Camille de Toledo : « Le vertige, c’est apprivoiser une nouvelle disposition du monde où les liens sont sans cesse en mouvement »

En écho à la deuxième saison de son cycle « Histoire du Vertige » à la Maison de la Poésie de Paris, Camille de Toledo s’est livré le temps d’un grand entretien pour Diacritik sur les grandes lignes critiques et poétiques de son travail. Avant de se consacrer mardi dès 19 h lors du second épisode au Livre de l’intranquillité de Pessoa, Camille de Toledo évoque les généalogies brisées, la littérature comme puissance de savoir et la mort comme intime frontière entre vérité et fiction.

Après le riche cycle de l’an passé qui vous a vu donner près de 10 lectures-conférences, vous avez repris le 11 octobre votre cycle sur « l’histoire du vertige » à la Maison de la Poésie de Paris pour une deuxième saison. Ma première question voudrait s’intéresser à la notion de « vertige » que vous allez déployer cette année. Quelle définition donnez-vous de ce vertige ? Est-elle sensiblement différente de celle qui fournissait déjà le nœud de votre réflexion en 2009 au cœur du Hêtre et le bouleau dans « la pédagogie du vertige » qui réglait alors selon vous l’utopie linguistique européenne ? Vous y définissiez, on s’en souvient, le vertige notamment comme la perte d’un texte originel : est-ce que chacune des conférences que vous allez donner cette année a vocation à retrouver ce centre dérobé de la littérature ? 

Vous avez entièrement raison de relier le cycle du vertige à l’essai sur la tristesse européenne, Le Hêtre et le Bouleau, paru au Seuil en 2009. Pour aller vite, naître et grandir à la fin du XXe siècle, c’est avoir pour cœur de sa vie intime et collective un « centre dérobé », plusieurs « scripts » qui se sont retirés du monde. Dans Le Hêtre et le Bouleau, il s’agissait d’une langue – le Yiddish – qui animait les rues d’Europe, de la Russie jusqu’aux faubourgs de Paris. Cette langue comme l’écrit Rachel Ertel est devenue « la langue de personne », une manière d’habiter le monde par les mots, un écosystème de sons et de formes, une façon d’écrire, qui ont été détruits.

D’autres scripts se sont également retirés du monde, comme le script marxiste, que Derrida décrivait très justement comme un spectre du passé. C’est d’ailleurs cette date de 1989 et de la Chute du mur que je prenais pour point de départ du livre, le moment où ce script marxiste – qui fut historiquement très lié à la vie judéo-européenne, à la projection messianique des Juifs d’un bout à l’autre de l’Europe, un messianisme laïcisé et historicisé. Mais à l’issue du vingtième siècle, le « centre dérobé », c’est aussi la condition post-coloniale de l’Europe, pour ceux qui veulent bien mettre à jour leur géographie, et je pense à cet instant au texte de Deepesh Chakrabarty, sur la « Provincialisation de l’Europe ». Cette idée que le temps mineur est arrivé, qu’il faut penser à partir de cette province qui fut un centre du massacre, de la destruction et du contrôle.

Je vois, à ma manière, toute cette habitation à partir du centre dérobé comme une extension de ce qu’observait déjà Robert Musil, et dans son sillon, Claudio Magris à longueur de livres. Que l’on pense à Danube qui faisait partie de la saison 1 de « Histoire du vertige » ou à L’Anneau de Clarisse. Vous vous souvenez que dans le monde de l’Action parallèle qui traverse L’Homme sans qualité de Musil, le jeu, en quelque sorte, c’est de chercher ce qui fait l’unité – où est le centre – de l’Empire Austro-Hongrois. Et ce que l’on découvre, c’est qu’il n’y a pas de centre, il n’y a pas de lien premier, de source à laquelle tout l’édifice tient. Magris étend ce principe à toute la Mitteleuropa. Et je crois que nous pouvons encore l’étendre. C’est un changement profond de l’imaginaire qui intervient avec ce centre dérobé. Car l’imaginaire, par la force, par le pouvoir, par l’Empire, par la colonisation, par la guerre, a imposé pendant des siècles les repères d’une géographie morale et politique centrée.

C’est ici que commence pour moi l’expérience du vertige, une nécessité d’apprivoiser une nouvelle disposition du monde où les attaches, les liens et avec eux, le centre névralgique de ces liens sont sans cesse en mouvement, détruits ou déplacés. Dans Le Hêtre et le Bouleau, je partais de la langue, de ce que l’on doit penser à partir de la destruction d’une langue qui était l’attache – le centre traduisant – entre les langues. Le monde judéo-européen était un écosystème de liens très dense, un archipel des traductions. Or à la place de ce vide – de toutes ces vies détruites – Eco a vu très justement qu’il ne restait qu’un seul lien possible, à réinventer, en Europe, celui du « traduire ». Puisque le « peuple des traducteurs », la nation en exil, éparpillée, a été chassée, exterminée, détruite, il fallait désormais trouver une manière de vivre avec ce vide. La traduction est bien cette langue-là, au centre dérobé, qui tourne autour d’un lien détruit ou d’une coupure entre des formes multiples d’encodages du monde.

© Camille de Toledo
ÉPISODE 2

C’est donc à partir de la langue, en effet, que cette « pédagogie du vertige » a commencé. Et je crois que cette exploration du vide a commencé, pour moi, à partir d’une mort plus intime, qui est reliée à la destruction des mondes judéo-européens. Le suicide de mon frère Jérôme – celui qui dans mon enfance était désigné comme « juif », celui que les enfants du quartier montraient du doigt, le frère mort sur lequel ont pesé les ombres et les fantômes des générations antérieures – porte le nom du « premier traducteur ». Jérôme, comme vous savez, – Hieronymus – est le nom du traducteur de la Bible. Il y a donc tous ces signifiants qui ont agi en moi. Et c’est ce tapis de signifiants qui s’est mis à flotter avec la mort de mon frère.

Le vertige, à cet égard, est une poétique des liens qui disparaissent, quand nous perdons ce à quoi nous tenons – des personnes, des terres, des pays, des métiers, des histoires, des langues. Il cherche à rétablir une vie possible, après la destruction, une vie dans le déséquilibre, le vacillement, l’inquiétude, le trouble. Il est, en ce sens, une réponse à tout ce qui autrement sature l’époque de réactions : la peur, la nostalgie, le regret, la déploration, sentiments qui nous portent à vouloir reconstruire les liens détruits à l’identique. Au contraire, le vertige est un deuil des liens donnés, il est un état transitoire, sans cesse en mouvement, entre des attaches détruites et de nouvelles attaches.

Dans le cycle de l’histoire du vertige, vous liez la lecture d’œuvres fictionnelles à un mode de connaissance, à un savoir que constituerait la littérature. Pouvez-vous nous éclairer sur le sens de ce savoir ? Le savoir dispensé par la littérature est-il exclusif à la littérature en ce sens qu’il serait proprement littéraire et introuvable en dehors des textes qui eux-mêmes le proposent ? Vous parlez souvent de la littérature comme d’un savoir « intuitif, sauvage » des textes : de quelle connaissance la littérature serait-elle ainsi la dépositaire ?

Je pense que si j’étais alpiniste, je répondrais autrement au vertige. Je reprendrais, je suppose, un travail sur les prises, les attaches. Comment demeurer en suspension, au-dessus du vide, et malgré tout, tenir ? Et si j’étais un maître zen, je crois que j’aurais également eu d’autres outils pour me lier au monde vertigineux. J’en ai d’ailleurs quelques-uns de ces outils, car je pratique très souvent la méditation. Et j’ai pu, dans le cycle du vertige, évoquer aussi les pratiques des derviches qui se vissent, en quelque sorte, au ciel, qui inversent la logique des attaches, en se liant spirituellement à la totalité, par le vertige que procure un mouvement circulaire. Je ne pense pas donc que le savoir du vertige qui traverse la littérature soit un propre de la littérature. Tout art du déséquilibre – ce que l’on apprend dans le Pilate ou bien encore, dans la danse – offre un savoir concret, pratique, pour se « ressaisir », pour tenir dans le vacillement, quand le centre est inquiet, quand les liens et les attaches tremblent.

Je voudrais dire ici que j’ai vraiment compris quelque chose qui a été pour moi un véritable « choc de connaissance ». J’ai toujours été très critique du dualisme qui irrigue nos cultures et sépare, dans les représentations, ce qui relève du matériel et de l’immatériel, du corps et de l’esprit, ce qui découpe entre les choses et le langage. Et c’est en pensant à ce champ du vertige que j’ai compris, à travers une expérience très sensible, combien, en effet, ce dualisme nous induit en erreur. Il faut, je crois, comprendre la langue et les textes – la technique de la lecture – comme un système d’attaches et d’appuis comme les autres. Nous devenons des lisants en entrant dans une langue, et c’est alors que s’établissent des liens entre les mots et les choses. Prendre confiance dans sa langue, dans une langue, c’est voir une stabilisation de ces liens et de ces appuis linguistiques. C’est donc exactement la suite de ce que nous apprenons, quand nous nous mettons à marcher. Une maîtrise d’un plus grand déséquilibre. S’appuyer sur les mots, sur le langage, pour se comprendre, pour transmettre, pour raconter des histoires, c’est se lier au monde à l’aide d’une attache fragile – la langue – et très arbitraire. Pourquoi dirait-on « soleil » plutôt que « sun » plutôt que « sole » ? Nous finissons donc par ne plus voir ce vaste système d’attaches et de liens qui se met en place au fil de l’âge. Et ce n’est que quand ce système est détruit, quand il est déporté, attaqué, déplacé, défait, que nous voyons ce à quoi nous tenions. C’est à ce moment de la destruction – d’un exil, d’une migration, d’un départ, d’une mort – que nous pouvons connaître la chute.

Ce que je veux dire par là, c’est que cette attache par des signes de substitution – qui est le propre de l’habitation humaine, à la différence des habitations animales ou végétales – fait de la question de la lecture, de la question littéraire, un cœur ardent de la vie vertigineuse. Pour le dire autrement, de façon plus personnelle, quand je tombe – après une destruction de mes liens au monde – je dois réapprendre à me lier, à m’attacher autrement et la lecture est un des outils de cette reliaison.

C’est en ce sens que le cycle du vertige est une vaste entreprise de relecture des livres auxquels je me suis attaché au fil des ans. Cela s’apparente, si vous voulez, à la reconstruction d’une bibliothèque qui aurait été détruite. Il y avait des liens, des index, et tous ces liens, ces index ont été bousculés, si bien qu’après la destruction, il faut retisser des liens, pour reprendre appui, mais en sachant que les liens primordiaux ou antérieurs ne seront jamais retrouvés. C’est ici que l’on pourrait dire : le vertige se sert à répondre à la chute, en inventant un autre système d’appuis. Ce que sait la littérature, à partir de là – ce dont le livre porte la trace – c’est comment notamment elle est un « pays de substitution », ce pays que l’on peut emporter en voyage, ce pays que l’on peut retrouver quand le pays matériel a disparu. Des odeurs, des sons, la voix d’un père ou d’une mère, les souvenirs de l’enfance… Voilà cette fonction très primordiale des histoires, des livres : et il suffit de penser à la façon dont la codification du Livre des Livres s’est faite après la destruction du Temple. La littérature est un système d’attaches secondaire qui se met en place quand nous nous éloignons du monde matériel, quand nous apprenons à nous relier à des formes de vie autres, des vies fictionnelles, des êtres et des pays de lettres. Ce que j’appelle ici « savoir sauvage » ou « savoir intuitif », c’est la façon dont, dans l’écriture, quand nous sommes occupés à composer une histoire, nous oublions tout ça. Nous entrons dans le foyer de la lettre, et nous y faisons notre nid, nous y tissons des liens. Nous sommes parfois emportés par des connexions que nous n’avions pas entrevues. Souvent, la langue nous devance, nous possède. Mais, ce faisant, nous ne sommes que l’instrument du livre et de la langue. Le livre sait que ce sur quoi nous écrivons est une « ancre flottante », une image qui en français, résonne particulièrement, car on entend également, « encre flottante ». J’aime bien ça, que le livre se joue de nous, que nous soyons des esclaves, ou des ouvriers du livre.

Et c’est bien sûr cette vision qui est là, dans Le Livre de la Faim et de la Soif, et plus précisément, dans l’histoire de ce Moïse-Moshe, le personnage qui flotte sur la mer morte, d’un bout à l’autre du roman. Ce qu’il y a de « sauvage », c’est précisément cet oubli du livre sans lequel aucune écriture, aucune lecture ne seraient possibles. Où sommes-nous quand nous habitons provisoirement une fiction ? Où sommes-nous quand nous croyons à une histoire ? Nous habitons quelque part, dans une « espèce d’espace » selon l’expression de Perec. Nous sommes attachés à une nuée de signes, suspendus, dans le vide. Ni là, ni vraiment ailleurs. Dans l’entretemps, dans un entrelacs de vie matérielle et de vie fictionnelle. Et comme on peut observer que l’empire des signes ne fait que s’étendre et s’entrelacer plus étroitement avec l’empire des sens, sans que jamais on ne puisse espérer une resynchronisation – le fait humain est tout entier dans cette désynchronisation – vous comprenez que notre déséquilibre augmente.

Notre horizon de lisant – et je pense ici à une lecture étendue des sèmes qui inclut les lettres, les images, les sons, etc.… – est donc, à ce titre, un horizon vertigineux, où notre système d’attaches est non seulement fragile, mais extrêmement instable et changeant. Je le mentionne d’ailleurs en pensant, mais au cours de « Histoire du vertige », j’ai identifié cinq troubles qui dérègle nos attaches, nos appuis, et qui sont les vecteurs d’une vie troublée, une vie in trouble. Le trouble sur le lieu, sur le temps, sur la langue, sur le genre, et sur le vrai. Et si vous déclinez ces différents troubles, vous voyez que la littérature est l’un des espaces où l’on peut, avec la plus grande agilité et plasticité possible, éprouver ces vies in trouble. L’histoire des focalisations est une histoire du point de vue qui est elle-même une école du trouble sur le genre. Je lis l’histoire d’un autre « Je » que le mien qui est lui-même un « je » flottant entre l’auteur et le narrateur… On est là au pays de l’instable. De même, le dédoublement des lieux entre le lieu fictionnel et le lieu réel et la manière dont ils s’enlacent l’un et l’autre…

Je pense par exemple à cette ville qui désormais s’appelle « Illiers-Combray » où la Recherche du temps perdu a, en quelque sorte, changé la désignation du lieu réel. Il y a là aussi quelque chose qui nous aide à appréhender cette époque où le pays se dépayse, où les paysages voyagent et font de la sédentarité une branche de la migrance. Pensez au flottement du temps, qui est sans cesse chargé des futurs inaccomplis du passé, et des avenirs non encore advenus, ou encore, à ces espaces urbains en traduction où l’on entend une annonce en italien dans le métro de telle ou telle ville française ou allemande. A chaque fois, les repères, les attaches sont saisies par l’inquiétude et c’est à chaque sujet d’apprendre à vivre dans l’inquiétude des choses. Pour ce faire, aucune catégorie philosophique ne peut rivaliser avec le savoir sauvage de la littérature, la façon dont la littérature nous offre des appuis dans un système d’attaches flottantes.

ÉPISODE 1

Pour en demeurer à la question de la connaissance proférée par la littérature, vous évoquez à propos de l’histoire du vertige l’éthique que suppose la fiction littéraire. La fiction vous paraît-elle une manière d’habiter le monde, d’entrer en résonance avec lui ? En quoi s’agit-il d’ouvrir avec lui une conversation pour trouver dans la littérature une forme-de-vie ? Pensez-vous que la littérature réponde d’une saisie phénoménologique ?

En avançant, lors de la saison une de « Histoire du vertige », je me suis rendu compte d’une chose, qui est lié à votre question. C’est ce moment particulier de l’histoire littéraire que nous avons à vivre, à l’heure où ce vieux code alphabétique que nous utilisons pour écrire – et aussi, pour gouverner, pour légiférer, pour commander, pour instruire, pour expliquer – est débordé par un code plus abstrait encore. Ce que nous nommons la numérisation du monde, c’est, dans un certain sens, l’affirmation d’un code numérique qui occupe désormais le cœur du pouvoir. L’algorithme – ou disons, si l’on veut parler de ce qui se dessine, l’intelligence artificielle – c’est le triomphe d’un certain rapport au monde, qui déclasse le vieux code alphabétique. En des termes simples, la culture lettrée ou la lettre perdent de leur pouvoir. A partir de là, il y a deux manières de voir les choses. Un ancien sujet dominant verra ça comme une perte, un déclin de la culture lettrée. Pour ma part, je crois que c’est une chance. Ce vieux lien du code alphabétique et de la langue avec le pouvoir se défait. Le déclassement de la langue alphabétique entraine, en quelque sorte, une solidarité de fait avec les formes de vie fragiles, déclassées, ou rendues obsolètes. Le code lui-même déclassé se range ainsi, je crois, assez spontanément aux côtés des vies défaites, des vies déliées, des vies moindres.

Et c’est aussi en ce sens que je m’explique les pensées, surtout dans les sciences humaines, qui appréhendent le savoir de la littérature comme un savoir des liens faibles, des liens fragiles, des formes de vie qui sont niées. On pourrait dire, à ce titre, que Vies minuscules est la prophétie de ce tournant du code alphabétique qui accepte son impuissance à gouverner les temps, et la « chute » de la grande langue fondatrice de Hugo, vers la grande langue mineure, infiniment fragile, rare, en permanence destituante de Michon, comme le sens de ce déclassement. A partir de là, oui, le potentiel d’attention de la littérature à ce qui est là – toutes nos attaches menacées, nos appuis sans cesse bouleversées – est décuplée. Il n’est plus seulement le choix d’un auteur. Il est inscrit dans le code qui est le nôtre. Et si le coder est le nouveau Prince, ou plus justement, le serviteur du Prince, l’écrivain lui est d’emblée rejeté dans les communs.

C’est cet indécidable d’un livre qui perd son pouvoir et qui cherche à faire réalliance avec les choses et les vies menacées que raconte Le Livre de la Faim et de la Soif. Mais c’est aussi ce moment que nous avons à vivre dans l’écriture. Ce potentiel d’attention – que vous appelez « phénoménologique » – aux formes de vies, aux liens fragiles, aux vies moindres, est je crois ce qui se joue aussi dans la littérature documentaire : prendre soin du monde, recueillir ce qui était là, ce qui a été détruit. Et à cet égard, il y a, oui, un lien qui se consolide entre les mondes lettrés et l’écologie des formes de vie.

C’est déjà très sensible dans la façon que la recherche a de mettre en avant « le vulnérable », le « menacé » ou à proposer même, une vue de la littérature comme puissance thaumaturgique, pour réparer le vivant. Je dirais, à ce stade, que tout cela est très beau comme un nouvel évangile. Mais ce qui manque à cet évangile, à mes yeux, c’est une reprise avec les multiples formes du vivant, non pas seulement sous l’angle du « care », de l’attention, mais aussi sous l’angle de l’élan, de la colère, des puissances de vie, des désirs et des pulsions, des courages, et des forces. Je pense que la pastorale de l’attention est profondément nécessaire, mais qu’elle doit veiller à ne pas devenir un tournant chrétien où le monde humain vient au chevet des formes de vie.

Dans Vies et mort d’un terroriste américain, et déjà dans L’Inversion de Hieronymus Bosch, il y avait ce personnage qui donnait des intentions à la nature, aux tempêtes, aux catastrophes. Il y avait même cette discussion sur la façon dont on a commencé à humaniser les ouragans en leur donnant des prénoms et comment d’ailleurs il y avait eu dans les années 70 un débat aux États-Unis pour que l’on leur donne, à égalité, des prénoms masculins et féminins.

Il y a une voracité du vivant, des dévorations réciproques, des pulsions violentes, obscures, une opacité et des peurs et des brutalités avec lesquels nous devons continuer d’écrire, de penser. C’est, je crois, cela, la seule éthique que je puisse reconnaitre, qui soit cette fidélité à tout ce qui est là, dans le monde, que cela soit pour le défigurer ou pour le réparer, pour le transformer ou le panser.

Dans Visiter le Flurkistan, paru en 2007, vous évoquiez contre la littérature-monde notamment défendue par Le Clézio la vision d’un univers radicalement autre et vous aviez alors une expression, celle selon laquelle nous vivions dans un monde benjamien, déjà pris dans les images, une constante fabrique d’images.
Est-ce là également une part du vertige que cette réalité toujours déjà médiatisée à laquelle vos lectures vont se confronter ?

Je pense en vous écoutant à ce petit conte de Borges, « De la rigueur de la science », très souvent commenté et que j’ai à mon tour repris lors de la Saison Un d’Histoire du Vertige. Il y a, bien sûr, des puissances de reproductibilité technique du monde, qui ont très largement débordé le cadre qu’étudiait Walter Benjamin. A l’époque, il s’intéressait à la photographie, à l’œuvre d’art. Nous savons aujourd’hui que ce sont des écosystèmes entiers qui sont reproductibles. Nous approchons d’une capacité générale de clonage qui permet de reproduire le vivant à l’identique. Mais au-delà de cette extension des pouvoirs humains – c’est-à-dire médiatiques et techniques – il y a de toute façon une prolifération des signes qui redoublent les choses et les êtres du monde.

Donc, le réel est désormais cet entrelacs où se mêlent les produits de la technique et les produits de la nature. Vous savez que nous sommes, notamment, pleins de produits chimiques, des restes, des traces de molécules chimiques que nous ingérons. Ces études vertigineuses s’intéressent à ce qui est indécidable, ce que l’on ne parvient pas à ranger selon le principe de non-contradiction. Et vous avez entièrement raison, il y a dans ce monde benjaminien que j’observais à l’époque du débat avec le Manifeste des écrivains pour une littérature-monde, quelque chose de vertigineux, que les termes du Manifeste signés par Le Clézio et tant d’autres refusaient. L’esthétique que ce texte mettait en avant était avant tout une esthétique d’un réel réduit au voyage, aux « chemins », à la « poussière des chemins ». C’était une vue assez simple d’un « réel-réel ».

Au contraire, ce qui nait de nos modernités, et du recouvrement médiatique des choses, sémiologique, c’est sans cesse un état intermédiaire, entre le récit et la fiction, entre le document et la fabrique du document, entre la preuve et la dramaturgie des preuves. C’est une fois encore dans l’entrelacs de fictions et de réels que ce temps se déploie, et la saisie de ce monde-là, de ce réel entrelacé appelle ce que j’explore depuis deux ans sous le nom de vertige. J’ai dit en novembre, lors du « Procès de la fiction » orchestré et conçu par Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros qu’il y a bien une façon de maintenir une distinction simple entre la fiction et la vie. Il suffit pour cela de partir de la mort. Chacun peut faire la distinction entre un être vivant et un mort. Il y a donc bien encore une différence. Aux extrêmes, il y a de l’être et il y a du non être. Mais entre la naissance et la mort, se déploie tout l’indécidable de la vie humaine : les aventures du Quichotte sont-elles réelles ou seulement fictionnelles ? Et si sa vie est entièrement fictionnelle, pourquoi alors est-ce le Quichotte qui meurt, nous dit Cervantès, à la fin du tome deux ? Pourquoi ne serait-ce pas seulement le « sieur Quixada », l’homme qui a voulu devenir le chevalier Don Quichotte ? Nous vivons dans des histoires. Nous encodons le monde d’une certaine manière. C’est là le propre du fait humain. Nous nous coupons du monde et nous nous y relions par des formes multiples d’encodage. Et en ce sens, il y a donc toujours des fictions dans le monde. Nos habitations fictionnelles sont des habitations réelles, elles définissent notre rapport aux choses, aux êtres. C’est donc notamment en ce sens que je reprends ce cycle de lectures, pour essayer d’explorer cet entrelacs indécidable où la fiction, l’envoûtement, les théories sont des faits…

ÉPISODE 4

Une large part de votre œuvre s’inscrit dans un sursaut contre ce que vous nommez l’esprit des fins et plus largement contre les scenarii de la fatalité qui voudraient installer notre présent dans la fin de l’histoire.
Reprendre l’histoire du vertige consiste-t-il pour vous à ouvrir les potentiels du temps, à rouvrir un temps fait de soif et de curiosité ?

Vous avez raison et je m’en rends compte, notamment, en préparant le deuxième épisode de la deuxième saison de Histoire du vertige sur Pessoa et son Livre de l’Intranquillité. Il y a un point de jonction entre ce que j’ai pu travailler sous le terme de « vie potentielle », les potentiels du temps, tels que nous les avons élaborés avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros, et la pensée du vertige. Ce point de jonction, vous pouvez le sentir en partant d’une « vie abstraite », de ce que la « vie abstraite », indifférenciée, du sujet moderne doit à ses « possibles », à ses « potentialités ».

C’est ce que sent la littérature depuis Bartleby de Melville qui était aussi l’un des épisodes de la Saison Un de Histoire du vertige. Le côté obscur des « possibles » du sujet moderne – ce qu’il pourrait être, à partir des pouvoirs dont il dispose sur sa vie pour définir son genre, changer son sexe, choisir son métier, s’affranchir de ses liens donnés pour devenir un autre, pour changer de langue, de pays, de détermination, et bientôt, intervenir à même son code génétique – c’est ce qui se révèle dans le vertige, le fond sans fond de l’existence humaine, quand tout a été détaché, tout a été délié. C’est l’ambivalence profonde de cette possibilité infinie.

Prenons Bartleby qui meurt, à sa manière, de dépression et dont Agamben, écrivant un nouvel évangile de ce Saint négatif, fait « l’ange des possibles ». Prenons la vie de Pessoa, qui lui aussi un petit employé, traducteur dans une société de commerce, et qui prête à l’un de ses hétéronymes, Bernardo Soares, l’auteur du Livre de l’Intranquillité, une vie sans qualité, une vie de petit employé également. Prenons enfin Kafka et sa vie indistincte, sa vie grise. L’infini, le potentiel, le possible sont les termes d’élans, de force, de puissances qui s’affirment à partir du fond sans fond de l’existence, de la noirceur des vies abstraites, qui ont perdu leurs attaches, qui sont, à jamais, en exil. C’est là ce point de jonction que je vis également qui est d’être tenu dans cet état de projections possiblement infinies et qui, dans cette potentialité de son existence, n’est rien, ce rien vertigineux qui se sauve de la chute par l’écriture, son seul lien avec le monde.

Là où cela devient une affaire extra-littéraire, c’est que ce point de jonction entre le possible – qui est l’infini de la vie et de la métamorphose – et le vertige – qui est la vie noire, indéterminée, déliée de toute attache – est le cœur battant de la souffrance et la chance moderne, le paradoxe de nos affranchissements. Se tenir sur la brèche, sans choisir, entre la plus grande ouverture du sujet affranchi et sa chute, c’est là, le cœur même de ce savoir vertigineux. Penser ensemble, dans le même moment, le plus grand élan et la plus grande noirceur. Penser à l’endroit de l’indécidable, quand nous comprenons que le fait humain est tout entier dans la déliaison, la désynchronisation, et la substitution de nouveaux écosystèmes de liens et d’attaches à d’autres plus anciens, qui font qu’à chaque fois, il y a chute et reprise, chute et reprise, destruction de soi et reconstruction de soi… C’est vraiment ce qui m’est apparu, vous voyez : que ce qu’on appelle « sujet » ou « individu », en fait, donne une idée erronée de ce que nous sommes. Ce que l’on appelle le « sujet », « l’individu », la « personne » – en portugais, « personne » se dit « pessoa » – n’est qu’une cristallisation stabilisée de liens, un état stable qui est sans cesse déstabilisé et menacé par la déliaison… L’exil, la perte de nos parents, la guerre, la technique et ses obsolescences, ce sont là tout le tourbillon de ce qui nous oblige, tel Spiderman, à cultiver un art, une capacité pour nous relier autrement au monde, pour changer nos prises et nos appuis.

Camille de Toledo © Jean-Philippe Cazier

Ma dernière question voudrait porter sur Sebald qui était l’objet de votre premier épisode de la saison deux de « Histoire du vertige ». Comme lui, vous semblez porter par une écriture qui ne cesse de mêler à la fiction la culture de la fiction et sa réflexivité parfois mélancoliquement active. Pourquoi constitue-t-il pour vous une figure majeure de la littérature contemporaine ?

J’ai surtout étudié Vertiges, le premier roman de Sebald, même si j’ai relu pour cette séance Campo Santo, Les Émigrants, et lu pour la première fois De la Destruction ainsi que son livre d’entretien, Archéologie de la mémoire. L’œuvre de Sebald est pour moi l’œuvre charnière entre le 20e et le 21e siècle, une œuvre où les choses – les fragments, les indices qu’il recueille sur les photographies agencées dans son texte – témoignent pour les humains. Il y a un profond décentrement dans la façon que Sebald a de regarder ce qui reste : les traces, ce qui a eu lieu, les fantômes. C’est, chez lui, tout le règne des choses qui témoigne pour les morts. Sebald fait entrer la littérature dans ce temps du « non-humain ». Vous vous souvenez peut-être dans Les Émigrants de ce corps mort qui réapparait alors que le glacier se retire, des années après un accident en montagne. On a là véritablement un témoignage à l’ère de l’anthropocène : la fonte des glaces rend compte de ce qui a eu lieu. Elle est solidaire de la révélation des preuves. C’est cet entrelacs d’humain et de non-humain chez Sebald que j’ai voulu explorer.

Ce que j’avais étudié dans Le Hêtre et le Bouleau et notamment, cet état de hantise de l’Europe, à la fin du siècle, était déjà bien documenté. Je veux parler de ce triptyque qui va de la « hontologie » à la « hantologie » dans une phase qui est elle-même « anthologique », l’heure où le siècle se récapitule en cherchant à se résumer. L’œuvre de Sebald porte la marque de ce triptyque. Spectralité des morts, présence de ces cadavres qui surgissent du passé, honte allemande et européenne pour les destructions causées, et tentative d’appréhender ce monde toujours détruit, toujours après la catastrophe. Mais ce qui est moins étudié, dans son œuvre, c’est justement ce qui part de la dépression de Sebald, de sa chute au tournant de la quarantaine, à l’issue de laquelle il se met à écrire. Sebald, en fait, écrit en allemand, sa langue natale, alors qu’il vit en exil depuis des années. Il choisit l’allemand, alors qu’il vit dans la langue anglaise depuis plus de vingt ans. Son pays littéraire a persisté et donc, l’habitation linguistique primordiale s’impose. Bien qu’il porte entièrement la honte de ce que l’Allemagne a fait, il se met à écrire en allemand.

Et je crois que c’est là un exemple – comme pour Pessoa qui choisira le Portugais ou Borges l’espagnol, alors que ces deux auteurs ont été dans une large mesure élevés dans la langue anglaise – qui va à rebours du corpus glorieux de George Steiner. Ce qu’il faut comprendre, ici, c’est qu’il y a une nostalgie impossible chez Sebald, comme il y a une « nostalgie du possible » selon la belle expression de Tabucchi sur Pessoa. L’œuvre de Sebald s’écrit à partir de l’impossible sortie de sa langue. Il ne parvient pas à basculer dans la langue anglaise comme Nabokov que George Steiner étudie. Ce que cela signifie, je crois, c’est que dans sa chute – ce que l’on comprend être sa dépression – il a besoin de se rattacher, de se relier à sa langue. Pour ne pas totalement tomber – ne pas être happé par le vertige. Il se reprend au fil de sa langue. C’est à cet endroit que je comprends ce champ du vertige comme l’attention à ce qui délie, défait, détruit nos liens. Le vertige est cet état où l’on tombe et l’on cherche à reprendre attache dans le même mouvement. On retrouve ici le « relire / relier » qui structurait Vies pøtentielles. La déliaison et la reliaison. La désynchronisation par l’exil, par l’histoire, par la guerre, par l’intrusion du moderne, qui défait et détruit les liens primordiaux, et cette force par laquelle nous parvenons, à l’issue de cette destruction, à nous relier, nous rattacher autrement. J’avais déjà, dans Le Hêtre et le Bouleau, cette image du Banian, l’arbre dont les branches reprennent appui sur la terre pour prendre le relais du tronc principal. Nabokov réussit à passer de l’autre côté, dans la langue de l’autre. Sebald, au contraire, échoue. Et je crois que l’attention nouvelle que nous avons, notamment, dans les sciences humaines ou l’écologie politique, aux écosystèmes de liens, d’attaches, nous pousse également à observer ce corpus de l’échec, dans l’ombre de Steiner, ce corpus des écrivains qui n’ont pas réussi leur passage et bien qu’en exil, se maintienne malgré tout, dans la maison suspendue de leur langue.

Si vous me permettez de finir sur une touche plus personnelle, c’est je crois ce qui m’est arrivé. Quand je suis parti, je fuyais des fantômes de morts, notamment la mort de mon frère, Jérôme, qui a le nom comme je l’ai dit de la « traduction ». Jérôme est celui qui, dans la tradition, traduit notamment entre le script hébreu et le script chrétien. Sans frère, le traducteur de ma vie manquait – le frère – et tout se mit à trembler. Je partis alors à Berlin en pensant trouver, justement, ce pays du traduire. Mais dans la douleur, je me suis aperçu que je n’entrerai jamais vraiment, jamais complètement dans la langue de l’autre. J’y serai toujours « inquiet », sans confort, toujours un étranger, au dehors. Et c’est à ce moment-là qu’a débuté cette crise vertigineuse au cours de laquelle j’ai cherché à reprendre pied, à retrouver l’équilibre. Que faisons-nous, quand nous tombons ? Nous cherchons des appuis. Ce que je suis, comme lisant, comme sujet moderne, ayant appris à lire les signes qui font le monde, m’a poussé à reprendre la lecture, comme un talmudiste qui, égaré dans un autre pays, s’accroche au « Livre » de sa vie, pour y trouver les sens capables de le rattacher au monde, autrement.

Mardi 5 décembre à 19h, second épisode de l’Histoire du Vertige de Camille de Toledo à la Maison de la Poésie de Paris en partenariat avec Diacritik et Remue.net

Camille de Toledo, Le Livre de la Faim et de la Soif, Gallimard, 2017

Camille de Toledo, Kantuta Quiros et Aliocha Imhoff, Les Potentiels du temps. Littérature et politique, Manuela éditions, 2016

Le cycle de conférences « Histoire du vertige » dont il est question ici est visible sur le site de Camille de Toledo – toledo-archives.net – et sur le site de Remue.net.