Vous êtes sur la page 1sur 312

PROLOGUE

Clive McClintock jouait au poker, confortable-


ment install sa place favorite, dos au mur, dans
l'une des trois salles de jeu du Mississippi Belle.
Ses longues jambes bottes de cuir ngligemment
tendues devant lui, il avait dnou le nud de sa
cravate et fumait un petit cigare. A ses cts, une
ravissante jeune femme dont la tenue lgre laissait
deviner les formes parfaites caressait les boucles
brunes de son compagnon.
- Arrte Luce, tu m'empches de me concen-
trer, lui lana-t-il par-dessus son paule. Elle lui
dcocha un sourire espigle, indiffrente aux
regards envieux que cette illade suscitait chez les
trois autres joueurs. Elle n'avait d'yeux que pour
Clive.
- C'est impossible chri, susurra-t-elle en lais-
sant courir ses doigts le long de la joue hle.
Nanmoins, elle retira sa main et fixa son regard
gris sur le jeu de Clive. Impassible, celui-ci
dtourna ses yeux d'un bleu limpide vers ses
cartes.
- Par tous les diables, McClintock, vous jouez
oui ou non? Hulton, assis gauche de Clive,
paraissait bout de nerfs. Il avait mis la quasi-
totalit de son argent et le peu qui lui restait ne lui
permettrait vraisemblablement pas de renchrir. Il
5
avait dj essay de miser sa montre de gousset
mais les autres avaient refus. Seul l'argent liquide
tait accept dans ce poker. Hulton avait pu se
joindre aux joueurs car il possdait les mille dollars
requis pour participer au jeu. Ds qu'il n'aurait
plus d'argent, ce qui n'allait pas tarder, il devrait
abandonner la partie. C'taient les rgles, et tous le
savaient au dpart.
Pourtant, l'exclamation pousse par l'homme
aux abois suscita chez Clive une compassion tein-
te de mpris. Le geste insens de cet individu
prouvait qu'il possdait ou croyait possder le jeu
de sa vie, et il n'allait pas pouvoir en profiter car il
ne pourrait renchrir sur la mise. Clive avait connu
ce genre de situations et il plaignait Hulton. Mais
c'tait la loi du jeu. S'il ne savait pas perdre avec le
sourire, cet homme n'avait rien faire ici. Clive
mit simplement le souhait qu'une femme et des
enfants n'aient pas ptir de la perte de cet argent.
Mais aprs tout, pensa-t-il en haussant les paules,
pourquoi devrait-il s'en soucier! Cela faisait douze
ans qu'il jouait. Il avait encore du duvet sur les
joues lorsque, seize ans, il tait mont pour la
premire fois bord d'un bateau aubes. Pour-
quoi plaindrait-il un adversaire? Surtout celui-ci. Il
devait concentrer toute son attention sur son jeu. Il
avait tendance se laisser distraire ces derniers
temps. C'tait mauvais signe, peut-tre se repose-
rait-il un peu aprs cette partie. Pourquoi ne parti-
rait-il pas en voyage? Mais pas sur le Mississippi. Il
en avait assez des bateaux, comme du poker. Il
tait sur le point de gagner une somme rondelette,
et il se proccupait de vacances et de voyage?
Fronant imperceptiblement les sourcils, il se
reprit. Ce n'tait vraiment pas le moment de
penser cela. Toute son attention devait tre fixe
sur son jeu.
Clive opra un calcul rapide : quarante et un
mille deux cent six dollars se trouvaient prsent
6
au milieu de la table. Une petite fortune. Si la
chance ne le quittait pas et s'il cessait de s'en faire
pour Hulton, cet argent serait lui.
- Cent. Plus deux cents.
Ignorant la remarque exaspre de Hulton, Clive
s'adressait Lebuf sa droite et il joignit le geste
la parole.
C'tait au tour de Hulton; il contempla son jeu
un instant puis jeta ses cartes sur la table avec un
juron.
- J'abandonne, grommela-t-il en ramassant les
quelques billets pars devant lui.
Son regard restait fix sur le tas au milieu de la
table comme s'il brlait de s'en emparer. Il se leva
avec brusquerie en faisant tomber sa chaise. Il
allait s'loigner quand il opra un demi-tour et se
pencha sur la table. Ses yeux brlants de haine
passaient d'un joueur l'autre. Un murmure
s'leva parmi les spectateurs et plusieurs d'entre
eux reculrent.
L'air faussement indiffrent, Clive leva les yeux
vers Hulton. Au cours de ces dernires annes, il
avait vu le sang se rpandre pour moins que cela.
Le port d'arme tait interdit bord des bateaux et
le capitaine du Mississippi appliquait rigoureuse-
ment la consigne. Mais Clive n'en avait cure et il
dissimulait soigneusement dans sa botte un minus-
cule revolver fait sur mesure. Au moindre geste
suspect de Hulton, il lui rglerait son compte.
Mais ce dernier ne devait pas tre arm puisqu'il
se contenta de leur lancer un regard haineux. La
bouche tordue par un rictus, il jura grossirement
et tourna les talons. Les badauds s'cartrent sur
son passage et Clive le suivit des yeux. Accul au
dsespoir, Hulton pouvait devenir dangereux. Mais
il semblait s'tre repris, il attrapa son chapeau et
sortit en claquant la porte. Clive revint ses cartes
et la partie se poursuivit.
7
Quelques instants plus tard, Clive empochait
comme prvu quarante-cinq mille dollars.
- Sur un plateau d'argent! ppia Luce en lui
plantant un baiser sonore sur les lvres pour fter
sa victoire.
La partie de poker acheve, Clive se dtendit.
- La quantit importe moins que l'usage que
l'on en fait, rpondit-il avec un large sourire.
Et il illustra ces paroles en saisissant pleines
mains son joli petit postrieur rond.
Tandis qu'elle pouffait, suspendue son cou, il
glissa une liasse de billets dans le dcollet plon-
geant qui se pressait contre lui.
- Oh Clive! souffla-t-elle au contact de l'argent
contre sa peau.
Elle lcha immdiatement prise pour aller rep-
cher les billets de banque.
- Tu es ma bonne toile, sourit-il en lui pinant
les fesses sous les volants de satin.
Elle poussa un petit cri et lui sauta au cou. Puis
elle s'loigna pour compter son butin.
Clive l'observait en souriant. Luce avait la tte
sur les paules et un solide bon sens. Elle aimait les
hommes, et tout particulirement Clive, mais elle
aimait encore plus l'argent dont le simple contact
la faisait frissonner.
Sous les flicitations de tous, et conscient d'tre
le point de mire de l'assistance, Clive ramassa ses
gains et les enfouit dans son chapeau. Il avait bien
mrit cette belle victoire. Cela faisait des annes
qu'il avait appris manier les as avec adresse et
qu'il s'tait familiaris avec toutes les ficelles du
mtier. Cette dextrit jongler avec les cartes se
rvlait vitale pour un joueur, mais Clive ne s'y
livrait qu'en dernire ressource car il n'aimait pas
cela. Ce soir-l il n'en avait pas eu besoin et il tait
d'autant plus fier de sa russite. Encore quelques
coups comme celui-ci et il pourrait s'acheter un
petit lopin de terre o il tcherait d'oublier dfini-
8
tivement l'odeur nausabonde de ce maudit Missis-
sippi.
Il aurait t inconscient de garder sur lui trop
longtemps une telle somme. Il sortit du salon et
balaya le pont du regard.
La nuit tait bien avance et l'aube pointait. La
plupart des passagers avaient regagn leurs cabines
depuis longtemps. Un peu plus loin, accoud au
bastingage, un inconnu solitaire contemplait la rive
du fleuve. En ce mois de dcembre 1840, les pluies
avaient fait monter le niveau du Mississippi, qui
dgageait une odeur pestilentielle. Dans la nuit
claire, la pleine lune clairait les flots sombres et
boueux et les ponts briqus. Le battement rgulier
de la roue aubes fouettant l'eau et les voix
provenant du salon de jeu taient les seuls bruits
qui troublaient cette quitude. Mais Clive n'tait
pas homme s'y laisser prendre. Il se pencha sur
sa botte pour rcuprer son pistolet qu'il glissa
dans son chapeau au-dessus des billets. Puis il se
rendit sa cabine. Demain matin, il confierait cet
argent au commissaire du bord qui l'enfermerait
dans son coffre-fort jusqu' l'arrive du Mississippi
Belle La Nouvelle-Orlans. L-bas cette somme
viendrait largement doubler le petit butin qu'il
avait engrang la banque. Un jour, qui se rappro-
chait prsent, il dirait adieu sa vie de joueur
professionnel et il poursuivrait son existence sur la
terre ferme.
Quelques heures plus tard, Clive dormait profon-
dment dans sa cabine quand le sentiment d'un
danger tout proche le rveilla. Les sens aiguiss par
des annes de vie aventureuse, il sentit immdiate-
ment une prsence trangre dans la pice. Ce
n'tait pas Luce, qui dormait entirement nue,
love contre lui. Il en tait sr prsent : quel-
qu'un rampait vers le lit. Il ne voyait rien dans
l'obscurit mais glissant la main sous son oreiller, il
attrapa son revolver et pointa l'arme :
9
- Halte-l ou...
La suite lui resta dans la gorge. Il eut beau
discerner une silhouette sombre dans la pnombre
et relcher le cran de sret de son pistolet, ce fut
en pure perte. Une deuxime silhouette tapie au
pied du lit bondit dans la nuit en profrant un
juron. Clive, surpris, se dressa sur son sant et
tourna instinctivement son arme vers l'endroit
d'o venait ce nouveau danger. Mais il n'eut pas le
temps de s'orienter ni de viser la cible mouvante :
il aperut l'clat froid du mtal au moment o la
lame du couteau plongeait.
- Ahhhh!
Clive hurla lorsque l'acier traversa sa main agrip-
pe au revolver. Il sentit la lame glaciale se ficher
dans sa paume, clouant au matelas ses doigts
palpitants, et une douleur fulgurante, semblable
une brlure, le dchira...
- Clive! (Luce ses cts se rveilla en sursaut.)
Fichons le camp!
L'homme qui se trouvait prs de la porte l'ouvrit
d'une bourrade et prit ses jambes son cou, suivi
par son complice. L'aube grise qui pointait baigna
de sa lumire blafarde la porte ouverte et Clive eut
une vision fugitive de son second agresseur : c'tait
Hulton. Puis il reconnut l'objet qu'Hulton serrait
contre lui : sa botte o tait cach l'argent !
- Rends-moi a salopard! rugit-il sans prter
attention aux cris angoisss de Luce.
Il ne sentit mme pas la douleur quand il saisit le
manche encore vibrant du couteau et l'arracha
d'un coup sec. Son argent... il fallait qu'il rcupre
son argent...
Ds qu'il eut libr sa main droite, Clive bondit
du lit, attrapa son revolver de sa main valide et
vola la poursuite des bandits. Le sang qui ruisse-
lait de sa blessure lui claboussa les jambes et les
pieds. Mais il n'y attacha aucune importance : il
avait oubli sa douleur et sa nudit et se rua la
10
poursuite des deux fugitifs. Il dgringola les esca-
liers qui menaient au pont infrieur jusqu' l'en-
droit o la roue aubes brassait l'eau du fleuve. Il
s'poumonait, hors de lui. Luce lui courut aprs en
criant quelque chose. Attir par tout ce tintamarre,
l'officier de garde fit irruption sur le pont mais il
tait trop loin pour venir en aide Clive. Les
brigands avaient amarr une embarcation au bas-
tingage.
- Edwards !
Hulton hlait son complice qui le prcdait de
quelques mtres. Celui-ci se retourna sans ralentir
sa course perdue. Clive leva la main et prit le
temps de viser car il tirait moins bien de la main
gauche. Hulton lana la botte son acolyte qui
l'attrapa au vol, puis il atteignit le bastingage et se
prpara sauter dans la barque.
Clive se dtourna d'Hulton pour viser celui qui
tenait prsent sa botte et son argent...
Un coup de feu clata. L'homme la botte
poussa un cri, tituba et s'croula sur le pont. Clive
avait fait mouche et avait touch son agresseur la
nuque.
Hulton enjamba son compagnon qui se tordait,
l'agonie, arracha l'amarre attache au plat-bord et
sauta dans l'embarcation. Ramant comme un for-
cen, il s'loigna du Mississippi Belle et disparut
dans le brouillard gris de l'aube naissante.
Clive se prcipita sur l'homme qui gisait sur le
pont. Des pas rsonnrent derrire lui mais il ne se
retourna pas. O tait donc passe la botte que
tenait cet individu au moment o il avait tir?
Serait-elle tombe l'eau? Etouffant un juron,
Clive retourna le cadavre pour voir son visage. Du
sang coulait de la blessure qu'avait faite la balle en
ressortant sous l'il droit, maculant des cheveux
aussi noirs que ceux de Clive. Clive ne s'attarda
pas contempler le mort dont les yeux bleus
regardaient fixement le ciel. Il finit par dcouvrir
1I
sa botte sous le cadavre et poussa un soupir de
soulagement. Tandis qu'il plongeait la main l'in-
trieur pour rcuprer son argent, il prit soudain
conscience de sa blessure. Une douleur aigu le
poignardait.
Mais il oublia vite toute souffrance quand il
dcouvrit que la botte tait vide!
- Maudit fils de chienne ! rugit-il en la jetant
terre.
Il bondit et se pencha par-dessus le bastingage en
essayant vainement de percer les volutes de brume
dans lesquelles la barque s'tait vanouie. Hulton
avait emport l'argent et la botte n'tait qu'un
appt.
- Vous l'avez tu, Mr McClintock, lui fit remar-
quer le jeune officier de garde d'une voix sou-
cieuse.
- Salaud! profra Clive l'encontre du mort. Il
ne lui restait plus qu' plonger pour rcuprer son
bien ou l'abandonner aux mains d'Hulton. Il
faudrait une heure au bas mot pour dtourner le
bateau de sa route, et de toute manire, le Missis-
sippi Belle n'allait pas se lancer la poursuite du
voleur. Clive n'avait plus qu' attendre la pro-
chaine. escale pour dclarer le vol aux autorits
comptentes. Il ne se faisait gure d'illusions.
Clive quitta le bastingage et enjamba le cadavre,
rsistant la tentation de lui donner un coup de
pied.
- Tiens, chri.
Derrire l'officier agenouill prs du mort, Luce
essouffle lui tendait un drap. Elle-mme s'tait
enveloppe dans la courtepointe du lit. C'est alors
qu'il se rendit compte qu'il se trouvait dehors, sur
le pont, entirement nu dans la fracheur matinale.
A la porte des cabines voisines, des visages curieux
commenaient apparatre. Il s'empara du drap et
l'enroula autour de sa taille, empourprant de son
sang le lin immacul.
12
- Oh Clive, ta main...
- Au diable cette fichue main! Ces salopards
m'ont vol mon argent. Hulton et cet individu...
Qui est-il d'ailleurs? C'est la premire fois que je
vois cette ordure.
- Il s'appelle Edwards, je crois. Stuart Edwards.
Il a embarqu Saint Louis, rpondit le jeune
officier en se redressant. Monsieur McClintock, je
sais que le moment est mal choisi, mais votre
revolver...
Il tendit sa paume ouverte et Clive, incrdule, le
dvisagea un instant. Puis il secoua la tte et lui
tendit son arme sans mot dire.
- Merci. Nous ferons notre possible pour qu'au-
cune poursuite ne soit engage au sujet de...
- Des poursuites? ricana Clive l'air mauvais.
Sa main droite dgoulinante de sang pendait
son ct et le faisait atrocement souffrir prsent,
mais il n'en avait cure. Il voulait retrouver son
argent !
- Je viens de me faire voler quarante-cinq mille
dollars et vous vous imaginez que je me soucie de
la mort de ce bandit? Peu m'importent les cons-
quences! Tout ce que je veux, c'est remettre la
main sur ce qui m'appartient!
- Bien entendu, mais...
Le capitaine arrivait grandes enjambes sur le
pont en terminant de boutonner sa chemise.
- Mr Smithers! Mr Smithers, que se passe-t-il
donc ici?
Le jeune officier parut soulag de voir son sup-
rieur et prit le capitaine part pour le mettre
rapidement au courant de la situation. Luce se
rapprocha de Clive et lui tapota le bras en geste de
rconfort. Il jeta un regard mauvais au cadavre de
l'homme qu'il venait de tuer et marmonna :
- Tu me le paieras, Stuart Edwards. Je me
vengerai.
1

Ds qu'elle posa les yeux sur lui, Jessie sut que


c'en tait fini de sa tranquillit.
Elle tait rentre en nage et tout chevele de sa
chevauche matinale, et s'tait croule dans un
fauteuil bascule sur la galerie qui courait sur ls
deux tages de la maison. Dieu merci, cette ter-
rasse tait l'ombre et lgrement vente. Les
boucles abondantes de la jeune fille s'taient
chappes depuis un moment dj de son chignon
fait la hte, et sa chevelure auburn tombait en
cascade sur son visage et ses paules. Une mche
de cheveux rebelle vint lui chatouiller la nuque.
Avec une grimace, elle se frotta le cou sans pren-
dre garde aux taches de boue qui maculaient ses
doigts et qui vinrent avantageusement barbouiller
sa joue droite. Une trane noirtre compltait
l'aspect nglig de la jeune cavalire.
Sa robe d'amazone datait d'il y a cinq ans, elle
avait l'poque treize ans. Autrefois d'un joli vert
sombre, le tissu tait pli par l'usure tel point
qu'il avait vir au vert jauntre par endroits. Pour
arranger les choses, son corps s'tait considrable-
ment dvelopp en cinq ans et sa poitrine gn-
reuse faisait littralement exploser son corsage que
les boutons retenaient tant bien que mal, compri-
mant son buste.
15
L'an dernier pourtant, Tudi avait largi les cou-
tures en ajoutant une pice de tissu. Il manquait
plusieurs centimtres sa jupe toute reprise, d'o
dpassait, bien au-del des limites autorises par la
correction, une paire de bottines noires et uses.
C'tait apparemment le cadet de ses soucis car
Jessie croisa les pieds et les posa sur la balustrade
qui longeait la galerie, offrant la vue gnrale ses
bas de coton blanc et une triple paisseur de
jupons.
- Voyons! Une demoiselle ne se tient pas de
cette faon! Baissez les jambes et asseyez-vous
convenablement! protesta Tudi scandalise. Assise
dans un des fauteuils aligns devant le grand
porche, elle plongeait ses mains noires et noueuses
dans un bol de haricots verts qu'elle queutait pour
le dner. Jessie obit en poussant un soupir
fendre l'me et laissa bruyamment retomber ses
pieds. Avec un grommellement de satisfaction,
Tudi reprit sa besogne.
A ct du porche, un colibri la gorge pourpre
voltigeait au milieu des fleurs d'un ravissant
mimosa vein de rose auquel la vaste plantation de
coton devait son nom. Le chant caractristique du
minuscule oiseau et son plumage color ttirrent
le regard de Jessie. Elle l'observa en croquant avec
gourmandise la tartelette aux cerises qu'elle avait
drobe Rosa en traversant la cuisine.
Un trot sur la route qui longeait la maison et un
cliquetis annoncrent l'arrive d'un lgant buggy.
Dtournant son attention du colibri, Jessie le
regarda approcher avec curiosit. Elle frona les
sourcils en voyant la voiture s'engager sur la
longue alle qui menait la proprit au lieu de
poursuivre son chemin le long de la rivire. Ce ne
pouvait tre qu'un voisin et elle n'avait aucune
envie de se mettre en frais pour ces gens qui dsap-
prouvaient ostensiblement sa conduite. Cette
sauvageonne de Jessie Lindsay , comme l'appe-
l
laient les femmes des autres planteurs. Leurs pr-
cieuses enfants ddaignaient sa compagnie et les
garons en ge de se marier l'ignoraient. Jessie
avait fini par se convaincre qu'au moins ils lui
fichaient la paix. Ce fut alors qu'elle reconnut sans
joie l'exquise petite silhouette de la femme perche
ct du conducteur : c'tait Celia, sa belle-mre.
Elle tourna son regard vers l'homme aux cheveux
noirs qui tenait les rnes et frona les sourcils. Elle
ne l'avait jamais vu, ce qui tait pour le moins
surprenant dans ce milieu de planteurs o tout le
monde se connaissait.
- Qui est-ce? demanda Tudi qui avait elle aussi
les yeux fixs sur la voiture.
Elle pluchait toujours ses haricots, en dvisa-
geant l'tranger avec curiosit.
- Je ne sais pas, rpondit Jessie avec sincrit.
Elle fuyait comme la peste toutes les rceptions
du voisinage et il tait trs possible que cet homme
ft un invit. Celia, en revanche, semblait fort bien
le connatre. Elle tait assise si prs de lui que leurs
corps se touchaient presque. Elle n'agirait pas ainsi
avec le premier venu. Elle bavardait en souriant
d'un air provocant et sa main venait sans cesse
effleurer la manche de l'tranger ou se poser sur
son bras. Devant cette familiarit dplace, Jessie,
qui connaissait sa belle-mre, fut traverse d'une
affreuse intuition : cet tranger tait le nouvel
amant de Celia.
Elle avait devin depuis quelques semaines que
Celia avait un nouvel homme dans sa vie. Au bout
de dix ans de vie commune, Jessie commenait
connatre sa jeune et jolie belle-mre. Depuis la
mort de son pre voil neuf ans, Celia avait collec-
tionn les amants. Malgr sa prudence, elle n'avait
pas russi cacher ses carts de conduite sa
belle-fille qui ne l'aimait gure. Jessie avait compris
la raison des absences prolonges de Celia, le jour
o elle tait tombe sur une lettre crite par sa
17
belle-mre son dernier amant en date. Celle-ci
l'avait malencontreusement oublie dans un des
salons du rez-de-chausse. Tout en sachant qu'elle
commettait une indiscrtion, Jessie avait lu la
missive. Les phrases oses et le ton passionn de la
correspondance avaient marqu de faon indl-
bile l'enfant qu'elle tait. Ses yeux s'taient ouverts
et depuis ce jour-l, elle lisait dans sa belle-mre
comme dans un livre. Mprisant son attitude pro-
vocante en prsence des hommes, elle n'tait pas
dupe de ses petites manigances, et profitait de ses
absences pour commettre des btises car Celia
l'ignorait quand elle tait amoureuse. Ces derniers
temps, Celia voluait dans la maison avec un petit
sourire mystrieux qui en disait long sur ses
amours. Instruite par l'exprience, Jessie savait
que Celia ne tarderait pas annoncer qu'elle allait
faire des courses Jackson ou qu'elle tait invite
La Nouvelle-Orlans. Bref, elle se dbrouillerait
pour trouver un prtexte justifiant une absence de
plusieurs semaines sans susciter de scandale. Et
elle filerait le parfait amour loin des regards indis-
crets et dbarrasse des contraintes domestiques.
Les voisins taient dupes et ils auraient t profon-
dment choqus de connatre la vie dissolue de la
jolie veuve Lindsay. Partageant sa vie, Jessie par
contre avait eu tout loisir de l'observer et elle
connaissait le vritable visage de Celia. Sous une
apparence douce et un peu sotte, la vraie Celia
tait dure et cruelle et ne reculait devant rien pour
satisfaire ses dsirs.
Le buggy s'arrta devant le porche.
- C'est la premire fois qu'elle en ramne un ici,
bougonna Tudi les mains dans ses haricots.
C'tait bien ce qui proccupait Jessie et le com-
mentaire laconique de Tudi vint renforcer son
inquitude...
Elle lana un regard oblique sa vieille nounou
qui tenait les rnes de la maison depuis le rema-
18
riage de son pre car, d'emble, la nouvelle ma-
tresse de maison s'tait dsintresse de ces tches.
Tudi avait immdiatement compris la situation.
Quoi d'tonnant aprs tout? Sous un embonpoint
gnreux et un temprament placide, Tudi cachait
une perspicacit de renard et un cerveau agile. Les
subterfuges, de Celia ne la trompaient pas plus que
les innombrables excuses qu'inventait autrefois la
petite Jessie pour justifier ses btises.
L'tranger sauta terre et l'un des garons
d'curie accourut pour prendre les bagages. Celia
ne le quittait pas des yeux. Ils taient si absorbs
l'un par l'autre qu'ils ne se rendirent pas compte
de l'examen attentif et hostile dont ils taient
l'objet. Enfouies sous les haricots verts, les mains
de Tudi s'immobilisrent et Jessie cessa de se
balancer et de grignoter.
Mme vu de dos, l'tranger paraissait fort bel
homme. Grand et large d'paules, il avait de lon-
gues jambes muscles et une masse de cheveux
noirs et boucls. Jessie ne distingua pas la moindre
trace de poussire sur sa redingote noire et ses
culottes marron fonc. Ce n'tait certainement pas
un des planteurs des environs parmi lesquels Celia
recrutait ses chevaliers servants. En dpit des pre-
mires chaleurs, il ne transpirait pas, et ses bottes
elles-mmes resplendissaient au soleil.
L'clat virginal du cuir reluisant irrita Jessie qui
comprenait dj qu'elle n'allait pas s'entendre avec
cet tranger tir quatre pingles.
Elle frona les sourcils en le voyant saisir Celia
par la taille et l'enlever dans les airs. Ce n'tait
qu'un simple geste de galanterie, mais les mains
gantes de cuir noir s'attardrent plus qu'il n'tait
ncessaire sur la taille de gupe de la jeune femme,
rvlant une intimit suspecte. Jessie se sentait
soudain embarrasse comme si elle avait commis
une indiscrtion. Bien entendu Celia rayonnait.
Cela n'avait rien de surprenant si cet homme tait
19
son amant. Jessie en tait de plus en plus convain-
cue devant le regard ardent dont il la couvait et le
temps qu'il mettait la redposer sur la terre
ferme. Un amant ne se conduirait pas autrement,
dcrta-t-elle.
Il murmura quelques mots l'oreille de Celia qui
se pma de rire en appuyant ses petites mains sur
les revers de son manteau la coupe impeccable. Il
la relcha enfin et elle le remercia d'un sourire
namour. Tout concordait : Celia poussait le culot
jusqu' ramener son dernier amant Mimosa.
Dans quel dessein? Sans connatre son nom ni ses
origines, elle devinait qu'il leur apportait des
ennuis. Elle le pressentait aussi srement que Tudi
prdisait la pluie grce ses rhumatismes.

- Qu'est-ce qu'elle peut bien mijoter? pensa tout


haut Jessie.
Tudi lui fournit une rponse :
- Mon poussin, cela fait des. annes que je
n'essaie plus de la comprendre. Arrtez de les
fixer. a ne se fait pas.
On emmena le cheval et le buggy et Jessie se mit
se balancer sur son fauteuil en mordant dans son
gteau. Tudi baissa les yeux et reprit sa besogne.
L'tranger gravit derrire Celia les marches qui
conduisaient la galerie et aux salons. Jessie lui
jeta un coup d'il et cessa de mastiquer, saisie.
Malgr son ignorance et son hostilit, elle devait
admettre qu'un charme fascinant manait de sa
personne. Ils atteignirent le haut des escaliers;
Celia avait gliss sa main dans le creux de son bras
et il lui souriait en caressant de ses longs doigts la'
petite main pose sur son bras. Ses dents blanches

20
tincelaient dans son visage hl aux traits rgu-
liers et bien dessins. Comme Celia lui parlait, il
renversa la tte en riant et Jessie aperut sous les
sourcils noirs et pais des yeux d'un bleu intense
qui rappelaient la couleur du ciel.
Certains planteurs des environs et leurs fils
taient beaux garons, et Jessie trouvait en secret
que Mitchell Todd tait extrmement sduisant.
Mais Mitch et les autres n'taient rien en compa-
raison de la beaut physique de cet homme. Sa
sduction teinte d'audace lui confrait un charme
dsinvolte dont les autres taient totalement
dpourvus.
Il n'est pas d'ici, songea la jeune fille. A cet
instant Celia et son compagnon aperurent Jessie
et Tudi. Jessie posa soigneusement sa tartelette sur
ses genoux et prit un air but.
- Jessie! Mon Dieu! Mais de quoi avez-vous
l'air! Enfin! Vous tes un cas dsespr. Stuart,
mon ami, cette tte de mule est ma belle-fille.
Elle cligna de l'il comme si elle faisait allusion
une conversation antrieure. Il adressa Jessie
un sourire enjleur mais la jeune fille, muette,
s'agrippa fermement aux accoudoirs de son fau-
teuil comme pour combattre le charme qui l'enva-
hissait. Son visage arborait cette expression renfro-
gne que lui reprochait souvent Tudi mais qu'elle
ne pouvait rprimer en prsence de Celia. Celle-ci
prenait toujours un malin plaisir souligner les
innombrables dfauts de sa belle-fille.
La jeune veuve ignora la prsence de Tudi. Elle
ne s'adressait aux esclaves que pour leur donner
des ordres ou les rprimander. Avec un sourire de
mauvais augure, elle attira son compagnon ses
cts. Effray par le cliquetis du buggy qui s'loi-
gnait, le colibri s'envola tire-d'aile. On entendait
le frou-frou lger de l'lgante robe de soie de
Celia. Elle tait toujours habille avec recherche :
du ravissant petit chapeau jusqu' la pointe des
21
minuscules souliers de satin qui dpassaient de sa
jupe d'un bleu qui rappelait la couleur du ciel. Le
bleu clair tait sa couleur prfre, et elle tait
exquise dans cette tenue qui la faisait paratre
tonnamment jeune et mince. Elle avait ft ses
trente ans l'hiver dernier et Jessie se demanda
charitablement s'il n'tait pas de son devoir d'en
informer son galant. Ils s'arrtrent devant elle et
Jessie, glaciale, ne se drida pas devant le visage
souriant de l'inconnu.
- Jessie, je vous prsente Stuart Edwards,
babilla Celia sur le ton artificiel qu'elle affectait
toujours devant les hommes. Vraiment ma chre!
On dirait que vous tes tombe dans un buisson.
Que grignotez-vous? Encore une sucrerie! Com-
ment voulez-vous maigrir? Quand donc prendrez-
vous soin de votre apparence ! Vous ne serez
jamais une beaut, mais vous pourriez faire un
effort pour tre prsentable! Excusez-la, Stuart,
d'habitude elle est tout de mme moins sale! Mon
Dieu Jessie! Comme vous avez grandi! Vous tes
devenue une vritable asperge en mon absence!
Stuart va me prendre pour une vieille martre
acaritre! Alors que je pourrais tre votre sur
ane !
Elle partit d'un rire cristallin.
- Il faudrait tre aveugle pour ne pas voir que
vous avez sensiblement le mme ge, l'interrompit
galamment Edwards. Enchant de faire votre
connaissance Miss Lindsay.
Rosissant sous le compliment, Celia battit des
cils :
- Oh Stuart! minauda-t-elle d'une voix chavi-
re.
Edwards s'inclina courtoisement devant Jessie
qui resta de marbre. Alors que Celia pouvait fondre
littralement sous les compliments, la flatterie
n'avait aucun effet sur la jeune fille. Le regard
courrouc de Celia lui laissa augurer un chtiment
22
pour son impolitesse. Mais elle ignora la menace
voile; sa taille lui donnait au moins un avantage
physique sur Celia.
- Voyons Jessie, ne vous a-t-on pas appris les
bonnes manires? Vous pourriez au moins rendre
son salut Mr Edwards.
Sous la rprimande affectueuse, Jessie sentit que
Celia brlait d'envie de lui tirer les oreilles. Elle se
mura dans un silence hostile. Celia mit un petit
claquement de langue impatient et saisit Stuart par
le bras.
- Ne faites pas attention elle Stuart! J'ai fait de
mon mieux avec cette enfant sans tre jamais
paye de retour, comme vous pouvez le constater.
Peut-tre que le fait d'avoir nouveau un pre
,1a...
- Comment? l'interrompit Jessie d'une voix
trangle. Elle crut qu'elle avait mal entendu.
Celia, nerveuse, appela son compagnon son
secours et Jessie comprit que ses oreilles ne
l'avaient pas trompe. Elle se leva avec lenteur,
rattrapant au passage la tartelette sans mme ra-
liser ce qu'elle faisait. La stupeur ralentissait ses
mouvements comme si elle avait vieilli soudaine-
ment.
Sa silhouette robuste se dressa devant sa fragile
belle-mre qu'elle dpassait de dix bons centim-
tres. Son attitude et le regard qu'elle fixait sur
Celia n'taient pas particulirement tendres. Ed-
wards se tenait prt s'interposer mais Jessie ne
lui accorda pas la moindre marque d'attention. Ses
yeux restaient rivs sur Celia.
- Jessie, chrie, je craignais bien que cela ne
vous chagrine, mais Stuart et moi nous nous
aimons et...
Son ton mielleux et hypocrite hrissa Jessie qui
serra le poing.
- Votre belle-mre m'a fait l'honneur d'accepter
de devenir ma femme, Miss Lindsay. (Stuart se
23
rapprocha de Celia comme s'il prenait sa dfense.)
Nous esprons que vous partagez notre joie.
Mais le regard incrdule de Jessie passait de l'un
l'autre. Soudain elle fut prise d'une nause et
devint livide.
- Vous allez... vous remarier? croassa-t-elle
enfin.
- Aussi vite que nous le pourrons, rpliqua
Edwards la place de Celia.
Mais Jessie continua d'ignorer sa prsence et
reprit d'une voix touffe :
- Alors, vous allez... partir?
Mais elle connaissait dj la rponse : jamais
Celia ne quitterait Mimosa.
- Nous partirons bien sr en voyage de noces,
mais ce sera tout. Nous ne vous abandonnerons
pas, ma chrie. Votre pre vous a confie moi et
je respecterai jusqu'au bout ses dernires volonts,
dussiez-vous me har! Stuart s'installera ici avec
nous et il me soulagera de la tche qui pse sur
mes paules depuis la mort de votre cher papa. Il
tchera d'tre pour vous un second pre. D'ailleurs
peut-tre russira-t-il mieux que moi vous du-
quer car je...
- Mais c'est impossible!
- Oh Jessie ! Pourquoi compliquez-vous ainsi les
choses? Je recherche aussi votre bonheur en...
L'exclamation larmoyante de Celia fit sortir Jes-
sie de ses gonds.
- Vous n'avez pas le droit! siffla-t-elle en avan-
ant d'un pas menaant.
Celia poussa un cri et battit en retraite. Mais
agrippant ses paules dlicates, Jessie se mit la
secouer.
- Vous m'entendez Celia? Vous n'avez pas le
droit !
- Reprenez-vous Miss Lindsay!
Cette fois-ci Edwards s'interposa et il retint fer-
24
mement Jessie par les paules. Elle se libra d'une
secousse et lcha Celia du mme coup.
- Chrie!
Celia, au bord des larmes, frottait son bras
meurtri.
Connaissant sa duplicit et ses talents de com-
dienne, Jessie lui lana un regard meurtrier.
- Je crois qu'il vaudrait mieux remettre cette
discussion plus tard. Votre belle-fille n'est pas
dans son tat normal, suggra Edwards en enve-
loppant les paules de Celia d'un bras protecteur.
Il lana Jessie un regard dsapprobateur.
- Mais elle est toujours comme a! gmit Celia
en se tournant vers son fianc.
Ses petites mains s'accrochrent sa chemise
dans un geste si pathtique que Jessie elle-mme
s'y serait trompe si elle ne l'avait pas si bien
connue.
- Elle m'a dteste ds l'instant o j'ai pous
son pre. Elle ne me veut que du mal...
Et Celia clata en sanglots sous les yeux curs
de Jessie. La jeune fille contempla la scne d'un il
amer et narquois : Celia pleurant chaudes larmes
dans les bras de son fianc qui lui murmurait
l'oreille de tendres paroles de rconfort. Dans son
fauteuil bascule, Tudi gardait les yeux pudique-
ment baisss sur ses haricots mais ses oreilles
grandes ouvertes ne perdaient pas une miette de ce
qui se disait. Elle profita de l'inattention momenta-
ne des amoureux pour foudroyer Jessie du regard
et elle accompagna ce message silencieux d'un
hochement de turban. Mais Jessie tait bien trop
retourne pour tenir compte de cet avertissement
muet. Elle avait l'impression de vivre un cauche-
mar.
- C'est impossible, s'obstinait-elle rpter
Celia dont elle ne voyait que les paules secoues
de sanglots.
- Que cela vous plaise ou non, Miss Lindsay, je
25
vais pouser votre belle-mre, reprit Edwards
d'une voix gale. (Elle croisa son regard glacial.)
Familiarisez-vous donc avec cette ide au lieu de
nous infliger cette ridicule comdie. A partir de
l'instant o je serai mari avec votre belle-mre,
vous serez sous mon contrle et je sais parfaite-
ment comment m'y prendre avec les enfants
gts.
Ptrifie, Jessie sonda son regard froid et hostile
et fut soudain prise d'une telle rage qu'elle en
tremblait. La colre lui coupa la respiration et elle
mit un son qui ressemblait un sanglot. Mais elle
se contint, elle qui ne pleurait jamais ne s'abaisse-
rait pas devant eux. Plutt mourir! Ravalant ses
larmes, elle releva le menton, offrant soudain sans
s'en rendre compte le visage d'une petite fille
perdue. Edwards avait esquiss une grimace d'im-
patience en voyant briller les larmes dans ses yeux
et il baucha un geste de consolation. Mais Jessie
lut dans son regard et montra les dents. Qu'il aille
au diable avec sa compassion!
- Miss Lindsay... Sa main vint' toucher affec-
tueusement son paule. Jessie la repoussa violem-
ment.
- Ne me touchez pas! cracha-t-elle les yeux
brillants de haine travers les larmes qu'elle refr-
nait. Avec un cri d'animal bless, elle tourna les
talons et se rua vers les escaliers en les bousculant
tous deux sur son passage. Celia schait ses pleurs
et elle observait Jessie du coin de l'il avec un petit
air triomphant.
- Sacrebleu ! s'exclama Edwards l'instant o
Jessie le bousculait.
Mais elle dgringola les marches et s'enfuit vers
les curies sans se retourner, se privant ainsi d'une
petite satisfaction : elle ne sut jamais qu'en le
repoussant de la main, elle avait tal sa tarte aux
cerises sur la redingote immacule.

26
3

Jessie ne revint qu'au crpuscule, montant Fire-


fly, sa jument alezane dont les flancs soyeux
taient maculs de boue. Elle emprunta lentement
la grande alle qui conduisait la maison. Elle
prouvait des remords en voquant sa folle chevau-
che dans les marais. Sa jument s'tait enfonce
dans la boue jusqu'aux jarrets et elle avait eu
toutes les peines du monde se dgager de la vase
gluante et visqueuse. Dans les pattes de Firefly
trottait Jasper, un norme chien hirsute de race
indtermine qui lui avait t offert tout petit. La
langue pendante, il tait encore plus sale que
Firefly, mais comme il s'tait amus comme un fou
chasser les opossums et les cureuils, Jessie se
sentait ' moins coupable son gard. Firefly en
revanche... elle aurait d rflchir avant d'entra-
ner le fragile animal dans les marcages. Mais sous
le choc de la nouvelle, elle n'avait pas song aux
consquences. Celia se remariait. Elle n'arrivait
pas y croire et tout l'aprs-midi, elle avait com-
battu cette notion inacceptable.
A un endroit, l'alle se divisait en deux : d'un
ct elle faisait une boucle devant la maison tandis
que de l'autre, elle conduisait l'curie. Les bran-
ches couvertes de bourgeons des immenses chnes
centenaires se rejoignaient et s'entrelaaient pour
former une charmille qui allait jusqu'aux curies,
et mme au-del, du ct de la maison de l'inten-
dant et des cabanes des esclaves. Jessie poussa
Firefly vers l'curie. Deux colonnes de fume s'le-
vaient au-dessus des cuisines : celle des matres
jouxtait le btiment principal, tandis que l'autre,
commune tous les esclaves, se trouvait l'cart
dans leurs quartiers. L'odeur cre de la fume
parfumait l'air.
27
Comme Jessie s'approchait de la maison, elle vit
les hautes fentres meneaux s'illuminer, l'une
aprs l'autre, en commenant par les salles de
rception du rez-de-chausse pour finir l'tage
par les chambres coucher. Sissie, la plus jeune
fille de Rosa, qui succderait un jour sa mre aux
cuisines, allait de pice en pice en allumant lam-
pes et bougies sur son passage comme tous les
soirs. La lueur accueillante des fentres claires
venait se reflter sur les murs blanchis la chaux.
La maison n'tait l'origine qu'un rectangle de
brique construit la fin du sicle prcdent. Au fil
des annes Mimosa s'tait agrandi, et les btiments
dessinaient prsent un T dont la partie centrale
tait construite en cyprs. On avait repeint l'en-
semble pour cacher le mariage de la brique et du
bois. Devant la galerie du deuxime tage, douze
imposantes colonnes doriques s'lanaient vers la
charpente dlicatement ouvrage. Elles confraient
la demeure une majest que venait complter
l'envole de marches qui montaient de l'alle vers
le portique.
jessie arrta Firefly et, juche sur sa selle, elle
contempla avec avidit cette vision familire. Elle
aimait Mimosa, et elle se rendait compte en cet
instant prcis qu'elle l'aimait passionnment. La
plantation appartenait la famille de sa mre, les
Hodge, depuis des gnrations. Quand Elizabeth,
sa mre, fille unique de Josiah Hodge, avait pous
Thomas Lindsay qui venait de Virginie, les jeunes
maris s'taient tout naturellement installs
Mimosa. Elizabeth hriterait un jour de la pro-
prit et les annes venir devaient permettre au
vieux Josiah d'initier son gendre la gestion com-
plexe d'un domaine constitu de dix mille acres de
plants de coton, d'une scierie, d'un moulin et
d'une forge, sans compter les neuf cent quatre-
vingt-douze esclaves qui y vivaient.
Mais qui pouvait prvoir qu'Elizabeth Hodge
28
Lindsay ne survivrait pas plus de deux ans ses
parents? Le veuvage de Thomas Lindsay fut de
courte dure puisque l'anne suivante, il pousait
en secondes noces Celia Bradshaw, une jolie petite
jeunette rencontre lors d'un voyage La Nou-
velle-Orlans. Il tait mort douze mois plus tard.
Follement pris de sa jeune pouse, Thomas
lguait Mimosa dans son intgralit Celia. Deux
clauses taient nanmoins jointes son testament :
premirement, si elle le dsirait, sa fille Jessica
pouvait vivre pour toujours Mimosa; deuxime-
ment, aucun des esclaves attachs la proprit au
jour de sa mort ne pouvait tre vendu.
Jessie n'avait que neuf ans la mort de son pre
et ne s'tait gure soucie l'poque de la cession
de Mimosa Celia. Aucune subtilit juridique ne
pouvait changer cette vidence : Mimosa tait sa
maison depuis toujours et elle le resterait. Il avait
fallu le choc de la nouvelle que lui avait assene
Celia dans l'aprs-midi pour que Jessie comprenne
la prcarit de sa situation. Inexplicablement, elle
n'avait jamais imagin que Celia puisse se remarier
un jour. Quelle sottise de sa part ! Le lui aurait-on
suggr, elle aurait dcrt que Celia aimait trop
les hommes en gnral pour s'attacher un seul.
Elle avait jou l'autruche et enfoui sa tte dans le
sable en refusant d'affronter la ralit. Quelle
btise de croire un instant que ce remariage pou-
vait signifier le dpart de Celia!
Il tait vident que Celia ne quitterait jamais
Mimosa puisque tout ici lui appartenait. Elle pou-
vait en toute impunit y installer son mari, son
amant ou qui elle voulait et mme lui faire cadeau
de la plantation qui aurait d revenir de droit
Jessie, laquelle y tait viscralement attache. Celia
pouvait-elle vendre la proprit? Jessie, horrifie,
se rendit compte qu'elle ignorait la rponse. Dans
l'aveuglement de la jeunesse, elle avait cru que sa
vie ne changerait jamais. Maintenant que se pr-
29
sentait cette ventualit, elle se sentait dmunie.
Mimosa appartenait Celia et elle n'y pouvait rien.
Si Celia et son Stuart avaient un jour des enfants,
ce seraient eux les hritiers, pas elle. Elle s'attarda
un instant cette pense insoutenable. Non!
C'tait inconcevable. Malgr ses dfauts, Jessie
n'tait pas du genre se laisser aller. La nature
l'avait dote d'un temprament combatif et elle
avait la ferme intention de dfendre son bien.
Elle empcherait ce mariage cote que cote,
mme s'il lui fallait passer sur le corps du futur
mari. La vision de cet Edwards tir quatre
pingles mordant la poussire amena un sourire
amer sur les lvres de Jessie. Elle le tuerait si cela
s'avrait ncessaire. Mais ce n'tait pas la peine
d'en arriver l, il suffirait qu'elle le mette au
courant du penchant de Celia pour les hommes et
il dcamperait sans demander son reste. Malgr sa
rpugnance colporter les ragots, elle n'avait pas
le choix et Celia ne mritait pas qu'elle se tt.
Toute la maison tait illumine prsent. Jasper
avait disparu dans l'curie pour y mendier son
dner et Jessie, d'une pression du genou, fit avan-
cer Firefly.
Celia et son belltre ne seraient, pas maris de
sitt. Il y a loin de la coupe aux lvres, disait le
proverbe, et elle avait bien l'intention d'en rpan-
dre le contenu d'un coup de coude. Le vieux
Progress, maigre et courb, tel qu'elle l'avait tou-
jours connu, l'attendait la porte de l'curie en
scrutant anxieusement les alentours. Son visage
noir et rid s'claira en la voyant s'approcher.
- Il tait temps de rentrer, Miss Jessie, la
gronda-t-il gentiment.
- Progress, j'ai honte de moi, j'ai emmen Fire-
fly dans les marais et elle est couverte de boue,
s'accusa Jessie en glissant de sa selle.
Elle flatta le cou de sa jument en signe de
contrition et tendit les rnes au vieil homme.
30
- C'est ce que je vois, Miss Jessie.
En temps normal Progress aurait exprim sa
dsapprobation avec la libert de ton qui avait
toujours exist chez les Hodge. Mais au lieu de la
gronder pour son imprudence, il la rassura :
- Ne vous inquitez pas, je vais m'occuper
d'elle.
Jessie comprit qu'il tait au courant de l'incident
de l'aprs-midi.
- Tu sais pour Miss Celia, soupira-t-elle.
La nouvelle avait d se rpandre dans la maison
comme une trane de poudre.
- Oui, je sais. Ma sur Tudi m'a tout racont.
- Je ne les laisserai pas faire, Progress.
- Mais Miss Jessie...
- Je ne veux pas! Tu m'entends? Je ne veux
pas! rpta-t-elle avec acharnement.
- Je vous comprends bien, soupira Progress.
Mais parfois on peut pas empcher les gens de
faire ce qui leur tourne dans le ciboulot.
- Je les en empcherai, par tous les moyens ! Tu
ne vois pas que Celia se fiche de Mimosa comme
d'une guigne, lui aussi srement, et ils seraient
capables de vendre la maison et...
- Vous avez toujours eu tendance mettre la
charrue avant les bufs, Miss Jessie, depuis que
vous tes toute petite. Pourquoi voulez-vous que
Miss Celia vende Mimosa? C'est la plantation la
plus rentable du coin, depuis l'poque de votre
grand-pre. Ne vous tourmentez plus et allez vite
dner. Cela fait un bon moment que Tudi vous
attend et je vous garantis qu'elle se fait du souci
pour vous.
- Mais...
- Allez filez... Ouste!
- D'accord. J'y vais... Mais veille donner
Firefly un grand seau d'avoine bien chaude. -
- C'est promis Miss Jessie. Oh! attendez un
instant...
31
- Qu'y a-t-il? interrogea Jessie la porte de
l'curie.
- Euh... si j'tais vous, je dnerais la cuisine
et j'irais vite me coucher aprs. Je vais prvenir
Miss Celia de votre retour mais vitez-la jusqu'
demain matin.
- Et pourquoi cela? J'ai lui parler.
Progress se mordit les lvres puis il dit en hsi-
tant :
- C'est que... l'amoureux de Miss Celia est tou-
jours l... Il vaudrait mieux que vous ne vous
disputiez pas avec eux ce soir.
- Il est rest ! (Jessie se tourna brusquement vers
la maison, les poings serrs.) Pour qui se prend-il
celui-l? Il s'imagine peut-tre que la maison lui
appartient dj?
- J'en sais rien, Miss Jessie, mais par contre, je
sais que vous allez au-devant de gros ennuis si
vous... Miss Jessie! Essayez au moins d'tre
polie !
Il lana cette dernire recommandation sur un
ton suppliant tandis que Jessie, sans l'couter
davantage, se dirigeait grandes enjambes vers la
maison. Tout en caressant le museau de Firefly
d'un air absent, Progress marmonna quelque chose
et secoua la tte en la regardant s'loigner. Il leva
les yeux au ciel comme pour implorer la clmence
divine et mena la jument dans son box. Il tait
illusoire de vouloir retenir Jessie dans cet tat-l.
Celle-ci avait compltement oubli sa fatigue et
le dner qui l'attendait la cuisine. Sans se soucier
de son aspect dbraill, elle gagna le porche
grands pas, les mchoires serres. Sa colre avait
ressurgi. Elle se battrait s'il le fallait mais elle ne
laisserait pas cet intrus faire comme chez lui!
Ils devaient tre en train de souper dans la salle
manger. Pour impressionner son prtendant, Celia
avait certainement fait mettre les petits plats dans
les grands. Son estomac se contracta la pense
32
du jambon aux ignames ou du poulet rti qu'ils
devaient savourer et elle ralisa qu'elle mourait de
faim. Elle n'avait rien mang de la journe except
la moiti de la fameuse tarte aux cerises.
Elle gravit les escaliers quatre quatre. Elle
imaginait la scne et laissait son esprit se bercer
d'illusions tentantes : sous le feu de son loquence
et de sa persuasion, Edwards vaincu quittait
Mimosa les paules basses. Aprs, bien entendu,
Celia redoublerait de mchancet et lui ferait une
vie impossible, mais Mimosa en valait la peine.
Jusqu'au nouveau prtendant... mais elle prfrait
ne pas y songer. Devant la raction du premier
qui l'on aurait dvoil la vrit, cette lubie de se
remarier passerait peut-tre Celia. Et sinon...
Chaque chose en son temps, dcida Jessie. Avec la
tombe de la nuit, l'air se rafrachissait mais Jessie,
en dpit de sa robe lgre et lime, n'avait pas
froid. Abme dans ses penses, elle restait insensi-
ble au parfum exquis des mimosas qui flottait dans
l'air et se mlangeait l'odeur de feu de bois et
l'arme succulent d'un jambon cuit. Elle n'enten-
dait plus le chant des criquets ni le gazouillis des
oiseaux, toute sa concentration sur ce qu'elle
devait faire pour se dbarrasser de l'intrus qui
menaait Mimosa.
Pas plus qu'elle ne fit attention au rougeoiement
d'un petit cigare sur la galerie suprieure, ni
l'homme qui, adoss une colonne, surveillait son
arrive du coin de l'il.
- Bonsoir, Miss Lindsay.
Surprise par la voix douce jaillie de l'obscurit,
elle virevolta vers la source de ces paroles et ce
faisant, elle perdit l'quilibre. Elle vacilla un instant
au bord des marches au risque de se rompre le
cou. Mais une main surgit de l'obscurit et vint la
sauver d'une chute certaine. Elle bascula en avant
dans les bras de son sauveur. Son cur battait la
chamade et elle resta un moment le front et les
33
mains appuys contre sa chemise, en essayant de
reprendre sa respiration. L'escalier tait raide et
sans lui, elle se serait certainement blesse. Mais
elle avait failli tomber par sa faute et ils taient
donc quittes.
Sous la chemise de lin frais, ses doigts sentaient
la chaleur de sa poitrine virile. Bien qu'elle ft
grande et solidement btie, il la dpassait d'une
bonne tte et elle se sentait toute menue contre sa
puissante carrure. Jessie enregistra tout ceci en
l'espace de quelques secondes. Dj il lui relchait
le bras et faisait jouer les muscles de sa main droite
qui semblait le faire souffrir. Elle fit un pas en
arrire, mais il la retint de l'autre main.
Elle se prparait lui exprimer sans dtour le
fond de sa pense quand l'expression qu'elle lut
sur son visage lui fit oublier tout ce qu'elle allait
dire. Dans la semi-pnombre, elle venait de croiser
le regard impntrable et menaant d'un loup
l'afft de sa proie. L'ennemi tait de taille.
Djouant son visage aimable, son lgance et ses
bonnes manires, ses yeux l'avaient trahi. Ce
n'tait ni un planteur ni un riche aristocrate mais
un homme habitu se battre, comme elle. Toute-
fois, son exprience lui donnait un avantage sur
elle.
- Attention!
Il semblait amus par ces grands yeux qui le
dvisageaient intensment. Jessie revint sur terre et
dgagea son bras d'une secousse, en reculant avec
prcaution cette fois-ci.

34
3

- Nous n'avons pas besoin de vous ici, Mr Ed-


wards. Il vaudrait mieux pour tout le monde que
vous repartiez dans votre buggy.
Il retira son petit cigare, la regarda un moment
sans parler et reprit sa pose nonchalante contre la
colonne. De temps autre, il pliait les doigts de sa
main droite. Jessie frmit d'exaspration devant
cette attitude dgage et insolente.
- Charmante enfant! Et polie avec a! Celia
m'avait prvenu. Miss Lindsay, puisque nous
jouons la carte de la franchise, coutez-moi bien :
j'ai la ferme intention d'pouser votre belle-mre.
Alors la meilleure solution pour tous, et surtout
pour vous, c'est de vous faire cette ide et de
nous pargner cette comdie.
- Je ferai tout pour vous mettre des btons dans
les roues.
Il soupira et tira une bouffe de son cigare. Puis
il reprit la parole d'une voix trs douce.
- Miss Lindsay, il ne vous est pas venu l'esprit
qu'aprs mon mariage, j'aurai une certaine - pour
ne pas dire totale - autorit sur vous? J'ose esprer
que nos relations s'amlioreront mais, dans le cas
contraire, vous serez la premire en souffrir. Ne
l'oubliez pas.
Jessie grina des dents :
- Je me fiche que vous pousiez Celia! Mais
pourquoi ne l'emmenez-vous pas chez vous? C'est
pourtant l'homme d'entretenir sa femme, non?
Irrit par cette remarque, son regard se durcit.
Mais il se contint et rtorqua sur un ton gal :
- Bien que cela ne vous regarde pas, ma pro-
prit n'est pas conue de manire y recevoir
mon pouse. Celia est heureuse ici et d'ailleurs, cet
endroit me plat beaucoup.
35
- Mimosa m'appartient !
- Vous serez toujours ici chez vous, mais vos
manires gagneraient tre amliores.
- Vous ne songez pas srieusement pouser
Celia! Elle a plus de trente ans!
- C'est un grand ge, je n'en doute pas, mais
votre belle-mre s'en tire fort bien.
- Vous ne l'aimez pas!
- Qu'est-ce qu'une enfant comme vous peut
connatre de l'amour?
- C'est impossible que vous l'aimiez! Celia est...
elle est... Personne ne l'aime! Alors pourquoi
l'pousez-vous ?
- Ma chre enfant, mes sentiments et mes moti-
vations ne vous regardent pas.
- Vous l'pousez pour Mimosa, avouez-le ! Vous
vous moquez de Celia, c'est son argent que vous
voulez ! Vous n'tes qu'un aventurier et un coureur
de dot!
Un silence pesant s'installa. Stuart aspira une
nouvelle bouffe de son cigare, dont l'extrmit
rougeoya dans la pnombre. Puis il rpondit lente-
ment :
- Vous n'tes qu'une enfant abominablement
gte, Miss Lindsay. Je vous prviens charitable-
ment : aujourd'hui j'ai fait preuve d'une grande
tolrance parce que votre dsarroi est comprhen-
sible. Mais ma patience a des limites. Je vais
bientt devenir votre beau-pre, et j'ai bien l'inten-
tion d'en exercer les prrogatives en ce qui
concerne la discipline imposer ma nouvelle
fille. En d'autres termes, toute impolitesse de votre
part sera svrement chtie. Me suis-je bien fait
comprendre ?
- Essayez et vous verrez ! le dfia Jessie.
Les yeux brillants de colre, elle grina :
- Tudi, Progress et les autres vous tueront si
vous touchez un seul cheveu de ma tte. Ils me
36
sont dvous corps et me et ils m'appartiennent,
comme cette maison!
- La maison et les esclaves m'appartiendront
ds mon mariage, lui fit-il calmement remarquer.
Si vous aimez ces gens-l, ne les encouragez pas
lever la main sur leur futur matre.
Devant cette vidence, Jessie manqua s'touffer
de rage :
- Quelle bassesse!
- Vous l'avez cherch, continuez comme a
et vous le regretterez amrement. Soyons amis,
Miss Lindsay, avec ou sans votre accord, je vais
pouser votre belle-mre, alors, dposons les
armes. Je ne jouerai au mchant beau-pre que si
vous m'y forcez.
- Vous! Mon beau-pre! Je...
Pendant que Jessie s'tranglait d'indignation, la
porte s'ouvrit et Celia apparut sur la vranda. Son
visage s'illumina la vue de Stuart et elle se hta
vers lui sans voir Jessie masque dans l'ombre.
- Vous tes rest bien longtemps dehors, Stuart,
je commenais m'inquiter!
- Je faisais plus ample connaissance avec votre
dlicieuse belle-fille, expliqua-t-il en dsignant Jes-
sie du bout de son cigare.
Celia dcouvrit sa prsence sans grand enthou-
siasme :
- Vous voici enfin ! Vous avez manqu le souper
et Sissie vient de dbarrasser la table. Cela vous
apprendra tre en retard.
- Je n'ai pas faim, rtorqua Jessie du ton maus-
sade qu'elle ne pouvait rprimer en sa prsence.
Elle s'en rendait parfaitement compte et cela
l'exasprait car cette voix boudeuse la desservait
alors qu'elle avait prcisment besoin de toutes ses
forces.
- C'est bien la premire fois, se moqua Celia.
Vous allz peut-tre russir maigrir. Les mes-
sieurs n'aiment pas les demoiselles trop rondes.
37
Mais pour cette fois, courez donc la cuisine et
Rosa trouvera bien un petit quelque chose vous
donner.
- Je vous dis que je n'ai pas faim, rpta Jessie
carlate devant l'allusion faite ses rondeurs
devant un tiers. Elle darda un regard froce en
direction de Celia qui haussa ses jolies paules.
- Comme vous voudrez. Rentrons Stuart, il
commence faire froid ici.
Elle prit son bras, il lui sourit nonchalamment et
crasa son cigare sous son talon. Jessie frmit,
devant ce sourire ensorceleur et sentit sa colre
renatre en le voyant tendrement pencher sa tte
brune sur la blonde Celia. Ils la traitaient comme
une enfant!
- Il faut que vous sachiez toute la vrit sur ma
belle-mre, pronona-t-elle posment alors qu'ils
s'loignaient, le dos tourn.
Mais sa grande dception, ils ne s'arrtrent
mme pas, tout absorbs qu'ils taient l'un par
l'autre.
- Mr Edwards!
Il lui jeta un regard impatient par-dessus son
paule mais Celia rpondit sa place.
- Jessie ! Vous tes assommante la fin ! Si vous
avez quelque chose dire, venez me voir demain
matin dans ma chambre.
- Non, c'est Mr Edwards que je veux parler.
Jessie avana d'un pas dcid vers l'embrasure
claire de la porte. Ils se retournrent excds.
- Celia a raison, Miss Lindsay, vous tes assom-
mante. Filez dner et allez sagement vous coucher
avant que les choses ne se gtent.
- Pas... encore...
Suffoque par son ton condescendant, Jessie
balbutiait et cherchait ses mots. Elle s'arrta pour
reprendre sa respiration. Il tait plus difficile
qu'elle ne le croyait de dballer la vrit sur Celia.
Joignant ses mains pour en matriser le tremble-
38
ment, elle leva le menton et regarda Stuart droit
dans les yeux :
- Si vous voulez pouser Celia, il faut que vous
sachiez quelque chose.
- Et quoi donc? Elle sentit dans sa voix une
moquerie teinte d'indulgence.
Les yeux de Celia taient fixs sur elle, mais elle
n'osa pas la regarder. Sa belle-mre ignorait que
Jessie tait au courant de sa vie dissolue mais, son
secret dvoil, elle la harait jamais.
Jessie aspira une grande bouffe d'air et se jeta
l'eau :
- Que diriez-vous si je vous apprenais que Celia
a... des amis?
Quelle idiote! Elle prsentait les choses comme
s'il s'agissait de prtendants parfaitement respecta-
bles. Elle devait prciser le fond de sa pense, mais
son ducation imparfaite ne lui fournissait pas le
terme adquat. Celia carquilla les yeux et Stuart,
amus, secoua la tte. Finalement, avant qu'ils ne
l'interrompent, elle lana :
- Je veux dire que... que Celia est... une prosti-
tue!
Jessie avait but sur le mot. Celia, livide, porta la
main sa bouche. Stuart hsita une seconde,
comme s'il enregistrait la porte de l'injure. Puis
sans un mot, et sans prvenir, il la gifla toute
vole. Jessie chancela et posa la main sur sa joue
meurtrie.
- Petite ingrate, comment osez-vous? balbutia
Celia, dcompose de rage.
Les joues empourpres, elle lui jeta un regard
qui en disait long sur le chtiment qui attendait
Jessie.
Stuart l'attira sans mnagements en pleine
lumire. Jessie tait encore sous le choc de la gifle
et ne rsista pas.
- Si vous rptez, ne serait-ce qu'une fois, ce
que vous venez de dire sur votre belle-mre, je
39
vous flanque une correction que vous n'oublierez
pas de sitt, croyez-moi, siffla-t-il entre ses dents.
- Mais c'est la vrit, protesta Jessie.
- Vous dpassez les bornes.
Devant son expression, Jessie recula d'un pas en
se protgeant instinctivement le visage. Mais
contre toute attente, Celia intervint en sa faveur.
- Laissez-la Stuart. Ce n'est qu'une enfant. Elle
ne ralise pas ce qu'elle dit.
Elle n'en revenait pas.
- Vous tes bien bonne pour cette gamine inso-
lente et mal embouche, grommela-t-il. Si vous
tiez un homme, Miss Lindsay, je vous tuerais
pour ce que vous venez de dire. Vous vous en tirez
bon compte, mais je vous prviens : partir de
maintenant surveillez votre langage. Je serai moins
tolrant que votre belle-mre et vous aurez affaire
moi.
- Mais...
- Suffit! Excusez-vous prsent.
- Jamais ! Vous m'entendez ? Lchez-moi espce
de...
Jessie avait retrouv son assurance. Les yeux
tincelants, rouge de colre, elle essaya de se
dgager de l'tau qui serrait son bras. Celia, les
mains jointes sur la poitrine, contemplait l'affronte-
ment avec des mines angliques. Jessie avait jou
et perdu. Cette rvlation tait son dernier espoir
de stopper le mariage mais elle n'avait pas prvu
que Stuart Edwards ne la croirait pas...
- Eh bien?
- Eh bien quoi? le brava Jessie.
- Celia attend vos excuses.
- Elle peut toujours courir!
Ses mchoires se durcirent et l'tau se resserra
sur son bras. Mais Celia intervint nouveau.
- Elle s'excusera demain matin, j'en suis sre.
Ne soyez pas trop dur avec elle, Stuart. C'est
encore une enfant.
40
- Une enfant gte et affreusement mal leve,
marmonna-t-il. Trs bien, Miss Lindsay, je me plie
aux dsirs de Celia. Disparaissez dans votre cham-
bre prsent et restez-y jusqu' demain matin o
vous irez lui prsenter vos excuses.
- Je n'ai pas recevoir d'ordres de vous, grina
Jessie en se librant d'une secousse. Jamais ! Et je
ferai ce qu'il me plaira, espce de... coureur de
dot!
Il bondit mais elle lui chappa, bouscula Celia et
dvala les escaliers quatre quatre. Aprs la gifle
qu'il lui avait administre... Au-del de la lumire
renvoye par les fentres, commenait la pelouse
peuple d'ombres. Jessie remonta sa jupe et se mit
courir comme si le diable tait ses trousses.
Elle n'avait pas tort, car elle vit en se retournant
que Stuart, cumant de rage, la poursuivait. Terri-
fie par l'expression qu'elle lut sur son visage, elle
s'enfona dans la nuit.
Il la rattrapa au moment o elle atteignait le
verger. Mais avant qu'elle n'ait pu se cacher parmi
les troncs tordus et les ombres mouvantes, une
main de plomb s'abattit sur son paule et la fit
pivoter.
La poursuite perdue et sa capture lui avaient
mis les nerfs vif et elle poussa un cri strident. Elle
essaya dsesprment de se dgager, effraye par
la rage qui dfigurait son beau visage. Elle le
sentait prt la frapper.
Au lieu de chercher fuir, l'instinct de conserva-
tion la poussa attaquer et elle essaya d'atteindre
ses yeux, lui griffant les joues au passage.
- Sale petite garce ! rugit-il en lchant prise pour
se protger la figure.
Jessie tourna les talons mais il fut plus prompt
qu'elle et l'empoigna bras-le-corps. Elle se dbat-
tit en criant et en le labourant de coups de pied.
- Maudite gamine ! Tu mriterais une correction
qui te ferait passer l'envie de recommencer.
41
Il la tenait solidement dans ses bras et la rame-
nait vers la maison. Jessie criait en cherchant
dsesprment lui chapper. Elle essayait de le
mordre quand elle aperut par-dessus son paule
une frle silhouette qui surgissait du verger en
brandissant une fourche.
Cette vue la ramena la raison; elle craignait
moins pour elle que pour ceux qui se trouveraient
bientt sous le pouvoir d'Edwards.
- Non! s'exclama-t-elle. Non! Progress, ne fais
pas cela! Tout va bien, tu m'entends? Laisse-moi
me dbrouiller toute seule!
Averti du danger imminent par le cri de Jessie,
Stuart fit demi-tour et aperut Progress arrt
l'entre du verger. Il faisait trop sombre pour qu'il
distingut autre chose que la silhouette d'un vieil
homme courb et les dents acres d'une fourche
qui luisaient dans la pnombre.
- Va-t'en! C'est un ordre!
Jessie le suppliait avec l'nergie du dsespoir. A
son grand soulagement, Progress hsita un instant
et finit par abaisser son arme improvise. Stuart
Edwards ne le quittait pas des yeux. Puis lente-
ment il lui tourna le dos et marcha vers la maison,
charg de son fardeau.
Jessie ne luttait plus. Elle avait peur que le geste
de Progress ne lui cote la vie. Un esclave qui
frappait un homme blanc tait puni de mort.
- Vous les aimez, n'est-ce pas? C'est bien votre
seule qualit, observa Stuart.
Ils se taisaient tous les deux tandis qu'il montait
les escaliers, traversait la vranda et rentrait dans
la maison.
- O est sa chambre? demanda-t-il Celia qui
attendait les bras croiss sous le porche en fron-
ant les sourcils.
Stuart Edwards transporta Jessie jusqu' sa
chambre sous les regards muets et consterns de
42
Sissie et de Rosa et la dposa sans crmonie sur le
seuil.
- Vous ne bougerez pas d'ici avant demain
matin et vous prsenterez vos excuses Celia ce
moment-l, dit-il d'une voix glaciale.
Jessie tait encore trop secoue pour lui rpon-
dre. Incapable de rpliquer, les jambes tremblan-
tes, elle le vit ter la cl de la serrure et refermer la
porte derrire lui. Elle entendit le dclic de la
serrure.
Elle resta debout dans l'obscurit devant la porte
ferme double tour; elle avait aperu son visage
au moment o il l'enfermait.
Six profondes entailles balafraient ses joues
rases de prs. Elle l'avait bien griff, mais elle
ignorait si elle devait ou non s'en rjouir.

La porte resta ferme double tour jusqu'au


lendemain matin. Pendant la nuit, Sissie vint grat-
ter au chambranle. Tudi et Rosa l'envoyaient s'en-
qurir voix basse de son tat. La tentation tait
grande mais Jessie avait refus la libert que lui
offrait Sissie grce au passe-partout de Tudi. Elle
aurait volontiers nargu Stuart Edwards, mais il
fallait que ce ft par ses propres moyens. Il serait
bientt le matre ici et elle ne voulait pas que cela
retombt sur Tudi et les autres. Elle se sentait
responsable leur gard et ils taient sa seule vraie
famille.
Quand la porte s'ouvrit, Jessie s'carta de la
fentre d'o elle valuait ses possibilits de s'va-
der sans risquer de se rompre le cou. Ce ne pouvait
tre Stuart car il avait quitt Mimosa deux heures
43
aprs la scne de la veille. Sa fentre donnait sur
l'alle et elle l'aurait vu revenir.
- Avez-vous bien dormi, Jessie? s'enquit Celia
d'une voix mielleuse en refermant la porte derrire
elle.
Elle portait une ravissante robe de mousseline
raye bleu et blanc, et ses cheveux coiffs en
anglaises tombaient en boucles souples sur ses
jolies paules. On et dit une fillette et Jessie,
narquoise, devina qu'elle essayait de se rajeunir
aux yeux de son amant. Celia enfouit ostensible-
ment la cl dans la ceinture de sa robe. Jessie
n'aurait eu aucun mal s'en emparer mais elle ne
s'tait encore jamais mesure physiquement sa
belle-mre et l'assurance de la jeune femme l'en
dissuada. Elle se sentait sa merci.
Sans attendre de rponse, Celia jeta un coup
d'il circulaire dans cette pice o elle rentrait
rarement. Jessie avait remplac son petit lit par
celui de ses parents mais part cela, le dcor de sa
chambre n'avait pas chang depuis son enfance.
Les murs taient blancs et nus, des rideaux de
mousseline unie encadraient la fentre et le mobi-
lier en acajou tait simple. Le beau lit baldaquin
aux colonnes sculptes tait le seul objet qui ft
digne d'intrt.
- Ce lit est ridicule ici, fit remarquer Celia les
sourcils froncs.
- Moi il me plat, rtorqua Jessie d'un ton
revche.
Elle se mordit les lvres en s'entendant lui rpon-
dre. Pourquoi fallait-il que Celia la mette invaria-
blement de mauvaise humeur? Elle attendit la suite
en silence.
- a ne m'tonne pas. Vous avez un got dplo-
rable. Regardez-vous donc : vous clatez dans cette
robe; d'ailleurs mme si elle tait votre taille, elle
est hideuse.
Celia s'assit sur une petite chaise sculpte ct
44
de la penderie en lissant avec complaisance sa robe
qui lui allait ravir.
Jessie baissa les yeux sur l'amazone verte qu'elle
portait tous les jours. Elle tait trop troite et use
jusqu' la corde, mais elle n'en possdait pas
d'autre. Cela faisait trois ans qu'elle n'avait pas eu
de nouvelle robe. Cependant elle ne s'en souciait
gure et mme si elle avait eu une garde-robe aussi
fournie que celle de Celia, elle et continu la
porter.
- Mais l n'est pas l'objet de ma visite. Il faut
que nous parlions toutes les deux.
Jessie soutint sans vaciller son regard ironique et
se mordit l'intrieur des joues jusqu'au sang. Ses
mains agripprent le rebord de la fentre derrire
son dos.
- Ne rptez jamais ce que vous m'avez dit hier
soir.
La voix de Celia tait alors bien diffrente du ton
suave qu'elle affectait en prsence de Stuart.
Jamais un homme n'avait vu ce regard glacial et
cette bouche cruelle. Et pourtant c'tait la vraie
Celia, celle que connaissaient Jessie et les domesti-
ques. Elle la craignait et la mprisait en mme
temps.
- Oh! Je suis sre que vous n'auriez pas la
btise de rcidiver. Je n'aurais pas aim recevoir
une claque de Stuart ! Vous avez vu sa raction ? Il
tait furieux ! Il m'aime la folie, voyez-vous. Vous
ne trouvez pas qu'il est bel homme? Dire qu'il tait
prt vous tuer si vous aviez t un homme ! Mais
vous ne pouvez pas comprendre... Comment pour-
rait-on tomber amoureux de vous?
Dans un sens, elle avait raison. Les jeunes gens
du voisinage ignoraient Jessie. La jeune fille accusa
le coup et tenta de cacher son dsarroi. Celia ne
pouvait pas savoir pour Mitchell Todd...
- Si vous rptiez un aussi vilain mot, je n'ose
pas imaginer la raction de Stuart. Il serait capable
45
de vous battre, peut-tre mme de vous envoyer
dans le Nord, dans une pension pour jeunes fil-
les.
- J'ai dit la stricte vrit, ne put s'empcher de
rpondre Jessie tout en sachant que le silence tait
la meilleure riposte contre les sarcasmes de Celia.
Cette dernire savait que Jessie ne mentait pas. Il
tait mme probable qu'elle avait eu plus d'amants
que ne lui en prtait sa belle-fille. Celia la toisa avec
un sourire ironique :
- Vous prtendez que je suis une prostitue?
C'est faux, se dfendit-elle avec vivacit. Les pros-
titues font cela pour de l'argent, pas moi. Je n'ai
pas besoin d'argent, tout ceci m'appartient!
Et elle dsigna Mimosa d'un grand geste.
Le visage de Jessie se contracta et Celia ajouta
en secouant ses anglaises :
- Vous n'tes qu'une enfant! Vous ne connais-
sez rien aux hommes... ni aux femmes d'ailleurs.
Les hommes sont les plus forts mais avec un peu
de jugeote, on arrive les mener par le bout du
nez. Une fois amoureux, ils sont prts tout,
surtout si l'on se refuse eux. Voici la cl du
succs, Jessie, attendez qu'ils se tranent vos
pieds. Voil comment j'ai russi me fair pouser
de votre pre. J'ai accept de partager son lit
pendant un an et j'ai obtenu Mimosa en change.
Cela valait le coup, non?
- Mais lui... je veux dire Mr Edwards, il ne vous
offre rien en change, articula pniblement Jessie
qui s'tait retenue de sauter la gorge de Celia
quand celle-ci avait fait allusion son pre.
Pour elle, il n'tait donc qu'une simple conqute
parmi tant d'autres.
Celia sourit avec sensualit.
- La beaut de Stuart suffit me donner des
frissons. Pas vous? Toutes les femmes le disent.
Et il donne une telle impression de puissance...
J'aime me sentir domine par les hommes.
46
Choque par la vulgarit de Celia, Jessie se sentit
devenir carlate. La crudit de cette remarque ne
fit qu'augmenter son embarras et elle resta
muette.
Le sourire de Celia s'largit en constatant la gne
de Jessie.
- Outre ses avantages physiques indniables,
Stuart est issu d'une trs bonne famille et, sans
tre riche comme je le suis, il est nanmoins
coquettement pourvu. Son choix s'est fix sur moi
et pourtant je vous assure que de bien jolies petites
demoiselles tournaient autour de lui. J'avoue que
je suis assez fire de moi.
- Maintenant que tout le monde est au courant
de votre prouesse, a suffit peut-tre? Vous n'tes
pas oblige de l'pouser. Il vous gnera, vous...
vous ne pourrez plus partir en voyage avec vos...
heu... galants ni...
Jessie s'vertuait lui dmontrer tous les incon-
vnients d'un mariage.
- Hlas j'ai trente ans sonns, mme si je ne les
parais pas. Mes charmes ne seront malheureuse-
ment pas ternels et je songeais me remarier
depuis un moment. Pass un certain ge, les veu-
ves perdent de leur sduction et les prtendants se
font rares quand ils ne sont pas laids et ennuyeux
comme la pluie. Tandis que Stuart...
Elle frissonna de plaisir et Jessie sentit ses joues
s'empourprer nouveau.
- Je me vois trs bien marie avec lui... Ce sera
si agrable... Il est merveilleux.
- Mais vous vous mariez pour toute la vie ! Ce
ne sera qu'un feu de paille et vous vous tournerez
vers d'autres hommes. Si peu que je connaisse
Mr Edwards, il me semble qu'il ne tolrera pas une
pouse aussi volage.
Mais Celia restait impermable ses paroles.
- Peut-tre russira-t-il me garder auprs de
lui. Et s'il n'y parvient pas... (elle haussa les
47
paules avec un sourire narquois)... personne ne
m'empchera de faire ce que je veux. En revanche,
si quelqu'un se hasardait lui rvler ce que
cachent mes voyages en ville, ou si cette mme
personne osait remettre en question mon chaste
veuvage de ces dernires annes, il lui en cuirait.
- De toute faon, il vous pouse uniquement
pour Mimosa!
Mais Jessie savait que c'tait en pure perte. Celia
se moquait de tout ce qu'elle pourrait dire.
- Nous nous marierons dans quinze jours. Je ne
vois aucune raison d'attendre. A propos, Stuart est
le neveu des demoiselles Edwards - une des bran-
ches de la famille tablie Charleston -, ce sont
des gens trs comme il faut. Les vieilles demoiselles
sont tout excites l'ide de le voir s'installer dans
le voisinage. Elles tiennent absolument nous
recevoir Tulip Hill ce soir, pour fter nos fianail-
les. Bien entendu vous serez des ntres et vous tes
prie d'tre aimable et bien leve, en particulier
l'gard de Stuart. Que personne ne sache que ce
mariage vous dplat, les commrages ont tt fait
de se rpandre ! Vous assisterez aussi la crmo-
nie. A ce propos... Si je vous choisissais comme
demoiselle d'honneur? (Elle rflchit un instant.)
C'est dcid! Vous serez ma demoiselle d'honneur
et je vous prie d'tre souriante, Jessie. (Cette
dernire lui jeta un regard haineux. Elle avait au
contraire la ferme intention d'afficher son dsac-
cord.) Sinon... Si vous me dsobissez...
Celia s'interrompit et une expression cruelle vint
dformer ses traits dlicats. Un jour, Jessie avait
ramass un beau caillou, mais elle l'avait aussitt
rejet avec dgot en dcouvrant qu'il dissimulait
un amas grouillant de vers : Celia lui inspirait
exactement la mme horreur.
- Sinon... je ferai abattre cet horrible chien que
vous aimez tant, ainsi que votre petite jument.
- Abattre Jasper... et Firefly? Si seulement vous
48
osez... je vous... Jessie, hors d'elle, fit un pas en
direction de Celia, les poings serrs.
- Vous ne pourrez rien faire contre ma volont,
ma chre belle-fille. Votre pre m'a tout lgu ici et
je disposerai de ces animaux comme il me plaira.
C'est moi qu'ils appartiennent.
- Si vous les touchez, je vous tuerai!
- Voyons, Jessie, ne recommencez pas votre
comdie, comme dirait Stuart. Vous ferez ce que je
veux, un point c'est tout.
Celia se leva sous les yeux de Jessie impuissante
qui bouillonnait de colre. Elle lissa ngligemment
les plis de sa jupe et ajouta :
- De mon ct, je considre que l'incident d'hier
soir est clos.
Elle quitta la pice en laissant cette fois-ci la cl
dans la serrure. Elle savait pertinemment que ses
menaces porteraient leurs fruits. Jessie poussa un
soupir de soulagement en son for intrieur. Jamais
elle n'aurait cru atteindre un tel degr de haine.
Dans le couloir, Celia se retourna et lui lana en
haussant dlicatement les sourcils :
- Oh! Bien entendu, je dirai Stuart que vous
m'avez prsent vos excuses!
Et sur ces paroles hypocrites, elle s'loigna vers
le hall avec un sourire satisfait.

Il tait quatre heures de l'aprs-midi et Jessie se


regardait dans sa psych d'un air misrable. Der-
rire elle, Tudi, la bouche pleine d'pingles, ache-
vait de .ramasser ses cheveux rebelles en chignon.
Sissie s'affairait accroupie ses pieds. Elle ajoutait
un volant sa robe pour que l'ourlet atteigne une
longueur dcente. Par les fentres, les rayons obli-
49
ques du soleil venaient baigner la pice de lumire.
Eblouie, Jessie fit une grimace dans la glace.
L'image que lui renvoyait son miroir sous cet
clairage tait malheureusement loquente. La
modeste robe de mousseline blanche choisie par
Celia trois ans auparavant virait carrment au
jaune. L'imprim du tissu, jadis parsem de petits
bouquets de roses, n'tait plus qu'un souvenir et le
volant que cousait Sissie dans l'espoir de rafrachir
l'ensemble achevait de gcher le tableau. Sissie
avait emprunt une ceinture de satin une vieille
robe de Celia. Mais que ce soit la ceinture ou le
volant, rien ne s'accordait vraiment avec l'imprim
de la robe. Pire encore, Tudi avait tent d'largir
de son mieux le corsage qui restait dsesprment
trop juste. Pour une fois, Jessie avait accept de
porter un corset (autrement elle n'aurait jamais pu
rentrer dans sa robe) mais si elle avait gagn
quelques centimtres de tour de taille, sa poitrine
comprime soulevait la mince toffe, rvlant un
dcollet bien trop audacieux pour une jeune fille
de son ge. La seule chose qui retint Tudi, scanda-
lise, de jeter la robe fut la triste constatation que
Jessie n'en possdait pas d'autre qui ft en meil-
leur tat. Elles envisagrent d'en emprunter une
Celia, mais la carrure de poupe de cette dernire
les en dissuada. Sissie qui, quatorze ans, tait la
couturire la plus accomplie de la maisonne
trouva un compromis : elle ferait un nouvel
emprunt la vieille robe rose et elle s'en servirait
pour cacher l'chancrure du corsage. Grce cet
artifice, la robe serait prsentable, dfaut d'tre
la mode.
- Ne bougez pas, Miss Jessie.
Gonfle par l'importance de ses nouvelles res-
ponsabilits, Sissie grondait Jessie et tentait d'atta-
cher le jabot de son invention. Les cheveux natts,
la maigre fillette se haussait sur la pointe des pieds.
Jessie, qui commenait s'impatienter, suivit
50
nanmoins ses injonctions en formant des vux
pour que le volant rose transformt son apparence
d'un coup de baguette magique.
Hlas ! Quand Sissie s'carta pour faire admirer
Jessie le rsultat de ses efforts, celle-ci sentit le
cur lui manquer.
- Je suis affreuse, constata-t-elle amrement.
- Mais non, mon poussin, protesta Tudi.
- Vous tes trs bien, Miss Jessie, affirma Sissie
vhmente. Mais Jessie n'tait pas dupe.
- On dirait un dredon nou par le milieu.
- Miss Jessie! fit Tudi d'un ton de reproche,
sans pouvoir toutefois rprimer un gloussement
auquel Sissie fit cho. Jessie, lugubre, sut qu'elle
avait raison.
- Mais si! Regarde-moi avec mes cheveux roux
et ma tte de pleine lune... Quant au reste... je suis
trop grosse, voil tout.
- Arrtez de dire des sottises!
Jessie croisa dans son miroir le regard froce de
Tudi. Celle-ci ne pouvait tolrer que l'on s'attaqut
- ft-ce Jessie elle-mme - son poussin .
- Vos cheveux ne sont pas roux mais d'une jolie
couleur auburn. Et boucls avec a ! Mon Dieu ! Si
vous saviez comme Celia aimerait avoir les
mmes! Minna m'a racont qu'elle dormait avec
des papillotes. Vous avez un joli visage : regardez-
moi ces grands yeux bruns, cet adorable petit bout
de nez et ces belles joues toutes douces ! Et votre
teint de pche,' il n'est peut-tre pas joli non
plus ?
- J'ai l'air d'un sac, rpta Jessie dcourage en
laissant tomber les paules.
Elle baissa le menton et le chignon savamment
chafaud par Tudi s'croula. Jessie savait qu'il ne
tiendrait pas. Jamais elle n'avait russi se coiffer
convenablement. Avant le milieu de la soire, les
mches indociles seraient retombes en dsordre
sur son visage et son chignon de travers la rendrait
51
ridicule. C'tait toujours la mme chose quand elle
faisait un effort pour s'arranger.
- Vous n'tes pas grosse, mon poussin, vous
tes robuste, voil tout! Cette Miss Celia est une
vraie poupe et vous vous comparez toujours
elle.
- Oh Tudi...
Jessie savait qu'il tait impossible de lui tenir
tte. Tudi la voyait avec ses yeux aimants de
nourrice et elle ne tolrait pas que l'on critiqut
son enfant chrie. Pourtant, devant la glace, Jessie
tait confronte la triste vrit. Elle tait grande
pour une femme, bien que ce ft loin d'tre
dramatique. Mais il fallait avouer qu'elle tait
galement bien ronde. Les manches bouffantes de
sa robe la serraient au-dessus des coudes, faisant
saillir ses avant-bras. Sa jeune poitrine tendait
gnreusement le corsage trop ajust qui la serrait
aussi la taille. Dieu merci, sa jupe tait ample,
sans quoi, elle en tait certaine, ses hanches se
seraient dessines sous l'toffe.
- Aidez-moi, Miss Jessie. Nous allons essayer
d'arranger cela.
Sissie se haussait pour lui attacher une paire de
boucles d'oreilles en perles qui avaient appartenu
sa mre, et Tudi lui accrocha autour du cou le
collier assorti.
Jessie se regarda nouveau dans la glace et se
rassrna un peu. La parure apportait une nette
amlioration. Elle mettait en valeur ses yeux bruns
ombrags de longs cils. Par contre elle dplorait ses
sourcils pais qui barraient son front clair de deux
traits de pinceau noir. Si seulement le rose vif des
ornements rajouts par Sissie ne jurait pas tant
avec les reflets roux de ses cheveux, elle aurait
presque t jolie.
- Tudi, je te cherche depuis des heures! C'est
incroyable! Il faut que ce soit moi qui vienne
chercher mes domestiques!

52
La voix aigre de Celia les fit sursauter. Elle
apparut dans l'encadrement de la porte, exquise,
ses cheveux blonds relevs en bandeaux. Elle por-
tait une robe de soie rose tendre dont la trane
releve donnait un chic indniable sa jolie per-
sonne. De sa main gante de dentelle, elle agitait
langoureusement un ventail peint.
- Seigneur Jsus! s'exclama-t-elle en posant un
regard amus sur Jessie. (Celle-ci se sentit instanta-
nment aussi gracieuse qu'un bouledogue.) Bah, je
suppose que vous avez fait de votre mieux ! (Aprs
une pause, Celia poursuivit :) Je vois que vous tes
prte, tant mieux. Stuart est arriv et je ne veux
pas le faire attendre. Tudi, n'oublie pas de faire
scher mes draps au soleil demain matin. Sinon ils
deviennent d'un vilain jaune, comme la robe de
Jessie.
- Oui Madame, marmonna Tudi en se rembru-
nissant.
- Sissie, tu broderas les serviettes de mon ser-
vice th, puisque, tu n'as pas aider Rosa pour le
souper. Tu sais que j'ai horreur de voir les domes-
tiques bayer aux corneilles.
- Oui Madame, rpondit Sissie sans manifester
plus d'enthousiasme que Tudi.
- Venez Jessie. Et souvenez-vous de ce que je
vous ai dit.
Elle tait dj mi-chemin des escaliers et sa
voix devint tout coup suave. Jessie devina que
Stuart devait tre dans les parages. Il les attendait
effectivement dans l'entre, juste en dessous.

- Embrassez-moi, Jessica. Dsormais, nous som-


mes parentes.
53
Miss Flora Edwards lui tendait sa joue fripe;
Jessie, qui dissimulait grand-peine sa mauvaise
humeur, y dposa un baiser du bout des lvres.
- Moi aussi, vous pouvez m'embrasser, Jessica,
minauda Miss Laurel Edwards.
Jessie reprit bravement sa respiration et
embrassa la joue tout aussi fripe de l'autre vieille
demoiselle qui s'empara de ses mains. Les deux
femmes lui adressrent un sourire rayonnant et
Jessie fit un effort surhumain pour y rpondre. Sa
mauvaise volont devait se lire sur son visage.
Pour fter les fianailles de leur neveu, les
demoiselles Edwards avaient organis un pique-
nique champtre qui s'achevait avec la tombe de
la nuit. Les invits, en majorit des voisins, taient
rentrs dans la maison. Jessie, qui avait pris son
mal en patience, avait dcouvert avec horreur que
la soire se poursuivait par un bal. Dans l'espoir
d'y chapper, elle s'tait faufile dans un salon
retir o elle tait malencontreusement tombe sur
les deux vieilles dames qui se querellaient pour une
broutille. Elle connaissait Miss Flora et Miss Laurel
depuis son enfance, mais ces relations de bon
voisinage demeuraient superficielles. D'ailleurs,
celles-ci ne lui avaient pas tmoign ,d'affection
particulire avant ce jour. Elles lui expliqurent
avec une profusion de dtails que, leur neveu
pousant sa belle-mre (cette chre Celia tait une
jeune femme dlicieuse), elle-mme devenait ipso
facto leur petite-nice.
Les demoiselles Edwards, s'entrecoupant tour
de rle, racontrent Jessie qu'elles avaient tou-
jours souhait que leur neveu s'installt dans le
voisinage. Il tait leur unique descendant et elles
avaient longtemps attendu sa visite. Comme elles
s'taient rjouies de faire enfin sa connaissance!
Quel homme charmant! D'ailleurs c'tait le por-
trait crach de son pre, leur frre cadet.
Elle apprit que Tulip Hill lui appartiendrait
54
quand Miss Laurel et Miss Flora auraient quitt ce
monde. Sur ce, elles s'empressrent de lui prciser
qu'ils vivaient trs vieux dans leur famille (mis
part leur jeune frre qui avait eu le malheur de
prir accidentellement quarante-deux ans en lais-
sant orphelin le pauvre petit Stuart). Leur mre
avait vcu jusqu' l'ge avanc de quatre-vingt-
onze ans et leur grand-mre maternelle s'tait
teinte un mois avant de fter ses cent ans! Les
deux demoiselles conclurent en gloussant qu'il
s'coulerait quelques annes avant que Stuart ne
dispose de son hritage : Miss Flora avait dans les
soixante ans et Miss Laurel tait sa cadette de trois
ans.
- Vous ne dansez pas mon enfant? s'enquit
soudain Miss Flora en haussant les sourcils.
Sous sa masse de cheveux soyeux et argents, on
devinait qu'elle avait d tre trs belle, et probable-
ment aussi brune que son neveu. Elle tait plus
lance et moins dodue que sa sur. Toutes les
deux jouissaient du joli teint blanc si pris des
femmes du Sud. Le visage de Miss Laurel com-
menait se marquer lgrement, tandis que celui
de sa sur tait franchement rid, mais on sentait
qu'elles en prenaient grand soin. Un lger parfum
de poudre de riz flottait autour d'elles et impr-
gnait leurs jolies robes.
- Euh... non, bafouilla Jessie prise au d-
pourvu.
En ralit elle ne savait pas danser, en outre elle
savait qu'on ne l'inviterait pas. Elle avait grandi
avec tous ces garons qu'elle connaissait bien.
Enfant, elle se joignait eux pour jeter des cailloux
et grimper aux arbres. Elle n'hsitait pas non plus
se battre ou les dfier dans des galops bride
abattue. Maintenant qu'ils avaient atteint l'ge
adulte, ils passaient ct d'elle sans la voir et elle
n'avait aucune ide de l'attitude adopter. Quant
aux autres jeunes filles, elles vivaient dans un
55
monde si diffrent du sien qu'elle tait encore plus
mal l'aise avec elles.
Pendant le pique-nique, elle s'tait sentie gauche
et emprunte au milieu de toute cette jeunesse
polie son gard, mais qui s'tait vite regroupe
suivant les affinits de chacun. Ils avaient courtoi-
sement dissimul leur surprise en voyant Jessie qui
s'tait vite retrouve isole. Quant Celia et
Stuart, ils avaient t enlevs ds leur arrive par
les demoiselles Edwards. Jessie s'en tait d'ailleurs
rjouie car les dmonstrations de tendresse que
Celia n'avait cess de prodiguer Stuart pendant le
trajet l'avaient mise d'une humeur massacrante.
Aprs les toasts ports en leur honneur, les
fiancs avaient fait le tour des invits sous l'escorte
des deux tantes, roses de fiert. Les flicitations
pleuvaient et certaines dissimulaient mal leur jalou-
sie. Jessie contemplait avec mpris toutes ces fem-
mes qui n'avaient que le nom de Stuart la bou-
che. Ces idiotes tombaient ses pieds sans voir
autre chose que son beau visage!
Elle s'tait ensuite cache derrire un massif de
forsythia jaune vif pour contempler les festivits.
Cette sainte nitouche de Bess Lippman tait alors
venue la chercher. Jessie la connaissait depuis
l'enfance; elle ressemblait Celia, en plus jeune :
tout sucre et miel en apparence, mais dure comme
de l'acier par-dessous. Jessie ne l'avait jamais
aime et depuis longtemps, la mre de Bess avait
interdit sa fille si bien leve de frquenter ce
garon manqu de Jessie Lindsay. C'tait ce qui
l'avait tonne quand Bess l'avait dniche de son
buisson de forsythia en la grondant gentiment.
Glissant son bras sous le sien, elle l'avait tire de sa
cachette avec une vigueur surprenante. pour une
jeune fille aussi frle. D'abord sidre, Jessie avait
vite compris en lisant l'admiration dans les yeux
d'Oscar Kastel. La grandeur d'me de Bess tait
uniquement destine impressionner son chevalier

56
servant. Bah! songea-t-elle avec malveillance, si
son geste pouvait lui permettre d'extorquer une
demande en mariage ee grand dadais lunettes,
affect d'une calvitie prcoce, tant mieux pour
elle ! A vingt ans, Bess n'tait toujours pas case en
dpit de sa beaut mivre et de ses jolies robes. En
fin de compte, les garons n'taient peut-tre pas
aussi btes qu'elle le croyait. Si Bess Lippman
restait vieille fille, cela prouverait qu'ils ne se
laissaient pas tromper par les apparences.
Jessie, stoque, s'tait laiss conduire par Bess
la table des jeunes gens. Bess avait pouss gaie-
ment sa protge en avant, et Jessie avait d se
joindre eux avec un sourire forc. Le repas avait
t interminable et personne ne lui avait adress la
parole, sauf pour changer des politesses. Pour se
consoler, elle avait fait honneur au dlicieux barbe-
cue et au dessert.
Voil qu' prsent, on lui demandait d'aller
danser, ou plus exactement de faire tapisserie! Le
cur lui manquait.
- C'est de la timidit, la taquina Miss Laurel
avec un clin d'il. Ne vous inquitez pas Jessica,
nous allons nous occuper de vous. Venez ma
chre.
- Non, je vous en pri...
Mais elle protesta en vain. Miss Laurel l'attrapa
par le bras et l'entrana allgrement vers les deux
salons de rception o l'on dansait. Dans un coin,
prs des portes-fentres qui menaient la terrasse
et au jardin, une estrade masque par des pots de
fleurs avait t amnage pour les musiciens. Les
accords mlodieux d'un quadrille parvinrent
leurs oreilles, Les mres, discrtement vtues,
bavardaient entre elles sur de petites chaises dispo-
ses en cercle autour des danseurs. Tout en surveil-
lant leur progniture du coin de l'il, elles passe-
raient leur soire critiquer les uns et les autres,
en s'interrompant de temps en temps pour danser,
57
invites par leurs maris ou par leurs frres. On et
dit que le mariage les relguait automatiquement
l'arrire-plan, en les contraignant porter des
vtements ternes et se tenir l'cart tout en
abandonnant aux jeunes filles les jolies robes vives
et les propos galants.
Quant aux hommes, ils se runissaient autour du
grand bol de punch qui trnait au milieu des
rafrachissements, porte de l'il vigilant et
autoritaire de leurs pouses. Ils discutaient avec
animation et des bribes de conversations tournant
autour de la chasse et de la chute des cours du
coton parvenaient Jessie. Au milieu de la pice,
une vingtaine de couples tourbillonnaient au
rythme de la musique. Elle les connaissait tous
mais...
Mais ces jeunes filles dans leurs robes aux tons
pastel ressemblaient si peu ses anciennes camara-
des de jeu. Elles taient toutes si jolies et si bien
coiffes. En voyant leurs cheveux soyeux relevs
sur la nuque et qui retombaient en boucles souples
sur leurs paules, Jessie eut honte de son affreux
chignon et de sa robe... Les leurs taient si lgan-
tes : leurs petits corsages en rvlaient bien plus
que le malheureux dcollet qui avait tellement
scandalis Tudi. Leurs manches bouffantes lais-
saient apparatre leurs paules blanches et douces.
A chaque instant l'on s'attendait voir leurs robes
glisser et les dnuder jusqu' la taille. Pourtant ces
jeunes filles comme il faut osaient porter ces robes,
et en prsence de leurs mres ! Leurs tailles minces
taient soulignes par de larges ceintures attaches
par un gros nud dont les pans retombaient joli-
ment dans le dos. La ceinture de Jessie n'tait
qu'un ruban, en comparaison. Leurs jupes amples
dcouvraient de jolis souliers de satin, en dvoilant
mme l'occasion d'un tourbillon une cheville
fugitive.
Elles s'taient toutes changes, et Jessie constata
58
la mort dans l'me qu'elle tait la seule ne pas
avoir de robe de bal; sa robe rafistole lui sembla
plus laide que jamais. Mme supposer qu'on l'ait
prvenue, qu'aurait-elle mis, compte tenu de sa
maigre garde-robe?
Jessie prenait douloureusement conscience de
son manque d'lgance. Sa robe fane et dmode
jurait dans cette lgante assemble. Les rubans
roses rajouts par Sissie n'avaient fait qu'empirer
les choses. Ah! si seulement on la laissait tran-
quille, elle se cacherait dans un coin jusqu' ce
qu'on la rament chez elle. Sa prsence cette
soire avait calm Celia et suffisait montrer
qu'elle acceptait son remariage. Sa belle-mre tait
occupe exhiber sa dernire prise et n'avait plus
besoin d'elle.
Mais les demoiselles Edwards ne l'entendaient
pas de cette oreille et elles remorqurent Jessie au
beau milieu de cette joyeuse animation.
- Maintenant il faut vous trouver un danseur,
observa Miss Flora en regardant autour d'elle.
Incapable de se librer de ces bonnes demoisel-
les, Jessie se rsigna son sort, en songeant
tristement au tableau qu'elles devaient offrir toutes
les trois. Les deux surs taient bien en chair,
mais petites. Leurs ttes argentes lui arrivaient
l'paule et malgr la diffrence d'ge, leurs somp-
tueuses tenues, lavande pour Miss Laurel et mauve
pour sa sur, clipsaient celle de la pauvre Jes-
sie.
La musique emplissait la pice, couverte de
temps en temps par les rires et les bavardages.
Eleanor Bidswell, dans une resplendissante robe de
gaze verte, se pmait dans les bras du beau Chaney
Dart. Jessie, qui se souvenait d'elle sept ans, eut
du mal reconnatre son ancienne camarade dans
la jolie petite rousse qui dansait sous ses yeux.
Grande et svelte, Susan Latow, vtue d'une robe
de mousseline bleue, dansait avec Lewis Russell,

59
tandis que Margaret Culpepper, une petite bru-
nette qui dissimulait ses rondeurs sous une toilette
pche, valsait avec Howie Duke. Mitchell Todd
fendit la cohue, un verre de punch la main, la
recherche de sa cavalire. Mitch... dont les boucles
chtain et le regard noisette tenaient une place
particulire dans son cur...
- Mitchell! Mitchell Todd!
Jessie horrifie entendit Miss Flora clamer le
nom de l'objet de ses rves d'adolescente. Elle
essaya dsesprment de retenir la vieille demoi-
selle, mais il tait trop tard.
- Vous m'avez appel, Madame? s'enquit Mitch
avec sa courtoisie habituelle.
Il avait hauss la voix pour se faire entendre
mais Jessie reconnut les intonations caressantes qui
la faisaient frissonner. Le regard du jeune homme
se tourna ensuite vers Jessie qui souhaita tout
coup se retrouver cent pieds sous terre.
- Mitchell, faites danser Jessica, ordonna
Miss Flora d'une voix de stentor devant une Jessie
plus morte que vive.
Son visage passa du rouge au vermillon tandis
que Mitchell hsitait, son verre la main. Il sembla
se rsigner et s'avana vers les trois femmes. Jessie
pria le ciel pour que le monde s'croult, en les
engloutissant, elle et Tulip Hill, hlas...
Mitch se tenait devant elle. Paralyse, elle n'osait
pas le regarder.
- Pardonnez-moi Miss Flora, je n'ai pas entendu
ce que vous me disiez, sourit-il.
Ses dents lgrement en avant lui donnaient un
air gamin qui fit fondre de tendresse le cur de
Jessie. Une petite moustache ombrageait sa lvre
suprieure et cette marque de virilit naissante
suscita chez elle une motion inconnue.
- Elle vous a demand d'inviter Jessie danser,
rpta Miss Laurel.
60
Les mains moites, Jessie avait envie de rentrer
sous terre.
- Euh... je... fit-il, pris au dpourvu. (Mais sa
bonne ducation reprit vite le dessus et il s'inclina
devant la jeune fille :) Mais avec plaisir. Gotez
donc ce punch, Miss Laurel. Il est dlicieux.
Flicitez Clover de ma part.
Sensible au compliment, Miss Flora le remercia
d'un sourire, tandis que Miss Laurel prenait la
coupe. Mitchell tendit la main Jessie qui, rouge
et mortifie, ne put faire autrement qu'accepter.
- Nous y allons, Jessie, euh, Miss Jessica?
Autrefois ils s'appelaient Mitch et Jessie, et ils
taient devenus Mr Todd et Miss Jessica. Son
hsitation tait rvlatrice. Il ne parvenait pas
l'assimiler toutes ces jeunes filles lgantes.
Comme Eleanor, Susan, Margaret et Bess.
- Amusez-vous bien, Jessica.
Jessie ouvrait la bouche pour rendre Mitch sa
libert. Mais il s'empara de sa main et l'entrana
vers la piste de danse. Il se tourna vers elle avec un
sourire, et elle sentit une sueur froide lui couler le
long du dos. Muette, les jambes en coton, elle
entendit l'orchestre attaquer un air endiabl. Un
murmure courut chez les danseurs :
- Un galop! s'exclamait-on autour d'eux.
Des applaudissements fusrent et les couples se
sparrent pour s'aligner en rangs. Mitch haussa
gaiement les paules et Jessie, se voyant dispense
de sa honteuse confession, russit lui rendre son
sourire d'un cur plus lger.
Jessie remerciait le ciel et tous ses saints, quand
Mitch lui attrapa la main et la poussa dans les
rangs qui s'taient forms. Des couples rieurs se
mettaient en place devant et derrire eux. Les
hommes se rangrent d'un ct et les femmes de
l'autre. Cette danse trs apprcie runissait tout le
monde, les jeunes comme les plus gs.
Un ordre partit de l'estrade ;
61
- Mesdames et Messieurs, prenez la main de
votre partenaire!
Et le galop dmarra.
Invits d'honneur, Celia et Stuart furent les
premiers traverser la haie rieuse et bruyante.
Jessie ne put s'empcher d'admirer le couple qu'ils
formaient. Lui grand et brun, elle si blonde et si
menue. La jupe en satin crme de Celia voltigeait
en accompagnant ses mouvements. Les yeux scin-
tillants et les pommettes rosies par une vivacit
inhabituelle, elle savourait son triomphe ce soir-l.
Jamais Jessie ne l'avait vue aussi jolie. Quant
Stuart Edwards, elle reconnaissait contrecur
qu'il tait blouissant dans son habit de soire
noir.
Elle tait apparemment la seule ne pas avoir
succomb son charme. Depuis son arrive, il
tait le point de mire de toutes ces dames. Les plus
audacieuses lui faisaient outrageusement les yeux
doux, fermement dcides tenter leur chance
malgr l'avantage pris par Celia. Mme du ct des
respectables femmes maries, elle capta des
regards qui en disaient long. Mais Jessie dut recon-
natre qu'il ne leur accordait pas la moindre atten-
tion. Il n'avait pas quitt sa fiance de la journe,
et s'tait sorti avec succs de toutes ces embches
fminines. Celia l'exhibait comme un trophe sous
les yeux jaloux de ses rivales.
Ecure par cette comdie, Jessie tchait de ne
pas faire attention eux, mais les rodomontades
de Celia ne passaient pas inaperues.
On applaudit la performance des nouveaux fian-
cs qui rentrrent dans les rangs. Nell Bidswell et
Chaney Dart s'lancrent leur tour. Eux aussi
formaient un beau couple. Jessie constata avec
tonnement que Miss Flora s'tait trouv un cava-
lier en la personne du docteur Angus Maguire, un
veuf des environs. Ils tmoignrent d'autant d'en-
train que les jeunes gens et furent chaudement
62
acclams. Absorbe par le spectacle, elle ne se
rendit pas compte que son tour tait venu. Lissa
Chandler et son mari les prcdaient. Seth Chand-
ler tait l'hritier d'Elmway et Jessie devinait que
cette florissante plantation avait fait beaucoup
pour accrotre les charmes de cet homme courtaud
et dgarni aux yeux de sa jolie jeune femme. lissa
Chandler s'tait marie par intrt et Jessie soup-
onnait Stuart d'en faire autant. Mais s'il tait
normal qu'une femme chercht une scurit mat-
rielle auprs de son mari, ce que s'apprtait faire
Stuart ne l'tait pas.
Elle se souvint alors que Stuart devait hriter des
demoiselles Edwards. Certes, Tulip Hill tait moins
grande et moins prospre que Mimosa, ou mme
Elmway, mais il s'agissait nanmoins d'une belle
proprit. Elle songea avec une grimace qu'elle
avait peut-tre eu tort de le traiter de coureur de
dot. Aprs tout, et aussi incroyable que cela
paraisse, il tait peut-tre sincrement pris de
Celia.
- Vous tes prte Jessie? Hem... Miss Jessie?
La question de Mitch ramena Jessie la ralit
et elle le regarda en clignant les yeux, au bord de
l'affolement. Perdue dans ses penses, elle en avait
presque oubli le galop. A moins d'un miracle, elle
allait devoir danser devant tout le monde avec
Mitch.
Elle n'avait qu' gambader en battant des mains
au rythme de la musique. Ce n'tait pas bien
difficile, et soudain le plus important ses yeux fut
de ne pas se ridiculiser devant Mitch.
La musique tait entranante et les rires commu-
nicatifs. Elle se languissait secrtement pour Mitch
depuis des annes et peut-tre ce soir ferait-il enfin
attention elle. Cela ne semblait pas lui dplaire de
danser avec elle et il lui souriait.
Le voile noir qui avait obscurci toute sa soire se
dchira soudain.
63
- Je suis prte, rpondit-elle avec un sourire
rayonnant et elle se lana en avant pour attraper
les mains du garon qu'elle aimait en silence et
sans espoir depuis longtemps.

Elle sentait la chaleur des mains douces de


Mitch. Ses yeux lui souriaient. Il tait beaucoup
plus grand qu'elle et le simple contact de leurs
mains jointes la faisait frissonner. Rose d'moi,
Jessie se retrouva l'autre bout de la haie des
danseurs et subjugue, elle en oublia de lui lcher
les mains. Le reste se droula dans un rve : elle
souriait et battait des mains en dansant au signal
donn, mais elle n'avait d'yeux que pour Mitch.
Toute son amour juvnile, elle avait fait abstrac-
tion du reste : cette journe qui avait si mal
commenc s'tait transforme en un merveilleux
conte de fes. Quand la danse fut termine, elle
rassembla tout son courage, certaine que Mitch
allait la planter l. Mais il lui offrit son bras et
l'entrana vers une chaise ct de la fentre.
L'orchestre attaqua un nouvel air et les cou-
ples recommencrent tourbillonner. Jessie les
contemplait avec un sourire bat. Mitch se tenait
ct d'elle sans parler. Mais il tait l, et bien
qu'elle ft paralyse par la timidit, Jessie savou-
rait un bonheur sans mlange qu'elle croyait sotte-
ment partag.
Elle le regarda la drobe et se creusa la tte
pour trouver une remarque spirituelle. Rien ne vint
mais il lui sourit.
- Dsirez-vous un verre de punch? lui proposa-
t-il.
Elle le contempla les yeux encore embrums et
64
tout panouie. Bien qu'elle ft dsole de le voir
s'loigner, elle songea qu'elle pourrait peut-tre
trouver un sujet de conversation intressant en son
absence. Il allait la prendre pour une gourde si elle
restait dsesprment muette.
- Oh... Volontiers, rpondit-elle en se tordant
nerveusement les mains.
Jessie le vit disparatre au milieu des danseurs et
poussa un soupir de soulagement.
Elle essaya vainement de se souvenir des sujets
de conversation qui plaisaient aux hommes. Elle
n'allait tout de mme pas lui parler de chasse, ou
des cours du coton!
- ... Je n'arrive pas croire que vous ayez laiss
sortir cette enfant accoutre de cette faon. Elle est
ridicule !
- Ecoutez Cynthia, que feriez-vous ma place?
Elle a dix-huit ans! Parfaitement! Ses placards
regorgent de robes plus ravissantes les unes que les
autres, et elle refuse catgoriquement de les por-
ter! Je ne vais tout de mme pas me battre avec
elle. Je ne fais pas le poids! Dieu sait si je n'aime
pas dire du mal de ma belle-fille, mais son temp-
rament violent m'effraie! C'est dj un miracle
qu'elle soit des ntres ce soir. Je vous assure que
j'ai d faire preuve de fermet!
- Jamais vous ne parviendrez marier cette
sauvageonne! Sa pauvre mre se retournerait dans
sa tombe si elle la voyait attife de cette
manire !
Ces propos dsobligeants venaient de Celia bien
sr, et de Mrs Latow, la mre de Susan. Elles
bavardaient en longeant la piste de danse et
n'avaient pas aperu Jessie assise dans son coin.
Celle-ci venait de se rendre compte que les musi-
ciens d'un ct, et le rideau de l'autre, la dissimu-
laient aux regards des deux femmes. Mais elles
n'avaient qu' tourner la tte pour dcouvrir sa
prsence.
65
Les commentaires de Mrs Latow l'avaient plus
touche que les mensonges de Celia. Celle-ci mdi-
sait sur son compte depuis des annes, et Jessie
tait devenue impermable ses mchancets. Elle
s'tait d'abord tonne en voyant les voisins lui
tourner le dos. Et lorsqu'elle avait compris, elle
avait t peine de les voir prter foi aux racontars
de Celia. Ensuite elle n'y avait plus fait attention.
Elle n'avait pas besoin d'eux ni de personne. Ses
btes et les domestiques suffisaient son bon-
heur.
Mrs Latow la trouvait ridicule. Jessie regarda sa
robe fane qui la serrait trop et ses volants criards.
Au fond d'elle-mme, elle savait bien que Mrs La-
tow avait raison. Pourtant Mitch n'avait pas l'air
de cet avis. A moins qu'il n'ait agi par pure
gentillesse. Mais elle ne voulait pas y songer.
Celia et Mrs Latow continuaient leurs commra-
ges tandis que Jessie se faisait toute petite dans son
coin. Elle tait bien dcide ne pas laisser Celia
lui gcher sa soire. Elle vivait des instants merveil-
leux et inesprs : Mitch allait bientt revenir avec
le punch et elle voulait se dbarrasser de sa belle-
mre avant son retour. S'il entendait Celia cracher
son venin? Pis encore, Celia tait tout 'fait capa-
ble de se joindre eux en constatant que sa
belle-fille avait trouv un admirateur. Elle saurait
d'une manire ou d'une autre lui gter son plai-
sir.
Elle se faufila pas de loup sur la terrasse noye
dans la pnombre. Le rideau retomba et masqua sa
sortie. Adosse contre le mur de brique, elle piait
le retour de Mitch. Elle chassa de son esprit la
remarque blessante de Mrs Latow. Mitch avait
srement plus de discernement que les autres, il ne
s'attardait peut-tre pas des dtails vestimentai-
res. A l'instant prcis o les deux femmes s'loi-
gnaient, Mitch revint. Ravie de voir ses vux se
raliser, Jessie s'apprtait franchir la porte-
66
fentre quand elle s'aperut que Jeanine Scott
l'accompagnait.
- Que vous disais-je? Elle est partie. Cette danse
a d l'horrifier tout comme vous. Je parie qu'elle a
saisi la premire occasion pour se sauver.
- Voyons! Elle ne s'est pas enfuie. Elle doit tre
dans les parages.
Il regarda autour de lui.
- Elle ne s'est tout de mme pas cache sous sa
chaise. Elle est trop grosse, gloussa Jeanine.
- Ce n'est pas trs gentil de votre part!
Mitch jeta un regard de reproche la petite
brune qui fit une grimace.
- Excusez-moi. Mais songez ma dception!
J'ai refus toutes les invitations parce que je vous
avais promis cette danse et c'est elle que vous avez
invite ! Le galop m'est pass sous le nez, alors que
c'est ma danse prfre!
- Je sais, fit Mitch avec remords. Mais je vous
l'ai expliqu, je n'avais pas le choix. Miss Flora
m'a pratiquement ordonn de l'inviter.
- Vous tes galant, et c'est pour cela que je vous
aime bien, minauda-t-elle en battant des cils.
Plaque dehors contre le mur, Jessie serrait les
poings pour surmonter son chagrin. Tout son tre
lui criait de partir pour ne pas en entendre davan-
tage, mais ses jambes refusaient de lui obir.
- Ma parole, mais vous me faites la cour, Jea-
nine!
La voix de Mitch tait loin d'tre dsapproba-
trice.
- Mais je sais que cela vous plat, ai-je tort?
- Je me demande bien o elle a pu disparatre,
rpta Mitch agac en regardant autour de lui.
- Elle s'est peut-tre absente. Ou on l'a invite
danser, rpliqua Jeanine impatiente.
Mitch lui jeta un regard sceptique et ils clat-
rent de rire.
- Cela m'tonnerait. Toujours est-il que l'oiseau
67
s'est envol en vous librant du mme coup. Venez
mon ami, voici une marche turque et c'est aussi
une de mes danses prfres.
Mitch posa le verre de punch et s'inclina cr-
monieusement devant Jeanine :
- Miss Scott, me ferez-vous l'honneur d'accep-
ter cette danse?
- Avec plaisir.
Ses joues se creusrent de deux fossettes et elle
esquissa une petite rvrence. Il lui offrit son bras
et l'entrana vers la piste de danse sans jeter un
regard en arrire.
Jessie restait fige sur place en bnissant l'ombre
providentielle. Soudain, elle se mit touffer dans
son corset qui lui comprimait la cage thoracique.
Elle essaya en vain de reprendre son souffle, mais
tout tournait autour d'elle et elle dut appuyer son
front contre le mur de brique. Son cur battait la
chamade et lui faisait mal. Voil ce que l'on ressent
lorsque l'on a le cur bris, songea-t-elle avec
l'ironie du dsespoir.
A cet instant, deux mains vinrent se refermer sur
ses avant-bras et une voix qu'elle reconnut imm-
diatement grommela son oreille :
- Pour l'amour du ciel, choisissez un autre
endroit pour vous vanouir.

Elle se raidit son contact et les paroles sches


de Stuart Edwards l'aidrent retrouver ses
esprits. Il la tenait toujours fermement par les
paules et l'entrana loin de la terrasse. En effet, de
nombreux couples en qute d'intimit regardaient
avec curiosit la scne qui se droulait entre Jessie
et son futur beau-pre. Il lui fit descendre de force
68
les escaliers qui menaient au jardin et la conduisit
le long de l'alle de gravier vers un banc de fer
forg, isol sous la charmille. Les branches entrela-
ces et parfumes de la vigne tissaient un vritable
rideau qui dissimulait partiellement le banc. Il la fit
s'asseoir sans crmonie et se planta devant elle,
les poings sur les hanches en serrant la mchoire
d'un air furieux. La svrit qu'elle lut sur son
visage lui fit baisser les yeux. Cela valait mieux
dans un sens, car s'il avait fait preuve de douceur
son gard, elle se serait effondre en larmes.
Le chagrin agrandissait dmesurment son
regard noisette o brillaient les larmes qu'elle
essayait de refouler. Elle avait l'air perdue dans la
nuit, sous la lune qui clairait son petit visage
livide. Son chignon n'avait pas rsist la danse
endiable du galop et des mches de cheveux pars
lui retombaient sur le nez et dans le dos. Les
rayons de la lune jouaient se renvoyer les reflets
roux de ses boucles folles. Elle se mordit les lvres
pour en matriser le tremblement : pour rien au
monde elle ne voulait qu'il souponne sa faiblesse.
Pourtant il affichait un tel air de dsapprobation
que Jessie ferma les yeux. Elle laissa tomber sa tte
contre la guirlande de roses qui s'entrelaaient sur
le dossier du banc.
- Posez la tte sur vos genoux, lui ordonna-t-il
d'un ton sans rplique.
Jessie, qui tentait d'effacer de sa mmoire les
rires moqueurs de Jeanine et de Mitch, l'coutait
peine. Avec un claquement de langue impatient, il
fit un pas en avant et appuya fermement sa main
plat sur sa tte. Instinctivement elle se dbattit,
mais il lui bloquait la nuque.
- Vous tes fou! Lchez-moi!
Jessie se dbattait comme un beau diable mais sa
poigne de fer se resserra.
- Taisez-vous et respirez fond.
Jessie abandonna la partie, elle n'tait pas en
69
mesure de se battre, et surtout contre lui. Elle se fit
toute molle et laissa tomber sa tte vers le sol; ses
cheveux balayrent les graviers. La masse dsor-
donne de ses boucles vint recouvrir le bout de ses
bottines vernies d'un manteau d'acajou. A cette
vue insolite, Jessie reprit ses esprits et releva la tte
en essayant nouveau de se librer.
- J'ai dit : respirez fond!
Et il lui appuya sur la nuque. Devant sa dtermi-
nation, Jessie furieuse cessa de se proccuper de
ses cheveux et ne songea plus qu' la haine qu'elle
portait cet homme tyrannique. Elle obit et
aspira de longues goules d'air frais. En l'espace de
quelques secondes, elle se sentit mieux. Assez
rtablie en tout cas pour l'envoyer au diable.
Pourquoi avait-il fallu qu'il assiste son humilia-
tion, pourquoi lui entre tous?
- Je vais mieux Mr Edwards. Vous pouvez me
relcher maintenant.
Sa voix tait plus glaciale encore que la brise
nocturne. Il ta sa main et Jessie .se redressa en
secouant la tte pour y voir travers ses boucles.
Les dernires pingles qui fixaient son chignon
s'envolrent et ses cheveux retombrent en cas-
cade sur ses hanches. Son corset ne l'touffait plus
et son grand soulagement, elle avait retrouv
une respiration normale. Elle resta immobile un
moment, ptrissant nerveusement les feuilles en fer
forg et bnissant la pnombre qui masquait son
visage. Elle ne voulait pas qu'il lt la honte sur ses
traits. Elle s'tait couverte de ridicule ce soir :
d'abord en s'imaginant que Mitch pouvait s'int-
resser la jeune fille ingrate qu'elle tait, et en se
donnant ensuite en spectacle. Pour comble de
sottise, elle avait eu la faiblesse de montrer son
chagrin cet homme qu'elle dtestait. Comment
sauver les apparences ? Que savait-il exactement de
ce qui s'tait pass? Elle n'avait qu' le convaincre
qu'elle avait eu un malaise.

70
- Je n'aurais pas d abuser du dessert, dit-elle
enfin sur un ton lger.
Elle le regarda la drobe et vit un sourire
ironique se dessiner sur ses lvres.
- Vous me prenez pour un idiot, Miss Lindsay.
J'tais sorti fumer un petit cigare sous le porche et
je vous ai vue vous faufiler par la fentre. Je me
proposais de vous reconduire l'intrieur et j'ai eu
tout loisir d'entendre les propos dsobligeants de
ces jeunes gens. Voulez-vous que j'aille demander
des comptes ce blanc-bec?
Il parlait srieusement et Jessie carquilla les
yeux. Il avait l'air de considrer qu'en tant que
futur beau-pre, il tait tout dsign pour venger
son honneur. Il s'agissait d'une peine de cur
banale et elle ne voyait aucune ncessit ce que
deux hommes s'entre-tuent. A cette pense, elle se
hta de secouer la tte :
- Non! Non merci.
- Comme il vous plaira.
Il sortit un tui de sa poche et en tira l'un de ses
ternels cigares. Il tira une longue bouffe en
allumant un point incandescent dans l'obscurit.
L'odeur du tabac se rpandit autour d'eux.
- Ce garon n'est qu'un idiot et un bavard,
quant la fille, c'est une tte de linotte. Ne vous
laissez pas toucher par leur sottise.
- Mais je m'en moque perdument, protesta
avec vivacit Jessie, pique dans son orgueil.
Il la contempla un instant en silence, puis il
haussa les paules.
- Dans ce cas, veuillez m'excuser.
Jessie savait que sa raction tait stupide : il
avait t tmoin de sa dfaillance et il savait
parfaitement qu'elle tait due au chagrin.
- Bon, je vous accorde que cela m'a blesse.
Mais n'importe qui l'et t ma place !
Il ta son cigare.
71
- On souffre toujours quand les sentiments ne
sont pas pays de retour.
Jessie se cabra.
- Qu'en savez-vous? Toutes ces dames sont
vos pieds. Je parie que les femmes se sont toujours
plies en quatre pour satisfaire vos moindres
dsirs.
Il eut soudain un sourire dsarmant.
- Vous vous trompez, cela ne fait pas si long-
temps que a. Figurez-vous qu' quinze ans, je suis
tomb follement amoureux d'une ravissante jeune
fille de bonne famille. Je la guettais quand elle
allait faire ses courses avec sa mre, et je la suivais
dans la rue. Elle m'avait regard une ou deux fois
en souriant et en battant des cils. Je m'tais
persuad que mon amour tait partag. Et puis je
l'ai entendue se moquer avec sa mre de ce garon
crasseux qui la suivait comme un petit chien
partout o elle allait. Je me suis esquiv et je me
souviens encore du chagrin que j'ai ressenti. Pour-
tant, vous pouvez constater que j'ai survcu cette
humiliation.
Jessie fut touche de voir Stuart lui avouer une
dconvenue analogue la sienne, bien qu'elle
doutt de l'authenticit de son rcit. Il tait inima-
ginable qu'une femme saine d'esprit puisse le
ddaigner. Il devait dj tre follement sduisant
quinze ans.
- Votre histoire est trs romantique mais je n'y
crois pas. Vous voudriez me faire croire que cette
fille vous a trait de garon crasseux? Vous, un
Edwards !
Sur le coup, il resta dcontenanc puis il se mit
rire et aspira une bouffe de tabac.
- C'est pourtant la vrit. Aussi incroyable que
cela puisse paratre. A force de la poursuivre dans
toutes les rues de la ville, sans doute m'tais-je un
peu crott et il tait devenu difficile d'identifier un
Edwards.
72
Il lui tourna le dos et contempla la maison d'un
air pensif. Puis il revint poser les yeux sur elle.
- Il faut que vous retourniez l'intrieur
prsent, fit-il avec douceur.
Jessie frmit.
- Oh non, je ne pourrai pas.
- Il le faut. Sinon les gens vont bavarder sur
votre compte, ce n'est jamais souhaitable pour une
jeune fille. Vous dansiez de si bon cur et vous
disparaissez tout coup. Ce jeune homme est assez
malin pour faire la part des choses, il devinera que
vous l'avez entendu parler cette jeune demoiselle
aux yeux de merlan frit. Voudriez-vous qu'il sache
que ses paroles blessantes vous ont fait fuir?
- Non!
Elle prfrait encore affronter les danseurs. Mal-
gr son chagrin, elle esquissa un ple sourire :
- Vous trouvez vraiment que Jeanine Scott a des
yeux de merlan frit?
- Et comment! Et j'ai de l'exprience, croyez-
moi!
- Je vous crois, se hta-t-elle d'ajouter.
Son sourire s'accentua et le poids qui pesait sur
sa poitrine s'allgea. Il essayait de la consoler et
c'taient exactement les mots qu'elle avait besoin
d'entendre.
- Ah tout de mme! Sur ces bonnes paroles,
allons-y !
Il jeta son cigare et lui tendit la main. A nouveau
Jessie se sentit prs de dfaillir l'ide de retrouver
tous ces gens qui colportaient des mensonges sur
elle en riant sous cape. Leur fausse piti la rendait
malade.
- Et si nous rentrions la maison?
Sa petite voix anxieuse en disait long. Elle le
regardait d'un air suppliant en se mordant les
lvres.
- Jessica.
73
Il pronona son nom sur un ton impatient, mais
trs doux.
Elle le regarda sans rpondre. Il lui saisit les
mains et elle se rendit compte au contact de ses
paumes chaudes qu'elle tait transie.
- Vous tenez vraiment ce que j'enlve Celia
ses amis et ce que je vous ramne toutes les deux
Mimosa?
- Je vous en prie... Ne racontez rien Celia,
l'implora-t-elle tout bas.
Il pina les lvres et elle craignit un instant de
l'avoir contrari. Tout coup elle n'avait plus
envie de le mcontenter. Pendant ces quelques
instants passs dans le noir, ils taient presque
devenus amis...
- Il faudra bien fournir une explication notre
dpart prcipit.
- Et si vous disiez que je suis souffrante ?
Elle savait d'avance que Celia s'en moquerait.
Furieuse de voir sa soire de fianailles interrom-
pue, elle le lui ferait payer cher par la suite.
- Jessie. Celia est votre belle-mre. C'est elle
que vous devriez demander conseil, pas moi.
- Ne lui dites rien, je vous en supplie.
Elle lui treignit les doigts. Il contempla tin
instant leurs mains entrelaces puis il se dgagea.
- C'est d'accord. Mais je persiste croire que
vous avez tort.
Soulage, elle le remercia d'un sourire. Les
mains dans les poches, il la dvisagea d'un air
impntrable.
- Donnant, donnant. Je garderai le secret
l'insu de ma future femme, mais en change, je
vais vous demander quelque chose.
- Quoi?
- Retournez l'intrieur. Je sais que vous tes
courageuse, faites comme si vous vous amusiez
jusqu' ce que Celia dcide de partir. Vous y
arriverez. Je vous dis cela pour votre bien. Si vous
74
avez un faible pour ce garon, qu'il ne sache pas
que son indiffrence vous a rduite au dsespoir!
Elle frmit d'horreur cette pense.
- Alors, march conclu?
- Oui.
Jessie tremblait et se mordait l'intrieur des
joues en songeant l'effort surhumain qu'il exi-
geait d'elle. La seule perspective d'affronter Mitch
et Jeanine Scott...
- Mr Edwards?
Il haussa les sourcils, surpris par sa petite voix
implorante. Elle se hta d'ajouter :
- Une fois l'intrieur... est-ce que... je pourrais
rester avec vous? Je ne connais personne... en
plus... je suis si mal habille, je ne veux pas... que
les gens se sentent obligs de m'inviter danser.
Sa voix se brisa et elle contempla les graviers
d'un air misrable.
- Bien sr, si vous avez envie de danser avec
Celia... ou avec quelqu'un d'autre, je ne veux pas
vous en empcher mais... mais le reste du
temps...
Elle balbutia ces derniers mots le visage en feu,
et bnit l'obscurit qui cachait un peu son embar-
ras.
S'il riait, elle en mourrait de honte. Mais il
n'esquissa mme pas un sourire.
- Ne vous tracassez pas, Jessie. Je m'occuperai
de vous, lui promit-il gentiment et il lui tendit la
main.
Elle hsita quelques secondes avant d'y glisser la
sienne et se laissa entraner par Stuart.

75
10

- Attendez un instant. Nous avons oubli quel-


que chose. Il faut vous recoiffer. Sinon, Dieu sait
ce que les gens vont s'imaginer.
Il l'avait attire sous le clair de lune et fronait
les sourcils d'un air dsapprobateur. Jessie lui
lcha la main et souleva sa masse de cheveux
rebelles.
- O sont vos pingles? interrogea-t-il rsign.
- En voici une... et une autre... (Jessie rcup-
rait les quelques pingles restes accroches ses
boucles parses.) Mais je n'ai pas de miroir, ni de
brosse cheveux.
- Donnez-les-moi.
Elle lui tendit une demi-douzaine d'pingles.
- C'est tout?
Elle fit un geste affirmatif.
- Bon. Nous tcherons de nous dbrouiller avec
a. Tournez-vous et voyons ce que je peux faire.
- Comment? s'exclama-t-elle incrdule.
- Moi au moins j'y vois quelque chose. Par-
dessus le march, ce n'est pas la premire fois que
je refais un chignon. Je vous ai dit de vous tour-
ner.
Il fit pivoter Jessie stupfaite. Ses paumes veil-
lrent une sensation brlante sur ses paules nues,
et sous sa poigne virile, un frisson la parcourut.
Cette sensation fut loin de lui dplaire mais elle eut
un mouvement de recul instinctif.
- Voulez-vous arrter de bouger!
Il parlait la bouche remplie d'pingles, tandis
que ses mains s'affairaient sur les mches indisci-
plines qui avaient toujours refus de se plier aux
exigences de la mode. Sa longue chevelure boucle
lui couvrait les reins,
Jessie resta immobile pendant que les doigts de
76
Stuart couraient dans ses cheveux pour tenter de
les dmler. Il finit par les runir en torsade sur
son dos et avec une adresse surprenante pour un
homme la releva sur le sommet de son crne.
- Tenez-moi a, ordonna-t-il en prenant la main
de la jeune fille pour la poser sur le chignon.
Elle obit et il piqua avec dextrit les quelques
pingles qu'elle avait sauves du dsastre.
- Ae! sursauta-t-elle.
- Je vous ai dit de ne pas bouger! Vous allez
tout faire tomber.
Jessie se le tint pour dit.
- Et voil!
Prudemment, Jessie laissa retomber sa main et
attendit la chute invitable. Mais sa stupfaction,
le chignon resta bien accroch.
- Merci, lui dit-elle en se retournant tout ton-
ne. O avez-vous appris cela?
- J'ai appris manier la brosse dans ma jeu-
nesse, sourit-il malicieusement.
Jessie le regarda mi-figue mi-raisin, sans savoir
comment prendre cette rponse ambigu. Il lui
offrit son bras.
Elle posa sa main en hsitant au creux de son
coude et frmit au contact de ses muscles longs et
souples. Il l'entrana vers la maison sans remar-
quer son trouble.
Son geste tait plus un rflexe de courtoisie
qu'une marque de galanterie particulire, mais
Jessie lui en fut reconnaissante. Pour la premire
fois de sa vie, on la traitait comme une jeune fille
et non comme un garon manqu.
- Si l'on vous pose des questions indiscrtes,
rpondez que vous tes sortie pour refaire votre
chignon.
Jessie acquiesa.
Des accords de musique assourdis leur parvin-
rent de la maison. Un parfum fort et enttant de
77
roses et de lilas flottait dans l'air. Une goutte de
pluie tomba, suivie d'une autre.
- Dpchons-nous. Il commence pleuvoir.
Jessie eut peine le temps de se demander ce
qu'elle ferait si elle se retrouvait face face avec
Mitch ou Jeanine Scott. Il l'emmena au pas de
charge se mettre l'abri sur la terrasse. Quelques
secondes plus tard, la petite averse se transforma
en pluie torrentielle. Une dsagrable odeur d'hu-
midit recouvrit le parfum des fleurs.
- Je dteste cette odeur, murmura Stuart
Edwards en poussant Jessie dans l'embrasure de la
porte-fentre.

11

A l'intrieur, rien n'avait chang. Jessie cligna


les yeux, blouie par la lumire des chandeliers, et
se rapprocha instinctivement de Stuart Edwards.
L'orchestre jouait toujours avec entrain. Au milieu
de la pice, les couples riaient et tournoyaient. Les
commres assises contre le mur poursuivaient leur
bavardage, tandis que les hommes reconstruisaient
le monde autour du punch. Au fond de la pice,
Miss Flora et Miss Laurel se disputaient avec
animation.
Jessie leva les yeux vers son compagnon. A la
lumire vacillante des bougies, elle aperut pour la
premire fois de la journe les traces de griffes sur
sa joue. Trois tranes rouges balafraient son visage
rgulier. La peau commenait se cicatriser, mais
les marques taient bien visibles. Elle se demanda
quel prtexte il avait trouv pour justifier ces
raflures.
Il sentit sur lui le regard de Jessie et lui sourit en
78
plissant malicieusement ses yeux bleus. Mme
balafr, il tait d'une beaut renversante.
- Comme c'est charmant! Vos cheveux sont
tout boucls cause de la pluie, murmura-t-il son
oreille pour lui donner du courage.
- Ils sont toujours ainsi, gmit Jessie. C'est un
vritable flau.
Malgr sa reconnaissance, la nervosit l'emp-
cha de savourer le compliment. Elle scruta la salle
comble. Celia valsait dans les bras du Dr Maguire.
Elle adressa un petit signe Stuart, puis se rem-
brunit en voyant Jessie ses cts. Mais celle-ci n'y
prit pas garde. Elle venait d'apercevoir Mitch qui
dansait avec Jeanine Scott. Il croisa son regard
et lui fit un geste amical. Puis il murmura quel-
que chose l'oreille de sa cavalire. Jessie se rai-
dit.
- Ils viennent vers nous, chuchota-t-elle affole
en s'accrochant au bras de Stuart.
- Eloignons-nous dans ce cas, dit-il enjou.
Avant que Jessie n'ait eu le temps de protester, il
glissa son bras autour de sa taille et l'entrana vers
la piste de danse.
- Que faites-vous? souffla-t-elle berlue.
Du coup elle en oublia Mitch et vint trbucher
sur les pieds de Stuart qui la retint de justesse.
- Je crois que c'est une valse, rpondit-il en
gardant un srieux imperturbable.
Dieu merci il la tenait fermement, et elle se laissa
conduire au rythme de la musique.
- Mr Edwards, je ne sais pas danser!
- Jessie, nous allons bientt devenir parents,
alors appelez-moi Stuart. Dites-moi, vous vous
dbrouillez bien pour une jeune personne qui ne
sait pas danser.
Il lui sourit gentiment. A cet instant, elle lui
marcha sur le pied.
- Attention!
79
Cette exclamation entendue la veille raviva des
souvenirs qui effacrent ses timides tentatives, et
elle trbucha nouveau. Elle s'excusa, le rouge au
front, mais il l'emporta dans une srie de tourbil-
lons couper le souffle. Etourdie, elle s'accrochait
lui, en priant le ciel pour qu'il ne remarque pas
son embarras.
Il la serrait contre lui, comme cette nuit o il
l'avait empche de tomber de la terrasse, et elle
prouvait exactement le mme trouble.
Elle aurait pu poser son front sur son paule
large et solide. Sa cravate blanche faisait ressortir
le hle de sa peau. Une ombre brune recouvrait
son menton volontaire et elle admira la bouche
bien dessine, les lvres sensuelles, le nez droit et
les pommettes hautes.
Absorbe par cet inventaire, Jessie se rendit
brusquement compte qu'il la regardait d'un air
moqueur. Gne, elle baissa les yeux et s'emmla
les pieds une fois de plus. Il resserra son treinte.
Soudain, elle dcouvrit avec terreur que Celia
avait raison : Stuart Edwards la faisait frissonner
elle aussi. Elle ressentait exactement la sensation
que lui avait dcrite sa belle-mre.
Persuade que l'motion qui la bouleversait se
lisait sur sa figure, elle n'osait pas lever les yeux.
Elle se raidit et s'carta de lui. Mais il la pressa
nouveau fermement contre lui. Obnubile par la
force de son treinte, tressaillant au contact des
muscles durs qu'elle aurait pu palper sous sa
chemise de lin immacule, elle tait comme subju-
gue par cet homme.
Plus tard, Jessie associa toujours dans son esprit
cette danse l'instant o elle tait devenue
adulte.
- Souriez Jessie! Autrement tout le monde va
croire que vous me dtestez, la gronda-t-il genti-
ment.
80
Et il l'entrana dans une nouvelle srie de tour-
billons tourdissants.
Que pouvait-elle faire d'autre? Jessie lui sourit.

12

Veni, vidi, vici : Je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu.


Clive McClintock, satisfait, songeait aux paroles de
Jules Csar. Il se tenait solennellement devant
l'autel dbordant de fleurs de la petite glise, et
regardait s'approcher dans l'alle celle qui allait
devenir sa femme, prcde de sa belle-fille. La
marche nuptiale remplissait l'glise et les invits se
penchaient pour voir la marie. Clive sourit : ses
rves les plus audacieux taient sur le point de se
concrtiser.
Certes, il pouvait difficilement comparer Celia
Lindsay et sa plantation aux richesses de la Rome
antique, mais il s'en contenterait. La jeune femme
tait charmante et d'un excellent milieu; folle de
lui au demeurant. En outre, elle tait riche. Trs
riche. Elle possdait des terres fort rentables. Sans
l'attrait que reprsentait Mimosa, jamais Clive ne
l'aurait demande en mariage. Il aurait essay de
l'attirer dans son lit, mais certainement pas de
l'pouser. Dans un sens, sa belle-fille n'avait pas eu
tort de le traiter de coureur de dot. Mais Celia n'y
perdait pas u change, la jeune fille non plus. Il
veillerait tre un bon mari; quant la petite
Lindsay, il lui fallait une main de fer dans un gant
de velours. Les deux femmes n'auraient qu' se
fliciter de ses soins.
Le droulement des vnements lui avait rendu
justice. Ce fameux matin, sur le pont du Missis-
sippi Belle, il s'tait jur de se venger. Stuart
Edwards lui en avait involontairement fourni les
81
moyens, puisque Clive lui avait emprunt son
identit.
Au dpart, il n'avait pas eu l'intention de rentrer
dans la peau de ce personnage. Il esprait en
ralit retrouver la trace de Hulton et rcuprer
son argent. Il avait refus de se faire soigner et il
avait fouill avec rage les effets d'Edwards. Il
n'avait trouv qu'un peu d'argent, quelques
papiers et une lettre qu'il avait enfouie dans sa
poche cause de l'adresse : Tulip Hill Plantation.
Yazoo Valley. Mississippi. Il retrouverait peut-tre
Hulton l-bas. Finalement Luce avait mis la main
sur un docteur et avait insist pour qu'il lui laisse
examiner sa blessure. Ensuite, pendant des jour-
nes entires, Clive n'avait fait que boire et mau-
dire le ciel : Hulton et son argent s'taient vanouis
en fume.
Il s'tait alors souvenu de la lettre. Elle venait de
deux vieilles tantes d'Edwards, un peu piques
d'aprs le ton de leur correspondance. Il allait
froisser le papier pour en faire une boulette mais
s'tait ravis. Plus tard, quand les meilleurs mde-
cins de La Nouvelle-Orlans le prvinrent qu'il ne
retrouverait jamais l'usage complet de sa main
droite, il s'tait rappel les tantes d'Edwards.
Le coup de poignard avait trnch nerfs, mus-
cles et tendons. Sa main resterait moiti paraly-
se jusqu' la fin de ses jours.
Pour un joueur, c'tait une catastrophe. Clive
jonglait avec les cartes depuis sa jeunesse, il tait
particulirement dou pour les tours de passe-
passe, et sa dextrit avait permis au gamin
crasseux de jouir d'une existence confortable, et
mme luxueuse de temps autre.
Encore quelques annes de cette vie-l et il
aurait pu lui dire adieu.
Mais c'tait fini. Avec son argent, on lui avait
vol ce qui le faisait vivre.
Il passa de longues semaines boire; d'un verre
82
l'autre il oscillait entre le dsespoir et la rage
froide. C'est alors qu'une ide jaillit de son cerveau
embrum par l'alcool. Il rechercha frntiquement
la lettre et la relut attentivement. Les tantes d'Ed-
wards possdaient une plantation de coton et
devaient certainement jouir d'une grande aisance.
Or elles laissaient entendre qu'elles lgueraient
l'ensemble de leurs biens leur neveu s'il daignait
seulement leur rendre visite. Vieilles et solitaires,
il tait leur seul descendant mais elles l'assuraient
de leur affection, bien qu'elles l'aient seulement
connu bb.
Elles s'tendaient sur ce sujet pendant trois
pages couvertes d'une criture si dense qu'il avait
du mal la dchiffrer. Il en tira nanmoins quel-
ques lments essentiels : deux vieilles demoiselles
un peu originales taient prtes lguer leur vaste
fortune leur unique neveu en change d'une
simple visite.
Malheureusement pour elles, leur neveu tait
mort, mais Clive, lui, tait vivant. Stuart Edwards
lui avait vol quarante-cinq mille dollars et l'avait
priv de son gagne-pain. Il avait une dette envers
Clive qui n'allait pas laisser passer cette aubaine.
Il ne se fit pas d'illusions sur les problmes qui
surgiraient, mais il les surmonterait. Cela faisait
des annes qu'il vivait de son astuce, et il avait pu
vrifier que. la btise et la crdulit des gens
n'avaient pas de limites. Qui pourrait l'empcher
de se prsenter Tulip Hill en se faisant passer
pour le neveu prodigue des deux demoiselles sni-
les? Il essaya de se remmorer les traits du cher
disparu. Il se souvenait d'un homme grand et trs
brun. Par contre il n'avait aucune ide de la
couleur de ses yeux. Bah! les vieilles dames
n'avaient vu leur neveu qu'au berceau et il tait im-
probable qu'elles se souvinssent de ce dtail. Il avait
une chance sur deux qu'ils aient t bleus.
De toute manire, si l'on venait douter de son
83
identit, Clive possdait la lettre adresse Stuart
Edwards vivant Charleston, en Caroline du Sud.
L'esprit alerte qui ne lui avait pas fait dfaut depuis
vingt-huit ans ferait le reste. Tromper les vieilles
demoiselles ne serait qu'un jeu d'enfant. Elles y
gagneraient au change, leur neveu n'tant qu'un
voleur, pour ne pas dire un menteur.
Son plan tait simple : il sjournait chez elles
quelque temps, puis il s'installait dans le voisinage
sous le nom de Stuart Edwards. Quand les vieilles
demoiselles passeraient l'arme gauche (ce qui
semblait imminent), il rcuprerait l'hritage avec
l'aval de toute la communaut locale.
Dans la ralit, les rsultats avaient dpass ses
esprances. Ds que le majordome l'avait annonc,
Miss Flora et Miss Laurel lui avaient saut au cou,
sans se douter une seconde du subterfuge.
Il n'y avait qu'un seul hic, les deux femmes, tout
ges et "originales qu'elles fussent, jouissaient
d'une sant florissante. On lui fit clairement com-
prendre au cours de la conversation qu'un certain
nombre d'annes risquaient de s'couler avant
qu'il puisse raliser ses plans. Oh! Il ne leur vou-
lait pas le moindre mal mais... Il avait alors fait
la connaissance de Celia Lindsay, veUve et fortu-
ne.
Clive n'avait pas fait particulirement attention
elle jusqu' ce que Miss Flora, la plus maligne des
deux, lui laisse entrevoir tout l'intrt de ce parti.
Elle tait plutt jolie, sans que rien la distingut de
l'essaim de jeunes filles qui bourdonnait autour de
lui.
En revanche une riche veuve possdait bien des
attraits. D'autant que celle-ci multipliait les avan-
ces son gard. L'occasion tait trop belle.
Clive tait toujours retomb sur ses pieds. Sans
attendre le dcs des surs Edwards, il changea
son fusil d'paule et dcida d'ensorceler Mrs Lind-
say grce son charme lgendaire. Il fallait qu'il
84
l'poust sans plus tarder, avec sa plantation. Il
obtiendrait ainsi le domaine dont il avait toujours
rv, agrment en prime d'un train de vie ines-
pr. Monsieur Clive McClintock, pardon... Mon-
sieur Stuart Edwards rapparaissait sous les traits
d'un estimable planteur du Sud... Cette ide tait
loin de lui dplaire.

13

- Celia Lindsay, acceptez-vous de prendre pour


poux...
En retrait de sa belle-mre, Jessie se crampon-
nait dsesprment au bouquet de la marie com-
pos de roses blanches et de lys. L'odeur sucre
des fleurs vint lui chatouiller les narines tandis
qu'elle coutait les paroles fatidiques qui livraient
Mimosa Stuart Edwards.
Elle ne savait plus trs bien o elle en tait.
Quinze jours plus tt, elle aurait tu cet homme
plutt que de le voir s'emparer de tout ce qui lui
appartenait. Mais ensuite ils taient devenus pres-
que amis. Elle avait dcouvert chez lui une gentil-
lesse inconnue chez Celia.
Hlas, l'amre ralit, c'tait que Mimosa appar-
tenait cette dernire. Pendant les insomnies qui.
avaient suivi ces prouvantes fianailles, Jessie en
tait arrive la conclusion que Stuart ferait un
meilleur matre pour Mimosa que Celia.
Peut-tre resterait-il son ami. Elle s'tait rendu
compte qu'elle tenait absolument conserver son
estime. Voil pourquoi elle se tenait l, en demoi-
selle d'honneur de cette belle-mre abhorre,
engonce dans une volumineuse robe de soie d'un
ros affreux. Celia avait choisi elle-mme le style et
le tissu. Jessie la souponnait d'avoir fait tout son
85
possible pour l'enlaidir; des cascades de rubans lui
tombaient jusqu'aux chevilles, et seule la large
ceinture venait rappeler qu'elle avait une taille. En
se regardant dans sa psych avant de partir
l'glise, elle s'tait compare sans indulgence la
pelote pingles qui trnait sur la coiffeuse de
Celia.
Ce rose violent jurait avec les reflets roux de ses
cheveux. Celia en revanche tait adorable. Sa
petite taille tait parfaitement mise en valeur par
une robe de satin bleu trs ple qui lui dnudait les
paules. Ses boucles blondes, savamment attaches
sur la nuque, dpassaient harmonieusement d'une
grande capeline. Comme il s'agissait d'un second
mariage, elle avait d se passer de la romantique
robe blanche et du voile, mais un petit bout de
gaze blanche s'chappait des rubans et des fleurs
qui ornaient son chapeau, et sa robe dbordait de
dentelles. Malgr tout, elle avait l'air trs virgi-
nal.
- Celia Elizabeth Bradshaw Lindsay, acceptez-
vous...
Ils changeaient leurs consentements et Jessie
essaya de cacher son trouble en entendant Celia
jurer amour, obissance et fidlit son nouvel
poux.
Puis ce fut au tour de Stuart.
- Stuart Michael Edwards...
D'une voix claire et ferme, il promit d'aimer et
de chrir Celia jusqu'au restant de ses jours.
- Les alliances, s'il vous plat...
Sefh Chandler fouilla dans sa poche la recher-
che de la bague et la tendit Stuart.
Il glissa l'anneau au doigt de Celia. Sur le dos de
sa belle main bronze aux doigts longs et souples,
apparaissait une petite cicatrice rouge; la mme
tache en toile se retrouvait sur sa paume. La
petite main blanche et menue de Celia disparaissait
presque dans la sienne. En contemplant leurs
86
mains enlaces, Jessie prouva un pincement au
cur qui n'tait autre que de l'envie. Mais elle en
ignorait l'objet.
- Je vous dclare dsormais unis par les'liens du
mariage. Vous pouvez embrasser la marie.
La tte brune se pencha sur la tte blonde et
Stuart embrassa Celia. Elle resta un instant suspen-
due son cou, reposant sa tte sur la redingote
gorge-de-pigeon. Puis il se redressa et elle lana
autour d'elle un regard circulaire, toute souriante
et rose d'motion. Une marche nuptiale triom-
phante emplit la vote et Jessie se sentit nouveau
transperce par la mlancolie.
Elle tendit son bouquet Sissie et les maris
descendirent l'alle, vivante image du bonheur.
Elle ne sut jamais exactement comment cela
avait dbut, mais quand elle dboucha sous le
porche au bras de Seth Chandler, suivie de la foule
des invits, le drame tait dj en cours.
- Elle est moi! Vous m'entendez? A moi! Elle
s'est donne moi... elle m'avait promis...
- Mais c'est Brantley, notre intendant, s'ex-
clama Jessie stupfaite.
Figs sur place, les maris se tenaient en haut
des marches. Stuart se raidit en entendant les
paroles de Jessie, qui sentit son estomac se nouer
en comprenant brutalement la tragdie qui se
jouait.
Celia tait frappe par l o elle avait pch.
Jessie l'avait souvent vue traner autour du pavillon
de l'intendant, parfois mme des heures indues.
Elle se demanda comment elle avait fait pour ne
pas deviner la vritable cause de ces promenades
solitaires. Elle n'aurait jamais cru que Celia aurait
la sottise de scier la branche sur laquelle elle tait
assise. Elle s'tait apparemment trompe.
Les invits se pressaient dans le petit cimetire
qui entourait l'glise. Quelques domestiques tris
sur le volet avaient t autoriss suivre la cr-
87
monie sur les bancs du fond. Tous les autres
attendaient dehors, pour applaudir les maris
l'issue de la crmonie. Ils taient venus pied ou
en carriole.
- Elle est moi! Elle est mienne depuis des
annes !
Brantley paraissait ivre mort et tenait grand-
peine en seUe; l'alcool semblait dcupler sa rage.
Malgr son tat d'brit, il avait parfaitement
reconnu Celia en haut des escaliers.
- Celia! Ma chrie! Ne m'abandonnez pas, c'est
moi que vous aimez! Vous me l'avez dit!
Dcompose et livide, Celia s'accrochait sans
rpondre au bras de Stuart en fixant d'un regard
agrandi son ex-amant.
- Il est fou, russit-elle articuler avec mpris.
(Elle se reprit et ajouta :) Emmenez-le!
Autour de Brantley, les esclaves s'agitrent mal
l'aise, ils essayrent de le faire taire avec force
mimiques et supplications voix basse. Mais
aucun n'aimait suffisamment Celia pour oser lever
la main sur l'intendant blanc. La foule des invits
continuait se presser derrire Jessie. Ceux qui
taient rests bloqus l'intrieur se dressaient sur
la pointe des pieds avec curiosit. Des murmures
horrifis s'levaient.
- Comment je suis fou? Vous tiez ma ma-
tresse, vous m'aimiez! Osez donc le nier! Vous ne
disiez pas cela lorsque vous veniez me rendre
visite! Vous tes moi, moi!
Les invits ne perdaient pas une miette du spec-
tacle, partags entre la stupeur et l'incrdulit.
Comme personne ne prenait l'initiative de mettre
un terme cette pnible scne, Stuart, impassible,
lcha le bras de Celia et descendit les escaliers d'un
pas souple. Il s'approcha du grand gaillard roux
qui empestait l'alcool.
Tous s'cartrent pour le laisser passer. Stuart
88
saisit Brantley par les revers de sa veste et le jeta
bas de sa selle.
- H! Que diable... ructa Brantley.
Il brandit une faux qui manqua de dcapiter
Stuart. Mais celui-ci fut plus rapide et lui envoya
un coup de poing magistral en pleine figure. Le
sang jaillit du nez de l'intendant qui s'effondra
comme un pantin inerte.
- Toi, l-bas! Emmne cette loque hors de ma
vue, ordonna Stuart un esclave.
Et il laissa retomber Brantley comme un vulgaire
sac de pommes de terre.
- Oui, M'sieur, rpondit l'homme dont les yeux
bahis passaient de l'intendant affal par terre
son nouveau matre.
A plusieurs, ils enfournrent Brantley inanim
dans l'une des carrioles.
Dans le dos de Jessie, les conversations allaient
bon train. Le brouhaha fivreux se tut quand
Stuart rejoignit sa femme. Jessie se rapprocha
instinctivement de Celia. Elle tait sa belle-mre
aprs tout, et malgr leur peu d'affinits, elle ne
pouvait tolrer que l'on humilit publiquement
Celia. Le scandale se rpercuterait automatique-
ment sur Mimosa.
Transforme en statue, Celia voyait revenir son
nouveau mari. A ses narines dilates et aux petites
gouttes de transpiration qui perlaient son front,
Jessie vit qu'elle tremblait de peur.
Alors que tous s'attendaient une explosion de
colre, Stuart reprit sa place aux cts de Celia et
la gronda tendrement :
- Comment faites-vous pour rendre tous les
hommes fous de vous, ma chrie? Il faudra que je
fasse attention ne pas succomber mon tour
cette maldiction.
Le sourire qui accompagnait ses paroles prouvait
qu'il n'avait pas cru un instant au dire de Brantley.
Il fit signe Progress d'avancer le buggy.
89
Jessie en resta mduse. La foule se dtendit et
chacun s'exclama sur l'incident que Stuart avait
galamment transform en hommage la beaut de
sa femme. Celia s'en sortait brillamment, et Jessie
ne put cacher son admiration en la voyant recevoir
avec Stuart les flicitations de ses invits et luder
adroitement les piques insidieuses. Il s'en tait fallu
d'un cheveu que le scandale n'clabousst Celia.
Et aussi incroyable que cela paraisse, c'tait son
nouveau mari, l'homme le plus concern par sa
vertu, qui l'avait sauve de justesse.
Jessie, songeuse, se demanda si Stuart avait
rellement mis les propos de Brantley sur le
compte de l'brit d'un homme frustr.
Celui-ci aidait Celia monter dans le buggy et,
cet instant, son regard croisa celui de Jessie. Elle
lut alors la vrit dans la profondeur glace de ses
yeux bleus. Il l'avait gifle quand elle avait trait sa
belle-mre de prostitue. Il se demandait prsent
si elle n'avait pas dit la vrit.

14

Leur voyage de noces dura trois semaines au lieu


des six prvues. Par une belle matine de juillet,
Jessie, assise sur la vranda avec Tudi, vit appara-
tre le buggy dsormais familier. Il trottait allgre-
ment sur la route de Mimosa et cette fois-ci, elle en
prouva une bouffe de joie. C'tait absurde! Dire
que cet homme, presque un inconnu, lui avait
manqu, alors qu'elle avait toutes les raisons du
monde de le dtester.
- Que vous arrive-t-il? Vous voil toute rayon-
nante, interrogea Tudi en levant le nez de son
ouvrage.
90
- Les voil! s'exclama Jessie en se penchant
au-dessus de la balustrade.
- C'est bien la premire fois que le retour de
Miss Celia vous met dans cet tat, commenta Tudi
sidre.
- Les choses vont changer maintenant que
Mr Edwards est l, lui rpondit trs srieusement
Jessie. Tu sais, il n'est pas comme Celia.
- Tiens, tiens, murmura Tudi. J'en connais qui
ont la mmoire courte. Mais Jessie fit la sourde
oreille et refrna son envie de voler la rencontre
des nouveaux venus.
Thomas, le petit palefrenier, arriva en courant.
Stuart descendit. Il portait une lgante redingote
gris souris, assortie son chapeau melon. Le soleil
envoyait des reflets bleus dans ses boucles noires et
malgr la chaleur touffante, il avait l'air frais et
dispos.
Jessie pongea les gouttelettes de transpiration
qui perlaient son front avec un vieux chiffon de
mousseline et agita la main en signe de bienve-
nue.
Stuart ne leva pas la tte, il aidait Celia
descendre de la voiture. Cette fois-ci, il la lcha ds
que ses pieds touchrent le sol. Mme de l o elle
se trouvait, Jessie sentit une tension dans l'air. Un
homme chtain et dgingand descendit du buggy.
Sa tenue tait aussi soigne que celle de Stuart,
mais il y manquait ce charme indescriptible.
Celia changea quelques mots avec le visiteur,
puis elle monta les escaliers suivie des deux
hommes.
- Vous tes rentrs plus tt que prvu!
Jessie sauta de la balustrade o elle s'tait per-
che pour les accueillir. Elle lana un regard
admiratif sa belle-mre : Celia portait un ravis-
sant tailleur de voyage vert amande et un adorable
petit chapeau la protgeait de l'ardeur du soleil. En
revanche, elle n'avait pas l'air d'une jeune marie
91
revenant de sa lune de miel. Ple et les traits tirs,
elle rpondit Jessie sur un ton pinc :
- Comme nous n'avons plus d'intendant, Stuart
s'est fait du souci l'ide que personne ne s'occu-
pait de Mimosa. C'est lui qui a insist pour que
nous courtions notre voyage alors que rien ne
nous empchait d'envoyer Graydon ici. Nous
aurions ainsi poursuivi notre lune de miel comme
prvu.
Elle semblait trs contrarie et termina ces mots
en foudroyant du regard son mari qui approchait
en compagnie du fameux Graydon.
- Je m'vertue vous l'expliquer, Celia, nous ne
pouvons pas confier Mimosa votre cousin du jour
au lendemain. Il a besoin de conseils pour supervi-
ser une plantation de cette dimension. Moi-mme,
je dsire me plonger dans les registres.
La rponse de Stuart tait courtoise, mais on
sentait que sa patience tait mise rude preuve.
- Et moi, je vous rpte que Graydon s'est
occup de tout Bascomb Hall pendant six ans!
Alors, pour l'amour du ciel, ne venez pas me dire
qu'il manque d'exprience. Vous cherchiez vous
venger, voil tout.
- Si vous n'y voyez pas d'inconvnient, nous
poursuivrons cette conversation en priv, lui
rpondit-il toujours aussi calme, mais une lueur
menaante brillait dans ses yeux. Le regard que lui
renvoya Celia tait loin d'tre tendre.
- J'ai la migraine! Je monte me reposer. Vous
auriez pu avoir la dlicatesse de ne pas m'obliger
voyager par cette chaleur.
Sur ces mots, elle ta son chapeau et s'engouffra
dans le hall en appelant Minna d'une voix irrite.
Jessie contempla Stuart avec un mlange d'ton-
nement et de respect. Celia avait trouv son matre
et cela n'avait pas d se passer sans heurts.
- Bonjour Jessie.
Le sourire de Stuart tait un peu crisp.
92
- Bonjour, lui rpondit-elle timidement.
Il se tourna vers Tudi :
- Vous tes... ?
- Tudi, Monsieur, rpondit la vieille femme qui
s'tait leve respectueusement lorsque son nou-
veau matre avait gravi les marches.
Elle serrait son ouvrage contre son tablier blanc.
Pendant l'altercation avec Celia, elle avait discrte-
ment baiss les yeux, mais prsent elle le regar-
dait bien en face. Malgr sa condition d'esclave,
Tudi tait toute-puissante Mimosa et il valait
mieux tre dans ses petits papiers.
- Tudi. l'avenir je m'en souviendrai.
Et il souligna d'un lger sourire l'importance
qu'il accordait cette prsentation.
- Jessie, reprit-il. Je vous prsente Graydon
Bradsbaw, notre nouvel intendant. C'est le cousin
de Celia. Graydon, voici Miss Jessica Lindsay, la
belle-fille de Celia.
- Enchant de faire votre connaissance,
Miss Lindsay.
Graydon s'inclina devant elle. Jessie, instinctive-
ment hostile tout ce qui pouvait avoir un lien
avec Celia, se contenta d'un lger signe de tte.
Stuart se tourna nouveau vers Tudi.
- Quelqu'un pourrait-il montrer Mr Bradshaw
o se trouve son logement?
Il savait s'y prendre, constata Jessie amuse par
son ton dfrent.
- Oui M'sieur Edwards. Je vais appeler Charity.
Elle tait au service de Mr Brantley.
Tudi se mordit les lvres lorsque le nom lui
chappa. Elle craignait d'avoir commis une bvue.
Mais Stuart ne ragit pas.
- Parfait, approuva-t-il.
Tudi dposa son ouvrage dans un panier et invita
Graydon Bradshaw la suivre.
Jessie resta seule avec Stuart et se sentit soudain
93
mal l'aise. Leur rcente amiti n'avait peut-tre
pas survcu cette orageuse lune de miel.
- Quelle chaleur! soupira-t-il en s'effondrant
dans un fauteuil. Le Mississippi est une fournaise
en t.
Il s'venta avec son chapeau en suivant du
regard Thomas et Fred, l'autre palefrenier, qui
empilaient ses bagages au bord de la pelouse.
- Il fait encore plus chaud en aot.
- a promet! s'exclama-t-il.
Ils clatrent de rire et il leva les yeux vers la
balustrade o elle avait repris son poste.
- Qu'avez-vous fait en notre absence?
- Pas grand-chose. J'ai pass la majeure partie
de mon temps avec Firefly et Jasper.
- Jasper?
- Mon chien.
- Vous ne voulez pas parler de cet norme
animal dvor de puces que j'ai vu traner autour
de l'curie?
- Il n'est pas dvor par les puces! s'insurgea-
t-elle. Stuart esquissa un large sourire.
- Calmez-vous! J'adore les chiens.
- Oh!
L'espace d'un instant, elle avait craint qu'il ne
soit comme Celia un ennemi des btes. Son nouvel
ami la taquinait.
- Je vous ai ramen un cadeau, annona-t-il
d'un air dtach.
Il observa en souriant sa raction.
- Vous m'avez ramen... un cadeau...?
Personne n'avait rien offert Jessie depuis la
mort de son pre, sauf les esclaves. Elle carquilla
les yeux :
- C'est vrai?
- Promis jur.
- Qu'est-ce que c'est?
- Attendez, et vous verrez, rpondit-il en
secouant la tte. Il est dans nos bagages. Tiens, je
94
crois que c'est le paquet que les garons viennent
de dposer.
- Oh! Je peux...? Elle en battait des mains de
joie. Stuart lui sourit avec bont :
- Allez-y et revenez l'ouvrir ici avec moi.
Jessie ne se 1e fit pas dire deux fois. Malgr la
chaleur, elle dvala les escaliers en un clin d'il et
s'accorda le luxe de tourner un instant autour du
prsent avant de s'en emparer. La bote, longue et
rectangulaire, tait lgre. Qu'tait-ce donc?
Elle revint lentement vers la vranda, savourant
l'avance le plaisir de la dcouverte.
Jessie, agenouille devant la bote, admirait le
ruban argent qui l'entourait.
- Eh bien, ouvrez-la! lui ordonna Stuart qui
s'impatientait. Avec un sourire timide et ravi, elle
dnoua le ruban.

15

Jessie souleva le couvercle de la bote et resta


immobile devant son contenu. Pli, cela ressem-
blait une robe. Elle effleura d'une main hsitante
une dlicate mousseline des Indes jaune ple.
- Sortez-la de la bote, suggra Stuart.
Il se balanait dans son fauteuil et s'amusait de
son merveillement.
Jessie se redressa et tint la robe bout de bras
pour mieux l'admirer. Elle tait toute simple, avec
un petit corsage ajust, des manches courtes et un
lger dcollet qui dvoilait la naissance des pau-
les. La jupe prenait bien la taille et se terminait par
un volant de dentelle ivoire.
- La ceinture est au fond de la bote, l'avertit
Stuart.
Jessie contempla le long nud de satin ivoire : il
95
devait mesurer au moins deux mtres. Son regard
passa de la ceinture la robe, puis revint vers
Stuart.
- Alors? interrogea-t-il.
Mais son sourire prouvait qu'il connaissait dj
la rponse.
- Elle est magnifique! Merci. Je ne m'attendais
pas... Enfin... vous n'tiez pas oblig de me rame-
ner un cadeau, acheva-t-elle avec brusquerie.
- a me faisait plaisir. Aprs tout, nous sommes
devenus parents. D'ailleurs c'est aussi un cadeau
de Celia.
Jessie savait que c'tait faux. Celia voyageait
souvent et jamais elle ne lui avait rapport la
moindre babiole. Il tait mme comique que Celia
ait pu avoir une pense pour sa belle-fille au cours
de sa lune de miel. Mais elle tait dsormais la
femme de Stuart et il valait mieux qu'elle garde ses
rflexions pour elle. Sevre d'amiti, Jessie tenait
conserver celle de Stuart.
- O l'avez-vous achete? demanda-t-elle sans
relever l'allusion.
Elle ne se lassait pas d'admirer sa robe. Comme
elle tait belle! Pourvu qu'elle lui aille...
- A Jackson. Mais Celia m'a tran dans un tel
nombre de boutiques que je ne saurais vous prci-
ser laquelle.
- Mais vous ne connaissiez pas mes mesures!
Tout coup Jessie s'affola : et si la robe tait
trop petite ? C'tait probable, surtout si Celia avait
eu son mot dire. Cette peste tait capable d'offrir
une jolie robe Jessie en sachant qu'elle ne lui irait
pas. Elle demanderait Sissie d'largir les cou-
tures.
- J'ai dit la couturire que vous tiez im-
mense, plaisanta Stuart. (Jessie devint carlate et il
la rassura :) Ne craignez rien. En ralit, j'ai des
scrupules avouer un jeune tendron que j'ai un
96
coup d'il infaillible pour dterminer les mesures
fminines.
- Vous devez avoir une certaine exprience des
femmes, riposta Jessie.
Stuart se renversa dans son fauteuil sans mot
dire, mais Jessie lut la rponse dans ses yeux. Elle
releva son petit nez droit d'un air de dfi et reporta
son attention sur la robe. Elle l'approcha d'elle
pour juger de l'effet. La longueur tait bonne et si
Tudi arrivait se dbrouiller pour la largeur...
- Pardon, M'sieur Edwards, o voulez-vous que
je pose vos affaires?
Thomas se tenait en haut des escaliers, une
valise dans chaque main. Le reste des bagages
s'amoncelait en bas des marches. Fred avait dis-
paru avec le buggy. Jessie amuse se demanda
comment le gamin avait russi dcrocher le rle
si convoit de porteur. Son travail termin, il
filerait qumander une sucrerie la cuisine en
rcompense de ses efforts. Les deux garnements
avaient le bec sucr ; Fred avait mme t surpris
voler un kilo de sucre. Mais la punition administre
par Rosa avait t douce en comparaison de l'indi-
gestion qui avait suivi.
- Dpose-les dans la chambre de Miss Celia.
Sais-tu o elle se trouve?
- Pour sr, M'sieur, rpondit Thomas avec un
sourire clatant. J' connais cette maison comme
ma poche. J' suis n dans le grand hall.
- Vraiment?
- Il dit la vrit, intervint Jessie. C'est le fils de
Rosa, la cuisinire. Elle s'y tait prise trop tard
pour aller l'infirmerie. Il s'appelle Thomas.
Thomas salua Stuart.
- Enchant, Thomas. A prsent, emporte les
bagages.
- Oui, M'sieur. Dans la chambre de Miss Celia.
Thomas disparut firement dans la maison, son
97
petit corps enfantin ployant sous son prcieux
fardeau. L'attention de Stuart revint sur Jessie.
- Allez donc l'essayer.
- Oh! Je... Elle hsitait, paralyse par la crainte
que la robe ne ft trop petite. Elle en mourrait de
honte.
- Allez ouste ! Ou je vais croire que mon cadeau
ne vous plat pas.
- Mais si! Au contraire!
Vaincue, Jessie ramassa la bote et la ceinture
avec l'air tragique d'une condamne mort.
- Revenez me montrer le rsultat ! lana-t-il dans
son dos.
Mais elle tait fermement dcide s'enfermer
double tour dans sa chambre si la robe ne lui allait
pas.
Ses frayeurs taient vaines et Stuart s'avra
excellent juge des mensurations de sa nouvelle
belle-fille. La taille tait un peu juste, mais Sissie,
que Jessie avait appele son secours, lui affirma
qu'avec un corset, l'ensemble serait parfait. Jessie
dtestait porter l'unique corset qu'elle possdait,
mais en l'occurrence...
- Respirez fond, lui intima Sissie en tirant
fermement sur les lacets. Jessie s'excuta et elle
eut soudain l'impression que ses ctes allaient se
briser.
- Je ne peux plus respirer, suffoqua-t-elle.
Mais Sissie n'en avait cure et continua tirer
nergiquement sur les lacets qu'elle attacha avec
un nud si serr que Jessie pensa s'vanouir.
- Enfilez votre robe prsent, lui ordonna-t-elle
sur un ton sans rplique.
Elle la fit passer par-dessus la tte de Jessie, tira
la jupe et arrangea le corsage. Elle lui agrafa le
dos, ajusta le dcollet et termina en attachant la
ceinture avec un gros nud.
Quand Jessie fut enfin autorise se contempler
dans son miroir, elle hsita se reconnatre dans
98
l'image qu'elle dcouvrit : la jeune fille qui la
regardait dans sa psych tait grande, bien sr,
mais bien proportionne. Les rondeurs de sa poi-
trine et de ses hanches la paraient d'une volupt
trs fminine. Alors que ses vieilles robes d't la
serraient au cou et aux bras, celle-ci soulignait ses
tendres courbes en rvlant le galbe de deux jolis
seins ronds et doux.
- Sissie, Sissie... Comment me trouves-tu? inter-
rogea Jessie d'une voix mal assure.
Il n'y avait pas de doute, elle tait en proie un
mirage.
- Oh Miss Jessie, que vous tes belle! souffla
Sissie en contemplant le reflet de Jessie avec la
mme stupeur que sa jeune matresse. Vraiment
belle!
Sa voix vibrait d'un tel accent de sincrit que
Jessie finit par se convaincre qu'elle n'tait pas le
jouet de son imagination ou d'une illusion d'op-
tique.
Les paules laiteuses qui dpassaient du sage
dcollet taient bien les siennes. Elle les toucha
pour s'en assurer et surveilla son reflet dans la
glace. Cette jolie taille, bien prise dans la ceinture
de satin ivoire, tait elle, aussi incroyable que
cela part. Quoi d'tonnant ce que les femmes
portassent des corsets, quand on observait le rsul-
tat! La couleur jaune ple de la robe convenait
merveille son teint clair et nacr. Ses sourcils
dessinaient toujours sur son front deux traits de
pinceau noir, mais elle ne les trouvait plus affreux.
Ils soulignaient au contraire la blancheur de sa
peau. Ses grands yeux noisette qui brillaient de
plaisir lui semblaient plus attirants, et pour la
premire fois, elle remarqua l'paisseur de ses cils.
Elle battit des paupires avec circonspection : mais
oui! Bien qu'ils fussent d'un brun trs banal, elle
avait de beaux yeux! L'excitation avivait le rose de

99
ses joues et elle souriait. Son image lui plut et elle
accentua son sourire.
- Je suis... presque jolie, n'est-ce pas? demanda-
t-elle timidement Sissie.
- Oh! Miss Celia va piquer une belle crise en
vous voyant! rpondit Sissie avec conviction.
Elles se regardrent et clatrent de rire.
- J'espre bien! rpliqua Jessie; elle revint vers
son reflet et porta les mains ses cheveux.
Cette toison impossible et dsordonne! C'tait
la seule fausse note.
- Ils sont trop longs, observa Sissie en fronant
les sourcils. Si j'tais vous, Miss Jessie, j'y mettrais
un peu d'ordre avec une paire de ciseaux.
Ce matin-l, Jessie avait relev ses cheveux
cause de la chaleur. Comme d'habitude, les pin-
gles avaient du mal retenir le lourd chignon qui
penchait dangereusement sur son oreille, et de
longues mches s'chappaient par-ci, par-l. Mais
Jessie y tait tellement habitue que cela ne la
gnait plus.
- Tu crois? demanda-t-elle sceptique.
Elle avait dj suffisamment de mal discipliner
ses cheveux longs...
- Parfaitement, rpta fermement Sissie.
Mais Jessie secoua la tte, effraye par cette
perspective.
- Nous verrons a plus tard, Sissie. Je vais finir
par ressembler Jasper si tu t'en prends mes
cheveux.
Pas moi, Miss Jessie! Mais un vrai coiffeur...
rtorqua Sissie impatiente en secouant les derni-
res pingles qui taient restes accroches ses
cheveux. Regardez Miss Celia, elle se fait toujours
coiffer la dernire mode Jackson. Pourquoi ne
feriez-vous pas comme elle?
Jessie n'y avait jamais song. Quelques minutes
plus tt, elle aurait mme jur ses grands dieux
100
que les chiffons et les fanfreluches ne l'intres-
saient pas.
Mais elle avait chang d'avis en voyant la surpre-
nante transformation opre par la robe jaune.
Sissie lui avait bross les cheveux et reconstrui-
sait son chignon grands coups d'pingles opini-
tres, mais les deux jeunes filles savaient qu'elle
travaillait en pure perte. Dans une heure, tout
serait recommencer.
Jessie fut nanmoins blouie en jetant un dernier
regard son miroir, avant de courir sur la vranda
pour laisser Stuart juger du rsultat.
A peu de chose prs, c'tait la mtamorphose du
vilain petit canard.

16

Stuart n'avait pas boug et il se balanait pares-


seusement dans son fauteuil en sirotant un whisky
glac la menthe.
Il ne l'avait pas vue arriver et Jessie fut sur le
point de rebrousser chemin. Peut-tre feignait-il de
s'intresser elle par gentillesse?
Mais son geste prouvait qu'il l'aimait bien.
- Eh bien, Jessie !
Il tourna la tte et l'aperut. Jessie sentit son
estomac se nouer, mais elle ne pouvait plus recu-
ler. Elle respira un grand coup et avana brave-
ment.
Il la regarda s'approcher sans dire un mot.
Droute, Jessie s'immobilisa et croisa instincti-
vement les bras sur sa poitrine.
Il la fixait de son regard bleu insondable.
- Alors? demanda-t-elle d'une voix trangle.
Assurment, elle tait ridicule ! Son imagination
lui avait jou un tour devant son miroir.
101
- Vous tes charmante, dit-il enfin.
Et il lui sourit.
Brusquement rassure, Jessie rosit de plaisir.
Saisie d'un accs de timidit, elle baissa les yeux
sans savoir quelle contenance adopter.
- C'est grce la robe, dit-elle en caressant le
tissu soyeux. Elle est magnifique.
Elle avait repris de l'assurance et le regarda dans
les yeux.
- Non, Jessie ce n'est pas la robe. Vous tes
charmante. Ne vous sous-estimez pas.
Jessie sentit sa gorge se serrer et les larmes lui
monter aux yeux. Elle avait grandi dans un monde
avare de compliments et elle enfouit ses paroles au
fond de son cur comme un trsor.
- Je suis contente que vous ayez pous Celia,
lcha-t-elle avant de se sauver pour cacher sa
confusion.
- Jessie...
Il ne termina pas sa phrase. Celia venait d'appa-
ratre dans l'embrasure de la porte avec un jus de
tomate la main. En voyant Jessie, elle s'immobi-
lisa, ouvrit des yeux ronds et la dvisagea de la tte
aux pieds. Rsigne, Jessie courbait dj le front.
- Je suis ravie de voir que vous rentrez dans
cette robe. Stuart a tellement insist pour que nous
l'achetions, dit-elle enfin. Puis elle ajouta veni-
meuse :
- Si vous saviez la quantit de tissu qu'il a fallu
pour la faire votre taille ! Enfin... Elle ne vous va
pas trop mal.
Avant que ses paroles fielleuses n'aient gch
tout le plaisir de la jeune fille, Stuart se leva et vint
affectueusement poser ses mains sur les paules de
Jessie.
- Moi je la trouve ravissante, Celia. La coutu-
rire a utilis un mtrage parfaitement courant.
Mais vous tes si menue ! Vous oubliez parfois que
102
vous tes bien plus petite que la moyenne des
femmes !
Jessie savait par exprience que le ddain et le
silence constituaient la meilleure dfense contre
cette langue de vipre. Il suffisait qu'on la contre-
dise pour qu'elle trouvt une nouvelle attaque, plus
pernicieuse que la premire. Soit Stuart n'avait pas
encore appris les rgles de vie adopter vis--vis de
Celia, soit il avait dcid de les ignorer. Le regard
de Celia se durcit et vint se fixer sur les mains de
Stuart. Jessie lut une expression sur son visage qui
la fit rougir. Celia russissait la culpabiliser avec
un simple regard.
En dpit de cette sournoise insinuation, Stuart
ne retira pas ses mains.
- Vous aviez besoin de moi, Celia?
Son ton tait trs calme mais la pression qu'il
exera sur ses paules, Jessie sentit qu'il contenait
sa colre. La rage de Celia redoubla devant sa
placidit et elle lana son mari un regard charg
d'clairs.
- Oui. Je souhaitais que nous discutions en tte
tte, mais puisque je vous vois en si bons termes,
finissons-en tout de suite.
- Eh bien, nous vous coutons ma chre, rpon-
dit Stuart d'un ton las.
Jessie, trs gne, aurait voulu s'esquiver avant
que n'clate une scne de mnage. Mais elle en
tait empche par Stuart qui, consciemment ou
non, avait accentu la pression de ses doigts.
- Soit. J'aimerais que vous fassiez porter vos
affaires dans la pice o vous dormirez, plutt que
de venir encombrer ma chambre.
Jessie ne broncha pas lorsque les doigts de
Stuart s'enfoncrent dans sa chair et elle retint
vaillamment un gmissement pour ne pas trahir le
calme de faade qu'affichait Stuart.
- Suis-je sot! Je pensais que nous partagions la
103
mme chambre. Je vous rappelle que nous som-
mes maris.
Celia eut un sourire dsagrable :
- Oh, je ne le sais que trop. Mais je prfre que
nous faissions chambre part. Bien entendu, je ne
puis vous interdire l'entre de la mienne si vous
dsirez user de vos prrogatives.
Cette fois-ci, Jessie tressaillit sous la douleur qui
vrilla ses paules. Le tour de la conversation lui
avait fait monter le rouge aux joues. Tout coup,
Stuart s'en rendit compte et il la poussa douce-
ment vers la porte :
- Laissez-nous, Jessie.
Elle ne se le fit pas dire deux fois et se faufila
derrire Celia...
- Oh non!
- Maladroite ! Vous avez renvers mon verre !
Les deux exclamations fusrent tandis que le jus
de tomate de Celia se rpandait sur la robe de
Jessie. En l'espace de quelques secondes, la bois-
son carlate vint tacher irrmdiablement la jupe
de mousseline jaune. Jessie, atterre, tenta d'es-
suyer la tache avec ses mains. Hlas, elle avait
l'affreuse intuition que sa robe tait perdue.
- Vous l'avez fait exprs! accusa-t-elle.
- Vous tes folle! Impertinente! C'est votre
faute, balourde que vous tes, vous avez heurt
mon bras!
- Menteuse!
Celia jubilait et Jessie, tremblante de rage, serra
les poings. Pour la premire fois de sa vie, elle se
sentait des instincts meurtriers.
- Rentrez dans la maison, Jessie, rpta Stuart
en retenant la jeune fille prte sauter la gorge
de sa belle-mre.
- Ma robe !
- Oui, je sais, mais rentrez l'intrieur.
- Mais...
- Faites ce que je vous dis.
104
Jessie furieuse et dsole s'enfuit vers sa cham-
bre o elle mit sa robe presque en pices en
essayant de la retirer. Maudite Celia ! Que le diable
l'emporte! Elle la dtestait et jamais elle ne lui
pardonnerait !
En bas sur la terrasse, Stuart foudroya sa femme
du regard.
- Pourquoi avez-vous fait cela?
- C'est un accident, je vous le promets. Vous
n'allez tout de mme pas croire que j'ai volontaire-
ment abm la robe de cette petite idiote.
- Je sais que vous en tes capable.
- Voil les propos d'un mari aimant !
La bouche de Stuart se crispa.
- Celia, je ne tolrerai pas que vous fassiez du
mal Jessie, ni qui que ce soit. Nous sommes
maris, hlas, pour le meilleur et pour le pire. Mais
je puis vous rendre la vie impossible si vous m'y
forcez.
- Je vous dteste !
- Vous m'en voyez dsol.
- Comment ai-je pu vous pouser!
- C'est curieux, je me posais la mme ques-
tion.
- Vous vous figurez pet-tre que je vais vous
laisser tout rgenter ici, me donner des conseils sur
l'ducation de ma belle-fille et prendre les rnes de
la proprit?...
- Mais parfaitement. Je vous rappelle, ma ch-
rie, que je suis votre mari. Tout ce que vous
possdiez m'appartient aujourd'hui. Etiez-vous si
presse de vous jeter dans mes bras que vous ayez
nglig ce dtail?
- Vous tes ignoble!
- Pas encore, rpliqua-t-il schement en lui
attrapant le bras.
- Ne me touchez pas! Oh! je vous hais! glapit-
elle en le repoussant.
Elle clata en sanglots hystriques et disparut
105
dans la maison en rptant : Je vous hais ! Je vous
hais!
- Moi aussi, je vous hais, rpondit amrement
Stuart. Que Dieu nous garde!
Au sous-sol, Tudi entendait toute cette agitation.
Quand le calme revint, elle secoua la tte.
- On dirait qu'il y a de l'eau dans le gaz,
murmura-t-elie, et elle retourna son travail.

17

Au cours des semaines suivantes, la vie


Mimosa s'installa dans une routine agrable vue de
l'extrieur, mais sous laquelle bouillonnait une
tension perptuelle. Tantt Celia se faisait cajoleuse
avec son mari, tantt elle lui crachait sa haine au
visage. Stuart restait imperturbable devant toutes
ces manuvres. S'ils s'taient jamais maris par
amour, celui-ci n'avait pas longtemps survcu la
crmonie. Il tait de notorit publique Mimosa
que Stuart n'avait jamais approch le lit de Celia.
Les domestiques se faisaient un plaisir de tenir
Jessie au courant. Le fait de savoir que Celia
gardait sa porte obstinment close la troublait et la
rassurait en mme temps. Peut-tre tait-ce d la
place grandissante que Stuart occupait dans sa
vie.
En trs peu de temps, il tait devenu pre, frre
et ami. Jessie n'avait jamais souponn quel
point elle avait manqu d'affection avant que
Stuart ne devienne le centre de son univers. Il ne
modifia pas son attitude bienveillante l'gard de
Jessie, et son affection indulgente allait droit au
cur de la jeune fille, assoiffe de tendresse. Seules
sa fiert et les insinuations de Celia l'empchaient
de le suivre partout o il allait comme un petit
106
animal apprivois. Devant l'chec de son mariage,
Celia rpandait son venin sur tous les habitants de
Mimosa. Elle retenait sa langue de vipre devant
Stuart, mais, en son absence, Jessie devenait sa
cible favorite.
De ce fait, Jessie passait le plus clair de son
temps dehors. Chaque matin, elle enfourchait Fire-
fly et, jusqu'au crpuscule, elle sillonnait la fort
voisine sous la fidle escorte de Jasper. Elle vitait
soigneusement de rentrer l'heure o l'on servait
le souper et dnait la cuisine avec Rosa. Vu
l'atmosphre tendue qui rgnait pendant les repas,
elle se contentait aisment des reliefs. Selon Sissie,
qui tait dvolue la tche ingrate de servir
table, le matre se tenait l'une des extrmits de
la grande table avec la matresse l'autre bout.
Dans cet isolement luxueux, ils dnaient, spars
par des mtres de bois laqu, sans quasiment
s'adresser la parole. Le silence de plomb n'tait
troubl que par le ronronnement du ventilateur et
les bruits de vaisselle entrechoque par Sissie.
Bien souvent, Jessie ne djeunait mme pas.
Stuart n'assistait jamais au repas de midi et Celia
n'attendait que cette occasion pour bondir sur sa
belle-fille comme un animal sur sa proie. Elle
trouvait toujours quelque chose lui reprocher.
Jessie avait pris l'habitude d'emporter une pomme
et un morceau de pain et elle constata qu'elle se
passait fort bien des repas plantureux dont elle se
dlectait autrefois. Ces en-cas avals la va-vite et
les longues promenades cheval eurent des cons-
quences bnfiques sur son physique. Sa silhouette
s'affina.
Tous les matins, Stuart s'enfermait avec Gray-
don dans son bureau. Le reste du temps, il arpen-
tait la plantation sur son cheval. Il s'intressait
tout : la cueillette du coton, l'lagage des arbres
fruitiers, jusqu'aux soins donner aux enfants qui
travaillaient dans les champs. Pharaoh, le contre-
107
matre noir qui avait travaill pendant des annes
sous les ordres de Brantley, tait en permanence
ses cts. Ce grand gaillard tout en muscles et noir
comme l'bne en savait bien plus sur la plantation
que Brantley. S'il n'avait t un esclave, le nouvel
intendant de Mimosa tait tout trouv.
Alors que Stuart s'initiait la gestion complexe
de la plantation, Graydon Bradshaw n'tait l que
pour la forme. Il s'aventurait rarement dans la
fournaise des champs brls par le soleil, et si
Jessie ne voyait gure le smillant intendant, elle
en entendait beaucoup parler par les domestiques.
Elle esprait seulement que Celia ne pousserait pas
l'audace jusqu' rcidiver avec le nouvel intendant
qui tait de surcrot son cousin germain.
Si elle tait dprave ce point, Jessie formait
des vux pour qu'elle ft discrte car elle redou-
tait l'invitable explosion si Stuart la surprenait en
flagrant dlit, En dpit de sa gentillesse et de son
charme, Stuart n'en tait pas moins homme, et
qu'il l'aimt ou non, Celia tait sa femme. Il n'tait
pas du genre se laisser berner et Jessie, elle-
mme, avait test sa colre. Elle savait que sa
belle-mre paierait cher les consquences de son
infidlit.
Elle cdait parfois la tentation et, Jasper trot-
tant sur ses talons, elle rejoignait Stuart dans les
champs. Il acceptait sa compagnie et celle de son
gros chien sans faire de commentaires et lui posait
mme des questions. Elle s'aperut avec surprise
qu'elle savait pas mal de choses.
- Pourquoi ne portez-vous pas de chapeau? lui
demanda-t-il un jour en remarquant ses joues et le
bout de son nez brunis.
C'tait une touffante journe d'aot et le soleil
dardait sans piti ses rayons brlants. Le coton
prt tre cueilli s'tendait perte de vue, et le
soleil se rflchissait sur les petites capsules mous-
seuses en offrant un spectacle d'une blancheur
108
blouissante. Les esclaves portaient de grandes
chemises blanches pour se protger de l'ardeur du
soleil et de la chaleur. Ils travaillaient le dos courb
sur chaque range, et leurs doigts bruns volti-
geaient parmi les petites boules neigeuses. Les
hommes chantaient des spirituals pour se donner
du cur l'ouvrage et, comme chaque t, leurs
chants graves et harmonieux s'levaient dans l'air
frmissant de ce brlant aprs-midi d'aot.
- Je n'en porte jamais, rpondit Jessie en haus-
sant les paules.
Elle tait absorbe par la course laquelle se
livraient deux jeunes esclaves. C'tait au premier
qui finirait sa range : une vitesse hallucinante,
ils dpouillaient chaque plant de son coton et le
jetaient dans le sac qui leur battait les reins.
- Dornavant, vous porterez un chapeau. Pre-
nez le mien en attendant. Vous allez attraper de
vilaines taches de rousseur!
Il ta son chapeau de paille large bord et le lui
planta sur la tte. Son geste toucha Jessie. Jus-
qu'alors, personne ne s'tait proccup ainsi de
son confort.
- Je n'en ai pas besoin. Ma peau est habitue au
soleil et je n'ai jamais de taches de rousseur.
Elle allait lui rendre son chapeau, mais il l'ar-
rta.
- Gardez-le. Vous avez un teint ravissant, ce
serait dommage de l'abmer.
Jessie laissa retomber sa main et resta bouche
be. Mais Stuart s'tait dj dtourn et il balayait
les champs du regard. Son compliment tait-il
sincre? Trouvait-il vraiment son teint ravissant?
Eblouie par ses paroles, elle effleura sa joue d'un
geste inconscient.
Malgr sa carnation de rousse, elle ne craignait
pas le soleil ni les taches de rousseur. Stuart par
contre, en dpit de son teint mat, avait plus besoin
qu'elle de son chapeau. Il n'tait pas encore habi-
109
tu la canicule qui rgnait en aot sur les bords
du Mississippi.
Elle frissonna d'un plaisir un peu coupable
l'ide de porter quelque chose qui lui apparte-
nait.
- Cela fait du bien, remercia-t-elle d'une voix
trs douce.
Contrairement aux apparences, il n'y avait
aucune coquetterie dans son ton.
- Ce n'est rien.
Il se retourna vers elle, le visage grave, et elle
admira son profil de mdaille. Le soleil allumait
dans ses boucles noires des reflets bleuts, rappe-
lant la couleur extraordinaire de ses yeux qui
ressortaient sur son teint basan.
Les larges paules rvlaient une puissante mus-
culature sous la chemise de lin blanc. Il avait
dboutonn son col cause de la chaleur et Jessie
ne put rsister la tentation de jeter un regard
furtif sur sa poitrine brune et virile. Inconsciem-
ment, ses yeux descendirent vers son ventre plat et
ses longues jambes nerveuses. Puis ils remontrent
vers son visage, irrsistiblement attirs par sa bou-
che. Elle tait parfaitement dessine avec une lvre
infrieure lgrement renfle. Sans ' se rendre
compte de la fixit de son regard, elle le dvisa-
geait la bouche entrouverte et agite d'un imper-
ceptible frisson.
A cet instant, clata un concert d'aboiements
assourdissants : Jasper venait de dbusquer un
lapin et se lanait joyeusement sa poursuite. Les
chevaux effrays firent un cart et Jessie sursauta.
Voil qu'elle se surprenait lorgner la bouche du
mari de sa belle-mre! Elle se dtourna, rouge de
confusion.
- Vous n'avez tout de mme pas froid? lui dit-il
tout coup.
- Non, rpondit-elle surprise par cette remarque
qui tombait du ciel...
110
Il avait d la voir frissonner. Malgr son embar-
ras, elle le regarda. Il avait les yeux fixs sur sa
robe. Interloque, elle suivit son regard. Son ama-
zone tait trop chaude en cette saison et elle
portait une robe de lin toute simple sur un jupon et
une chemise. Sa robe tait vieille et dlave, mais
elle tait propre et correctement boutonne. Sa
jupe d'un bleu pass tait un peu courte, certes,
mais elle ne laissait dpasser que ses bottes noires
et uses. Non, elle ne voyait rien dans son appa-
rence qui pt justifier ses sourcils froncs.
- Votre robe est trop juste, dit-il enfin sur un ton
dsapprobateur.
- Mais non, rtorqua Jessie surprise.
A une poque, elle avait cess de porter cette
robe qui la serrait trop. Mais depuis qu'elle avait
maigri, elle se sentait beaucoup mieux dans ses
vtements.
- Je vous demande pardon, rpliqua schement
Stuart.
Jessie ouvrit des yeux ronds. Qu'avait-elle fait
pour le mettre subitement d'aussi mchante
humeur? Soudain, elle aperut l'objet de ses criti-
ques et devint carlate.
Elle avait minci, mais sa poitrine tait reste la
mme. Sa fine chemisette de lin adhrait sur sa
peau moite et moulait ses seins en rvlant leurs
contours ronds et fermes. Mais le plus embarras-
sant, c'tait les petites pointes roses et durcies que
l'on apercevait distinctement travers ses lgers
vtements.
Malgr son innocence, Jessie savait ce que cela
signifiait. Le dlicieux petit frisson qui l'avait
secoue tandis qu'elle regardait la bouche de
Stuart avait eu sur elle un effet inattendu. Cette
dcouverte l'horrifia.
- Cessez de me regarder ainsi, supplia-t-elle
d'une voix trangle.
Elle vota les paules et croisa les bras sur sa
11 1
poitrine. Il avait forcment compris. Cramoisie,
Jessie n'avait jamais t aussi gne.
- Quand vous a-t-on achet des vtements pour
la dernire fois? demanda-t-il avec irritation.
Elle se prit esprer qu'il n'ait pas saisi la
signification honteuse de ce qu'il avait vu. Aprs
tout il pouvait croire que ses seins taient ainsi faits
et il les avait uniquement remarqus parce que son
corsage tait trop serr.
- Pour... votre mariage, et aussi... la robe jaune
que vous m'avez offerte.
Si elle retrouvait son assurance, elle l'empche-
rait de deviner la vrit. Sinon, gn en sa pr-
sence, il l'viterait et Jessie ne pouvait se faire
cette ide. Elle tenait lui pour des raisons bien
plus importantes que cette attirance physique.
- Et c'est tout?
- On ne m'a rien achet depuis trois ans.
La honte lui brlait les joues plus que ne l'avait
jamais fait le soleil. Elle maudit cette rougeur
persistante qui ne pouvait que soulever ses soup-
ons.
Les mchoires de Stuart se contractrent nou-
veau. Jessie retint son souffle et s'obligea le
regarder calmement en croisant les bras sur sa
poitrine rvlatrice.
- La ngligence de Celia est impardonnable. Je
vais y remdier.
A cet instant, Pharaoh dboucha sur son che-
val.
- M'sieur Stuart, il va pleuvoir. Faudrait faire
attention protger la cueillette.
Stuart hocha la tte.
- Occupe-t'en. Je te rejoins dans une minute.
Pharaoh acquiesa et disparut au trot.
- Rentrez vous changer la maison, ordonna
Stuart Jessie.
- Oui Stuart, lui rpondit-elle d'une voix encore
plus humble qu'auparavant.
112
Elle n'avait qu'une hte : le quitter. Il lui lana
un regard svre avant de talonner les flancs de
son cheval et de s'loigner dans un nuage de
poussire.
- Votre chapeau...!
Un roulement de tonnerre rsonna dans le loin-
tain, signe prcurseur de l'orage qui approchait.
Mais il ne se retourna mme pas et Jessie partit se
changer, le rouge encore au front.

18

Deux jours plus tard, Miss Flora et Miss Laurel


vinrent leur rendre visite. C'tait le jour o Celia
recevait, et elle buvait un th glac avec ses amies
dans le petit salon qui donnait sur la galerie.
Quand on annona les tantes de son mari, elle
s'excusa et se prcipita tout sourires pour les
accueillir. Jessie jouait dans le verger avec Jasper
et choisit malheureusement cet instant pour jeter
un bton son chien qui piqua un galop sur la
pelouse. Elle vit le sourire de Celia se figer au fur et
mesure qu'elle coutait les deux vieilles demoi-
selles.
Craignant que la prsence bruyante de Jasper ne
ft l'origine du mcontentement de Celia, elle
siffla l'animal qui flairait une taupinire.
Jasper releva le museau et ramassa la dernire
minute le morceau de bois avant de bondir, la
queue frtillante, vers sa jeune matresse. Celia et
les deux surs suivirent Jasper du regard et dcou-
vrirent Jessie moiti dissimule par les arbres.
- Jessica, mon enfant, venez donc ici, roucoula
Miss Flora en lui faisant signe de s'approcher.
A contrecur Jessie mergea du verger, la jupe
macule de boue cause de ses bats endiabls
113
dans l'herbe frache avec Jasper, les cheveux
emmls et le visage tout barbouill.
- Bonjour ma chre.
Miss Laurel la salua avec bont sans relever le
dsordre de sa tenue.
- Bonjour Miss Laurel, bonjour Miss Flora.
Jessie embrassa avec rsignation les deux joues
tendues. Elle avait fini par s'habituer ce rituel.
- Ces chres demoiselles ont une proposition
vous faire, annona Celia d'un ton suave.
Jessie lui jeta un coup d'il la drobe; quelle
que ft cette proposition, elle savait d'avance que
sa belle-mre n'y tait pas favorable.
- Ne soyez pas si crmonieuse ! s'exclama ron-
dement Miss Flora. Nous venons simplement enle-
ver Jessie pour l'emmener avec nous Jackson.
- Ce cher Stuart prtend qu'elle n'a rien se
mettre sur le dos, renchrit sa sur.
- A Jackson !
Jessie horrifie les regardait tour tour.
- Je leur ai dit que c'tait impossible bien sr,
lui assura Celia dont les dsirs concidaient pour la
premire fois avec ceux de sa belle-fille.
- Mais non, Jessie va nous accompagner.
Le ton de Miss Flora n'admettait pas de r-
plique.
- Montez vite vous changer et prparez quel-
ques affaires. N'emportez qu'une seule robe de
rechange. Nous trouverons l-bas de quoi vous
habiller, ajouta Miss Laurel en cho.
Dsempare, Jessie rpta :
- C'est trs gentil de votre part, mais vraiment
7
je...
- Taratata!
Miss Flora lui intima le silence.
- Celia est bien trop affaire par les change-
ments occasionns par son mariage pour s'occuper
de vous. Nous sommes vos tantes prsent, et
114
vous pouvez sortir en ville avec nous en toute
tranquillit.
- Mais je...
La dtermination de Miss Flora touffa ses
dernires tentatives de protestations. Elle n'osait
mme pas imaginer ce que reprsentait un sjour
Jackson en compagnie des deux vieilles demoisel-
les. Ces dernires dbordaient de bonnes intentions
son gard, mais Jessie les connaissait peine.
Elle deviendrait folle si elle devait les supporter du
matin jusqu'au soir. En soi, l'ide de s'acheter de
nouvelles robes la sduisait (elle se souvenait
encore de la transformation opre par la jolie robe
jaune dont elle avait tant dplor la perte), mais
elle renclait l'ide de se rendre Jackson. A dire
vrai, Jessie n'avait jamais pass une nuit hors de
Mimosa et cette perspective l'effrayait un peu.
- Notre dcision est prise, trancha Miss Flora.
- Ce cher Stuart nous a demand de vous
emmener avec nous, ajouta Miss Laurel comme si
cet ultime constat devait balayer ses dernires
objections.
Et ce fut ce qui arriva, au grand dsespoir de
Jessie.
Malgr ses apprhensions, le voyage se rvla
trs amusant. Elles s'absentrent quinze jours et,
grise par le tourbillon des achats, elle ne vit pas le
temps passer. A la grande surprise de Jessie,
Miss Flora se rvla dote d'un coup d'il infailli-
ble et d'un got trs sr. Jessie, qui ne se fiait
gure ses propres instincts, la laissa dcider de
tout. Le seul vtement qu'elle choisit elle-mme fut
une robe d'amazone bleu roi avec un col officier et
des boutons dors rappelant les casaques militai-
res. Miss Flora affirma qu'elle lui allait comme un
gant. Au cours de la dernire sance d'essayage,
juste avant le retour, Jessie reconnut qu'une fois de
plus Miss Flora avait eu raison : elle tait particu-
lirement son avantage dans cette robe.
115
Lorsque Miss Flora avait dcrt que les cou-
leurs vives et chatoyantes lui iraient bien, Jessie
s'tait tue malgr son scepticisme. Mais la fin de
leur sjour, elle tait enchante du rsultat. Les
couleurs riches et intenses comme le bleu saphir, le
vert meraude ou le rouge rubis mettaient merveil-
leusement en valeur ses grands yeux noisette et son
teint de pche. Jessie, stupfaite du rsultat, s'tu-
dia dans la glace et trouva que sa peau semblait
tre de velours. Elle se souvint que Stuart la
trouvait ravissante. Soudain, elle mourait d'impa-
tience de se montrer lui dans ses nouveaux
atours.
Elle eut la joie de dcouvrir qu'elle avait beau-
coup maigri. Ce n'tait pas un effet de son imagi-
nation : elle tait devenue mince comme un fil.
Pendant l't, elle avait pris plusieurs centimtres
tandis que sa taille et ses hanches se modifiaient
comme par magie. Devant cette transformation,
elle se demanda mme si la couturire n'utilisait
pas un miroir amincissant pour flatter ses clientes.
La glace lui renvoyait bel et bien l'image d'un
ravissant corps de femme. Qui oserait prtendre
qu'elle tait trop ronde dsormais?
- Ma parole Jessica, vous voici devenue une
vraie beaut! s'exclama Miss Laurel tout ton-
ne.
- Moi, je le savais, rpliqua Miss Flora satisfaite.
C'est tout le portrait de sa chre mre. Avez-vous
oubli le nombre de prtendants qui tournaient
autour d'Elizabeth Hodge avant que celle-ci ne
jett son dvolu sur Thomas Lindsay? Il en venait
mme de La Nouvelle-Orlans!
Miss Laurel hocha la tte.
Jessie, qui contemplait son reflet dans chaque
vitrine devant laquelle elle passait, cessa un instant
de se dcrocher le cou et interrogea les deux surs
d'une voix vibrante :
- Je ressemble vraiment ma mre?
116
Elle se souvenait d'une ravissante jeune femme
brune au tendre sourire et cela lui paraissait impos-
sible.
- Demandez ceux qui l'ont connue, rpondit
avec douceur Miss Flora.
Jessie sentit sa gorge se nouer, elle ressentit
comme jamais auparavant le vide laiss par la mort
de sa mre.
- Parlons d'autre chose, se hta d'ajouter
Miss Flora en voyant l'motion de Jessie. Laissez-
nous admirer votre nouvelle coiffure. Je dois
avouer que vous tes infiniment plus jolie le visage
dgag.
Heureuse de cette diversion, Jessie se soumit
avec complaisance l'examen des deux tantes.
- Cela vous plat-il?
La coiffeuse s'en tait donn cur joie et
Jessie, muette d'effroi, avait vu choir une quantit
de boucles impressionnante. Ses cheveux lui tom-
baient toujours jusqu'aux reins, mais les ciseaux
avaient taill et lagu son opulente chevelure,
encadrant son visage d'une profusion de charman-
tes petites boucles.
Madame Fleur lui avait montr comment atta-
cher et pingler ses cheveux et lui avait assur que
son chignon tiendrait contre vents et mares. Pour
changer, elle lui avait suggr de les nouer sur la
nuque avec un ruban. Les deux coiffures lui
allaient ravir.
- Vous tes charmante, la complimenta Miss Lau-
rel aprs l'avoir admire sur toutes les coutures.
- Cette coiffure vous va trs bien, renchrit
Miss Flora.
De retour vers leur htel, Jessie surprit plusieurs
regards admiratifs et en conclut avec dlices que
les deux vieilles demoiselles avaient raison.
En fin de compte, la jeune fille se plut tellement
Jackson qu'elle partit regret. En revanche,
l'approche de Mimosa, elle ne tenait plus en place,
117
et sur les derniers kilomtres une vritable nostal-
gie l'treignit. Frmissant d'impatience, elle tait
incapable de dire qui lui avait le plus manqu entre
Tudi, Sissie, Firefly et Jasper... moins que ce ne
ft Stuart.
Quand la voiture s'arrta devant le porche, elle
fut prise d'un accs de mlancolie l'ide de se
sparer des deux tantes.
- Nous vous laissons ici, ma chrie, lui dit
brivement Miss Flora en coupant court aux effu-
sions. Jessie leur sauta au cou impulsivement.
- Merci toutes les deux, fit-elle d'une voix
enroue.
Miss Flora toussota, pendant que sa sur tapo-
tait affectueusement l'paule de Jessie.
- N'oubliez pas que nous sommes de la famille
et venez nous voir.
- Je n'y manquerai pas, promit Jessie.
Ben, le vieux chauffeur, lui ouvrit la porte et
Jessie descendit de la voiture aprs un dernier
sourire.
- Au revoir Jessica!
- A bientt !
Elle fut accueillie par les exclamations bruyantes
de Fred et de Thomas qui bondirent sur les nom-
breux paquets dposs par Ben. Bien qu'elle ft
heureuse de les retrouver, elle luttait contre les
larmes qui lui piquaient les yeux en voyant s'loi-
gner la voiture emportant ses nouvelles tantes vers
Tulip Hill. Heureusement, l'irruption de Jasper
tout excit lui permit de sauver les apparences.

19

Avec l'automne arriva l'anniversaire de Seth


Chandler. C'tait le 14 septembre; toute la valle
118
connaissait cette date car chaque anne, Elmway
en profitait pour donner la plus grande rception
de la saison. Lissa tait une excellente htesse, et
les invits se pressaient pour assister au barbecue
qu'elle donnait. Il tait suivi d'un feu d'artifice et
d'un bal. Ceux qui venaient de loin dormaient
l-bas et la famille en profitait pour rester quelques
jours. May Chandler, une cousine clibataire de
Seth, tait venue trois ans auparavant et n'tait
jamais repartie. Mais personne n'y trouvait
redire, une coutume du Sud voulant que les hom-
mes offrent gte et protection aux femmes de leur
famille qui n'taient pas maries. Miss May aidait
s'occuper des enfants.
Jessie n'y tait pas retourne depuis la mort de
ses parents. Cette anne Stuart insista pour qu'elle
les accompagnt.
- Elle viendra avec nous, rpondit-il Celia qui
lui objectait, le matin de la fte, que Jessie n'y allait
jamais.
Tous les deux taient habills et prts partir.
Minna escortait sa matresse en portant sa robe de
bal soigneusement enveloppe dans du papier de
soie.
Comme Celia ripostait aigrement, il touffa un
juron et partit la recherche de Jessie. Elle venait
de seller Firefly pour leur promenade matinale et
grimpait en selle quand il fit irruption dans l'cu-
rie. Elle offrait une charmante vision avec sa
nouvelle amazone bleue, la tte aurole de bou-
cles auburn dont la couleur s'harmonisait avec la
robe de sa jument alezane. Mais le pli qui barrait la
bouche de Stuart montrait clairement qu'il n'tait
pas en humeur de l'apprcier.
- Vous me cherchiez? lui demanda innocem-
ment Jessie.
Elle fit avancer Firefly dans sa direction. Jasper
avait bondi en voyant apparatre Stuart qu'il ado-
rait, et s'apprtait lui manifester sa joie. Mais
119
Stuart, furieux, saisit les pattes du chien pour
l'empcher de salir son costume immacul. Pour la
premire fois Jessie le dominait et un petit sourire
aux lvres, elle le regarda rembarrer Jasper. Par
prcaution, il posa une main sur la tte du chien
qui prit cela pour une caresse et quta la suite en
se roulant sur le dos, le ventre en l'air. Jessie clata
de rire.
- Descendez! ordonna Stuart qui ne semblait
pas partager sa gaiet.
- Mais je vais me promener, protesta-t-elle ton-
ne.
- Pas question! Vous nous accompagnez chez
les Chandler.
Les poings fichs sur les hanches et les jambes
cartes, son ton tait aussi agressif que son
regard.
- Mais je n'y vais jamais.
- Eh bien, vous changerez vos habitudes
aujourd'hui.
Elle le contempla sans rien dire et l'entendit
grommeler dans sa barbe. Soudain, il la saisit
bras-le-corps et la dposa terre.
Jessie resta bouche be tandis que Firefly faisait
un cart et que Jasper se mettait aboyer frnti-
quement. Progress retint la jument par le mors.
- Je n'ai aucune envie d'y aller, s'cria Jessie
avec vhmence.
Elle s'appuya contre lui pour retrouver son qui-
libre et ses doigts s'attardrent involontairement
sur ses bras forts et muscls. Elle se reprit imm-
diatement et se dgagea en serrant les poings.
Depuis l'pisode embarrassant dans les champs de
coton, elle s'obligeait considrer Stuart comme
son oncle. Il avait beau tre son ami et son
protecteur, elle ne devait pas perdre de vue qu'il
tait mari sa belle-mre ! Les penses audacieu-
ses qui lui traversaient l'esprit son sujet la rem-
plissaient de confusion.

120
Elle s'effora d'ignorer le frisson que suscitait le
contact de ses mains autour de sa taille.
- Vous irez cette fte, trancha-t-il premp-
toire.
Elle ramena ses mains sur sa poitrine et commit
l'erreur de le regarder droit dans les yeux. En dpit
de sa mine renfrogne, ses yeux bleus et son beau
visage hl firent battre son cur.
Ses mains douces encerclaient cette taille deve-
nue si fine et au contact de ses doigts souples,
Jessie se mordit les lvres et le repoussa.
- Non, je n'irai pas, dit-elle en vitant de croiser
son regard.
- Regardez-moi, lui intima-t-il.
Elle obit contrecur. L'expression qu'il lut
sur son visage parut le calmer et sa voix s'adou-
cit :
- Jessie, coutez-moi bien. Il serait stupide de
vous clotrer et je compte bien vous en empcher.
Songez donc votre avenir! N'avez-vous pas envie
de vous marier un jour et d'avoir des enfants?
C'est le souhait de toutes les femmes!
Jessie secoua la tte et ouvrit la bouche pour
nier avec sincrit une telle envie. Mais sans la
laisser s'exprimer, il l'empoigna par les paules en
se retenant visiblement de la secouer.
- Celia a eu tort de vous lever ainsi, mais les
torts sont partags. Que diable, Jessie ! Vous n'tes
plus une enfant mais une jeune fille charmante et
dsirable, et les amoureux se prcipiteront vos
pieds si vous leur donnez seulement la chance de
vous rencontrer. Alors faites-le. Vous irez cette
fte, duss-je vous transporter sur mes paules!
Etait-il sincre quand il disait qu'il la trouvait
charmante et dsirable? Ses mains poses sur elle
la brlaient. Jessie avala sa salive et se sentit au
bord de l'vanouissement.
- C'est bon, dit-elle en le repoussant.
- Comment c'est bon?
121
Il la lcha et reprit son air exaspr. Dieu merci,
il tait mille lieues de se douter de l'effet qu'il
produisait sur elle.
- C'est bon! Je vous accompagne chez les
Chandler.
Elle capitulait de mauvaise grce parce qu'elle se
sentait de mauvaise humeur tout coup. Frmis-
sante et tendue comme un arc, elle avait besoin
d'tre seule et, tournant les talons, elle traversa la
pelouse en le plantant sur place. Plus tard, assise
ct de Celia dans la voiture dcapotable, Jessie se
demandait pourquoi elle avait cd aussi facile-
ment. Cette rception ne lui disait rien qui vaille, et
depuis la mort de son pre, elle n'en avait toujours
fait qu' sa tte, mme avec sa belle-mre. Tout
Mimosa connaissait son caractre volontaire et
mme les domestiques, qui l'aimaient beaucoup,
savaient depuis longtemps qu'il ne fallait pas la
contrarier. Mais entre les mains de Stuart, elle tait
comme une pte molle. Son dsir de lui plaire tait
tel qu'elle tait prte satisfaire la moindre de ses
exigences. Cette constatation tait loin d'tre
rjouissante et elle finit par dcrter que leur
amiti tait l'origine de sa soumission. Malgr
l'vidence, la jeune fille refusait d'admettre que
leurs relations taient bien plus complexes.
Cet homme qu'elle avait commenc par dtester
et qu'elle connaissait depuis six mois peine tait
devenu le centre de son existence. Etait-ce simple-
ment d sa gentillesse? Mis part les domesti-
ques, personne depuis la mort de son pre n'avait
vraiment pris la peine de lui parler, sauf pour la
gronder ou pour se moquer d'elle. Il lui avait fait
entrevoir un nouveau monde, amical celui-l et
rjouissant.
Elle n'tait pas la seule qu'il ait ainsi apprivoise.
Thomas le suivait partout comme un petit chien
et se disputait avec Fred le privilge de servir le ma-
tre. Cela faisait belle lurette que Tudi et les autres
122
domestiques l'appelaient Monsieur Stuart ,
alors que cette faveur n'avait t accorde Celia
qu'au bout de trois ans. Quand elle apprit que
Progress donnait Saber, le cheval de Monsieur
Stuart , le picotin qu'il rservait jalousement
quelques lus, Jessie comprit que le dernier bastion
tait tomb : Stuart avait conquis la plantation sans
coup frir. Et paradoxalement, elle s'en rjouit.
- Comment vont ces dames? interrogea Stuart
qui caracolait sur Saber tandis que Jessie, Celia,
Minna et Sissie se serraient dans le buggy. Pour
l'occasion, Sissie avait t promue la distinction
de femme de chambre et n'en tait pas peu fire.
Informe de sa fonction, elle avait mis un tablier et
un turban propres. Droite comme un I et le visage
solennel, elle serrait contre elle la robe de Jessie
comme s'il s'agissait d'un trsor.
- Nous aurions t mieux dans la voiture fer-
me, rpliqua Celia de mauvaise humeur.
Jessie s'agita, mal l'aise, devant cette rebuf-
fade.
- Je pensais que vous seriez contente de profiter
de cette belle journe, rpondit Stuart imperturba-
ble.
Puis, il peronna les flancs de Saber et rejoignit
Ned Trimble qui escortait sa famille un peu plus
loin.
Elmway se trouvait au bord de la rivire Yazoo.
C'tait une maison basse et allonge, construite
moiti en pierre et moiti en bois. Elle tait beau-
coup plus grande qu'elle ne le paraissait. En arri-
vant, Jessie constata que l'alle tait dj encom-
bre de voitures. Elle se sentit gagne par la
nervosit en songeant l'accueil qui lui avait t
rserv lors de la soire de fianailles. Allait-on
nouveau la traiter en paria?
Certes, elle avait chang et sa robe de mousse-
line blanche lui allait la perfection. Elle tait
orne de jolis nuds bleu saphir qui faisaient
123
ressortir ses yeux et son teint clatant. Une grande
ceinture de la mme couleur s'enroulait autour de
sa taille. Elle avait relev ses cheveux en chignon
cause de la chaleur et de charmantes boucles
encadraient son visage d'un halo lger.
- Bonjour Jessie, bonjour Mrs Edwards!
Nell Bidswell et Margaret Culpepper les hlaient;
elles avaient voyag dans la mme voiture, chape-
ronnes par la mre de Nell.
Jessie surprise se retourna et leur rendit leur
salut. Celia l'imita et sourit pour la premire fois
de la journe. Chaney Dart et Billy Cummings
s'approchrent de la voiture des Bidswell et ce
furent de nouvelles retrouvailles. Mitchell Todd les
suivait de prs. Jessie fit prestement demi-tour sur
son sige en le voyant s'approcher.
- Je pensais que vous aviez un faible pour
Mitchell Todd? se moqua Celia avec un regard
sournois. Alors que tout Mimosa s'tait rpandu en
compliments, cette dernire n'avait pas dit un mot
sur la transformation opre chez sa belle-fille. Par
contre, elle redoublait ses perscutions. Sauf en
prsence de Stuart.
A cet instant, Jessie entendit Mitchell l'appeler
par son nom. Embarrasse, elle fit mirie de ne pas
entendre, mais sa grande consternation, il dirigea
son cheval vers leur buggy.
- Bonjour Mrs Edwards. Bonjour Miss Jessie.
Il avait mis plus de chaleur dans ces derniers
mots. Jessie n'avait plus le choix et se rsigna
l'affronter. Elle lui rendit son salut d'une voix
qu'elle s'effora d'affermir, mais ses joues s'em-
pourprrent au souvenir de leur dernire rencontre
et de son humiliation.
Ma parole, Miss Jessie! Vous tes devenue une
vraie beaut pendant que j'avais le dos tourn!
s'exclama-t-il stupfait.
Il la taquinait mais son regard admiratif prouvait
sa sincrit. Rose de plaisir, Jessie balbutia une
124
rponse embarrasse. Celia regardait la scne en
souriant pour masquer son dpit. Elle tait dvore
de jalousie en voyant que sa belle-fille dteste tait
l'objet d'une attention masculine, et se sentait
relgue au rang ingrat de chaperon.
Quelques heures plus tard, Jessie n'en revenait
toujours pas des miracles oprs par sa jolie robe
et sa nouvelle coiffure. Le barbecue tait fini et les
femmes taient montes se changer pour le bal.
Nell et Margaret l'avaient complimente sur sa
beaut et l'avaient invite se joindre elles. Elles
taient toujours trs entoures et pour la premire
fois de sa vie, Jessie fut assaillie, elle aussi, par un
essaim de soupirants. Elle ne pouvait se mprendre
sur leurs regards admiratifs, ni sur leurs propos
ouvertement galants. Elle avait gard les yeux
baisss sur son assiette pendant un bon moment,
sans se risquer aux brillantes reparties qui venaient
si facilement Nell et Margaret. Mais sa timidit
ne semblait pas dplaire ces messieurs qui l'acca-
blaient de compliments et rivalisaient d'esprit pour
la faire rire. Elle avait renou ses anciens liens
d'amiti avec Nell et Margaret. Les autres jeunes
filles taient trs aimables, mais elle n'tait pas
encore trs l'aise avec elles. Aprs s'tre rapide-
ment change avec l'aide de Sissie, elle tait des-
cendue avant tout le monde, prouvant le besoin
de prendre l'air avant de se replonger dans les
subtilits de la vie en socit.
Toutes ces dames se prparaient l'tage,
l'exception de Lissa extnue, qui donnait des
consignes sa cuisinire dans l'entre. Miss May
avait organis avec les enfants une partie de
cache-cache sur la pelouse. Ils taient toute une
horde qui criaient et couraient dans tous les sens.
Comme eux, Jessie avait gambad au crpuscule,
dans la douceur de l't indien. Le souvenir de ses
parents vint se mlanger ses rveries mais elle
refusa de se laisser gagner par la mlancolie. Les
125
hommes s'taient regroups sur la terrasse qui
dominait la rivire. Ils discutaient politique en
fumant le cigare. Jessie choisit de les viter, ainsi
que les enfants turbulents, et elle s'esquiva par une
porte de service. Elle dbouchait sur un coin isol
du jardin : un sentier caillouteux longeait un jardin
d'herbes aromatiques sur la gauche, tandis qu'un
tas de terreau achevait de se dcomposer sur la
droite. Le nez fronc cause de l'odeur dsagra-
ble, elle emprunta le sentier en relevant sa robe
avec prcaution pour ne pas tacher la soie dlicate.
Elle n'tait pas encore habitue ses nouveaux
atours.
Le jour tombait et les lucioles commenaient
scintiller au milieu du tapis bigarr des fleurs des
champs. L'odeur sucre qu'exhalaient les pom-
miers du verger voisin vint se mlanger au parfum
poivr des fleurs. Les criquets, enhardis par la
tombe de la nuit, se mirent chanter et l'air se
rafrachit peu peu.
Un peu plus loin, se trouvait une petite serre o
Lissa cultivait ses roses. Le regard de Jessie fut
attir par la silhouette d'un couple enlac derrire
la vitre transparente. Elle ignorait qui ils taient
mais leur attitude la choqua. Ils s'embrassaient si
passionnment qu'ils ne formaient plus qu'un seul
et mme corps.
Jessie se demanda avec envie ce que l'on ressen-
tait sous de tels baisers. Souvent, quand elle rvait
du premier baiser qu'elle accorderait un homme,
elle fermait les yeux et tendait ses lvres pour voir
apparatre le visage de Mitch... Elle joignit le geste
la pense, mais sa grande terreur, le visage qui
apparut devant ses paupires closes ne fut pas celui
de Mitch.
- Sapristi ! A quoi jouez-vous ?
Stuart avait surgi derrire elle et l'interrogeait
amus. Jessie fit volte-face, elle ouvrit les yeux et
sa bouche s'arrondit de stupeur. Le visage dont
126
elle rvait l'instant venait de se concrtiser
devant elle.
- Heu... Que faites-vous donc ici?
Incapable de lui expliquer pourquoi elle embras-
sait dans le noir un amoureux imaginaire, elle
essayait de dtourner la conversation.
Le visage de Stuart s'claira d'un large sourire.
La lueur malicieuse qui brillait dans ses yeux
montrait qu'il n'tait pas dupe.
- Je cherche Celia, expliqua-t-il. Tante Flora
voudrait lui demander la recette d'une crme
contre les rides qui fait des merveilles.
- Je ne l'ai pas vue, rpondit Jessie qui sentit
son sang se glacer dans ses veines. Elle avait
brusquement devin qui embrassait son amant
dans la serre quelques mtres de l. Elle en aurait
mis sa main couper : Celia tait reprise par ses
vieux dmons.

20

- Alors qui embrassiez-vous ?


Jessie, dont l'esprit travaillait toute allure,
rpondit avec aplomb :
- Mais personne voyons!
- Vous me prenez pour un idiot?
Il lui prit le menton en souriant et contempla le
petit visage lev vers lui. Jessie bnit la pnombre
qui commenait les envelopper. Encore quelques
instants, et Stuart ne s'apercevrait pas de la pr-
sence du couple dans la serre. Il ne lirait pas non
plus la panique dans ses yeux.
Cherchant un prtexte, Jessie frissonna ostensi-
blement.
- J'ai froid. Rentrons.
127
- Dites-moi d'abord le nom du beau jeune
homme qui occupe vos penses.
Il tenait toujours son visage entre ses mains,
mais Jessie tait bien trop anxieuse pour s'en
rjouir. Elle se dgagea et lui prit la main.
- Celia doit tre devant la maison avec les
enfants.
- Cela m'tonnerait. Elle a horreur des
enfants.
Elle le tira par la main en direction de la maison.
Il pivota sur lui-mme sans avancer d'un pas.
- Comment s'appelle ce garon? Serait-ce Mit-
chell? Vous pourriez faire mieux!
- Il ne m'intresse pas le moins du monde,
rpliqua-t-elle agace.
La nervosit lui donnait un accent de vrit.
- Alors qui donc embrassiez-vous ?
- Je m'exerais, voil tout! Maintenant que
votre curiosit est satisfaite, daignerez-vous enfin
rentrer?
Il restait immobile comme un roc.
- Vous tes ravissante dans-cette robe. Si vous le
vouliez, vous pourriez trs bien embrasser ce Mit-
chell pour vous exercer.
Sa robe de bal tait taille dans une soie dore et
chatoyante. Un profond dcollet dnudait ses
paules d'un blanc crmeux et l'ample jupe volan-
te soulignait sa taille mince. Jessie s'tait admire
dans la glace et elle aussi trouvait sa robe magnifi-
que, pourtant, mme les compliments de Stuart ne
lui firent pas abandonner son ide fixe : elle devait
l'loigner tout prix de cette serre.
- Je n'ai aucune envie de m'exercer avec Mitch,
ni avec qui que ce soit. Je veux retourner
l'intrieur.
Les yeux de Stuart ptillaient de malice. Il
n'avait pas fini de la taquiner et restait fich en
terre. Exaspre, elle tapa du pied en se deman-
dant comment l'arracher de cet endroit.
128
- Avouez-le Jessie : vous rptiez votre premier
baiser. Qui sera l'heureux lu?
- Cessez de dire des btises et allons-nous-en ! Je
suis dvore par les moustiques!
- Tiens? Moi non. Ne faites pas la timide avec
moi !
- Vous dites n'importe quoi!
- J'ignore toujours le nom de votre amoureux,
mais autorisez-lui seulement un petit baiser, sinon
il vous prendra pour une fille facile. Et n'oubliez
pas de bien fermer les lvres.
- Mais au nom du ciel, de quoi parlez-vous?
- De votre premier baiser.
- Mais a ne m'intresse pas du tout pour
l'instant, je...
Trop tard! Les paroles de Jessie moururent sur
ses lvres et ses yeux s'agrandirent d'horreur en
voyant Celia sortir de la serre en pouffant de rire.
Son compagnon tait cach par la porte.
Alert par sa mine catastrophe, Stuart jeta un
coup d'oeil autour de lui. A la vue de Celia, il se
raidit et serra la main de Jessie.
Elle lui rendit instinctivement son treinte et le
vit s'empourprer. Dieu merci, il ne les avait pas vus
s'embrasser passionnment, il avait l'air suffisam-
ment courrouc en la dcouvrant avec un homme
dans cet endroit dsert.
- Que diable... profra-t-il d'une voix sourde.
Cramponne sa main, Jessie essaya de le
retenir mais il se dgagea d'une secousse et avana
grandes enjambes vers sa femme.
- Stuart!
L'exclamation de Celia fut peine audible. Elle
jeta un regard furtif derrire son paule, sa culpa-
bilit se lisait sur son visage.
Seth Chandler sortait cet instant et s'immobi-
lisa en apercevant Stuart.
- Je... hem... nous... bgaya-t-il.
Les yeux exorbits, il porta la main son cou
129
comme si sa cravate le serrait. Stuart ne lui laissa
pas le temps d'achever : sans prononcer une
parole, il lui donna un coup de poing dans la
mchoire qui l'envoya s'craser sur la porte de la
serre.
Celia hurla et Jessie se prcipita vers Stuart.
Mais celui-ci attrapa le bras de sa femme et l'attira
brutalement contre lui. Jessie, effraye par la rage
meurtrire qu'elle lisait dans ses yeux, s'accrocha
sa main libre.
- Ne lui faites pas de mal, l'implora-t-elle.
- Espce de garce, articula-t-il trs calmement.
Celia se raidit sous l'insulte. Ecarlate, elle essaya
de se dgager sans y parvenir. Cessant alors de se
dbattre, elle lui lana un regard de dfi. Dresss
furieusement l'un contre l'autre, ils offraient un
contraste saisissant : d'un ct la minuscule Celia
et de l'autre son mari vigoureux. Jessie n'en reve-
nait pas de l'audace de cette femme : il aurait pu la
briser comme un ftu de paille.
- Vous m'avez traite de garce parce que je
m'entretenais en priv avec un vieil ami de mon
premier mari? siffla-t-elle entre ses dents. Que
dirait-on de Jessie, toute seule dans le noir, avec
vous ?
- Je vous prie de laisser Jessie en dehors de cette
affaire, gronda-t-il menaant.
Celia ricana en jetant un regard mauvais sa
belle-fille. Rougissant sous sa perfide insinuation,
Jessie avait immdiatement recul en lchant le
bras de Stuart.
- Mais regardez-la donc! Je le lis sur sa figure!
Allons, mon cher poux, avouez que vous tiez en
train de lutiner la gentille petite Jessie!
Stuart contracta les mchoires et resserra son
tau autour du bras de Celia qui grimaa.
- Deux jours aprs notre mariage, je vous ai
surprise dans le foin avec un garon d'curie. Ce
130
jour-l, je ne vous ai pas tue parce que vous n'en
valiez pas la peine, pas plus qu'aujourd'hui...
- Mais vous tes fou! Ce n'tait qu'une sim-
ple...
Seth Chandler commit alors l'erreur de se rele-
ver, et apparut en titubant dans l'embrasure de la
porte. Il se cogna contre Stuart et voulut reprendre
son quilibre en s'appuyant sur son paule. Pivo-
tant sur lui-mme, Stuart empoigna les revers de
son lgante redingote et le souleva de terre.
Chandler tait un homme trapu et muscl, mais
confondu par les faits, il tait mou comme une
marionnette entre les mains de Stuart dchan de
rage. Rien qu' son comportement, on devinait la
vrit.
- Nous ne faisions que bavarder... en toute in-
nocence, bafouilla-t-il en essayant de se dgager.
- Essayez de parler ma femme encore une
fois, et je vous administre la racle de votre vie.
Compris ?
Terroris, Chandler acquiesa.
Un rictus tordit les lvres de Stuart qui le rel-
cha. Chandler recula en trbuchant et se retint de
justesse au montant de la porte.
- Fichez-moi le camp, gronda Stuart.
Seth s'empressa d'obir et fila en se tenant la
mchoire. Celia avait assist immobile la dcon-
fiture de son amant, et son regard mprisant en
disait long. Quand Stuart se tourna nouveau vers
elle, elle ne broncha pas.
- Qu'est-ce que cela peut bien vous faire? Vous
m'avez pouse pour mettre vos sales pattes sur
mon argent!
- Et vous, vous aviez peur de rester veuve!
Alors, nous sommes quittes.
Stuart empoigna Celia par les cheveux et tira
d'un coup sec ses anglaises en tire-bouchons.
- Quoi qu'il en soit, nous sommes bel et bien
131
maris, et je ne vous laisserai pas me couvrir de
ridicule.
- Et moi je ne laisserai pas mon mari me dicter
ma conduite!
Le sourire sinistre de Stuart glaa le sang dans
les veines de Jessie.
- Ecoutez-moi bien, je vous aurai prvenue :
trompez-moi encore une seule fois et je vous jure
que je vous tue.
Il lui relcha les cheveux avec une brutalit
calcule qui lui arracha un cri de douleur. Elle
recula d'un pas en frottant son crne endolori.
- Je vous hais, lui cracha-t-elle au visage.
- Tant mieux! riposta-t-il schement.
Sur un dernier regard meurtrier, Celia ramassa
ses volants et battit en retraite vers la maison.
- Espce de catin, marmonna Stuart entre ses
dents.
Ple de colre, il fourra les poings dans ses
poches et s'loigna dans la direction oppose.
Jessie, indcise, restait cloue sur place. Boule-
verse par cette scne pouvantable, elle se doutait
que Stuart recherchait la solitude. Mais en voyant
disparatre sa silhouette fire et altire dans l'obs-
curit, elle se dcida brusquement et courut der-
rire lui.
Quand elle le rejoignit, il tait pench sur un
muret de pierre; sa redingote fonce se fondait
dans l'clairage bleut du crpuscule.
Elle s'approcha sans rien dire, et resta ses
cts tandis qu'il contemplait le paysage sans par-
ler. Mais Jessie savait qu'il avait devin sa pr-
sence.
Un moment s'coula avant qu'il ne prenne la
parole.
- Je suis dsol que vous ayez assist ce triste
spectacle.
- a ne fait rien.
132
Il lui jeta un coup d'il rapide avant de replon-
ger son regard dans la brume qui montait du sol.
- Vous m'aviez mis en garde, hlas. Et vous
avez reu une gifle en rcompense de votre fran-
chise. Je vous demande pardon.
- Ce n'est pas grave, rpta Jessie dsempare
devant sa peine.
- Je ne l'aime pas. Je ne l'ai jamais aime.
- Je sais.
- Je l'ai pouse pour Mimosa.
- Je le savais aussi.
- Mais je voulais sincrement son bonheur, je
voulais btir notre vie ensemble. Dieu m'en est
tmoin.
Il revint fixer d'un regard absent la nuit opaque
qui enveloppait les champs de son manteau de
velours bleu. Des centaines de vers luisants scintil-
laient autour d'eux, offrant un spectacle d'une
beaut trange et ferique.
- Nous sommes maris depuis quelques mois et
je la hais dj. Que Dieu m'en prserve, mais je
serais capable de la tuer.
Stuart s'appuya contre le mur et inclina la tte.
La gorge serre, Jessie posa une main affectueuse
sur son bras. Elle souffrait pour lui.
- Seigneur, quel gchis! murmura-t-il en rele-
vant brusquement la tte.
Il frappa du poing sur la pierre nue et Jessie
sursauta, effraye par la violence dsespre de
son geste. Puis elle le vit se raidir et bouger
lentement la main droite, celle o se trouvait la
cicatrice, celle aussi avec laquelle il avait frapp
Chandler et cogn sur le mur. Alors elle prit la
main blesse et se mit la masser doucement.

133
21

- Cela fait du bien.


Jessie sentait son regard pos sur elle, mais elle
concentrait son attention sur la main malade.
- D'o vient cette cicatrice? interrogea-t-elle
pour cacher les sentiments contradictoires qui
s'agitaient dans sa tte.
Perdus dans sa large main, ses petits doigts fins
frottaient doucement la peau calleuse et hle. La
cicatrice dessinait un vilain cercle rouge au centre
de sa paume. Jessie massa dlicatement les ten-
dons contracts sous la chair meurtrie et les sentit
progressivement se dtendre. Elle gardait les yeux
obstinment baisss.
- J'ai reu un coup de couteau, il y a quelques
mois.
- Un coup de couteau?
Un sourire dsabus se dessina sur ses lvres :
- Cela vous tonne ?
Jessie rflchit, puis elle secoua la tte.
- Pas vraiment. Maintenant que j'y songe, vous
tes tout fait du style tremper dans ce genre de
bagarre. J'ai su ds le premier instant que vous
tiez dangereux.
Cette fois-ci, il sourit franchement.
Elle savait bien qu'il aurait mieux valu ne pas
relever les yeux. Il tait bien trop prs d'elle. Si
prs qu'elle voyait que sa barbe commenait dj
repousser alors qu'il s'tait ras avant de quitter
Mimosa. Si prs qu'elle sentait la chaleur et l'odeur
de son corps.
- Ma foi, ma petite Jessie, vous avez vite appris
flirter, s'exclama-t-il amus, mais un peu sur-
pris.
- Pas du tout.
Elle disait la vrit mais, l'tincelle qui brillait
134
dans ses yeux, elle vit qu'il ne la croyait pas. Les
yeux mi-clos, il jeta un bref coup d'il sur les
petites mains blanches qui ptrissaient la sienne.
- Vraiment?
Sous l'intensit inhabituelle de son regard, Jessie
se sentit la fois agace et lectrise.
- Non, souffla-t-elle.
Le va-et-vient de ses doigts s'arrta sans qu'elle
lcht sa main.
- Non?
- Non!
Un sourire diabolique se peignit sur ses lvres et
il pencha la tte. Jessie crut que son cur allait
s'arrter de battre. Tout semblait fig autour
d'elle : la danse ferique des vers luisants, le chant
des criquets et le bruissement des feuilles. Elle se
sentait attire de toutes les fibres de son corps vers
le beau visage brun qui se penchait sur elle;
hypnotise par la bouche sensuelle qui allait se
poser sur la sienne, elle vibrait.
De sa main libre, il encercla sa nuque, et elle
s'accrocha dsesprment lui. Son cur battait
la chamade, elle vacilla et ferma les yeux...
La bouche de Stuart vint effleurer doucement
ses lvres. Ce fut une caresse imperceptible, mais
une chaleur l'irradia et son corps sembla se liqu-
fier. Ses lvres s'entrouvrirent et laissrent chap-
per un soupir tremblant. Elle avait du mal
reprendre son souffle. La main de Stuart se res-
serra sur sa nuque, puis se retira. Dans un clair de
lucidit, Jessie se rendit compte qu'il scrutait son
visage bloui. Elle s'obligea ouvrir les yeux.
Il la regardait d'un air indchiffrable. Elle n'arri-
vait pas lire dans ses yeux cause de l'obscurit
qui les enveloppait. Il tait si prs d'elle prsent
que l'ourlet de sa robe balayait ses bottes, et que sa
poitrine palpitante effleurait son torse. Elle ne
pouvait se rsoudre lcher sa main.
- Vous vous dbrouillez fort bien.
135
- Pardon?
De quoi parlait-il sur ce ton lger ? Bien trop
lger d'ailleurs compar au feu qui courait dans ses
veines. Elle tait encore sous le choc de ce qui
venait de lui arriver et, l'couter, il ne s'tait rien
pass.
- Je parle de votre premier baiser, voyons. Car il
s'agit bien du premier, n'est-ce pas?
Jessie se retrouvait plonge en plein cauchemar.
Il lui dbitait des mondanits mais son baiser avait
t loin d'tre mondain. Il n'avait dur que quel-
ques secondes, mais Jessie bouleverse en frmis-
sait encore. Petit petit, il lui vint l'esprit qu'il ne
partagait peut-tre pas son motion. Il n'tait plus
un gamin aprs tout, mais un homme mari qui
devait certainement avoir une grande exprience
des femmes. Ce baiser dont elle avait du mal se
remettre ne reprsentait rien pour lui.
- Jessie?
Au prix d'un effort surhumain, elle russit le
regarder droit dans les yeux. Il ne fallait pas qu'il
devine son moi, sinon elle ne pourrait plus garder
la tte haute devant lui. Son cur assoiff rcla-
mait d'autres baisers, mais elle avait encore plus
besoin de son amiti. Sans cela, sa vie n'avait plus
de sens.
- Jessie, tout va bien? rpta-t-il d'une voix
tendue en la scrutant du regard.
Sa main, laquelle elle s'accrochait toujours
comme une boue de sauvetage, vint serrer ses
doigts.
- Mais oui, bien sr.
Elle parvint mme mettre un petit rire. Elle
avait l'impression de flotter dans un rve mais son
trouble tait bien rel. Blesse dans son orgueil,
elle serait morte plutt que de laisser paratre sa
dception.
- ... Quoique... Pour un premier baiser, ce
n'tait pas exactement ce que j'attendais.
136
Il carquilla les yeux.
- Dites donc friponne! Vous n'allez tout de
mme pas prtendre que vous tes due. Dcid-
ment, vous faites des progrs!
Il la lcha.
- Si j'tais Mitch, ou un autre garon, et que je
vous aie entrane toute seule ici, ce serait le
moment rv pour vous enlacer et vous donner un
baiser vous couper le souffle. Ensuite, bien
entendu, vous devriez me gifler.
- Avec plaisir, grina Jessie masquant sous un
sourire la colre qui commenait bouillir en
elle.
Elle prfrait cette rage froide la souffrance
abasourdie qui l'avait terrasse. Stuart frona les
sourcils :
- Plat-il?
- Je disais que je ne giflerais pas Mitch, ni un
autre.
- Dans ce cas ma chre, ils vous prendront pour
une dvergonde.
- Dois-je en dduire qu'il me faut vous gifler?
demanda-t-elle narquoise en refrnant grand-
peine son envie de le faire.
- Pour ce petit baiser de rien du tout ? Non bien
sr! Je voulais seulement vous remercier de votre
massage. C'est tout fait autoris entre parents,
croyez-moi.
- Ah bon! (Jessie arbora un large sourire et
serra les poings.) Je suis ravie de vous avoir rendu
ce petit service. La prochaine fois que Celia vous
met dans des tats pareils, faites-moi signe!
Occup chercher un cigare dans sa poche, il
s'arrta pour la regarder de plus prs.
- Mais vous tes fche, ma parole!
- Mais non, rpondit Jessie toujours avec son
sourire crisp. Par contre, il commence faire frais
et si vous voulez bien m'excuser, je vais rentrer.
- Jessica!
137
Elle sentit dans sa voix de la dsolation et, son
grand dpit, le dbut d'un fou rire.
- Votre raction n'est-elle pas disproportionne
quand on songe ce baiser... si dcevant?

22

Jessie dcouvrit que la colre l'embellissait en se


regardant dans la glace qui trnait au-dessus du
buffet des Chandler. Son teint tait particulire-
ment clatant et ses yeux tincelaient de mille
feux. Dans son dsir de prouver Stuart - et
elle-mme - que ce baiser ne signifiait rien, elle
puisa une vivacit inattendue. Elle passa le reste de
la soire rire et se laisser conter fleurette. Cette
rage froide lui inspirait une telle assurance qu'elle
alla mme jusqu' danser. Elle se dbrouilla fort
bien et les cavaliers se bousculrent tant et si bien
qu'au moment de partir, ils taient quatre la
supplier de les recevoir Mimosa. Avant que
Stuart et Celia ne l'arrachent ses soupirants, elle
autorisa gracieusement les quatre jeunes gens
venir lui rendre visite.
Pour la premire fois de sa vie, elle but de
l'alcool. Ce fut Mitch qui, sur un caprice de la
jeune fille, lui fit boire sa premire gorge de
cognac.
- Vous n'aimerez pas cela.
Mais en dpit de cet avertissement, elle s'entta
et il finit par cder ses instances. Coulant un
regard de ct Stuart qui avait rejoint les hom-
mes autour du buffet, elle but une gorge de
liqueur qu'elle trouva effectivement infecte. Mais
aiguillonne par le regard noir que lui jeta Stuart,
elle proclama haut et fort qu'elle adorait cela et
s'appropria le verre du jeune homme.
138
Elle en avait presque vid la moiti quand l'or-
chestre se mit jouer un quadrille endiabl.
Miss Flora surgit ses cts et lui souffla
l'oreille :
- Ma chre, les jeunes filles ne boivent que du
ratafia.
Par-dessus l'paule de la brave demoiselle, elle
croisa le regard courrouc de Stuart l'autre bout
de la pice. De toute vidence, il tait l'origine
des remontrances de la tante Flora. Eh bien soit ! Il
ne tarderait pas dcouvrir qu'il ne la faonnerait
pas ternellement son gr!
Avec un sourire de dfi, elle fit mine de boire
sa sant. Mais elle but une telle gorge de cognac
qu'elle manqua de s'touffer. Le gosier en feu, elle
russit nanmoins se reprendre et avala l'cre
breuvage.
Aprs un nouvel essai, plus mesur cette fois,
elle dcida que cela n'avait pas si mauvais got. Le
regard meurtrier que lui adressa Stuart l'incita
vider son verre et en rclamer un autre. Mais
Mitch refusa de lui cder et l'entrana sur la piste
de danse.
Par la suite, chaque fois qu'elle sentait les yeux
de Stuart se fixer sur elle, elle rclamait son
cavalier une gorge de ce qu'il buvait. Elle dcou-
vrit qu'elle prfrait le vin au cognac et qu'elle
dtestait le whisky. Ces messieurs la laissaient faire
en souriant avec indulgence et Stuart se rembrunis-
sait de minute en minute. Ravie d'avoir trouv ce
moyen de lui dplaire, elle en ronronnait presque
de satisfaction!
L'alcool ne fit qu'augmenter son charme et sa
vivacit. Mitch, subjugu, ne la quittait pas des
yeux et l'invita danser deux reprises. Il aurait
t indcent de sa part de l'inviter une troisime
fois, mais il restait dans les parages, mme lorsque
qu'un autre danseur venait l'enlever. Il ne prta
Jeanine Scott qu'un intrt distrait. La jeune fille
139
en parut trs affecte et Jessie ne put s'empcher
de savourer sa revanche.
Cette soire avait t un triomphe pour Jessie et
pourtant, son sourire creus de fossettes et ses
clats de rire charmeurs cachaient un profond
dsarroi.
A une heure du matin, alors que la soire battait
encore son plein, Stuart s'approcha de Jessie qui
bavardait gaiement avec Oscar Kastel. Bess Lipp-
man, assise dans un coin ct de sa mre, leur
dcochait des regards furieux. Dire que cette lan-
gue de vipre faisait tapisserie pendant que son
cavalier attitr courtisait l'insignifiante petite Jes-
sica Lindsay! Cette dernire buvait du petit-lait
quand elle sentit qu'on lui prenait le bras. Elle
s'attendait tomber sur Mitch ou sur un autre de
ses soupirants, mais son sourire s'vanouit quand
elle se retrouva nez nez avec Stuart qui s'effor-
ait de dissimuler sa colre.
Il rprouvait sa conduite ? Eh bien, tant mieux !
- Bonsoir, Monsieur... Hem, Mr Kastel, c'est
bien cela?
Sa voix tait aimable mais la main pose sur son
bras tait loin d'tre douce.
- Tout fait. Bonsoir Mr Edwards. J'ai entendu
dire que la rcolte serait bonne Mimosa cette
anne.
- C'est exact. Jessie, Celia est souffrante. Je suis
dsol de gcher votre soire, mais il faut que nous
rentrions.
- Celia...
Jessie allait protester devant l'normit du men-
songe, mais un regard menaant et une pression
sur son bras l'en dissuadrent. Elle ne gagnerait
rien lui faire une scne en public, car Stuart
n'hsiterait certainement pas l'entraner de
force.
- Mon Dieu! s'exclama-t-elle hypocritement.
- Hlas, soupira-t-il, puis il s'adressa Oscar
140
Kastel : Excusez-moi de vous l'enlever, Mr Kas-
tel.
- Mais c'est tout fait comprhensible. A bien-
tt Miss Jessie.
- Bonsoir Mr Kastel.
Jessie, qui n'avait pas le choix, se laissa emme-
ner par Stuart. Subitement dgrise par la fra-
cheur nocturne, elle vacilla. Stuart resserra son
treinte.
- Vous tes ivre n'est-ce pas? Je m'en doutais,
constata-t-il avec mpris.
- Absolument pas, rpondit-elle avec dignit.
Elle se dgagea d'un coup sec et marcha vers la
voiture sans tituber une seule fois.
Celia les attendait l'intrieur avec Sissie et
Minna. Progress tenait les rnes. Ddaignant l'aide
de Stuart, Jessie ramassa ses jupes et grimpa ct
de sa belle-mre qui l'accueillit avec un regard
courrouc. Elle paraissait furieuse et de toute
vidence, elle rendait Jessie responsable de leur
dpart anticip. Ou peut-tre remchait-elle encore
sa rancur la suite de la scne laquelle Jessie
avait assist?
De toute manire, cette dernire s'en moquait
perdument. Le cerveau en pleine effervescence et
le cur meurtri, elle se sentait trop lasse et contra-
rie pour s'interroger sur les tats d'me de sa
belle-mre.
- Votre conduite de ce soir me fait honte ! siffla
Celia tandis que la voiture s'branlait.
- Vous ne croyez pas que vous feriez mieux de
vous taire? riposta Jessie d'une voix suave.
Les yeux de Celia s'arrondirent de stupfaction.
C'tait la premire fois que Jessie lui rpondait sur
ce ton. Mais les ombres silencieuses de Minna et
Sissie l'incitrent la prudence. Jessie devina
qu'elle se taisait de crainte de voir sa belle-fille
rvler sa liaison avec Seth Chandler.
Stuart cheval les avait distances, et il les
141
attendait Mimosa sur la vranda en fumant l'un
de ses ternels petits cigares. Il ne fit pas un geste
pour les aider descendre de la voiture et ce fut
Progress qui s'en chargea. Celia monta les escaliers
et passa sous son nez sans dire un mot. Jessie se
prparait l'imiter, mais il l'arrta au passage.
- Je voudrais vous parler, dit-il calmement.
- Je suis fatigue, prtexta Jessie en essayant de
se dgager.
Sissie et Minna, charges de paquets, se faufil-
rent derrire elle.
- Ce ne sera pas long.
Le ton tait courtois mais ses doigts se resserr-
rent sur son bras comme un tau. Jessie lui lana
un regard irrit mais elle capitula devant sa froide
dtermination. S'il la croyait sur les charbons
ardents, il se trompait! Elle tait remonte bloc
et comptait bien lui rendre il pour il et dent
pour dent.

23

Il la conduisit au premier tage, dans la biblio-


thque. C'tait le royaume des toiles d'araignes
avant que Stuart ne s'installe Mimosa. Aprs
l'avoir are, il s'tait appropri cette pice tapis-
se de livres et l'avait meuble d'un grand bureau
en acajou et de confortables fauteuils de cuir. Il la
fit courtoisement passer avant lui et referma la
porte derrire lui, puis il alluma les bougies sur son
bureau et la lumire vacillante des flammes envoya
des ombres danser dans tous les coins de la pice.
Jessie tait incapable de lire l'expression de son
visage sous cet clairage tamis.
- Asseyez-vous.
142
- Non merci, je prfre rester debout. J'espre
que cela ne va pas durer des heures.
Le menton relev et le regard brillant, elle le
dfiait. Il la contempla un moment sans dire un
mot, puis il s'installa sur un coin de la table en
balanant ngligemment une longue jambe botte.
Attir par l'clat du cuir noir et luisant, le regard
de Jessie remonta distraitement, admirant la sta-
ture impressionnante de l'homme qu'elle avait
sous les yeux. Il tait impeccable, comme toujours.
Malgr les vicissitudes de cette journe, son panta-
lon n'accusait pas un faux pli. Un gilet brod
venait souligner sa poitrine vigoureuse et sa taille
mince tandis que sa longue redingote de drap bleu
tombait avec un chic inou de ses larges paules.
Le nud de sa lavallire tait irrprochable et sa
chemise paraissait frachement amidonne. Ses
cheveux bouriffs par son retour cheval lui
donnaient un air juvnile et ses yeux bleus scintil-
laient la lumire des bougies.
Devant cette perfection vestimentaire, Jessie res-
sentit amrement le dsordre de sa propre appa-
rence : malgr les promesses de Madame Fleur, le
vent l'avait dcoiffe et ses longues boucles flot-
taient librement sur ses paules. Pour couronner le
tout, une magnifique tache ornait le devant de sa
jolie robe.
- Puisque vous mourez d'envie de me faire la
leon, terminons-en pour que je puisse aller me
coucher.
Ses sarcasmes et son arrogance parurent le
divertir et le sourire qu'il esquissa la fit sortir de ses
gonds.
- Vous savez que les jeunes filles ne doivent pas
boire d'alcool dans les soires. Les voisins auraient
tt fait de rpandre le bruit que vous avez des
murs dissolues.
La colre qui l'animait chez les Chandler sem-
blait s'tre vanouie et il se contentait de la rpri-
143
mander gentiment, comme un pre attentionn
gronde, de guerre lasse, un enfant turbulent. Mais
elle n'tait plus une enfant! Et il n'tait pas son
pre, par-dessus le march.
- Comment osez-vous me faire des remarques!
C'est vous qui m'avez oblige me rendre cette
stupide rception! D'ailleurs, il me semble que
votre attitude est plus rprhensible que la mienne,
non? Qui s'est permis d'assommer son hte... et
d'embrasser sa belle-fille ?
Ces mots lui avaient chapp et elle les regretta
sur-le-champ. Ils dressaient dsormais une barrire
entre eux. Stuart pina les lvres, pein par cette
contre-attaque laquelle il ne s'attendait pas.
- Comment! Vous avez pass votre soire
flirter avec une demi-douzaine de garons, et vous
vous tes mme pay le luxe de vous enivrer ! Jolie
conduite pour une demoiselle qui manquait d'ex-
prience !
- Vous feriez mieux de vous regarder! Vous ou
Celia! Et ne me parlez pas sur ce ton protecteur!
- Je vous accorde que Celia bat tous les records,
mais je vous parlerai sur le ton qu'il me plaira,
rpondit-il en se forant conserver son calme. Ses
yeux se mirent briller dangereusement et Jessie
s'aperut qu'il commenait perdre son sang-
froid. Elle s'en rjouit : c'tait exactement ce
qu'elle dsirait.
- D'abord, en quoi cela vous regarde-t-il?
Consacrez plutt vos efforts surveiller les vaga-
bondages de votre femme! N'oubliez tout de
mme pas que c'est elle que vous avez dcouverte
dans la serre!
- Je ne vous ai pas fait venir ici pour vous parler
de Celia.
Jessie se mit rire et elle vit son regard flam-
boyer.
- Occupez-voUs de vos affaires, Stuart. Je refuse
que vous me dictiez ma conduite!
144
- Ah c'est ainsi? Vu les illades que vous lan-
ciez ce Mitchell, je m'attendais presque vous
voir disparatre tous les deux dans le noir. Exacte-
ment comme votre belle-mre.
- Vous tes abominable!
Tout coup, il se leva avec un sourire dsagra-
ble. Il paraissait dmesurment grand dans cette
petite pice.
- Oh! vous n'avez encore rien vu. Je serai
encore plus mchant si je vous surprends suivre
les traces de Celia, ou si j'entends dire que vous
avez touch un verre d'alcool.
- Je vous interdis de me menacer!
- Jessie, ma patience est bout.
- Tant mieux!
Il serra les lvres et croisa les bras sur sa
poitrine. La tte penche, il l'observa attentive-
ment. Il avait visiblement rcupr son sang-froid
et il s'efforait d'tre calme.
- Vous me faites cette scne parce que je vous ai
embrasse, n'est-ce pas?
- Pas du tout! Et d'abord je ne vous fais pas de
scne !
- Tiens donc! Cela dure depuis le dbut de la
soire : ces flirts, cette lubie de boire de l'alcool...
Avouez que vous cherchiez vous venger.
Jessie se sentit rougir sans trop savoir si c'tait
de rage ou d'embarras. Elle tait bien trop furieuse
pour dmler la complexit des sentiments qui
l'agitaient. Il la narguait, appuy contre son
bureau, avec son petit air suprieur, tandis qu'elle
bafouillait comme une idiote, et voil qu'il lisait
impitoyablement au plus profond de son cur. En
cet instant elle le hassait presque.
- Vous vous flattez! grina-t-elle entre ses
dents.
- Vraiment? rpondit-il en souriant aimable-
ment.
145
Ce fut la goutte d'eau qui fit dborder le vase.
Avec un cri de rage inarticul, elle se rua sur lui.
- H!
Il saisit ses poignets au vol et la tint distance
pendant qu'elle se dbattait en lui donnant des
coups de pied et en le traitant de tous les noms
qu'elle connaissait. Mais elle ne fit qu'abmer ses
bottines, tandis qu'il riait de ses injures. Son hila-
rit dcupla sa rage, et il finit par la ceinturer de
ses bras.
- Lchez-moi!
- Calmez-vous d'abord.
Un sourire panoui flottait encore sur ses
lvres.
- Je vous dteste!
- Tout doux!
- Malotru! Butor!
- Ma mre m'avait toujours dit de me mfier
des rousses. Elle disait qu'elles avaient mauvais
caractre.
- Je ne suis pas rousse!
- Que si! Et votre temprament le prouve. Cal-
mez-vous Jessie et je vous lcherai.
Jessie respira profondment et s'immobilisa. Elle
tait colle le dos contre lui et il lui maintenait les
bras croiss sur la poitrine. Du coin de l'il, elle le
voyait sourire.
- Un malheureux petit baiser ne vaut pas la
peine que nous nous disputions!
Il la taquinait et Jessie lui adressa mentalement
une injure qui l'et fait rougir en d'autres circons-
tances. Elle rpondit nanmoins d'une voix
douce :
- Pouvez-vous me lcher les poignets ? Vous me
faites mal.
- Alors tenez-vous bien.
Sur cet avertissement, il desserra lentement ses
mains. Sitt libre, Jessie fit prestement volte-face
et le gifla toute vole.
146
- Voil ce que je pense de votre baiser !
- Aie!
Il recula d'un pas en se tenant la joue, les yeux
agrandis de surprise. Son expression ahurie tait si
comique qu'elle oublia d'avoir peur et baucha un
sourire triomphant. Cela causa sa perte.
- Sale gamine! grommela-t-il, et il bondit sur
elle.
- Oh!
Ses mains s'abattirent sur elle. Ils se dvisag-
rent un instant et Jessie soutint farouchement son
regard froid et coupant comme le diamant. Puis
avec un murmure touff, Stuart se pencha sur
elle.
Son baiser n'eut rien de la douceur et de la
dlicatesse du prcdent. Par cette treinte impla-
cable et brutale, Stuart cherchait visiblement
assouvir sa colre et lui donner une leon. Les
yeux agrandis d'effroi, Jessie luttait pour se librer,
mais il la tenait solidement par les bras et bloquait
sa tte contre son paule. Il crasa ses lvres sous
les siennes en l'obligeant les entrouvrir, et sa
langue vint sauvagement s'emparer de sa bouche.
Terrifie, elle se dbattit et protesta en gmis-
sant. A son grand soulagement, Stuart se raidit
soudain et releva la tte. Les yeux de Jessie, dilats
par la crainte, croisrent fugitivement le regard de
Stuart. Elle y lut une motion inconnue.
Brusquement il la lcha et recula d'un pas.
- Giflez-moi prsent, demanda-t-il posment.
Obissant davantage son instinct, Jessie leva la
main et lui assena une gifle sonore qui envoya
valser sa tte. Puis elle se mit hors d'atteinte.
Il resta la contempler pendant d'interminables
secondes, tandis qu'il portait la main sa joue.
Une marque rouge apparaissait dj, gravant sur
sa chair l'empreinte bien visible de ses doigts. Les
lvres frmissantes, Jessie le regardait, muette d'ef-
froi.
147
Il finit par rompre le silence.
- Allez vous coucher Jessie.
Aucune motion ne se lisait dans sa voix ni sur
son visage. Il pressait toujours la main contre sa
joue et Jessie devina qu'elle commenait lui faire
mal. Une force irrsistible la poussait s'excuser et
trouver un moyen de se racheter. Mais le souve-
nir de cet affreux baiser lui revint brutalement en
mmoire.
Alors sans dire un mot, elle tourna les talons et
s'enfuit.

24

Dans la semaine qui suivit, la situation se


dgrada Mimosa. Jessie vitait Stuart et elle le
souponnait d'en faire de mme. Celia alternait
entre les remarques acerbes et un silence boudeur;
l'amertume commenait creuser des rides sur
son joli visage. La chambre de Jessie donnait sur la
faade, tandis que Stuart et Celia occupaient des
chambres spares, mais adjacentes, dans l'aile
arrire de la maison. Malgr la distance, le bruit de
leurs violentes querelles lui parvenait jusque tard
dans la nuit. A vrai dire, elle entendait surtout les
glapissements de Celia qui apostrophait son mari.
Les rponses de Stuart taient rarement audibles,
sauf une fois o elle se rveilla en sursaut en
l'entendant crier : Je vous ai dit de sortir, espce
de garce! Un soir, elle entendit le bruit sourd
d'un objet lourd qui tombait, suivi d'un hurlement
de Celia.
Effraye, elle enfouit la tte sous son oreiller
pour ne plus les entendre. Les esclaves dormaient
dans leurs baraquements et Jessie tait le seul
tmoin de ces disputes presque quotidiennes. Au
148
lever du soleil, la vie reprenait son cours normal
mais une tension inhabituelle pesait sur la planta-
tion. Les domestiques eux-mmes le sentaient bien,
qui vaquaient leurs occupations dans un silence
inaccoutum. Leur mutisme, comme celui de Jes-
sie, concidait gnralement avec les apparitions de
Celia.
Par bonheur, Jessie tait dornavant assaillie de
prtendants. Dans les jours qui suivirent la soire
des Chandler, Oscar Kastel, Billy Cummings, Mac
Wilder, Evan Williams et Mitch Todd vinrent lui
rendre visite plusieurs reprises. Jessie les recevait
sur la vranda ou se promenait a v e c e u x dans
l'alle ou en buggy, dment chaperonne par Sis-
sie ou par Tudi. A une poque, Jessie et t
transporte de voir Mitch lui faire la cour. Mais
trouble par l'ambiance qui rgnait Mimosa, et
en particulier par la dgradation de ses relations
avec Stuart, elle ne savourait mme pas le plaisir
de voir ses rves se raliser. Elle souriait aux
plaisanteries de Mitch et rosissait sous ses compli-
ments, mais son esprit tait ailleurs.
Stuart seul tait l'origine de ce malaise.
En revanche, elle ignorait s'il tait au courant de
sa nouvelle popularit. Il passait toutes ses jour-
nes dans les champs, o les esclaves travaillaient
d'arrache-pied pour terminer la cueillette avant les
geles d'automne. Les fleurs des cotonniers avaient
depuis longtemps vir du rose au pour-pre. Ds que
les plants arrivaient maturit, tout Mimosa -
hommes, femmes et enfants, y compris les mules -
s'parpillait comme une arme de fourmis sur les
immenses tendues pommeles de blanc. La
rumeur lointaine des spirituals venait se mler au
grondement du fleuve pour constituer ce bruit de
fond si familier aux oreilles de Jessie. Elle ne
l'entendait nulle part ailleurs. Seuls Celia, les
domestiques et elle-mme taient exempts de la
cueillette du coton.

149
Lorsque ses soupirants lui laissaient un instanl
de rpit - leur prsence commena bientt lui
peser -, elle se dpchait d'enfourcher sa jument.
Elle alla deux fois Tulip Hill rendre visite
Miss Laurel et Miss Flora auxquelles elle s'atta-
chait de jour en jour. Elle s'arrangeait toujours
pour manquer le souper que partageaient Celia et
Stuart murs dans un silence hostile. Mais elle ne
rejoignait plus jamais Stuart dans les champs.
On apprit un jour que Chaney Dart avait
demand la main de Nell Bidswell et que les
parents de la jeune fille organisaient une rception
pour fter les fianailles des jeunes gens. A la
grande surprise de Jessie, Celia dclina l'invitation.
Stuart aussi, prtextant qu'il tait trop absorb par
la rcolte. De son propre chef, et pour lui prouver
qu'elle tait moins asociale qu'il ne le croyait, elle
s'y rendit seule sous l'escorte de Progress et de
Tudi et s'y amusa beaucoup.
Elle se demanda si Stuart, dsireux d'viter un
nouvel incident, n'avait pas t l'origine du refus
de Celia. Mais il perdait son temps : Celia tait
volage dans l'me, et toutes les prcautions de
Stuart ne l'empcheraient pas de se trouver un
nouvel amant; Mimosa par exemple, pendant ses
longs aprs-midi oisifs sous la canicule.
Octobre arriva et le temps se rafrachit. Un
aprs-midi, en fin de journe, Mitch Todd et Billy
Cummings arrivrent l'improviste alors que Jes-
sie s'apprtait sortir. Comme l'accoutume,
Celia avait disparu aprs le djeuner et Jessie
voulait s'esquiver avant que sa belle-mre ne rap-
paraisse pour le souper. Ces derniers temps, sa
mchancet n'pargnait personne et elle multipliait
les remarques acerbes l'encontre de Stuart et de
Jessie.
- Miss Jessie, irez-vous chez les Culpepper la
semaine prochaine?
Jessie tait assise en haut des marches qui mon-
150
taient la vranda. Cette interrogation pressante
venait de Billy Cummings, un grand blond dgin-
gand g de vingt ans.
- Ma foi...
- Oh, si vous ne venez pas cette soire sera
mortelle! insista Mitch en lui adressant le petit
sourire en coin qui la faisait jadis tressaillir.
Tous deux bavardaient aux pieds de Jessie. Elle
se demanda comment ils avaient pu l'intimider
dans le pass. Ces deux garons, grands et bien
tourns, appartenaient d'excellentes familles, ils
n'avaient qu'un ou deux ans de plus qu'elle, et
pourtant elle les trouvait gamins. Elle se sentait
beaucoup plus mre qu'eux.
- Voyons Mitchell, vous savez aussi bien que
moi que je ne brille pas particulirement par mes
talents de danseuse, rpliqua-t-elle malicieusement
au garon qui autrefois faisait battre son cur.
- Qu'est-ce que cela peut faire? rpondit-il avec
un sourire panoui. Votre charmante prsence
suffit mon bonheur.
- Je n'arrive plus m'en passer, renchrit Billy,
dsireux de ne pas se laisser distancer par son
rival.
Jessie leur sourit. Sa robe de mousseline blanche
soulignait sa taille mince et dvoilait ses jolis bras.
Toute simple, elle tait orne d'un feston vert avec
un col et des manches bords de dentelle. Un
ruban de satin vert retenait ses boucles qui tom-
baient en cascade sur son dos. Elle se savait jolie et
au lieu de rougir sous le compliment, elle clata de
rire.
- Billy, vous n'tes qu'un flatteur, le gronda-
t-elle en imitant le ton taquin qu'employaient les
autres jeunes filles.
La main sur le cur, Billy protesta de sa sinc-
rit, mais Jessie riait.
- Vous avez des invits, Jessie?
151
Celia dboucha sur la vranda, elle avait d
emprunter l'entre de service.
Le sourire rjoui de Jessie mourut sur ses lvres.
Celia tait devenue imprvisible, mais peut-tre
contiendrait-elle sa hargne devant les fils des voi-
sins.
Mitch lui pargna une rponse en saluant poli-
ment la matresse de maison.
- Bonjour, Mrs Edwards.
Billy l'imita, et tous les deux restrent respec-
tueusement debout.
- Bonjour Messieurs.
Celia s'tait dj change pour le souper et elle
portait une robe bleu lavande dont la couleur
tendre adoucissait la duret rcemment apparue
sur son visage. Elle adressa un sourire enjleur aux
visiteurs et se tourna vers sa belle-fille. Son visage
restait souriant, mais ses yeux la transpercrent.
- Tudi et Sissie ne sont pas avec vous?
- Elles doivent tre l'intrieur, rpondit pru-
demment Jessie en dcelant une tension suspecte
dans la voix de Celia.
- Ma chre, vous ne devriez pas recevoir toute
seule ces messieurs. Ou ils ne donneront pas cher
de votre vertu.
Elle adressa un sourire de croque-mitaine aux
deux garons qui se tortillrent, mal l'aise. Jessie
rongeait intrieurement son frein, cette peste ne se
retenait'mme plus devant des invits!
Heureusement la grande cloche de Mimosa
rsonna, indiquant la fin de la journe de travail.
Quelques secondes plus tard, Stuart et Graydon
Bradshaw apparurent et Jessie leva la tte en
entendant les sabots des chevaux. Au loin, on
voyait la longue colonne des esclaves qui rentraient
des champs, pied ou monts sur des mules.
Leurs chants s'intensifiaient au fur et mesure
qu'ils se rapprochaient, puis ils disparurent de

152
l'autre ct du verger pour aller dner dans leurs
baraquements.
Stuart et Graydon Bradshaw sautrent de leurs
montures et grimprent les escaliers pendant que
Thomas conduisait les chevaux l'curie. Jessie se
releva pour laisser passer les deux hommes. Elle ne
put s'empcher de dvorer Stuart des yeux. Cela
faisait plusieurs jours qu'elle ne l'avait pas vu. Il
avait un peu transpir et ses boucles noires taient
colles sur son front l'endroit de son chapeau.
Une barbe commenait poindre sur ses joues
hles. Sa chemise blanche tait tache et une fine
couche de poussire recouvrait ses bottes et son
pantalon noir. Mais ce dsordre inhabituel tait
loin de lui ter sa sduction, au contraire. Graydon
Bradshaw tait dans le mme tat, mais Jessie
n'avait d'yeux que pour Stuart. La cloche caril-
lonna une dernire fois, sonnant la dispersion des
retardataires. La mlope des esclaves dcrut lente-
ment et finit par s'teindre.
- Vous serez en retard pour le souper, comme
d'habitude, constata Celia en jetant un coup d'il
Stuart.
Jessie fit des vux pour que l'aigreur de son ton
chappt ses htes.
- Je suis prt dans une minute. Gray, voulez-
vous vous joindre nous? Jessie, avez-vous pro-
pos vos amis de rester?
La perspective de compter les points entre Stuart
et Celia tandis qu'elle s'efforcerait de distraire Billy
et Mitch n'avait rien de rjouissant, mais il tait
trop tard. Elle adressa Stuart un sourire forc et
se tourna vers les jeunes gens :
- Voulez-vous tre des ntres ce soir?
Ils acceptrent avec empressement son invita-
tion. Stuart changea quelques civilits, puis il prit
sa femme l'cart. Depuis quelques minutes, celle-
ci papillonnait avec les invits de sa belle-fille. Elle
en rajoutait pour irriter Stuart. Vu la mine rembru-
153
nie de ce dernier, elle y russissait parfaitement et
Jessie augura le pire pour le souper. Personne
n'entendit ce que lui disait son mari, mais le visage
de la jeune femme s'empourpra de colre. Jessie
retint sa respiration et attendit l'invitable explo-
sion. Mais un regard menaant de Stuart la fit
taire. Puis il lui prit le bras et ils quittrent rapide-
ment les lieux... Jessie excepte, les autres n'y
virent que le geste attentionn d'un mari envers
son pouse.
- Jessie, prvenez Rosa que nous serons prts
dans vingt minutes, lana-t-il par-dessus son paule
sans se dpartir de son amabilit.
Elle tait la seule se rendre compte de la colre
qui bouillait derrire son apparente srnit.
Extrieurement ils formaient un beau couple : la
blondeur fragile de Celia mettait en valeur la
beaut brune et virile de son poux. Pourtant
Jessie savait pertinemment qu'ils assistaient au
prlude de l'une de leurs froces scnes de
mnage. Pourvu qu'on ne les entendt pas! Elle
n'avait aucune envie de s'expliquer avec ses imi-
ts.
Une scne de mnage... Malgr tout, cette
expression voquait une intimit drangeante.
Stuart et Celia avaient beau se dtester cordiale-
ment, ils taient maris, unis jusqu' la mort. Or,
deux reprises, Stuart l'avait embrasse : la pre-
mire fois pour la remercier, et la seconde pour la
punir. Mais Jessie ne devait pas perdre de vue qu'il
tait mari Celia.
Alors qu'ils s'loignaient, elle sentit son estomac
se contracter. D'abord tonne, elle se rendit
compte subitement que ce n'tait pas la faim qui la
travaillait. Aussi ridicule que cela part, elle tait
bel et bien jalouse de Celia.

154
21

A la grande surprise de Jessie, la soire fut plutt


agrable. Stuart et Celia ne donnaient pas signe de
s'tre disputs, bien que Jessie en et donn sa
main couper. Pendant tout le repas, Celia tint sa
langue et son attitude vis--vis de Mitch et de Billy
ne s'carta pas des limites fixes par les convenan-
ces. Elle bavarda avec son cousin la majeure partie
du temps, en laissant Stuart et Jessie le soin de
s'occuper de leurs htes.
Cette dernire dcouvrit avec amusement que
les jeunes garons s'adressaient Stuart avec vn-
ration comme s'il appartenait une autre gnra-
tion. Malgr la petite dizaine d'annes qui les
sparait, lui aussi avait adopt un ton paternel
leur gard. Mais le paradoxe n'tait pas si grand,
car son exprience et sa prestance creusaient un
abme entre eux. Aprs le repas, l'exception de
Celia qui invoqua une migraine, ils sortirent tous
sur la terrasse. Stuart et Gray allumrent un cigare
tandis que les deux jeunes gens se disputaient
l'attention de Jessie., Stimule par la prsence de
Stuart, Jessie opposa des reparties particulire-
ment brillantes aux compliments et aux plaisante-
ries de ses invits.
Quand l'obscurit tomba, Sissie commena
allumer les lampes l'intrieur. Stuart se leva et
jeta son cigare.
- Nous avons encore du travail voir avec Gray.
Ne vous attardez pas trop, Jessie.
Mitch et Billy se levrent prcipitamment et Billy
s'empressa de dire :
- Nous tions sur le point de partir, Mr Ed-
wards. Merci pour cette dlicieuse soire.
Stuart les salua et les invita revenir quand ils le
155
voudraient. Puis il alla s'enfermer avec Gray dans
la bibliothque.
- Thomas, va chercher les chevaux de Mr Todd
et Mr Cummings, lana Jessie la petite ombre
qu'elle voyait se faufiler en direction de la cui-
sine.
- Tout de suite. Miss Jessie.
La jeune fille sourit en dcelant des traces de
regret dans sa voix. Rosa leur avait servi un
jambon aux ignames, suivi de tartes la mlasse.
Thomas se serait damn pour les tartes de Rosa et
il craignait visiblement qu'elles ne lui passent sous
le nez. Mais Jessie tait certaine que la brave
cuisinire lui mettrait une part de ct.
- Alors, viendrez-vous chez les Culpepper?
demanda Mitch voix basse pendant que Billy
allait rcuprer son chapeau.
- Vous le verrez bien, rpliqua-t-elle avec un
sourire malicieux.
Dcidment, elle aimait beaucoup Mitch. C'tait
le plus beau garon du voisinage, bien qu'il ne
Supportt pas la comparaison avec Stuart, mais
Jessie carta rsolument cette pense. En outre il
tait gentil et facile vivre...
- M'autorisez-vous rester un peu plus long-
temps? J'ai quelque chose vous dire, chuchota-
t-il en toute hte avant que Billy ne revienne.
- Que murmurais-tu l'oreille de Miss Jessie ? Si
je ne te connaissais pas si bien, je jurerais que tu
essayais de me prendre de vitesse.
Billy, la mine renfrogne, lana son chapeau
son camarade.
- Tiens, je t'ai apport ton chapeau.
Mitch l'attrapa au vol, mais il le garda la
main.
- Ce que je disais Miss Jessie ne te regarde
pas. Ne m'attends pas, de toute faon nous ne
prenons pas la mme direction.
156
- Tu ne t'imagines tout de mme pas que je vais
te laisser seul avec elle!
- Je vais te faire rentrer tes insultes dans la
gorge !
Ils se dressrent soudain l'un en face de l'autre
comme deux frres ennemis. Effraye, Jessie se
hta de les sparer.
- Mr Todd! Mr Cummings! Je vous en prie!
Ils la regardrent, brusquement dgriss.
- Pardon, Miss Jessie, murmura Billy tout
penaud en jetant Mitch un regard mauvais.
- Ce n'est rien. Puisque Mr Todd vient d'tre si
dsagrable avec vous, je vous rserve une danse
la soire des Culpepper.
- Alors vous venez! s'exclamrent-ils en
chur.
- Peut-tre.
- Quel bonheur! Et vous me gardez une
danse !
Billy ne se tenait plus de joie et regarda Mitch
d'un air triomphant.
- Je te signale au passage qu'elle ne t'a pas
rserv de danse!
- File, vantard, avant que j'oublie que nous
tions amis, plaisanta cette fois Mitch en lui dco-
chant une bourrade amicale.
Avec un sourire radieux, Billy porta ses lvres
la main de Jessie.
- Me voil proprement congdi, mais j'ose
esprer que c'est moi qui occupe vos penses.
Sur ces paroles thtrales, il dposa un baiser
fugitif sur sa main. Puis il rejoignit Thomas qui
l'attendait avec son cheval.
Mitch furibond le regarda s'loigner et Jessie se
mit rire. Elle aimait bien Billy Cummings aussi.
Si elle s'en donnait la peine, peut-tre parviendrait-
elle oublier Stuart avec un autre. Pourquoi pas
Mitch ou Billy?
157
- Qu'aviez-vous de si important me dire?
demanda-t-elle Mitch d'un air mutin.
Embarrass, le garon regarda autour de lui.
- Heu... Nous pourrions nous promener un
peu? Oh, ct... mais je prfrerais ne pas tre
interrompu.
- Tout ceci m'a l'air passionnant, dit Jessie en
prenant le bras que lui offrait Mitch. Ils descendi-
rent les marches. Il faisait nuit noire et la lune tait
haute dans le ciel bien qu'il ft encore tt dans la
soire. Le vent s'tait lev et Jessie frissonna.
Thomas attendait toujours dans l'alle avec le
cheval de Mitch.
- Thomas, Mr Todd ne partira pas tout de suite.
Tu peux reconduire son cheval l'curie.
- Bien, Miss Jessie, rpondit le garon en la
regardant s'loigner au bras de Mitch.
Consciente de son regard lgrement dsappro-
bateur, Jessie releva le menton pour montrer
qu'elle ne s'en souciait pas.
Aprs tout comment saurait-elle si un homme lui
plaisait autant que Stuart, si on ne la laissait jamais
seule avec lui?
- Je vous coute, dit-elle.
- Eh bien... heu je...
Mitch semblait mal l'aise! Il jeta un regard
furtif autour d'eux et entrana la jeune fille vers le
verger. Surprise, elle se laissa faire. Lorsque
l'paisseur du feuillage droba la maison leurs
yeux, il s'arrta.
- Ce doit tre une rvlation capitale! (Elle
plaisantait pour cacher sa nervosit. Dans l'obscu-
rit, elle distinguait mal son visage.) Ne nous
attardons pas, je crains que nous ne nous cartions
des limites autorises par la convenance.
- Sauf si vous dites oui, souffla Mitch oppress.
Il la regarda droit dans les yeux et prit ses mains
dans les siennes pendant qu'elle commenait
deviner o il voulait en venir.
158
- Miss Jessie, voulez-vous devenir ma femme?
Prise au dpourvu, elle faillit clater de rire. Elle
se retint juste temps, et une profonde stupfac-
tion se peignit sur son visage. Il y a moins de six
mois il l'ignorait, bien qu'ils se connussent depuis
toujours; lors des fianailles de Stuart et Celia, on
l'avait contraint et forc la faire danser. Et voil
que ce soir, il la demandait tout bonnement en
mariage! Simplement parce qu'elle avait chang
d'apparence et qu'ils avaient dans plusieurs fois
ensemble! C'tait du plus haut comique!
Elle refrnait grand-peine son hilarit et se
demanda si ses nerfs ne la lchaient pas.
- Vous... vous parlez srieusement?
Dans son trouble, son assurance toute neuve lui
faisait dfaut et elle comprit, alors mme qu'elle
prononait ces mots, que ce n'tait pas la rponse
faire une demande en mariage. Mais cela lui
arrivait pour la premire fois, et elle ignorait les
formules d'usage.
- Miss Jessie, Jessie!
Mitch respira fond et la dvisagea intensment.
Il la dpassait de plusieurs centimtres et l'ombre
de moustache qui dcorait sa lvre suprieure ne
faisait que souligner la jeunesse de ses traits rgu-
liers. Il tait solidement bti et large d'paules, ses
mains fermes enlaaient les doigts fins de Jessie.
Elle plongea ses yeux dans les siens en se deman-
dant si elle avait vraiment envie de l'pouser.
Autrefois, dans ses rves les plus audacieux, il
faisait simplement attention elle; alors pourquoi
sa demande en mariage ne la comblait-elle pas de
joie? Cela mritait tout de mme rflexion!
Tandis qu'elle ruminait ces penses, il ne taris-
sait pas sur sa beaut qui lui faisait perdre la tte.
Elle revint sur terre en l'entendant disserter sur ses
yeux qui le faisaient songer, disait-il, du chocolat.
Elle rprima grand-peine un nouveau fou rire.
Ses comparaisons manquaient de romantisme.
159
- Vous ne m'coutez pas! protesta-t-il chagrin
en interrompant la description enflamme de ses
charmes.
Jessie se mordit les lvres pour cacher sa gaiet
et secoua la tte.
- Mais si, je vous coute. Mais... c'est ma pre-
mire demande en mariage.
- J'espre bien! rpliqua-t-il, apais. Vous tes
trs jeune Jessie, mais je vous crois suffisamment
mre pour vous marier. Et... et je vous chrirai
tendrement.
Il murmura ces derniers mots d'une voix si
vibrante de sincrit que le cur de Jessie s'atten-
drit enfin.
- Mr Todd... commena-t-elle.
- Mitch, rectifia ce dernier subjugu par son
regard noisette.
Grise par Cette admiration perdue, Jessie com-
menait s'interroger... Aprs tout...
Elle battait des cils dans un geste de coquetterie
instinctif.
- Mitch, je ne sais que vous dire...
- Dites-moi simplement oui, Jessie, souffla-t-il en
dposant un baiser au creux de sa paume.
- Oh Mitch...
Elle frmit au contact de ses lvres chaudes sur
sa peau et se demanda ce qui se passerait s'il
l'embrassait sur la bouche. Cela suffirait peut-
tre rompre le charme o l'emprisonnait Stuart.
Son baiser rallumerait-il cette brlante sensation
qu'avait fait natre Stuart? Dans ce cas, elle l'pou-
serait et ils pourraient tre heureux.
- Embrassez-moi Mitch, chuchota-t-elle hardi-
ment.
Elle ferma les yeux et tendit les lvres. Elle sentit
les mains du jeune homme treindre les siennes, il
hsita un instant puis il l'embrassa doucement.
Ce fut alors qu'une voix svre mit un terme
l'exprience que tentait Jessie.
160
- Cela suffit, Mr Todd.
Stuart se tenait au beau milieu de l'alle.

26

- Mr Edwards!
Mitch sursauta comme s'il avait reu une
dcharge et se retrouva nez nez avec Stuart. Une
telle expression de culpabilit se lisait sur son
visage que Jessie eut envie de le frapper. Elle ne se
sentait absolument pas fautive, et elle leva bien
haut le menton pour prouver sa dtermination.
- Il est temps que vous rentriez chez vous.
Stuart s'adressait toujours Mitch sans daigner
regarder Jessie. Il se tenait trois mtres des
jeunes gens, les poings plants sur les hanches et
les jambes cartes. Sa taille et sa carrure impres-
sionnantes se dtachaient sur un fond d'arbres
fruitiers rabougris.
- Monsieur, je... je vais vous expliquer... Je
viens de demander Jessie de devenir ma
femme.
Les yeux de Stuart se rtrcirent :
- Vraiment?
Jessie dcida qu'il tait temps de mettre son
grain de sel :
- Parfaitement!
Il lui accorda un bref coup d'il et revint
concentrer son attention sur Mitch qui transpirait
grosses gouttes malgr la fracheur nocturne.
- Quelle a t la rponse de Jessie?
- Je... hem... Elle n'a rien dit.
La mle assurance de Mitch fondait comme
neige au soleil. Il avait l'air d'un colier pris en
faute.
- Jessie, est-ce la vrit?
161
Il la regardait enfin. Mais la pnombre qui
rgnait dans le verger l'empchait de lire dans ses
yeux ou de dchiffrer l'expression de son visage.
Bah! elle s'en fichait aprs tout.
- Je n'ai pas la moindre envie de rpondre
Mitch en votre prsence, rpondit-elle froide-
ment.
Le regard de Mitch, perdu, passait de l'un
l'autre. Stuart fixa attentivement la jeune fille dans
le but vident de lui faire perdre contenance.
- Cela signifie-t-il que vous avez besoin de rfl-
chir la flatteuse proposition de Mr Todd?
Elle crut dceler une trace d'ironie dans son ton
mais elle choisit de l'ignorer.
- C'est exactement ce que je voulais dire, rpon-
dit-elle d'un air de dfi.
- Trs bien.
Il soutint sans sourciller son regard meurtrier et
elle reconnut dans ses yeux cette lueur glaciale
qu'elle hassait.
- Vous voulez rflchir? interrogea Mitch en se
tournant vers la jeune fille.
Elle fit la moue; sa voix trahissait une telle
impatience! Il avait l'air d'un gamin compar
Stuart, avec son allure dgingande et ses gestes
gauches.
- Oui, approuva Jessie avec plus de chaleur que
s'ils avaient t seuls. Elle savait dj que sa
rponse risquait d'tre ngative. Le baiser du jeune
homme n'avait absolument rien dclench en elle,
si ce n'est une lgre rpulsion. Elle n'y aurait pas
seulement fait attention, si l'homme qui la fusti-
geait prsent du regard ne lui avait fait goter
un vrai baiser. C'et t une folie d'pouser Mitch,
alors qu'elle mourait d'envie de connatre nou-
veau cette exquise sensation. Or elle ne l'avait pas
prouve dans les bras de son prtendant.
- Tant que Jessie n'aura pas pris sa dcision, je
suggre que vous reteniez vos impulsions, conclut
162
froidement Stuart. En d'autres termes, si je vous
vois poser la main sur elle avant l'annonce officielle
de vos fianailles, je vous romps les os.
Il parlait trs courtoisement mais Mitch sentit
qu'il ne fallait pas prendre sa menace la lgre et
acquiesa en se mordant les lvres.
- Je vous comprends Mr Edwards, et j'agirais de
la mme faon si Jessie m'tait confie. Je vous
promets que cela ne se reproduira plus, mais Jessie
est tellement adorable que... j'ai un peu perdu la
tte.
- Vous m'en voyez dsol, Mr Todd, mais vous
aviez tort.
La rponse sche de Stuart vint heureusement
mettre un terme ses panchements.
- Dans ces circonstances, je crois qu'il vaut
mieux que vous regagniez vos pnates. J'ai
demand que l'on vous amne votre cheval - pour
la seconde fois de la soire. Dpchez-vous de
partir, Jessie vous rpondra plus tard, en prsence
d'un chaperon.
- Bien Monsieur.
Mitch regarda Jessie d'un air suppliant :
- Puis-je revenir demain?
Mon Dieu, si seulement Stuart n'tait pas l, elle
lui rpondrait sur-le-champ. Aussi' beau et gentil
qu'il ft, jamais elle n'pouserait Mitchell Todd.
Elle n'avait prouv pour lui qu'un bguin d'ado-
lescente que l'arrive de Stuart avait ananti.
- Laissez-moi quelques jours, Mitch, s'il vous
plat. C'est une dcision si importante... rpondit-
elle doucement.
Elle n'avait aucune envie de l'affronter nou-
veau le lendemain. Elle avait l'impression confuse
que tout ce gchis tait imputable Stuart. S'il
n'avait pas fait irruption dans sa vie, jamais Mitch
ne l'aurait demande en mariage. Elle ne regrettait
pas la mtamorphose qui avait provoqu cette
dclaration, elle dplorait simplement de ne plus se
163
sentir prte l'accepter. Il y a quelques mois, elle
se serait vanouie de bonheur et lui aurait saut au
cou, mais Stuart tait venu bouleverser sa vie et
son cur.
A cette pense, Jessie lui jeta un regard noir.
Mais il restait imperturbable, dress comme une
statue en attendant que Mitch s'en allt.
- Comme vous voudrez, rpondit bravement
Mitch en lui prenant les mains malgr le fronce-
ment de sourcils de Stuart. Dites oui, Jessie. Je
vous en prie.
Il pronona ces derniers mots tout bas, mais elle
devina au sourire sarcastique de Stuart qu'il les
avait entendus. Puis Mitch lcha ses mains et
disparut dans le verger. Quelques minutes plus
tard, le cliquetis des sabots de son cheval rsonna
dans l'alle.
Stuart avait toujours le regard riv sur Jessie.
Elle le soutenait avec toute l'arrogance dont elle
tait capable. A prsent qu'ils taient seuls, il se
dtendit un peu et vint s'adosser au tronc noueux
d'un vieux poirier; il croisa les bras sur sa poi-
trine.
- Vous voudrez bien m'excuser, mais je vais
rentrer, dit froidement Jessie.
Pendant quelques instants, elle s'tait sentie hyp-
notise par le regard de Stuart. Mais en bougeant,
il avait rompu le charme.
- Attendez une minute.
Il lui attrapa le poignet. Prisonnire, Jessie fit
volte-face.
- Lchez-moi! Espce de sale espion!
Il haussa les sourcils. Sa main s'tait referme
comme un anneau de fer sur son poignet et il se
dressait devant elle, intimidant et imposant. Mais
elle refusa de se laisser impressionner. Une rage
froide et sauvage l'anima brusquement. Elle n'tait
pas une marionnette entre ses mains.
164
- Alors comme a, je vous espionnais ? demanda-
t-il calmement.
Elle comprit qu'il tait aussi furieux qu'elle. Ses
yeux bleus tincelaient de colre.
- Petite dvergonde! Si vous avez encore un
peu de fiert, ne le prenez pas sur ce ton!
- Moi, une dvergonde!
- Comment appelez-vous donc une demoiselle
qui entrane son amoureux sous les arbres pour le
supplier de l'embrasser?
- Misrable! Vous m'espionniez bel et bien!
- Embrassez-moi, Mitch , susurra-t-il d'une
voix de fausset en l'imitant. Je vous en prie,
embrassez-moi!
- Je n'ai pas dit Je vous en prie , grina Jessie
entre ses dents.
- Non, mais vous l'avez suppli de vous embras-
ser. Ne le niez pas, ma petite, je vous ai enten-
due.
- C'est faux! Je le lui ai simplement demand!
Parce que... parce que...
Jessie s'interrompit car il lui tait impossible
d'aller plus loin.
- Parce que quoi? Je ne vois aucune raison
valable pour justifier une conduite aussi indcente.
Sapristi, vous avez la cuisse lgre dans la
famille!
- Comment osez-vous!
- Vous suivez les traces de votre belle-mre,
riposta Stuart qui se dlectait de son indignation.
- Dites plutt de votre femme ! s'cria Jessie.
- Exactement. Comme ma maudite femme, qui
serait prte coucher avec tout ce qui porte
culotte. Ses murs dissolues ont-elles dteint sur
vous ce point?
- Encore un mot dsobligeant et je vous gifle !
Le sourire mauvais et moqueur qui apparut sur
les lvres de Stuart valait n'importe quelle
insulte.
165
- Si vous me giflez, vous obtiendrez le mme
rsultat que la dernire fois. C'est sans doute ce
que vous esprez.
Interloque, Jessie dvisagea le beau visage
svre et sentit sa colre refluer. Il avait touch le
point sensible : oh! elle ne voulait pas un baiser
rageur comme celui qu'il lui avait inflig lors de
leur dernier affrontement. Mais elle se languissait
des baisers dont elle le savait capable. Elle dfaillait
en imaginant sa bouche sur la sienne... et se
retrouva confronte l'amre vrit.
Mitch Todd ne l'intressait plus pour une raison
trs simple. Cette raison lui crevait les yeux. C'tait
elle qui lui emprisonnait les poignets et qui la
narguait, quelques centimtres de sa poitrine :
elle s'appelait Stuart. Le cur de Jessie chavira et
elle comprit soudain qu'elle tait tombe perdu-
ment amoureuse de lui.
Mais une intuition lui soufflait qu'elle ne lui tait
pas indiffrente. La fureur qu'il avait manifeste en
la dcouvrant dans les bras de Mitch tait dispro-
portionne face cette offense sans gravit. Le
chaste baiser d'un jeune homme bien lev, assorti
d'une demande en mariage en bonne et due forme,
n'avait pas de quoi souiller sa rputation. De l
plonger dans les fanges de la prostitution, il y avait
une marge! Mme un pre soucieux de la rputa-
tion de sa fille aurait ragi moins vivement, et
Stuart n'tait pas son pre! D'ailleurs ce dernier,
sous le fallacieux prtexte de la remercier, avait
fait la mme chose que Mitch.. Il avait beau jeu de
prtendre qu'il s'agissait l d'une dmonstration
d'affection de sa part! Quant son second baiser,
il n'avait pas de quoi en tre fier.
Celia tait sa femme... Malgr la vilenie de cette
dernire, ils taient maris. Il fallait fuir pendant
qu'il tait encore temps et accepter d'pouser
Mitch. Il lui tait impossible de rester Mimosa
maintenant qu'elle avait lu clairement dans son
166
cur. La mort dans l'me, elle ne voyait pas
d'autre issue que la fuite.
Tout son tre se rvoltait l'ide d'tre prive de
ses baisers, et elle ne pouvait se rsoudre le
quitter ainsi. La gorge sche, elle chercha son
regard. Sous les sources froncs, deux yeux tince-
lants taient rivs sur elle. Son visage tait encore
ple de rage et un pli amer dformait sa bouche.
Pourtant, elle n'avait qu' le regarder pour que les
battements de son cur s'acclrent. C'tait le plus
bel homme qu'elle ait jamais vu.
- C'est peut-tre cela, avoua-t-elle enfin.
- Pardon?
Il tombait des nues et mit plusieurs secondes
comprendre. Son merveilleux regard bleu vacilla
un instant, puis il se ressaisit.
- Vous voulez que je vous embrasse? demanda-
t-il incrdule.
- Oui, Stuart, murmura-t-elle en s'avanant si
prs de lui que ses seins l'effleurrent presque. Je
vous en prie, ajouta-t-elle en levant vers lui son
petit visage.
Mdus, il s'exclama :
- Seigneur! Vous tes devenue folle? Ou alors
vous tes malade? Vous n'allez tout de mme pas
demander tous les hommes que vous rencontre-
rez de vous embrasser ! Vous mriteriez une bonne
correction !
Son air horrifi amena un sourire sur les lvres
de Jessie.
Elle fit nouveau un pas vers lui et elle constata
avec amusement qu'il reculait.
- Pas tous, simplement vous!
Elle reprenait courage en le voyant si dsaronn
et songea avec dlices que cela ne devait pas lui
arriver souvent.
- Il y a un quart d'heure, vous avez demand
ce Todd de vous embrasser.
167
- Je voulais tenter une exprience, rpliqua-
t-elle.
- Une exprience?
- Oui, je voulais voir si ses baisers ressemblaient
aux vtres.
- Mon Dieu!
- L'exprience a t ngative.
- Jessie...
- Il n'embrasse pas du tout comme vous.
Elle se rapprocha encore, le bloquant contre le
poirier o il s'tait adoss. Il la repoussa douce-
ment :
- Jessie, coutez-moi...
La tte penche, celle-ci poursuivait songeuse :
- Avant vous, je n'avais jamais embrass un
homme. Votre baiser a d prendre des proportions
dmesures dans ma tte. Si vous m'embrassez
nouveau et que je ne sente pas de diffrence avec
Mitch, alors je l'pouserai.
Elle parlait sur un ton mlancolique, et dans son
dsarroi, elle ne vit pas sa mine consterne.
- Mais si vous refusez, je le comprendrai trs
bien, s'empressa-t-elle d'ajouter avec une soudaine
humilit.
- Ce n'est pas que je ne veuille pas !
Il la contempla en secouant la tte.
- Mon Dieu, quel trange sujet de conversation !
Jessie, la premire fois, je vous ai embrasse parce
que... parce que... je ne sais pas trs bien ce qui
m'a pris, mais vous tiez si gentille. La deuxime
fois... j'ai commis une btise. Cela n'aurait pas d
se produire, et ce serait encore pire de recommen-
cer. Croyez-moi.
- Alors je dois continuer vivre avec le souve-
nir... de votre baiser?
- Oui, rpondit-il les mchoires serres.
- C'est impossible, dit-elle tout bas, en plon-
geant son regard dans le sien.
Stuart ouvrit la bouche, hsita, et resta dsem-
168
par. Puis il l'enlaa et l'attira doucement contre sa
poitrine.

27

- Nous sommes en train de faire une btise,


murmura Stuart.
Dresse sur la pointe des pieds, Jessie, le cur
battant, lui offrait dj ses lvres. Ses extraordinai-
res yeux bleus taient rivs sur elle et il resserra
son treinte au point de lui faire mal. Mais Jessie,
irrsistiblement attire par sa bouche sensuelle, ne
s'en souciait pas.
- Mon Dieu! chuchota-t-il nouveau.
Il baissa lentement la tte et vint poser ses lvres
sur les siennes avec la mme dlicatesse que la
premire fois. Doucement, tendrement, sa bouche
effleura celle de Jessie. La sensation brlante res-
surgit immdiatement et elle suffoqua presque de
plaisir.
Il releva la tte et rpta : Mon Dieu! en
contemplant son visage avec une expression stup-
faite. Elle crut qu'il allait la repousser et se cram-
ponna des deux mains sa veste. Mais non, il se
penchait nouveau vers elle.
Le contact de sa bouche la fit tressaillir et tout
son corps fut agit d'un tremblement. Il sentit ses
lvres frmir sous les siennes.
Pourtant il ne faisait qu'effleurer sa bouche, il la
caressait lentement, du bout des lvres, comme
pour la calmer. Le monde bascula autour de Jessie
qui se retint, les yeux ferms, aux revers de sa
veste. Elle se serra contre lui de toutes ses forces et
crut que son cur allait s'arrter de battre.
- Jessie! chuchota-t-il en pressant sa bouche
contre la sienne.
169
Elle sentait son souffle chaud et, de peur qu'il ne
la quittt, noua ses mains autour de son cou. Elle
ouvrit les yeux cet instant et lut sur son visage un
merveillement comparable au sien. Comme elle, il
ne contrlait plus ses gestes.
Sans dire un mot, il l'embrassa avidement. Les
paupires closes, Jessie serra ses bras autour de
son cou. Il remonta ses mains le long de son dos et
caressa sa nuque sous le flot de cheveux. Il suivait
des doigts la ligne de son corps sous la mince toffe
de sa robe.
Il suivit doucement le contour de ses lvres du
bout de la langue et la sentit frmir dans ses
bras.
- Ma douce, ma tendre Jessie, murmura-t-il en
l'embrassant sur la commissure des lvres.
Elle s'accrocha ses boucles soyeuses et vacilla.
Il la pressa contre son corps dur et muscl. Ses
seins tendus taient douloureux et ses jambes ne la
portaient plus.
- Je vous aime Stuart.
Cet aveu lui chappa dans un souffle. En s'en-
tendant dvoiler le secret qu'elle venait elle-mme
de dcouvrir, Jessie affole ouvrit, les yeux et
rencontra son regard alangui. Sa bouche tremblait
et il la serra plus troitement dans ses bras.
Cette fois-ci il la fora entrouvrir les lvres. Sa
langue explora sa bouche, y allumant un brasier.
Mais cela n'avait rien voir avec la punition de
la dernire fois.
Chavire, elle blottit sa tte au creux de son
paule et quand sa langue revint effleurer la
sienne, elle rpondit instinctivement sa caresse.
- Stuart...
- Chut! Ma chrie. (Il dposait des petits baisers
tendres sur sa joue et suivait l'ourlet dlicat de son
oreille. Sa bouche glissa le long de sa gorge offerte
et s'arrta au petit col de dentelle.) Vous sentez
170
bon la vanille, chuchota-t-il en la pressant dans ses
bras.
Jessie ne put rprimer un sursaut en sentant ses
mains se poser sur ses hanches et descendre auda-
cieusement. Frissonnante d'moi sous cette douce
pression, elle colla son corps contre lui et sentit
quelque chose de dur sous ses cuisses. Il la serra
contre lui et elle comprit tout coup ce que
c'tait.
Foudroye par cette dcouverte, elle sentit une
onde de feu jaillir de ses entrailles et s'accrocha
son cou en se sentant dfaillir.
La bouche de Stuart descendit doucement vers
sa poitrine. Jessie sentit son souffle brlant traver-
ser la mince toffe de sa robe et elle ne put
rprimer un gmissement quand sa bouche vint
dlicatement effleurer la pointe de son sein. Il la
souleva dans ses bras et la dposa sur le sol. Quand
il s'allongea sur elle, Jessie gmit de plaisir et se
cambra instinctivement. Ses mains vinrent se
nouer derrire sa nuque et elle l'enlaa. Il l'em-
brassa passionnment et lui caressa les seins.
Jessie se mit trembler. Puis il carta sa chemise
et dvoila sa gorge blanche.
Mais brusquement, il interrompit son geste et
s'immobilisa, une main sur sa robe releve
jusqu'aux genoux et l'autre sur son sein.
- Stuart?
Dgris par sa voix trangle, il se dgagea de
son treinte et sauta sur ses pieds.
- Qu'y a-t-il ?
- Je ne suis qu'un porc! Mais je ne pousserai
pas l'infamie jusque-l! dit-il entre ses dents.
Il tourna les talons et disparut sous le regard
interloqu de la jeune fille.

171
28

L'aube pointait quand Clive reconduisit Saber


dans son box. Il le dessella sans appeler Progress
qui dormait dans le grenier, pour veiller de plus
prs sur ses chevaux bien-aims. Il se sentit tran-
gement apais par l'atmosphre tranquille de cette
salle immense peuple d'animaux. Cette paix
laquelle il aspirait quand il tait parti bride
abattue.
Il alla pendre la selle son crochet et se frotta le
visage.
Il tait reint! Peut-tre russirait-il enfin
trouver le sommeil.
Il en doutait. Malgr la fatigue, son esprit tour-
nait en rond. Il ne voyait pas la moindre issue. Ses
dsirs avaient t couronns au-del de toute esp-
rance et jamais il n'avait t aussi malheureux.
Saber sortit la tte de son box et lui donna un
coup de museau amical pendant qu'il lui versait
une poigne de son.
- Bonne nuit, mon vieux, lui dit Clive en cares-
sant ses naseaux velouts et en le grattant derrire
l'oreille.
Saber hocha la tte pour le remercier, et Clive
esquissa un sourire.
Il aimait ce cheval. Il avait toujours rv de
possder un pur-sang; et comme pour le reste, le
rve tait devenu ralit aprs toutes ces annes
aventureuses. Il tait riche prsent, et il possdait
l'une des magnifiques plantations qu'il admirait du
pont des bateaux o il gagnait sa vie. A l'poque il
voulait s'acheter un terrain pour s'y installer et
refaire sa vie. Mais jamais il n'avait song aux
immenses proprits en bordure du fleuve. Une
exploitation de cette taille ne se gagnait pas au
hasard d'un jeu de cartes.
172
Par un tour de passe-passe, il se retrouvait
propritaire d'une plantation plus vaste et plus
peuple que certaines villes. Il avait achet Saber
pour une somme astronomique un leveur des
environs de Jackson. Il ne se refusait plus rien
depuis qu'il tait devenu le matre de Mimosa.
Comment aurait-il pu se douter qu'il susciterait
un tel respect? Qu'on lui manifesterait une telle
dfrence? Clive McClintock, l'habitu des tripots
et le joueur professionnel, auquel ses comparses
n'accordaient gure plus d'honntet qu' eux-
mmes, tait devenu un membre distingu de la
gentry des planteurs.
Jamais il n'aurait espr en arriver l. Ses vux
les plus fous avaient t exaucs et pourtant, il
ressentait cruellement l'ironie du destin.
Il payait cher les consquences de sa qute
perdue de richesse et de respectabilit.
Sa femme n'tait qu'une garce et une putain, et
ils se dtestaient cordialement. Lui qui n'avait
jamais fait de mal une femme se retenait cons-
tamment de lui tordre le cou. Il commenait har
son nom d'emprunt. Quand il avait endoss l'iden-
tit de Stuart Edwards il y a quelques mois, il ne
ralisait pas quel point cela allait lui coter. Clive
McClintock n'tait pas le nom d'un gentleman,
certes, mais c'tait le sien.
Petit petit, il s'tait attach certaines person-
nes comme Miss Flora et Miss Laurel. Au dbut, il
s'tait dit qu'il ferait un bien meilleur neveu que
Stuart Edwards. Il avait eu raison. Il allait leur
rendre visite, il tait courtois et soucieux de leur
bien-tre, toujours disponible. Il avait transform
leur existence et elles taient bien parties pour
vivre centenaires.
Mais plus il les chrissait, plus sa duperie le
gnait.
Au dpart, il avait eu l'intention d'aider la belle-
fille de Celia sortir de sa chrysalide. En lui
173
trouvant un mari, il faisait d'une pierre deux
coups : il la rendait heureuse et il se dbarrassait
d'elle.
Comment aurait-il pu se douter que sous ces
rondeurs et cette tignasse rebelle, se cachait une
beaut dont le sourire suffirait lui couper le
souffle ?
Comment aurait-il pu imaginer que son tempra-
ment insoumis dissimulait une me aussi tendre?
Comment enfin aurait-il pu prvoir qu'il allait
tomber perdument amoureux de cette gamine, au
point de la dsirer comme jamais il n'avait dsir
une femme?
Il aimait pour la premire fois. Lui qui prten-
dait autrefois que l'amour ne survivait jamais
vingt minutes passes dans les bras d'une femme
tait amoureux comme un gamin.
Il savait maintenant que l'amour avait peu de
chose voir avec le dsir physique. Aimer, c'tait
partager ses joies et ses sentiments avec quelqu'un,
c'tait vivre ensemble les mille et un petits dtails
de la vie quotidienne. C'tait aussi se soucier
davantage de l'autre que de soi-mme.
Voil ce qu'il prouvait vis--vis de Jessie. Il
l'aimait, purement et simplement. Il l'aimait si fort
que tout l'heure, dans le verger, il n'avait pas
voulu dtruire sa vie en prenant sa virginit.
Le destin lui avait royalement octroy la
richesse, la puissance et le respect en change de la
main de Celia. Mais il n'avait plus la possibilit de
suivre l'inclination de son cur et d'pouser Jessie.
Le don de son cur et de son corps lui tait
interdit. Il le lui avait balbuti en l'abandonnant
tout l'heure : son infamie s'arrterait l. Il avait
fui par amour pour elle.
A prsent il rejetait tous les bienfaits dont le
destin l'avait accabl.
Il n'aspirait plus qu' possder Jessie et c'tait la
seule chose qui lui tait refuse.
174
21

Le mardi suivant, Mitch vint chercher sa


rponse. La veille, il avait annonc sa visite et
Jessie l'attendait avec nervosit dans le petit salon
que Celia venait de faire amnager dans le style
Empire rcemment en vogue. Elle avait fait venir
un peintre de Natchez qui avait dcor les murs de
paysages marins dominante bleu et vert, tandis
que les meubles en bois d'bne taient capitonns
de blanc. Le temps s'tait rafrachi et Jessie portait
une robe manches longues en drap vert jade. Son
corsage dvoilait audacieusement sa jolie gorge et
elle y avait piqu un came dlicat qui avait
appartenu sa mre. Elle avait relev ses cheveux
sur la nuque et Sissie avait retaill ses boucles qui
venaient encadrer son visage d'un halo lumineux.
Elle tait ravissante, et s'installa dans un fauteuil,
satisfaite de son apparence. Elle craignit tout
coup que sa robe ne jurt avec le dcor et se laissa
gagner par la nervosit.
- Mon poussin, j'ai bien cru que ce jour n'arri-
verait jamais, lui souffla Tudi quand Mitch fut
annonc.
Cette fois, soucieuse des convenances, Jessie
avait demand Tudi de rester avec elle. Elle
s'tait dit qu'en prsence de sa vieille nourrice,
Mitch n'oserait pas s'lever trop vivement contre
son refus. Voil pourquoi Tudi, arborant pour
l'occasion un tablier et un turban blanc comme
neige, se tenait derrire elle, sans se douter un seul
instant de la rponse qu'allait faire Jessie.
- Bonjour Jessie. Bonjour Tudi.
Mitch avait l'air aussi nerveux que Jessie. Inca-
pable de rester en place, Jessie se leva pour l'ac-
cueillir. Il saisit sa main et la porta ses lvres :
- Comme vous tes belle aujourd'hui!
175
- Merci.
Elle n'tait pas encore habitue ce qu'on la
trouvt belle et rougit sous le compliment. Mitch
n'avait pas lch sa main. Jessie leva les yeux et fut
nouveau frappe par son charme. Avant de
connatre Stuart, Mitch, avec ses boucles chtain,
ses yeux noisette et sa carrure solide, reprsentait
son idal. Si seulement il n'y avait pas eu
Stuart...
Mitch jeta un coup d'il Tudi et entrana la
jeune fille prs de la fentre. Un lger sourire vint
creuser les rides de la vieille femme. Jessie savait
que Tudi, qui l'adorait et ne voulait que son
bonheur, serait aux anges de la voir pouser
Mitch.
Mitch aurait fait un excellent mari, bon et prve-
nant, mais elle ne pouvait se rsoudre devenir sa
femme.
- Alors Jessie, quelle est votre rponse? lui
demanda-t-il trs doucement.
Mais Jessie parut soudain frappe de surdit.
Elle avait redout cet instant et pour ne pas lui
faire de peine, elle avait soigneusement prpar sa
rponse. Et pourtant, elle avait du mal dire non
son amour d'enfance.
- Mitch... commena-t-elle.
Sa voix s'trangla dans sa gorge. Elle aspira
profondment et se tourna vers la fentre, le
regard dans le vague. Mais la vue qui s'offrit ses
yeux la rveilla instantanment.
Stuart se tenait dans l'alle, mont sur Saber.
Celia se dressait devant lui, accroche son trier.
Elle tait le tmoin d'une nouvelle scne de
mnage.
- Est-ce si difficile dire ? l'encourageait tendre-
ment Mitch.
Le regard de Jessie revint se poser sur lui, le
spectacle auquel elle venait d'assister lui donnait la
176
nause et soudain, une bouffe de colre la sub-
mergea.
- Non, Mitch, rpondit-elle posment, ce n'est
pas difficile. Je serai trs heureuse de devenir votre
femme.
- Hourra! s'exclama-t-il en sautant de joie.
Jessie sursauta et, avant qu'elle ne soit revenue
de sa surprise, il l'enlaa par la taille, la fit tour-
noyer et lui planta un baiser sur la bouche.
A moiti tourdie par le baiser et par la pirouette
qu'il lui avait fait faire, elle prit conscience des
paroles qu'elle venait de prononcer. C'tait impos-
sible! Elle n'avait pas dit oui!
- Mon poussin!
Tudi, transporte, la serrait dans ses bras. Hb-
te, Jessie lui rendit son treinte. Mon Dieu,
qu'avait-elle fait?
- Vous vous occuperez bien d'elle, n'est-ce pas,
Mr Todd?
- Ne vous inquitez pas Tudi! J'y veillerai
comme la prunelle de mes yeux, lui promit Mitch
rayonnant de joie, tandis que Jessie refrnait son
envie de fuir.
Mais prsent, il tait trop tard, elle avait
accept. Mitch lui attrapa la main et la tira vers la
porte.
- Vos beaux-parents sont dehors, s'cria-t-il.
Allons leur annoncer la bonne nouvelle. Youpi!
Nous sommes fiancs!
Il avait l'air si heureux que Jessie se laissa
entraner sa suite sur la vranda. Il s'arrta
contre la balustrade et hla Stuart et Celia qui
continuaient se disputer dans l'alle.
- Mrs Edwards! Mr Edwards! Regardez!
Et il serra Jessie l'touffer dans ses bras. Elle
fut oblige de s'accrocher ses paules pour
reprendre son souffle et il l'embrassa alors, avec
plus d'audace qu'il ne l'avait fait l'autre nuit dans
le verger.
177
Quand il releva la tte, un large sourire illumi-
nait son visage. Encore interloque par sa fougue,
Jessie suivit son regard et, malgr la distance, elle
aperut Stuart et Celia qui les contemplaient, stu-
pfaits.
- Tout va bien cette fois Mr Edwards ! Nous
sommes fiancs, clama Mitch de toutes ses for-
ces.
Il se tourna vers eux avec un sourire radieux et
glissa son bras autour de la taille de la jeune fille.

30

Le reste de la journe se droula comme dans un


rve. Une fois que les mots fatidiques eurent fran-
chi les lvres de Jessie, tout parut chapper son
contrle. Pour la premire fois de sa vie, Celia tait
aux anges grce elle et se plongea immdiate-
ment dans les prparatifs de somptueuses fian-
ailles.
Le mariage en grande pompe tait dj prvu
pour l't suivant. A la perspective de ces festivits
qui lui permettaient en mme temps de se dbar-
rasser de sa belle-fille, Celia tait d'une humeur de
papillon. Jessie n'tait pas dupe, mais elle appr-
ciait nanmoins de voir un sourire remplacer son
air boudeur. La nouvelle s'tait rpandue comme
une trane de poudre par l'intermdiaire de Tudi,
et tous se rjouissaient pour la jeune fille. Tudi
projetait mme d'accompagner son poussin dans
son nouveau foyer, en emmenant galement Sissie,
si Miss Celia se laissait persuader.
Stuart flicita laconiquement Mitch et dposa un
baiser sec sur la joue de Jessie. Comme toujours
lorsqu'il se trouvait sous l'emprise d'une vive mo-
tion, son visage tait impassible mais Jessie n'eut
178
aucun mal deviner les sentiments qui l'ani-
maient.
Il tait furieux de ces fianailles contre lesquelles
il ne pouvait strictement rien. Mitch descendait de
l'une des meilleures familles du coin et il tait le
seul hritier de Riverview dont la prosprit galait
celle de Mimosa. Stuart ne pouvait qu'approuver
cette union.
Bien entendu Mitch fut convi pour le souper et,
puisqu'ils taient fiancs, Jessie fut ensuite autori-
se se promener seule avec lui dans le parc. Elle
fut plusieurs reprises sur le point de lui avouer
qu'il s'agissait d'un pouvantable malentendu.
Mais le visage confiant du jeune homme rayonnait
d'un tel bonheur qu'elle ne put s'y rsoudre. Elle
se contenta de souffrir en silence, effraye par ce
qu'elle avait dclench, lorsqu'il se mit faire des
projets d'avenir en parlant des enfants qu'ils
auraient et de leur vie en commun.
Plus tard, au moment de se quitter, Jessie se
laissa docilement embrasser. Le baiser du jeune
homme se fit plus audacieux, mais son treinte ne
russit provoquer en elle qu'un lger sentiment
de rpulsion. Seul Stuart l'enflammait corps et
me.
Comment pourrait-elle pouser un homme dont
les baisers la dgotaient? Il lui tait impossible
d'avouer ses penses Mitch ni personne. L'an-
nonce de ses fianailles avait fait boule de neige, et
plus le temps passait, moins elle avait la possibilit
de se dgager de sa promesse.
Aprs le dpart de Mitch, Jessie monta dans sa
chambre mais elle tait si trouble qu'elle ne
parvint pas trouver le sommeil. Elle finit par se
lever, jeta un chle sur sa chemise de nuit et sortit
dans le couloir. La fracheur nocturne de la
vranda viendrait peut-tre bout de son insom-
nie.
La maison tait plonge dans l'obscurit, l'ex-
179
ception de la lumire vacillante des bougies qui
clairaient le couloir et les escaliers. Les domesti-
ques s'taient retirs depuis longtemps, Stuart et
Celia devaient dormir. Il tait minuit, mais sou-
vent, le bruit de leurs disputes durait bien au-del
de cette heure avance. Pourtant le calme rgnait
sur toute la maisonne et part Jessie, il n'y avait
pas me qui vive.
Elle poussa la lourde porte de chne et sortit sur
la vranda.
La nuit l'enveloppa de son grand manteau de
velours bleu constell d'toiles, et elle cligna les
yeux, blouie. Elle referma la porte derrire elle et
vint s'appuyer contre la balustrade. Les mains
poses sur le rebord de bois sculpt, elle offrit son
visage la fracheur nocturne. Des myriades
d'toiles scintillaient autour de la pleine lune et des
lambeaux de nuages pousss par une brise lgre
flottaient dans le ciel comme autant de voiles
lgers. Parfois, sous le bruissement des feuillages et
le chant des sauterelles, on entendait les oiseaux de
nuit chasser leurs proies avec des cris aigus. La
beaut de cette nuit apaisa Jessie qui, pour la
premire fois de la journe, se sentit sereine.
Soudain une cre odeur de tabac mlange au
parfum dlicat des lilas et des mimosas monta vers
elle.
Elle fit volte-face et aperut l'autre bout de la
vranda l'extrmit rougeoyante d'un cigare. Elle
eut plus de mal distinguer la silhouette sombre
d'un homme, mais peu peu son regard s'accou-
tuma la pnombre : c'tait bien lui. Renvers
dans un fauteuil, les jambes croises sur la balus-
trade, il se tenait dans la mme position que le jour
o il avait dcid de mtamorphoser en jeune
femme le garon manqu qu'elle tait.
Malgr la fracheur, il tait en bras de chemise,
et l'lgant gilet brod qu'il portait pour le souper
tait dboutonn. Il avait t sa cravate. Jessie le
180
vit aspirer une longue bouffe de son cigare, puis il
laissa retomber sa main.
- Bonsoir, Stuart.
Il lui sourit et ses dents blanches brillrent dans
la nuit.
- Trop excite par vos fianailles pour trouver le
sommeil? demanda-t-il sarcastique.
- Exactement, rpliqua-t-elle pique.
Toute la beaut de la nuit s'vanouit. Elle posa
une main sur la balustrade et serra l'autre de
toutes ses forces.
- J'en dduis que ses baisers ont fini par vous
plaire.
- Oui.
- Vous languissez d'y goter nouveau.
- Parfaitement.
Un ricanement narquois lui chappa :
- Menteuse.
- Lui, au moins, je peux l'pouser!
- C'est indniable, remarqua-t-il.
Son cigare rougeoya. Tout coup, il souleva une
bouteille et la porta ses lvres en renversant la
tte en arrire.
Trouble, Jessie le vit avaler une grande gorge.
Puis il reposa la bouteille par terre et s'essuya la
bouche. C'tait la premire fois qu'elle le voyait
boire et se tenir aussi mal. Mais l'alcool avait au
moins le mrite d'expliquer le dsordre de sa tenue
et ses paroles mordantes.
- Vous tes ivre!
- Un peu seulement. Et pourquoi pas? On ne
fte pas tous les jours les fianailles de sa belle-
fine.
- Bonsoir, je vais me coucher.
- Pour rver de votre cher Mitch?
Il la raillait ouvertement et but une nouvelle
rasade.
- Cela vaut mieux que de rver de vous !
- Sans aucun doute!
181
Stuart posa la bouteille et se leva en jetant son
cigare. Il s'avana vers Jessie d'une dmarche plus
assure qu'elle ne l'aurait cru. Elle ignora la petite
voix qui lui soufflait de se sauver et l'attendit de
pied ferme, droite comme un I et la tte haute.
Il s'arrta devant elle. Il tait si grand et large
d'paules que son ombre sur le sol recouvrait
compltement celle de Jessie. Sa main vint se poser
sur son cou et elle sentit ses doigts chauds caresser
sa nuque. Sous ce simple effleurement, son cur
se mit palpiter.
- Pourtant, soupira-t-il doucement, je prfre-
rais que vous rviez de moi.
Et il se pencha sur elle.
Son baiser tendre et caressant lui entrouvrit un
monde insouponn. Les yeux clos, agrippe la
balustrade, Jessie essaya de lutter contre cet assaut
dlicieux. Leurs corps se touchaient peine et elle
ne sentait que sa main contre son Cou. Pourtant
elle avait l'impression que de la lave en fusion se
rpandait dans ses veines. Elle sentit le got du
whisky dans sa bouche et se souvint qu'il tait ivre.
L'embrasserait-il ainsi s'il tait dans son tat nor-
mal? Peut-tre lui souhaiterait-il simplement d'tre
heureuse avec Mitch?
Cette rflexion lui donna le courage de le repous-
ser.
- Vous n'tes qu'un grossier personnage, dit-elle
amrement.
Et pour souligner sa dsillusion, elle s'essuya la
bouche d'un air dgot.
- Que voulez-vous dire par l?
Elle ne voyait que ses yeux brillants comme des
escarboucles.
- Non seulement vous ne voulez pas de moi,
mais vous refusez que j'appartienne un autre.
- Qui vous a dit que je ne voulais pas de
vous?
Le cur de la jeune fille se mit battre plus vite,
182
mais elle le vit baucher un sourire narquois. Il
posa la main sur sa poitrine et son petit sein rond
vint instinctivement se nicher au creux de sa
paume. Jessie sentait la chaleur de sa main
travers la double paisseur de son chle et de sa
chemise de nuit et elle cessa de respirer.
- Je vous dsire, et je sais que c'est rciproque,
ajouta-t-il en lui caressant le sein d'un geste sugges-
tif.
- Espce de goujat! s'exclama Jessie en s'tran-
glant de rage.
Elle le repoussa violemment et devina son petit
sourire suffisant qu'il la croyait sous sa coupe.
Hlas ! le frisson de plaisir qu'elle n'avait pu rpri-
mer lui donnait partiellement raison.
- Je parie que vous ne ragiriez pas ainsi avec
votre Mitch chri.
- Allez au diable, profra-t-elle entre ses dents.
Il lui arrivait rarement de jurer voix haute et
elle se sentit mieux. Triomphante, elle tourna les
talons et partit se rfugier dans son lit.
Elle entendit le rire moqueur de Stuart :
- Souvent femme varie... N'avez-vous pas dit
l'autre nuit que vous m'aimiez?
Jessie s'arrta comme si elle avait reu un coup
de poing dans l'estomac. Un flot de sang lui
obscurcit la vue. Il osait se moquer du secret le
plus intime qu'elle ait jamais confess !
Les poings serrs, elle se prcipita sur lui avec un
cri de rage... Il riait toujours.
- Vous n'tes qu'un mufle! siffla-t-elle en se
jetant sur lui toutes griffes dehors. Il la retint par
les bras en se protgeant, toujours secou de
rire.
- Calmez-vous. (Une lueur dangereuse brilla
dans ses yeux.) N'oubliez pas que vous m'aimez!
Si Jessie avait eu des pistolets la place des
yeux, il serait mort sur l'heure. Un conseil de Tudi
lui revint alors en mmoire.
183
- Lchez-moi! cracha-t-elle comme une chatte
en colre. Il obit et avec un sourire mauvais, elle
lui lana un magistral coup de poing dans le
bas-ventre.

31

Il se plia en deux en jurant comme un charretier


tandis qu'elle prenait ses jambes son cou. Elle
courait comme si sa vie en dpendait, elle n'avait
probablement pas tort. Si Stuart la rattrapait, son
premier geste serait de lui tordre le cou.
Elle filait vers l'curie o elle avait l'intention de
seller Firefly et de chevaucher perdument jusqu'
ce qu'elle y voie clair et que son corps extnu lui
permette enfin de s'endormir. Elle galoperait
jusqu' ce que Stuart ait eu le temps de digrer sa
colre. Sans se soucier de ses pieds nus et de sa
tenue lgre, sans prendre garde l'heure tardive,
elle n'avait qu'une ide en tte, fuir... fuir Mimosa,
et Stuart par la mme occasion.
Ses pieds foulaient l'herbe froide t humide, et
elle s'corcha le talon sur un caillou. Au moment
o elle atteignait l'curie, elle marcha sur une
feuille de houx hrisse de piquants et dut s'arrter
pour extraire les pines de son pied. Tout coup,
elle entendit derrire elle le pas flin de Stuart.
Sans plus prter attention son pied bless, elle
se rua l'intrieur de l'curie. Il y faisait noir
comme dans un four et les chevaux se tenaient
immobiles dans leurs boxes. Progress dormait au-
dessus. Jasper se dressa sur sa litire en aboyant
avant de constater avec bonheur que cet intrus
tait sa jeune matresse.
Jessie comprit que ses chances d'chapper la
vengeance de Stuart taient minces. Mais elle
184
connaissait l'curie comme sa poche, peut-tre
arriverait-elle seller Firefly dans l'obscurit et
sortir la jument au nez et la barbe de Stuart ? Une
fois cheval, il ne pourrait plus l'arrter; elle le
renverserait s'il le fallait.
La sellerie se trouvait l'autre bout de la salle.
Jasper gambadait derrire elle, enchant de ce
nouveau jeu. Jessie ouvrit la porte et se prcipita
vers les selles. La porte claqua derrire eux, man-
quant de peu la queue de Jasper. Des sacs de
grains moiti remplis jonchaient le sol et les selles
pendaient un rtelier au milieu de la pice. Des
harnais, des brides et des brosses taient accrochs
un peu partout, ainsi que tout l'innombrable atti-
rail ncessaire l'entretien des chevaux. Un rayon
de lune qui filtrait par une lucarne permit Jessie
d'viter les multiples obstacles qui se dressaient sur
son chemin. Elle dcrocha d'une main la bride de
Firefly et s'escrima sur les crochets qui fixaient la
selle au rtelier. Au moment o elle tendait enfin le
bras pour l'attraper, elle entendit la porte tourner
silencieusement sur ses gonds. Jasper bondit en
aboyant la rencontre du nouveau venu et Jessie
fit volte-face en touffant un cri. La silhouette
sombre et solide de Stuart se profilait dans l'em-
brasure de la porte.
- Attaque, Jasper! siffla Jessie.
Mais dsobissant sa matresse, l'animal sauta
sur Stuart, la queue frtillante. Stuart ne vacilla
mme pas sous le choc et tapota amicalement la
tte de Jasper.
- Couch ! ordonna-t-il au chien qui obit instan-
tanment.
Puis il le poussa avec une petite tape vers la
porte qu'il referma derrire lui.
Jasper n'avait pas mis l'ombre d'une protesta-
tion et son fidle compagnon paraissait aussi sou-
mis Stuart que le reste de Mimosa.
185
- A nous deux, Jessie, pronona Stuart d'une
voix doucereuse qui laissait augurer le pire.
- Si vous posez la main sur moi, je hurle !
Malgr sa menace, elle chuchota ces paroles
pour ne pas rveiller Progress. Mme si elle l'avait
tir de son sommeil de plomb, elle n'tait pas
certaine qu'il se ft rang de son ct. Lui aussi
avait succomb depuis longtemps au charme de
Stuart. A croire que ce dmon leur avait jet un
sort!
- Eh bien hurlez votre guise, car je ne vais pas
me contenter de poser la main sur vous!
Jessie ne distinguait pas ses traits, mais elle
devina que la colre lui crispait les mchoires. Sa
silhouette menaante se rapprocha et elle recula en
lchant la selle. Elle se retrouva bloque contre le
mur.
- Ah, ah! Prise au pige, Jessie! s'enquit-il d'une
voix suave.
Tout en sachant qu'il ne lui ferait pas de mal,
elle ne put rprimer un frisson d'effroi. La pnom-
bre accentuait son aspect intimidant et elle voyait
ses yeux briller dans la nuit. Plaque au mur, elle
sentait les planches de bois dur travers ses
vtements lgers. Ses pieds nus foulaient les grains
et la paille. Elle ne le quittait pas des yeux tout en
serrant la lanire de la bride entre ses doigts.
La bride! Elle avait trouv un moyen de se
dfendre.
- Allez-vous-en!
Elle lui donna un coup de lanire, mais il la lui
arracha des mains instantanment.
- Oh!
Stuart jeta la bride qui atterrit sur le sol avec un
bruit mtallique.
- Qu'allez-vous faire prsent? Me gifler? Me
rouer de coups de pied? Me griffer? A moins que
vous ne me frappiez comme tout l'heure... Joli
186
geste pour une demoiselle de votre ge! A moins
que ce ne soit mon tour...
Sa voix avait une intonation bizarre, mais ce
n'tait pas de la colre.
- Stuart...
Son cur cognait dans sa poitrine et elle avait
les mains glaces. Un rayon de lune se reflta dans
ses yeux au moment o il se pencha vers elle. Il
saisit ses poignets et l'attira contre lui. Jessie
n'opposa aucune rsistance. Au contact de ses
mains, elle frmissait dj.
- Je ne veux pas que vous pousiez ce Todd,
dit-il d'une voix rauque.
- Stuart...
C'tait le seul mot qui franchissait ses lvres
dessches. Il se penchait sur elle comme s'il
voulait lui insuffler sa propre volont. Sa force
indomptable la subjuguait.
- Vous avez dit que vous m'aimiez.
Il ne se moquait plus, et elle ne se fcha pas
cette fois-ci.
Il parlait d'une voix sourde en lui tenant le
poignet sans lui faire de mal.
- Vous ne pouvez pas l'pouser si vous m'ai-
mez.
- Stuart... rpta-t-elle.
Elle sentait son cur se gonfler douloureuse-
ment dans sa poitrine. Il l'effleurait peine et dj
elle n'tait plus qu'un jouet entre ses mains. Br-
lante d'amour et de dsir, elle savait qu'il serait
toujours le seul enflammer ses sens.
- Je ne vous laisserai jamais partir avec lui, vous
m'entendez? reprit-il en lui secouant le poignet.
- Stuart.
Jessie respira profondment et se sentit enfin
capable de s'exprimer. Elle lui expliquerait ce qui
s'tait pass avec Mitch, mais cela attendrait. Elle
avait une telle soif de lui et de ses baisers qu'elle en
oubliait tout le reste.
187
- Mais je vous aime, Stuart.
- Mon Dieu, gmit-il.
Elle ne sut jamais s'il l'avait attire dans ses bras
ou si elle s'y tait jete. Mais une seconde plus
tard, elle se retrouva crase contre lui. Elle serrait
ses bras autour de son cou de toutes ses forces,
tandis qu'il l'enlaait en cherchant avidement sa
bouche.
Son baiser fut brutal. Il l'embrassait comme s'il
devait ne jamais tre rassasi de sa bouche. Par-
courue d'un frisson, Jessie se dressa sur la pointe
des pieds, accroche son cou. Elle aimait sa
barbe rugueuse qui frottait contre sa peau douce.
Elle aimait son treinte qui lui brisait presque les
ctes et l'empchait de respirer. A moiti tourdie
d'amour et de passion, elle rpondit son baiser
par un petit gmissement de plaisir, et se pressa
instinctivement contre lui pour satisfaire le dsir
qui la dvorait.
- Bon Dieu! Jessie! murmura-t-il d'une voix
enroue en laissant glisser ses lvres vers son
dcollet.
Jessie ne put rprimer un cri lorsqu'elle sentit sa
bouche travers l'toffe. Une onde de feu parcou-
rut son corps et elle chancela. Il la souleva dans ses
bras et jeta un regard autour de lui. Puis, sans
prendre garde son gmissement de protestation,
il se fraya un chemin travers les selles et les
ballots de grains, et la dposa avec douceur sur un
matelas de sacs de jute vides.
- Je vous veux, oh si vous saviez comme je vous
dsire ! chuchota-t-il d'une voix rauque en s'empa-
rant nouveau de sa bouche.
Suspendue son cou, Jessie se sentit basculer :
elle avait perdu toute notion de bien ou de mal, elle
ne pensait plus au danger qui la menaait : elle
tait dans les bras de l'homme qu'elle avait dsir
et attendu toute sa vie. Quand il arracha ses
minces vtements et qu'il la dnuda jusqu' la
188
taille, elle resta accroche lui en rpondant
fivreusement ses baisers. Il dfit son pantalon et
carta ses cuisses en la plaquant au sol : elle se mit
trembler et gmir, en cambrant son corps sous
le sien.
Il posa sa main un endroit o personne ne
l'avait jamais touche, un endroit si secret qu'elle-
mme ignorait qu'il pt tre si sensible. Mais
quand ses doigts vinrent caresser la toison douce et
boucle, une douleur aigu la traversa et son corps
frmissant se tendit comme un arc...
Il se redressa lgrement sur ses avant-bras et
s'appuya sur elle, et elle sentit soudain son corps
s'entrouvrir...
Jessie suffoquait d'effroi et de plaisir. Il reprit sa
bouche avec une ardeur dcuple. Il pesait
nouveau de tout son poids sur elle. Etait-ce donc l
le jeu de l'amour entre les hommes et les femmes ?
Elle tait un peu due, mais il semblait s'en
contenter et continuait s'appuyer sur elle, secou
de soubresauts...
La douleur vint subitement remplacer l'tat
voluptueux dans lequel elle flottait.
- Non! Stuart!
Mais il touffa d'un baiser sa protestation. Elle
essaya de se dgager pour lui dire qu'il allait trop
loin, qu'il lui faisait mal, mais tout coup, il donna
un puissant coup de reins et elle sentit son corps se
dchirer.

32

D'un doigt tremblant, Jessie crasa la larme qui


coulait sur sa joue. Elle tait sur le dos et, allong
sur elle, Stuart haletait, le visage enfoui dans son
cou.
189
Jessie aussi aurait voulu vider ses poumons com-
prims sous le poids de son corps. Il l'crasait et
elle avait mal. Soudain une vague de dgot la
submergea.
- Allez-vous-en! dit-elle en trouvant enfin la
force de le repousser.
Il leva la tte.
- Pardon? demnda-t-il incrdule comme s'il
n'tait pas sr d'avoir bien entendu.
- J'ai dit : allez-vous-en ! siffla-t-elle.
Stuart se laissa rouler sur le ct. Puis il se
haussa sur un coude et la vit s'asseoir d'un bond.
Un rayon de lune filtr par la lucarne tomba sur
elle et Jessie, horrifie, s'aperut qu'elle tait nue
partir de la taille. La blancheur de son ventre et de
ses jambes brillait dans la pnombre, mettant en
valeur le triangle sombre entre ses cuisses.
Ecarlate, elle tira violemment sur sa chemise de
nuit et rcupra son chle qui s'tait enroul
autour de sa taille. Puis, lorsqu'elle eut retrouv un
semblant de dcence, elle essaya de se mettre
debout malgr ses genoux flageolants et ses cuisses
douloureuses.
- H l ! Attendez !
Stuart la saisit bras-le-corps et l fit basculer
nouveau contre lui. Puis il plongea son regard dans
le sien. Jessie, furieuse, dtourna son visage mais il
lui prit le menton pour l'obliger le regarder en
face.
- Ne me touchez pas!
Elle repoussa vivement sa main, mais une
seconde plus tard il revenait l'assaut en suivant
d'un doigt tendre et attentif la trace qu'avait laisse
la larme en coulant sur sa joue.
- Je ne veux plus que vous me touchiez!
- Je vous ai fait mal.
Il parlait si bas qu'elle l'entendit peine. Il avait
l'air dsol mais elle ne se soucia pas de ses
remords. Elle s'tait offerte lui sans rserve et il
190
l'avait brutalise! Elle prouvait encore une dou-
leur lancinante entre les jambes.
- Oui, vous m'avez fait mal! Bien sr! Vous
avez os me faire a...
Elle crut voir l'ombre d'un sourire dans l'obscu-
rit mais Stuart lui attrapa la main et la porta ses
lvres. Elle essaya de se librer, mais il tint bon.
- Jess. Jessie.
Il pressait ses lvres contre sa paume, embras-
sant dlicatement ses doigts les uns aprs les
autres. Jessie tait trop puise, physiquement et
moralement, pour lutter contre lui. Immobile et
courrouce, elle le laissa jouer tendrement avec ses
doigts.
- Me pardonnerez-vous si je vous dis que je suis
dsol?
- Non!
Il soupira et lcha sa main. Toujours assis, il se
rhabilla et s'adossa contre le mur. Puis avant que
Jessie n'ait eu le temps de comprendre ce qui lui
arrivait, il la prit sur ses genoux.
- Lchez-moi!
- Calmez-vous, Jessie. Je ne vous ferai pas de
mal.
- Il est un peu tard, vous ne croyez pas? railla-
t-elle.
Elle avait rapidement assimil les subtilits du
persiflage.
- Daignerez-vous m'couter la fin?
- Il n'y a rien expliquer! Nous avons... vous
avez fait l'amour et maintenant que c'est fini, je
veux rentrer.
- Nous nous sommes aims, rectifia-t-il douce-
ment.
Jessie eut un rire mprisant, et elle le sentit
hausser les paules. Elle aurait t merveilleuse-
ment bien, blottie contre lui, s'il ne lui avait pas
crois de force les bras sur la poitrine.
191
- Moi, du moins, je vous ai aime, lui glissa-t-il
au creux de l'oreille.
- Aime! rpta-t-elle avec ddain.
- Oui. Je vous aime, Jessie.
- Ah!
Un profond silence s'installa. Tout coup Stuart
se mit rire. Il riait tout bas, mais il n'y avait pas
d'erreur possible.
- Savez-vous combien de femmes, belles et
sophistiques, se damneraient pour m'entendre
prononcer Ces trois mots? Je dvoile mon cur
pour la premire fois de ma vie une ingnue qui
ne connat rien de l'amour, et tout ce que l'objet
de ma flamme trouve me rpondre, c'est
Ah! .
- Je ne vous crois pas!
- Pourquoi mentirais-je ?
- Pour me faire nouveau... ce que vous
savez...
Cette fois, il clata franchement de rire. Jessie,
hors d'elle, lui dcocha un coup de coude dans les
ctes.
- Ae!
- Arrtez de rire!
- Oh Jessie, je ne me moque pas de vous. Je
vous en prie, faites fonctionner votre intelligence
subtile pendant quelques instants et rpondez ma
question : si j'avais uniquement voulu satisfaire
une envie charnelle, croyez-vous honntement que
j'aurais eu du mal trouver quelqu'un? Vous tes
adorable, ma chrie, mais je n'ai pas l'habitude de
courtiser les jeunes donzelles.
- Je ne suis plus une enfant!
- Avez-vous prtendu que vous m'aimiez pour
m'amener faire... ce que vous savez?
Il la taquinait prsent. Comment osait-il plai-
santer aprs ce qu'il venait de lui faire subir!
- Ce n'est pas drle!
192
- Non, Jessie, cette situation inextricable n'est
pas drle du tout. M'aimez-vous, oui ou non?
Son corps traumatis lui criait de rpondre non
mais, niche sur ses genoux et berce par sa voix
douce et caressante, elle ne put se rsoudre
mentir sur un sujet aussi grave.
- Oui! grina-t-elle les dents serres.
- Alors si vous m'aimez, pourquoi ne pas me
croire quand je vous affirme que je vous aime ?
Il paraissait sincrement tonn. Jessie remua
impatiemment sur ses genoux mais il resserra son
treinte. Elle tait si bien contre lui qu'elle oublia
un instant qu'elle tait sa prisonnire.
- Parce que vous tes... vous tes tellement...
Elle ne put achever, il lui tait impossible d'ex-
primer tout ce qu'elle ressentait son gard.
- Parce que je suis quoi ?
Il ne lui laisserait donc pas de rpit!
Eh bien, elle allait tout lui avouer et elle verrait
s'il l'aimait vraiment. Il la traitait de jeune don-
zelle, mais elle n'tait pas nave ce point.
Voyons! Un homme comme lui pouvait-il tomber
amoureux de la sauvageonne qu'elle tait? Ses
dgotants instincts de mle l'avaient pouss la
sduire, et prsent il essayait de calmer sa
dtresse par de belles paroles.
Mais ces tendres mensonges taient inutiles. Elle
prfrait l'entendre dire la vrit, aussi dsagrable
ft-elle.
- Vous tes si beau, si lgant... si charmant...
- Arrtez Jessie, je ne me reconnais plus.
Il parlait sur le ton de la plaisanterie, mais elle
sentit qu'il tait sincre.
Puis il poursuivit :
- Mme si c'tait vrai, en quoi cela m'empche-
rait-il de vous aimer?
Jessie se mordit la lvre. Elle avait beaucoup de
dfauts et ils s'taient toujours retourns contre
elle. Stuart se trouvait devant elle, elle avait mal
193
cause de lui et pourtant elle l'aimait passionn-
ment. Elle ne pouvait tolrer qu'il lui mentt et elle
dsirait ardemment savoir s'il l'aimait, la vrit
dt-elle la blesser.
- Parce que... Je ne suis pas trop laide, bien sr,
mais je ne vous arrive pas la cheville. Mis part
Jackson, je ne connais rien au monde... Je prfre
la compagnie des chiens et des chevaux celle des
hommes... Je ne sais pas m'habiller ni me coiffer...
Je ne sais pas mme danser, ni faire quoi que ce
soit.
- Chrie, il ne vous est jamais venu l'esprit que
vous vous voyiez travers le miroir dformant que
vous tendait votre belle-mre?
Jessie reut un choc. Elle ouvrit la bouche pour
rpondre mais Stuart lui fit signe de se taire. Il
poursuivit d'une voix trs douce :
- Voulez-vous savoir ce que moi, je vois ? Je vois
une jeune fille aux cheveux couleur d'acajou, si
longs qu'ils suffiraient la recouvrir d'un manteau
de boucles auburn. Je vois un teint de porcelaine et
de grands yeux noisette, un visage fin et cisel
comme un came. Je vois des paules superbes,
des seins se damner et une taille...
- Stuart! protesta Jessie, scandalise par le tour
intime que prenait sa description.
- Ne m'interrompez pas, lui dit-il svrement.
O en tais-je ? Oui, une taille si fine que les corsets
sont inutiles... Oh! ne dites rien, je sais que vous
n'en portez pas. Et un petit postrieur si coquin
que j'ai envie de l'attraper chaque fois qu'il passe
devant moi.
- Stuart!
- Chut ! Je n'ai pas termin. Pour rsumer tou-
tes ces indniables qualits physiques, j'ajouterai
que je vous trouve extraordinairement belle. Mais
Jessie...
- Oui?
- Ce n'est pas pour cela que je vous aime.
194
Il fit une pause avant de poursuivre voix
basse :
- Je vous aime parce que vous tes brave. Vous
avez surmont tous les handicaps que la vie avait
jets en travers de votre route, et vous en avez
triomph. En dix-huit ans, vous avez plus souffert
que n'importe qui d'autre en l'espace de toute une
vie, et pourtant vous avez gard intacts votre
courage et votre bon cur. Voil pourquoi vous
m'tes si prcieuse, ma Jessie, voil pourquoi je
vous aime.
Il acheva ces mots en effleurant de ses lvres son
oreille dlicatement ourle. Jessie, transforme en
statue, sentait sa raison vaciller sous l'impact de
ses paroles.
Peut-tre... peut-tre l'aimait-il vraiment. Encore
sous le choc de cette merveilleuse constatation, elle
demanda humblement :
- Vous pensez vraiment tout ce que vous venez
de dire, Stuart?
- Oui, Jessie.
Ses lvres vinrent taquiner le duvet soyeux qui
recouvrait sa nuque. Un frisson la parcourut et elle
renversa sa tte contre son paule en offrant son
cou ses baisers.
- Vous ne dites pas cela pour... pour recommen-
cer comme tout l'heure?
- Grand Dieu, non Jessie! s'exclama-t-il sur un
ton amus.
Elle le regarda, prte se fcher, mais il en
profita pour l'embrasser sur la bouche.
Son baiser langoureux lui fit compltement
oublier sa douleur entre les jambes. Jessie noua ses
bras autour de son cou et ferma les yeux. Il se fit
plus insistant et elle soupira de plaisir. Dans ses
rves, c'tait ainsi qu'il l'embrassait. La passion
sauvage de ses premiers baisers s'tait apaise et
elle sentait ses lvres chaudes la caresser douce-
ment. Il jouait avec sa bouche, en dessinant le
195
contour de ses lvres avec sa langue, jusqu' ce
que sa respiration devienne haletante et qu'elle
frmisse d'impatience. Lorsqu'il se droba nou-
veau au baiser qu'elle appelait de toute son me,
elle lui mordit la bouche pour le punir.
- Ae! protesta-t-il en relevant la tte.
Mais Jessie l'attira contre elle en tirant sur les
boucles qui ondulaient sur sa nuque.
- Embrassez-moi comme vous savez le faire,
ordonna-t-elle.
Il se plia ses dsirs et Jessie fondit sous son
baiser voluptueux. Elle savait prsent o la
conduiraient ces baisers, elle redoutait ce moment
douloureux, mais elle ne pouvait endiguer sa pas-
sion. Elle acceptait tout, mme la souffrance, car
elle l'aimait et ne pouvait se passer d lui. Sa tte
bascula contre son paule dans un abandon total.
Il la retenait d'un bras tandis qu'il caressait sa
nuque douce, ses paules et sa gorge offerte.
Quand il -toucha ses seins, elle se cambra la
rencontre de ses caresses, mais dj sa main glis-
sait vers la peau si tendre de son ventre et plus bas
encore tandis qu'elle tremblait et frmissait d'exci-
tation. Ce ne fut que lorsque sa main s'arrta et
vint appuyer entre ses cuisses que le souvenir de la
douleur rcente surgit dans son esprit.
En dpit de ses braves rsolutions, elle se raidit
instinctivement. Stuart lui avait fait si mal. Elle
battit des cils et leva les yeux vers lui.
- Non. Je vous en prie, murmura-t-elle en vi-
tant sa bouche qui cherchait l'embrasser.
Son geste et ses paroles, malgr leur douceur,
firent Stuart l'effet d'une gifle. Il plongea son
regard dans le petit visage renvers sous le sien, la
bouche encore rose et alanguie de leurs prcdents
baisers. Ses cheveux dnous couvraient le sol
d'un manteau soyeux. L'anxit assombrissait ses
grands yeux noisette et des cernes mauves venaient
tmoigner de l'heure tardive et du choc qu'il lui
196
avait inflig. Le clair de lune nimbait ses traits
d'une beaut surnaturelle. Par l'chancrure de son
col en dentelle, on devinait les courbes douces de
sa poitrine, et les extrmits mutines de ses seins
ronds et fermes pointaient sous la fine toile de
coton.
Son chle avait gliss et la chemise de nuit voilait
peine ses formes, sans dissimuler le tendre
arrondi de son ventre, ses jambes fuseles et le
triangle sombre qu'elles abritaient.
Il se sentait coupable : beaucoup de choses
avaient chapp son contrle et jamais il n'avait
eu l'intention de la dflorer. Mais l'annonce de ses
fianailles, combine avec les effets du whisky, lui
avait fait perdre la tte.
Il s'tait enivr et lorsqu'elle l'avait pouss
bout, la colre avait balay toutes ses bonnes
intentions : dans le feu de la passion, il avait
assouvi son dsir. Mme dgris, il n'arrivait pas
regretter son geste, tout mprisable qu'il ft. A
l'aube peut-tre, quand l'ivresse de ces baisers au
clair de lune se dissiperait, il se maudirait d'avoir
agi comme un salaud, une fois de plus.
Il repoussa ces penses. La femme qu'il aimait
reposait moiti nue dans ses bras. Malgr le
doute et la crainte qui assombrissaient ses yeux,
elle tait resplendissante d'amour. Jamais une
femme ne l'avait aim ainsi.
Jessie incarnait tout ce qu'il avait toujours dsir
chez une femme, et elle tait sienne.
Mme si le destin lui avait jou un mauvais tour,
il profiterait de l'instant prsent et il se lamenterait
le moment venu.
Emu par la souffrance qu'il dcelait au fond de
son regard, il se promit de veiller ce que per-
sonne ne lui fasse plus jamais mal. Elle tait lui
pour le meilleur et pour le pire, et Clive McClin-
tock savait prendre soin de ce qui lui apparte-
nait.
197
33

- Jess. Laissez-moi vous apprendre l'amour.


- Je... Vous l'avez dj fait.
Elle battit des paupires et vita son regard. Sa
passion dclinait rapidement au souvenir de ce
moment douloureux. Avec la meilleure volont du
monde, elle ne pouvait se rsoudre l'endurer
nouveau. Quand elle releva les yeux, un rayon de
lune jouait dans ses cheveux de jais et faisait
scintiller ses yeux bleus, il la contemplait avec
tendresse, le visage grave.
Une douce clart baignait son profil de mdaille
et lui donnait l'allure d'un dieu grec. Blottie contre
lui, elle sentait la force et la puissance de son
corps.
- Je ne peux pas, avoua-t-elle misrablement en
laissant retomber sa tte.
A sa grande surprise, il la serra contre lui et la
bera comme un enfant. Puis il lui souleva le
menton et dposa un baiser furtif sur sa bouche.
- Vous n'aurez plus mal. Les femmes souffrent
toujours la premire fois... Mais ensuite... C'est
tellement bon, Jessie.
- Si vous n'y voyez pas d'inconvnient, je vous
crois sur parole.
Il sourit et elle se sentit fondre nouveau. Pour
lui faire plaisir... Mais elle avait eu si mal...
- Si vous voulez, nous sauterons le passage que
vous n'aimez pas, lui proposa-t-il conciliant. Si
nous commencions par vous enlever cette ravis-
sante chemise de nuit? Je meurs d'envie de vous
voir nue sous le clair de lune.
Jessie, panique, s'accrocha sa chemise et
secoua la tte avec vhmence.
Stuart sourit :
- Nous sautons aussi ce passage? Mmmm...
198
D'accord, mon petit oiseau effarouch. Alors si
nous renversions les rles? Voulez-vous me voir
tout nu sous le clair de lune?
Il simulait un air lubrique et elle crut qu'il se
moquait d'elle. Elle haussa les sourcils et l'accusa
d'un ton boudeur :
- Vous le faites exprs!
- Quoi donc? demanda-t-il innocemment.
- Vous cherchez me faire rougir !
- Pas le moins du monde!
Jessie se rassrna. Assise sur ses genoux, elle
ne le voyait qu'en partie, et il avait piqu sa
curiosit... Elle n'aurait jamais os l'imaginer nu,
quoique...
- Je vous ai parfois imagin... sans votre che-
mise, confessa-t-elle en baissant pudiquement les
yeux.
- Eh bien, mademoiselle la curieuse, je suis
votre entire disposition! Venez chercher la r-
ponse.
Jessie le regarda nouveau, fortement tente,
mais hsitant sur la faon de procder. Voyant son
embarras, Stuart prit ses mains et les posa sur le
premier bouton de sa chemise.
- Allez-y, l'encouragea-t-il. Mais ses doigts
retombrent inertes, sur le col de lin froiss.
- Vous voulez que je le fasse... moi?
- Vous savez dfaire un bouton?
Elle lui lana un regard noir. Il avait l'air de se
moquer d'elle, mais elle lut le dsir dans ses yeux.
Il la voulait de toutes ses forces et Jessie puisa le
courage qui lui manquait dans la passion que
trahissait ce regard. Elle aspira profondment et
commena maladroitement dboutonner sa che-
mise.
Le torse qui lui apparut la troubla au point de lui
faire oublier ce qu'elle tait en train de faire. Ses
doigts abandonnrent les boutons et vinrent timi-
dement effleurer sa toison boucle. Saisis d'au-
199
dace, ils caressrent ensuite sa peau douce en
longeant l'chancrure de sa chemise. La bouche de
Stuart se contracta, mais il resta immobile pour ne
pas l'effrayer.
Sachant qu'il n'en exigerait pas autant d'elle,
elle se hasarda plus loin. Grise par ses dcouver-
tes, elle s'enivrait de son corps, de sa virilit et de
son parfum. Elle se retenait de presser son visage
contre sa poitrine.
- Vous voyez... Vous n'aviez aucune raison
d'avoir peur, murmura-t-il en se laissant caresser.
L'expression de ses yeux bleu opaque tait ind-
chiffrable, mais son cur battait la chamade. Un
petit sourire retroussa les lvres de Jessie, elle avait
enfin trouv un moyen de tester ses sentiments.
- Qu'y a-t-il de si drle? grommela-t-il.
- Votre cur bat.
- Ah bon?
- Mmmm.
- Et cela vous amuse?
- Mmmm.
- Et pourquoi, s'il vous plat ?
- C'est un secret.
Sa rponse n'eut pas l'air de lui plaire.
Jessie caressa voluptueusement son torse.
- J'aime votre poitrine.
- Merci. Mais vous n'avez gure d'lments de
comparaison.
- Oh!
Sa ruse avait russi, et Jessie rappele l'ordre
fit sauter de leurs illets les derniers boutons. Sa
chemise s'ouvrit, le dnudant jusqu' la ceinture.
Elle eut peine le temps de reprendre ses esprits
qu'il s'en tait dj dbarrass ainsi que de son
gilet.
Elle tait sur les genoux du premier homme
torse nu qu'elle ait jamais vu! Les lvres entrouver-
tes, elle le contemplait le souffle coup.
Tout tait parfait chez lui, son visage, ses bras,
200
son torse... Elle avait bien vu que ses paules
taient larges et solides, mais elle ignorait qu'elles
taient souples et bronzes comme du cuivre. Elle
avait pu constater sa force plusieurs reprises, que
ce ft pour jeter Brantley bas de son cheval, ou
pour charrier des sacs de grain. Mais ses longs
muscles fusels la confondaient. Enfin, comment
aurait-elle pu deviner qu'une toison brune tapissait
sa poitrine et que son ventre tait aussi plat et
ferme ?
Tandis qu'elle s'merveillait, Stuart lui prit les
mains et les pressa contre son torse. Elle frissonna
et sentit le dsir crotre au creux de ses cuisses et
enflammer sa peau.
Son corps et son cerveau avaient oubli la souf-
france qui succderait invitablement cette dli-
cieuse excitation.
Jessie fit glisser ses mains sur ses paules en
s'merveillant de la perfection de ses muscles. Elle
explorait sensuellement les mplats de son torse,
suivait son ventre du doigt, longeait sa ceinture.
Stuart ne fit pas un mouvement quand elle appuya
un doigt curieux sur son nombril. Il frmit mais il
la laissa poursuivre son exploration. Par contre,
quand ses doigts vinrent taquiner sa poitrine, elle le
sentit frissonner et retenir sa respiration.
Elle croisa son regard et resta fascine par la
passion qu'elle lut dans ses yeux. Bien qu'il n'es-
quisst pas le moindre geste, il tait visiblement
tenaill par le dsir. Elle comprit alors l'effort
surhumain qu'il avait fourni pendant tout le temps
qu'avait dur son exploration. Il s'tait contenu
pour l'apprivoiser et c'tait prcisment la lente
initiation de Jessie et l'abandon de ses caresses qui
le mettaient dans un tel tat d'excitation. Il lui vint
une pense si audacieuse qu'elle en rougit intrieu-
rement. Dans le verger, il avait embrass la pointe
de son sein et elle avait cru dfaillir de plaisir.

201
Ragirait-il de la mme faon? Elle pencha la
tte...
- Jess!
A sa grande dception, les mains de Stuart
vinrent carter son visage de sa poitrine. Elle
frona les sourcils et se demanda si elle lui avait
fait mal.
- Les hommes n'aiment pas qu'on les embrasse
cet endroit?
Il eut un rire trangl.
- Ils aiment trop cela, ma chrie. Il vaut mieux
que vous vous en absteniez pour le moment si vous
ne voulez pas vous retrouver trop rapidement sur
le dos.
- Oh!
- Oui. Oh!
Cet avertissement la dissuada de poursuivre
cette exprience et elle continua son exploration
jusqu' ce que les yeux de Stuart lancent des
flammes et que le rythme de son cur s'acclre
comme s'il avait couru perdre haleine.
Elle pouvait contrler son pouvoir sur lui. Elle
esquissa un petit sourire satisfait : elle tenait l un
moyen infaillible de percer ses sentiments.
- Il reste d'autres boutons, murmura-t-il d'une
voix rauque.
Jessie tait si absorbe par ses dcouvertes qu'il
lui fallut plusieurs minutes avant de ragir.
- D'autres boutons...? fit-elle tonne. Tout
coup elle comprit.
Elle rflchit un instant et se dcida lui retirer
son pantalon. Elle ttonna sous la ceinture et
trouva le premier bouton. Ses doigts glissaient et
s'escrimaient sur ce malheureux bouton. Stuart
finit par la repousser et par faire lui-mme le
travail.
Son pantalon glissa sur ses hanches. Un tourbil-
lon de poils bruns partait de son nombril et elle ne
put rsister la tentation de baisser son regard.
202
Plus bas, se trouvait cette chose dont le souvenir la
fit frissonner d'apprhension. Elle ferma les yeux.
- Peureuse! la gronda doucement Stuart.
Mais elle gardait les paupires obstinment clo-
ses. Avec un petit claquement de langue amus, il
la poussa sur le ct et Jessie se retrouva brusque-
ment sur le sol.
- Si nous voulons poursuivre cette exprience
passionnante, il faut que je retire mes bottes, lui
expliqua-t-il.
Mduse, elle le vit se relever, pieds nus, et
dnouer sa ceinture. Jessie referma les yeux et un
froissement de tissu lui annona qu'il retirait aussi
son pantalon.
- Jessie, regardez-moi. Il retenait visiblement
son envie de rire.
Jessie secoua la tte.
- Vous n'allez pas en perdre la vue!
Mais c'tait plus fort qu'elle.
- Allez, Jess.
Malgr la douceur de son ton, il n'allait pas
rester sur un refus. Il la releva, debout contre lui,
et elle ouvrit les yeux sous l'effet de la surprise,
mais elle les gardait obstinment fixs sur son
visage. Il lui sourit; le clair de lune le baignait d'un
halo opalescent et faisait scintiller ses yeux. Une
petite grimace tirailla le coin de sa bouche.
Elle posa instinctivement sa main sur son cur :
il battait comme un oiseau prisonnier dans une
cage. Elle s'attarda le caresser...
Il lui saisit le poignet et l'attira vers le bas de son
ventre. Elle sentit un frmissement la parcourir.
- Touchez-moi Jessie, chuchota-t-il, et sans
prendre garde la protestation silencieuse de ses
yeux clos, il l'amena vers l'endroit qui avait fait
jaillir en elle la souffrance.
Ses doigts se recroquevillrent, mais il ne lcha
pas son poignet.
- Jessie, je vous en prie!
203
Ebranle, elle lui abandonna ses doigts trem-
blants et se laissa guider. Puis elle referma sa
main.
Il cessa soudain de respirer et elle ouvrit les
yeux.
Ses traits taient crisps, une respiration hale-
tante s'chappait de ses lvres entrouvertes et ses
yeux avaient vir au bleu argent. Jessie, frisson-
nante, contempla longuement ce regard dbordant
de passion, puis, trs lentement, elle baissa les
yeux. La fascination l'emportait sur la crainte. Ce
n'tait pas si terrible aprs tout.
Malgr la fracheur, des gouttelettes de sueur
perlaient au front de Stuart. Mais il n'esquissa pas
un mouvement, se contentant de la regarder fixe-
ment, les yeux tincelant comme des escarboucles.
- Vous voyez qu'il n'y avait aucune raison
d'avoir peur, dit-il d'une voix mal assure.
Le regard de Jessie remonta le long de ses
hanches et elle vit qu'il serrait les poings de toutes
ses forces. Il lui vint l'esprit qu'elle le soumettait
involontairement la torture en le caressant ainsi
sans le laisser aller plus loin. Sa brutalit avait
peut-tre t indpendante de sa volont?
Petit petit sa crainte refluait.
Elle resserra doucement la main. Les yeux mi-
clos, il serrait les dents.
- Je vous ai fait mal?
Il secoua la tte et articula avec difficult :
- Non, c'est bon.
Puis il rouvrit les yeux et repoussa sa main.
- Si c'est bon, pourquoi arrter? demanda-t-elle
tonne.
- C'est trop bon, fit-il d'une voix rauque.
Dconcerte, Jessie s'apprtait lui demander
des explications quand il glissa ses mains sous son
chle.
- Puis-je vous l'enlever? reprit-il sur le mme
ton.
204
- Oui, chuchota-t-elle aprs une hsitation.
Elle cligna de l'il pour l'encourager et fit glisser
le chle de ses paules.
Jessie se tenait debout, sous la seule protection
de sa longue chemise de nuit. Elle savait ce qui
allait suivre.
- Vous n'avez pas peur, Jessie?
- Non.
Ils chuchotaient tous les deux. Jessie tait fasci-
ne par la tendresse qu'elle lisait dans ses yeux.
- Laissez-moi vous retirer votre chemise.
Ses doigts tremblants faisaient dj sauter un
un les petits boutons de nacre.
- Stuart...
- Arrtez-moi quand vous le voulez. Je veux
simplement vous regarder.
Incapable de l'en empcher, elle frissonnait sous
les rauques intonations de sa voix. Elle savait
pertinemment o les mnerait ce petit jeu, mais
son corps tremblait d'excitation et sa poitrine se
dressait sous l'effet du dsir. La douleur lancinante
entre ses jambes s'estompait pour faire place une
langueur insidieuse.
Pourquoi dsirait-elle ce point ce qui se termi-
nerait par une souffrance insupportable?
- Oui, Stuart, murmura-t-elle vaincue en laissant
retomber sa tte.
Il se mit rire.
- Ne prenez pas cette mine apeure, Jessie. Je
ne vous ferai pas de mal, souffla-t-il.
Il la dbarrassa de sa chemise de nuit, qui vint
rejoindre le chle par terre.
Baigne par le clair de lune, Jessie restait immo-
bile et vulnrable.
Personne, except sa femme de chambre, n'avait
jamais contempl sa nudit et le regard de Stuart
tait bien diffrent de celui de Tudi ou de Sissie.
Dans un geste instinctif et immmorial, elle croisa
les mains devant sa poitrine pour se protger. Mais
205
Stuart l'obligea carter les bras. Il la dvorait
littralement des yeux. Trop honteuse de sa nudit
pour se regarder elle-mme, elle leva les yeux vers
lui.
Son visage tait plus impassible que jamais, mais
ses yeux tincelaient et un petit pli tiraillait la
commissure de ses lvres.
- Jessie, vous tes belle couper le souffle, dit-il
enfin les yeux rivs sur ses seins.

34

Clive s'extasiait devant le corps magnifique qu'il


avait sous les yeux. Sa peau blanche nimbe d'une
douce lumire brillait d'un clat irrel, elle parais-
sait si ple et si pure qu'il et commis un sacrilge
en la touchant. L'ossature dlicate de ses paules
lui donnait l'air fier et timide d'une vierge antique.
Quant ses seins, leur gloire dpassait tout ce qu'il
avait jamais pu imaginer : les globes ronds et
fermes se dressaient audacieusement comme deux
fruits mrs gorgs de sve. Son torse mince s'in-
curvait vers sa taille fine et souple comme une
liane, et s'arrondissait doucement au niveau des
hanches. Son ventre dlicatement arrondi tait
creus en son centre par un petit nombril parfaite-
ment rond, et sa fminit se cachait avec modestie
sous un adorable triangle sombre et fris. Elle
serrait les cuisses de toutes ses forces comme pour
se drober sa vue. Des fossettes creusaient aux
genoux ses longues jambes fuseles que termi-
naient d'exquis petits pieds.
Il avait beau l'aimer pour sa belle me, son corps
superbe constituait un atout indniable.
Il devait faire un effort surhumain pour ne pas
caresser ses seins tentateurs, pour ne pas la renver-
206
ser sous lui et assouvir le dsir imprieux qui
brlait ses entrailles. Mais comme il s'agissait de la
douce Jessie, de Jessie qu'il chrissait entre toutes,
il se retenait. Plus qu'il ne l'avait jamais fait avec
aucune femme, alors qu'il tait sur le point d'ex-
ploser.
Parce qu'il l'aimait et parce qu'elle avait peur, il
voulait l'apprivoiser. La premire fois, sous l'em-
pire du whisky et de la colre, il avait donn libre
cours une convoitise trop longtemps bride. Il
voulait que sa seconde exprience ressemblt aux
scnes d'amour voluptueuses dont rvent les fem-
mes, et il y mettrait tout son savoir.
Pour le moment, carlate et atrocement gne,
elle faisait tout pour viter son regard.
- N'ayez pas peur, Jess, murmura-t-il d'un ton
cajoleur.
Il lui attrapa le menton et lut dans le petit visage
lev vers lui un mlange de passion et d'effroi. Une
fois encore, il se reprocha violemment de lui avoir
fait mal. Mais elle tait vierge, et avec la meilleure
volont du monde, il n'aurait pu lui pargner cette
douleur.
- Je ne peux pas m'en empcher, avoua-t-elle
tout bas.
Clive lui sourit tendrement. Comme elle tait
reste enfantine! Il se dlectait la pense d'en
faire une femme.
- Vous tes magnifique, Jessie.
- Merci, rpondit-elle machinalement. Elle avait
l'air d'une colire bien leve, si l'on faisait abs-
traction de son ensorcelante nudit et de ses joues
empourpres.
- Je n'ai jamais vu de seins comme les vtres!
- Stuart!
Ce nom de Stuart commenait lui chauffer
les oreilles. Il dsirait de toute son me l'entendre
l'appeler Clive. Hlas! c'tait impossible et il
repoussa cette ide insense.
207
- Me permettez-vous de les embrasser?
- Stuart!
Elle avait l'air sincrement horrifie. Clive sourit
et caressa la peau satine de son cou. Sa main
glissait irrsistiblement vers ses seins, mais il fallait
qu'il poursuive sa cour.
- Je voudrais embrasser chaque centimtre de
votre peau, en commenant par votre bouche. M'y
autorisez-vous ?
- Oui! Non! Je ne sais plus! Oh Stuart, s'il vous
plat...
Mais il l'interrompit avec un baiser.
- S'il vous plat? demanda-t-il en relevant la
tte.
Il se tenait encore une distance respectable et
leurs corps nus n'taient relis que par sa main
pose sur son cou. Elle cligna des yeux, blouie.
Encourag par ce prsage favorable, il se prpara
intensifier sa cour.
- Je ne sais plus... Oh Stuart je vous aime mais
je...
- Si je ne vous connaissais pas si bien Jessie,
j'aurais des raisons de vous trouver rticente. Il
effleura nouveau ses lvres, mais en s'attardant
un peu plus.
- Pardon?
Aprs ce deuxime baiser, elle avait du mal
suivre le fil de la conversation. Ses lvres frmis-
santes et son regard embrum confirmrent
Stuart qu'il tait sur la bonne voie.
- Cela n'a pas d'importance.
Il l'embrassa pour la troisime fois et fit courir
dlicatement sa langue sur ses lvres. Elle poussa
un long soupir et vint se blottir contre sa poitrine
en glissant ses bras autour de son cou.
- Je vous aime Jessie, murmura-t-il d'une voix
caressante contre sa bouche.
Son baiser se fit insistant. Ses sens taient pous-
208
ss leur paroxysme, mais il russit encore se
dominer. Il le fallait pour Jessie qu'il aimait.
- Oh Stuart, soupira-t-elle en se pelotonnant
contre lui.
En dpit de ses bonnes rsolutions, il ne put
s'empcher de l'entourer de ses bras et de la serrer
contre lui. Il sentait avec une acuit dcuple les
pointes durcies de ses seins contre sa poitrine et le
doux contact de son sexe qui frlait ses cuisses.
A moiti fou de convoitise et de dsir, il laissait
pourtant Jessie l'initiative d'aller plus loin. Il la
sentait trembler dans ses bras et, malgr la passion
qu'il contenait de moins en moins, il sourit int-
rieurement. Sa main glissa le long de son dos et
vint caresser le galbe d'une jolie fesse. La peau
cet endroit tait lisse et soyeuse. Cdant la
tentation, Clive l'treignit et lui arracha un cri
touff.
Il tait bout, et sa stupfaction, il se sentit
trembler de dsir comme un gamin.
- Stuart?
Elle avait peru son agitation et s'cartait de lui
avec inquitude. Clive en profita pour faire ce dont
il rvait depuis si longtemps et embrassa l'extr-
mit coquine de son sein.
Jessie cria de plaisir et elle enfouit ses mains
dans ses cheveux, secoue de frissons. Elle s'accro-
cha lui en cambrant les reins. Elle lui offrait ses
seins dans un geste de volupt instinctive qui
l'enflammait bien plus que les savants artifices des
courtisanes. Tout coup il sentit qu'il avait
dpass le point de non-retour.
Il reprit sa bouche et l'embrassa en tremblant
comme un collgien. Il avait tellement envie d'elle
qu'il se sentait prs d'exploser. Il fallait que ce ft
maintenant.
Il la souleva dans ses bras et, sans cesser de
l'embrasser, il la dposa doucement sur les sacs
qui jonchaient le sol.
209
Suspendue son cou, elle lui rendait ses baisers
avec la tendre passion et la spontanit qu'il avait
eu la joie de dcouvrir chez elle.
Sans qu'elle protestt, il l'allongea sur le dos et
s'agenouilla auprs d'elle. Elle le laissa caresser ses
seins, son ventre et la peau douce de ses cuisses.
Quand sa main glissa vers le triangle brun qu'il se
languissait de toucher, elle gmit de plaisir et se
cambra pour accompagner sa caresse.
Clive ferma les yeux, serra les dents et aban-
donna brusquement le combat. Il ne pouvait plus
se contenir. Il essaya nanmoins d'tre doux et
continua la caresser et lui donner du plaisir.
A la faon dont elle tremblait et haletait, aux
baisers sauvages qui rpondaient aux siens, il com-
prit que le moment tait venu.
Son cur battait si fort que le sang cognait
contre ses tempes. Dress sur ses avant-bras pour
ne pas trop peser sur elle, il l'embrassa en trem-
blant.
Puis il carta doucement ses jambes, et soudain,
tout bascula autour de lui.
Accroche ses paules, elle accompagnait ses
mouvements en gmissant ce nom mprisable
qu'elle croyait tre le sien. Et. au sUmmum du
plaisir, ils crirent ensemble. Etait-ce un cri de
plaisir ou de douleur? Mais son corps extnu le
trahit cet instant et il s'effondra sur elle en
haletant. Un peu plus tard, il roula sur le flanc et,
dress sur son coude, il scruta son visage.
Elle avait ferm les yeux et ses longs cils bruns
voilaient ses joues, ses cheveux taient rpandus
autour de sa tte et quelques mches reposaient
sur lui, sur sa poitrine et sur son bras. Il carta
doucement une boucle sur son front et admira sa
somptueuse nudit tandis qu'un sentiment de fiert
l'envahissait peu peu. Elle lui appartenait, elle
tait sienne jamais.
- Jessie.
210
Pas de rponse. Elle ne cilla mme pas.
- Jess.
Elle restait immobile et seul le mouvement doux
et rgulier de sa jolie poitrine lui indiquait qu'elle
tait toujours en vie. Constern, il frona les sour-
cils : l'amour de sa vie dormait profondment.
- Seigneur! s'exclama-t-il interdit.
Un sourire ironique apparut sur ses lvres. Aprs
lui avoir fait l'amour, il s'attendait tout sauf au
lger ronflement qui s'chappait de ses lvres
entrouvertes.
Il se pencha sur elle et l'embrassa dlicatement
pour ne pas la rveiller. Puis il se leva et se
rhabilla. Il ramassa sa chemise de nuit et son chle
et les secoua pour faire tomber les brins de paille
qui s'y taient accrochs. S'agenouillant auprs de
Jessie, il la souleva pour lui enfiler sa chemise de
nuit et, ce faisant, la rveilla.
- Qu'est-ce que...
- Chut, sourit Stuart, mu par ses yeux embru-
ms de sommeil.
Il lui remit sa chemise, l'enveloppa dans son
chle et la souleva dans ses bras.
- Stuart?
- Je vous emmne dans votre lit, ma chrie.
Il poussa la porte d'un coup d'paule, fit taire
Jasper et sortit de l'curie. La prairie alentour tait
baigne d'une lumire laiteuse qui contrastait avec
la pnombre de la grange. Il se dirigea grandes
enjambes vers la maison, charg de son prcieux
fardeau. A moiti endormie, sa tte se balanait
doucement contre son paule, et ses bras taient
nous son cou. Un sentiment de responsabilit
l'envahissait tandis qu'il l'emportait vers sa cham-
bre. Il la dposerait dans son lit, aprs quoi il s'en
irait. Il ne pouvait pas courir le risque qu'on les
dcouvrt ensemble. Jessie serait la premire en
souffrir. Il trouverait bien un moyen de les sortir
de cette situation inextricable.

211
- Stuart? Elle soulevait la tte en clignant des
yeux.
- Mmmm?
- Vous aviez raison.
- A quel sujet, mon amour?
- Je n'ai pas eu mal du tout la seconde fois.
- Je vous l'avais promis. Attendez un peu de
voir la troisime fois.
- Je ne crois pas que j'y arriverai. Attendez un
peu.
Devant cette rponse adorable, il s'arrta pour
l'embrasser.
Puis il traversa la maison assoupie jusqu' sa
chambre. Il carta la moustiquaire et la dposa sur
son lit.
Il s'apprtait la quitter aprs un dernier baiser
quand elle s'accrocha sa chemise.
- Stuart.
Elle souriait moiti endormie, dj love au
creux des draps blancs, une main rejete sur son
oreiller contre sa joue.
Clive n'avait jamais vu de femme aussi dsirable
que Jessie cet instant.
- Qu'il y a-t-il, mon amour?
- Je ne crois pas que j'pouserai Mitch, en fin de
compte.
- Bien sr que non, rpondit-il fermement, et il
ne put rprimer un froncement de sourcils malgr
la boutade.
- Malappris, le gronda-t-elle tendrement.
Il se pencha sur elle. Il mourait d'envie de se
glisser dans son lit.
- Vous avez tort, lui chuchota-t-il en relevant la
tte. Je vous aime. Bonne nuit Jessie.
Et il la quitta souriante sur son oreiller pour
retrouver son grand lit vide.

212
33

Quand Jessie se rveilla le lendemain matin, une


alouette chantait, perche sur le grand chne qui
dispensait son ombre sculaire sur la maison. Elle
s'tira paresseusement et sourit, elle se sentait
parfaitement en accord avec la belle matine qui
commenait. Elle aussi avait envie de chanter.
Elle sauta de son lit et se dirigea vers la fentre.
Ses cuisses encore sensibles lui confirmrent
qu'elle n'avait pas rv la nuit dernire, mais elle
n'avait mal nulle part. En dpit de son sommeil
court, elle se sentait merveilleusement bien et
dbordait d'nergie. Elle s'extasia devant la prairie
verdoyante et le bleu limpide du ciel. Avec un
sourire heureux adress au monde entier, elle se
pencha contre la fentre. Ce dlicieux bien-tre qui
l'envahissait provenait de sa certitude d'tre aime.
C'tait miraculeux : Stuart l'aimait!
Il tait encore tt : les grands chnes taient
noys dans l'ombre et l'herbe scintillait, tout
humide de rose. On s'agitait du ct des machines
grener le coton. Elle se souvint que l'on devait
terminer la cueillette ce jour-l. A ct des bara-
quements des esclaves, les mules attendaient la
queue leu leu devant l'greneuse, tirant des cha-
riots remplis d'normes paniers dbordant de
coton. Une fois que la fibre tait spare de la
graine, elle tait expdie au cardage et la presse.
Plus tard, le coton tait mis en balles et achemin
jusqu'au dbarcadre, ct d'Elmway. Comme
toujours, cette poque, le fleuve grouillait d'un
trafic intense de bateaux qui transportaient les
rcoltes des plantations vers les grands ports coton-
niers comme La Nouvelle-Orlans. De l, le coton
tait embarqu destination de l'Angleterre. Jessie
avait toujours ador le bruit et l'agitation qui cl-

213
turaient la saison de la cueillette. Mais aujourd'hui,
ses sens paraissaient dots d'une acuit nouvelle et
la vision des chariots, les hennissements des mules
et l'odeur du coton frachement cueilli lui arri-
vaient diffremment. Elle songea que l'amour don-
nait une saveur particulire aux petits plaisirs quo-
tidiens.
Stuart devait certainement hanter les abords de
l'greneuse. Jessie rougit lgrement l'ide de le
retrouver au grand jour aprs les vnements de la
nuit prcdente. Mais son dsir de le revoir l'em-
porta sur la timidit, et elle entreprit de s'habiller
en toute hte.
Sissie avait dpos comme l'accoutume un
broc d'eau chaude devant sa porte. Jessie se lava le
visage; elle aurait souhait prendre un bain, mais
elle eut peur d'veiller l'attention de Tudi ou de
Sissie en changeant ses habitudes.
Malgr l'tat d'exaltation dans lequel elle flottait,
elle avait parfaitement conscience du caractre
rprhensible de ce qui s'tait pass entre elle et
Stuart. Outre le scandale suscit par la perte de sa
virginit, que dirait-on en apprenant que le coupa-
ble tait un homme mari, son beau-pre de sur-
crot?...
Jessie savait pertinemment qu'ils avaient commis
l un grave manquement la loi. Si l'on dcouvrait
la vrit, elle serait marque du sceau infamant de
l'adultre et elle deviendrait l'objet de l'opprobre
gnral.
Elle chassa de son esprit ces noires considra-
tions qui ternissaient sa joie. Plus tard, elle aurait
tout le temps de rflchir aux tragiques consquen-
ces de son amour pour Stuart.
Elle se dbarrassa de sa chemise de nuit et se
lava comme elle le put. Elle s'arrta un instant
pour examiner, perplexe, les taches brunes qui
maculaient ses cuisses et se rendit compte qu'il
s'agissait de sang. Le sang attestant la perte de sa
214
virginit qu'elle aurait d conserver jusqu' sa nuit
de noces. Pour la premire fois, elle prit conscience
de cette ralit : elle n'tait plus vierge. Il n'tait
plus question prsent de lui trouver un parti.
Devant cette constatation, une vague d'effroi la
submergea. Certes elle aimait passionnment
Stuart, et elle lui faisait confiance pour qu'il trou-
vt une solution qui les runisse jamais. Hlas !
Le fait demeurait qu'il tait dj mari. Allait-elle
devenir sa matresse et rester Mimosa jusqu' la
fin de ses jours, sous la houlette de sa belle-mre
qui continuerait porter le titre honorable
d'pouse? Leur magnifique amour devrait-il se
cantonner de fugitifs rendez-vous nocturnes?
Stuart essaierait-il d'obtenir le divorce? Elle fris-
sonna cette pense. L'imbroglio dans lequel elle
s'tait plonge commenait montrer sa tte
hideuse, mais elle repoussa rsolument ces penses
moroses.
Aujourd'hui, aujourd'hui seulement, elle voulait
savourer pleinement son bonheur. Ils s'aimaient.
Pendant un petit instant, elle ignorerait les barri-
res qui se dressaient entre eux, et elle ferait comme
s'ils taient libres de s'aimer leur guise.
Elle revtit rapidement l'amazone bleu roi qui lui
allait si bien, et brossa ses cheveux devant sa
coiffeuse. Des brins de paille taient rests accro-
chs ses boucles auburn. Dieu merci, elle avait
pris l'habitude de faire sa toilette seule le matin.
Devant l'tat de sa chevelure, Tudi et Sissie n'au-
raient pas manqu de poser des questions indis-
crtes.
Quand elle eut achev de se coiffer, elle ramassa
soigneusement tous les dbris de paille et les jeta
dans l'tre. Elle secoua son chle et sa chemise de
nuit et constata avec soulagement qu'ils n'taient
pas tachs. Elle rina le linge avec lequel elle s'tait
lave et jeta l'eau sale.
Ce faisant, elle avait l'impression d'effacer les
215
traces d'un crime. Elle vrifia une dernire fois son
apparence dans sa psych, et le courage lui revint.
Elle allait bientt revoir Stuart et cela suffisait
son bonheur.
La matine tait frache, et elle se flicita d'avoir
mis sa robe de velours manches longues. Elle
avait nou ses cheveux avec un ruban bleu et sa
longue chevelure auburn flottait librement sur son
dos. Elle admira dans la glace son reflet juvnile.
Stuart la trouvait belle. Il le lui avait murmur
cette nuit.
Ce souvenir amena un sourire heureux sur ses
lvres et elle se hta de descendre. En traversant
l'office, elle croisa Tudi les bras chargs de linge et
la fit sursauter en lui plantant un baiser sur la joue.
Dans la cuisine, elle chipa un gteau Rosa en lui
dcochant un sourire radieux. Jessie restait persua-
de que rien n'avait chang dans ses habitudes,
mais les deux femmes, sidres, la regardrent
s'loigner d'un pas dansant.
Tudi en tomba presque la renverse.
- C'est bien la premire fois que je vois mon
poussin excit comme a! marmonna-t-elle en la
suivant des yeux.
Jessie dgringola prestement les drnires mar-
ches. Rosa se contenta de hocher la tte et pour-
suivit les prparatifs du djeuner.
Ignorant les interrogations souleves par son
passage, Jessie fit irruption dans l'curie et lana
un bonjour enjou Progress. Elle donna gnreu-
sement son dernier morceau de gteau Jasper
avec une tape amicale et sauta lestement en selle.
Firefly l'accueillit en caracolant et paraissait d'hu-
meur aussi foltre que sa jeune matresse. Elle
flatta l'encolure de sa jument et sortit de l'curie;
la perspective de revoir Stuart dans quelques minu-
tes lui donnait des ailes. Elle vit alors Celia se
diriger vers les communs en retroussant ses jupes
avec un soin exagr pour ne pas mettre sa robe en
216
contact avec l'herbe rcemment fauche. Malgr la
distance, Jessie devina qu'elle tait en proie une
vive colre.
Celia leva les yeux et aperut sa belle-fille. Jessie
sentit son bonheur prcaire fondre comme neige
au soleil. Elle s'apprtait poursuivre son chemin,
aprs l'avoir brivement salue, quand Celia lui fit
signe d'approcher. A contrecur, Jessie tira sur les
rnes et Firefly s'arrta devant la femme de celui
qu'elle aimait.
- Vous avez l'air particulirement en forme ce
matin, lui fit remarquer Celia d'un ton aigre.
Elle foudroyait du regard la jeune femme juche
sur son cheval. Contrairement ses habitudes,
Celia tait trs ple et lgrement dcoiffe et
Jessie se demanda si elle n'tait pas souffrante. Elle
perut galement dans sa voix une intonation
bizarre. L'animosit de Celia son gard tait
notoire et elle s'accroissait mesure que la beaut
de Jessie clipsait la sienne, mais elle nota un
changement dans son attitude...
Comment sa belle-mre aurait-elle eu vent de ce
qui s'tait pass la nuit dernire? Personne n'tait
au courant. Jessie ne put s'empcher de rougir
jusqu'aux oreilles.
- Vous avez besoin de moi? demanda-t-elle,
anxieuse de s'loigner avant que Celia ne s'aper-
oive de son embarras.
- Si vous tombez sur mon mari, comme cela
vous arrive souvent, envoyez-le-moi. Il est perp-
tuellement introuvable, du moins en ce qui me
concerne... Par contre, j'ai l'impression que vous
vous voyez beaucoup...
Jessie essaya de se convaincre que l'pret de
son ton ne diffrait pas de l'accoutume. Depuis
plusieurs mois, Celia ne se privait pas de faire des
allusions malveillantes aux prtendues attentions
que Stuart accordait Jessie. Cette dernire en
217
dduisit qu'elle devait simplement faire front une
nouvelle attaque en rgle.
- Si je le rencontre, je vous l'envoie, promit
Jessie en poussant Firefly.
- Oh! Je suis certaine que vous le verrez. N'est-
ce pas le but de votre promenade?
Mais Jessie choisit d'ignorer le sarcasme et s'en-
gagea sur la route.
- J'ai chang d'avis, lui lana Celia. (Et elle
ajouta, venimeuse :) Je ne saurais rver meilleur
messager pour la bonne nouvelle que je lui
annonce. Dites ce maudit coureur de jupons qu'il
est arriv ses fins : j'attends un enfant.

36

Jessie embarqua sur le River Queen en dbut


d'aprs-midi. Une fois qu'elle eut dcid qu'il ne
lui restait plus, compte tenu des circonstances,
qu' quitter Mimosa, tout tait devenu d'une sim-
plicit enfantine. Aprs que Celia eut rduit son
univers en poussire, Jessie bouleverse s'tait
enfuie bride abattue. Ensuite elle avait brave-
ment affront la triste ralit et un calme glac
l'avait envahie. Elle savait ce qu'elle devait faire.
Elle revint sur ses pas et prpara un lger bagage
en laissant un mot sous son oreiller. Sissie ne le
dcouvrirait qu' la nuit tombe en prparant son
lit. Elle n'eut aucun mal sortir de la maison avec
sa valise car toute la maisonne s'affairait a"Ux
tches quotidiennes et Celia tait invisible. Evitant
la sortie de service o elle et immanquablement
rencontr Tudi ou Sissie, elle sortit par la grande
porte.
L'argent reprsentait le principal obstacle mais
elle trouva une solution. Tout le monde tait
218
occup dans les champs, y compris Graydon
Bradshaw qui passait habituellement le plus clair
de son temps dans le bureau de la plantation.
Celui-ci se trouvait dans un petit btiment de
brique situ l'cart du reste de la maison. Il tait
dsert et ferm double tour mais Jessie savait o
l'on dissimulait la cl. Elle entra dans la pice et se
dirigea directement vers le coffre-fort o l'on gar-
dait toujours un peu d'argent liquide en prvision.
Le coffre-fort, cach sous une latte de plancher
disjointe, tait galement verrouill, mais elle finit
par dcouvrir la cl dans le tiroir du bureau.
Le reste fut un jeu d'enfant et elle n'eut plus
qu' se servir.
Jessie rangea soigneusement le coffre dans sa
cachette et referma la porte derrire elle. Puis elle
enfourcha Firefly et galopa jusqu' l'embarcadre.
Elle aurait pu laisser sa jument regagner toute
seule son box, mais elle ne voulait pas alerter
Mimosa avant que l'on ait dcouvert son message.
Heureusement elle tomba sur deux manuvres
d'Elmway qui dchargeaient des ballots de mar-
chandises destins aux Chandler. Elle attacha Fire-
fly leur charrette et pria l'un d'entre eux qu'elle
connaissait de conduire son cheval Elmway.
- Vous partez en voyage, Miss Jessie? demanda
George tonn, en s'emparant des rnes de Fire-
fly.
- Oui. Je vais passer quelques jours Natchez.
N'est-ce pas merveilleux? rpondit-elle en affectant
une gaiet qui sonna affreusement faux ses
oreilles.
Elle espra que George n'ait rien devin.
- Quelle chance vous avez, Miss Jessie. Sissie ne
vous accompagne pas?
La moiti des hommes de la valle tournaient
autour des jupons de Sissie. Jessie se promit d'en
parler Stuart : il fallait lui trouver un mari
Mimosa avant que la jeune fille ne jette son dvolu
219
sur un esclave d'une autre plantation. Puis elle se
souvint qu'elle partait et qu'un moment s'coule-
rait avant qu'elle ne puisse mettre de l'ordre dans
la vie sentimentale de Sissie.
L'anxit la gagnait tandis qu'elle mentait effron-
tment George.
- Elle est dj dans ma cabine. Voulez-vous que
je lui transmette votre bonjour?
- Oui, s'il vous plat, Miss Jessie.
Elle flatta l'encolure de Firefly et fit un signe
d'adieu George, puis elle franchit la passerelle. Il
y eut un moment de flottement, mais le capitaine
semblait heureusement se proccuper davantage
du sort de ses marchandises que de ses passagers,
et elle paya son billet sans qu'il lui pose de ques-
tions. Elle se retrouva sur le pont avec la cl de sa
cabine et s'accorda un bref instant de rpit. Elle
coupait avec une facilit dconcertante tous les
liens qui la reliaient son pass.
Jessie n'avait jamais voyag hormis son sjour
Jackson en compagnie des demoiselles Edwards.
Sans la tristesse qui l'treignait, elle aurait presque
got au charme de cette descente sur la rivire.
Lorsque le River Queen quitta cet affluent pour
venir brasser les grandes eaux boueuses du Missis-
sippi, Jessie admira craintivement les grandioses
dimensions du fleuve. Des bateaux de tout gabarit
sillonnaient l'immense plan d'eau. Les berges limo-
neuses fourmillaient d'une activit industrieuse.
Pendant la courte escale du River Queen Vicks-
burg, Jessie retourna dans sa cabine. Il tait rare
qu'une femme voyaget seule et elle risquait de
s'attirer des rflexions dsobligeantes. A bord,
deux messieurs l'avaient dj lorgne d'un air
dplaisant et elle dcida de quitter sa cabine le
moins possible jusqu' La Nouvelle-Orlans. Elle
en profiterait pour rflchir l'avenir immdiat.
Les huit cents dollars qu'elle avait drobs dans le
coffre-fort ne dureraient pas ternellement.

220
Il lui
elle faire? Comment trouverait-elle un emploi? La
panique l'envahit nouveau quand elle ralisa
quel point elle avait t protge jusqu' ce jour,
mais elle refusa de se laisser aller. Elle tait mal
arme pour se jeter ainsi dans le monde mais elle
apprendrait. Elle se dbrouillerait bien. Elle tait
jeune, intelligente et en bonne sant, et le travail ne
l'effrayait pas. Mais elle se sentait si vulnrable
hors de l'univers confin et protecteur de
Mimosa.
Bien sr elle pourrait toujours faire appel eux.
Celia serait trop heureuse de la maintenir dis-
tance. Mais elle esprait ne pas en arriver l car
cela l'obligerait rvler sa retraite. Et, elle en
aurait mis sa main couper, Stuart irait directe-
ment l'en dnicher.
Jamais elle n'aurait la force de le revoir sans
tomber dans ses bras en le suppliant de la ramener
la maison. Plus le River Queen l'loignait de
Mimosa, plus sa rsolution vacillait. Avec la tom-
be du jour, la nostalgie refit surface, et la poi-
gnante certitude qu'elle ne reverrait jamais son
foyer l'treignit nouveau.
Elle passa une nuit blanche se retourner sur sa
couchette. Seul le bien-fond de sa dcision la
retint de faire demi-tour au petit matin pour rega-
gner Mimosa.
Elle ne voyait pas d'autre solution. Que cela leur
plaise ou non, Celia tait marie Stuart. En
devenant amants, ils avaient franchi le point de
non-retour. Si l'on y ajoutait l'enfant qu'attendait
Celia, qu'il ft ou non de Stuart - mais Jessie
penchait fortement pour la seconde hypothse -,
une chose tait claire : sa place n'tait plus
Mimosa.
Leur amour devait s'effacer devant ce constat :
Celia tait sa femme et attendait un enfant qui
serait lev comme le sien.
221
Il ne lui restait plus qu' se retirer de la scne.
Si elle n'tait pas devenue la matresse de Stuart,
elle aurait pous Mitch sans tarder pour se mettre
hors de sa porte. En se donnant lui corps et
me, elle s'tait prive de cet ultime recours. Elle
n'tait plus digne de Mitch et il ne lui restait qu'
btir sa vie de son ct, loin de Mimosa, mme si
son cur saignait cette perspective.
En renonant Stuart, elle renonait galement
Mimosa et tous ceux qu'elle aimait : Tudi,
Sissie, Rosa, Progress, Firefly et Jasper...
Les larmes lui piqurent les yeux quand elle se
rappela tous ces visages familiers. Elle essaya en
vain de chasser celui de Stuart, mais il lui apparut
dans une demi-douzaine d'attitudes : le bel tran-
ger qu'elle avait dtst au premier abord quand
Celia l'avait prsent comme son fianc; la pre-
mire fois o elle l'avait vu furieux, aprs qu'elle
lui eut rvl que Celia n'tait qu'une prostitue;
Stuart si gentil avec elle dans le jardin de Tulip Hill
alors qu'elle venait d'essuyer la plus grande humi-
liation de sa vie; Stuart merveilleusement beau le
jour de ses noces; son regard admiratif quand elle
avait essay la jolie robe jaune qu'il lui avait
offerte; leur premier baiser... Une dernire image,
la plus rcente, surgit devant ses paupires closes
bien qu'elle luttt dsesprment pour la conjurer :
le tendre sourire de Stuart au-dessus de son lit la
nuit dernire, et ses beaux yeux bleus dbordant
d'amour... elle ne pourrait jamais chasser cette
vision de son esprit.
Les larmes jaillirent et roulrent sur ses joues.
Pour une fois, elle n'essaya pas de les retenir et elle
enfouit son visage dans son oreiller en sanglotant.
Elle pleura jusqu' ce que ses larmes se tarissent.
Aprs ce dluge, elle tait puise, les yeux rougis
et le nez bouch, elle avait du mal respirer et son
cur tait lourd de chagrin. Recroqueville sur sa
222
propre misre, Jessie finit par s'endormir, ext-
nue.
Elle ne sortit de sa cabine qu'en dbut d'aprs-
midi, lorsque le River Queen fit escale Natchez.
Malgr les torrents de larmes rpandus la nuit
prcdente, elle s'tait leve tt et avait revtu une
robe de drap vert meraude avec des manches
trois quarts en dentelle blanche. Sous le corsage
bien pris, la jupe orne de nuds s'vasait jus-
qu'aux pieds. Suivant la mode de l'poque, la robe
dvoilait ses paules tout en restant discrte et fort
commode pour voyager. Elle s'tait bross les
cheveux et les avait attachs en chignon, puis elle
s'tait assise sur l'unique chaise de la cabine, et elle
avait regard le fleuve dfiler par le hublot jusqu'
ce que le River Queen vienne se ranger entre deux
autres bateaux. On avait lanc des aussires des
hommes, sur le grand quai en bois qu'un flot de
personnes avait immdiatement investi.
Jessie fixa sa grande capeline sur son chignon et
sortit de sa cabine. Elle esprait que dans l'excita-
tion gnrale, personne ne ferait attention une
jeune femme qui voyageait seule.
Tandis qu'elle essayait de se frayer un chemin
dans la cohue du pont suprieur, elle s'aperut
qu'elle mourait de faim. Elle songea acheter un
en-cas l'un de ces talages ambulants comme elle
en avait vu sur le quai Vicksburg. Il y avait une
salle manger bord du River Queen mais Jessie
n'avait pas eu le courage de s'y rendre seule. Elle
devrait bien s'y rsoudre un moment ou un
autre, il lui restait tant de choses apprendre pour
se dbrouiller...
- H l ma jolie, vous avez besoin d'un coup de
main?
L'homme qui la hlait aussi familirement frisait
la quarantaine, et il tait habill de faon particu-
lirement voyante. Fascine par son gilet en soie
raye rouge et blanc, elle faillit en oublier le sourire
223
hypocrite de l'homme rubicond qui s'approchait
d'elle. Jessie arracha son regard de ce vtement
ridicule et s'loigna en toute hte sans rpondre.
Une fois la passerelle, elle jeta un coup d'il
derrire elle et constata avec soulagement qu'il ne
l'avait pas suivie. Les gens allaient et venaient sur
l'troite plate-forme de bois et Jessie se retrouva
presse contre une vieille dame corpulente et bien
habille qui brandissait une ombrelle. Elle devait
tre dure d'oreille, la faon dont s'gosillait sa
compagne. Devant la jeune fille, un couple outra-
geusement enlac progressait petits pas vers le
quai.
- Un joli brin de fille comme vous ne devrait pas
tramer toute seule dans Natchez. Je me prsente :
Harley Bowen, votre service.
Horrifie, Jessie vit l'homme au gilet ray se
planter ses cts avec un sourire triomphant. Elle
se dtourna l'air indiffrent, mais il insista :
- On fait la difficile, ma beaut ? Ne me regardez
pas de haut comme a! Harley Bowen a toujours
su causer aux femmes.
Jessie le contempla aussi ddaigneusement
qu'elle le put. Elle ne s'affolait pas, vu le monde
qui l'entourait, mais elle n'avait aucune ide de la
manire dont on se dbarrassait de ce genre d'in-
dividu. Dans l'espoir que son attitude glaciale le
dcouragerait, elle releva le menton et fixa ostensi-
blement son regard sur les alles et venues de la
foule sur le quai.
- Je connais des petits coins sympathiques tout
prs d'ici.
Jessie progressait lentement tout en affectant
d'ignorer l'odieux nergumne qui l'importunait.
Une multitude d'autres bateaux taient amarrs au
quai et l'effervescence provenait en grande partie
des dockers qui chargeaient bruyamment la rcolte
de coton. Les balles taient amenes sur des cha-
riots dont les roues mtalliques rsonnaient sur les
224
planches de bois ingales. A ce vacarme, s'ajou-
taient les jurons qu'changeaient les dockers et les
cris des colporteurs vantant leurs marchandises;
au milieu de ce tohu-bohu, les amis et la famille
des passagers tentaient de se frayer un passage
pour rejoindre ceux ou celles qu'ils attendaient. Un
norme bateau accostait un peu plus bas, et sou-
dain un flot de musique endiable se dversa de
son bord.
- Alors ma belle, que dites-vous de ma proposi-
tion? insista Harley Bowen en poussant l'effronte-
rie jusqu' poser une main sur son bras.
Jessie fit volte-face :
- Otez immdiatement votre main, siffla-t-elle
outre.
Il dpassait les bornes, et elle, qui n'avait jamais
brill par sa patience, n'allait pas se priver de
rembarrer ce malotru! Les petits yeux porcins
d'Harley Bowen s'arrondirent de surprise et au
lieu de la lcher, il accentua son treinte.
- Dites donc, mijaure! Ne me parlez pas sur ce
ton, ma petite. On ne joue pas les prtentieuses
avec moi.
- Retirez votre main!
- Ce monsieur vous importune, ma chre?
La compagne un peu guinde de la vieille dame
dure d'oreille s'tait retourne. Coiffe d'un cha-
peau qui ressemblait une galette, elle avait l'air
d'avoir les pieds sur terre. Avec ses cheveux grison-
nants, elle rappelait Jessie la svre gouvernante
des enfants Latow, et elle s'attendit presque la
voir taper sur les doigts crochus de Mr Bowen.
- Eh bien...
Jessie hsitait mler une inconnue ses probl-
mes mais elle sentait la situation chapper son
contrle.
- Vous la vieille, mlez-vous de ce qui vous
regarde, grina Harley Bowen d'une voix har-
gneuse.
225
- Comment! Mais Monsieur, il est de mon
devoir de dfendre mon prochain, surtout quand il
s'agit d'une si jeune femme! rpondit-elle, dresse
sur ses ergots.
La femme corpulente se retourna vers son
amie.
- Que se passe-t-il, Cornlia? Vous savez bien
que j'ai horreur des clats de voix, dit-elle
tue-tte.
- Martha, ce... ce monsieur, qui ne mrite gure
ce qualificatif, importune cette jeune femme !
Le registre des voix atteignit un tel niveau que
Jessie, plus morte que vive, souhaita disparatre
dans un trou de souris.
- Vraiment?
Le regard curieux de Martha passa de Mr Bo-
wen Jessie qui essayait vainement de se librer.
Elle constata avec soulagement qu'ils avaient pres-
que atteint le quai. Une fois dgage de cette
cohue, elle pourrait peut-tre se dbarrasser de
Mr Bowen sans provoquer de scandale.
- Qui vous a sonne, vieille bique?
Malgr sa surdit, Martha entendit ces paroles
malsonnantes, elle ouvrit la bouche et carquilla
les yeux sous l'affront. Avant que personne ait eu
le temps de ragir, son ombrelle vint s'craser avec
un bruit sec sur la tte du grossier personnage.
- A l'aide! La garce! hurla Mr Bowen en se
protgeant contre les coups d'ombrelle qui conti-
nuaient pleuvoir sur sa tte.
Il recula en trbuchant et bouscula le couple
enlac. La femme perdit l'quilibre et tomba
contre la corde qui servait de rambarde.
- Henry! Au secours!
Son compagnon la rattrapa d'une main et se
tourna d'un air menaant vers Mr Bowen.
- Que diable...
- Je vous apprendrai insulter les honntes
226
femmes! clamait Martha indigne en brandissant
son ombrelle volants.
- Allez-y Martha! l'encourageait Cornlia en
sautant sur place anime d'une excitation venge-
resse.
Au moment o la dispute allait dgnrer en
bagarre, Jessie franchit l'extrmit de la passerelle
et les combattants se retrouvrent propulss sur le
quai par la foule. Prise dans ce tourbillon, Jessie
sentit nouveau une main saisir son bras.
Pourtant Harley Bowen, violet de rage, se diri-
geait vers Martha qui semblait prte dfier le
monde entier. Qui donc l'accostait nouveau?
Elle regarda autour d'elle et plit en identifiant
son nouvel assaillant.
- Que diable se passe-t-il ici? interrogea Stuart.

37

Il lui en cotait de l'admettre, mais une joie sans


mlange envahit Jessie. Le cur battant, elle
esquissa un sourire et rprima grand-peine l'en-
vie de se jeter dans ses bras. Il avait un chic fou
avec son haut-de-forme et sa redingote noirs. Il
portait ces nouveaux pantalons chamois dont
l'usage remplaait progressivement celui des culot-
tes. Le chaud soleil d't allumait des reflets bleu-
ts dans ses boucles noires. Les longues heures
passes dans les champs avaient tann son visage,
faisant ressortir le bleu intense de ses yeux. Il avait
une telle prestance que Martha elle-mme inter-
rompit ses gesticulations pour le lorgner du coin de
l'il. Jessie allait lui sauter au cou, mais ses
rcentes rsolutions lui revinrent l'esprit et elle se
retint au dernier moment.
A l'arrive de Stuart, la querelle se rsolut
227
comme par enchantement, Harley Bowen jaugea
rapidement le gabarit et l'allure de ce monsieur qui
semblait de toute vidence exercer une priorit sur
l'objet de sa convoitise, et prit la poudre d'escam-
pette, suivi du couple d'amoureux; quant Mar-
tha, prive de sa proie, elle se fit un plaisir de
narrer les vnements Stuart et accepta modeste-
ment ses remerciements. Pendant ce temps, Corn-
lia dvisageait Stuart de haut en bas avec un air
souponneux.
Sans se laisser embobiner comme son amie par
le charme et les bonnes manires de Stuart, elle
demanda Jessie :
- Pouvons-nous vous laisser en toute confiance
entre les mains de ce monsieur-l, ma chre?
- Oui Madame. Merci beaucoup.
- Dans ce cas, tout va bien. Venez Martha. Cet
exercice a d vous donner soif.
- Et comment! Vous avez vu comment ce
malappris a dtal? Ah! Il s'y reprendra deux
fois avant d'insulter une dame!
- Par exemple! Vous nous avez offert l une
dmonstration magistrale !
Et les deux anges gardiens de Jessie s'loignrent
en commentant avec animation la faon dont Mar-
tha avait mat Mr Bowen. Stuart entrana Jessie
dans la direction oppose. Il s'arrta dans un petit
jardin l'cart du brouhaha et la poussa sur un
banc en fer forg l'ombre d'un arbre, puis il se
planta devant elle.
- A nous deux maintenant, dit-il en croisant les
bras.
Son sourire mondain s'tait vanoui et ses yeux
bleus lanaient des flammes.
- Expliquez-moi quoi rime cette ridicule esca-
pade. J'ai d tout laisser en plan et confier la
plantation Gray et Pharaoh, pour aller vous
chercher, et Dieu sait si nous sommes dbords de
travail en ce moment! Apparemment j'avais raison
228
de me dpcher, car vous frliez la catastrophe!
Savez-vous qu' Natchez les jeunes filles disparais-
sent facilement de la circulation? D'aprs ce que
j'ai pu en juger, vous n'en tiez pas loin. Seigneur!
Jessie, n'avez-vous pas une once de bon sens? Que
Dieu me garde des jeunes donzelles frachement
sorties du nid!
Il pronona ces derniers mots si violemment que
Jessie comprit qu'il avait eu peur. Elle retint la
rplique blessante qu'elle allait faire sous le feu de
l'indignation et demanda posment :
- En avez-vous termin?
- Certainement pas ! (Il exhuma de sa poche une
feuille de papier froisse et l'agita sous son nez.)
Vous reconnaissez ce chiffon?
C'tait le petit mot qu'elle avait laiss sous son
oreiller. Elle y disait qu'elle n'osait pas blesser
Mitch en dclinant sa demande, mais qu'elle ne
pouvait pas l'pouser. Elle expliquait qu'elle partait
pour un long voyage en esprant qu'il l'oublierait.
Stuart n'avait pas tort de qualifier de chiffon ces
pitres mensonges.
- Que vouliez-vous que j'crive? La vrit?
- J'aimerais justement que vous me l'expliquiez,
la vrit ! grommela-t-il entre ses dents.
Il serra le poing et fit une boulette de sa lettre.
- Celia attend un enfant!
- Cela reste sujet caution et de toute manire,
ce n'est pas le mien.
- L n'est pas le problme. Elle est votre
femme, pas moi.
- Merci pour ces claircissements, ricana-t-il.
Il excellait lancer des sarcasmes et Jessie
s'exclama hors d'elle :
- Vous savez trs bien ce que je veux dire !
- Non ! Quand je vous ai quitte l'autre soir, et
Dieu sait que je m'en souviens, il m'a sembl que
nous nous tions mutuellement avou notre amour
229
et que nous avions dment scell cet aveu. Me
tromp-je?
- Vous savez aussi bien que moi les raisons de
ma fuite, alors cessez de jouer l'ignorant! clata-
t-elle.
Plusieurs personnes se retournrent vers eux et
Jessie poursuivit en sifflant tout bas :
- Comment pouvions-nous continuer vivre
ensemble aprs ce qui s'est pass ? Oh je vois ! Vous
pensiez mnager la chvre et le chou : je devenais
votre matresse et Celia n'y voyait que du feu.
Comme c'tait commode!
Son regard se durcit.
- L'ironie ne vous sied pas, Jess.
- A vous non plus, mais vous en faites souvent
usage.
Furieuse, elle sauta sur ses pieds et sortit du
jardin en le bousculant au passage. Elle descendit
la rue qui menait vers la ville en secouant d'indi-
gnation la plume qui ornait son chapeau.
- Jessie.
Stuart marchait derrire elle. Elle releva le nez et
l'ignora dlibrment.
- Jess! Il lui saisit le bras.
Elle virevolta, offrant aux passants la vision
fugitive d'un jupon de dentelle blanche.
- Allez-vous-en! Vous n'avez qu' rejoindre celle
que vous avez pouse par intrt et son enfant,
qu'il soit de vous ou non! Et laissez-moi tran-
quille!
- Si Celia est enceinte, ce dont je doute, ce n'est
pas de moi. Nous avons fait chambre part deux
semaines aprs notre mariage.
- Chut!
Malgr sa rage, Jessie entendit distinctement un
murmure horrifi, et elle se rendit compte tout
coup qu'ils taient le point de mire d'une demi-
douzaine de badauds. Le rouge aux joues, elle
230
foudroya Stuart du regard et lui fit signe de se
taire.
- Je n'ai aucun penchant pour les putains,
mme si j'ai eu le malheur d'en pouser une!
- Stuart!
Deux dames se regardrent d'un air choqu et
les dpassrent rapidement en relevant le menton.
Un couple curieux ralentit pour les couter. Jessie,
carlate, plus morte que vive, essayait vainement
de prvenir Stuart.
- Jessie, vous m'aimez et je vous aime.
- Mais regardez autour de vous! gmit-elle.
Il finit par l'entendre et se raidit en apercevant le
petit attroupement de passants qui les dvisa-
geaient avec curiosit. Ces derniers se dispersrent
immdiatement sous le regard glacial de ses yeux
bleus.
Stuart l'entrana fermement par le bras en direc-
tion du quai.
- O m'emmenez-vous?
- Vers un endroit o nous serons seuls. Vous
voyagez bord du River Queen, n'est-ce pas? Eh
bien nous poursuivrons cette discussion dans votre
cabine.
Jessie se mordit les lvres mais elle se laissa
conduire bord. Elle essaya de conserver un air
digne, tandis que Stuart la tranait sur le pont en
direction de sa cabine, qu'elle lui avait indique
contrecur. Heureusement, ils passrent inaper-
us.
Stuart s'arrta devant la porte et tendit la
main.
- Donnez-moi la cl.
Jessie la lui tendit sans prononcer un mot. Il la
poussa l'intrieur et enfouit la cl dans sa poche
aprs avoir referm. Puis il s'appuya contre la
porte et la regarda fixement.
Jessie traversa l'espace troit o elle avait pass
231
toute la matine, et affronta son regard une
distance respectueuse.
- Je ne rentrerai pas Mimosa, dit-elle pos-
ment.
- Je n'ai jamais entendu pareille sottise de toute
ma vie. Vous allez me faire le plaisir de revenir
chez vous. Vous adorez cette sacre maison!
- Et alors ? Je ne peux plus y retourner aprs ce
qui s'est pass!
Il jura si crment que le rouge monta aux joues
de Jessie, mais son regard ne vacilla pas.
- Ce n'est pas la peine d'tre grossier.
- Je fais ce qu'il me plat!
Il s'interrompit, l'air maussade. Puis il respira
profondment et tira un cigare de sa poche. Tout
en l'allumant, il rflchissait.
- Il ne vous est pas venu l'ide que nous
pouvions partir ensemble ? demanda-t-il sur un ton
anodin que dmentait la nervosit avec laquelle il
tirait sur son cigare.
Les yeux de Jessie s'agrandirent.
- Vous seriez prt abandonner Mimosa? inter-
rogea-t-elle incrdule.
- Vous avez de moi une jolie opinion! Oui,
j'abandonnerais Mimosa. Pour partir avec vous.
- Mais vous n'avez pous Celia que dans ce
but!
- J'ai fait une erreur. J'aurais d me douter que
les choses n'taient pas aussi simples qu'elles en
avaient l'air.
- Vous voulez dire que nous partirions tous les
deux? souffla-t-elle.
- Pourquoi pas ?
Il sourit d'un air espigle, et elle succomba
instantanment son charme.
- Pour ne plus jamais revenir? Mais... et Tudi,
Sissie, et Progress... Oh! et vos tantes...?
- Nous leur crirons toutes les semaines, se
moqua-t-il.
232
Mais Jessie commenait comprendre qu'il par-
lait srieusement.
- De quoi vivrons-nous?
- Vous ne me croyez pas capable de vous faire
vivre ?
- Mais vous serez toujours mari Celia.
- Peut-tre pourrons-nous trouver une solution
ce problme.
- Vous demanderez le divorce?
- Par exemple. Alors Jessie? Que dites-vous de
ma proposition?
- Songez au scandale!
- Et alors? Nous ne serons plus l.
- Oh Stuart!
Elle tait terriblement tente d'accepter. Elle
avait t prte tout abandonner pour lui, et
pourtant elle avait du mal accepter qu'il ft le
mme geste par amour pour elle. Il tira une
dernire bouffe de son cigare et l'crasa sous son
talon. Puis il se dbarrassa de son chapeau et vint
se planter devant elle.
- Eh bien, Jessie ? Etes-vous prte me sacrifier
votre maison, vos amis et tout le reste?
- Je l'avais dj dcid. Simplement je n'aurais
jamais pens que vous voudriez partir avec moi,
rpondit-elle d'une voix inaudible.
Il la contemplait avidement.
- Est-ce un oui?
Il s'empara de ses mains et Jessie sentit ses
doigts chauds et nerveux envelopper les siens.
- Stuart, tes-vous sr de vous?
- Si j'en suis sr ? Oh Jess ! Ce que je sacrifie ne
m'a jamais rellement appartenu. C'est vous qui
abandonnez tout.
- Sans vous, cela ne compte plus.
Il lui sourit tendrement et l'attira contre lui.
- J'prouve exactement le mme sentiment, lui
chuchota-t-il au creux de l'oreille.
Puis il l'embrassa sur la bouche.
233
33

Les bras de Jessie vinrent s'enrouler autour de


son cou et s'y accrochrent avec une ferveur telle
qu'il finit par se dgager en riant et en protestant
qu'elle allait l'touffer. Mais ce qu'il dcouvrit sur
son visage l'arrta net :
- Vous pleurez, Jess? murmura-t-il en essuyant
tendrement une joue humide de larmes.
- J'ai cru... que je ne vous reverrais jamais,
avoua Jessie en pressant le front contre son paule
pour qu'il ne vt pas les larmes qui dbordaient
toujours de ses paupires fermes.
- On ne se dbarrasse pas de moi aussi facile-
ment. Vous auriez d vous douter que je me
lancerais votre poursuite. Vous vous figuriez que
j'allais vous laisser partir comme a?
- Je pensais... que vous resteriez Mimosa.
- Vous pensiez que je vous prfrais Mimosa,
observa-t-il pein.
- Vous vous tes mari pour a.
- Je n'tais pas amoureux cette poque. Main-
tenant je le suis.
A force de cajoleries, il russit lui relever le
menton et scruta le petit visage boulevers.
- Fou amoureux, Jessie.
- Ce doit tre vrai si vous n'hsitez pas aban-
donner Mimosa.
Elle risqua un rire tremblant qui se termina en
une nouvelle crise de larmes.
Stuart la prit dans ses bras et se mit la bercer.
Jessie essaya d'enfouir la tte dans son cou, mais le
rebord de son chapeau la gnait.
- Cessez donc de pleurer comme une made-
leine. Je ne peux pas supporter les femmes qui
pleurnichent, la gronda-t-il, mais ses mains,
dmentant ses propos, vinrent tendrement dnouer
234
sa capeline, qui partit rejoindre son haut-de-forme
sur la couchette. Puis il fit doucement reposer sa
tte sur son paule.
- Pardon, s'excusa-t-elle en touffant un sanglot
immdiatement suivi d'un hoquet.
- C'est bon.
Il se pencha et l'embrassa nouveau tout en
plongeant ses mains dans les torsades de son
chignon pour en ter les pingles.
- Pour vous, je ferai une exception.
- Stuart, avez-vous connu beaucoup de fem-
mes? s'enquit Jessie avec curiosit.
- Quelle drle de question! fit-il en retirant la
dernire pingle.
Ses cheveux vinrent recouvrir ses paules d'un
manteau soyeux. Stuart caressa amoureusement
son opulente chevelure.
- Rpondez-moi.
Il soupira.
- Oui Jessie, quelques-unes. Je vais avoir trente
ans et j'ai d perdre mon pucelage au moment o
vous faisiez vos premiers pas. Mais avant vous, je
n'avais jamais aim une femme.
- C'est bien vrai?
Assise sur ses genoux, elle le scrutait avec suspi-
cion.
- Parole d'honneur! rpondit-il en levant solen-
nellement la main avec un sourire en coin. Mon
Dieu, Jessie, vous rangeriez-vous dans la catgorie
des femmes jalouses?
- Peut-tre bien, admit-elle trs srieuse en se
blottissant nouveau contre son paule. Vous tes
moi dsormais.
Le visage de Stuart devint brusquement grave.
- Je ne tricherai jamais avec vous Jessie, et je ne
vous mentirai pas. Je promets de vous chrir
tendrement et je veillerai ce que Mimosa ne vous
manque pas. J'ai un peu d'argent de ct et je
travaillerai pour subvenir nos besoins.
235
Une pense traversa Jessie.
- Oh ! Miss Flora et Miss Laurel seront tellement
horrifies qu'elles vont modifier leurs testaments.
- C'est fort probable, fit-il laconique.
- Vous renoncez tout pour...
- En change je vous ai, et c'est la seule chose
que je dsire. Maintenant, cessez de raconter des
btises, ma mie, et embrassez-moi. A force de vous
tortiller ainsi, vous commencez m'exciter!
- Voyons! Stuart!
- Il faudra vous habituer mes mauvaises
manires.
- Avec joie...
Il touffa le reste de ses paroles sous un baiser
auquel Jessie rpondit en nouant ses bras autour
de son cou. Quand il fit lentement glisser sa
bouche le long de sa nuque et de son paule nue,
elle ronronna presque de plaisir.
- Je n'aime pas vous voir sortir ainsi dvtue,
grogna-t-il le visage enfoui dans son corsage.
- Mais cette robe est parfaitement dcente, pro-
testa Jessie.
- C'est vous qui le dites. A l'avenir, nous les
achterons ensemble. Mes tantes Ont des ides
vestimentaires bien librales en ce qui concerne les
toutes jeunes femmes.
Tout en parlant, il lui dgrafait sa robe.
- Ma foi, vous entendre, il faudrait que je sois
couverte de la tte aux pieds!
- Exactement, fit-il avec un sourire malicieux.
Du moins en public.
Sur ces mots, il fit glisser son corsage, dvoilant
une chemise vaporeuse et un petit corset de den-
telle qui rvlaient ses charmes plutt qu'ils ne les
cachaient. Les joues de Jessie s'empourprrent
lgrement mais elle ne se droba pas.
- Mais en priv, poursuivit-il les yeux rivs sur la
gorge satine qui mergeait de sa fine chemise, en
236
priv je vous autorise ne rien porter du tout.
J'adore vous voir nue.
La robe tomba ses pieds dans un froissement
soyeux et elle l'enjamba. Il la contempla en jupons
d'un air approbateur.
- Charmant, fit-il en connaisseur.
Il ft glisser sur ses paules les bretelles de sa
chemise et lui dnuda la poitrine.
- Mais c'est encore mieux ainsi, chuchota-t-il
d'une voix rauque en lui caressant les seins.
Jessie sentit ses genoux trembler et elle bascula
dans ses bras en fermant les yeux. Sans lcher ses
seins, il l'embrassa avec une violence passionne.
Puis il la repoussa.
- Stuart...
- Cette fois-ci, nous allons faire les choses tran-
quillement dans l'ordre, en prenant notre temps,
dans un lit. Arrtez une minute de bouger!
Il s'nervait en s'emmlant les doigts dans les
lacets de son corset. Jessie retint son souffle en
pensant la nuit qu'ils avaient passe ensemble et
s'agrippa au dossier de la chaise pour ne pas
tomber. Elle rouvrit les yeux l'instant o il lui
enlevait son corset.
En l'espace de quelques secondes, il la dbar-
rassa de ses jupons, puis il lui fit faire demi-tour et
lui enleva sa chemise.
Jessie se retrouva nue, l'exception de ses bas et
de ses chaussures pointues. D'un geste de la main,
il carta les cheveux qui masquaient sa nudit et
resta un long moment l'admirer.
- Vous tes la plus exquise crature que j'aie
vue de ma vie, murrnura-t-il en s'agenouillant ses
pieds.
Jessie, interdite, contempla sa tte brune et
boucle. Sa main vint encercler sa cheville gaine
de soie et il fit glisser de son pied son joli petit
soulier. Il rpta la mme opration de l'autre ct
237
et releva ensuite les yeux - et les mains - en
longeant ses mollets, ses genoux et ses cuisses.
Jessie frmit quand ses doigts agiles dtachrent
ses jarretelles en effleurant la peau fine et tendre
au creux de ses jambes. Elle ne voyait pas son
visage mais elle sentait son souffle haletant contre
ses cuisses, et ses mains agites d'un tremblement
qui lui taient ses bas.
Elle s'attendait ce qu'il se relevt, mais il resta
agenouill devant elle. Il releva la tte et les pulsa-
tions de son cur s'acclrrent en voyant danser
des flammes dans ses yeux bleus.
Elle se tenait nue devant lui sans offrir la moin-
dre rsistance ses mains qui remontaient auda-
cieusement le long de ses jambes et derrire ses
cuisses. Il l'attira vers lui et, malgr la passion qui
montait en elle comme la sve au printemps, elle
sursauta quand son visage effleura la toison entre
ses cuisses.
- Non! Stuart!
Elle s'accrocha dsesprment ses cheveux et
le tira en arrire, les yeux carquills sous le choc.
Mais sans tenir compte de sa raction, il lui carta
lgrement les jambes.
Elle allait protester avec un regain de vhmence
quand une dlicieuse sensation de chaleur vint
brusquement l'inonder. Sa langue ! Il l'embrassait
cet endroit secret et si intime ! Une fois de plus elle
tenta de le repousser mais il la serrait troitement
contre lui. Et soudain tout dsir de fuite s'vanouit
et, accroche ses cheveux, elle se mit gmir de
plaisir sous le feu dvorant de sa bouche.
Au moment o ses genoux se drobaient, il la
souleva dans ses bras et la dposa doucement sur
la couchette. Elle se retrouva sur le dos, les jambes
cartes. Elle essaya de les resserrer mais force
de caresses, il les rouvrit et elle s'abandonna
nouveau au flot irrsistible du plaisir. Inconsciem-
238
ment elle vint poser les jambes sur ses paules,
abdiquant sous ses baisers enflamms.
Elle crut qu'elle allait succomber de plaisir.
Oubliant toute honte, elle s'abandonna aux dli-
cieux frissons qui la secouaient et gmit son nom
d'une voix secoue de sanglots. Il caressa dlicate-
ment les pointes de ses seins et le plaisir vint
subitement culminer en elle dans une explosion qui
lui arracha un cri aigu. Ses mains s'agripprent
la couverture du lit entortille sous eux.
Tandis qu'elle flottait entre terre et ciel, il la
souleva dans ses bras, arracha le reste de couver-
ture, et ouvrit les draps pour l'allonger sur le lit.
Jessie sentit la fracheur d'un oreiller qu'il glissait
sous sa joue brlante mais elle refusait d'ouvrir les
yeux.
Le souvenir de ce qui venait de se passer restait
grav au fer rouge dans son esprit. Elle n'oserait
plus jamais le regarder en face. A coup sr, elle
n'aurait pas d s'abandonner comme elle l'avait
fait, encore moins gmir, et surtout pas permettre
qu'un homme lui fasse de telles choses.
De toute vidence elle n'tait qu'une dvergon-
de, pire, une trane. Elle aurait voulu mourir sur
place.
- Jessie.
Elle garda les yeux ferms.
- Je savais que vous aimeriez cela.
Elle frissonna.
- Si vous n'ouvrez pas les yeux, je recom-
mence.
La menace porta ses fruits et Jessie souleva
instantanment les paupires. Stuart tait debout
ct du lit, encore tout habill. Seul le lger
dsordre de ses cheveux attestait du plaisir que lui
aussi avait apparemment got. Un ple sourire
flottait sur ses lvres tandis qu'il laissait courir sur
son corps un regard possessif. Jessie se rendit
brusquement compte qu'elle tait allonge sur les
239
draps dans le plus simple appareil. Elle se redressa
comme un ressort, attrapa le drap roul en boule
l'extrmit du lit et le remonta sous son menton.
- Jess ! Vous faites encore la timide, sourit-il en
retirant sa redingote.
Par ce bel aprs-midi, le soleil entrait flots par
le hublot de la cabine et Jessie comprit que sous
cet clairage, son corps ne devait plus receler
aucun secret pour lui. Il connaissait tout d'elle
prsent, mieux qu'elle-mme. A cette pense, son
visage s'empourpra nouveau. Elle se sentait
brler de honte de la tte aux pieds.
- Ne vous inquitez pas, vous n'en mourrez
pas.
S'il avait eu l'intention de la rconforter, il obtint
le rsultat inverse. Il ta sa cravate et commena
dboutonner sa chemise.
- Que faites-vous? parvint-elle articuler d'une
voix incrdule. Il n'avait tout de mme pas l'inten-
tion de...
- J'enlve mes bottes.
Il s'assit sur le lit pour les retirer et Jessie,
fascine par son dos muscl, allongea les mains
pour le toucher. Elle se reprit juste temps.
- Ne me dites pas que...
- Je vous ai dit que nous ferions les choses dans
l'ordre et dans un lit. Ceci n'tait qu'un avant-
got, dit-il en souriant.
Son pantalon tomba ses pieds et il grimpa dans
le lit, entirement nu.

39

Ce n'tait effectivement qu'un avant-got.


Jamais elle n'aurait cru atteindre un tel plaisir mais
ce n'tait rien en comparaison de ce qui suivit.
240
Autant les prmices furent douces et progressives
comme il l'avait promis, autant l'orgasme fut bref
et intense et les laissa puiss.
Ils restrent immobiles pendant un long mo-
ment, pelotonns l'un contre l'autre. Ils somno-
laient quelques instants, puis se rveillaient pour se
murmurer des mots tendres et basculaient nou-
veau dans le sommeil. Quand Jessie, vraiment
repose, souleva les paupires, la cabine tait plon-
ge dans l'ombre et elle aperut par le hublot l'or
du soir qui tombait.
Brusquement elle sentit bouger le River Queen.
- Stuart!
Elle se dressa sur son sant en secouant ses
cheveux pars et remonta vivement le drap sur sa
poitrine. En se tournant vers Stuart, elle se rendit
compte qu'elle l'avait entirement dcouvert en
voulant protger sa modestie. Etendu sur le dos,
un bras jet derrire la tte, il tait divinement
beau et elle regretta de ne pouvoir s'attarder
l'admirer.
- Stuart! Rveillez-vous! Le bateau s'en va!
- Comment!
Il s'assit dans le lit et carquilla les yeux en
prenant conscience du lger balancement qui ani-
mait le bateau.
- On dirait que je vais devoir jouer au passager
clandestin, plaisanta-t-il en se laissant retomber sur
le dos.
- Mon Dieu, vous n'avez mme pas de quoi
vous changer!
- Ne vous inquitez pas. Ce n'est pas la pre-
mire fois que cela m'arrive. Mais c'tait en gn-
ral dans la prcipitation du dpart. Bah! L'auberge
o j'avais retenu une chambre gardera vraisembla-
blement mes affaires jusqu' mon retour... (Il
haussa les paules.) ... et mme s'il leur prenait la
fantaisie d'en disposer, j'en trouverais bien d'au-
tres. En attendant, je laverai mon linge le soir et il
241
finira de scher sur moi dans la journe. Cette
mthode est trs efficace.
- Et Saber? Vous tes bien venu cheval?
- Au dpart oui, mais il a perdu un fer
Vicksburg et j'ai d le laisser l-bas. J'ai lou un
cheval qui doit tre en train de brouter ses rnes
l'heure qu'il est. Je l'avais laiss pour la nuit dans
une curie derrire l'auberge. J'ai chevauch toute
la nuit dernire, ce qui explique mon manque de
sommeil. Vous m'avez donn du fil retordre, ma
chrie !
- Le regrettez-vous ? l'interrogea-t-elle calme-
ment.
- Grands dieux non! Comment comparer l'une
des plus prospres plantations du Mississippi une
petite rousse ardente que je n'changerais pas
contre tout l'or du monde!
Ses taquineries rassurrent Jessie qui releva le
menton :
- Je ne suis pas rousse, observa-t-elle avec
dignit.
- Que si, ma belle, corrigea-t-il d'un air espigle.
Et pas seulement vos cheveux...
- a suffit, coupa Jessie scandalise.
Mais sa gaiet tait contagieuse et elle ne put
s'empcher de sourire.
- Le vernis de vos bonnes manires s'caille,
Mr Edwards.
Il sursauta lgrement et murmura :
- Vous ne croyez pas si bien dire.
Intrigue, Jessie allait lui demander des claircis-
sements, mais il l'attira dans le lit.
- Vous sentez si bon, lui chuchota-t-il dans le
creux de l'oreille, et il l'embrassa. Un bruit en
provenance de l'estomac de Jessie l'interrompit et
il releva la tte.
- Je meurs de faim, lui avoua-t-elle d'un air
plaintif.
242
Elle s'assit dans le lit, sans cette fois se proccu-
per de sa nudit.
Il posa son regard sur les pointes nacres de ses
seins.
- Moi aussi, rpondit-il en s'apprtant la serrer
contre lui, mais elle glissa hors de ses bras et
s'enveloppa dans le drap.
- Je parle srieusement, insista-t-elle tout en
sautillant vers sa valise. Je n'ai rien mang
depuis... Mon Dieu! Depuis hier matin.
- Pourquoi n'tes-vous pas descendue au restau-
rant? Il y en a un bord.
- Cela ne me disait rien. Les gens se seraient
tonns de me voir voyager seule. D'ailleurs, je
n'ai pas l'habitude... la seule fois o j'ai djeun au
restaurant, c'tait Jackson, avec Miss Laurel et
Miss Flora, et ce sont elles qui se sont charges de
commander le repas.
Stuart s'assit au bord de la couchette, les jambes
pendantes. Nu comme un ver et parfaitement
son aise, il se rendit dans un coin de la cabine o se
trouvaient un broc et une cuvette et s'aspergea la
figure d'eau. Jessie l'observait avec intrt, elle
savait qu'il avait des fesses lisses et fermes au
toucher, mais c'tait la premire fois qu'elle les
voyait, et elle constata avec satisfaction qu'elles
taient superbes.
Il surprit son regard et sourit en la voyant
rougir.
- Allons grignoter quelque chose. Je ne voudrais
pas vous laisser prir d'inanition. J'aime les fem-
mes qui ont des formes.
Jessie se dbattait avec son drap en essayant de
mettre sa robe. Stuart termina de s'habiller bien
avant elle, et contempla ses vains efforts avec un
sourire en coin. Exaspre, elle finit par lcher la
chemise qu'elle tentait d'enfiler et l'apostropha :
- Si vous vouliez faire un petit tour sur le pont ?
Vous m'nervez.
243
- Il faudra bien que vous vous habituiez ma
prsence.
Il prit nanmoins son chapeau et sortit. Soula-
ge, Jessie russit enfin faire un brin de toi-
lette.
Elle mergea enfin de sa cabine dans un bruisse-
ment de soie chatoyante, toute de rose vtue. Elle
avait relev ses cheveux en chignon et tenait la
main un petit sac brod de perles. Stuart, adoss
au bastingage, fumait l'un de ses ternels petits
cigares. A sa vue, il se redressa et jeta son cigare
par-dessus bord.
- Je croyais que vous deviez vous habiller!
- Mais cette robe est parfaitement dcente!
- Vous n'avez pas un chle ou quelque chose
pour vous couvrir? demanda-t-il en plongeant son
regard dans son dcollet.
Jessie, contrarie, ne put s'empcher de tirer sur
son corsage, et une lueur amuse brilla dans les
yeux de Stuart.
- Ne soyez pas ridicule ou je dne de mon ct !
tempta-t-elle en passant devant lui.
- Ah ah! La faim vous met de mauvaise
humeur, ma mie? Je veillerai ce que vous soyez
toujours bien nourrie. (Il la rattrapa et glissa sa
main sous son bras aprs y avoir dpos un baiser.)
Vous tes ravissante, Jessie. J'aime beaucoup votre
robe, enfin, si l'on peut appeler cela une robe...
Elle poussa une exclamation indigne et tenta de
le repousser mais il la tenait fermement et se mit
rire. Elle brandit son petit sac et il recula en se
protgeant derrire son bras.
- Je vous taquine, voyons. Allons dner. J'ai une
faim de loup moi aussi.
L'humeur de Jessie s'adoucit la perspective de
satisfaire son apptit. Dans le restaurant, elle se
rapprocha insensiblement de lui pendant qu'on
leur prparait une table. Les nappes blanches et les
244
verres en cristal se renvoyaient la lumire des
chandelles en clairant les convives de mille feux.
Le repas fut dlicieux. Stuart insista pour qu'elle
gote un plat trange au nom franais. Il clata
de rire devant sa mine dconfite en voyant arriver
des escargots nageant dans du beurre. Elle refusa
catgoriquement d'y toucher. Finalement il les
mangea, tandis qu'elle dvorait la truite meunire
qu'il avait commande pour lui. Une fois rassasie,
elle comprit le tour qu'il lui avait jou : il raffolait
des escargots.
Stuart but lui seul presque toute la bouteille de
vin, et refusa de lui en verser plus d'un verre. Elle
faillit lui rappeler qu'il tait prsent son amant et
qu'il n'avait pas lui donner de leons de morale.
Mais elle tint sa langue pour prserver l'harmonie
de cette merveilleuse soire. La salle manger se
trouvait sur le pont infrieur. Avant de partir,
Stuart changea quelques mots voix basse avec le
serveur et la rejoignit ensuite en souriant.
- Combien d'argent avez-vous emport? l'inter-
rogea-t-il une fois dehors.
- Environ sept cents dollars. Pourquoi?
- J'ai environ mille dollars. Cela devrait suf-
fire.
- Pour quoi faire? demanda Jessie intrigue.
- Pour accrotre notre pcule. Venez, Jessie,
nous allons largir le champ de vos expriences.
Il refusa de lui en dire plus et la conduisit dans
un petit salon situ l'avant du bateau. Il frappa
la porte et on les introduisit dans une pice enfu-
me, remplie craquer de messieurs qui jouaient
aux cartes, dans un tat d'brit plus ou moins
avanc.
- Ne dites rien, restez ct de moi. Si vous
voyez mes cartes, tchez de ne pas dvoiler mon
jeu, chuchota-t-il en lui faisant traverser la pice.
Ils se dirigrent vers une table o dbutait une
partie de cartes.
245
- Puis-je me joindre vous? demanda-t-il l'un
des joueurs.
- Vous avez les mille dollars?
- Oui.
- Alors asseyez-vous. Mon nom, c'est Harris et
voici Ben Jones. J' connais pas l'autre gars, mais
c'est pas grave. Lui aussi a les mille billets.
Stuart installa Jessie sur une chaise derrire la
sienne et parut ensuite oublier compltement sa
prsence. Pendant un moment, Jessie suivit le
droulement rgulier de la partie puis son attention
faiblit. Elle ignorait tout des cartes. Stuart en
revanche tait absorb par le jeu. Elle se rendit
brusquement compte qu'elle ne connaissait pres-
que rien de sa vie avant Mimosa.
Jessie aperut cinq ou six autres femmes dont
l'attitude la choqua. Habilles de somptueuses
robes de soie et de satin, elles riaient hardiment et
buvaient comme les hommes; pendant qu'ils
jouaient, elles se tenaient silencieusement derrire
eux. Jessie intrigue se demanda si c'taient des
femmes de mauvaise vie. Peut-tre pas, mais leurs
manires taient singulirement effrontes.
Stuart semblait avoir du mal battre et distri-
buer les cartes avec sa main droite. Jessie devina
que sa blessure le gnait et vit qu'il avait des
difficults remuer les doigts. Il fit passer ses
cartes dans l'autre main, mais au bout d'une
demi-heure, il laissa pendre sa main droite sous la
table tout en pliant et dpliant les doigts. Jessie
allait instinctivement lui prendre la main pour la
masser doucement mais elle songea temps que ce
geste serait dplac devant des tiers. Quelques
secondes plus, tard, il recommena jouer sans que
personne, except Jessie, ait relev l'incident.
- Vous avez un as dans votre manche, fit calme-
ment remarquer Stuart en s'adressant l'un des
joueurs devant lequel s'empilait la majorit des
mises. Jessie perut une tension dans sa voix et vit
246
qu'il arborait le visage dur et impntrable qu'elle
lui avait connu en de rares occasions. Quelle
diffrence avec l'amant enjou de tout l'heure!
Elle frmit, sachant que cela ne prsageait rien de
bon.
- Non mais! Que le diable m'emporte si...
- Secouez votre manche.
Les deux autres joueurs regardaient avec une
gale suspicion Stuart et son adversaire.
- J'ai rien vu d'anormal, confirma d'un ton
rogue le dnomm Harris.
- Moi si, rpliqua Stuart en fixant un regard
glacial sur le coupable. Nous verrons bien si j'ai
tort. Secouez votre manche.
- Sr qu'il en mourra pas, rflchit Harris.
Le troisime joueur hocha la tte, mais l'int-
ress se leva brusquement.
- Rptez un peu que je triche! fulmina-t-il en
fouillant dans sa ceinture.
Jessie touffa un cri en voyant Stuart plonger en
travers de la table et tordre le poignet de l'homme
pour lui faire lcher le couteau qu'il allait brandir.
Puis il dboutonna la manchette de l'individu.
Une carte s'en chappa et atterrit, face cache
prs du couteau.
- Nom d'un chien, il trichait ce salopard ! Nous
vous devons une fire chandelle, Monsieur.
Stuart ramassa le couteau et la carte, un as de
cur, et lcha le poignet de sa victime. Ecarlate,
l'homme quitta prcipitamment la pice.
- Comment le saviez-vous? Je n'y ai vu que du
feu!
Avec un coup d'il Jessie qui fit comprendre
cette dernire qu'elle se comportait exactement
selon ses vux, Stuart se rassit.
- J'ai beaucoup jou une poque, fit-il en guise
de rponse.
Ils se partagrent tous trois l'argent qu'avait
247
laiss le tricheur. Un homme qui se tenait debout
prs de la porte s'approcha de la table.
- Il vous manquerait pas un quatrime joueur,
par hasard?
- Vous avez les mille dollars?
Le dnomm Harris n'avait visiblement que
cette phrase la bouche.
- Pour sr.
- Asseyez-vous.
Ils reprenaient la partie quand une femme s'ap-
procha de la table dans un frou-frou. Stuart avait le
nez plong dans ses cartes mais Jessie la vit arriver.
Belle et voluptueuse, elle arborait un large sourire
et dployait avantageusement ses charmes.
- Clive! s'exclama-t-elle quand elle fut tout prs
de lui. Clive McClintock, en chair et en os! a
alors! O te cachais-tu, mon chou?
- Mon Dieu, Luce! dit Stuart abasourdi en
levant les yeux.

40

Clive, obissant un rflexe absurde, se rjouit


d'abord de cette rencontre. Luce tait une vieille
amie de l'poque faste, pour laquelle il prouvait
en outre une certaine tendresse. Il se levait pour la
serrer affectueusement dans ses bras quand il prit
brusquement conscience de l'immobilit anormale
de Jessie derrire lui. Il crispa les mchoires et
regarda soudain Luce comme si le diable en per-
sonne lui tait apparu. Il aurait pu feindre de ne
pas la connatre mais, sous l'effet de la surprise, il
avait prononc son nom. D'ailleurs, Jessie n'tait
pas sotte malgr sa jeunesse. Vu le baiser sonore
que Luce lui planta sur la bouche, leur intimit

248
passe n'tait un mystre pour personne. Clive pris
au dpourvu s'tait laiss embrasser, mais un fris-
son glacial lui courut entre les omoplates l'ide
du regard de Jessie.
Il lui vint soudain l'esprit que Luce l'avait
appel Clive. Sur le coup, il n'y avait pas prt
attention tant ce face--face entre Jessie et l'une de
ses anciennes matresses le contrariait. Depuis qu'il
avait dcid d'abandonner la vie munificente dont
le destin lui avait fait cadeau, il se sentait dlivr
d'un poids. Il tait redevenu Clive McClintock. Las
d'usurper le personnage de ce bon rien de Stuart
Edwards, il avait dcouvert, comme tant d'autres
avant lui, que l'argent ne faisait pas le bonheur. Le
bonheur, c'tait cette gamine de dix-huit ans,
ptrifie derrire lui.
Il voulait tout lui avouer, mais il avait l'intention
de l'habituer progressivement l'ide qu'il n'tait
pas tout fait ce qu'elle croyait. Il lui aurait
d'abord enseign l'art d'aimer afin qu'elle parta-
get totalement sa passion. En mme temps, il lui
aurait fait entrevoir sa vie antrieure afin d'att-
nuer le choc le jour o elle apprendrait qu'il tait
en ralit Clive McClintock, joueur professionnel
sur les vapeurs du Mississippi et non pas Stuart
Edwards, digne rejeton des Edwards de Caroline
du Sud et hritier de Tulip Hill.
Il redoutait nanmoins cet instant, et voil qu'il
se retrouvait projet dans cette situation inconfor-
table sans aucune prparation.
- Ta main semble bien gurie, se rjouit Luce.
Clive posa ses cartes sur la table et se leva
lentement. Il n'osait pas se retourner dans l'appr-
hension de ce qu'il lirait sur le visage de Jessie. Du
coup il regarda Luce.
- Elle s'est cicatrise, acquiesa-t-il gravement.
Puis il s'adressa aux autres joueurs.
- Excusez-moi de vous faire faux bond, Mes-
sieurs.
249
Il ramassa son argent et le rangea soigneusement
dans sa poche. Ensuite seulement, il se tourna vers
Jessie.
Livide, les yeux carquills, elle s'tait fige sur
sa chaise. Sans les reflets flamboyants de ses che-
veux et ses noirs sourcils relevs en accent circon-
flexe, on aurait pu la croire sculpte dans un bloc
de marbre. Elle tait blanche comme un linge.
- Jess, croassa-t-il.
Il ne reconnaissait plus sa propre voix. Lui, Clive
McClintock, tremblait de frousse pour la premire
fois de son existence.
- Bont divine! Clive, j'ai l'impression que j'ai
mis les pieds dans le plat, hasarda Luce partage
entre la malice et l'amusement.
Son regard passait de l'un l'autre.
Personne ne prit la peine de lui rpondre. Les
yeux fixs sur Clive, Jessie se mit lentement
debout, ses mouvements empreints d'une grce
tragique.
- Clive? dit-elle enfin. Clive?
- Que lui arrive-t-il? interrogea Luce intrigue.
On dirait qu'elle ne connat pas ton nom.
- Clive? rpta-t-elle d'une voix aigu.
Conscient de l'attention qu'ils suscitaient et bien
qu'il s'en moqut perdument, Clive se rapprocha
avec vivacit de Jessie et voulut prendre son bras.
Elle le repoussa et le regarda comme s'il lui tait
inconnu.
- Clive?
Elle semblait incapable de prononcer autre chose
que son prnom d'une voix vibrante de colre.
- Je vais tout vous expliquer, Jess.
Ses propres paroles lui semblrent drisoires.
Elle fixa des yeux ronds sur Luce.
- Il s'appelle Clive? Clive... McClintock?
Luce se retourna vers Clive avec vivacit. Elle
l'aimait beaucoup et pour rien au monde elle
n'aurait voulu lui causer des ennuis, mais elle tait
250
visiblement en proie un dilemme. Clive haussa les
paules en signe d'impuissance. Comment cacher
la vrit Jessie prsent?
Luce hocha affirmativement la tte. Fascine,
elle ne les quittait pas du regard.
- Vous le connaissez depuis longtemps?
Clive n'essayait mme pas de la faire taire. Sous
l'effet d'une vengeance obscure, la vrit jaillissait
d'elle-mme et il tait hors de son pouvoir de la
retenir, ni mme de minimiser les dommages.
A nouveau Luce interrogea Clive du regard.
Devant le mutisme de ce dernier, elle rpondit mal
l'aise :
- Depuis une dizaine d'annes.
- Vous connaissez Clive McClintock depuis une
dizaine d'annes, rpta machinalement Jessie qui
plissait vue d'il. Et vous l'avez perdu de vue il
y a quelques mois, c'est bien cela? Depuis sa bles-
sure la main?
- C'est exact, rpondit Luce aussi perplexe
qu'intrigue.
- Dans ce cas, poursuivit lentement Jessie en
arrivant au cur du problme et en se retournant
enfin vers Clive, qui est Stuart Edwards? Est-ce
une invention de votre part?
Cette dernire phrase lui cingla le visage.
- Non. Je...
Pour la premire fois de sa vie, il tait pris de
court, mais Luce, qui commenait s'animer en
voyant la tournure que prenaient les vnements,
rpondit pour lui.
- Stuart Edwards? Mais c'tait le nom du voleur
que tu as tu ! A propos, tu as remis la main sur cet
argent?
- Espce de vil suborneur... Sale menteur! pro-
fra Jessie sans lever la voix.
Elle serrait les poings et ses yeux tincelaient;
ses paroles le frapprent de plein fouet. Un silence
de mort rgnait autour d'eux. Des trois, Luce fut la
251
seule se rendre compte que tous les regards
taient braqus sur eux. Elle y tait habitue et
cela ne la drangea pas outre mesure.
- Vous avez menti tout le monde ds le
dpart. Vous nous avez toutes trompes : Celia,
Miss Laurel, Miss Flora... et moi!
- Jessie. Je sais que je suis coupable, mais en
ralit je...
- Coupable!
Elle partit d'un rire aigu et hystrique qui alarma
Clive. Elle tait au bord de la crise de nerfs, ses
yeux d'un noir d'encre brillaient d'un clat inqui-
tant dans son visage livide et il voyait se tendre les
muscles de son cou. Il avait dj eu l'occasion de
voir des femmes hystriques et le souvenir de leurs
clats de rire perants suivis de sanglots incontr-
ls lui dressa les cheveux sur la tte. Il devait la
faire sortir de cet endroit tout prix pour lui faire
entendre raison, de gr ou de force. Il allait tout lui
expliquer et malgr l'tendue de sa faute, elle
replacerait les choses dans leur contexte. Du
moins, il l'esprait.
- Je vais vous expliquer, dit-il faiblement.
Mais elle se remit rire.
Elle devait certainement croire que son amour
aussi tait feint, ce qui justifiait sa colre. Pourtant
il n'avait jamais t aussi sincre.
- Venez Jessie. Il faut que nous parlions,
dcrta-t-il dans l'espoir de contenir par son calme
l'explosion imminente.
Il essaya nouveau de prendre son bras.
Elle regarda avec horreur la main hle qui se
posait sur sa peau blanche et tressaillit comme si
un serpent l'avait pique.
- Ne posez plus jamais la main sur moi, articula-
t-elle distinctement en se dgageant d'une se-
cousse.
Puis elle fit volte-face et se dirigea vers la porte.
Un concert d'applaudissements salua ces derniers
252
mots. Jessie les ignora superbement et passa
devant tous avec la majest d'une souveraine. Clive
prouva le besoin d'affirmer le peu de dignit qui
lui restait et, profitant de ce que Jessie lui tournait
le dos, il haussa les paules d'un air de dire Ah les
femmes! . Puis il la suivit.
Au moment o il la rejoignait devant la porte,
elle fit volte-face. Tremblante de rage, elle le fou-
droya du regard. Ses cheveux eux-mmes sem-
blaient jeter des tincelles.
- Vous n'tes qu'un immonde salaud, siffla-t-elle
entre ses dents.
Avant qu'il n'ait eu le temps de ragir, elle lui
lana de toutes ses forces un coup de poing dans le
nez.
Ce fut un direct magistral. Clive hurla de douleur
et trbucha en arrire en portant instinctivement la
main son nez. La petite peste iui avait srement
cass le nez. Il sentit un liquide chaud et visqueux
couler entre ses doigts et regarda sa main avec
incrdulit : elle ruisselait de sang.
Jessie s'tait dj enfuie. Les spectateurs se
tenaient les ctes de rire, ils le huaient et le
bombardaient de quolibets obscnes qu'il n'enten-
dit mme pas. Luce elle-mme, qui avait vol son
secours, avait du mal rprimer son hilarit.
Secouant la tte, Clive essuya d'un revers de main
le sang qui coulait de son nez et dclina son aide. Il
avait d'autres soucis en tte : au diable son nez
sanguinolent! Il fallait ramener Jessie la raison
cote que cote.
En le frappant, elle lui avait rendu service.
Dsormais, il ne se sentait plus l'me contrite, et
lui aussi commenait voir rouge.
Il ne tolrerait plus la moindre entourloupette de
la part de cette petite donzelle frachement tombe
du nid!
Il sortait grandes enjambes dans le sillage de
253
Jessie quand parvint ses oreilles une dernire
pique qui dchana l'hilarit gnrale :
- La premire manche la jolie petite rousse !
gloussa un farceur.
Clive serra les dents. Voil que le destin
nouveau se payait sa tte. Ces plaisantins n'taient
pas les seuls ricaner ses dpens.

41

Jessie claqua toute vole la porte de sa cabine


et donna un tour de cl, puis elle s'appuya contre
la porte, encore sous le choc de sa dcouverte.
Au-del de la rage qui bouillait en elle, dominait un
sentiment d'incrdulit. L'homme qu'elle avait
aim n'avait jamais exist. Clive McClintock avait
jou le rle de Stuart Edwards pour s'emparer de
Mimosa. Cet individu douteux et peu recomman-
dable avait froidement tromp tout le monde,
commencer par elle.
En d'autres termes, elle avait t berne en toute
beaut.
Un bruit furtif contre la porte la fit sursauter.
- Jessie, ouvrez-moi.
Comment osait-il encore souiller son nom de ses
lvres ! Jessie jeta un regard meurtrier en direction
de la porte ferme.
- Jessie ! Je vous en supplie, ouvrez-moi.
Elle se retint pour ne pas lui jeter sa haine la
figure, mais c'et t lui accorder trop d'honneur.
Ds que ce maudit bateau toucherait la terre
ferme, elle retournerait chez elle, elle retrouverait
Mimosa et les siens, eux au moins ne mentaient
pas! Et elle se ferait un plaisir de clamer son
infamie sur tous les toits! Qu'il ose prsent se
254
montrer dans la valle, et il verrait comment on
traitait les imposteurs de son espce!
- Je suis srieux Jessie. Ouvrez cette porte!
Il lui donnait des ordres ? Il allait tomber de
haut ! L'homme qui elle obissait, celui qui elle
avait vou une adoration sans bornes, n'tait pas
ce misrable Clive McClintock!
- Jessica!
La poigne de la porte joua et Jessie esquissa un
sourire railleur.
- Bon sang, Jess! (Il secoua nouveau la poi-
gne.) Si vous n'ouvrez pas sur-le-champ, je
dfonce cette sacre porte!
Il commenait s'nerver! Alors comme a,
Clive McClintock tait furieux de voir son petit jeu
dvoil avant qu'il en ait profit jusqu'au bout ? O
se serait-il arrt? Une fois Jessie sduite et dsho-
nore, l'aurait-il abandonne pour regagner Mi-
mosa et reprendre tranquillement son rle jusqu'
ce qu'il s'en lasse? Avait-il subtilis avant son
dpart tout l'argent de la plantation, et les bnfi-
ces de la dernire cueillette? H comptait peut-tre
s'installer ailleurs pour vivre somptueusement des
revenus de Mimosa dans l'attente de trouver une
nouvelle victime.
Elle entendit un bruit sourd et la porte vibra. Les
yeux agrandis d'effroi, Jessie recula d'un pas en
comprenant qu'il avait vraiment l'intention d'en-
foncer la porte. A la troisime tentative, la serrure
sauta et la porte s'ouvrit brutalement devant la
haute stature de Clive McClintock. Sa silhouette
menaante se dcoupa sur le ciel toil, puis il
entra d'un air dgag, sans paratre essouffl le
moins du monde par son exploit.
- Sortez d'ici immdiatement! siffla Jessie.
Il ne lui accorda pas un regard et cala la porte
avec une chaise.
- Fichez le camp ou je hurle !
255
- A votre place, je m'en garderais bien, rpliqua-
t-il.
- Je vous jure que je vais crier ! On m'entendra
jusqu' la passerelle!
- Essayez et je vous ligote sur cette chaise avec
un billon pour vous forcer m'couter. Allez-y!
Vous verrez si je plaisante.
Convaincue que cet odieux personnage mettrait
ses menaces excution, Jessie choisit prudem-
ment de se taire.
- Asseyez-vous!
C'tait un ordre plus qu'une invite. Jessie, par
dfi, ne bougea pas d'un pouce. Dans la pnombre
de la cabine, elle ne distinguait que sa silhouette
impressionnante. Soudain il lui vint l'esprit
qu'elle ne savait rien de cet homme. Elle aimait
Stuart Edwards, or cet homme s'appelait Clive
McClintock.
- J'ai dit asseyez-vous ! fit-il d'un ton cin-
glant.
Jessie s'assit brusquement sur la couchette.
- Trs bien.
Il traversa la cabine pour allumer la suspension
accroche la poutre centrale. La petite lueur
vacilla et illumina progressivement la cabine. Jes-
sie, sur ses gardes, le vit tirr les rideaux du
hublot.
- N'essayez pas de vous chapper par la porte,
je vous rattraperai en moins de deux !
Jessie furieuse se demanda s'il avait des yeux
dans le dos, ou s'il lisait dans ses penses : elle
s'apprtait justement bondir vers la porte. Il avait
raison hlas. O fuir sur un bateau de la taille du
River Queen?
Il se tourna face elle et elle resta bouche be
devant le massacre opr par ses soins.
Son beau visage tait barbouill de sang et son
nez enflait dj. Le sang coulait encore de ses
narines. Elle le dvisageait les yeux carquillsi un
256
peu effraye du rsultat de ses uvres, mme si
elle considrait qu'il l'avait bien mrit.
Il se dirigea vers la cuvette et versa l'eau qui
restait dans le broc sur une serviette. Jessie le vit
presser le linge imbib d'eau contre son nez.
Quelle allait tre sa vengeance? Il n'avait jamais
fait preuve de violence physique son gard, mais
elle pouvait s'attendre tout de la part de Clive
McClintock.
Pourtant elle retrouvait, malgr son nez tumfi,
les beaux yeux bleus et les cheveux de jais de celui
qu'elle avait aim. Et soudain, malgr les menson-
ges et la tratrise, sa peur s'vanouit.
- J'espre que vous avez mal.
- Trs mal. Je vous remercie.
- Ce n'est rien en comparaison de ce que vous
mritiez.
- Si je n'tais pas d'accord avec vous, je vous
aurais dj bott le derrire.
- Si vous posez le petit doigt sur moi...
Il soupira en se tamponnant le nez.
- Cessez de me menacer de mille morts, Jess, et
laissez-moi tout vous expliquer. Tout ce gchis
n'est qu'un... vaste malentendu.
- Un malentendu, rpta-t-elle sardonique. Vous
n'allez tout de mme pas prtendre qu'au moment
des prsentations, nous avons mal saisi votre nom,
pauvres idiots que nous sommes?
Visiblement il n'apprcia pas le sarcasme.
- Je vous aime, sachez-le. Quoi que vous pen-
siez, mes sentiments pour vous sont sincres.
- Bien sr! dit-elle sur un ton qui prouvait
qu'elle n'en croyait rien.
Il ta le linge de son nez qui ne saignait plus et se
retourna vers la glace pour nettoyer son visage
macul de sang. Il vint ensuite se planter devant
elle, et la contempla pensivement, les poings sur les
hanches.
- Je suis le mme homme qu'il y a une heure
257
peine. Rien n'a chang part mon nom. L'habit ne
fait pas le moine, vous savez!
Il essayait de prendre une voix cajoleuse et de la
faire rire, mais il n'obtint pas d'cho.
- Il ne faudrait jamais se fier aux apparences!
rpliqua Jessie acerbe en croisant les bras, comme
pour riger entre eux une barrire symbolique.
- J'tais sur le point de tout vous avouer.
- Vraiment, ironisa-t-elle. Et quand cela? Il me
semble que vous avez laiss passer bien des occa-
sions de le faire... avant de me sduire par exem-
ple.
- Je ne vous ai pas sduite, riposta-t-il agac.
Bon Dieu, Jessie, je suis tomb amoureux ! Et vous
aussi. Qui aimiez-vous donc? Moi ou Stuart
Edwards ?
- Je ne sais mme pas qui vous tes, Clive
McClintock!
- Alors vous tes dcide faire votre mauvaise
tte?
- Oui. Cela vous tonnera peut-tre, mais j'ai du
mal oublier que vous m'avez menti depuis le
dbut.
- Pas sur tout.
- Je n'en crois pas un mot!
- Vous voulez savoir la vrit ? Eh bien, la voici.
J'tais joueur professionnel et j'ai sillonn le Missis-
sippi de long en large bord des salles de jeu
flottantes comme celle d'o nous sortons. Une nuit
j'ai gagn beaucoup d'argent, assez pour arrter ce
fichu mtier et refaire ma vie. Je devais conserver
cette somme sur moi jusqu'au lendemain matin.
Au cours de la nuit, deux hommes se sont intro-
duits dans ma cabine et m'ont dvalis en me
laissant en souvenir un couteau dans la main. J'ai
tu l'un d'entre eux, le vrai Stuart Edwards, mais
l'autre a russi prendre la fuite avec mon argent.
Un peu plus tard, j'ai appris que ma blessure

258
m'empcherait de poursuivre mon mtier. Les
dgts taient irrmdiables.
- Alors vous avez dcid de devenir quelqu'un
de respectable... Je suppose que Stuart Edwards
tait rellement le neveu de Miss Laurel et de
Miss Flora? Vous aviez l'intention de voler ces
pauvres femmes, tout comme vous aviez t vol,
simplement vous agissiez plus lgamment.
- Allez-vous me laisser terminer ?
Jessie lui fit signe de poursuivre.
- Avec ma main... vous tes bien place pour le
savoir, je ne pouvais plus gagner ma vie.
- Vous n'avez jamais song trouver un travail
honnte ?
Elle commenait tre aussi doue que lui pour
dcocher des sarcasmes.
- Cessez de m'interrompre !
- Excusez-moi. Continuez, je vous en prie.
Votre rcit me passionne.
- J'entrepris de retrouver mon voleur. Je pen-
sais utiliser cet argent pour acheter un bout de
terrain et devenir une sorte de gentleman-farmer.
Oh! rien de comparable Mimosa, bien sr, mais
j'aurais pu repartir sur de nouvelles bases. J'en
avais assez de jouer sur ces maudits bateaux. Mais
je ne remis jamais la main sur le salopard qui
m'avait dpouill. Par hasard, je dcouvris que
Stuart Edwards avait deux vieilles tantes prtes
lui lguer leurs biens. Il tait mort, mais moi j'tais-
vivant. Je dcidai alors d'aller voir les vieilles
dames en me faisant passer pour leur neveu. Si
elles taient mourantes comme je le croyais, une
visite de leur neveu ne pouvait que les rconfor-
ter.
- Quel altruisme! s'merveilla Jessie.
Il la fit taire en levant la main.
- C'est bon. Je vous accorde que je songeais
dtourner mon profit l'hritage du vrai Stuart
Edwards. Mais aprs tout, il m'avait vol mon bien
259
et il tait mort. Il fallait bien que cet hritage
profitt quelqu'un.
- Pourquoi vous justifier ? N'importe qui et agi
de mme!
Il lui lana un regard noir.
- Une fois Tulip Hill, je m'aperus que les
deux demoiselles avaient encore de nombreuses
annes vivre. Au moment de repartir, je rencon-
trai Celia.
- Votre rcit a le mrite d'tre logique.
- Taisez-vous Jessie, et laissez-moi parler. Je fis
la connaissance de Celia. Tante Flora adore jouer
les entremetteuses et elle me confia que la veuve
Lindsay tait riche comme Crsus. Mimosa me
sduisit ds le premier regard. Bon sang! Vous
savez depuis des mois que j'ai pous Celia unique-
ment pour Mimosa. Ce n'est pas un crime... Cela
arrive couramment!
- C'est exact!
- Je ne l'ai pas force m'pouser. C'est elle qui,
s'est pratiquement jete dans mes bras ds qu'elle
m'a vu! J'ai eu toutes les peines du monde
l'empcher de se glisser dans mon lit avant notre
mariage.
- L, je vous plains sincrement! On n'imagine
pas les difficults qu'affrontent les coureurs de
dot!
- Encore un mot Jessie, et je vous trangle!
Celia et moi obtenions exactement ce que nous
voulions, alors o est le mal?
- Vous, vous obteniez ce que vous vouliez ! Celia
s'imaginait qu'elle pousait un gentleman du nom
de Stuart Edwards. Pas Clive McClintock, vulgaire
joueur de poker.
- Bon, je vous accorde qu'elle ne m'aurait peut-
tre pas pous si elle avait su que j'appartenais
une catgorie sociale si mprisable. Mais l'ai-je
maltraite? Ai-je nglig Mimosa? Et vous, Jessie,
vous ai-je caus du tort?
260
C'est ici qu'il la tenait. Elle avait chang du jour
o ils taient devenus amis. Si seulement leur
amiti en tait reste l, elle aurait t la premire
le dfendre au lieu d'prouver ces instincts
meurtriers son gard.
- Je voulais votre bonheur tous, y compris
Celia. Mais... vous la connaissez. A notre retour de
voyage de noces, j'avais dj envie de lui tordre le
cou. Je repris les rnes de la plantation, ce maudit
intendant vous volait quand il ne couchait pas avec
Celia. J'essayai d'amliorer votre vie. Vous me
faisiez de la peine. Il tait ais de comprendre que
Celia vous en avait fait voir de toutes les cou-
leurs.
- Je vous faisais de la peine?
Il comprit sa bvue et essaya de se rattraper.
- Au dbut seulement. Enfin, pour tre honnte,
j'avoue qu'au dbut je crus tout ce que me racon-
tait Celia sur votre compte. J'en conclus que vous
tiez une enfant capricieuse et ingrate. Quand je
vis par la suite comment... heu... comme vous
aviez du mal vous intgrer en socit, j'eus piti
de vous. Il fallait vous donner une chance de
devenir comme les autres filles de votre ge, de
danser et de sortir afin de vous trouver un mari. Je
dcouvris alors sous cette tignasse rebelle et ces
allures de sauvageonne un petit tre adorable et
dsarmant; je vis aussi que vous tiez jolie votre
faon. J'tais sr qu'une fois habille correcte-
ment, et familiarise avec la vie en socit, vous
vous dbrouilleriez trs bien. N'y ai-je pas veill?
C'est alors qu'en l'espace d'un mois ou deux, la
jeune fille emprunte est devenue sous mes yeux
une ravissante jeune femme. A ma grande stup-
faction.
Jessie restait silencieuse. Il s'arrta et la regarda
un instant. Puis, avant qu'elle n'ait eu le temps de
prvenir son geste, il s'accroupit et approcha son
261
visage du sien, ses mains vinrent se poser de
chaque ct du lit, emprisonnant Jessie.
- Vous avez t le grain de sable qui a fait tout
drailler. J'tais plus riche que je ne l'avais jamais
espr. J'avais tout ce que je voulais, et plus
encore... et il a fallu que je tombe amoureux de
vous. Cela n'entrait pas dans mes plans, Jessie.
Muette, Jessie le regardait fixement en s'effor-
ant de ne pas se laisser attendrir par ses paroles.
C'tait un trompeur-n, mais elle ne se laisserait
pas mystifier nouveau par ses belles paroles.
- Alors vous avez dcid de me faire figurer
parmi les conqutes du faux Stuart Edwards.
Il l'empoigna impatiemment par les poignets et
se pencha en quilibre sur la plante des pieds.
- C'est faux et vous le savez trs bien. Bon Dieu,
Jessie, cet aprs-midi, j'ai tout abandonn par
amour pour vous! Je n'ai que mille dollars en
poche, peine plus mon nom dans une banque
de La Nouvelle-Orlans, et les vtements que je
porte! Aurais-je renonc Mimosa si je ne vous
aimais la folie? Cette plantation vaut une fortune,
et tant que je demeure Stuart Edwards, elle m'ap-
partient. Il faut tre idiot ou perdument amou-
reux pour laisser s'envoler un tel trsor!
Jessie l'observa attentivement. En dpit de son
nez tumfi, il restait malheureusement le plus bel
homme qu'elle ait jamais vu. Et le plus beau
menteur !
- Je ne crois pas un mot de ce que vous racon-
tez, annona-t-ee froidement.
Comme il ouvrait la bouche pour essayer de la
convaincre, elle le repoussa violemment. Il tomba
en arrire avec une exclamation de surprise. Sans
lui laisser le temps de se relever, elle sauta sur ses
pieds, carta la chaise et bondit vers la sortie.
Ses jurons remplirent la quitude de la nuit.
- Nom d'un chien, Jessie! Revenez immdiate-
ment! rugit-il.
262
Mais retroussant ses jupes, Jessie courut encore
plus vite. Elle savait pertinemment qu'il allait la
poursuivre et elle voulait se mettre hors de sa
porte.

42

Il la rejoignit en deux temps et trois mouve-


ments, avant mme qu'elle n'ait atteint le haut des
escaliers. Elle voulait grimper sur la passerelle et
demander de l'aide au commandant. Cette cabine
tait la sienne et Stuart... non, ce maudit Clive...
n'avait rien y faire.
- Par tous les diables, Jessie, je commence en
avoir par-dessus la tte ! grommela-t-il en attrapant
un bout de sa robe et en tirant nergiquement
dessus. Elle se trouvait quatre marches plus haut et
elle perdit l'quilibre. Elle bascula en arrire avec
un cri de terreur et atterrit dans ses bras. En dpit
des menaces profres par Clive, elle hurla. Il
touffa son cri sous un baiser. Jessie se dbattit,
donna des coups de pied, le frappa de ses poings,
mais il la matrisa avec une facilit dconcer-
tante.
- Que se passe-t-il ici?
L'un des officiers de quart avait d entendre ses
cris. Pench au-dessus de la passerelle, il les regar-
dait en fronant les sourcils.
Clive fut plus rapide que Jessie. Il releva la tte
et rpondit avec un grand sourire :
- Oh, ce n'tait qu'une querelle d'amoureux.
Et il touffa sous sa bouche un nouveau cri de
protestation. L'officier disparut. Bouillant de
colre, Jessie lui mordit si violemment la langue
qu'il poussa un hurlement de douleur et rejeta la
tte en arrire. Libre, elle se remit crier de plus
263
belle. Cette fois-ci, Clive lui plaqua la main sur la
bouche.
- Espce de petite furie! La prochaine fois, je
vous rends il pour il et dent pour dent, vous
tes prvenue!
Il longeait le pont en la portant dans ses bras,
serre contre sa poitrine. Vue de l'extrieur, avec
sa tte blottie contre son paule, elle avait tout de
l'amante alanguie. Dans le firmament, les toiles,
visibles des kilomtres la ronde, scintillaient de
mille feux au-dessus de la claire dcoupe trace par
le fleuve. La lune qui se refltait sur les eaux noires
et luisantes faisait briller la surface du pont. Jessie
tait anime d'une telle rage qu'elle ne sentait
mme pas le froid mordant de la brise qui s'tait
leve.
Ils atteignaient sa cabine quand ils croisrent un
autre couple enlac. Jessie se dmena comme un
beau diable en dormant des coups de pied et essaya
de se dgager de la main qui la billonnait pour les
alerter. Mais l'treinte de Clive se resserra et sa
main colle sur sa bouche l'empchait de respirer.
Les amoureux passrent leur chemin sans rien
remarquer d'anormal.
Ils arrivrent sa cabine. Clive la lcha sans
crmonie sur le lit. Elle poussa un cri et rebondit.
Elle s'apprtait dj sauter sur ses pieds mais il
fondit sur elle et la cloua sur place.
- Assez de comdie pour ce soir! grina-t-il.
Encore une seule plaisanterie de ce genre et je vous
jure que je vous flanque une fesse dont vous
garderez longtemps le souvenir.
Devant ses yeux tincelants de colre, Jessie se le
tint pour dit. Il la lcha pour aller bloquer la porte
avec la chaise et elle se redressa sans faire mine de
s'enfuir.
- Dshabillez-vous, ordonna-t-il en se retournant
vers elle.
264
Les jambes cartes, les poings sur les hanches
et les mchoires serres, on le sentait prt tout.
- Non!
- Oh si!
Elle vit briller dans ses yeux une lueur meur-
trire.
- Non!
- Bon Dieu, Jessie! a suffit! gronda-t-il.
Il fit une simple enjambe. Jessie battit dsesp-
rment des bras pour le griffer mais elle se
retrouva plaque sur le ventre, le nez dans le
matelas sans avoir eu le temps de pousser un cri.
Puis il s'assit carrment sur elle, l'immobilisant
sous son poids. Impuissante, Jessie dut se laisser
dvtir en fulminant de rage. Quand le dernier
jupon fut enlev et qu'elle se retrouva en simple
chemise, elle s'attendit se retrouver nue dans la
minute qui suivait. Mais il se releva alors et la fit
basculer sur le dos.
Jessie, enrage, se redressa et visa nouveau son
nez, mais cette fois-ci, il la prit de vitesse. Il attrapa
au vol son poing lev, et lui attacha prestement les
poignets avec son bas de soie.
- Vous avez perdu la tte ou quoi? siffla-t-elle en
regardant ses mains lies.
- Non, je me couche, rpondit-il entre ses dents,
et il la remit en position allonge sur le dos. Je
dormirai plus tranquille en vous sachant mes
cts, hors d'tat de nuire.
- Comment osez-vous m'attacher! Je vous...
Il l'avertit :
- Criez et je vous billonne.
Jessie furibonde se tut tandis qu'il utilisait l'autre
bas pour fixer ses poignets la couchette.
Il se dshabilla son tour. Jessie bute se tourna
du ct du mur; soudain elle le sentit tirer la
couverture sous elle. Surprise elle leva les yeux et
le vit se pencher entirement nu au-dessus d'elle.
Elle commit l'erreur de lui dcocher un coup de
265
pied et sa chemise se retroussa jusqu'au nombril.
Les mains attaches, Jessie mortifie contemplait
avec une rage impuissante ses longues jambes nues
et le petit triangle fris en haut de ses cuisses. Elle
ne pouvait mme pas se couvrir ! Comment osait-il
lui faire a! Son attitude correspondait en tout
point au mtier de coquin qu'il avait exerc ! Qu'il
ose seulement la toucher et...
Clive posa un genou sur le lit et se pencha sur
elle.
- Si vous me touchez, je vous tue ! Je vous jure
que j'en suis capable! siffla-t-elle frocement.
Clive souleva un sourcil d'un air moqueur, et lui
remit sa chemise en place pour qu'elle retrouve un
minimum de dcence.
- Je suis dsol de vous dcevoir, Jessie, mais je
tombe de fatigue et je ne suis bon rien ce soir.
Par contre, demain matin, je m'occuperai de vous
avec plaisir.
Il souffla sur la lampe et se glissa dans le lit
ct d'elle. Jessie cure l'entendit respirer paisi-
blement au bout de quelques instants, tandis
qu'elle luttait dsesprment sur son bout de mate-
las pour ne pas basculer dans le foss creus par
son poids. La colre et le chagrin se le disputaient
en elle et quand ses yeux se fermrent, la colre
avait eu le dessus.
Au cours de la nuit, il se retourna en emportant
toutes les couvertures. Plonge dans un demi-
sommeil, Jessie sentit progressivement le froid l'en-
vahir et son corps se rapprocha instinctivement de
Clive. Elle se blottit contre son dos, le front pos
sur son paule, et se rendormit.
Elle rva qu'elle tait Mimosa, bien au chaud
dans son lit douillet. Stuart se penchait sur elle en
souriant. Sa main cartait la moustiquaire et il se
glissait ses cts. Il la prenait dans ses bras et la
caressait. Bizarrement, elle tait entirement nue
266
et elle gmissait de dsir pendant qu'il caressait ses
seins, son ventre et ses cuisses.
Puis il se penchait sur elle, glissait ses genoux
entre les siens et lui cartait doucement les jambes.
Dans son rve, Jessie sentait sa bouche sur ses
seins et la chaleur moite de son corps.
Tout coup, elle ouvrit les yeux et dcouvrit
brutalement qu'elle ne rvait pas!
Elle tait allonge sur le dos et il tait couch sur
elle et dvorait ses seins de baisers tandis qu'elle le
sentait bouger doucement en elle. Une partie
d'elle-mme voulut le frapper, crier au viol, mais
son corps perdu de dsir l'en empcha. Bien qu'il
ait agi pendant son sommeil, il l'avait amene ce
stade o, embrase de fivre, sa colre cdait le
pas devant les dsirs imprieux de la chair. Il avait
d lui dtacher les mains pendant son sommeil car,
lorsqu'il fit mine de s'carter, elle le retint en
s'accrochant ses paules. Il la prit nouveau,
mais en prenant son temps cette fois-ci; attentif et
implacable, il la conduisit au seuil de l'orgasme et
au dernier moment il se retira. Egare, elle le
supplia d'en finir... ou plutt de continuer.
Enroule comme une liane autour de lui, elle
criait et gmissait en cambrant les reins. A la fin, il
carta sa bouche de la sienne et lui ordonna dans
un murmure rauque :
- Dites-moi que vous m'aimez.
Ivre de dsir, elle obit.
Elle le sentit bouger en elle, puis se retirer.
- Rptez-le!
- Je vous aime. Je vous aime. Oh Stuart, je vous
aime!
Deux fois il recommena, en s'interrompant au
dernier instant.
- Clive! souffla-t-il d'une voix enroue son
oreille. Dites Clive, je vous aime .
- Clive, je vous aime, chuchota-t-elle contre sa
bouche, et elle le rpta encore et encore, jusqu'
267
ce qu'ils retombent puiss, ayant assouvi leur
dsir.

43

Le lendemain matin, elle avait disparu. Les yeux


clos, Clive savoura quelques instants la volupt de
ce rveil tardif avant que son esprit n'enregistrt la
disparition de Jessie. Il ouvrit les yeux : le bas de
soie pendait toujours au montant du lit mais, en
dessous, la place tait vide. La veille, bout
d'expdients, il l'avait attache l sous le coup de
la colre et de la fatigue. Pour lui, c'tait le seul
moyen de la savoir en scurit ses cts en
attendant de la calmer. Pendant la nuit il s'tait
rveill et, saisi de remords en la voyant dormir
dans cette position inconfortable, il l'avait dta-
che. De fil en aiguille, ils avaient fait l'amour et il
avait sottement cru qu'ils taient rconcilis.
Il se redressa sur son sant, jeta un regard
autour de lui et lcha un juron. La cabine tait
vide : Jessie s'tait envole en emportant toutes ses
affaires. Il n'en croyait pas ses yeux.
La petite sorcire avait pris la poudre d'escam-
pette! Pendant qu'il dormait comme un bienheu-
reux, elle s'tait habille et s'tait clipse avec sa
valise!
Soudain, il se rendit compte que le battement de
la roue aubes s'tait tu et que le River Queen se
balanait doucement au gr de la houle.
Ils avaient fait escale pendant son sommeil ! Clive
se prcipita sur la porte en cartant d'un coup de
pied la chaise qu'elle avait repositionne tant bien
que mal de l'extrieur. La porte s'ouvrit en grand
et il se retrouva nu comme un ver, devant un port
affair qu'il ne connaissait que trop. Comment
268
diable allait-il remettre la main sur elle dans une
ville de la taille de Bton Rouge!
Il fut ramen la ralit par les gloussements
embarrasss de trois femmes. Elles passrent en
riant sous cape et la plus hardie des trois lui
dcocha une illade effronte. Clive furieux sentit
le rouge lui monter aux joues et rentra dans la
cabine en claquant la porte qui, bien entendu, se
rouvrit immdiatement. Il la referma d'un coup de
pied et poussa la chaise devant.
Fallait-il donc qu'il la batte pour lui faire enten-
dre raison! Il l'aimait, nom d'un chien! Et elle
l'aimait aussi. Qu'il s'appelt Clive ou Stuart! Cette
comdie tait destine le punir de son petit abus
de confiance; air ! il avait t bien bon de ne pas lui
donner la leon qu'elle mritait! Il allait s'habiller
et... Bon Dieu, o taient passs ses vtements?
La petite peste les avait emports avec elle! Il
n'avait mme pas une chemise se mettre!
Il s'aperut que son portefeuille aussi avait dis-
paru.
Il avait bonne mine, -nu et sans un sou. Cette
fois-ci, parole d'honneur, il allait lui tordre le
cou!
Fou de rage, il dambula dans la cabine d'un pas
bruyant et finit par donner un coup de pied contre
la couchette pour soulager sa mauvaise humeur. Il
ne russit qu' se faire mal au gros orteil. Quand il
eut termin de danser sur un pied, il se drapa dans
le dessus-de-lit et sortit en clopinant sur le pont la
recherche d'une me charitable. Pourvu que Luce
ft encore bord.
Cet aprs-midi-l, Jessie, lasse et malheureuse,
tait accoude au bastingage du Delta Princess.
Elle avait beau savoir qu'elle avait eu raison
d'abandonner l'ignoble individu qu'tait Clive
McClintock et de reprendre le chemin de Mimosa,
elle n'en tait pas plus heureuse pour autant.
269
Jusqu' la fin de ses jours, ce sale tratre viendrait
ternir l'image du Stuart qu'elle avait aim, et son
cur saignait.
Elle se rassrna un peu en imaginant la tte
qu'il avait d faire en dcouvrant son rveil
qu'elle s'tait volatilise avec ses vtements et son
argent. Avait-il russi quitter le bord? Mme s'il
s'tait rsign poursuivre son voyage jusqu' La
Nouvelle-Orlans, l aussi le problme se poserait
au moment de dbarquer.
En imaginant le spectacle, elle se drida un peu.
Le Delta Princess remontait jusqu' Elmway et
Jessie apercevait dj les plantations familires le
long des berges. Makepeace, la proprit des Ben-
son, donnait juste sur la rivire, tout comme Beau-
mont, qui appartenait aux Culpepper, ou River-
view, fief de la famille Todd. Mimosa se trouvait en
retrait du ct de la route et il tait impossible
d'apercevoir la maison du Delta Princess, pourtant
Jessie sut avec prcision quel instant le bateau
longea les terres du domaine. Elle tait presque
la maison! Son cur se gonfla dans sa poitrine :
comment avait-elle pu songer quitter Mimosa?
Bien sr, ce ne serait jamais plus la mme chose.
Stuart ne serait plus l et la vie reprendrait comme
avant avec Celia. Quant elle, quelle serait sa
place prsent? Elle n'tait plus l'adolescente que
Stuart... flte!... que Clive avait fait passer l'ge
adulte.
Le cur lourd, Jessie essaya d'imaginer Mimosa
sans Stuart. Le mpris de Celia pour sa belle-fille
s'tait transform en vritable haine au cours de
ces derniers mois. Jessie deviendrait son souffre-
douleur, surtout quand Celia apprendrait la vrit
sur Stuart... non! Clive! (Jamais elle ne s'habitue-
rait l'appeler par cet horrible nom.) Quoique...
Le mariage de Celia avait t un chec patent et sa
belle-mre lui serait peut-tre reconnaissante d'y
avoir volontairement mis fin. Mais son enfant?

270
Que Stuart-Clive en soit le pre ou non - et
connaissant Celia, elle avait plutt tendance le
croire sur ce point -, le bb serait rejet ds sa
naissance si elle dvoilait la vrit. Pour achever de
compliquer les choses, la validit de leur mariage
tait entirement remise en doute. Qu'adviendrait-
il de l'enfant si le mariage tait annul? Jessie se
demanda avec amertume si Clive McClintock se
rjouissait du gchis qu'il laissait derrire lui.
Quel scandale quand on apprendrait son impos-
ture ! Les langues iraient bon train ! Cette publicit
ne serait certainement pas du got de Celia, et
Jessie elle-mme en frissonnait d'apprhension.
Mais en se taisant, elle prenait le risque de voir
revenir Clive McClintock. Il tait capable de
reprendre son rle. Jamais elle ne supporterait de
le revoir quotidiennement, de s'astreindre lui
tmoigner du respect en public et de le voir mentir
sa femme et aux demoiselles Edwards tout en
restant son... Elle perdait la tte! Clive ou Stuart,
cela ne faisait aucune diffrence : dsormais, il ne
lui tait plus rien. Il n'tait qu'un menteur, un
fourbe et un tratre.
En parlant, elle lui enlevait toute possibilit de
refaire son apparition dans la valle; en se taisant,
elle acceptait l'ventualit de son retour. Elle
dcida pour l'instant de tenir sa langue et de voir le
tour que prendraient les vnements. Elle prten-
drait qu'elle ne l'avait pas vu et qu'elle avait
simplement chang d'avis. Avec un peu de chance,
Stuart Edwards disparatrait de la circulation et,
la longue, on l'oublierait.
C'tait la meilleure solution tant qu'il ne se
montrerait pas et elle s'accrocha cet espoir tandis
que le Delta Princess accostait. Les cheveux dans
le vent, elle avait dnou les rubans de sa grande
capeline pour offrir son visage la caresse du
soleil. Une longue file de mules attendait sur la
berge que l'on charget le coton qu'elles achemine-
271
raient. Sur le ct un fermier et sa famille regar-
daient le bateau manuvrer. Un peu en retrait, se
tenait un homme mont sur un grand cheval
noir.
Jessie se pencha en avant, elle n'en croyait pas
ses yeux : le cheval noir... c'tait Saber... et le
cavalier... Clive McClintock!
Le Delta Princess s'amarra au quai et la passe-
relle s'abaissa. Les quelques passagers qui se trou-
vaient bord dbarqurent. Jessie, interdite, res-
tait fige sur place. Ses yeux taient fixs sur Clive
qui avait saut de sa monture et se dirigeait
ngligemment vers elle.
- Vous voulez un coup de main pour vos baga-
ges, Miss? s'enquit l'un des officiers du bord.
Jessie lui jeta un regard distrait.
- Non merci, je...
- Je suis venu chercher cette dame, interrompit
la voix douce qu'elle avait cru, et espr, ne plus
jamais entendre. (Clive s'avana, congdia l'homme
d'un sourire et s'empara de sa valise.) J'espre que
vous n'avez pas oubli mes bottes. Je tiens particu-
lirement cette paire-l.
- Comment avez-vous... ?
- Tout l'heure, Jessie. Tout l'heure.
Pour viter un scandale, Jessie dut se rsoudre
accepter son escorte. Il lui prit courtoisement le
bras et ne pronona plus un mot. Elle non plus.
Une fois terre, il se dirigea vers Saber.
Il posa sa valise, repoussa son chapeau sur son
front et se tourna vers elle. Jessie incrdule le
dvisageait. Comment avait-il fait pour trouver des
vtements et pour arriver avant elle?
- Comment tes-vous revenu?
Cette question lui brlait les lvres depuis un
moment.
- Vous ne vous y attendiez donc pas? J'ai pass
une nouvelle nuit blanche pour vos beaux yeux,
mais je commence m'y faire.
272
- Mais... vos habits...
Aussi lgant qu' l'accoutume, il portait un
pantalon gris tourterelle sous un gilet crme. Cer-
tes il n'tait pas ras, mais cela lui donnait un
charme dsinvolte. Mme son chapeau semblait
frachement sorti de sa bote !
- Ce n'tait pas gentil vous d'emporter mes
vtements, Jessie. J'ai d emprunter ceux du bon
ami de Luce. Oh! un charmant garon, entre nous
soit dit, mais un peu trop petit.
- Mais...
Jessie le contempla nouveau, le souffle coup.
La veille, elle l'avait laiss dans la tenue d'Adam et
sans un sou deux cents miles d'ici. Et il se tenait
l devant elle, dans une tenue impeccable, et
l'ayant prcde! Qu'il ne vienne pas lui raconter
que ces habits taient ceux du bon ami de Luce !
- J'ai pu rcuprer mes affaires au passage
Natchez. Je n'ai pratiquement pas cess de galoper
depuis que vous m'avez quitt, Jessie. Alors vous
m'excuserez si je ne suis pas d'humeur rire.
Sa stupeur commenait se dissiper. Ce n'tait
pas un mirage : Clive McClintock, le vulgaire
joueur de cartes, tait bel et bien sous ses yeux. Il
lui souriait aimablement mais l'clat menaant qui
brillait dans ses yeux bleus venait lui rappeler qu'il
tait loin d'tre le gentleman dont il avait toutes les
apparences.
- J'ai su que vous n'tiez pas un gentleman ds
que je vous ai vu !
- Quelle perspicacit!
- Vous avez eu tort de revenir. Quand tout le
monde dcouvrira le pot aux roses, je n'aimerais
pas tre votre place.
Malgr tout, son cur se serra l'ide de le voir
chass de la valle ou arrt, suivant le sort qui lui
serait rserv. Le Stuart qu'elle aimait continuait
lui embrouiller l'esprit.
- Quand tout le monde saura que Stuart
273
Edwards est mort depuis un moment et que je suis
en ralit Clive McClintock?
Ses yeux tincelants dmentaient la douceur de
son ton.
- Exactement.
- Mais comment le sauront-ils? Vous n'allez
tout de mme pas me trahir?
Il feignit la surprise et ajouta moqueur :
- Voyons! Pensez donc aux consquences que
cela aurait... pour vous!
Prise au dpourvu, Jessie s'exclama :
- Lesquelles?
- Ma chrie, si vous dites du mal de moi, vous
m'obligerez malheureusement utiliser les mmes
moyens contre vous.
- Je ne comprends pas.
- Ah? Alors je vais tout vous expliquer. Si vous
jugez ncessaire de porter la connaissance gn-
rale ma vritable identit, je me verrai contraint de
rvler la... disons l'intimit qui existe entre nous.
Qui sera le plus svrement blm : l'imposteur ou
le jeune tendron qui s'est abaiss devenir sa
matresse ?
Au fur et mesure qu'elle ralisait l'impact de
ses paroles, Jessie sentit une bouffe de sang lui
monter la tte.
- Espce de mufle! cria-t-elle.
- Ma muflerie ne dpend que de vous, s'excusa-
t-il avec humilit. Alors Jessie? Nous gardons le
secret ?
- Je vous dteste et je vous mprise, lcha-t-elle
d'un ton amer.
- Vous verrez, cela ne sera pas difficile, poursui-
vit-il. (Il reprit sa valise et l'accrocha devant sa
selle.) Je vous raccompagne la maison?
- Non!
- Allons Jess, ne faites pas l'enfant. Cela fait une
trotte.
274
- Je prfrerais marcher jusqu' Jackson plutt
que de monter avec vous!
- Comme il vous plaira, rpliqua-t-il en haussant
nonchalamment les paules.
Il grimpa sur sa selle, esquissa un petit salut et
s'en alla.
Jessie, court d'injures, le regarda rageusement
s'loigner. Elle n'avait plus qu' rentrer pied
Mimosa.
Bah, ce n'tait pas si loin! se consola-t-elle tout
en pataugeant dans les flaques boueuses pour
viter les ornires frachement creuses par la
pluie. Malgr l'ombre des grands pins qui bor-
daient la route, une chaleur touffante et moite
l'accabla rapidement.
Elle calcula que Mimosa se trouvait cinq miles,
mais ses nouvelles chaussures talons ne tardrent
pas la faire souffrir. Elle portait une jolie robe
bleue dcollete sur les paules, achete Jackson
en mme temps que ses souliers. Suivant les exi-
gences de la mode, la jupe se terminait par une
petite trane et Jessie passait son temps la relever
pour viter de la tacher. Le ruban de sa capeline
commenait lui irriter le cou et lorsqu'elle dcida
de remettre son chapeau, elle touffa. Les pieds et
le cur endoloris, elle avait l'impression que tout
se conjuguait contre elle et que c'tait la faute de
Clive McClintock ! Elle entendit dans le lointain un
roulement de tonnerre et vit avec anxit le ciel
s'obscurcir. Quelques secondes plus tard, des tor-
rents de pluie se dversaient.
Le temps de passer le tournant derrire lequel
Clive et Saber l'attendaient sous un bouquet de
genvriers, elle tait trempe jusqu'aux os! Son
chapeau n'avait plus de forme et servait de rser-
voir la pluie qui lui dgoulinait sur les paules. Sa
robe imbibe d'eau pesait une tonne, et elle patau-
geait dans ses chaussures dtrempes, les pieds
couverts d'ampoules.
275
Dans un sursaut d'nergie, elle passa devant lui
en redressant le nez, consciente du spectacle
lamentable qu'elle offrait. Il la suivit au pas et elle
lui dcocha un regard haineux. Sa seule consola-
tion fut de constater qu'il tait aussi mouill
qu'elle. Par contre son chapeau avait gard une
forme prsentable.
- Vous n'avez toujours pas chang d'avis?
Sa question innocente ralluma sa colre et elle le
foudroya du regard en continuant marcher d'un
air hautain sous la pluie.
- Vous avez un caillou dans votre soulier?
Devant cette fausse sollicitude, elle se retint de
lui jeter une pierre la figure et poursuivit obstin-
ment son chemin.
A cet instant Saber se soulagea devant elle. Il fit
un petit cart et vint heurter Jessie de l'arrire-
train. Surprise, celle-ci trbucha et s'tala de tout
son long dans une flaque d'eau.
Le souffle coup, il lui fallut une bonne minute
avant de se relever, mais Clive se penchait dj sur
elle.
- Jessie! Vous vous tes fait mal?
- Vous l'avez fait exprs! l'accusa-t-elle en se
retournant vers lui d'un air furibond.
- Ouf! Vous semblez saine et sauve.
Il la dvisagea et esquissa un sourire : son
chapeau de paille lui pendait lamentablement
devant le nez et elle tait recouverte de la tte aux
pieds d'une boue rougetre.
- Riez et je vous tue ! grina-t-elle.
Elle en avait l'air tout fait capable, mais il ne
put retenir son fou rire. Elle fixa d'un air menaant
son nez qui venait peine de retrouver ses dimen-
sions normales.
Mais avant qu'elle n'ait pu excuter un geste, il
la souleva de terre et la dposa sur le dos de
Saber.
N'eussent t l'humidit, la boue et la fatigue, et
276
s'il ne l'avait devance en gardant les rnes, elle
et piqu un galop sans lui laisser le temps de
monter derrire elle.
Clive grimpa son tour sur Saber et l'installa en
amazone contre lui, glissant ses bras autour d'elle
pour attraper les rnes.
Sa seule satisfaction fut de le barbouiller de boue
son tour.
- Je vous dteste, dit-elle en fixant les arbres sur
le bord de la route.
Elle dtournait obstinment son visage et se
tenait aussi droite que possible pour viter de le
toucher.
- Mais non! Vous tes simplement folle de rage,
rpondit-il placidement.
Elle serra les poings de toutes ses forces pour
s'empcher de le frapper.
Ils cheminrent ainsi jusqu' Mimosa, Jessie
crotte et boudeuse pratiquement assise sur les
genoux de Clive, qui arborait un large sourire et
savourait le comique de la situation pour la pre-
mire fois depuis deux jours.
Ils attaquaient le dernier virage sur Mimosa
quand il se raidit.
- Il est arriv quelque chose.
Jessie pivota pour suivre son regard. Une demi-
douzaine de voitures taient gares devant la mai-
son et une vingtaine d'esclaves s'taient regroups
sur la pelouse malgr la pluie battante.
- C'est la voiture du docteur Crowell, s'exclama
Jessie en reconnaissant le buggy caboss qui prc-
dait gnralement l'annonce des naissances, des
maladies ou des deuils.
- Mon Dieu!
Clive peronna Saber qui partit au petit galop.
Jessie s'accrochait dsesprment la selle pen-
dant que l'talon glissait et drapait dans l'alle
boueuse. Au pied des escaliers, Clive tira les rnes
277
et elle glissa comme une anguille entre ses bras
avant qu'il ne l'aidt descendre.
- Miss Jessie ! Oh Miss Jessie !
Amabel, la femme de Pharaoh, faisait partie du
petit groupe runi sur la pelouse.
- C'est Pharaoh qui l'a trouve!
- Qui a trouv qui, Amabel ? interrogea Jessie en
s'efforant de garder son sang-froid.
Derrire elle, Clive attachait Saber la rampe de
l'escalier. Thomas et Fred avaient apparemment
dsert leur poste du fait des circonstances.
- Que s'est-il pass? demanda Clive avec brus-
querie.
A cet instant, le docteur Crowell apparut sur la
vranda escort de Tudi et de Rosa.
- Oh mon poussin, o tiez-vous? s'exclama
Tudi en se prcipitant dans les escaliers sans se
proccuper de la pluie.
- Que s'est-il pass? rpta Clive d'une voix
encore plus tendue pendant que Tudi serrait Jessie
couverte de boue dans ses bras.
- J'ai une bien triste nouvelle vous annoncer,
Mr Edwards, dit le docteur Crowell contrecur.
Votre femme est dcde.

44

Celia tait tendue dans le petit salon, sur le


canap o Jessie avait rpondu la demande en
mariage de Mitch. On avait recouvert son corps
d'une couverture et seul le bout d'une petite chaus-
sure couverte de boue en dpassait. Jessie sentit
son estomac se contracter. De quoi Celia tait-elle
morte ?
Le docteur Crowell murmura quelques mots
l'oreille de Clive qui s'approcha du cadavre. Il
278
souleva la couverture et jeta un coup d'il au
visage de Celia. Jessie se dtourna dans un sur-
saut.
- Mon Dieu!
Celia ne devait pas tre belle voir. Elle fut prise
d'une nause et pressa sa main contre sa bouche.
Clive lui lana un regard perant.
- Vous n'avez pas besoin de contempler ce triste
spectacle, lui dit-il. (Puis il s'adressa Tudi :)
Emmenez-la dans sa chambre et aidez-la se
changer.
- Oui Monsieur Stuart.
Une nouvelle nause submergea Jessie qui se
souvint brutalement qu'il n'y avait plus de Stuart.
Le bras secourable de Tudi l'aida monter les
escaliers.
Cette dernire la dshabilla, tandis que Sissie lui
prparait un bain.
- Est-ce cause du bb ? chuchota Jessie en se
laissant glisser dans l'eau fumante.
- Quel bb? interrogea Tudi sans compren-
dre.
Jessie tait encore sous le choc et le moindre
mouvement lui soulevait le cur. Elle s'appuya
contre le rebord de la baignoire et laissa Tudi la
savonner comme un petit enfant.
- Celia... Que s'est-il pass? Est-ce d au
bb?
Tudi et Sissie changrent un regard au-dessus
de la jeune fille.
- Non, mon poussin, rpondit Tudi en lui pas-
sant avec douceur un linge mouill sur le cou, ce
n'est pas cause du bb.
- On l'a tue ! ajouta prcipitamment Sissie qui
sortait des vtements propres.
- Tue!
Jessie se redressa comme si une mouche l'avait
pique.
279
- Le docteur a dit qu'on l'avait battue mort,
expliqua Tudi.
On entendit frapper la porte. Sissie alla rpon-
dre et changea quelques mots voix basse avec la
personne qui se trouvait de l'autre ct. Puis elle
referma la porte et se retourna en roulant des yeux
effars.
- Miss Jessie, le docteur Crowell demande que
vous descendiez dans la bibliothque ds que vous
serez prte. Le juge Thompson est ici.
- Le juge Thompson !
- Celia a t assassine, mon poussin. Il va
probablement ouvrir une enqute pour retrouver le
meurtrier.
- Habillez-moi !
Un soupon s'insinuait dans son esprit bien
qu'elle ne parvnt pas encore l'analyser claire-
ment. Elle devait se dpcher de descendre avant
qu'il ne soit trop tard. Mais trop tard pour quoi
faire...? Elle l'ignorait.
Elle sortit ruisselante de son bain. Tudi glissa
quelques mots l'oreille de Sissie qui se faufila
dehors et enveloppa Jessie dans une serviette
chaude. Quand elle revint, Jessie tait dj en
jupon et en chemise et Tudi lui pinglait son
chignon.
Jessie carquilla les yeux en voyant la robe noire
qu'avait ramene Sissie. Sa belle-mre tait morte
et elle devait officiellement porter le deuil.
- Elle appartenait Miss Elizabeth, lui expliqua
Tudi en l'aidant enfiler la robe. Elle la portait la
mort de votre grand-mre.
La robe tait un peu juste, mais Jessie n'en avait
cure. Comme elle se contemplait dans sa psych,
vtue de noir de la tte aux pieds comme un
corbeau, la ralit la frappa brutalement : Celia
tait morte.
- Voulez-vous que je les prvienne que vous ne
280
vous sentez pas bien, mon poussin? proposa Tudi
en la voyant hsiter.
Jessie respira profondment.
- Non, a va maintenant.
Et elle descendit les escaliers escorte de Tudi.
Le juge Thompson l'attendait dans la biblioth-
que. Auprs de lui se trouvaient galement le
docteur Crowell, Seth Chandler qui remplissait les
fonctions purement honorifiques de coroner, et
Clive. Seth Chandler paraissait crisp et Clive affi-
chait son masque glacial. L'atmosphre tait ten-
due. Quand elle entra dans la pice, les quatre
hommes se levrent. Tudi resta dans le hall et
ferma doucement la porte derrire elle.
Jessie les salua d'une voix ferme malgr la
nause qui ne la quittait pas. Le juge Thompson
l'accueillit chaleureusement.
- Ah! Miss Lindsay, asseyez-vous, je vous en
prie. Je vous prsente toutes mes condolances.
Seth Chandler et le docteur Crowell murmur-
rent quelques mots leur tour.
Jessie les remercia d'un signe de tte et s'installa
le plus loin possible de Clive.
Il n'avait pas eu le temps de se changer : des
trames de boue maculaient son costume humide
et un dsordre inhabituel rgnait dans ses cheveux
qui commenaient scher en boucles folles. Son
visage impassible tait trs ple.
- Je suis dsol de vous importuner avec ces
dtails pnibles, poursuivit d'une voix grave le juge
Thompson, en tirant une chaise ct de Jessie.
Mrs Edwards a t dcouverte aux alentours de
midi, derrire les toilettes. C'est l'un de vos escla-
ves, Pharaoh, qui... hem... qui l'a trouve. Je crois
que cet homme est votre service depuis trs
longtemps...
- Depuis toujours; il est n Mimosa.
- Ah! Cet esclave avait-il des raisons d'en vou-
loir Mrs Edwards?
281
Jessie le regarda avec stupfaction.
- Pharaoh? Oh non! Il ne ferait pas de mal
une mouche!
Le juge Thompson changea un regard avec le
docteur.
- Miss Lindsay, pardonnez-moi d'insister, mais
on m'a dit que vous aviez quitt la proprit voil
quatre jours, sous le choc... hem... d'une vive
motion ?
Clive esquissa un mouvement de protestation,
mais le docteur Crowell posa une main apaisante
sur son bras.
L'attention de Jessie revint se porter sur le
juge.
- C'est exact.
- Mr Edwards est alors parti votre recherche.
Jessie lana Clive un regard fugitif. Il affichait
ce masque impntrable qui, elle s'en rendait
compte prsent, tait celui du joueur profession-
nel. Pourtant, qu'avait-il cacher en cet instant
prcis ?
- Oui.
- Quand Mr Edwards vous a-t-il retrouve ?
- Avant-hier, Natchez.
- Je vois. Et depuis, il ne vous a pas quitte?
Soudain, Jessie comprit o le juge voulait en
venir. Il essayait de dcouvrir si le mari de Celia
avait un alibi. Il tait heureux pour Clive qu'il ft
rest avec elle. Mais tout coup elle sentit son
sang se glacer dans ses veines : ils n'taient pas
ensemble au moment du meurtre. Elle s'tait
enfuie la veille au petit matin, et cela faisait deux
heures peine qu'il l'avait retrouve au dbarca-
dre. Bien sr, il avait d galoper tout le trajet
qui sparait Bton Rouge d'Elmway, mais avait-il
trouv le temps de s'arrter Mimosa au passage
et de tuer Celia?
C'tait absurde!
282
- Non, il est rest avec moi, s'entendit-elle
rpondre d'une voix nette.
Elle regarda Clive nouveau et crut apercevoir
un clair de soulagement dans ses yeux. Il se garda
bien de la contredire.
- Trs bien. Je vous remercie Miss Lindsay. Bien
entendu, votre dclaration vient corroborer celle
de Mr Edwards, mais nous devions nous en assu-
rer.
Soulag, le juge Thompson se leva et s'apprta
prendre cong. Le regard de Jessie croisa celui de
Clive qui avait retrouv son impassibilit. Ses yeux
bleus taient insondables.
Elle aurait eu beaucoup de choses raconter au
juge Thompson au-del du simple fait que le mari
de Celia n'tait pas avec elle au moment du
meurtre. Pourquoi lui avait-elle menti? Elle avait
bien peur de connatre la rponse. Clive aussi
l'avait devine.
Son cur avait parl avant sa raison.

45

On enterra Celia le lendemain dans le petit


cimetire o reposaient les parents et les grands-
parents de Jessie. Les averses torrentielles de la
veille s'taient transformes en petite pluie fine.
Comme le reste de l'assistance, Jessie tait glace
jusqu'aux os. Clive se tenait ct d'elle, tout de
noir vtu, ainsi qu'il convenait un veuf. Son
chapeau entre les mains, il coutait, la tte incli-
ne, les paroles solennelles du rvrend Cooper. Il
paraissait insensible au crachin persistant et les
gouttelettes de pluie qui tombaient de ses cheveux
roulaient, telles des larmes, sur son visage. Jessie
retint un sourire narquois devant cette parfaite
283
incarnation du veuf plor. Faux jeton! eut-elle
envie de crier en le voyant jeter la premire poi-
gne de terre sur le cercueil. Il avait plus ha Celia
qu'il ne l'avait aime et l'avait pouse uniquement
cause de Mimosa. Mimosa qui lui appartenait
dsormais.
Avait-il vraiment tu Celia pour arriver ses
fins?
Miss Flora et Miss Laurel se tenaient derrire lui,
leurs doux visages plisss de chagrin pour cet
homme qui n'tait mme pas leur neveu. Les
voisins taient venus grossir le petit noyau familial.
Derrire la grille en fer forg, se pressait une foule
silencieuse compose de Tudi, Sissie, Rosa, Pro-
gress, Pharaoh et tous ceux de Mimosa. Jessie
aurait prfr se trouver parmi eux, plutt qu' la
place qu'elle occupait. Ils constituaient toute sa
famille prsent. Mais eux aussi appartenaient
dsormais Stuart... non, Clive!
Le coureur de dot avait jou, et gagn haut la
main.
- Venez, Jess. La crmonie est termine.
Les rveries de Jessie l'avaient entrane bien
loin de la tombe dtrempe. La main de Clive sur
son bras et les paroles qu'il murmura son oreille
la ramenrent la ralit et elle sursauta. Il avait
remis son chapeau sur sa tte et les voisins s'car-
taient pour laisser passer cette famille frappe par
le malheur. Jessie garda les yeux baisss tandis que
Clive l'escortait au milieu des murmures compatis-
sants jusqu'au buggy en bas de la colline.
A prsent, selon l'usage, la famille endeuille
allait recevoir les condolances des voisins
Mimosa, o quelques rafrachissements leur
seraient offerts. En l'occurrence, les spculations
sur l'identit du meurtrier constituaient une attrac-
tion supplmentaire. Le suspect numro un tait
bien entendu le mari qui hritait de toute' la
fortune, mais l'alibi fourni par sa belle-fille le lavait
284
de tout soupon. Cela ouvrait le champ aux tho-
ries les plus farfelues, et la foule qui se presserait
dans quelques instants Mimosa se ferait un plaisir
de les passer toutes en revue.
- Comment vous sentez-vous ? interrogea Clive
voix basse en aidant Jessie monter dans la
voiture. Du fait de la prsence de ses soi-disant
tantes, Jessie rpondit brivement :
- a va.
Il frona les sourcils, mais elle se mura dans un
silence hostile tandis qu'il aidait les deux vieilles
demoiselles grimper dans la voiture.
Le reste de la journe se droula dans un cau-
chemar. La biensance voulait qu'elle circult
parmi les invits, alors qu'une douloureuse
migraine lui cognait les tempes. En outre, elle avait
du mal feindre un chagrin qu'elle tait loin
d'prouver. Mis part le choc de cette mort
violente et ses soupons insidieux l'gard de Clive
(avait-il pouss l'infamie jusqu' tuer sa propre
femme?), la mort de Celia ne l'affligeait pas outre
mesure. Par contre la vue de Clive, acceptant d'un
air grave les compliments de tout un chacun sur
la dignit de son comportement, lui donnait envie
de crier la vrit sur les toits. Quel acteur
consomm !
Plus tard, vers l'heure du souper, alors que les
invits commenaient prendre cong, Jessie le vit
prendre part matre Samuel, l'avocat de Celia.
Elle ne put retenir une grimace de mpris. A coup
sr, il l'entretenait du testament!
- Mon poussin, pourquoi ne montez-vous pas
dans votre chambre? Vous avez fait tout ce qu'il
fallait, allez donc vous tendre, personne n'ira vous
le reprocher.
- Oh Tudi, soupira Jessie.
Elle reposa sur la table la tasse de caf auquel
elle n'avait pas touch, et appuya sa tte contre
l'paule confortable de Tudi. Une grande lassitude,
285
aussi bien morale que physique, l'accablait. En cet
instant prcis, elle aurait donn n'importe quoi
pour redevenir la petite fille qui cherchait consola-
tion dans le giron de Tudi.
- L, mon bb, l, murmura Tudi en lui tapo-
tant le dos.
Pendant une seconde, Jessie oublia son cha-
grin.
- Jessie, Stuart vous attend dans la bibliothque
avec matre Samuel, l'interrompit doucement
Miss Flora.
Jessie se raidit et se retourna vers la vieille
demoiselle.
Tudi s'esquiva discrtement.
- Ah?
Elle tait fortement tente de ne pas y aller. Clive
McClintock avait beau rgner sur Mimosa pr-
sent, elle n'avait pas d'ordres recevoir de lui.
Elle finit par obtemprer devant la tendre sollici-
tude de Miss Flora. Aprs tout, quelle diffrence
cela faisait-il? Elle jouerait la comdie un peu plus
longtemps, voil tout. Demain ou aprs-demain,
son abrutissement se dissiperait et elle dciderait
de ce qu'elle ferait.
Miss Flora frappa la porte et poussa gentiment
Jessie l'intrieur en la voyant hsiter.
Elle se retrouvait nouveau dans la biblioth-
que. Pour une fois, Clive tait assis derrire son
vaste bureau tandis que matre Samuel, bien
cal dans un fauteuil, se tenait de l'autre ct.
Miss Flora referma doucement la porte et laissa
Jessie seule avec les deux hommes qui se levrent
poliment.
- Miss Lindsay, je vous prsente toutes mes
condolances, dit l'avocat.
Cette phrase tellement entendue depuis la veille
parvint difficilement jusqu' son cerveau em-
brum, mais elle le remercia machinalement.
- Vous m'avez demande? s'enquit-elle.
286
Le visage de Clive restait grave, mais une lueur
dans son regard laissait subodorer qu'il se remet-
trait facilement de la mort de son pouse. En
ralit, bien qu'elle ft la seule le remarquer, il
lui sembla presque soulag.
- Asseyez-vous, Jessie.
Matre Samuel se tourna vers Jessie.
- Vous savez, bien sr, que je suis... enfin que
j'tais l'avocat de Mrs Edwards.
Elle inclina la tte.
- A la demande de Mr Edwards, j'ai ouvert son
testament qui ne prsente aucune particularit. En
se remariant, Mrs Edwards transmettait Mimosa et
tous ses biens son nouvel poux, Mr Edwards ici
prsent. Sa tragique disparition ne change rien
cet tat de fait. De la mme faon, la disposition
prvue par votre pre dans son testament reste
inchange : vous pouvez rester Mimosa jusqu'
la fin de vos jours si vous le dsirez. Cela pose
malheureusement un problme tant donn que
Mr Edwards vit sous le mme toit et qu'il est veuf.
Je lui ai donc suggr de vous racheter vos droits.
S'il suivait mon conseil, vous seriez en mesure de
vivre o vous le souhaitez en jouissant d'une
aisance confortable.
- Me... racheter... mes droits?
Jessie en restait sans voix. Allait-elle perdre
Mimosa par-dessus le march? Elle lana Clive
un regard gar. Il n'oserait tout de mme pas!
- Ecoutez matre Samuel jusqu'au bout, Jess,
conseilla-t-il calmement.
Ce dernier poursuivit :
- Mais Mr Edwards, pour des raisons qui le
regardent - bien qu'elles soient contraires ses
intrts -, a refus de suivre mes conseils. La
solution pour laquelle il a opt est loin de l'avanta-
ger; mais je ne fais qu'mettre un avis personnel.
Perdue dans ce flot de paroles, Jessie en dduisit
que Clive avait renonc racheter ses droits et
287
prouva un certain soulagement. Mais qui sait? Il
avait peut-tre l'intention de la mettre la porte
sans aucune compensation. Non! C'tait inconce-
vable! Mais cet tranger tait sans doute capable
de tout.
- Matre Samuel essaie de vous expliquer en
termes solennels que je vous ai tout cd par crit,
Jessie. Mimosa et toutes ses possessions vous
appartiennent dsormais, sans aucune restriction.
Clive la regardait comme un animal qui guette sa
proie. Jessie frona les sourcils; elle avait bien
entendu ses paroles mais elle ne comprenait pas.
Devant son silence, il reprit avec une lgre impa-
tience :
- Mimosa est vous. Je vous rends tout ce qui
aurait d vous revenir en hritage.
Jessie se tourna vers matre Samuel.
- Avez-vous bien saisi le sens de ces paroles,
Miss Lindsay? demanda avec douceur ce dernier,
qui mettait son hbtude sur le compte du chagrin.
Mr Edwards abandonne en votre faveur tous ses
droits sur Mimosa et vous en devenez propri-
taire.
Les yeux de Jessie s'agrandirent de stupeur et
vinrent lentement se poser sur Clive. Il tait grave,
mais une lueur amuse brillait dans ses yeux
bleus.
- Je dois reconnatre que le geste de Mr Ed-
wards est magnifique, poursuivit matre Samuel en
hochant la tte. Votre beau-pre n'avait aucune
obligation vis--vis de vous. Lgalement, tout lui
revenait. Mais il a song, tant donn qu'il tait
arriv rcemment Mimosa, que la proprit
devait vous appartenir.
L'admiration et le respect peraient dans sa voix.
Jessie ne doutait pas qu'avant le lendemain soir,
toute la valle s'extasierait sur la noblesse de
caractre de Stuart Edwards!
- Tout est vous, Jessie.
288
Clive lui parlait d'une voix trs douce, comme
s'il la croyait sous le choc de son geste magna-
nime.
Le mutisme de Jessie se prolongeait. Abasourdie,
elle fixait Clive de ses pupilles dilates. Dans son
lgant costume de deuil, il conservait toujours
cette incroyable sduction.
Malgr son air solennel, Jessie vit briller dans ses
yeux une lueur de satisfaction.
Dans un clair, elle prit conscience du pari
insens qu'il risquait : le joueur du Mississippi
tentait un quitte ou double. Vu son regard, il ne
doutait pas de sa russite. Jessie clata d'un rire
strident.

46

Elle fut prise d'une vritable crise d'hystrie.


Tout le monde confirma le diagnostic de Clive qui
la transporta dans son lit encore secoue de rire.
Tudi le suivait avec anxit. Dans les bras de Clive,
Jessie luttait pour reprendre son souffle entre deux
accs de fou rire.
Tout ceci tait tellement drle. C'tait mourir
de rire.
Alors comme a, Clive s'imaginait qu'en lui
cdant Mimosa, il faisait table rase de son pass
d'aventurier et de coureur de dot? Tiens donc!
Quel machiavlisme! Qu'elle n'oublie surtout pas
de le fliciter ds qu'elle retrouverait sa respira-
tion! Chassez le naturel et il revient au galop. Il
savait que si sa supercherie tait dcouverte, il
pouvait faire une croix sur Mimosa. Ce qui tendait
prouver qu'il n'avait pas tu Celia. Ou alors, s'il
tait l'assassin, qu'il avait agi sans prmditation,

289
sous l'emprise de la colre et sans raliser qu'il
tuait la poule aux ufs d'or.
Dans toutes les hypothses, Celia tant morte et
Jessie connaissant sa fourberie, il avait de grandes
chances de perdre tout ce qu'il avait acquis au prix
de tant d'efforts. Alors comment faire pour le
conserver? Mais voyons! Il en ferait cadeau la
gentille petite Jessie, si douce et si nave! Celle-ci
serait si touche par son geste et par ce qu'il
impliquait, qu'elle fondrait de tendresse et qu'elle
s'empresserait d'accepter l'invitable demande en
mariage qui suivrait! Alors Clive McClintock, l'ha-
bitu des tripots, aurait reconquis Mimosa et la
respectabilit ! Cette fois-ci, il prendrait les mesures
ncessaires pour que son mariage soit parfaitement
en rgle.
Mais Clive avait voulu jouer au plus malin et il
avait perdu.
Jessie mourait d'impatience de le lui dire.
- Faites monter le docteur Crowell, jeta Clive
par-dessus son paule.
Il la dposa sur son lit et pencha sur elle un
visage anxieux.
- Tout ira bien, Jess, murmura-t-il en lui cares-
sant la joue.
Sans pouvoir matriser son fou rire, casse en
deux pour reprendre sa respiration, elle voulut
chasser cette main et lui jeter au visage qu'elle
avait dvoil ses intentions malhonntes, mais cet
instant le docteur Crowell entra dans la pice.
Tudi, scandalise de voir tous ces hommes dans la
chambre de sa protge, mit Clive la porte. Un
docteur, passe encore, mais son beau-pre...
A en juger d'aprs l'obscurit et le silence qui
rgnaient dans la maison, il devait tre trs tard
quand Jessie mergea du sommeil dans lequel le
somnifre du docteur Crowell l'avait plonge. II lui
fallut quelques instants pour reprendre ses esprits
et tout lui revint en mmoire. Elle tait dans son
290
lit, et des ronflements lgers l'avertirent qu'elle
n'tait pas seule. Jessie se leva et s'approcha sur la
pointe des pieds du lit gigogne dress au milieu de
la chambre pour dcouvrir Tudi profondment
endormie.
Cette brave Tudi qui veillait sur elle.
Elle attrapa sa robe de chambre plie au pied de
son lit et s'en enveloppa. Puis elle sortit sans faire
de bruit. Tudi croyait fermement aux bienfaits de
l'air nocturne et elle avait entrouvert les fentres
malgr le froid piquant de cette nuit de novembre.
L'air qui entrait apportait de l'extrieur un parfum
de terre humide mlang l'odeur cre d'un
cigare. Clive fumait en bas sur la galerie et elle alla
le rejoindre.
Les lampes taient allumes dans l'entre et les
fleurs des funrailles embaumaient toute la mai-
son. Il planait un calme sinistre, comme si les
objets portaient leur manire le deuil de leur
matresse.
La porte qui conduisait la galerie suprieure
tait entrebille. Jessie se faufila doucement
dehors et contempla Clive en silence.
Il tait install dans un fauteuil l'autre bout de
la terrasse, comme la dernire fois. Elle avana,
pieds nus sur les planches de bois luisantes de
pluie. Il ne l'avait pas encore vue et se balanait
lentement, les yeux dans le vague, en tirant sur son
cigare.
Quand il l'aperut enfin, il s'arrta de fumer et
carquilla les yeux. Jessie se rendit compte qu'avec
sa robe de chambre blanche, elle devait ressembler
un fantme dans la pnombre. Enchante de son
petit effet, elle sourit. Mais si Clive avait t
alarm, cela ne dura pas et une minute plus tard, il
l'avait reconnue et recommenait fumer.
- Vous m'aviez prise pour Celia? interrogea-
t-elle railleuse.
291
- Que faites-vous debout cette heure-ci? rpli-
qua-t-il en ignorant le sarcasme.
- L'odeur de votre cigare m'a rveille.
Il la regarda avec un lger sourire.
- ...Et vous tes descendue me rejoindre.
Auriez-vous des vellits de me pardonner, Jess?
- Il faut que nous parlions.
- Je vous coute.
Il tira une bouffe de son cigare.
- Avez-vous, oui ou non, tu Celia?
Sa mchoire se crispa.
- Si vous le prenez sur ce ton, Jess, laissez-moi
vous poser une question mon tour : me croyez-
vous capable de l'avoir tue?
- Ce n'est pas une rponse.
- C'est la seule que vous obtiendrez. Je ne suis
pas d'humeur subir un interrogatoire.
- A cause de vous, j'ai menti au juge Thomp-
son.
- Vraiment?
- Qui. Vous lui aviez dj racont la mme
version.
- Peut-tre voulais-je simplement vrifier si vous
m'aimiez assez pour me protger, malgr notre
dsaccord.
- Vous mentez.
- Bon sang Jess! Vous vous figurez peut-tre
qu'aprs avoir galop pendant deux jours d'affile
pour vous rejoindre, j'ai dcid de faire un petit
dtour pour assassiner ma femme ?
- Vous auriez pu vous arrter en chemin pour
vous changer et la dcouvrir... dans les bras de
quelqu'un.
Elle se souvenait encore de sa fureur quand il
l'avait surprise avec Seth Chandler. Ce soir-l, il
l'avait menace de la tuer, et il en tait parfaite-
ment capable.
- Effectivement.
292
- Pourquoi ne me rpondez-vous pas par oui ou
par non?
Jessie en serrait les poings d'nervement.
- Parce que vos questions me fatiguent, rpli-
qua-t-il schement en se levant. (Il jeta son cigare
et lui saisit les bras.) J'en ai assez de toutes ces
discussions Jess, allons faire l'amour.
- Vous tes fou!
- Je suis tout ce qu'il y a de plus srieux.
- Nous avons enterr Celia ce matin !
- Je ne l'aimais pas, et vous non plus. Ne soyez
pas hypocrite, Jessie.
- Hypocrite, moi!
- Une adorable petite hypocrite, rpta-t-il en la
soulevant dans ses bras sans lui laisser le temps de
ragir.
- Lchez-moi!
Il la transportait l'intrieur.
- Chut! vous allez rveiller Tudi. Songez au
choc qu'elle prouverait en vous dcouvrant dans
mon lit!
- Je ne veux pas y aller!
Il arrivait dans le couloir qui conduisait sa
chambre.
- J'ai au moins appris une chose sur vous, ma
chrie : vous ne savez pas ce que vous voulez.
Et il pencha la tte pour l'embrasser. Jessie
vaincue n'essaya mme pas de dtourner son
visage. Soudain elle y voyait clair : elle tait
descendue furtivement le rejoindre dans ce but.
Son cur meurtri se languissait de ses baisers, elle
s'en rendait compte tandis que leurs bouches se
rejoignaient. Elle sentait son corps fondre de dsir
et appeler ses caresses. Demain, demain matin
seulement, elle ferait ce qu'elle avait dcid et
dmasquerait son jeu. Mais cette nuit, elle succom-
berait pour la dernire fois cette tentation diabo-
lique.
Il ouvrit la porte d'un coup d'paule et Jessie
293
noua ses bras autour de son cou en rpondant
ses baisers fougueux.
- Vous voyez bien que vous m'aimez, Jess, lui
chuchota-t-il au creux de l'oreille, tout en dvorant
sa tendre nuque de baisers passionns. Sa bouche
revint ensuite s'emparer de la sienne sans lui
laisser la possibilit de rpondre. Il referma la
porte d'un coup de pied.
La suite fut fougueuse, sauvage et enivrante. Il
n'y eut pas un centimtre de son corps que Clive
n'embrasst, et il insista pour qu'elle ft de mme.
Quand ils s'endormirent enfin, puiss, l'aube grise
pointait.
Une heure plus tard, Jessie se rveilla. Quand
elle ouvrit les yeux, le soleil levant teintait le ciel
d'un rose orang. Clive tait assis ct d'elle,
entirement nu sous les draps, et il fumait un
cigare. Il la parcourut d'un regard possessif tandis
qu'elle s'tirait comme une chatte contre lui.
A la couleur du ciel, elle prit conscience de
l'heure et se dressa dans le lit, affole.
- Mon Dieu! Tudi doit tre rveille.
Elle tait nue, les seins encore rosis par leurs
treintes, et la bouche meurtrie de baisers. Ses
cheveux emmls tombaient pars sur ses pau-
les.
- Si elle crie au scandale, vous pouvez toujours
lui dire que nous allons nous marier.
Jessie se figea sur place. Puis elle se tourna vers
lui sans rpondre. Elanc et large d'paules, sa
peau hle ressortait sur la blancheur des draps et
il tait beau couper le souffle. Avec ses cheveux
noirs et ses yeux bleus, mme avec son cigare
entre les dents, il tait l'incarnation de tous ses
rves de jeune fille.
Serait-elle blouie au point de lui offrir sur un
plateau d'argent ce qu'il avait compt lui extorquer
force d'intrigues et de mensonges?
Jessie sauta du lit et attrapa sa chemise de nuit
294
qui gisait par terre. Puis elle s'enveloppa dans sa
robe de chambre.
- Dois-je considrer cela comme une de-
mande ?
- Bien sr. Vous acceptez?
Jessie ricana :
- Malgr ma navet, je ne suis pas assez sotte
pour vous pouser, vous un aventurier, alors que je
viens d'acqurir une fortune! Vous m'avez gn-
reusement rendu Mimosa... La belle action que
voil si l'on considre que votre mariage avec Celia
a toutes les chances d'tre illgal! Maintenant vous
me demandez ma main pour rcuprer le tout!
Vous pensiez peut-tre qu'aprs cette nuit, je
m'empresserais de dire oui? Eh bien, vous vous
trompiez! En ralit, et puisque vous avez eu
l'obligeance de me rendre mon bien, je veux que
vous dcampiez avant ce soir.
Il resta ptrifi. Jessie n'eut que le temps de voir
ses yeux tinceler avant qu'un rideau bleu mtalli-
que ne les voilt.
- Si vous voulez agir contre votre propre intrt
par dpit, allez-y. Maintenant fichez le camp de ma
chambre, et vite! Sinon, je vais perdre mon sang-
froid et botter le joli petit derrire de la nouvelle
matresse de Mimosa.

47

Jamais Clive n'avait t aussi furieux. Il jurait et


temptait intrieurement, tout en se retenant de
courir aprs Jessie pour lui administrer une fesse.
Il aimait cette petite peste, nom d'un chien! Il
l'aimait comme il n'avait jamais aim auparavant.
Dire qu'aprs la nuit fabuleuse qu'ils avaient pas-
se, elle avait eu le culot de le traiter d'aventurier,
295
de coureur de dot, et qu'elle avait rejet son
amour. Elle s'tait moque de la seule demande en
mariage sincre qu'il ait jamais prononce. Il en
bouillait de rage, tout en refusant de reconnatre
qu'elle l'avait bless dans son amour-propre. Il
s'habilla la hte, fourra quelques affaires dans un
sac, et sortit en trombe de la maison. Sans attendre
l'aide de Progress qu'il entendait s'affairer dans le
grenier, il sella lui-mme Saber (il avait tout donn
Jessie, mais il garderait l'talon, dt-elle l'accuser
de vol!). Le temps d'accrocher son sac au pom-
meau de la selle, et il tait parti. Elle lui avait
ordonn de dcamper ! Eh bien soit ! Il avait obi et
qu'elle aille au diable!
De sa fentre, Jessie toujours en chemise de nuit
vit Clive descendre l'alle et prendre la route de
Vicksburg. Cela faisait une heure peine qu'elle
s'tait enfuie de sa chambre et il partait en obis-
sant ses ordres. Elle aurait d tre au comble de
la joie. Alors que signifiait cette tristesse qui l'enva-
hissait ?
Derrire elle, Tudi vit galement Clive s'loi-
gner.
- Mais c'est Mr Stuart! s'exclama-t-elletonne.
O va-t-il de si bon matin? Il a l'air drlement
press.
- Je lui ai demand de partir, rpondit Jessie
d'une voix qu'elle s'efforait de rendre ferme.
- Mon poussin, vous n'avez pas fait a! (Tudi
obligea Jessie la regarder en face.) Mais enfin
vous l'aimez ! a se voit comme le nez au milieu de
la figure. Du vivant de Miss Celia, j'ai vcu dans la
crainte de ce qui pouvait se produire! Mais main-
tenant... Expliquez-moi pourquoi vous l'avez
chass !
- Oh Tudi, soupira Jessie, il n'est pas celui que
tu crois.
Elle s'effondra sur son lit et lui conta par le
296
menu qui tait Clive McClintock et ce qu'il avait
fait.
- Ce garon a mal agi ! s'indigna Tudi en roulant
des yeux furibonds quand Jessie eut termin son
rcit.
- Mais je l'aime, conclut Jessie misrable. Ou
plutt, je l'aimais tant que je le prenais pour
Stuart. A prsent, je ne peux pas m'empcher de
songer que je ne sais rien de Clive McClintock.
- Mon poussin, vous avez saut le pas, et vous
tes devenue sa matresse, n'est-ce pas? La nuit
dernire, vous tes alle le rejoindre et vous n'tiez
pas sur la terrasse comme vous me l'avez dit.
Jessie laissa tomber son menton sur sa poitrine.
Tudi la prit dans ses bras.
- Ce n'est pas grave. Certains ont fait bien pire.
Esprons seulement qu'il n'y aura pas de cons-
quences fcheuses. Si vous deviez avoir un bb
sans tre marie, votre grand-pre se retournerait
dans sa tombe et il viendrait me visiter en rve.
- Oh Tudi! (Jessie ne put s'empcher de sourire
la pense que l'indomptable Tudi tremblait
devant le fantme de son cher grand-pre, homme
bienveillant s'il en fut. Mais en rflchissant aux
paroles de Tudi, son sourire s'vanouit.) Je n'y
avais jamais song.
- Bah! L'avenir nous le dira! Ce n'est pas la
peine de se mettre martel en tte. Il faut faire
confiance au bon Dieu.
Jessie leva un regard tragique vers Tudi.
- Je n'aurais jamais cru que l'amour pouvait
faire autant souffrir.
Tudi hocha la tte et l'attira contre son paule.
- Mon poussin, l'amour n'pargne personne. Et
on n'y peut rien.
Une semaine passa, puis deux, puis trois. La vie
Mimosa reprit son cours habituel. Il fallait triste-
ment reconnatre que Celia ne manquait per-
sonne, bien que l'enqute se poursuivt. Jessie tait
297
chaque jour plus convaincue que Clive ne l'avait
pas tue. Il avait menti sans vergogne, c'tait un
fourbe et un bandit, mais pas un assassin. S'il avait
dcouvert Celia dans les bras d'un amant, il aurait
ross celui-ci mais il n'aurait pas fait de mal
Celia.
Alors, si Clive n'tait pas le meurtrier de Celia,
qui donc l'avait tue?
A la pense qu'un assassin rdait dans les para-
ges, Tudi insista pour dormir dans la chambre de
Jessie. Deux prcautions valant mieux qu'une,
Progress abandonna son antre dans le grenier et
vint passer la nuit dans l'une des pices du rez-
de-chausse. Leur dvotion toucha Jessie jus-
qu'aux larmes.
Gray Bradshaw et Pharaoh firent de leur mieux
pour s'occuper de la plantation. Tous les jours,
Jessie bnissait le ciel que Clive ne les ait pas
quitts pendant la saison de la cueillette. Elle fut
sidre, compte tenu de son sjour relativement
court Mimosa, de ce qu'il avait fait pour la
plantation et pour son organisation. Quand elle se
retrouva seule pour dcider du nombre de harnais
acheter ou de la meilleure poque pour ferrer les
mules, elle rvisa son jugement sur Clive.
Il fallait au moins lui rendre cette justice :
malgr son ct dandy, cet homme abattait le
travail d'un titan. Cela n'enlevait rien son oppor-
tunisme et son manque de scrupules. Non seule-
ment la plantation ressentait cruellement son
absence, mais les esclaves aussi, ainsi que les
demoiselles Edwards et, son grand dpit, elle-
mme. Pourtant elle avait eu raison, cent fois
raison, de le chasser. Alors pourquoi souffrait-elle
ce point, pourquoi son cur tait-il chaque jour un
peu plus lourd?
Le geste peu charitable de Jessie avait t mis
sur le compte du chagrin caus par la mort de sa
belle-mre. Parmi les nombreux visiteurs qui
298
venaient la rconforter, Mitch n'tait pas le moins
assidu. Ce bon, ce cher, ce fidle Mitch qui, ayant
dcid une fois pour toutes que Jessie tait la
femme de sa vie, n'avait pas chang d'avis. Quand
elle s'tait enfuie, Jessie avait envoy un message
laconique Riverview pour lui annoncer la rupture
de leurs fianailles. Mais Mitch ne lui en tenait pas
rigueur. Au contraire, elle n'en tait que plus
dsirable.
Jessie avait racont aux voisins que Stuart tait
parti pour s'occuper d'affaires le concernant. Tout
le monde tait au courant de son beau geste, qui
n'avait fait que renforcer sa popularit. En ralit,
songea amrement Jessie en entendant chanter ses
louanges pour la nime fois de la semaine, si Clive
s'aventurait dans la rgion, on lui rserverait l'ac-
cueil d'un hros alors qu'elle seule connaissait sa
fourberie !
Pendant ce temps, Clive sombrait dans l'alcool et
le dsespoir. Il avait retrouv les tripots de La
Nouvelle-Orlans et ses anciens compagnons de
jeu, mais il ne se sentait plus le mme. Il n'avait
plus rien du joueur cynique qu'il tait voil moins
d'un an. Jessie et Mimosa l'avaient profondment
chang et quand l'ivresse le rendait lucide, Clive se
rendait compte qu'il tait purement et simplement
nostalgique de Mimosa.
Mimosa! Ses vastes champs de coton o rson-
naient les chants graves et mlodieux des esclaves,
sa grande maison blanche aux terrasses ombra-
ges, et l'odeur des petits plats succulents miton-
ns par Rosa. Mimosa et la lutte inlassable contre
les ravages causs au coton par les vers. Mimosa
o l'on pouvait se dpenser physiquement dans un
travail sain et honnte, pour goter ensuite une
bonne nuit de sommeil.
Mimosa et surtout... Jessie.
Quand il avait beaucoup bu, il se mettait dans la
299
peau d'Adam et Eve chasss par Dieu du paradis
terrestre. Il se sentait tout aussi seul et dmuni.
Il vivait dans un vritable trou rats dans le
quartier du Vieux Carr. Il se contentait d'une
simple chambre au-dessus d'un saloon o il pou-
vait se soler sa guise. Cela faisait des jours, pour
ne pas dire des semaines, qu'il ne s'tait pas lav,
et il s'en fichait perdument. Quand il retrouvait
un semblant de sobrit, il descendait jouer au
saloon pour y gagner de quoi se nourrir. Mais les
cartes elles-mmes avaient perdu leur attrait.
Bon Dieu ! Il voulait rentrer chez lui ! A Mimosa.
Mais Jessie l'avait trait de coureur de dot, de
menteur, de fourbe et de voleur. Et en rflchis-
sant sur sa vie passe, il dut malheureusement
admettre qu'elle n'avait pas entirement tort. Sans
qu'il voult l'admettre, il avait honte de lui. Mais il
tait trop tard pour se mettre genoux devant
Jessie et implorer son pardon.
Il reviendrait la tte haute ou pas du tout.
Mais Mimosa lui manquait tant...
Jessie apprit la nouvelle par Miss Flora et Miss Lau-
rel. Elles passaient pratiquement tous les jours
pour s'enqurir de leur prtendu neveu. Bien que
Jessie aimt beaucoup les deux vieilles demoiselles,
elle se sentait toujours mal l'aise quand elles lui
demandaient quand rentrerait ce cher Stuart. Elle
n'allait tout de mme pas rpondre : Jamais! et
d'ailleurs il s'appelle Clive.
Mais cet aprs-midi-l, un mois environ aprs
l'enterrement de Celia, Miss Flora et Miss Laurel
taient bien plus presses de lui rvler la nouvelle
incroyable qu'elles venaient d'apprendre que de
s'enqurir de Stuart.
Elles avaient appris par Clover, qui le tenait de
sa sur Pansy, laquelle avait pous Deacon, un
esclave des Chandler, qu'une fouille avait t effec-
tue le matin mme Elmway. On avait dcouvert
300
un tisonnier tach de sang dans une serre et Seth
Chandler avait t arrt pour le meurtre de Celia!
Jessie croyait-elle que Seth puisse tre coupable?
Au commencement, Clive n'avait pas envie de
jouer. C'tait une partie de vingt-et-un, et il n'ai-
mait pas particulirement ce jeu qui demandait
plus de chance que d'adresse. Il avait bu toute la
journe et se sentait mal en point. Mais l'homme
insista, et Clive, qui n'avait rien d'autre faire,
s'installa devant la table. Ils jouaient tous les deux
seuls. Clive s'aperut trs vite que son adversaire
pensait tre tomb sur un pigeon.
Son intrt pour le jeu s'accrut instantanment.
Il ne retirait de la banque que le strict ncessaire,
mais il avait sur lui un peu d'argent et rsolut de
s'en servir pour punir ce prsomptueux qui s'ima-
ginait plumer Clive McClintock. Il commena par
perdre dlibrment de petites sommes, jusqu' ce
que l'autre prenne de l'assurance. Puis il augmenta
les mises.
Quand son adversaire perdit, il crut un coup de
malchance et s'obstina. Il perdit nouveau.
Clive se sentait revivre. Ce maladroit mritait
une bonne leon. Ah, il s'imaginait soutirer son
argent un pauvre ivrogne ! Eh bien, il allait
voir!
Clive finit par empocher tout l'argent de son
adversaire, trois mille dollars environ, et s'appr-
tait conclure la partie. Mais comme beaucoup
d'amateurs, l'individu ne savait pas s'arrter.
Il possdait une crance sur une maison situe
au nord de La Nouvelle-Orlans. Il prtendit
qu'elle avait beaucoup de valeur, mme s'il n'en
connaissait pas le montant exact car il l'avait
gagne au jeu deux jours avant. Sans avoir vu la
proprit, il tait prt la parier contre les six mille
dollars que possdait prsent Clive.
Clive jouait depuis trop longtemps pour se fier
301
Dame Fortune quand elle lui souriait. Le bout de
papier que brandissait cet homme pouvait parfaite-
ment tre une crance sur une bicoque dlabre
qui valait trois sous. D'un autre ct, il se sentait
en veine.
Il poussa son argent sur le tapis et son adversaire
jeta sa crance sur le tas de billets verts. Aprs un
tour de cartes, Clive remporta le tout.
Deux jours plus tard, il se fora sortir et partit
reconnatre les lieux. Il rcupra Saber dans l'cu-
rie o il lui rservait le luxe dont lui-mme s'tait
priv, et chevaucha vers le nord. A quelques miles
l'est du lac Pontchartrain, il suivit une route qui
longeait la berge et tomba sur le domaine qui,
d'aprs la carte, lui appartenait. Il vrifia deux fois
les coordonnes. Pas d'erreur possible : c'tait bien
l.
Compare Mimosa bien sr, la proprit tait
toute petite. Des champs en friche s'tendaient sur
un millier d'acres et les btiments avaient besoin
d'tre rpars. Mais la maison, une longue ferme
deux tages, paraissait saine. Elle avait simplement
besoin d'une bonne couche de peinture. L'endroit
tait dsert et on n'avait pas d y travailler depuis
longtemps. Mais force de labeur et avec des
ouvriers qu'il superviserait, Clive obtiendrait un
domaine que n'importe quel homme serait fier de
possder.
Le destin s'tait bien moqu de lui, mais cette
fois, c'tait termin. Il avait trouv le moyen de
revenir Mimosa la tte haute !

48

Jessie fit une grimace en dchiffrant le petit mot


des demoiselles Edwards qui la conviaient Tulip
302
Hill cet aprs-midi-l pour discuter d'une affaire
trs urgente. Les vieilles demoiselles voulaient en
savoir plus au sujet de Clive. A Mimosa elle avait
toujours russi couper court aux conversations
gnantes en prtextant du travail. Mais Tulip
Hill, elle serait leur merci.
Vu la faon dont tait libell leur message, elle
n'avait pas le choix.
Elle enfila une robe noire manches longues et
col montant, puisqu'elle tait condamne porter
le deuil de Celia pendant un an. Sissie brossa et
noua ses cheveux sur sa nuque, puis elle arrangea
dlicatement ses boucles auburn autour de son
visage. En attachant son chapeau devant la glace,
Jessie s'aperut qu'elle avait maigri depuis la mort
de Celia. Elle tait presque trop mince prsent, et
sous les cernes, ses yeux paraissaient immenses et
presque noirs. La soie noire de sa robe soulignait la
blancheur de son teint diaphane.
Tudi, qui la couvait comme une mre poule
depuis le dpart de Clive, l'accompagna. Progress
les conduisit Tulip Hill avec le buggy. Miss Laurel
accueillit Jessie, tandis que Tudi disparaissait dans
la cuisine pour aller bavarder avec Clover.
- Bonjour ma chrie. Comment allez-vous?
demanda-t-elle en l'embrassant affectueusement.
- a peut aller, merci. C'est gentil vous de
m'avoir invite.
- Nous sommes passes par l, nous aussi. Les
occasions de sortir sont rares quand on porte le
deuil.
Elle donnait des signes de nervosit. Etonne
qu'on la fasse attendre dans l'entre, Jessie frona
les sourcils.
- Quelque chose ne va pas?
- Si, si. Ah! voici Flora. Flora! Jessica est l.
- Eh bien! Fais-la entrer dans le boudoir, sotte
que tu es.
- Je ne voulais pas le faire seule...
303
- Qu'est-ce que vous ne vouliez pas faire seule ?
s'enquit Jessie intrigue.
Elle n'obtint pas de rponse. D'un geste imp-
rieux du menton, Miss Flora leur indiqua le bou-
doir.
- Mon Dieu! Ma chre, j'espre que vous ne
nous en voudrez pas trop. Je n'tais pas d'accord
avec eux, murmura Miss Laurel. Je voulais
d'abord venir Mimosa et vous habituer cette
ide.
Miss Flora fit glisser les portes coulissantes et
poussa littralement une Jessie interloque en
direction du petit salon.
Jessie y tait entre plusieurs fois depuis l'pou-
vantable soire o elle avait successivement dans
avec Mitch et avec Glive. C'tait une jolie pice, au
style un peu vieillot, mais elle demeurait frache et
toujours fleurie. Aujourd'hui, les rideaux ouverts
laissaient entrevoir une vue ravissante sur la prairie
en pente douce devant la maison. Un feu brlait
dans l'tre.
Miss Flora referma les portes derrire elle tandis
que Miss Laurel se tordait nerveusement les mains.
Les deux femmes paraissaient tendues. Jessie allait
leur demander des explications, mais les mots lui
restrent dans la gorge quand elle entendit une
voix rauque.
- Bonjour, Jess.
Son cur bondit dans sa poitrine. Elle fit volte-
face dans un envol de jupons et se retrouva nez
nez avec la silhouette familire et bouleversante
d'un grand homme brun qui s'tait lev d'un
fauteuil devant le feu.
- Clive! souffla-t-elle.
Puis elle se mordit les lvres en songeant qu'elle
venait de trahir son secret.
Mais, oh surprise! un petit sourire en coin
claira son visage et elle succomba instantanment
son charme.
304
- a n'a plus d'importance. Elles sont au cou-
rant.
- Au courant!
Jessie jeta un regard en biais aux deux surs.
Miss Laurel hocha la tte avec vigueur.
- Il nous a tout racont, ma chre Jessie, com-
plta Miss Flora. Bien sr, il n'aurait pas d faire
semblant d'tre notre neveu. Mais vous savez, le
vrai Stuart n'tait jamais venu nous voir, et nous
l'attendrions sans doute encore. Clive correspond
au neveu dont nous rvions. Il a t bon avec nous,
Jessie, et nous nous sommes prises d'affection
pour lui. Nos sentiments n'ont pas chang avec son
nom.
- Absolument pas, renchrit Miss Laurel.
- Nous avons eu ensemble une longue discus-
sion et nous avons dcid qu'il restait plus que
jamais notre neveu. Dans notre cur tout au
moins, or c'est ce qui compte.
- Oh oui! approuva Miss Laurel.
- Il veut vous parler, Jessica. Nous pensons que
vous devriez l'couter.
- Nous sommes dehors si vous avez besoin de
nous, ajouta Miss Laurel.
- Voyons, pourquoi aurait-elle besoin de nous?
la gourmanda sa sur mi-voix, alors qu'elles
quittaient prcipitamment la pice.
- Je ne sais pas. Flora, arrtez de...
Le reste de leur dispute fut touff par la ferme-
ture des portes coulissantes.
Le cur de Jessie battait la chamade. Elle tait
seule avec Clive. Clive qu'elle languissait et redou-
tait de revoir en mme temps...
Son regard revint lentement se poser sur lui. Il
tait toujours aussi sduisant, avec ses cheveux
noirs impeccablement onduls et son profil de dieu
grec o brillaient ces incroyables yeux bleus. Les
petites proportions du boudoir le faisaient paratre
305
encore plus grand et Jessie dut se retenir pour ne
pas se jeter dans ses bras.
- Ne prenez pas cet air effray, Jessie. Je ne
vous mangerai pas.
Il avana de quelques pas. II tait tir quatre
pingles et ras de prs, mais, quand il se rappro-
cha, elle s'aperut qu'il avait maigri lui aussi.
Malgr le petit sourire qu'il affichait et la lueur
taquine qui brillait dans ses yeux bleus, il semblait
aussi nerveux qu'elle.
- Je n'ai pas peur, mentit Jessie.
En ralit, elle tremblait d'effroi devant les senti-
ments tumultueux qui l'agitaient.
- Moi oui, murmura-t-il sans que Jessie ft bien
sre que ces paroles lui taient adresses.
Pendant un moment ils se regardrent d'un air
gauche. Les mots se pressaient par dizaines der-
rire les lvres de Jessie, mais elle trouvait toujours
une bonne raison pour les rejeter. Elle croyait avoir
mri, et une fois de plus, elle se retrouvait muette
dans cette pice. Elle s'aperut soudain que Clive
aussi avait du mal trouver ses mots. Clive, qui
avait toujours brill par son loquence.
- Miss Flora m'a dit que vous aviez quelque
chose me dire, dit-elle enfin trs vite.
La gne de Clive diminuait un peu son propre
embarras. Jamais elle ne l'avait vu dans un tel
tat.
- C'est exact.
Mais il n'ajouta rien.
- Eh bien, de quoi s'agit-il?
Jessie commenait s'inquiter devant cette
hsitation si contraire son temprament et
redouta une nouvelle confession.
- J'ai gagn une proprit - en jouant aux cartes.
Cela n'a rien de comparable Mimosa, mais avec
du temps et de l'argent, j'arriverai en faire
quelque chose de rentable.
- J'en suis ravie.
306
Etait-ce l ce. qu'il avait de si urgent lui
confier?
- J'ai un peu d'argent de ct La Nouvelle-
Orlans. Cet argent est le mien, pas un cent ne
provient de Mimosa!
- Ah?
Il dut sentir la perplexit dans sa voix, car une
lueur brilla soudain dans ses yeux.
- Tout cela est un peu confus, mais je voudrais
vous faire comprendre que je n'ai pas besoin de
votre fichu argent, ni de Mimosa. Je me dbrouille
parfaitement tout seul.
- Tant mieux pour vous.
Il n'avait pas fait tout ce chemin pour lui annon-
cer qu'il se passait trs bien d'elle!
- Ne montez pas sur vos grands chevaux, Jess !
Je n'ai pas termin. Je voulais aussi vous dire que
je n'ai pas tu Celia, je vous le jure.
- C'est inutile. J'avais dcid au fond de moi
que c'tait impossible. D'ailleurs, on vient d'arrter
Seth Chandler.
- Chandler! (L'attention de Clive se dtourna
momentanment.) Tiens? Je ne l'aurais jamais cru
capable de... Bah! Qu'importe aprs tout... L'im-
portant, c'est que je ne sois pas le meurtrier.
- Je ne l'ai jamais vraiment cru.
- Alors puisque je n'ai pas besoin de votre
argent, et que je n'ai pas tu votre belle-mre,
avez-vous d'autres objections formuler mon
gard ?
Jessie battit des cils.
- Pardon?
Il se mordit nerveusement les lvres.
- Flte ! Asseyez-vous Jessie. Aprs tout, faisons
les choses comme il faut.
- Mais de quoi parlez-vous? demanda-t-elle
dsoriente.
Embrouille par tant de mystres, elle se laissa
307
conduire par la main jusqu'au canap. Quand elle
fut assise, il posa un genou terre en conservant sa
main dans la sienne. Mais elle ne comprenait
toujours pas.
- Je vous aime Jessie. Acceptez-vous de m'pou-
ser, moi, Clive McClintock? demanda-t-il calme-
ment.
- Mon Dieu!
- Ce n'est pas une rponse.
Ses yeux ne quittaient pas son visage tandis qu'il
portait ses mains, l'une aprs l'autre, ses lvres.
Il les couvrait de baisers fivreux et Jessie sentit un
frisson la parcourir. Seul Clive la faisait ainsi frmir
et personne d'autre n'y arriverait jamais.
- Que dirons-nous aux voisins? chuchota-t-elle.
Il lui fallut quelques minutes pour enregistrer ses
paroles, puis ses yeux bleus tincelrent de bon-
heur.
- Est-ce un oui?
Jessie fit un signe de tte affirmatif. Avec un
large sourire, il se releva et l'attira dans ses bras.
- En tes-vous bien sre?
- Qui.
Il poussa une exclamation de joie et la serra
contre lui avec transport. Les bras de Jessie se
lovrent autour- de son cou et elle ferma les yeux.
Un sourire se dessina sur ses lvres quand elle
sentit son cur battre contre sa poitrine. Apparem-
ment elle aussi avait le jeu dans le sang; elle
saisissait la chance qui lui tait offerte de suivre
l'inclination de son cur. Au diable la raison !
- Vous m'avez manqu, souffla-t-elle voix
basse en lui caressant la nuque. (Il embrassait sa
tempe, sa joue duveteuse, le lobe de son oreille.) Je
vous demande pardon pour mon geste stupide,
mais je ne pensais pas que vous partiriez.
- Moi aussi, vous m'avez manqu, dit-il d'une
voix rauque. Vous ne saurez jamais quel point.
308
Elle tendait ses lvres, mais il s'carta lgre-
ment et la contempla gravement sans parler.
- Je saurai prendre soin de vous, Jessie. Pour le
reste, le jeu n'en vaut pas la chandelle.
- J'ai confiance en vous, lui assura-t-elle tendre-
ment.
Ses mains glissrent sur ses larges paules et
vinrent lisser d'un geste absent le drap bleu marine
de son costume. Puis elle lui pina dlicatement le
lobe de l'oreille.
- Juste une petite question, Monsieur : avez-
vous pass ce dernier mois en compagnie de votre
amie Luce? Gare vous si...
Elle lui tira vivement l'oreille. Il poussa un cri et
lui attrapa la main avec un grand sourire.
- J'ai vcu comme un moine, je vous le pro-
mets. D'ailleurs je suis prt vous le prouver,
quand vous le voudrez.
- C'est heureux pour vous, fit-elle satisfaite en
s'accrochant nouveau son cou pour l'embras-
ser.
Il s'empressa d'accder ses dsirs.
Quand il releva enfin la tte, Jessie, le souffle
coup, en frmissait encore.
- Je vous aime, murmura-t-elle, la bouche colle
contre son cou.
Il resserra ses bras autour d'elle.
- Redites-le-moi, chuchota-t-il son oreille. Mais
comme il faut, cette fois-ci.
Aprs une seconde d'hsitation, Jessie se souvint
et sourit.
- Je vous aime... rpta-t-elle docilement. Clive,
je vous aime.
Il l'embrassa nouveau. Jessie sentait ses
genoux chanceler sous ses baisers quand elle
entendit un lger bruit derrire eux. Clive l'enten-
dit aussi et releva la tte.
Les portes coulissantes venaient de s'ouvrir et
Miss Flora et Miss Laurel se tenaient dans l'embra-
309
sure. La mme question se lisait sur leurs visages
interrogateurs.
- Elle a dit oui, lana Clive par-dessus la tte de
Jessie.
Les deux surs arborrent immdiatement un
sourire panoui. A cet instant prcis, Tudi apparut.
Jessie ne put se dfendre d'un mouvement de
crainte en voyant arriver sa vieille nounou. On ne
savait jamais de quoi elle tait capable pour dfen-
dre ses intrts.
- Tudi. Hem... je... commena-t-elle.
- Laissez Miss Jessie, c'est une affaire entre
nous deux, l'interrompit Tudi en se postant devant
Clive qui la dpassait de trente centimtres, bien
qu'il ft moins corpulent.
- Tout ira bien, affirma Clive l'intention de
Jessie.
Mais elle le vit ciller sous le regard svre de la
vieille nourrice.
- Vous avez mal agi et vous avez offens Notre
Seigneur, le rprimanda-t-elle. Mais pour, dire vrai,
si vous n'aviez pas montr le bout de votre nez,
c'est moi qui serais alle vous chercher. Mon
poussin se languissait... que c'tait piti de la
voir !
Clive afficha ce sourire dsarmant qui faisait
chavirer le cur de Jessie.
- Merci Tudi. Vos paroles me vont droit au
cur, dit-il avec douceur.
Il carta Jessie et lui tendit la main. Tudi le
contempla un instant avant de la repousser.
- Vous faites partie de la famille, Monsieur
Clive, dit-elle, et, l'enveloppant dans ses bras, elle
le souleva presque de terre.
Il lui rendit son treinte en souriant et Jessie
sentit ses yeux s'humecter en contemplant les deux
tres qu'elle chrissait le plus au monde. Puis Tudi
recula en ajoutant :
310
- Du moins... tant que vous serez gentil avec
mon poussin.
Clive clata d'un bon rire.
- Ne vous inquitez pas pour cela, Tudi. Je vous
le promets.
Jessie vint nouveau se blottir dans ses bras et
Tudi s'loigna, l'air satisfait.
PILOGUE

Neuf mois s'taient couls depuis la mort de


Celia, et huit depuis que Jessie tait devenue
Madame Clive McClintock. Du fait des circonstan-
ces, le mariage s'tait droul Jackson dans
l'intimit, en prsence des demoiselles Edwards et
de Tudi qui avait catgoriquement refus que l'on
marie son poussin sans elle. Par contre, elle se
souviendrait toute sa vie de leur lune de miel
passe bord du magnifique Belle of Louisiana.
Comme l'avait prophtis Jessie, il fut difficile
d'expliquer aux voisins le changement de nom de
son mari. Mais l'aide prcieuse de Tante Flora et
de Tante Laurel, sans compter le, soutien incondi-
tionnel de l'ensemble de Mimosa et de Tulip Hill,
avait dissip sans trop de mal le malaise passager.
Celui-qui-n'tait-pas-Stuart fut d'autant plus facile-
ment rintgr dans la communaut locale que
l'attention gnrale tait fixe sur le droulement
du procs de Seth Chandler. Alors que sa culpabi-
lit tait chose admise, Lissa Chandler vint en
larmes s'accuser du meurtre de Celia.
Jessie et Clive n'avaient pas t les seuls tmoins
du rendez-vous de Seth et de Celia la nuit de son
anniversaire. Lissa les avait galement vus s'em-
brasser. Plus tard, quand elle avait mis son mari
devant les faits, Seth lui avait non seulement avou
313
leur liaison, mais il avait ajout qu'il envisageait de
divorcer pour pouser Celia. Terrifie cette pers-
pective, Lissa avait saisi la premire occasion pour
se rendre Mimosa afin de raisonner Celia. Mais
avant d'atteindre la maison, elle avait vu Celia se
diriger vers les toilettes. Elle avait attendu, cache
derrire un tas d'ordures. Parmi les objets jets, se
trouvait un vieux tisonnier la poigne casse.
Quand Celia tait sortie des toilettes, Lissa lui avait
dit qu'elle savait tout et l'avait supplie de laisser
son mari tranquille. Mais Celia avait clat de rire
et s'tait moque d'elle. Puis elle avait fait demi-
tour en continuant rire. Alors Lissa avait ramass
le tisonnier et l'avait laiss retomber sur la tte de
Celia. Vraisemblablement le premier coup avait t
fatal, mais la jeune femme, hystrique, l'avait
frappe dix-sept reprises. Lissa tait la fille d'un
juge de Vicksburg et on mit son geste sur le
compte d'un accs de folie. Elle viterait probable-
ment le procs.
Quand les choses rentrrent dans l'ordre, toute
la valle poussa un soupir de soulagement. Entre le
meurtre de Celia et le procs Chandler, la petite
communaut n'avait jamais connu un tel remue-
mnage. Dans l'excitation gnrale, le changement
d'identit de Stuart Edwards passa presque ina-
peru. Aprs tout il tait libre de choisir le nom qui
lui plaisait. Le sort des pauvres petites Chandler
tait mille fois plus intressant.
Par cet aprs-midi d'aot, Jessie s'ventait sur la
galerie en maugrant de voir Clive arpenter les
champs tandis qu'elle-mme devait rester la
maison. Mais elle tait enceinte de huit mois - un
souvenir de leur voyage de noces -, et il la traitait
comme un objet fragile. Il lui avait interdit de
monter Firefly, ce qu'elle considrait comme un
abus d'autorit. Mais soutenu par Tudi, qui tait
en l'occurrence sa meilleure allie, Clive avait t
inflexible. Elle n'avait droit qu'au buggy.
314
La cloche qui annonait la fin de la journe de
travail venait de rsonner. Clive serait de retour
d'une minute l'autre. Les ouvriers, pied ou
monts sur les mules, affluaient vers Mimosa.
Thomas attendait Saber sur la pelouse. De la
maison, montait le fumet dlicieux d'un jambon
rti aux ignames, un des plats prfrs de Clive.
Il apparut et agita la main en direction de Jessie.
Puis il sauta terre et glissa quelques mots
Thomas avant qu'il n'emment Saber. Il grimpa les
escaliers quatre quatre et Jessie vint sa rencon-
tre en se dandinant.
- Comment va mon petit ballon? demanda-t-il
en souriant.
Il caressa son ventre rond et se pencha pour
dposer un baiser sur sa joue.
- Je ne suis pas d'humeur plaisanter, rpondit-
elle mi-figue mi-raisin.
- Plutt grognon alors? fit-il gaiement. Courage,
ma chrie. Vous n'en avez plus pour longtemps.
Tudi prtend que vous vous portez comme un
charme.
- Ah bon? marmonna la jeune femme en le
suivant l'intrieur de la maison.
Il allait prendre un bain et se changer avant le
souper pendant qu'elle le regarderait, allonge sur
son lit. Elle n'avait mme plus le droit de lui frotter
le dos. Quant Tudi, elle tait encore pire. C'est
peine si elle l'autorisait lacer ses bottines.
Ils dormaient dans la chambre de Jessie pr-
sent. Comme l'accoutume, un bain fumant de
vapeur l'attendait. Il dfit sa chemise en entrant
dans la pice. Adosse contre la porte, Jessie le
regardait se dshabiller.
Il tait sale et couvert de sueur, et pourtant elle
s'merveillait devant son corps splendide et mus-
cl. Une bouffe de chaleur l'envahit quand elle le
vit ter ses bottes et retirer son pantalon. La seule
chose qu'il ne lui ait pas interdite, c'tait de faire
315
l'amour avec lui. L'un comme l'autre en tait
incapable. C'tait d'ailleurs la seule information
relative sa grossesse qu'il ne partaget pas avec
Tudi.
Cette dernire n'y tait pas alle par quatre
chemins pour lui expliquer qu'il valait mieux s'abs-
tenir les derniers mois. Jessie l'avait entendue lui
faire la leon et elle souriait chaque fois qu'elle y
repensait. Pour la premire fois, elle avait vu
rougir Clive.
De temps en temps, quand il s'approchait d'elle
et qu'elle se sentait d'humeur espigle, elle le
menaait de tout raconter Tudi.
- Jess, vous devriez vous tendre, lui lana-t-il
de son bain.
Il ne servait rien d'argumenter. Si elle refusait
d'obir, il se lverait et l'allongerait de force sur le
lit. Cela pouvait s'avrer intressant par la suite,
mais pour l'instant elle se contentait de l'admirer
dans son bain.
Docile, elle s'tendit, les mains croises sur le
ventre, et le regarda se savonner vigoureusement
les bras.
- J'ai pens... commena-t-elle pendant qu'il se
nettoyait la figure.
- Que dites-vous?
- J'ai dit que j'avais pens... rpta-t-elle plus
fort.
- J'aimerais que vous ne pensiez pas trop.
- Oh vous alors! s'exclama-t:elle en lui lanant
un oreiller la figure. Je suis srieuse, Clive.
- Je suis srieux, Jess, l'imita-t-il moqueur.
Il enroula une serviette autour de sa taille et vint
s'asseoir ct d'elle sur le lit. Il posa la main sur
son ventre et elle le guida l o il pouvait sentir
bouger l'enfant.
- A quoi avez-vous pens cette fois-ci, ma ch-
rie?
316
- Si c'est un garon, je sais comment nous
l'appellerons.
- Comment? demanda-t-il.
Ses yeux s'agrandirent quand il devina le pied du
bb sous sa main. Jessie qui l'observait sentit son
cur se gonfler.
- Stuart, rpondit-elle avec un sourire mali-
cieux.
Clive la regarda, grommela, et clata de rire en
se penchant pour l'embrasser.
- Vous plaisantez, j'espre.
Elle ne plaisantait pas, ce fut un garon et ils
l'appelrent Stuart Clive.

Vous aimerez peut-être aussi