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tincelaient dans son visage hl aux traits rgu-
liers et bien dessins. Comme Celia lui parlait, il
renversa la tte en riant et Jessie aperut sous les
sourcils noirs et pais des yeux d'un bleu intense
qui rappelaient la couleur du ciel.
Certains planteurs des environs et leurs fils
taient beaux garons, et Jessie trouvait en secret
que Mitchell Todd tait extrmement sduisant.
Mais Mitch et les autres n'taient rien en compa-
raison de la beaut physique de cet homme. Sa
sduction teinte d'audace lui confrait un charme
dsinvolte dont les autres taient totalement
dpourvus.
Il n'est pas d'ici, songea la jeune fille. A cet
instant Celia et son compagnon aperurent Jessie
et Tudi. Jessie posa soigneusement sa tartelette sur
ses genoux et prit un air but.
- Jessie! Mon Dieu! Mais de quoi avez-vous
l'air! Enfin! Vous tes un cas dsespr. Stuart,
mon ami, cette tte de mule est ma belle-fille.
Elle cligna de l'il comme si elle faisait allusion
une conversation antrieure. Il adressa Jessie
un sourire enjleur mais la jeune fille, muette,
s'agrippa fermement aux accoudoirs de son fau-
teuil comme pour combattre le charme qui l'enva-
hissait. Son visage arborait cette expression renfro-
gne que lui reprochait souvent Tudi mais qu'elle
ne pouvait rprimer en prsence de Celia. Celle-ci
prenait toujours un malin plaisir souligner les
innombrables dfauts de sa belle-fille.
La jeune veuve ignora la prsence de Tudi. Elle
ne s'adressait aux esclaves que pour leur donner
des ordres ou les rprimander. Avec un sourire de
mauvais augure, elle attira son compagnon ses
cts. Effray par le cliquetis du buggy qui s'loi-
gnait, le colibri s'envola tire-d'aile. On entendait
le frou-frou lger de l'lgante robe de soie de
Celia. Elle tait toujours habille avec recherche :
du ravissant petit chapeau jusqu' la pointe des
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minuscules souliers de satin qui dpassaient de sa
jupe d'un bleu qui rappelait la couleur du ciel. Le
bleu clair tait sa couleur prfre, et elle tait
exquise dans cette tenue qui la faisait paratre
tonnamment jeune et mince. Elle avait ft ses
trente ans l'hiver dernier et Jessie se demanda
charitablement s'il n'tait pas de son devoir d'en
informer son galant. Ils s'arrtrent devant elle et
Jessie, glaciale, ne se drida pas devant le visage
souriant de l'inconnu.
- Jessie, je vous prsente Stuart Edwards,
babilla Celia sur le ton artificiel qu'elle affectait
toujours devant les hommes. Vraiment ma chre!
On dirait que vous tes tombe dans un buisson.
Que grignotez-vous? Encore une sucrerie! Com-
ment voulez-vous maigrir? Quand donc prendrez-
vous soin de votre apparence ! Vous ne serez
jamais une beaut, mais vous pourriez faire un
effort pour tre prsentable! Excusez-la, Stuart,
d'habitude elle est tout de mme moins sale! Mon
Dieu Jessie! Comme vous avez grandi! Vous tes
devenue une vritable asperge en mon absence!
Stuart va me prendre pour une vieille martre
acaritre! Alors que je pourrais tre votre sur
ane !
Elle partit d'un rire cristallin.
- Il faudrait tre aveugle pour ne pas voir que
vous avez sensiblement le mme ge, l'interrompit
galamment Edwards. Enchant de faire votre
connaissance Miss Lindsay.
Rosissant sous le compliment, Celia battit des
cils :
- Oh Stuart! minauda-t-elle d'une voix chavi-
re.
Edwards s'inclina courtoisement devant Jessie
qui resta de marbre. Alors que Celia pouvait fondre
littralement sous les compliments, la flatterie
n'avait aucun effet sur la jeune fille. Le regard
courrouc de Celia lui laissa augurer un chtiment
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pour son impolitesse. Mais elle ignora la menace
voile; sa taille lui donnait au moins un avantage
physique sur Celia.
- Voyons Jessie, ne vous a-t-on pas appris les
bonnes manires? Vous pourriez au moins rendre
son salut Mr Edwards.
Sous la rprimande affectueuse, Jessie sentit que
Celia brlait d'envie de lui tirer les oreilles. Elle se
mura dans un silence hostile. Celia mit un petit
claquement de langue impatient et saisit Stuart par
le bras.
- Ne faites pas attention elle Stuart! J'ai fait de
mon mieux avec cette enfant sans tre jamais
paye de retour, comme vous pouvez le constater.
Peut-tre que le fait d'avoir nouveau un pre
,1a...
- Comment? l'interrompit Jessie d'une voix
trangle. Elle crut qu'elle avait mal entendu.
Celia, nerveuse, appela son compagnon son
secours et Jessie comprit que ses oreilles ne
l'avaient pas trompe. Elle se leva avec lenteur,
rattrapant au passage la tartelette sans mme ra-
liser ce qu'elle faisait. La stupeur ralentissait ses
mouvements comme si elle avait vieilli soudaine-
ment.
Sa silhouette robuste se dressa devant sa fragile
belle-mre qu'elle dpassait de dix bons centim-
tres. Son attitude et le regard qu'elle fixait sur
Celia n'taient pas particulirement tendres. Ed-
wards se tenait prt s'interposer mais Jessie ne
lui accorda pas la moindre marque d'attention. Ses
yeux restaient rivs sur Celia.
- Jessie, chrie, je craignais bien que cela ne
vous chagrine, mais Stuart et moi nous nous
aimons et...
Son ton mielleux et hypocrite hrissa Jessie qui
serra le poing.
- Votre belle-mre m'a fait l'honneur d'accepter
de devenir ma femme, Miss Lindsay. (Stuart se
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rapprocha de Celia comme s'il prenait sa dfense.)
Nous esprons que vous partagez notre joie.
Mais le regard incrdule de Jessie passait de l'un
l'autre. Soudain elle fut prise d'une nause et
devint livide.
- Vous allez... vous remarier? croassa-t-elle
enfin.
- Aussi vite que nous le pourrons, rpliqua
Edwards la place de Celia.
Mais Jessie continua d'ignorer sa prsence et
reprit d'une voix touffe :
- Alors, vous allez... partir?
Mais elle connaissait dj la rponse : jamais
Celia ne quitterait Mimosa.
- Nous partirons bien sr en voyage de noces,
mais ce sera tout. Nous ne vous abandonnerons
pas, ma chrie. Votre pre vous a confie moi et
je respecterai jusqu'au bout ses dernires volonts,
dussiez-vous me har! Stuart s'installera ici avec
nous et il me soulagera de la tche qui pse sur
mes paules depuis la mort de votre cher papa. Il
tchera d'tre pour vous un second pre. D'ailleurs
peut-tre russira-t-il mieux que moi vous du-
quer car je...
- Mais c'est impossible!
- Oh Jessie ! Pourquoi compliquez-vous ainsi les
choses? Je recherche aussi votre bonheur en...
L'exclamation larmoyante de Celia fit sortir Jes-
sie de ses gonds.
- Vous n'avez pas le droit! siffla-t-elle en avan-
ant d'un pas menaant.
Celia poussa un cri et battit en retraite. Mais
agrippant ses paules dlicates, Jessie se mit la
secouer.
- Vous m'entendez Celia? Vous n'avez pas le
droit !
- Reprenez-vous Miss Lindsay!
Cette fois-ci Edwards s'interposa et il retint fer-
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mement Jessie par les paules. Elle se libra d'une
secousse et lcha Celia du mme coup.
- Chrie!
Celia, au bord des larmes, frottait son bras
meurtri.
Connaissant sa duplicit et ses talents de com-
dienne, Jessie lui lana un regard meurtrier.
- Je crois qu'il vaudrait mieux remettre cette
discussion plus tard. Votre belle-fille n'est pas
dans son tat normal, suggra Edwards en enve-
loppant les paules de Celia d'un bras protecteur.
Il lana Jessie un regard dsapprobateur.
- Mais elle est toujours comme a! gmit Celia
en se tournant vers son fianc.
Ses petites mains s'accrochrent sa chemise
dans un geste si pathtique que Jessie elle-mme
s'y serait trompe si elle ne l'avait pas si bien
connue.
- Elle m'a dteste ds l'instant o j'ai pous
son pre. Elle ne me veut que du mal...
Et Celia clata en sanglots sous les yeux curs
de Jessie. La jeune fille contempla la scne d'un il
amer et narquois : Celia pleurant chaudes larmes
dans les bras de son fianc qui lui murmurait
l'oreille de tendres paroles de rconfort. Dans son
fauteuil bascule, Tudi gardait les yeux pudique-
ment baisss sur ses haricots mais ses oreilles
grandes ouvertes ne perdaient pas une miette de ce
qui se disait. Elle profita de l'inattention momenta-
ne des amoureux pour foudroyer Jessie du regard
et elle accompagna ce message silencieux d'un
hochement de turban. Mais Jessie tait bien trop
retourne pour tenir compte de cet avertissement
muet. Elle avait l'impression de vivre un cauche-
mar.
- C'est impossible, s'obstinait-elle rpter
Celia dont elle ne voyait que les paules secoues
de sanglots.
- Que cela vous plaise ou non, Miss Lindsay, je
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vais pouser votre belle-mre, reprit Edwards
d'une voix gale. (Elle croisa son regard glacial.)
Familiarisez-vous donc avec cette ide au lieu de
nous infliger cette ridicule comdie. A partir de
l'instant o je serai mari avec votre belle-mre,
vous serez sous mon contrle et je sais parfaite-
ment comment m'y prendre avec les enfants
gts.
Ptrifie, Jessie sonda son regard froid et hostile
et fut soudain prise d'une telle rage qu'elle en
tremblait. La colre lui coupa la respiration et elle
mit un son qui ressemblait un sanglot. Mais elle
se contint, elle qui ne pleurait jamais ne s'abaisse-
rait pas devant eux. Plutt mourir! Ravalant ses
larmes, elle releva le menton, offrant soudain sans
s'en rendre compte le visage d'une petite fille
perdue. Edwards avait esquiss une grimace d'im-
patience en voyant briller les larmes dans ses yeux
et il baucha un geste de consolation. Mais Jessie
lut dans son regard et montra les dents. Qu'il aille
au diable avec sa compassion!
- Miss Lindsay... Sa main vint' toucher affec-
tueusement son paule. Jessie la repoussa violem-
ment.
- Ne me touchez pas! cracha-t-elle les yeux
brillants de haine travers les larmes qu'elle refr-
nait. Avec un cri d'animal bless, elle tourna les
talons et se rua vers les escaliers en les bousculant
tous deux sur son passage. Celia schait ses pleurs
et elle observait Jessie du coin de l'il avec un petit
air triomphant.
- Sacrebleu ! s'exclama Edwards l'instant o
Jessie le bousculait.
Mais elle dgringola les marches et s'enfuit vers
les curies sans se retourner, se privant ainsi d'une
petite satisfaction : elle ne sut jamais qu'en le
repoussant de la main, elle avait tal sa tarte aux
cerises sur la redingote immacule.
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La voix aigre de Celia les fit sursauter. Elle
apparut dans l'encadrement de la porte, exquise,
ses cheveux blonds relevs en bandeaux. Elle por-
tait une robe de soie rose tendre dont la trane
releve donnait un chic indniable sa jolie per-
sonne. De sa main gante de dentelle, elle agitait
langoureusement un ventail peint.
- Seigneur Jsus! s'exclama-t-elle en posant un
regard amus sur Jessie. (Celle-ci se sentit instanta-
nment aussi gracieuse qu'un bouledogue.) Bah, je
suppose que vous avez fait de votre mieux ! (Aprs
une pause, Celia poursuivit :) Je vois que vous tes
prte, tant mieux. Stuart est arriv et je ne veux
pas le faire attendre. Tudi, n'oublie pas de faire
scher mes draps au soleil demain matin. Sinon ils
deviennent d'un vilain jaune, comme la robe de
Jessie.
- Oui Madame, marmonna Tudi en se rembru-
nissant.
- Sissie, tu broderas les serviettes de mon ser-
vice th, puisque, tu n'as pas aider Rosa pour le
souper. Tu sais que j'ai horreur de voir les domes-
tiques bayer aux corneilles.
- Oui Madame, rpondit Sissie sans manifester
plus d'enthousiasme que Tudi.
- Venez Jessie. Et souvenez-vous de ce que je
vous ai dit.
Elle tait dj mi-chemin des escaliers et sa
voix devint tout coup suave. Jessie devina que
Stuart devait tre dans les parages. Il les attendait
effectivement dans l'entre, juste en dessous.
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servant. Bah! songea-t-elle avec malveillance, si
son geste pouvait lui permettre d'extorquer une
demande en mariage ee grand dadais lunettes,
affect d'une calvitie prcoce, tant mieux pour
elle ! A vingt ans, Bess n'tait toujours pas case en
dpit de sa beaut mivre et de ses jolies robes. En
fin de compte, les garons n'taient peut-tre pas
aussi btes qu'elle le croyait. Si Bess Lippman
restait vieille fille, cela prouverait qu'ils ne se
laissaient pas tromper par les apparences.
Jessie, stoque, s'tait laiss conduire par Bess
la table des jeunes gens. Bess avait pouss gaie-
ment sa protge en avant, et Jessie avait d se
joindre eux avec un sourire forc. Le repas avait
t interminable et personne ne lui avait adress la
parole, sauf pour changer des politesses. Pour se
consoler, elle avait fait honneur au dlicieux barbe-
cue et au dessert.
Voil qu' prsent, on lui demandait d'aller
danser, ou plus exactement de faire tapisserie! Le
cur lui manquait.
- C'est de la timidit, la taquina Miss Laurel
avec un clin d'il. Ne vous inquitez pas Jessica,
nous allons nous occuper de vous. Venez ma
chre.
- Non, je vous en pri...
Mais elle protesta en vain. Miss Laurel l'attrapa
par le bras et l'entrana allgrement vers les deux
salons de rception o l'on dansait. Dans un coin,
prs des portes-fentres qui menaient la terrasse
et au jardin, une estrade masque par des pots de
fleurs avait t amnage pour les musiciens. Les
accords mlodieux d'un quadrille parvinrent
leurs oreilles, Les mres, discrtement vtues,
bavardaient entre elles sur de petites chaises dispo-
ses en cercle autour des danseurs. Tout en surveil-
lant leur progniture du coin de l'il, elles passe-
raient leur soire critiquer les uns et les autres,
en s'interrompant de temps en temps pour danser,
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invites par leurs maris ou par leurs frres. On et
dit que le mariage les relguait automatiquement
l'arrire-plan, en les contraignant porter des
vtements ternes et se tenir l'cart tout en
abandonnant aux jeunes filles les jolies robes vives
et les propos galants.
Quant aux hommes, ils se runissaient autour du
grand bol de punch qui trnait au milieu des
rafrachissements, porte de l'il vigilant et
autoritaire de leurs pouses. Ils discutaient avec
animation et des bribes de conversations tournant
autour de la chasse et de la chute des cours du
coton parvenaient Jessie. Au milieu de la pice,
une vingtaine de couples tourbillonnaient au
rythme de la musique. Elle les connaissait tous
mais...
Mais ces jeunes filles dans leurs robes aux tons
pastel ressemblaient si peu ses anciennes camara-
des de jeu. Elles taient toutes si jolies et si bien
coiffes. En voyant leurs cheveux soyeux relevs
sur la nuque et qui retombaient en boucles souples
sur leurs paules, Jessie eut honte de son affreux
chignon et de sa robe... Les leurs taient si lgan-
tes : leurs petits corsages en rvlaient bien plus
que le malheureux dcollet qui avait tellement
scandalis Tudi. Leurs manches bouffantes lais-
saient apparatre leurs paules blanches et douces.
A chaque instant l'on s'attendait voir leurs robes
glisser et les dnuder jusqu' la taille. Pourtant ces
jeunes filles comme il faut osaient porter ces robes,
et en prsence de leurs mres ! Leurs tailles minces
taient soulignes par de larges ceintures attaches
par un gros nud dont les pans retombaient joli-
ment dans le dos. La ceinture de Jessie n'tait
qu'un ruban, en comparaison. Leurs jupes amples
dcouvraient de jolis souliers de satin, en dvoilant
mme l'occasion d'un tourbillon une cheville
fugitive.
Elles s'taient toutes changes, et Jessie constata
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la mort dans l'me qu'elle tait la seule ne pas
avoir de robe de bal; sa robe rafistole lui sembla
plus laide que jamais. Mme supposer qu'on l'ait
prvenue, qu'aurait-elle mis, compte tenu de sa
maigre garde-robe?
Jessie prenait douloureusement conscience de
son manque d'lgance. Sa robe fane et dmode
jurait dans cette lgante assemble. Les rubans
roses rajouts par Sissie n'avaient fait qu'empirer
les choses. Ah! si seulement on la laissait tran-
quille, elle se cacherait dans un coin jusqu' ce
qu'on la rament chez elle. Sa prsence cette
soire avait calm Celia et suffisait montrer
qu'elle acceptait son remariage. Sa belle-mre tait
occupe exhiber sa dernire prise et n'avait plus
besoin d'elle.
Mais les demoiselles Edwards ne l'entendaient
pas de cette oreille et elles remorqurent Jessie au
beau milieu de cette joyeuse animation.
- Maintenant il faut vous trouver un danseur,
observa Miss Flora en regardant autour d'elle.
Incapable de se librer de ces bonnes demoisel-
les, Jessie se rsigna son sort, en songeant
tristement au tableau qu'elles devaient offrir toutes
les trois. Les deux surs taient bien en chair,
mais petites. Leurs ttes argentes lui arrivaient
l'paule et malgr la diffrence d'ge, leurs somp-
tueuses tenues, lavande pour Miss Laurel et mauve
pour sa sur, clipsaient celle de la pauvre Jes-
sie.
La musique emplissait la pice, couverte de
temps en temps par les rires et les bavardages.
Eleanor Bidswell, dans une resplendissante robe de
gaze verte, se pmait dans les bras du beau Chaney
Dart. Jessie, qui se souvenait d'elle sept ans, eut
du mal reconnatre son ancienne camarade dans
la jolie petite rousse qui dansait sous ses yeux.
Grande et svelte, Susan Latow, vtue d'une robe
de mousseline bleue, dansait avec Lewis Russell,
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tandis que Margaret Culpepper, une petite bru-
nette qui dissimulait ses rondeurs sous une toilette
pche, valsait avec Howie Duke. Mitchell Todd
fendit la cohue, un verre de punch la main, la
recherche de sa cavalire. Mitch... dont les boucles
chtain et le regard noisette tenaient une place
particulire dans son cur...
- Mitchell! Mitchell Todd!
Jessie horrifie entendit Miss Flora clamer le
nom de l'objet de ses rves d'adolescente. Elle
essaya dsesprment de retenir la vieille demoi-
selle, mais il tait trop tard.
- Vous m'avez appel, Madame? s'enquit Mitch
avec sa courtoisie habituelle.
Il avait hauss la voix pour se faire entendre
mais Jessie reconnut les intonations caressantes qui
la faisaient frissonner. Le regard du jeune homme
se tourna ensuite vers Jessie qui souhaita tout
coup se retrouver cent pieds sous terre.
- Mitchell, faites danser Jessica, ordonna
Miss Flora d'une voix de stentor devant une Jessie
plus morte que vive.
Son visage passa du rouge au vermillon tandis
que Mitchell hsitait, son verre la main. Il sembla
se rsigner et s'avana vers les trois femmes. Jessie
pria le ciel pour que le monde s'croult, en les
engloutissant, elle et Tulip Hill, hlas...
Mitch se tenait devant elle. Paralyse, elle n'osait
pas le regarder.
- Pardonnez-moi Miss Flora, je n'ai pas entendu
ce que vous me disiez, sourit-il.
Ses dents lgrement en avant lui donnaient un
air gamin qui fit fondre de tendresse le cur de
Jessie. Une petite moustache ombrageait sa lvre
suprieure et cette marque de virilit naissante
suscita chez elle une motion inconnue.
- Elle vous a demand d'inviter Jessie danser,
rpta Miss Laurel.
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Les mains moites, Jessie avait envie de rentrer
sous terre.
- Euh... je... fit-il, pris au dpourvu. (Mais sa
bonne ducation reprit vite le dessus et il s'inclina
devant la jeune fille :) Mais avec plaisir. Gotez
donc ce punch, Miss Laurel. Il est dlicieux.
Flicitez Clover de ma part.
Sensible au compliment, Miss Flora le remercia
d'un sourire, tandis que Miss Laurel prenait la
coupe. Mitchell tendit la main Jessie qui, rouge
et mortifie, ne put faire autrement qu'accepter.
- Nous y allons, Jessie, euh, Miss Jessica?
Autrefois ils s'appelaient Mitch et Jessie, et ils
taient devenus Mr Todd et Miss Jessica. Son
hsitation tait rvlatrice. Il ne parvenait pas
l'assimiler toutes ces jeunes filles lgantes.
Comme Eleanor, Susan, Margaret et Bess.
- Amusez-vous bien, Jessica.
Jessie ouvrait la bouche pour rendre Mitch sa
libert. Mais il s'empara de sa main et l'entrana
vers la piste de danse. Il se tourna vers elle avec un
sourire, et elle sentit une sueur froide lui couler le
long du dos. Muette, les jambes en coton, elle
entendit l'orchestre attaquer un air endiabl. Un
murmure courut chez les danseurs :
- Un galop! s'exclamait-on autour d'eux.
Des applaudissements fusrent et les couples se
sparrent pour s'aligner en rangs. Mitch haussa
gaiement les paules et Jessie, se voyant dispense
de sa honteuse confession, russit lui rendre son
sourire d'un cur plus lger.
Jessie remerciait le ciel et tous ses saints, quand
Mitch lui attrapa la main et la poussa dans les
rangs qui s'taient forms. Des couples rieurs se
mettaient en place devant et derrire eux. Les
hommes se rangrent d'un ct et les femmes de
l'autre. Cette danse trs apprcie runissait tout le
monde, les jeunes comme les plus gs.
Un ordre partit de l'estrade ;
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- Mesdames et Messieurs, prenez la main de
votre partenaire!
Et le galop dmarra.
Invits d'honneur, Celia et Stuart furent les
premiers traverser la haie rieuse et bruyante.
Jessie ne put s'empcher d'admirer le couple qu'ils
formaient. Lui grand et brun, elle si blonde et si
menue. La jupe en satin crme de Celia voltigeait
en accompagnant ses mouvements. Les yeux scin-
tillants et les pommettes rosies par une vivacit
inhabituelle, elle savourait son triomphe ce soir-l.
Jamais Jessie ne l'avait vue aussi jolie. Quant
Stuart Edwards, elle reconnaissait contrecur
qu'il tait blouissant dans son habit de soire
noir.
Elle tait apparemment la seule ne pas avoir
succomb son charme. Depuis son arrive, il
tait le point de mire de toutes ces dames. Les plus
audacieuses lui faisaient outrageusement les yeux
doux, fermement dcides tenter leur chance
malgr l'avantage pris par Celia. Mme du ct des
respectables femmes maries, elle capta des
regards qui en disaient long. Mais Jessie dut recon-
natre qu'il ne leur accordait pas la moindre atten-
tion. Il n'avait pas quitt sa fiance de la journe,
et s'tait sorti avec succs de toutes ces embches
fminines. Celia l'exhibait comme un trophe sous
les yeux jaloux de ses rivales.
Ecure par cette comdie, Jessie tchait de ne
pas faire attention eux, mais les rodomontades
de Celia ne passaient pas inaperues.
On applaudit la performance des nouveaux fian-
cs qui rentrrent dans les rangs. Nell Bidswell et
Chaney Dart s'lancrent leur tour. Eux aussi
formaient un beau couple. Jessie constata avec
tonnement que Miss Flora s'tait trouv un cava-
lier en la personne du docteur Angus Maguire, un
veuf des environs. Ils tmoignrent d'autant d'en-
train que les jeunes gens et furent chaudement
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acclams. Absorbe par le spectacle, elle ne se
rendit pas compte que son tour tait venu. Lissa
Chandler et son mari les prcdaient. Seth Chand-
ler tait l'hritier d'Elmway et Jessie devinait que
cette florissante plantation avait fait beaucoup
pour accrotre les charmes de cet homme courtaud
et dgarni aux yeux de sa jolie jeune femme. lissa
Chandler s'tait marie par intrt et Jessie soup-
onnait Stuart d'en faire autant. Mais s'il tait
normal qu'une femme chercht une scurit mat-
rielle auprs de son mari, ce que s'apprtait faire
Stuart ne l'tait pas.
Elle se souvint alors que Stuart devait hriter des
demoiselles Edwards. Certes, Tulip Hill tait moins
grande et moins prospre que Mimosa, ou mme
Elmway, mais il s'agissait nanmoins d'une belle
proprit. Elle songea avec une grimace qu'elle
avait peut-tre eu tort de le traiter de coureur de
dot. Aprs tout, et aussi incroyable que cela
paraisse, il tait peut-tre sincrement pris de
Celia.
- Vous tes prte Jessie? Hem... Miss Jessie?
La question de Mitch ramena Jessie la ralit
et elle le regarda en clignant les yeux, au bord de
l'affolement. Perdue dans ses penses, elle en avait
presque oubli le galop. A moins d'un miracle, elle
allait devoir danser devant tout le monde avec
Mitch.
Elle n'avait qu' gambader en battant des mains
au rythme de la musique. Ce n'tait pas bien
difficile, et soudain le plus important ses yeux fut
de ne pas se ridiculiser devant Mitch.
La musique tait entranante et les rires commu-
nicatifs. Elle se languissait secrtement pour Mitch
depuis des annes et peut-tre ce soir ferait-il enfin
attention elle. Cela ne semblait pas lui dplaire de
danser avec elle et il lui souriait.
Le voile noir qui avait obscurci toute sa soire se
dchira soudain.
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- Je suis prte, rpondit-elle avec un sourire
rayonnant et elle se lana en avant pour attraper
les mains du garon qu'elle aimait en silence et
sans espoir depuis longtemps.
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- Je n'aurais pas d abuser du dessert, dit-elle
enfin sur un ton lger.
Elle le regarda la drobe et vit un sourire
ironique se dessiner sur ses lvres.
- Vous me prenez pour un idiot, Miss Lindsay.
J'tais sorti fumer un petit cigare sous le porche et
je vous ai vue vous faufiler par la fentre. Je me
proposais de vous reconduire l'intrieur et j'ai eu
tout loisir d'entendre les propos dsobligeants de
ces jeunes gens. Voulez-vous que j'aille demander
des comptes ce blanc-bec?
Il parlait srieusement et Jessie carquilla les
yeux. Il avait l'air de considrer qu'en tant que
futur beau-pre, il tait tout dsign pour venger
son honneur. Il s'agissait d'une peine de cur
banale et elle ne voyait aucune ncessit ce que
deux hommes s'entre-tuent. A cette pense, elle se
hta de secouer la tte :
- Non! Non merci.
- Comme il vous plaira.
Il sortit un tui de sa poche et en tira l'un de ses
ternels cigares. Il tira une longue bouffe en
allumant un point incandescent dans l'obscurit.
L'odeur du tabac se rpandit autour d'eux.
- Ce garon n'est qu'un idiot et un bavard,
quant la fille, c'est une tte de linotte. Ne vous
laissez pas toucher par leur sottise.
- Mais je m'en moque perdument, protesta
avec vivacit Jessie, pique dans son orgueil.
Il la contempla un instant en silence, puis il
haussa les paules.
- Dans ce cas, veuillez m'excuser.
Jessie savait que sa raction tait stupide : il
avait t tmoin de sa dfaillance et il savait
parfaitement qu'elle tait due au chagrin.
- Bon, je vous accorde que cela m'a blesse.
Mais n'importe qui l'et t ma place !
Il ta son cigare.
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- On souffre toujours quand les sentiments ne
sont pas pays de retour.
Jessie se cabra.
- Qu'en savez-vous? Toutes ces dames sont
vos pieds. Je parie que les femmes se sont toujours
plies en quatre pour satisfaire vos moindres
dsirs.
Il eut soudain un sourire dsarmant.
- Vous vous trompez, cela ne fait pas si long-
temps que a. Figurez-vous qu' quinze ans, je suis
tomb follement amoureux d'une ravissante jeune
fille de bonne famille. Je la guettais quand elle
allait faire ses courses avec sa mre, et je la suivais
dans la rue. Elle m'avait regard une ou deux fois
en souriant et en battant des cils. Je m'tais
persuad que mon amour tait partag. Et puis je
l'ai entendue se moquer avec sa mre de ce garon
crasseux qui la suivait comme un petit chien
partout o elle allait. Je me suis esquiv et je me
souviens encore du chagrin que j'ai ressenti. Pour-
tant, vous pouvez constater que j'ai survcu cette
humiliation.
Jessie fut touche de voir Stuart lui avouer une
dconvenue analogue la sienne, bien qu'elle
doutt de l'authenticit de son rcit. Il tait inima-
ginable qu'une femme saine d'esprit puisse le
ddaigner. Il devait dj tre follement sduisant
quinze ans.
- Votre histoire est trs romantique mais je n'y
crois pas. Vous voudriez me faire croire que cette
fille vous a trait de garon crasseux? Vous, un
Edwards !
Sur le coup, il resta dcontenanc puis il se mit
rire et aspira une bouffe de tabac.
- C'est pourtant la vrit. Aussi incroyable que
cela puisse paratre. A force de la poursuivre dans
toutes les rues de la ville, sans doute m'tais-je un
peu crott et il tait devenu difficile d'identifier un
Edwards.
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Il lui tourna le dos et contempla la maison d'un
air pensif. Puis il revint poser les yeux sur elle.
- Il faut que vous retourniez l'intrieur
prsent, fit-il avec douceur.
Jessie frmit.
- Oh non, je ne pourrai pas.
- Il le faut. Sinon les gens vont bavarder sur
votre compte, ce n'est jamais souhaitable pour une
jeune fille. Vous dansiez de si bon cur et vous
disparaissez tout coup. Ce jeune homme est assez
malin pour faire la part des choses, il devinera que
vous l'avez entendu parler cette jeune demoiselle
aux yeux de merlan frit. Voudriez-vous qu'il sache
que ses paroles blessantes vous ont fait fuir?
- Non!
Elle prfrait encore affronter les danseurs. Mal-
gr son chagrin, elle esquissa un ple sourire :
- Vous trouvez vraiment que Jeanine Scott a des
yeux de merlan frit?
- Et comment! Et j'ai de l'exprience, croyez-
moi!
- Je vous crois, se hta-t-elle d'ajouter.
Son sourire s'accentua et le poids qui pesait sur
sa poitrine s'allgea. Il essayait de la consoler et
c'taient exactement les mots qu'elle avait besoin
d'entendre.
- Ah tout de mme! Sur ces bonnes paroles,
allons-y !
Il jeta son cigare et lui tendit la main. A nouveau
Jessie se sentit prs de dfaillir l'ide de retrouver
tous ces gens qui colportaient des mensonges sur
elle en riant sous cape. Leur fausse piti la rendait
malade.
- Et si nous rentrions la maison?
Sa petite voix anxieuse en disait long. Elle le
regardait d'un air suppliant en se mordant les
lvres.
- Jessica.
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Il pronona son nom sur un ton impatient, mais
trs doux.
Elle le regarda sans rpondre. Il lui saisit les
mains et elle se rendit compte au contact de ses
paumes chaudes qu'elle tait transie.
- Vous tenez vraiment ce que j'enlve Celia
ses amis et ce que je vous ramne toutes les deux
Mimosa?
- Je vous en prie... Ne racontez rien Celia,
l'implora-t-elle tout bas.
Il pina les lvres et elle craignit un instant de
l'avoir contrari. Tout coup elle n'avait plus
envie de le mcontenter. Pendant ces quelques
instants passs dans le noir, ils taient presque
devenus amis...
- Il faudra bien fournir une explication notre
dpart prcipit.
- Et si vous disiez que je suis souffrante ?
Elle savait d'avance que Celia s'en moquerait.
Furieuse de voir sa soire de fianailles interrom-
pue, elle le lui ferait payer cher par la suite.
- Jessie. Celia est votre belle-mre. C'est elle
que vous devriez demander conseil, pas moi.
- Ne lui dites rien, je vous en supplie.
Elle lui treignit les doigts. Il contempla tin
instant leurs mains entrelaces puis il se dgagea.
- C'est d'accord. Mais je persiste croire que
vous avez tort.
Soulage, elle le remercia d'un sourire. Les
mains dans les poches, il la dvisagea d'un air
impntrable.
- Donnant, donnant. Je garderai le secret
l'insu de ma future femme, mais en change, je
vais vous demander quelque chose.
- Quoi?
- Retournez l'intrieur. Je sais que vous tes
courageuse, faites comme si vous vous amusiez
jusqu' ce que Celia dcide de partir. Vous y
arriverez. Je vous dis cela pour votre bien. Si vous
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avez un faible pour ce garon, qu'il ne sache pas
que son indiffrence vous a rduite au dsespoir!
Elle frmit d'horreur cette pense.
- Alors, march conclu?
- Oui.
Jessie tremblait et se mordait l'intrieur des
joues en songeant l'effort surhumain qu'il exi-
geait d'elle. La seule perspective d'affronter Mitch
et Jeanine Scott...
- Mr Edwards?
Il haussa les sourcils, surpris par sa petite voix
implorante. Elle se hta d'ajouter :
- Une fois l'intrieur... est-ce que... je pourrais
rester avec vous? Je ne connais personne... en
plus... je suis si mal habille, je ne veux pas... que
les gens se sentent obligs de m'inviter danser.
Sa voix se brisa et elle contempla les graviers
d'un air misrable.
- Bien sr, si vous avez envie de danser avec
Celia... ou avec quelqu'un d'autre, je ne veux pas
vous en empcher mais... mais le reste du
temps...
Elle balbutia ces derniers mots le visage en feu,
et bnit l'obscurit qui cachait un peu son embar-
ras.
S'il riait, elle en mourrait de honte. Mais il
n'esquissa mme pas un sourire.
- Ne vous tracassez pas, Jessie. Je m'occuperai
de vous, lui promit-il gentiment et il lui tendit la
main.
Elle hsita quelques secondes avant d'y glisser la
sienne et se laissa entraner par Stuart.
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ses joues et elle souriait. Son image lui plut et elle
accentua son sourire.
- Je suis... presque jolie, n'est-ce pas? demanda-
t-elle timidement Sissie.
- Oh! Miss Celia va piquer une belle crise en
vous voyant! rpondit Sissie avec conviction.
Elles se regardrent et clatrent de rire.
- J'espre bien! rpliqua Jessie; elle revint vers
son reflet et porta les mains ses cheveux.
Cette toison impossible et dsordonne! C'tait
la seule fausse note.
- Ils sont trop longs, observa Sissie en fronant
les sourcils. Si j'tais vous, Miss Jessie, j'y mettrais
un peu d'ordre avec une paire de ciseaux.
Ce matin-l, Jessie avait relev ses cheveux
cause de la chaleur. Comme d'habitude, les pin-
gles avaient du mal retenir le lourd chignon qui
penchait dangereusement sur son oreille, et de
longues mches s'chappaient par-ci, par-l. Mais
Jessie y tait tellement habitue que cela ne la
gnait plus.
- Tu crois? demanda-t-elle sceptique.
Elle avait dj suffisamment de mal discipliner
ses cheveux longs...
- Parfaitement, rpta fermement Sissie.
Mais Jessie secoua la tte, effraye par cette
perspective.
- Nous verrons a plus tard, Sissie. Je vais finir
par ressembler Jasper si tu t'en prends mes
cheveux.
Pas moi, Miss Jessie! Mais un vrai coiffeur...
rtorqua Sissie impatiente en secouant les derni-
res pingles qui taient restes accroches ses
cheveux. Regardez Miss Celia, elle se fait toujours
coiffer la dernire mode Jackson. Pourquoi ne
feriez-vous pas comme elle?
Jessie n'y avait jamais song. Quelques minutes
plus tt, elle aurait mme jur ses grands dieux
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que les chiffons et les fanfreluches ne l'intres-
saient pas.
Mais elle avait chang d'avis en voyant la surpre-
nante transformation opre par la robe jaune.
Sissie lui avait bross les cheveux et reconstrui-
sait son chignon grands coups d'pingles opini-
tres, mais les deux jeunes filles savaient qu'elle
travaillait en pure perte. Dans une heure, tout
serait recommencer.
Jessie fut nanmoins blouie en jetant un dernier
regard son miroir, avant de courir sur la vranda
pour laisser Stuart juger du rsultat.
A peu de chose prs, c'tait la mtamorphose du
vilain petit canard.
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Elle s'effora d'ignorer le frisson que suscitait le
contact de ses mains autour de sa taille.
- Vous irez cette fte, trancha-t-il premp-
toire.
Elle ramena ses mains sur sa poitrine et commit
l'erreur de le regarder droit dans les yeux. En dpit
de sa mine renfrogne, ses yeux bleus et son beau
visage hl firent battre son cur.
Ses mains douces encerclaient cette taille deve-
nue si fine et au contact de ses doigts souples,
Jessie se mordit les lvres et le repoussa.
- Non, je n'irai pas, dit-elle en vitant de croiser
son regard.
- Regardez-moi, lui intima-t-il.
Elle obit contrecur. L'expression qu'il lut
sur son visage parut le calmer et sa voix s'adou-
cit :
- Jessie, coutez-moi bien. Il serait stupide de
vous clotrer et je compte bien vous en empcher.
Songez donc votre avenir! N'avez-vous pas envie
de vous marier un jour et d'avoir des enfants?
C'est le souhait de toutes les femmes!
Jessie secoua la tte et ouvrit la bouche pour
nier avec sincrit une telle envie. Mais sans la
laisser s'exprimer, il l'empoigna par les paules en
se retenant visiblement de la secouer.
- Celia a eu tort de vous lever ainsi, mais les
torts sont partags. Que diable, Jessie ! Vous n'tes
plus une enfant mais une jeune fille charmante et
dsirable, et les amoureux se prcipiteront vos
pieds si vous leur donnez seulement la chance de
vous rencontrer. Alors faites-le. Vous irez cette
fte, duss-je vous transporter sur mes paules!
Etait-il sincre quand il disait qu'il la trouvait
charmante et dsirable? Ses mains poses sur elle
la brlaient. Jessie avala sa salive et se sentit au
bord de l'vanouissement.
- C'est bon, dit-elle en le repoussant.
- Comment c'est bon?
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Il la lcha et reprit son air exaspr. Dieu merci,
il tait mille lieues de se douter de l'effet qu'il
produisait sur elle.
- C'est bon! Je vous accompagne chez les
Chandler.
Elle capitulait de mauvaise grce parce qu'elle se
sentait de mauvaise humeur tout coup. Frmis-
sante et tendue comme un arc, elle avait besoin
d'tre seule et, tournant les talons, elle traversa la
pelouse en le plantant sur place. Plus tard, assise
ct de Celia dans la voiture dcapotable, Jessie se
demandait pourquoi elle avait cd aussi facile-
ment. Cette rception ne lui disait rien qui vaille, et
depuis la mort de son pre, elle n'en avait toujours
fait qu' sa tte, mme avec sa belle-mre. Tout
Mimosa connaissait son caractre volontaire et
mme les domestiques, qui l'aimaient beaucoup,
savaient depuis longtemps qu'il ne fallait pas la
contrarier. Mais entre les mains de Stuart, elle tait
comme une pte molle. Son dsir de lui plaire tait
tel qu'elle tait prte satisfaire la moindre de ses
exigences. Cette constatation tait loin d'tre
rjouissante et elle finit par dcrter que leur
amiti tait l'origine de sa soumission. Malgr
l'vidence, la jeune fille refusait d'admettre que
leurs relations taient bien plus complexes.
Cet homme qu'elle avait commenc par dtester
et qu'elle connaissait depuis six mois peine tait
devenu le centre de son existence. Etait-ce simple-
ment d sa gentillesse? Mis part les domesti-
ques, personne depuis la mort de son pre n'avait
vraiment pris la peine de lui parler, sauf pour la
gronder ou pour se moquer d'elle. Il lui avait fait
entrevoir un nouveau monde, amical celui-l et
rjouissant.
Elle n'tait pas la seule qu'il ait ainsi apprivoise.
Thomas le suivait partout comme un petit chien
et se disputait avec Fred le privilge de servir le ma-
tre. Cela faisait belle lurette que Tudi et les autres
122
domestiques l'appelaient Monsieur Stuart ,
alors que cette faveur n'avait t accorde Celia
qu'au bout de trois ans. Quand elle apprit que
Progress donnait Saber, le cheval de Monsieur
Stuart , le picotin qu'il rservait jalousement
quelques lus, Jessie comprit que le dernier bastion
tait tomb : Stuart avait conquis la plantation sans
coup frir. Et paradoxalement, elle s'en rjouit.
- Comment vont ces dames? interrogea Stuart
qui caracolait sur Saber tandis que Jessie, Celia,
Minna et Sissie se serraient dans le buggy. Pour
l'occasion, Sissie avait t promue la distinction
de femme de chambre et n'en tait pas peu fire.
Informe de sa fonction, elle avait mis un tablier et
un turban propres. Droite comme un I et le visage
solennel, elle serrait contre elle la robe de Jessie
comme s'il s'agissait d'un trsor.
- Nous aurions t mieux dans la voiture fer-
me, rpliqua Celia de mauvaise humeur.
Jessie s'agita, mal l'aise, devant cette rebuf-
fade.
- Je pensais que vous seriez contente de profiter
de cette belle journe, rpondit Stuart imperturba-
ble.
Puis, il peronna les flancs de Saber et rejoignit
Ned Trimble qui escortait sa famille un peu plus
loin.
Elmway se trouvait au bord de la rivire Yazoo.
C'tait une maison basse et allonge, construite
moiti en pierre et moiti en bois. Elle tait beau-
coup plus grande qu'elle ne le paraissait. En arri-
vant, Jessie constata que l'alle tait dj encom-
bre de voitures. Elle se sentit gagne par la
nervosit en songeant l'accueil qui lui avait t
rserv lors de la soire de fianailles. Allait-on
nouveau la traiter en paria?
Certes, elle avait chang et sa robe de mousse-
line blanche lui allait la perfection. Elle tait
orne de jolis nuds bleu saphir qui faisaient
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ressortir ses yeux et son teint clatant. Une grande
ceinture de la mme couleur s'enroulait autour de
sa taille. Elle avait relev ses cheveux en chignon
cause de la chaleur et de charmantes boucles
encadraient son visage d'un halo lger.
- Bonjour Jessie, bonjour Mrs Edwards!
Nell Bidswell et Margaret Culpepper les hlaient;
elles avaient voyag dans la mme voiture, chape-
ronnes par la mre de Nell.
Jessie surprise se retourna et leur rendit leur
salut. Celia l'imita et sourit pour la premire fois
de la journe. Chaney Dart et Billy Cummings
s'approchrent de la voiture des Bidswell et ce
furent de nouvelles retrouvailles. Mitchell Todd les
suivait de prs. Jessie fit prestement demi-tour sur
son sige en le voyant s'approcher.
- Je pensais que vous aviez un faible pour
Mitchell Todd? se moqua Celia avec un regard
sournois. Alors que tout Mimosa s'tait rpandu en
compliments, cette dernire n'avait pas dit un mot
sur la transformation opre chez sa belle-fille. Par
contre, elle redoublait ses perscutions. Sauf en
prsence de Stuart.
A cet instant, Jessie entendit Mitchell l'appeler
par son nom. Embarrasse, elle fit mirie de ne pas
entendre, mais sa grande consternation, il dirigea
son cheval vers leur buggy.
- Bonjour Mrs Edwards. Bonjour Miss Jessie.
Il avait mis plus de chaleur dans ces derniers
mots. Jessie n'avait plus le choix et se rsigna
l'affronter. Elle lui rendit son salut d'une voix
qu'elle s'effora d'affermir, mais ses joues s'em-
pourprrent au souvenir de leur dernire rencontre
et de son humiliation.
Ma parole, Miss Jessie! Vous tes devenue une
vraie beaut pendant que j'avais le dos tourn!
s'exclama-t-il stupfait.
Il la taquinait mais son regard admiratif prouvait
sa sincrit. Rose de plaisir, Jessie balbutia une
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rponse embarrasse. Celia regardait la scne en
souriant pour masquer son dpit. Elle tait dvore
de jalousie en voyant que sa belle-fille dteste tait
l'objet d'une attention masculine, et se sentait
relgue au rang ingrat de chaperon.
Quelques heures plus tard, Jessie n'en revenait
toujours pas des miracles oprs par sa jolie robe
et sa nouvelle coiffure. Le barbecue tait fini et les
femmes taient montes se changer pour le bal.
Nell et Margaret l'avaient complimente sur sa
beaut et l'avaient invite se joindre elles. Elles
taient toujours trs entoures et pour la premire
fois de sa vie, Jessie fut assaillie, elle aussi, par un
essaim de soupirants. Elle ne pouvait se mprendre
sur leurs regards admiratifs, ni sur leurs propos
ouvertement galants. Elle avait gard les yeux
baisss sur son assiette pendant un bon moment,
sans se risquer aux brillantes reparties qui venaient
si facilement Nell et Margaret. Mais sa timidit
ne semblait pas dplaire ces messieurs qui l'acca-
blaient de compliments et rivalisaient d'esprit pour
la faire rire. Elle avait renou ses anciens liens
d'amiti avec Nell et Margaret. Les autres jeunes
filles taient trs aimables, mais elle n'tait pas
encore trs l'aise avec elles. Aprs s'tre rapide-
ment change avec l'aide de Sissie, elle tait des-
cendue avant tout le monde, prouvant le besoin
de prendre l'air avant de se replonger dans les
subtilits de la vie en socit.
Toutes ces dames se prparaient l'tage,
l'exception de Lissa extnue, qui donnait des
consignes sa cuisinire dans l'entre. Miss May
avait organis avec les enfants une partie de
cache-cache sur la pelouse. Ils taient toute une
horde qui criaient et couraient dans tous les sens.
Comme eux, Jessie avait gambad au crpuscule,
dans la douceur de l't indien. Le souvenir de ses
parents vint se mlanger ses rveries mais elle
refusa de se laisser gagner par la mlancolie. Les
125
hommes s'taient regroups sur la terrasse qui
dominait la rivire. Ils discutaient politique en
fumant le cigare. Jessie choisit de les viter, ainsi
que les enfants turbulents, et elle s'esquiva par une
porte de service. Elle dbouchait sur un coin isol
du jardin : un sentier caillouteux longeait un jardin
d'herbes aromatiques sur la gauche, tandis qu'un
tas de terreau achevait de se dcomposer sur la
droite. Le nez fronc cause de l'odeur dsagra-
ble, elle emprunta le sentier en relevant sa robe
avec prcaution pour ne pas tacher la soie dlicate.
Elle n'tait pas encore habitue ses nouveaux
atours.
Le jour tombait et les lucioles commenaient
scintiller au milieu du tapis bigarr des fleurs des
champs. L'odeur sucre qu'exhalaient les pom-
miers du verger voisin vint se mlanger au parfum
poivr des fleurs. Les criquets, enhardis par la
tombe de la nuit, se mirent chanter et l'air se
rafrachit peu peu.
Un peu plus loin, se trouvait une petite serre o
Lissa cultivait ses roses. Le regard de Jessie fut
attir par la silhouette d'un couple enlac derrire
la vitre transparente. Elle ignorait qui ils taient
mais leur attitude la choqua. Ils s'embrassaient si
passionnment qu'ils ne formaient plus qu'un seul
et mme corps.
Jessie se demanda avec envie ce que l'on ressen-
tait sous de tels baisers. Souvent, quand elle rvait
du premier baiser qu'elle accorderait un homme,
elle fermait les yeux et tendait ses lvres pour voir
apparatre le visage de Mitch... Elle joignit le geste
la pense, mais sa grande terreur, le visage qui
apparut devant ses paupires closes ne fut pas celui
de Mitch.
- Sapristi ! A quoi jouez-vous ?
Stuart avait surgi derrire elle et l'interrogeait
amus. Jessie fit volte-face, elle ouvrit les yeux et
sa bouche s'arrondit de stupeur. Le visage dont
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elle rvait l'instant venait de se concrtiser
devant elle.
- Heu... Que faites-vous donc ici?
Incapable de lui expliquer pourquoi elle embras-
sait dans le noir un amoureux imaginaire, elle
essayait de dtourner la conversation.
Le visage de Stuart s'claira d'un large sourire.
La lueur malicieuse qui brillait dans ses yeux
montrait qu'il n'tait pas dupe.
- Je cherche Celia, expliqua-t-il. Tante Flora
voudrait lui demander la recette d'une crme
contre les rides qui fait des merveilles.
- Je ne l'ai pas vue, rpondit Jessie qui sentit
son sang se glacer dans ses veines. Elle avait
brusquement devin qui embrassait son amant
dans la serre quelques mtres de l. Elle en aurait
mis sa main couper : Celia tait reprise par ses
vieux dmons.
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Lorsque ses soupirants lui laissaient un instanl
de rpit - leur prsence commena bientt lui
peser -, elle se dpchait d'enfourcher sa jument.
Elle alla deux fois Tulip Hill rendre visite
Miss Laurel et Miss Flora auxquelles elle s'atta-
chait de jour en jour. Elle s'arrangeait toujours
pour manquer le souper que partageaient Celia et
Stuart murs dans un silence hostile. Mais elle ne
rejoignait plus jamais Stuart dans les champs.
On apprit un jour que Chaney Dart avait
demand la main de Nell Bidswell et que les
parents de la jeune fille organisaient une rception
pour fter les fianailles des jeunes gens. A la
grande surprise de Jessie, Celia dclina l'invitation.
Stuart aussi, prtextant qu'il tait trop absorb par
la rcolte. De son propre chef, et pour lui prouver
qu'elle tait moins asociale qu'il ne le croyait, elle
s'y rendit seule sous l'escorte de Progress et de
Tudi et s'y amusa beaucoup.
Elle se demanda si Stuart, dsireux d'viter un
nouvel incident, n'avait pas t l'origine du refus
de Celia. Mais il perdait son temps : Celia tait
volage dans l'me, et toutes les prcautions de
Stuart ne l'empcheraient pas de se trouver un
nouvel amant; Mimosa par exemple, pendant ses
longs aprs-midi oisifs sous la canicule.
Octobre arriva et le temps se rafrachit. Un
aprs-midi, en fin de journe, Mitch Todd et Billy
Cummings arrivrent l'improviste alors que Jes-
sie s'apprtait sortir. Comme l'accoutume,
Celia avait disparu aprs le djeuner et Jessie
voulait s'esquiver avant que sa belle-mre ne rap-
paraisse pour le souper. Ces derniers temps, sa
mchancet n'pargnait personne et elle multipliait
les remarques acerbes l'encontre de Stuart et de
Jessie.
- Miss Jessie, irez-vous chez les Culpepper la
semaine prochaine?
Jessie tait assise en haut des marches qui mon-
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taient la vranda. Cette interrogation pressante
venait de Billy Cummings, un grand blond dgin-
gand g de vingt ans.
- Ma foi...
- Oh, si vous ne venez pas cette soire sera
mortelle! insista Mitch en lui adressant le petit
sourire en coin qui la faisait jadis tressaillir.
Tous deux bavardaient aux pieds de Jessie. Elle
se demanda comment ils avaient pu l'intimider
dans le pass. Ces deux garons, grands et bien
tourns, appartenaient d'excellentes familles, ils
n'avaient qu'un ou deux ans de plus qu'elle, et
pourtant elle les trouvait gamins. Elle se sentait
beaucoup plus mre qu'eux.
- Voyons Mitchell, vous savez aussi bien que
moi que je ne brille pas particulirement par mes
talents de danseuse, rpliqua-t-elle malicieusement
au garon qui autrefois faisait battre son cur.
- Qu'est-ce que cela peut faire? rpondit-il avec
un sourire panoui. Votre charmante prsence
suffit mon bonheur.
- Je n'arrive plus m'en passer, renchrit Billy,
dsireux de ne pas se laisser distancer par son
rival.
Jessie leur sourit. Sa robe de mousseline blanche
soulignait sa taille mince et dvoilait ses jolis bras.
Toute simple, elle tait orne d'un feston vert avec
un col et des manches bords de dentelle. Un
ruban de satin vert retenait ses boucles qui tom-
baient en cascade sur son dos. Elle se savait jolie et
au lieu de rougir sous le compliment, elle clata de
rire.
- Billy, vous n'tes qu'un flatteur, le gronda-
t-elle en imitant le ton taquin qu'employaient les
autres jeunes filles.
La main sur le cur, Billy protesta de sa sinc-
rit, mais Jessie riait.
- Vous avez des invits, Jessie?
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Celia dboucha sur la vranda, elle avait d
emprunter l'entre de service.
Le sourire rjoui de Jessie mourut sur ses lvres.
Celia tait devenue imprvisible, mais peut-tre
contiendrait-elle sa hargne devant les fils des voi-
sins.
Mitch lui pargna une rponse en saluant poli-
ment la matresse de maison.
- Bonjour, Mrs Edwards.
Billy l'imita, et tous les deux restrent respec-
tueusement debout.
- Bonjour Messieurs.
Celia s'tait dj change pour le souper et elle
portait une robe bleu lavande dont la couleur
tendre adoucissait la duret rcemment apparue
sur son visage. Elle adressa un sourire enjleur aux
visiteurs et se tourna vers sa belle-fille. Son visage
restait souriant, mais ses yeux la transpercrent.
- Tudi et Sissie ne sont pas avec vous?
- Elles doivent tre l'intrieur, rpondit pru-
demment Jessie en dcelant une tension suspecte
dans la voix de Celia.
- Ma chre, vous ne devriez pas recevoir toute
seule ces messieurs. Ou ils ne donneront pas cher
de votre vertu.
Elle adressa un sourire de croque-mitaine aux
deux garons qui se tortillrent, mal l'aise. Jessie
rongeait intrieurement son frein, cette peste ne se
retenait'mme plus devant des invits!
Heureusement la grande cloche de Mimosa
rsonna, indiquant la fin de la journe de travail.
Quelques secondes plus tard, Stuart et Graydon
Bradshaw apparurent et Jessie leva la tte en
entendant les sabots des chevaux. Au loin, on
voyait la longue colonne des esclaves qui rentraient
des champs, pied ou monts sur des mules.
Leurs chants s'intensifiaient au fur et mesure
qu'ils se rapprochaient, puis ils disparurent de
152
l'autre ct du verger pour aller dner dans leurs
baraquements.
Stuart et Graydon Bradshaw sautrent de leurs
montures et grimprent les escaliers pendant que
Thomas conduisait les chevaux l'curie. Jessie se
releva pour laisser passer les deux hommes. Elle ne
put s'empcher de dvorer Stuart des yeux. Cela
faisait plusieurs jours qu'elle ne l'avait pas vu. Il
avait un peu transpir et ses boucles noires taient
colles sur son front l'endroit de son chapeau.
Une barbe commenait poindre sur ses joues
hles. Sa chemise blanche tait tache et une fine
couche de poussire recouvrait ses bottes et son
pantalon noir. Mais ce dsordre inhabituel tait
loin de lui ter sa sduction, au contraire. Graydon
Bradshaw tait dans le mme tat, mais Jessie
n'avait d'yeux que pour Stuart. La cloche caril-
lonna une dernire fois, sonnant la dispersion des
retardataires. La mlope des esclaves dcrut lente-
ment et finit par s'teindre.
- Vous serez en retard pour le souper, comme
d'habitude, constata Celia en jetant un coup d'il
Stuart.
Jessie fit des vux pour que l'aigreur de son ton
chappt ses htes.
- Je suis prt dans une minute. Gray, voulez-
vous vous joindre nous? Jessie, avez-vous pro-
pos vos amis de rester?
La perspective de compter les points entre Stuart
et Celia tandis qu'elle s'efforcerait de distraire Billy
et Mitch n'avait rien de rjouissant, mais il tait
trop tard. Elle adressa Stuart un sourire forc et
se tourna vers les jeunes gens :
- Voulez-vous tre des ntres ce soir?
Ils acceptrent avec empressement son invita-
tion. Stuart changea quelques civilits, puis il prit
sa femme l'cart. Depuis quelques minutes, celle-
ci papillonnait avec les invits de sa belle-fille. Elle
en rajoutait pour irriter Stuart. Vu la mine rembru-
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nie de ce dernier, elle y russissait parfaitement et
Jessie augura le pire pour le souper. Personne
n'entendit ce que lui disait son mari, mais le visage
de la jeune femme s'empourpra de colre. Jessie
retint sa respiration et attendit l'invitable explo-
sion. Mais un regard menaant de Stuart la fit
taire. Puis il lui prit le bras et ils quittrent rapide-
ment les lieux... Jessie excepte, les autres n'y
virent que le geste attentionn d'un mari envers
son pouse.
- Jessie, prvenez Rosa que nous serons prts
dans vingt minutes, lana-t-il par-dessus son paule
sans se dpartir de son amabilit.
Elle tait la seule se rendre compte de la colre
qui bouillait derrire son apparente srnit.
Extrieurement ils formaient un beau couple : la
blondeur fragile de Celia mettait en valeur la
beaut brune et virile de son poux. Pourtant
Jessie savait pertinemment qu'ils assistaient au
prlude de l'une de leurs froces scnes de
mnage. Pourvu qu'on ne les entendt pas! Elle
n'avait aucune envie de s'expliquer avec ses imi-
ts.
Une scne de mnage... Malgr tout, cette
expression voquait une intimit drangeante.
Stuart et Celia avaient beau se dtester cordiale-
ment, ils taient maris, unis jusqu' la mort. Or,
deux reprises, Stuart l'avait embrasse : la pre-
mire fois pour la remercier, et la seconde pour la
punir. Mais Jessie ne devait pas perdre de vue qu'il
tait mari Celia.
Alors qu'ils s'loignaient, elle sentit son estomac
se contracter. D'abord tonne, elle se rendit
compte subitement que ce n'tait pas la faim qui la
travaillait. Aussi ridicule que cela part, elle tait
bel et bien jalouse de Celia.
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21
26
- Mr Edwards!
Mitch sursauta comme s'il avait reu une
dcharge et se retrouva nez nez avec Stuart. Une
telle expression de culpabilit se lisait sur son
visage que Jessie eut envie de le frapper. Elle ne se
sentait absolument pas fautive, et elle leva bien
haut le menton pour prouver sa dtermination.
- Il est temps que vous rentriez chez vous.
Stuart s'adressait toujours Mitch sans daigner
regarder Jessie. Il se tenait trois mtres des
jeunes gens, les poings plants sur les hanches et
les jambes cartes. Sa taille et sa carrure impres-
sionnantes se dtachaient sur un fond d'arbres
fruitiers rabougris.
- Monsieur, je... je vais vous expliquer... Je
viens de demander Jessie de devenir ma
femme.
Les yeux de Stuart se rtrcirent :
- Vraiment?
Jessie dcida qu'il tait temps de mettre son
grain de sel :
- Parfaitement!
Il lui accorda un bref coup d'il et revint
concentrer son attention sur Mitch qui transpirait
grosses gouttes malgr la fracheur nocturne.
- Quelle a t la rponse de Jessie?
- Je... hem... Elle n'a rien dit.
La mle assurance de Mitch fondait comme
neige au soleil. Il avait l'air d'un colier pris en
faute.
- Jessie, est-ce la vrit?
161
Il la regardait enfin. Mais la pnombre qui
rgnait dans le verger l'empchait de lire dans ses
yeux ou de dchiffrer l'expression de son visage.
Bah! elle s'en fichait aprs tout.
- Je n'ai pas la moindre envie de rpondre
Mitch en votre prsence, rpondit-elle froide-
ment.
Le regard de Mitch, perdu, passait de l'un
l'autre. Stuart fixa attentivement la jeune fille dans
le but vident de lui faire perdre contenance.
- Cela signifie-t-il que vous avez besoin de rfl-
chir la flatteuse proposition de Mr Todd?
Elle crut dceler une trace d'ironie dans son ton
mais elle choisit de l'ignorer.
- C'est exactement ce que je voulais dire, rpon-
dit-elle d'un air de dfi.
- Trs bien.
Il soutint sans sourciller son regard meurtrier et
elle reconnut dans ses yeux cette lueur glaciale
qu'elle hassait.
- Vous voulez rflchir? interrogea Mitch en se
tournant vers la jeune fille.
Elle fit la moue; sa voix trahissait une telle
impatience! Il avait l'air d'un gamin compar
Stuart, avec son allure dgingande et ses gestes
gauches.
- Oui, approuva Jessie avec plus de chaleur que
s'ils avaient t seuls. Elle savait dj que sa
rponse risquait d'tre ngative. Le baiser du jeune
homme n'avait absolument rien dclench en elle,
si ce n'est une lgre rpulsion. Elle n'y aurait pas
seulement fait attention, si l'homme qui la fusti-
geait prsent du regard ne lui avait fait goter
un vrai baiser. C'et t une folie d'pouser Mitch,
alors qu'elle mourait d'envie de connatre nou-
veau cette exquise sensation. Or elle ne l'avait pas
prouve dans les bras de son prtendant.
- Tant que Jessie n'aura pas pris sa dcision, je
suggre que vous reteniez vos impulsions, conclut
162
froidement Stuart. En d'autres termes, si je vous
vois poser la main sur elle avant l'annonce officielle
de vos fianailles, je vous romps les os.
Il parlait trs courtoisement mais Mitch sentit
qu'il ne fallait pas prendre sa menace la lgre et
acquiesa en se mordant les lvres.
- Je vous comprends Mr Edwards, et j'agirais de
la mme faon si Jessie m'tait confie. Je vous
promets que cela ne se reproduira plus, mais Jessie
est tellement adorable que... j'ai un peu perdu la
tte.
- Vous m'en voyez dsol, Mr Todd, mais vous
aviez tort.
La rponse sche de Stuart vint heureusement
mettre un terme ses panchements.
- Dans ces circonstances, je crois qu'il vaut
mieux que vous regagniez vos pnates. J'ai
demand que l'on vous amne votre cheval - pour
la seconde fois de la soire. Dpchez-vous de
partir, Jessie vous rpondra plus tard, en prsence
d'un chaperon.
- Bien Monsieur.
Mitch regarda Jessie d'un air suppliant :
- Puis-je revenir demain?
Mon Dieu, si seulement Stuart n'tait pas l, elle
lui rpondrait sur-le-champ. Aussi' beau et gentil
qu'il ft, jamais elle n'pouserait Mitchell Todd.
Elle n'avait prouv pour lui qu'un bguin d'ado-
lescente que l'arrive de Stuart avait ananti.
- Laissez-moi quelques jours, Mitch, s'il vous
plat. C'est une dcision si importante... rpondit-
elle doucement.
Elle n'avait aucune envie de l'affronter nou-
veau le lendemain. Elle avait l'impression confuse
que tout ce gchis tait imputable Stuart. S'il
n'avait pas fait irruption dans sa vie, jamais Mitch
ne l'aurait demande en mariage. Elle ne regrettait
pas la mtamorphose qui avait provoqu cette
dclaration, elle dplorait simplement de ne plus se
163
sentir prte l'accepter. Il y a quelques mois, elle
se serait vanouie de bonheur et lui aurait saut au
cou, mais Stuart tait venu bouleverser sa vie et
son cur.
A cette pense, Jessie lui jeta un regard noir.
Mais il restait imperturbable, dress comme une
statue en attendant que Mitch s'en allt.
- Comme vous voudrez, rpondit bravement
Mitch en lui prenant les mains malgr le fronce-
ment de sourcils de Stuart. Dites oui, Jessie. Je
vous en prie.
Il pronona ces derniers mots tout bas, mais elle
devina au sourire sarcastique de Stuart qu'il les
avait entendus. Puis Mitch lcha ses mains et
disparut dans le verger. Quelques minutes plus
tard, le cliquetis des sabots de son cheval rsonna
dans l'alle.
Stuart avait toujours le regard riv sur Jessie.
Elle le soutenait avec toute l'arrogance dont elle
tait capable. A prsent qu'ils taient seuls, il se
dtendit un peu et vint s'adosser au tronc noueux
d'un vieux poirier; il croisa les bras sur sa poi-
trine.
- Vous voudrez bien m'excuser, mais je vais
rentrer, dit froidement Jessie.
Pendant quelques instants, elle s'tait sentie hyp-
notise par le regard de Stuart. Mais en bougeant,
il avait rompu le charme.
- Attendez une minute.
Il lui attrapa le poignet. Prisonnire, Jessie fit
volte-face.
- Lchez-moi! Espce de sale espion!
Il haussa les sourcils. Sa main s'tait referme
comme un anneau de fer sur son poignet et il se
dressait devant elle, intimidant et imposant. Mais
elle refusa de se laisser impressionner. Une rage
froide et sauvage l'anima brusquement. Elle n'tait
pas une marionnette entre ses mains.
164
- Alors comme a, je vous espionnais ? demanda-
t-il calmement.
Elle comprit qu'il tait aussi furieux qu'elle. Ses
yeux bleus tincelaient de colre.
- Petite dvergonde! Si vous avez encore un
peu de fiert, ne le prenez pas sur ce ton!
- Moi, une dvergonde!
- Comment appelez-vous donc une demoiselle
qui entrane son amoureux sous les arbres pour le
supplier de l'embrasser?
- Misrable! Vous m'espionniez bel et bien!
- Embrassez-moi, Mitch , susurra-t-il d'une
voix de fausset en l'imitant. Je vous en prie,
embrassez-moi!
- Je n'ai pas dit Je vous en prie , grina Jessie
entre ses dents.
- Non, mais vous l'avez suppli de vous embras-
ser. Ne le niez pas, ma petite, je vous ai enten-
due.
- C'est faux! Je le lui ai simplement demand!
Parce que... parce que...
Jessie s'interrompit car il lui tait impossible
d'aller plus loin.
- Parce que quoi? Je ne vois aucune raison
valable pour justifier une conduite aussi indcente.
Sapristi, vous avez la cuisse lgre dans la
famille!
- Comment osez-vous!
- Vous suivez les traces de votre belle-mre,
riposta Stuart qui se dlectait de son indignation.
- Dites plutt de votre femme ! s'cria Jessie.
- Exactement. Comme ma maudite femme, qui
serait prte coucher avec tout ce qui porte
culotte. Ses murs dissolues ont-elles dteint sur
vous ce point?
- Encore un mot dsobligeant et je vous gifle !
Le sourire mauvais et moqueur qui apparut sur
les lvres de Stuart valait n'importe quelle
insulte.
165
- Si vous me giflez, vous obtiendrez le mme
rsultat que la dernire fois. C'est sans doute ce
que vous esprez.
Interloque, Jessie dvisagea le beau visage
svre et sentit sa colre refluer. Il avait touch le
point sensible : oh! elle ne voulait pas un baiser
rageur comme celui qu'il lui avait inflig lors de
leur dernier affrontement. Mais elle se languissait
des baisers dont elle le savait capable. Elle dfaillait
en imaginant sa bouche sur la sienne... et se
retrouva confronte l'amre vrit.
Mitch Todd ne l'intressait plus pour une raison
trs simple. Cette raison lui crevait les yeux. C'tait
elle qui lui emprisonnait les poignets et qui la
narguait, quelques centimtres de sa poitrine :
elle s'appelait Stuart. Le cur de Jessie chavira et
elle comprit soudain qu'elle tait tombe perdu-
ment amoureuse de lui.
Mais une intuition lui soufflait qu'elle ne lui tait
pas indiffrente. La fureur qu'il avait manifeste en
la dcouvrant dans les bras de Mitch tait dispro-
portionne face cette offense sans gravit. Le
chaste baiser d'un jeune homme bien lev, assorti
d'une demande en mariage en bonne et due forme,
n'avait pas de quoi souiller sa rputation. De l
plonger dans les fanges de la prostitution, il y avait
une marge! Mme un pre soucieux de la rputa-
tion de sa fille aurait ragi moins vivement, et
Stuart n'tait pas son pre! D'ailleurs ce dernier,
sous le fallacieux prtexte de la remercier, avait
fait la mme chose que Mitch.. Il avait beau jeu de
prtendre qu'il s'agissait l d'une dmonstration
d'affection de sa part! Quant son second baiser,
il n'avait pas de quoi en tre fier.
Celia tait sa femme... Malgr la vilenie de cette
dernire, ils taient maris. Il fallait fuir pendant
qu'il tait encore temps et accepter d'pouser
Mitch. Il lui tait impossible de rester Mimosa
maintenant qu'elle avait lu clairement dans son
166
cur. La mort dans l'me, elle ne voyait pas
d'autre issue que la fuite.
Tout son tre se rvoltait l'ide d'tre prive de
ses baisers, et elle ne pouvait se rsoudre le
quitter ainsi. La gorge sche, elle chercha son
regard. Sous les sources froncs, deux yeux tince-
lants taient rivs sur elle. Son visage tait encore
ple de rage et un pli amer dformait sa bouche.
Pourtant, elle n'avait qu' le regarder pour que les
battements de son cur s'acclrent. C'tait le plus
bel homme qu'elle ait jamais vu.
- C'est peut-tre cela, avoua-t-elle enfin.
- Pardon?
Il tombait des nues et mit plusieurs secondes
comprendre. Son merveilleux regard bleu vacilla
un instant, puis il se ressaisit.
- Vous voulez que je vous embrasse? demanda-
t-il incrdule.
- Oui, Stuart, murmura-t-elle en s'avanant si
prs de lui que ses seins l'effleurrent presque. Je
vous en prie, ajouta-t-elle en levant vers lui son
petit visage.
Mdus, il s'exclama :
- Seigneur! Vous tes devenue folle? Ou alors
vous tes malade? Vous n'allez tout de mme pas
demander tous les hommes que vous rencontre-
rez de vous embrasser ! Vous mriteriez une bonne
correction !
Son air horrifi amena un sourire sur les lvres
de Jessie.
Elle fit nouveau un pas vers lui et elle constata
avec amusement qu'il reculait.
- Pas tous, simplement vous!
Elle reprenait courage en le voyant si dsaronn
et songea avec dlices que cela ne devait pas lui
arriver souvent.
- Il y a un quart d'heure, vous avez demand
ce Todd de vous embrasser.
167
- Je voulais tenter une exprience, rpliqua-
t-elle.
- Une exprience?
- Oui, je voulais voir si ses baisers ressemblaient
aux vtres.
- Mon Dieu!
- L'exprience a t ngative.
- Jessie...
- Il n'embrasse pas du tout comme vous.
Elle se rapprocha encore, le bloquant contre le
poirier o il s'tait adoss. Il la repoussa douce-
ment :
- Jessie, coutez-moi...
La tte penche, celle-ci poursuivait songeuse :
- Avant vous, je n'avais jamais embrass un
homme. Votre baiser a d prendre des proportions
dmesures dans ma tte. Si vous m'embrassez
nouveau et que je ne sente pas de diffrence avec
Mitch, alors je l'pouserai.
Elle parlait sur un ton mlancolique, et dans son
dsarroi, elle ne vit pas sa mine consterne.
- Mais si vous refusez, je le comprendrai trs
bien, s'empressa-t-elle d'ajouter avec une soudaine
humilit.
- Ce n'est pas que je ne veuille pas !
Il la contempla en secouant la tte.
- Mon Dieu, quel trange sujet de conversation !
Jessie, la premire fois, je vous ai embrasse parce
que... parce que... je ne sais pas trs bien ce qui
m'a pris, mais vous tiez si gentille. La deuxime
fois... j'ai commis une btise. Cela n'aurait pas d
se produire, et ce serait encore pire de recommen-
cer. Croyez-moi.
- Alors je dois continuer vivre avec le souve-
nir... de votre baiser?
- Oui, rpondit-il les mchoires serres.
- C'est impossible, dit-elle tout bas, en plon-
geant son regard dans le sien.
Stuart ouvrit la bouche, hsita, et resta dsem-
168
par. Puis il l'enlaa et l'attira doucement contre sa
poitrine.
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Ragirait-il de la mme faon? Elle pencha la
tte...
- Jess!
A sa grande dception, les mains de Stuart
vinrent carter son visage de sa poitrine. Elle
frona les sourcils et se demanda si elle lui avait
fait mal.
- Les hommes n'aiment pas qu'on les embrasse
cet endroit?
Il eut un rire trangl.
- Ils aiment trop cela, ma chrie. Il vaut mieux
que vous vous en absteniez pour le moment si vous
ne voulez pas vous retrouver trop rapidement sur
le dos.
- Oh!
- Oui. Oh!
Cet avertissement la dissuada de poursuivre
cette exprience et elle continua son exploration
jusqu' ce que les yeux de Stuart lancent des
flammes et que le rythme de son cur s'acclre
comme s'il avait couru perdre haleine.
Elle pouvait contrler son pouvoir sur lui. Elle
esquissa un petit sourire satisfait : elle tenait l un
moyen infaillible de percer ses sentiments.
- Il reste d'autres boutons, murmura-t-il d'une
voix rauque.
Jessie tait si absorbe par ses dcouvertes qu'il
lui fallut plusieurs minutes avant de ragir.
- D'autres boutons...? fit-elle tonne. Tout
coup elle comprit.
Elle rflchit un instant et se dcida lui retirer
son pantalon. Elle ttonna sous la ceinture et
trouva le premier bouton. Ses doigts glissaient et
s'escrimaient sur ce malheureux bouton. Stuart
finit par la repousser et par faire lui-mme le
travail.
Son pantalon glissa sur ses hanches. Un tourbil-
lon de poils bruns partait de son nombril et elle ne
put rsister la tentation de baisser son regard.
202
Plus bas, se trouvait cette chose dont le souvenir la
fit frissonner d'apprhension. Elle ferma les yeux.
- Peureuse! la gronda doucement Stuart.
Mais elle gardait les paupires obstinment clo-
ses. Avec un petit claquement de langue amus, il
la poussa sur le ct et Jessie se retrouva brusque-
ment sur le sol.
- Si nous voulons poursuivre cette exprience
passionnante, il faut que je retire mes bottes, lui
expliqua-t-il.
Mduse, elle le vit se relever, pieds nus, et
dnouer sa ceinture. Jessie referma les yeux et un
froissement de tissu lui annona qu'il retirait aussi
son pantalon.
- Jessie, regardez-moi. Il retenait visiblement
son envie de rire.
Jessie secoua la tte.
- Vous n'allez pas en perdre la vue!
Mais c'tait plus fort qu'elle.
- Allez, Jess.
Malgr la douceur de son ton, il n'allait pas
rester sur un refus. Il la releva, debout contre lui,
et elle ouvrit les yeux sous l'effet de la surprise,
mais elle les gardait obstinment fixs sur son
visage. Il lui sourit; le clair de lune le baignait d'un
halo opalescent et faisait scintiller ses yeux. Une
petite grimace tirailla le coin de sa bouche.
Elle posa instinctivement sa main sur son cur :
il battait comme un oiseau prisonnier dans une
cage. Elle s'attarda le caresser...
Il lui saisit le poignet et l'attira vers le bas de son
ventre. Elle sentit un frmissement la parcourir.
- Touchez-moi Jessie, chuchota-t-il, et sans
prendre garde la protestation silencieuse de ses
yeux clos, il l'amena vers l'endroit qui avait fait
jaillir en elle la souffrance.
Ses doigts se recroquevillrent, mais il ne lcha
pas son poignet.
- Jessie, je vous en prie!
203
Ebranle, elle lui abandonna ses doigts trem-
blants et se laissa guider. Puis elle referma sa
main.
Il cessa soudain de respirer et elle ouvrit les
yeux.
Ses traits taient crisps, une respiration hale-
tante s'chappait de ses lvres entrouvertes et ses
yeux avaient vir au bleu argent. Jessie, frisson-
nante, contempla longuement ce regard dbordant
de passion, puis, trs lentement, elle baissa les
yeux. La fascination l'emportait sur la crainte. Ce
n'tait pas si terrible aprs tout.
Malgr la fracheur, des gouttelettes de sueur
perlaient au front de Stuart. Mais il n'esquissa pas
un mouvement, se contentant de la regarder fixe-
ment, les yeux tincelant comme des escarboucles.
- Vous voyez qu'il n'y avait aucune raison
d'avoir peur, dit-il d'une voix mal assure.
Le regard de Jessie remonta le long de ses
hanches et elle vit qu'il serrait les poings de toutes
ses forces. Il lui vint l'esprit qu'elle le soumettait
involontairement la torture en le caressant ainsi
sans le laisser aller plus loin. Sa brutalit avait
peut-tre t indpendante de sa volont?
Petit petit sa crainte refluait.
Elle resserra doucement la main. Les yeux mi-
clos, il serrait les dents.
- Je vous ai fait mal?
Il secoua la tte et articula avec difficult :
- Non, c'est bon.
Puis il rouvrit les yeux et repoussa sa main.
- Si c'est bon, pourquoi arrter? demanda-t-elle
tonne.
- C'est trop bon, fit-il d'une voix rauque.
Dconcerte, Jessie s'apprtait lui demander
des explications quand il glissa ses mains sous son
chle.
- Puis-je vous l'enlever? reprit-il sur le mme
ton.
204
- Oui, chuchota-t-elle aprs une hsitation.
Elle cligna de l'il pour l'encourager et fit glisser
le chle de ses paules.
Jessie se tenait debout, sous la seule protection
de sa longue chemise de nuit. Elle savait ce qui
allait suivre.
- Vous n'avez pas peur, Jessie?
- Non.
Ils chuchotaient tous les deux. Jessie tait fasci-
ne par la tendresse qu'elle lisait dans ses yeux.
- Laissez-moi vous retirer votre chemise.
Ses doigts tremblants faisaient dj sauter un
un les petits boutons de nacre.
- Stuart...
- Arrtez-moi quand vous le voulez. Je veux
simplement vous regarder.
Incapable de l'en empcher, elle frissonnait sous
les rauques intonations de sa voix. Elle savait
pertinemment o les mnerait ce petit jeu, mais
son corps tremblait d'excitation et sa poitrine se
dressait sous l'effet du dsir. La douleur lancinante
entre ses jambes s'estompait pour faire place une
langueur insidieuse.
Pourquoi dsirait-elle ce point ce qui se termi-
nerait par une souffrance insupportable?
- Oui, Stuart, murmura-t-elle vaincue en laissant
retomber sa tte.
Il se mit rire.
- Ne prenez pas cette mine apeure, Jessie. Je
ne vous ferai pas de mal, souffla-t-il.
Il la dbarrassa de sa chemise de nuit, qui vint
rejoindre le chle par terre.
Baigne par le clair de lune, Jessie restait immo-
bile et vulnrable.
Personne, except sa femme de chambre, n'avait
jamais contempl sa nudit et le regard de Stuart
tait bien diffrent de celui de Tudi ou de Sissie.
Dans un geste instinctif et immmorial, elle croisa
les mains devant sa poitrine pour se protger. Mais
205
Stuart l'obligea carter les bras. Il la dvorait
littralement des yeux. Trop honteuse de sa nudit
pour se regarder elle-mme, elle leva les yeux vers
lui.
Son visage tait plus impassible que jamais, mais
ses yeux tincelaient et un petit pli tiraillait la
commissure de ses lvres.
- Jessie, vous tes belle couper le souffle, dit-il
enfin les yeux rivs sur ses seins.
34
211
- Stuart? Elle soulevait la tte en clignant des
yeux.
- Mmmm?
- Vous aviez raison.
- A quel sujet, mon amour?
- Je n'ai pas eu mal du tout la seconde fois.
- Je vous l'avais promis. Attendez un peu de
voir la troisime fois.
- Je ne crois pas que j'y arriverai. Attendez un
peu.
Devant cette rponse adorable, il s'arrta pour
l'embrasser.
Puis il traversa la maison assoupie jusqu' sa
chambre. Il carta la moustiquaire et la dposa sur
son lit.
Il s'apprtait la quitter aprs un dernier baiser
quand elle s'accrocha sa chemise.
- Stuart.
Elle souriait moiti endormie, dj love au
creux des draps blancs, une main rejete sur son
oreiller contre sa joue.
Clive n'avait jamais vu de femme aussi dsirable
que Jessie cet instant.
- Qu'il y a-t-il, mon amour?
- Je ne crois pas que j'pouserai Mitch, en fin de
compte.
- Bien sr que non, rpondit-il fermement, et il
ne put rprimer un froncement de sourcils malgr
la boutade.
- Malappris, le gronda-t-elle tendrement.
Il se pencha sur elle. Il mourait d'envie de se
glisser dans son lit.
- Vous avez tort, lui chuchota-t-il en relevant la
tte. Je vous aime. Bonne nuit Jessie.
Et il la quitta souriante sur son oreiller pour
retrouver son grand lit vide.
212
33
213
turaient la saison de la cueillette. Mais aujourd'hui,
ses sens paraissaient dots d'une acuit nouvelle et
la vision des chariots, les hennissements des mules
et l'odeur du coton frachement cueilli lui arri-
vaient diffremment. Elle songea que l'amour don-
nait une saveur particulire aux petits plaisirs quo-
tidiens.
Stuart devait certainement hanter les abords de
l'greneuse. Jessie rougit lgrement l'ide de le
retrouver au grand jour aprs les vnements de la
nuit prcdente. Mais son dsir de le revoir l'em-
porta sur la timidit, et elle entreprit de s'habiller
en toute hte.
Sissie avait dpos comme l'accoutume un
broc d'eau chaude devant sa porte. Jessie se lava le
visage; elle aurait souhait prendre un bain, mais
elle eut peur d'veiller l'attention de Tudi ou de
Sissie en changeant ses habitudes.
Malgr l'tat d'exaltation dans lequel elle flottait,
elle avait parfaitement conscience du caractre
rprhensible de ce qui s'tait pass entre elle et
Stuart. Outre le scandale suscit par la perte de sa
virginit, que dirait-on en apprenant que le coupa-
ble tait un homme mari, son beau-pre de sur-
crot?...
Jessie savait pertinemment qu'ils avaient commis
l un grave manquement la loi. Si l'on dcouvrait
la vrit, elle serait marque du sceau infamant de
l'adultre et elle deviendrait l'objet de l'opprobre
gnral.
Elle chassa de son esprit ces noires considra-
tions qui ternissaient sa joie. Plus tard, elle aurait
tout le temps de rflchir aux tragiques consquen-
ces de son amour pour Stuart.
Elle se dbarrassa de sa chemise de nuit et se
lava comme elle le put. Elle s'arrta un instant
pour examiner, perplexe, les taches brunes qui
maculaient ses cuisses et se rendit compte qu'il
s'agissait de sang. Le sang attestant la perte de sa
214
virginit qu'elle aurait d conserver jusqu' sa nuit
de noces. Pour la premire fois, elle prit conscience
de cette ralit : elle n'tait plus vierge. Il n'tait
plus question prsent de lui trouver un parti.
Devant cette constatation, une vague d'effroi la
submergea. Certes elle aimait passionnment
Stuart, et elle lui faisait confiance pour qu'il trou-
vt une solution qui les runisse jamais. Hlas !
Le fait demeurait qu'il tait dj mari. Allait-elle
devenir sa matresse et rester Mimosa jusqu' la
fin de ses jours, sous la houlette de sa belle-mre
qui continuerait porter le titre honorable
d'pouse? Leur magnifique amour devrait-il se
cantonner de fugitifs rendez-vous nocturnes?
Stuart essaierait-il d'obtenir le divorce? Elle fris-
sonna cette pense. L'imbroglio dans lequel elle
s'tait plonge commenait montrer sa tte
hideuse, mais elle repoussa rsolument ces penses
moroses.
Aujourd'hui, aujourd'hui seulement, elle voulait
savourer pleinement son bonheur. Ils s'aimaient.
Pendant un petit instant, elle ignorerait les barri-
res qui se dressaient entre eux, et elle ferait comme
s'ils taient libres de s'aimer leur guise.
Elle revtit rapidement l'amazone bleu roi qui lui
allait si bien, et brossa ses cheveux devant sa
coiffeuse. Des brins de paille taient rests accro-
chs ses boucles auburn. Dieu merci, elle avait
pris l'habitude de faire sa toilette seule le matin.
Devant l'tat de sa chevelure, Tudi et Sissie n'au-
raient pas manqu de poser des questions indis-
crtes.
Quand elle eut achev de se coiffer, elle ramassa
soigneusement tous les dbris de paille et les jeta
dans l'tre. Elle secoua son chle et sa chemise de
nuit et constata avec soulagement qu'ils n'taient
pas tachs. Elle rina le linge avec lequel elle s'tait
lave et jeta l'eau sale.
Ce faisant, elle avait l'impression d'effacer les
215
traces d'un crime. Elle vrifia une dernire fois son
apparence dans sa psych, et le courage lui revint.
Elle allait bientt revoir Stuart et cela suffisait
son bonheur.
La matine tait frache, et elle se flicita d'avoir
mis sa robe de velours manches longues. Elle
avait nou ses cheveux avec un ruban bleu et sa
longue chevelure auburn flottait librement sur son
dos. Elle admira dans la glace son reflet juvnile.
Stuart la trouvait belle. Il le lui avait murmur
cette nuit.
Ce souvenir amena un sourire heureux sur ses
lvres et elle se hta de descendre. En traversant
l'office, elle croisa Tudi les bras chargs de linge et
la fit sursauter en lui plantant un baiser sur la joue.
Dans la cuisine, elle chipa un gteau Rosa en lui
dcochant un sourire radieux. Jessie restait persua-
de que rien n'avait chang dans ses habitudes,
mais les deux femmes, sidres, la regardrent
s'loigner d'un pas dansant.
Tudi en tomba presque la renverse.
- C'est bien la premire fois que je vois mon
poussin excit comme a! marmonna-t-elle en la
suivant des yeux.
Jessie dgringola prestement les drnires mar-
ches. Rosa se contenta de hocher la tte et pour-
suivit les prparatifs du djeuner.
Ignorant les interrogations souleves par son
passage, Jessie fit irruption dans l'curie et lana
un bonjour enjou Progress. Elle donna gnreu-
sement son dernier morceau de gteau Jasper
avec une tape amicale et sauta lestement en selle.
Firefly l'accueillit en caracolant et paraissait d'hu-
meur aussi foltre que sa jeune matresse. Elle
flatta l'encolure de sa jument et sortit de l'curie;
la perspective de revoir Stuart dans quelques minu-
tes lui donnait des ailes. Elle vit alors Celia se
diriger vers les communs en retroussant ses jupes
avec un soin exagr pour ne pas mettre sa robe en
216
contact avec l'herbe rcemment fauche. Malgr la
distance, Jessie devina qu'elle tait en proie une
vive colre.
Celia leva les yeux et aperut sa belle-fille. Jessie
sentit son bonheur prcaire fondre comme neige
au soleil. Elle s'apprtait poursuivre son chemin,
aprs l'avoir brivement salue, quand Celia lui fit
signe d'approcher. A contrecur, Jessie tira sur les
rnes et Firefly s'arrta devant la femme de celui
qu'elle aimait.
- Vous avez l'air particulirement en forme ce
matin, lui fit remarquer Celia d'un ton aigre.
Elle foudroyait du regard la jeune femme juche
sur son cheval. Contrairement ses habitudes,
Celia tait trs ple et lgrement dcoiffe et
Jessie se demanda si elle n'tait pas souffrante. Elle
perut galement dans sa voix une intonation
bizarre. L'animosit de Celia son gard tait
notoire et elle s'accroissait mesure que la beaut
de Jessie clipsait la sienne, mais elle nota un
changement dans son attitude...
Comment sa belle-mre aurait-elle eu vent de ce
qui s'tait pass la nuit dernire? Personne n'tait
au courant. Jessie ne put s'empcher de rougir
jusqu'aux oreilles.
- Vous avez besoin de moi? demanda-t-elle,
anxieuse de s'loigner avant que Celia ne s'aper-
oive de son embarras.
- Si vous tombez sur mon mari, comme cela
vous arrive souvent, envoyez-le-moi. Il est perp-
tuellement introuvable, du moins en ce qui me
concerne... Par contre, j'ai l'impression que vous
vous voyez beaucoup...
Jessie essaya de se convaincre que l'pret de
son ton ne diffrait pas de l'accoutume. Depuis
plusieurs mois, Celia ne se privait pas de faire des
allusions malveillantes aux prtendues attentions
que Stuart accordait Jessie. Cette dernire en
217
dduisit qu'elle devait simplement faire front une
nouvelle attaque en rgle.
- Si je le rencontre, je vous l'envoie, promit
Jessie en poussant Firefly.
- Oh! Je suis certaine que vous le verrez. N'est-
ce pas le but de votre promenade?
Mais Jessie choisit d'ignorer le sarcasme et s'en-
gagea sur la route.
- J'ai chang d'avis, lui lana Celia. (Et elle
ajouta, venimeuse :) Je ne saurais rver meilleur
messager pour la bonne nouvelle que je lui
annonce. Dites ce maudit coureur de jupons qu'il
est arriv ses fins : j'attends un enfant.
36
220
Il lui
elle faire? Comment trouverait-elle un emploi? La
panique l'envahit nouveau quand elle ralisa
quel point elle avait t protge jusqu' ce jour,
mais elle refusa de se laisser aller. Elle tait mal
arme pour se jeter ainsi dans le monde mais elle
apprendrait. Elle se dbrouillerait bien. Elle tait
jeune, intelligente et en bonne sant, et le travail ne
l'effrayait pas. Mais elle se sentait si vulnrable
hors de l'univers confin et protecteur de
Mimosa.
Bien sr elle pourrait toujours faire appel eux.
Celia serait trop heureuse de la maintenir dis-
tance. Mais elle esprait ne pas en arriver l car
cela l'obligerait rvler sa retraite. Et, elle en
aurait mis sa main couper, Stuart irait directe-
ment l'en dnicher.
Jamais elle n'aurait la force de le revoir sans
tomber dans ses bras en le suppliant de la ramener
la maison. Plus le River Queen l'loignait de
Mimosa, plus sa rsolution vacillait. Avec la tom-
be du jour, la nostalgie refit surface, et la poi-
gnante certitude qu'elle ne reverrait jamais son
foyer l'treignit nouveau.
Elle passa une nuit blanche se retourner sur sa
couchette. Seul le bien-fond de sa dcision la
retint de faire demi-tour au petit matin pour rega-
gner Mimosa.
Elle ne voyait pas d'autre solution. Que cela leur
plaise ou non, Celia tait marie Stuart. En
devenant amants, ils avaient franchi le point de
non-retour. Si l'on y ajoutait l'enfant qu'attendait
Celia, qu'il ft ou non de Stuart - mais Jessie
penchait fortement pour la seconde hypothse -,
une chose tait claire : sa place n'tait plus
Mimosa.
Leur amour devait s'effacer devant ce constat :
Celia tait sa femme et attendait un enfant qui
serait lev comme le sien.
221
Il ne lui restait plus qu' se retirer de la scne.
Si elle n'tait pas devenue la matresse de Stuart,
elle aurait pous Mitch sans tarder pour se mettre
hors de sa porte. En se donnant lui corps et
me, elle s'tait prive de cet ultime recours. Elle
n'tait plus digne de Mitch et il ne lui restait qu'
btir sa vie de son ct, loin de Mimosa, mme si
son cur saignait cette perspective.
En renonant Stuart, elle renonait galement
Mimosa et tous ceux qu'elle aimait : Tudi,
Sissie, Rosa, Progress, Firefly et Jasper...
Les larmes lui piqurent les yeux quand elle se
rappela tous ces visages familiers. Elle essaya en
vain de chasser celui de Stuart, mais il lui apparut
dans une demi-douzaine d'attitudes : le bel tran-
ger qu'elle avait dtst au premier abord quand
Celia l'avait prsent comme son fianc; la pre-
mire fois o elle l'avait vu furieux, aprs qu'elle
lui eut rvl que Celia n'tait qu'une prostitue;
Stuart si gentil avec elle dans le jardin de Tulip Hill
alors qu'elle venait d'essuyer la plus grande humi-
liation de sa vie; Stuart merveilleusement beau le
jour de ses noces; son regard admiratif quand elle
avait essay la jolie robe jaune qu'il lui avait
offerte; leur premier baiser... Une dernire image,
la plus rcente, surgit devant ses paupires closes
bien qu'elle luttt dsesprment pour la conjurer :
le tendre sourire de Stuart au-dessus de son lit la
nuit dernire, et ses beaux yeux bleus dbordant
d'amour... elle ne pourrait jamais chasser cette
vision de son esprit.
Les larmes jaillirent et roulrent sur ses joues.
Pour une fois, elle n'essaya pas de les retenir et elle
enfouit son visage dans son oreiller en sanglotant.
Elle pleura jusqu' ce que ses larmes se tarissent.
Aprs ce dluge, elle tait puise, les yeux rougis
et le nez bouch, elle avait du mal respirer et son
cur tait lourd de chagrin. Recroqueville sur sa
222
propre misre, Jessie finit par s'endormir, ext-
nue.
Elle ne sortit de sa cabine qu'en dbut d'aprs-
midi, lorsque le River Queen fit escale Natchez.
Malgr les torrents de larmes rpandus la nuit
prcdente, elle s'tait leve tt et avait revtu une
robe de drap vert meraude avec des manches
trois quarts en dentelle blanche. Sous le corsage
bien pris, la jupe orne de nuds s'vasait jus-
qu'aux pieds. Suivant la mode de l'poque, la robe
dvoilait ses paules tout en restant discrte et fort
commode pour voyager. Elle s'tait bross les
cheveux et les avait attachs en chignon, puis elle
s'tait assise sur l'unique chaise de la cabine, et elle
avait regard le fleuve dfiler par le hublot jusqu'
ce que le River Queen vienne se ranger entre deux
autres bateaux. On avait lanc des aussires des
hommes, sur le grand quai en bois qu'un flot de
personnes avait immdiatement investi.
Jessie fixa sa grande capeline sur son chignon et
sortit de sa cabine. Elle esprait que dans l'excita-
tion gnrale, personne ne ferait attention une
jeune femme qui voyageait seule.
Tandis qu'elle essayait de se frayer un chemin
dans la cohue du pont suprieur, elle s'aperut
qu'elle mourait de faim. Elle songea acheter un
en-cas l'un de ces talages ambulants comme elle
en avait vu sur le quai Vicksburg. Il y avait une
salle manger bord du River Queen mais Jessie
n'avait pas eu le courage de s'y rendre seule. Elle
devrait bien s'y rsoudre un moment ou un
autre, il lui restait tant de choses apprendre pour
se dbrouiller...
- H l ma jolie, vous avez besoin d'un coup de
main?
L'homme qui la hlait aussi familirement frisait
la quarantaine, et il tait habill de faon particu-
lirement voyante. Fascine par son gilet en soie
raye rouge et blanc, elle faillit en oublier le sourire
223
hypocrite de l'homme rubicond qui s'approchait
d'elle. Jessie arracha son regard de ce vtement
ridicule et s'loigna en toute hte sans rpondre.
Une fois la passerelle, elle jeta un coup d'il
derrire elle et constata avec soulagement qu'il ne
l'avait pas suivie. Les gens allaient et venaient sur
l'troite plate-forme de bois et Jessie se retrouva
presse contre une vieille dame corpulente et bien
habille qui brandissait une ombrelle. Elle devait
tre dure d'oreille, la faon dont s'gosillait sa
compagne. Devant la jeune fille, un couple outra-
geusement enlac progressait petits pas vers le
quai.
- Un joli brin de fille comme vous ne devrait pas
tramer toute seule dans Natchez. Je me prsente :
Harley Bowen, votre service.
Horrifie, Jessie vit l'homme au gilet ray se
planter ses cts avec un sourire triomphant. Elle
se dtourna l'air indiffrent, mais il insista :
- On fait la difficile, ma beaut ? Ne me regardez
pas de haut comme a! Harley Bowen a toujours
su causer aux femmes.
Jessie le contempla aussi ddaigneusement
qu'elle le put. Elle ne s'affolait pas, vu le monde
qui l'entourait, mais elle n'avait aucune ide de la
manire dont on se dbarrassait de ce genre d'in-
dividu. Dans l'espoir que son attitude glaciale le
dcouragerait, elle releva le menton et fixa ostensi-
blement son regard sur les alles et venues de la
foule sur le quai.
- Je connais des petits coins sympathiques tout
prs d'ici.
Jessie progressait lentement tout en affectant
d'ignorer l'odieux nergumne qui l'importunait.
Une multitude d'autres bateaux taient amarrs au
quai et l'effervescence provenait en grande partie
des dockers qui chargeaient bruyamment la rcolte
de coton. Les balles taient amenes sur des cha-
riots dont les roues mtalliques rsonnaient sur les
224
planches de bois ingales. A ce vacarme, s'ajou-
taient les jurons qu'changeaient les dockers et les
cris des colporteurs vantant leurs marchandises;
au milieu de ce tohu-bohu, les amis et la famille
des passagers tentaient de se frayer un passage
pour rejoindre ceux ou celles qu'ils attendaient. Un
norme bateau accostait un peu plus bas, et sou-
dain un flot de musique endiable se dversa de
son bord.
- Alors ma belle, que dites-vous de ma proposi-
tion? insista Harley Bowen en poussant l'effronte-
rie jusqu' poser une main sur son bras.
Jessie fit volte-face :
- Otez immdiatement votre main, siffla-t-elle
outre.
Il dpassait les bornes, et elle, qui n'avait jamais
brill par sa patience, n'allait pas se priver de
rembarrer ce malotru! Les petits yeux porcins
d'Harley Bowen s'arrondirent de surprise et au
lieu de la lcher, il accentua son treinte.
- Dites donc, mijaure! Ne me parlez pas sur ce
ton, ma petite. On ne joue pas les prtentieuses
avec moi.
- Retirez votre main!
- Ce monsieur vous importune, ma chre?
La compagne un peu guinde de la vieille dame
dure d'oreille s'tait retourne. Coiffe d'un cha-
peau qui ressemblait une galette, elle avait l'air
d'avoir les pieds sur terre. Avec ses cheveux grison-
nants, elle rappelait Jessie la svre gouvernante
des enfants Latow, et elle s'attendit presque la
voir taper sur les doigts crochus de Mr Bowen.
- Eh bien...
Jessie hsitait mler une inconnue ses probl-
mes mais elle sentait la situation chapper son
contrle.
- Vous la vieille, mlez-vous de ce qui vous
regarde, grina Harley Bowen d'une voix har-
gneuse.
225
- Comment! Mais Monsieur, il est de mon
devoir de dfendre mon prochain, surtout quand il
s'agit d'une si jeune femme! rpondit-elle, dresse
sur ses ergots.
La femme corpulente se retourna vers son
amie.
- Que se passe-t-il, Cornlia? Vous savez bien
que j'ai horreur des clats de voix, dit-elle
tue-tte.
- Martha, ce... ce monsieur, qui ne mrite gure
ce qualificatif, importune cette jeune femme !
Le registre des voix atteignit un tel niveau que
Jessie, plus morte que vive, souhaita disparatre
dans un trou de souris.
- Vraiment?
Le regard curieux de Martha passa de Mr Bo-
wen Jessie qui essayait vainement de se librer.
Elle constata avec soulagement qu'ils avaient pres-
que atteint le quai. Une fois dgage de cette
cohue, elle pourrait peut-tre se dbarrasser de
Mr Bowen sans provoquer de scandale.
- Qui vous a sonne, vieille bique?
Malgr sa surdit, Martha entendit ces paroles
malsonnantes, elle ouvrit la bouche et carquilla
les yeux sous l'affront. Avant que personne ait eu
le temps de ragir, son ombrelle vint s'craser avec
un bruit sec sur la tte du grossier personnage.
- A l'aide! La garce! hurla Mr Bowen en se
protgeant contre les coups d'ombrelle qui conti-
nuaient pleuvoir sur sa tte.
Il recula en trbuchant et bouscula le couple
enlac. La femme perdit l'quilibre et tomba
contre la corde qui servait de rambarde.
- Henry! Au secours!
Son compagnon la rattrapa d'une main et se
tourna d'un air menaant vers Mr Bowen.
- Que diable...
- Je vous apprendrai insulter les honntes
226
femmes! clamait Martha indigne en brandissant
son ombrelle volants.
- Allez-y Martha! l'encourageait Cornlia en
sautant sur place anime d'une excitation venge-
resse.
Au moment o la dispute allait dgnrer en
bagarre, Jessie franchit l'extrmit de la passerelle
et les combattants se retrouvrent propulss sur le
quai par la foule. Prise dans ce tourbillon, Jessie
sentit nouveau une main saisir son bras.
Pourtant Harley Bowen, violet de rage, se diri-
geait vers Martha qui semblait prte dfier le
monde entier. Qui donc l'accostait nouveau?
Elle regarda autour d'elle et plit en identifiant
son nouvel assaillant.
- Que diable se passe-t-il ici? interrogea Stuart.
37
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passe n'tait un mystre pour personne. Clive pris
au dpourvu s'tait laiss embrasser, mais un fris-
son glacial lui courut entre les omoplates l'ide
du regard de Jessie.
Il lui vint soudain l'esprit que Luce l'avait
appel Clive. Sur le coup, il n'y avait pas prt
attention tant ce face--face entre Jessie et l'une de
ses anciennes matresses le contrariait. Depuis qu'il
avait dcid d'abandonner la vie munificente dont
le destin lui avait fait cadeau, il se sentait dlivr
d'un poids. Il tait redevenu Clive McClintock. Las
d'usurper le personnage de ce bon rien de Stuart
Edwards, il avait dcouvert, comme tant d'autres
avant lui, que l'argent ne faisait pas le bonheur. Le
bonheur, c'tait cette gamine de dix-huit ans,
ptrifie derrire lui.
Il voulait tout lui avouer, mais il avait l'intention
de l'habituer progressivement l'ide qu'il n'tait
pas tout fait ce qu'elle croyait. Il lui aurait
d'abord enseign l'art d'aimer afin qu'elle parta-
get totalement sa passion. En mme temps, il lui
aurait fait entrevoir sa vie antrieure afin d'att-
nuer le choc le jour o elle apprendrait qu'il tait
en ralit Clive McClintock, joueur professionnel
sur les vapeurs du Mississippi et non pas Stuart
Edwards, digne rejeton des Edwards de Caroline
du Sud et hritier de Tulip Hill.
Il redoutait nanmoins cet instant, et voil qu'il
se retrouvait projet dans cette situation inconfor-
table sans aucune prparation.
- Ta main semble bien gurie, se rjouit Luce.
Clive posa ses cartes sur la table et se leva
lentement. Il n'osait pas se retourner dans l'appr-
hension de ce qu'il lirait sur le visage de Jessie. Du
coup il regarda Luce.
- Elle s'est cicatrise, acquiesa-t-il gravement.
Puis il s'adressa aux autres joueurs.
- Excusez-moi de vous faire faux bond, Mes-
sieurs.
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Il ramassa son argent et le rangea soigneusement
dans sa poche. Ensuite seulement, il se tourna vers
Jessie.
Livide, les yeux carquills, elle s'tait fige sur
sa chaise. Sans les reflets flamboyants de ses che-
veux et ses noirs sourcils relevs en accent circon-
flexe, on aurait pu la croire sculpte dans un bloc
de marbre. Elle tait blanche comme un linge.
- Jess, croassa-t-il.
Il ne reconnaissait plus sa propre voix. Lui, Clive
McClintock, tremblait de frousse pour la premire
fois de son existence.
- Bont divine! Clive, j'ai l'impression que j'ai
mis les pieds dans le plat, hasarda Luce partage
entre la malice et l'amusement.
Son regard passait de l'un l'autre.
Personne ne prit la peine de lui rpondre. Les
yeux fixs sur Clive, Jessie se mit lentement
debout, ses mouvements empreints d'une grce
tragique.
- Clive? dit-elle enfin. Clive?
- Que lui arrive-t-il? interrogea Luce intrigue.
On dirait qu'elle ne connat pas ton nom.
- Clive? rpta-t-elle d'une voix aigu.
Conscient de l'attention qu'ils suscitaient et bien
qu'il s'en moqut perdument, Clive se rapprocha
avec vivacit de Jessie et voulut prendre son bras.
Elle le repoussa et le regarda comme s'il lui tait
inconnu.
- Clive?
Elle semblait incapable de prononcer autre chose
que son prnom d'une voix vibrante de colre.
- Je vais tout vous expliquer, Jess.
Ses propres paroles lui semblrent drisoires.
Elle fixa des yeux ronds sur Luce.
- Il s'appelle Clive? Clive... McClintock?
Luce se retourna vers Clive avec vivacit. Elle
l'aimait beaucoup et pour rien au monde elle
n'aurait voulu lui causer des ennuis, mais elle tait
250
visiblement en proie un dilemme. Clive haussa les
paules en signe d'impuissance. Comment cacher
la vrit Jessie prsent?
Luce hocha affirmativement la tte. Fascine,
elle ne les quittait pas du regard.
- Vous le connaissez depuis longtemps?
Clive n'essayait mme pas de la faire taire. Sous
l'effet d'une vengeance obscure, la vrit jaillissait
d'elle-mme et il tait hors de son pouvoir de la
retenir, ni mme de minimiser les dommages.
A nouveau Luce interrogea Clive du regard.
Devant le mutisme de ce dernier, elle rpondit mal
l'aise :
- Depuis une dizaine d'annes.
- Vous connaissez Clive McClintock depuis une
dizaine d'annes, rpta machinalement Jessie qui
plissait vue d'il. Et vous l'avez perdu de vue il
y a quelques mois, c'est bien cela? Depuis sa bles-
sure la main?
- C'est exact, rpondit Luce aussi perplexe
qu'intrigue.
- Dans ce cas, poursuivit lentement Jessie en
arrivant au cur du problme et en se retournant
enfin vers Clive, qui est Stuart Edwards? Est-ce
une invention de votre part?
Cette dernire phrase lui cingla le visage.
- Non. Je...
Pour la premire fois de sa vie, il tait pris de
court, mais Luce, qui commenait s'animer en
voyant la tournure que prenaient les vnements,
rpondit pour lui.
- Stuart Edwards? Mais c'tait le nom du voleur
que tu as tu ! A propos, tu as remis la main sur cet
argent?
- Espce de vil suborneur... Sale menteur! pro-
fra Jessie sans lever la voix.
Elle serrait les poings et ses yeux tincelaient;
ses paroles le frapprent de plein fouet. Un silence
de mort rgnait autour d'eux. Des trois, Luce fut la
251
seule se rendre compte que tous les regards
taient braqus sur eux. Elle y tait habitue et
cela ne la drangea pas outre mesure.
- Vous avez menti tout le monde ds le
dpart. Vous nous avez toutes trompes : Celia,
Miss Laurel, Miss Flora... et moi!
- Jessie. Je sais que je suis coupable, mais en
ralit je...
- Coupable!
Elle partit d'un rire aigu et hystrique qui alarma
Clive. Elle tait au bord de la crise de nerfs, ses
yeux d'un noir d'encre brillaient d'un clat inqui-
tant dans son visage livide et il voyait se tendre les
muscles de son cou. Il avait dj eu l'occasion de
voir des femmes hystriques et le souvenir de leurs
clats de rire perants suivis de sanglots incontr-
ls lui dressa les cheveux sur la tte. Il devait la
faire sortir de cet endroit tout prix pour lui faire
entendre raison, de gr ou de force. Il allait tout lui
expliquer et malgr l'tendue de sa faute, elle
replacerait les choses dans leur contexte. Du
moins, il l'esprait.
- Je vais vous expliquer, dit-il faiblement.
Mais elle se remit rire.
Elle devait certainement croire que son amour
aussi tait feint, ce qui justifiait sa colre. Pourtant
il n'avait jamais t aussi sincre.
- Venez Jessie. Il faut que nous parlions,
dcrta-t-il dans l'espoir de contenir par son calme
l'explosion imminente.
Il essaya nouveau de prendre son bras.
Elle regarda avec horreur la main hle qui se
posait sur sa peau blanche et tressaillit comme si
un serpent l'avait pique.
- Ne posez plus jamais la main sur moi, articula-
t-elle distinctement en se dgageant d'une se-
cousse.
Puis elle fit volte-face et se dirigea vers la porte.
Un concert d'applaudissements salua ces derniers
252
mots. Jessie les ignora superbement et passa
devant tous avec la majest d'une souveraine. Clive
prouva le besoin d'affirmer le peu de dignit qui
lui restait et, profitant de ce que Jessie lui tournait
le dos, il haussa les paules d'un air de dire Ah les
femmes! . Puis il la suivit.
Au moment o il la rejoignait devant la porte,
elle fit volte-face. Tremblante de rage, elle le fou-
droya du regard. Ses cheveux eux-mmes sem-
blaient jeter des tincelles.
- Vous n'tes qu'un immonde salaud, siffla-t-elle
entre ses dents.
Avant qu'il n'ait eu le temps de ragir, elle lui
lana de toutes ses forces un coup de poing dans le
nez.
Ce fut un direct magistral. Clive hurla de douleur
et trbucha en arrire en portant instinctivement la
main son nez. La petite peste iui avait srement
cass le nez. Il sentit un liquide chaud et visqueux
couler entre ses doigts et regarda sa main avec
incrdulit : elle ruisselait de sang.
Jessie s'tait dj enfuie. Les spectateurs se
tenaient les ctes de rire, ils le huaient et le
bombardaient de quolibets obscnes qu'il n'enten-
dit mme pas. Luce elle-mme, qui avait vol son
secours, avait du mal rprimer son hilarit.
Secouant la tte, Clive essuya d'un revers de main
le sang qui coulait de son nez et dclina son aide. Il
avait d'autres soucis en tte : au diable son nez
sanguinolent! Il fallait ramener Jessie la raison
cote que cote.
En le frappant, elle lui avait rendu service.
Dsormais, il ne se sentait plus l'me contrite, et
lui aussi commenait voir rouge.
Il ne tolrerait plus la moindre entourloupette de
la part de cette petite donzelle frachement tombe
du nid!
Il sortait grandes enjambes dans le sillage de
253
Jessie quand parvint ses oreilles une dernire
pique qui dchana l'hilarit gnrale :
- La premire manche la jolie petite rousse !
gloussa un farceur.
Clive serra les dents. Voil que le destin
nouveau se payait sa tte. Ces plaisantins n'taient
pas les seuls ricaner ses dpens.
41
258
m'empcherait de poursuivre mon mtier. Les
dgts taient irrmdiables.
- Alors vous avez dcid de devenir quelqu'un
de respectable... Je suppose que Stuart Edwards
tait rellement le neveu de Miss Laurel et de
Miss Flora? Vous aviez l'intention de voler ces
pauvres femmes, tout comme vous aviez t vol,
simplement vous agissiez plus lgamment.
- Allez-vous me laisser terminer ?
Jessie lui fit signe de poursuivre.
- Avec ma main... vous tes bien place pour le
savoir, je ne pouvais plus gagner ma vie.
- Vous n'avez jamais song trouver un travail
honnte ?
Elle commenait tre aussi doue que lui pour
dcocher des sarcasmes.
- Cessez de m'interrompre !
- Excusez-moi. Continuez, je vous en prie.
Votre rcit me passionne.
- J'entrepris de retrouver mon voleur. Je pen-
sais utiliser cet argent pour acheter un bout de
terrain et devenir une sorte de gentleman-farmer.
Oh! rien de comparable Mimosa, bien sr, mais
j'aurais pu repartir sur de nouvelles bases. J'en
avais assez de jouer sur ces maudits bateaux. Mais
je ne remis jamais la main sur le salopard qui
m'avait dpouill. Par hasard, je dcouvris que
Stuart Edwards avait deux vieilles tantes prtes
lui lguer leurs biens. Il tait mort, mais moi j'tais-
vivant. Je dcidai alors d'aller voir les vieilles
dames en me faisant passer pour leur neveu. Si
elles taient mourantes comme je le croyais, une
visite de leur neveu ne pouvait que les rconfor-
ter.
- Quel altruisme! s'merveilla Jessie.
Il la fit taire en levant la main.
- C'est bon. Je vous accorde que je songeais
dtourner mon profit l'hritage du vrai Stuart
Edwards. Mais aprs tout, il m'avait vol mon bien
259
et il tait mort. Il fallait bien que cet hritage
profitt quelqu'un.
- Pourquoi vous justifier ? N'importe qui et agi
de mme!
Il lui lana un regard noir.
- Une fois Tulip Hill, je m'aperus que les
deux demoiselles avaient encore de nombreuses
annes vivre. Au moment de repartir, je rencon-
trai Celia.
- Votre rcit a le mrite d'tre logique.
- Taisez-vous Jessie, et laissez-moi parler. Je fis
la connaissance de Celia. Tante Flora adore jouer
les entremetteuses et elle me confia que la veuve
Lindsay tait riche comme Crsus. Mimosa me
sduisit ds le premier regard. Bon sang! Vous
savez depuis des mois que j'ai pous Celia unique-
ment pour Mimosa. Ce n'est pas un crime... Cela
arrive couramment!
- C'est exact!
- Je ne l'ai pas force m'pouser. C'est elle qui,
s'est pratiquement jete dans mes bras ds qu'elle
m'a vu! J'ai eu toutes les peines du monde
l'empcher de se glisser dans mon lit avant notre
mariage.
- L, je vous plains sincrement! On n'imagine
pas les difficults qu'affrontent les coureurs de
dot!
- Encore un mot Jessie, et je vous trangle!
Celia et moi obtenions exactement ce que nous
voulions, alors o est le mal?
- Vous, vous obteniez ce que vous vouliez ! Celia
s'imaginait qu'elle pousait un gentleman du nom
de Stuart Edwards. Pas Clive McClintock, vulgaire
joueur de poker.
- Bon, je vous accorde qu'elle ne m'aurait peut-
tre pas pous si elle avait su que j'appartenais
une catgorie sociale si mprisable. Mais l'ai-je
maltraite? Ai-je nglig Mimosa? Et vous, Jessie,
vous ai-je caus du tort?
260
C'est ici qu'il la tenait. Elle avait chang du jour
o ils taient devenus amis. Si seulement leur
amiti en tait reste l, elle aurait t la premire
le dfendre au lieu d'prouver ces instincts
meurtriers son gard.
- Je voulais votre bonheur tous, y compris
Celia. Mais... vous la connaissez. A notre retour de
voyage de noces, j'avais dj envie de lui tordre le
cou. Je repris les rnes de la plantation, ce maudit
intendant vous volait quand il ne couchait pas avec
Celia. J'essayai d'amliorer votre vie. Vous me
faisiez de la peine. Il tait ais de comprendre que
Celia vous en avait fait voir de toutes les cou-
leurs.
- Je vous faisais de la peine?
Il comprit sa bvue et essaya de se rattraper.
- Au dbut seulement. Enfin, pour tre honnte,
j'avoue qu'au dbut je crus tout ce que me racon-
tait Celia sur votre compte. J'en conclus que vous
tiez une enfant capricieuse et ingrate. Quand je
vis par la suite comment... heu... comme vous
aviez du mal vous intgrer en socit, j'eus piti
de vous. Il fallait vous donner une chance de
devenir comme les autres filles de votre ge, de
danser et de sortir afin de vous trouver un mari. Je
dcouvris alors sous cette tignasse rebelle et ces
allures de sauvageonne un petit tre adorable et
dsarmant; je vis aussi que vous tiez jolie votre
faon. J'tais sr qu'une fois habille correcte-
ment, et familiarise avec la vie en socit, vous
vous dbrouilleriez trs bien. N'y ai-je pas veill?
C'est alors qu'en l'espace d'un mois ou deux, la
jeune fille emprunte est devenue sous mes yeux
une ravissante jeune femme. A ma grande stup-
faction.
Jessie restait silencieuse. Il s'arrta et la regarda
un instant. Puis, avant qu'elle n'ait eu le temps de
prvenir son geste, il s'accroupit et approcha son
261
visage du sien, ses mains vinrent se poser de
chaque ct du lit, emprisonnant Jessie.
- Vous avez t le grain de sable qui a fait tout
drailler. J'tais plus riche que je ne l'avais jamais
espr. J'avais tout ce que je voulais, et plus
encore... et il a fallu que je tombe amoureux de
vous. Cela n'entrait pas dans mes plans, Jessie.
Muette, Jessie le regardait fixement en s'effor-
ant de ne pas se laisser attendrir par ses paroles.
C'tait un trompeur-n, mais elle ne se laisserait
pas mystifier nouveau par ses belles paroles.
- Alors vous avez dcid de me faire figurer
parmi les conqutes du faux Stuart Edwards.
Il l'empoigna impatiemment par les poignets et
se pencha en quilibre sur la plante des pieds.
- C'est faux et vous le savez trs bien. Bon Dieu,
Jessie, cet aprs-midi, j'ai tout abandonn par
amour pour vous! Je n'ai que mille dollars en
poche, peine plus mon nom dans une banque
de La Nouvelle-Orlans, et les vtements que je
porte! Aurais-je renonc Mimosa si je ne vous
aimais la folie? Cette plantation vaut une fortune,
et tant que je demeure Stuart Edwards, elle m'ap-
partient. Il faut tre idiot ou perdument amou-
reux pour laisser s'envoler un tel trsor!
Jessie l'observa attentivement. En dpit de son
nez tumfi, il restait malheureusement le plus bel
homme qu'elle ait jamais vu. Et le plus beau
menteur !
- Je ne crois pas un mot de ce que vous racon-
tez, annona-t-ee froidement.
Comme il ouvrait la bouche pour essayer de la
convaincre, elle le repoussa violemment. Il tomba
en arrire avec une exclamation de surprise. Sans
lui laisser le temps de se relever, elle sauta sur ses
pieds, carta la chaise et bondit vers la sortie.
Ses jurons remplirent la quitude de la nuit.
- Nom d'un chien, Jessie! Revenez immdiate-
ment! rugit-il.
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Mais retroussant ses jupes, Jessie courut encore
plus vite. Elle savait pertinemment qu'il allait la
poursuivre et elle voulait se mettre hors de sa
porte.
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Que Stuart-Clive en soit le pre ou non - et
connaissant Celia, elle avait plutt tendance le
croire sur ce point -, le bb serait rejet ds sa
naissance si elle dvoilait la vrit. Pour achever de
compliquer les choses, la validit de leur mariage
tait entirement remise en doute. Qu'adviendrait-
il de l'enfant si le mariage tait annul? Jessie se
demanda avec amertume si Clive McClintock se
rjouissait du gchis qu'il laissait derrire lui.
Quel scandale quand on apprendrait son impos-
ture ! Les langues iraient bon train ! Cette publicit
ne serait certainement pas du got de Celia, et
Jessie elle-mme en frissonnait d'apprhension.
Mais en se taisant, elle prenait le risque de voir
revenir Clive McClintock. Il tait capable de
reprendre son rle. Jamais elle ne supporterait de
le revoir quotidiennement, de s'astreindre lui
tmoigner du respect en public et de le voir mentir
sa femme et aux demoiselles Edwards tout en
restant son... Elle perdait la tte! Clive ou Stuart,
cela ne faisait aucune diffrence : dsormais, il ne
lui tait plus rien. Il n'tait qu'un menteur, un
fourbe et un tratre.
En parlant, elle lui enlevait toute possibilit de
refaire son apparition dans la valle; en se taisant,
elle acceptait l'ventualit de son retour. Elle
dcida pour l'instant de tenir sa langue et de voir le
tour que prendraient les vnements. Elle prten-
drait qu'elle ne l'avait pas vu et qu'elle avait
simplement chang d'avis. Avec un peu de chance,
Stuart Edwards disparatrait de la circulation et,
la longue, on l'oublierait.
C'tait la meilleure solution tant qu'il ne se
montrerait pas et elle s'accrocha cet espoir tandis
que le Delta Princess accostait. Les cheveux dans
le vent, elle avait dnou les rubans de sa grande
capeline pour offrir son visage la caresse du
soleil. Une longue file de mules attendait sur la
berge que l'on charget le coton qu'elles achemine-
271
raient. Sur le ct un fermier et sa famille regar-
daient le bateau manuvrer. Un peu en retrait, se
tenait un homme mont sur un grand cheval
noir.
Jessie se pencha en avant, elle n'en croyait pas
ses yeux : le cheval noir... c'tait Saber... et le
cavalier... Clive McClintock!
Le Delta Princess s'amarra au quai et la passe-
relle s'abaissa. Les quelques passagers qui se trou-
vaient bord dbarqurent. Jessie, interdite, res-
tait fige sur place. Ses yeux taient fixs sur Clive
qui avait saut de sa monture et se dirigeait
ngligemment vers elle.
- Vous voulez un coup de main pour vos baga-
ges, Miss? s'enquit l'un des officiers du bord.
Jessie lui jeta un regard distrait.
- Non merci, je...
- Je suis venu chercher cette dame, interrompit
la voix douce qu'elle avait cru, et espr, ne plus
jamais entendre. (Clive s'avana, congdia l'homme
d'un sourire et s'empara de sa valise.) J'espre que
vous n'avez pas oubli mes bottes. Je tiens particu-
lirement cette paire-l.
- Comment avez-vous... ?
- Tout l'heure, Jessie. Tout l'heure.
Pour viter un scandale, Jessie dut se rsoudre
accepter son escorte. Il lui prit courtoisement le
bras et ne pronona plus un mot. Elle non plus.
Une fois terre, il se dirigea vers Saber.
Il posa sa valise, repoussa son chapeau sur son
front et se tourna vers elle. Jessie incrdule le
dvisageait. Comment avait-il fait pour trouver des
vtements et pour arriver avant elle?
- Comment tes-vous revenu?
Cette question lui brlait les lvres depuis un
moment.
- Vous ne vous y attendiez donc pas? J'ai pass
une nouvelle nuit blanche pour vos beaux yeux,
mais je commence m'y faire.
272
- Mais... vos habits...
Aussi lgant qu' l'accoutume, il portait un
pantalon gris tourterelle sous un gilet crme. Cer-
tes il n'tait pas ras, mais cela lui donnait un
charme dsinvolte. Mme son chapeau semblait
frachement sorti de sa bote !
- Ce n'tait pas gentil vous d'emporter mes
vtements, Jessie. J'ai d emprunter ceux du bon
ami de Luce. Oh! un charmant garon, entre nous
soit dit, mais un peu trop petit.
- Mais...
Jessie le contempla nouveau, le souffle coup.
La veille, elle l'avait laiss dans la tenue d'Adam et
sans un sou deux cents miles d'ici. Et il se tenait
l devant elle, dans une tenue impeccable, et
l'ayant prcde! Qu'il ne vienne pas lui raconter
que ces habits taient ceux du bon ami de Luce !
- J'ai pu rcuprer mes affaires au passage
Natchez. Je n'ai pratiquement pas cess de galoper
depuis que vous m'avez quitt, Jessie. Alors vous
m'excuserez si je ne suis pas d'humeur rire.
Sa stupeur commenait se dissiper. Ce n'tait
pas un mirage : Clive McClintock, le vulgaire
joueur de cartes, tait bel et bien sous ses yeux. Il
lui souriait aimablement mais l'clat menaant qui
brillait dans ses yeux bleus venait lui rappeler qu'il
tait loin d'tre le gentleman dont il avait toutes les
apparences.
- J'ai su que vous n'tiez pas un gentleman ds
que je vous ai vu !
- Quelle perspicacit!
- Vous avez eu tort de revenir. Quand tout le
monde dcouvrira le pot aux roses, je n'aimerais
pas tre votre place.
Malgr tout, son cur se serra l'ide de le voir
chass de la valle ou arrt, suivant le sort qui lui
serait rserv. Le Stuart qu'elle aimait continuait
lui embrouiller l'esprit.
- Quand tout le monde saura que Stuart
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Edwards est mort depuis un moment et que je suis
en ralit Clive McClintock?
Ses yeux tincelants dmentaient la douceur de
son ton.
- Exactement.
- Mais comment le sauront-ils? Vous n'allez
tout de mme pas me trahir?
Il feignit la surprise et ajouta moqueur :
- Voyons! Pensez donc aux consquences que
cela aurait... pour vous!
Prise au dpourvu, Jessie s'exclama :
- Lesquelles?
- Ma chrie, si vous dites du mal de moi, vous
m'obligerez malheureusement utiliser les mmes
moyens contre vous.
- Je ne comprends pas.
- Ah? Alors je vais tout vous expliquer. Si vous
jugez ncessaire de porter la connaissance gn-
rale ma vritable identit, je me verrai contraint de
rvler la... disons l'intimit qui existe entre nous.
Qui sera le plus svrement blm : l'imposteur ou
le jeune tendron qui s'est abaiss devenir sa
matresse ?
Au fur et mesure qu'elle ralisait l'impact de
ses paroles, Jessie sentit une bouffe de sang lui
monter la tte.
- Espce de mufle! cria-t-elle.
- Ma muflerie ne dpend que de vous, s'excusa-
t-il avec humilit. Alors Jessie? Nous gardons le
secret ?
- Je vous dteste et je vous mprise, lcha-t-elle
d'un ton amer.
- Vous verrez, cela ne sera pas difficile, poursui-
vit-il. (Il reprit sa valise et l'accrocha devant sa
selle.) Je vous raccompagne la maison?
- Non!
- Allons Jess, ne faites pas l'enfant. Cela fait une
trotte.
274
- Je prfrerais marcher jusqu' Jackson plutt
que de monter avec vous!
- Comme il vous plaira, rpliqua-t-il en haussant
nonchalamment les paules.
Il grimpa sur sa selle, esquissa un petit salut et
s'en alla.
Jessie, court d'injures, le regarda rageusement
s'loigner. Elle n'avait plus qu' rentrer pied
Mimosa.
Bah, ce n'tait pas si loin! se consola-t-elle tout
en pataugeant dans les flaques boueuses pour
viter les ornires frachement creuses par la
pluie. Malgr l'ombre des grands pins qui bor-
daient la route, une chaleur touffante et moite
l'accabla rapidement.
Elle calcula que Mimosa se trouvait cinq miles,
mais ses nouvelles chaussures talons ne tardrent
pas la faire souffrir. Elle portait une jolie robe
bleue dcollete sur les paules, achete Jackson
en mme temps que ses souliers. Suivant les exi-
gences de la mode, la jupe se terminait par une
petite trane et Jessie passait son temps la relever
pour viter de la tacher. Le ruban de sa capeline
commenait lui irriter le cou et lorsqu'elle dcida
de remettre son chapeau, elle touffa. Les pieds et
le cur endoloris, elle avait l'impression que tout
se conjuguait contre elle et que c'tait la faute de
Clive McClintock ! Elle entendit dans le lointain un
roulement de tonnerre et vit avec anxit le ciel
s'obscurcir. Quelques secondes plus tard, des tor-
rents de pluie se dversaient.
Le temps de passer le tournant derrire lequel
Clive et Saber l'attendaient sous un bouquet de
genvriers, elle tait trempe jusqu'aux os! Son
chapeau n'avait plus de forme et servait de rser-
voir la pluie qui lui dgoulinait sur les paules. Sa
robe imbibe d'eau pesait une tonne, et elle patau-
geait dans ses chaussures dtrempes, les pieds
couverts d'ampoules.
275
Dans un sursaut d'nergie, elle passa devant lui
en redressant le nez, consciente du spectacle
lamentable qu'elle offrait. Il la suivit au pas et elle
lui dcocha un regard haineux. Sa seule consola-
tion fut de constater qu'il tait aussi mouill
qu'elle. Par contre son chapeau avait gard une
forme prsentable.
- Vous n'avez toujours pas chang d'avis?
Sa question innocente ralluma sa colre et elle le
foudroya du regard en continuant marcher d'un
air hautain sous la pluie.
- Vous avez un caillou dans votre soulier?
Devant cette fausse sollicitude, elle se retint de
lui jeter une pierre la figure et poursuivit obstin-
ment son chemin.
A cet instant Saber se soulagea devant elle. Il fit
un petit cart et vint heurter Jessie de l'arrire-
train. Surprise, celle-ci trbucha et s'tala de tout
son long dans une flaque d'eau.
Le souffle coup, il lui fallut une bonne minute
avant de se relever, mais Clive se penchait dj sur
elle.
- Jessie! Vous vous tes fait mal?
- Vous l'avez fait exprs! l'accusa-t-elle en se
retournant vers lui d'un air furibond.
- Ouf! Vous semblez saine et sauve.
Il la dvisagea et esquissa un sourire : son
chapeau de paille lui pendait lamentablement
devant le nez et elle tait recouverte de la tte aux
pieds d'une boue rougetre.
- Riez et je vous tue ! grina-t-elle.
Elle en avait l'air tout fait capable, mais il ne
put retenir son fou rire. Elle fixa d'un air menaant
son nez qui venait peine de retrouver ses dimen-
sions normales.
Mais avant qu'elle n'ait pu excuter un geste, il
la souleva de terre et la dposa sur le dos de
Saber.
N'eussent t l'humidit, la boue et la fatigue, et
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s'il ne l'avait devance en gardant les rnes, elle
et piqu un galop sans lui laisser le temps de
monter derrire elle.
Clive grimpa son tour sur Saber et l'installa en
amazone contre lui, glissant ses bras autour d'elle
pour attraper les rnes.
Sa seule satisfaction fut de le barbouiller de boue
son tour.
- Je vous dteste, dit-elle en fixant les arbres sur
le bord de la route.
Elle dtournait obstinment son visage et se
tenait aussi droite que possible pour viter de le
toucher.
- Mais non! Vous tes simplement folle de rage,
rpondit-il placidement.
Elle serra les poings de toutes ses forces pour
s'empcher de le frapper.
Ils cheminrent ainsi jusqu' Mimosa, Jessie
crotte et boudeuse pratiquement assise sur les
genoux de Clive, qui arborait un large sourire et
savourait le comique de la situation pour la pre-
mire fois depuis deux jours.
Ils attaquaient le dernier virage sur Mimosa
quand il se raidit.
- Il est arriv quelque chose.
Jessie pivota pour suivre son regard. Une demi-
douzaine de voitures taient gares devant la mai-
son et une vingtaine d'esclaves s'taient regroups
sur la pelouse malgr la pluie battante.
- C'est la voiture du docteur Crowell, s'exclama
Jessie en reconnaissant le buggy caboss qui prc-
dait gnralement l'annonce des naissances, des
maladies ou des deuils.
- Mon Dieu!
Clive peronna Saber qui partit au petit galop.
Jessie s'accrochait dsesprment la selle pen-
dant que l'talon glissait et drapait dans l'alle
boueuse. Au pied des escaliers, Clive tira les rnes
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et elle glissa comme une anguille entre ses bras
avant qu'il ne l'aidt descendre.
- Miss Jessie ! Oh Miss Jessie !
Amabel, la femme de Pharaoh, faisait partie du
petit groupe runi sur la pelouse.
- C'est Pharaoh qui l'a trouve!
- Qui a trouv qui, Amabel ? interrogea Jessie en
s'efforant de garder son sang-froid.
Derrire elle, Clive attachait Saber la rampe de
l'escalier. Thomas et Fred avaient apparemment
dsert leur poste du fait des circonstances.
- Que s'est-il pass? demanda Clive avec brus-
querie.
A cet instant, le docteur Crowell apparut sur la
vranda escort de Tudi et de Rosa.
- Oh mon poussin, o tiez-vous? s'exclama
Tudi en se prcipitant dans les escaliers sans se
proccuper de la pluie.
- Que s'est-il pass? rpta Clive d'une voix
encore plus tendue pendant que Tudi serrait Jessie
couverte de boue dans ses bras.
- J'ai une bien triste nouvelle vous annoncer,
Mr Edwards, dit le docteur Crowell contrecur.
Votre femme est dcde.
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sous l'emprise de la colre et sans raliser qu'il
tuait la poule aux ufs d'or.
Dans toutes les hypothses, Celia tant morte et
Jessie connaissant sa fourberie, il avait de grandes
chances de perdre tout ce qu'il avait acquis au prix
de tant d'efforts. Alors comment faire pour le
conserver? Mais voyons! Il en ferait cadeau la
gentille petite Jessie, si douce et si nave! Celle-ci
serait si touche par son geste et par ce qu'il
impliquait, qu'elle fondrait de tendresse et qu'elle
s'empresserait d'accepter l'invitable demande en
mariage qui suivrait! Alors Clive McClintock, l'ha-
bitu des tripots, aurait reconquis Mimosa et la
respectabilit ! Cette fois-ci, il prendrait les mesures
ncessaires pour que son mariage soit parfaitement
en rgle.
Mais Clive avait voulu jouer au plus malin et il
avait perdu.
Jessie mourait d'impatience de le lui dire.
- Faites monter le docteur Crowell, jeta Clive
par-dessus son paule.
Il la dposa sur son lit et pencha sur elle un
visage anxieux.
- Tout ira bien, Jess, murmura-t-il en lui cares-
sant la joue.
Sans pouvoir matriser son fou rire, casse en
deux pour reprendre sa respiration, elle voulut
chasser cette main et lui jeter au visage qu'elle
avait dvoil ses intentions malhonntes, mais cet
instant le docteur Crowell entra dans la pice.
Tudi, scandalise de voir tous ces hommes dans la
chambre de sa protge, mit Clive la porte. Un
docteur, passe encore, mais son beau-pre...
A en juger d'aprs l'obscurit et le silence qui
rgnaient dans la maison, il devait tre trs tard
quand Jessie mergea du sommeil dans lequel le
somnifre du docteur Crowell l'avait plonge. II lui
fallut quelques instants pour reprendre ses esprits
et tout lui revint en mmoire. Elle tait dans son
290
lit, et des ronflements lgers l'avertirent qu'elle
n'tait pas seule. Jessie se leva et s'approcha sur la
pointe des pieds du lit gigogne dress au milieu de
la chambre pour dcouvrir Tudi profondment
endormie.
Cette brave Tudi qui veillait sur elle.
Elle attrapa sa robe de chambre plie au pied de
son lit et s'en enveloppa. Puis elle sortit sans faire
de bruit. Tudi croyait fermement aux bienfaits de
l'air nocturne et elle avait entrouvert les fentres
malgr le froid piquant de cette nuit de novembre.
L'air qui entrait apportait de l'extrieur un parfum
de terre humide mlang l'odeur cre d'un
cigare. Clive fumait en bas sur la galerie et elle alla
le rejoindre.
Les lampes taient allumes dans l'entre et les
fleurs des funrailles embaumaient toute la mai-
son. Il planait un calme sinistre, comme si les
objets portaient leur manire le deuil de leur
matresse.
La porte qui conduisait la galerie suprieure
tait entrebille. Jessie se faufila doucement
dehors et contempla Clive en silence.
Il tait install dans un fauteuil l'autre bout de
la terrasse, comme la dernire fois. Elle avana,
pieds nus sur les planches de bois luisantes de
pluie. Il ne l'avait pas encore vue et se balanait
lentement, les yeux dans le vague, en tirant sur son
cigare.
Quand il l'aperut enfin, il s'arrta de fumer et
carquilla les yeux. Jessie se rendit compte qu'avec
sa robe de chambre blanche, elle devait ressembler
un fantme dans la pnombre. Enchante de son
petit effet, elle sourit. Mais si Clive avait t
alarm, cela ne dura pas et une minute plus tard, il
l'avait reconnue et recommenait fumer.
- Vous m'aviez prise pour Celia? interrogea-
t-elle railleuse.
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- Que faites-vous debout cette heure-ci? rpli-
qua-t-il en ignorant le sarcasme.
- L'odeur de votre cigare m'a rveille.
Il la regarda avec un lger sourire.
- ...Et vous tes descendue me rejoindre.
Auriez-vous des vellits de me pardonner, Jess?
- Il faut que nous parlions.
- Je vous coute.
Il tira une bouffe de son cigare.
- Avez-vous, oui ou non, tu Celia?
Sa mchoire se crispa.
- Si vous le prenez sur ce ton, Jess, laissez-moi
vous poser une question mon tour : me croyez-
vous capable de l'avoir tue?
- Ce n'est pas une rponse.
- C'est la seule que vous obtiendrez. Je ne suis
pas d'humeur subir un interrogatoire.
- A cause de vous, j'ai menti au juge Thomp-
son.
- Vraiment?
- Qui. Vous lui aviez dj racont la mme
version.
- Peut-tre voulais-je simplement vrifier si vous
m'aimiez assez pour me protger, malgr notre
dsaccord.
- Vous mentez.
- Bon sang Jess! Vous vous figurez peut-tre
qu'aprs avoir galop pendant deux jours d'affile
pour vous rejoindre, j'ai dcid de faire un petit
dtour pour assassiner ma femme ?
- Vous auriez pu vous arrter en chemin pour
vous changer et la dcouvrir... dans les bras de
quelqu'un.
Elle se souvenait encore de sa fureur quand il
l'avait surprise avec Seth Chandler. Ce soir-l, il
l'avait menace de la tuer, et il en tait parfaite-
ment capable.
- Effectivement.
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- Pourquoi ne me rpondez-vous pas par oui ou
par non?
Jessie en serrait les poings d'nervement.
- Parce que vos questions me fatiguent, rpli-
qua-t-il schement en se levant. (Il jeta son cigare
et lui saisit les bras.) J'en ai assez de toutes ces
discussions Jess, allons faire l'amour.
- Vous tes fou!
- Je suis tout ce qu'il y a de plus srieux.
- Nous avons enterr Celia ce matin !
- Je ne l'aimais pas, et vous non plus. Ne soyez
pas hypocrite, Jessie.
- Hypocrite, moi!
- Une adorable petite hypocrite, rpta-t-il en la
soulevant dans ses bras sans lui laisser le temps de
ragir.
- Lchez-moi!
Il la transportait l'intrieur.
- Chut! vous allez rveiller Tudi. Songez au
choc qu'elle prouverait en vous dcouvrant dans
mon lit!
- Je ne veux pas y aller!
Il arrivait dans le couloir qui conduisait sa
chambre.
- J'ai au moins appris une chose sur vous, ma
chrie : vous ne savez pas ce que vous voulez.
Et il pencha la tte pour l'embrasser. Jessie
vaincue n'essaya mme pas de dtourner son
visage. Soudain elle y voyait clair : elle tait
descendue furtivement le rejoindre dans ce but.
Son cur meurtri se languissait de ses baisers, elle
s'en rendait compte tandis que leurs bouches se
rejoignaient. Elle sentait son corps fondre de dsir
et appeler ses caresses. Demain, demain matin
seulement, elle ferait ce qu'elle avait dcid et
dmasquerait son jeu. Mais cette nuit, elle succom-
berait pour la dernire fois cette tentation diabo-
lique.
Il ouvrit la porte d'un coup d'paule et Jessie
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noua ses bras autour de son cou en rpondant
ses baisers fougueux.
- Vous voyez bien que vous m'aimez, Jess, lui
chuchota-t-il au creux de l'oreille, tout en dvorant
sa tendre nuque de baisers passionns. Sa bouche
revint ensuite s'emparer de la sienne sans lui
laisser la possibilit de rpondre. Il referma la
porte d'un coup de pied.
La suite fut fougueuse, sauvage et enivrante. Il
n'y eut pas un centimtre de son corps que Clive
n'embrasst, et il insista pour qu'elle ft de mme.
Quand ils s'endormirent enfin, puiss, l'aube grise
pointait.
Une heure plus tard, Jessie se rveilla. Quand
elle ouvrit les yeux, le soleil levant teintait le ciel
d'un rose orang. Clive tait assis ct d'elle,
entirement nu sous les draps, et il fumait un
cigare. Il la parcourut d'un regard possessif tandis
qu'elle s'tirait comme une chatte contre lui.
A la couleur du ciel, elle prit conscience de
l'heure et se dressa dans le lit, affole.
- Mon Dieu! Tudi doit tre rveille.
Elle tait nue, les seins encore rosis par leurs
treintes, et la bouche meurtrie de baisers. Ses
cheveux emmls tombaient pars sur ses pau-
les.
- Si elle crie au scandale, vous pouvez toujours
lui dire que nous allons nous marier.
Jessie se figea sur place. Puis elle se tourna vers
lui sans rpondre. Elanc et large d'paules, sa
peau hle ressortait sur la blancheur des draps et
il tait beau couper le souffle. Avec ses cheveux
noirs et ses yeux bleus, mme avec son cigare
entre les dents, il tait l'incarnation de tous ses
rves de jeune fille.
Serait-elle blouie au point de lui offrir sur un
plateau d'argent ce qu'il avait compt lui extorquer
force d'intrigues et de mensonges?
Jessie sauta du lit et attrapa sa chemise de nuit
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qui gisait par terre. Puis elle s'enveloppa dans sa
robe de chambre.
- Dois-je considrer cela comme une de-
mande ?
- Bien sr. Vous acceptez?
Jessie ricana :
- Malgr ma navet, je ne suis pas assez sotte
pour vous pouser, vous un aventurier, alors que je
viens d'acqurir une fortune! Vous m'avez gn-
reusement rendu Mimosa... La belle action que
voil si l'on considre que votre mariage avec Celia
a toutes les chances d'tre illgal! Maintenant vous
me demandez ma main pour rcuprer le tout!
Vous pensiez peut-tre qu'aprs cette nuit, je
m'empresserais de dire oui? Eh bien, vous vous
trompiez! En ralit, et puisque vous avez eu
l'obligeance de me rendre mon bien, je veux que
vous dcampiez avant ce soir.
Il resta ptrifi. Jessie n'eut que le temps de voir
ses yeux tinceler avant qu'un rideau bleu mtalli-
que ne les voilt.
- Si vous voulez agir contre votre propre intrt
par dpit, allez-y. Maintenant fichez le camp de ma
chambre, et vite! Sinon, je vais perdre mon sang-
froid et botter le joli petit derrire de la nouvelle
matresse de Mimosa.
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