Cécile Guilbert : « Cette anthologie revisite l’histoire littéraire à travers un prisme spécifique : la prise de substances »

Avec l’anthologie Écrits stupéfiants qui rassemble aux éditions Robert Laffont dans la collection « Bouquins » des textes croisant littérature et drogues, Cécile Guilbert dévoile une somme mondialement inédite. Lumineusement érudite, l’écrivaine qui est aussi essayiste, critique et préfacière donne à lire une histoire fascinante et quasi secrète de la littérature. La description précise des substances, les textes et notices de grands comme d’inconnus auteurs forment un kaléidoscope littéraire original et incroyablement précieux. Elle nous a accordé un grand entretien.

Ce qui frappe dès l’abord de cette anthologie, c’est la profusion des écrivains qui ont écrit sur la drogue ou sous son influence. Vous rassemblez ici 220 auteurs. Ce chiffre vous a-t-il étonné et a-t-il été facile de s’arrêter dans l’exploration de l’immense spectre de la littérature droguée ?

Le nombre d’écrivains ayant écrit sur la drogue ou sous son influence à titre divers est considérable et plus important que je ne l’avais imaginé au début de mes relectures car naturellement, j’en ai découvert beaucoup d’autres en cours de route. Principalement concentrés au XIXe et au XXe siècle, constituant l’âge d’or désormais quasi clôturé de l’imaginaire littéraire des drogues, j’ai en effet rassemblé un peu plus de 200 auteurs à propos desquels j’ai choisi un ou plusieurs textes – ce qui fait que le nombre de textes dépasse le chiffre de 300. Mais si l’on tient compte des longs textes que j’ai écrit sur chaque drogue qui en synthétisent l’histoire médicale et culturelle ainsi que ses usages (notamment litéraires) et ceux cités dans les notes, le nombre d’écrivains concernés par les substances psychotropes dépasse ce chiffre.

Composer un volume le plus complet possible sur ce thème implique un haut niveau d’obsesssionnalité et il m’a été difficile, sinon impossible, de ne pas tomber dans un désir d’exhaustivité que je savais vain tout en en caressant le fantasme! Même si j’ai été “arrêtée” par la question de la langue et ne pouvait prendre en compte la bibliographie des livres étrangers non-traduits en français ou en anglais, il arrive un moment où c’est l’éditeur qui impose la limite en terme de volume physique et de coûts.

Je crois savoir que le processus pour aboutir à la sortie d’« Écrits Stupéfiants » a été long. Dans l’introduction, vous expliquez avoir commencé ce projet dans une frénésie il y a dix ans en 2010, l’avoir « mis aux arrêts » ensuite jusqu’à ressentir un violent dégoût en 2015-2016. On suppose que des négociations sur les droits de certains auteurs ont été des freins et le texte final implique assurément une ardente application. Comment est née l’idée d’un ouvrage anthologique ? L’entreprise doit-elle beaucoup à son caractère inédit ? Et maintenant que l’ouvrage est là, est-ce qu’il ressemble à ce que vous désiriez au départ ?

Jean-Luc Barré, éditeur chez Robert Laffont, m’ayant un jour demandé si j’avais une idée de livre pour la collection “Bouquins” qu’il dirige, j’ai aussitôt répondu en proposant cette anthologie sur les écrivains et la drogue car il me semblait depuis toujours que le sujet était à la fois évident et inédit. Certes, il existait des anthologies de textes sur le cannabis, la cocaïne ou des drogues diverses, mais aucune et dans aucune langue étrangère sur l’ensemble des substances ayant donné lieu à des livres tous genres confondus des origines à nos jours. J’avoue que c’est un sujet qui me tenait à cœur pour des raisons personnelles tenant à ma découverte concomitante de la littérature et des grands livres sur la drogue comme Les paradis artificiels de Baudelaire ou Le Festin nu, à ma vocation d’écrire et à mes débuts de consommation de stupéfiants vers 13-14 ans comme je le raconte dans l’avant-propos.

Un tel projet est par nature un work in progress étalé sur de longues années. Car outre les aléas de l’existence et la nécessité de s’aérer un peu en écrivant d’autres livres entre temps sous peine de saturation, il y a ce que l’on sait, ce que l‘on croit savoir et ce que l’on ne sait pas encore. Il y a des bibliographies à consulter, des livres centraux ou annexes à chercher, à trouver, à lire ou à relire. Et puis, hormis les décisions à prendre sur le choix des auteurs et des textes, se pose la question de la composition, du classement, de l’articulation du volume. Comment éviter les redites d’une introduction à l’autre quand un auteur fait l’objet de plusieurs entrées? Comment faciliter la recherche d’informations pour le lecteur dont je n’imagine pas qu’il lira le volume d’un bout à l’autre mais picorera ce qui l’intéresse? A cet égard, la composition de la table des matières, des intertitres des textes introductifs et de l’index est tout aussi décisive que le choix des extraits.

Naturellement, la question des droits qui implique pour l’éditeur de longues, fastidieuses et coûteuses négociations se pose d’emblée avec son cortège de choix drastiques et de coupes nécessaires. Car les drogues ayant entraîné l’écriture de nombreux livres dans la seconde moitié du XXe siècle, la plupart ne sont pas encore tombés dans le domaine public. Il y a également le revival récent de drogues anciennes (je pense notamment au protoxyde d’azote) ou récemment inventées (songeons respectivement aux psychédéliques comme le LSD et la mescaline très en vogue à partir des années 50, mais aussi aux amphétamines et à l’ecstasy) au sujet desquelles aucun texte n’est libre de droits – d’où leur nombre et leur longueur plus restreints.

Si je regrette, pour des raisons de coûts et de limite physique à l’objet livre lui-même, de ne pas avoir pu inclure certains textes de Bernanos sur la morphine, de Claude Pélieu et Gabriel Pomerand sur le LSD, d’Anna Kavan et d’Ann Marlowe sur l’héroïne, de Marcia Moore sur la kétamine, des extraits de The Amphetamine Manifesto d’Harvey Cohen et quelques autres comme Marin Amis, je les évoque dans les textes génériques sur les drogues et en donne des citations, ce qui fait qu’Écrits stupéfiants me semble pour un bon bout de temps l’ouvrage de référence auquel je pensais et que je désirais qu’il soit.

Dans ces pages se déploie parfaitement le vocabulaire par lequel se montrent les drogues. Enfant à l’école on parlait de champ lexical. Dans ce champ-là poussent de splendides mots autour du poison, de la substance, des couleurs, des molécules. Il y a de la même manière un fétichisme des objets avec lesquels on se drogue. La prononciation des quatre parties de l’ensemble votre ouvrage agit déjà comme une dilatation des pupilles au moment d’entrer dans un cabinet de curiosité : Euphorica, Phantastica, Inebrientia et Excitantia sonnent comme quatre entrées, quatre portes spéciales. Cette classification est celle des grandes familles de drogues établi par le pharmacologue allemand Louis Lewin en 1928. Pourquoi l’avoir suivie ?

La question du classement des textes était décisive tant pour des raisons tenant à la pédagogie du sujet qu’aux démonstrations littéraires qui pouvaient être effectuées à travers le choix des textes. Fallait-il partir de l’Antiquité pour remonter à nos jours en mélangeant toutes les drogues au risque de l’absence de mise en perspective historique et thématique ? Effectuer un découpage par siècles qui aurait mis en valeur certaines époques “bénies” comme la France fin-de-siècle ou les années 60-70? J’ai très vite su qu’enquiller les textes toutes subtances confondues dans un ordre chronologique ne m’intéressait pas car cela ne permettait pas de comprendre pourquoi et comment certaines drogues avaient été plus importantes que d’autres pour les écrivains, ni ce qu’impliquaient littérairement les drogues contemporaines, qui sont majoritairement des psychostimulants.

Comme je l’explique dans un texte liminaire du livre, le classement par familles de stupéfiants m’a paru le plus pertinent pour plusieurs raisons. D’abord son intérêt pédagogique car beaucoup de lecteurs sont ignorants des différences de nature et d’effet qui existent entre les différentes substances psychotropes (d’où ce terme générique “la drogue” à bannir absolument!). Ensuite pour sa mise en relief des drogues littéraires “reines” et des genres littéraires spécifiques qui leur sont associés.

Bien qu’elle soit surprenante pour nous aujourd’hui parce qu’il classe les opiacés avec la cocaïne dans les Euphorica (calmants du système nerveux), la taxinomie inventée par Lewin est pertinente car c’est la plus “littéraire” et immédiatement intelligible pour un lecteur ignorant. Ceci étant, la classification des psychotropes a évolué au fil de l’histoire, de Lewin à Jean Delay, le vocabulaire associé est important et l’ensemble assez complexe à démêler. Songeons aux Phantastica que Lewin nomme “agents hallucinogènes et onirogènes” qui comprennent ce qu’on appelle désormais les drogues psychédéliques – terme inventé en 1956 – parmi lesquelles nous n’incluons pas aujourd’hui le cannabis mais lui oui. De la même façon, il est parmi les drogues psychédéliques des plantes spécifiques dites “enthéogènes” et de cette catégorie forgée en 1979 à partir d’entheos (Inspiré, possédé par le divin) et genesthai (qui vient dans l’être) a dérivé aussi celle d’”empathogène” qui s’applique selon Shulgin, son inventeur, à la MDMA qui est un dérivé amphétaminique et pourrait appartenir en bonne logique aux Excitantia si Lewin avait connu ces molécules. D’un autre côté, depuis les travaux considérables d’Alexander et d’Ann Shulgin qui ont abouti à l’invention de centaines de molécules dans le but de créer une nouvelle “pharmacologie de la conscience”, catégories et sous-catégories prolifèrent. Le propre d’ailleurs des nouvelles drogues de synthèse est de bouleverser les catégories de Lewin en mêlant des effets qui appartenaient à des drogues classiques spécifiques. Fort heureusement pour moi et ma manie de la classification, elles n’ont pas produit, à ma connaissance, de récits d’expériences que je pouvais faire figurer dans mon anthologie !

Vous parlez de cet ensemble de textes comme d’une « histoire parallèle de la littérature » et c’est exactement ce que la lecture propose. Certains sautent allègrement dans la drogue, en font l’apologie (parmi tant d’autres Bertrand Delcour), certains pratiquent une expérimentation poussée (Michaux, Benjamin…), d’autres encore critiquent vertement tout usage (Aragon). La découverte de certains textes a-t-elle tenu de la surprise ? Quels auteurs se sont révélés sous un jour différent à vos yeux ?

J’ai été très intéressée par la découverte de personnalités jusque-là inconnues pour moi comme celle, extraordinaire, de Géza Csàth (1887-1919), psychiatre hongrois morphinomane qui était aussi compositeur, instrumentiste, dessinateur, écrivain d’avant-garde et n’a été traduit qu’assez récemment en français. Un « fou » du genre de Stanislas Ignacy Witkiewicz (1885-1939), son contemporain amateur de drogues à la fin tout aussi tragique. Très heureuse aussi d’avoir enfin lu Le livre de Caïn d’Alexander Trocchi, personnage devenu culte au croisement de la Beat Generation, de l’Internationale Situationniste et de la contre-culture underground des années 1950-60. Grosse surprise aussi d’avoir découvert – grâce au très érudit Aymon de Lestrange, grand collectionneur de livres sur la drogue qui m’a ouvert sa bibliothèque et fait lire plusieurs textes importants – un formidable poème de Fernando Pessoa intitulé « Opium à bord », ainsi qu’une nouvelle d’Henri de Régnier tirée du Plateau de laque qui met en scène de manière cryptée le grand opiomane Claude Farrère, à moins qu’il ne s’agisse d’Auguste Gilbert de Voisin, l’ami qui voyagea avec Victor Segalen en Chine où ils tâtaient bien sûr du bambou… Je dois aussi à ce généreux collectionneur la découverte de Théo Varlet, auteur de nombreux textes passionnants sur le cannabis, mais aussi d’un livre insoupçonnable (et pour cause puisqu’il est publié sous le pseudonyme d’Emmanuel Rancey) du grand résistant et futur compagnon de la Libération, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, intitulé La Douleur sur les tréteaux et consacré à son opiomanie. Ce qui m’a bien surprise aussi, en travaillant, c’est de découvrir dans les notes d’un volume de la Pléiade Breton, le récit d’un rêve de haschisch que le pape du Surréalisme avait fait alors que sa condamnation des stupéfiants était de notoriété publique. J’ignorais aussi qu’Heinrich Boll ne cessait de réclamer de la pervitine dans ses lettres à sa famille durant la guerre, mais aussi l’étendue stupéfiante – c’est le cas de le dire – de la polytoxicomanie de Klaus Mann. Et que si Graham Greene avait classiquement fumé de l’opium en Asie, il avait été aussi longtemps dépendant des amphétamines. Et beaucoup de choses encore…

La majorité des textes ont pour objet une expérience face à une substance. Soit celle de l’auteur lui-même, soit une description de scène. L’agencement quasi focal de l’anthologie propose ainsi une suite d’exercices littéraires, qui foncièrement révèle les niveaux des auteurs. À partir d’une même substance, comme un thème en peinture, un écrivain rend une forme et pour le critique c’est un incroyable plaisir. Mais, et c’est le point capital de votre livre annoncé dès l’introduction, « l’influence directe de la drogue ne saurait conférer talent ou génie d’expression à qui n’en possède déjà ». Accès à un pouvoir littéraire, oui, mais quand il est par avant tapi dans l’être de l’auteur. Votre travail agit contre l’idée répandue qui voudrait qu’on devienne un génie en absorbant la drogue parfaite.

Privilégier le récit de l’expérience à partir des effets ressentis d’une drogue, que le récit soit réel ou imaginaire, est l’une des démonstrations apportées par cette “histoire parallèle” de la littérature. Je pense profondément que de manière générale, la description réflexive d’un contenu de sensation, quelle qu’elle soit, est le meilleur baromètre permettant de discriminer ce qu’est la littérature et ce qui n’en est pas.

Mettre tous les textes sur la table, des plus médiocres aux plus géniaux permet bien sûr de prouver que la prise de drogue ne confère aucun talent ni aucune “vie intérieure” à qui n’en possède déjà – c’est pourquoi Thomas De Quincey s’avère véritablement “séminal”. Mais aussi de stimuler l’esprit critique du lecteur et de montrer en quoi, être un écrivain digne de ce nom implique comme l’écrit Martin Amis de faire la “guerre au cliché”. La narration romanesque d’une expérience de drogue se prête particulièrement aux poncifs, surtout si l’auteur est ignorant et qu’il est mauvais. Exemple? Un bas-bleu comme Tola Dorian a écrit un “Rêve d’éther” bourré de boursouflures qui prouve qu’elle ne connaît pas les effets de ce produit et que sa prose demeurerait épouvantable quand bien même elle en aurait eu l’expérience. Même chose pour Eugène Sue, meilleur cependant. A contrario, Edgar Poe, ignorant des opiacés, se sert de l’opium à titre de déclencheur d’états mentaux étranges, d’hallucinations et d’expériences surnaturelles de ses personnages. Ces effets du “produit” ont beau être tout à fait invraisembables, l’écriture en est géniale.

Pour résumer, la vraie leçon de l’histoire a été établie à jamais par De Quincey et reprise par ce froid moraliste de Baudelaire: “Qui parle de bovidés rêvera probablement de bovidés”. La drogue augmente ou intensifie ce qui est déjà-là, propension poétique ou capacités réflexives, elle ne saurait créer d’aptitudes littéraires ex nihilo.

Thomas De Quincey justement est le précurseur de la narration droguée. Par extension il est un des premiers à se lancer dans une œuvre autobiographique. Vous avancez même dans la présentation d’un extrait de « Suspiria de profundis » (1845) qu’il entrevoit l’existence de l‘inconscient quelques décennies avant la conceptualisation freudienne. Peut-on envisager dans son cas l’opium comme un révélateur de l’être profond ?

Pour paraphraser le neurologue Benjamin Ball, on entre dans les opiacés « par la porte de la douleur, par celle de la volupté, et par celle du chagrin » – ce qui s’applique particulièrement bien à De Quincey qui, comme chacun sait, fut le plus formidable autoanalyste de tous les temps de l’assuétude – en l’occurrence au laudanum dans son cas. S’il en a analysé comme personne les raisons et la teneur, il possédait de toute évidence des qualités intellectuelles intrinsèques qui n’ont pu que favoriser cette entreprise : prodigieuse mémoire, immense culture, prédisposition pour la méditation spiralée et digressive qui rendent ses proses littéralement éblouissantes. Pré-freudien, il l’est dans la mesure où il s’interroge sur le passé traumatique qui a pu le rendre vulnérable au produit, ainsi que les souvenirs associés à certaines scènes, la place fondamentale du rêve, etc.

Tous ces textes semblent aussi, dans une certaine mesure, former un champ de bataille. Ils s’affrontent entre eux en avançant leurs arguments. Le haschich se révèle bien inspirant, la cocaïne volatile, la morphine « fée grise » entretient des rapports étroits avec le nihilisme et la mort…On sait que les questions autour du mythique Népenthès d’Homère divisent encore aujourd’hui : création de l’esprit ou vraie substance ? Alors quelle est la reine des drogues, quel est le poison le plus littéraire ? Marcel Schwob dans la veine bohème fin de siècle de son « Cœur double » en 1891 a une idée précise : « L’opium est plus puissant que l’ambroisie, puisqu’il donne l’immortalité du rêve, non plus la misérable éternité de la vie ; plus subtil que le nectar, puisqu’il crée des êtres si étrangement brillants ; plus juste que tous les dieux, puisqu’il réunit ceux qui sont faits pour s’aimer ! »


Même sans entrer dans la lecture détaillée des textes, un simple coup d’oeil à la table des matières permet de juger quantativement l’importance particulière qu’ont eu deux drogues pour les écrivains : l’opium et le haschisch. Un narcotique d’un côté et un hallucinogène de l’autre ? C’est plus compliqué que cela, semble-t-il. D’une part parce que les effets de ces psychotropes varient beaucoup d’un individu à l’autre pour toutes sortes de raisons liées au psychisme de chacun ou au contexte. Mais aussi parce que les récits sont parfois tellement variés que l’on se demande si les uns et les autres parlent de la même substance. Ceci tant je pense comme Schwob, Puyou de Pouvouville, Segalen, Cocteau, Farrère, Laloy, Magre, Nick Tosches et beaucoup d’autres, que la drogue littéraire reine est l’opium qui convoque en sus de ses propriétés favorables à la réverie, à la méditation et au développement de la vie intérieure, un imaginaire extrême-oriental et un rituel esthétique particulièrement propres à séduire les écrivains. Cocteau l’a martelé, “dire ”les drogues” à propos d’opium revient à confondre du Pommard avec du Pernod.”

Quand j’ai découvert le projet de votre livre, j’ai immédiatement pensé au fameux « dérèglement de tous les sens » de Rimbaud. C’est la peut-être trop connue et pas assez pensée lettre du Voyant, qui se lit comme un programme précis du cheminement poétique. « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. » Vous balayez en quelques lignes toute influence des substances dans son cas. Rimbaud est hors catégorie.

Les futurs poètes du Grand Jeu que furent Gilbert-Lecomte, Daumal, Meyrat Vailland, parce qu’ils étaient jeunes, ont pris le manifeste rimbaldien au pied de la lettre, comme beaucoup d’adolescents épris d’absolu. Or Rimbaud, comme plus tard les Surréalistes, a cherché de nouveaux territoires de la pensée, de la sensibilité et de la poésie sans recours aux adjuvants qu’étaient les drogues. Sa quête proprement métaphysique les exclut. Beaucoup de ses lecteurs mettent tout dans le même sac : sa vie de bohème où l’alcool et un peu de haschisch étaient présents, son voyage à Aden, ses fameuses Illuminations ainsi que les métaphores les plus célèbres d’Une saison en Enfer où le poète prétend voir une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faites par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac, etc. Ceci étant, “Matinée d’ivresse” semble bien faire allusion au haschisch par se référence directe aux “Assassins” tout droit venus de la secte du même nom dirigée par le fameux “Vieux de la Montagne”..

La courbe temporelle de l’usage des drogues suit bien entendu celle de l’Histoire et donc celle du capitalisme. Ainsi, des coloniaux deviennent opiomanes, le haschich parcourt des circuits de vente précis, la cocaïne s’éparpille comme des confettis dans les années 80…
En tirant jusqu’à aujourd’hui, on observe que l’empire de la Technique prédit et décrit par Martin Heidegger s’est étendu à la surface du globe et que le trafic mondial de drogue a toute sa place dans son orbe. Pensez-vous qu’une littérature pourrait naître à partir de la consommation des drogues de synthèse qui pullulent et naissent chaque jour, presque entièrement déconnectés de la nature ?

Si la fin de la seconde guerre mondiale signe le passage des Temps modernes à ce que Heidegger nomme « l’ère planétaire », il faut noter que l’emprise de la Technique est déjà très visible à la fin du XIXe siècle avec l’invention chimique de la morphine, de l’héroïne, de la cocaïne et des amphétamines. Toutes ces drogues sont produites par l’industrie chimique (allemande en l’occurrence) et administrées au plan médical comme militaire, dans un souci de « productivité » notable en ce qui concerne les psychostimulants.

Bien que la plupart des drogues de synthèse qui s’inventent aujourd’hui (et il s’en invente de nouvelles tous les ans) visent à stimuler le système nerveux et sont, comme le montre la partie Excitentia d‘Ecrits stupéfiants, traditionnellement à plus faible contenu « littéraire » car elles servent moins à écrire à propos des drogues que sous leur influence, je constate qu’elles ne donnent pas lieu à des récits, des narrations, des compte-rendus d’expériences comme les drogues reines « anciennes ». Parce que les écrivains n’en prennent pas ? Parce qu’ils préfèrent les évoquer en passant comme simples éléments contextuels de leurs intrigues ? Les raisons sont multiples. D’un autre côté, les psychédéliques comme la mescaline, les champignons, le LSD et même l’iboga reviennent en force dans le contexte clinique du soin traumatique et du sevrage d’autres drogues, comme dans la problématique du néo-chamanisme lié au « développement personnel » et au bien-être. Reste à savoir si tous ces usages donneront lieu à de nouveaux livres originaux – à suivre…

Au moment où je plongeais dans « Écrits Stupéfiants », je suis tombé en parcourant Le Monde sur un petit entretien de Yannick Haenel dans lequel il décrit sa lecture de la nécrologie de Jean Genet par Bertrand Poirot-Delpech parue dans le Monde des Livres en 1986. Il y dit « La littérature est infinie parce qu’elle est fondée sur la rencontre entre les écrivains morts et les écrivains vivants » L’anthologie est autant une forme de dialogue avec les morts qu’une fondation de cet ordre-là. En ne citant que quelques moments, votre parcours d’écrivain (« Saint-Simon ou l’encre de la subversion » en 1994, « Pour Guy Debord » en 1996), de critique littéraire (Le Monde des Livres justement, le Magazine Littéraire et le journal La Croix), de préfacière (notamment Nabokov dans la même collection Bouquins) tient lieu d’incessante rencontre entre les écrivains, dans ce courant entre les vivants et les morts. La littérature, affaire radicalement personnelle, intime au plus haut point, a-t-elle tout de même parfois les reflets d’un « nous » diffracté ?

Oui, une anthologie comme celle-là est vraiment une rencontre entre les vivants et les morts, au sens spirituel et quasi physique puisqu’elle ne cesse de confronter toutes sortes de voix. C’est une manière de revisiter l’histoire littéraire à travers un prisme spécifique : celui de la prise de substances qui permet d’explorer une dimension plus secrète et intime de la psyché des écrivains. A cet égard, il ne faut quand même jamais oublier que la grande majorité des textes (hormis peut-être les journaux intimes ou les textes épistolaires porteurs d’une certaine spontanéité) sont l’objet d’un véritable travail littéraire, produit d’un art ou d’un artifice. Plus qu’à un “nous” diffracté qui selon moi n’existe pas, la littérature opère comme un “je” diffracté selon mes affinités, mes complicités, avec tous ceux que je ressens comme mes semblables et mes frères, grands morts souvent plus vivants et vivaces que beaucoup de mes contemporains. Mais ce qui demeure émouvant avec les drogues de la part des artistes, c’est que leur désir de connaissance, de sensations, de puissance ou même d’infini se manifeste à travers elles de manière frontale. D’ailleurs, certains ont dû passer par là – je pense à Magre, Kerouac, Ginsberg, Huxley – avant de comprendre qu’elles n’étaient que des adjuvants à une démarche disons “spirituelle” qu’ils pouvaient accomplir autrement et selon d’autres moyens.

Au fond, comme l’écrivait si bien Aragon, écrire – ce qui s’appelle véritablement écrire – consiste toujours à laisser entrer en soi l’infini.

Cécile Guilbert, Écrits stupéfiants, Robert Laffont, Bouquins, septembre 2019, 1440 p., 32 €