Bouquet de mains

Mains négatives – Entre 13 000 et 7 000 av. J.-C. – Argile rouge sur roche – Cueva de las manos, province de Santa Cruz, Patagonie, Argentine

Les mains rupestres, déclinées à l’identique sur tous les continents, sont une très vieille énigme. Première expression artistique de l’homme ou rituel magique répondant à l’appel du sacré ? Simple ornement ou liturgie ? Elles s’accumulent sur les parois comme si une foule avait laissé là son témoignage en mémoire. Elles angoissent le spectateur d’aujourd’hui qui sent monter, du tréfonds de son bulbe rachidien, les empreintes sanglantes des temps obscurs. Ces mains sont multimillénaires et pourtant intemporelles ; on les croirait fraîchement taguées sur les murs d’une cité. Art pariétal, Street Art, manifestation de l’homme primitif et contemporain voulant laisser sa trace.

On les dit « négatives », non parce qu’elles seraient un vecteur de magie noire, mais par analogie avec la photographie dont les négatifs apparaissent en valeurs inversées. Les mains humaines sont posées sur la roche de façon à former un pochoir autour duquel on applique un colorant. Les pigments utilisés sont issus de l’environnement immédiat : oxydes de fer, talc, charbon de bois ou cendres d’os. Liés à de la graisse animale, les liquides et les pâtes obtenus sont appliqués de deux manières différentes : par tamponnage avec un morceau de fourrure, de peau, une touffe de poils ou par la technique du crachis, la couleur liquide étant soufflée par la bouche ou projetée d’une sarbacane. La main négative apparaît alors dans un halo de couleur contrastée tout en conservant la teinte naturelle de la roche.  La main « positive », beaucoup plus rare, est obtenue par un procédé inverse : elle est recouverte de peinture et posée directement sur la pierre. Certaines sont même dessinées au trait et coloriées.

La Cueva de las Manos, en Patagonie, est le site qui en possède la plus importante concentration au monde. 829 mains négatives dans un excellent état de conservation y sont répertoriées. Mais la science piétine à leur sujet. Le spectre de leur datation est tellement large qu’on ne peut rien avancer de sérieux sur la catégorie d’Homo ergaster (homme artisan) qui en est l’auteur, ni même sur leur fonction. Tout est réduit à l’état frustrant d’hypothèses.

Ces empreintes nous sont pourtant familières. Elles rappellent les « mains de Fatma » (Khamsa) appliquées sur les façades des maisons au Maghreb ou portées en bijou autour du cou. Des mains superstitieuses pour se prémunir du mauvais sort. Cette habitude païenne date de la culture carthaginoise, apportée par des marins phéniciens venus s’établir dans le golfe de Tunis neuf siècles avant notre ère. Existe-t-il un lien entre les mains rupestres du Paléolithique et les mains de Fatma ? Probablement un petit, oui, très, très lointain dans l’espace et le temps, et provenant d’une même source : l’Homme.

Mais à quoi servaient-elles, ces mains disséminées sur les parois des grottes ? Deux hypothèses sont en concurrence. La première école les considère comme un simple élément décoratif de l’art préhistorique ne portant aucune signification. L’homme, à l’Âge de pierre, était déjà pragmatique, il agrémentait son foyer avec ce qu’il avait sous la main : ses mains. Aux heures récréatives, le groupe décorait sa caverne. Les mains rupestres n’auraient donc qu’un rôle esthétique, voire symbolique, désignant une famille, un clan, une tribu. L’autre école penche pour le rite religieux. La main serait la marque du chamane, le seul habilité à pénétrer la roche pour accéder à l’autre monde, celui des esprits des morts et des animaux. La main représentée servirait d’entremise entre la réalité matérielle et l’expérience spirituelle « cachée derrière le voile de la pierre ». La piste chamanique est la plus communément admise dans le grand public, mais au vrai, rien n’est moins attesté. Les extrapolations vont bon train et nourrissent l’imaginaire.

La dernière version du jour, issue de l’université de Pennsylvanie, réaffirme que ces mains, comme les animaux généralement représentés autour, seraient des souvenirs symboliques de la chasse, en particulier du transport et du dépeçage du gibier autour du feu. Rien que de très banal. Mais ce n’est pas tout. La nouveauté, protocoles à l’appui, est que ces mains seraient des mains de femmes, et uniquement de femmes. La tâche de conserver et de « cuisiner » le produit de la chasse était – oh ! surprise – dévolue au beau sexe. Les chercheurs américains l’assurent, par confrontation des données anthropométriques, ratio de la longueur des doigts, etc. et force dédale de statistiques et de probabilités. Le néo-féminisme péremptoire est dans l’air du temps, la déduction est donc convaincante, presque validée. Le poète nous avait dit que la femme était l’avenir de l’homme, le peintre l’avait consacrée origine du monde, la voici maintenant fondement de l’histoire de l’art. Décidément, c’est notre fête.