Littérature étrangère
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Champagne et autres saouleries d’Amélie Nothomb

Amélie Nothomb, auteure belge soi-disant née au Japon vers la fin des années soixante, est un sujet avide de folies bien particulières. Véritable boulimique d’écriture, cette « graphomane » publie un roman par année, sans compter les innombrables qu’elle garde au «réfrigérateur». Connue pour sa passion pour les fruits pourris après une révélation publique, elle voue également un culte au champagne. Après avoir dévoré l’entièreté de son œuvre, je peux confirmer que ce pétillant et dispendieux alcool se glisse véritablement un peu partout à travers son univers littéraire, qui est tout sauf sobre.

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L’ivresse est ancrée chez Nothomb. Dans sa Biographie de la faim, qui reconstitue la relation tortueuse que l’auteure entretient avec la faim depuis son plus jeune âge, elle raconte son alcoolisme précoce lorsqu’elle séjourne à New York durant sa préadolescence, siphonnant avec sa sœur Juliette les fonds de verre des invités lors des réceptions de ses parents dans cette capitale de la démesure : «Il fallait donc se saouler le plus possible. Où que notre père soit posté par la suite, ce serait forcément un pays moins délirant, il y aurait certainement moins de whisky et de sorties nocturnes.» (p. 158) À New York, l’ivresse rime avec jeunesse, une jeunesse frénétique écartelée entre les pays que sillonne son père ambassadeur. Après la saoulerie, vient l’anorexie : «L’anorexie m’avait guérie de l’alcoolisme» écrit-elle, toujours dans Biographie de la faim. Anorexie, qui bien qu’essentiellement différente de l’alcoolisme, apporte une autre forme d’ivresse à la jeune Amélie décharnée : «J’avais vaincu la faim et je jouissais désormais de l’ivresse du vide.» (p. 217)

Elle raconte que l’écriture lui permet de guérir de l’anorexie en renouant avec son corps, car ses textes se transforment en «une sorte de tissu qui devint son corps.» (p. 227) Toutefois, c’est toujours enivrée de faim qu’elle écrit, le matin de quatre à huit heures, dans un état de jeûne complet qu’elle exacerbe par l’ingurgitation de litres de thé Kenyan excessivement infusé, ainsi qu’elle le raconte en entrevue avec L’Actualité : «La faim a des effets sur le cerveau, et pour atteindre l’écriture que je souhaite, j’ai besoin d’avoir très faim. Au réveil, j’ingurgite d’un coup du thé infect, parce que beaucoup trop fort. L’idée, c’est de me faire exploser la tête avec une trop grande quantité de théine dans un estomac vide.»  De cet état de transe naîtrait son verbe vif et dégraissé, d’une émaciation alerte de l’être affamé, de celui qui cherche. Aussi, Nothomb possède l’appétit vital d’écrire; elle doit s’y soumettre chaque jour sans faute, au même titre que de manger ou de boire, au risque de dépérir.

Mais le maître incontesté de l’ivresse pour Nothomb est, bien entendu, le champagne. En effet, Nothomb partage dans plusieurs entrevues et récits sa passion pour le champagne, notamment dans Le fait du Prince (2008) (qui cite le mot «champagne» environ 3 fois par page), ainsi que son tout dernier roman Pétronille (2014), dans lequel le récit s’articule littéralement autour d’une quête perpétuelle d’occasion de boire du champagne; en ville, chez soi, dans la rue, en ski (dans le sens, «en descendant les pentes de ski»). D’ailleurs, l’élément déclencheur de ce roman est que Nothomb constate qu’elle se trouve bien seule pour ses beuveries et qu’elle désire trouver la compagne idéale pour partager de bonnes bouteilles de champagne (!). Le champagne, boisson noble par excellence, est donc lié à l’idée d’une noblesse de l’amitié, relation qui élèverait l’âme à la manière d’un spiritueux.

Mais pourquoi donc une telle fascination pour le champagne, Amélie?

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Oui, on comprend que c’est bien bon, le champagne, que cela à un goût particulier, que ses fines bulles qui chatouillent le nez sont agréables, que cet alcool saoule vite et bien. Mais il y a autre chose, quelque chose qui ne compte pas parmi les sensations ou appréciations physiques ou gustatives, et qui se trame subtilement chez le personnage de l’assassin Don Elmirio, complètement fou de l’or.

D’abord, l’alimentation alchimique de Don Elmirio, la «Barbe bleue» du roman éponyme publié en 2012, se construit autour de l’œuf, ovule pour lequel le tortionnaire et fin gourmet voue une véritable passion théologique. L’œuf, symbole universel de perfection et de résurrection, est divinisé par le meurtrier Don Elmirio: «J’ai une telle obsession pour les œufs que si je me laissais aller, je ne mangerais rien d’autre. À vingt ans, j’ai tenté l’expérience de consommer des œufs ad libitum pendant quinze jours. Mes six œufs quotidiens me mettaient en transe.» (p. 136) La raison de cette adoration absolue pour l’œuf trouve une explication chromatique vers la fin du récit: c’est de la couleur jaune dont Don Elmirio est éperdument épris, le jaune étant selon lui: «la couleur métaphysique par excellence.» (p. 154), car ainsi que les alchimistes l’avaient compris, «c’est la couleur du spectre qui correspond à l’or ». (p. 154) Ainsi, Don Elmirio rêve «d’un œuf dont le jaune serait d’or.» (p. 154).

Ce qui explique parallèlement la passion qu’il voue au champagne, boisson couleur d’or que son invitée et future victime Saturnine vénère également, tout comme Nothomb elle-même. D’ailleurs, à plusieurs reprises dans le roman, Saturnine et Don Elmirio désignent cette boisson sous l’expression «or liquide». Et devinez-vous à quoi ils trinquent? La réponse est simple : «À l’or!» (p. 66)

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Le champagne est donc une sorte de nombre d’or pour l’auteure, clé de voûte de la perfection métaphysique, comblant à la fois le corps et l’esprit. Rayonnant dans sa robe dorée, ce breuvage, comme les œufs pour Don Elmirio, ne se distingue pas tant par son goût que par l’élévation spirituelle alchimique qu’il procure au buveur, le divinisant et le transformant littéralement en or. L’état d’ivresse acquis grâce au champagne est incomparable, ainsi qu’en témoignent Pétronille, Nothomb, Saturnine, Don Elmirio et bien d’autres; une transe lumineuse et étincelante, comme de l’or, qui pousse au dépassement de soi et convoque la beauté de la nature humaine.

Reine de l’excès en tous genres, Amélie Nothomb possède une soif infinie d’absolu et cette soif surhumaine ne saurait être comblée que par la boisson la plus divine qui soit: le champagne. Veuillez noter, chers lecteurs, que l’ironie du sort veut que cet article ait été écrit par une auteure qui ne boit pas une goutte d’alcool – et ce, même si c’est ma fête aujourd’hui! Eh oui, je fais partie de ces gens qui tirent leur ivresse par procuration, soit en se saoulant de lire la saoulerie des écrivains. Et à ce titre, Amélie Nothomb fait partie de mes péchés mignons. Moi, quand j’ouvre un de ses livres, ça fait POP!

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Bibliographie

NOTHOMB, Amélie. Biographie de la faim. Albin Michel, Paris, 2004.
__, Barbe bleue. Albin Michel, Paris, 2012.
__, Le fait du prince. Albin Michel, Paris, 2008.
__, Pétronille. Albin Michel, Paris, 2014.

GRÉGOIRE, Isabelle.Amélie Nothomb : « Mes livres ne parlent que d’une chose : le rapport à l’autre ». L’Actualité, 26 novembre 2011. En ligne. http://www.lactualite.com/culture/amelie-nothomb-mes-livres-ne-parlent-que-dune-chose-le-rapport-a-lautre/

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Fanie est étudiante au 3e cycle en Études littéraires à l’UQÀM. Enfant, elle avait tendance à se battre avec les ti-gars dans la cour d’école, ce qui expliquerait peut-être pourquoi elle rédige une thèse sur les figures de guerrières des productions de culture populaire contemporaine. Son arc comporte quelques cordes; en plus de faire partie de l’équipe des joyeuses fileuses, elle codirige le groupe de recherche Femmes Ingouvernable, collabore à la revue Pop-en-stock, à la revue l'Artichaut, ainsi qu’au magazine Spirale. À part de ça, elle a écrit le roman "Déterrer les os" (Hamac, 2016). Dans son carquois, on trouve un tapis de yoga élimé, un casque de vélo mal ajusté, trop de livres, un carnet humide, un coquillage qui chante le large et une pincée de cannelle – son arme secrète ultime contre les jours moroses. Féminisme et végétalisme sont ses chevaux de batailles quotidiens.

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