  donjon  pré- 
sentant sur  ses  murailles  un  écusson  écarlelc  de  Monlbourcher  et 
de  Bretagne'.  C'était  «  une  grosse   tour   composée  de  cinq  étages 

•  Ce  blasou  se  relrouvo  sur  un  sceau  do  François  de  Monlbourcher,  seigneur 
du  Bordage,  en  i35A. 


374  LES  GHANDES  SEIGNEURIES 

dans  lesquels  soûl  de  grandes  cliauibteâ  et  cabinets,  iadile  lour 
avec  ses  mâchicoulis  par  appels  et  galeries,  paroist  par  la  structure 
et  antiquité  de  son  bastiment  eslre  l'ancien  chasteau  et  demeure 
des  seigneurs  du  Bordage,  défendue  du  coslé  du  midy  d'une 
grande  douve  à  fonds  de  cuve  de  60  pieds  de  largeur  remplie 
d'eau  ». 

L'enceinte  forllRée  du  Bordage  était  divisée  intérieurement  en 
deux  parties  par  les  écuries  et  bâtiments  de  service  ;  on  appelait 
avant- cour  la  portion  avoisinant  le  grand  portail;  dans  la  cour 
proprement  dite  se  trouvaitle  logis  seigneurial  composé  de  t  caves, 
cuisines,  offices^  salles  hautes  et  basses,  chambres,  antichambres 
et  cabinets,  richement  meublés  avec  leurs  alcôves  et  estrades,  fai- 
sant six  appartements  complets  et  parfaits  »  Le  logis  était  accom- 
pagné d'une  galerie  de  i^^io  pieds  de  longueur  et  de  ai  pieds  de 
largeur,  u  à  trois  étages,  par  le  bas  à  portiques,  et  au  second  étage 
de  douze  croisées.  /)  D'après  la  tradition,  cette  galerie  conduirait 
au  prêche  huguenot  qui  avait  au  XVI*  siècle  remplacé  la  chapelle 
des  premiers  sires  de  Montbourcher.  Enfin,  au  milieu  de  cette  cour 
d'honneur,  jaillissait  «  un  jet  d'eau  dans  son  bassin  de  pierres  de 
I aille  ». 

Tout  le  château  était,  en  outre,  cerné  d'une  terrasse  avec  con- 
trescarpes et  doubles  fossés  remplis  par  les  eaux  de  l'Islette,  ce  qui 
augmentait  encore  la  fortification  de  la  place  dont  l'ensemble  ne 
comprenait  pas  moins  de  quatre  journaux  de  terre. 

De  cette  importante  construction  féodale  il  ne  reste  aujourd'hui 
que  la  base  de  deux  tours  ruinées  et  les  anciens  logements  de  ser- 
vice qu'habitent  les  propriétaires  actuels  ;  tout  le  reste  a  été  détruit 
par  la  Révolution. 

Nous  avons  nommé  le  prêche  ou  temple  protestant  du  Bordage  ; 
c'est  vers  i563  que  François  de  Montbourcher  fit  prêcher  l'hérésie 
dans  ses  terres  et  installa  dans  son  château  un  ministre  hérétique  qu 
fonda  ce  qu'on  appela  l'église  du  Bordage  et  d'Ercé  ;  l'erreur,  grâce 
au  seigneur  du  lieu,  se  maintint  dans  la  contrée  jusqu'en  1701, 
époque  à  laquelle  ce  qu'il  y  restait  de  huguenots  fit  son  abjuration. 
D'ailleurs,  quinze  ans  auparavant,  RenéVllI  de  Montbourcher, mar- 


DE  HAUTE  BRETAGNE  375 

quis  du  Bordage,  et  Kené*Amaury,  son  ûls,  avaient  eux-même  renoncé 
à  l'hérésie  en  rentrant  au  giron  de  TEglise  catholiqueV  Maintenant 
encore  Ton  montre  près  du  château  un  champ  qui  porte  le  nom 
significatif  de  cimetière  des  Huguenots  :  c'est  le  dernier  vestige 
matériel  du  passage  de  1  hérésie  à  Ercé. 

Comme  Ton  voit,  l'histoire  du  Bordage  et  de  ses  seigneurs  n'est 
point  dépourvue  d'intérêt  et  deviendrait  facilement  l'ohjet  d'une 
étude  historique  plus  étendue. 

L'abhé  Guillotin  de  Gorsou, 
Cfian.  /ion. 

(A  suivre). 


*  Vaurigaud,  Hist.  des  églises  réformées  de  Brrt.,   ,  laa.  e  III,  117  et  187 


Tome  ix.   -  Mai  1893.  a 5 


MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS* 

(Suite), 


La  salle  de  Moreau  avait  aussi  ses  moments  de  tumulte.  Ce  bril- 
lant maître  d'armes  avait  fort  bon  caractère,  aimait  la  plaisanterie, 
était  sans  méchanceté  et  ne  se  fâchait  jamais.  C'était  presque  tou- 
jours lui  qui  commençait  par  quelques  mots  piquants  en  échange 
desquels  il  recevait  des  coups  de  fleuret  sur  les  épaules.  11  avait 
alors  recours  k  ses  seilles  toujours  pleines  d'eau.  Il  nous  les  vidait 
sur  le  dos  avec  une  dextérité  admirable.  Cette  douche  était  le  signal 
d'un  branle-bas  général  :  fleurets,  gants,  sandales,  masques,  tout 
lui  était  jeté  à  la  tête  au  milieu  d'éclats  de  rire  sans  fin.  11  évitait 
ou  parait  presque  tout  avec  adresse.  Les  murs  étant  dégarnis,  nous 
n'avions  plus  rien  sous  la  main,  il  prenait  TofTensive  et  nous  pour- 
chassait avec  l'eau  des  seilles,  à  moins  que,  nous  sentant  en  nombre, 
nous  nous  précipitions  sur  lui.  Sa  force  était  réelle;  saisi  de  tous 
les  côtés,  il  nous  traînait  d'un  bout  à  l'autre  de  la  salle  ;  si  un  bon 
mot  nous  faisait  rire,  il  en  profitait  pour  nous  échapper,  et  gare 
leau  s'il  en  restait.  Un  jour,  le  vacarme  devint  tel  que  les  voisins 
montèrent,  se  demandant  si  les  cris  étaient  sérieux  ou  pour  rire. 
Revenus  au  calme,  étonnés  nous  fûmes  devoir  ce  groupe  de  figures 
souriantes  encadrées  dans  la  porte.  C'était  le  cas  de  s'écrier  comme 
M™*  d'Abrantès,  parlant  du  consulat  et  de  l'Empire  :  quel  temps  ! 
—  Sans  doute,  c'était  le  bon  temps,  puisque  nous  étions  jeunes, 
le  trop-plein  de  vie  débordait  en  fou  rire  et  en  luttes  qui  nous  don- 
naient conscience  de  nos  forces.  Pourquoi  faut-il  que  Louis  XIV 
et  Napoléon  aient  abusé  des  ressources  de  la  France  ! 

Nous  étions  alors  à  l'époque  de  la  campagne  qui  fut  terminée 
par  la  bataille  de  Wagram.  Un  peu  de  repos,  troublé  seulement  au 
Sud  par  la  guerre  de  l'indépendance,  accompagna  le  mariage  de 
l'Empereur  avec  la  fille  des  Césars.  Cette  alliance,  qui  sembla  mettre 

'  Voir  la  liTraison  d'Avril  1893. 


MÉMOIHES  D'LN  NANTAIS  377 

le  sceau  à  la  grandeur  du  chef  de  la  Fiance  et  qui  entraîna  tant  de 
royalistes  dans  son  parti,  n'ébranla  point  les  de  Gharette.  Dans 
cette  maison,  tout  le  monde  resta  îidMe  à  son  drapeau  et  à  la  ligne 
tracée  par  le  général  indomptable  qui  mourut  si  dignement  au  haut 
de  la  place  Viarmes  à  Nantes.  On  peut  dire  que  la  constance,  To- 
piniàtretc,  est  une  vertu  héréditaire  dans  cetlo  famille  :  les  femmes 
ont  la  fermeté,  l'abnégation,  aucun  sacrifice  ne  les  fait  hésiter,  les 
hommes  sont  la  bravoure  même. 

J'ai  trop  parlé  de  notre  vie  sévère  et  dure  pour  omettre  un  fait 
qui  prouvera  qu'à  Nantes  comme  à  Rennes  la  jeunesse  précédente 
donna  dans  des  excès,  souvent  condamnables,  mais  qui  démontrent 
Texallation  des  idées  d'alors.  A  Nantes  s'était  formée  la  Société 
des  sauvages.  Dans  les  environs  de  la  ville  avait  été  louée  une 
maison  où  ils  se  réunissaient  pour  se  livrer  à  leur  goiit  pour  la 
sauvagerie.  L'un  d'eux,  du  nom  de  Goyau,  homme  remarquable 
par  sa  belle  taille  et  sa  bravoure,  cachait  sous  une  politesse  exquise 
des  mœurs  détestables.  11  est  mort  sans  poslérilé.  Un  jour  que  la 
fameuse  société  était  réunie,  après  maintes  folies  et  beaucoup 
de  vin  consommé,  on  décida  que  pour  mériter  d'une  manière  sa- 
tisfaisante le  nom  de  sauvage^  on  d(n'ait  faire  un  acte  si  sin- 
gulier que  personne  ne  put  mettre  en  doute  les  sentiments  qui 
animaient  la  société.  On  se  détermina  h  tirer  le  nom  d'un  des 
membres  qui  serait  immédiatement  mis  à  la  broche,  rôti  et  mangé 
par  ses  amis.  Le  sort  tomba  sur  un  gros  garron  appartenant  à  une 
famille  honorable.  Il  fut  inmiéfliatement  attache  à  une  broche  et 
mis  à  rôtir  devant  un  grand  feu.  L^n  camarade  fn!  cliargo  de  tour- 
ner et  d'arroser  le  rôti.  Malgré  les  nombreuses  libations  qui  avaient 
précédé,  le  patient  ne  tarda  pas  à  trouver  que  la  plaisanterie  allait 
bien  loin  et  commença  à  se  plaindre  de  la  chaleur.  Le  ca- 
marade lui  rappela  son  serment  de  mourir  en  vrai  mohican,  ser- 
ment qui  lui  interdisait  toute  espèce  de  plaintes  el  l'obligeait  même 
à  célébrer  son  trépas  par  des  cliants  d'allégresse.  Le  rôtissant  goûta > 
peu  ces  raisons  et  redc^nblait  sos  ciis  h  mesure  que  le  feu  bien  en- 
tretenu prenait  plus  de  force.  Le  camarade  crut  devoir  l'arroser 
copieusement  avec  de  l'eau  fraîche  qui  rendit  plus  cuisantes  les 
douleurs  du  patient.  Enfin,  la  troupe  de  ces  insensées  altii-i'e  par  les 


4 


378  MÉMOIRES  D  UN  NANTAIS 

cris  rentra  au  moment  où  le  rôtisseur  dégrisé  venait  de  débrocher 
le  malheureux  plus  dégrisé  encore.  Goyau  indigné  delà  I&cheté  de 
ses  deux  collègues  en  barbarie  leur  reprocha  leur  faiblesse  en 
termes  énergiques,  ajoutant  qu'ils  s'étaient  déshonorés  et  que  la 
mort  seule  pouvait  laver  l'aiTront  fait  à  la  Société.  Saisissant  un 
pistolet  il  Tappuya  contre  Toreille  de  celui  qui  ne  s'était  pas  laissé 
rôtir  et  fit  feu  avant  qu'on  pût  deviner  son  intention.  L*arme,  non 
chargée  ou  mal  amorcée,  ne  partit  pas.  C^tte  scène  terrible  fit  ré- 
fléchir les  sociétaires  ;  Goyau  lui-même  demeura  épouvanté  du 
meurtre  qu'il  allait  commettre.  L'assemblée  décida  qu'on  se  borne- 
rait à  exercer  les  prérogatives  du  sauvage  seulement  sur  les  ani- 
maux. En  conséquence  chacun  dut  se  munir  de  flèches  et  de  car- 
quois. Après  s'être  exercés  au  tir,  les  sauvages  dans  le  simple  ap- 
pareil de  la  nature  se  mirent  à  courir  les  champs  voisins  de  leur 
habitation.  Tant  qu'ils  se  bornèrent  à  courir  et  à  sauter  les  haies, 
les  paysans,  bien  que  scandalisés,  se  contentèrent  de  les  suivre  des 
yeux  ;  mais  quand  ils  virent  leurs  bestiaux  blessés  par  les  flèches, 
ils  s'armèrent  de  fourches  et  donnèrent  une  si  belle  chasse  à  MM.  les 
sauvages  que  ceux-ci  eurent  mille  peines  à  gagner  leur  demeure. 
Assiégés  dans  cette  retraite,  ils  durent  payer  les  dommages  à  bons 
deniers.  La  Société  fut  bientôt  dissoute  par  l'autorité. 

Après  deux  années  passées  à  m'amuser  plutôt  qu'à  terminer 
mon  instruction,  je  fus  subitement  amené  à  prendre  un  parti  par 
un  décret  impérial  qui  organisait  les  bataillons  de  haut  bord  pour 
la  marine  et  affectait  certains  départements  au  lecrutement  spécial 
de  ces  bataillons.  La  Loire-Inférieure  en  fit  naturellement  partie. 
D'après  les  termes  du  décret,  je  pus  craindre  de  n'être  pas 
exempté  de  la  conscription  par  la  présence  de  mon  frère  sous  les 
drapeaux.  Je  demandai  à  entrer  dans  une  des  écoles  pour  la  ma- 
nne fondées  récemment  à  Brest  et  à  Toulon.  Le  ministre  de  la 
marine  me  répondit  assez  tardivement  qu'il  verrait.  Me  rappe- 
lant alors  que  M.  de  Fermont,  alors  ministre  des  domaines,  était 
un  ami  de  mon  père,  je  lui  écrivis  pour  le  prier  de  me  faire  entrer 
à  l'Ecole  militaire  de  Saint-Cyr.  M.  de  Fermont  me  répondit  sans 
délai  —  en  moins  de  huit  jours —  en  m  envoyant  la  réponse  du 
ministre  de  la  guerre.  Le  duc  de  Feltre  promettait  de  me 
comprendre  sur  le  premier  travail  en  préparation. 


MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS  379 

Mieux  ei^jt  valu  pour  moi  de  continuer  mes  études  à  Rennes  et 
de  suivre  une  carrière  plus  indépendante  que  celle  des  armes. 

Peu  de  temps  après  je  me  présentai  à  TËcole  militaire  com< 
mandée  alors  par  le  général  Bellavesne.  Introduit  devant  lui 
je  fus  tellement  intimidé  par  sa  prestance  et  son  air  sévère  que  je  ne 
pus  répondre  aux  questions  qu'il  me  fit,  je  crois  même  que  je  ne 
les  compris  pas,  bien  que  je  fusse  certainement  plus  fort  que  lui  en 
mathématiques.  Il  m'envoya  en  conséquence  k  Fécole  préparatoire 
de  Versailles,  tenue  par  M.  de  Lavigne,  professeur  à  Saint-Cyr.  Je 
ne  saurais  dire  le  chagrin  que  j  éprouvai  de  cet  échec  qui  me  parut 
d  autant  plus  humiliant  que  le  général  avait  admis  d'emblée  des 
élèves  qui  passaient  pour  n'être  instruits  en  rien.  Reprenant  cou- 
rage je  gagnai  Versailles  et  me  présentai  chez  M.  de  La  vigne  avec 
la  lettre  du  général.  Je  ne  fus  pas  longtemps  à  m 'apercevoir  que 
tous  mes  camarades  m'étaient  inférieurs,  sans  en  excepter  même 
ceux  par  qui  le  maître  se  faisait  suppléer.  Au  bout  de  quelques 
jours  je  demandai  à  M.  de  La vigue  à  subir  un  examen.  Après  un 
interrogatoire  assez  long  j'obtins  d'être  mis  au  nombre  de  ceux  qui 
ne  recevaient  des  leçons  que  du  professeur,  et  le  56*  jour  j'entrai 
à  Saint-Cyr.  C'était  un  succès,  car  tous  mes  camarades  étaient  à 
l'école  préparatoire  depuis  six  mois  au  moins.  M.  de  Lavigne  qui 
vivait  de  cela  se  montra  désintéressé  et  à  Saint-Cyr  me  garda  au 
nombre  de  ses  élèves,  prévoyant  bien,  m*a-t-il  dit  depuis,  que  je 
lui  ferais  honneur.  Il  s'est  toujours  montré  bon  pour  moi. 

Que  n'ai-je  le  talent  de  décrire,  de  peindre  ce  que  l'Ecole  mili- 
taire me  parut  être,  l'efTet  qu'elle  produisit  sur  mon  imagination 
lorsque  j'y  entrai  !... 

A  l'époque  dont  je  parle,  l'Empire  était  à  l'apogée  de  sa  gloire  et 
de  sa  puissance.  Nous  étions  à  la  fin  de  i8ii.  Napoléon  avait  un 
fils  qui  semblait  réservé  aux  plus  hautes  destinées.  L*Europe, 
vaincue  dans  toutes  les  guerres,  subissait  le  joug.  La  Russie  seule 
restait  debout,  encore  puissante  ;  l'Espagne  disputait  sa  liberté  aux 
armées  françaises  comme  elle  l'avait  fait  jadis  aux  Arabes  et, 
quoique  l'affaire  de  Baylen  eut  eu  lieu  déjà,  on  n'admettait 
nulle  part  la  possibilité  de  faire  rétrograder  l'étoile  du  grand 
homme. 


380  MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS 

L'École  militaire  était  le  résumé  de  l'opinion  publique  exaltée  au 
plus  haut  degré  sous  tous  les  rapports  d'admiration  et  de  dévoue 
ment  à  l'Empereur  ;  ajoutez  à  cela  la  discipline  la  plus   sévère,  les 
idées  les  plus  exagérées  sur  le  point  d'honneur,   un  esprit  entière- 
ment militaire  joint  à  un  dédain  pour  l'étude  qui  rappelait  les  temps 
où  l'ancienne  noblesse  se   piquait  de  ne  pas  savoir  signer,  vous 
aurez  la  clef  de  tout  ce  qui  se  passait  d'extraordinaire.  Cet  établis- 
sement renfermait  huit  cents  jeunes  têtes  de   i6  à   19  ans,    toutes 
plus  folles  les  unes  que  les  autres  et  mettant  en  pratique  les  idées 
les  plus  bizarres  avec  le  sang-froid  et  le  calme  le  plus  parfait.  L'École 
militaire  formait  un  bataillon  partagé  en  10  compagnies   dont  une 
de  grenadiers  et  une  de  voltigeurs.  Lorsque  j'y    entrai   le  colonel 
venait  de  mourir  ;  Tétat-major  se  composait  de  a  chefs  de  bataillon, 
et  5  capitaines  classés  comme  adjudants  majors.  Chaque  chef  de 
bataillon  dirigeait  2  ou  3  compagnies,  les  autres  compagnies  étaient 
sous  les  ordres  des   capitaines  ;   mais    de  fait  elles  étaient  com- 
mandées par  un  sergent-major,    /i  sergents,  1   fourrier  et  8  capo- 
raux. Tous  ces   gradés  pris   parmi  les    élèves    s'acquittaient     de 
ces  fonctions  avec  une  habileté  et  une  rigueur  remarquables.  Malgré 
bien  des  bizarreries  que  je  signalerai,  la  discipline  était  telle  qu'on 
aurait  pu  abandonner  l'Ecole  à  elle-même,  personne   n'eût   songé 
à  profiter  de  Tabsence  des  officiers  pour  contester  aux  sous-officiers 
leur  autorité. 

Sous  les  armes,  le  bataillon  en  présence  du  général  était  com- 
mandé par  le  chef  de  bataillon  de  semaine  ;  à  l'exercice  c'était  tou- 
jours un  élève.  Jamais  les  officiers  ne  se  mettaient  dans  le  rang; 
tous  les  pelotons  étaient  commandés  par  les  sous-officiers,  et  à 
l'exercice  par  des  élèves  gradés  ou  non  indistinctement. 

Le  bâtiment  que  nous  appelions  la  caserne  était  celui  que 
M""*  de  Mainlenon  avait  fait  construire  pour  recevoir  les  jeunes 
filles  nobles  et  peu  fortunées.  La  Révolution  de  93  lui  avait  donné 
une  autre  destination.  Quand  Napoléon  P'  voulut  rétablir  une 
École  militaire,  il  la  plaça  d'abord  à  Fontainebleau  ;  lorsque  je  lus 
admis,  il  y  avait  déjà  plusieurs  années  que  l'École  était  transférée 
à  Saint-Cyr. 
Les   divers    bâtiments    dont  se    composait   la    caserne    abou- 


*  ^*ÇRSr* 


MÉMOIRES  D*UN  NANTAIS  381 

tissaient  à  un  grand  carré  auquel  aliénait  un  escalier  spacieux 
jusqu'au  second  étage.  Pour  atteindre  les  mansardes  dont  on  avait 
fait  de  vastes  études  ,  le  passage  était  assez  étroit,  ce  qui  en 
temps  ordinaire  était  sans  inconvénient ,  les  élèves  étant  tou- 
jours sans  armes  pour  aller  à  l'étude.  Les  rez-de-chaussée 
étaient  occupés  par  les  salles  nécessaires  aux  divers  cours  d'his- 
toire, de  littérature,  de  mathématiques  et  de  dessin.  Les  cours  de 
fortifications  avaient  lieu  dans  les  études  déjà  mentionnées.  Il 
y  avait  encore  au  rez-de-chaussée  l'habillement,  la  lingerie,  les 
magasins.  Au  pied  de  l'escalier,  sur  le  vaste  carré  donnaient  les 
cuisines  et  deux  grandes  salles  servant  de  réfectoires.  D'autres 
bâtiments  faisant  angle  droit  avec  ces  derniers  étaient  séparés  par 
un  petit  espace  ;  dans  chacun  d'eux  était  logée  une  compagnie. 
La  chambrée  était  coupée  en  deux  dans  sa  longueur  par  une  cloi- 
son en  briques,  haute  de  4  à  5  pieds.  Les  lits  étaient  rangés  en 
ordre  de  bataille,  la  tête  appuyée  à  la  cloison  qui  s'arrêtait  un  peu 
avant  la  porte.  De  sorte  que,  en  ouvrant  la  porte,  on  voyait  d'un 
seul  coup  d'oeil  tous  ces  lits  parfaitement  alignés  et  toujours  faits 
avec  un  soin  minutieux.  Le  lit  du  sergent  major  était  placé  à  droite 
ou  à  gauche  en  entrant  et  de  l'autre  côté  celui  du  fourrier.  Les 
sergents  et  les  caporaux  avaient  leurs  lits  placés  le  long  du  mur 
entre  les  fenêtres  et  vis-à-vis  leurs  subdivisions  ou  escouades.  On 
appelait  cela  être  en  serre-file  ;  car  toutes  les  expressions  étaient 
militaires.  Les  officiers  commandant  les  compagnies  s'occupaient 
peu  de  la  tenue  intérieure  des  chambrées  ;  ils  savaient  par  expé- 
rience que  cette  surveillance  de  leur  part  était  à  peu  près  inutile 
par  suite  de  la  sévérité  inouïe  avec  laquelle  les  élèves  gradés  exer- 
çaient leurs  fonctions. 

On  allait  jusqu'à  peigner  les  couvertures  de  laine  et  tracer  chaque 
jour  des  dessins.  Un  général  à  qui  le  commandant  del'Ëcole  faisait 
visiter  les  chambres  demanda  de  quelles  manufactures  provenaient 
ces  couvertures  ;  grand  fut  son  élonnement  d'apprendre  que  les 
élèves  prenaient  chaque  jour  la  peine  de  les  former  et  surtout  que, 
pour  cela  et  se  nettoyer,  on  leur  donnait  un  quart  d'heure  tout  au 
plus. 

En  hiver,  on  se  levait  à  5  h.  moins  un  quart  pour  monter  dans 


^ 


382  MÊMOIBES  D'UN  NANTAIS 

les  études.  L'été  no¥8  étions  plus  heureux  :  nous  nous  levions  uoe 
heure  plus  tard  et  allions  immédiatement  à  l'exercice  qui  dans  la 
mauvaise  saison  avait  lieu  à  midi. 

Il  y  avait  douze  tamhours  et  un  tambour  major^  à  moitié  sourd. 
Lui  et  ses  tambours  étaient  d  anciens  soldats,  qui  avaient  pour 
nous  une  déférence  bienveillante,  mêlée  de  respect.  Ils  nous  con- 
sidéraient déjà  comme  leurs  supérieurs.  La  jeunesse  inspire  tou- 
jours de  l'intérêt  à  l'âge  mûr.  D'ailleurs  ils  trouvaient  leur  compte 
à  nous  passer  des  espiègleries  dont  ils  étaient  quelquefois  vic- 
times, mais  dont  ils  riaient  de  bon  cœur,  sans  jamais  vouloir 
s'en  plaindre.  Ainsi,  pendant  longtemps,  un  tambour  venait  battre 
la  diane  jusque  dans  les  chambres.  Cette  mesure  avait  été  ordon- 
née pour  mieux  réveiller  les  élèves.  On  dort  bien  à  cet  âge.  Un  des 
élèves  jeta  son  traversin  au  malencontreux  tambour,  à  la  tête  du- 
quel arrivèrent  à  l'instant  tous  les  traversins  de  la  chambre  qui 
s'en  donna  à  cœur  joie.  Depuis  ce  jour  la  diane  ne  fut  battue  que 
dans  les  cours. 

Le  général  Bellavesne  était  d'une  grande  sévérité  ;  mais  il  savait 
distinguer  les  fautes  contre  la  discipline  des  malices  ne  pouvant 
en  rien  diminuer  l'esprit  de  subordination  qu*il  avait  su  établir 
dans  l'École.  Dans  cette  circonstance  il  rit  beaucoup  et  ne  punit 
personne. 

M.  Bellavesne  était  ofQcier  supérieur  de  l'époque  de  la  Répu- 
bUque.  Adjudant  général  avec  Ney  à  Tarmée  dont  Jourdan  était  le 
général  en  chef,  il  eut  une  jambe  emportée.  Colonel  de  hussards  il 
s'était  fait  remarquer  par  sa  fermeté  à  maintenir  la  discipline  dans 
son  régiment.  Napoléon  qui  se  connaissait  en  hommes  le  mit  à  la 
tête  de  l'Ëcole  d'officiers  créée  au  début  de  son  règne.  Le  caractère 
du  général  était  plein  de  loyauté,  de  justice  et  même  de  sensibilité. 
Il  avait  souvent  de  grands  ménagements  à  garder  ;  beaucoup  de 
fils  de  généraux,  de  maréchaux  de  France  et  de  grands  fonction- 
naires de  l'Empire  lui  étaient  recommandés  d'une  manière  assez 
spéciale  pour  qu'il  lui  fût  impossible  d'échapper  à  une  sorte  de 
partialité.  Il  sentait  bien  qu'il  ne  pouvait  renvoyer  ceux-là  que  pour 
des  fautes  extrêmement  graves.  Par  système  de  compensation  il  leur 
faisait  attendre  plus  longtemps  l'épaulette  de  sous-lieutenant.  «  Les 


-^-' 


MÉMOIRES  D'UN  NANTAIS  383 

protections  ne  devant  leur  faire  faute,  disait-il,  ils  ne  manqueraient 
pas  d*avancement.  »  Il  s'établissait  au  contraire  le  protecteur 
né  de  l*élève  non  protégé^  et  s'il  se  conduisait  bien,  celui-là 
était  sûr  d'être  distingué  et  récompensé.  Son  extrême  vivacité  aug- 
mentait sa  difficulté  à  parler,  il  bégayait  beaucoup.  Il  sut  inspirer 
aux  élèves  un  grand  respect  pour  sa  personne  et  leur  inculqua  les 
principes  les  plus  honorables.  Non  seulement  manquera  sa  parole 
était  un  déshonneur,  mais  la  donner  légèrement  était  une  faute 
grave,  et  le  scrupule  à  cet  égard  était  tel  qu*on  avait  adopté  une 
autre  expression  afin  d'échapper  au  danger  de  l'habitude.  Pour  ar- 
river k  ce  résultat  le  général  avait  employé  un  moyen  bien  simple, 
il  montrait  la  plus  grande  confiance  dans  la  parole  d'honneur  d'un 
élève. 

{A  suivre). 


POÉSIES  FRANÇAISES 


RAYON    DU   CIEL 


A  mon  jeune  ami  G. 


I 


La  terre  est  le  chemin  qui  mène  à  la  Patrie  ; 
Mais  ce  chemin  est  long  et  rude  à  parcourir  ! . . . 
Dieu  sème  les  beautés  au  sentier  de  la  vie 
Pour  nous  empêcher  de  faiblir. 

Le  divin  Créateur  a  marqué  son  ouvrage 
De  sa  sublime  empreinte  :  un  rayon  de  beauté 
Sur  toutes  choses  luit  comme  un  lointain  mirage 
Des  splendeur»  de  réternité; 

Rayon  tombé  pâli  du  ciel  en  notre  terre, 
Doux  rayon  bien  connu  de  l'àme  du  rêveur, 
Rayon  enveloppé  d'ombres  et  de  mystère 
Même  au  calice  de  la  fleur  ; 

Rayon  divin  planant  sur  l'Océan  immense, 
Sur  le  sommet  du  mont  qui  se  perd  dans  les  cieux. 
Sur  le  petit  ruisseau  qui  s'écoule  en  silence 
Sous  rherbe  et  les  bosquets  ombreux  ; 

Rayon  que  des  oiseaux  la  voix  harmonieuse 
Chante  dès  le  matin  en  des  accords  ravis, 
Beauté  qui  resplendis  partout  mystérieuse, 
Cher  souvenir  du  paradis  I 


RATON  DU  CIEL  385 


Je  te  vois  épandu  sur  toute  créature 
Pour  élever  nos  cœurs  de  la  terre  vers  Dieu  ; 
C*est  toi  qui  me  sourib  partout  dans  la  nature 
Et  me  fais  prier  en  tout  lieu. 


II 


Sur  un  front  de  vingt  ans  couronné  d'innocence 
Il  brille,  ce  rayon,  dans  toute  sa  beauté, 
Auréole  dont  Dieu  pare  l'adolescence, 
Cette  fleur  de  l'humanité . 

Mais  le  vice  est  jaloux  de  cette  noble  flamme 
Faite  de  pureté,  d'énergie  et  d'honneur, 
Qui  reflète  au  dehors  Tinnocence  de  Tàme 
Et  la  sérénité  du  cœur  ; 

Il  voudrait  rétoufïer.  —  Gardez  votre  auréole, 
Enfant,  gardez  toujours,  car  ce  rayon  divin, 
C*est  lui  qui  fortifie  et  dirige  et  console 

Et  mène  au  grand  jour  sans  déclin. 

P.    GlQUELLO. 


LA  VIERGE  AU  CIBOIRE 


A  ma  fille  Anne-Marie. 

Au  bord  de  la  mer,  en  Bretagne, 
Est  une  église  de  campagne 
Au  clocher  svelle  et  gracieux, 
Où  fut  jadis  une  abbaye 
Dédiée  à  sainte  Marie, 
La  Reine  des  flots  et  des  cieux. 

Il  ne  reste  du  cloître  antique 
Qu'un  souvenir  mélancolique 
Et  la  patronne  du  couvent. 
Une  Madone  byzantine, 
Qui  conservait  dans  sa  poitrine 
Le  ciboire  du  Dieu  vivant. 

Cette  statue  à  tous  est  chère, 
Au  croyant  comme  à  Tantiquaire, 
Aux  artistes  comme  aux  penseurs. 
C'est  un  mystérieux  symbole; 
Une  poétique  auréole 
L'environne  de  ses  lueurs. 

Dans  cette  blanche  et  fraîche  église, 
Au  bruit  des  flots  et  de  la  brise. 
Si  vous  rêvez  quand  vient  le  soir, 
Qu'un  rayon  frappe  sa  poitrine, 
Le  cœur  de  la  Mère  divine 
Etincelle  comme  un  miroir. 


LA  VIBRGE  AU  CIBOIHE  387 

Et  iorsqae  descendent  les  ombres, 
Sous  les  arceanx  devenus  sombres 
Longtemps  on  voit  briller  encor 
Sa  couronne  de  perles  fines, 
Son  manteau  bleu  semé  d'hermines 
El  les  plis  de  sa  robe  d'or. 

Joseph  Rousse. 
Sainte-Marie,  près  Pornic. 


I 


PRO  GALLIA 

JLES    HÉROS    DE    CORNEILLE 

PIÈCE   E^l    L>    ACTE     Ey   VERS 


-i"«0*«- 


1   Rodrigue. 
Personnages  :  »  Un  officier  français. 

f  La  Muse  de  Corneille. 

Un  ohamp  de  bataille,  au  soleil  couchant  :  bruita  de  lutte  qui  a'éteigneat  au 
loin.  L*offlcier  — -  uniforme  de  1870  —  parait  tête  nue,  la  tunique  poudreuae 
dt  iMlllée  de  sang,  une  biesiure  au  front. 

SCÈNE  I 

L'officier. 

Blessé  I  Vaincu  !•• .  Mon  bras  se  brise  dans  Teffort, 

Et  je  cours  en  aveugle  au-devant  de  la  mort 

Qui  plane  sans  m'atteindre. . .  Ah  !  l'horrible  mégère 

M'eût  sauvé  de  moi-même  et  m'eût  semblé  légère. . . 

Sans  être  vu,  sans  voir,  on  s*égorge  de  loin  ; 

Un  lâche  vous  abat,  embusqué  dans  un  coin. 

Mais  si  le  vieux  courage  est  vain,  si  la  bataille 

N'offre  plus  aux  vaillants  d'ennemis  à  leur  taille. 

Qu'importe  comme  il  meure  à  qui  sait  bien  mourir  P 

Survivre  à  sa  patrie  est  le  pire  avenir. 

Nous  n'entendrons  jamais  le  clairon  des  victoires. 

Nos  neveux  douteront  de  nos  antiques  gloires.    * 

Dans  les  champs  où  les  glas  de  deuil  sont  revenus 

Vole  aux  échos  le  mot  sinistre  de  Brennus. 

Le  pays  dont  l'histoire  égale  une  épopée, 

iN'a  gardé,  comme  moi,  que  ce  tronçon  d'épée  ! 

(//  se  laisse  tomber  au  pied  d'un  arbre). 


PRO  GALLIA  389 

La  guerre  nous  riait  ;  c'était  un  jeu  d*enfant 

Où  Ton  mourait  souveuL^  mais  ivre  cl  triomphant. 

Nous  avons  trop  vécu  dans  le  fatal  mirage 

De  la  mer  toujours  bleue  et  du  ciel  sans  nuage. 

Hélas!  c'est  quand  pâlit  l'étoile  des  vainqueurs, 

Qu'un  poète  devrait  nous  crier  :  Haut  les  cœurs  ! 

La  grande  poésie  avec  l'honneur  sommeille. . . 

Il  est  passé  le  temps  des  héros  de  Corneille^ 

Où  Rome  offrait  son  fils,  le  plus  pur  de  son  sang. 

Préférant  quCil  mourut  à  le  voir  fléchissant  ; 

Où  Don  Diègue,  exalté  d'une  sainte  colère, 

Disait  :  Cid,  meure  ou  tue  !  en  vengeur  plus  qu'en  père... 

Mais  ils  étaient  l'aurore  et  nous  sommes  la  nuit  !  • . . 

(Il  ferme  les  yeux  et  semble  accablé,  Rodrigue,  du 
fond  du  théâtre,  s'avance  lentement  vers  lui). 


SCENE  II 

Rodrigue  (co5/ume  du  Cid  de  Corneille)  L'officieh. 
Rodrigue  (venu  tout  près  de  l'officier). 

Vois  dans  les  cieux  profonds  cet  astre  d'or  qui  luit, 
Il  se  voile  à  présent  d'une  vapeur  sanglante^ 
Mais  il  reparaîtra  bientôt  ;  douce  et  brillante, 
Sa  lueur  sert  de  guide  aux  générations  : 
C'est  le  phare  immobile  et  sûr  des  nations . 
Qui  s'éclipse  parfois,  mais  jamais  ne  s'altère. 
Laisse  tes  yeux  lassés  s'incliner  vers  la  terre  ; 
Une  flamme  aussi  pure,  et  qui  sera  demain 
Ce  qu'elle  était  hier^  passe  de  main  en  main  ; 
L'homme  du  siècle  éteint  la  tend  au  dernier  homme, 
Et  colorant  le  front  d'Athènes  ou  de  Rome, 
Elle  éclaire  le  monde.  Ami,  c'est  le  Devoir. 


'  t 


390  PKO  GALLIA 

L'officier  (qui  s'est  levé  et  fixe  Bodngue  dans 
une  stupeur  muette). 

Miracle  !  Vision  I  Je  crois  entendre  et  voir 
Le  Cid,  roi  des  guerriers  et  fleur  de  courtoisie, 
Qui  mit  d'accord  l'histoire  avec  la  poésie, 
Qui  reprenait  haleine  en  contant  ses  exploits, 
Qui  fit  plier  l'Espagne  entière  sous  ses  lois, 
Il  viendrait,  ce  vainqueur  à  gloire  surhumaine^ 
Consoler  des  vaincus  ! . . .  C'est  une  image  vaine. 

Rodrigue. 

C'est  bien  moi.  Je  connais  le  hasard  des  combats. 

Ayant  beaucoup  lutté,  j'ai  vu  souvent  à  bas 

La  plus  digne  fortune  et  la  plus  noble  épée. 

Je  sais  que  le  malheur  rend  1  ame  mieux  trempée. 

Sans  chercher  la  contrée  où  souille  le  bonheur, 

Je  vais  où  l'on  garda  fidèlement  l'honneur. 

Et  puis  j'ai  des  devoirs  sacrés  envers  ]a  France. 

Si  je  fus  un  symbole  et  reste  une  espérance 

Pour  ce  monde  vieilli,  je  le  dois,  après  Dieu, 

A  celui  qui  m'a  peint  avec  des  traits  de  feu. 

Je  suis  fils  de  Corneille:  embrasse-moi,  mon  frère  ! 

L'officier. 

Merci,  frère,  mais  vois  comme  elle  dégénère 
La  patrie  où  les  chocs  de  glaives  se  sont  tus, 
Jadis  temple  d'honneur  et  des  mâles  vertus, 
Aujourd'hui  nation  à  la  sève  appauvrie. 
Le  sang  coule  trop  lent  dans  sa  veine  tarie. 
Ni  sainte  Jeanne  d'Arc,  ni  le  fier  Duguesclin 
Ne  la  reconnaîtraient  sur  son  pâle  déclin. 
Quand  le  grand  Empereur,  pareil  au  vent  d'orage, 
Balayait  les  états  qui  lui  portaient  ombrage, 
Prévoyait-il  qu'un  jour  des  barbares  du  Nord, 
Feraient  peser  sur  nous  la  revanche  du  sort  ? 


*■  V 


PKO  r.ALLIA  39! 


Rodrigue.  \ 


N'ayons  que  du  mépris  pour  celle  guerre  ÎDJusle 

Qui  dépouille  et  conquiert  :  elle  devient  auguste. 

Dès  qu'elle  arme  les  bras  pour  chasser  l'étranger, 

Levant  l'étendard  pour  l'autel  et  le  foyer. 

Quand  un  conquérant  passe  au  milieu  des  trophées, 

Il  se  mêle  aux  clameurs  les  plaintes  étouflées 

Des  peuples  qu'on  égorge  et  des  droits  abolis. 

Mais  la  vierge  par  qui  refleurirent  les  lis, 

Mais  le  preux  qui  chassa  ]es  Sarrazins  d'Espagne, 

Ont  des  lauriers  plus  beaux  que  ceux  de  Charlemagne. 

Corneille  le  savait^  et,  dans  le  livre  d'or, 

S'il  choisit  pour  héros  le  Cid  Campeador, 

Le  donnant  aux  Français  de  son  temps  pour  modèle, 

C'est  qu'il  gardait  au  cœur  un  culte  très  fidèle 

Pour  sa  douce  patrie,  un  amour  si  puissant 

Qu'il  lui  sacrifiait  et  sa  Muse  et  le  sang 

D'un  de  ses  fiis. 

L'OFKICIER. 

Tu  dis  qu'il  aimait  sa  patrie, 
Voudrait-il  la  revoir  chancelante  et  flétrie? 

Rodrigue. 

11  l'eût  aimée  encore  en  voyant  son  beau  front 
Rougir  de  la  défaite  où  blêmir  sous  l'afiront. 
Il  eût  trouvé  des  chants  enflammés  et  sublimes 
Propres  à  susciler  des  vengeurs  aux  victimes  ; 
Il  eût  d^un  hymne  fier  bravé  les  ennemis 
De  ce  pays  parfois  vaincu,  jamais  soumis. 

L'officier. 

Athènes  qui  fêtait  le  sacre  du  poète 
Eût  honoré  Corneille  à  l'égal  d'un  prophète. 
Il  opposait  au  joug  brutal  la  dignité 
De  l'âme  confiante  en  l'immortalité. 
Tome  ix.  —  Mai  1893.  aG 


\ 


3nî  PRO  GALLIA 

Il  enseignait  comment  on  renonce  à  soi-même. 

Il  ne  fléchissait  pas  devant  un  diadème. 

Il  osait  mettre  la  Patrie  avant  le  Roi 

Qui  disait  aux  Français  :  votre  France,  c'est  moi  ! 

Mais  pour  ce  siècle  mort,  pour  ce  temps  haïssable, 

Les  beaux  vers  du  passé  sont  inscrits  sur  le  sable. 

ïu  te  souviens  pourtant,  ami,  de  ces  beaux  vers. 
Retourne  chez  Corneille,  il  panse  les  revers  ; 
On  apprend  dans  son  livre  et  dans  son  àme  allière 
La  vie  en  haut,  la  vie  incorruptible  et  fière. 

L'OFFICIKH. 

C'est  vrai:  son  noble  esprit  se  ferme  au  j^enliment; 
Il  prêche  le  devoir  et  le  détachement 
Des  liens  de  famille,  et  ses  mères  romaines. 
Imposant  ù  leurs  fils  des  vertus  plus  qu'humaines. 
Guérissaient  de  leurs  mains,   dures  à  Li  douleur, 
Avant  celles  du  corps,  les  blessures  d'honneur, 

Rodrigue. 

Va  donc  lui  demander  qu'il  te  donne  la  force. 
Qu'il  fasse  remonter  la  sève  en  ton  écorce. 
Qu'il  t'accorde  de  vaincre 

L'OFKICIEH. 

Ou  qu'il  m'aide  à  mourir! 

Rodrigue. 
Ne  désespère  pas. 

L'officier. 

Pour  croire  à  l'avenir, 
Ai-je  bien  mérite  d'cnleudrc  un  tel  langage  ? 


PKO  GALLIA  3^3 

Rodrigue. 

Oui^  si  1  injuste  sort  a  trahi  Ion  courage, 

Si  tu  restai  fidèle^  en  ce  lugubre  soir, 

A  la  devise,  au  mot  sacré  :  Fais  ton  devoir  ! 

La  Muse. 

(venant  se  placer  entre  les  deux  hommes). 

Corneille  a  reconnu  les  flammes  généreuses 
Qui  sortent  de  vos  cœurs,  ô  fils  de  son  orgueil  ! 
Sa  grande  ombre  tressaille  aux  régions  heureuses  ; 
Il  vous  attend,  il  vous  fera  le  même  accueil. 

Vous  êtes  tous  deux  liers  et  de  valeur  égale; 
Ayant  d'un  bras  jaloux  tenu  votre  drapeau  : 
Celui  qui  monte  au  ciel  d'une  ardeur  triomphale. 
Celui  qui  frémissant  descend  vers  le  tombeau. 

La  mâle  poésie  aux  ailes  bienfaitrices 
Vous  couvre  pour  jamais  de  son  voile  azuré  ; 
La  pratique  et  le  goût  des  nobles  sacrifices 
De  rhomme  intérieur  font  un  temple  sacré. 

Le  poète  a  tiré  de  votre  conscience 
La  force  de  bien  faire,  avec  ce  seul  soutien  ; 
Et  par  lui  vous  avez  appris  que  la  clémence 
Eteint  la  haine  inique  au  cœur  du  citoyen. 

Sous  un  masque  d'emprunt  Corneille  a  peint  sa  race. 
Rome  et  TEspagne  sont  un  fidèle  portrait 
De  la  France.  Quel  pur  français  que  cet  Horace 
Aimant  la  vie  et  prêt  à  mourir  sans  regret  ! 

Quand  la  lyre  d  airain  sur  des  cordes  plus  hautes 
Lance  Thymne  vengeur,  sonne  avec  plus  d'éclat. 
C'est  Corneille  qui  dicte  aux  poètes,  ses  hôtes, 
La  Fille  de  Roland  ou  les  Chants  du  soldat. 


V.- 


3ui  PRO  QALUA. 

Dès  qu'au  soleil  levant  de  France  on  voit  paraître 
Un  poète  nouveau^  plein  d*amour  et  de  foi, 
Il  s'incline  il  attend  qiie  Corneille,  son  maître, 
Lui  montre  le  devoir  et  lui  fasse  la  loi. 

Ta  leçon  d'héroïsme  est  toujours  écoutée, 

Grand  homme  ;  indestructible  ainsi  qu'un  monument, 

Ton  vers  te  fait  ta  place  à  côté  de  Tyrtée. 

Ce  que  Corneille  écrit  vibre  éternellement. 


Pour  les  brades  du  Dal)on)ey 


Le  clairon  rythme  avec  ses  notes  éclatantes  • 
La  marche  des  soldats  de  France  au  pays  noir^ 
Dans  les  taillis  profonds,  dans  les  plaines  brûlantes, 
Chemins  du  désespoir. 

Le  mal  rampe  vers  eux  :  c'est  l'homme  et  c'est  la  bête. 
La  nature  leur  tend  des  pièges  ténébreux. 
La  mort  est  sur  leurs  pas,  la  mort  toujours  en  quête  ; 
Ils  vont,  aventureux. 

Pour  que  jamais  leur  fier  courage  ne  défaille, 
Pour  guider  vers  la  mort  ou  la  gloire  leur  troupeau, 
Us  ont  les  trois  couleurs  :  sur  leur  front  de  bataille 
Claque  au  vent  le  drapeau. 

Hier  ils  se  sont  heurtés  à  la  horde  africaine, 
Qui  voulut  les  briser  de  son  effort  puissant  ; 
Un  contre  dix,  ils  en  ont  balayé  la  plaine 
Dans  un  soufHe  de  sang. 

Ils  cueillent  par  milliers  de  lugubres  trophées  ; 
Us  ont  vu  se  ruer  et  mourir  sur  leur  fer 
Des  vierges  au  sein  nu,  semblables  à  des  fées 
Qu^aurait  vomies  llenfer. 

Ils  ont  (le  cœur  au  vent  de  bataille  se  bronze) 
Dépassé  le  barbare  en  féroce  valeur 
Et  fait  épanouir  sur  un  torse  de  bronze 
Une  sanglante  fleur. 


396  POUK  LES  BKAVES  DL   DAHOMEY 

Mais  après  ia  journée  ils  se  comptent  ;  la  gloire 
Lève  sur  les  vainqueurs  de  terribles  tributs. 
Combien,  ayant  gagné  leur  part  dans  la  victoire, 
Ne  s'éveilleront  plus  ! 

Plus  d'un  chef,  en  mourant,  pleura  la  douce  France. 
Plus  d'un  petit  soldat,  gai  comme  un  rossignol^ 
Exhala  vers  sa  mère  un  soupir  de  souffrance 
Et  roula  sur  le  sol. 

Ceux-là  dorment  en  paix  :  la  sauvage  tuerie 
Les  a  frappés  debout,  en  plein  rêve,  en  plein  iront 
La  terre  qui  les  couvre  est  un  coin  de  patrie  ; 
D'autres  les  vengeront. 

Serre  les  rangs  et  prends  l'arme  du  camarade^ 
Soldat,  que  le  danger  te  trouve  méprisant  ! 
Et  les  soirs  de  combat,  les  matins  de  parade, 
Réponds  toujours  :  Présent  ! 

OuVIEn  DE  GOLUCL'FF. 


NOUVELLES  ET   RÉCITS 


LES    CROIX    NOIRES! 

(LÉGENDE    VRAIE) 


SOUVENIR   D'UN   PÈLERIN 


Dans  la  baie  de  Kernor  il  y  a  deux  croix  noires. .  • 

Deux  cHKx  de  fer  ouvrant  leurs  bras  frêles  sur  l'horizon  sans  fin 
où  se  rencontrent  le  ciel  et  la  mer. .  • 

L*une  plantée  dans  la  lande  à  rextrémité  d'un  cap,  Taulrcà  deux 
lieues  de  là  vers  l'ouest,  scellée  dans  la  pierre,  tout  en  haut  d*un 
rocher  à  pic  que  cerne  et  que  bat  sans  relâche  une  mer  déchaînée. 
La  première  est  peu  visible,  comme  perdue  au  milieu  des  maigres 
ajoncs..  • 

La  seconde,  au  contraire,  attire  de  tous  côtés  les  regards  et  donne 
au  passant  égaré  sur  cette  côte  sauvage,  sans  cesse  rongée  par  la 
vague,  la  sensation  d'une  indéfinissable  tristesse. 

Dans  les  grandes  marées,  elle  émerge  solitaire  au  dessus  des 
flots,  dominant  gravement  la  lame  rageuse  qui  déferle  à  ses  pieds, 
l'inonde  au  ressac  de  son  écume. 

Solidement  assise  sur  sa  base  de  granit,  elle  pourrait  au  besoin 
être  le  salut  de  l'imprudent  baigneur  surpris  sur  cet  ilôt  désert  par 
la  marée  montante. 

Dans  les  temps  de  calme  elle  sert  parfois  de  point  de  ralliement 
aux  pêcheurs  qui  débarquent  volontiers  aux  environs  pour  faire 
du  leu,  prendre  leurs  repas  et  se  reposer  un  peu  des  agitations  de 
la  mer. . . 

Les  vieux  vous  diront  qu  a  la  tombée  de  la  nuit  on  a  vu  souvent 
deux  cormorans  accourus  du  large  s'abattre  sur  les  branches  de 
cette  croix  et  s'y  tenir  des  heures  entières  immobiles,  comme  s'ils 
se  fussent  i)arlé  l'un  à  l'autre. 

«  C'étaient,  ajoutent-ils,  deux  amants  qui,  un  soir,  ont  péri  près 
de  là  el  venaient  se  redire  leurs  suprêmes  angoisses. 


395  LKS  CROIX  NOIRES 


•  • 


Ceci  est  une  liUloire  vérilable. 

Deux  jeunes  gens,  deux  fiancés,  ont  eRectivement  trouvé  la  mort 
dans  cet  obscur  coin  de  baie...  Ces  deux  croix  élevées  par  des 
mains  pieuses  non  loin  de  l'endroit  où  Ton  retrouva  leurs  corps 
consacrent  ce  lugubre  souvenir. 


•  • 


C'était  à  la  suite  d'une  fête  donnée  en  leur  honifeur. ..  une 
de  ces  létes  inoubliables  où,  dans  la  solennité  d'un  repas  de  fian- 
çailles» se  scelle  l'union  de  deux  êtres  qui  s*aiment. 

Ils  étaient  montés  dans  une  barque  fragile  que,  dans  leur  impa- 
tience d'être  enfin  l'un  à  l'autre»  ils  s'obstinèrent  à  manœuvrer 
seuls,  à  travers  les  écueils,  sur  une  eau  que  remous  et  brisants 
rendent  singulièremeut  perfide. 

Le  soir,  on  les  attendit  vainement. . . 

Leurs  familles  alarmées,  dans  l'angoisse  étreignante  de  Tattenle» 
dans  l'affolement  qui  énerve,  pressentaient  un  malheur! 

Groupées  sur  la  falaise,  elles  interrogeaient  anxieusement  la  mer. 

Mais  déjà  la  brume  commençait  à  l'envahir,  une  brume  opaque 
noyant  toute  chose  dans  une  même  teinte  uniforme  et  confuse. . . 
On  eût  dit  un  voile  tiré  sur  ce  drame  mystérieux  et  que  Fœil  se  sen- 
tait impuissant  à  soulever. 

Le  cri  sinistre  des  oiseaux  de  mer,  le  bruit  des  vagues  éclatant 
comme  une  dénotation  ou  s'étoufTant  en  sanglots  dans  la  cavité  des 
rochers,  la  nuit  qui  s'avançait,  tout  ce  qu'il  y  a  enfin  d'étrange 
et  d'empoignant  à  cette  heure  solennelle  venait  ajouter  son 
horreur  à  ces  mortelles  inquiétudes  !.. 

Par  surcroit  d'infortune  une  petite  pluie  fine  s'était  mise  à 
tomber  pénétrant  à  la  fois  le  corps  et  l'âme. 

Depuis  longtemps  déjà  la  côte  d'amont  avait  disparu  à  tous  les 
regards,  mais  l'ouest  se  teignait  encore  de  lueurs  sanglantes  sur 
lesquelles  se  profilait  la  ligne  sombre  des  iles  Saint-Elme  sem- 
blable à  une  chevauchée  fantastique  !  . . . 


LES  CROIX  NOIRES  399 

Les  douaniers,  les  domestiques  fouillaient  en  vain  la  plage  ; 
tout  ce  qu'on  crut  apercevoir  à  travers  la  nuit,  ce  fut  une  épave 
follement  balancée  sur  la  crête  du  flot,  comme  une  chose  sans 
âme,  et  qui  s'en  allait  avec  le  Jusant. 


« 


Le  surlendemain,  la  mer,  lasse  de  jouer  avec  ses  victimes  et  de 
les  bercer  sur  son  sein,  consentit  enfin  à  les  rendre,  maïs  elle  a 
gardé  leur  secret. 

Le  chalut  d'un  pécheur  dragua  l'amant  tout  près  du  rocher  R. .  • 
non  loin  de  l'endroit  où  un  infortuné  philosophe  est  venu,  lui 
aussi,  chercher  la  mort.  Elle,  entraînée  vers  Tilot,  fut  «  jetée  au 
plain  »  à  la  pointe  aux  Mauves .  Là  s'ouvre  un  puits  béant  creusé 
par  la  violence  du  courant  dans  la  filière. . .  A  la  mer  montante 
j'y  ai  entrevu  des  choses  étranges . . . 

Des  grouillements  de  crabes  enlacés,  des  scintillements  d'ar- 
gent^ des  formes  bizarres  qui  montent  et  descendent,  des  u  fleurs 
qui  vivent  »...  tout  un  monde  qu'agite  le  retour  du  flot  et  que 
fait  tressaillir  d'appétit  l'approche  de  la  pâtée  quotidienne. 

C'est  là  que,  nouvelle  «  Ophélie  » ,  elle  était  venue  s'échouer  au 
milieu  des  algues  ! . . . 

Sur  ses  traits  pàlis^  sur  ses  formes  flétries,  les  limaces  de  mer 
avaient  déjà  collé  leur  bouche  impure,  race  minuscule  de  vampires 
qui  au  travers  la  peau  pompent  la  substance  des  corps. 

Comment  reconstruire  ce  drame  lugubre,  puisque  tout  y  est 
resté  entre  Dieu  et  eux  ? 

Se  virent-ils  périr?  Eurent-ils  le  temps  de  donner  un  regret  à 
la  vie,  d^échanger  un  adieu,  et  avant  de  mourir  de  se  redire  qu'ils 
s'aimaient  ? . . .    . 

Du  moins,  j'en  suis  sûr,  ils  ne  connurent  point  ce  moment 
odieux  où  celui  qui  sombre  pour  toujours,  dans  les  affres  de  la 
mort  qui  vient,  lutte  pour  la  vie  et  dispute  une  planche  à  l'être 
adorô. 


LES  CROrX  NOIHES 


C  est  une  tiisloire  oubliée  ! . . . 

Le  baigneur  veuu  avec  les  beaux  jours  ne  songe  guère  à  de- 
mander ce  que  rappellent  ces  insignes  du  salul  planl£s  en  face  de 
la  mer . . .  Non  ! 

Les  gens  du  pays  ne  sauraient  guère  plus  le  lui  dire. 

L'indidcreuce  est  un  abîme  aussi  profond  que  l'Océan  '. 

Mais  moi  qui  écris  ces  lignes,  pèlerin  des  choses  disparues,  qui 
ai  tant  de  fois  erré  le  long  de  ces  rivages,  il  nie  souvient  d'un 
jour  où  j'ai  parcouru  le  chemin  qui  Ya  de  lune  à  l'autre  de  ces 
croix,  cueilli  au  pied  de  chacune  d'elles  une  fleur  marine,  con- 
templé la  grande  mer,  et  donné  une  prière  à  ceux  dont  le  rêve 
fut  si  court  et  qui  moururent,  hélas  !  sans  avoir  connu  le  bonheur. 


Dans  la  baie  de  liernor,  il  v  a  deux  croix  noires  ! 


NOTlCiS  ET  COMPTES  RENDUS 

Le  S£Kme?<t  d'un  BketOi'v  ou  les  Refractaihes  de  i83a  ,  drame 
historique  en  cinq  actes  dont  un  Prologue,  par  Jules  Gringoire. 
—  Nantes,  Imprimerie  Centrale,  1893. 

L'écrivain  nantais  qui  a  signé  de  nombreux  ouvrages  (^u  pseudo- 
nyme de  Jules  Gringoire  nous  apparaît  comme  un  des  rares  Bre- 
tons doués  du  sens  dramatique.  Des  ballets-pantomimes,  des  opé- 
rettes, des  vaudevilles,  représentés  sur  divers  théâtres,  ont  prouvé 
la  souplesse  de  son  talent.  Il  s'est  exercé  dans  le  genre  sérieux  deux 
fois  au  moins  (nous  ne  parlons  que  des  œuvres  imprimées),  avec  la 
Fiancée  d'Outre-Rhin,  drame  en  vers,  dont  une  Revue  nantaise  eut 
la  primeur,  et  avec  le  Serment  d'un  Breton,  qui  fut  joué  d'abord  en 
1885,  repris  en  1887,  toujours  avec  succès. 

La  scène  se  passe  à  Ghàteaubriant  et  aux  environs,  en  1832.  Une 
intrigue  d'amour,  où  se  font  jour  la  loyauté  et  le  désintéressement 
d'Yvon  le  Breton,  marche  de  front  avec  les  ténébreuses  menées  des 
réfï*actaires  qui  profitent  des  troubles  de  l'époque  pour  se  mettre 
hors  la  loi. 

11  y  a  de  l'intérêt  et  du  mouvement  dans  ce  drame  ;  malgré 
quelques  idiotismes  locaux  mis  dans  la  bouche  des  paysans,  on  y 
parle  une  bonne  langue  —  ce  qui  n'arrive  pas  tous  les  jours  à 
VAmùigu, 


■k 


L'ÛEl  vre  de  Zola,  sa  valeur  scientifique,  morale  et  sociale,  sa  va- 
leur comme  élude  de  Thomme,  par  Auguste  Sautour.  —  Paris, 
librairie  Fischbacher,  1893. 

Quand  je  vous  aurai  dit  ou  rappelé  que  M.  Auguste  Sautour  est 
un  fervent  idéaliste,  que  la  Société  d'encouragement  au  bien  acou- 
ronné  ses  premiers  vers,  et  qu'il  a  publié  un  éloquent  manifeste  : 
Idéal  et  Naturalisme,  vous  ne  serez  pas  surpris  de  la  sévérité  des 
conclusions  de  son  étude  sur  M.  Zola 

M.  Sautour  est  un  critique  de  bonne  foi,  et,  très  sensible  aux  beautés 
qui  émaillent  le  dernier  livre  du  célèbre  romancier,  il  s'exprime 
ainsi  :  «  La  Débâcle  nous  a  montré  une  lois  de  plus  l'écrivain  puis- 


402  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

sant,  le  peintre  admirable  des  masses  en  môme  temps  que  le  narra- 
teur abondant  et  précis  que  tout  le  monde  connaît  dans  Zola.  » 

On  ne  saurait  mieux  dire.  A  l'abri  de  ces  justes  louanges,  M.  Sau- 
teur se  trouve  plus  fort  pour  prouver  ce  qu'il  y  a  de  dangereux, 
de  défectueux  aussi  et  d'incomplet,  dans  l'œuvre  de  M.  Zola,  au 
point  de  vue  philosophique,  moral,  même  humain. 

Il  se  demande  ensuite  si  Tart  a  le  droit  de  tout  dire,  comme  le  veut 
et  surtout  comme  Ta  voulu  le  chef  des  naturalistes.  Et,  passant  au 
côté  social,  il  met  en  regard  l'humanité  rétrécie,  déformée,  terre  à 
terre  des  romans  de  M.  Zola,  et  la  vaste,  la  vraie  humanité  qui  a 
besoin  du  rayon  consolateur. 
•  C'est  sur  des  paroles  de  foi  et  d'espérance  que  se  termine  l'excel- 

'*  '  lent  livre  de  M.  Sau tour,  tout  imprégné  de  spiritualisme  chrétien. 

0.   DE   GOURCUFF. 

U!*E  Question  historique.  —  Document  inédit  sur  Cathelineau, 
par  Joseph  Rousse.  —  Nantes,  imprimerie  Grimaud,  1893. 

Notre  collaborateur,  M.  Joseph  Rousse,  qui  ne  se  contente  pas 
d'être  un  excellent  poète,  a  retrouvé  dans  les  manuscrits  de  la  Bi- 
bliothèque publique  de  Nantes  une  pièce  intéressante.  C'est  une 
supplique  adressée  à  Louis  XVIII,  le  3  octobre  1814,  par  la  marquise 
de  la  Roche|aquelein,pour  le  fils  de  Jacques  Cathelineau,  et  attestant 
que  celui-ci  t  a  commencé  la  guerre  de  la  Vendée  et  a  été  élu  à 
€  Saumur  ^énéra^  de  la  principale  armée  par  MM.  de  Bonchamps, 
€  d'filbée,  de  Donnissan.  de  la  Rochejaquelein,  etc.,  qui  par  là  se 
«  trouvaient  sous  ses  ordres.  »  M.  Rousse  tire  de  ce  document  des 
conclusions  contraires  à  la  thèse  de  M.  Port  «  la  légende  de  Cathe- 
lineau  i. 

Le  lit  du  Saint,  légende  par  le  V»*  de  Colleville.  —  Nice, 

B.  Visconti  et  C'%  189:1 

La  septième  croisade  est  la  croisade  bretonne  par  excellence  :  que 
de  chevaliers  s'armèrent  alors  sous  le  brave  Mauclerc,  laissant  au 
logis  leur  douce  châtelaine  ou  leur  fiancée,  comme  cet  Enéour  de 
Léon,  dont  le  V^'  de  Colleville  nous  raconte  en  beaux  vers  la  tragique 
histoire  1  Le  poète,  que  connaissent  bien  tous  les  lecteurs  de  nos  re- 
vues, est  un  disciple  attendri  de  Leoonte  de  Lisle. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  403 


* 


Allocution  par  le  T.  H.  P.  Libeucier,  pour  la  bénédiction  et  la 
pose  de  la  première  pierre  de  la  chapelle  de  Técole  Saint-Elme,  à 
Arcachon.  —  Paris,  J.  Mersch,  imprimeur,  1893. 

Le  23  mars  dernier,  on  bénissait  solennellement  à  Arcacbon  la 
première  pierre  d  une  nouvelle  chapelle^  rendue  nécessaire  par  l'ex- 
tension qu'a  prise  Técole  Saint-Elme.  Le  R.  P.  Libercier,  vicaire 
général  du  Tiers-Ordre  enseignant,  a  prononcé  à,  cette  occasion  un 
beau  discours  chrétien  dont  nous  retrouvons  ici  le  texte.  L'orateur 
a  comparé  au  temple  de  Jérusalem  Tédifice  qui  sert  de  demeure  au 
Dieu  de  TEucharistie  et,  dans  un  langage  élevé,  il  a  développé  cette 
parole  de  TEcriture  :  Lapis  iste  vocabitur  domus  Lei», 


Etude  sur  le  Sommeil  et  se»  pué>omè>es,  par  Em.  Maillard.  «— 

Savenay,  J.-J.  Allair,  1893. 

Les  souvenirs  littéraires  et  les  citations  heureusement  choisies 
rehaussent  fort  agréablement  le  dernier  livre  de  M.  Em.  Maillard. 
Mais  ringénieux  écrivain,  doublé  d'un  philosophe  spiritualiste,  étudie 
encore  à  la  lumière  de  la  psychologie  et  de  la  physiologie  les  rêves, 
le  somnambulisme,  le  délire,  Thallucination  et  les  diverses  manifes- 
tations spirites.  M.  Maillard  est  un  guide  très  sûr  dans  ces  arcanes 
de  la  pensée.  0.  de  6. 


M.  le  chanoine  Guillotin  de  Corson  nous  communique  le  résultat 
de  ses  études  sur  la  Châtellenie  de  Bain  et  le  Marquisat  de  la  Mar-^ 
zeîière.  Par  la  publication  des  Grandes  seigneuries  de  la  Haute  Bre- 
tagne dans  cette  revue,  nos  lecteurs  sont  mis  à  même  d'apprécier 
la  méthode  de  travail  et  retendue  des  connaissances  de  Fauteur 
très  distingué  du  Fouillé  du  diocèse  de  Rennes, 

0.  DE  G. 


L'AiiGLETERiiE  DEVANT  SES  ALLIES  (i793-i8i4),  par  Paul  Gottiu.  — 
Paris,  aux  bureaux  de  la  Bévue  rétrospective,  1893. 

Dans  une  très  curieuse  brochure,  qui  doit  servir  de  base  à  un 
livre  important,  M.  Paul  Cottin,  directeur  de  la  Revue  rétrospective. 


404  NOTJCES  ET  COMPTES  RENDUS 

très  apprécié  pour  ses  études  sur  RestU  de  la  Bretonne  et  le  lieute- 
nant de  police  d'Argenson.  affirme  que  l'Angleterre  est  plus  funeste 
encore  à  ses  alliés  qu*à  ses  adversaires  déclarés. 

S'aidant  de  documents  inédits  ou  peu  connus,  il  montre  quel  fut  le 
rôle  des  Anglais  vis-à-vis  des  royalistes  ou  des  émigrés  français  à 
Toulon  (1793),  à  Quibei  on  et  à  la  Guadeloupe  (1795),  vis-à-vis  des 
Anversois  après  la  bataille  de  Fleurus,  des  Turcs  en  Egypte  entre 
Aboukir^et  Héliopolis,  des  Italiens  au  moment  des  massacres  de 
Naples  (1799). 

Cet  exposé  très  substantiel  se  termine  par  un  'navrant  tableau  des 
souffrances  que  nos  compatriotes  endurèrent  sur  les  rochers  de 
Cadix  et  les  pontons  de  Cabrera  avec  la  complicité  de  TAngleterre. 

Après  avoir  lu  le  travail  de  M.  Paul  Cottin  —  nous  en  voudrions 
extraire,  pour  nos  lecteurs,  le  chapitre  qui  confirme  l'opinion  de 
Sheridan  sur  TafTaire  de  Quiberon  —  il  est  difficile  de  ne  pas  appli- 
quer à  toutes  les  nations  de  l'Europe  le  jugement  porté,  en  1874, 
par  M.  de  Bismarck  lui-même  :  «  Pour  les  intérêts  allemands,  Tac- 
croissement  de  l'autocratie  anglaise  sur  mer  est  plus  dangereux 
que  les  Cosaques.  > 

Ce  ne  sont  pas  les  marins  de  nos  côtes  bretonnes,  pour  qui  l'An- 
glais demeure  l'ennemi  héréditaire,  qui  donneront  tort  au  chance- 
lier de  fer  et  à  son  commentateur  M.  Cottin.  Le  livre  de  celui-ci 
aura  une  haute  portée  patriotique,  à  en  juger  par  ce  que  nous  en 
connaissons  déjà  ;  il  nous  apprendra  à  rccommoder  aux  nécessités 
de  l'heure  présente  le  vieux  précepte  :  Timeo  Danaos  et  dona 
ferentes.  0.  de  G. 


«  » 


Un  officier  vendéen.  —  Le  baron  Duchesne  de  Denanl(  1777-1 868), 
par  le  V'*  P.  de  Chabot.  —  Vannes,  imprimerie  Lafolye,  189a. 

Dans  une  excellente  brochure  dont  nous  nous  excusons  de  n'avoir 
pas  rendu  compte  plus  tôt,  M.  le  \'^«  P.  de  Chabot  a  retracé  la  car- 
rière d'un  brave  Poitevin,  compagnon  d'armes  de  la  Rochejaquelein. 
de  d'Elbée  et  de  Bonchamps,  Florent- Duchesne,  baron  de  Denant, 
qui  prit  une  part  glorieuse  à  la  grande  guerre  ainsi  qu'au  soulève- 
ment de  1815,  et  un  peu  délaissé  par  le  gouvernement  des  Bourbons 
garda  pendant  toute  sa  longue  vie  une  fidélité  inviolable  à  son  roi. 
M.  de  Chabot  a  reproduit  les  notes,  trop  brèves  à  son  gré  et  au  nôtre, 
où  le  colonel  Duchesne  de  Denant  avait  consigné  ses  souvenirs  de 
la  chouannerie  de  1815  ;  il  a  aussi,  selon  une  habitude  que  nous  ap- 
précions fort,  inséré  à  la  fin  de  son  opuscule  des  pièces  justificatives 
du  plus  sérieux  intérêt.  0.  de  G. 


NOTICES  fcT  COMPTES  RENDUS  40.) 

La  dernière  livraison  de.  la  Revue  du  Bas-Poitou  (F"  de  la 
6«  année)  publie  un  traTail  intéressant  de  M.  0.  de  Rochebrune 
sur  les  Pierres  tombales  des  sires  de  Bodet^  illustré  de  belles  eaux- 
fortes  de  ce  maître  graveur  ;  une  notice  de  M.  Ëug.  Louis  sur  le 
général  Belliard  ;  la  suite  des  Biographies  inédites  des  chefs  ven- 
déens et  des  chouans,  de  M.  La  Fontenelle  de  Vaudoré  ;  le  commen- 
cement du  chapitre  de  VÉlection  de  d'Elbèe,  tiré  de  l'ouvrage 
d'Olivier  de  Gourcuff,  en  préparation,  etc  ,  etc. 

M.  René  Vallette,  directeur  do  la  Revue  du  Bas-Poitoif,  annonce 
qu'il  publiera  un  numéro  exceptionnel  et  supplémentaire,  relatif  au 
Centenaire  de  1793, 


Nous  avons  le  plaisir  d'annoncer  que  la  Société  d'encouragement 
ïiu  bien,  présidée  par  M.  Jules  Simon,  vient  d'accorder  une  médaille 
d'honneur  —  distinction  fort  enviée  -  à  M.  D,  Caillé,  pour  son 
charmant  volume  de  Poésies. 


\  JA   roM'K   DK   LA   PLUME,    poésies  par   Paul   Pionis.    —   Pais, 

Fischbacher,  i8r)3. 

A  la  pointe  de  la  plume,  iQ[  est  le  titre  ingénieux  d'un  recueil 
de  nouvelles  que  vient  de  publier  M.  Paul  Pionis  chez  Fischbacher. 
Ces  nouvelles  sont  pleines  de  fraîcheur  et  tout  empreintes  d'une 
couleur  poétique  qui  rappelle  la  Chanson  de  mignonne,  un  gracieux 
volume  de  vers  o(i  l'auteur  nous  a  fait  connaître  déjà  ses  joies  et  ses 
espérances . 

M.  Pionis  qui  est  Français  avant  tout  n'oublie  pas  cependant 
qu'il  est  Angevin.  Il  a  dans  le  cœur  l'ardent  amour  de  la  grande  et 
de  la  petite  patrie  :  do  là  des  idylles  comme  la  Veillée  en  Anjou  par 
exemple  ou  bien  des  souveuirs  encore  brûlants  de  l'année  terrible 
qui  lui  a  fourni  quelques-unes  de  ses  meilleures  inspirations. 

Son  dernier  volume  de  nouvelles  respire  une  touchante  mélan- 
colie, qui  en  fait  le  principal  charme.  On  ne  peut  lire  sans  atten- 
drissement des  pages  émues  comme  celles  qui  ont  pour  titre  :  la 
Communiante,  Grand  maman  poupée  ou  la  Fcte  de  la  France.  Ces 
contes  d'un  sentiment  élevé,  écrits  dans  un  style  rapide  et  élégant, 
sans  prétention,  peuvent  se  lire  sans  qu'il  y  ait  à  craindre  de  laisser 
le  volume  grand  ouvert  sur  sa  table,  comme  pour  tant  de  romans 
modernes.  Le  texte  est  accompagné  de  jolis  dessins  qui  complètent 
le  coup  d'œil  et  invitent  à  la  lecture. 


406  NOTICKS  ET  COMPTES  RENDUS 

Le  talent  de  M.  Paul  Pionis  s^afïirme  de  plus  en  plus  et  Tauteur 
est  Tun  de  ceux  sur  lesquels  la  littérature  consciencieuse  et  hon- 
nête, dont  ravènement  commence  à  poindre,  est  le  plus  en  droit  de 
compter.  L.    L. 


L'A!«GLETERKE  DEVA^'T  SES  Alliés  (lygS-iSii).  —  Toulon  (1793).  — 
Anvers  et  Nimègue  (1794J.  —  Quiberon  (1795).  —  Guadeloupe 
(1795).  —  Egypte  (i798)-i8oo).  —  Naples  (1799).  —  Cadix  et 
Cabrera  (i8o8-i8i4),  par  PaulCottin.  —  Paris,  aux  bureaux  de 
la  Reove  rétrospective,  55,  rue  de  Rivoli.  —  Un  vol.  de  loopages^ 
in-S"*.  Prix  :  j  fr.  5o. 

Les  derniers  événements  du  Marod  et  surtout  de  l'Egypte,  où  le 
cabinet  Gladstone  vient,  au  mépris  d'engagements  solennels,  d'envo- 
yer de  nouvelles  troupes,  n'ont  guère  pu  se  produire  que  du  consen- 
tement de  la  Triple  Alliance^  dans  laquelle  la  Grande-Bretagne 
semble  être  définitivement  entrée. 

La  brochure  que  M.  Paul  Gottin^  directeur  de  la  Revuerétrospective 
vient  de  faire  paraître  sous  ce  titre  :  VAnglelerre  devant  ses  Alliés, 
montre  aux  trois  puissances  continentales  ce  que  coûte  une  entente 
cordiale  avec  l'Angleterre.  Elle  est  un  réquisitoire  énergique  et  plein 
de  curieux  documents,  groupant  les  preuves  des  crimes  accomplis 
par  les  Anglais  à  Toulon  en  1793,  à  Anvers  en  1794,  à  Quiberon  et  à 
la  Guadeloupe  en  1795,  en  Egypte  de  1798  à  1806,  à  Naples  en  1799, 
à  Cadix  et  &  Cabrera  en  1808. 

C'est  la  première  fois  qu'on  présente  un  tel  ensemble  de  faits.  Us 
prouvent  que  l'Angleterre  n'est  pas  moins  redoutable  pour  ses  amis 
que  pour  ses  ennemis  :  la  première  condition  de  vie  et  de  prospérité 
pour  elle,  est  la  ruine  de  ses  voisins,  quels  qu'ils  soient. 

Les  avances  faites  par  le  cabinet  britannique  à  celui  de  Berlin 
n'enlèvent  rien  du  jugement  porté,  le  16  juin  1874,  par  M.  de  Bis- 
marck :  Pour  les  intérêts  allemands^  l'accroissement  de  Vautocralie 
anglaise  sur  mer  est  plies  dangereux  que  les  Cosaques.  >  ("Lettre  à. 
ManteufEèl). 

On  en  peut  dire  autant  des  intérêts  de  toutes  les  nations  du  con- 
tinent. 


Le  Gérant  :  R,  Lafolye. 


Vanneh.  —  linprinicrie  LafolNc.  a,  place  des  Lice». 


COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE* 


LE  RÈGNE  DE  JEAN  IV 


DUO    DE     BRETAGNE 


(1364-1399) 


Quatrième  Partie* 

ÉVÉNEMENTS   DIVERS 

Art  militaire  en  Bretagne  sous  Jean  IV 

Pour  donner  à  Thistoire  sa  véritable  physionomie^  il  est  néces- 
saire de  Teiposer  par  phases  ou^  si  Ton  ,veut,  par  tableaux,  en 

groupant  dans  un  même  récit  tous  les  événements  issus  d'une  â 

même  cause  et  courant  à  un  même  résultat. 

Dans  rhistoire  du  duc  Jean  lY  nous  avons  reconnu  et  dé- 
crit trois  phases  successives  qui  embrassent,  à  peu  de  chose  près, 
tout  le  règne  de  ce  prince  et  lui  donnent  sa  physionomie  propre  : 

I*  L'avènement  et  le  détrônement  de  Jean  IV,  de  i364  à  1378  ; 

2°  L'exil  et  la  restauration  de  ce  prince,  1378  à  i38i  ; 

3*  Sa  lutte  contre  Clisson,  i384  à  iSgS. 

Mais  il  y  a  en  outre  un  certain  nombre  d'événements  intéressants, 
dont  nous  n'avons  pu  parler  parce  qu'ils  ne  tiennent  essentielle- 
ment ni  à  Tune  ni  à  l'autre  des  trois  phases  de  Thistoire  politique 
de  ce  règne.  Nous  allons  les  exposer  brièvement. 

'  Cours  d'histoire  de  Bretagne  professé  à  la  Faculté  des  Lettres  de  Rennes 
3«  année,  leçon  IV  (a  a  décembre  iSga). 
*  Voir  fascicule  d'avril  1893. 

TOME  IX.    —  JUIN    1893.  37 


.•V    *     . 

«  ■'I'  ^  . 

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1       >  • 


* 


408  COUAS  D'HISTOIRB  DE  BRETAGNE 


L  Ordre   de    (Hermine 

(i38i) 

En  i38i^  pour  consacrer  par  une  fondation  chevaleresque  dans 
le  goût  du  siècle  le  souvenir  de  son  triomphant  retour  et  de  son 
rétablissement  sur  le  trône  breton,  Jean  IV  créa  un  ordre  de  che- 
valerie dont  le  duc  de  Bretagne  devait  être  le  chef  :  VOrdre  de 
r Hermine, 

C'est  aux  Etats  réunis  à  Nantes  en  juillet  ou  en  août  i38i  — 
certainement  avant  le  départ  de  Jean  IV  pour  aller,  le  37  sep- 
tembre, rendre  son  hommage  au  roi  Charles  VI,  — cest  là  que  l'on 
vit  pour  la  première  fois  figurer  des  chevaliers  de  l'Hermine*. 

Les  insignes  de  cet  ordre  consistaient  en  un  collier  formé  de 
deux  cercles  d'or  concentriques,  séparés  l'un  de  l'autre  par  un  es- 
pace de  trois  à  quatre  doigts  environ.  Cet  espace  enlre  les  deux 
colliers  était  occupé  par  des  hermines  passantes  d'argent,  autour 
desquelles  s'enroulaient  des  rubans  d'émail  noir  et  blanc,  portant 
inscrite  la  devise  de  Tordre  :  A  ma  vie.  Ce  collier  était  fermé  à  la 
partie  supérieure  et  à  la  partie  inférieure  par  une  couronne  ducale, 
et  sous  la  couronne  ducale  de  la  partie  inférieure  pendait  une  her- 
mine placée  sur  la  poitrine  du  chevalier.  Sur  le  titre  de  V  Histoire 
de  Bretagne  de  Lobineau  se  trouve  gravé  exactement  le  collier  de 
l'Hermine;  mais  U  est  là  entouré  d'un  autre  collier,  celui  de  \ Ordre 
de  tEpi,  qui  fut  fondé  soixante  ans  après  par  le  duc  de  Bretagne 
François  1",  petit-fils  de  Jean  IV. 

On  a  beaucoup  discuté  sur  le  sens  de  la  devise  :  A  bia  vie.  Toute 
devise  digne  de  ce  nom  doit  être  obscure,  équivoque,  un  vrai  ré- 
bus. Celle-ci,  dans  le  genre,  me  semble  assez  claire.  Elle  signifie 
que  tout  chevalier,  en  recevant  l'ordre,  s'engageait  à  demeurer  fi- 
dèle, à  sa  vie,  c'est-à-dire  jusqu'à  sa  mort^  au  chef  de  Tordre  dans 
lequel  il  entrait^. 

<  Voir  GuiUaume  de  Saint-André  dans  dom  Monce^Preuves,  II,  358. 
*  D.  Lobineau  donne  une  autre  interprétation  :  «  Il  y  a  de  l'apparence,  dit-il, 
que  le  duc    par  ces  deux  couronnes  (les  deux    couronnes  du  collier)  et  par  la 


RÈGNE  DE  JEAN  lY  409 

Le  siège  de  Tordre  de  THermine  était  Téglise  de  Saint-Michel 
du  Champ;  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure.  Là  devait  se  tenir 
tous  les  ans,  à  la  Saint-Michel»  l'assemblée  de  Tordre  présidée  par 
le  duc,  et  à  laquelle  tout  chevalier  par  son  serment  était  tenu  à  se 
rendre,  sauf  empêchement  grave.  Dans  ce  sanctuaire  se  célébraient 
les  messes  et  services  pour  les  défunts  de  Tordre;  là  aussi  les  hé- 
ritiers de  ces  défunts  devaient  remettre  les  colliers  que  les  cheva- 
liers avaient  portés  de  leur  vivant,  et  dont  le  prix  était  employé  en 
ornements,  en  vases  sacrés,  en  bonnes  œuvresV 

Enfin^  ajoute  Lobineau,  «  ce  qu'il  y  avait  de  particulier  dans  cette 
nouvelle  chevalerie^  c'est  que  les  dames,  y  étaient  reçues  et  s*appe- 
laient  chevaleresses ,  honneur  qui  ne  leur  a  été  fait  dans  aucun 
autre  ordre'. 

Collégiale  de  Sainl-Michel  du  Champ 

Vers  le  même  temps,  en  i3S3,  le  duc  mit  la  dernière  main  à 
une  autre  fondation  ayant  pour  but  de  consacrer  la  mémoire  de 
Tévénement  le  plus  important  de  son  règne  et  du  XIV*  siècle  en 
Bretagne  —  la  bataille  d*Aurai. 

Quelques  années  après  cette  bataille,  Jean  IV  avait  commencé 
d'élever  une  chapeUe  sur  le  lieu  même  où  elle  s  était  livrée,  lieu  si- 
tué à  une  demi-lieue  nord-est  de  la  ville  d'Aurai^  mais  sur  le  terri- 
toire de  la  paroisse  de  Brech.  En  mémoire  du  jour  où  il  avait  rem- 
porté celte  victoire,  en  Thonneur  du  patron  auquel  il  l'attribuait, 
il  dédia  cette  chapelle  à  saint  Michel.  En  1867  et  i368,  on  y  tra- 

doTisd  :  A  ma  vie  y  voulut  marquer  qull  avait  conquis  deux  fois  la  Bretagne  et 
exposé  sa  vie  pour  conserver  sa  dignité.  »  (Histoire  de  Bretagne,  I,  44a.)  Gela 
est  un  peu  subtil  ;  puis  d'h  ibitude  la  devise  d'un  ordre  ne  s'applique  pas  seule- 
ment au  fondateur,  elle  doit  avoir  un  sens  général  applicable  à  tous  les 
membres. 

*  Rosenzweig,   Im  Chartreuse  cTAuray  Ci863),  p.  ia-i3. 

*  Lobineau,  Histoire  de  Bretagne,  I,  442,  656  ;  D.  Morice,  Histoire,  I,  383 
•t  loio-ioii. 


410  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

vaillait  acUvemeat*  ;  en  1871  elle  était  fort  avancée,  le  duc  son- 
geait à  y  fonder  un  certain  nombre  de  prébendes  pour  y  assurer, 
dans  des  conditions  convenables,  la  célébration  de  Toffice  divin, 
et  le  pape,  à  sa  demande,  comblait  de  faveurs  et  d'indulgences  le 
nouveau  sanctuaire,  auquel  toutefois,  dans  sa  bulle^  il  donne  seu- 
lement le  titre  de  chapelle^.  La  concession  d'indulgences,  qui  avait 
généralement  pour  but  d'attirer  dans  un  sanctuaire  des  visiteurs 
plus  nombreux  et  des  aumônes  plus  abondantes,  semble  indiquer 
que  Ton  avait  besoin  de  fonds  pour  achever  l'édifice,  et  le  titre 
modeste  de  capella  prouve  qu'il  n'avait  point  encore  une 
dignité  bien  déterminée  dans  la  hiérarchie  ecclésiastique.  Mais 
le  duc  —  la  bulle  en  fait  foi  —  avait  toujours  l'intention  for- 
melle de  mener  à  bien  cette  fondation,  non  seulement  en  terminant 
l'église,  mais  en  y  attachant  un  collège  de  prêtres  et  une  ample 
dotation. 

Malheureusement,  dès  137a,  la  lutte  de  Jean  IV  contre  le  roi 
Charles  V  créa  à  notre  duc  de  graves  soucis  ;  en  1378  il  fut,  comme 
on  l'a  vu,  chassé  de  Bretagne,  et  pendant  les  six  années  de  son 
exil  nul  sans  doute  ne  songea  à  la  chapelle  ou  église  de  Saint- 
Michel  près  Aurai.  Même  après  son  retour  (3  aoiit  1879)  et  jusqu'à 
la  conclusion  du  second  traité  de  Guérande  (k  avril  i38i),  le  duc 

*  Parmi  dei  parchemins  de  la  Chambre  des  comptes  de  Nantes  trouvés  en 
i858  dans  de  vieilles  reliures,  existe  un  fragment  de  compte  du  châtelain  ou 
receveur  ducal  d' Aurai  en  x368,  qui  débute  ainsi  : 

«  Item,  pour  trioueir  voiant  pour  fourer  sur  les  chevrons  de  ladite  chapelle^ 
demy  eseu.  —  Item^  pour  vue  cens  de  clous  bastarz  achatez  pour  coudre  les 
coueux  de  ladite  chapelle  et  fourer  sur  les  chevrons,  chescun  cent  vis.,  valant 
XL  s.  ;  valent,  à  xiii  s.  m  d.  escu,  va  escuz.  —  Item^  pour....  cbauz.... 
achatée....  de  ladite  chapelle,.,*  —  Item^  pour  sable  à  meller  à  ladite 
chauz,  I  escu.  —  Item,  pour  aporter  ladite  chauz  à  Auray,  au  Champ  ^ 
comme  appert  par  la  rellation  dudit  Bernard,  i  escu.  »  —  Le  dernier  article 
prouve  clairement  que  la  chapelle  en  construction  est  justement  celle  bâtie  par 
Jean  IV,  au  Champ^  &  ou  près  Aurai,  c'est-à-dire  Saint-Michel  du  Champ. 

>  Bulle  de  Grégoire  XI,  du  mois  de  février  i37i,  où  le  pape  dit  :  «  Cu- 
pientes  igitur  ut  capella  S.  Michaelis,  quam  dllectus  lilius  nobilis  Johannea, 
dux  Britannie ,  in  loco  de  Alreyo  Venetensis  diocesis  canonice  fundasae 
dicitur  et  etiam  construxisse,  et  quam  sufficienter  dotare  intendit,  congruis 
honoribus  frequentetur,  et  ut  Christi  fidèles eo  libentius  devotionis  causa  confluant 
ad  eamdem  quo  ex  hoc  uberius  dono  celestis  gratie  conspexerint  se  refectos....  » 
{Château  de  Nantes^  arm.  E,  cass.  B,  n*  a5.) 


RfiGNB  DK  JBAM  IV  411 

eut  à  se  débattre  contre  de  gros  embarras  qui  absorbèrent  néces« 
sairement  toute  son  attention.  Mais  dès  qu'il  en  fut  sorti  il  revint 
à  sa  chapelle  d'Aurai;  l'édifice  fut  achevé,  meublé,  décoré,  pourvu 
d'un  clergé  comprenant  un  doyen  et  huit  chanoines  chargés  de  dire 
tous  les  jours  et  à  perpétuité  l'office  canonique  pour  les  ducs  de 
Bretagne  morts  et  vivants  et  pour  le  repos  des  âmes  de  toutes  les 
victimes  de  la  bataille  d'Aurai.  —  Près  de  Téglise,  pour  la  demeure 
de  son  clergé  et  de  tous  ses  serviteurs,  le  duc  éleva  de  beaux  logis. 
Enfin  cette  église  et  ses  clercs  furent  dotés  d'un  revenu  de  six 
cents  livres  (3o.ooo  francs  valeur  actuelle],  et  dans  cette  dotation 
le  duc  fit  entrer  la  belle  châtellenie  de  Lan  vaux  qui  touchait  Aurai, 
en  sorte  que  ce  nouveau  chapitre  devint  tout  de  suite,  dans  la  féo- 
dalité bretonne^  un  gros  seigneur.  Les  chartes  ducales  qui  cons- 
tituent cette  dotation  sont  de  i383  et  i385,  il  s'y  trouve  quelques 
passages  bons  à  citer.  Celle  de  i383  (6  février)  débute  ainsi  : 

«  Comme  nous  ayons  [dit  le  duc)  fait  edififier  et  construire  une 
église  collegialle  nommée  l'église  Saint-Michel  près  Aurai  et  y  avons 
ordonné  huit  prestres  pour  continuellement  faire  le  divin  service 
audit  lieu  et  prier  Dieu  pour  nous  et  nos  prédécesseurs  et  succes- 
seurs et  pour  les  âmes  de  ceux  qui  au  jour  de  la  bataille  décédèrent 
au  champauquel  ladite  église  est sittuée.  »  (D.  Morice,  Preuves,  1, 445). 

Ainsi  cette  église  collégiale  s'élevait  sur  le  terrain  même  où,  le 
2g  septembre  i364,  s'étaient  rencontrées  et  combattues  les  deux 
armées.  Dans  la  charte  de  i385,  non  moins  formelle,    le  duc  dit  : 

«  Comme  eussions  ordonné  et  faict  édifier  une  église,  maison  et 
habitations,  à  présent  nommées  la  chapelle  Saint-Michel  au  Champ, 
près  Aurai  y  ouquel  par  la  grâce  de  Dieu  nous  eusmes  victoire  ^ 
(Ibid.^  490). 

On  appelait  donc  cette  église  Saint-Michel  au  Champ  ou  Saint- 
Michel  du  Champ,  parce  qu'elle  était  érigée  précisément  sur  le  champ 
de  bataille  d' Aurai. 

En  i48o,  le  duc  de  Bretagne  François  II  supprima  le  collège  de 
chanoines  fondé  par  Jean  lY  et  le  remplax;a  par  une  communauté 
de  Chartreux  chargée  de  continuer  le  service  religieux  précé- 
demment confié  aux  chanoines.  C'est  depuis  lors  qu'on  prit  peu  à 
peu  l'habitude,  qui  dure  encore,  de  désigner  cet  établissement  sous 


412  cocas  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

le  nom  de  Chartreuse  d' Aurai. Mais  la  bulle  qui  substitue  les  Char« 
treux  aux  chanoines  donne  formellement  à  l'église  le  nom  de  Saint- 
Michel  du  Champ  {ecclesia  Sancti  Michaelis  in  Campo  dAuray)  et 
déclare  en  toutes  lettres  que  Jean  IV  Tavait  élevée  sur  le  champ  de 
bataille  d' Aurai,  afin  que  Ton  priât  pour  les  braves  tombés  dans 
cette  journée  au  lieu  même  ou  ils  avaient  pêrP,  Et  deux  ans 
plus  tard^  quand  les  Chartreux  appelés  de  Nantes  viennent  prendre 
possession  de  l'église  fondée  par  Jean  IV,  eux-mêmes  nomment  leur 
nouveau  couvent  u  la  maison  de  Saint- Michel  delà  Victoire  au 
champ  (t Aurai'  w. 

Aux  XVIP  et  XVIIP  siècles,  les  Chartreux,  ayant  défriché  toutes 
les  terres  de  la  châtellenie  de  Lanvaux,  renouvelèrent  en  quelque 
sorte  leur  couvent  et  en  firent  un  établissement  des  plus  remar- 
quables, que  l'on  venait  visiter  de  toutes  parts  pour  la  ]^e\\e  or- 
donnance de  ses  cultures,  de  ses  jardins,  de  ses  bâtiments'  : 
établissement  uniquement  connu  sous  le  nom  de  Chartreuse 
(T Aurais  titre  qui  finit  par  supplanter  et  effacer  tout  à  fait  le  nom 
primitif  et  historique  de  Saint-Michel  du  Champ. 

Les  Chartreux  ayant  été  chassés  à  la  Révolution,  leur  vaste 
maison  abrite  aujourd'hui  (depuis  i8ia)  une  communauté  de 
sœurs  de  la  Sagesse  qui  en  a  fait  un  asile  de  sourds-muets.  Mal- 
gré ce  changement^  elle  est  to^jours  désignée  sous  le  nom  de 
Chartreuse  d'Aurai. 

*  tt  Gum  olim  clare  memorie  Johannes,  dax  Britannie,  in  looo  qui  dicitur 
Campus  d^Auray,,,  quamdam  victoriam  reportasset,  ipse  Johannes  dux,  ob 
etecnam  tanti  beneficii  memoriam,  et  etiam  ut  pro  ilLorum  qui  in  prelio  ibidem 
perierunt  aniirarum  salute  procès  ad  Dominum  funderentur,  in  dicto  loco 
unam  ecclesiam  sub  invocatione  S.  Michaelis  archangeli,  in  cujus  festivitatis 
die  prelium  ipsum  habitum  fuit. . .  fundavit.  Et  Franciscui  dux  (François  II, 
duc  de  Bretagne),  ob  singularem  quem  ad  Cartusiensem  ordinem  gerit  affoctum, 
summopere  desiderat  ecclesiam  ipsam  in  domum  prefati  ordinis  erigi,  sperans 
quod  exinde  divinus  caltus  in  ipsa  êcclesia  suscipiat  incrementum .  »  (Bulle  du 
pape  Sixte  IV  pour  la  fondation  de  la  Chartreuse  d'Aurai,  dans  D.  Morioe, 
Preuves,  III,  378-379). 

s  «  Noverint  universi  présentes  et  futuri  religiosi  qui  banc  domum  S.  Mi" 
cTiaelis  de  Victoria  in  Alreycis  eampis  habitaturi  fuerint,  quod  anno  Domini 
i48a  »,  etc.  {Ibid.  38o). 

s  Voir  dans  le  Dictionnaire  de  Bretagne  d'Ogée  (ancienne  édition),  article 
Brbch. 


RËGNE  DE  JEAN  IV  413 

De  l'église  de  Saint-Michel  du  Champ  construite  par  Jean  lY 
rien  ne  reste.  En  i6ai,  les  Chartreux  Tagrandirent,  la  modifièrent 
sans  la  détruire  complètement»  même  en  prenant  soin  de  conserver 
de  curieuses  peintures  murales  représentant  la  bataiUe  d'Aurai  et 
qui  pouvaient  bien  remonter  au  temps  du  duc  Jean  IV*.  Hais  au 
XVIIP  siècle,  leurs  successeurs,  moins  scrupuleux,  jetant  bas 
l'église  restaurée  en  i6ai  et  ce  qui  restait  de  celle  du  XIV*  siècle, 
n'en  laissèrent  pas  pierre  sur  pierre.  Ils  les  remplacèrent  par  une 
bâtisse  beaucoup  plus  spacieuse,  de  proportions  a  grandioses  >», 
disent  certains  auteurs,  mais  d'un  style  incontestablement  plat  et 
lourd.  Cette  bâtisse  n'a  qu'un  mérite  :  elle  est  construite  sur  le 
même  terrain,  dans  le  même  axe  que  l'église  de  Jean  IV  ;  elle 
marque  donc,  de  la  façon  la  plus  certaine,  la  plus  authentique,  la 
ligne  sur  laquelle  se  rencontrèrent,  le  39  septembre  i364,  les  ar- 
mées de  Jean  de  Montfort  et  de  Charles  de  Blois,  et  problablement 
le  centre  même  de  la  bataille. 

C'est  donc  là  encore,  malgré  tout,  un  monument  précieux  pour 
notre  histoire^  et  c'est  pourquoi  j'y  insiste  tant.  Car,  parmi  les 
nombreux  visiteurs  de  la  Chartreuse  d' Aurai,  combien  peu  se 
doutent  qu'ils  foulent  une  terre  abreuvée^  il  y  a  cinq  siècles,  du 
plus  vaillant  sang  de  Bretagne,  théâtre  d'un  des  plus  grands  événe- 
ments de  notre  histoire  nationale'  ! 

'  Rosenzweigr,  La  Chartreuse  cCAuray^  p.  36.  Selon  M.  Rosenzweig,  ces 
peintures  auraient  été  du  commencement  du  XVI*  siècle.  Il  ne  donne  aucune 
raison  de  cette  date,  les  peintures  sont  ai^jourd'hui  détruites.  C'est  donc  une 
simple  conjecture,  mais  peu  vraisemblable  ;  car  pourquoi  serait-on  allé,  au  com« 
mencement  du  XVI»  siècle,  s*inquiéter  de  la  bataille  d*Aurai  ^  Un  siècle  plus  tôt, 
au  contraire,  dans  la  seconde  moitié  du  XI V«  siècle  ou  le  commencement  du 
XV«,  il  en  était  tout  autrement  :  cet  événement,  dont  les  conséquences  domî 
naient  alors  toute  la  situation  politique  de  la  Bretagne,  était  présent,  vivant, 
dans  toutes  les  mémoires. 

>  Ce  qui  attire  et  frappe  surtout  aujourd'hui  les  visiteurs  de  la  Chartreuse 
d' Aurai,  c'est  le  monument  funéraire  des  victimes  de  Quiberon  :  cette  chapelle 
sépulcrale,  construite  de  i8a4  à  1829,  est  adossée  au  flanc  nord  de  Téglise  de  la 
Chartreuse,  mais  n*en  fait  pas  partie  et  ne  communique  même  pas  avec  elle. 


414  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 


Querelle  de  Jean  IV  aoec  Saint^Malo 

(i 38a- 1396) 

Par  la  force  exceptionnelle  de  son  assiette  vraiment  inexpugnable 
au  moyen  âge,  par  la  facilité  de  ses  communications  avec  l'Angle- 
terre^ par  rimpor tance  de  son  commerce  et  Taudace  de  ses  marins, 
la  ville  de  Saint-Malo  a  toujours  occupé  dans  l'existence  de  notre 
pays  une  place  importante.  Mais  au  lieu  de  suivre  fidèlement  le 
courant  des  destinées  de  la  Bretagne,  souvent  cette  hardie  cité 
s'est  efforcée  de  creuser  pour  sa  propre  destinée  un  lit  spécial, 
sinon  dans  une  direction  contraire,  du  moins  distinct,  parfois  un 
peu  divergent. 

Au  conmiencement  du  XIV*  siècle^  l'importance  du  commerce 
de  Saint-Malo ,  l'énergie  de  ses  bourgeois  et  de  ses  marins,  se 
manifeste  par  une  entreprise  qui  eût  pu  sembler  bien  tardive  en 
France,  qui  en  Bretagne  resta  unique  en  son  genre  —  l'établisse- 
ment d'une  commune  jurée,  avec  maire,  échevins,  gardes,  juridic- 
tion, sceau  de  juridiction,  etc.*,  et  cela  à  la  suite  d'un  soulèvement 
contre  le  seigneur  de  la  ville  qui  n'était  autre  que  l'évéque  et  le 
chapitre  cathédral  de  Saint-Malo.  Cette  commune  existait  en  i3o8  ; 
elle  fut  reconnue  sous  quelques  réserves  par  Févéque  et  par  le  duc 
de  Bretagne,  mais  elle  ne  se  soutint  pas  longtemps;  elle  n'existait 
plus  en  i33o,  et  toutefois  les  Malouins  jx'en  continuaient  pas  moins 
leur  commerce  et  leurs  expéditions  maritimes,  car  cette  année 
même  nous  les  voyons  donner  la  chasse  aux  sujets  de  la  couronne 
d'Angleterre  jusque  sur  les  côtes  du  Portugal^. 

Dans  la  guerre  de  Blois-Montfort  les  Malouins  semblent  être 
restés  assez  froids,  et  en  raison  de  cette  froideur  portés  peut-être  à 
changer  de  cocarde  selon  les  circonstances  :  en  i34a  ils  sont  dans 
le  camp  de  Montfort,  dix  ans  plus  tard  dans  celui  de  Blois  ;  mais 

*  Fait  demeuré  inconnu  à  tous  les  historiens,  attesté  et  décrit  txpUciteoient 
dans  un  document  de  Tan  i3o8,  découvert  et  publié  par  moi  dans  la  Revue  de 
Bretagne  et  de  Vendée,  année  1866,  a*  semestre,  p.  476-/^78. 

*  Lettre  inédite  d*Edouard  III,  roi  d'Angleterre,  à  Tévéque  de  Saint-Malo 
du  la  septembre  i33o. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  415 

ils  ne  servent  bien  vivement  ni  l'un  ni  l'autre.  En  revanche,  en 
i36i-i36a,  éclate  une  nouvelle  émeute  des  bourgeois  contre  le 
chapitre,  un  nouvel  essai  d'organisation  municipale,  qui  après  un 
succès  violent,  mais  éphémère,  rentre  dans  l'ombre  et  disparait 
comme  celle  de  i3o8*. 

En  i364,  après  là  bataille  d'Aurai,  l'évéque  et  les  habitants  de 
Saint-Malo  se  soumirent  sans  hésiter  au  vainqueur.  Bientôt  surgit 
une  grosse  difficulté.  Pendant  la  guerre  qui  venait  de  finir,  dans  le 
but  de  se  procurer  des  ressources  pour  assurer  contre  tout  péril  la 
garde  et  la  défense  de  la  cité  malouine,  l'évéque,  d'accord  avec 
les  habitants,  avait  mis  des  droits  sur  diverses  marchandises  à 
leur  entrée  dans  le  port  et  la  ville  de  Saint-Malo.  Le  duc  ayant, 
comme  il  le  disait  lui-même,  «  grand  nécessité  de  chevance  » 
(grand  besoin  d'argent),  prétendit,  dès  i365,  se  substituer  à 
l'évéque  dans  la  perception  de  ces  droits,  offrant  en  retour  de  se 
charger  de  la  garde  et  de  la  défense  de  la  ville. 

Ni  révêque  ni  les  Malouins  ne  se  souciaient  d'être  a  gardés  » 
par  Jean  IV  ;  puis  il  était  évident  que,  si  le  duc  encaissait  le  total 
de  ces  droits  d'entrée  jusqu'alors  uniquement  employés  au  profit 
de  la  viUe  et  du  port  de  Saint-Malo,  la  plupart  de  ces  deniers, 
sinon  le  tout,  prendraient  désormais  une  autre  direction,  en  sorte 
que  les  Malouins  continueraient  de  payer  ces  taxes  sans  en  retirer 
à  l'avenir  aucun  bénéfice.  Aussi  l'évéque,  soutenu  par  les  habi- 
tants, opposa- t-il  une  ferme  résistance  aux  prétentions  de  Jean  lY. 
Enfin  intervint  une  trair^action  :  vu  les  besoins  financiers 
du  duc,  l'évéque  consentit  à  lui  abandonner  pendant  trois  ans  les 
deux  tiers  des  droits  d  entrée,  dont  il  se  réservait  seulement  le 
tiers.  Au  bout  de  trois  ans,  on  devait  revenir  à  l'état  de  choses  an- 
térieur, dans  lequel  le  duc  n'avait  rien*. 

Cette  transaction  ne  fut  pas  renouvelée,  et  le  duc  ne  renouvela 
pas  non  plus  ses  prétentions  avant  son   retour  d'Angleterre  en 

*  Extrait  des  registres  de  Téglise  de  Saint-Malo,  dans  D.  Morice,  Preuves, 
I,  i544. 

'  D.  Notice,  Preuves jl,  i6o3-i6o3.  L'évcque  qui  figure  dans  cette  transaction 
est  Guillaume  Poulart,  qui  tint  le  siège  de  Saint-Malo  de  i359  à  1872.  Voir  GalJia 
christiana^  XIV,  1008. 


416  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

I 

1879.  Pendant  Texil  de  ce  prince,  les  Malouîns  avaient  pris  nette- 
ment parti  contre  l'Angleterre  et  pour  la  France  ;  leur  ville  ne  ren- 
tra sous  l'obéissance  du  duc  qu'au  dernier  moment,  après  sa  ré- 
conciliation avec  le  roi  Charles  VI  par  le  second  traité  de  Guérande 
(4  avril  i38i)  C'est  sans  doute  pour  punir  cette  malveillance  des 
gens  de  Saînt-Malo  qu*à  peine  son  autorité  reconnue  par  eux,  il  re- 
nouvela instamment  la  prétention  avancée  par  lui  en  i355  de  per- 
cevoir seul  les  taxes  d'entrée,  réclamant  de  plus  pour  lui  la  garde 
de  la  ville,  le  droit  d'y  mettre  une  garnison  et  un  capitaine'. 

Toutes  prétentions  d'autant  plus  désagréables  aux  Malouins  que 
Jean  IV,  par  son  anglomanie^  leur  était  particulièrement  suspect  et 
antipathique,  à  eux  que  les  intérêts  de  leur  commerce,  les  nécessités  » 
les  habitudes  de  leur  navigation  mettaient  en  lutte  constante,  en  ri- 
valité ardente  avec  les  Anglais  et  rendaient  forcément  anglophobes. 
Aussi  ne  manquèrent-ils  point  d'encourager  la  résistance  de  leur 
évéque  —  un  Rohan,  d*ailleurs  —  Josselin  deRohan',  fier  deson  sang 
comme  tous  ceux  de  cette  race,  peu  disposé  à  céder.  11  tâcha  cepen- 
dantd'étre  conciliant  et  demanda  au  duc  de  soumettre  la  question  à 
un  arbitrage.  Proposition  raisonnable  qui  eût  peut-être  été  acceptée 
sil'évêque  n'y  avait  joint  une  prétention  absolument  insoutenable. 
Pour  donner  apparemment  à  sa  résistance  un  fondement  plus  so- 
lide, il  imagina  de  notifier  au  duc  que  la  seigneurie  temporelle  de 
l'évêché  de  Saint>Malo  (comprenant,  entre  autres  choses,  la  ville  de 

*■  TeUe  est  Torigine,  la  cause  véritable  du  cpnflit  entre  Jean  IV  et  la  ville  de 
Saint-Malo  ;  nos  historiens  y  font  à  peine  allusion  et  rejettent  tout  sur  Torg^eil 
de  Te véque  Josselin  de  Rohan.  Pourtant,  dans  son  fulminatolre  du  3o  août  iSSa» 
ce  prélat  explique  nettement  en  ces  termes  le  point  de  départ  du  litige  : 
tt  Gum  alias  iamdudum  inter  nobilem  prlncipem  Johannem  ducem  Britannie, 
ex  parte  una,  et  nos  et  capitulum  nostre  Macloviensii  ecclesie,  ex  altéra,  orta 
fuisset  materia  questionis  super  nonnullis  subsidiis  et  obventionibus  alias  pro 
necessitate  nostre  civitatis  Macloviensis  extraordinarie  impositis,  ex  causls  ine- 
vitabilibus  et  neccssariis  habito  respectu  ad  statum  civitatis  ejusdem,  que  idem 
dominus  dux  pretendebat  et  dicebat  se  debere  percipere  et  habere,..  » 
(D.  Morice,  Preuves,  II,  &a8).  —  Et  Jean  IV  lui-môme,  dans  ses  lettres  du  S 
juin  i3S4,  dont  nous  parlerons  plus  loin,  dit  en  ce  qui  touche  le  capitaine  : 
«  Pour  ce  que  nous  disons  que  à  nous  appartient  mettre  capitaine  de  nostre 
droit,  révesque  et  le  chapitre  disant  au  contraire  que  à  eux  seulement  apar-» 
tient.  »  (Ibid.  col.  /i66). 

»  Evoque  de  Saint  Malo,  de  1875  à  i38()(voir  Gall.  christ.  XIV,  1008). 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  417 

ce  nQtn)n*étaît  point  un  fîef  du  duché  de  Bretagne,  mais  relevait 
directement  du  Saint-Siège,  assertion  chimérique  et  ridicule.  Non 
seulement  le  Saint-Siège  n^avait  jamais  réclamé  ce  fief,  mais  il 
existait  des  faits^  il  existe  encore  dans  nos  archives  des  actes  au- 
thentiques établissant  d'une  façon  incontestable  la  suzeraineté  des 
ducs  de  Bretagne  sur  le  temporel  de  toutes  les  églises  de  leur  du^ 
ché,  en  particulier  sur  la  seigneurie  épiscopale  deSaint-Malo'. 

Pour  protester  contre  cette  négation  étonnante  de  son  droit  de 
de  suzerain,  Jean  IV  envoya  trois  principaux  officiers  de  la  maison 
ou  de  l'administration  ducale,  —  Prigent  de  Tréléver,  son  maîlre 
d'hôtel,  Alain  de  Maigné,  receveur  général  de  Bretagne,  Pierre  Hâte, 
sénéchal  de  Rennes,  —  avec  mandat  de  saisir  le  temporel  de  Tévê- 
ché  de  Saint-Malo.  Ces  trois  officiers  eurent  la  hardiesse  de  s'in- 
troduire dans  le  manoir  épiscopal  de  Saint-Malo,  de  signifier  àl'é- 
vêque,  parlant  à  sa  personne,  la  saisie  de  son  temporel,  et  ils 
revinrent  de  là  sains  et  saufs  :  preuve  irrécusable,  on  peut 
le  dire,  de  la  mansuétude  du  prélat. 

C'était-là  une  déclaration  de  guerre,  rien  de  plus  ;  de  cette  si- 
gnification, simple  formalité  de  procédure,  à  la  saisie  effective  du 
temporel,  il  y  avait  loin.  L'acte  principal,  essentiel,  de  cette  saisie, 
c'eût  été  la  prise  de  Saint-Malo  :  prendre  Saint-Malo  dans  son  île 
était  impossible  et  même  le  bloquer,  carie  duc  n'avait  pas  de  flotte 
pour  couper  les  communications  par  mer,  et  de  la  côte  si  voisine 
de  Normandie  la  ville  pouvait  tirer  toute  espèce  de  ressources. 

Cependant  le  duc  imagina  contre  elle  un  blocus  à  distance, 
qui  à  la  longue  devait  finir  par  gêner  et  fatiguer  beaucoup 
lesMalouins.  11  commença  par  s'emparer  fortement  de  Tembou- 
chure  de  la  Rance  en  élevant  sur  le  rocher  qui  la  domine  du  côté 
de  Test  une  puissante  citadelle  ^  ce  haut  et  élégant  donjon  de  So- 
lidor,  encore  debout  —  qui  en  ferma  l'entrée  aussi  bien  qu'aurait 
pu  le  faire  un  râteau  de  fer.  Par  les  protestations   de  Josselin  de 


*  Entre  autres,  en  1 3 9^,  quand  le  duc  Jean  II  appela  à  Plocrmel  tous  ses 
barons  pour  réclamer  d'eux  le  service  d'ost  (service  militaire)  quUIs  lui  devaient, 
révéque  de  Saint-Malo  reconnut  devoir  à  Tarmée  du  duc  trente  archers,  ce  qui 
était  absolument  s'avouer  son  vassal.  (Voir  D.  Morice,  Preuves  I,  mh.) 


418  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

Rohan,  des  3  et  Soaoût  i38a,  nous  savons  qu'à  ce  moment  la  cons* 
truction  de  ce  donjon  était  toute  récente  et  que  le  duc  l'avait 
rempli  d'une  garnison  de  soudards  aussi  rébarbatifs  que  leurs 
noms,  —  Jean  le  Jambu  dit  Gonzalés,  Thomas  Jagoincel,  Pierre 
Toutcœur,  Guillaume  Roussel  dit  Bancibus,  etc.,  —  chargés,  sous 
Alain  Brochereul  leur  capitaine,  de  porter  le  feu  et  le  ravage  dans 
tous  les  environs  de  Saint-Malo.  Puis  de  la  Rance  à  la  baie  de  Can* 
cale  le  duc  établit  une  ligne  de  postes  serrant  de  très  près  la  ville, 
destinés  à  empêcher  toute  communication  entre  elle  et  le  dehors  ; 
sous  les  peines  les  plus  sévères  il  fait  défense  à  tous  ses  sujets 
d'aller  à  Saint-Malo,  d'y  envoyer  aucune  marchandise. 

Dès  lors,  du  côté  de  la  terre  et  de  la  Rance,  la  ville  ne  reçoit  plus 
rien^  ni  argent,  ni  denrées,  ni  vivres,  pas  même  du  lait,  pas  même 
de  Teau,  car  les  gens  du  duc  coupent  les  conduits  menant  à  Saint- 
Malo  l'eau  des  sources  voisines,  dans  l'espoir  de  faire  périr  de  soif 
les  habitants^  qui  heureusement  ont  la  ressource  de  leurs  citernes. 

Mais  ces  pauvres  habitants,  dès  qu'ils  se  hasardent  à  sortir  de 
leurs  murailles,  à  s'éloigner  quelque  peu  de  la  zone  protégée  par 
elles ,  sont  aussitôt  traqués  par  les  soudards  de  Jean  lY  qui  le 
plus  souvent  les  prennent,  les  jettent  dans  de  dures  prisons,  les 
taxent  à  des  rançons  insensées,  et,  s'ils  ne  veulent  ou  ne  peuvent 
les  payer,  les  accablent  de  cruautés  et  de  mauvais  traitements.  Les 
soudards  de  Solidor  mettent  un  malin  plaisir  à  violenter  ainsi  les 
gens  d'église  ;  parmi  leurs  victimes  on  cite,  entre  autres^  le  recteur 
de  Saint-Servan,  Thomas  Guinard,  et  celui  de  Saint-Jouan  des 
Guérets,  Guillaume  Le  Chat,  aussi  doyen  de  Pou-Aleth.  Mais  ils 
n'épargnent  pas  plus  les  laïques  ;  nous  avons  une  liste  d'une  ving- 
taine de  notables  bourgeois  qui  avant  septembre  iSSa  s'étaient  vus 
par  eux  pillés,  bafoués^  tortionnés. 

Après  avoir  longuement,  vivement  exposé  ces  griefs ,  l'évêque 
Josselin  de  Rohan,  dans  un  acte  du  3o  août  i38a,  fulmine  l'ex- 
communication contre  les  auteurs  de  ces  méfaits*,  —  c'est-à-dire 
contre  le  duc  et  ses  gens,  —  répondant  ainsi  par  Tinterdit  spirituel 
à  l'interdit  temporel  dont  le  prince  le  frappait,  lui,  sa  ville,  sa  terre. 

«  Voir  D.  Morico,  Preuves,  II,  col.  4 27  et  428-431. 


RËGNE  DE  JEAN  IV  419 

Mais  ce  que  l'évêque  ne  dit  point  dans  sa  longue  et  plaintive 
litanie,  c'est  que  les  Malouins,  n'étant  point  gens  à  supporter 
tranquillement  toutes  ces  avanies,  rendirent  souvent,  largement, 
aux  estafiiers  du  duc  la  monnaie  de  leurs  pièces,  et  que  d'ailleurs, 
restant  toujours  maîtres  de  la  mer,  en  communication  constante 
et  facile  avec  les  îles  de  la  Manche,  la  côte  normande  et  même  la 
côte  bretonne  de  l'autre  côté  de  la  Rance,  ils  avaient  toujours 
moyen,  malgré  le  blocus  du  côté  de  la  terre,  d'approvisionner  leur 
ville  et  d'entretenir  honnêtement  leur  commerce. 

Aussi  soutinrent-ils  vaillamment  la  lutte  pendant  deux  ans.  Au 
bout  de  ce  temps,  de  part  et  d'autre^  on  commençait  à  se  lasser. 
On  profita  de  la  venue  en  Bretagne  d'un  légat  du  pape  (l'archevêque 
de  Naples),  naturel  messager  de  paix,  qui  s'interposa  entre  les 
parties  et  ménagea  un  accord  dont  la  conclusion  ne  laissa  pas 
d'être  un  peu  laborieuse.  Voici  d'abord  comme  Jean  IV  en  prétendait 
dicter  les  conditions  aux  Malouins  dans  ses  lettres  du 8  juin  1387'. 

i^  Le  duc  tenait  surtout  à  bien  marquer^  proclamer^  faire  recon- 
naître par  tous  sa  qualité  de  seigneur  suzerain  vis-à-vis  de  la  ville 
de  Saint-Malo  et  du  fief  épiscopal.  Aussi,  d*après  ses  lettres  du 
8  juin  i384,  le  duc  devait,  avant  toutes  choses^  faire  son  entrée 
solennelle  à  Saint-Malo  et  y  être  reçu  comme  seigneur,  d'abord  par 
les  bourgeois  et  habitants  allant  au  devant  de  lui  hors  de  la  ville, 
tous  à  pied,  et  qui,  venus  en  sa  présence,  dit-il,  s'agenouilleront, 
puis,  ((  les  chaperons  hors  des  couls,  déceints,  »  lui  demanderont 
pardon  comme  suit  : 

a  Très  excellent  et  très  puissant  prince  et  très  redoubté  sou- 
verain, véez  vos  bourgeoiz  et  habitans  de  Saint-Malou  reconnois- 
sant  avoir  fait  aucunes  choses  pour  lesquelles  vostre  majesté  est 
ofTendue  :  de  quoy  il  lour  deplaist  et  a,  despieu  grandement^  et 
pour  ce  viennent  à  vous  suplier  et  requerre  merci  et  pardon,  vous 
supliant  de  vostre  grant  bontés  majesté  et  grâce  spécial,  leur  par- 
donner et  les  recevoir  en  vostre  grâce  :  quar  librement  ils  mettent 
corps  et  biens  et  personnes  en  vostre  main,  à  faire  toute  vostre 
volonté.  » 

^  Dans  D.  Morice,  Preuves  y  II,  ii66-468. 


420  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

Ensuite  a  l'evesque  et  autres  gens  d'église,  pour  Thonneur  de 
nous  (dit  le  duc),  iront  en  procession  hors  les  murs  et  nous  recep- 
vront  comme  est  acoustumé  recevoir  les  roys,  princes  et  ducs  de 
Bretaigne  ». 

A  ce  prix  était  le  pardon.  Voici  les  autres  conditions  : 

2*  Le  duc  prétendait  mettre  dans  Saint-Malo  Geofroi  du 
Pontglou,  pour  y  être  capitaine  en  son  nom  pendant  trois  ans.  Ce 
qui  impliquait  le  droit  pour  le  duc  d*y  tenir  garnison. 

3»  Pendant  dix  ans,  le  duc  voulait  prendre  les  deux  tiers  des 
droits  d'entrée  perçus  à  Saint-Malo,  laissant  l'autre  tiers  à  l'évéque 
et  aux  habitants. 

4*  Enfin  le  duc  d'un  côté,  l'évéque  et  les  bourgeois  de  l'autre, 
devaient  nommer  des  arbitres  pour  régler  définitivement  tous 
leurs  différends. 

Ces  conditions  formulées  par  le  duc  étaient  fort  dures,  la  pre- 
mière humiliante  pour  les  Malouins,  la  dernière  contradictoire  avec 
les  trois  autjres  ;  car  si  les  arbitres  qu'on  devait  nonuner  donnaient 
raison  à  l'évéque,  ils  ne  pouvaient  manquer  de  modifier  les  stipu- 
lations ci-dessus  relatives  aux  taxes  d'entrée  et  au  capitaine. 

L'évéque  et  les  habitants  refusèrent  de  se  soumettre  à  ces 
exigences,  et  l'entrée  du  duc  à  Saint-Malo  fut  ajournée  tout  l'été. 
Elle  eut  lieu  enfin  au  commencement  de  l'automne^  les  5  et  6 
octobre  i384,  mais  dans  des  conditions  très  différentes  de  celles 
que  Jean  IV  avait  prétendu  dicter  le  8  juin. 

D'abord^  une  convention  conclue  le  3  octobre  entre  le  duc,  d'une 
part,  l'évéque,  le  chapitre  et  les  bourgeois  de  l'autre,  remit  de  suite 
à  seize  arbitres  acceptés  par  les  parties  la  décision  de  tous  les  diffé- 
rends, sans  accorder  préalablement  au  duc  ni  la  nomination  du 
capitaine  pour  trois  ans,  ni  les  deux  tiers  des  taxes  d'entrée  i)en« 
dant  dix  ans*.  Et  quant  à  la  réception  du  duc  dans  Saint-Malo, 
cette  convention  supprima  absolument  l'humiliante  génuflexion 
el  l'humiliante  harangue  des  bourgeois.  Aussi,  dans  le  procès- 
verbal  qui  en  a  été  conservé,  n'en  est-il  nullement  question. 

Le  duc  fit  son  entrée  à  Saint-Malo  le  5  octobre  i384.  Une  pro- 


«  Dom  Morice,  Preuves,  U,  468. 


RËGiNE  DE  JEAN  IV  421 

cession  solennelle  sortit  de  la  \ille  et  alla  au  devant  de  lui  sur  le 
Sillon  :  Tévèque  —  non  pas  le  fier  Josselin  de  Roban  :  il  avait  re- 
fusé de  prendre  part  &  cette  cérémonie  et  s*y  était  fait  représenter 
par  son  collègue  de  Dol  —  Tévéque,  le  doyen,  le  chapitre,  tous 
les  prêtres  et  clercs  de  la  cité,  les  croix,  les  cierges,  les  ban- 
nières en  grande  pompe,  et  les  saintes  reliques  dans  les  cbâsses 
d*or,  puis  ime  foule  énorme  d'babitants.  Le  duc  à  cbeval  avec  sa 
suite  venait  en  sens  opposé  le  long  du  rivage.  A  la  rencontre  de  la 
procession  il  mit  pied  à  terre,  s*agenouilla  devant  les  saintes  re- 
liques, les  baisa,  puis  se  plaça  sous  le  dais  auprès  de  l'évéque  et 
fut  reçu  solennellement  dans  la  cathédrale.  Il  n'y  eut  donc  d'autre 
agenouillement  que  celui  du  duc. 

Le  lendemain,  pour  la  duchesse,  réception  toute  pareille^  mais 
suivie  des  solennelles  déclarations  qiri  devaient  sceller  le  rétablis- 
sement de  la  paix.  Le  doyen  et  sept  chanoines  au  nom  de  tout  le 
chapitre,  et  après  eux  quatre  vingt-dix  notables  bourgeois  au  nom 
de  tous  les  habitants  tous  rassemblés  dans  la  cathédrale,  en  face 
des  autels,  ratifièrent  la  convention  du  3  octobre,  jurèrent  fidélité 
au  duc  et  firent  —  mais  sans  agenouillement  et  sans  harangue  — 
amende  honorable  de  leur  rébellion,  que  le  prince  s'empressa  fort 
explicitement  de  leur  pardonner^  en  même  temps  qu'il  reçut  le  ser- 
ment spécial  de  fidélité  à  lui  prêté  par  le  doyen  du  chapitre  comme 
capitaine  de  la  ville\ 

Telle  fut  la  fin  du  conflit.  Malgré  l'amende  honorable,  ce  n'est 
point  le  duc  qui  triompha,  comme  le  disent  trop  naïvement  tous 
les  historiens  ;  c'est  lui  au  contraire  qui  fut  battu,  puisque,  malgré 
tant  d'efforts  continués  pendant  deux  ans,  il  ne  put  réussir  à  im- 
poser de  haute  lutte,  comme  il  le  voulait,  aucune  de  ses  prétentions 
ni  sur  la  nomination  du  capitaine  ni  sur  la  perception  des  droits 
d'entrée,  et  se  vit  contraint  de  tout  remettre  au  jugement  d'une 
commission  arbitrale. 
Cette  commission  était   composée    de    quatre   évêques   (Dol, 

>  Le  procès-verbal  des  réceptions  du  duc  et  de  la  duchesse  et  des  prestations 
de  serments  suit  le  texte  de  la  convention  du  3  octobre  et  commence  dans  D. 
Morice,  Preuves,  II,  col.  469,  à  la  ligne  5o  de  cette  colonne  par  les  mots  :  «  Item, 
die  Vmensis  Octobris  »,  etc.;  il  remplit  toute  la  col.  470. 


422  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

Nantes,  Vannes,  Saint-Brieuc),  du  doyen  de  Rennes,  des  plus 
grands  noms  de  Taristocratie  bretonne,  les  sires  Laval,  de  Glisson, 
de  Rohan,  de  la  Rivière,  de  Malestroit,  de  Derval,  d'Assérac, 
Guillaume  d'Aubigné,  etc\  11  y  avait  donc  là  toute  garantie  d'in- 
dépendance, de  loyale  et  de  sérieuse  justice.  Nous  n'avons  pas  le 
texte  de  la  sentence  des  arbitres.  Ils  semblent  avoir  fait  ce  qu'on 
nomme  vulgairement  une  cote  mal  taillée  :  laissant  à  Tévêque  seul 
les  taxes  d'entrée,  donnant  au  duc  pour  un  temps  plus  ou  moins 
long  la  garde  de  la  ville. 

Il  y  mit  en  effet  une  garnison,  plusieurs  compagnies  d'hommes 
d'armes  aux  ordres  des  sires  de.Montauban,  de  Ghàteaugiron  et  de 
la  Bellière.  Cette  garnison  ne  tarda  pas  à  beaucoup  s*émanciper  et 
à  «  traicter  les  habitants  fort  insolemment  »  (d'Argentré).  Aussi  en 
1387,  quand  CUsson,  échappé  au  guet-apens  du  château  de 
l'Hermine,  se  mit  à  faire  la  guerre  à  Jean  IV,  deux  chevaliers  du 
parti  du  connétable,  Robert  de  Guîtté  et  Geofroi  Ferron,  en  fré- 
quents rapports  avec  les  Malouins,  les  décidèrent  sans  peine  à  se 
soulever  contre  le  duc. 

Deux  des  chefs  de  la  garnison  ducale  (Montauban  et  Château- 
giron)  étant  sortis  de  la  place  avec  leurs  hommes  pour  faire  quelque 
expédition,  Ferron  et  Guitté,  prévenus  par  les  habitants,  se  présen- 
tèrent au  pied  des  murs  de  la  ville  avec  une  petite  troupe,  pendant 
la  nuit  du  jeudi  10  octobre  i385.  Grâce  à  l'aide  que  leur  prêtaient 
du  dedans  les  Malouins,  ils  escaladèrent  la  muraille,  surprirent 
le  vicomte  de  la  Bellière,  le  firent  prisonnier  avec  son  lieutenant 
Mathurin  des  Forges^  et  chassèrent  la  garnison.  Guitté  et  Ferron 
restèrent  dans  la  place  pour  empêcher  un  retour  offensif  des  troupes 
ducales  ;  puis  les  Malouins  se  mirent  sous  la  sauvegarde  du  roi 
de  France,  qui  leur  envoya  quelques  hommes  d'armes  pour  faire 
comprendre  au  duc  le  danger  qu'il  y  aurait  de  les  attaquer. 

Jean  IV,  portant  impatiemment  la  perte  de  Saint-Malo^  guetta 
une  occasion  favorable  de  prendre  sa  revanche.  En  iSgS,  quand 
le  pauvre  roi  Charles  VI,  dans  les  premiers  accès  de  sa  folie,  lais- 
sait le  pouvoir  aux  mains  de  ses  oncles  les  ducs  de  Bourgogne  et 

»  Voir  D.  Morice,  Preuves ^  Ut  469. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  423 

de  Berri,  ennemis  de  Clisson,  par  suite  amis  du  duc  de  Bretagne, 
celui-ci  crut  le  moment  venu  de  recouvrer  Saint-Malo.  ((  Il  fit  (dit 
Le  Baud)  basiiller'  ladite  ville  et  assiéger  tellement  que  nul  homme 
<c  n'y  pouoit  entrer  ne  en  issir,  principalement  par  terre,  qui  ne  cheust 
«  en  sa  mercy.  »  {Histoire  de  Bretagne ,  p.  4r9).  En  un  mot,  il 
renouvela  le  blocus  de  1 38 3  décrit  ci-dessus,  et  fit  dévaster  avec 
un  soin  spécial  le  temporel  de  Tévâque.  Cette  fois  il  compléta  son 
opération  par  un  essai  de  blocus  maritime  ;  le  sire  de  Matignon 
avec  une  flotille  eut  ordre  d'intercepter  tous  les  navires  qui  ten- 
teraient d'entrer  dans  le  port  de  Saint-Malo  ou  d'en  sortir  ;  il  fit 
même,  dit- on,  quelques  prises  sur  les  Malouins. 

Malgré  tout  son  zèle  et  celui  des  deux  chefs  du  blocus  par  terre 
-—  Maude  Radwell  et  Fouquet  Renart  —  cette  campagne  ne  réussit 
pas.  Du  côté  de  la  mer,  les  Malouins,  les  meilleurs  marins  de  Bre- 
tagne^ n'étaient  point  embarrassés  pour  percer  le  blocus  de  Ma- 
tignon. Sur  terre,  la  bonne  garnison  d'hommes  d'armes  que  Clisson 
avait  mise  dans  la  place  maltraita  outrageusement  les  lignes  de 
Radwell  et  de  Renart.  Au  commencement  de  1394,  Charles  VI, 
ayant  repris  la  raison,  somma  Jean  IV  de  respecter  la  sauvegarde 
royale  accordée  aux  Malouins.  Si  bien  qu'après  quelques  mois 
de  blocus  le  duc  un  beau  jour  retira  ses  troupes  et  sa  flotte, 
laissant  la  ville  libre  par  terre  et  par  mer,  sans  autre  résultat  de 
cette  campagne  que  le  ravage  du  plat  pays  autour  de  Saint-Malo'. 

Pour  donner  à  leur  situation  internationale  une  forme  plus  ré- 
gulière, à  la  protection  royale  dont  ils  se  couvraient  une  base  plus 
authentique  et  une  lorce  plus  efficace,  les  Malouins  obtinrent  du 
pape  Clément  VII  —  auquel  ils  s'étaient  donnés  de  nouveau  —  d'être 
par  lui  rétrocédés  au  roi  de  France,  ce  qu'il  fit  dans  une  bulle  du  4 
juin  iSgâ»  dont  les  termes  prouvent  que  la  haine  des  Malouins 
contre  les  Anglais  entrait  pour  beaucoup  dans  lei^r  rébellion 
contre  Jean  IV,  toujours  affligé  d'anglomanie'. 

*  C'est-à-dire  qu'il  la  fit  entourer  de  petits  forts  de  bois,  appelés  bastiUéSt 
destinés  i  bloquer  à  distance,  comme  en  1 38 a  ;  voir  ci- dessus  p    417,  4 18. 

'  Voir  Le  Baud,  p.  /^ig  ;  d'Argentré,  Hist.  de  Bretagne,  édition  1618,  p.  684- 
685;  Dom  Morice,  Preuves,  II,  63o-632. 

I  Le  pape  déclare  aux  Malouins  quUl  les  mot  dans  le  domaine  et  sous  la  pro- 
tection directe  du  roi  do  Franco  «  propter  Auglicorum  noiinullorumquc  aliorum 

TOME  L\.    —  JUIN    1893.  a8 


424  COURS  DHISTOIRE  DE  BRETAGNE 

Donation  acceptée  quelques  mois  après  par  le  roi  de  France* , 
sous  la  condition  qu'elle  serait  ratifiée  par  les  Malouins,  ce  qui  fut 
fait  à  la  cathédrale  de  Saint-Malo,  dans  une  assemblée  très  solen- 
nelle du  clergé  et  des  bourgeois,  les  ig  et  30  juin  iSgS*. 

Le  5  juillet  suivant,  une  ordonnance  du  roi  Charles  VI  confirma 
dans  tous  leurs  droits  l'église  et  la  viUe  de  Saint-Malo  et  de  plus 
fit  de  cette  cité  un  port  franc,  en  exemptant  de  toute  imposition, 
de  toute  taxe  quelconque,  les  marchandises  entrant  dans  le  port,  dans 
la  ville,  ou  en  sortant'.  Précieux  privilège  qui  augmenta  notable- 
ment la  prospérité  de  Saint-Malo  et  l'attacha  solidement  à  la  cou- 
ronne de  France. 

Aussi  cette  forte  cité  vécut-elle  riche  et  paisible  sous  l'autorité 
du  roi  jusqu'en  i4i5,  époque  où  Charles  Yl,  gracieusement  et  très 
volontairement,  la  céda  au  duc  de  Bretagne  successeur  de  Jean  IV, 
pour  le  remercier  du  secours  de  troupes  qull  lui  avait  amené  dans 
la  désastreuse  campagne  d'Azincourt. 

Ainsi  rincurable  anglomanie  de  Jean  IV  et  sa  lutte  implacable 
contre  Clisson  privèrent  pendant  trente  ans  la  Bretagne  d'une  de  ses 
cités  les  plus  énergiques,  station  maritime,  commerciale  de  premier 
ordre,  nid  de  marins  sans  pair. 

Le  siège  de  Brest  en  1386  et  1387 

Cette  anglomanie  de  notre  duc  était  pourtant  assez  mal  récom- 
pensée. Les  Anglais  n'étaient  guère  aimables  pour  lui.  Depuis  la 
bataille  d'Aurai  (i364)  et  malgré  toutes  ses  réclamations,  ils  per- 
sistaient à  lui  retenir,  à  occuper  et  garder  pour  eux  un  autre  port 
plus  important  encore  comme  situation  militaire  que  Saint-Malo, 

vestrorum  ac  civitatis  prœdictaB  (Macloviensis)  invidentium  et  insidiantium 
libertati  fréquentes  ad  portum  ejusdem  civitatis  adventus  et  hostiles  insultus.  » 
(D.  Morice,  Preuves^  II,  626-637). 

«  La  prise  de  possession  eut  lieu  le    ao  février   iSgS  (nouveau  style).  (Voir  D. 
Morice,  Ibid.,  629.) 

•  Trésor  des  Chartes  de  France,  J.  a^i,  n«"  87  et  88. 

•  Voir  Recueil  des  édits,  déclarations  du  roy,  etc.,  en  faveur  de  la  ville  de 
Saint'Malo.  (Saint-Malo,  chez  J.  Le  Conte,  173a,  in-&0). 


RÉGNE  DE  JEAN  IV  i2b 

la  vraie  porte  de  la  Bretagne  du  côté  de  Touest  :  le  port  et  la  place 
de  Brest. 

Après  avoir  épuisé  pour  s'en  remettre  en  possession  toutes  les 
voies  diplomatiques,  Jean  IV  fut  obligé  de  recourir  aux  armes.  En 
i586  et  1387,  '^  ^t  ^®  vigoureux  efforts  pour  reprendre  Brest,  et 
quoiqu'il  n*y  ait  pas  réussi,  ce  siège  mérite  d^étre  signalé;  au  point 
de  vue  militaire  il  est  fort  curieux. 


i386 


Quoique  la  force  de  la  place  fût  toute  en  son  château,  la  situation 
de  celui-ci  était,  avec  les  moyens  d'attaque  de  ce  temps,  si  inexpu- 
gnable, qu*il  semblait  inutile  de  tenter  un  siège  régulier  ou  un 
assaut  ;  on  ne  pouvait  rien  espérer  que  d'un  blocus.  Le  château, 
planté  sur  un  rocher  escarpé  qui  regarde  le  sud-ouest ,  est  baigné 
au  sud  par  la  rade  de  Brest,  à  l'ouest  et  au  nord  par  la  rivière  de 
Penfell,  qui  forme  le  port  et  s'embouche  dans  la  rade  par  un  es- 
tuaire resserré  entre  la  forteresse  et  les  rochers  de  la  côte  opposée 
(rive  droite  de  la  Penfell)  qu'on  nomme  aujourd'hui  Recouvrance 
et  qui  au  XIY*  siècle  faisait  partie  de  la  paroisse  Saint-Pierre-de- 
Quilbignon.  Pour  former  le  blocus  du  côté  de  terre,  il  fallait  néces- 
sairement occuper  les  deux  rives  de  la  Penfell  ;  pour  cela  on  édifia 
sur  chacune  d'elles  un  de  ces  forts  dits  à  cette  époque  bastides  ou 
bastilles,  le  plus  souvent  construits  en  bois  et  dont  l'existence 
essentiellement  temporaire  finissait  avec  l'opération  de  guerre  qui 
y  avait  donné  lieu. 

L'une  des  deux  bastilles  du  blocus  de  Brest  avait  une  importance 
exceptionneUe  :  c'était  un  véritable  fort  de  pierre,  avec  des  murs  de 
dix  pieds  d'épaisseur  flanqués  de  sept  tours,  et  qui  fut  construit, 
dit-on,  en  dix-neuf  jours  (du  22  juin  au  10  juillet  i386)  par  mille 
ouvriers,  dont  les  travaux  étaient  protégés  par  une  armée  évaluée  à 
dix  mille  hommes  —  flagrante  exagération.  On  l'appelait  en  an- 
glais Dujhouse  ou  Dove-house  (logis  des  pigeons),  parce  qu'il  était 
bâti  sur  l'emplacement  d'une  ancienne  fuie  seigneuriale.  On  y  mit 
une  garnison  de  3oo  hommes  et  pour  capitaine  Jean  de  Malestroit, 
ayant  avec  lui,  comme  lieutenants  ou  auxiliaires,  La  Bellière,  Gom- 


426  COUaS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

bour,  Morfouace,  Châteaubriant,  le  vicomte  du  Fou,  etc.  —  C'est 
Jean  IV  qui  avait  dirigé  la  construction  de  ce  fort. 

L'autre,  moins  considérable,  avait  été  élevé  par  Ciisson.  C'était 
une  simple  bastille  en  bois,  avec  un  mur  assez  bas,  et  qui  même, 
selon  un  chroniqueur,  ne  fut  pas  complètement  terminée^  sa 
clôture,  sur  une  des  faces,  n'étant  qu'une  barricade  faite  de  roues 
de  chariots  fortement  liées  et  entrelacées.  La  Chronique  de  Saint-. 
Brieuc  nomme  ce  second  fort  la  bastille  de  Kerneguez\ 

Celle  des  deux  bastilles  qui  devait  avoir  dans  le  blocus  la  lâche 
la  plus  lourde,  tant  pour  attaquer  que  pour  résister  aux  attaques 
des  Anglais,  c'était  celle  de  la  rive  gauche  de  la  Penfell,  placée 
immédiatement  en  face  du  château  de  Brest  et  chargée  d'en  brider 
la  garnison.  L'autre  bastille,  située  sur  la  rive  droite,  séparée  du 
château  par  Teau  de  la  Penfeli,  ne  pouvait  jamais  être  en  butte 
qu'à  une  petite  partie  de  la  garnison  et  avait  essentiellement  pour 
mission  d'empêcher  les  Anglais  d'aller  se  ravitailler  du  côté  de 
Quilbignon.  Il  n'y  a  donc  point  lieu  de  douter  que  celui  des  deux 
forts  le  plus  redoutable,  le  plus  solidement  construit,  c'est-à-dire 
celui  de  Dove-House,  devait  être  sur  la  rive  gauche,  la  bastille  de 
Kerneguez  sur  l'autre,  du  côté  de  Quilbignon. 

Entre  les  garnisons  de  ces  deux  forts  et  celle  du  château  de 
Brest  il  y  eut  de  fréquentes  escarmouches  ;  le  blocus  était  sévère- 
ment maintenu,  et  Jean  Roche,  le  capitaine  anglais  de  Brest,  com- 
mençait à  en  redouter  l'issue,  quand  le  fameux  duc  de  Lancastre, 
Jean  de  Gand,  passa  en  vue  du  port  avec  une  grosse  flotte  anglaise, 
allant  en  Portugal  et  de  là  en  Espagne  pour  conquérir  la  Castille. 

Jean  Roche  aussitôt  implore  son  secours  ;    Lancastre,   avec 


*  «  Aplicuit  dux  Lencastrie  cum  magna  comitiva  armatorum,  et  obsedit  bas- 
tiUam  de  Kerneguès,  nondum  completam  nec  inceptam,  nisi  de  quadrigarum 
rolibus  (sic)  ex  uno  latcre  et  ex  alio  de  muro  basso,  et  insultum  fecil  pluribus 
vicibus  illius  diei  ;  quem  Lancastrie  ducem  dominus  de  Malestricto  viriliter  re 
sistit.  »{Chron.  Drioe.  ad  ann.  i386,  D.  Morice,  Preuves^  1,58.^  —  Mais  D.Mo- 
rice  imprime  par  erreur  :  «  bastillam  de  B..,ucgues^i,  faute  de  lecture,  ayant 
pris  le  K  pour  un  B.  Le  meilleur  ms.  de  la  Chronique  de  Saint-Brieuc^  le  ms. 
lat.9888  de  la  Bibl.  Nat.  (f.iaS)  porte  très  lisiblement  «  Kerneguès  »  et  lems.Iat. 
6oo3  (f.  110  F«)  «  Kerngues  ».  —  D'Argentré  nomme  cette  bastille  Kaerugaez 
(édit.  161 8,  p.  634),  faute  évidente  de  lecture  ou  d'impression  pour  JSdem0,^tt«^. 


«ÈGiNE.DE  JEAN  IV  427 

un  grand  son  de  trompettes^  entre  dans  le  port  de  Brest,  débarque 
son  armée,  et  installe  soigneusement  les  dames  qui  j*accompagnent. 
Le  lendemain  il  attaque  les  bastilles,  ou  plutôt  il  cède  l'honneur 
de  diriger  l'attaque  à  un  chef  espagnol  (le  prieur  de  Saint-Jacques 
en  Galice)  qui  est  repoussé  avec  perte.  Mais  le  second  jour  après 
son  débarquement,  Lancastre  en  personne  marche  en  bataille 
contre  le  Dove-House  (le  fort  de  pierre).  Les  Bretons,  par  audace, 
par  bravade,  abattent  leurs  bailes  ou  barrières  de  défense  placées 
devant  l'entrée  du  fort  et  se  précipitent  sur  les  ennemis.  Cette  im- 
prudence faillit  les  perdre  :  leur  attaque  ayant  été  refoulée,  ils 
furent  contraints  de  rentrer  dans  leur  fort,  l'ennemi  sur  les  talons, 
dont  cent  hommes  d'armes  y  pénétrèrent  avec  eux.  Après  ceux-là 
toute  l'armée  de  Lancastre  allait  s'y  jeter;  mais  Combour  et  Ma- 
lestroit  avec  de  grands  cris  ramenant  au  combat  toute  la  garnison 
.  de  Dove-House,  «  les  Bretons  (dit  Froissart)  fichèrent  leurs  lances 
«  et  glaives  en  terre,  et  s'appuyèrent  fortement  sur  leurs  pas  (sur 
tt  leurs  pieds),  et  bputèrent  (poussèrent)  de  bras  et  de  poitrine 
a  courageusement  sur  ceux  qui  les  avoient  reculés  et  boutés  des 
«  barrières  dans  le  fort.  Là  convint  de  force  et  de  fait  les  Anglois 
«  reculer,  car  ils  furent  si  bien  poussés  et  si  durement  qu'ils  ne 
«  purent  gagner  terre  (s'arrêter);  et  furent  remis  hors  des  bailes  et 
«  bien  férus  et  batus,  ni  oncques  depuis  ils  ne  purent  gagner  pour 
«  cette  journée' .  » 

Mais  pendant  ce  temps  d'autres  Anglais  attaquaient  le  fort  par 
derrière,  où  il  avait  pour  principale  Méfense  une  très  grosse  et 
forte  tour,  que  les  Anglais  minèrent.  La  moitié  de  la  tour  tomba 
sur  eux  et  en  écrasa  beaucoup  ;  mais  cette  chute  ouvrit  dans  le 
fort  une  brèche  énorme  qui  en  rendait  la  prise  facile,  si  la  nuit 
tombante  et  la  retraite  sonnée  dans  l'armée  assaillante  n'eussent 
contraint  l'ennemi  à  quitter  le  combat. 

Avec  cette  brèche  la  place  était  intenable.  On  profita  de  la  nuit 
pour  organiser  le  sauvetage  des  provisions,  des  munitions  de 
guerre;  on  l'évacua  avant  jour. 

La  bastille  de  Kerneguez,  assaillie  elle  aussi  par  les  troupes  de 

*  Froissart,  liv.    111,  chap.  33,  édit.  Buchoo,  U,  p.  489. 


kn  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGN  E 

Lancastre,  avait  bravement  résisté*.  Restée  seule  contre  toute  l'ar- 
mée anglaise  et  pontre  la  garnison  du  château,  elle  n*eùt  pu  que 
succomber.  Malestroit  la  fit  évacuer  en  même  temps  que  Dove- 
House. 

Le  lendemain  matin,  Lancastre  trouva  les  deux  forts  des  Bretons 
vides.  Il  les  fit  raser. 

1887 

L'année  suivante,  de  bonne  heure,  Jean  IV  les  rétablit  tous  les 
deux  en  pierre  et  plus  forts  qu'auparavant. 

De  plus  il  comprit  que,  pour  bloquer  sérieusement  Brest,  il  était 
indispensable  de  lui  couper  les  ressources  du  côté  de  la  mer,de  tout 
faire  pour  empêcher  la  place  de  recevoir  les  renforts,  les  puissants 
secours  que  les  flottes  anglaises  croisant  dans  ces  parages  ne  pou- 
vaient guère,  aux  moments  critiques,  manquer  de  lui  apporter. 

Pour  parer  à  cet  inconvénient,  le  duc  s'appliqua  à  dresser  un 
fort  en  mer,  dans  la  rade,  en  face  de  l'entrée  du  port  de  Brest.  H 
fut  construit  en  bois  et  fondé  sur  des  bateaux'.  Il  n'était  sans  doute 
pas  très  solide,  car  Richard  comte  d'Arondel,  amiral  d'Angleterre, 
et  Thomas  Mowbrai,  comte  de  Notingham,  s*étant  présentés  devant 
Brest  vers  le  mois  d'avril  1387,  emportèrent  ce  fort  marin  sans 
beaucoup  de  peine,  et  ayant  débarqué  détruisirent  l'une  des  bas* 
tilles  bretonnes  établies  en  terre  ferme. 

Jean  IV  était  à  Morlaix  quand  arrivèrent  à  Brest  les  amiraux 
d'Angleterre  (Notingham  et  Arondel)  ;  il  ne  semble  pas  avoir  essayé 
de  défendre  ses  forts,  qui  peut-être  n'étaient  pas  encore  achevés. 

Mais,  les  amiraux  partis,  notre  duc,  sans  se  décourager,  avec  sa 
ténacité  ordinaire,  rétablit  ses  trois  forts,  remit  le  blocus  devant 
Brest  et  pressa  le  siège  fortement  pendant  l'été,  notamment  en 
juillet  1387.  A  ce  siège  prirent  part  à  ce  moment  les  princi- 
paux seigneurs  de  Bretagne,  entre  autres  les  sires  de  Quintin, 
de  Kergorlai,  du  Fou,  du  Perler,  de  Penhoët,  de  Plœuc,  du 
Quelenec,  Maurice  de  Ploësquellec  avec  quatorze  hommes  d'armes, 

*■  Voir  ci-de88U8  p.  &a6,  note  i. 

>  Voir  Lobineau,  Hist.  de  Bretagntt  I,  p.  AS;. 


RËGNE  DE  JEAN  IV  429 

Geofroi  de  Kerimel  maréchal  de  Bretagne,  etc.,  de  nombreuses 
bandes  d'arbalétriers  et  jusqu'à  des  canonniers.  Le  fragment 
de  compte  inédit  d'où  je  tire  tous  ces  renseignements  n'en 
nomme  que  deux,  Perrot  Le  Potier  et  Guillaume  Julou  ;  cela 
suffit  pour  démontrer  que  Jean  IV  employa  le  canon  contre 
Brest,  et  c'est  là  l'une  des  anciennes  mentions  de  Tusage  de  l'ar- 
tillerie par  les  Bretons.  Ce  compte  montre  enfin  que,  de  la  mi- 
octobre  i386  à  la  fin  de  juillet  1387,  Jean  lY  avait  dépensé  dans 
ce  siège  35.632  1.  17  s.  8  d.,  ce  qui  suppose  un  effort  considérable, 
cette  somme  répondant  à  1.800.000  francs  environ,  valeur  actuelle*. 

Cet  effort  ne  fut  pas  couronné  de  succès. 

On  batailla  tout  Tété,  une  partie  de  l'automne,  puis,  vers  la  fin 
de  cette  saison,  une  nouvelle  flotte  anglaise  aux  ordres  d'Henri 
Perci,  fils  du  comte  de  Northumberland,  vint  rafraîchir  la  garni- 
son de  Brest.  Elle  détruisit  de  nouveau  le  fort  marin,  et  les  troupes 
qu'elle  apportait  prirent  Tune  des  bastilles  bretonnes  bâties  sur 
ce  continent  et  y  mirent  une  garnison  anglaise,  ce  qui  fut  la  fin 
du  blocus. 

Depuis  lors,  après  tant  d'efforts  sans  résultat,  Jean  IV  parait 
avoir  renoncé  à  prendre  Brest  de  vive  force.  Il  se  borna  à  mettre 
dans  les  environs  quelques  postes,  quelques  corps  de  troupes  assez 
forts  pour  brider  la  garnison  et  l'empêcher  de  faiie  des  courses 
sur  lé  plat  pays.  Il  ne  rentra  en  possession  de  cette  ville  qu'en 
1397,  et  encore,  nous  le  verrons,  par  l'intervention  de  la  France. 

Cette  idée  d'assiéger  une  place  inexpugnable,  comme  Brest 
rétait  alors,  en  l'entourant  d'une  ceinture  de  forts  sur  terre  et 
sur  mer,  bien  qu'elle  n'ait  pas  obtenu  dans  l'exécution  un  succès 
définitif,  cette  idée  n'en  est  pas  moins  une  puissante  conception 
stratégique,  suivie  avec  une  rare  persévérance^  et  qui  dénote  chez 
son  auteur  (Jean  IV)  une  aptitude  militaire  fort  remarquable'. 

<  Voir  ce  Compte  dans  la  Revtie  ue  Bretagne,  de  Vendée  et  d^ Anjou,  année 
18S9,  2^  semestre,  p.  300  à  ao3  (septembre). 

s  Sur  les  deux  sièges  de  Brest,  voir  les  auteurs  et  les  documents  ci-dessous.  -— 
Sur  le  siège  de  i386  :  Knighton.  dans  le  recueil  deTwysden,  p.  2677  ;  Froissart, 
liv.  III,  chap.  33,  33,  édit.  Buchon,  II,  p.  A85,  489-49o;  Chronicon  Brioc.  dans 
D.  Morice.  Preuves,!,  58  ;  Walsingham dans  Camden,  Anfflica,  p.  Ssi  et 538  ; 
Le  Baud,  Hist.  de  Bret.  388  à  390;  d'Argentré,  Hist.  de  Bret.,  édit.  z6i8,  p. 
634-Ô35,  —  Sur  le  siège  de  1387  :  Knighton,  ilnd,^  p.  369s  ;  Walsingham,  ibid., 
p.  336  et  bko  ;  Compte  de  1387  cité  plus  haut  p.  17,  note  i. 


4:îO  cours  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 


Progrès  de  îarl  militaire  en  Bretagne  som  le  règne 

de  Jean  IV. 

Tout^  dans  l'histoire  de  Jean  IV,  décèle  cette  aptitude^  c'est-à- 
dire  un  goût,  une  préoccupation  constante  de  Tart  militaire.  Tout 
à  l'heure,  en  i38â,  dans  sa  querelle  avec  les  Malouins«  il  élevait  la 
forteresse  de  Solidor,  si  bien  placée  pour  dominer  la  Rance  et  le 
port  de  Saint-Malo.  En  1887,  au  début  de  sa  lutte  contre  Clia- 
son,  il  construisit  son  château  de  THermine,  indispensable  pour 
la  défense  de  la  ville  de  Vannes. 

Jean  IV,  prince  querelleur  et  belliqueux,  devait  naturellement 
porter  son  attention  habituelle  sur  lart  militaire,  en  particulier  sur 
la  fortification. 

Clisson,  son  rival,  l'un  des  premiers  capitaines  de  son  temps,  uQ 
pouvait  pas  n'être  point  hanté  de  la  même  passion. 

D'ailleurs,  la  guerre  de  Blois  et  de  Monlfort  avait  détérioré,  ruiné 
en  Bretagne  beaucoup  de  châteaux  et  d'enceintes  urbaines  ;  il  était 
urgent  de  les  rétablir. 

Sous  le  coup  de  cette  nécessité,  sous  l'influence  des  deux  puis* 
sants  personnages  (Jean  IV  ot  Giisson)  qui  stimulaient  à  l'envi  le 
développement,  le  perfectionnement  de  l'art  delà  guerre,  la  seconde 
moitié  du  XIV*  siècle  (depuis  la  bataille  d  Aurai,  i364J  fut,  en 
Bretagne,  pour  l'architecture  militaire,  les  châteaux  et  les  villes 
fortes,  une  époque  féconde,  notable^  dont  nous  devons  signaler 
ici  le  caractère  et  les  plus  remarquables  monuments. 

Depuis  la  constitution  de  la  iéodalité  territoriale,  l'art  militaire 
avait  fait  du  chemin. 

Au  XI*  siècle,  le  type  de  la  forteresse,  c'est  la  tour  de  bois  juchée 
sur  une  butte  de  terre  artificielle  (la  motte  féodale),  entourée  d'en- 
ceintes formées  de  remparts  de  terre,  de  palissades  et  de  larges 

OSdés. 

Au  XII*  siècle,  plus  de  motte  féodale^  du  moins  rarement  elle 
persiste  ;  ce  qui  caractérise  la  forteresse  de  cet  âge,  c'est  le  donjon, 
tour  puissante,  très  forte,  très  haute,  d'ailleurs  de  diverses  formes, 


HEGNE  de  JEAN  IV  '«31 

tantôt  circulaire,  tantôt  carrée  ou  polygonale,  etc.  Autour  d'elle 
une  petite  enceinte  médiocrement  défendue,  servant  seulement  de 
chemise  au  doi^on  qui  est  à  lui  seul,  pour  ainsi  dire,  toute  la  forte- 
resse. En  Bretagne,  on  n'en  peut  citer  qu'un  seul  de  ce  genre, 
Trémazan'. 

Au  XIII*  siècle,  le  château  du  moyen  âge  se  complète,  se  per- 
fectionne ;  il  se  compose  essentiellement  de  trois  parties  : 

i^  Le  baile  ou  avant-cour,  première  enceinte,  dont  le  rôle  est 
de  couvrir  l'entrée  de  la  place,  de  permettre  à  la  garnison  d'en 
sortir  et  d'y  rentrer  facilement  ; 

a""  Le  corps  de  la  place,  consistant  dans  une  enceinte  étendue, 
forte  muraille  flanquée  de  fortes  tours,  pouvant  se  défendre  par 
elle-même  ; 

3^  Le  donjon,  qui  est  la  plus  puissante  tour  du  château,  qui 
prend  part  à  la  défense  de  l'enceinte  mais  peut  s'en  isoler  et, 
si  Tenceinte  est  forcée,  servir  de  refuge  suprême  aux  défenseurs  de 
la  place. 

Au  XIV*  siècle,  ce  plan  persiste  et  le  rôle  du  donjon  est  le  même. 
En  Bretagne,  nous  n'avons  guère  de  donjons  authentiques  du 
XIII*  siècle,  les  plus  beaux  qui  nous  restent  sont  du  XIV*  et  même 
de  la  seconde  moitié  de  ce  siècle,  de  l'époque  de  Glisson  et  de 
Jean  IV.  Bornons-nous  à  en  citer  quelques-uns. 

On  ne  peut  rien  dire  de  cette  grosse  tour  de  l'Hermine  qui  servit  de 
prison  à  Glisson,  car  du  château  de  l'Hermine  il  ne  reste  rien.  La 
tour  dite  du  Connétable,  dans  l'enceinte  actuelle  de  Vannes,  n'a  cer- 
tainement point  détenu  Clisson^  et  Glisson  ne  l'a  même  pas  connue 
car  elle  n'est  que  du  XV*  siècle. Pourtant  il  existe  encore  à  Vannes, 
entre  cette  tour  du  Connétable  et  la  Porte-Prison  ou  porte  Saint- 
Patern ,  de  longues  courtines  à  mâchicoulis,  plus  vieilles  certaine- 
ment que  le  XV*  siècle^  et  où  l'on  doit  reconnaître^  conmie  dans  la 
Porte-Prison  (aujourd'hui  lamentablement  détruite),  l'œuvre  du 
duc  Jean  IV . 

Hais  où  il  n'y  a  pas  à  hésiter,  c'est  à  Dinan  et  à  Saint-Servan.  A 


*  En  la  commune  d«  Lan4uovex,  canton  de   Ploudalmézau,    arrondisiement 
de  Breit  (PinUtère). 


433  COURS  D'HISTOIRE  DE  BRETAGNE 

Saint-Servan  la  tour  Solldor,  à  Dinan  le  château  sont  certainement 
deux  œuvres  de  Jean  IV  ;  le  fait  est  prouvé  par  des  titres  authen-* 
tiques  venus  jusqu'à  nous.  Ces  deux  édifices  sont  incontestable 
ment  deux  donjons^  au  vrai  sens,  au  sens  technique  du  mot,  el 
même  deux  donjons  des  plus   remarquables. 

Dans  deux  actes  des  3  et  3o  août  i38a,  que  nous  avons  cités 
plus  haut  (p.  Âi6-4i8),  Josselin  de  Rohan,  évéque  de  Saint-Malo, 
dénonce  la  construction  toute  récente  de  la  tour  Solidor  par  le  duc 
Jean  IV  et  Tusage  qu'en  faisait  ce  prince,  alors  en  guerre  avec  les 
Malouins,  pour  bloquer  leur  ville  par  terre  el  mer'.  Le  style  et  le 
plan  de  ce  donjon  sont  dignes  de  cette  époque  (fin  du  XIV*  siècle 
et  commencement  du  XV*)  qui,  en  Bretagne  du  moins,  sut  mieux 
que  toute  autre  allier  dans  les  constructions  militaires  Téiégance 
et  la  force.  Cette  forteresse  consiste  en  trois  tours  cylindriques 
hautes  d^une  vingtaine  de  mètres,  reliées  entre  elles  ou  plutôt 
soudées  par  d'étroites  courtines.  Rien  de  gracieux  comme  ce  donjon 
trilobé^  dressant  jusqu'au  ciel  ses  trois  hautes  colonnes  monimien* 
taies  de  granit  doré,  dont  le  ton  chaud  s'enlève  sur  les  bruns  coteaux 
de  la  Rance  ou  sur  le  bleu  de  la  mer. 

Le  château  de  Dinan  n'est  pas,  lui,  un  trilobite  monumental, 
mais,  si  le  mot  était  d'usage,  un  bilobite,  car  il  est  formé  de  deux 
tours  cylindriques  (hautes  de  34  mètres),  réunies  par  deux  étroites 
courtines,  Tune  (la  courtine  de  l'ouest)  portée  en  saillie,  l'autre 
(à  l'est)  en  retrait  entre  les  deux  tours.  La  forme  générale  du  plan 
est  ovale.  L'édifice  a  le  même  aspect  de  force  et  de  légèreté  que  la 
tour  Solidor  ;  il  a  pour  parure  spéciale  une  couronne  de  mâchi- 
coulis à  arcades  trilobées,  portées  sur  des  consoles  qui  s'effilent 
et  descendent  le  long  de  la  muraille  en  menus  pilastres  d'un  effet 
très  élégant.  Un  document  authentique,  découvert  aux  Archives 
des  Côtes  du-Nord  par  M.  Anatole  de   Barthélémy,   prouve  que  le 

*  tt  In  quodam  Castro  seu  forlalilio  vocato  Stiridort,  quod  prefalus  dominus 
dux  (Jeau  IV)  nuperet  de  novo  edilicari  fecit  »  (D.  Morice,  Preuves,  II,  439). 
Le  nom  primitif  breton  (car  on  a  parlé  breton  dans  cette  région  du  Yi*  au  X* 
siècle)  est  Steirdor,  de  ster  ou  steir,  rivière,  et  dor,  porte.  Le  français  venu, 
qui  ne  comprenait  plus  ce  nom,  en  fit  Stredor,  btridor,  SUridor,  enfin  par 
euphonie  Solidor. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  433 

duc  Jean  lY  avait  connAencé  cette  construction  dès  i38a  et  donne 
le  nom  de  l'habile  architecte,  Etienne  Le  Tur^ 

En  regard  de  ces  deux  œuvres  du  duc  Jean  IV  plaçons  main- 
tenant une  œuvre  du  connétable.  Il  avait  beaucoup  bâti,  beaucoup 
de  châteaux  et  de  donjons,  entre  autres,  selon  d*Argentré\  ceux 
de  Josselin,  de  Montcontour,  de  Blain,  deClisson. 

Le  donjon  de  Clisson  seul  subsiste  ;  c'est  une  grosse  tour  de 
orme  circulaire,  dun  très  grand  diamètre,  d'au  moins  cent 
pieds  de  hauteur,  accostée  d'une  tourelle  semi-circulaire  contenant 
l'escalier  et  les  retraits  ou  cabinets.  Il  n'y  arien  là  de  donné  à  Tart 
ou  à  l'élégance,  comme  dans  les  deux  donjons  précédents  ;  ce  qui 
domine,  ce  qui  éclate,  c'est  un  caractère  de  force  et  de  puissance, 
une  solidité  massive  et  inébranlable  :  du  bord  de  la  Sèvre,  le  front 
de  ce  géant  semble  se  perdre  dans  la  nue  ;  c'est  bien  là  le  roi  de  la 
marche  bretonne  barrant  fièrement  le  passage  à  l'envahisseur. 

Citons  encore  deux  beaux  donjons  du  même  temps,  qui  ne  sont 
ni  de  Clisson  ni  de  Jean  IV,  mais  bâtis  sous  l'influence  du  mou* 
vement  dont  ces  deux  grands  personnages  étaient  les  promoteurs, 
peut-être  même  sous  l'influence  directe  de  Jean  IV,  car  les  deux 
seigneurs  qui  les  ont  bâtis  étaient  de  fidèles  partisans  du  duc, 
jouissant  de  toute  sa  confiance. 

Je  veux  parler  de  la  célèbre  ioar  dElven  près  de  Vannes  et  de  la 
tour  d'Oudon  près  d'Ancenis  :  celle-ci  bâtie  certainement  en  iSga 
par  Alain  de  Maies troit,  celle-là  par  le  frère  aine  d'Alain,  par  Jean  II 
de  Malestroit,  sire  de  Malestroit  et  de  l'Argouët,  immense  fief 
(l'Argouët)  dont  la  tour  d'Elven  était  le  chef-lieu. 

Si  les  deux  constructeurs  étaient  frères,  leurs  deux  donjons  le 

*  Par  lettres  du  3  Dovembre  i38a,  le  duc  Jean  IV  ordonne  à  Patri  de 
Châteaugiron,  a  garde  de  la  ville  et  pay^  de  Diaaii,  »  de  faire  priser  «  les  places 
et  mesons  »  nécessaires  a  pour  l'augmentacion  de  Tédifice  et  meson,  que  nous 
avons  ordonné  (dit  le  duc),  puix  naguyères  eucommencer  en  nostre  dicte  ville  » 
soas  la  direction  de  «  Estienne  Le  Tur,  maistre  de  ladicte  euvre.  »  Voir  Odo- 
ricU  Recherc?ies  sur  Dinan  (iSSy),  p.  ^46-1^9;  et  Mahéo,  JVo/ice  historique 
sur  le  château  de  Dinars  (sans  date),  p.  aS-ab  :  ces  deux  éditions  soiit  pas- 
sablement fautives.  —  L'opinion  très  récente  qui,  sans  aucune  sorte  de  preuve, 
veut  attribuer  à  Anne  de  Bretagne  la  construction  du  donjon  est,  au  point  de 
vue  de  Tarchéologie  comme  à  celui  de  Thistoire,  absolument  insoutenable. 

>  Histoire  de  Bretagney  édit.  161 8,  liv.  X,  chap.  3,  p.  6A3. 


4:i4  COURS  DHISTQÏRE  DE  BRETAGNE 

sout  aussi  ;  ils  se  ressemblent  beaucoup.  Ce  sont  deux  énormes 
tours  octogonales  ;  mais  Elven  est  un  octogone  régulier  de  neuf 
mètres  de  côté,  Oudon  un  octogone  allongé  ayant  deux  grands 
côtés^  deux  moyens,  quatre  petits.  Elven  a  44  mètres  de  hauteur 
(i  Sa  pieds),  Oudon  3o  mètres  (90  pieds)  seulement.  Aussi  Alain 
de  Maiestroit,  qui  Ta  bâtie,  était-il  le  cadet  de  Jean  de  Malestroit, 
constructeur  d'Elven.  Les  murs  d'Etven  ont  cinq  mètres  d'épaisseur, 
ceux  d*Oudon  trois  mètres  :  ici  encore  entre  Tainé  et  le  cadet  la 
distance  est  observée. 

Mais  les  deux  tours  ont  un  même  caractère  d*élévation  élégante, 
on  pourrait  même  dire  légère,  malgré  leurs  vastes  dimensions. 
L'une  (Oudon)  se  dresse  au  bord  de  la  Loire,  sentinelle  vigilante 
du  fleuve,  prête  à  barrer  le  passage  à  toute  invasion  suspecte. 
L'autre  (Elven)  domine  de  sa  tête  chenue  les  sommets  d'un  grand 
bois,  dernier  reste  de  Timmense  forêt  qui  avait  donné  son  nom  à 
la  seigneurie  de  l'Argouët.  Elven  a  de  plus  une  couronne  de  mâ- 
chicoulis aux  arcatures  tréflées  et  moulurées  d'un  beau  style,  et 
qui  rattache  tout  à  fait  ce  donjon  au  style  des  édifices  de  Jean  IV, 
où  la  force  s'allie  toujours  à  lelégance,  et  souvent  à  la  finesse  de 
Tomementation. 

Parmi  les  constructions  militaires  encore  subsistantes  que  l'on 
doit  rapporter  à  Jean  IV  —  outre  celles  dont  j'ai  parlé  —  il  faut 
noter  les  belles  ruines  du  château  de  Sucinlo  dans  la  presqu'île  de 
Ruis  —  la  tour  de  Cesson  près  Saint-Brieuc  (encore  un  donjon)  — 
les  parties  les  plus  anciennes  de  Venceinte  de  Dinan,  qu'il  avait 
probablement  reconstruite  tout  entière,  entre  autres  les  portes  du 
Jersualetde  Saint-Malo,  celle-ci  très  originale,  l'autre  si  élégante. 

Jean  IV  a  certainement  fait  construire  bien  d'autres  châteaux, 
donjons,  enceintes  urbaines.  Mais  la  plupart  de  ces  constructions 
ont  été  depuis  lors  détruites  ou  remplacées  au  siècle  suivant  par 
des  œuvres  d'un  autre  style.  Il  en  reste  assez  toutefois  pour  per- 
mettre d'apprécier  l'importance  du  règne  de  ce  prince  dans  cet 
ordre  de  choses. 

Jean  IV  s'intéressait  vivement  aussi  à  la  grande  révolution  qui, 
de  son  temps,  s'annonçait  dans  l'art  militaire  par  l'emploi,  rare 
encore  cependant ,  des  armes  à  feu. 


RÈGNE  DE  JEAN  IV  43ô 

Il  est  le  premier  de  nos  ducs,  à  ma  connaissance,  qui  ait  eu  un 
maitre de  l'artillerie  :  Guillaume  Garnac  en  iSgo,  auquel  succéda 
Tannée  suivante  son  fils  probablement,  Jean  Garnac' . 

Il  faisait  fabriquer  des  canons  à  Nantes  sous  ses  yeux,  par  un 
((  canonnier  »  ou  fabricant  de  canons  appelé  Edouart.  —  Au  siège 
de  Brest,  en  1887,  il  avait^  nous  Tâvons  vu,  des  canonniers.  —  Et 
Tannée  précédente,  quand  il  envoya  trois  navires  chercher  en 
Espagne  sa  fiancée  Jeanne  de  Navarre,  ces  navires  étaient 
armés  de  canons. 

Nous  avons  les  inventaires  de  deux  places  fortes  de  Bretagne 
dressés  après  sa  mort,  Aurai  et  Vannes.  Aurai  n'a  que  deux  pièces 
d'artillerie,  dont  u  un  grant  cannon  sur  son  portai  »  ;  mais  Vannes 
en  possède  déjà  dix-sept  ;  et  un  mauvais  petit  château  seigneu- 
rial appelé  Frinodour  (situé  au  confluent  du  Trieu  et  du  Lefl,  en  la 
paroisse  de  Quemper-Guézenec)  était  déjà,  à  la  même  date  (i4oo), 
armé  de  six  canons,  ce  qui  est  énorme  à  cette  époque  pour  une 
paceille  bicoque  et  montre  combien  Tusage  de  Tartillerie  était  dès 
lors  en  faveur  chez  les  Bretons. 

En  tout  cela  assurément  Ton  doit  reconnaître  l'influence  du  duc 
Jean  IV,  de  son  zèle  et  de  sa  constante  vigilance  pour  les  progrès 
de  Tart  militaire. 


(A  suivre.) 


Arthur  de  la  Borderie^ 
Membre  de  VInstiluL 


■Compte  inédit  de  i3(ji. 


LE  SIÈGE  DE  NANTES* 


(29    JUIN    1793) 


Avant  d*entrer  dans  ledétail  des  opérations  militaires,  résumons 
le  plan  d'attaque  des  Vendéens  contre  Nantes.  La  première  co- 
lonne, celle  de  Bonchamps,  avec  Stofllet  et  Donnissan,  était  chargée 
du  combat  traînant.  Elle  devait  attaquer  au  nord-est,  entre  la  rive 
gauche  de  TErdre  et  la  prairie  de  Mauves,  située  au  nord  de  la 
Loire.  La  deuxième  colonne,  la  plus  importante,  avec  d*Elbée  com- 
mandant en  chef,  Gathelineau  et  Talmont,  était  chargée  de  passer 
TErdre  et  de  prononcer  l'attaque  principale  par  les  routes  de  Rennes 
et  de  Vannes.  Elle  marchait  enfre  la  rive  droite  de  l'Entre  et  la 
Loire.  Sur  la  rive  gauche  de  TErdre  s'avançaient,  pour  relier  ces 
deux  colonnes,  des  corps  intermédiaires  commandés  par  Fleuriot  et 
d'Autichamp,  ce  dernier  rejoignant  la  colonne  Gathelineau.  Les 
armées  de  Charelte  et  de  Lyrot  de  la  Patouillère  et  d'Esigny  — 
qu'il  faut  se  garder  de  confondre,  —  la  première  venue  de  Legé  et 
restée  sur  la  rive  gauche  de  la  Sèvre,  la  seconde  venue  du  Loroux- 
Bottereau,  opérant  sur  la  rive  droite  de  la  Sèvre,  aux  Clions,  à  la 
Louée,  d'où  elle  avait  chassé  Beysser  —  avaient  pour  objectif.  Tune 
Pont-Rousseau  et  le  passage  de  la  Loire  sur  ce  point,  l'autre  la  côte 
Saint-Sébastien,  le  faubourg  de  Saint-Jacques  et  le  passage  de  la 
Loire  sur  ces  points.  L'armée,  comme  l'a  très  bien  dit  Savary, 
«  attaquait  sur  quatre  points  et  tout  autour  de  la  ville  ouverte  de 
toutes  parts.  )) 

Le  37  juin,  Gathelineau  et  d'Elbée  attaquèrent  le  bourg  de  Nort 
(improprement  nommé  par  le  représentant  Ghoudieu  faubourg  de 

*  Elirait  de  D*Elbée  généralisiimet  ouvrage  en  préparation. 


LE  SIËGE  DE  NANTES  43^ 

Nantes  dont  il  est  éloigaé  de  trente  kilomètres),  pour  de  là  tomber 
sur  Nantes  en  attaquant  le  camp  de  Saînt-Georges.  Il  y  avait  à 
Nort  le  3*  bataillon  de  la  Loire-Inférieure,  sous  les  ordres  de  Meuris, 
600  hommes  secondés  (selon  Savary)  par  une  partie  de  la  garde 
nationale  de  l'endroit  et  ayant  du  canon.  Crétineau-Joly  dit  que 
le  poste  était  encore  défendu  par  4oo  hommes  de  ligne  commandés 
par  le  marquis  de  Fumel,  mais  cette  assertion  n'est  pas  confirmée. 
Le  combat  s'engagea  le  soir,  la  colonne  d'attaque  étant  partie 
d*Ancenis  le  27  et  ayant  eu,  pour  arriver  à  Nort,  vingt-sept  kilo- 
mètres à  parcourir.  Parmi  les  nombreux  récits^  celui  de  Beau- 
champ  nous  a  paru  le  plus  clair  :  «  Le  37,  dit  cet  historien,  d'Elbée 
«  attaque  le  poste  du  bourg  de  Nort  pour  de  là  tomber  sur  Nantes 
«  et  prendre  le  camp  de  Saint-Greorges  à  revers.  A  cette  nouvelle, 
«  le  général  Canclaux  accourut  au  camp  de  Saint-Georges  pour 
€  faire  partir  un  renfort  qui  ne  put  arriver  assez  tôt.  Nort  n'était 
«  défendu  que  par  le  3**  bataillon  de  la  Loire*Inférieure.  Cette  pol- 
((  gnée  de  braves  commandés  par  Meuris  soutint  pendant  douze 
€  heures  le  feu  continu  de  l'avant-garde  royaliste.  D'Elbée,  dé- 
«  courage  par  la  résistance  qu'il  éprouvait  et  croyant  avoir  à  com- 
«  battre  une  armée  entière,  allait  ordonner  la  retraite,  lorsqu'une 
c(  femme  échappée  de  Nort  put  lui  assurer  qull  n'était  défendu  que 
«  par  4oo  hommes.  D'Elbée  attaqua  de  nouveau  et  fit  lui-même  des 
«  prodiges.  Réduits  à  cinquante  hommes,  les  républicains  éva- 
((  cuèrent  le  poste  et  emportèrent  avec  eux  leurs  drapeaux  ;  dix-sept 
«  de  ces  braves  purent  seulement  rentrer  à  Nantes.  »  Nous  croyons 
que  l'attaque  de  Nort  fut  un  combat  de  nuit,  une  surprise,  que 
l'énergie  des  défenseurs  fit  échouer  ;  les  avantages  de  l'heure  et  du 
terrain  expliquent,  toute  question  de  bravoure  mise  à  part,  com- 
ment quelques  centaines  de  républicains  ont  pu  résister  pendant  si 
longtemps  à  quelques  milliers  de  Vendéens.  Sur  cette  question  de 
Fheure  du  combat  et  sur  celle  de  l'intervention  de  d'Autichamp, 
nous  avons  le  témoignage  du  récent  historien  de  d'Autichamp, 
M.  Ch.  d'Availles  :  «  A  la  nuit  tombante^  le  détachement  (c'est- 
«  à-dire  le  détachement  d'Autichamp  chargé  de  maintenir  les 
tt  communications  entre  la  colonne  Cathelineàu  et  la  colonne 
f  Bonchamps)    et    la  première  colonne   se    trouvaient    devant 


438  LE  SIÈGE  DE  NANTES 

«  Nort.  Mais  ce  passage  que  Ton  espérait  effectuer  sans  coup 
((  férir  fut  au  contraire  extrêmement  difficile.  Retranchés  der- 
tt  rière  l'Erdre,  assez  forte  sur  ce  point,  600  républicains  comman- 
«  dés  par  le  ferblantier  Meuris  tinrent  tête  aux  forces  vendéennes 
a  pendant  toute  la  nuit,  et  d'Elbée  allait  donner  le  signal  de  la 
((  retraite  lorsque  d'Autichamp,  en  traversant  un  gué,  parvint  à 
«  tourner  l'ennemi  et  à  dégager  la  position.  »  Dans  V  Histoire  de 
Bretagne  de  MM.  Lescadieu  et  Laurant  (i836)  nous  lisons  déjà  : 
€  Une  nouvelle  attaque  est  ordonnée,  d'Autichamp  passe  une 
chaussée  au-dessous  de  Nort  avec  3oo  Bretons  d'élite  et  emporte  le 
bourg.  »  Cette  intervention  de  d'Autichamp  tournant  la  position 
parait  certaine.  MM.  d'A vailles  et  Beauchamp  sont  les  seuls  qui  at- 
tribuent à  d'Elbée  une  pensée  de  retraite  bien  peu  conforme  à  la 
ténacité  de  son  caractère.  Le  Bouvier  des  Mortiers,  qui  ne  le  mé- 
nage pas,  dit  simplement  :  «  L'armée  avait  été  retardée  dans  sa 
u  marche  par  l'attaque  de  Nort.  M.  d*Elbée  n'avait  pas  voulu  laisser 
u  ce  poste  qui  pouvait  Tinquiéter  sur  ses  derrières  et  il  comptait 
«  l'emporter  du  premier  assaut.  Mais  le  brave  Meuris  soutint  pen- 
«  daut  douze  heures  le  siège....  »  Nous  voyons  là  pourquoi  les 
Vendéens  ont  attaqué  Nort,  faisant  un  long  circuit  au  lieu  de 
passer  l'Erdre  plus  près  de  Nantes.  Nous  trouvons  bien  aussi  la 
mention  de  deux  assauts,  et  la  version  de  M''*  de  la  Bouère  qui 
retient  d'Elbée  à  Ancenis  le  27  reste  très  acceptable  :  le  général  a 
ordonné  l'attaque  de  Nort,  il  dirige  tout  d'Ancenis  ;  à  la  nouvelle 
de  la  résistance  imprévue  qui  tient  en  échec  son  avant-garde,  il 
arrive  en  hâte,  et  sa  présence,  jointe  à  l'heureuse  diversion  de  d'Au- 
tichamp,  permet  d'enlever  la  position.  Dans  ce  combat  glorieux 
pour  les  vaincus  et  si  acharné  qu'on  y  brûla,  selon  M"*  de  la  Bouère, 
plus  de  5oooo  cartouches^  Cathelineau  et  d'Elbée  commandent  les 
Vendéens,  mais  on  ne  voit  Cathelineau  ni  diriger  ni  agir.  D'Elbée 
a  tout  ordonné  et  Beauchamp  nous  dit  qu'  u  il  fait  lui-même  des 
prodiges  ». 

En  attaquant  Nort,  d'Elbée  avait  voulu  supprimer  le  seul  ob^ 
stacle  qui  le  gênât  pour  tourner  le  camp  de  Saint-Georges  qu'il 
savait  garni  de  troupes  et  n'osait  aborder  de  front  ;  malgré  la  lon- 
gueur d'une  résistance  qui  permit  à  Canclaux  de  faire  entrer  des 


LE  SIÈGE  DE  NANTES  4:31) 

munitions  à  Nantes,  il  atteignit  son  but  :  faire  lever  le  camp,  seul 
ouvrage  avancé  et  principale  défense  de  la  ville.  Canclaux,  en  efïet, 
ne  trouva  plus  sa  position  sure,  il  ne  couvrait  plus  les  routes  de 
Vannes  et  de  Rennes,  au  pouvoir  de  d'Elbée  ;  il  voyait,  par  la  route 
de  Paris,  s'avancer  les  colonnes  de  Bonchamps  et  de  SlofQet  qui, 
le  18,  vers  cinq  heures  du  soir,  attaqua  son  avant-garde>  mais 
n'échangea  avec  elle  que  quelques  coups  de  fusil,  u  A  dix  heures  0 , 
dit-il  dans  son  rapport  que  les  historiens  se  sont  bornés  à  para* 
phraser,  «  l'avant  garde  est  venue  me  rejoindre.  Les  représentants 
du  peuple  (Merlin  de  Douai  et  Gilet)  étaient  seuls  dans  ma  confi* 
dence.  Tout  était  disposé  pour  la  retraite  que  personne  ne  s'en 
doutait.  A  onze  heures  et  demie  elle  s*exécute  dans  le  plus  grand 
ordre.  A  peine  rentrés  dans  la  ville,  l'attaque  a  commence  à  deux 
heures  et  demie  du  côté  des  Ponts.  Bientôt  après,  la  canonnade  s'est 
fait  entendre  tout  autour  de  la  ville  ;  à  10  heures  elle  était  extrê- 
mement vive  aux  portes  d*Ancenis  et  de  Rennes.  »  Nous  avons  cité 
ces  dernières  phrases  du  rapport  de  Canclaux  pour  répondre  tout 
de  suite  à  une  grave  accusation  de  lenteur  qui  pèse  sur  d'Elbée. 
On  peut  lire  dans  Beauchampque  la  prise  de  Nort  retarda  extraor* 
dinairement  sa  marche  et  qu'en  n'arrivant  que  le  29  à  dix  heures  à 
la  porte  de  Rennes,  il  dérangea  la  combinaison  d'apiès  laquelle 
tous  les  chefs  vendéens  devaient  simultanément  attaquer  Nantes 
au  point  du  jour.  Dans  le  rapport  de  Canclaux,  tel  que  nous  l'a 
transmis  Savary,  nous  lisons  bien  quart  détachement  parti  du  camp 
de  Saint-Georges  a  arrêté  la  poursuite  des  rebetles.  On  nous  signale, 
d'autre  part,  une  phrase  du  rapport  original  où  Canclaux  dit  avoir 
eu  l'intention  de  réunir  toutes  ses  forces  pour  faire  une  trouée  au 
travers  de  Tarmée  de  d'Elbée  et  aller  retomber  sur  Nort.    Mais 
ce  projet  de  Canclaux  n'a  reçu  aucun  commencement   d'exécution 
et  c'est  une  simple  escarmouche  que  mentionne  le  rapport.  On  s'ex*- 
plique  difficilement,  le  passage  de  TErdre  ayant  été  forcé  le  a8  à 
cinq  heures  du  matin,  que  d'Elbée  ne  soit  entré  en  ligne  qu'à  dix 
heures  le  lendemain  et  qu'il  ait  mis  aussi  plus  de  a4  heures  à  faire 
les  3o  kilomètres  de  Nort  à  la  porte  de  Rennes.  11  dut  donner  du 
repos  à  ses  hommes  fatigués  par  un  long  et  terrible  combat  de 
nuit  ;  peut-être   s*arrêta-t-il  à   faiie  des  reciucs  sur  la  roule,  ou 
TOME  IX.  —  JUIN  1893.  29 


440  LE  SIÈGE  DE  NANTES 

trouva-t-il  des  chemins  que  son  artillerie  eut  peine  k  traverser. 
Mais  sa  justification  nous  semble  résulter  du  rapport  même  de 
Ganclaux.  Ce  rapport  dit,  en  effet,  que  bientôt  après  deux  heures  et 
demie  du  matin  la  canonnade  se  fit  entendre  tout  autour  de  la  ville  ; 
qui  donc  tirait  alors  le  canon  à  l'entrée  de  la  route  de  Rennes  si  ce 
n*était  la  colonne  de  d'Elbée  ?  Si  la  canonnade  était  très  vive  à  lo 
heures,  c'est  qu*à  ce  moment  le  combat  était  le  plus  acharné,  mais 
il  avait  commencé  sur  tous  les  points  au  petit  jour  et  nous  croyons 
que  d'Elbée  était  à  son  poste  à  la  porte  de  Kennes^  comme  Bon- 
champs  au  sien  à  la  porte  de  Paris. 

Le  a8  juin,  à  ii  h.  i/a  du  soir^  toutes  les  troupes  républicaines 
étaient  rentrées  dans  la  ville,  car,  devant  une  reconnaissance  de  la 
cavalerie  de  Gharette,  Beysser  avait  évacué  le  bourg  des  Sorinières, 
le  faubourg  de  Pont-Kousseau  et  ne  s'occupait  plus  que  de  la  dé- 
fense des  Ponts.  Â  l'aspect  de  la  formidable  attaque  que  les  Ven- 
déens préparaient^  l'alaime  fut  vive  à  Nantes.  Beauchamp  dit  qu'il 
y  eut  conseil  de  guerre.  Le  général  Bonvoust,  qui  commandait 
Tartillerie,  trouvait  audacieux  ou  insensé  de  défendre  une  ville 
ouverte  dont  les  abords  n^étaient  pas  même  protégés  par  des 
ouvrages  avancés.  Les  conventionnels  Merlin  et  Gilet,  aussi  peu 
braves  que  leurs  collègues  d'Angers,  se  rangèrent  à  cet  avis  et 
proposèrent  Tévacuation.  Quel  fut  alors  le  rôle  de  GanclauxT 
Beauchamp  dit  qu'il  conforma  son  opinion  à  celle  de  Bonvoust  et 
des  représentants  ;  mais  les  auteurs  de  Victoires  et  Conquêtes  dxseni 
qu'il  s'éleva  avec  force  contre  cet  avis,  répondant  de  la  sûreté  de 
la  ville  si  l'on  voulait  suivre  ses  conseils,  et  d'autres  historiens 
(MM.  Lescadieu  et  Lauranl)  ajoutent  a  qu'il  jura  de  mourir  au 
poste  que  l'honneur  lui  avait  assigné  ».  Il  est  douteux  que  le  froid 
et  mesuré  Ganclaux  se  soit  prononcé  aussi  catégoriquement  ;  mais 
ce  très  habile  militaire  mit  au  service  de  la  cause  ses  talents,  son 
sang-froid,  sa  ténacité.  Une  fois  la  décision  prise  —  et  la  décision 
fut  prise,  à  n  en  pas  douter,  par  les  dépu  talions  des  sociétés  popu- 
laires et  le  maire  girondin  Baco  unis  à  l'enthousiaste  Beysser  dans 
un  patriotique  élan  —  Ganclaux  prit  à  la  hâte  ses  dispositions  de 
défense  :  c'étaient  des  barrières  garnies  de  canons  qui  fermaient 
les  issues  de  la  ville,  des  bateaux  armés  qui  stationnaient  sur  la 


LE  SIÈGE  DE  NANTES  441 

Loire,  des  batteries  qui  protégeaient  la  ville  et  le  cours  du  ileuve 
à  l'ouest  et  à  l'est.  Avant  d  avoir  abandonné  Pont-Rousseau  aux 
royalistes*  qui  s'avançaient  en  nombre  par  la  route  de  Machecoul, 
Beysser  avait  placé  dans  la  prairie  Oriliard,  sur  la  rive  droite  de  la 
Sèvre,  une  pièce  de  18  qui  balayait  la  roule  de  l'autre  côlé  de  la 
rivière,  et  il  avait  fait  abattre  les  arbres  qui  pouvait  nuire  au  tir 
de  son  arlillerie.  Si  le  pont  de  la  Sèvre,  ou  Pont- Rousseau,  fut  coupe 
alors,  on  s'expliquerait  mieux  Tinaclion  de  Charelte  pendant 
l'attaque  du  lendemain.  Le  Bouvier  des  Mortiers  parle  d'un  pont 
coupé,  mais  lequel?  «  On  coupa,  écrit-il,  un  pont  très  élevé,  sur 
«  la  Loire,  du  coté  du  faubourg  Saint-Jacques,  et  on  y  établit 
«  une  batterie,  ce  qui  rendit  l'entrée  de  la  ville  impossible  de  ce 
cùlé.  »  Le  pont  en  question  serait  le  très  ancien  pont  de  Pirmil, 
autrefois  défendu  par  une  forteresse  dont  il  subsiste  des  vestiges. 
Comment  admettre  pourtant  que  ce  pont  de  bois  et  de  pierre,  long 
de  plus  de  260  mètres,  ait  été  coupé  si  rapidement  et  sans 
qu  aucun  des  autres  historiens  de  la  ville  et  de  la  guerre  ait  men- 
tionné un  fait  de  cette  importance  ?  Comment  se  peut-il  aussi  que 
Canclaux  ait  placé  au  faubourg  Saint-Jacques  l'adjudant  général 
Boisguillon  et  des  gardes  nationales  avec  un  pont  coupé  derrière 
lui?  S'il  y  eut  un  pont  coupé,  ce  lut,  croNons-uous,  le  Pont- 
Rousseau,  sur  la  Sèvre,  qui  est  fort  court  et  était  construit  en  bois. 
Dans  son  désir  constant  d'excuser  Charette.  Le  Bouvier  des 
Mortiers  s'est  fourvoyé  ;  notre  supposition,  d'ailleurs,  cadrerait 
mieux  avec  son  système,  puisque  Charelte  était  à  Pont- Rousseau'; 
c'est  Lyrot  (jui  était  à  Saint- Jacques.  Turrcau  qui  —  pas  plus  que 
Canclaux  dans  son  rapport  —  ne  dit  un  mot  des  ponts  coupés, 
explique  ainsi  la  situation  critique  de  Nantes  au  moment  de 
l'attaque  :  «  Nantes,  ouvert  de  tous  cotés  en  deçà  de  la  Loire,  présen- 
«  tait  une  contrevallation  de  près  de  deux  lieues  d'étendue  et 
«  semblait  ne  pouvoir  faire  aucune  résistance.  Les  seules  fortifica- 
«  lions  étaient  quelques  bouts  de  fossés,  quelques  parapets  ou 
«  épaulemenls  faits  à  la  hâte.  On  avait  augmenté  le  nombre  des 
«  bouches  à  feu  de  quelques  pièces  de  gros  calibre  empruntées  à 
u  la  marine,  mais  les  dehors,  les  avances  delà  ville  ne  présentaient 
«  pas  de  positions,  d'emplacements  avantageux  pour  attendre  un 
«  grand  effort  de  l'artillerie.  » 


442  LE  SIKGE  DE  iNANTES 

Nous  avons  vu  que,  dès  le  a8  au  soir,  une  reconnaissance  de   la 
cavalerie  royaliste  avait  amené  Bevsser  à  abandonner  la  partie  du 
faubourg  de  Pont-Rousseau  située  au  delà  de  la  Sèvre  :  Charelte 
arriva  sans  coup  férir  jusqu'à  la  rivière.  Voici,  d'après   son  histo- 
rien, comment  il  disposa  son  artillerie  :  «  Deux  pièces  à  Rezé,  qui 
pointaient  sur  la  pompe  à  feu  de  la  Chésine  ;   trois  pièces  en  face 
de  Pont-Rousseau  ;  le  reste  de  ses  canons  aux  Trois-Moulins.  Ce  fut 
cette  artillerie  qui,  le  29,  vers  a  heures  du  matin^  donna  le   signai 
de  Tattaque.  Si  l'heure  avait  été  désignée,  Lyrot  et  Charette  furent 
seuls  exacts  :  le  premier  se  déployait  depuis  les  Sorinièreset  côtoyait 
le  faubourg  Saint- Jacques,  défendu  par  les  gardes  nationales  de  Bois- 
guillon,  et  occupait  sur  sa  droite  la  côte  Saint-Sébastien  ;  le  second 
engageait  sur  les  positions  républicaines   une   canonnade  bien 
nourrie.  Beauchamp  a  présenté  cette  première  phase  de  Faction 
d'une  façon  très  dramatique  :  «  Il  régnait  un  profond  silence  dans  le 
«  court  intervalle  qui  sépare  la  nuit  du  jour.  Les  patriotes  accablés 
a  se  livraient  au  repos;  la  garde  seule  veillait.  Tout  à  coup  Tar- 
«  tillerie  de  Charelte  commence  son  feu  ;  le  bruit  redoublé  du 
a  canon,  le  son  des  instruments  guerriers  appellent  les  Nantais  au 
«  combat  ;  Tennemi  s'avance.  Les  divisions  du  Bas-Poitou  se  dé- 
«  ploient  au  delà  de  la  Loire  sur  tous  les  points  accessibles  de  la 
«  rive  gauche  pour  les  attaquer  à  la  fois.  Mais,  quoique  bien  ser- 
ti vie,  Tartillerie  de  Charelte  ne  cause  que  peu  de  dommage;  celle 
((  des  républicains,  ménageant  son  feu,  est  tellement  bien  dirigée 
«  qu'elle  abat  trois  fois  le  drapeau  blanc  qui  flottait  au  delà  de  la 
«  Loire,  d  Les  gardes  nationales  nantaises,  qui  seules  défendaient 
la  ville  de  ce  côté  (le  bataillon  des  Côtes-du-Nord  était  rentré),  ne 
se  bornèrent  pas  à  un  échange  de  boulets  de  canon  :  le  poste  de 
Saint- Jacques,  commandé  par  Boisguiilon,  fit  une  vigoureuse  sortie 
contre  Lyrot  et  le  repoussa  sur  la  route  de  Clisson,  lui  enlevant 
deux  canons  ;  mais  le  commandant  de  l'artillerie  royaliste  fit  placer 
sur  le  bord  du  jardin  et  dans  les  prés  de  la  Morinière  deux  pièces 
qui  prirent  les  républicains  en  queue,  et  ceux-ci,  abandonnant 
leurs  captures  et  même  un  de  leurs  propres  canons,  furent  pour- 
suivis à  leur  tour  jusqu'à  l'entrée  du  faubourg  de  Saint- Jacques. 
Le  Bouvier  des  Mortiers,   à  qui  nous  empruntons  ces  détails   ne 


LE  SIÈGE  DE  NANTES  443 

nomme  point  ce  commandant  de  Tartillerie,  mais  la  Morinière  étant 
sur  la  rive  gauche  de  la  Sèvre  et  dominant  la  route  de  Clisson,  ce 
futCharette,  sans  doute,  qui  plaça  du  canon  sur  ce  point  et  (it  cette 
heureuse  diversion.  Charette  avait  mieux  à  faire,  ou  plutôt  avait  à 
poursuivre  une  attaque  qui  à  ce  moment  s'annonçait  bien.   Ne 
devait-il  pas  franchir  le  pont  de  la   Sèvre  et  attaquer  le  faubourg 
Saint-Jacques  parle  flanc,  quand  Lyrot  l'attaquait  de  front  ?  Il  a  ca- 
nonné  à  distance,  il  n*a  pas  marché,  il  a  permis  ainsi  à  la  partie  de 
la  colonne  de  Boisguillon  qui  s*était  imprudemment  aventurée 
de  regagner  le  poste  de  Saint  Jacques  d'où,  selon  Beauchamp,  elle 
contint  pendant  Vaction  les  royalistes.  On  put  même  plus  tard  di- 
riger sur  la  porte  de  Paris^  plus  menacée,  les  défenseurs  du  poste 
de  Saint-Jacques.  Il  est  difficile  d'admettre  que  Charette  avec  ses 
i5  ooo  hommes  n*ait  pu  prendre  le  faubourg  et  en  chasser  quelques 
centaines  de  gardes  nationaux.  Si,  comme  le  prétend  Le  Bouvier 
des  Mortiers,  son  apologiste,  il  avait  devant  lui  un  pont  coupé, 
que  n'a-t-il  cherché  au  moins,  comme  Ta  fait  Lyrot,  à  rassembler 
quelques  bateaux  et  à  jeter  sur  la  rive  droite  de  la  Loire  un  déta- 
chement qui  eût  donné  la  main  aux  colonnes  angevines?  MM.  Les- 
cadieu  et  Laurant,  écrivant  dans  le  sens  du  rapport  de  Ganclaux,  ont 
qualifié  à^faasse  attaque  la  manifestation  de  Charette.  Louis  Blanc 
avance  qu'il  ne  pouvait  guère  sans  pontons  ni  bateaux  faire  plus 
qu*il  n'a  fait.  Malgré  tout,  et  mâme  malgré  une  consigne  dont  son 
indépendance  habituelle  ne  pouvait  lui  faire  une  loi,  son  inac- 
tion de  i5  heures  avec  toute   une  armée  immobilisée  derrière  la 
Loire  est  bien  étrange.  S'il  faut  l'expliquer  par  la  jalousie,  par  le 
dépit  d'avoir  vu  rejeter  le  plan  dont  Le  Bouvier  des  Mortiers  parle 
mystérieusement,  certaines  appréciations  de  d'Elbée,  qui  se  souve- 
nait, dit  Turreau,  des  moindres  circonstances  des  combats  où  il 
avait  assisté,  s'éclaireraient  d'un  jour  singulier. 

Le  vrai,  le  seul  combat,  eut  lieu  sur  la  rive  droite  de  la  Loire, 
sur  les  routes  de  Paris,  de  Vannes,  de  Rennes,  presque  parallèles, 
et  formant  la  triple  entrée  de  Nantes  de  ce  côté.  La  colonne  de 
Bonchamps,  débouchant  de  la  route  de  Paris,  pénétra  dans  le  fau- 
bourg Saint-Clément  et  chercha  à  opérer  sa  jonction  avec  Ga- 
thelineau  et  d'Elbée.  M""*  de  Bonchamps  a  dit  dans  ses  Mémoires  : 


444  LR  SIÈGE  DE  NANTES 

«  M.  de  la  Fleuriays  (Fleuriol  de  la  Fleuriays),  qui  commandait 
«  Tavant-gardede  mon  mari,  attaqua  la  porte  de  Paris  et  fut  tué, 
tt  M  de  Mesnard  eut  le  même  sort.  Néanmoins  M.  de  Bonchamps 
<(  pénétra  jusqu'au  laubourg.  Les  compagnies  bretonnes  avan- 
«  çaient  au  pas  de  charge.  »  C'est  tout,  et  c'est  peu  pour  un  fait  de 
cette  importance.  Mais  M"'  de  Bonchamps,  à  portée  d'être  bien 
renseignée,  affirme  que  son  mari  était  là,  M"' de  la  Rocbejaquelein 
prétend  qu'il  n'y  était  pas  et  que  laltaque  fut  menée  par  Fleuriot, 
M"''  de  la  Bouère,  dont  le  mari  faisait  partie  de  la  division  de 
Bonchamps,  apporte  dans  ses  SouvenirSy  récemment  publiés,  une 
nouvelle  version,  d'après  laquelle  Bonchamps  aurait  commencé 
l'attaque  dès  le  matin  ;  elle  dit  qu'ayant  appris  par  des  reconnais- 
sances «  que  les  Nantais  étaient  sur  le  champ  de  bataille  et  que 
rien  n'annonçait  la  grande  armée  »,  il  ordonna  la  retraite.  M™''  de 
la  Bouère  n'indique  pas  l'heure  exacte  à  laquelle  aurait  eu  lieu 
celle  retraite  ;  mais  comme  elle  nous  a  dit  que  Bonchamps  attaqua 
à  rheure  fixée  (2  heures  1/2  du  matin),  et  qu'il  envoya  ses  recon- 
naissances une  heure  après,  il  faudrait  admettre  que  la 
retraite  se  fit  bien  avant  le  moment  où  tous  les  historiens  nous 
signalent  la  lutte  comme  ayant  été  la  plus  acharnée  sur  la  route  de 
Paris  (vers  10  heures).  Du  récit  de  M"*  de  la  Bouère  nous  pouvons 
retenir  que  Bonchamps  n'était  pas  en  sûreté  du  côté  de  son  aîlc 
droite,  d'Autichamp,  qui  commandait  celte  aile,  s'étant  écarté  du 
gros  de  la  colonne  dès  l'attaque  de  Nort  et  ayant  donné  la  main  à 
larmée  angevine  ;  mais  ce  récit,  qui  serait  grave  pour  la  mémoire 
de  J3onchamps,  qualifiant  de  promenade  militaire  un  mouvement 
rétrograde  qui  aurait  élé  une  véritable  reculade,  l'abandon  du 
champ  de  bataille  au  moment  du  danger,  ce  récit  est  en 
contradiction  formelle  avec  tout  ce  qui  a  été  écrit  sur  le 
siège  de  Nantes.  Sans  parler  même  du  brave  Bonchamps  dont  la 
présence  à  Nantes,  malgré  ce  que  nous  avons  cru  pouvoir 
dire  de  son  approche,  est  fort  contestée,  l'honneur  de  sa  division 
décimée  par  l'ennemi,  de  Fleuriot  commandant  de  Tavanl-garde 
qui  tomba  mortellement  atteint,  est  ici  en  jeu.  Interrogeons 
quelques  historiens.  «  L'avant-garde  de  Bonchamps,  à  peine 
«  arrivée  par  la  porle  de  Paris,  »  dit  Bsauchamp    «  fondit  sur  les 


LE  SIÈGE  DE  NANTES  445 

€  avant-postes  du  faubourg  Saint-Clément  ;  Fleuriot  de  la  Fleuriays 
ce  ainé^  qui  la  commandait,  encourageait  les  Vendéens  par  son 
c(  exemple.  »  Beauchamp  raconte  ensuite  la  mort  de  Fleuriot,  il  ne 
dit  pas  formellement  que  Bonchamps,  était  à  Nantes  ;  son  récit 
emprunte  à  M"^*  de  Bonchamps  la  phrase  sur  la  charge  des 
compagnies  bretonnes  et  au  rapport  de  Ganclaux  une  phrase  sur 
Tacharnement  du  combat  à  lo  heures.  Crétineau-Joly  dit  de  son 
càté,  affirmant  la  présence  de  Boncaamps  :  «  Bonchamps,  La 
('  Bouère,  Fleuriot  aîné  et  d'Âutîchamp  se  précipitent  sur  la  porte 
({  de  Paris.  Fleuriot  est  emporté  par  un  boulet,  d'Autîchamp  prend 
«  sa  place,  il  a  deux  chevaux  tués  sous  lui,  de  Mesnard  est  mor- 
((  tellement  atteint  d'un  coup  de  feu  dans  la  poitrine,  d  Notons 
qu'ici  d'Aulichamp  est  bien  représenté  comme  ayant  rallié  son 
chef  Bonchamps,  dont  il  s'était  séparé  la  veille  pour  passer  l'Erdre 
et  prendre  part  à  l'attaque  de  Nort.  M.  d'Availles,  le  biographe  de 
d'Autichamp,  dit  plus  catégoriquement  que  la  division  de  Saint- 
Florent,  sous  Fleuriot  et  d*  Autichamp,  avait  rejoint  le  corps  principal; 
ce  fut  plus  tard  que  d'Autîchamp,  ayant  emporté  le  faubourg  Saint- 
Donatien,  se  rapprocha  de  Cathelineau  et,  quand  celui-ci  tomba, 
couvrit  la  retraite.  Que  l'on  interroge  les  historiens  royalistes  ou  le 
rapport  de  Ganclaux,  le  combat  soutenu  par  Tavant-garde  de 
Bonchamps  apparaît  très  vif^  puisqu'il  coûte  la  vie  à  Fleuriot,  à 
Mesnard  et  à  de  nombreux  soldats,  heureux  en  somme  pour  les 
Vendéens  puisque  d'Autichamp  s*empare  du  faubourg  Saint- 
Donatien,  tout  voisin  de  la  chaussée  de  Barbin,  d'où  les  batteries 
vendéennes  mitraillent  la  place  du  Département.  Quant  à  la  divi- 
sion même  de  Bonchamps,  avec  ou  sans  son  chef,  elle  ne  lâcha  pas 
pied  dès  le  début  de  l'action,  comme  l'a  prétendu  M""*  de  la 
Bouère,  puisqu'elle  était  encore  engagée  à  lo  heures,  mais  elle 
hésita,  combattit  mollement  (c'est  le  mot  souvent  cité],  et  avança 
trop  peu  pour  seconder  l'attaque  principale  de  Cathelineau  et  de 
d'Eibée. 

A  l'appui  du  rapport  de  Canclaux,  qui  établit  que  bientôt  après 
2  heures  i/a  du  matin  la  canonnade  se  faisait  entendre  tout  autour 
de  la  ville  et  que^  par  conséquent,  la  porte  de  Rennes  était  alors 
attaquée  par  l'avant-garde  de  l'armée  angevine,  on  peut  citer  la 


446  LE  SIÈGE  DE  NANTES 

phrase  suivante  de  VHistoire  de  Nantes  de  MM.  Lescadîeu  et  Lau- 
rant  :  «  Sur  les  siic  heures  du  matin,  on  apercevait  de  i*observatoire 
«  de  Saint- Pierre  des  flots  d'insurgés  qui  arrivaient  par  la  route 
«  deRennes  avec  i4pièces  de  canons  ».  Les  mêmes  historiens,  bien 
renseignés  à  Tordinaire,  disent  qu'à  7  heures  l'action  était  engagée 
sur  tous  les  points  et  ils  répètent  qu'à  dix  heurs  on  se  battait  avec 
acharnement  sur  la  route  de  Rennes.  Cathelineau  ayant  surtout 
dirigé  son  effort  du  côté  de  la  route  de  Vannes,  il  nous  parait  cer- 
tain que  la  route  de  Rennes  était  depuis  plusieurs  heures  envahie 
par  la  colonne  de  d'Elbée  quand  elle  devint  le  siège  de  l'attaque 
principale,  le  point  sur  lequel  Ganclaux  déclare  s'être  toujours  tenu. 
Cette  attaque  décisive,  les  colonnes  étant  enfin  réunies  en  entier, 
n'eut  lieu  qu'après  d'assez  longs  délais    employés  en  combats 
d'avant-garde  qui  permirent  aux  laooo  défenseurs  de  s'organiser 
sur  tous  les  points.  Voici  encore  un  passage  de  Beauchamp  qui 
prouve  la  vigueur  de  l'attaque  des  Vendéens,  u  Déjà  Tavant-garde 
«  de  Cathelineau,  traînant  trois  pièces  de  canon  et  deux  pierriers, 
«  avait  tourné  le  faubourg  du  Marchix,  tandis  que  d'Elbée,  renforcé 
«  par  500  Bretons,  se  jetait  sur  les  chemins  de  Vannes  et  de  Rennes,  u 
Donc,  s'il  y  a  eu  retard,  on  peut  dire  que  la  faute  a  été  rachetée  par 
la  vivacité  de  l'action.  Canclaux  sentit  tout  de  suite  que  le  péril 
était  à  la  porte  de  Rennes  :  il  y  courut  au  premier  coup  de  canon, 
il  y  resta  jusqu'à  la  fin.  Nous  pouvons  très  bien  déterminer  quelle 
fut  la  zone  d'opération  des  deux  généraux  vendéens.   Cathelineau 
s'étendait  sur  la  droite,  il  attaquait  de  front  la  partie  du  faubourg 
du  Marchix  qui  a  pris  le  nom  de  rue  des  Hauts-Pavés,  il  appuyait 
sa  gauche  sur  la  route  de  Vannes  ;  d'Elbée  tenait  la  gauche  de  la 
ligne  avec  sa  droite  joignant  Cathelineau  sur  la  route  de  Vannes, 
sa  gauche  vers  l'Erdre,  son  artillerie  menaçant  les  coteaux  de  Bar- 
bin.  (^uant  à  la  cavalerie  de  Talmont,  elle  suivait  l'extrême  droite 
de  Cathelineau.  La  défense  opposait  à  Cathelineau  et  à  d'Elbée  le 
34*  régiment  de  ligne,  le  109^,  la  légion  nantaise,  le  bataillon  nan- 
tais de  Saint- Nicolas,  et  une  batterie  placée  à  Barbin  qui  allait  être 
bientôt  réduite  au  silence. 

Canclaux  —  nous  tenons  à  préciser  ce  point  important  —  ne 
parle  que  du  combat   soutenu  contre    d'Elbée,    Cathelineau  et 


LE  SIÈGE  DE  NANTES  447 

Talmonl.  Pour  lui  il  n'y  a  qu'une  action  dans  le  siège  de  Nantes 
et  elle  a  lieu  aux  portes  de  Rennes  et  de  Vannes  ;  il  mentionne  la 
canonnade  de  Saint-Jacques  ou  de  Pont-Rousseau  (Charetle),  la 
canonnade  de  la  route  de  Paris  (Bonchamps),  mais  il  nlnsisle  pas 
sur  les  combats  qui  durent  s'engager  là  ;  toutes  les  troupes  dont  il 
loue  la  bravoure,  le  109'',  la  garde  nationale  commandée  par  le 
maire  Baco,  les  canonniers  de  Paris  sous  les  ordres  de  Tadjudant- 
général  Billy,  se  sont  distinguées  au  poste  qu'il  occupe  lui-même. 
Les  bistoriens/ d'ailleurs,  ne  tiennent  compte  dans  leurs  récits  que 
de  l'attaque  principale,  la    seule  sérieuse.    D'après   Beauchamp, 
dès  huit  heures  l'artillerie  de  d'Elbée  tirait  à  demi-portée  de  la 
hauteur  de  Barbin  ;  audacieuse,  bien  conduite,  elle  démonta  une 
des  pièces  de  la  batterie  de  la  porte  de  Rennes,  tuant  presque  tous 
les  canonniers.  et  il  faut  admettre  qu'elle  chassa  bientôt  les  répu- 
blicains de  Barbin  puisque  nous  lisons  dans  Lescadieu  et  Laurant  : 
((  De  ce  dernier  point  [les  hauteurs  de  Barbin],  l'artillerie  catho- 
«  lique  tirait  sans  interruption  ;  plusieurs  boulets  vinrent  ébranler 
«  rhôtel  du  département  où  les  administrateurs  délibéraient.  »  Les 
mêmes  historiens  enregistrent  la  marche  victorieuse  de  l'infanterie 
vendéenne,  qui  délogeait  Tennemi  de  sa  première  ligne  de  défense 
et  ils  nous  montrent  d'Elbée  au  combat  :  «  Sur  la  route  de  Rennes, 
«  disent-ils,  la  légion  nantaise  déployaitla  plus  grande  valeur;  les 
«  brigands,  à  la  faveur  des  blés  et  des  haies,  pénétraient  dans  les 
«  vergers,  les  jardins  et  les  maisons,  et  de  là,   excités  par  la  voix 
€  de  d'Elbée,  ils  mitraillaient  presque  à  couvert.  »  Le  109*,  que 
Canclaux  considérait  comme  sa  meilleure  troupe,   fut  obligé  de 
rentrer  dans  les    barrières   que   la    défense   avait    élevées  à   la 
hâte.  Maîtres   des  hauteurs  et  des  <  champs   avoisînant   la  ville, 
les  royalistes    avançaient  toujours ,  s'emparaient   des  premières 
maisons.    Si    la   résistance    opiniâtre    des    républicains     arrréta 
rélan  des  assaillants,  et   si  le  combat  ne  dépassa  pas  les   fau- 
bourgs^ l'alarme  dut  se  répandre  au  cœur  de  la  ville.  M"*®  de  la 
Bouère  dit  que  l'armée  républicaine  cherchait  à  mili  un  passage 
pour  quitter  Nantes,  qu'il  y  eut  même  un  commencement  d'éva- 
cuation par  la  route  de  Guérande  (faubourg  de  Chantenay),  et  tout 
n'est  pas  imagination  dans  cette  phrase  de  Le  Bouvier  des  Mortiers  ' 


448  LE  SIÈGE  DE  NANTES 

«  La  victoire  semblait  ne  pouvoir  échapper  aux  royalistes  ; 
«  déjà  même  les  assiégés  avaient  retiré  deux  de  leurs  pièces, 
«  ils  parlaient  d'abandonner  la  ville  et  de  se  renfermer  dans  le 
(c  château  ;  d'autres  proposaient  de  capituler  ;  des  soldats  répu- 
«  blicains,  le  sac  au  dos,  étaient  prêts  à  quitter  la  ville.  »  A  ce 
moment,  Tinexplicable  inaction  de  Charette  parmit  de  distraire  les 
troupes  qui  lui  étaient  opposées  à  Pont- Rousseau  et  à  Pirmil 
(gardes  nationales  et  peut-être  bataillon  des  Côtes -du-Nord)  et  de 
les  porter  sur  les  routes  de  Rennes  et  de  Vannes  où  le  danger 
s'aggravait  et  où,  jointes  aux  premiers  défenseurs,  elles  réussirent 
à  faire  reculer  les  royalistes.  C  est  alors  aussi  qu'eut  lieu  la  fausse 
manœuvre  du  prince  de  Talmont  placé,  comme  nous  l'avons  dit, 
avec  sa  cavalerie,  à  l'extrême  droite  de  Cathelineau  ;  apercevant 
des  soldats  républicains  qui  se  sauvaient  par  la  route  de  Guérande, 
laissée  libre  à  dessein  pour  faciliter  la  fuite  des  Nantais,  Talmont 
les  chargea  avec  ses  hommes  et  du  canon,  au  mépris  des  instruc- 
tions qu'il  avait  reçues,  et  les  força  à  rentrer  dans  la  ville  où  ils  ne 
durent  plus  rien  attendre  que  de  leur  courage.  On  peut  trouver 
Talmont  excusable  de  ne  s'être  pas  souvenu,  dans  l'ardeur  de 
l'action,  d'une  délibération  prise  plusieurs  jours  à  l'avance  au 
conseil  de  guerre  d'Ancenis.  Celte  imprudence  put  avoir  pour 
effet  de  rendre  la  résistance  plus  acharnée.  Qu'il  faille  croire  ou  non 
au  parti  que  Beysser,  d'après  Crétineau-Joly,  tira  de  ces  fuyards  ra- 
patriés, le  combat  continua  et  tourna  mal  pour  les  royalistes.  La 
colonne  de  Bonchamps,  qui  se  tenait  à  la  gauche  de  l'armée  ven- 
déenne, vers  les  faubourgs  Saint-Donalien  et  Saint-Clément,  prit 
alors  une  grande  part  à  Taction.  Fleuriot  ordonna  aux  compagnies 
bretonnes  de  marcher  au  pas  de  charge  et  reçut,  à  leur  tête,  un 
boulet  qui  lui  emporta  une  jambe,  le  chevalier  de  Mesnard  fut 
aussi  grièvement  blessé  ;  d'Autichamp  qui  avait  rallié  la  colonne 
en  prit  le  commandement.  Il  voulut  continuer  l'attaque  et 
eut  deux  chevaux  tués  sous  lui. 

Sur  les  routes  de  Rennes  et  de  Vannes,  Cathelineau  et  d'Elbée, 
ébranlés  par  le  retour  offensif  de  Beysser,  ramènent  les  Vendéens 
au  combat.  Ceux-ci  commencent  à  manquer  de  munitions  et  le 
feu  habilement  dirigé  des  républicains  endommage  leur  artillerie, 


LE  SIfiGE  DE  N.VNTES  449 

mais,  malgré  leurs  perles,  ils  tiennent  bon  et  la  victoire  reste  îndécîâe. 
Cathelineau  tente  un  dernier  effort.  <^  Il  s'élance,  dit  M.  Port 
dans  son  Dictionnaire^  à  la  tête  d'une  bande  dévouée  de  3oo 
«  hommes.  Il  était  déjà  parvenu,  à  travers  un  feu  terrible,  jusqu'à 
«  la  place  Viarmes  et  voyait  Fennemi  se  troubler.  Une  balle  lui 
«  brise  le  bras  et  pénètre  en  pleine  poitrine.  Tout  est  fini,  il 
a  tombe  ;  ses  Vendéens  ne  songent  plus  qu'à  remporter  et  ne 
a  combattent  encore  que  pour  la  retraite.  »  Louis  Blanc  raconte 
que  Cathelineau,  croyant  la  ville  prise,  s'était  jeté  à  genoux  et  mis  à 
prier,  quand,  d'une  mansarde  voisine,  un  savetier  le  coucha  en 
joue.  Nous  lisons  ailleurs  que  Cathelineau  s  était  élancé  à  cheval 
pour  enlever  une  batterie  qui  balayait  la  route  de  Vannes  et  qu'une 
bnlle  le  frappa  au  moment  où  les  plus  braves  des  siens,  ayant  pé- 
nétré jusqu'à  la  place  Viarmes,  étaient  déjà  tombés.  Quoi  qu'il 
en  soit^  la  blessure  mortelle  de  Cathelineau  ôta  tout  espoir  de 
vaincre  à  ses  soldats.  «  Vainement^  »  dit  Beauchamp  «  d'EIbée 
chercha  à  les  rallier  et  à  ranimer  leur  courage,  il  fut  forcé  d  a- 
tf  bandonner  l'attaque  et  d'ordonner  la  retraite.  »  Cette  retraite  eut 
lieu  en  bon  ordre,  pendant  que  d'Autichamp,  suivi  de  près  par  la 
cavalerierépublicaine,rélrogradait  lentement,  continuant  son  feu  par 
intervalles  (nous  suivons  ici  Beauchamp^  beaucoup  plus  précis  que 
l'historien  même  de  d'Autichamp,  M.  d' A  vailles).  D'EIbéene  laissait 
ni  canons^  ni  caissons  démontés  sur  la  route  de  Rennes,  quoi 
qu'en  ait  dit  après  coup  le  représentant  Choudieu,  car  Canclaux 
n'aurait  pas  manqué  de  se  vanter  dans  son  rapport  d'une  telle 
capture,  et  il  a  dit,  au  contraire  :  «  Plusieurs  pièces  des  rebelles 
démontées  ont  été  enlevées  par  eux  ».  Canclaux,  d'ailleurs,  ne 
poursuivait  pas,  il  n'était  pas  rassuré,  il  s'attendait  pour  le 
lendemain  à  une  nouvelle  attaque  ,  comme  l'atteste  un  billet 
qu'il  écrivit  tout  de  suite  à  Boulard  alors  aux  Sables -d'Olonne 
pour  demander  du  secours.  Ce  billet  est  du  3o  juin  et  la  retraite 
de  l'armée  vendéenne  avait  commencé  la  veille  à  4  h.  Nous  ne 
savons  si  ce  fut  dans  la  soirée  du  ag  ou  le  3o  qu'eut  lieu  un 
engagement  de  la  division  Bonchamps  avec  les  chasseurs  de  la 
Charente,  dont  nous  trouvons  le  récit  dans  MM.  Lescadieu  et 
Liuranl  :   «  Sur  la   routo  de  Paris    les  rovalistes    se  rallient   et 


ij-:  I,E  SlliiK  \iE  \AMtS 

enlève  le  poste  de  Nort,  U  conduit  l8  colooae  principale,  attaque 
les  portes  de  Hennés  et  de  Vannes,  dirige  l'artillerie,  anime  les  sol- 
dats du  geste  et  de  la  voix,  et  quand  tout  se  réunit  pour  accabler 
les  Vendéens,  c'est  encore  lui  qui  conduit  la  retraite,  qui  assure  la 
sécurité  de  l'armée  que  Cauclaui  n'ose  poursuivre.  S'il  n'a  pas 
réussi,  il  a  déplojé  autant  qu'ailleurs  ses  talents  et  son  courage, 
et  cette  malheureuse  journée  de  Nantes  n'ùle  rien  k  sa  gloire. 

Ulimer  de  Goci.curr. 


LES  TOMBEAUX 

DES     DUCS    DE3    BRETAGNE 

Pau  p.  dk  Lisle  du  Dreneuc 
Conservatmr  du  musée  archéologique  de  Nantes 

ÎSLlTi:') 


LE  TOMBEAU  DE  JEHAN  DE  iMONTFOUT 


Jean  de  Montfort  a  souvent  été  placé  au  rang  de  nos  Ducs  avec  le 
titre  de  Jean  lY,  et  ce  n'est  que  justice.  L'histoire  oublie  les  pré- 
tendants, oublieux  eux-mêmes  de  leurs  droits^  qui  n'ont  pas  eu  le 
courage  d'exposer  leur  vie  pour  conquérir  la  place  où  la  naissance 
les  appelait  ;  en  revanche,  elle  a  toujours  compté  avec  honneur 
ceux  qui  ont  cru  leur  cause  assez  juste  pour  en  appeler  au  jugement 
de  Dieu.  Affirmer  au  prix  de  son  sang  le  droit  héréditaire  à  la  cou- 
ronne, c'est  la  première  vertu  que  l'on  attende  d'un  prince,  et 
comment  pourrait-il  y  faillir  lorsque  tant  de  ses  sujets  ont  le  cœur 
assez  haut  pour  courir  avec  lui  les  mêmes  périls  sans  avoir  les 
mêmes  devoirs. 

L'inviolable  fidélité  de  nos  races  royales  à  ce  grand  principe 
était  la  force  des  Ëtats  ;  jamais  elle  ne  s'est  montrée  avec  plus 
d'éclat  que  dans  celte  merveilleuse  guerre  de  Blois  et  de  Montfort. 

Malgrénotre  vif  désir  de  rendre  à  l'héroïque  figure  de  Montfort 
un  dernier  hommage  en  retraçant  ici  son  tombeau^  nous  aurions 

*  Voir  U  livraiiuu  ùe  mai  iSj'* 


''^'       -  ■  -■.—  -.     ^-     -  -     ■  .  ■  ■        '      ■         -    ■  Ml  --    -->— ».~t-^ ^     .--    r-        ■  -■••.-     ...    ..^^^^ 


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4j4  LKS  tombeaux  DES  DUCS  DE  BUEIAGNE 

eu  de  la  peine  à  nous  acquitter  de  cette  tache  sans  la  belle  décou- 
verte de  M.  de  la  Villemarqué. 

Le  tombeau  de  Montfort  est  très  peu  connu  et  h  peine  trouvons- 
nous  des  renseignements  bien  certains  sur  le  premier  lieu  de  sa 
sépulture.  Nos  chroniqueurs,  entraînés  par  les  péripéties  de  la 
lutte  sanglante  qu'ils  avaient  à  décrire,  ont  laissé  le  Captif  dormir 
son  dernier  sommeil,  pour  suivre  pas  à  pas  son  fils  et  l'héroïque 
Jeanne  de  Flandre,  De  son  tombeau  il  ne  nous  reste  pas  même 
un  dessin.  M.  de  Gaignières,  qui  nous  a  conservé  de  si  beaux 
monuments  de  nos  Ducs,  a  négligé  la  simple  tombe  de  bronze  et  la 
grande  pierre  ornée  d'une  croix  en  relief  sous  laquelle  reposait 
Jean  de  Montfort.  Il  appartenait  à  M.  de  la  Villemarqué  de  soulever 
le  voile  qui  depuis  cinq  siècles  couvrait  les  restes  du  héros 
breton. 

Grâce  aux  documents  historiques  analysés  par  M.  de  la  Ville- 
marqué;  on  peut  suivre  la  trame,  malheureusement  assez  claire 
des  renseignements  écrits.  Le  Chronicon  Briocense  nous  dit  que 
Montfort  ci  ab  hac  vita  mig  ravit  guerra  nondum  Jinita  et  fait  se- 
pultus  in  monasterio  Sanctœ  Crucis  de  Kempereio  ab  inde  fuit  ex^ 
humatus  et  detatas  pêne  fratres  Prœdicatores  ejusdem  urbis.  »  Dom 
Lobineau  traduit  et  complète  un  peu  cette  note  et  dom  Morice  ne 
fait  que  transcrire,  suivant  sa  coutume,  le  texte  de  son  prédécesseur. 

Pierre  Lebaud  était  moins  afiirmatif  au  sujet  du  dépôt  du  corps 
de  Montfort  en  l'église  Sainte-Croix  ;  il  dit  seulement  qu'  «  il  fut 
ensepvely  au  couvent  des  Jacobins  ou  Donodnicains  de  Kimperlé.  » 

Yves  Pinsart,  prieur  de  ce  couvent  en  1643,  rapporte  qu'avant 
1693,  on  voyait  dans  la  cœur  de  l'église  «  un  cénotaphe  ou  fausse 
châsse  couverte  de  drap  d'or  à  Heurs  de  velours  noir.  »  A  la  lin 
du  siècle  dernier,  Ogée  décrit  ainsi  le  monument  de  Montfort  : 
«  Un  tombeau  de  bronze,  recouvert  d'une  pierre  tombale  marquée 
«  d*une  simple  croix  en  relief.  »  Puis  arrive,  avec  la  Révolution, 
la  ruine  et  le  pillage  de  nos  édifices  religieux  et  des  souvenirs  de 
nos  vieilles  gloires  nationales. 

On  pouvait  croire  que  toute  trace  du  monument  de  Montfort 
était  à  jamais  effacée,  lorsqu'à  la  fin  de  i883  M.  de  la  Villemarqué 
fut  averti  que  Ton  venait  de  découvrir,  sur  l'emplacement  même 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE  45à 

deTancien  couvent  des  Dominicains,  les  restes  d*un  tombeau. 
L'éminent  président  de  la  Société  archéologique  du  Finistère  put 
constater  que  cette  tombe  se  trouvait  juste  au  point  donné,  sur  le 
plan  de  l'abbaye  des  Dominicains^  comme  étant  la  place  de  Téglise 
principale\  Elle  se  composait'  de  trois  muraillements  en  gros 
moellons  cimentés  par  du  mortier  ;  le  quatrième  côté  et  le  cou- 
vercle du  tombeau  manquaient.  Le  fond  était  garni  par  un  dallage 
en  pierres^  queTauteur  de  la  Notice  regarde  comme  caractéristique 
de  la  première  moitié  du  xiv'  siècle. 

Les  ossement  retrouvés  dans  ce  caveau  funéraire  se  composent 
d'un  crâne  de  fortes  dimensions,  des  tibias,  et  de  fragments  d'hu- 
mérus et  de  cubitus.  Au  rapport  de  M.  le  docteur  Martin,  appelé  à 
les  examiner,  ces  ossements  devaient  appartenir  à  un  homme  de 
taille  élevée,  i"  77  environ.  Auprès  se  trouvaient  quelques  osse- 
ments de  plus  faibles  dimensions^  que  M.  de  la  Villeuiarqué  pense 
pouvoir  être  attribués  à  la  duchesse  de  Montfort. 

Vers  i635,  le  prieur  avait  composé  une  épitaphe  dont  voici  les 
deux  derniers  vers'  : 

Uxor  cum  nato  rein  perficit,  ossa  que  ciari  hic 
'  Conjugis  ad  médium  majoris  coUocat  arce. 

Espérons  que  de  nouvelles  recherches  feront  retrouver,  sinon  la 
tombe  de  bronze,  qui  a  dû  disparaître  trop  facilement,  du  moins  la 
grande  pierre  ornée  d'une  croix  en  relief  et  de  l'inscription  «  Hic 
jacet  lohannes  Dux  Britannias  et  comes  Montfortis.  n  Peut-être 
quelque  jour  se  montrera-t-elle  à  l'heureux  chercheur  qui  a  su  dé- 
couvrir sur  nos  landes  bretonnes  les  fleurs  d'or  du  Barzaz-Breiz. 


*  Lé  Tctnbeaii  de  Jean  de  Matiiforti  par  M.  le  vicouile  de  la  Mllcmartiuc 
Quimper,  1884, 


TOML  IX.  —  JLi>    1803.  3o 


iMi^te 


.j_.  s ^ 


456  LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE 


MONUMENT  DE  CHARLES  DE  BLOIS 


La  morl  tragique  du  comte  de  Penlhièvre  à  la  bataille  d'Auray 
a  été  maintes  fois  racontée  par  les  chroniqueurs  et  les  poètes,  mais 
jamais  avec  un  aussi  merveilleux  talent  que  dans  la  guerre  de  Blois 
et  de  Montfort  de  M .  de  la  Borderie.  C'est  là  plus  qu'un  récit,  plus 
que  de  l'histoire,  c'est  la  lutte  même  qui  se  déroule  sous  vos  yeux. 
Sur  ce  champ  de  bataille,  si  mal  connu  jusqu'ici,  on  revoit  les  posi- 
tions tour  à  tour  enlevées  et  reprises,  la  chevalerie  française  se 
ruant  follement,  avec  celte  ardeur  ambitieuse  qui  vint  se  briser 
contre  l'habile  stratégie  des  partisans  de  Montfort. 

Après  cette  dernière  bataille,  qui  décida  du  sort  de  la  Bretagne 
et  sauva  peut-être  son  indépendance,  le  comte  de  Monfort  fît  trans- 
porter avec  respect  le  corps  de  son  rival  au  couvent  des  Gordeliers 
de  Guingamp^  où  le  peuple  vint  en  foule  rendre  hommage  à  sa 
pieuse  mémoire. 

Lorsqu'au  temps  de  la  Ligue  le  couvent  des  Gordeliers  fut  en 
partie  détruit  par  les  troupes  du  prince  de  Dombes,  on  transiëra 
les  restes  de  Gharles  de  Blois  à  l'église  de  Notre-Dame  de  Grâces, 
bituée  a  peu  de  distance  de  Guingamp,  où  nous  les  retrouvons 
encore  aujourd'hui. 

Les  ossements  du  Bienheureux  Charles  sont  placés  près  de  la 
balustrade  du  chœur,  du  côté  de  l'Evangile.  Le  reliquaire  est  posé 
sur  un  socle  élevé,  en  bois  de  chêne  rehaussé  d'or  ;  il  se  compose 
de  trois  arcatures  d'un  style  néo-gothique  assez  pitoyable.  On  y 
voit  un  ossement  long  de  35  centimètres  environ,  enveloppé  d'une 
étoffe  de  soie  rose  bien  fanée  et  ornée  de  passementeries  d'argent. 
Dessus  est  posé  un  papier  où  l'on  entrevoit  les  mots  Carol.  Dux^ 
en  caractères  d'une  éciriture  peu  ancienne. 

Sur  un  des  côtés  del'édicule  est  une  large  plaque  de  cuivre  por- 
tant un  ccusson  en  couleur  à  mi-partie,  au  premier  paie  d'argent 


LES  TOMBEALX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE  4:7 

et  de  gueules...  qui  est  de  Chastillon,  au  deuxième  de  Bretagne 
plein.  On  y  lit  l'inscriplion  suivante; 

Cy  dessous  reposent  les  restes  de  très  haut,  très  puissant  et  très 
excellent  prince  Charles  de  Chastillon  y  duc  de  Blois,  duc  de 
Bretagne,  tué  à  la  bataille  dAuray  le  29  septembre  MCCCLXIV, 
après  une  guerre  de  23  ans  et  s* être  trouvé  à  18  batailles  contre  le 
comte  de  Monfort,  oncle  et  cousin-germain  de  Jeanne  de  Bretagne 
son  épouse. 

Comme  on  le  voit,  le  monument  de  Charles  de  Blois  n'est  plus  un 
tombeau,  c*est  un  reliquaire,  aussi  bien  ce  prince  était- il  un  saint 
plutôt  qu'un  duc  de  Bretagne. 


1 
I 


HBm 


tbS  LES  TOMBEAUV  DES  DUCS  DE  UKETAGNE 


TOMBEAU  DL  DUC  JEAN  IV  LE  CONQUÉRANT 


\ 

Jeaa  IV,  qui  occupa  pendant  près  d'un  demi-siècle  le  théâtre  de 
rhistoire^  n'avait  que  troi3  ans  lorsqu'il  fut  présenté  aux  guerriers 
de  son  parti  pour  remplacer  son  père,  prisonnier  au  Louvre.  Cette 
scène  a  une  grandeur  étrange.  Que  pouvait  ce  faible  enfant  pour 
conquérir  la  Bretagne  et  lutter  contre  la  France.  Il  n'avait  ni  le 
prestige  d'un  chef»  ni  l'énergie  d'un  homme  ;  mais  il  était  pour  les 
siens  cette  chose  sainte  et  sacrée  qui  bravait  alors  tous  les  obs- 
tacles :  le  Droit.  «  Véez-ci  mon  petit  enfant,  qui  sera,  se  Dieu 
plaist,  le  restorier  de  son  duché,  »  avait  dit  Jeanne  de  Flandre  ; 
et  il  plut  à  Dieu  ainsi  pour  faire  triompher  le  faible  et  avec  lui 
la  cause  bretonne. 

Jean  IV,  vers  la  fin  de  son  long  règne,  avait  dicté  un  testament 
ou  se  peignent  les  irrésolutions  de  son  caractère. 

Nous  Jehan  duc  de  Bretaigne,  comte  de  Montfort  et  de  Richement  ..., 
recommandons  notre  âme  à  Dieu*. .  •  et  nostre  corps  à  la  sépulture  de 
la  sainte  Eglise.  Laquelle  sépulture  avons  autrefois  esleue  et  encore 
élisons  au  Moustier  de  N.  D.  de  Prières...  au  cas  que  (nos exécuteurs  ci 
dessoubz  nommez)  verront  que  nous  serions  mielx  ailleurs,  nous  vou- 
lons estre  mis  en  sépulture  en  noslre  chapelle  de  Saint-Michel  d'Auray 
ou  en  l'église  cathédrale  de  Nantes...,  le  XXI  jour  d*oclobrc  Tan 
MCCGLXXXV.  (Archives  de  la  Loire-Inf.,  bérie  E,  N^  a4.) 

Le  a6  octobre  i33g,  il  dictait  de  son  lit  de  mort,  au  château  de 
Nantes,"  un  codicille  où  il  exprimait  définitivement  le  choix  du 
lieu  de  sa  sépulture,  «  en  l'église  cathédrale  Saint-Père  de  Nantes.  » 
V.  domMorice,  Preuves,  T.  u,  c.  699. 

Jean  IV  mourut  le  jour  des  Morts  de  Tan  1399  et  fut  enterré  le 
lendemain,  3  novembre,  dans  la  cathédrale  de  Nantes.  Son  tom- 
beau était  placé   au  devant  du  grand  autel,  juste  au  centre  du 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE  459 

transept  roman,  formé  par  les  quatre  piles  qui  soutenaient  le  vieux 
clocher  de  Saint-Pierre,  par  conséquent  au  milieu  même  du 
transept  moderne. 

La  date  de  l'érection  du  tombeau  de  Jean  IV  ne  nous  a  pas  été 
conservée.  Je  crois  cependant  pouvoir  rétablir  à  l'aide  du  do- 
cument  suivant.  C'est  un  sauf-conduit  du  roi  d'Angleterre  pour 
les  maîtres  d'œuvre  chargés  d'achever  ce  travail  à  la  cathédrale  de 
Nantes.  Cette  pièce  a  en  outre  l'avantage  de  nous  faire  connaître 
les  noms  des  artistes  anglais  qui  exécutèrent  ce  tombeau  : 

Sauf-conduit  pour  les  ouvriers  qui  ont  fait  le  tombeau  du  duc 
de  Bretagne. 

€  Rex  universis  et  singulis  Admirallis,  etc.  Sciatis  quod  nos  ad 
supplicationem  carrissimœ  consortis  nostras,  que  ad  quamdam  tumbam 
alabaustri  quam  pro  Duce  Britanniœ  defuncto,  quondam  viro  suc 
fleri  fecit,  in  bargea  de  Seynt  Nicholas  de  Nantes  in  Britannia,  una 
cum  tribus  ligeorum  nostrorum  Anglicorum,  qui  eamdem  tumbam 
operati  fuerunt,  videlicet  Thoma  Golyn,  Thomas  Holewell,  et  Thoma 
PoppEHOWE,  ad  tumbam  predictam  in  Ecclesia  de  Nantes  assidendum 
et  ponendum^  ad  pra;sens  ordinavit  mittendum  suscepimus  in  salvum 
et  securum  conductum  Johannem  Guychard,  mercatorem^  magistrum 
bargesB  praedicta,  ac  decem  servitores  sucs  marinarios,  in  coipitiva  sua 
ad  Britanniam  Iranseundo,  et  exinde  in  Regnum  nostrum  Angliije 
rcdçundo,  etc.  Usque  festum  Nativitatis  Johannis  Baptistœ  proximo  fu- 
turum  duraturas.  Teste  Rege  a3  die  Februarii.  Rymer  VIII,  p.  5io, 
Dom  Morice,  Preuves,  t.  a,  c.  8i6). 

Comme  on  le  voit  par  ce  texte,  la  duchesse  de  Bretagne  était 
remariée  au  roi  d'Angleterre  Henri  IV  lorsqu'elle  fit  exécuter  le 
monument  du  feu  duc,  son  premier  époux.  Or  son  mariage  a  été 
célébré  à  Londres  le  7  février  1 4o3 .  Quatre  mois  après,  une  pro- 
vocation des  Anglais  ralluma  contre  eux  la  vieille  haine  de  Glisson, 
alors  tuteur  du  jeune  Duc.  Après  avoir  battu  les  navires  anglais 
dans  un  combat  près  de  Roscoff,  les  Bretons  ravagèrent  Jersey  etGuer- 
nesey,  puis  vinrent  descendre  à  Plimouth  qu'ils  brûlèrent.  C'est 
au  milieu  de  ces  événements,  qui  rendaient  le  passage  peu  sûr  au 
navire  nantais  le  «  Seynt  Nicholas  »  pour  ramener  en  Angleterre  les 
sculpteurs  envoyés  par  la  duchesse,  que  fut  donné  le  sauf-conduit. 


460  LES  TOMBE\U\  DES  DUCS  DE  BRETAGNE 

Ces  événements  retardèrent  l'exécution  du  tombeau^  qui  ne  fut 
achevé  qu'en  i4o8,  c'est-à-dire  neuf  années  après  la  mort  du  duc. 

Cette  date,  bien  dîflérente  de  celles  qui  ont  été  hasardées  jusqulci, 
nous  est  donnée  par  un  savant  archéologue  anglais^  S'  Albert 
Harlshome^  qui  a  publié,  cette  année  même,  une  très  intéressante 
notice  sur  les  statues  tombales  en  albâtre  :  On  the  monuments  and 
effigies  in  St  Warys  church.  Exeter  1888, 

Il  distingue,  à  propos  du  monument  de  notre  duc,  deux  sortes 
d'albâtres  :  Valbâtre  antique,  a  carbonate  oflime,  et  l'albâtre  anglais, 
beaucoup  plus  tendre  et  facile  à  tailler,  qui  n'est  qu'un  gypse  ou 
sulfate  de  chaux.  C'est  évidemment  dans  cette  substance,  très  usitée 
en  Angleterre  pendant  tout  le  moyen  âge,  que  les  Anglais  taillèrent 
la  belle  statue  de  Jean  IV. 

Ce  tombeau  se  composait  d'un  soubassement  en  marbre  blanc 
supportant  la  statue  du  duc.  La  base  était  décorée  de  cinq  niches 
sur  les  grandes  faces  et  de  deux  sur  les  petits  côtés.  Ces  niches 
sont  surmontées  de  3  galbes  très  aigus  et  ornés  de  trilobés  et  de  cro- 
chets. La  gravure  de  dom  Chaperon  a  un  peu  iaussé  cette  architec- 
ture, assez  médiocre  déjà,  et  que  le  dessin  de  Gaignères  nous  fait 
suffisamment  connaître. 

Le  gisant  sculpté  dans  l'albâtre  est  un  magnifique  guerrier,  tel 
qu'on  aime  à  se  représenter  Jean  le  Conquérant.  La  tête  est  coifTée 
d'un  heaume  pointu  qui  descend  sur  la  nuque  et  que  l'on  nommait 
alors  le  petit  bassinet,  pour  le  distinguer  du  grand  bassinet  à  visière, 
nouvellement  employé  dans  l'équipement  de  guerre.  Il  est  entouré 
d'une  couronne.  Un  camaildè  mailles,  qui  couvre  les  épaules,  en- 
capuchonné la  tête  et  cache  le  contour  de  la  figure.  Deux  longues 
moustaches  retombent  sur  le  camail  et  donnent  un  aspect  martial 
au  visage  du  Conquérant. 

Jean  IV  porte  autour  du  cou  le  collier  de  Tordre  de  l'Hermine 
qu'il  avait  fondé.  Une  dague  est  passée  dans  sa  ceinture  de  cheva- 
lerie qui  est  fort  épaisse  ;  au  côté  gauche  est  une  courte  épée  dont 
la  guiche  remonte  en  diagonale  au  dessus  de  la  ceinture. 

Les  bras  sont  recouverts  de  brassarts,  coudières  et  canons,  les 
jambes  protégées  par  des  cuissarts,  grèves  et  solerets,  pièces  d'ar- 
mures fort  nouvelles  à  la  fin  du  xiv'^  siècle.  Sous  ses  pieds  est  un 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE  461 

chien  qui  tient  en  sa  bouche  une  banderole  avec  la  devise  :  A  ma 
vie. 

La  tête  du  duc  repose  sur  un  casque  placé  de  travers  et  sur- 
monté de  deux  longues  cornes  entre  lesquelles  passe  un  lion.  On 
retrouve  des  heaumes  de  ce  type  étrange  sur  les  sceaux  du  xiv*  siècle. 

La  planche  des  Bénédictins,  assez  belle  comme  gi^avure,  est  dé- 
fectueuse comme  exactitude.  Ainsi  le  dessinateur  n'a  pas  compris 
que  le  haubergeon  du  duc  était  recouvert  du  pourpoint  collant  et 
sans  manches  dont  on  se  servait  à  cette  époque  ;  il  l'a  pris  pour 
une  cuirasse»  qui  ne  fut  en  usage  que  cent  ans  plus  tard.  Il  a  figuré 
autour  du  heaume  une  frange  qui  ressemble  à  des  cheveux  et  déna- 
ture la  physionomie  du  prince.  Les  détails  du  soubassement  sont 
également  très  fantaisistes'. 

Le  dessin  de  Gaignières  est  bien  archéologique.  D*abord^  au  lieu 
de  prendre  le  gisant  du  profil  il  Ta  donné  de  face,  ce  qui  permet  de 
voir  tout  l'ensemble  du  personnage.  Puis,  toutes  les  pièces  d'ar- 
mure sont  plus  fidèlement  exécutées.  Les  motifs  du  soubassement, 
dessinés  au  trait,  font  mieux  comprendre  l'architecture  compliquée 
de  cet  édicule.  Enfin,  par  les  teintes  de  son  lavis,  il  indique  la  cou~ 
leur  noire  de  la  table  de  marbre,  sur  laquelle  devait  admirablement 
se  détacher  la  statue  d'albfttredu  vieux  dur. 


II 


Elle  devait  être  splendide  ainsi,  cette  statue  du  Conquérant, 
armé  de  toutes  pièces  et  reposant  comme  sous  un  arc  de  triomphe 
entre  les  larges  cintres  du  vieux  chœur  roman.  Et  cependant,  avant 
que  la  ragestupide  des  révolutionnaires  vint  arracher  le  héros  bre- 
ton de  sa  couche  de  marbre,  il  eut  à  subir  bien  des  mutilations. 

Ces  actes  de  vandalisme  sont  trop  fréquents  à  partir  du  xvn* 
siècle  pour  que  nous  nous  ne  retrouvions  pas  là  un  parti  pris  de 
rabaisser  et  de  détruire  les  souvenirs  de  nos  vieilles  gloires.  Sous 

>  Montfaucon  a  donné  (T.  a.  pi.  33)  un  Jean  IV  en  pied,  Vépée  i  la  main,  et 
qui  n'est  autre  que  la  statue  de  ce  tombeau,  il  a  placé  près  de  lui  ce  curieux 
casque  à  grrandes  cornes  dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 


4G2  LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE 

Louis  XIV,  le  choc  avait  été  rude  entre  Tindépendance  bretonne  et 
Tempiètement  des  nouveaux  maîtres  manquant  à  leurs  promesses. 
On  chercha  à  étouffer  le  sentiment  national  et,  par  une  sorte  de 
basse  courtisanerie  pour  le  pouvoir,  on  mit  k  profit  toutes  les 
occasions  d'effacer  ce  qui  pouvait  nous  rappeler  des  temps  plus 
glorieux  de  notre  indépendance. 

.  C'est  ainsi  que  peu  à  peu  on  laissa  mutiler,  avec  une  inepte  iner- 
tie, les  traits  de  marbre  du  vieux  duc.  (t  Les  livres  de  chœur  à 
u  couvercles  de^  bois,  armez  de  fermoirs  de  cuivre  à  gros  clous  que 
«  l'on  met  dessus  cette  figure  (disait  dom  Lobineau  en  1707),  ont 
u  entièrement  effacé  tous  les  traits  du  visage.  Tout  c«  que  l'on  y 
u  voit  de  reste  est  une  fort  grande  moustache  pendante,  avec  un 
«  air  martial  qui  devait  assez  convenir  au  duc  Jean  IV,  surnommé 
«  avec  raison  le  Vaillant  ou  le  Conquérant.  » 

La  négligence  brutale  qui  transformait  en  lutrin  la  tombe  de 
Jean  IV.  vainqueur  de  la  France  et  de  Duguesclin,  prit  bientôt  de 
plus  alarmantes  proportions.  En  1733^  pour  dégager  le  chœur  de 
la  cathédrale,  on  détruisit  les  tombes  des  évoques  Henri  de  Bour- 
bon et  Pierre  du  Chaffaut.  On  avait  commencé  à  saccager  le  tom- 
beau du  duc  Jean  IV  :  il  avait  été  ouvert  et  pillé  par  des  ma- 
nœuvres*, lorsque  le  substitut  général  intervint  pour  arrêter  ces 
méfaits.  Après  des  pourparlers  avec  la  Cour,  le  tombeau  fut  dé- 
placé et  posé  dans  le  sens  de  sa  longueur  derrière  le  maitre-autel. 

Il  est  curieux  de  suivre  celle  modification  sur  le  vieux  plan 
retrouvé  par  M.  S.  de  la  Nicollière  et  que  nous  donnons  ici  d'après 
sa  notice.  On  voit  que  l'église  romane,  qui  devait  permettre  aux 
fidèles  d'approcher  jusqu'au  rond-point  du  chœur  et  de  suivre  de 
partout  les  cérémonies  du  culte,  avait  été  depuis  profondément 
altérée.  En  effet,  on  avait  construit  entre  les  piles  romanes,  des 
cloisons  de  pierre  qui  prolongeaient  le  chœur  à  travers  le  transept 
jusqu'à  la  nef  et  formaient  ainsi  une  sorte  d'église  close  dans  la 
cathédrale  même.  De  celte  façon,  les  assistants  placés  dans  la  nef 
actuelle,  ne  voyaient  que  le  mur  de  cette  seconde  église  ;  ceux  qui 
se  trouvaient  bien  juste  dans  l'axe  de  la  nef  pouvaient  entrevoir, 
tout  à  l'extrémité  de  l'abside,  le  grand  autel  au  fond  du  chœur. 

*  N.  Travers. 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE  463 

Cette  disposition  extrêmement  défavorable  n^avait  été  usitée, 
jusqu'à  la  fin  du  xm*  siècle,  que  pour  les  monastères  et  les  couvents, 
et  encore  les  murailles  étaient-elles  remplacées  par  d'élégantes 
galeries  qui  ne  séparaient  pas  ainsi  les  fidèles  des  officiants.  Peut- 
être  ici  fut-on  forcé  d'adopter  ce  parti  pour  pouvoir  continuer  les 
cérémonies  pendant  que  Ton  construisait  les  bâtiments  nouveaux. 

A  répoque  du  remaniement  qui  nous  occupe,  en  Tannée  1733, 
on  démolit  les  murailles  de  chaque  côté  du  transept  et  l'on  chan- 
gea complètement  la  distribution  du  chœur  ;  c'est-à-dire  que  les 
stalles  qui  se  trouvaient  en  avant  du  grand  autel  furent  rejetées 
derrière,  dans  Thémicycle  de  l'abside  ;  Tautel,  qui  alors  touchait 
le  fond  de  l'abside,  fut  au  contraire  reporté  en  avant  des  stalles, 
juste  à  la  place  où  se  trouvait  le  tombeau  de  Jean  IV. 

tt  L*énorme  pierre  de  7  pieds  de  long  sur  k  de  large,  qui  couvrait 
«  le  caveau  ducal  au-dessous  du  soubassement,  a  existé  jusqu'à 
((  notre  époque,  où  tout  le  monde  pouvait  la  voir  à  l'endroit  où 
«  les  carreaux  noirs  et  blancs  interrompaient  leur  symétrie.  Elle 
0  était  même  légèrement  recouverte  parla  dernière  des  marches 
((  derrière-  l'autel,  et  c'est  sur  cette  pierre  que  les  chanoines  se 
«  rendant  à  leurs  stalles  au  chœur,  accomplissaient  leur  salutation 
tt  à  l'autel,  a  (Note  communiquée  parM.S.dela  Nicollière-Teijeiro.) 

Pendant  la  Révolution,  la  cathédrale  fut  brutalement  saccagée, 
puis,  en  l'an  IV,  louée  par  la  ville  à  raison  de  5oo  fr.  par  mois  pour 
servir  le  dépôt  au  matériel  de  l'artillerie.  Plus  tard  on  la  rouvrit 
pourles^ete*  décadaires. 

Les  Archives  de  la  période  révolutionnaire  ne  nous  apprennent 
pas  comment  et  à  quelle  date  le  plus  précieux  monument  de 
notre  ville  fut  livré  au  pillage,  les  tombeaux  et  les  ornements 
violés  et  volés,  et  la  belle  statue  de  notre  duc  anéantie. 

Actuellement  (1888)  on  vient  de  niveler,  pour  l'achèvement  de 
la  cathédrale,  le  vieux  chœur  roman  de  Saint-Pierre  et  la  partie 
comprise  entre  les  deux  transepts.  Ce  travail  a  dégagé  les  derniers 
restes  du  monument  de  Jean  IV.  Ils  consistaient  en  «  un  caveau 
u  en  partie  engagé  sur  le  grand  autel,  mesurant  de  longueur 
u  3"^  a8,  de  largeur  i""  i4,  et  de  profondeur  au-dessous  du  dallage 
«  des  nefs.  74  centimètres.  A  cette  hauteur,  il  avait  été  remanié  et 


464  LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE 

d  ne  mesurait  plus  de  largeur  par  la  tète  que  92  centimètres,  les 
tt  parpings  en  tuffeaux  de  3o  centimètres  d'épaisseur  ayant  été 
«  inclinés  chacun  de  11  centimètres.  Le  petit  côté  du  caveau  dé« 
c(  passait  de  ao  centimètres  vers  Touest,  Taxe  traversai  du  bras  de 
c  la  croix.  »  A.  Liegendre,  Bulletin  de  la  Société  archéologique  de 
Nantes,  1888,  p.  Sg. 

Il  est  triste  de  penser  qu'il  ne  nous  reste  rien  du  monument  de 
notre  vaillant  duc.  Mais  un  mausolée  de  marbre,  la  statue  et  les 
ornements  qui  l'entouraient  ne  peuvent  guère  avoir  été  anéantis  si 
complètement.  Peut-être  quelque  jour  pourra-t-on  retrouver  au 
moins  des  fragments  de  ce  tombeau^  dont  les  moindres  détails 
seraient  facilement  reconnaissables. 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE  465 


LE  TOMBFAU  DU  DUC  JEAN  V 


«  Jean  Y,  qu'on  appela  le  bon  duc  Jehan  de  Bretaigne,  dit 
(]  Argentré,  décéda  sur  les  deux  heures  après  minuict,  vingt  huic- 
iième  jourd'aoust  (i442*),  enlamaisondelaTousche,  prè^  Nantes, 
av:c  grand  regret  de  ses  subjects  qu'il  avait  maintenus  en   paix.  » 

Le  manoir  de  la  Tousche,  auquel  se  rattache  ce  souvenir  histo- 
rique, existe  encore,  non  plus  près  de  Nantes  comme  autrefois, 
cest-à-dire  à  un  demi  quart  de  lieue  de  l'enceinte  fortifiée,  mais 
bien  dans  la  ville  même,  à  quelques  pas  de  cette  longue  rue  Voltaire 
qui  tombe  à  la  place  Graslin.  Il  nous  a  été  conservé  par  un  homme 
dégoût,  et  sa  restauration  est  due  à  un  des  plus  habiles  maîtres  qui 
aient  manié  de  notre  temps  le  vieux  style  national. 

C'est  aujourd'hui  le  seul  édifice  appartenant  à  l'architecture  civile 
du  XIV°  siècle  que  nous  ayons  à  Nantes.  Use  trouve  juste  en  face 
de  la  belle  construction  Dobrée,  véritable  chef-d'œuvre  d'une 
époque  où  l'inspiration  du  passé  remplace  avantageusement  le  gofit 
moderne.  Ce  palais  aux  murailles  dorées,  découpées  de  baies  en 
granit  bleu^  semble  taillé  comme  un  bijou  dans  nos  rudes  pierres 
de  Bretagne.  C'est  bien  une  œuvre  à  part  et  qui  contraste,  trop 
énergiquement  au  goût  de  bien  des  gens,  avec  les  combinaisons 
frelatées  du  gothique  moderne.  Ony  retrouvece  soin  consciencieux, 
cet  amour  de  la  sincérité  qui  lui  donnent  le  même  charme  qu'aux 
œuvres  d'autrefois. 

Du  manoir  de  la  Tousche,  le  corps  du  duc  fut  transporté  au  châ- 
teau de  laTourneuve.  Lsunise  touchant  le  fait  de  l'enterrement  du 
duc'  nous  a  conservé  à  ce  sujet  les  indications  que  voici  : 

A  Pierre  Mourandière  qui  fust  au  château  de  la  Tour  Neuve  et  y 
veilla  avec  la  vraye  croix  de  Saint-Pierre  le  temps  que  le  corps 
y  fust L.       » 

•  Le  XXVIII  jour  d'aoust  iSAa,  Chronicon  Brit, 

»  Archives  de  la  Loirô-lnf.  Dom  Lobineau,  P.  T.  a.  C.  mo. 


466  LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE 

Au  curé  de  Sainte-Hadegonde'  de  Nantes,  pour  avoir 
présenté  le  corps > 

Au  collège  de  Nantes  qui  fut  en  procession  quérir  le  corps 
au  château  de  là   Tour  Neuve » 

A  XVI  bacheliers  du  dit  collège  qui  tout  le  temps  de 
XVI  jours,  entre  Tenterrement  et  le  service,  chantèrent  au 
lutrin B 

Aux  maczons  qui  furent  prins  et  contraints  à  faire  hasti- 
vement  la  fosse  où  fut  le  Duc  ensepulturé  au  cueur  de  Saint- 
Père  de  Nantes » 

A  Jehan  Durand  pour  GXXXI  de  bray  pour  la  chasse  de  sap .  )» 

Aux  charpentiers,  pour  une  table  avec  ses  bruchcts  sur 
quoi  fut  le  corps  du  Duc,  avec  son  habit  roial,  à  la  vue  de 
tous  venans  au  château  de  la  Tour  Neuve » 

Compte  de  Jehan,  Trésorier  de  Monseigneur  le  Duc.  du  19  août 
i34x  au  i*' septembre  i344. 

D*aprës  ses  dernières  volontés,  Jean  V  devait  être  enterré  dans 
la  cathédrale  de  Tréguier.  En  i4ai,  il  avait  dicté  le  vœu  suivant  : 
w  De  notre  propre  mouvement,  et  la  très  singulière  dévotion  que 
c  nous  portons  au  très  glorieux  Monseigneur  saint  Yves,  duquel 
tt  le  corps  gist  en  Téglise  de  Tréguier,  nous  avons  aleu  et  choisi 
«  notre  sépulture  et  encore  de  présent  (sous  le  bon  plaisir  de 
((  Dieu)^  la  choisissons  et  élisons  dans  ladite  église.  » 

Il  s'éleva  au  sujet  de  cette  sépulture  une  violente  contestation. 
Les  tombeaux  de  nos  ducs,  traités  avec  tant  de  dédain  deux  siècles 
plus  tard,  étaient  alors  l'objet  d'ardentes  convoitises.  On  invoqua 
d'abord  la  saison  trop  chaude  pour  permettre  de  transférer  le  corps 
à  Tréguier, 

A  peine  Jean  V  avait-il  rendu  le  dernier  soupir  qu'arrivaient  à 
Nantes  trois  procureurs  du  chapitre  de  Tréguier  chargés  de  ré- 
clamer la  dépouille  mortelle  du  prince,  c'étaient  Jean  de  Nandiilac, 
Jean  Gaedon  et  Robert  Cador'.  Ils  entrent  dans  la  cathédrale,  es- 
cortés d'un  notaire,  et  trouvant  le  doven  Raoul  de  la  Moussaye,  ils 

*■  Le  château  était  en  la  paroisse  Sainte-Radegonde. 

*  Voir  dans  la  Bibliothèque  bretonne,  i85i  n*  a,  le  reçit  de  ce  débat  par 
M.  A^*  de  Barthélémy,  que  nous  abrégeons  dans  les    lignes  suivantes. 


LES  TOMBEAUX  DBS  DUCS  DE  BRETAGNE  467 

entament  aussitôt  la  lecture  de  leur  procédure.  Mais  celui-ci  les 
interrompt  et  les  laisse  là,  objectant  que  le  chapitre  seul  a  droit 
d'écouter  leur  requête. 

Nos  Trégorois  reprennent  leur  promenade  dans  la  cathédrale, 
cherchant  un  auditeur  plus  bénévole  ou  mieux  fondé.  En  faisant 
le  tour  de  Téglise,  ils  rencontrent  un  officiant  qui  leur  apprend  que 
juste  en  ce  moment  une  assemblée  capitulaire  se  tient  dans  la  bi- 
bliothèque du  chapitre.  Aussitôt  Nandillac  court,  frappe  à  cette 
porte,  et  remet  à  l'archidiacre  Pierre  Bogneau  la  signification  dont  il 
était  porteur.  Puis  ils  rentrent  tous  trois  dans  la  cathédrale,  où  Ton 
célébrait  la  grand'messe,  et  lisent  à  haute  voix  leur  réclamation. 

Sans  paraître  en  tenir  aucun  compte,  l'évoque  Jean  de  Malestroit 
fait  continuer  les  préparatifs  de  la  cérémonie  funèbre.  Le  lende- 
main, il  officiait  solennellement  pour  le  repos  de  l'âme  du  feu  duc, 
lorsque  l'infatigable  Nandillac  pénètre  dans  le  chœur  et^  élevant  la 
voix,  s'oppose  au  nom  de  Tréguier  à  ce  que  le  corps  de  Jean  V  soit 
enseveli  dans  la  cathédrale  de  Nantes. 

Le  débat  devient  tumultueux  ;  la  foule  assemblée  pour  la  céré- 
monie, se  mêle  à  cette  étrange  dispute  ;  enfin  l'évêque  de  Saint- 
Brieuc  intervient  et  obtient  un  sursis. 

Pour  rassurer  le  chapitre  de  Tréguier,  le  nouveau  duc  prit  l'en- 
gagement suivant  : 

«  François  par  la  grâce  de  Dieu  duc  de  Bretagne,  etc..,  comme 
nostre  très  redouté  seigneur  et  père,  que  Dieu  pardoint,  eust  esleu 
et  ordonne  estre  inhumé  en  Téglise  cathédrale  de  Tréguier...  et  soit 
que  ainsi>  après  le  cas  advenu  du  deceds  de  nostre  père,  par  la  grande 
chaleur  de  temps  qui  faisait  et  autres  inconvénients^  nous  et  aulcuns  de 
l'église  de  Tréguier  ayons  fait  mettre  en  dépôt  le  dict  corps  en  Téglise 
de  Nantes,  en  attendant  que  après  le  démolimenl  de  sa  chair  les  os 
fussent  portés  en  la  dite  église  de  Tréguier.  Scavoir  faisons. . .  aux  gens 
de  la  dite  église  de  Tréguier  que,  le  plus  tôt  que  se  pourra,  ferons  porter 
ù  celui  lieu  les  ossements  de  notre  très  redouté  seigneur  et  père.  » 

Donné  en  nostre  ville  de  Nantes,  le  8^  jour  de  septembre,  l'an  i^i 
(du  Paz)  (Dom  M.  P.a,  c.  i358). 

Cependant  Thiver  vin t«  les  saisons  succédèrent  aux  saisons,  les 
années  aux  années,  et  le  duc  Pierre  11  remplaça   François  1  :  Tré- 


i68  LES  TOMBEAUX  DÈS  DLGS  DE  BRETAGNE 

guier  attendait  toujours  le  corps  de  Jeaa  V,  non  point  patiemment, 
mais  avec  des  luttes  opiniâtres  et  cette  infatigable  obstination  de 
Bretons  contre  Bretons.  Si  la  cathédrale  de  Nantes  avait  un  lég^i- 
time  désir  de  conserver  le  tombeau  de  ce  duc  qui  avait  posé  ses 
premiers  fondements,  plus  légitime  encore  était  le  droit  de  la  ca- 
thédrale de  Tréguier^  appuyé  sur  des  conventions  irrécusables. 

Huit  ans  après  la  mort  do  Jean  Y,  pour  apaiser  les  inquiétudes 
de  plus  en  plus  vives  des  ïrégorois,  le  duc  François  avait  fait 
ajouter  un  codicille  à  son  testament  le  17  juillet  i45o:  «  Iteui 
u  ordonnons  que  le  corps  de  mondit  seigneur  et  père  soit  porté 
«  à  Lantreguer,  selon  l'ordonnance  de  son  testament,  devant  la 
i<  Saint-Michel  prochainement  venant,  ou  autre  temps  que  plus 
«  prochainement  et  convenablement  faire  se  pourra.  » 

Mais  de  nouveaux  retards  survinrent  ;  il  fallut  un  procès  et  les 
énergiques  sollicitations  de  Tévâque  Jean  de  Pleuc  pour  terminer 
le  débat.  Un  arrêt  du  Parlement  de  Bretagne  donna  enfin  gain  de 
cause  aux  députés  de  la  ville  de  Tréguier. 

Le  duc  Pierre  II  et  la  duchesse  Françoise  d'Amboise,  les 
seigneurs  bretons  et  le  clergé  accompagnèrent  le  corps  de  Jean  V 
durant  ce  long  voyage.  Le  convoi  s'arrêta  à  trois  lieues  de  Tré- 
guier, au  bourg  de  Plouec,  dont  l'église  était  consacrée  à  Notre- 
Dame.  Là,  le  clergé  de  Tréguier  vint  à  la  rencontre  du  cortège, 
a}antà  sa  tête  révoque  Jean  de  Plœuc,  le  chapitre  de  la  cathédrale 
et  les  prêtres  des  paroisses  voisines. 

Le  corps  de  Jean  V  fut  solennellement  dépose  dans  la  chapelle 
.   du  Duc,  près   du,  monument  qu'il  avait  élevé  eu  Thonneur  de 
saint  Yves. 


11.  TOMBEAL  DE  JEAN  V.  —  DESTRUCTION     . 

Dans  la  cathédrale  de  Tréguier,  commencée  en  iSSq  sous 
répiscopat  de  Raoul  du  Perrier,  on  voit  au-dessous  du  transept 
nord  une  chapelle  à  trois  travées,  connue  sous  le  nom  de  chœur 
du  Duc  ou  chapelle  Saint- Yves  ;  elle  a  été  fondée  par  Jean  V  le 
7  octobre  i4ao,  et  les  restes   du   bienheureux  saint  Yves  y  fuient 


LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE  469 

déposés  SOUS  un  mausolée  décrit  par  dom  Lobineau.  C'est  là 
que  fut  élevé  le  tombeau  de  Jean  V,  près  celui  du  saint.  Malgré 
toutes  nos  recherches,  nous  n'avons  pu  découvrir  ni  description, 
ni  plan,  ni  dessin  du  monument  de  notre  duc.  Et  cependant,  il 
existait  encore  il  y  a  moins  d'un  siècle,  malgré  le  saccage  de  la 
ville  et  de  ses  monuments  par  les  Anglais  en  i346,  par  les  Espa- 
gnols en  iSga,  et  par  les  Ligueurs  en  i5g4.  «  Les  patriotes  de  la 
Révolution,  dit  M.  P.  Chardin' ,  eurent  moins  de  scrupules.  En  Tan 
II  de  la  République,  le  bataillon  révolutionnaire  du  district 
d*Etampes,  caserne  à  l'Evâché  et  au  couvent  des  Ursulines,  trans- 
forma la  cathédrale  de  Saint-Tugdual  et  ^e  Saint- Yves  en  temple 
'  de  la  Raison.  Les  cloches  portant  les  noms  des  deux  patrons  de 
Tréguier  furent  fondues  pour  faire  des  canons,  les  statues  et  autres 
emblèmes  du  fanatisme  furent  détruits,  les  portes  de  la  sacristie 
défoncées,  et  les  ornements  pontificaux  traînés  dans  les  rues  de  la 
ville  par  les  soldats  ivres  :  «  En  peu  d'heures,  dit  le  continuateur 
d'Ogée,  tout  fut  ruiné  :  les  autels  magnifiques,  le  mausolée  de 
saint  Yves,  l'orgue,  les  statues,  les  tableaux,  tout  fut  br&lé  ou 
brisé.  A  ces  orgies  succéda  la  guillotine.  » 

a  Le  tombeau  du  duc  de  Bretagne  Jean  V  fut  complètement 
rasé,  comme  celui  de  saint  Yves^  par  cette  horde  avinée  qui  en 
jeta  les  débris  à  la  mer.  » 

Peut-^tre  un  jour  le  retrait  de  la  mer,  dans  les  grandes  marées, 
laissera-t-il  découvrir  quelques  fragments  du  mausolée  de  Jean  V, 
car  j'aime  à  croire  que  nos  patriotes  de  la  Beau  ce  n'avaient  pas 
poussé  bien  avant  au  large.  Jusque-là  nous  n'aurons  à  signaler 
qu'une  table  de  maibre  blanc,  placée  autrefois  dans  la  cathédrale 
de  Nantes  et  rappelant  que  le  duc  Jean  V  y  a  été  enseveli. 

L'an  MIIII"  XLll  le  29®  jouk  d'Aolst 

l-'UT  ENSÉPULTURÉ  CÉANS  LE  COHPS  DE  NOSTHE 

7  sEiGNEua  Jean  V,  duc  de  Bretaigne,  lequel  -;• 

rtï  TRANSPORTÉ   DANS  L  EGLISE  DE  TrÉGUIER 

l'an  dl  seignelu  MIIIP  L 

*  Peiiiluros  et  sculptures  héraldiques.  La  Cathédrale  de  Tréguier ^  ia-d«, 
Paris,  1886. 


470  LES  TOMBEAUX  DES  DUCS  DE  BRETAGNE 

Bien  que  ce  dessin  soit  emprunté  à  ï Histoire  \  lapidaire  de 
liantes,  par  Fournier  (p.  i3;,  recueil  suspect  à  si  bon  droit,  nous 
avons  cependant  quelque  confiance  dans  la  véracité  de  cette 
pièce,  à  cause  même  de  Terreur  qu'elle  contient.  La  date  de  i45o, 
mise  pour  i45i,  tient  à  ce  que  Tannée,  au  xv  siècle^  commençait 
à  Pâques.  Le  transport  des  restes  du  duc  eut  lieu  en  réalité  au 
commencement  de  i45i  et  par  conséquent  en  i45o  poiir  Tépoque. 
Fournier,  qui  pillait  ses  inscriptions  dans  nos  historiens,  n'eut 
sûrement  pas  coupé  Tannée  à  Pâques,  comme  on  le  taisait  au 
XV*  siècle. 

P.  DE  LiSLE  DU  DBÉ:«ËtC. 


POÉSIES  FRANÇAISES 


wMWMWW»^ 


PRÉFACE  POUR  UN  LIVRE  BRETON 


Tel  que  ces  fines  cassolettes 
Des  bazars  de  Smyme  et  d'Oran, 
Où  court  en  minces  bandelettes 
Une  sourate  du  Coran  : 

Du  sachet  vidé  sur  la  flamme 
Montent  des  parfums  floconneux, 
Subtils  et  pervers  comme  Tàme 
Du  vieux  pays  qui  dort  en  eux. 

Tel,  en  sa  grisante  fragrance, 
Votre  livre,  ami,  m'a  rendu 
Groix,  Trégastel,  la  molle  Rance 
Et  les  joncs  roses  du  Pouldu. 

La  mer  s'éveille  au  long  des  cales. 
Voici  Saint-Pol,  Vannes,  Tréguier, 
Les  pâles  villes  monacales, 
Roscoff  assis  sous  son  figuier. 

Et  Morlaix,  la  vive  artisane, 
Guingamp,  qui,  fidèle  à  son  duc, 
Montre  maint  coup  de  pertuisane 
Aux  trous  de  son  manteau  caduc, 

TOME  IX.  —  JUIN  1893.  3t 


472  PRÉFACE  POUR  UN  LIVRE  BRETON 

Penmarch,  désolé  par  Brumaire, 
Auray  la  sainte,  Erg  au  flot  blanc, 
Et  Lannion,  qui  fut  ma  mère 
Et  que  mon  cœur  nomme  en  tremblant. 

O  genêts  d'or  de  Lannostizes  ! 
Les  sources  sanglotent.  Là-bas, 
J'entends  frémir  sur  les  cytises 
Les  abeilles  du  Bourg-de-Batz. 

Et  c'est  ton  âme  triste  et  douce, 
Toute  ton  âme,  ô  mon  pays, 
Qui  pleure  ainsi  parmi  la  mousse 
Et  chante  ainsi  dans  les  taillis. 


Charles  Le  Goffic. 


MARINES 


A    M.    DE   GOURCUFF. 

Inondé  de  soleil  et  de  franche  lumière. 

Le  ciel  couvre  d'azur  et  d'or  le  sein  des  eaux. 

La  mer  au  loin  déferle  et  gronde.  Pauvre  terre, 

Groix  dresse  à  l'horizon  ses  assises  de  pierre. 

Sous  la  vague  en  criant  plongent  de  blancs  oiseaux  ; 

Toutes  voiles  au  vent  filent  de  lourds  bateaux. 

Sur  la  glauque  étendue,  où  tanguent  les  bateaux, 
De  grands  coups  de  soleil  changent  Tombre  en  lumière  : 
On  dirait  qu'un  long  vol  d'invisibles  oiseaux 
En  traversant  Tespace  éteint  Téclat  des  eaux. 
D'arbres  verts  égayant  sa  ceinture  de  pierre, 
Splendide  est  Port-Louis  sur  sa  langue  de  terre  ! 

Tout  près,  au  ras  des  flots  s'allonge  une  autre  terre  ; 
Là  dans  un  humble  port  dorment  de  vieux  bateaux  ; 
C'est  Gâvres  ;  point  de  murs,  point  de  fossés  de  pierre. . . 
Mais  le  ressac  réduit  en  perles  la  lumière 
Et  le  jeu  des  boulets,  ricochant  sur  les  eaux, 
Trouble  dans  leurs  ébats  tous  les  petits  oiseaux. 

Le  clocher  de  Larmor  sert  d'asile  aux  oiseaux 
Qui  croassent  là-haut  ou  glanent  sur  la  terre. 
Dans  une  crique,  à  l'ancre  et  bercés  par  les  eaux, 
En  attendant  le  flux,  sont  rangés  les  bateaux  ; 
Les  filets  bruns  aux  mâts  pendent  dans  la  lumière. 
Et  sèchent  à  l'abri  d'un  vieux  môle  de  pierre. 


474  MARINES 

Sol  inculte,  des  champs  envahis  par  la  pierre 
Où  de  maigres  talus  cachent  mal  les  oiseaux  ; 
Mais  lorsqu'en  plein  été  la  torride  lumière 
D'un  admirable  ciel  fait  crépiter  la  terre, 
Quel  spectacle  de  voir  des  milliers  de  bateaux 
Au  delà  des  Errants  voltiger  sur  les  eaux  ! 

Plus  calmes  près  du  port  sont  les  mobiles  eaux  ; 
Elles  montent  sans  bruit  entre  deux  quais  de  pierre, 
Et  frôlent  d'un  baiser  les  coques  des  bateaux. 
Sur  ces  rives  du  Scorff  quels  jolis  chants  d'oiseaux  : 
Quels  coins  de  Paradis,  oubliés  sur  la  terre, 
Dans  ces  grands  bois  où  tombe  étrange  la  lumière  î 

La  lumière  du  ciel  a  pour  miroir  les  eaux  ; 
La  terre,  pour  clochers,  des  aiguilles  de  pierre  ; 
Les  oiseaux  ont  le  vol  et  l'onde  les  bateaux. 

Sylvane. 


i 


SONNET 


,V  Mll«  GlI.    POUR  SA  SEGONDR  COUMUSTIOX. 

(...date...) 

Vous  avez  revêtu  la  mousseline  blanche, 

Et,  le  lis  virginal  et  le  cierge  à  la  main, 

Vous  reprenez  du  temple  en  fête  le  chemin 

Sous  l'œil  de  vos  parents  en  habits  de  dimanche. 

Maintenant  votre  front  ceint  de  roses  se  penche 
Devant  Tautel  splendide  où  le  Maître  divin 
Sous  la  frêle  apparence  et  du  pain  et  du  vin 
Attend  la  jeune  enfant  et  sa  prière  franche. 

Il  va  descendre  en  vous,  Jésus,  le  Roi  des  rois, 
Qui  pour  notre  salut  mourut  sur  une  croix. 
Lui  dont  tout  l'univers  célèbre  les  louanges. 

Il  trouvera,  sortant  du  tabernacle  obscur. 
Dans  votre  grand  œil  bleu  Téclat  du  ciel  d'azur, 
Dans  votre  petit  coeur  la  pureté  des  anges  ! 

Dominique  Caillé. 


*  La  signature  de  M.  Dominique  Caillé  n'avait  pas  figuré  Tan  passé  dans  cette 
Eevue  au  bas  d*un  sonnet  inspiré  par  une  circonstance  analogue.  Nous  tenont 
^  réparer  cet  oubli . 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


Etudes  documentaires  sur  la  Révolution  française,  La  Vendée  pa- 
triote (17  p3- 1800),  par  Ch.  L.  Chassin,  tome  I.  —  Paris,  Paul 
Dupont,  éditeur,  1898. 

Le  troisième  et  dernier  volume  de  la  Préparation  de  la  guerre  de  Vendée 
a  paru  depuis  quelques  mois  à  peine^  et  déjà  M.  Ghassin  entreprend  la 
publication  de  la  Vendée  patriote.  Nous  pouvons  assurer  que  ce  nouvel 
ouvrage  dépasse  encore  en  intérêt  le  précédent,  il  entre  dès  l'abord  dans 
le  vif  de  l'émouvant  sujet  :  ce  n'est  plus  le  prologue,  c'est  le  drame. 

A.  ne  lire  que  le  titre,  et  quand  on  connaît  les  tendances  de  Tauleur, 
on  s'attend  à  trouver  dans  la  Vendée  patriote  un  réquisitoire  enflammé. 
A  lire  Touvrage,  on  est  heureux  d'y  trouver  au  contraire  une  plus  calme 
et  saine  appréciation  du  grand  mouvement  insurrectionnel  de  mars 
1798.  Avec  une  générosité  et  une  ouverture  d'esprit  qui  lui  font 
honneur,  M.  Ghassin  avoue  les  fautes  de  ses  amis,  reconnaît  le  courage 
et  le  mérite  de  ses  adversaires  ;  il  ne  pouvait  citer  plus  complètement, 
plus  impartialement  qu'il  ne  Ta  fait  dans  la  Préparation^  mais  il  n'accom- 
pagne presque  jamais  ses  précieuses  citations  de  commentaires  cruels 
ou  ironiques  à  l'adresse  de  la  Vendée  royaliste  et  catholique.  Sans 
doute,  dans  sa  note  préliminaire^  oii  il  constate  avec  une  fierté  bien 
légitime  l'accueil  fait  à  son  premier  ouvrage  par  les  critiqua  des  deux 
camps  opposés,  il  revient  âprement  sur  l'invention  de  l'évèque  d'Agra, 
cette  «  forte  mystification  épiscopale  » ,  comme  il  l'appelle  ;  après  avoir 
exalté  la  clémence  des  républicains,  il  traite,  sans  preuves  suffisantes 
de  c  très  politique  >  l'humanité  des  chefs  vendéens  ;  ailleurs  encore  il 
fait  une  assimilation  risquée  entre  l'enthousiasme  religieux  des  croises 
et  celui  des  paysans  se  précipitant  à  l'attaque  de  Fontenay.  Mais  l'ex- 
pression de  ses  colères  et  de  ses  rancunes  est  bien  rare,  en  somme.  Ge  que 
l'historien  montre  dans  les  rares  intervalles  de  son  récit  documentaire 
et  impassible,  c'est  une  égale  pitié  pour  les  victimes  d'une  guerre  qu'il 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  477 

qualifie,  comme   Tadjudant-général   Ganier,   d'exécrablr  et    auss    de 
prodigieuse. 

Le  tome  premier  de  la  Vendée  patriote  nous  apporte  un  nombre  con- 
lidérable  de  procès-verbaux,  de  lettres,  de  documents  de  toute  nature^ 
extraits  des  archives  publiques  ou  particulières.  Les  pièces  capitales  de 
ce  recueil  sont  le  Livre  d'ordres  et  de  correspondance  du  brave  et  habile 
général  Boulard,  tiré  des  Archives  historiques  de  la  Guerre,  le  très  in^- 
téressant  Compte-Rendu  du  général  Biron  au  Comité  de  Salut  public  et 
au  Conseil  exécutif,  qui  est  aux  Archives  nationales,  la  bizarre  et  quelque 
peu  cynique  Autobiographie  de  Taventurier  militaire  Rossignol,  conservée 
aux  Archives  de  la  Guerre.  A  ces  pièces^  qui  ont  parfois  Tattrait  de  ré- 
vélations, combien  en  devrions- nous  ajouter  d'autres  moindres,  comme 
cette  lettre  adressée  le  ao  mai  de  Nantes  au  ministre  des  affaires 
étrangères  Le  Brun  par  l'ancien  constituant  Volney^  commissaire  du 
pouvoir  exécutif,  et  où  le  philosophe  se  moque  avec  esprit  des  comédiens, 
commissaires  improvisés  de  la  Convention.  «  Les  panaches  de  David  et 
ses  idées  de  costume  »,  dit  l'auteur  des  Raines,  €  n'ont  pas  le  succès 
de  ses  tableaux.  » 

Le  volume,  qui  a  plus  de  six  cents  pages  in-octavo,  embrasse  une 
période  de  trois  mois  à  peine,  de  la  mi-mars  au  commencement  de  juin 
1793.  Mais,  dans  ce  court  espace  de  temps,  grands  et  petits  événements 
se  pressent.  Le  mois  de  mai  est  funeste  aux  républicains,  qui  rendent 
Thouars  le  11,  Fontenay  le  a 5^  et  que  Tinfériorité  du  nombre,  la  pré- 
sence de  généraux  imprudents  ou  incapables,  compromettent  gravement» 
La  ville  des  Sables-d'Olonne,  dont  la  possession  eût  mis  la  Vendée  in- 
surgée en  communication  avec  l'Angleterre  et  l'Espagne,  fut  attaquée 
vigoureusement,  mais  elle  tint  en  échec  l'armée  poitevine  de  Joly,  et 
M.  Chassin  attribue  à  son  heureuse  résistance  une  importance  capitale. 
C'est  avec  un  juste  orgueil  qu'il  cite  cette  réponse  du  conseil  général 
des  Sabler  aux  officiers  municipaux  de  Talmont.  €  Quant  aux  Sables, 
ils  sauteront  plutôt  dans  la  mer  que  de  se  rendre.  » 

La  défense  des  Sables-d'Olonne  fait  honneur  à  la  population  de  cette 
ville  et  au  mérite  du  général  qui  commandait  la  division  républicaine, 
Boulard.  M.  Chassin  remet  en  lumière  la  physionomie  un  peu  effacée, 
très  caractéristique  de  ce  Boulard,  organisateur  et  tacticien,  homme 
d'esprit  aussi,  qui  trouvait  le  temps  d'écrire  des  lettres  alertes  et  qui 
disait  à  la  gauloise  :  «  Je  pelotte  en  attendant  partie  et  cela  donne  de 
l'assurance  à  nos  troupes.  » 

Les  portraits  de  généraux  et  de  personnages  républicains  abondent 


478  NOTiCES  ET  COMPTES  RENDUS 

dans  le  livre.  Nous  avons  entrevu  ceux  de  Boulard  et  de  Rossignol;  il 
faudrait  encore  tirer  de  la  masse  Beaufranchet  d'A.yat^  qui  était  le  fils  de 
M^*  Morphy ,  mais  qu^une  erreur  volontaire  de  date,  propagée  par  certains 
pamphlétaires^  a  pu  seule  faire  envisager  comme  celui  de  Louis  XV  ;  le 
ministre  de  la  guerre  Bouchotte,  un  bureaucrate  ;  Westermann,  un  rude 
militaire,  et  le  prince  de  Hesse,  un  déclassé  ;  Vancien  auteur  dramatique 
devenu  adjoint  au  ministre  de  la  guerre  et  persécuteur  de  TaristocraUe 
libérale^  Ronsin^  flanqué  de  ses  acolytes,  tragédiens  ou  comédiens,  Gram* 
mont,  Robert  ;  Parein  ;  vingt  autres  parmi  lesquels  se  détache  en  plein 
relief  le  général  en  chef  de  Tarmée  des  cotes  de  la  Rochelle,  gentilhomme 
Yoltairien^  militaire  de  grande  valeur,  Tun  des  piécurseurs  et  Tune 
des  plus  intéressantes  victimes  de  la  Révolution,  Lauzun,  duc  de  Biron. 
M.  Ghassin  retrace  avec  une  complaisance  marquée  ces  physionomies 
républicaines  ;  il  est  sans  tendresse,  mais  non  sans  justice  pour  les  chefs 
vendéens.  Rencontre-t-il,  par  exemple,  deux  lettres  de  d'Elbée  qu'il  ap- 
pelle dès  le  début  de  l'insurrection  «  général  en  chef  de  fait  »,  deux 
lettres  qui  prouvent.  Tune  de  la  pitié  pour  Tennemi,  l'autre  un  sens  po- 
litique très  exercé,  il  les  public  intégralement.  Je  lui  signalerai  à  ce 
propos  une  petite  erreur.  Parlant  de  la  première  bataille  de  Fontenay, 
favorable  aux  républicains,il  dit  :  t  Le  premier  des  généraux  catholiques, 
le  seul  qui  eût  des  talents  militaires  sérieux,  puisés  dès  Venfance  dans 
Vintimité  de  Maurice  de  Saxe,  Gigost  d'Elbée  avait  été  grièvement  blessé 
ftu  fort  de  la  mêlée.  >  Retenons  le  précieux  éloge,  mais  gardons-nous 
d'en  faire  un  mérite  à  Maurice  de  Saxe  qui  était  mort  (1750)  avant  la 
naissance  de  d'Elbée  (175a).  C'est  le  père  de  celui*ci,  général  major  au 
service  de  l'électeur  de  Saxe,  roi  de  Pologne,  Auguste  II,  et  c'est  son 
oncle  le  comte  Alexandre,  major  dans  l'armée  française,  qui  purent 
profiter  des  leçons  du  vainqueur  de  Fontenoy. 

Olivier  de  Gourcuff. 

* 

La  Diffamation  et  la  Loi  du  ag  juillet  1881,  par  J.  Gabier,  avocat, 
docteur  en  droit.  —  Paris,  Marchai  et  Billard,  1893. 

Les  thèses  de  droit  sont  ardues,  pour  l'ordinaire  ;  elles  proviennent  — 
eût  dit  Rabelais  ^-  €  de  cerveaulx  à  bourlet,  grabeleurs  de  corrections  »  ; 
elles  donnent  à  lire  autant  de  mal  qu'à  composer,  et  c'est  un  soula- 
gement pour  tout  le  monde  que  de  trouver  le  mot  t  fin  >  après  tout 
l'indigeste  fatras  d'une  érudition  hâtivement  acquise. 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  479 

Tel  n*est  point  le  cas  de  la  DiJJamilion  de  J.  Gabier.  Si  l'auteur  a  traité 
son  sujet  ex  professa,  il  Ta  traité  aussi  coq  amore^  pour  son  plaisir  et 
notre  profit.  Ce  livre  n*a  pasTaspect  rébarbatif  d'un  factum  juridique, 
il  est  savant  sans  pédantisme,  mais  il  emprunte,  avec  une  convenance 
parfaite,  ici  un  trait  aux  mœurs,  là  une  anecdote  à  la  vie,  plus  loin  un 
souvenir  à  de  récentes  lectures  ;  il  nous  rappelle  presque  à  chaque  page 
que  le  jeune  docteur  a  disserté  naguère,  avec  agrément  et  solidité^  sur 
des  diffamateurs  imaginaires,  les  Effrontés  d'Emile  Augier. 
•  La  thèse  de  M.  J.  Gabier,  qui  forme  un  gros  volume  —  Jastam  volamen 
•—  est  le  commentaire  très  fouillé  de  la  loi  du  ao  juillet  1881.  On  sait 
que  cette  loi,  la  plus  importante  des  lois  sur  la  presse,  détermine  la 
nature  du  délit,  en  fixe  la  poursuite  et  la  répression.  Je  doute  que 
M.  Gabier  ait  laissé  grand'cbose  à  dire  aux  juristes  futurs.  Je  lui  ren- 
drai, moi  profane,  cette  justice  qu'il  a  parlé  avec  une  verve  charmante 
du  journal  français  et  même  de  son  fondateur,  statufié  depuis  hier, 
Tbéophraste  Kenaudol.  O,  de  G. 


* 
♦  ♦ 


Nous  n'avons  pas  à  rendre  compte  des  pièces  de  MM.  kvm  md  Silvestre, 
François  Fabié,  Maurice  Vaucaire,  Paul  Erasme,  qui  ont  été  représen- 
tées au  premier  spectacle  du  Théâtre  des  Poètes. 

Mais  nous  tenons  à  appeler  l'attention  sur  le  prologue  que  M.  Charles 
Fuster  avait  composé  pour  louverture  de  ce  théâtre.  C'est  une  œuvre 
très  originale  où  le  Pierrot,  qui  cache  Thomme  moderne  sous  son  visage 
enfariné,  a  pour  interlocuteurs  les  tragiques  héros,  les  vibrantes  amou- 
reuses, même  les  chevaliers  errants  delà,  fable  ^  —  au  sens  latin  du  mot. 
La  grande  cause  de  l'idéal  est  éloquemment  plaidée  par  Œdipe  et 
Viviane,  Antîgone  et  don  Quichotte.  On  sent  que  Charles  Fuster 
exprime  par  la  bouche  de  chacun  des  personnages  qu'il  évoque  les 
nobles  tendances  de  son  esprit.  Le  défaut  de  place  nous  empêche  seul 
de  citer  les  très  beaux  vers  où  le  poète  rompt  contre  le  bas  réalisme 
la  lance  du  mélancolique  paladin  de  Cervantes. 


Le  Percement  de  t/istuhe  de  Corinthe,  par  Léon  Durocher, 
64  dessins  par  A.  Vigoola.  —  H.  Simbnis  Empis,  1893. 

En  France  tout  finit  par  des  chansons  et  des  facéties.  Que  reste-t-il  du 
système  de  La>v  ?  Un  recueil    d'estampes   satiriques.  Que  restera-t-il, 


480  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 

dans  cinquante  ans,  de  la  plus  formidable  exploitation  financière  de  ce 
siècle?  D'ironiques  livrets  dans  le  genre  de  celui  que  notre  confrère 
Durocher  appelle  avec  beaucoup  d*à-propos  «  le  percement  de  Tisthme 
deCorinthe  ».  Tranquillisez-vous,  d'ailleurs.  Les  allusions  sont  discrètes  : 
Epsilon  le  grand  Grec,  Tingénieur  Eiphelix,  Baiauton  lui-même  et  l'ex- 
archonte  Pol>phlosboio,  sont  surtout  ressemblants  dans  les  fines  vignettes 
de  M.  Yignola.  Quant  à  Carnéade  en  personne,  il  a  bien  le  droit  d'êli*e 
petil-fils  de  Vorganisalettr  de  la  victoire  de  Marathon.  Ces  choses-U  se 
passaient  à  Athènes,  et  M.  Durocher  a  assez  d'esprit  pour  les  avoir  in- 
ventées. O.  DE  G. 

* 

*  m 

Nous  croyons  faire  plaisir  à  nos  lecteurs  en  empruntant  à  la  Dê^ 
pêche  bretonne  l'intéressant  compte  rendu  suivant  d'une  conférence 
faite  récemment  à  Londres  sur  Hippoly  te  Lucas  et  rappelons  à  ce  sujet 
que  le  volume  des  Chants  de  divers  pays  paraîtra  à  la  fin  de  ce  mois. 

M.  Huguenet,  officier  d'Académie,  un  des  plus  éminents  professeurs 
de  français  à  Londres,  a  donné  ces  jours-ci  une  conférence  sur  notre 
compatriote  rennais  Hippolyle  Lucas,  dans  le  grand  bâtiment  appelé 
«  le  Collège  des  Précepteurs  »  que  le  Comité  avait  gracieusement  mis  à 
sa  disposition» 

Par  des  traits  rapides  et  saillants,  M.  Huguenet  a  tracé  une  brillante 
esquisse  de  notre  chère  province,  illustrée  par  Duguesclin  et  tant 
d'autres  grands  hommes.  Ses  landes  sauvages  aux  clochettes  de  bruyère, 
ses  dolmens,  ses  menhirs,  ses  blocs  de  granit,  ses  côtes  rongées  par 
rOcéan,  sa  race  primitive  c  de  granit  elle-même  »,  a  dit  Michelet^ 
«  d'une  grande  noblesse  et  d'une  farouche  indépendance  »,  enfin  la 
belle  Armoiique  tout  entière  s'est  présentée  à  Tauditoire  très  nombreux, 
tant  Français  qu'Anglais^  dans  la  poétique  évocation  du  conférencier. 

Dans  ce  cadre  aux  riches  et  brillantes  couleurs,  M.  Huguenet  a  fait 
paraître  la  noble  figure  du  poète  breton  Hippoly  te  Lucas^  dont  la  ville 
de  Rennes  s'honore  à  juste  titre. 

Ha  parlé  successivement  de  notre  compatriote  comme  poète,  critique, 
journaliste,  traducteur  et  romancier.  M.  Huguenet  a  tenu  les  auditeurs 
sur  le  charme  par  la  lecture  d'extraits  des  Heures  d*amoar  et  de  la  ra- 
vbsante  variété  :  Le  Grand  Faucon  du  pic  de  Ténériffe,  qui  a  excité  une 
hilarité  générale. 

L'éminent  conférencier,  qui  a  tout  fait  pour  le  développement  de  la 


NOTICES  ET  GOHPTES  RENDUS  481 

langue  française  de  l'autre  côlé  du  détroit,  a  terminé  sa  confiance  en 
s'exprima nt  ainsi  : 

«  Oui,  les  poésies  d'Hippolyte  Lucas  sont  de  celles  qui  sont  propret  à 
nous  charmer  aux  heures  de  Tinsomnie  ;  ses  rêveries^  ses  joies,  ses 
soupirs  et  ses  larmes  sont  hien  ce  que  nous  avons  tous  éprouvé.  U  nous 
montre  le  cœur  humain  tel  qull  est,  avec  ses  imperfections  et  ses  fai- 
blesses, mais  aussi  avec  ses  aspirations,  ses  combats,  sa  résignation,  ses 
victoires.  II  nous  console,  il  nous  encourage.  Ceux  qui  écrivent  de  tels 
livres  doivent-être  rangés  parmi  les  bienfaiteurs  de  l'humanité  ;  ils  ont 
droit  à  la  reconnaissance  des  générations  futures.  Aussi,  la  ville  de 
Rennes,  voulant  honorer  la  mémoire  d'Hippolyte  Lucas,  a*t*elle  fait 
placer  une  inscription  commémorative  sur  sa  maison  natale.  Elle  a 
donné  son  nom  à  une  de  ses  rues.  Son  buste  est  placé  dans  les  musées 
de  Rennes  et  de  Saint-Malo.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des  honneurs  provi- 
soires et  insuffisants,  et  le  jour  n'est  pas  éloigné,  nous  n'en  doutons 
pas,  où  les  édiles  de  l'ancienne  capitale  de  Bretagne  élèveront  une  statue 
à  celui  qui  Ta  illustrée  par  ses  yertus  et  par  ses  écrits  ! 

Cette  éloquente  péroraison  a  été  saluée  par  les  applaudissements  en- 
thousiastes du  nombreux  et  élégant  auditoire  qui  remplissait  la  salle. 

La  lecture  d'une  lettre  de  lord  Tennyson  à  Hippoiyte  Lucas  a  vive-* 
ment  intéressé  un  public  qui,  il  y  a  quelques  mois,  escortait  vers  sa 
glorieuse  tombe,  à  Tabbaye  de  Westminster,  le  poète  lauréat  de  l'An* 
gle terre. 

«  Les  poètes  sont  frères  »,  écrivait  l'auteur  de  Thomas  Becket  à 
l'auteur  des  Heures  d'amoury  qui  peut  lui  être  comparé  sous  plus  d'un 
rapport,  c  ils  se  comprennent  et  s*aiment  en  dépit  de  la  distance  et  des 
différences  de  nationalités.  >  C'était  le  cas  de  se  rappeler  cette  conso- 
lante vérité. 

Parmi  les  Français  que  le  vent  de  la  fortune  a  jetés  sur  les  blanches 
côtes  d'Albion,  et  qu'une  heureuse  inspiration  avait  portés  samedi  der-  * 
nier  vers  le  Collège  des  Précepteurs,  aucun,  je  pense,  ne  s'est  senti  Tâme 
aussi  émue  que  le  Breton  qui  trace  ces  lignes,  et  sur  les  lèvres  duquel 
viennent  les  vers  de  Chateaubriand,  composés  peut-être  pendant  son 
exil  à  Londres  : 

Gombiea   j'ai  douce  souvenance,  etc. 

y  VON  Kermar. 

Londres  29  mai  1993. 


48'2  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


Aperçus  graphologiques,  en  trente  causeries,  par  R.  de  Salbkrg 
(prix  2  francs),  en  vente  aux  bureaux  du  Gratis,  ii,  rue  PauK 
Louis-Courier.  —  Paris-Nantes,  imprimerie  Paul  Plédran,  1893. 

€  Dne  signature  en  dit  plus  long  au  graphologue  que  dix  ans 
d'intimité  •,  dit  Madame  R.  de  Salberg  à  la  page  83  de  son  charmant 
volume,  et  elle  conclut  à  ceci  :  «  Dans  les  circonstances  majeures,  à  la 
veille  d'un  mariage,  d*une  association  commerciale,  d*un  Iidoicommis^ 
au  lieu  de  recourir  aux  agences  de  renseignements  d'amis  complaisants 
ou  d*agences  trlcoches  trop  louches  ou  trop  éclairées  pour  bien  y  voir, 
il  conviendrait  d'interroger  un  graphologue  qui,  partant  de  la  certitude 
d'une  attestation  intime,  vous  dépeindrait  le  caractère  du  souscripteur 
et  vous  répondrait,  non  de  la  solvabilité  de  celui-ci,  mais  de  son  plus  ou 
moins  de  droiture.  ■  A  en  croire  M™»  de  Salberg  :  t  Griffonner  deux 
lignes  équivaut  à  une  confession  publique  (p.  6).  »  Les  lettres  plus  ou 
moins  bien  formées,  plus  ou  moins  bien  détachées,  plus  ou  moins 
grosses  ou  petites,  plus  ou  moins  droites  ou  penchées  dans  le  corps 
d'un  mot  suffisent  pour  faire  connaître  vos  défauts  ou  vos  qualités.  Il 
parait  même  que  Ton  peut  pousser  plus  loin  encore  ses  investigations. 
D'après  Crémieux-Jamin,  cité  par  M"""  de  Salberg,  on  reconnaît  un 
apoplectique  «  à  l'écriture  dégringolante  comme  Tentraînement  de 
tout  corps  ne  pouvant  se  soutenir  »,  on  reconnaît  «  une  maladie  de 
cœur  aux  déliés  brisés  i,on  reconnaît  un  obôse  «  aux  points  semés  où  il 
n'en  faut  pas  >,  un  «  asthmatique  »  à  cette  même  profusion  de 
points,  mais  légers,  etc.,  etc.  C'est  véritablement  effrayant  ;  et  après  la 
lecture  des  causeries  si  fines,  si  intéressantes,  si  amusantes  et  si  sérieuses 
à  la  fois  de  M">®  de  Salberg,  je  suis  véritablement  tenté  de  demander  à 
la  Société  des  Bibliophiles  bretons  de  vouloir  bien  délivrer  son  secrétaire 
de  cette  confession  journalière  et  publique  par  l'écriture  en  lui  fournis- 
sant une  machine  traçant  des  lettres  d'imprimerie,  car  désormais  il  va 
trembler  en  signant  Dominique  C.villé. 


Nous  sommes  heureux  d'annoncer  à  nos  lecteurs  la  très  prochaine 
apparition  des  premières  livraisons  de  la  *  deuxième  monographie  des 
Paysages  et  Monuments  de  la  Bretagne.    Elle  aura  pour  titre  :   Pont- 


l 


» 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  483 

VAbbé,  Lambour,  Fouesnant  et  Ploagastel-Saint-Germain,  et  renfermera  des 
notices  rédigées  par  Paul  du  Ghatellier  et  Ducrest  de  Villeneuve. 

Voici  la  nomenclature  des  héliogravures  hors  texte  qui   illustreront 
les  quatorze  livraisons  de  cette  monographie  : 

PONT-L'ABBÉ,    LAMBOUR,  FOUESNANT, 
ET  PLOUGASTEL-SAINT-GERMAIN. 

(Finistère) 
Héliogravures  hors  texte 

1^  Pont-l'Abbé,  —  Le  chevet  de  l'église,  vue  prise  du  port,  au  nord-est. 

2«  Id,        — L'église  de  Lambour,  façade  ouest. 

3«  Lodudy.  —  L'église,  vue  de  la  nef  principale. 

/i'      Id.      —  La  rivière  de  Pont-l'Abbé  et  la  cale  du  port. 

5®  Penmarc*h.  —  Le  cimetière  et  le  chevet  de  Téglise,  vue  prise  au  sud- 
est. 

6'        Id,        —  L'église,  porte  latérale  sud  du  Narthex. 

7®        Id.         —  Les  restes  de  l'église  S.-Guénolé,  vue  prise  à  l'ouest. 

8*  Kerity,  —  Les  ruines  de  l'église,  vue  prise  au  sud-ouest. 

Q»'  Sl'Jean-TroUmon,  — ■  La  chapelle  et  le  calvaire  de  Tronoën . 
10*  Id,  —  Le  calvaire  de  Tronoën,  vue  prise  à  Test, 

ï  1°  Plomear.  —  Ruines  du  château  de  Lestiola. 
ia«  Combrii.  —  L'anse  de  Sainte-Marine,  rivière  de  TOdet. 
i3**  Fouesnant.  —  L'église,  la  nef  centrale. 
i4*  La  Foresten  Fouesnant.  —  L*église,  façade  ouest. 
i5®  Cto/iarsenFo«««nan(.  — L'église  et  le  cimetière,  vue  prise  au  sud-ouest. 
i6°         Id.         Id.         —  Chapelle  et  fontaine  du  Drennec. 
17®  Puerguet  en  Foueswmt.  —  Chapelle,  ossuaire  et  calvaire,  vue  prise  au 

sud-ouest. 
i8'  Bénodet.  —  Vue  générale,  prise  de  Sainte-Marine. 
19"  Plouga^tel- Saint-Germain.  — Eglise  Saint-Germain  et  le  calvaire,  vue 

prise  au  sud-ouest. 
30*  Plonéour^Lanuern.  -^  Chapelle  de  Languivoa. 
21®  Peumerit,  —  Entrée  du  château  de  Penquellenec. 
22°  Tréogat.  —  L'église,  vue  intérieure  du  sanctuaire. 
23'  Plovan,  —  L'église  et  le  calvaire,  vue  prise  au  nord-est. 
24**      Id,      —  Ruines  de  la  chapelle  de  Languidou,  vue  intérieure  prise 

au  nord-ouest. 
20°  Pouldrezic.  —  Chapelle  de  Lababan,  vue  prise  au  sud-est. 


484  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


Héliogravures  da?ïs  le  texte. 

I  Penniarc'h,  —  La  Pointe  Rocheuse,  vue  prise  à  demi -marée, 
a  Locludy,  —  L'Ile  Tudy,  vue  prise  de  Tanse  de  Langoz. 
3  Combrit.  —  La  rivière  de  Quimper  vue  de  la  falaise  de  Kergrand. 
k  Ija  Forest  en  Fouesnant,  —  Rivière  du  prieuré  de  Locamaud. 
5  Menhir  de  Kervadeldu  château  de  Kernaz, 

Plus  soixanle-dix  à  quatre-vingts  dessins  dans  le  texte. 

On  souscrit  :   A  Rennes,  chez  MM.  Plihon  et  Hervé,  ainsi   que  chez 
M.  H.  Gaillère,  libraire-éditeur. 

A  Quimper,  chez  M.  Le  Braz,  libraire. 

A  Saint- Brieuc,  chez  M.  R.  Prud'homme,  libraire. 

A  Nantes,  chez  M»«  Vcloppé,  libraire. 
A  Brest,  chez  M.  Jean  Robert,  libraire. 


L'ÂBSE>TE,    par    Charles-Bernard  (prix    a  francs).    —  Rennes, 
lly aci  n  the-Cail  Hère ,   li braire-  éditeur,    i  SgS . 

C'est  toute  l'histoire  d'une  âme  de  vingt  ans  que  Charles  Bernard 
nous  conte  dans  son  délicieux  poème  l'Absente.  Un  jeune  poète  s'est 
laissé  prendre  aux  yeux  enchanteurs  d'une  jeune  vierge  ;  il  Taime  d'un 
véritable  amour^  d'un  amour  chaste,  j'entends  ;  il  va  se  promener  avec 
elle  dans  le  jardin,  il  s'asseoit  à  ses  côtes  sur  la  terrasse  d'un  chalet  près 
de  la  mer,  il  rêve  de  partir  et  de  s'engloutir  avec  elle  dans  l'Océan^  il 
recueille  une  fleur  froissée  entre  ses  doigts  blancs,  il  la  regarde  faire 
l'aumône  à  un  pauvre  et  souhaite  d'être  ce  mendiant,  que  sais-je  P  Puis 
la  jeune  fille  a  quitté  le  pays  et  le  poète  reste  seul  et  songe  à  tous  ces 
petits  incidents  de  son  amour,  et,  à  la  différence  de  Brizeux  s'écriant 
désespéré  : 

Celle  pour  qui  j'écris  avec  amour  ce  livre 
Ne  le  lira  jamais. 

11  écrit,  lui.  plein  de  confiance,  son  livre  pour  sa  bien-aimée  absente, 
pour  celle  dont  l'amour  le  préserve  de  tous  désirs  mauvais  (p.  43).  Chère 
absente,  dit-il  au  début  de  son  poème,  d'une  facture  habile  et  d'un 
style  délicatement  ciselé  et  coloré  : 


NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS  48b 

Chère  absente,   depuis   que  vous  m'avez  quitté, 
Le  grand  soleil  n'a  plus  ni  chaleur  ni  clarté... 
Les  vents  d*octobre  ont  remplacé  les  brises  douces. 
Et  les  feuilles  jadis  vertes  aujourd'hui  rousses. 
Avec  un  bruit  plaintif  s'essaiment  dans  les  bois... 
Les  cors  clament  la  mort  de  la  béte  aux  abois. 
Le  Ciel  est  morne  et  gris,  la  tempête  fait  rage. 
Et  les  petits  oiseaux  que  transperce  Torage 
Frissonnent  au  lieu  de  chanter  dans  les  taillis. . . 
Et  mon  cœur  est  plus  triste  encor  que  le  pays!... 
Par  les  mêmes  sentiers  où  tous  deux  nous  passâmes 
J'erre,  cherchant  partout  la  trace  de  nos  ftmes... 
Hélas  ! . . .  notre  sillage  est  si  vite  effacé 
Qu'il  ne  reste  plus  rien  de  cet  heureux  passé 
Et  que,  pour  retrouver  ce  que  j'aime  et  qui  m'aime. 
Je  me  vois  obligé  de  rentrer  en  moi-même. . . 
El  c'est  pourquoi,  bravant  l'absence  et  les  hivers. 
Pour  vous  qui  les  lirez  je  cisôlo  ces  vers 
En  poète  féal  et  chroniqueur  fidèle. 
Pour  que  vous  sachiez  bien,  ô  sauvage  hirondelle. 
Quand  vous  nous  reviendrez  joyeuse  quelque  jour, 
Que  j'ai  vécu  des  souvenirs  de  notre  amour. 

Puisse  le  jeune  poète  retrouver  sa  bien-atmée  fidèle  et  ne  pas  la  revoir, 
comme  Henri  Heine  la  sienne,  devenue  la  femme  d'un  br^ve  homme 
d'affaires  !  Puisse-t-il  l'épouser  alors  que  les  passions  n'ont  pas  étiolé 
son  cœur,  et  puisse-t-il  trouver  le  bonheur  en  elle  seule,  le  bonheur  qui 
n'est,  suivant  l'expression  d'un  grand  écrivain,  qu'un  rêve  de  jeunesse 
réalisé  dans  Fâge  mur  ! 

D.  Caillé. 


H  s'est  formé  à  Lorient,  sous  la  présidence  d'honneur  de  François 
Goppée,  une  Revue  littéraire  et  artistique  mensuelle,  Le  Biniou,  Dans  le 
dernier  numéro,  nous  relevons,  à  côté  de  jolis  vers  de  MM.  Paul  Lorans, 
Ichel  d*A.mor,  Emile  Blandel,  Stanislas  Millet,  les  intéressantes  im- 
pressions de  voyage  en  Algérie  de  notre  collaborateur  M .  Jos  Parker. 
La  Hevue  de  Bretagne  envoie  un  cordial  souhait  de  bienvenue  à  son 
jeune  confrère,  Le  Biniou. 


48ft  NOTICES  ET  COMPTES  RENDUS 


La  CuALOTAis  ET  LE  DUC  d'Aigujllo.n  (Correspondance  du  cheva- 
lier de  Fontette),  par  Henri  Carré,  professeur  d'histoire  à  la 
Faculté  des  lettres  de  Poitiers.  —  Un  volume  in-8'  de  plus  de 
600  pages.  —  Paris,  librairies-imprimeries  réunies  (ancienne 
maison  Quantin),  May  et  Motteroz,  directeurs»  7,  rue  Saint- 
Benoit.  —  Prix  :  7  fr.  5o. 

M.  Henri  Carrée  érudit  distingué,  naguère  professeur  d'histoire  à 
Rennes,  avait  déjà  public,  ces  dernières  années,  des  travaux  tor|  remar- 
quables, fort  intéressants  pour  la  Bretagne,  quoique  empreints,  du 
moins  dans  certaines  parties,  d'un  esprit  peu  breton.  Nommons,  entre 
autres,  le  Parlement  de  Bretagne  après  la  Ligue,  les  Recherches  sur  Vad-^ 
minislralion  municipale  de  Rennes  au  temps  d*Henri  IV,  etc. 

Aujourd'hui  professeur  à  la  Faculté  de  Poitiers,  M.  Carré  n'a  pas  cepen- 
dant perdu  de  vue  la  Bretagne,  qui  elle  non  plus  ne  Ta  point  oublié. 
Ce  qui  le  prouve,  c'est  le  volume  dont  le  titre  est  inscrit  en  tète  du 
présent  article,  volume  fort  cuiieux  pour  la  connaissance  de  cette 
Affaire  La  Chalotais  qui  tient  une  si  grande  place  dans  Thistoire  de  la 
Bretagne  au  XVIII"  siècle,  et  qui  n'est  d'ailleurs  qu'un  épisode  de  la 
longue  lutte  soutenue  par  les  Bretons  pour  la  défense  de  leurs  libertés 
nationales  contre  les  roueries  et  les  violences  du  despotisme  ministériel. 

M.  Carré  a  retrouvé  à  Dijon  la  correspondance  du  chevalier  de  Fontette 
en  1766-1768.  A  ce  moment  la  lutte  était  fort  ardente  :  le  champion  en 
Bretagne  du  despotisme  ministériel  était  le  célèbre  duc  d'Aiguillon. 
Fontette,  lieutenant  de  roi,  gouverneur  de  Saint^Malo,  était  l'un  des 
auxiliaires  les  plus  fervents  de  ce  duc  ;  ses  principaux  correspondants 
sont  MM.  Barrin  et  de  la  Noue,  deux  âmes  damnées  du  môme  d'Aiguillon, 
mais  tous  trois  hommes  d'esprit,  contant  dans  leurs  lettres  beaucoup 
d'anecdotes,  montrant  plus  d'un  dessous  de  cartes,  et  disant  sans  se 
gêner  tout  ce  qu'ils  pensent.  Cette  correspondance  est  donc,  je  le  répète, 
curieuse,  intéressante,  amusante  ;  mais  je  serais  bien  étonné  si,  étudiée 
avec  soin,  elle  ne  donne  pas  des  conséquences  passablement  opposées 
aux  opinions  exposées  par  M.  Carré  dans  son  introduction. 

Prenant  le  contrepied  de  l'opinion  universellement  admise,  M.  Carré 
professe    en    effet    que    La    Chalotais     n'a    pas   été   persécuté,    que 


NOTICES  ET  COMPTES   RENDUS  487 

c'est  lui  plutôt  qui  a  persécuté  d'.\iguillon,  lequel  se  serait  montré 
en  tout  cela  d'une  douceur  et  d*une  patience  angéliques,  et  aurait 
eu  constamment  le  bon  droit  pour  lui.  Malgré  le  talent  de  son 
auteur,  je  ne  crois  pas  que  ce  paradoxe  prenne  jamais  place  parmi 
les  vérités  historiques  :  il  faudrait  pouvoir  faire  oublier  les  deux  ans 
de  prison,  les  neuf  ans  d*exil  infligés  à  La  Ghalotais  par  la  triste  politique 
que  le  duc  d'Aiguillon  servait  et  pour  des  griefs  dont  aucun  ne 
put  ni  ne  pourra  être  prouvé  vrai.  Avant  tout  il  faudrait  oublier  que 
les  Bretons  défendaient  leurs  libertés  politiques  et  administratives, 
garanties  par  les  titres  les  plus  certains,  entre  autres  le  droit  de  con- 
sentir rimpôt,  droit  formellement  confirmé  tous  les  deux  ans  par  le  roi 
dans  le  Contrat  des  Etats  et  que  la  lutte  soutenue  par  d'Aiguillon  avait 
tout  simplement  pour  but  de  supprimer. 

Mais  —  quoi  quil  en  soit  du  paradoxe  —  la  Correspondance  Fontetle 
n'en  fournit  pas  moins  beaucoup  de  renseignements,  de  détails,  de 
traits  de  mœurs  et  de  caractère  qui,  bien  contrôlés,  bien  employés,  ai- 
deront beaucoup  l'historien  de  cette  jurande  lutte  à  reconstituer  la  phy- 
sionomie des  hommes  et  des  choses 

Cet  historien  existe  en  effet,  et  depuis  plusieurs  années  il  épluche,  il 
étudie  tous  les  documents,  il  travaille  avec  ardeur  à  son  œuvre  ;  c'est 
M.  Barthélémy  Pocquet,  qui  a  déjà  publié  dans  la  présente  Revue  di- 
verses études  sur  cette  époque,  et  à  qui  nous  devrons  bientôt  une  his- 
toire complète  de  raffaire  de  La  Ghalotais  et  du  gouvernement  de  d'Ai- 
guillon en  Bretagne,  laquelle  sera  pour  le  moins  aussi  intéressante,  aussi 
consciencieuse  que  le  livre  si  apprécié  du  même  auteur  sur  les  Origines 
de  la  Révolution  en  Bretagne, 

Il  saura,  n'en  doutons  pas.  tirer  le  meilleur  parti  de  la  curieuse  et 
excellente  publication  de  M.  Carré,  sur  laquelle  d'ailleurs,  si  nous  le 
pouvons,  nous  serons  heureux  de  revenir  avec  plus  de  détails. 

A.    DE   LA   B. 


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TOME  IX.  —  JUIN  1893  3a 


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TABLE  GÉNÉRALE  DU  VOLUME 

ANNÉE  1893.  —  PREMIKR  SEMESTRE 


JANVIER 

I.  *  Joseph  Foachêy  duc  dVtrante,  d*après  une  correspon- 
dance privée  inédite  publiée  par  D.  Cailla 6 

II.  —  Chants  de  divers  pays,   poésies  inédites  d*HiFPOLYTB 

Lucas  (suite) i6 

III.  —  NâCROLOQiE  :  Af.  Siméon  Lace a3 

IV.  —  Souvenirs  d'an  vieux  capitaine  de  frégate,  par  J.-M,-V. 

Kbrtilbr  (suite  et  fin) a5 

V.  —  M,  Stéphane  de  la  Nicollière^Teijeiro,  archiviste  de  la 

ville  de  Nantes 47 

VI.  —  Poésie  brvtonne  :  Bénédiction  de  la  nouvelle  église  de 

Camlez,  par  le  Roitelbt  db  Saint  Yybs 56 

VIL  —  Coins  db  Bretagnb  :  Marie-Rose  (suite),  par  Stlvanb.  67 

VIII.  —  Noticbs  bt  coiCPTBS  RENDUS  :  Les  ChoTs  aux  diverses 
époques f  de  M,  le  baron  de  Wismbs;  —  La  comtesse  de 
Chambrun,ses  poésies,  par  M.  0.  de  Qourcuff:  —  Dé- 
cadence^  de  M.  Thomas  Maisonnbuvb  ;  —  La  duchesse 
de  Berry  en  Vendée  et  à  Blaye^  de  M.  Imbert  de 
Saint-Amand,  par  m.   D.   Caillé 76 

FÉVRIER 

1.  —  Cours  d'histoire  de  Bretagne  par  M.  A.  de  la  Bor- 

DERIB  :  Le  règne  de  Jean  IV,  duc  de  Bretagne 81 

IL  —  Les  Grandes  Seigneuries  de  Haute^Bretaghe  (suite),  par 

M.  le  chanoine  Quillotin  de  Gorson 100 

IIL  —  Contes  de  la  Haute-Bretagne    (suite)  par    M.    Paul 

Sébillot 108 

IV.  —  Poésies  françaises  :  A,  Le  Vitrail  du  Chevalier,  par 
M.  Joseph  Rousse  ;  —  B,  La  Mort  du  Barde,  par 
M,  Yves  Berthou 117 

V.  —  Nouvelles  et  Récits  :  Tristan  Morgan,  par  M.  Jos 

Parker lai 

Vï.  —  La  Bretagne  au  théâtre^  par  M.  O.  de  Gourcufp.  .,  126 

VII  —  Notices  et  comptes  rendus  :  Armorique  et  Bretagne, 

de  M.  René  Kervilbr,  par  M.  P.  de  Lislb.  —  La        ^ 
Mennais   diaprés  des  documents  inédits^  de  M.  Alf. 
Roussel,  par  M.  Ch.  Robert,  de  l'Oratoire,  —La 


É^^mÊMaam 


^  *l^. 


49U  TABLE  GÉNÉRALE 

baronnie  de  Eosirenen,  de  M™*  la  C'*"«  du  Laz,  par 
C.  K.  —  Bouquinistes  et  Bouquineurs,  de  M.  Octave 
UzANNE.  —  La  Femme  dans  la  Grèce  antique.  La 
Femme  dans  Vancienne  Borne,  deux  brochure  de  £m. 
M.  —  Les  Chxints  oraux  du  peuple  russe,  de  M.  Achille 
MiLLHBN,  par  O.  DE  GouRCUFF.  —  Un  Poète  de  clo- 
cher :  Les  Heures  calmes^  de  M.  E.  Adam,  par  D, 
Caillé.  ^  La  décevance  du  Vrai,  de  Ed.  Thiaudib:re  ; 

—  Grains  de  sable,  de  M.  Mauorrbt,  par  L.  L.  — 
L* Anglicanisme  el  les  sectes  dissidentes,  de  M.  Fabbé 
Drusle,  par  le  P.  Bliard,  s.  j.  ^Histoire  delà 
Littérature  française,  du  P .  Caruel,  par  le  P .  Dar- 
BLY,   s.  j.   —  l/n  Poète  de  chevet,  de  Ch.  Fuster  ; 

—  La  Cloche  sonnette  des  Cléons,  de  M.  F.  Chaillou, 

par  O.  DE  GouRCUFF 128 

VIiI.  —  Chronique  des  Bibuophiles  Bretons  :  Séance  du  ii 

jèvrier  1893 i5a 


MARS 


I  —  Cours  d'histoire  dr  Bretagne  par  M.  A.  de  la  Bor- 

derib  :  Le  règne  de  Jean  I\\  duc  de  Bretagne 161 

II.  —  Les   Grandes    Seigneuries  de  la  Haute- Bretagne  (suite). 

—  M.   le  chanoine  Guillotin  de  Corson 1^7 

III.  —  Notes  sur  les  familles  Le    Ray    de  la   Clartais  et  Le 

Ray  du  Fumet.  — M.Joseph  Rousse 19O 

IV.  —  Contes     de    la    Haute-Bretagne     (^suile).     —     Paul 

Sébillot ...  2 1 3 

\.  -  Poésies  bretonnes  :    Landreger  ha    Tregastel  :  Tré- 

guier  et  Tregastel.  —  Le  Roitelet  de  Saint- Yves.         221 

M. —  Poésies  françaises:  Idylle,  de  Ch.   Lb  Coz  ;  Sursis, 

de  Frédéric  Plessis 229 

VII.  —  Nécrologie  :  Le  comte  Ernest  de  Cornulier-Lucinière,  234 

Mil.  -  Notices  et  comptes  rendus  :  Répertoire  général  de 
Bio-Bibliographie  bretonne  (i6*  fascicule)  de 
M.  Uenb  Kerviler  ;  —  Les  Procédures  criminelles 
en  Basse-Bretagne,  de  M.  le  docteur  Corrb  ;  — 
Les  Aventures  de  la  princesse  Soundari,  roman 
de  Mary  Summer,  par  M.  0.  deGourcufe  ;  —  Bre- 
tagne-Revue  ;  ~  L'Archiviste  ;  —  Le  Concours 
du  Sonneur  de  Bretagne ^  par  M,  Léo  Lucas.  — 
Educateurs  et  moralistes,  de  M.  Léon  Séché  ;  — 
Le  Sacré-Cœur  de  iV.-S.  Jésus-Christ;  Petites 
Glanes  ;  —  Histoire  du  concours  Delaunay  et  la 
question  des  concours,  de  M.   Lbgendre,  architecte; 

—  les  Souvenirs  d'un  vieux  capitaine  de  jrégate, 
publiés  par  son  fils  (M.  René  Kerviler),  par 
M.    D.   Caillé  ;    —   A   Af.   Dominique    Caillé,   par 

M.   Raymond     du     Doué 235 


r^. 


TABLE  GÉNÉRALE  491 


AVRIL. 

1.  —  Cours  d'histoire  de  Bretagne  par  M.  A.  de  la  Ror- 
DBRIE  ;  Le  règne  de  Jean  IV,  duc  de  Bretagne  ;  Troi- 
sième Paitie  :  Querelle  d^  Jean  I Y  et  du  connétable  de 
Clisson  (suite) a45 

II.  —  Les  Grandes  Seigneuries  de  Haute  Bretagne  (suite).  — 

M.   le  chanoine  GuiLLOTiN  DE  Ck)RSON 273 

III.  —  Mémoin» d'un  Nantais.., a86 

IV.  —  Poésie  bretonne  ;  Er  Handerwfal,  le  cousin  méchant. 

—  Yan  Kerhljcn 297 

V.  —  Poésies  françaises;     La    Barque,    par    M.    Emile 

Grimaud  :  —  Les  Sorts,  par  M.  Jos  Parker 3o3 

VI.  -  Conférences  deU,  Ch.   Fuster  sur  la  Bretagne 809 

VIL  —  NÉCROLOGIE  ;  Damase  Jouaust,  M.  Raymond  du  Doré. . .  3i  i 

VIIl.  —  Notices  et  Comptes  Rendus:  Le  Sage,  de  M.  Euo. 
LiNTiLiiAG  ;  —  Le  Centenaire  de  Casimir  Delavigne^  de 
M.  Ch.  Lb  GoFFic,  par  M.  O.  de  Gourcupf  ;  —  Edu- 
cateurs et  Moralistes,  de  M.  Leon  Séché  ;  —  Les  Villes 
disparues  de  la  Loire-Inférieure,  de  M.  Léon  Maître  ; 

—  L*Art  d'aimer,  de  Regnard.  publication  de 
M.  Robert  de  Cran,  par  M.  D.  Caillé. — Les 
Archives  du  château  de  Saffré,  publication  de  M.  le 
marquis  de  l'ëstourbbillon,  par  A.  L '    ...  3 1 4 

1\.  —  Les  Amis  de  saint  Yves^  par  M.  A.  de  la  Borderib.     . . .  3a5 

MAI 

I.    -   Kalendrier  historial  de  la  Vierge  Marie.   —  A.  de  la 

Bordbrie 337 

IL  —  Les  Tombeaux  des  ducs  de  Bretagne,  par  M.  P.  de  Lislb 

du  Dréneuc 343 

III.  —  Les  Oubliés  :  Jean^Pierre  Pillet,  Jean-Simon  Chassin, 

par  M.    DE  LA  Nicollibre-Tbijbiro 354 

IV.  —  Les  Grandes  Seigneuries  de  Haute- Bretagne  (suite).   — 

M.  le  chanoine  Guillotin  de  Corson. 3G9 

V.  —  Mémoires  d'un  Nantais  (suite) 376 

Vl.  —  Poésies  françaises  :  A,  Rayon  du  cie/,  par  M.  P.  Gi- 

guELLO;  —  B.La  Vierge  au  ciboire,  par  M.  Jh. Rousse.  384 

VIL  —  Pro  Gallia^  les  Héros  de  Corneille,  pièce   en    i   acte  et 

en  vers 388 

VIIL  —  Pour  les  braves  du   Dahomey,   poésie  de   M.    0.    i>s 

GouRCUFF 395 

IX.  —  Nouvelles  et  Récits:  Les  Croix  noires,  légende  vraie.  397 


492  TABLE  GÉNÉRALE 

X.  —  NoTiCBS  BT  GoBïPTBS  RENDUS  :  Le  Serment  d'un  Breton 
ou  les  Réfractaires  de  1832 ,  drame  de  M.  Jules 
GaiNGOiRE  ;  — Uœnvre  de  Zola,  de  M.  Aug.Sautour. 
—  Une  Question  historique,  document  inédit  sur  Ca- 
thelineau^  de  M.  Jh.  Rousse  ;  —  Le  lit  du  Saint,  lé- 
gende, de  M.  le  vicomte  de  Collevuxe  ;  —  Allocu- 
tion du  P.  LiBERCiER  pour  la  pose  de  la  première 
pierre  de  la  chapelle  de  Técole  Saint-Elme,  à  Ar- 
cachon  ;  —  Etude  sur  le  sommeil  et  ses  phénomènes, 
de  M.  Em.  Maillard  ;  —  L'Angleterre  devant  ses  al- 
liés, de  M.  Paul  Gottin  ;  —  Un  Officier  vendéen  :  le 
baron  Duchesne  de  Denant,  de  M.  le  vicomte  P.  de 
Chabot,  par  M.  0.  de  Gourcuff.  —  A  la  pointe  du  la 
plume,  poésies  de  Paul  Pionis,  par  L.  L 4oi 


JUIN 

I.  —  Cours  d*histoire  dr  Bretagne  par  M.  A.  de  la  Bor- 
DERnc  :  Le  règne  de  Jean  IV  duc  de  Bretagne  ;  Qua- 
trième partie  :  Evénements  divers  ;  Art  militaire, . ,  407 

II.  —  Le  siège  de  Nantes  en  1793,  extrait  de  d'Elbée  géné- 
ralissime, de  M.  0.  de  Gourcuff.  ouvrage  en 
préparation •.      .••  436 

III.—  Les   Tombeaux  des  ducs  de  Bretagne,  par  M.  P.   de 

Lîsle    du    Dréneuc 453 

IV.  —  Poésies  françaises  :  Préface  pour  un  livre  breton, 
par  M.  Ch.  Le  Goffic  ;  —  Marines,  par  Stlvane  ; 
—  Sonnet,  par  M.   D.    Caillé.*.     471 

V.  —  Notices  et  Comptes  rendus  :  Etudes  documentaires 
sur  la  Révolution  française,  la  Vendée  patriote,  de 
M  Ch.  L.  Chasstn  ;  —  La  Diffamation  et  la  loi  du  29 
Juillet  1881,  de  M.  J.  Gahier  ;  —  Le  Percement  de 
l'isthme  de  Corinthe,  de  M.  Léon  Durocher,  par 
M.  0.  DE  Gourcuff.  —  Conférence  sur  la  Bretagne 
et  sur  H.  Lucas,  faite  à  Londres  par  M.  Huguenbt, 
professeur  de  français,  officier  d'académie,  par 
M.  y  VON  Kermar.  —  Aperçus  graphologiques,  de 
M.  R.  DE  Salbbrg  ;  —  Paysages  et  monuments  de  la 
Bretagne,  de  M.  J.  Robuchon  ;  —  L'Absente,  de 
M.  Ch.  Bernard,  par  M.  D.  Caillé.  —  La  Chalolais 
et  le  duc  d'Aiguillon,  de  M.  H.  Carré,  par  M.  H. 
DE  LA  B0RDERIB 476 


\ 


« 


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» 


TABLE  DES  ARTICLES 

PAR     ORDRE     DES     MATIÈRES 


HISTOIRE       • 

'  Etudes  msToRiQOES  BRETONNES.  <— Cours  d^histoire  de  Bretagne,  par 
M.  ArthuYâe  la  Bor^erîe  :  Le  règne  ^  Jean  IV,  duc  de  Bretagne  (936^^ 
1899)  p.  81-99;  161-186;  345-272;  407-435.  —  Les  grandes  sèigneut'ien 
de  Haute^Bretagnet  comprises  dans  le. territoire  actuel. du  département 
d*Ille-et- Vilaine,  par  M.  le  chanoine  Guillotin  de  Gorson  p.  ioo-.i07.v 
187-195  ;  273-285;  369-875.  —  Les  Tombeaux  des  ducs  de  Bretagne,  par 
M.  P.  de  Lisle  du  Bféneiic^  p.  343-353;  453-470.  —  Le  Siège  de  Nantes 
par  les  Vendéens  (29  juin  1798),  par  M.  Olivier  de  GourcufF,  p.  43.6-402  .î 

Documents  uvédits.  '—  Joseph  Fouché,  duc  dVlrante,  d*après  une  côr- 
i;e8pondance  privée  inédite  publiée  par  Dominique  Caillé,  p .  6*1 3. 

Bibliographie  bretonne.  —  M.  Stéphane  de  la  Nicollière-Teijeiro,  archi-^ 
viste  de  la  ville  de  Nantes  par  M.  Joseph  Rousse,  p.  47-55/  — •  Noies  sur 
les  Familles  Le  Ray  de  la  Clariais  et  Le  Ray  du  Fumet,  par  M.  Joseph 
Rousse,  p.  196-212.—  Les  OabUés  :  Jean-Pierre  Pillel,  Jean-Simon  Chassin, 
par  M.  S.  de  la  Nicollière-Teijeiro,  p*  354-368. 

Mémoires  et  Souvenirs.  —  Souvenirs  d'un  vieux  capitaine  de  frégate, 
par  J.  M.  V.  Kerviler  (fin),  p.  25-46.  — Mémoires  d'un  Nantais,  p.  286- 
296,  376-888. 

Nécrologie.  —  M.  Siméon  Lace,  par  M.  Arthur  de  la  Borderie,  p.  28- 
24.  —  Le  comte  Ernest  de  Cornulier-Lucinière,  par  M.  Olivier  de  Gour- 
cuff,  p.  284-235. —  M.  Damase  Jouausi,  par  M.  L.L.  —  M,  Raymond  du  Doré, 
par  E.  G.,  p.  3ii-8i3. 

LITTÉRATURE 

Variétés  bretonnes.  —  Les  Amis  de  saint  Yves,  par  M.  Arthur  de  la 
Borderie,  p.  325-826.  —  Rosa  mystica.  Kalendrier  historial  de  la  Vierge 
Marie,  par  M.  Arthur  de  la  Borderie,  p.  827-842. 

Documents  littéraires.  —  Chants  de  divers  pays,  poésies  inédites 
d'Hippolyte  Lucas,  p.  16-22. 


'•••4  TABLE  DES  ARTICLES  PAR  ORDRE  DES  MATIÈRES 

Poésies  bretonnes.  —  Benediksion  ann  iliz  neve  em  Kamlez  (Bénédiction 
de  la  nouvelle  église  de  Camlez)  par  le  Roitelet  de  saint  Yves,  p.  56-66.  — 
Landreger  hà  Tregastel  (Trégaier  et  Trégasiel)  par  le  Roitelet  de  saint 
Yves,  p.  221-228.  —  Er  Handerw  fol  (Le  cousin  méchant),  par  Yan 
Kerhlen,  p.  297-802. 

Poésies  françaises.  —  Le  Vitrail  du  chevalier,  par  M.  Joseph  Rousse, 
p.  117-118.  —  La  mort  du  Barde,  par  M.  Yves  Berthou,  p.  1 19-120.  — 
Idylle,  par  M.  Ch.  Le  Goz,  p.  229-282.  —  Sursis,  par  M.  Frédéric 
Plessis^  p.  288.  —  La  Barque,  par  M.  Emile  Grimand,  p.  3o8-8o4.  — 
Les  Sorts,  par  M.  Jos  Parker,  p.  8o5-3o8.  —  Rayon  du  ciel,  par  P.  Gi- 
quello,  p.  384-885.  —  La  Vierge  au  ciboire,  par  M.  Joseph  Rous-se, 
p.  886-887.  —  Pro  Gallia.  Les  héros  de  CorneiUe»  Pour  les  braves  du 
Dahomey,  par  M.  Olivier  de  Gourcuff.  p.  888-896.  —  Préface  d'an  livre 
breton^  par  M.  Ch.  Le  Gofflc,  p  471.  —  Marines,  par  Sylvane,  p.  474. 
—  Sonnel,  par  M   D.  Caillé,  p.  475. 

Contes  bretons.  —  Contes  de  la  Haaie^Breiagne,  par  M.  Paul  Sé- 
billot,  p.  108- 116,  218-220. 

Paysages  bretons.  —  Coins  de  Bretagne  :  Marie  Rose,  par  Sylvane, 
p.  67-75. 

Nouvellbs  et  récits.  —  Tristan  Morgan,  par  M.  Jos  Parker,  p.  121- 
125.  —  Les  Croix  noires,  légende  vraie,  par  le  V"  H.  de  Tourneminc, 
p.  897-400. 

Variétés  artistiques  bretonnes.  —  La  Bretagne  au  théâtre,  par 
M.  0.  de  Gourcuff,  p.  126-127.  —  Conférences  de  M.  Charles  Fuster  sur 
la  Bretagne,  par  O.  de  Gourcuff,  p.  809-8 10.  —  Une  conférence  de 
M.  Huguenet  sur  un  poète  breton,  par  M.  O.  de  Gourcuff,  p.  48o-48i. 

Comptes-rendus  de  livres.  — -  Les  Chars  aux  diverses  époques,  de  M.  le 
baron  de  Wismes,  p.  76-77;  —  La  comtesse  de  Chambrun,  ses  poésies, 
!>.  77-78,  par  M.  Olivier  de  Gourcuff.  —  Décadence,  de  M.  Thomas  Maî- 
Fonneuve,  p.  78-79.  ;  — La  duchesse  de  Berry  en  Vendée  et  à  Blaye,  de 
M.  Imbert  de  Saint-Âmand,  p.  79-80,  par  M.  Dominique  Caillé.  — 
Armorique  et  Bretagne,  de  M.  René  Kerviler,  par  M.  P.  de  Lisle,  p. 
138-184.  —  La  Mennais,  d*après  des  documents  inédits,  de  M.  Alfred 
Roussel,  par  M.  TabbéCh.  Robert,  p.  i84-i88.  —  La  baronnie  de  Rostre- 
nen,  de  M"*  la  comtesse  du  Laz,  par  M.  C.  K.,  p.  i88-i4i.  —  Bouqui- 
nistes et  Bouquineurs,  de  M.  Octave  Uzannc.  p.  i4i-i42  ;  La  Femme 
dans  la  Grèce  ancienne,  la  Femme  dans  V ancienne  Rome  de  M.  Em.  M. ,  p. 
1 42-1 48;  —  Les  Chants  oraux  du  peuple  russe,  de  M.  Achille  Millien.p.  i48- 
i44,  par  M.  Olivier  de  Gourcuff.  —  Les  heures  calmes,  de  M.  F.  E.  Adam, 
p.  i44-i47,  par  M.  Dominique  Caillé.  —  La  décevance  du  vrai,de  M.  Ed- 


TABLE  DES  ARTICLES  PAR  ORDRE  DES  MATIÈRES  495 

n  mond  Thiaudière,  p.  1 47-1 48  ;  —  Grains  de  sable,  de  M.  Maugeret  p.  i48, 

par  M.  L.  L.  —  L'Anglicanisme  et  les  sectes  dissidentes^  de   M.  l'abbé 
t  Delisle,  par  le  P.  Bliard,  p.  148149.  — Histoire  de  la  Littérature  franr lise ^ 

^  ^11  P.  Caruel,  par  le  P.  Darbly,  p.  i49-i5o.  —    Un  Poète  de  chevet,  de 

Gh.  Kusler,  p.  i5o-i5i;  La  Cloche^sonnette  gatlo- romaine  des  Cléons,  de 

M.  Félix  Ghaillou,  p.  i5i,  par  M.  O.  de  G.  —7  Répertoire  général  de  Bio- 

'  bibliographie  itr étonne,  de  M.  René  Kerviler(i6«  fasçîcale),  p.  235-a37;  — 

Les  Procédures  criminelles  en  Basse- Dr Hmjne,  de  M.  le  docteur  A.  Gorre, 
c  p.  387  ;  —  Les  Aventures  de  la  princesse  Soandnri,  de  M™"  Mary  Summer, 

a38-a3(),  par  M.  Ofivtcr   de  Goal'culT.  —  Bretagne-lieime,  par  L.  L.  p. 
p.  289 .  —  L'Archiviste,  le  Sonneur  de  Bretagne,  p.  239-240.  —  Educateurs 
\  et  moralistes,  de  M.  Léon  Séché,  p.  24o  ;  —  Le  Sacré-Cœur  de  i\.  S.  Jésus- 

a  Christ.  Petites  Glanes,  p .  2  'i  i  ;  —  Histoire  du  concours  Delaunay  et  la  question 

V  des  concours,  de  M.  A.  Legcndre,  p.  2'ii  ;  —  Souvenirs  d'un  vieux  capitaine 

1.  de  frégate,  de  J.  Kcrviler,  p.  a '12,  par  M.  Dominique  Caillé.  ^7  Eludes  et 

lerons  sur  la  RévoluUon  française,  de  M.    F.  A.    Aulard,  p.   243-2 i'i.  — 
Le  Sage  de  M.  Eugène    Linlilhac,  p.    3\4-3iG  ;  Le  centehàite  de  Casimir 
Delavigne,  de  M.  Ch.  LeGoffic,  p.  3i6-3i7,  pîir  M.  Olivier  de  Gourcuff. 
]                          —  Educateurs  et  Moralistes  de  M.  Léon  Séché  p.  317-319;  —  Les  villes  dis- 
parues de  la  Loire-Inférieure,  de  M.  Léon  Maître,  p.  319-322  ;  —  VArl  d'ai- 
mer, poème  de  Regnard  publié  par  M  de  Glan»  p.  3,22,  par  M.  Dominique 
Caillé.  —  Archives  du  chdleau  de  Saffré,  de  M.  le  marquis  de  TEstour- 
beillon,  par  A.  L.  p.  323-324. —  Le  serijient  d'un  Breton  ou  les  réfractaires 
de  (832,  de  M.  Jules  Gringoire,  p.  4oi  ;  —  Lœuvre  de  Zola,  de  M.  Auguste 
Sautour.  p.  4oi-4o2  ;  —  Document  inédit  sur  Calhelineau  de  M.   Joseph 
Rousse,  p.  4oa  ;  —  Le  lit  du  saint,  de  M  le  vicomte  de  Golleville,  p.  4q2  ;  — 
Allocution  da  R.  P.  Libercier,  p.  4o3  ;  —  Etudes  sur  le  sommeil  et  ses  phé- 
'  nomènes,  de  M.  Em.  ^failla^d,  p.  4o3  ; — ^La  cliatellenie  de  Bain  et  le  mar^ 
Àjaisat  de  la  Marzelière,  de  M.  le  chaàoiiie  Guillotin  de  Corson,'p."'4o3  ;  — 
Un  Officier  vendéen,  de  M.  lé  vicomte  P*.  deGhal)ot,  p .  4b4  ;  — La  Revue  du 
Bas- Poitou,  p.  4o5,  par  M.  Olivier  de  GourcuiT;  -  A  la  pointe  de  la  plume, 
'   de  M.  Paul  Pionis,  par  M.  L.  L  ,  p.  4o5-4o6  ;  -«-  L'Ahgleterre  devant  ses 
cXUès,  de  M.  Paul  Gotln,  p.  4o6.   —   La  Vendée  patriote,  de  M'  Ch.  L. 
dhassin,  p.  476-478  ;  —  La  diffamation,  de  M.  J.  Gabier,  p.  478^479  ;  — 
Lé  percement  de  l'Isthme  de  Corinthe,  de  M.  Léon  Durocher,  p.  4*f9-4î^o, 
par  M.  Olivier  de  Gomtcm^ ',— Aperçus graphotoguines-,  dèM.  R.  de  Siilberg» 
p,  482  ;  —  L'At)sente,  dé  M.  Ch.  Bernard,  par  M.  D:  Caillé,  p.  484  ;  — 
La  Chalotais  et  le  dac  d'AiguiUoni  de  M.  H.   Carrer  par  M.  A    de  la 
:  tfiorderie.  p»  486-487.  


TABLE  DES  MATIÈRES 


PAR  NOMS  D'AUTEURS 


BsMTBou  (Yves).  <—  La  mort  du  Barde^  iig^-tao. 

BiBuoniitEs  Ervtons  (Chronique  des),  ^  Séance  du  ii  février  lê^S» 
i5»»i6o. 

BuARD  (Le  P.)*  —  L'AnglieanUme  et  les  sêctes  diêêidmUes,  de  M.  Tabbé 
Dellsle,  148*1^9. 

BoRBEnts  (Arthur  de  U).  —  Goura  d'histoire  de  Br^agne;  Le  règne  de 
Jean  IV  dae  deBretagne;  61-99;  161-186;  a45-»73;  io7-435. —  H^^JUmicH 
Lace,  a3.  ai.  —  Lei  amii  de  eaint  Ytfes,  3a5*3a6.  •«  Bôia  myêHeOp 
Kalendrier  historial  de  la  vierge  Marie^  3»7-3i9.  ^  La  ChaMaiê  et  le  duc 
d'AigttUhn,  de  M.  Carré,  486-487. 

Caillé  (Dominique).  --  Joeeph  Fouohé,  <fwi  d'CHranU^  d*apiép  ttn#eor- 
reepondance  privée  inédite»  6-i5.  —  Décedence,  de  M.  Thoniai  Maiion-' 
neuve,  78-79;  —  La  duchesse  de  Berry  en  Vendis  et  à  BUiye^  79"^* 
-^  Les  heures  calmes,  de  U.  F.  fi.  Adam»  x44-i&9*  -**  Bdu^ateurs  et  mo- 
raUstês,  de  M.  Léon  Séché,  a4o.  -*  Le  Sacré  Cotor  de  N  -Seigneur  Jésus- 
Christ,  Petites  Glanes^  ait.  —  Histoire  du  concours  Delaufiay  et  la 
question  des  concours,  de  M.  A.  Legendre*  94i«  -*  Souvenirs  d'un  vietur 
capitaine  deft'égaiê,  dei.  Kerviler»  949.  —  EdiioùUurs  et  moraUst^s,  de 
M.  Léon  Séché,  8177319.  —  Les  viUes disparues  delà  Loir^In/érieure^  de 
If.  Léon  Maître,  319-899.  —  L'Art  d'aisner,  poème  de  Regnard,  publié 
par  M.  de  Clan,  3aa.  —  Aperçus  graphologiques  de  M.  de  Salbergv  48a. 
—  Sonnet^  k^h•  —  V Absente^  de  M.  Ch.  Bernard,  484. 

Dabblt  (te  P.).  —  Histoire  de  la  LiUéraiure  française,  du  F.  Cam^,, 
149-*!  5o. 

Du  DonÉ  (Raymond).  ^  A  M.  Dominique  (^illè^  a4 9*948. 

GiQtiiiLLO  (P.).  —  Hayon  du  ciel,  38/i-3>i>. 


>  t 


TABLB  PAR  NOMS  D'AUTEURS  4f7 

Ootmcurr  (Olivier  de).  —  Lee  Chan  aux  diverseê  époques,  de  IL  le  ba- 
ron de  Wismet,  76-77.  —  La  cômteuê  de  Chounhrun,  $es  poéêieê^  77-78.  — 
La  Bretagne  aa  théâtre,  128-199.  •»  Boaquiniites  et  Boaqnmears,  de 
M.  Octave  Uzanne>  i4i-i4s.  —  La  Femme  dans  la  Grèce  ancienne,  La 
Femme  dans  l'ancienne  Rome,  de  M.  Em.  M.,  i4a-i43.  —  Les  Chants  oraux 
du  peuple  rasse^  de  M.  Achille  Millien,  i43«i44.  —  Un  Poète  de  chenfet,  de 
M.  Charles  Fuster,  i58-i5i.  —  LACloche»sonnetUgaJlU)-ronujànedes€léons, 
de  M.  F.  Gbaillou,  i5i.  —  Le  comte  Bmest  de  ComuUer''  Luemàrîf, 
a34-a35.  —  Répertoire  général  de  Bio-BibUographie  bretonne  (lO*  CMci^ 
eule),  de  M.  René  Kerviler,  935-987.  —  Les  Procédures  eriminettes  eu 
Basse^Bretagne  de  M.  le  docteur  Gorre,  987 .  —  Les  Atfentures  de  la  prèU" 
eesse  Soundari,  de  M«*  Mary  Summer,  988-949.  —  L'Arehiinete,  Le  Sotih 
neur  de  Bretagne,  989-940.  —  Conférences  de  M,  Okorles  Faster  sur  là 
Bretagne^  809-810.  — >  Le  Sage,  de  M.  E.  Lintilhac,  3i4-8i6,  —  Le  Céhh'- 
noire  de  Casimir  Delavigne,  de  M.  Gh.  Le  Goffic,  81(^17.  -^  Pho  6alua« 
Les  Héros  de  Corneille^  drame  en  ven.  Pour  les  braves  du  Dahomey,  888- 
J99.  — ^  Le  Serment  d'un  Breton  ou  les  r^ractaires  de  i83l2^  4^  M.  Jule« 
^bringolre,  4oi.  —  VCBavre  de  Zola,  de  M.  Auguste  Sauiour,  4oi-4o9.  -* 
poeumeni  inédU  sur  CatheUneau,  de  M.  Joseph  Rousse,  4o9.  '^  Le  Lit  du 
fiaint,  de  M.  le  V^  de  GolleviUe,  4o9.  «  AUocuUon  du  R.  P.  Liber^ 
4krf  4o8,  —  Btudè  sur  le  sommeil  et  ses  phénomènes^  de  M.  Em*  llaillard^ 
M.  —  La  ChâteHmie  de  Bain  et  le  Marquisat  de  la  Martelière,  de  M.  le 
chanoine  GuiUotiil  de  Gorson,  4o8.  —  L'Angleterre  devant  ses  alliés,  de 
M.  Paul  Gottin,  4o8-4o4.  —  Un  OJfider  vendéen,  de  M.  le  V^  Paul  de 
dubot,  4o4.  — '  ta  Reime  du  Bas-Poitou,  4o5;  —  Le  Siège  de  Nantes,  par 
les  Vendéens  (^9  juin  1798)  486-459.  »  La  Vendée  patriote,  de  M. 
Ghaseinf  476*  ^  La  diffamatUn  et  la  loi  du  29  Juillet,  par  M.  GahSer, 
478.  —  Le  percement  de  l^isihme  de  Corinlhe^  par  M.  Durocher,  S79.  • 

GmiMAM  (Emile)*   —  La  Barque^  8o8-8o4.  —  M.  Raymond  du  Doré^ 

Jll-3l94 

Guiux>nii  DB  GoasoN  (le  chanoine).  —  Les  Grandes  Seigneuries  de 
Haate^Brelagne  comprises  dans  le  terrHoire  actuel  du  département  d^Ille^el^ 
VUainè;  100-107  ;   187-198  ;  978-985  ;  985  ;  869-875. 

G*  &.  —  La  Baronnie  de  Rostrenen^  de  M ■•  la  comtesse  du  Las,  i88>i4 1« 

IttaHUBR  (Yan),  —  Br  Handerw  fal,  (Le  cousin  méchant),  997-809. 

ItHivuia  (J.  M.  V.).  —  Souvenirsd'un  vieux  capitaine  dejirégate, 95-46. 

A.  L.  —  Archives  du  Château  de  Se^é;  de  M.  le  marquis  de  FEstour- 
Millon,  J98-3s4. 

Luui(P.  de).  '^  Armorique  et  Bretagne  de  M.  René  Kerviler,  198- 
#l4«  --  Les  Tombeaux  des  ducà  de  Bretagne^  848-858,  458-470* 


498 


TABLE  PAR  NOMS  D'AUTEURS 


Le  Coz  (Ch. ) .  — /dyUe,  939«-a3a. 

<  •        ,  .■  • 

Lu  Gorric(Ch.).  —  Préface  d'un  livre  breton,  471*. 

;|jiU^As  (Ifippplyte) .  -y- Chants  de  divers  pays,  poésies  inédites,  16-3  a. 

Lucas  <Léo).  —  La  Décevancè  du  Vrai,  de  M.  E.  Thiaudièrè,  i47-i48, 
— 'Orrrinî?  de  sable,  de  M.  Maugerot,  i48.  —  Bretagne^Revue^  a3g,  —  Né- 
crologie :  Damase  Jouaust^  3i  i-3ia.  —  A  la  pointé  de  la  plame,  de  M.  Paul 
'  '  Piôuis,   4o5-4o6. 

Mémoires  ,d*un  Nantais,  286-2.96  ;  3.-6-383. 

Nicx)Llière-Teijeiro  (S.  de).  —  Les  Oubliés  :  Jean^Pierre  PHlety  Jean^ 

^  Simoti  Chassin,^^^'36S, 

. .  • .  *  •  ■ 

Parker  (Jos).  —  Tristan  Morgan^  lai-iaS.  —  Les  Sorts,  3o5-3o8. 

Plessis  (Frédéric).  — Sursû,  233. 

'       KoRERT (l'abbé  Ch.)  —  La  Mennais,  d'après  des  documents  inédits  de 

M  Alfred  Roussel  i34-i38. 

». 

Iluii;sLET  DE  Saint- YvBs  (le).  —   Benediksion  an  iliz  neve  en  Kamlez 
.  (Çénédictioa  de  la  nouvelle  église  de  Gamlez),  56-66.   —  Landreger  ha 
,,  Tregastçl  (Tréguier  et  .Trégastel),  221-228. 

•  • 

•  ♦  •  RouBSB  (Josepb).   —  M,  Stéphane  de  la  Nicollière^TeijeirO,   47-66.  — 

f  Notes  sur  les. familles  Le  Ray  de  la  Clartais  et  Le  Ray  du  Fumet,  196- 

.  .  212.  —  Le  Vitrail  du  chevalier,  ii'^^i  18.  —  La  Vierge  au  ciboire,  386-3S7. 

Sébillot  (Paul).  — Contes  de  la  Haute-Bretagne,  108-116,  2i3-220. 

Sylvane.  —  Coins  de  Bretagne:  Marie-Rose,  67-76.  -^  MarineSy  ^h, 

Toi;R!VEMmE  (vicomte  H.  de).  Les  Croix  noires,  légende  vraie,  397-400. 


»   j 


>  . 


Le  Géranf,  :  R.  Lafqltk. 


.*•• 


Vaiiûcs.  —  Imprimerie  Lafoltb,  9,  place  des  Licet.