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(Détail) Le Jardin des délices. L’Humanité avant le déluge. Par Jérôme Bosch, entre 1494 et 1505.
(Détail) Le Jardin des délices. L'Humanité avant le déluge. Par Jérôme Bosch, entre 1494 et 1505.
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La folie de la vision. Le Jardin des délices de Jérôme Bosch

Selon Michel de Certeau, Le Jardin des délices de Jérôme Bosch met en scène un délire interprétatif, où la prolifération des images, la saturation des symboles et l’incohérence de la composition déjouent toute tentative d’explication linéaire. Le tableau illustre ainsi ce que l’auteur a nommé « l’inversion du pensable ».  

« Il y a une sorte de folie de la vision1. »

Aujourd’hui, Michel de Certeau est surtout connu, peut-être plus aux États-Unis et en Amérique latine qu’en Europe, par ses réflexions sur les pratiques ordinaires, la « prise de parole » et les rapports à l’espace urbain. Certes, on n’oublie pas qu’il fut l’inventeur de l’expression « faire de l’histoire » et qu’il a renouvelé l’approche historiographique de l’expérience mystique. Le risque est alors de creuser un fossé entre deux livres majeurs, L’Écriture de l’histoire et La Fable mystique2. Ils portent l’un et l’autre sur un moment de basculement historique, non pas celui de la fin du christianisme ou de la religion en Europe, mais ce que Certeau appelle une « inversion du pensable » qui engage une « formalité des pratiques » dès la fin du Moyen Âge. À une époque où les mots et les choses accordaient leur musique, où les signes renvoyaient à une référence, à un temps médiéval qui n’avait rien de sombre, comme on voudrait le croire aujourd’hui pour mieux se courber devant le Progrès3, a succédé un nouveau régime du « pensable » et du « visible », dans lequel l’Autre se fait de moins en moins voir et entendre. Cet ensemble culturel qui se décompose, Certeau ne l’explore pas comme s’il exprimait une coupure historique, comme une rupture entre deux épistémès, il ne procède pas à une « archéologie du savoir » qui passe d’une structure à l’autre ; il se demande comment une orthodoxie produit des hétérodoxies, comment un ordre ne donne pas naissance à un désordre révolutionnaire mais à un nouvel ordre du savoir, de la loi et du pouvoir. Ces temps de « transit » auxquels il prête attention donnent lieu à des déplacements, à des transferts, à des entrechoquements qui troublent les places des uns et des autres. Confronté à ces temps intermédiaires, qui font écho à la Renaissance du Rabelais cher à Lucien Febvre4, Certeau se penche sur toutes les figures de l’autre, celles de la femme, du pauvre, de l’idiot, du sauvage, de la mystique, de l’Indien du Nouveau Monde… Dans cette perspective, il élabore une hétérologie, un discours placé sous le signe de l’Autre, par contraste avec l’hénologie, le discours philosophique placé sous le signe de l’Un. Dès lors, L’Écriture de l’histoire et La Fable mystique ne sont pas désaccordées. Bien au contraire, elles s’éclairent mutuellement : c’est parce qu’il y a une « inversion du pensable » que les pratiques en mal de sens et d’orientation se transforment et bousculent les institutions politiques et religieuses.

Alors que l’historiographie naissante au xvie siècle impose une écriture qui accompagne une « production de l’histoire », Certeau s’intéresse autant à ce qui se recompose qu’à ce qui se décompose sur le plan des savoirs et du corps. Ce n’est pas le langage qui est privilégié, mais le silence de ceux qui ne savent plus comment parler : La Fable mystique s’ouvre sur deux silences, celui de l’idiote du désert et celui du Jardin des délices de Jérôme Bosch. Ce ne sont pas le langage ou l’écriture qui priment, mais le silence des mots dans le cas de la mystique et le grand pandémonium des images dans le cas du Jardin des délices. « Il a paru préférable de suggérer deux des motifs qui organisent la littérature mystique – la folie et les délices : la soustraction extatique et opérée par la séduction de l’Autre, et une virtuosité technique pour faire avouer par les mots ce qu’ils ne peuvent pas dire5 » Ces deux motifs font passer du sym-bolos, « une fiction productrice d’union », au dia-bolos, qui cherche à dissuader de l’union à laquelle le symbolique fait croire. Si Le Jardin des délices a un parfum diabolique, c’est parce qu’il met à mal le symbolique sans chercher à le remplacer.

Le délire interprétatif

Revenir sur le texte « exceptionnel » (au sens où Certeau a rarement écrit sur la peinture6) consacré à Bosch permet de mettre en rapport « l’inversion du pensable » et « l’inversion du regard » de celui qui regarde le tableau. Se tenant à distance des interprétations que les historiens de l’art et les iconologues patentés proposent du tableau de Bosch7, Certeau insiste sur le « délire interprétatif » d’une peinture luxuriante et déroutante qui offre une multitude de sens possibles pour mieux montrer l’absence de sens de ce qui est rendu visible. Ainsi passe-t-il sur les explications qui font écho aux « mille et une nuits de l’érudition », sur les « contes studieux » qui valorisent classiquement la représentation conventionnelle du Jugement dernier, l’eschatologie des trois temps correspondant aux trois panneaux (le Paradis de la jouissance fait le lien entre Adam et Ève et l’Enfer) l’adamisme ou, moins classiquement, des versions ésotériques ou alchimiques8.

Entrant dans un espace clos nommé « Jardin des délices », dans lequel il nous dit avoir erré des mois, il observe un espace tout en surface qui ne se creuse pas. Il ne faut donc pas chercher à le regarder dans ses profondeurs, celles que figurent des cavités, des grottes, des tubes, des caches sous-marines… pour en trouver le sens caché. Dans ce lieu, un locus voluptatis comme tant de jardins amoureux et mystiques, ce tableau qui valorise les sens les plus physiques dans tous les sens « organise esthétiquement une perte de sens ». Il n’y a rien à lire dans le tableau, qui fait écran comme plus tard l’écran de cinéma : il n’y a rien à chercher derrière, tout est sur la surface peinte. Bosch se moque des liseurs, des causeurs, des prédicateurs à bec de canard, des escamoteurs-hâbleurs et des clercs en forme de maquereaux, mais il démonte aussi l’art des tricheurs à une époque où le jeu de cartes va devenir un thème récurrent chez les peintres9. L’Escamoteur (vers 1505) de Bosch montre des tricheurs qui n’auront plus grand-chose à cacher quand il n’y aura plus de mensonge possible, quand le seul objet sera le corps mort vers lequel tous les regards convergent dans La Leçon d’anatomie du professeur Tulp (1632) de Rembrandt. Face à la mort, le silence est total, le mensonge une obscénité, la tricherie une indécence…

Le Jardin des délices – d’abord nommé La Pintura del madroño (La Peinture de la fraise) – est un grand bois peint (220 cm sur 95 cm), daté de 1503-1504, qui est exposé au Musée du Prado à Madrid : le retable présente un volet fermé qui s’ouvre sur un triptyque et exprime au prime abord le ternaire du Paradis, du Jardin du Péché et de l’Enfer. Le langage a été chassé du Paradis où le Verbe ne s’est pas fait Chair, les images sont comme à la recherche d’un texte, d’une légende, d’une entrée dans le monde de l’échange des mots. « En vain, j’y cherche un commencement, pour construire un développement linéaire de sens. Cet espace s’incurve sur lui-même, comme les cercles et les ellipses qu’il multiplie tout en excluant le carré et le rectangle (seul le cadre du tableau est presque carré). » Ce tableau sans porte d’entrée oblige à suivre à l’aveugle un labyrinthe dont le sens est interdit. Pour Certeau, à mille lieues d’une interprétation du triptyque en termes eschatologiques, le tableau s’organise de manière « à provoquer et à décevoir » chacune des trajectoires interprétatives : « Il ne s’établit pas seulement dans une différence par rapport à tout sens ; il produit sa différence en faisant croire qu’il cache du sens. » D’autres le diront à propos du triptyque de La Tentation de saint Antoine (vers 1501), que Flaubert a tenté de mettre en mots : on assiste chez Bosch à une fuite en avant délibérée du sens. Le tableau déroute le nommable, le récit, en jouant au jeu du sens caché. La tentation symbolique, mensongère en diable, est de faire naître un discours nouveau, du pensable en bonne et due forme et d’en appeler à une « bonne » interprétation. Le tableau a pour secret de « faire croire qu’il a un sens et que cela est son secret ». C’est grâce à cette ruse, et non en lui disant quoi penser, que le peintre parvient à capter l’attention du spectateur : loin d’être délirant, Bosch fait délirer. Le délire interprétatif est moins celui du peintre que celui du spectateur.

À défaut d’une bonne interprétation, on peut suggérer que le tableau a un thème, correspondant à l’esprit de l’époque médiévale finissante, celle dont Paul Zumthor explorait la littérature, celle que qualifiaient les expressions de jeux, ris, facéties et fatrasies. On a voulu voir dans le tableau la vie édénique, le monde avant le Déluge, la fête des sens, l’ars amandi des frères du libre respect, la satire de la vanité par un Savonarole nordique… Certeau veut seulement y voir le quiproquo entre l’atopie délicieuse d’un jardin de jouissances et l’autonomie de la peinture par rapport à toutes les autres proses du monde. D’où l’intérêt qu’il porte à Merleau-Ponty : « Voir est déjà un acte de langage. Cet acte fait des choses vues l’énonciation de l’invisible texture qui les noue. C’est la perception d’une solidarité invisible par et dans les “termes” d’objets vus. Elle est parole, mais encore silencieuse. Elle relève déjà du langage. Elle en représente un stade muet qui en précède son étape verbale10 » Ces images silencieuses racontent sans le savoir un langage à venir, celui qui n’est pas encore là !

L’atopie délicieuse du Jardin

Si lire, montrer, écrire sont trois verbes qui visent le sens, ils sont détournés ici du sens par leur représentation iconique. Celle-ci est ironique sur le tableau de gauche qui évoque le Paradis terrestre, Dieu, Adam et Ève, énigmatique dans le Jardin du centre, et tragico-comique dans le spectacle de l’Enfer dans le tableau de droite. La signification du retable n’est pas eschatologique, elle tend plutôt à entrecroiser les tableaux comme si l’Enfer, le jardin de la luxure et le Paradis ne se démarquaient plus les uns des autres.

Une encyclopédie surréaliste

Il suffit de glisser l’œil sur la surface du tableau : le vocabulaire du Jardin se présente comme « une sommation encyclopédique » qui rassemble des signes habituellement dispersés. D’où d’innombrables séries lexicales qui abondent : celle des mammifères (lion, panthère, chameau, ours, cerf, sanglier, cheval, âne, bœuf, chèvre, cochon, licorne…) ; celle des oiseaux (cigogne, héron, spatule, coq, poule, oie, chouette, souchet, choucas, perroquet, cane, canard, alcyon, huppe, pic, gros-bec…) ; celle des fruits (ananas, cerise, mûres, fraise, orange, pomme, prunelle, melon…) ; celle des légumes (citrouille, courge…). Mais il y a aussi des hommes et des femmes, des Blancs, des Noirs, des chevaliers marins (zeeridders), des hommes ailés, des putti, Mélusine… « Voilà un Musée d’histoire naturelle et imaginaire doublé d’un Musée anthropologique. » Cette « compétence collectionneuse » s’étend simultanément aux coquillages, gemmes et pierres précieuses, au riche répertoire de la cristallomancie qui est alors répandue ; mais elle fait aussi écho aux fêtes contemporaines dont on retrouve, dans le Jardin, les tours monumentales, les pièces montées, les bals de clercs masqués, les danses de jeunes gens nus aux gestes provocateurs pendant la fête des fous… Et l’œil de Certeau, celui d’un érudit jouisseur de détails, continue à inventorier les autres collections terrestres ou maritimes, joyeuses ou monstrueuses, d’un tableau placé sous le signe de « l’inquiétante étrangeté11 ». Ce trop-plein de signifiants contraste en apparence avec le silence des deux personnages – l’idiote muette et la mystique extatique – du premier chapitre de La Fable mystique.

Le caractère proliférant du Jardin ne parvient pas à reconstituer un langage cohérent. La légende n’est plus de mise, alors même que des saynètes sont emblématiques : à gauche, un être tripartite qui sort d’un étang en lisant un livre ouvert ; au centre, un homme vêtu qui sort d’une caverne et montre une femme nue ; à gauche, un cochon orné d’une coiffe de nonne qui tend une plume à un homme assis dont la jambe soutient un document à contresigner. Il y a là des indications, des désignations, des textes à contresigner, mais on ne sait plus de quoi cela parle : les signes du Paradis ou de l’Enfer n’en finissent pas de se mélanger dans les trois panneaux du jardin. Celui-ci n’est plus un lieu au sens « propre » pour Certeau, car la loi du « propre » ne peut pas régner dans l’espace d’un tel jardin, pas plus que dans l’un de ces jardins religieux que des nonnes pouvaient cultiver dans les hauteurs andines d’Arequipa12. Un lieu exige en effet que des éléments puissent être distribués dans des rapports de coexistence, ce qui exclut la possibilité pour deux choses d’être à la même place, ce qui n’est pas le cas du Jardin des délices où ne règne pas la loi du « propre13 ». « Si les éléments considérés sont les uns à côté des autres, si chacun d’entre eux est situé en un endroit propre et distinct, si une configuration instantanée de positions implique une indication de stabilité14 », le Jardin n’est pas un lieu « appropriable », mais un espace instable qui se défait.

Une fable picturale

Prendre en considération des lexiques qui se réverbèrent à l’infini ne suffit pas. Il faut également souligner que chacun de ces êtres, végétaux ou instruments de cuisine, n’est pas posé en majesté dans la solitude. Interférant les unes avec les autres, ces collections arborescentes se mélangent, à mille lieues de tout regroupement muséal. Les oiseaux ont des légumes dans la tête, les humains sont transpercés par des épines, les poissons n’en finissent pas d’ouvrir la bouche pour dévorer, comme des doubles de Moby Dick, ce qui vient d’ailleurs. Personne, aucun objet n’a une place réservée ; chacun se trouve déplacé, déporté de sa nature. Ce détournement s’effectue dans le vocabulaire même du discours culturel ou savant de « l’Automne du Moyen Âge15 » : « Une métamorphose change le statut des termes sans modifier la singularité phénoménale. Un autre mode s’insinue dans les mêmes signes. » Certeau ne s’intéresse pas à la cassure historique en tant que telle, pas plus qu’il n’oppose ordre et marge, mais à la manière dont les éléments d’une culture et les fragments d’une société s’agencent et se recomposent. La mise en scène et le dispositif du tableau sont l’expression de « l’inversion du pensable » : ce n’est donc pas la sarabande, la bacchanale, le renversement carnavalesque, le retournement, car il n’y a plus ni haut ni bas. C’est l’impropre qui l’emporte, les instruments de musique deviennent des instruments de torture, la pratique spatiale déstabilise le lieu. Et tous ceux qui traversent le tableau – êtres humains, végétaux, animaux et monstres inhumains, le diable et le bon dieu – se mélangent allégrement ou monstrueusement.

Les regards qui viennent du fond du Jardin

« La peinture est un œil, un œil aveuglé, qui continue de voir, qui voit ce qui l’aveugle16. »

Une fois les collections passées en revue, Certeau pousse son exploration de la surface du tableau. Il observe alors que celui-ci est « troué ». Le Jardin est plein de trous qui ne sont pas des fissures dans la terre meuble et humide des commencements, mais des yeux qui regardent le spectateur, incapable de donner un sens à ce qui se déploie devant lui dans une incohérence invraisemblable.

Telle est l’hypothèse : ce regard autre qui n’est ni diabolique, ni divin vient de la représentation picturale elle-même.

Dans le panneau de gauche, le Christ, qui unit Adam et Ève, se tient dans un paysage où l’œil d’un hibou surveille l’espace comme s’il nous cherchait, nous qui regardons ce tableau en nous y perdant sans cesse. À droite, un homme-arbre qui a des yeux est le foyer du panneau diabolique où les deux personnages, le divin et le diabolique, le Christ et Satan, sont « soumis au regard d’un autre qui organise le tableau et vise son destinataire ». Telle est l’hypothèse : ce regard autre qui n’est ni diabolique, ni divin vient de la représentation picturale elle-même – « il est humain, sur-humain ( ?) ». Foyer d’étrangeté, l’œil tient à distance le visiteur-spectateur qui le voit : « Ce point qu’est l’œil se met à regarder les spectateurs. Il cesse d’être un signe à lire et il nous surplombe. Il troue le ciel pictural et il nous juge. » Saisir que le tableau regarde celui qui le regarde et que ce regard n’est plus celui d’un personnage divin ou diabolique, voilà ce qui justifie ce détour par un chef-d’œuvre pictural. « L’expérience esthétique sert de modèle. Le peintre “voit” parce qu’il “subit” le regard des choses, et parce qu’il révèle ce qu’est la passion des choses, “une sorte de folie”17. »

Le retable est un triptyque composé d’un volet sur lequel est représenté un globe terrestre en forme de pupille, d’où un regard intérieur déjà se pose sur le spectateur. Cette focalisation sur un œil en forme de globe se répète sur les panneaux. À gauche (le Paradis), dans un trou rond creusé au cœur d’une fontaine circulaire, une hulotte sans oreilles fixe de ses yeux l’observateur. Au centre (le Jardin), toujours dans une fontaine de vie, une pupille est placée entre les courbes des arbres et le bassin où jouent des jeunes filles nues. À droite (l’Enfer), dans un grand ovale blanc, la tête qui se tourne de biais vers le spectateur est analogue à la Melancolia I de Dürer (1514), ce « génie » « d’une sagesse qui reste sereine au milieu des crises ouvrant la modernité ». Comme l’Enfer est désormais notre monde, comme le Paradis peut aussi l’être, tous ces regards animaux ou humains venus de loin, tous ces yeux ont la force de voir plus loin à partir d’un recul en deçà de toutes les choses. L’œil, qui n’est plus ni l’œil de Dieu, ni celui du Diable, « s’arrête sur nous ». Bosch reprendra ce thème de l’œil qui voit sous la forme d’un tube ouvrant sur une pupille lumineuse dans Montée des bienheureux vers l’empyrée (v. 1505-1515). Chez Certeau, l’œil qui voit celui qui le regarde est aussi l’œil qui voit ce qu’il ne devrait pas voir, ce qui n’est pas sans faire écho à La Fable mystique.

Un œil qui n’en finit pas de nous regarder

Ce texte magistral consacré à Bosch n’est pas sans faire penser à l’écriture, déroutante pour certains, de Certeau qui donne toujours l’impression de vouloir nous déposséder d’un référentiel. Combien de fois aura-t-on entendu ce reproche dans des milieux polarisés sur une transcendance qui prend de Très-Haut et ne connaît d’autre ordre que celui du patriarcat ?

La métaphore du regard

Le tableau de Jan Van Eyck, Les Époux Arnolfini (1434), représente un homme et une femme le jour de leur mariage : face au spectateur qui les regarde, ils se trouvent dans une pièce où le miroir derrière eux les représente ainsi que celui qui regarde le tableau. Le miroir est ici l’analogon de l’œil, celui du peintre ou du spectateur, qui regarde le jeune couple qui est lui-même en représentation. « Une petite figure bleue se substitue au peintre dans l’extrême lointain, au fond de la pièce, qui ressemble au spectateur comme deux gouttes d’eau. » Si ce tableau symbolise la possible usure du temps, il renvoie parallèlement au paradigme de l’œil qui regarde celui qui regarde. « Le tableau réfléchit le regard qui le vise : je me vois me voyant dans le regard de l’image18. » Cela ne peut laisser indifférent celui qui a erré avec Certeau dans Le Jardin des délices : « Je ne vois que qui me voit et ne connaît que l’image dont je croise le regard. L’histoire de la peinture en Europe est le long commentaire de cette évidence initiale, coïncidence rare de la vision avec elle-même19. » Le miroir au fond de la pièce est comme l’un de ces yeux qui se découvrent dans les recoins du Jardin (Certeau en compte un peu moins de dix). Qu’il suffise de recouvrir le miroir et le tableau s’éteint de lui-même : Jacques Darriulat le montre à propos du Balcon de Manet (1868-1869), où le tableau perd toute force si nous masquons le regard effaré de Berthe Morisot qui est accoudée à la grille et nous regarde. Une fois enlevés les yeux de Berthe Morisot, il ne reste plus qu’une « gravure de mode », et l’échange des regards devient impossible. Il y a toujours un œil plus ou moins visible dans le tableau qui regarde le spectateur.

Le sexe à l’origine du regard

À la fin du Quattrocento, le sexe est ouvertement sexualisé, mais il ne fait pas encore l’objet d’une hyperbole, comme chez Rodin ou dans L’Origine du monde de Courbet (1866). À propos de cette Origine, Jean Clair insiste sur la représentation quasi médicale du modèle : « Elle est réduite à un tronc, un corps dont la tête, les bras et les jambes ont été comme coupés. Cette mise en scène n’est guère différente de la façon dont Degas présentera son petit rat de l’Opéra, vecteur des pestes sexuelles, La Petite Danseuse de quatorze ans, dans une vitrine comme un spécimen humain dans un musée d’anatomie pathologique20. » Ce détour par Courbet et Degas rejoint l’architectonique du Jardin, où le spectateur est lui-même la visée, comme dans Les Époux Arnolfini. Mais pourquoi ce « débitage du corps » chez Monet et Degas, ces deux peintres du xixe siècle ? « Par une étrange inversion des effets et des causes, ce n’est pas ici le regard du spectateur qui vise l’objet, mais c’est le spectateur qui se voit visé, fixé, fasciné par cet étrange morceau du corps qui le regarde et qui est le sexe mis à nu de la femme. Cette tête de Méduse provoque un effet repoussant et magnétique à la fois, celui de l’organe génital séparé de son corps21. » Là encore, le regard est regardé, mais il ne l’est plus que par la fente d’un sexe qui a le pouvoir de méduser. Si la métaphore du regard regardé est paradigmatique, si elle prend tout son sens dans l’histoire de la peinture occidentale, elle annonce bien des inversions du pensable et du regardable. Mais le régime de visibilité qui n’a plus d’autre visée qu’une trouée n’est pas celui de la prolifération du Jardin des délices, dont le plaisir était de montrer des corps entiers qui ne restaient jamais seuls et s’entremettaient. À l’époque, La Leçon d’anatomie du professeur Tulp ne l’avait pas emporté : les corps jouaient les uns les autres, le corps n’était pas encore tronçonné et débité par la médecine. Le Jardin assurait le transit d’un univers historique à l’autre, mais il renvoyait déjà à la « folie d’une vision » qui ne sait plus trop qui la regarde. Cette obsession du corps médicalisé, coupé en morceaux, a trouvé sa postérité dans le cinéma.

Un regard pris de peur

Après la Seconde Guerre mondiale, regarder la réalité a exprimé un changement dans l’ordre du regard sur les écrans de cinéma. Le but n’est plus de s’en prendre à l’œil du spectateur qui veut tout voir, celui que Buñuel punit symboliquement dans Un chien andalou dès 1928 en le coupant avec une lame de rasoir. Voir les corps vus sur l’écran est devenu insupportable après la guerre et la Shoah : la guerre22 n’est plus seulement la boucherie des combats au sol et des tranchées de la Première Guerre mondiale, mais celle des camps de la mort, de la disparition des corps exterminés et de l’explosion nucléaire. Le spectateur est alors confronté à la peur de celui qui le regarde comme un revenant de la mort. Il a dû apprendre à supporter des regards insupportables : les Japonaises malades d’Hiroshima, mon amour de Resnais (1958) ou les folles d’Europe 51 de Rossellini (1952). Ce n’est plus le cinéaste, par exemple Jacques Tourneur et sa trilogie fantastique (La Féline, 1942 ; Vaudou, 1943 ; L’Homme-léopard, 1943), qui s’exerce à faire peur au spectateur ; c’est le personnage vu à l’écran qui crie sa peur à celui qui ne peut plus rester un spectateur tranquille. L’innocence du regard n’est plus possible : le spectateur doit supporter le regard de ceux qui le regardent en hurlant leur peur. Tel est le point aveugle de l’histoire du xxe siècle : l’irreprésentable, la mort, les corps disparus de la Shoah, les corps exterminés des camps. « Ces regards-caméra, à Belsen, à Hiroshima, dans Europe 51, dans Hiroshima, mon amour, disent que le cinéma doit changer parce que plus personne ne peut rester innocent, ni les cinéastes, ni les spectateurs, ni les acteurs, ni les personnages. C’est l’histoire du siècle qui a inventé le cinéma moderne à travers cette représentation si particulière : un regard qui nous regarde, renvoyant à des corps traumatisés, torturés, exécutés, massacrés, éliminés23. » Les images des femmes japonaises sont aujourd’hui celles des enfants qui sortent des ruines d’Alep ou des réfugiés de l’Aquarius.

Des films de guerre à grand spectacle ont également contribué à modifier l’ordre du regard en mettant l’accent sur la peur du combattant. Christopher Nolan fait voir autrement la guerre dans Dunkerque (2017) : il filme la peur qu’elle provoque à travers les yeux et le visage d’un jeune soldat britannique. Cette manière de faire voir la peur nous renvoie à la guerre des tranchées de 1914 : dans La Peur (2015), Damien Odoul montre crûment la guerre à travers les frayeurs du visage de celui qui doit sortir de la tranchée. Les rêves ne sont plus au programme : « Aujourd’hui, le cadavre travaille la pellicule et la maladie de mort hante l’univers fictionnel. Autour de la nature des corps se joue une cérémonie de disparition et de réapparition. Les corps sont de retour depuis l’autre côté du miroir24. » L’écran a été déchiré, lacéré, mais des corps singuliers sont de retour du pays des morts.

Reste l’énigme de savoir qui nous regarde quand nous nous regardons dans un miroir. Pour répondre au professeur Tulp, qui ne connaît que le corps mort de l’anatomie, Rembrandt n’en finit pas de peindre des autoportraits, histoire de se demander qui (quel œil) regarde le peintre en train de peindre, de se peindre lui-même… Passion de la peinture, folie de la vision, impossible captation de l’origine : autant de questions que Certeau n’a cessé de tourner et de retourner. Loin de distinguer les délices du Jardin et la folie de la vision évoquées en ouverture de La Fable mystique, il aura convaincu qu’il y a de la folie dans les délices du Jardin de Bosch et des délices dans la folie de la vision de la femme mystique.

  • 1. Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible, éd. Claude Lefort, Paris, Gallimard, 1964, p. 106.
  • 2. Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975 et La Fable mystique xvie-xviie siècle, Paris, Gallimard, 1982.
  • 3. Voir les œuvres de Jacques Le Goff ou Georges Duby et celle, moins connue, d’Alphonse Dupront, à laquelle Certeau se réfère souvent.
  • 4. Voir Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au xvie siècle. La religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, 1942.
  • 5. Toutes les citations renvoient au chapitre 2 de La Fable mystique consacré au Jardin des délices, p. 71-99.
  • 6. Ce type d’analyse picturale n’est pas fréquente chez Certeau, mais les références aux tableaux et gravures sont nombreuses dans ses publications. L’Écriture de l’histoire s’ouvre par exemple sur un dessin de Jan van der Straet, L’Explorateur (A. Vespucci) devant l’Indienne qui s’appelle Amérique (1619).
  • 7. Celui-ci se présente comme un retable dont les volets extérieurs, qui représentent le Globe au moment de la Création du monde, s’ouvrent sur un triptyque où la naissance d’Adam et Ève sur la gauche précède le Jardin des délices au centre avant de se fermer à droite sur le spectacle de l’Enfer.
  • 8. Voir Roger-Henri Marijnissen, Bosch, trad. par Françoise Liffran, Paris, Gallimard/Electa, 1996, et surtout Till-Holger Borchert, Bosch par le détail, trad. par Lydie Échasseriaud, Paris, Hazan, 2016, qui explore les détails du Jardin des délices en se focalisant sur des thèmes : les paysages, l’architecture, les visages, les grisailles, les visions du Paradis et de l’Enfer, la musique et le bruit, les chimères et grotesques, les quatre éléments.
  • 9. Voir Jérôme Bosch, L’Escamoteur (v. 1475-1505) ; Georges de La Tour, Le Tricheur à l’as de carreau (v. 1636-1638) ; Le Caravage, Les Tricheurs (v. 1595).
  • 10. M. de Certeau, « La folie de la vision », Esprit, juin 1982. L’ensemble du dossier est consacré à Merleau-Ponty.
  • 11. Certeau se méfie des anachronismes interprétatifs, mais il est difficile de ne pas faire le lien avec l’une des deux « écritures freudiennes » : « Ce que Freud fait de l’histoire. “Une névrose démoniaque au xviie siècle” », dans M. de Certeau, L’Écriture de l’histoire, op. cit., p. 291-311.
  • 12. Voir Mario Vargas LLosa, Le Paradis – un peu plus loin, trad. par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, Paris, Gallimard, 2003 qui évoque le jardin d’un couvent de religieuses à Arequipa au Pérou. C’est bien plus tard, mais également dans un jardin, qu’Ignace de Loyola, le fondateur de l’ordre des Jésuites, pourra pratiquer les Exercices spirituels [1548] fondateurs de cet ordre ; voir M. de Certeau, « L’espace du désir ou le “fondement” des Exercices spirituels », dans Le Lieu de l’autre. Histoire religieuse et mystique, éd. Luce Giard, Paris, Gallimard/Seuil, coll. « Hautes Études », 2005, p. 239-248.
  • 13. Sur le rapport au lieu et à l’espace, sur le propre et l’impropre chez Certeau, voir O. Mongin, « Michel de Certeau, à la limite entre dedans et dehors », dans Thierry Paquot et Chris Younès (sous la dir. de), Le Territoire des philosophes. Lieu et espace au xxe siècle, Paris, La Découverte, 2009.
  • 14. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I, Arts de faire, Paris, Union générale d’éditions, 1980, p. 208.
  • 15. Johan Huizinga, L’Automne du Moyen Âge [1919], trad. par Julia Bastin, Paris, Payot, 2015.
  • 16. Bram Van Velde, cité dans Charles Juliet, Rencontres avec Bram Van Velde, Saint-Clément-de-Rivière, Fata Morgana, 1978.
  • 17. M. de Certeau, « La folie de la vision », art. cité.
  • 18. Jacques Darriulat, Métaphores du regard. Essai sur la formation des images en Europe depuis Giotto, Paris, La Lagune, 1993, p. 46.
  • 19. Ibid.
  • 20. Jean Clair, « Naissance de l’acéphale », dans J. Clair (sous la dir. de), Crime et châtiment, Paris, Gallimard, 2010, p. 43.
  • 21. Ibid.
  • 22. Voir François Furet, Le Passé d’une illusion. Essais sur l’idée communiste au xxe siècle [1995], dans Penser le xxe siècle, Paris, Robert Laffont, 2007, p. 507 et suiv.
  • 23. Antoine de Baecque, « Écrans. Le corps au cinéma », dans Jean-Jacques Courtine (sous la dir. de), Histoire du corps, t. III, Les Mutations du regard. Le xxe siècle, Paris, Seuil, 2006, p. 383.
  • 24. Ibid., p. 388-389.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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