Éloge de l’ombre, Junichirô Tanizaki

 

 Kyaku-den – Jardin de Gokuraku-Jodo -Osaka

Une tempête de nippophilie s’abat sur la France depuis quelques années. Le phénomène énerve certains, d’autres s’en délectent sans complexe. Les pâtissiers se marient avec des japonaises, dans le pétrin comme à la ville, l’amertume du matcha s’allie à celle du chocolat, le yuzu fait frétiller les carpaccio de saint-jacques, on teriyakise à tout va… L’anticyclone ne s’arrête pas aux portes des cuisines, les masking tape et les papiers pour origami s’affichent sur nos murs. La littérature japonaise s’invite dans nos salons et les architectes construisent nos musées. Mais pourquoi l’esthétique japonaise nous émeut-t-elle tant alors même que nous connaissons si mal ce pays?

L’éloge de l’ombre de Junichiro Tanazaki est un bijou précieux  pour qui cherche un début de réponse à la question (éd. Verdier, 2011). En quelques pages, l’auteur décrit avec justesse les distinctions fondamentales entre notre conception occidentale du beau de celle du pays du soleil levant. Tout est selon lui question de lumière. Au Japon, la recherche du beau s’orchestre autour de la sublimation de l’ombre:

« cette lumière épuisée, atténuée, précaire […]. Nous nous complaisons dans cette clarté ténue, faite de lumière extérieure d’apparence incertaine, cramponnée à la surface des murs de couleur crépusculaire, et qui conserve à grand peine un dernier reste de vie. Pour nous, cette clarté-là sur un mur, ou plutôt cette pénombre, vaut tous les ornements du monde et sa vue ne nous lasse jamais« .

Cet éclairage en sourdine est la pierre de touche de toute l’esthétique japonaise, que l’on parle d’architecture et de l’écrasement des édifices afin de préserver l’obscurité dans les pièces, de cuisine et de l’importance de servir une soupe miso dans un bol en laque sombre pour entretenir le mystère du bouillon, du maquillage et du contraste entre la blancheur de la peau et la noirceur des étoffes encadrant le visage. Le point de vue de l’auteur n’est pas exhaustif, ni même savant, il est éminemment personnel et d’une intuition rare. Drôles parfois, poétiques souvent, les lumières de Tanizaki  sont, elles, infiniment éclairantes (hum…). Ecrit en 1933, à l’époque où le Japon s’ouvre au monde occidental, l’essai recense, sans jamais tomber dans le culte du passé, ces particularités qu’il faut pourtant apprendre à confronter à la modernité pour ne jamais tomber dans l’archaïsme.


Ce sentiment qui nous étreint est celui que l’on ressent face à une peinture clair-obscur. C’est encore celui que décrit André Breton (dans  Nadja ?) lorsqu’il évoque la beauté jaillissant de la contemplation d’un tableau à la lampe torche dans l’obscurité d’un musée la nuit. Ou cet émerveillement partagé par les plongeurs lors d’une sortie de nuit. Lorsque dans le noir et le silence total, le faisceau de notre lampe caresse les nageoires d’un poisson-scorpion assoupi. Tout se passe alors comme si, le faisceau de lumière prolongeait notre regard. On saisit toute la portée de notre vision et c’est comme si notre corps tout entier se portait sur l’objet.

Jinnaka Itoko – Portrait de Haruno (Musée d’art de la préfecture du Hyogo)