Culture

Adeline Baldacchino : « Il faut réhabiliter la capacité à parler du monde en poète »

Adeline Baldacchino mène une double vie : magistrate à la Cour des comptes, elle est également poétesse à sensibilité libertaire. Elle est aussi également auteure de plusieurs essais, dont un sur le philosophe Michel Onfray, dont elle est proche (« Michel Onfray ou l’Intuition du monde », Le Passeur, 2016), et un « réquisitoire positif », contre l’Ena, dont elle est diplômée en 2009, intitulé « La Ferme des énarques » (Michalon 2015). Nous avons décidé de la rencontrer pour discuter de littérature et de poésie, alors qu’elle vient de publier son premier roman, « Celui qui disait non » chez Fayard.

Le Comptoir : Vous racontez dans votre roman l’histoire d’August, Allemand amoureux d’une juive, Irma, qui refuse de serrer la main à Hitler. Pourquoi avoir choisi cette histoire ?

Adeline Baldacchino : Il faut commencer par reconnaître qu’il y a une part d’irrationnel, ou du moins d’irréductible à la seule raison, dans le désir qui s’impose de raconter telle ou telle histoire, dans la fascination qu’on éprouve devant tel ou tel personnage, bref dans le processus de cristallisation de la création. Mais on peut toujours tenter de se reconstruire des raisons a posteriori

Dans l’ordre intime, la question de la Shoah me poursuit, de loin, depuis que j’ai pris conscience de la part juive de mon histoire – du côté maternel, une famille juive iranienne qui a pour l’essentiel échappé à l’Holocauste grâce à la distance, encore que de lointains cousins de ma mère installés à Lyon dans les années 1930 aient été arrêtés, fusillés ou déportés. On a beau être, comme ce fut mon cas, élevée dans une certaine indifférence religieuse et très agnostique, impossible de n’être pas renvoyée, ayant par ailleurs habité un an en Allemagne, à cet épouvantable mystère qui est devenu un lieu commun : le surgissement de la barbarie la mieux organisée au cœur de la civilisation la plus raffinée. Je me rappelle encore du choc, lorsque j’ai vu et compris que Buchenwald n’était qu’à quelques kilomètres de Weimar et de la statue de Goethe – que l’on ne pouvait pas ne pas avoir su. Tout l’échafaudage mental que l’on élabore pour écarter cette question, en la jugeant trop rabâchée, s’effondre illico dès qu’on passe le portail d’Auschwitz. Et tous les “plus jamais” se cassent le nez sur l’évidence du retour possible, ici ou ailleurs, de l’horreur : lire Hatzfeld, pour le Rwanda, et en pleurer de rage.

Je tourne autour de ce gouffre-là depuis des années, donc. Me demandant par quel bout le prendre pour s’en approcher sans se faire dévorer (le fameux « quand tu regardes l’abîme, l’abîme regarde aussi en toi » de Nietzsche). Et puis je tombe sur cette photo d’un homme tout seul, dans une foule, qui ne lève pas le bras droit pour faire le salut nazi, et je me dis que si une image devait symboliser la résistance, c’est elle. Je veux savoir pourquoi et comment on a ce courage-là quand personne d’autre autour de soi ne l’a. Et quand je découvre le fin mot de l’histoire, je tombe de haut. Quoi, Landmesser avait été adhérent au parti nazi ? Mais comment était-ce possible ?

« L’amour ne suffit pas, mais sans l’amour, le monde s’effondre. »

Dans votre roman, il y a en toile de fond le nazisme. August et Irma prouvent-ils que le totalitarisme ne peut pas complètement contrôler les consciences ?

Quand je commence à chercher qui est cet homme, Landmesser, je me rends compte que c’est “Diogène amoureux”. Celui qui dit non au puissant, comme Diogène demandant à Alexandre de se pousser de son rayon de soleil, avec autant de désinvolture et d’insouciance. Mais il ne le fait pas pour des raisons philosophiques, il le fait sur le tard, pour des raisons très intimes je crois, celles que les historiens méprisent toujours un peu. Mon intuition, c’est qu’il est courageux par inadvertance. Et ça m’intéresse. De revenir à l’Histoire par le bas – par les hommes qui n’ont pas conscience de la faire. Cette déconnexion de l’héroïsme rêvé par le spectateur et de l’évidence ressentie par l’acteur. August, ce jour-là, je ne crois pas qu’il ait prémédité son geste. Ce que je découvre, ce n’est pas du tout le militant politique qu’on attendrait, mais l’homme du commun, banal et même plutôt mal parti dans la vie puisqu’il était adhérent au parti nazi dès 1931 ! Sauf qu’il a croisé la route d’une juive, qu’il l’a aimée, qu’il a désiré des enfants avec elle – c’est là que son destin bifurque. Il y a une forme de rédemption dans son acte. À l’instant où il refuse de lever le bras, il remet à l’heure les pendules du monde.

Alors, j’ai compris qu’on devait aussi regarder l’insoumission par l’autre bout de la lorgnette : non par le grand bout de l’histoire politique, mais par le petit bout de l’histoire amoureuse. Reste que la politique rattrape toujours ceux qui croient pouvoir s’en tenir à l’écart, et c’était aussi ce que je voulais raconter. Il n’y a pas vraiment de morale ni de leçon à tirer de leur histoire. Elle représente juste une écharde de lumière au milieu d’un tas de ferraille sombre. La possibilité d’une autre issue. Leur destin ne “prouve” rien, et surtout pas que l’amour l’emporte, car ils seront broyés par la grande machinerie politique du totalitarisme. N’empêche, ils sont tout ce qu’il nous reste dans l’ordre de l’humanité pour ne pas flancher de désespoir. L’amour ne suffit pas – c’est l’engagement de milliers d’August qui aurait pu sauver l’Allemagne, et les August qui n’avaient pas croisé leur Irma n’ont pas levé le petit doigt –, mais sans l’amour, le monde s’effondre. Car sans lui, il n’y aurait même pas eu cette photo. Même pas la possibilité de dire non, celle que cette image réaffirme désormais sans cesse à travers le temps.

Pourquoi avoir décidé de partir de vous et de démarrer la narration en avril 2017 ?

Question délicate et légitime. J’ai toujours assumé la subjectivité et je trouve qu’il y a une forme de lucidité à tenter de démêler, en même temps que l’histoire qu’on déroule, les raisons intimes de la raconter. Je dis dans le livre qu’il y eut un déclic, un voyage que je fais à Hambourg à Pâques 2017, neuf mois tout juste après avoir perdu mon père. J’erre dans cette ville à la recherche du fantôme de Landmesser, et m’aperçois que c’est à mon père que je veux raconter cette histoire. Et qu’en le faisant, je cherche à prouver qu’on peut ressusciter, non pas les corps – je serais bien heureuse d’y croire mais voilà, je n’ai pas la foi ! –, mais au moins la mémoire, les traces, quelque chose qui, en pratique, signe la victoire de la vie là où la mort essayait de tout prendre.

Et je me dis que l’on ne comprendrait rien à cette urgence de me laisser hanter par des morts pour les rendre vivants, qui m’occupe toute entière à ce moment-là, si je ne dis pas cela. Tout livre est un palimpseste : on l’écrit sur les couches disparues des textes qu’on n’ose pas donner à lire. Je crois aussi que nombre de livres sont prétexte à se décharger l’âme d’une très grande douleur – et celui-ci en fait partie. Enfin, c’est une forme de fidélité à mon père, à son histoire de goy amoureux d’une juive – il eut certes la chance de ne pas naître au début du siècle en Allemagne mais il lui fallut à sa manière se battre pour faire triompher l’amour. Cette histoire d’un père, je lui racontais au mien qui n’était plus là, je la lui devais à lui pour le retenir un peu, je la devais à maman pour faire de son absence une présence continuée. Dès lors, comment ne pas l’évoquer ? Ne pas dire que ce clocher de la Michaeliskirche, (église de Saint Michel, le prénom de mon père), à chaque fois qu’il sonnait, je l’entendais encourager sa fille à aller jusqu’au bout de ce livre qui devait être un livre d’amour, une sorte de sésame contre-la-mort ? Je n’avais pas vraiment le choix. Du moins l’ai-je ressenti ainsi. Comme une évidence à laquelle il eut été vain de s’opposer.

« Il me semble que la grande poésie est à la fois épique – donc assumant absolument son rôle narratif, voire politique sans le savoir – et lyrique – donc de l’ordre du chant et de l’émotion pures. »

Dans son dernier essai, Le sens des limites, le philosophe Renaud Garcia oppose les films pour lesquels on voit souvent la mention “tiré d’une histoire vraie” à la littérature qui « peut se permettre de congédier le vraisemblable pour installer le lecteur dans un univers entièrement fictif ». Ne pensez-vous pas comme lui que la puissance de l’art repose « dans sa capacité à suivre ses propres loi », « distinctes de la réalité, voire opposées à elle » ?

La littérature peut tout se permettre. Le cinéma aussi au demeurant. Raconter, ce n’est pas trahir. Mais c’est toujours réinventer, qu’on le fasse en écrivant ou en montrant. Je ne crois pas de ce point de vue qu’il y ait une distinction fondamentale entre les arts. Tous essaient d’atteindre “le vrai” à leur manière : mais il y a le vrai de l’Histoire, le vrai des émotions, le vrai des fables… Tous les espaces interstitiels possibles entre le réel pur et l’imagination pure. Reste que certains textes, s’ils prétendent comme ici parler de gens qui ont vécu, tentent d’atteindre quelque chose d’un peu particulier qui se situe à la jonction de la mémoire et de la tendresse : parce qu’il faut avancer en funambule sur un fil qui tienne compte à la fois de la fidélité à un destin (par exemple, tous les lieux, les dates, sont strictement véridiques) et de la liberté nécessaire à l’incarnation (par exemple, oser “faire parler” les morts en leur rendant une voix telle qu’on l’imagine ou plutôt telle qu’elle nous hante). Comme Yourcenar, qui disait que toute œuvre est « faite d’un mélange de vision, de souvenir et d’acte, de notions et d’informations reçues au cours de la vie par la parole ou par les livres, et des raclures de notre existence à nous », je crois que la fiction et le réel sont largement indémêlables, et qu’au fond la littérature est en cela plus honnête, parce qu’elle l’assume, que bien des objets prétendument biographiques au sens académique.

Alfred Döblin disait en son temps que « Jadis – il y a fort longtemps – les auteurs épiques se tenaient devant leur auditoire : ils parlaient, influençaient, étaient vivants », et que par ailleurs « c’est seulement dans les États libéraux modernes, ceux qui se sont voués au commerce, à la banque et à l’industrie, au Capital et à l’armée, que pouvait s’implanter cette parole de mépris : “L’art est libre”, c’est-à-dire complètement inoffensif. » Antoine Compagnon quant à lui rappelle dans ses cours au Collège de France que « depuis Homère et Hésiode, la poésie est aussi une agonistique ou une pugilistique ». La poésie ne semble-t-elle pas aujourd’hui cantonnée aux oubliettes – ou aux murs de métro –, le poète n’ayant plus de rôle dans la société ? Pourquoi selon vous ?

Vaste débat ! Sur cette question, j’aime la position de Borges dans L’art de poésie : il me semble que la grande poésie est à la fois épique – donc assumant absolument son rôle narratif, voire politique sans le savoir – et lyrique – donc de l’ordre du chant et de l’émotion pures. J’aime en ce sens l’apparent oxymore avec lequel un des grands poètes bien vivants de notre époque, Jean-Pierre Siméon, ne cesse de jouer : « politique de la beauté ». C’est une des innombrables définitions de l’insaisissable poésie qui me conviendrait. Je veux d’une poésie impure, comme disait Neruda, qui se collette au monde, à ses souffrances, à sa rage et à sa colère, loin des tours d’ivoire formalistes. Mais qui ose aussi la fragilité de la mise à nu, l’indifférence aux injonctions de la mode, parler ce qui la travaille au plus juste de l’âme. Là encore, je m’en tiens à une esthétique de funambule que j’essayais de définir dans un papier en forme de manifeste publié dans le magazine Ballast il y a quelques années : entre l’anarchie, qui est position politique et le désir, qui est position métaphysique. Le poète qui voudrait n’être qu’engagé devrait plutôt faire directement de la politique, Péret dans Le déshonneur des poètes, avec un brin de mauvaise foi, le disait déjà – la poésie n’est pas propagande. Et pourtant, j’aime aussi L’honneur des poètes de Seghers, c’est-à-dire les poètes qui n’ont pas fait “que” s’abstraire de la politique (elle nous rattrape toujours, voilà le message de Landmesser s’il devait y en avoir un…) et ont su aussi se retrouver au maquis quand il le fallait, comme Char devenu Capitaine Alexandre. Ni le lyrisme aux oubliettes, ni l’épique pour seule bandoulière. Il faut se débrouiller pour tenir les deux ensemble.

Blanchot rappelle dans L’espace littéraire l’importance en littérature de la mort, de la nuit et des dichotomies qu’elles impliquent. Quelle place tiennent-elles dans votre œuvre poétique et littéraire de manière générale ?

Je tiens le livre de Marlène Zarader sur Blanchot, L’être et le neutre, pour l’un des livres de philosophie les plus exigeants et les plus définitifs que l’on puisse ouvrir. Reste qu’il fait le constat lucide d’une impossibilité : celle, pour la pensée, de faire plus que de tourner autour de l’abîme. La mort, on ne l’accueille pas, on ne la réduit pas, on ne le comprend pas. On fait avec (celle des autres), jusqu’à en mourir à son tour. C’est la principale leçon que j’ai retirée de mes études philosophiques – j’en ai un jour déduit qu’il fallait cesser de chercher à affronter l’inaffrontable et plutôt se concentrer sur l’essentiel : ce qu’il reste à vivre tant qu’on a la chance de le désirer encore un peu. Toute ma poésie tourne autour de cette tentative de bâtir des margelles de mots autour de l’abîme, des crampons de lumière pour resurgir hors de la nuit. Plus largement, les personnages qui m’ont intéressée jusqu’à présent de très près, jusqu’à écrire des livres ou des articles pour élucider l’intérêt que je leur portais, que ce soit Max-Pol Fouchet, Diogène, Cendrars ou Landmesser pour les livres ; Iaroslavskaïa, Rexroth, Buber-Neumann ou Supervielle dans des articles ici ou là, sont de “grands vivants”, avides d’expériences et constamment poussés par une sorte d’appétit intérieur qui les fait cavaler autour du monde ou survivre à l’inconcevable. La mort occupe toujours trop de place dans nos vies, je ne peux ni l’ignorer ni le supporter, c’est pour cela que je passe mon temps à essayer de la repousser à grands coups de littérature. Autant tenter d’occire un dragon avec une tapette à mouche, pourrait-on dire ! Mais enfin c’est tout ce que je sais faire…

Une certaine poésie moderne et surtout contemporaine s’est perdue dans les jeux de déconstruction et de non-sens. Ne pensez-vous pas qu’il faille réhabiliter la mélodie, la chair, la sensualité, la vie (ou la mort) en poésie ?

Bien sûr. Je ne crois pas une seconde aux vertus de la déconstruction en poésie. Que les surréalistes aient eu le besoin de tout détruire pour tout reconstruire, c’est une chose, et il faut leur savoir gré de cette espèce de rage anti-conformiste qui nous a permis de dégager le terrain de l’académisme ou du symbolisme niais. Reste que les grands surréalistes sont pour moi ceux qui sont “revenus ” de leur engouement pour l’inconscient et l’écriture automatique. Il faut jouer à tout casser, quand on a 17 ans. Et puis ensuite, passer sa vie à tout réinventer, c’est quand même mieux que de rester bloqué dans le délire adolescent de la contradiction pour la contradiction. L’anarchie oui, mais positive.

« Les faux rebelles perdent leur public fatigué de les entendre ânonner qu’il faut changer le monde sans se lever de leur fauteuil de poète assis. »

Il reste à faire une histoire de la poésie contemporaine, de ses impasses post-modernes, des balles qu’elle s’est tiré dans les deux pieds en refusant de faire sens ; et aussi une contre-histoire, avec l’armée des invisibles qui continuaient d’écrire eux, parfois loin de la place publique, des poèmes pleins de chair et de sang, de musique et d’évidences, car le problème du poème n’est pas d’égrener des évidences, mais de le faire magnifiquement. Tiens, un seul nom comme ça pris au hasard : Lucien Becker, qui le connaît encore ? Et pourtant, il faut se jeter sur sa poésie amoureuse. Elle date des années 1960, et elle est à des années-lumière des fausses gloires existentialistes et structuralistes qui prévalaient alors autour de la revue Tel quel. Les poètes se sont fait beaucoup de mal à force de vouloir nier que la poésie puisse même exister. Je crois que le retour de bâton ou, pour être plus aimable, de balancier, n’est plus très loin. Les faux rebelles perdent leur public fatigué de les entendre ânonner qu’il faut changer le monde sans se lever de leur fauteuil de poète assis.

Il nous faut du combat et du chant, tout ensemble. L’École de Rochefort ou les auteurs du Manifeste de la poésie pour vivre, Jean Breton et Serge Brindeau, et encore Alain Jouffroy avec son concept de “poésie vécue”, et jusqu’à nos jours heureusement cette lignée-là de vitalistes et d’« hommes sans épaule » comme disent les amis d’une très belle revue normande, revendiquant la liberté de ne rien trimballer sur leurs épaules, de se livrer tout entiers à “l’émotivisme”, n’ont d’ailleurs jamais dit autre chose. Pas plus que Roger Caillois qui demeure sur ce point ma référence, en matière d’“art poétique” : « Je conçois donc, par opposition à divers abus souvent légalisés, un discours entièrement semblable à la prose, mais possédant par surcroît les perfections de la poésie, qui doivent être un gain sans contrepartie, apportant un supplément d’efficacité, qui n’est payé par aucun abandon dans l’ordre de la rigueur et de la distinction. » On va s’en souvenir pour inventer l’avenir.

Les situationnistes ont voulu dépasser l’œuvre d’art en faisant de la vie une œuvre d’art, et les romantiques parlaient déjà de poétiser la vie (« l’art de tirer de la vie de toutes choses » disait Novalis). Pensez-vous que la poésie peut et doit changer la vie ?

C’est vraiment de la provocation pour me forcer à écrire ce livre que je prémédite depuis des années sur les rapports entre politique et poésie ! Faire de la vie une œuvre d’art, c’est essentiel et ce n’est pas une invention situationniste, Nietzsche serait plutôt le maître en la matière. Quant à savoir si la poésie peut y aider… D’abord, il faudrait s’entendre sur ce que l’on appelle ainsi : la poésie des poètes ou la poésie comme une sorte de principe artistique qui sous-tend en fait toute espèce d’aspiration artistique ? Mais dans les deux cas, ce serait présomptueux de prétendre que les poètes, ou les artistes, changent le monde. J’en reviens au message de Landmesser — la politique nous rattrape toujours. Alors autant s’en occuper avant qu’elle ne s’occupe de nous, et c’est par là peut-être qu’on changera des fragments du monde ou de la représentation qu’on doit s’en faire. Reste que même pour faire de la politique, l’un des seuls moyens de garder le cap est de lire beaucoup et souvent les poètes, et surtout, de ne jamais étouffer le poète en nous. Le mépris dans lequel les politiciens et les militants tiennent souvent la poésie est un signe de grande pauvreté morale et intellectuelle. Il faut réhabiliter la capacité à parler du monde en poète, y compris quand on s’intéresse aux conditions matérielles d’existence et, employons les grands mots, aux politiques publiques, à l’économie ou au droit. Car il n’y a pas d’étanchéité ni de cloison qui tienne entre les différentes facettes de l’univers qu’on essaie d’habiter en humain complet. Du coup, je crois que la poésie peut et doit changer la vie indirectement – qu’elle est une sorte de préalable et de condition non suffisante à la conscience pleine et entière de ce qui est exigible quand on veut participer au mouvement du monde et faire comme si on pouvait le changer.

Ce qui est bien le maximum auquel je puisse croire, car j’ai des penchants fatalistes par ailleurs : Amor fati, bien embrasser le destin, c’est faire le maximum pour aller là où on voudrait aller, sans trop d’illusions. Mais sans renoncement. À ce cheminement-là, qui tient encore une fois du combat et du chant indistinctement, comme on dirait du corps et de l’âme, la poésie participe forcément puisqu’elle se tient là même où l’on essaie de traduire ce point de jonction, d’en laisser trace, et trace active. Dans mes rêves, la poésie est puissance performative : elle retrouverait le pouvoir des chamanes qui faisaient advenir une chose en la nommant. Quand je m’éveille, il reste le souvenir de cette magie-là : si elle n’agit pas tout à fait pareil, elle peut encore nous rappeler la distance entre nos rêves et le réel, « l’écart entre ce que le cœur désire et ce qu’il obtient », disait Max-Pol Fouchet. On ne le comble pas, mais on continue de chanter. Vous voyez, encore un “truc” contre-la-mort.

Quelle place accordez-vous au style dans la littérature ?

La seule place que mon intuition et ma subjectivité lui laissent : elle est grande, mais pas envahissante. Il y a ce qui m’embarque et ce qui me séduit. Il y a ce qui me bouleverse et ce qui me bouscule. Il a ce qui me laisse de marbre. Mais je n’aime pas les jugements définitifs, le verdict des critiques, la morgue des exégètes. Il y a des maladresses heureuses. Des fonds sans forme. Des formes qui masquent la vacuité du fond. Pas de règle mais, en revanche, en tant qu’écrivain et non en tant que lectrice, cette fois, une cible : la ligne de crête entre l’exigence et la communicabilité. Le surcroît d’obscurité vaguement ésotérique masquant la nullité conceptuelle ou la pauvreté imaginative m’agace de plus en plus – alors que j’ai souvent cédé, dans mes premiers textes, à cette tentation mallarméenne du vaporeux sublime. À l’inverse, le style sujet-verbe-complément qui s’interdit l’usage de plus de 400 mots m’agace épouvantablement. Mes références en la matière seraient Montherlant (dont je n’ignore pas les limites, mais qu’il faudra un jour raconter en anarchiste individualiste, plus lucide et juste que ce que sa légende en a fait) et Colette, écrivain par excellence de la sensualité du monde. Yourcenar ou Caillois, pour la prose, constituent aussi des sortes de modèle. Mais je refuse qu’on assassine un Bobin ou un Supervielle au nom de leur simplicité : car il y a des grandeurs simples et d’autres baroques, des styles secs et d’autres plus prodigues, des plumes vives et d’autres plus lentes ; l’essentiel est peut-être dans l’adéquation du style et de l’être – puis dans la rencontre entre deux “idiosyncrasies” qui vont entrer en résonance, celle de l’auteur et celle du lecteur. Dans cet ordre d’idées, j’avoue donc que je suis contre Proust et avec Sainte-Beuve, contre l’analyse purement formaliste et pour l’analyse croisée de l’œuvre et de la biographie, mais ce serait encore un autre débat, vaguement élitiste qui plus est. Car ce qui compte après tout, c’est l’effet : tout ce qui nous rend plus vivant, c’est la preuve que le contre-la-mort a gagné…

Que conseillerez-vous de lire à une personne qui voudrait découvrir la poésie contemporaine (livres, auteurs, revues) ?

Je lui conseillerais de ne pas acheter au hasard dans une librairie, parce que la production contemporaine est très inégale et… très chère ! Un véritable obstacle à la démocratisation de la lecture, quand on doit payer 20 euros quelques feuillets de quelques dizaines de signes alors qu’on aurait besoin de dix ou cent livres pour tout juste commencer à se familiariser avec des voix, autant le dire. Donc, de commencer par errer sur Internet et par feuilleter quelques anthologies. Et surtout la petite collection blanche de Poésie/Gallimard qui représente une mine en poche. Plus tard, vous découvrirez peut-être des éditeurs plus artisanaux que vous aimerez tout particulièrement – j’ai une tendresse pour Cheyne, Fata Morgana ou Bruno Doucey mais il y en a tant d’autres, plus petites, qu’il faudrait pouvoir citer !

Je lui dirais aussi de se fier à son instinct : si on n’y comprend rien, ce n’est peut-être pas seulement parce qu’on est bête, mais parce que ça ne veut rien dire, dans ce monde ni dans aucun (et que c’est fait pour ça). De dénicher, donc, ceux qui ont quelque chose à dire. Du coup, je suis bien obligée de donner quelques noms pour lancer des perches, sachant que je me mordrai les doigts de tous ceux que je n’aurai pas pensé à citer (j’avais un jour posté une liste semblable sur Facebook et il y a eu des dizaines de posts en commentaires proposant d’autres pistes complémentaires !) mais peu importe, il faut commencer quelque part : allez donc jeter un œil aux recueils de Guy Goffette, de Jean-Pierre Siméon, de Nimrod, de Daniel Maximin ou de Jean-Michel Maulpoix, d’Andrée Chedid ou de Marie-Claire Bancquart, allez écouter Serge Pey à l’occasion ; en revue papier, des dizaines de possibilités parmi lesquelles Les Hommes sans épaules portés par Christophe Dauphin, Décharge par Jacques Morin, Les Carnets d’Eucharis, Phoenix, etc. ; sur Internet, Poezibao, Texture, Le frais regard/Possibles, les Terres de femme d’Angèle Paoli, mais encore Recours au poème, Terre à ciel, La pierre et le sel, les fabuleux portraits archivés sur Esprits nomades. Et puis chez Ballast, bien sûr, où l’on essaie de faire cohabiter poésie et politique en pleine lumière. Voyez, ce n’est pas le choix qui manque, juste une boussole. Car le monde de la poésie est plein de pépites et d’archipels, de fous heureux et d’autres dangereux, il faut naviguer à vue sans craindre de n’y rien connaître – ça foisonne et ça mutualise, ça passionne et ça partage. Le fil d’Ariane est là, qu’il suffit de saisir pour s’enfoncer dans le labyrinthe. Chacun y trouvera bien son (ou sa) Minotaure.

Entretien réalisé par Kévin Boucaud-Victoire & Galaad Wilgos

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3 réponses »

  1. Subtil canevas de l’ambivalence humaine.

    Adeline Baldacchino pense la vie en maladie mortelle. Elle la conçoit, ainsi que la liberté, comme quelque chose qui va au-delà de notre expérience sensible, alors que tous les jours nous faisons l’erreur d’appliquer à ces idées les catégories valables dans les limites de notre expérience sensible.

    Or, on ne peut pas appliquer au monde les lois que le monde impose à ses objets, sinon par la poésie et la romance ! C’est ainsi que ce monde est ouvert, en ce sens que chaque individu le réinvente en fonction de la lecture qu’il en fait.

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