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Patrice Maniglier : "De Mauss

Claude Lvi-Strauss : cinquante


ans aprs. Pour une ontologie
Maori"
ARTICLE PARU DANS "LES ARCHIVES DE PHILOSOPHIE",
NUMRO SPCIAL MERLEAU-PONTY , DIR. ETIENNE
BIMBENET ET EMMANUEL DE SAINT-AUBERT, TOME 69, CAHIER
1, PRINTEMPS 2006 (PP. 37-56).
dimanche 8 juillet 2007.
Patrice Maniglier [mailto:maniglie@ens.fr]
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Rsum en franais : Depuis le clbre article de Merleau-Ponty, De Mauss Claude
Lvi-Strauss , la manire dont on value le rapport entre ces deux auteurs dtermine
ou exprime autant d'interprtations historiques du structuralisme et de choix thoriques
ou philosophiques quant aux sciences sociales. Cette filiation se voulait une critique :
tre fidle la dcouverte de Mauss, celle du caractre central de la rciprocit dans la
vie sociale, imposait de dpasser la sociologie vers une smiologie gnrale. Cet article
s'efforce de montrer qu'il ne s'agit pas l, contrairement l'interprtation subtile qu'en
fit Merleau-Ponty, de faire de la ralit sociale un systme de points de vue
substituables ou de mouvements corrls de subjectivation, mais de montrer que ce
sont les valeurs qui, du fait de leur nature, de leur ontologie, doivent ncessairement
circuler entre plusieurs points de vue exclusifs et complmentaires. Il revisite la clbre
critique de Lvi-Strauss Mauss sur l'explication de l'obligation de donner par une
force des choses , et replace l'apport de l'anthropologie structurale dans la
philosophie de l'esprit contemporaine, l o elle se confronte aux questions ouvertes par
la physique sur l'ontologie des objets quantiques.
Mots-clefs : Structuralisme. Lvi-Strauss. Mauss. Thorie de la valeur. Philosophie de l'esprit.
Ontologie.
Abstract : Since Merleau-Ponty's famous paper "De Mauss Claude Lvi-Strauss", the
way the link between these two authors has been construed determine or reveal as
many historical interpretations of structuralism as philosophical and theoretical choices
about social sciences. We know that this vindicated kinship was supposed to be critical :
being faithful to Mauss's discovery, that of the centrality of reciprocity in social life,
compelled us to overcome sociology in the direction of a general semiology. This paper,
in opposition at Merleau-Ponty's subtle interpretation of this move, tries to show that it
was not aimed at a redefinition of social reality as a system of substitutable points of
view and correlated movements of subjectivation, but at the idea that "valeurs"
themselves, because of their very nature, of their ontology, necessarily circulate
between various exclusive and complementary points of view. Lvi-Strauss's famous
critique of Mauss's explanation of the "obligation to give" because of a "power in the
things", is reconsidered from this interpretation, and the benefits of structural
anthropology for contemporary philosophy appear to be promising in dialogue with the
problems raised in the philosophy of physics about quantum mechanics ontology.
De Mauss Claude Lvi-Strauss : mouvement naturel ou marche force ? mauvaise pente ne pas
prendre, ou salutaire relve d'une vrit menace par sa propre expression ? Le dbat a t lanc, il
y environ cinquante ans, par Merleau-Ponty [1 [#nb1]]. Il continue aujourd'hui : on pourrait mme
dire que toute la rflexion philosophique sur les sciences sociales, dans la France d'aprs-guerre, et
les diffrents courants thoriques dans ces disciplines elles mmes se rpartissent comme autant de
rponses cette question [2 [#nb2]]. C'est qu'elle concerne, bien entendu, l'interprtation et
l'valuation qu'on donne du structuralisme. Comme Merleau-Ponty l'a immdiatement compris, si
l'on voulait dcrire le structuralisme en anthropologie non partir de son corps de doctrine, mais
partir de son histoire, comme vnement et non comme systme, c'est dans ce passage qu'il faut le
saisir. Il est remarquable que les nombreux critiques du structuralisme aient si souvent jouer
retourner le point de dpart contre le point d'arrive. La chose est donc entendue : qu'on s'en
rjouisse ou qu'on le dplore, la clbre Introduction l'uvre de Marcel Mauss [L.S., 1950] est
en ralit une invitation au structuralisme. Le bnfice de la dmarche parat clair, mais on aurait
tort de croire qu'il s'agit seulement de s'accaparer un hritage. Car il s'agit en ralit explicitement
d'une critique. Etre fidle la dcouverte de Mauss, celle du caractre central de la rciprocit dans la
vie sociale, suppose de dpasser la sociologie, pour aller vers une smiologie gnrale. Ce
dpassement, cependant, peut tre et a t diversement interprt : autant de choix radicaux non
seulement sur le sens qu'il faut donner l'vnement structuraliste dans l'histoire de la pense
anthropologique, mais sur les enjeux fondamentaux des sciences de l'homme.
La lecture de Merleau-Ponty n'a pas pour seul mrite d'tre la premire : elle est l'une des rares
viter les dualismes factices et notamment ne pas jouer l'opposition frontale et caricaturale entre
objectivisme et subjectivisme , qui continue donner aux discussions autour du
structuralisme le triste aspect d'un dialogue avec des sourds. Revenant cependant, cinquante ans
aprs, sur cette lecture, nous voudrions montrer ici que, contrairement ce que Merleau-Ponty
suggrait, il ne s'agit pas pour Lvi-Strauss d'affirmer que la ralit sociale n'est jamais une chose
mais seulement un systme de points de vue substituables, de mouvements corrls de
subjectivation, mais au contraire que ce sont les valeurs qui, du fait de leur nature, de leur mode
d'existence, doivent ncessairement circuler entre plusieurs points de vue exclusifs et
complmentaires. Il s'agit de faire apparatre les rgles sociales comme autant de manires dont se
dterminent dans leur existence ces entits trangement paradoxales que sont les valeurs, formes
primitives des signes. Ce ne sont pas, si l'on peut dire, les hommes qui font les valeurs, mais les
valeurs qui font les hommes Et en cela, Lvi-Strauss retrouve l'intuition originelle de Mauss :
savoir que le don suppose une proprit de la chose elle-mme. Ainsi apparat une autre histoire
du structuralisme : non pas la dcouverte d'une fonction cognitive qui soutiendrait les phnomnes
culturels, langues, rgles de parent, ou mythologies, mais celle du problme ontologique que pose
les manifestations symboliques. Un tel dpassement de la psychologie de la fonction symbolique,
que Lvi-Strauss dsigne souvent comme la finalit de son entreprise, vers une ontologie des
valeurs - dont les problmes, nous le verrons, prsentent de remarquables analogies avec ceux que
rencontre une philosophie de la physique elle aussi inspire de Merleau-Ponty - semblera peut-tre
prolonger outre mesure quelques indications partielles de Lvi-Strauss. Mais il se peut que ce soit
par cet excs mme que nous puissions tre fidle notre tour une pense qui n'a jamais eu peur
de cette libre rverie qu'elle appelle aussi philosophie [L.S., 1971 : 619], et qu'on continue
de s'instruire au fil aigu de la pense de Merleau-Ponty
1. Les ambiguts de la rciprocit.
a) Lvi-Strauss sociologue ?
Les structures lmentaires de la parent passent pour un grand livre de sociologie. La prohibition de
l'inceste, entend-on encore de ci de l, en obligeant les descendances biologiques s'ouvrir sur les
alliances sociales, instituerait une totalit nouvelle qui n'est plus donne dans la nature, mais
construite collectivement. Le texte de Lvi-Strauss semblait justifier cette lecture : Le rle
primordial de la culture est d'assurer l'existence du groupe comme groupe [L.S., 1949 : 37] [3
[#nb3]]. Ou encore cette phrase presque conclusive : Les multiples rgles interdisant ou
prescrivant certains types de conjoints, et la prohibition de l'inceste qui les rsume toutes, s'clairent
partir du moment o l'on pose qu'il faut que la socit soit. [Id : 561]. Lvi-Strauss aurait donc
repris de Mauss la thse selon laquelle l'essence de la vie sociale est non pas dans l'exprience de
penses, d'affects ou d'actions identiques, comme semblait le dire Durkheim, mais dans la rciprocit
de prestations qui peuvent tre diffrentes condition qu'elles soient complmentaires : la totalit
sociale n'est donc pas une unit transcendante, mais un systme organis o des actes unilatraux
rpondent d'autres. Il l'aurait applique la parent, et aurait montr que les rgles particulires
(pouser la cousine croise, se dtourner de la belle-mre, etc.) s'expliquent et s'articulent comme
autant de pices permettant de monter un systme d'obligations rciproques dont la seule contrainte
est de se fermer. Ainsi met-il en vidence des cycles de rciprocit matrimoniaux, cette
circularit dfinissant la manire dont le groupe se constitue comme tel. Le mot de structure
signifierait ici seulement : principe de totalisation d'un ensemble. Quant l'ide que la vie sociale
soit symbolique, cela voudrait simplement dire que l'change ne s'explique ni par la ncessit de
cooprer ni par des sentiments psychologiques supposs universels tels que l'horreur de l'inceste,
mais par la volont d'affirmer l'existence du lien social en tant que tel : le cadeau est sum-bolon, gage
d'alliance. La causalit sociale subvertit donc les causalits naturelles ou psychologiques. En cela, le
dpassement de Durkheim par Mauss n'aurait t qu'une manire de lui tre fidle, puisqu'elle
permet de comprendre que la ralit sociale est morale et non pas biologique.
Pourtant, cette interprtation est incorrecte, et le texte de 1949 lui-mme le disait nettement. Ainsi,
peine avait-il affirm que tout s'explique quand on pose qu'il faut que la socit soit, il ajoutait :
Mais la socit aurait pu ne pas tre. N'avons-nous donc cru rsoudre un problme que pour
rejeter tout son poids sur un autre problme, dont la solution apparat plus hypothtique encore
que celle laquelle nous nous sommes exclusivement consacr ? [Id. : 561-562]. Suit un de ces
passages dont la fivre thorique de Lvi-Strauss a le secret, o on dcouvre que les femmes sont
des signes, que le signe par nature est quelque chose qui circule, et que comprendre l'origine de la
socit, c'est comprendre l'mergence de la pense symbolique [Id. : 569]. C'est ce que rptera
l' Introduction , cette fois explicitement contre Mauss, en proposant une autre interprtation de
la notion de rciprocit : Mauss croit encore possible d'laborer une thorie sociologique du
symbolisme, alors qu'il faut videmment chercher une origine symbolique de la socit. [1950 :
XXII]. Il faut l'entendre littralement : ce n'est pas parce que nous changeons les choses, que nous leur donnons
du sens, mais parce que nous leur en donnons, que nous les changeons. Et si les phnomnes de parent
prsentent une certaine structure, ce n'est pas parce qu'ils sont au fondement du mtabolisme social,
mais parce qu'il s'agit d'une proprit de toute activit signifiante. C'est parce que nous donnons du
sens l'acte de se marier, aux partenaires qui l'engagent, aux enfants qui en naissent, que nos actes
matrimoniaux obissent une contrainte de rciprocit [4 [#nb4]]. Les structures de parent mises
en vidence tout au long du livre sont des procdures logiques , et c'est bien la raison pour
laquelle elles peuvent se retrouver dans des socits qui n'ont jamais t en contact : elles
reprsentent des possibilits de l'esprit, des solutions diverses grce auxquelles les tres humains
donnent du sens la ralit. L'change n'est d'ailleurs pas le seul domaine o on peut voir ces
structures l'uvre : dans l'tude des mythes, dans la cosmologie, Lvi-Strauss retrouvera ces
formules de l'esprit humain, dont il s'agit idalement d'avoir un catalogue suffisamment complet
pour qu'on puisse proposer une thorie gnrale des facteurs lmentaires de la fonction
symbolique [5 [#nb5]].
b) Une dialectique de la subjectivit ?
Cependant, cette rectification est elle-mme ambigu, et ces ambiguts donneront lieu des
interprtations divergentes du structuralisme. En effet, identifier sociologie et thorie de la
communication, cela peut se faire dans le sens de Norbert Wiener, que Lvi-Strauss cite
expressment [6 [#nb6]] : la communication est alors une consquence parmi d'autres d'un certain
mode d'organisation ou de construction de systme, d'un certain type de machine, la machine
cyberntique, caractrise notamment par la clbre boucle de rtroaction . Mais alors on voit
bien qu'on considre la socit comme une vritable entit, appartenant une physique largie,
rouvrant ainsi les dlices de la mtaphore organiciste dans laquelle la thorie des systmes et de la
complexit s'engouffreront avec imptuosit [7 [#nb7]]. Or on sait que c'tait prcisment contre
cet organicisme (reprsent notamment par Spencer) que Durkheim avait construit la fois sa
philosophie sociale et sa mthode, redfinissant les faits sociaux comme des reprsentations, et la
socit comme une ralit morale. C'est pourquoi Merleau-Ponty, cherchant inscrire Lvi-Strauss
dans la tradition sociologique franaise et aussi prsenter cette dernire comme un dpassement
de la sociologie hermneutique allemande de Weber et de Dilthey, a-t-il propos une interprtation
diamtralement oppose du structuralisme, qui y trouve les moyens de dfinir l'objet des sciences
humaines non pas comme une chose relle mais comme l'ensemble des conditions qui permettent
un sujet de s'ouvrir autrui, autrement dit de ne jamais tre uniquement ce qu'il est. Le
structuralisme, montre-t-il en substance et contrairement une lecture encore aujourd'hui trop
rpandue, admet que le sociologue, le psychologue, le linguiste, cherchent non pas expliquer les
comportements observables par des lois causales objectives qui exerceraient leurs effets l'insu des
acteurs, mais comprendre le sens que les acteurs donnent eux-mmes ce qu'ils font et qui est la
vritable raison de leurs comportements. Cependant, il dfinit le sens non pas comme la
reprsentation consciente (par exemple le motif avou) qui accompagne l'accomplissement d'un
acte, mais comme la possibilit pour un autre de se mettre la place du sujet. Si ce que je fais a du
sens, c'est parce qu'autrui aurait fait la mme chose ma place, autrement dit parce que je
pourrait tre un autre. C'est donc dans la mesure o je prends place dans un systme qui articule des
points de vue partiaux et partiels de telle sorte qu'on puisse passer de l'un l'autre de manire
rgle, que je suis un sujet, et que mes actes ne sont pas des comportements dtermins par des
causes objectives, mais avant tout des expressions subjectives. Il est clair, ds lors, que je ne suis
pas dpositaire du sens de ce que je dis. Aussi la tche du sociologue ou de l' ethnologue
serait-elle accomplie s'il pouvait reconstruire les diverses modalits de l'intersubjectivit, et
Merleau-Ponty est assez rserv quant au projet d'une science des structures universelles de
l'esprit humain . Un systme symbolique n'est pas une totalit relle, compose de parties
objectives et o chaque acte s'enchanerait avec les autres de manire fonctionnelle comme les
rouages d'une vaste machine sociale, mais un systme de points de vue subjectifs rversibles ou convertibles les
uns dans les autres, trs exactement au sens o Bergson dfinissait la notion de totalit symbolique
[Bergson, 1934 : 190-195]. La rciprocit n'est pas ce qui ferme une socit sur elle-mme, mais ce
qui ouvre chaque individu sur autrui. Mieux : un sujet n'est jamais que cette instance divise par la
possibilit d'tre autre : jamais une chose, toujours un point de vue, pas mme sur un objet
extrieur, mais sur ce qu'il pourrait devenir.
2. L'tre de ce qui se donne.
a) La nature contradictoire de l'objet pens.
Cette lecture s'inscrit de manire cohrente dans la philosophie de Merleau-Ponty qui, pourrait-on
dire grossirement, souhaite poursuivre le mouvement du dernier Husserl en cherchant l'origine du
sens non plus dans la conscience mais dans l'intersubjectivit, en mettant, pour ainsi dire, la
possibilit de l'Autre avant celle de la conscience. Cependant, toute sa volont de montrer que la
vie sociale n'est pas une ralit objective, mais une intersubjectivit vivante et constituante de tout
objet, ft-ce l'objet de l'anthropologue lui-mme, il se peut que l'interprtation de Merleau-Ponty
passe ct des intuitions les plus prometteuses dans lesquelles Lvi-Strauss engageait non
seulement l'anthropologie, mais encore la philosophie. Plus tardivement, en effet, dans L'homme nu,
celui-ci, reprenait le problme de l'origine symbolique non plus de la parent mais des mythes, et
concluait : Le problme de la gense du mythe se confond donc avec celui de la pense
elle-mme, dont l'exprience constitutive n'est pas celle d'une opposition entre le moi et l'autre
mais de l'autre apprhend comme opposition. A dfaut de cette proprit intrinsque - la seule en
vrit qui soit absolument donne - aucune prise de conscience constitutive du moi ne serait
possible. N'tant pas saisissable comme rapport, l'tre quivaudrait au nant. Les conditions
d'apparition du mythe sont donc les mmes que celle de toute pense, puisque celle-ci ne saurait tre
que la pense d'un objet, et qu'un objet n'est tel, si simple et si dpouill qu'on le conoive, que du fait
qu'il constitue le sujet comme sujet, et la conscience elle-mme comme conscience d'une relation.
[L.S., 1971 : 539-540 - je souligne]. Avant la subjectivit, vient donc une certaine apprhension de
l'objet comme opposition. Si il y a double constitution de la subjectivit et de l'objectivit, cela est
d au mode mme de l'objet, son caractre oppositif. Or on sait que cette proprit tait
prcisment celle par laquelle Saussure dfinissait le signe. Ainsi, ce n'est pas parce que nous
vivons pour l'autre, que nous percevons la ralit extrieure et nos propres actes sur un mode
symbolique ; c'est au contraire parce que nous percevons la ralit comme symbolique que nous
prenons place comme sujets dans un systme de points de vue rversibles. D'autres formules du
mme passage ne laissent aucun doute : Cet tre du monde consiste en une disparit. Du monde,
on ne peut dire purement et simplement qu'il est : il est sous la forme d'une asymtrie premire, qui
se manifeste diversement selon la perspective o l'on se place pour l'apprhender : entre le haut et
le bas, le ciel et la terre, la terre ferme et l'eau, le prs et le loin, la gauche et la droite, le mle et la
femelle, etc. Inhrente au rel, cette disparit met la spculation mythique en branle ; mais parce
qu'elle conditionne, en de mme de la pense, l'existence de tout objet de pense. [id.]. Les systmes
symboliques sont des modes d'laboration du rel [id.] avant d'tre des configurations
intersubjectives instables.
On peut se demander si ces considrations purement spculatives ont un intrt quelconque,
au-del des jouissances forcment suspectes que donne la philosophie, celles prcisment de la
pense qui se grise de ses propres possibilits au sacrifice de toute consquence empirique.
Mfiance lgitime, dont Lvi-Strauss pour sa part se s'est jamais dparti, lui qui se satisfaisait de
n'avoir conserv de ses tudes de philosophie que quelques conceptions rustiques , et de n'tre
pas en danger d'tre dupe de leur complication interne, ni d'oublier leur destination pratique pour
[se] perdre dans la contemplation de leur agencement merveilleux [Lvi-Strauss, 1995 : 54]. Mais
il se trouve qu'elles concernent l'interprtation qu'on doit donner des notions telles que mana ,
hau , etc., et qu'elles touchent au deuxime grand mouvement de dpassement de Mauss que
Lvi-Strauss propose. Contre Mauss, Lvi-Strauss crivait : L'change n'est pas un difice
complexe, construit partir des obligations de donner, de recevoir et de rendre, l'aide d'un
ciment affectif et mystique. C'est une synthse immdiatement donne et par la pense
symbolique qui, dans l'change comme dans toute autre forme de communication, surmonte la
contradiction qui lui est inhrente de percevoir les choses comme les lments d'un dialogue, simultanment
sous le rapport de soi et d'autrui et destines par nature passer de l'un l'autre [je souligne]. Qu'elles
soient de l'un ou de l'autre reprsente une situation drive par rapport au caractre relationnel
initial. [Lvi-Strauss, 1950 : XLVI]. Autrement dit, c'est la modalit mme de l'objet considr
comme valeur, richesse ou bien, le type d'objet peru qu'il est, qui fait qu'il ne peut tre conu que
comme devant tre rparti entre plusieurs points de vue. C'est la nature du signe qui implique une
double apprhension subjective, et non pas sa fonction intersubjective qui dtermine sa nature. Loin
donc de proposer une gense de la valeur partir du fait de la rciprocit, Lvi-Strauss propose
une gense de la rciprocit partir des caractres particuliers de ce que les phnomnologues
appellerait la constitution objective de la valeur comme forme premire du signe [8 [#nb8]]. S'il faut
chercher une origine symbolique la socit, c'est donc parce que la pense est fabrique de telle
sorte qu'elle dcoupe des objets qui ont un caractre intrinsquement double ou divis, et qui font
par consquent la synthse en eux-mmes entre deux points de vue subjectifs et incompatibles.
b) La division du signe :
Pour le comprendre, il faut revenir la dfinition du signe. Une erreur persistante prsente
l'invention de la smiologie comme une extension d'autres activits humaines que le langage,
telles que les coutumes vestimentaires, les rcits lgendaires, etc., de l'ide selon laquelle elles
servent communiquer, et exigent en consquence qu'on spare en elle le code social et les
performances individuelles. En ralit, la grande dcouverte de Saussure est d'avoir attirer
l'attention sur un fait, qui ne sera confirm exprimentalement que quelques dcennies plus tard, et
qui concerne le type d'objet qu'est le signe lui-mme, indpendamment de toute hypothse sur sa
fonction. L'identit d'un signe, en effet, par exemple de messieurs rpt plusieurs fois au cours
d'une confrence [Saussure, 1972 : 152], n'est pas comme celle d'un objet physique quelconque
(table, molcule). Entre plusieurs occurrences du mme signe dans mon discours, il y a des
variations de prononciation (rapide, lent) et de signification (ironique, logieux, etc.) si importantes
qu'il est impossible de dfinir un profil du signe en ne gardant que les ressemblances
empiriques. Des enregistrements exprimentaux montreront que deux occurrences d'un mme
signe pouvaient n'avoir aucune proprit positive (par exemple de frquence) en commun
[Jakobson, 1976 : ch. 1]. Saussure fait l'hypothse que seules sont constantes les corrlations entre
les diffrences sur les deux plans htrognes (signifiant et signifi) : une variation sur un plan en
implique une autre, sur un autre plan. Ainsi, un signe est dfini non par des proprits positives,
mais par des diffrences pertinentes, qui permettent de le distinguer entre tous les autres possibles,
et il n'a pas d'autre identit que ngative. S'il faut dfinir un signe non par ce qu'il reprsente (critique
de la thorie de la langue comme nomenclature), mais par la position qu'il occupe dans un systme de
sries de diffrences, ce n'est pas en vertu d'une thse sur la nature de la signification, mais parce
qu'il n'y a pas d'autre solution pour identifier cet objet qu'est un signe : le signifiant de messieurs
n'est pas la ralit sonore enregistrable, mais un ensemble de critres qui permettent de simplement
le percevoir...
Or Lvi-Strauss redfinit l'anthropologie comme une discipline smiologique [L.S., 1973 : 19],
prcisment parce que les objets auxquels l'anthropologue a faire prsentent cette mme
caractristique de ne pas se confondre avec leur apparence empirique, ou encore parce que
l'identit des diffrentes ralisations d'un signe ne dpend pas de leurs ressemblances observables,
mais de la conservation d'une certaine distribution des oppositions. Ainsi, ce qui apparat dans un
mythe comme un hibou, peut se rvler une variante de ce qui apparat dans un autre comme un
aigle, s'il s'avre que ce passage d'un animal du jour un animal de la nuit s'accompagne
systmatiquement d'un ensemble d'autres renversements des valeurs opposables qui affectent le
contexte, par exemple sur l'axe du bien et du mal, de la nature et de la culture, etc. Ces
transformations corrles font apparatre un systme des compatibilits et des incompatibilits
[L.S., 1973 : 162], qui seul est conserv travers ces variations. Un signe est donc dfini non pas
sa qualit substantielle, mais par la rpartition des oppositions qu'il actualise : il n'importe pas que
le trait A soit + ou -, pourvu qu'on puisse monter que, quand il est +, le trait B est -, et que,
inversement, quand il est -, le trait B sera +. Aussi appartient-il au signe de pouvoir tre autre, bien
que de manire limite, et de n'avoir pas d'autre identit que celle que sa position dans un groupe
de substitutions qui joue sur des oppositions distinctives de nature trs variable (haut/bas, cuit/cru,
etc.). La pense symbolique, avant d'tre un moyen pour communiquer des significations, est une
manire d'organiser la ralit sensible, qui fait merger des entits qui ne correspondent aucune
invariance substantielle, et qui ont cette proprit d'tre identiques sous (au moins) deux rapports
diffrents : il suffit en effet d'inverser ensemble les valeurs des paramtres (haut ou bas, etc.,), pour
produire le mme signe. Mieux : un signe ne peut jamais s'actualiser que de manire partielle, en
renvoyant une actualisation complmentaire, o les corrlations des oppositions distinctives sont
inverses de manire symtrique. Si une structure est un systme de points de vue rciproques, c'est
donc parce qu'un signe est toujours divis, et qu'il ne peut tre apprhend que partiellement,
relativement d'autres termes avec lesquels il entretient des rapports de symtrie inverse. C'est en
ce sens que Lvi-Strauss, affirmant, dans l' Introduction , que l'change n'est qu'une manire de
surmonter la contradiction qui fait percevoir les choses comme lments d'un dialogue, et que leurs
actualisations partiales taient drives par rapport au caractre relationnel initial , donnait cet
exemple : Le jugement magique, impliqu dans l'acte de produire de la fume pour susciter les
nuages et la pluie, ne se fonde pas sur une distinction primitive entre fume et nuage, avec appel au
mana pour les souder l'un l'autre, mais sur le fait qu'un plan plus profond de la pense identifie
fume et nuage, que l'un est la mme chose que l'autre, au moins sous un certain rapport, et cette
identification justifie l'association subsquente, non le contraire. [L.S., 1950 : XLVII].
Il en va de mme pour la parent et, d'une manire gnrale, pour les structures sociales. Si les
femmes sont des valeurs, c'est parce qu'elles sont traverses par une opposition, entre les femmes
acquises (pouses) et les femmes cdes (surs et filles), telles que les dernires sont ncessairement
complmentaires des premires, et qu'elles constituent ensemble une structure, c'est--dire un
systme d'inversions des valeurs : passant des pouses aux filles, les attitudes s'inversent, autrement
dit il y a corrlation entre des transformations, trs exactement comme dans les mythes. On peut
dire cependant qu'elles actualisent le mme signe, au sens o le signe n'est dfini que par ces
corrlations entre les oppositions : c'est un acte de conscience primitif et indivisible qui fait
apprhender la fille ou la sur comme une valeur offerte, et rciproquement la fille et la sur
d'autrui comme une valeur exigible [L.S., 1949 : 162]. C'est la constitution des diffrentes
femmes comme signes, c'est--dire comme actualisations ncessairement complmentaires les unes
des autres, qui introduit la rciprocit et, en consquence, est l'origine de la vie sociale, moi et
autrui occupant les places dtermines par le systme des actualisations possibles du signe : Notre
schma d'interprtation implique seulement que les femmes soient considres comme des valeurs
() et l'apprhension par la conscience individuelle, de relations rciproques du type : A est B
comme B est A ; ou encore : si A est D comme B est C, C doit tre D comme B est A ().
L'acquisition d'une aptitude apprhender ces structures pose un problme ; mais c'est un
problme psychologique, ce n'est plus un problme sociologique. [L.S., 1949 : 154]. Autrement
dit l'change est un effet - parmi d'autres - de mcanismes psychologiques ou logiques qui ne
peuvent fonctionner sans induire, pour ainsi dire mcaniquement, la constitution de ces objets
paradoxaux que sont les signes ou les valeurs. Ce n'est donc pas l'intersubjectivit ou la dialectique
de la reconnaissance qui est premire, mais plutt ce mode singulier de constitution des objets
perus par la pense symbolique, qui, du fait de son architecture, pourrait-on dire, induit la
contradiction qui fait percevoir la mme femme sous deux aspects incompatibles : d'une part, objet
de dsir propre, et donc excitant des instincts sexuels et d'appropriation ; et en mme temps sujet
peru comme tel, du dsir d'autrui, c'est--dire moyen de le lier en se l'alliant [Lvi-Strauss,
1949 : 569]. Peut-tre pourrait-on mme dire que l'objet du dsir est essentiellement l'objet du
dsir de l'autre [9 [#nb9]]. Non pas cependant parce que le dsir serait constitutivement pris dans
un triangle intersubjectif, mais parce qu'aussi bien moi qu'autrui nous sommes constitus de telle
sorte que nous percevons un objet en soi dsirable, c'est--dire doublement dsirable,
interminablement clignotant entre deux interprtations exclusives et complmentaires. Etrange
objet, en effet La mme femme est perue comme dette par un groupe et crance par un autre.
L'change permet pour ainsi dire de rpartir cette contradiction , l'opposition du moi et de
l'autre venant distribuer l'opposition constitutive de la valeur elle-mme La dialectique n'est pas
du sujet, mais de l'objet : Comme dans le cas des femmes, l'impulsion originelle qui a conduit les
hommes changer des paroles ne doit-elle pas tre recherche dans une reprsentation
ddouble, rsultant elle-mme de la fonction symbolique faisant sa premire apparition ? Ds
qu'un objet sonore est apprhend comme offrant une valeur immdiate, la fois pour celui qui
parle et pour celui qui entend, il acquiert une nature contradictoire dont la neutralisation n'est
possible que par cet change de valeurs complmentaires, quoi toute la vie sociale se rduit.
[L.S., 1958 : 70-71] [10 [#nb10]].
Pour mieux faire comprendre encore comment une mme chose peut impliquer deux points de
vue opposs et complmentaires, on peut comparer le signe tel que Lvi-Strauss le redfinit ces
dessins ambigus, dont Escher entre autres a donn de beaux exemples, qui peuvent tre interprts
de deux manires incompatibles mais complmentaires. Ainsi Convexe et concave [cf.
reproduction in Ernst, 1994 : 83]
joue sur la possibilit d'interprter de toutes manires complmentaires mais exclusives un dessin :
soit comme un bassin (en creux), soit comme une coupole (en relief), selon la manire dont on met
en corrlation les oppositions : s'il est en relief, c'est que la lumire vient de la gauche, alors qu'en
creux sa trajectoire doit tre symtrique et inverse. Quand le dessin est isol, il est impossible de
trancher autrement que de manire arbitraire. Mais le contexte dterminera la bonne interprtation.
Escher, cependant, construit une clbre composition o il oblige le regard du spectateur alterner
en permanence ses interprtations, en inscrivant le convexe/concave dans un espace satur d'autres
objets ambigus (l'escalier, les arches, le plan en perspective), dtermins par d'autres oppositions
(vu d'en haut/vu d'en bas, avant/arrire, etc.) [cf. Ernst, 1994a : 80-84]. Sur un mode plus proche
du calembour visuel (dont Lvi-Strauss a d'ailleurs fait un modle d'exercice symbolique [L.S.,
1971 : 581]), on peut aussi songer au dessin de W.E. Hill, Ma femme et ma belle-mre , o l'on
peut voir soit une vieille dame de trois quart au nez crochu, soit une belle jeune femme la fourrure
la tte renverse, mais non pas les deux en mme temps [Ernst, 1994b : 22-23].
Les interprtations dpendent de la corrlation entre les oppositions axiales et les valeurs
esthtiques et mme parentales Lvi-Strauss lui-mme compare le signe ces ampoules
lectriques d'un panneau publicitaire compliqu qui s'allument ou s'teignent, faisant chaque fois
apparatre des images diffrentes, lumineuses sur fond obscur ou obscures sur fond lumineux
(genre d'ouvrage qui lui aussi est une cration de l'esprit), sans rien perdre de leur cohrence
logique [Lvi-Strauss, 1983 : 233], ou ces constructions gomtriques ou dcoratives o la
figure et le fond s'quilibrent de telle faon que parfois, le fond ressort comme figure et la figure
fond de sorte que le motif oscille sous l'il du spectateur qui le voit alternativement en clair sur
fond sombre, ou bien en sombre sur fond clair [Id. : 234], en les rapportant une activit
autonome de l'esprit , qui, comme pouss par un lan interne, va au del de ce qu'il avait
d'abord peru [id.].
3. Retour Mauss.
On peut ds lors mieux comprendre en quel sens Lvi-Strauss croit tre fidle Mauss dans le
dpassement mme qu'il en propose. Rappelons succinctement le problme. Mauss constatait qu'un
grand nombre de socits n'ont pas connu d'autre conomie que celle du don. On voit le
paradoxe : la socit ne survit prcisment que grce la circulation des biens, mais il n'y a aucun
principe rclamant compensation immdiate pour un service ou un bien reu. Pour que le don soit
un don, il faut qu'il nie par principe toute exigence de retour. On ne rend pas un cadeau ; on en
fait un autre, qui ouvre lui-mme sur un autre cadeau ; ainsi n'est-on jamais quitte. Entre le don et
le contre-don, il doit y avoir discontinuit, et non pas commune mesure. Alors, fausse conscience ou
autres murs ? Mauss montre que l'obligation de donner, de recevoir, et de rendre est pense
partir de la chose elle-mme, et non par rapport aux autres partenaires : c'est elle qui contient un
principe mtaphysique qui contraint la faire circuler [11 [#nb11]]. Le paradoxe de l'
change-don est donc rsolu par la notion d'une proprit de la chose elle-mme. En donnant,
recevant, rendant, on ne compense pas des intrts contraires, on ralise la nature des choses qui ne
peuvent rester o elles sont et doivent ncessairement se dplacer : tout, nourriture, femmes,
enfants, biens, talismans, sol, travail, services, offices sacerdotaux et rangs, est matire
transmission et reddition. Tout va et vient comme s'il y avait change constant d'une matire
spirituelle comprenant choses et homme, entre les clans et les individus, rpartis entre les rangs, les
sexes et les gnrations. [Mauss, 1950 : 164]. Ce ne sont pas les personnes changeuses qui font
circuler les objets changs, mais les objets changs qui, du fait de leur nature, de cette proprit
mtaphysique qu'ils possdent (le hau ou le mana), forcent les personnes changeuses les donner,
les recevoir, les rendre, bref les faire passer. C'est d'ailleurs un des thmes constants de Mauss
que de montrer qu'il n'y a pas d'un ct des sujets changeurs, et de l'autre des objets changs,
mais que le propre de l'change-don est prcisment que les personnes ou les identits sociales y
circulent tout autant que les choses, et que la distinction entre titre de proprit et chose possde
n'y est jamais dfinitive. On comprend ds lors que la circulation ne puisse se penser comme un
rapport intersubjectif, puisque les sujets eux-mmes ne sont pas extrieurs l'change.
Ces textes ont fait couler beaucoup d'encre. Quant Lvi-Strauss, il lui reproche d'avoir
simplement reconduit l'explication que les Maoris donnent de l'exprience scinde de l'change
sous forme de dons et de contre-dons, sans avoir cherch l'expliquer. A la question pourquoi
vous donnez-vous des choses les uns aux autres si ce n'est pas parce que vous changez de manire
dissimule ? , les indignes rpondent : ce n'est pas nous, ce sont les choses mme qui le
demandent . Tout ce qu'on sait, donc, c'est donc que les indignes peroivent les choses mmes
comme devant circuler. Le hau ne dit rien d'autre. Mais qu'est-ce qui fait qu'on les peroit ainsi ?
Sur cela, nulle explication. On peut bien sr s'en contenter, et dfendre l'ide qu'il n'est jamais
ncessaire d'aller au-del de l'explication que les tres humains donnent de leurs propres actions :
c'est cette position que dfend par exemple Vincent Descombes dans Les institutions du sens,
suggrant que Mauss ne cherche pas expliquer, mais seulement comprendre le sens que les
Maoris eux-mmes donnent leur propre action, reconstruire une rationalit qui au premier
abord nous chappe parce que nous ne partageons pas les mmes conceptions philosophiques,
morales ou thoriques. On peut cependant penser que le sens explicite au moyen duquel les tres
humains justifient leurs actes est la plupart du temps second par rapport au sentiment de
l'obligation, autrement dit qu'il s'agit gnralement de rationalisations de deuxime degr, et qu' ce
titre les thories que nous construisons sur notre propre univers normatif sont tout autant
susceptibles d'tre vraies ou fausses que n'importe quelle thorie. La vie sociale n'est pas comme un
ensemble de jeux dont nous nous donnons nous-mmes les rgles ; nous apprenons jouer avant
mme de connatre les rgles. Lorsque des sujets nous disent qu'en telle action, ils appliquent telle
rgle, nous n'avons donc aucune raison de les croire. Un peu de familiarit avec le droit lui-mme
montre qu'une grande partie du travail doctrinal en droit consiste claircir la nature de la norme
laquelle de fait on obit [12 [#nb12]] Admettons donc qu'il soit lgitime de chercher, avec
Lvi-Strauss, non seulement donner une autre explication rationnelle aux comportements, mais
encore montrer comment les rationalisations secondes que nous donnons sont bien souvent des
consquences de la rationalit relle bien que non explicite de notre comportement.
Or, contrairement ce que diront certains lecteurs [par ex. Lefort, 1978], Lvi-Strauss critique
Mauss non pour avoir attribu aux choses une proprit qui ne peut tre que celle que des hommes
conscients et vivants leur attribuent, mais au contraire pour avoir spar les choses de cette proprit
qui les fait circuler, et pour n'avoir pas compris que c'est la manire mme dont elles sont dfinies,
dlimites, poses, qui fait qu'elles ne peuvent tre perues que comme devant-tre-changes.
Mauss pense les valeurs changes comme des objets matriels auxquelles l'esprit ajouterait une
proprit abstraite et indtermine, qui obligerait les hommes les faire circuler, alors qu'en ralit
l'valuation est dj dans la dtermination mme de l'objet (comme bouclier, comme collier, etc.),
qui ne peut tre dfini que dans un systme de termes substituables les uns aux autres. L'invocation
d'un principe abstrait par les philosophes Maoris n'est qu'une explication parmi d'autres de ce
caractre consubstantiel de la substituabilit la dtermination de l'objet. S'il faut chercher une
origine symbolique la rciprocit, c'est parce qu'il n'est pas ncessaire d'ajouter quoi que ce soit au
signe pour que celui-ci soit naturellement divis, doublement actualis, sans cesse entre deux,
toujours virtuellement un autre D'une manire gnrale, si les choses sont values, ce n'est pas
par un principe abstrait externe (comme l'est encore le travail social pour Marx et pour
l'ensemble de la tradition socialiste), mais parce qu'elles ne peuvent tre identifies que dans un
espace de substitution virtuel. Les actes des hommes ne sont donc pas au principe de l'change, mais
sont autant de moments dans ce qu'on pourrait appeler le procs de la valeur, au sens du processus
de dtermination progressive et toujours risque des entits symboliques les unes par rapport aux
autres. Les valuations subjectives sont secondes : la valeur, bien que vue de l'esprit , si l'on peut
dire, pose ses exigences aux hommes et les soumet sa loi. Mieux : le potlatch ne doit-il pas tre
interprt comme le tmoignage que la reprsentation du rapport social comme affirmation de
sujets dans leur rivalit implique un rapport bien dtermin la chose elle-mme, o elle devient
substituable sa propre ngation ?
4. La matire symbolique.
Il n'empche : il ne suffit pas de dfinir le signe comme opposition pour remonter l' origine de
la socit ou de la pense ; il faut encore expliquer pour quelle raison l'esprit humain procde
par opposition et corrlation entre des oppositions, et gnre en consquence des systmes
symboliques. Certes la rponse cette question, prcise Lvi-Strauss, dpasse les limites de
l'anthropologie, et relve de la psychologie, voire de la biologie. L'anthropologue, lui, peut se
contenter du puissant instrument la fois critique et mthodologique que fournit cette hypothse
pour son propre travail. Le vritable problme de l'ethnographe, en effet, n'est pas de comprendre
le sens que les acteurs donnent aux objets qu'ils manipulent, aux gestes qu'ils font, etc., mais bien
de dfinir simplement ce qu'ils font, ce qu'ils peroivent, etc., de devenir sensibles ce quoi sont
sensibles ceux qu'ils tudient, de reconstruire, pourrait-on dire, la scansion de leur exprience. Ds
lors, son attention sera attire sur des dtails qui auraient pu lui chapper, et qui rendent d'autres
aspects de la ralit senss, prcisment dans leur complmentarit avec les premiers. Le problme
ethnographique est similaire celui de l'apprentissage des langues trangres que posait Saussure
[1972 : 145] : il ne s'agit pas de comprendre ce que les autres disent, mais de percevoir les signes
eux-mmes, de passer, si l'on peut dire, d'une exprience confuse une exprience articule. Il n'y
a pas d'un ct des faits observables, et de l'autre les significations qu'on leur attribue, d'un ct des
ralits physiques, de l'autre des concepts (ceci est un mariage , entre X et Y , etc.) : ce qui
permet d'identifier l'vnement, de voir tout simplement qu'il se passe quelque chose, est aussi ce qui
permet de le comprendre . Un systme de parent n'est pas seulement un ensemble de rgles
formelles permettant de prdire ou de prescrire un conjoint, mais aussi ce qui permet de
reconnatre dans un ensemble de phnomnes trs divers (le dplacement d'une femme, des rites,
des transferts de biens, etc.) un vnement unique. Un systme symbolique n'est pas un moyen
pour donner du sens, mais une organisation relle de l'exprience qui, jouant sur la corrlation
entre ses traits distinctifs, en extrait des vnements discontinus. Il s'agit pour l'anthropologue de
reconstruire le systme des traits pertinents qui permet d'identifier des vnements. Le philosophe
W. Quine avait raison au-del de ses propres esprances, lorsqu'il disait que le problme de
l'anthropologue dans une situation de traduction radicale n'tait pas de reconstruire la
signification d'une performance verbale comme Gavagai [Quine, 1960 : 57sq.]. Mais c'est
avant tout parce qu'il faut qu'il arrive percevoir Gavagai , c'est--dire reconnatre ce mot
ventuellement prononc dans un autre contexte, par une vieille dame son petit fils et non par un
jeune et arrogant informateur, etc. Et lorsqu'il y sera parvenu, il se rendra compte qu'il a compris.
La mthode est fconde aussi parce qu'elle est prospective : elle permet de supposer, partir de la
reconstruction des oppositions dterminantes d'un systme, l'actualisation de variantes
apparemment non donnes. A de nombreuses reprises au cours des Mythologiques, Lvi-Strauss
s'emploie vrifier une analyse structurale en montrant qu'un des termes du groupe de
substitutions (par exemple une variante d'un motif mythique) est effectivement ralis, et la fois
confirme et largit l'hypothse. Dans sa qute de la pense symbolique, l'anthropologue s'arrte
donc la reconstruction de son fonctionnement, et ne saurait en proposer une explication.
Mais c'est peut-tre que la rponse, en ralit, relve de l'ontologie, dans la mesure o, comme le
dira plus tard Lvi-Strauss et de manire de plus en plus insistante, l'esprit accomplit des
oprations qui ne diffrent pas en nature de celles qui se droulent dans le monde depuis le
commencement des temps [L.S., 1983 : 165]. Ainsi, si l'change est la consquence de cette
ralit autonome qu'est le social, ce n'est pas seulement parce que les symboles sont plus rels
que ce qu'ils symbolisent [L.S. 1950 : XXXII], mais aussi parce que le rel est lui-mme
symbolique : la nature des choses est d'ordre mique , non tique [L.S., 1983 : 163],
autrement dit, elle est faite de ces virtualits que sont les signes, et non pas de leurs actualisations
passagres, elle est elle-mme purement diffrentielle et non pas positive [13 [#nb13]]. Cela
signifie aussi en consquence que les choses elles-mmes sont ncessairement interprtes de
manires exclusives et complmentaires, qu'elles ne s'actualisent que dans des points de vue. Il n'y a
pas d'un ct les objets physiques, dans leur identit ttue de choses indiffrentes l'interprtation
qu'on en fait, et de l'autre des sujets qui, venant pour ainsi dire de l'extrieur porter leur regard sur
les premires, les dcomposent en aspects varis qui dpendent de l'organisation de leur appareil
perceptif. La chose n'est elle-mme que le systme des points de vue dans lesquels elle s'actualise.
Ainsi, dans l' Introduction , Lvi-Strauss contestait la tentation d'attribuer la sparation du sujet
et de l'objet une valeur dfinitive mme dans les sciences de la nature : tout lment du rel est un
objet, mais qui suscite des reprsentations, et une explication intgrale de l'objet devrait rendre
compte simultanment de sa structure propre, et des reprsentations par l'intermdiaire desquelles
nous apprhendons ces proprits. () une chimie totale devrait nous expliquer non seulement la
forme et la distribution des molcules de la fraise, mais comment une saveur unique rsulte de cet
arrangement [L.S., 1950 : XXVII]. Il ajoutait cependant qu'en pratique cette distinction entre les
qualits premires et les qualits secondes tait possible et fructueuse dans les sciences
physiques. Elle ne l'est pas pour les sciences sociales dans la mesure o les modifications que
[l'observation] entrane sont du mme ordre de grandeur que les phnomnes tudis [L.S.,
1958 : 63-64 ; voir aussi L.S., 1973 : 344].
Ce dualisme mthodologique est cependant remis en question, au cur mme de la discipline sur
laquelle s'est fonde et justifie pendant longtemps la distinction des qualits premires et des
qualits secondes, nommment la physique. On sait en effet que la mcanique quantique dcrit
l'volution d'un systme microphysique partir d'une quation, l'quation de Schrdinger , qui
est continue. Cependant, lorsque intervient une mesure, on constate que le systme subit une
transition discontinue. On sait que cette dualit d'volution du systme, la fois continue et
discontinue, a t interprte comme une dualit onde-particule, et qu'elle a entre autres
consquences qu'on ne peut dterminer la fois la vitesse d'une particule et sa position un instant t.
Il ne suffit pas cependant d'attribuer ce saut quantique l'interaction du systme tudi et de
l'appareil de mesure, puisque l'appareil de mesure est lui aussi un systme physique, et que le
grand systme qu'ils constituent ensemble est, du point de vue de la physique, descriptible par
l'quation de Schrdinger. Le problme de la mesure est donc d'interprter ce saut, qui semble
ne pas pouvoir se dduire de la description physique du systme [Bitbol, 2000 : 30-34]. Il engage
la fois la question de la nature de la matire, et la comprhension de ce que mesurer veut dire.
Lvi-Strauss lui-mme a bien senti que la mcanique quantique prsentait des problmes similaires
ceux qu'il rencontrait. Il cite plusieurs reprises une phrase de Niels Bohr comparant les
diffrences traditionnelles des cultures humaines aux manires diffrentes, mais quivalents,
selon lesquelles l'exprience physique peut tre dcrite [L.S., 1958 : 326].
Un livre rcent de Michel Bitbol permet de prolonger la comparaison et de la prciser. Celui-ci
propose en effet de considrer les vnements produits par la mesure non pas comme des accidents
survenant cette ralit complte que serait le systme dcrit par l'quation de Schrdinger, mais
plutt comme des points de vue partiaux et situs, relatifs d'autres, qui sont autant de manires,
incompatibles mais complmentaires, de s'engager dans une situation exprimentale. Cette
interprtation suppose une reformulation de la thorie des probabilits afin de montrer que
celles-ci ne mesurent pas la possibilit pour un vnement de survenir indpendamment de
l'estimation qu'en fait le sujet, mais plutt celle d' vnements relatifs divers contexte parfois
incompatibles , le calcul classique des probabilits sur des vnements qu'on peut traiter comme
survenant d'eux-mmes dans la nature apparaissant ds lors comme une limite macroscopique du
calcul quantique [Bitbol, 2000 : 94]. Ainsi, la mcanique quantique obligerait d'une certaine
manire l'idal scientifique renoncer l'interprtation mtaphysique qu'il donne de lui-mme,
celui d'une description dcontextualise, d'une vue de nulle part , pour reconnatre qu'il n'est
rien d'autre qu'une pratique de la communication qui anticipe ou prsuppose l'interchangeabilit
des positions entre les membres de la communaut parlante [id. : 186]. M. Bitbol invoque
d'ailleurs Merleau-Ponty pour dcrire cette comprhension qui n'est fonde que sur la rciprocit
du mien et de l'autre (193). Les thories scientifique devraient tre values comme des
formalisations (linguistiques ou mathmatiques) de rationalits procdurales de gnralit
croissante ; () chaque rgion d'objectivit constitue comme palier stationnaire d'une dialectique
(propre chaque rationalit procdurale) des variations locales et de la qute d'invariance ; () la
procdure d'objectivation [en gnral] comme moyen de coordonner de faon sans cesse mieux
matrise des noncs situs, plutt qu' l'aune d'une fin de rvlation de quelque ralit absolue
[id. : 332]. Il en conclut ainsi que ce nouveau concept de science brise automatiquement la
cloison mthodologique entre sciences de la nature et sciences humaines, puisqu'il mobilise pour la
science de la nature qu'est la physique l'un des procds les plus spcifiques des sciences
humaines : le procd hermneutique, qui implique la prise en compte des situations et de leurs
possibles intersubstitutions, qui tend comprendre les processus de l'intrieur en s'appuyant sur le
point de vue du participant et sur ses dialectiques partielles engagement-distanciation, plutt qu'
dcrire un unique grand objet distanci [id. : 341].
Mais si la leon du structuralisme pour les sciences humaines est que la substituabilit des positions
ne peut tre une fonction du langage (comme l'affirme Michel Bitbol en suivant Wittgenstein) que
parce qu'elle est une consquence de sa nature smiologique, c'est--dire du caractre oppositif ou
diffrentiel des lments qui la constituent, on peut suggrer que la confrontation entre les rsultats
de l'anthropologie structurale et ceux d'un sicle de dbat sur la mcanique quantique s'annonce
comme le lieu prometteur o pourra peut-tre s'approcher l'idal que professait Lvi-Strauss : celui
d'une rintgration de la culture dans la nature, et, finalement, [de] la vie dans l'ensemble de ses
conditions physico-chimiques , qui suppose cependant qu'on soit prpar voir chaque
rduction bouleverser de fond en comble l'ide prconue qu'on pouvait se faire du niveau, quel
qu'il soit, qu'on essaye de rejoindre [L.S., 1962 : 295]. Ce mouvement que cherchait
Merleau-Ponty, par lequel Lvi-Strauss serait sorti de Mauss en lui restant fidle, trouverait donc
ici une nouvelle impulsion, au point o se croisent une physique qui rintgre les subjectivits dans
la comprhension de ses propres rsultats et une anthropologie qui en explique l'clatement par la
logique d'entits ncessairement ddoubles. Il ne faudrait plus ds lors dfinir les symboles
comme des objets de pense rsultant d'un certain mode de fonctionnement de l'esprit, et en
renvoyer l'explication la psychologie cognitive, mais plutt l'esprit comme une manire d'tre et
un niveau de dploiement de ces ralits forcment clates, divergentes, que seraient les symboles,
seules ralits auxquelles il nous soit, peut-tre, en dernier analyse, accord d'accder. Mais,
reconnaissant ainsi non seulement le caractre rel des valeurs, mais encore le caractre symbolique
du rel, ne retrouvons-nous pas la direction que les Maoris eux-mmes nous avaient indique, par
la voix de Mauss, il y aura bientt de cela un sicle ? Il semble en effet qu'il y ait encore bien des
lunes mortes, ou ples, ou obscures, au firmament de la raison Il reste que c'est en travaillant
sur le fil de la pense de Merleau-Ponty, contre peut-tre, mais alors tout contre lui, qu'on pourra
contribuer les rvler.
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[1 [#nh1]] Cf. Merleau-Ponty, 1960.
[2 [#nh2]] On peut citer parmi les plus importantes l'introduction du Sens pratique de Pierre Bourdieu [1980], L'change symbolique
et la mort de Baudrillard [1976], L'change et la lutte des hommes de Claude Lefort (article de 1951, repris in [Lefort, 1978]),
Marcel Mauss : une science en devenir de Louis Dumont (article de 1972 repris in [Dumont, 1983]), plus rcemment l'ouvrage
de Vincent Descombes, Les institutions du sens [1996 : 245-266], Godelier (1996), Hnaff 2002. Rgulirement paraissent des
articles se proposant de montrer que la critique de Lvi-Strauss est passe ct du sens exact des thses de Mauss, ce pch
originel la fois symbolisant et expliquant les drives du structuralisme.
[3 [#nh3]] De mme, la fin : L'exogamie fournit le moyen de maintenir le groupe comme groupe, d'viter le fractionnement
et le cloisonnement indfini qu'apporterait la pratique des mariages consanguins. [L.S., 1949 : 549].
[4 [#nh4]] Lvi-Strauss semble rfuter lui-mme cette interprtation lorsqu'il conteste avoir cherch faire une gense
inconsciente de l'change [L.S., 1962 : 300]. Mais c'est pour dire qu'il tudie non pas tant les causes relles des actes humains,
que les contraintes qu'on dcouvre en analysant la manire dont les hommes donnent du sens ce qu'ils font.
[5 [#nh5]] Voir Marcel Hnaff [1991] pour une prsentation complte de cette lecture lvi-straussienne de Mauss dans son
rapport aux tudes de parent et Hnaff [2002] pour une reprise et une discussion complte du problme du don.
[6 [#nh6]] D'autre part, en s'associant de plus en plus troitement la linguistique, pour constituer un jour avec elle une vaste
science de la communication, l'anthropologie peut esprer bnficier des immenses perspectives ouvertes la linguistique
elle-mme, par l'application du raisonnement mathmatique l'tude des phnomnes de communication [L.S., 1950 :
XXXVII]. Et Lvi-Strauss renvoie Cybernetics de Norbert Wiener, et Mathematical theory of communication de Shannon et Weaver.
[7 [#nh7]] On peut penser ici [Piaget, 1968]. Un exemple trs caractristique de cette synthse cumnique entre la thorie des
systmes et le structuralisme a t propose par [Wilden, 1972].
[8 [#nh8]] Il n'est peut-tre pas inutile de rappeler que le cur de la smiologie pour Saussure s'identifie la thorie de la valeur,
et qu'elle semble par ailleurs avoir t directement inspire par Pareto et le problme de la valeur en conomie.
[9 [#nh9]] Mauss rappelait que les Kwakiutl distinguent entre les simples provisions et la richesse-proprit , et que le terme qui
dsignait les objets entrant dans la deuxime catgorie, dadekas , devait signifier originellement la chose qu'on prend et qui
rend jaloux [Mauss, 1950 : 215]. Le propre de la valeur est d'tre essentiellement dsirable par autrui.
[10 [#nh10]] Je laisse ici en suspens au moins deux aspects majeurs de la rflexion de Lvi-Strauss qui nuance et complte l'expos
ici propos. D'abord, le caractre dialectique des signes est un peu plus complexe : un signe n'est pas seulement dfini par sa
position relativement aux autres, mais aussi ses relations aux autres, et ces deux dterminations ne sont pas parfaitement
superposables. Pour en avoir une prsentation aussi formelle que possible, on peut se reporter au schma de l'oprateur
totmique dans La pense sauvage, o on voit bien que la symtrie entre les schmas positionnels de termes de niveaux logiques
hirarchiquement dpendants (espce/individu) est possible dans la mesure o les relations subissent une sorte de torsion
[L.S., 1962 : 185]. Cet aspect est un des plus profonds de la pense de Lvi-Strauss. C'est lui qui anime le problme de la formule
canonique du mythe, o les termes sont dfinis la fois par leur personnage (bergre, porc-pic etc.), et par leur fonction. De
mme dans la parent, il y a une relation dialectique entre les appellations parentales et les attitudes de parent. C'est dans ce
sens l que devrait aller un approfondissement de la thorie de la fonction symbolique. Par ailleurs, il faut noter que la parent et
le langage ne sont pas aussi facilement superposables, pour diverses raisons, dont une nous amnerait au cur de l'apport
lvi-straussien la thorie de la valeur : c'est que, dans la parent, objet et sujet de communication sont presque de mme
nature (femmes et hommes respectivement) ; tandis que, dans le langage, celui qui parle ne se confond jamais avec ses mots
[L.S., 1958 : 327 ; cf. aussi L.S., 1949 : 569]. Telle serait la diffrence entre signe et valeur.
[11 [#nh11]] Cf. le chapitre intitul L'esprit de la chose donne [Mauss, 1950 : 156-164].
[12 [#nh12]] La juriste Marcela Iacub a montr la fertilit heuristique de cette thse et propos une rinterprtation
dialectique du positivisme juridique de Kelsen partir de ce principe : cf. l'introduction de [Iacub, 2002a] et [Iacub, 2002b].
[13 [#nh13]] On peut se reporter aussi aux dernires pages du Finale de l'Homme nu qui va de la pense mythique la perception
( la matire premire, si l'on peut dire, de la perception visuelle immdiate consiste dj en oppositions binaires telles que celles
du simple et du complexe, du clair sur fond sombre et du sombre sur fond clair, du mouvement dirig de haut en bas ou de bas
en haut, selon un axe droit ou oblique, etc. [L.S., 1971 : 619]), et de la perception au donn lui-mme, pour conclure que le
structuralisme laisse entrevoir l'ordre naturel comme un vaste champ smantique o l'existence de chaque lment conditionne
celle de tous les autres , ralit intrinsquement dialectique , dit-il aussi.

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