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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « La ménagerie de papier » (Ken Liu)

19 facettes de l’art de celui qui est en train de doucement s’imposer comme l’un des plus grands conteurs contemporains.

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Américain d’origine chinoise, arrivé aux États-Unis en 1987 à l’âge de onze ans, par ailleurs consultant spécialisé dans les litiges technologiques, Ken Liu est entré avec éclat sur la scène de la littérature de science-fiction en obtenant les prix Hugo, Nebula et World Fantasy de la nouvelle en 2012.

Ce recueil de dix-neuf nouvelles, publié au Bélial en 2015 en co-édition avec Quarante-Deux, est une création originale française (qui n’existe pas sous cette forme en anglais, le recueil publié là-bas en mars 2016 sous le même titre ne correspondant pas à la même sélection), rassemblant à l’initiative d’Ellen Herzfeld et de Dominique Martel un large échantillon de la production de l’auteur en forme courte, à date. Pierre-Paul Durastanti s’est chargé de la traduction des inédits en français et de l’harmonisation des traductions préalablement effectuées par David Creuze, Vincent Foucher, Olivier Girard et Quarante-Deux.

Que nous montre donc dans ce recueil celui que beaucoup désormais qualifient de prodige littéraire et science-fictif, aux États-Unis ou ailleurs ? Disons-le d’emblée, pour simplifier : beaucoup de bonnes et très bonnes choses, et pas mal d’exceptionnel, en effet. Sept textes témoignent assurément – et peut-être principalement – de la maîtrise culturelle du genre par l’auteur, et d’une impressionnante palette de thématiques, de techniques et de registres : monologue intérieur halluciné (« Avant et après »), techno-thriller désenchanté (« Faits pour être ensemble »), courrier du cœur (« Emily vous répond »), croisière spatiale ironique (« Le Golem au GMS »), rusée altérité (« La Peste »), ironie du sort (« Le Journal intime »), prédestination fatale – ou non (« L’Oracle »). Dans ces lignes affûtées, on goûte tour à tour des saveurs nous rappelant aussi bien Bruce Sterling que Robert Sheckley, Philip K. Dick que Norman Spinrad, Cyril M. Kornbluth que John Crowley, avec une élégance réjouissante.

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... mais l’instant lui-même restera flou – l’écran de télé palpite, des chiffres et des mots défilent en bas pendant que le Président s’exprime (« … la patience et la foi … et Dieu bénisse l’Amérique … ») sur ces images incompréhensibles, et Jerry, durant les longues années à venir, malgré tous ses efforts, ne se rappellera pas quand il s’est rendu compte que le monde venait de changer à jamais, telle une phrase qui accumule au fil de ses détours le sédiment des pensées, des sentiments, des craintes, des souvenirs et des envies, jusqu’à ce qu’on s’avise qu’un décalage fondamental s’est opéré qui a altéré de façon irrévocable son cheminement, son humeur, sa tonalité, si bien qu’au point final on hésite, on attend et on retient son souffle, afin de recouvrer la mémoire. (« Avant et après », 2013)

– Il y a beaucoup de gens comme toi ?
– Non. Vivre en dehors du réseau demande de gros sacrifices. J’ai perdu le contact avec mes anciens amis. Et j’ai du mal à rencontrer des gens parce qu’une partie énorme de leur vie est vécue dans Centilion et ShareAll. Je peux aller y jeter un œil de temps en temps, avec un faux profil, mais je ne peux pas faire partie de leur vie. Parfois, je me demande si j’ai fait le bon choix. (« Faits pour être ensemble », 2012)

Je pêche dans le fleuve avec Mère. Le soleil va bientôt se coucher et les poissons, sonnés, font des proies faciles. Le ciel est aussi rouge que Mère : la lumière brille sur sa pleau comme si on l’avait enduite de sang.
Alors, un gros bonhomme tombe d’une touffe de roseaux dans l’eau en lâchant un long tuyau à l’embout de verre. Je vois qu’il n’est pas aussi replet que je le croyais, mais qu’il porte une tenue épaisse, ainsi qu’un bocal transparent sur la tête.
Mère le regarde se débattre dans le fleuve tel un poisson. « Allons-y, Marne. »
Je reste là. Au bout d’une minute, il bouge moins. Il tente d’atteindre les tuyaux dans son dos.
« Il n’arrive pas à respirer.
– Tu ne peux pas l’aider, répond Mère. L’air, l’eau, tout ça c’est un poison pour lui et les siens. »
Je m’approche, m’accroupis et regarde au travers du verre qui englobe son visage nu. Pas de pleau. Il vient du Dôme.
La peur déforme ses traits hideux.
Je tends la main et je démêle les tuyaux dans son dos. (« La Peste », 2013)

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Huit autres nouvelles témoignent à mon humble avis que l’on a bien ici devant nous un créateur authentique, et pas uniquement un écrivain sachant réciter ses classiques à la perfection (ce qui ne serait déjà pas si mal en soi). Ouvrant de subtiles et vertigineuses perspectives métaphoriques et socio-politiques autour du contact entre civilisations (« Renaissance », 2014 – qui a curieusement résonné pour moi avec le beau « Défaite des maîtres et possesseurs » de Vincent Message), réinventant avec un brio étourdissant le mythe de Pygmalion en lui donnant une rare épaisseur contemporaine (« Les Algorithmes de l’amour », 2004), donnant un nouveau contenu métaphysique, poétique et curieusement comique au concept d’exploration et de grande découverte (« Nova Verba, Mundus Novus », 2013), offrant une rare vision du lien subtil et dérangeant entre la parenté, la longévité, l’incarnation, l’art et le souvenir – en une synthèse enlevée que ne renieraient sans doute ni Greg Egan ni Joe Haldeman (« Trajectoire », 2012), ouvrant une magnifique brèche dans ce qui est généralement accepté en sciences cognitives et en convergence homme-machine (« L’Erreur d’un seul bit », 2009), jouant finement, même, et avec audace, de la figure du Juge Ti de Robert Van Gulik (« La Plaideuse », 2013), proposant une superbe et subtile variation anthropologique et politique (« Le peuple de Pélé », 2012), ou encore inventant une curieuse parabole mythologique de l’évolution humaine à venir (« Les Vagues », 2012), Ken Liu déploie une créativité fort impressionnante, et une sensibilité redoutable.

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Je me souviens de ma Renaissance. J’en ai retiré la même impression, j’imagine, que le poisson qu’on rejette à la mer.
Majestueuse, la Nef du Jugement survole le Fan Pier de Boston. Le disque métallique de sa coque se fond dans le ciel tumultueux ; sa partie supérieure ressemble au ventre d’une femme enceinte.
Elle paraît aussi vaste que le vieux Tribunal fédéral sur le port. Des vaisseaux d’escorte planent alentour ; leurs balises lumineuses se figent parfois en motifs évoquant des visages.
Le silence s’empare des spectateurs alentour. Le Jugement, qui vient quatre fois l’an, attire toujours une foule considérable. J’observe les figures tournées vers le ciel, la plupart impassibles, quelques-unes empreintes de révérence. Certains des hommes échangent des murmures et rient sous cape. Je ne leur témoigne qu’une attention limitée. Il n’y a pas eu d’attaque depuis des années. (« Renaissance », 2014)

Au bout de cent quatre-vingt-quatre jours, le Sesquipédal atteignit le bord du monde.
L’océan Atlantéen s’y déversait en superbe cascade. Les écailles des poissons qui s’abîmaient dans le vide reflétaient le soleil couchant comme de l’or liquéfié. L’équipage, pris d’un effroi mêlé d’admiration, se tut. On n’entendait que les cris de panique des dauphins qui plongeaient dans l’abysse.
« Le monde est donc plat, déclara le docteur Denham. Vous avez mérité votre place dans l’Histoire, capitaine. »
Le capitaine Baffin réagit d’un hochement de tête presque imperceptible.
Tout le monde retint son souffle tandis que la caravelle, courant sur son erre, se rapprochait du bord.
« Lancez l’aérostat, décréta Baffin. Simple péripétie. Plus ultra. Il faut continuer, où que le chemin nous conduise. » (« Nova Verba, Mundus Novus », 2013)

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® Melissa Mead / Daily Science Fiction

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Quatre nouvelles m’ont tout particulièrement saisi, et justifieraient à mon avis à elles seules l’acquisition de ce beau volume (qui, signalons-le, bénéficie d’une bibliographie d’une très grande qualité concoctée par Alain Sprauel).

« La Ménagerie de papier » (2011), nouvelle couronnée par les plus grands prix littéraires et consacrant Ken Liu comme une révélation majeure, est l’un de ces miracles d’équilibre entre émotion et imagination, entre subtilité et force de pénétration. Dans la magie ignorée de la mère d’un jeune sino-américain, il y a toute la beauté et le songe, et l’usage profond du fantastique, des plus belles nouvelles de Lisa Tuttle ou de Mélanie Fazi.

« Le Livre chez diverses espèces » (2012), dans un domaine radicalement différent, fusionne avec une incroyable maestria les fertiles et rusées créations d’espèces extra-terrestres d’un David Brin avec l’érudition joueuse et les gouffres métaphysiques d’un Jorge Luis Borges.

« Mono no aware » (2012), prix Hugo 2013 de la nouvelle, offre un extraordinaire tour de force, en synthétisant de façon crédible, appuyée sur une évacuation interstellaire en catastrophe, l’ensemble de ce qu’il y a de plus fort et de plus grand dans la culture japonaise, de l’art du go au sens du sacrifice, du collectif et de l’équilibre, en 20 pages.

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« La Forme de la pensée » (2013), enfin, en 33 pages, se hisse à la hauteur des plus grandes réussites de la science-fiction anthropologique, offrant une expérience extrêmement condensée mais comparable dans sa puissance et sa beauté à celles de « La main gauche de la nuit » d’Ursula K. Le Guin, de « A Woman of the Iron People » d’Eleanor Arnason ou de « La voix des morts » d’Orson Scott Card – quand le langage est indice d’une pensée, et la pensée la condition d’une politique.

Au début d’un de mes plus anciens souvenirs, je pleure. Malgré les efforts de mes parents, je reste inconsolable. Papa renonce, quitte la chambre, mais Maman m’emmène dans la cuisine et m’assoit à la table du petit-déjeuner.
« Kan, kan », dit-elle avant de prendre un papier cadeau. Depuis des années, elle découpe avec soin les emballages de Noël et les empile sur le dessus du frigo.
Elle plaque la feuille sur la table, face vierge exposée, et la plie. Intrigué, j’arrête de pleurer pour l’observer.
Ma mère retourne le papier et le plie de nouveau, avant de le border, de le plisser, de le rouler et de le tordre jusqu’à ce qu’il disparaisse entre ses mains en coupe. Puis elle porte ce petit paquet à sa bouche et y souffle comme dans un ballon.
« Kan, dit-elle. Laohu. » Elle pose les mains sur la table, puis elle les écarte.
Un tigre se dresse là, gros comme deux poings réunis. Son pelage arbore le motif du papier, sucres d’orge rouges et sapins de Noël sur fond blanc.
J’effleure le petit animal qu’a créé Maman. Il remue la queue et se jette, joueur, sur mon doigt. « Grrroush », grogne-t-il, quelque part entre le journal qui bruisse et le félin.
Je ris, ébahi. Du bout de l’index, je lui caresse le dos. Le tigre de papier vibre et ronronne.
« Zhe jiao zhezhi », dit ma mère. C’est de l’origami.
Je ne m’en rendais pas compte, mais ses pliages avaient un caractère spécial. Elle les imprégnait de son souffle, donc de sa vie. Là résidait sa magie. (« La Ménagerie de papier », 2011)

Ken Liu est de passage à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le mercredi 7 septembre 2016 entre 18 h et 20 h.

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