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Autour de la Méditerranée

LES CÔTES BARBARESQUES

De Tripoli à Tunis
Autour de la Méditerranée
comprendra 3 Séries :

i" Série : LES CÔTES BARBARESQUES

De Tripoli a Tunis (Tripolitaine et Tunisie volume. , i

De Tunis a Alger (Tunisie et Algérie), volume. i

DAlger a Tanger Algérie et Maroc), volume. i

2' Série : LES CÔTES LATINES

De Tanger a Port-Vendres (Espagne), volume. i

De Port-Vendres a Vintimille (France), volume. i

De Vintimille a Venise (Italie volume. , i

3' Série : LES CÔTES ORIENTALES

De Venise a Salonique (Autriche et Grèce), volume. i

De Salonique a Jérusalem (Turquie d'Europe et d'Asie), i volume.


De Jérusalem a Tripoli (Egypte), volume. i

Chaque volume, avec 120 dessins inédits. Broché, 10 tr.

Toile, 13 fr — Amateur, 17 fr.

1981-92. — Cobbeil. Imprimerie Crête.


PBùuriEau. dcl..
Autour de la Méditerranée

LES CÔTES BARBARESQUES

De Tripoli à Tunis

MARIUS BERNARD

120 ILLUSTRATIONS PAR A. CHAPON


ET UNE CARTE ITINÉRAIRE DU VOYAGE

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aI JElNllï??

PARIS
LIBRAIRIE RENOUARD
HENRI LAURENS, ÉDITEUR
6, RUE DE TOURNON, 6
PT
AVIS AU LECTEUR

Nous ayons parcouru ta France en prenant comme guides les

fleuves qui l'arrosent '


. Le succès que /tous ayons ainsi obtenu
nous engage à étendre nos explorations, à étudier la Méditerranée
en en suivant les côtes. Nous allons accomplir sur les rives poétiques
de cette mer d'azur un long voyage qui, — tout en nous faisant
faire avec nos voisins j>lus ample connaissance, — sera comme la

visite d un immense musée oit l'histoire est écrite avec les débris
des âges, comme une pérégrination à travers un passé dont les

grands souvenirs flotteront partout dans la poussière qui s'élèvera

sous nos pas.


Géographes, historiens, voyageurs ou poètes, d'autres, en grand
nombre, ont déjà parlé des pays que nous allons voir, mais ils

tien ont tracé que des peintures èparses. Personne ne lésa encore
décrits dans un tableau d' ensemble. Z ne série d'ouvrages qui, for-
mant un tout, les comjtare entre eux, qui les rapproche les uns
des autres comme les ont rapprochés la nature et les événements,
nous semble cependant devoir conquérir les suffrages des lecteurs.
C'est pourquoi nous n'hésitons pas à en entreprendre la publication.

Autour de la Méditerranée! Tel est le titre général de la col-


lection que commence ce volume. ..

Et ce titre n'est-il pas, à lui seul, comme un kaléidoscope dans


lequel l'imagination séduite voit passer tour à tour la Tripolilaine

1. Les Fleuves de France, par Louis Barron, 4 vol. in-8°.


VI AVIS AU LECTEUR.

et la Tunisie avec leurs palmiers et leurs caravanes ; l'Algérie


avec ses oasis et ses descris de sable; le Maroc avec ses mosquées
farouches ; l'Espagne avec ses antiques cites mauresques, ses taureaux
et ses mules empanachées' le midi rayonnant de notre chère
France; l'Italie avec ses ruines, ses palais et ses églises, ses goljes

et ses volcans, ses musiciens et ses gondoles ; la Dalmatie, le Mon-


ténégro et les îles Ioniennes ; la Grèce avec son Parthénon et les

grands faits de sa chronique ; la Turquie avec ses minarets, ses sul-

tans et ses m) stères ; la S) fie avec son archipel, avec ses vieil/es

gloires ; la Palestine avec ses couvents et son Calvaire, son Jour-


dain et sa mer Morte ; l'Egypte, enfin, avec ses fellah et ses pyra-
mides, ses Khédives et ses Pharaons ?
Notre ouvrage comprendra neuf volumes qui paraîtront suc-
cessivement, d'hiver en hiver. Chacun d'eux aura toutefois son
individualité distincte. Les trois premiers peindront les Côtes bar-
BAResques de Tripoli à Tunis, de Tunis à Alger et d'Alger à
Tanger ; les trois suivants décriront les Côtes latines de Tanger
à Port-Vendres, de Port-Vendres à Vintimille, et de Vintimille à

Venise; les trois derniers, enfin, parcourront les Côtes orientales


de Venise à Salonique, de Salonique à Jérusalem et de Jéru-
salem à Tripoli où aura commencé et finira notre périple.
Nous suivrons les côtes, avons-nous dit , mais nous ferons souvent
l'école buissonnière. Toutes les fois qu'un chef-d'œuvre de l'art ou
de la nature nous y appellera, nous nous en foncerons dans les
terres ou nous gagnerons les îles ; nous nous livrerons beaucoup à
la fantaisie et au hasard de nos courses et pourtant nous nous
efforcerons dette aussi complet que possible . Productions du sol,

industrie, beaux-arts, monuments, histoire, religion, lois, usages,


costumes, nous toucherons à tout. Ce qui le plus intéresse
I homme, c'est l'étude de l'homme lui-même; ce que le spectateur

va chercher au théâtre, c'est l'acteur plus que les décors dans lesquels
il se meut, et < est /homme, c'est l'acteur de la grande comédie
humaine que nous tacherons surtout de /aire vivre au.r ) eux de
nos latents.

Votre publication ne sera pas uni' suite de guides. Elle répondra


néanmoins à ce besoin de déplacement s qui est eut ré dans nos mœurs
AVIS AU LECTEUR. Vil

et qui, lorsque revient l'été, entraîne tout le inonde par les chemins
faciles mais trop battus de nos montagnes, de nos plages et de nos
villes d'eaux. Chaque année nous prendrons nos amis par la main,
et, avec eux, nous accomplirons une partie de l'instructive , de
l'attra ) aute promenade que nous entreprenons aujourd'hui. Chacun
de nos volumes leur fournira comme le plan d'un voyage qu'ils

pourront refaire en réalité après l'avoir fait avec /ions en imagi-


nation, il leur donnera comme l'esquisse d'une excursion qu ils

puniront aisément effectuer pendant le temps heureux consacré


aux vacances ... Puissent ces compagnons de route nous venir très

nombreux ! Puissent-ils ne pas regretter de nous avoir suivi !


DE

TRIPOLI A TUNIS

TRIPOLI

ARRIVÉE. HISTOIRE. DOUANE. — ARC DE TRIOMPHE. CON-


SULAT. — Kl ES. FOURS. — MAISONS. — COMMERCE. — SOUK-
EL-TURKI. — HABITANTS. — ESCLAVES. — TOUAREG. MONNAIES.
— CHATEAU. FONCTIONNAIRES.

Neuf heures du malin... La mer brasille. Aucune terre a l'ho-


rizon niais, vers le sud, dans l'éblouissement du soleil, flam-
boient des remparts crénelés qui semblent émerger des Ilots.

Sur leur crête s'affleurent des maisons plaies qui, blanches


ou badigeonnées de bleu et mouchetées de verl par quelques
tr.'illis de fenêtres, se haussent pour regarder le large... Et,

vigoureusement, les murailles étincelantes se détachent sur des


palmiers dont la bande sombre forme le dernier plan du tableau.
C'est peu. Lue harmonie puissante résulte cependant de la

large simplicité des angles et des lignes, de l'éclat profond


et radieux des masses dont l'ensemble compose ce paysage
moghrabin.
l'as de montagne, pas de colline au delà des dattiers. Derrière
la ville, derrière ces arbres, comme derrière une île étroite

perdue dans l'Océan, on sent l'immensité vide.


DE TRIPOLI A TUNIS.

C'est Tarabolos-el-Ghrarb, — Tripoli du couchant, — l'une des


principales cités de ce Maghreb qui, d'après les géographes
arabes, comprend la Tripolitaine et la Tunisie, Afrikiah ; l'Algérie,

Maghreb Aousatli; enfin le Maroc, Maghreb Akssaï.


Nous marchons toujours... Notre navire serpente entre des
bouées qui indiquent des passes. La terre se montre ; les

détails se dessinent.

Des groupes de petites coupoles se serrent en troupeaux


blanchissants. Dans une enceinte carrée s'arrondissent, contigus
comme des œufs dans une boite, les douze dômes de la mosquée
de Si-Hamouda où, — avec ce qui fut leur famille, — les derniers
pachas dorment leur dernier sommeil. Comme des chandeliers
géants, des minarets cylindriques se coiffent d'un éteignoir de
faïence verte, se ceignent, en bobèche, d'un balcon grossière-
ment découpé et dardent vers le ciel les cornes du croissant.
Des drapeaux palpitent sur Nos trois couleurs
les terrasses.

flottent sur les murs azurés du consulat de France.


Masse compacte de tourelles mystérieuses, de tours renfro-
gnées, de prisons menaçantes, de minarets pointus, de demeures
blanches comme des tombes et à peine percées, çà et là, de
quelques lucarnes jalouses, une forteresse s'élève sur les roches
marines, en avant des remparts qu'elle domine, rogue et lîère. Sur
sa plate-forme bat le pavillon de Stamboul... Là demeure le pacha.
A l'est, — sur le tuf friable d'une sorte de falaise jaunâtre,
•creusée, rongée, fouillée par la mer, — s'étend un vaste
caravansérail. Autour de ses arcades, à travers un fourmillement
gris et fauve de bêtes et de gens, passent de gros points bruns
qui sont des dromadaires, courent des choses rouges qui sont
des voitures, voltigent, comme des frelons autour d'une ruche,
de grands insectes blancs qui sont des cavaliers.
Plus loin, toujours vers l'orient, continue la ligne des palmiers.
Lt, aériens, doucement échevelés parles caresses de la brise, ils

se dessinent finement sur le fond diamanté du ciel. Entre leur


file verte et l'écume des vagues, des marabouts mettent leurs
eubes el leurs hémisphères de neige... Puis c'est le tombeau
des sultans Karamanli .
-

TRIPOLI. *

Propriété de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem — auquel, eu


ioio, l'avait donnée Charles-Quint, — Tripoli tomba, en i55i, ait

pouvoir des troupes de Soliman II et, pendant plus d'un siècle et,

demi, appartint à la Porte.


En i
j 1 4 , Ahmed Karamànli, qu'on y avait envoyé comme
gouverneur, pensa qu'il lui serait plus agréable d'y commander
pour son propre compte et résolut de l'aire de la T.ripolitaine

un Etat indépendant, c'est-à-dire qui ne dépendrait plus... que


de lui-même. Comment y arriver.'... C'était bien simple! La vie
humaine pèse si peu dans la balance que, d'une main criminelle,
tiennent les faiseurs de coup d'Etat !

Il convia ses officiers à des réjouissances attrayantes, là-bas,


dans le palais suspect ([iii sourcille sur la plage... Les aimées
danseraient !

Et, toujours friands de leurs chorégraphies, — comme un


seul Turc, — les Osmanlis répondirent à son invitation...

Des gardes leur tenaient l'étrier, les débarrassaient de leur


manteau, les désarmaient obséquieusement, au moment où ils

descendaient de cheval, et, un à un, les faisaient entrer. Voûté,


bordé de cellules noires, un boyau long et sombre était censé
les conduire jusqu'à l'appartement du maître... Il les condui-

sait à l'autre inonde.


A mesure qu'ils passaient, des sicaires bondissaient hors des
antres où ils étaient cachés, les serraient au cou pour étouffer
leurs protestations, les égorgeaient en un tour de main et

escamotaient leur cadavre.


A l'heure où devait s'ouvrir la réception, les invités arrivèrent
si nombreux qu'on ne put les isoler les uns des autres. Ils

traversèrent en niasse le corridor sanglant. On leur dit (pie

leurs camarades étaient ailleurs... Et les tambours, — les dai-


bou/îas, — ronflèrent.
Les femmes déployaient leurs foulards et leurs grâces...

Amenés sans bruit à la porte de la salle, les assassins s'abattirent


tout à coup sur les officiers anéantis dans la contemplation d'un
spectacle enivrant, — avant-goût des joies que promettaient à
leur piété musulmane les houris paradisiaques. Une minute
4 DE TRIPOLI A TUNIS.

après, il n'y avait plus que des morts!... Et les aimées dansaient
toujours.
Le lendemain, ce fut la Saint-Barthélémy des soldats. La
garnison turque s'évanouit comme s'étaient évanouis ses chefs
<(, à l'unanimité des suffrages, Ahmed Karamanli se nomma
pacha souverain de la Tripolitaine.

Le peuple épouvanté lui décerna le titre que l'humanité


imbécile réserve aux plus sanguinaires de ses destructeurs :

il l'appela Ahmed-el-Kebir, —- Ahmed le Grand.


Jusqu'en i83j régna sa dynastie. En ces temps reculérs, la

piraterie était l'occupation majeure des Tripolitains, comme des


autres Barbaresques. La France venait de punir Alger de ses
brigandages maritimes et ses conquêtes s'étendaient dans le

nord de l'Afrique. Tous les croyants du Maghreb allaient-ils

passer sous son joug?... Et, soi-disant fatigué de l'inconduite


navale de ses sujets d'autrefois, le sultan envoya à Tarabolos
une escadre qui devait la préserver de l'invasion des infidèles.
Comme Ahmed avait fait à ses officiers, le capitan-pacha fil

au dernier Karamanli. Il l'invita, avec ses ministres et sa garde,


a une fête que, en son honneur, il donnerait à bord de la frégate
amirale... On ne tua personne mais on prit tout ce monde, ainsi
que dans une souricière. Et on débarqua un corps d'armée qui
était caché dans les flancs des navires, comme les Grecs l'étaient

dans ceux du cheval de Troie... Au nom du Divan, Mustapha-


pacha reprit la Tripolitaine redevenue province ottomane.

Après le tombeau des sultans, des tentes militaires éparpillent


leurs cùnes sur un large espace ensoleillé. Puis se développe, nue
et sablonneuse, la côte; de la Grande Syrte, — du golfe de la Sidre.
A l'ouest île la ville, sur un rudiment de quai délabré, se
dressent les très modestes bâtiments de la Santé, ceux de la

Douane et un fort aquatique une, à demi-démantelé, un rempart


réunit à la terre ferme. De cette forteresse part, — pour se
diriger vers le large, comme une jetée créée par la nature,
— un alignement de pierres blanches et rousses, de roches
effritées.
b DE TRIPOLI A TUNIS.

— C'est recueil des Français, disent Italiens et Turcs, avec


une outrecuidance puérile. S'ils ont l'audace de s'approcher...
Sur ces cailloux protecteurs, leurs cuirassés briseront leurs
éperons !

Vers l'occident s'étend la plage où vécut l'une des trois cités


auxquelles l'ail allusion le nom de Tripoli : Sabrata que les
Arabes appellent Zouara et que les marins connaissent sous la

dénomination italienne de Tripoli Vecchio. Les deux autres étaient


Leptis, qui loge encore des Bédouins dans ses ruines et Œa dont
la place est occupée par la ville actuelle.
Les eaux de la rade brillent, unies comme une glace. Armées
pour la pèche des éponges, des sakolèves grecques y font luire
au soleil leurs lianches d'acajou ; des karebs arabes s'y endorment
lourdement; des cliêbeques aux trois voiles latines y inclinent
leur mât de misaine et, comme les vieilles galères, y élèvent
leur poupe; des clairons sonnent derrière les sabords d'une
corvette pavoisée de l'étendard écarlate et des fez d'officiers se
promènent au revers de ses bastingages.
Autour de nous, pleines de gesticulations et de clameurs, se
bousculent des embarcations montées par de grands nègres aux
vestes rouges lacées dans b' dos, toutes soutachées d'or...
Un canot nous emporte. Son pavillon traîne dans une mer
d'une transparence si limpide qu'on voit, au fond, les coquillages
et les crabes se traîner lentement par les algues vertes où le

soleil se joue en rellets irisés. Des Arabes nous attendent sur


le sable.

Encore quelques coups d'aviron et, — le cœur gonflé de cette


joie qu'on éprouve en abordant une terre inconnue, l'esprit
éveillé par cette curiosité qui s'allume à l'aspect d'un pays
nouveau, les yeux pleins de l'enchantement d'un spectacle sur
lequel, enfin, se lève la toile, — nous mettons le pied sur les
dalles branlantes du quai tripolitaiu.

Halte-là! On ne débarque pas ainsi!... Le raïs-el-marsa, — le

capitaine de port, — nous barre la route. De jolis employés en


redingote noire mais en bonnet garance nous font entrer dans
TRIPOLI. 7

une maisonnette vide... Et, longtemps, gravement, comme si

nous arrivions de la .Mecque sainte, ils tournent, ils retournent.


ils étudient, ils flairent notre patente de santé.
— Vraiment .'
Ni peste, ni choléra à bord, ni en France. 1

... Vous
venez pourtant de Marseille!... Enfin, passe/!
A côté de \a Santé, s'ouvre, — toute petite et, en partie, grillée,
de bois, — la place de la Douane. Au milieu des ballots défaits et

des caisses ouvertes qui s'y amoncellent en désordre, s'agitent, à

grand tapage, des hammals très foncés. Demi-nus, des boucles


d'argent aux oreilles, ils se mettent six pour rouler un baril,

douze pour trimbaler une malle supendue à trois barres paral-


lèles... Et ils suent, ils soufflent, ils geignent comme s'ils

soulevaient le rocher de Sisyphe. Velus d'un sac percé de trois


trous, un pour la tête et un pour chaque bras, d'autres les

regardent, prêts à les relayer quand faibliront leurs forces


combinées. Un beau Turc en burnous caresse sa longue mous-
tache et, de temps à autre, fait, d'un grand coup de fouet,
bondir ces portefaix qu'il traite comme des parias. Sordide et

chassieux, un vieux Juif rampe dans la poussière et, tremblo-


tant, y ramasse des éclats de bois et de débris d'emballage.
Un élephanliasis ulcéré déforme ses jambes bouffies; ses pieds
sont horriblement bossues de bourgeons charnus, sanguinolents
el dans lesquels, mince comme un lil mais long comme un
câble, se loge, en peloton, un dragonneau, un lilaire de Mé-
dine, parasite hideux qu'il n'est pas facile de chasser de sa
demeure vivante! 11 faut, lorsqu'il met le nez à la fenêtre, le

saisir habilement entre les mors d'une allumette fendue comme


une pince et, sans brusquer les choses, patiemment, enrouler
chaque jour sur celte bûchette, comme sur une bobine, son
corps qui se dévide et qui sort peu à peu. Nous avons vu des
marins mettre quatre ou cinq semaines à expulser ainsi un de
ces locataires incommodes...

Sous les regards soupçonneux d'un jeune et riche commerçant


sémitique qui, — une blouse blanche flottant sur son large pan-
talon de calicot, — surveille le moindre de leurs mouvements, le

plus insignifiant de leurs gestes, des Arabes venus de très loin,


H DE TRIPOLI A TUNIS.

à travers les déserts immenses, discutent avec les douaniers du


pacha. Impassibles comme les soldats de toutes les gabelles,
blindés contre les récriminations de leurs victimes, ceux-ci
lardent les ballots, bouleversent les caisses, éventrent les paquets
d'étoffes. Et la toile, les cotonnades imprimées se déploient et

déferlent autour d'eux en flots bleus, rouges et blancs. Des


caractères kouffiques sont, en lils d'or, brodés dans la lisière de
ces tissus qui arrivent d'Angleterre ou d'Allemagne... La France
n'introduit guère annuellement en Tripolitaine que pour deux
millions de francs de produits... En maugréant, les chameliers

...
.«igi f f g i -

TlllI'OM : Il IKU A M .

replient leurs toiles et, sur leurs bêtes au pas lourd, elles pren-
nent le chemin du Soudan, du Grand-Sud, où elles seront
échangées contre on ne sait quelles denrées sauvages mais
précieuses sorties du centre de l'Afrique.
Au fond de l'étroite place dont il occupe tout un côté, un petit

dock eonlienl une curieuse macédoine d'objets hétéroclites que


vendent aux enchères des employés du fisc. Ce sont les dîmes
prélevées en nature sur les marchandises pour lesquelles on a
refusé de payer en espèces le huit pour cenl de leur valeur, —
taux auquel la loi turque a lixé les droits d'entrée, — ou le un
pour cenl qu'elle demande comme droits de sortie.

Chacun est libre de satisfaire ainsi aux exigences du Trésor...


Il y a quelque temps, un employé de consulat arrive d'Europe
I
III DE TRIPOLI A TUNIS.

avec trois cents cartes de visite. Il trouve exorbitant et vexatoire


l'impôt dont on vent frapper ces produits d'une civilisation
avancée, il refuse de s'y soumettre et, sans rire, un grand chef
appelé pour trancher le débat, lui en confisque vingt-quatre,
le huit pour cent.
— Gardez-les, lui dit le jeune homme, cela me dispensera,
pendant vingt-quatre ans, d'aller vous faire les salamalecs — les
salutations — du Beïram.
Après le parvis officiel de la douane, sur le bord de la mer, une
phuc bruyante et poudreuse grouille de Turcs, de Nègres et

d'Arabes. Quelques maisons de bois y vacillent au soleil. Le


rez-de-chaussée de ces baraques abrite des bureaux officiels

meublés de divans larges el bas ou des cafés maures qui alignent

au dehors leurs bancs écloppés et leurs tables boiteuses. Les

fenêtres de leur étage unique s'ouvrent largement aux brises de


la mer et laissent entrevoir des sortes de cercles où des officiers

et îles Turcs considérables fument en silence de grands nar-


ghilés communs, où ils se livrent à de somnolentes parties de

dames ou de tarots, où ils sirotent lentement l'opale de leur


eau aiguisée de raki... Liqueur essentiellement orientale que
ce mastic de Chio, — ce rahi lion, — préparé avec de la résine

de lentisque, délices des buveurs levantins!


A côté de ces masures pittoresques, — de ce coin de Syrie qui
a dégringolé les Echelles pour tomber sur la côte d'Afrique, —
est installe un corps de garde. Armés d'un sabre-baïonnette et

d'un chassepot dont la batterie est soigneusement enfermée dans


une gaine de cuir, des factionnaires hautains stationnent devant
son entrée. Coiffés du tarbouch national, vêtus de toile d'embal-
lage, parés de galons et de chevrons postiches, décorés de
grosses aiguillettes de laine jaune, d'autres soldats de Sa Ilau-
tesse s'étendenl nonchalamment sur des nattes d'alfa.

Entre ces cafés et ce poste, s'enfonce Bab-el-Bahar, la vieille

porte qui, précédée d'une sorte de corridor montant, passe sous


un double rempart et nous conduit dans la ville... Où aller.' Par
mi commencer .'
TIUP0I.1. 11

— C'est moi, sidi! nous crie un grand diable dont la figure,

ravagée par la petite vérole, grimace un sourire qu'il s'efforce de


rendre avenant, un sourire farouche quoiqu'il fasse. C'est moi,

Harbib le Tonkinois! Tu peux venir... Je suis Fiançais!


Et comme, à cette déclaration imprévue, nous regardons,
étonné, ce singulier compatriote :

— Oui, Français d'Algérie! ajoute-t-il. Ma mère était des Ouled-


Naïl mais mon père fut un soldat de France. D'ailleurs, — comme
turco, — j'étais a Lang-Son et à Son-Thaï.
— Bab! Et pourquoi n'es-tu [dus militaire?
— Ah, voilà!... Aji ma'ia! — Viens avec moi! — fait-il brus-
quement, comme pour couper court à des questions par trop
indiscrètes.
Quelque vaurien comme il en roule sur toutes ces cotes, ce
tirailleur en rupture de ban! N'importe! Suivons-le. Il nous ser-
vira toujours de tordjeman, — d'interprète, — et, à la fin de la

journée, nous serons à ses yeux le plus généreux des voyageurs


si nous luidonnons de quoi acheter une mesure de blé à... sa

famille. Ne disons pas à sa femme ne prononçons pas ; ce mol


devant lui ! Si dénué de préjugés qu'il puisse être, nous l'indis-

poserions étrangement contre nous.


Après la porte, commence, bordée d'échoppes en désordre, la

rue Erba R'set, la principale de Tripoli.

Quel est cet arc de triomphe dont les vieilles murailles s'élèvent,

encore arrogantes, au milieu des boutiques qui les déshonorent ?

Quel est ce monument dont la noble silhouette se profile, —


muette et sombre comme un fantôme d'autrefois, — sur les

minarets verts et sur les maisons blanches.'... Aucune inscription


ne répond. La reconnaissance d'un fonctionnaire romain, qui
s'enrichit, en occupant en Libye un poste analogue à celui de
nos directeurs des douanes, le dédia à Trajan, disent les uns, à

Marc-Aurèle et à son collègue .Elius. pensent les autres.


11 n'a déjà plus <|iie la moitié de sa hauteur primitive. Autour
de lui,, le temps a exhaussé le sol et, comme un vaisseau qui
sombre, il disparait peu à peu dans le néant.
12 DE TiUl'ul.I A TUNIS.

Quatre piliers disposés en carié, réunis deux à deux par un arc


en plein-cintre et supportant la coupole dont les Arabes les ont
affublés, telles sont ces ruines, belles encore dans la misère de
leur décadence. Aucun cimenl n'en lie les grosses pierres; leur
poids seul les unit. .Mutilés par des marteaux vandales, ou, peut-
être, laissés inachevés par les ouvriers de Rome, des bas-reliefs

\ représentent des (leurs el des guirlandes, des trophées et des

ligures. Les arcades sont aujourd'hui murées et on a fini par

faire de cette orgueilleuse bâtisse un immonde entrepôt de ton-


neaux et de caisses vides. Vanitas vanitatum...

Quittons Erba R'set et suivons, à gauche, cette rue longue el

étroite. Les murailles sans fenêtres en sonl bizarrement peintes


TRIPOLI : L A lie l>l UllOMPHE.
14 DE TRIPOLI A TUNIS.

d'un Lieu céleste sur lequel se reposent, avec plaisir, les yeux
l'alignés de L'éclat du soleil. Jetés des maisons d'un côté aux
maisons d'en l'ace, — comme des arcs-boulants destinés à les

empêcher de tomber clans les bras les unes des autres, — de


nombreux arceaux aux courbures déliées l'enjambent et la

transforment en une sorte de tunnel à claire-voie.

Il v a là quelques constructions à la mode européenne; il v a

une auberge maltaise qui. à peu prés habitable, se pare du nom


pompeux ùiHôtel transatlantique; il y a enfin, le consulat.

Le consulat c'est le consulat par excellence, le protecteur


chevaleresque de tous les chrétiens qui vivent ou qui passent à

Tripoli, c'est le consulat de France.


Habillés en zouaves, des cawas — des gardes — s'agitent

pour calmer l'impatience des gens qui, avides de nouvelles, se


pressent dans sa cour mauresque. Européens et indigènes vien-
nent, en effet, se disputer les journaux et les lettres qu'on y
distribue lorsque arrive le paquebot.
Tortues, anguleuses, étranglées, les autres rues s'embrouillent
à plaisir et forment un de ces labyrinthes ombreux, chers à tous
les peuples de l'Islam africain. Les maisons en ont rarement plus
d'un étage. Pauvres en tchafcnisirs, — en moueharabys, — elles
sont en revanche, riches en grilles qui; solidement, en ferment
les moindres ouvertures. Des colonnes torses s'accolent souvent
à leurs angles. Quelques-unes sont à ciel ouvert; d'autres se sur-
montent d'arches, comme celle du consulat ; d'autres, enfin, sont
(•ouvertes «le tentes en loques, de planchers de bois vermoulus,

de longues voûtes sombres.


Ce quartier nauséabond, —à l'ouest, prés de Bab-el-Djedid, —
c est le Imiti, le ghetto tripolitain. Des ruisseaux de vase corrom-
pue y circulent dans des ruelles qui, pour la plupart, se ter-
minent en impasses, en culs-de-sac ressemblant à des corridors
de maisons malpropres, a des cours familières... Et on en ressort
bien vite, comme si, involontairement mais indiscrètement, on
s'était fourvoyé dans des demeures privées.
Des gamins débraillés se roulaient par là comme chez eux ;

vautrées à plal ventre ou largement assises sur les dalles, des


TRIPOLI. «5

Juives en pantalon blanc y caquetaient avec entrain et, sur des


fourneaux d'alchimistes, y faisaient mijoter des choses puantes
et indéfinissables.

A chaque pas, s'offrent de petits tableaux, charmants de cou-


leur locale mais devant lesquels il ne faut pas bayer trop long-
temps : boutiques sourdes où des marabouts sommeillent dans
l'ombre; intérieurs furtivement aperçus; coins que rafraîchit un
bassin, — un impluvium, — dans le goût pompéien, et que trans-
forment en salons de petites tables basses et îles coussins de
soie épars sous les galeries ; mosquées hermétiques ; ma-
sures qu'flarbib nous montre d'un coup d'œil et en doublant le pas .

Les yeux lixes sous les pendeloques de nacre de leur calotte


étoilée de sequins, le Iront largement pailleté d'or et les joues

carminées, des femmes trônent là dedans, immobiles comme des


idoles, et leur menton bleui de tatouages s'appuie sur leurs
mains aux ongles rouges. Des colliers de piécettes, de coquil-
lages, de corail, île grains aromatiques s'étagenl sur leur chemi-
sette en tulle illusion. Drapées dans une sorte de large manteau
rose, lamé d'or et frangé d'argent, d'autres se promènent dans
la rue que brûle le soleil. Sur leurs bras nus, sur leurs chevilles
brunes, sur leurs épaules basanées et sur leurs larges hanches
sonne le cliquetis métallique îles anneaux, des amulettes, des
boites à parfums...

De distance en dislance, s'ouvrent des antres enfumés d'où,


manœuvres par îles nègres plus noirs que nature, sortent de
longs manches de pelles qui nous barrent le chemin. Des fours
publics y clignotent dans les ténèbres. A deux pas de l'entrée
dont il est séparé par un fossé où se tiennent des chauffeurs
diaboliques, s'élève, dans ces taudis, un petit monument qui
rappelle les fourneaux à boulets rouées de nos anciennes batte-
ries et que coiffe une cheminée en hotte renversée : c'est le four

lui-même. Et, de sa gueule embrasée, sortent les pains lavés à

l'eau de safran, les graines torréfiées, les gâteaux baroques que,


obstruant la rue de leur masse difforme, attendent des négresses
affaissées sur le pavé enfariné ou, comme des cariatides de
basalte, appuyées aux montants de la porte.
11'.
DE TRIPOLI A TUNIS.

Reposons-nous un instant dans cette maison hospitalière,

l'une des plus belles de Tripoli. Hantée par des djenoim, — des
génies malfaisants, — les mahométans qui n'avaient plus le cou-

rage d'y loger leurs pénates l'ont louée à des Européens sans
préjugés. Bâtie sur le plan à peu près commun à toutes les mai-
sons barbaresques, elle ressemble aux plus typiques d'Alger ou
de Constantine.
Abandonnés pour quelques mois, des nids d'hirondelles s'ac-

crochent à ses arcades... Elles venaient du centre de l'Afrique


quand, remontant vers le nord, elles sont arrivées ici, en février,
les grandes voyageuses. C'était la première étape de leur migra-
tion annuelle et, longtemps, elles s'y sont reposées. Puis, lorsque

avril a reverdi nus plaines, lorsque les giroflées ont redoré nos
vieilles murailles, lorsque le soleil de la Tripolitaine les a impor-
tunées de ses rayons déjà trop chauds, elles ont rapporté à notre
ciel la joie ailée de leur poésie printanière.
Au milieu de la cour s'élève un grand vieil arbre dont le

feuillage abrite, par milliers, des oiseaux si remuants qu'il sem-


ble vivre et s'agiter lui-même, si babillards qu'à peine peut-on
s'entendre parler dans l'étourdissement de leur ramage. Ceux-là
sonl des philosophes, de bons petits moineaux sédentaires qui
prennent le temps comme il est, les saisons comme elles vien-

nent. Et, bravement, toujours insouciants et joyeux, ils suppor-


tent ici les fureurs de la canicule comme, sans penser à nous
quitter, leurs frères du Nord endurent les rigueurs de nos hivers
dans les allées neigeuses des Tuileries et du Luxembourg.
Juifs et .Maures, une centaine d'hommes sont assis à l'ombre
de eel arbre. Ils trient des plumes d'autruche entassées autour
d'eux, ils les battent avec îles palmes pour en secouer la poudre
du désert, ils les classent en petits paquets, selon leur couleur
et leur taille. Les plus grandes iront empanacher des chapeaux
d'Anglaises ou de Parisiennes; les plus petites feront des bor-
dures à leurs vêtements de décembre ou des boas flexibles dans
lesquels s'emmitoufleront leur cou et leur menton frileux. D'au-

Ires les fixent dans les bassins qui clapotent sous les arcades.
Inutile de dire que l'eau employée ici provient d'une citerne.
TIUPOI

G'esl île Veau mauresque, comme, entre autres souvenirs de


leur passage, les Sarrasins ont laissé à la Provence L'habitude
d'appeler l'eau de pluie, recueillie sur les toitures.
A la hauteur du premier étage, règne, comme autour de la

cour, une galerie agré-


mentée de suspensions
qui y mettent leur fraî-
cheur et leur ver-
dure. On est allé,
avec leur racine, arra-
cher des capillaires aux
puits de l'oasis; on les
a al tachées aux lianes
d'alearazas toujours
suintants d'une humi-
dité qui entretient leur

vie et on les a ainsi sus-

pendues aux arcades.


Sur cette galerie
donnent les chambres,
longues pièces étroites
qui ne prennent cl n

jour que par la porte


el que plafonnent des
poutrelles peintes.
Plus haut, s'étendent
les terrasses où les in-

digènes montent pour


la prière du soir... tf.ipoli : i m: ru.
Blancs, serrés, mame-
lonnés de coupoles, hérissés de minarets et de mâts de pavillons
les toits plats de la ville rayonnent autour de nous. Sans volets,
des trous carrés percent irrégulièrement les murailles, en guise
de fenêtres ; découpés dans des plaques de tôle, des bras sur-
montent' toutes les cheminées et lèvent vers le ciel des mains
aux doigts étendus. Au nord, le regard se perd dans l'horizon ma-
il
18 DE TRIPOLI A TUNIS.

rin; au sud, il s'égare dans la muraille verte et mouvante des palmes.


Des Arabes font sécher ici les plumes qu'il ne restera plus
qu'à friser en Europe.
Nous sommes chez des Anglais, chez de jeunes fils de cette
Albion cosmopolite si essentiellement colonisatrice et commer-
çante... Ils ont maison à Tripoli et à Benghazi, — les deux ports
principaux du Bournou, du Soudan, du continent mystérieux.
Dans quelques années, ils rentreront at home, après fortune
faite. Ils achètent les peaux de chèvres, les peaux de bœufs de
Fillali déjà teintes en rouge, la gomme, le séné, la cire, l'ivoire

que des chameaux leur apportent d'Ouins, après un voyage de


trois mois, la poudre d'or qui leur vient du Fezzan, enfin et sur-

tout les plumes dont, plusieurs fois par an, ils expédient jusqu'à
quatre ou cinq tonneaux,— quatre ou cinq mille kilos, — à la fois.

Le commerce qu'ils font ainsi avec les caravanes est un


commerce d'échanges, un trafic qui leur procure un double béné-
fice. Ils achètent, par exemple, une grande plume blanche pour
cinq francs, prix maximum des plumes les plus rares et les plus
belles. Mais ce n'est pas en espèces qu'ils paient les caravaniers;

ils leur donnent un objet de quincaillerie qui est censé valoir


celte somme et qui, en réalité, ne leur coûte que trois francs. Ils

revendront neuf francs la plume ainsi acquise... et, au total, ils

auront gagné le deux cents pour cent.

Non loin de celte demeure si habilement négociante, passe


Souk-el-Turki, la rue la plus vivante, la plus gaie de Tarabolos.
Insoucieux de leurs affaires, des marchands s'accroupissent dans
les boutiques exhaussées qui la bordent de leurs alcôves conti-
nues et causent de l'une à l'autre. Sur les larges auvents de plan-
ches crevassées qui protègent contre le soleil leurs épices, leurs
fruits et leur mercerie originale sont posées des traverses qui
Vont d'un côté de la rue à l'autre. Et des vignes qui s'accrochent
a ris barres font sur notre tête un riant plafond de verdure dans

lequel, tranquillement, les araignées tendent leurs embûches


aux moucherons.
L'araignée est partout, ici. comme chez elle; elle est sacrée
TRIPOLI. 19

pour le musulman; ses travaux sont inviolables... Lors de son

hégire, Mahomet se cacha, un jour, dans une grotte. Sans doute


envoyée de Dieu, une araignée vint, de ses fils de soie, fermer
cette retraite.

— Il ne peut être ici, se dirent les ennemis qui poursuivaient


l'époux de Khadidja. Personne n'est, depuis bien longtemps,
entré dans cette caverne... Voyez cette toile.

Et ils passèrent. Le prophète était sauvé!


De fréquents arrosages rafraîchissent le sol de terre de Souk-
cl-Turki. Dans son ombre verte s'ouvrent des calés décores de
tableaux en clinquant, meublés de fourneaux et de bancs cou-
verts de nattes, éclairés par le soleil qui leur arrive d'une cour
postérieure et qui y allume de pittoresques effets de lumière, de
bizarres éclairages à la Rembrandt. Vêtus à l'européenne mais
coiffés à la turque, des officiers à la moustache tombante y sont
assis, le chapelet aux doigts, le sabre à fourreau d'acier entre les
jambes. Ils boivent, goutte à goutte, le café parfumé de girofle,

de cannelle et de muscade; ils contemplent, méditatifs, les gens


et les bêtes qui passent.
Ce sont des chiens sauvages et des gazelles civilisées; de gros
employés sanglés dans leur redingote sans revers; des bour-
ricots minables; des Maures en larges gandouras rayées de
bleu; d'autres qui laissent leur chemise flotter sur le pantalon, ce
qui, ici, est une manière très commune et très reçue de porter ce
vêtement intime. Ce sont des Négresses dont les oreilles s'allon-

gent sous le poids d'une demi-douzaine d'anneaux alourdis de


corail; des Nègres négligemment couverts d'une longue blouse
qui, fendue comme une chasuble, laisse voir tout le profil de leur
corps barbouillé de suie, ce qui ne les empêche pas de se

mouvoir avec l'aisance insouciante d'hommes vêtus comme


l'exigent les lois de la plus scrupuleuse décence.
Le tambour sur le ventre, des sacs de cuir leur battant les
cotes, quelques mendiants éthiopiens, que les zaptics — les

agents de police — regardent de travers, promènent dans la foule

le masque de coquillages et île peau brute dont les poils leur


l'ont comme un hideux faux visage de guerriers japonais.
20 DE TRIPOLI A TUNIS.

Des chameaux arrivent d'une allure fatiguée. Sur la selle circu-


laire qui, en couronne, ceint leur bosse pelée, se juchent, très
haut, des Arabes plus fiers dans leurs haillons que des rajahs de
l'Inde sous le baldaquin de leur éléphant de parade.
Ces hommes, repoussants d'ophtalmies dont, effrontément,
ils accusent le sable et la lumière 1
, ce sont des Juifs, les plus
malpropres des indigènes barbaresques.
Et, toujours, presque totale, cette absence de femmes qui
donne leur cachet particulier aux villes musulmanes. A peine,

MINARETS ET T E n n A f

de loin en loin, en apparaît-il une, roulée, comme quelques


hommes du pays, dans le barracan noir et brun, — dans une
couverture à carreaux, — qu'elle jette sur sa tète et que, sévère-
ment, elle serre sur son visage... Une bourgeoise de Tripoli qui
s'oublierait jusqu'à montrer un œil serait déshonorée pour le

reste de ses jours.

La population du vilayet de Tripolitaine compte environ un


million d'habitants. Ceux qui, placés sous l'autorité du raïs-el-
baladia, — du capitaine du pays, — vivent dans la capitale, sont
au nombre de vingt-cinq mille, de cinquante mille, de cent
mille, peut-être. Le recensement, la statistique, l'état civil et

autres préoccupations tracassières de nos gouvernements mé-


thodiques ont toujours été les moindres soucis des adminis-
TRIPOLI. 21

hâtions musulmanes. Cette population se compose d'Arabes, de


Turcs, de Juifs, de Nègres et de Maltais. Trait d'union ethno-

MENDIANT NEGRE,

graphique entre les premiers et les Européens, ces derniers


pullulent ici, comme sur toutes les côtes septentrionales de
l'Afrique. Que feraient-ils? De quoi vivraient-ils sur les roches

stériles où ils éclosent par milliers .'


22 DE TRIPOLI A TUNIS.

A travers le monde bariolé qui remplit Souk-el-Turki, passent


des montagnards qui viennent vendre le gibier du Djebel-
Ghàrian et courent des brocanteurs qui, un burnous dans une
main, une paire de babouches ou un fusil dans l'autre, hurlent
comme si on leur avait pris quelque chose... Marchands aux
enchères, ceux-ci sautent, en criant, de rue en rue, de boutique
en boutique. Et, fidèlement, leur mémoire cueille au passage les
offres qu'on leur jette. Le soir venu, ils savent retrouver leur
plus fort enchérisseur. Malheur au mauvais plaisant qui refuserait
alors de tenir son marché !

Jamais les autorités mahométanes de Tripoli n'ont songé à


fulminer le moindre anathème d'expulsion contre les congréga-
tions chrétiennes... Et, note curieuse dans la multitude mécréante,
des marianistes mettent parmi le blanc des turbans et des bur-
nous la tache sombre de leurs chapeaux de paille noire et de
leurs longues redingotes. Les braves gens ont un établissement
ici comme, depuis longtemps déjà, ils en ont un à Sfax, un à

Sousse et un à Tunis. Us rendent, dans leurs écoles gratuites,


les précieux services, que, chez nous, rendent les frères de la

doctrine chrétienne. Ils représentent la France en Tripolitaine ;

ils 3' portent un peu de nos idées et de nos mœurs ; ils y sont,
dans l'élément européen, nos meilleurs agents de propagande.
Moins entreprenants, d'ailleurs, que les missionnaires dont le

zèle menace quelquefois de nous créer des difficultés diplo-


matiques au Japon ou en Chine, ils ne cherchent pas à convertir

les indigènes. A quoi leur servirait de le tenter ? Notre religion


n'a jamais fait et ne fera jamais un prosélyte sérieux dans le

peuple de Mahomet.
— C'est par les femmes, nous disait un prêtre d'Afrique, que,
ailleurs, nous arrivons jusqu'aux hommes. Or la femme est

invisible, inaccessible chez le musulman. Le levier indispensable


de son influence occulte nous fait ici complètement défaut.

Vers l'est de la ville, sous des voûtes qui se coupent en croix,


s enfoncenl les souks, — les marchés couverts. Là, dans des
niches carrées où règne un beau désordre, s'entassent les habits
TRIPOLI. 23

plus ou moins brodés, les tapis d'Ouargla ou du Soudan, les

verroteries de Venise, les œufs d'autruche, les sparteries à

dessins rouges et jaunes. Sous les arcades voisines travaillent


des armuriers et des selliers. Dans des échoppes Iiardeuses, des
joailliers judaïques pèsent, avec des graines de caroubes, les
pierreries et les perles d'Orient qu'ont apportées les caravanes.
On trouve de tout ici. On y trouve jusqu'à des nègres, heureux
d'avoir été vendus par leurs rois cannibales à des trafiquants
arabes qui les ont amenés. — Un homme ? Trois cents francs. —
Une femme? Cent cinquante. — Un négrillon? Soixante el

quinze... C'est le prix courant, au comptant et sans escompte.

Ce commerce ne s'affiche cependant plus aussi ouvertement


qu'autrefois; le bois (Cébène n'est plus mis en vente dans un
bazar public. C'est ordinairement dans quelque jardin de l'oasis
voisine que les traitants entreposent leur pacotille ; c'est là qu'on
va la chercher.
Les Européens ne peuvent guère se permettre la fantaisie

orientale de ces sortes d'emplettes; leurs consuls s'y opposent.


Et, le cas échéant, les autorités locales doivent prêter main-
forte à ces fonctionnaires de qui, en vertu des capitations, leurs
nationaux sont seuls justiciables. Le consulat de France est

même regardé comme un lieu d'asile pour les esclaves. Ceux


d'entre eux qui viennent y chercher un refuge sont libres, même
s'ils appartiennent à des musulmans... 11 est bien rare qu'il ait

à user de cette prérogative.


Que ferait un noir de l'émancipation ainsi conquise ? Qui le

reconduirait dans son pays accessible seulement aux longues


files de chameaux? N'y retrouverait-il pas, d'ailleurs, ce sacrifice
au diable, cette mort à laquelle le condamnaient les coutumes des
guerres sauvages, à laquelle l'avait arraché une vente après tout
bienfaisante ?...

Les esclaves ne sont pas malheureux chez les musulmans.


On les a vus souvent, pour être gaules encore, pleurer et sup-

plier des maîtres qui les voulaient affranchir comme on a même


vu, jadis, des captifs chrétiens rachetés par la Merci revenir en
Afrique et. volontairement, y reprendre leur servage... Ils tra-
24 DE TRIPOLI A TUNIS.

vaillent à peu près quand et comme ils veulent; ils font partie
de la famille à laquelle ils appartiennent ; bien traités, parfois
aimés de leurs propriétaires, ils ont toujours, au moins, le toit

et le couvert et, pour des êtres d'une race inférieure, cette


douce servitude vaut mieux qu'une liberté précaire... Ce n'est

pas tout. Les Arabes font oublier aux Nègres la grossièreté


de leur fétichisme ; ils les convertissent à l'Islam en faisant
miroiter à leurs yeux l'espérance d'une vie future dont les
délices sensuelles séduisent leur esprit inculte mieux que les

joies mystiques de notre paradis; ils les élèvent presque jus-


qu'à eux; ils se les assimilent, enfin, et ils les rapprochent de
la civilisation... Si paradoxale que cette assertion puisse paraî-
tre, l'esclavage en Afrique perfectionne et moralise des infortunés
qui, sans lui, grouilleraient toujours dans une barbarie téné-
breuse.
Si leur intelligence paresseuse pouvait les comprendre, les

Nègres seraient peut-être les premiers adversaires des nobles


utopies que caresse le cardinal de Tunis. La lutte prématurée
entreprise par ce prélat trop généreux contre cet esclavage —
que, d'ailleurs, admet l'Evangile — n'est-elle pas, de plus, la
lutte contre l'islamisme lui-même qui autorise la vente et l'achat
des idolâtres ? Vouloir abolir la traite au Soudan n'est-ce pas,
pour une idée juste et féconde en théorie, fausse et inutile en
réalité, chercher une vaine querelle à ces mahométans dont,
puissance africaine, la France a tout intérêt à ménager les
susceptibilités? Envoyer au delà du Sahara ces moines guerriers
qu'on rassemble en Algérie ne serait-ce pas faire croire aux
Arabes que nous voulons, à main armée, leur imposer notre
foi ou, au moins, l'imposer aux peuplades qu'ils convertissent
eux-mêmes? Ne serait-ce pas, enfin, pour un résultat douteux,
nous préparer bien des embarras, bien des mécomptes?... Inter-
rogeons tous ceux qui ont vécu eu Afrique ou en Amérique,
tous ceux qui, voyageurs ou marins, planteurs ou militaires, ont
VU les nègres de près et ont pu les apprécier à leur juste valeur.
fous nous diront (pie les temps ne sonl pas encore venus.
Laissons, en attendant, Turcs e1 Arabes traiter comme bon leur
TRIPOLI. 25

semble, leurs serviteurs à la chevelure crépue... Victimes du


vice, de la misère, de l'ignorance, nous avons chez nous assez
d'esclaves à affranchir, avant de nous occuper de ceux qui
sortent du continent noir !

Dans la pénombre des souks se serre, en un perpétuel


remous, un troupeau humain sur lequel, caractéristique,. flotte
l'odeur musquée de l'Arabe.
Voilà des enfants du désert, armés jusqu'aux dents, respirant
toute la fierté d'une grande race libre. Voici des citadins
plus humbles et pauvrement vêtus... Ne vous y trompez pas.

l!N COi\ lil M II: (.11 K.

Sous les apparences d'un dénûment calculé, ils dissimulent


souvent une fortune que, — comme les Juifs, comme les Tunisiens
de naguère, — ils doivent celer aux regards avides de leurs

gouvernants.
Ces hommes chaussés d'escarpins et couverts de deux burnous
de fine laine, — un capuchon levé, l'autre rabattu, — viennent
de Ghradamès... Musulmans intraitables, ils passent lentement,
le dos légèrement arrondi ; ils égrènent un chapelet sans fin et,

avec componction, ils baissent leur ligure d'ascète. Et, sournois,


ils coulent vers nous de longs regards qui semblent chargés de
haine, des regards très sombres dans lesquels couve comme le feu

d'un ardent fanatisme... Moins terribles qu'ils n'en ont l'air, ce ne

sont guère, pourtant, que des marchands pacifiques. Leur ville a


disent-ils. été fondée par des israélites, au temps lointain des
20 DE TRIPOLI A TUNIS.

patriarches, et on serait lento de croire à cette origine biblique.


Comme les Juifs ils ont la bosse du négoce. Nul ne sait, mieux
qu'eux, organiser des caravanes qui. autrefois rivales de celles
de Tripoli, vont porter au Soudan les produits de l'Europe; nul
ne sait vivre en de meilleurs termes avec les bandits du désert;
nul n'a, avec une diplomatie plus heureuse, installé et maintenu
des comptoirs au centre de l'Afrique ; nul n'a su, plus habilement,
conserver une indépendance relative et, — moyennant un simple
tribut payé au pacha de Tripoli, — constituer une sorte de
république religieuse et commerçante.
Ces guerriers dont, à demi, un voile noir cache le noir visage
et que, avec un vague sentiment de crainte, on regarde comme
des énigmes vivantes, ce sont des Touareg, de mystérieux
Imohags... Us portent un pantalon et une blouse d'étoffe bleue

et blanche ; un flot s'ébouriffe sur leur haute cliachia écarlate.


A leur flanc est suspendue une large épée à deux tranchants et
dont la garde a la forme d'une croix; un anneau de cuir attache
un poignard sur leur bras gauche. En guerre, un petit bouclier

blanc, taillé dans une peau d'antilope les protège contre les
balles; sur leurs épaules sont alors jetés en faisceaux de longs
javelots au fer barbelé ; leur avantd>ras est cerclé d'un lourd

bracelet de pierre sur lequel sont gravés un nom de femme et

une devise d'amour, bijou meurtrier dont la pression brise les


côtes et luxe les vertèbres des ennemis qu'ils serrent dans leurs
bras secs et nerveux... Écoutez-les. lis parlent le tamaoq, ce
dialecte barbare qui n'a rien de commun avec la langue arabe
et dont l'origine se perd dans la nuit des âges... Tout en eux
est singulier. Voyez-les écrire. L'un d'eux pose la pointe de son
roseau au milieu de la feuille étalée sur la paume de sa main
gauche et, partant de là, il trace, sur son papier qu'il fait tourner
à mesure, une longue ligne qui s'enroule sur elle-même comme
les spirales d'un colimaçon. L'autre commence comme nous mais,
arrivé au bout de sa ligne, il retourne sa page, la tète en bas,
et, sans interrompre la série de ses lettres, il fait sa seconde
ligne parallèlement à la première, mais renversée; il retourne
encore une fois sa feuille, passe à la troisième ligne comme il
TRIPOLI. -27

a passé à la seconde et ainsi de suite. Son écrit n'est pas en


hélice, comme celui de son camarade; il est en zigzag, comme
le ruban d'étain du carreau étincelant d'une machine électrique.
Les caractères dont ils se sont servis sont aussi curieux que
la manière dont ils les ont juxtaposés. Mélange de points, de
traits verticaux, de croix, de triangles, de ronds, de signes pa-
reils à des lettres grecques, ils proviennent, dit-on, de l'alphabet
phénicien etils rappellent l'écriture idéologique du Céleste-Empire.
Bien des fois la France a tenté de s'attacher les tribus vaga-
bondes de ces Sahariens indomptables. Le maréchal Pélissier l'a

essayé en i8j6; il a, en i863, conclu avec eux un traité demeuré


lettre morte; le général Chanzy leur a fait des avances en 1876;
on leur a montré nos expositions et le luxe de notre capitale ; on
a voulu les prendre tantôt par la persuasion, tantôt par les
menaces... Efforts stériles! Ils ne veulent pas de nous dans leurs
déserts bien- aimes; ils n'y veulent de personne, pas même des
Osmanlis dont, il y a quelques années, ils ont égorgé à Rhat la

garnison entière!...

Mais nous ne sommes que des intrus dans ces souks! Chacun
nous dédaigne; sourdement, chacun nous est hostile. Trompés
par leur costume, par leur physionomie européenne, ne cherchons
même pas un regard sympathique chez les officiers turcs!... La
religion creuse, entre tous ces hommes et nous, un abîme qu'il
sera bien difficile de combler.
Près des marchés se tord, ensoleillée et poudreuse, une rue
dont chaque boutique est un atelier de bijouterie grossière; c'est
la rue des Juifs... Au milieu de ces magasins bas et sombres,
quatre planches forment, — pleines de charbon et de cendres, —
une sorte de caisse sans fond; c'est la forge. Une outre couchée
sur le sol s'ouvre à la manière d'un porte-monnaie; un homme
écarte les lèvres de bois de sa large fente et les soulève, l'outre
se gonfle; il les referme et les refoule vers le sol, l'outre se vide
et par un bec de fer, clic active le feu qui pétille entre les pierres;
c'est le soufflet... Accroupis autour de ce foyer primitif, le menton
sur les genoux, les argentiers d'Israël chauffent, découpent,
DE TRIPOLI a TUNIS.

repoussent les métaux fallacieux tlonl ils font les larges boucles
d'oreilles, les plaques de colliers, les bracelets pesants, les gros

rlUPOLI : I. \ GIIAN DE MOSQl ÉE.

ai ix de jambe, plats comme des coulants de serviettes... Et,


pour en parer les femmes des tribus, des Arabes mettenl clans

leur capuchon ces joyaux informes, encore poudreux de la résine


odorante <lrs soudures.
TKUMlLl. 29

Dos monnaies de tout pays sortent alors de leur escarcelle


brodée, des sequins de Turquie, des bou-kouffa de Tunis, des
douros d'Espagne, des écus de France, de vieux petits sultanis

minces comme du papier et tranchants comme des couteaux,


enfin et surtout des tJialers à l'effigie de Marie Thérèse. Curiosités
numismatiques, ceux-ci ont envahi le nord-est de l'Afrique
en 17495 époque où des traités de commerce furent conclus entre
l'Autriche et la Régence de Tripoli. Ils sont, depuis lors,
iO DE TRIPOLI A TUNIS.

demeurés les espèces les plus estimées des indigènes et, à

leur usage, Vienne en frappe encore, de nos jours, au môme coin


et au même millésime.

Entre de hautes murailles austères, un jardin, que dessèchent


la poussière et le soleil, enferme, près d'ici, ses cactus, ses
palmiers et ses nicotianes jaunes, tristes arbustes des ruines.
Sculptées en turbans ou en feuilles de lataniers peintes de rouge
ou de vert, des stèles funéraires y languissent sur des tombes
émaillées... Les turbans marquent la place où dort un homme; les
feuilles indiquent celle où git une femme, une épouse de pacha.
Sous une tonnelle treillagée, des soldats gardent la porte de cet

enclos funèbre... C'est que, au milieu de ses sépulcres, s'élèvent


— minarets et hautes murailles sans fenêtres, — les bâtiments
enchevêtrés d'une sorte de bastille blanche. 11 y a là des mos-
quées, de petites casernes, des logements inquiétants comme des
in-pace, des cachots où, entre autres prévenus, on serre les
parents des criminels et des débiteurs en fuite. Et les malheureux
y demeurent jusqu'à ce qu'ils aient révélé la retraite des uns ou
payé pour les autres... C'est le château que nous avons vu du large.
Là-haut, derrière les ouvertures grillées qui ajourent sans
ordre le front d'une grande bâtisse plate, meurent d'ennui les

hanoums et les lellas, — colis vivants apportés, un jour, de


Constantinople, avec des armes, des eunuques noirs et des
bagages. C'est 1«' harem du pacha... Et, au-dessus de cette prison,
1rs pigeons qui passent au ciel semblent voler plus vite et, sur la

blancheur des murailles courent leurs ombres fugitives et bleuâtres.

Là réside le mouckir, le vali, le gouverneur qui, envoyé par


le padischah, le représente dans le pachalick de la Tripolitaine.
A trois queues, ce haut dignitaire est secondé dans l'exercice
de ses fonctions par vmfarik et par un liva qui commandent les

troupes, par un capitan qui est à la tête de la marine, par un


defterdav qui administre les finances, par un mollah qui préside
les grands tribunaux, par un mouavin qui s'occupe des affaires

étrangères, par un nazi) qui centralise le service des contribu-


tions, enfin par une nuée d'effendis.
TRIPOLI. 3i

Nayés, kazas et villes, les divisions administratives du pays


sont, placées sous l'autorité des mutasserif's, des caïmacans et de

moudirs qui correspondent à nos préfets, à nos sous-préfet


et à nos maires.
Aux pieds du château passe une muraille crénelée... Au delà,
glapissent, aigres, discordants comme le bruit confus d'une
ménagerie immense, les plaintes de plusieurs centaines de
chameaux qui grognent tous ensemble.
Ouverte aujourd'hui mais fermée le vendredi, à l'heure des
prières, — de peur que, pour envahir la ville, les chrétiens ne
sortent tout à coup de terre et ne profitent de l'absence des
soldats qui sont alors à la mosquée, — une porte, — Bab-el-
Khrandaq, — traverse ce rempart.
II

AUTOUR DE TRIPOLI

MARCHÉ. ARARES. — CARAVANES. ARABAS. CAMP TURC.


BENGHAZI. — CIMETIÈRE, OASIS. — TRIPOLITAINE. JARDINS.
NÈGRES. CŒURS DE PALMIERS. — AUTRUCHES. — CAMPEMENT
ARARE. DÉSERT. TUNISIE. DJERBAH.

Bab-el-Khrandaq, — la porte de l'égout, — donne sur une


grande place poudreuse, largement ouverte du côté de la mer.
Sur ses trois autres côtés s'alignent à peu près des tentes jaunes
que raient des bandes rouges et sur lesquelles s'appliquent des
mains et des croissants découpés dans des étoffes de couleur; des
fondouks où se remisent les bêtes de somme ; des galeries où
glapissent de perpétuelles haroufes, — des disputes criardes...
Et un mélomane qui semble accompagner les discussions,
comme les musiciens du forum nourrissaient de leur bour-
donnement le débit des orateurs, tire des sons plaintifs de sa
double flûte de canne.
Gens trop remuants et exilés, — mis à la sublime porte de la

Turquie, — des Circassiens sanglés de leur cartouchière de cuir,


des Stamboulis en cafetan sombre, des Albanais qui portent un
arsenal à la ceinture, des Kurdes que coiffe un haut turban en
pointe promènent leur ennui par ici et, sous leur longue mous-
tache, abaissent avec morgue les coins de leur bouche dédai-
gneuse.
Là, le chapelet garni d'une patte de porc-épic qui, — noire et
Al'TOl'K DE TRIPOLI. 33

desséchée comme la main d'une momie d'enfant, — doit, loin


d'eux, écarter le mauvais œil, se rassemblent les Arabes du
dehors. Ils sont maigres, ils sont de taille moyenne, mais ils sont

beaux, sains et vigoureux. Aucune maladie ne semble les


abâtardir, aucune infirmité ne les déforme. Passez un mois chez
eux et vous n'y verrez peut-être pas un boiteux, pas un bancal,
pas un bossu!... La liberté de leur costume, la simplicité de leur
vie, les ablutions, l'abstention de certains aliments, la proscrip-

TIU l'OI. I : l \ NÈGHE Dl SOUDAN.

tion du vin et autres règles de ce code d'hygiène qu'on nomme


le Ko ran leur valent peut-être ces immunités enviables...
A moins, — ce qui est plus probable, — que la dureté de leur
existence ne fasse chez eux une véritable sélection et, dès leur
enfance, ne supprime les êtres souffreteux et malingres, les

avortons scrofuleux et rachitiques dont notre philanthropie en-


combre les hospices et la société.

Ces belles tètes de .Nègres aux joues tailladées, à la barbe


laineuse, aux petits yeux et aux grosses lèvres arrivent du Soudan.
Ces noirs qui, vêtus de leur boubou, — de leur longue chemise
blanche, — portent un sabre au col et, sur l'épaule, un lusil
34 DE ÏUIPOLI A TUNIS.

précieusement emmaillotté de chiffons viennent du Bournou.


Nous sommes sur la place du marché, — la place du grand souk,
— loute jaune de halles d'alfa, toute jonchée de provisions
éparses, toute moutonnée de dromadaires accroupis sous leur
hàt, en petits tas bruns et noirâtres... Et, du haut de leur tète de
tortue qui, seule, semble vivre dans leur masse immobile, les

pauvres bêles promènent autour d'elles le regard perdu de leurs


gros yeux de verre embroussaillés de longs cils, de ces yeux
dans lesquels se reflètent la profondeur lointaine des déserts
parcourus, le vague et la mélancolie des larges horizons. Leurs
lèvres tremblent à peine et, cependant, de leur foule s'élève un
vacarme pareil à celui d'un marécage fantastique où coasseraient
encore de monstrueux batraciens oubliés par l'époque tertiaire...

Ils viennent de là-bas, ils viennent du Sud. Pendant des jours et

des jours, ils ont vécu de cette autophagie dont la nature pré-
voyante leur a ménagé les ressources et ils sont arrivés, la bosse
à demi-fondue par les jeûnes longtemps endurés. D'autres
errent, égarés, et gauchement, boitent sur trois pattes... Pour
prévenir tout vagabondage, on leur a replié et attaché la qua-
trième sous le ventre.

Cinq ou six cents de ces quadrupèdes solennels se rangent sur

un côté du marche. Les uns sont chargés de leurs tellis, — de


leurs grands sacs carrés, — bourres de marchandises : tissus,

poudre, colliers de verre, quincaillerie, objets de troc et

d'échange. Les autres ne portent rien; ils remplaceront, au


besoin, ceux des premiers qui succomberont en roule.
Des marchands les moulent, le fusil sur le dos, le cou enguir-
landé du collier de ces dattes dont la pulpe doit les nourrir, dont
les noyaux doivent tromper la faim de leurs hèles. A leur selle ësl
suspendu l'alcarazas qui demain sera vide.
Autour d'eux circulent, grandis de toute l'importance de la

mission qui leur est confiée, des Arabes chaussés de hautes bot-
tines jaunes et coiffés de larges turbans. Ils ont des poudrières el

des sacs de balles au côté, ils ont des pistolets a la ceinture et un


tromblon a petite crosse sur la nuque... Ils défendront les autres
AUTOUR DE TRIPOLI. 33

dans les dangers qu'ils vont affronter ensemble. C'est une caravane.
Tripoli a presque aujourd'hui, le monopole du commerce avec
l'intérieur de l'Afrique. Six ou huit convois de mille à trois mille

chameaux en partent chaque année pour le Soudan. Chacun d'eux


est formé par des négociants arabes ou juifs qui s'associent pour
confier leurs marchandises à un chef avec lequel, au retour, ils

partagent les bénéfices mais qui a à sa charge tous les irais de


transport.
Et, sous le commandement de ce capitaine, — le kebir, — pilote
du désert, la bande commerçante va partir pour les pays lointains.
Chargé de deux cents kilogrammes, — poids moyen des fardeaux
qu'on suspend à sa bosse, — un chameau fait, en général, un
kilomètre en vingt minutes et marche dix heures par jour. Les
caravanes niellent ainsi deux ou trois mois à atteindre le but de
leur voyage.
Elles partent de Tripoli vers la fin de l'été. Elles tournent les
monts Ghârian que des dunes réunissent à l'Atlas et. qu'habitent
des Troglodytes comme nous en verrons dans le sud tunisien.
Elles jiassent à Djer-Boub, là-bas où, sous la ligure d'un bélier,
les anciens adoraient Jupiter Ammon, là-bas où demeure le cheik

redoutable des S'noussja... Et, par les pierres, par les collines
nues dans les espaces nus, par les sables brûlants de l'antique
Lybie, par les déserts où vivaient, les Garamantes et où, de loin
en loin, blanchissent des ruines qu'y ont laissées les colons de
Rome et de Carthage, elles suivent à peu près toutes la même
direction' jusqu'aux oasis du Fezzan.
Arrivées à Mourzouk, elles bifurquent, les unes à l'occident,

les autres à l'orient, et elles se lancent vers des régions dont le

nom figure à peine sur nos cartes; vers des pays où, despotes
ensanglantés, régnent des sultans bizarres; vers des contrées de
rêves, aussi vagues, aussi confuses pour nous que celles où se

passent les contes dont se berçait notre enfance : « Il y avait,


une ibis, dans un lointain royaume, un roi cl une reine... »

Longtemps, dans l'immensité de la mer sans eau. elles vont

par les oasis inhabitées, par les étapes où, dans les puits qui

les devaient désaltérer, elles ne trouvent qu'un breuvage mortel,


36 DE TRIPOLI A TUNIS.

tantôt rouge comme le sang, tantôt blanc et épais comme le suc


d'une plante vénéneuse. Elles vont par les dunes mouvantes,
par les rocs calcinés et par les monts arides. Elles vont, brûlées
par les feux du jour, roidies par les froids de la nuit, en proie aux
ennuis d'un interminable voyage, troublées par les rivalités des
marchands et par les mutineries des chameliers, en butte à des
dangers de toute espèce, aux privations, à la faim, à la soif, à

l'apparition des Touareg qui égorgent les hommes et qui, pour


les vendre, emmènent ailleurs les bêtes et les choses.

Le soleil se couche quelques fois pour elles dans une pourpre


plus pompeuse que celle des autres soirs... Le lendemain, large
el pâle, il monte, comme un soleil-fantôme, dans le ciel que
des vapeurs jaunâtres et sinistres obscurcissent de leur ombre
livide. Les serpents et les ouranes sortent de leurs tanières.

Chargé d'une poussière impalpable, saturé de redoutables effluves


un vent brûlant arrive par bouffées et fait courir dans le désert
comme des plaintes, comme de longs soupirs d'agonie. C'est le

guebli, le khramsjn, le vent terrible qui, sur le Sahara, va, pen-


dant cinquante heures, exercer son empire de mort !... Et bientôt,
continu, sans trêve, il souffle avec une telle violence qu'il ren-
verse les cavaliers, qu'il fait, comme des fétus, voler les palmes
el les os de chameaux, qu'il soulève le sable en hautes et lourdes
vagues sous lesquelles il ensevelit parfois les dattiers des oasis.
Les caravanes occidentales gagnent, en quinze ou vingt jours,
Ghradamès, situé à cinq cent vingt kilomètres de Tripoli, puis
lîhat, puis l'oasis algérienne d'In-Çalah. Du nord au sud, elles tra-
versent alors le Sahara et, selon leur but, elles prennent l'une
des trois routes qui s'ouvrent devant elles. Les unes vont à Aga-
dès, vers le sud-est; tout droit dans le sud, les autres se dirigent
sur l'IIaoussa, le pays des Nègres, et aboutissent à Soko et à

Kano ; les troisièmes, enfin, franchissent le Touat et gagnent


Tombouctou et le Haut-Sénégal.
Les caravanes orientales choisissent, dès Mourzouk, le chemin
qui doit les mener au centre de l'Afrique. Par la région des Teb-
lious où tant d'ennemis les entourent que, sans lui demander
ce qu'il est ni ce qu'il veut, elles tirent sur toul homme qui se
t-K-f"/

rnipoLi : i n nègre du uni rnoi .


38 DE TRIPOLI A TUNIS.

présente, les unes vont au Bôurnou et au lac Tchad; les autres


s'orientent vers le sud-esl et, à travers les monts rocheux e1

boisés où rugissent les lions, elles arrivent au Soudan où elles


se dispersent dans les villages noirs de l'Ouadaï, du Darfour
et du Khordofan.
Elles passent un an ou dix-huit mois chez les peuplades bar-
bares qui vivent en ces lieux et elles repartent, chargées, —
comme les caravanes qu'on voit passer au fond des légendes
orientales, — de safran, de civette odorante, de pierres précieuses,
de cornes de gazelles, de dents d'hippopotames pareilles à des
pavés d'ivoire, de défenses d'éléphants grandes comme des hom-
mes, de natron recueilli sur les lacs qui fument, de pépites de
Tombouctou, d'encens, de myrrhe, de paillettes étincelantes de
cet or que les Romains allaient déjà chercher aux sources du
Sénégal, ainsi que sur les bords enchantés d'un Pactole africain.
Et, un jour, un méhari, — un chameau coureur, — arrive à
Tripoli, comme porté sur l'aile des vents... La caravane! 11 la

précède, il l'annonce.
En foule on court à la lisière de l'oasis... Un
Rien encore!...
petit nuage de poussière se lève cependant comme une brume
rougeâtre, là-bas, dans les profondeurs lumineuses de l'horizon
enflammé. Il grossit; il s'approche... C'est elle!
Et, les étendards déployés, elle revient aux plaintes rauques des
chameaux amaigris, au chant joyeux des flûtes, aux détonations
de la fantasia.

En un coin du grand soûl;, stationnent, en désordre, les bourri-


cots de louage affublés de leur grosse selle de bois, — du bardait,
encore un mot que les invasions musulmanes ont laissé autour
t]\\ Fraxinet. Près d'eux attendent les fiacres du pays, — les ara-
bas de place.
\Jaraba tripolitain ne ressemble pas à celui que nous trouverons
en Tunisie. C'est une caisse surmontée d'un baldaquin auquel
flottent des rideaux rouges, perchée sur i\c\i\ roues cl arrondie
par devant, ouverte par derrière, comme une lointaine parodie
des chars qui sillonnaient jadis la campagne de Rome.
AUTOUR DE TRIPOLI. 3'J

Prenons-en un... Le conducteur saute sur son brancard, fait

claquer son fouet et sa langue et, au galop, nous emporte dans la

cohue d'un nouveau marché.


Et, dans l'éclat éblouissant d'une lumière de feu, par la pous-
sière qui nous étouffe et nous aveugle, sa machine effrénée bondit
avec de terribles cabots, s'enfonce dans des ornières, donne de
la bande comme une embarcation sous les rafales... Jamais nous
n'arriverons entiers ! Essayons de la bourrique.
Vingt, cinquante, cent âriiers auprès desquels ceux de la/«e du
Cuire n'étaient que des enfants timides, nous envahissent, nous
tiraillent, nous poussent vers leurs bêtes et les poussent vers
nous.
— Erri! Erri ! crie, d'une voix triomphante, celui qui a rem-
porté la victoire.

Et, le bonnet en arrière, le burnous flottant, la chemise


remontant sur ses cuisses de bronze, il bondit près de nous à
grandes enjambées. Sans pitié, son bâton pointu aiguillonne la

croupe saignante de notre monture grise... Et, sautant et ruant,

la ([iieue raide et les oreilles droites, celle-ci prend une course


folle... Nous sommes lances!
Une large plage se déploie devant nous. Le sable argenté semble
poudré de cristal. Les indigènes venaient, autrefois, chercher ici

de la poudre d'or... Après de nombreuses lunes d'un travail opi-


niâtre, les plus heureux finissaient par en recueillir, dit-on, un
niéCagale, — un paquet gros comme une noix.
Au bord de la mer gisent des squelettes île navires, rejetés,
désemparés, brisés parles lames. Des cavaliers arabes y galopent
à tond de train. Suivies de négresses et. de loin, surveillées par

des gardes, des Turques rêveuses y abritent, sous des ombrelles


qui tamisent une lumière rose, leur tète que voile le yach-mach
de soie blanche. Elles passent et, énervante, l'odeur du musc

dont on les a imprégnées s'exhale des roses naturelles qu'elles


tiennent a la main.
En processions longues et lentes, des chameaux vont, sans
bruit, porter de l'alfa aux usines du voisinage... Des Anglais, en
effet, — toujours des Anglais. — on) élevé par là deux ou trois
40 DE TRIPOLI A TUNIS.

bâtiments prosaïques où, pour presser les balles de cette plante


du désert, ils ont installé des machines à vapeur. Et, —ô poésie
infortunée! — des Arabes en costume d'Abraham travaillent

autour de ces mécaniques graisseuses!... Les indigènes livrent


chaque année à ces industriels pour dix millions de francs de
cette graminée dont la culture convient si bien à leur noble
paresse... Rien à faire que couper et vendre!

Plus loin que ces ateliers s'étend le camp des Turcs. Comme un
couvercle conique sur la margelle d'un large puits, chaque tente
y repose solidement sur une petite muraille circulaire blanchie à
la chaux. Des hommes de corvée y font bouillir de grandes mar-
mites... Et on songe à celles que, si volontiers, renversaient les
janissaires.
— Allah donne longue vie et gloire à notre sultan magnanime!
crient des cavaliers alignés devant l'une de ces cuisines.

On va leur distribuer la soupe et, comme chaque jour, ils

acclament ainsi le padischah dont les largesses les nourrissent.


Des maisonnettes ont, au milieu des tentes, été élevées pour
les officiers; de petits jardins y ont été plantés, palissades de
cactus... C'est un camp qui a pris racine; c'est une ville de toile,
de bois et de pierres.
Soldats de la ligne et du génie, artilleurs, chasseurs et dragons,
il y a là un corps d'armée de quinze mille hommes qui envoie des
détachements dans les postes du pays maisque Turquie y a mis
la

surtout pour tenir en respect ceux qui. Fiançais ou Italiens, mena-


ceraient de lui prendre la Tripolitaine... Qui sait si celte préten-
tion ne serait pas justifiée? Ce ne sont pas de vains soldats de
parade, ces fiers guerriers à lamine farouche, à l'allure martiale!

Ce ne seraient pas des adversaires à dédaigner, ces troupes mal


payes, mal tenues, mais armées et disciplinées comme les nôtres...
Elles ont fait leurs preuves à Plewna.
Cachez-vous, par exemple, pour dessiner, ou pour prendre des
noies autour de ce campement ou vous serez arrêté sur l'heure
el l'intervention consulaire pourra, seule, vous faire rendre à la

libellé... Italiennes de l'autre côté de la mer, mais cependant


4-2 DE TRIPOLI A TUNIS.

encore bien près de ses murailles; anglaises en Egypte; fran-


çaises en Tunisie, trop de convoitises semblent entourer Tripoli
et tout Européen y est suspect. La possession de ce pays est,

pour le sultan, d'une utilité douteuse. Qu'importe?... Un homme


possède une terre en friche, il ne s'en sert pas, il l'oublie... Qu'un
voisin veuille s'en emparer! Le sentiment de la propriété se réveil-
lera en lui; il mettra tout en œuvre pour défendre son bien.

Au delà du camp, vers l'est, commence bientôt le désert qui

sépare Tripoli du plateau de Barkah, — de la Cyrénaïque... Là-


bas, à l'orient de la Grande Syrte, s'élève Benghazi.

Les voyageurs qui, partis d'ici, veulent gagner cette ville à

cheval mettent quinze jours à effectuer le long et pénible trajet


qui doit les y conduire. Un paquebot turc les y transporte, par

mer, en moins de quarante-huit heures.


Des roches, des bas-fonds, des îlots plus ou moins sauvages,
— tels que ceux de Falfelli où vivent quelques pécheurs misé-
rables, — bordent la côte inbospitalière que jalonnent, de loin

en loin, des villages en ruines : Lebida, Zeliina, Mesurata,


Tabarga, Djerna, Karkora et autres bourgades barbares égarées

dans les sables.


Un vieux château — forteresse branlante qui sert, en
même temps, de caserne à des troupes ottomanes et de palais
à un pacha, — domine enfin de longues murailles blanches sur

lesquelles se balancent des palmes... C'est Benghazi, — Bernik,


— bâtie sur une langue de terre entre l'azur de la mer et la

nappe étincelante d'une sebkhra cristallisée.

Autour d'elle verdoient quelques jardins maraîchers, miroitent


au soleil des marais endormis, s'étend, enfin, la mer jaunâtre
des sables.
Là, aux époques demi-fabuleuses, étaient les Hespérides, —
les Euhesperidœ. Plus tard, trois siècles avant l'ère chrétienne,

Ptolémée Philadelphe y jeta les fondements de Gyrène, — de la

fière Bérénice. Capitale de la Pentapole, centre d'un pays qui,


dit-on, fui riche cl fertile, cette cité devint bientôl l'une des
heureuses rivales de l'Egypte H de Carthage... Qui le croirait
AUTOUR DE TRIPOLI. i.S

aujourd'hui? Les Arabes ont passé par là. Bérénice s'est écroulée,
elle s'esl nivelée sous les pas de leurs chevaux et, dans le nom de
la ville qu'ils ont élevée sur ses débris, à peine reste-t-il un sou-
venir informe de celui qu'elle portait elle-même.
Une vieille porte où veillent les prosaïques employés d'une
suite d'octroi donne sur une longue rue, — la strada vella, — où
les consuls étrangers habitent quelques demeures à physionomie
chrétienne. Parallèle au rivage, elle conduit à la place principale.
Des maisons blanches, des minarets aigus, des cafés où
sommeillent des hommes plongés dans l'ivresse extatique du
haschicli, des baraques lézardées entourent cet espace où errent
des Arabes, où dormenl des chameaux.
Espèces de cigognes au bec monstrueux et à la tête chauve, de
gros oiseaux blancs et noirs s'y débattent, comme mutilés par un
coup de fusil. Leur corps semble velu ; leurs ailes sont duvetées
de plumes fines, floconneuses, impalpables. Ce sont des mara-
bouts... Ils ont eu l'imprudence de se poser sur le sable et ils ne

peuvent plus qu'à grand'peine reprendre leur essor.


Sur cette place, une petite mosquée de S'noussya élève sou
minaret cylindrique; Benghazi est, en effet l'un des boulevards
du Senoussisme.
Près de là, s'enfonce, dans l'obscurité odorante de ses voûtes
poudreuses, le Souk-el-Lam où se centralise tout le petit com-
merce du pays. Le grand commerce, — celui que Benghazi fait

avec la Méditerranée, — se réduit à l'exportation de quelques


ballots de laine brute, de quelques tonneaux d'épongés, de
quelques quintaux de sels, de quelques troupeaux de moutons
qui vont à Malte, de quelques chargements d'alfa qui partent
pour l'Angleterre.
Obscures et étroites, les ruelles qui se faufilent dans la ville
sont encaissées entre des maisons semblables à celles de Tripoli,
percées de petites portes bariolées d'arabesques ou de boutiques
aux larges auvents de palmes.
11 sciait aisé d'amener à Benghazi l'Oued Giah qui passe non
loin de ses murs, mais les Arabes se méfient de ses ondes...
Comme celles du Léthé dont ils ont oublié le nom mais dont
U DE TRIPOLI A TUNIS.

la tradition semble avoir, chez eux, gardé le souvenir, elles font,


disent-ils, perdre la mémoire à tous ceux qui en "boivent. Et il

n'y a pas d'eau ici. Ces rues sont propres, cependant, et, —- bien
(pie la température moyenne de ses étés soit de 4a°, — Benghazi
est l'un des points les plus sains des côtes barbarescjues.

C'est le chef-lieu d'un villayet particulier qui n'appartient plus


que géographiquement à la Tripolitaine et qui est placé sous
l'autorité d'un pacha et de cinq caïmacans. Sa population varie
entre six et douze mille âmes, y compris les esclaves dont le

trafic jouit encore ici de toute sa liberté. Sa garnison se compose

?*

BENGH iZI.

de (rois cents à cinq cents soldais turcs plus déguenillés mais


plus fiers que des mendiants de Castille. Sa colonie euro-
péenne comprend, enfin, quelques Anglais, quelques Grecs, un
religieux observant qui dessert une petite église maltaise, enfin
les religieuses françaises qui ont établi dans ce pays infidèle une
école et une ambulance.
Au delà de Benghazi, Raz-el-Tin marque la limite entre la
Cyrénaïque et la Marmarique, déserl qui appartient à l'Egypte et

qui s'étend jusqu'à Alexandrie.

Autour de Tripoli, comme autour de toutes les cités mu-


sulmanes, flamboie au soleil un vaste cimetière où pleurent
quelques palmiers, où se tordent quelques lentisqucs arbores-
AUTOUR DE TRIPOLI. i->

cents niais dont aucun mur, dont aucune haie ne protège les

abords.
Serrés les uns contre les autres, de petits prismes de bâtisse
semblables à des couvercles de cercueil et dont un cippe indique
parfois la tète, jonchent, sans ordre, les pierres calcinées de ce

champ dos morts, blanc comme un immense linceul.


Des Maures arrivent en troupe. Secouée, ballotée, une civière
drapée de rouge roule et tangue sur leurs épaules. Elle contient

ISENCIIAZI : LA PLACE.

un des leurs qui, son rôle joué, rentre dans la coulisse et que
tous veulent porter en même temps.
Sans fondation, simplement à plat sur le sol, les tumuli
maçonnés qui forment les tombeaux ne gardent nullement contre
les profanations des bêtes les morts enfouis à peine à une coudée
de profondeur. Et, de toutes parts, —-terriers hideux, — baillent
les trous noirs que les chiens des jardins ont, la nuit, creuses de
leurs griffes faméliques; de toutes parts, blanchissent des
fémurs décharnés, des crânes déterrés et ronges par les hyènes
immondes.
40 l)l<; TRIPOLI A TUNIS.

Toutes les sépultures ne sont pas ainsi abandonnées. Assem-


blées, par exemple, autour de l'une d'elles, des femmes en
blanchissent pieusement les cailloux; de chapelets de jasmin, de
colliers de tubéreuses dont l'arôme pénétrant se mêle à de
fades émanations cadavériques, d'autres enguirlandent la porte
d'un marabout enfantin, dans lequel, comme des vers luisants,
clignotent les petites lampes qu'elles y ont allumées...
Un tronçon de colonne s'élève quelque part dans cette plaine

funéraire... C'est là que les zaptiès conduisent les condamnés,


la que le bourreau leur tranche la tète et que, selon l'usage, il

boit une gorgée de leur sang. Ce bloc de pierre désigne la place


où s'exécutent les hautes œuvres de la justice.

Et les chameaux grisâtres, les ànons qui ploient sous le faix,

les Arabes dont le vaste chapeau bat les épaules de ses ailes
éplorées, suivent, indifférents, la route qui traverse cette cité
des morts.

Au delà de la nécropole ensoleillée, — à l'ouest, à l'est, au


midi de la ville qu'elle embrasse, — se développe l'oasis de
Mechya, grand arc de verdure dont la mer forme la corde, île

que la main capricieuse du hasard a jetée entre deux océans,


— entre les flots mouvants de la Méditerranée et les flots

endormis du Sahara.
Etroite bande fertile, longue de huit kilomètres mais à peine
large de deux ou de trois, cette oasis constitue, à elle seule, pres-
que tout le villayet de Tripoli.
Vaguement bornée, au sud, par des états nègres; à l'est, par
l'Egypte; à l'ouest, par la Tunisie et par un coin de l'Algérie, la

Tripolitaine, — où n'errent que des tribus fanatiques, turbulentes,


peu connues des Turcs eux-mêmes ; où la population ne se
groupe que dans quelques pauvres oasis gouvernées par de
pauvres caïmacans, — comprend quatre divisions administratives :

Tripoli, au nord; le Fezzan, au sud; Ghradamès, au sud-ouesl ;

l'Oudjilah, au sud-est.
Criblées de six mille puits ordinairement desséchés, d'autant
de citernes habituellement vides, sillonnées de quelques lits de
AUTOUR LE TRIPOLI. 47

rivières hydrophobes, ces provinces ne feraient, à elles quatre,

qu'une triste possession pour une puissance européenne. Elles


serviraient de bien peu à la France qui n'en a cure ; elles ne

seraient qu'une lourde charge pour cette Italie, dont, jalouse de


notre puissance coloniale, l'ambition prématurée la convoite
sourdement.
Qu'en ferait, en effet, celle-ci ? Un centre de commerce avec
l'intérieur? Un port où aboutiraient l'alfa du Sahara et les

produits du Sud ? Mais, alfa et plumes, ivoires et pépites,


Tripoli n'exporte pas pour plus de vingt millions de lianes par
an ! Gela peut enrichir quelques particuliers; cela ne peut donner
lieu à des transactions dont bénéficie une puissance entière. 1 1 est,

d'ailleurs, probable que, — sous l'influence du clieik Si-el-

Mahdi-ben-S'noussi, l'apôtre du panislamisme africain, — les

caravaniers oublieraient le chemin de Tripoli, comme ils ont


oublié la route de Laghouat, comme ils oublient celle de Biskra.
Cette dernière oasis avait cent mille âmes avant l'occupation
française; à peine, maintenant, en possède-t-elle dix mille.
Les voyageurs du commerce musulman ne voudraient plus
traverser un pays tombé, comme ses voisins, sous la domination
chrétienne, sous l'autorité d'une nation antiesclavagiste et ils se

porteraient vers la mer Rouge.


Les Italiens feraient-ils une colonie de cette contrée déshéritée?

On ne colonise pas le désert, et les parties habitables de la

Tripolitaine nourrissent à peine ceux cpii les possèdent. En


feraient-ils un point stratégique d'où, au besoin, ils fermeraient
le boulevard de la Méditerranée'.' La Sicile est bien loin et

Malte est au milieu! Cette conquête ne serait pour nos voisins


d'outre-monts qu'une coûteuse satisfaction d'amour-propre,
qu'une compensation insuffisante et puérile à la perte de cette

Tunisie que nous ne leur avons pas laissé le temps de...

protéger. Ils ne sont pas encore assez riches pour ajouter à leur

jeune couronne l'ornement onéreux d'un fleuron inutile.


Pour nous, mieux vaul conserver l'amitié de Conslantinople
perdre en gagnant quelques arpents de sables improductifs.
(pie la

Les Russes qui, quoique vainqueurs, les ont. à leurs dépens.


18 DE TRIPOLI A TUNIS.

jugés sur les champs de bataille ont vu, dans les Turcs, des
soldats qui marchent de pair avec les plus braves d'Europe et,
ne serait-ce que par raison, un rapprochement se l'ait entre le

THIIMM. I : UNE RUE DANS l\ VII. [.AGI, DE I. OASl>

czar et le sultan... Depuis longtemps déjà, des liens d'amitié se


sont noués entre Paris el Saint-Pétersbourg. Pourquoi, de ces
sympathies internationales, ne résulterait-il |>as. entre la Rus-
sie, la Turquie el la France, une triple alliance qui, au jour des
S» " jïïb
50 DE TRIPOLI A TUNIS.

combats, vaudrait bien celle de l'Italie, de l'Autriche et de


l'Allemagne ?...

Seule raison d'être de Tripoli, l'oasis de Mechya est une


véritable forêt de palmiers qui, les pieds dans l'eau souterraine
et la tète au soleil, poussent, par milliers, à deux ou trois mètres
l'un de l'autre et confondent, en haut, leurs panaches verts et

jaunes... Arbres d'une poésie grandiose, mais arbres inhospi-


taliers d'où ne tombe presque aucune ombre, dont aucun oiseau
n'égaie le rude et austère feuillage!
Des routes courenlets'entre-coupenl à travers ce bois africain...
Tournons bride vers le sud.
Construites en pisé, avec de la terre que, dans de petites
caisses, on a moulées en cubes, de hautes et épaisses murailles,

inclinées en talus et hérissées de cactus et d'aloès bleuâtres,


bordent ces chemins creux où la poussière s'entasse, où le

soleil fait rage. Maigres et jaunes comme des chacals, des chiens
surgissent, exaspérés, sur la crête de ces remparts, aboient
furieusement à notre tète, se terrent comme pour plonger sur
nous, donnent les signes les plus frénétiques d'un accès de rage
à effrayer M. Pasteur lui-même.
Encapuchonnée dans son barracande laine blanche el chaussée
de sandales, une matrone dévoilée nous suit d'un œil sinistre

dans sa figure parcheminée de vieux moine ascétique.


— Raia ! Roumi ! murmure-t-elle.
Et, avec dégoût, die se détourne, comme si elle craignait
d'être souillée par le frôlement impur de notre vile personne...
Les femmes nous détestent et nous méprisent ici plus que ne
lions détestent cl ne nous méprisent les hommes. Ce n'est pas

par elles, en effet, que nous arriverons jamais à conquérir


ceux-ci.
— Eils de chien ! grognent, de leur côté, des Arabes qui passent
en balançant une hache au 1er carré ou une faucille en forme de
faux.

El ce sont, a chaque pas. des obstacles qui embarrassenl notre


marche... Couchés au lra\ ers d'une route, des Née-ces dédaignenl
.

AUTOUK DE TRIPOLI. ."il

de nous faire place. Se déranger pour un chrétien et pour un âne ! . .

Passe encore pour ce dernier. Mais pour l'infidèle qui le monte?


Cela n'en vaut pas la peine!... Abandonnées dans le sable ardent,
îles charognes infâmes bouchent un sentier que remplit la puan-
teur de leur ventre tendu... Attention! Baissons la télé! 11 faut
passer sous Vattouch d'un dromadaire, — sous le palanquin qui
se balance à son roulis et qui porte, comme des reliques, quel-
ques femmes invisibles... Gare doue! Blottissons-nous dans une
embrasure de porte! En dolman bleu, en toque d'astrakan, un
beau cavalier turc fait cabrer son cheval et cingle de son fouet un
sous-verge qui rue et qui s'ébroue sous les coups.
Et ne songeons pas à marcher! La terre brûle, comme brûlent
les cendres autour du cratère du Vésuve. Le pied fourchu des
chameaux et le sabot des ânes peuvent seuls supporter les ardeurs
de ce sol incandescent.
Ces chemins divisent l'oasis en jardins dévorés par le sable
rouge que, pendant l'automne, le sirocco apporte du désert et

pourtant étonnants de fraîcheur et de verdure. Sauf pendant


quelques orages qui éclatent en mai et en octobre, c'est à peine,
cependant, si Tripoli voit pleuvoir une fois en quatre années.
C'esl vrai, mais une riche nappe d'eau sommeille sous celle partie

favorisée de son territoire. Elle sourd au fond des puits d'où,


au gémissement plaintif des poulies d'arrosage, la tirent dis
bêtes de somme et, sous les palmiers, pousse un amas
exubérant et sauvage de pêchers, de poiriers, d'orangers dont les

fruits contiennent une pulpe sanguine, d'abricotiers, de carou-


biers au feuillage sombre, de pruniers, d'amandiers, de grena-

diers, de melons, de maïs et de sorgho.


Des haies de palmes sèches ceignent, au milieu de ces arbres
et de ces plantes, de curieuses réunions de tentes qui s'affaissent
lamentablement sur le sol, de gourbis sans formes arrêtées, de
buttes soudaniennes dont les dattiers ont fourni tous les maté-
riaux : leurs stipes pour la charpente, leurs fibres pour les liens,
les tiges et les spathes de leurs régimes pour le remplissage des
parois, leurs feuilles pour les toitures.

( )n dirait des copies de ce triste coin du Jardin d'acclimatation


52 DK TRIPOLI A TUNIS.

où, pour l'ébahissemenl îles lions bourgeois, on emprisonne,



entre les otaries et les girafes, — des tribus plus ou moins sau-
vages, des êtres humains enlaidis à plaisir, à plaisir mis au ni-

veau des hètes.


Comme des sauvages livrés à eux-mêmes, vivent dans ces habi-
tations, — avec leurs négrillons et leurs négresses, — des noirs
•émancipés, des esclaves auxquels des maîtres maladroitement
généreux ont, — déplorable service !
— rendu une liberté dont
ils ne savent que faire. Demeurés â moitié musulmans, revenus à

moitié aux pratiques superstitieuses de leur idolâtrie, ils errent

ou se vautrent par là, aux trois quarts nus, la poitrine et le

cou constellés de gris-gris qui les préservent de la fièvre, de


la piqûre des serpents, du venin des scorpions, de la morsure
des bêtes, de toutes les catastrophes qui menacent leur triste
humanité.
Dans certaines de leurs cabanes, plus enfumées, plus empestées,
plus repoussantes encore que les autres, se tapissent de vieilles
sorcières qui vendent des breuvages de mort et des philtres
d'amour, des femmes médecins <|iii brûlent des papiers où sont

tracés des mots cabalistiques et qui en l'ont boire les cendres aux
patients qu'on leur amène, des pythonisses enivrées des vapeurs de
benjoin.
Ailleurs, des dômes de marabouts blanchissent dans les palmes;
des minarets pointent dans la verdure; de petites mosquées aux
multiples coupoles y élèvent, au milieu des cactus, leurs épaisses
murailles que percent des meurtrières, (pie soutiennent des con-
treforts.

De loin en loin s'ouvre une boutique où se vendent des dalles


dont on a enlevé les noyaux et (pie, sur des claies, on a fait sécher
au soleil en pains jaunâtres et visqueux, où des cœurs de pal-
miers se débitent par tranches.
Espèce de trognon de chou qui pèse de cinq à dix kilogrammes,

le cœur du palmier est la partie de son tronc d'où sortent les

régimes, (.'est quelque chose comme un ananas fibreux dont la

périphérie esl verdâtre, dont le centre est blanc, veine d'orangé.

Et, comme certains fruits des tropiques, cela exhale une forte
AUTOl'K DE TRIPOLI. 53

odeur résineuse, cela a, en même temps, le goût de la dalle el

celui de Camande fraîche.

Quelques officiers se reposent dans de bien modestes cafés où


trois Juifs font une musique endiablée, où se déhanchent deux
danseuses. A l'ombre de celte chénopodiacée péruvienne que les

savants appellent le Boussingaultia baselloides et que les igno-

rants désignent sous le nom autrement descriptif de ponune de


terre grimpante, des soldats promènent des cailloux blancs et noirs

>sê£&s^.

T B I PO L I : UNE M O S Q l É E 11 A \ S L O A SI S

dans les cases d'un échiquier qu'ils ont trace sur le sable. Non
loin d'eux s'élèvent de grandes bâtisses autour desquelles des clai-

rons sonnent des airs arabes et qui sont des quartiers de cavalerie.
A travers de véritables murailles, des portes aux battants déla-
brés s'ouvrent quelquefois sur de vastes et tristes jardins. Bordes
de ruisseaux ou de petits canaux de pierre, des sentiers irrégu-
liers s'y insinuent dans un fouillis confus d'arbres et d'arbustes
aux fleurs odorantes. Des rosiers, des jasmins et des chèvre-
feuilles y tapissent des kiosques bardes de faïence verdâtre...
C'est là que les riches Tripolitains envoient leurs épouses varier
les ennuis du harem.
•Vt DE TRIPOLI A TUNIS.

11 y ;i de tout dans cet oasis : îles hameaux de .Nègres, des masures


d'Arabes, maisons de Turcs. Les Juifs y possèdent le village
«les

d'Hamrous; des missionnaires français y ont même un établisse-


ment. C'est comme une collection d'anthropologie; c'est comme
le musée ethnographique du Trocadéro mis en vie et en action.

* Dans certains enclos languissent des autruches captives. Comme


on le fait au Cap, comme on a voulu le faire à Biskra, on essaye
de cultiver ici ces malheureux volatiles, de les l'aire couver, — car,
contrairement aux croyances vulgaires, ils couvent, comme de
giandes poules qu'ils sont, — de mettre enfin en coupe réglée
leur plumage qu'on récolte un peu avant l'époque de la mue.
Idée malheureuse! Quel serviceaura-t-on rendu à la société le jour
où, à vil prix, on lui donnera les objets de toilette, les ornements
inutiles dont la rareté fait l'unique valeur?... Qu'un inventeur
transforme le charbon en diamant ! Le diamant ne sera plus qu'un
caillou aussi méprisé qu'un fond de verre. Qu'en or un alchimiste
transmute le plomb ou le fer! L'orne sera plus qu'un vil métal...

comme l'appellent déjà les poètes qui voudraient bien vivre dans
son intimité. Que les éleveurs de Tripoli ou d'ailleurs nous livrent
des plumes d'autruches qui ne coûteront pas plus cher que
des queues de coqs! Dépréciées elles ne feront plus (pie des
plumeaux pour les valets de chambre ou des panaches pour les
bersaglieri... Que les machines ruinent, en Europe, certaines
industries de luxe ;
qu'elles diminuent, au moins, le nombre des
ouvriers qui y perdent un temps précieux pour tous, c'est bien!
Elles rendent des liras à celle Vénus de Milo qu'on appelle l'agri-

culture; elles renvoient des travailleurs à la terre, la grande, l'in-

dispensable nourrice. Mais, quand on ne voudra plus de leur

butin, que feront ceux qui vivent de la chasse à l'autruche ? A quel


labeur utile se livreront-ils dans la stérilité de leurs déserts?
A quel négoce demanderont-ils l'existence? Ils ne travailleront
pas, et, chez eux, la misère envenimera encore la haine d'une

civilisation qu'ils maudissent déjà et qui leur aura pris leur gagne-
pain... Qu'on Laisse donc les autruches au Sahara et leurs dépouillés
aux caravanes !
AUTOUR DE TRIPOLI. oo

Les palmiers font place à des bois d'oliviers dont les troncs
verruqueux se tordent dans des champs d'alfa. Extraordinaires
ici, les éclats cuivrés d'une fanfare guerrière éclatent à notre
oreille... Une musique de cavalerie turque répète la marche du
sultan.

Quelques pas encore et les arbres cessent. Sur leur lisière se


sont établis des Zlass et des Oughermmas de Tunisie, fractions
des tribus dissidentes qui n'ont pas voulu reconnaître notre inter-
vention dans les affaires de leur pays et qui ne veulent pas deman-
der au beyVaman, — le pardon, — de leur révolte. Leur nombre
diminue chaque jour. Ils comprennent, peu à peu, que la réalité

de notre protectorat vaut encore mieux que la protection plato-


nique des Turcs et, les uns après les autres, ils regagnent les

landes natales, autour de Kaïrouan ou de Gabès.


Près d'eux s'est établi un camp de nomades... Des tentes aux
larges bandes brunâtres s'écrasent dans le sable chaud ;des loyers
font, tout droit, monter vers le ciel la mince colonne de leur
fumée bleuâtre; des chameaux claudicants vont et viennent dans
la poussière ; des chevaux piaffent, ruent, mordillent les entraxes
qui les retiennent au sol.
Des femmes que la curiosité attire apparaissent sur la porte des
tentes. Un simple barracan qu'agrafe sur leur épaule une
cheville de bois les drape dans ses plis négligemment ajustés...

Mais, par Mahomet! les étranges créatures!... Leur cheve-


lure est partagée en petites tresses qui, coupées à la chien

sur leur iront qu'elles cachent, tombent en frange épaisse


jusqu'à leurs sourcils amincis par le rasoir en une ligne étroite
et peints d'un noir foncé; des ornements de verre et de fer-blanc,
des grains de porcelaine, des vertèbres de queues de gazelles,
des morceaux île corail parent leur tête; comme les Indiennes de
Ceylan, quelques-unes ont serti des pierreries dans les trous dont
ou a percé leurs joues el leurs oreilles... In burnous, une chemise
bleue, une ceinture sur laquelle est tracé un verset du {Coran for-
ment le costume des hommes les plus notables. Les autres n'ont,
comme les femmes, qu'une pièce d'étoffe dont ils se couvrent ainsi

• pie les Romains se couvraient de leur toge. II en est qui n'ont


50 T1UPOI.I A TUNIS.

rien du tout. Leur cheval est malade et, plus généreux que saint
Martin qui ne donnait que la moitié du sien, ils ont jeté sur sa
croupe le manteau dont ils se passent avec une sérénité adamique.
Venus du Sud vers la fin d'avril, ils ont semé leur blé autour
de Tripoli. Quatre ou cinq mois suffisent ici à l'évolution com-
plète des céréales et, tranquillement, sans faire autre chose,
— les profonds phi-
losophes !
— ils re-

gardent pousser les

leurs. Quand elles se-

ront mûres, ils les

moissonneront, ils

iront les enfermer


dans les ksour des
monts Ghàrian et on
ne les reverra plus
qu'au printemps pro-
chain.
Au delà de leurs
tentes, court, de l'est

à l'ouest, une bar-


rière de petites dunes
jaunes que quelques
plantes épineuses li-

i \ m en. vrent, comme une


peau de panthère, de
leurs touffes desséchées. Gravissons l'une d'elles... Plus rien!
Plus rien qu'une immensité rouge, plus rien qu'une mer de
sable qui, figée dans un morne sommeil, déroule jusqu'au sud les

ondulations pétrifiées de sa nappe éblouissante!... l'as un oiseau


dans l'air que le soleil remplit de son aveuglante lumière! Pas un
arbre, pas \\\\c herbe dans la solitude silencieuse où lèvent passe
sans bruit! Pas un nuage qui promène son ombre dans le vide
infini!... Grandiose dans la profondeur de son inconnu, imposant
el terrible dans sa majesté muette, c'esl le désert!... Et, là-bas, à

l'horizon brûlant où, en vagues de mirage, ondulent et vibrent


AUTOUR DE TRIPOLI. 57

des flamboiements mystérieux, la main d'Allah semble, en carac-

tères de flammes, avoir, pour nous EuropéenSj tracé ces mois


pleins de colère ei de menaces : « Wec jilus ultra !,.. »

Le jour baisse... A l'occident, le soleil élargi s'enfonce lente-


ment clans les sables et, sur le ciel rouge, les palmiers sont noirs...

Tournons au nord. De curieux passagers vont, avec nous, faire


la première étape de notre voyage : Arabes roulés dans leur
burnous; Nègres qui égayent l'équipage de leurs bouffonne-

01 M-ES-SOl k.

ries simiesques ; Juifs qui, sur leurs doigts crochus, suppu-


tent déjà ce cpie va rapporter la tournée qu'ils entreprennent;
Turcs du meilleur inonde qui, de suite, ont élu domicile en un coin
du pont. Ceux-ci y ont étalé des tapis ; ils s'y sont, les pieds nus,

accroupis au milieu de leurs alcarazas, de leurs pastèques entr'ou-


vertes, de leurs bananes et de leurs narghilés et, — sans adresser
la parole, sans répondre à personne, — ils demeureront là, ils
y
mangeront, ils y dormiront jusqu'à ce que le paquebot les dépose
à Tunis, ii Malte ou à .Marseille.

Notre Indice tourne et bourdonne depuis un quart d'heure à

peine... Tripoli a déjà sombré.


8
58 DE TRIPOLI A TUNIS.

Ce château dont les ruines s'écroulent là-bas, sur un îlot, au


bout d'un petit cap, c'est Bordj-el-Biban, — le fort de la Porte.
Jl marque la frontière occidentale de Tripoli... Nous entrons
dans les eaux tunisiennes.
A partir de ce point limitrophe la côte remonte à peu près
directement vers le nord, jusqu'au cap Bon. Elle s'infléchit alors
a angle droit pour courir de l'est à l'ouest, décrit une courbe
dont la concavité forme le golfe de Tunis et prend enfin la

direction générale de la côte algérienne qui la continue vers


le couchant.
Une chaîne de montagnes qui descend du nord-est au sud-
ouest forme la crête, — l'arête médiane, — de la Tunisie et la

divise en deux bassins : le bassin nord-ouest qu'arrose la

Medjerda et le bassin sud-est que n'arrose rien et qui constitue


le Sahel tunisien. Ce Sahel n'est, à partir de Sl'ax, qu'un vaste

désert parsemé d'oasis et de villages maritimes qui, comme Zarzis


et Gabès, ne sont eux-mêmes que des oasis littorales.

La chaîne des collines tunisiennes se courbe vers l'ouest, au

sortir de la Régence, et pénètre en Algérie où, dans la province


de Gonstantine, elle se bifurque en deux branches qui, bordant
les hauts plateaux, courent parallèlement l'un à l'autre jusqu'aux
rivages marocains de l'Atlantique. Elle forme ainsi la double
chaîne de ces monts Atlas qui semblent compléter, au sud, le

grand cercle dont les Apennins et les Alpes, les Sierras


ibériques et les Pyrénées constituent la moitié septentrionale...
Autour d'une partie de la Méditerranée, ce cercle de mon-
tagnes enferme, comme dans un cirque colossal, les côtes occi-
dentales de l'Italie, les côtes méridionales de la France, les

côtes orientales de l'Espagne, enfin les côtes septentrionales de


l'Afrique...

Il v a quatorze heures que nous avons quitté la rade de Tripoli.


C'esl le matin et, sur une mer de nacre, nous stoppons en vue
d'une ligne de palmiers, vaporeuse et lointaine.

Près de nous flotte le vieux ponton auquel, avant de continuer


sa route, le paquebot confie, les jours de mauvais temps, ceux de
AUTOUR DE TRIPOLI. 59

ses passagers qui descendent ici... Et les infortunés \ attendent


que le calme leur permette de gagner la côte.

Notre arrivée a été signaler. Digne des vieux pirates, une


embarcation nous arrive, toutes voiles dehors. Elle nous apporte
un Arabe magnifique dans sa djoubba brodée et dans ses riches
burnous. C'est un Tunisien d'origine algérienne, Si-Amôr-ben-
Brahim, le premier du pays, celui qui y fait tout, qui y est tout,

qui y commande à chacun, qui, lors du \\ juillet, pousse son


amour pour nous jusqu'à organiser des fêtes indigènes compli-
quées d'illuminations cl de mâts de cocagne. Bien avant le

protectorat, son père était déjà ici vice-consul de France.


Nous sommes devant Djerbah, devant File où, raconte le vieil
Homère. Ulysse faillit laisser les compagnons de ses aventures...

Qu'était donc ce lotos extraordinaire dont les délices leur tai-

saient ainsi oublier l'Archipel, Ithaque et leurs épouses aux


belles chaussures? On ne sait. La graine en est perdue... à
moins que ce ne soit le jujubier, — comme permet de le sup-
poser la description qu'en fait Polybe, — ou la vulgaire caroube,
— comme l'insinuent timidement quelques érudits aux abois...
Caroube ou jujube, il n'y avait pas de quoi alfoler ainsi, même
des matelots à jeun depuis longtemps. Ce fruit enivrant ne serait-
il pas, tout simplement, une de ces friandises imaginaires et

symboliques confectionnées par le cerveau des poètes, comme


ce nectar et cette ambroisie dont — et pour cause — liquoristes
et pâtissiers ont toujours ignoré la céleste recette?
Ces petites maisons blanches qui se mirent dans les eaux
calmes, ces constructions en voûtes demi-cylindriques, presque
sans fenêtres et pareilles à nos chapelles de campagne, sont les

immeubles d'Oum-es-Souk, la capitale, le seul village de Djerbah.

Là se tient le marché.
Ailleurs les demeures sont éparpillées dans les enclos qui
divisent l'île en une foule de petites propriétés particulières,

Celles des Juifs se réunissent en deux groupes : hara k'bira et

//(ira s' rira. — la grande et la petite hara.

l'eu éloignée de la côte dont elle n'est séparée que par le

canal d'El-Kantara facile à traverser à gué, celle terre plate est


lit) DE TRIPOLI A TUNIS-

habitée par dos gens de race berbère, par des mangeurs de


choses immondes qui, dil-on, se nourrissent de chiens. Ghiaïtes,
— sectaires hétérodoxes d'Ali, gendre de Mahomet, — ils n'en
sont, — ou, plutôt, ils n'en étaient — pas moins des fanatiques
du plus bel orient, Vers i85o s'amoncelaient encore chez eux, en
pyramide blanchie, les crânes des Espagnols que, après la san-
glante défaite du duc de Medina-Celi, avaient, trois siècles avant,
l'ait décapiter Dragut le Sanguinaire, Piali-pacha et leur compa-
gnon le féroce renégat italien Oulouch-Ali.
Le bordj-rious, comme on appelait ce monument macabre, avait

cinq mètres de hauteur sur trois mètres de côté. Cela n'a l'air de
rien, n'est-ce pas.'... Eh bien, comptez à peu près et vous verrez
que, pour l'édifier, il n'avait pas fallu moins de cinq ou six mille

tètes.

Aucune rivière ne parcourt Djerbah mais une nappe d'eau


inépuisable s'étend sous son sol sablonneux. Elle est, grâce a

cette humidité, d'une fécondité étonnante et ses habitants vivent

largement des produits de leurs jardins et de leurs vergers, des


fruits de leurs vignes, de l'huile de leurs oliviers énormes, de la

vente de leurs chameaux qui jouissent d'une réputation univer-


selle... dans le sud tunisien. Industriels et laborieux, ils se
livrent, en outre, à la fabrication d'étoffes renommées, de haïks

diaphanes, de couvertures célèbres sous le nom de djerbis, de


bandes de lentes, de cotonnades rouges ou bleues, de burnous
inusables, de tissus lamés de soie, tramés de laine et d'or. Leurs
potiers fabriquent des jarres et des gargoulettes incomparables;
leurs maiins. enfin, s'enrichissent relativement du produit île

leur pèche.
Les coquillages, — que d'ailleurs les Arabes méprisent en
bloc — fourmillent sur leurs côtes; les murer dont, à l'époque
romaine, ils tiraient celle pourpre qui se vendait au poids de l'or

et qui avait illustré leurs teintureries, foisonnent dans leurs


roches; les lorlues de nier dont les matelots exil aient une huile

infecte mais qu'ils regardent comme un vulnéraire merveilleux,


flottent par bandes sur leurs vagues; les poissons abondent dans
leurs parages. .. A travers des bancs innombrables d'aiguilles au
AUTOUR DE TIUPOL1. i,l

long bec, les loups cl les dorades passent comme des fusées
d'argent autour do notre coque; en une heure, nos hommes
prennent tant de pageaux qu'ils en mangeront pendant deux
jours, qu'ils en saleront îles barils, qu'ils en rejetteront des paniers
entiers; en quatre coups de boulent in , l'un de nous réalise la

plus pantagruélique des bouillabaisses; quelques sous aux


bateliers qui nous assiègent el, sans autre amorce, nous hissons
nous-môme les sars les plus larges, les méros les plus plantu-
reux, les rascasses les plus monstrueuses.
III

GABÈS ET LES TROGLODYTES

LA PLAGE. — OUED- GABÈS. — MER INTÉRIEURE. GABÈS. — JOYEUX.


OASIS. DJARRA. TEMPERATURE. CHOTT-EL-DJERID.
ARABAS. — KETENA. — MARETH. MATMATA. — KSOUR. K.SAR-

MÉDÉNINE. — TATAHOUINE. — DOUIRET. — TROGLODYTES.

Une traversée de quatre heures nous conduit de Djerbah à

Gabès... Nous sommes loin, très loin de la côte. Elle n'est, vers

l'ouest, qu'une longue ligne rose frangée, par la mer, de cristal

el d'argent.
Le soleil se lève et nous commençons la véritable traversée qui,
en embarcation, doit nous conduire à terre. Aucun point, aucun
port de la côte tunisienne n'est accessible sans une partie de
canotage qui n'est pas toujours exemple de péril.

Poussés vers le large par l'Oued-Gabès <pii ne veut pas leur


permettre d'obstruer son cours, repoussés vers la terre par la

Méditerranée qui ne veul pas tolérer l'encombrement de son lit,

les sables ballotés s'amoncellent en un long repli submergé à

quelque distance du rivage. Ils formenl ainsi un bas-fond, une


sorte de récif sous-marin, — une barre — où, furieuses de
l'obstacle opposé à leur marche, se brisent, avec tumulte, les lames
accourues de la grande mer. El cela constitue dans la rade de
Gabès. l'une des plus mauvaises de la Tunisie, un danger presque
perpétuel...
La barre est franchie... Vers le nord, verdoyante d'alfa, se
(.Ai; l : S ET LES TROGLODYTES. 6.'!

déroule la grève qui sépare la mer d'une oasis sur laquelle, molle-
ment, ondulent les (laitiers; vers le sud, c'esl le désert, semé de
bouquets de palmiers qui balisent la place de certaines oasis
secondaires, flottant sur des vagues de sable. Au milieu, en face

de nous, des mâts de felouques balancent leurs antennes au-


dessus de quelques hangars et de quelques maisonnettes
Manches.
Nous accostons... Une vaste plage vide, aveuglante de soleil;
une longue estacade; une sorte de café de bois qui, perché sui-

des pilotis, plane au-dessus des lames : c'est le port avec ses
dépendances, le premier port du Djérid!
Charriés jusque-là par un de ces petits chemins de fer qui
roulent autour des usines et des carrières, des ballots d'alfa

attendent, sur le rivage, les navires qui les transporteront en


Europe... Comme à Tripoli, cette graminée pousse partout dans
cette région déshéritée et constitue encore pour elle la maigre
mais principale source de ses revenus. 1

Des enfants nus se battent sur le sable chaud. Disposées en


carrés, des palissades de palmes y forment comme des cabanes
sans toits et, à l'illusion de leur ombre imaginaire, dorment des
travailleurs arabes, fatigues avant d'avoir rien fait... En voici,

cependant, qui mettent en œuvre les tiges longues et rudes de


l'alfa entassé autour d'eux. Ils en tressent des cordes, ils en
trament des lilets grossiers destinés à revêtir les balles dont on
chargera les dromadaires, ils en tissent des bandes larges comme
la main... N'approchons pas! De leur ouvrage jaillissent des jets
d'acier qui menacent nos jambes... Ce sont, longues comme des
sabres, les aiguilles colossales avec lesquelles, — pour en faire

des nattes, des confies, des hottes, des escourtins à presser les
olives, — ils cousent l'une à l'autre ces bandes juxtaposées.

Près de l'estacade, — phénomène qui confond clans ce pays


altéré, — débouche un torrent dont les eaux bondissent, sein
tilleul .et chantent gaiement sur des galets polis... Hélas! Ce
liquide trompeur est plus amer que celui de l'Océan. C'est
l'< )ue,| Gabès.
(il DE THIPOLI A TUNIS.

Il sort du Djebel-el-Halouy et, fécondant les sables, il crée


l'oasis qui verdoie dans le nord-ouest... Mais jamais il n'a eu à
être navigable d'autres prétentions que celle dont l'avait gonflé
le colonel Roudaire.
C'est, en effet, entre son cours et celui de l'Oued-Melàh, à

douze kilomètres vers le nord, que l'excellent homme hésitait


pour en faire le canal qui, de la Méditerranée, devait conduire
les navires jusqu'au cœur de l'Afrique.
Hérodote dans ses Voyages, Scylax dans son Périple, Strabon
dans sa Description du Monde, nous ne savons encore quels
autres géographes indécis, — mêlant les mythes à la réalité,

la tradition à l'observation directe, — parlent, sans en préciser la

place, d'un immense lac qu'ils appellent la Tritonide.

Tout ce qu'on sait de cette antique dépendance de l'humide


royaume des Tritons, — de cette eau, que, depuis des temps
presque fabuleux, le soleil a bue jusqu'à la dernière goutte, —
c'est qu'elle dormait... quelque part dans le Sahara. M. Roudaire
a cru en retrouver le fond sous les vastes nappes de sel du
Chott-el-Djerid et du Ghott-Melghrir qui l'avoisine. El il a voulu
y faire revenir les flots de la Petite-Syrte, en refaire une mer
intérieure.
Son projet est tombé dans l'eau... ou plutôt n'y tombera jamais.
Il croyait ces deux chtOUt au-dessous du niveau delà mer. Des
mensurations postérieures ont prouvé que, si celle hypothèse
GABÈS ET LES TROGLODYTES. 60

est juste pour le Chott-Melghrir, le Chott-el-] >jerid, qui se trouve


entre lui et le rivage, est, au contraire, à vingt mètres au-dessus
delà Méditerranée... Il faudrait, pour atteindre le premier, creu-
ser dans la vase mouvante du second, un canal de près de deux
cents kilomètres !

Quels seraient les fruits de ce travail gigantesque? La fertili-

sation problématique d'une région qui demeurerait peut-être aussi


stérile que le rivage de la Tripolitaine? La production supposée

OtEU-CAlli;

de pluies qui ne tomberaient peut-être pas plus ici que sur les

entes du golfe Arabique? La création, au sud de Biskra, d'une


mer qui ne serait, peut-être, qu'une mer morte entre des rives

mortes?... Un résultat si piètre compenserait-il les dépenses


énormes qu'entraînerait la folie d'une pareille tentative?...

Deux voilures de place, deux vieux phaétons disloqués venus,


on ne sait- d'où ni comment, finir dans le désert les misères d une
existence aventureuse, nous attendent au débarcadère... Pre-

nons-en un.
9
66 DK TRIPOLI A TUNIS.

Debout sur sou siège, le cocher arabe pousse, du fond de la

gorge, les cris les plus discordants de sa langue rocailleuse.

A coups redoublés, son fouet cingle les flancs haletants de sa


maigre haridelle. La pauvre bête souffle, tire à casser les traits.

La machine fait quelques tours de roue, cède sous le poids, s'en-

fonce dans le sable et demeure paralysée... Nous ne sommes pas


heureux avec les véhicules africains ! Allons à pied. Deux ou
trois cents mètres nous séparent seuls de la ville française.
La ville ! Quelle ronflante hyperbole ! Une très large rue,
inondée de soleil, ruisselante de sables mouvants, bordée de
misérables baraques en planches... Et c'est tout! Louches et

malpropres, de tristes spécimens de ces commerçants interlopes


qui sont le fléau de toute colonie nouvelle, vendent un peu de
tout dans les magasins crevassés de ces masures deux bazars y
;

font miroiter aux yeux naïfs des soldats et des Arabes, les tenta-
lions de leur quincaillerie poudreuse ; trois cafés, soi-disant
européens, y versent à leurs clients de fortune l'eau chaude,
saumàtre, magnésienne qu'ils puisent dans le voisinage... Qu'on
mette ce liquide en bouteilles et qu'on l'envoie en France!...
Hunyadi-Janos n'aura qu'à se bien tenir s'il veut rester en selle.
L'un des empoisonneurs qui, dans ces officines, exercent leur
industrie coupable est, en même temps, empailleur-naturaliste.
Dans un coin de sa cour, des gazelles pleurent la liberté et nous
les consolons avec des pincées de tabac et des bouts de cigarettes
— étranges friandises dont elles sont avides et dont, réfractaire

nu toxique de la nicotine, leur estomac s'accommode à merveille.


Des ouranes soufflent dans leurs caisses à jour. De tous côtés
gisent sans vie ou, agonisantes, tremblent sur leurs pattes grêles
des hirondelles de mer dont le plumage grisâtre est moucheté
de sang, dont les ailes cassées traînent douloureusement sur les

dalles... Un chasseur est allé, hier, les tuer, les blesser, les

prendre au large où elles s'ébattaient dans l'azur et dans la

lumière. Et, une à une, les mortes et les demi-mortes, le cafetier

les ouvre, les vide, les saupoudre d'alun et de tan, les roule dans
un linceul de papier gris, en fail des paquets qui partiront pour
la France. Là-bas, leurs petits cadavres desséchés reprendront,
GABÈS ET LES TROGLODYTES. (17

tant bien que mal, 1rs apparences de la vie et orneront les coif-
fures de nos femmes... O douce société qui protèges les bétes,
pourquoi ta sensibilité larmoyante ne demande-t-elle pas l'expor-
tation de la loi Grammont ? <) coquetterie féminine, que de crimes
se commettent pour toi !

— Pauvres oiseaux ! disons-nous à ce préparateur barbare.


Pourquoi, au lieu de les achever de suite, laisser ainsi souffrir
ceux qui respirent encore ?

— Parce que, tant qu'ils vivent, ils se conservent assez bien,


tandis qu'ensuite... Avec cette chaleur!...

Au milieu de l'unique rue de Gabès-ville, s'aplatit une maison


que précède une galerie de trois arcades. Sur sa porte se tiennent
des spahis, dont, couverte du haïk blanc, la coiffure affecte la
forme d'une haute toque au travers de laquelle, comme la jugulaire
de cuivre sur le kolback des hussards, est jetée une tresse de
corde. C'est le palais du général Allegro, gouverneur de l'Arad...

On appelle Arad une confédération d'oasis qui, — au grand dé-


sespoir de Menzel et de certaines autres bourgades souvent en
bataille avec elle, — reconnaît pour capitale Gabès ou, plutôt,
Djarra où sont les souks communs.
Plus loin, dans des ruines qu'on blanchit chaque jour, s'affaisse
une habitation du même style. Vêtus de la gandoura, — simple
chemise légère, costume d'intérieur que les Européens adoptent
volontiers dans ces pays brûlants, — un homme et une femme en
sortent pour acheter des aubergines violettes à un bédouin noir.
— Ci* l'eommandant des voyous, nous dit l'un des petits

Arabes que l'appât de quelques karroubes a attachés à nos pas.


— Macach! Non! Ci* des joyaux! crie un autre qui a la pré-
tention de parler beaucoup mieux le français.

Ah ! des joj eux-, comme on appelle à présent ces soldats du


bataillon d'Afrique qu'on appelait autrefois des zéphirs ! ... En
voilà justement qui, punis, travaillent sous l'œil vigilant d'un
tirailleur indigène. Singulier surveillant qu'on leur a donné là!

Ces jours derniers un turco en avait ainsi une paire à garder.


L'un d'eux prend la fuite. Il le couche enjoué.
68 DE TRIPOLI A TUNIS.

— Et si je le manque? se dit-il alors dans sa tôte d'Arabe.

Il faudra le poursuivre et, pondant ce temps-là, c'est l'autre qui...

Oh! une idée.

Il se tourne vers le malheureux demeuré à son poste et lui

brûle la cervelle a bout portant. De cette façon, il est sur... Et il

jette son fusil, s'élance comme un tigre sur la trace du fuyard,


le rejoint et rend à l'autorité militaire les deux condamnés qu'on
avait confiés à sa vigilance... Seulement, il y avait un mort dans
le nombre Tant pis Le compte y était, on n'avait rien à lui dire.
!

Trois i)our l'Algérie et un pour la Tunisie, ces bataillons


d'infanterie légère sont, avec des cadres d'honnêtes gens, formés

par les conscrits qui ont subi quelque condamnation avant leur
appel sous les drapeaux. 11 est parmi ces hommes des malheureux,
il est vrai dont — tapage nocturne, délit de chasse ou île pèche,
— les fautes antérieures ne sont que de bien excusables pecca-
diles. Mais, confondus par une loi aveugle, avec l'écume des
maisons de correction, avec la fleur vénéneuse des prisons cen-
trales, ils ne tardent pas à se gangrener, à former, avec les

autres, le corps le plus turbulent, le plus indiscipline que jamais


officiers aient eu à commander ni à conduire.
Au lieu de réunir ces hommes tarés, de faire de leurs com-
pagnies des léproseries morales, ne vaudrait-il pas mieux les
disperser dans les régiments de France? Ils y subiraient peut-
être la contagion d\i bien. Ne vaudrait-il pas mieux encore se
passer de leurs services, les déclarer indignes de l'uniforme?...
Leur envoi en Afrique est, au surplus, de fort mauvaise politique.
Les Arabes savent très bien d'où ils proviennent et ce qu'ils sont ;

ils les méprisent autant qu'ils en redoutent le voisinage et quel-


que chose du dégoût que ces soldats leur inspirent, rejaillit

peut-être sur le reste de l'armée.

La ville européenne est passée. Voici la ville indigène. Bordée,


en guise de trottoirs, de levées de terre que, à noire approche,
escaladent les (hameaux et les ânes, la rue qui la traverse courl
entre des rocs blanchis à la chaux, des pans de bâtisse, des dé-
combres, des bicoques désorientées, des boutiques en nids de rats.
GABES ET LES TROGLODYTES. r,'.i

Au pied des murs, des Arabes couchés se confondent avec la

poussière grise. Dans une cour jonchée <le nattes, couverte d'un

toil de palmes et largement ouverte sur la rue, des rêveurs


fument des fleurs de cactus et un marabout y déclame un chapitre
du livre sacré.

Des curieux se serrent, en groupe pittoresque, autour d'un


charmeur, — d'un psylle, — qui, de son sac de cuir, tire deux
horribles vipères au dos brun, au ventre jaune. Longs de deux
mètres, gros comme le poi-
gnet, ce sont de ces naadjas-
Imji-s, de ces bou-f tiras dont
la morsure est mortelle en dix
minutes. Et, — au roucoule-
ment de la flûte en roseau que,
de travers, il applique sur sa
joue tendue comme le ventre
d'une cornemuse, — les rep-
tiles se lèvent sur la queue...
Leurs côtes s'écartent, leur
cou se gonfle, ils dardent le

double aiguillon de leur langue


noire et ils sifflent, ils se ba-

lancent comme s'ils suivaient


i \ i il u; m 1:1 i; ve seispevts
la musique. Puis, tout à coup,
ils s'élancent, ils sautent à la tête du jongleur qui baisse le

front, reçoit leur choc sur son turban, les saisit au vol et les ren-

ferme.
Les maisons cessent. Etincelantes au soleil, les eaux de I'( lued-

Gabès, dont nous remontons la rive droite, sautillent et babillent

sur les pierres, courent entre les herbes où, verdâtres, luisent
des carapaces de tortues endormies. Plus haut, le torrent s'étale

en une mare tranquille. Dépoitraillées, des négresses piétinent


sur ses bords la laine qu'elles lavent ; derrière un rocher qui
semblait devoir les dérober à toute vue, des femmes battent.

avec de-larges pétioles de palmes, leur unique vêtement qu'elles


ont plongé dans ses ondes. Et, surprises par notre apparition,
'0 DE TKIPOLI A TUNIS.

elles lèvent les coudes, se détournent et se prosternent, pour


nous cacher leur ligure.

Pendant une demi-heure, — à travers les driss, Valfa et les


palmiers nains, — nous suivons péniblement une route à peine
tracée dans le sable que fait fumer le vent et dont les grains aigus
nous piquent au visage. Des dattiers poudrés, des ruines enfa-
rinées, des tentes brunes qui grisonnent dans des terrains
vagues et autour desquelles errent des moutons à large queue...

Et du soleil, partout du soleil !

De l'autre coté de Voueil, vers le nord, c'est l'oasis. Au


sud, dans les poudroiements de la lumière, moutonnent des mon-
ticules jaunâtres. Des bouquets de palme surmontent, en aigrettes,
des dunes desséchées; des maisons grises rampent sur le sol;

des minarets révèlent l'incognito de Ghenini, de Menzel, de


Temoulbou, de Marap, d'El-Hamdou, de Sidi Bou'l Baba où
s'élève la zaouïa de l'un des barbiers du prophète.
11 reste, à peine, là-bas, quelques ruines très frustes de Tacape,
— la Gabès romaine, — qui a disparu aujourd'hui et qui, naguère,
était encore une grande ville..., disent les Edrissi et les El-Bekri.
Il est vrai que, cousins des Mille et une Nuits, ces voyageurs
avaient l'imagination bien féconde et bien grossissante!
La carriole que nous avons prise à Gabès descend dans le lit

de la rivière qui, entre le désert et les jardins, forme une limite


si nettement tranchée...

« Dans l'oasis de Tacape, nous dit Pline, l'olivier pousse sous


le palmier, le figuier sous l'olivier, le grenadier sous le figuier, la

vigne sous le grenadier, le blé sous la vigne, les légumes sous


le blé, les plantes potagères sous les légumes. »

Et cette énuinération descriptive semble écrite d'hier. L'une


des plus belles, l'une des plus riches de la Tunisie, l'oasis de
Gabès est, en eil'et, sur un sol de sable, un immense bois de
palmiers dont — moins estimées cependant que celles de Gafsa
ou de Nefta — les cent espèces de dattes sont encore, excellentes.
C'est, sous le frisson des palmes, un bosquet touffu de bananiers
et de trembles, de caroubiers et de jujubiers, d'arbres à fleurs et
GAIiES ET LES TROGLODYTES. 71

d'arbres à fruits où, par myriades, voltigent et bavardenl char-


donnerets et fauvettes, merles et tourterelles, linottes et pinsons,
moineaux et rossignols. Plus loin, attirée par une eau — mira-
culeuse en ces parages, — s'ébat et se promène toute l'ornitho-
logie tunisienne : outardes et grèbes, sarcelles et macreuses,
hérons et courlis, demoiselles de Numidie et spatides, poules
d'eau et cormorans, vanneaux et pluviers, flamands et grues,
râles et canards.

L'oasis est encore, sous l'ombrage protecteur des arbres, un


fouillis serré de roses de Jéricho et de treilles extravagantes
sous lesquelles poussent le cumin, la coriandre, le fenouil,
la h'iba et le henné. Des pastèques démesurées arrondissent
leurs larges flancs d'émeraude entre les thyms, les romarins,
les asphodèles et les Ientisques où courent les reptiles, où, mornes
et ternes, sommeillent les caméléons.
Nul ne semble prendre soin de ces plantes ni de ces arbres qui
viennent à la grâce d'Allah.
Çà et là, cependant, quelques dromadaires à la tète d'autruche
traînent dans le sable une charrue grossière; çà et là, quelques
laboureurs au grand chapeau, au large tablier de cuir rouge,
couchent les herbes folles sous le tranchant de leur faucille
pareille à un cimeterre.
A peu près ovale, cette oasis, type des oasis sahariennes, court
de l'est à l'ouest et touche à la mer par un bout. Comme celle

de Tripoli, elle est morcelée par des levées de terre que tapissent
des plantes grimpantes et entre lesquelles circulent des chemins.
Les eaux qu'un barrage détourne de l'Oued-Gabès ou celles qui
sortent de terre à la température de 48 y serpentent en ruis-
seaux limpides, l'as plus que dans les ondes du torrent le pro-
meneur altéré ne peut y tremper ses lèvres.

Au milieu de l'oasis se crevassent et croulent les blanches


masures de Djarra.
On pénètre dans ce village par une sorte de corridor bas et

voûté où, sombre, s'ouvre une vaste salle. Les colonnes trapues
qui soutiennent le plafond de cette sorte de pas-perdu et auxquelles
DE TUIPOLI A TUNIS.

servent de socles des chapiteaux à feuilles d'acanthe proviennent


d'on ne sait quels monuments antiques. C'est la prison.
A travers la bourgade, qui semble avoir été édifiée pour loger
des pygmées, ondulent comme des chemins de termites, des
ruelles très étroites et très obscures que couvrent des troncs de
dattiers, des palmes et de la terre. Dans ces planchers noircis
nichent des araignées venimeuses et pullulent des scorpions de
la pire espèce, véritables écrevisses terrestres qui ont jusqu'à
vingt centimètres de longueur.
Toutes ces bêtes malfaisantes
dorment pendant le jour. Ne
les réveillons pas!...

Et, le dos arrondi, la tête

baissée pour ne pas heurter


leurs demeures, nous nous en-
fonçons lentement dans des
couloirs étouffants comme des
galeries de mines. Et nous
avançons, les jambes écartées,
les pieds ne se posant qu'avec
hésitation sur les bords glis-
sants du ruisseau dont l'eau

fiAliiiS
croupissante et profonde oc-
cupe presque toute la largeur
du chemin. Puis ce sont des rues à ciel ouvert, des boyaux brûlants,
aveuglants... De loin en loin, dans de vastes pièces noires dont
les poutres s'épontillent de slipes grossièrement équarris, des
négresses, la tête sur une gargoulette qui leur fait comme un
oreiller frais et humide, dorment à côté d'ânes qui rêvent, les
oreilles basses. D'autres font tourner leur petit moulin et che-
vrottent les modulations langoureuses de leurs cantilènes enfan-
tines. Semés de perles rouges, Mois ou quatre larges anneaux de
cuivre percent leurs oreilles; leur chevelure crépue, serrée
laeheiiienl dans un foulard lamé d'or, se divise en mille tresses
que terminent de gros sequins argentés.
Au fond d'une cour noyée de soleil, des hommes en fête mangent
10
74 DE TRIPOLI A TUNIS

le couscous servi dans le large plat de bois que couvre un chapeau


tressé de pailles et de bandelettes de drap rouge. Les enfants et
les femmes s'entassent dans un coin... Aux battements de la

darbouka, au ramage de celte double flûte qui fait songer aux


églogues, un danseur et une danseuse se font vis-à-vis, roulent

des yeux blancs, se soufflent dans la figure, exécutent une panto-


mime burlesque... Et des youyous aigus jaillissent du groupe
des spectatrices surexcitées... On nous a vus, on murmure et un
Arabe vient rageusement se mettre devant la porte qu'il ferme de
toute la largeur de son burnous étendu.
Dans le préau voisin, — plus sales, plus repoussants encore
qu'à Tripoli, — grouillent des Juifs qui nous regardent d'un œil
méfiant et terne, d'un œil clignotant et bordé de rouge...
Cave cancm! La queue en panache, le museau pointu, les
oreilles dressées comme des cornes, des bétes affreuses aboient
furieusement après nous, s'étranglent à la laisse qui, seule, les

empêche de nous dévorer, mordent, dans leur rage impuissante,


tout ce qui se trouve à la portée de leurs dents aiguës.
Et toujours le sable qui fait bouillir nos pieds ! Toujours les

murs qui nous éblouissent comme des parois de fours chauffés à

blanc! Toujours le soleil qui nous embrase le crâne, qui, pour


longtemps, nous noircit les ongles ! Toujours une atmosphère de
flammes irrespirables !

La température de l'été n'est, en moyenne, que de 3j° à Sousse,


de 35° à Tunis. Elle varie ici entre 3o° et 5o°. Et c'est à l'ombre
que le mercure monte à cette dernière hauteur... Or, on est

presque toujours au soleil!

Et on étouffe, et on sue... Les vêtements se collent sur le dos


et on frissonne aux grosses gouttes de sueur que, comme des
insectes, on sent courir entre ses omoplates. Bien heureux si, sur
sa peau rubéfiée, on n'éprouve pas déjà les démangeaisons in-

supportables de cet exanthème (pic nos matelots appellent le

bourbouille, (pie nos soldats nomment ici la gale bédouine! Et


cette température d'étuve s'exaspère encore lorsque souffle le

simoun, le vent de feu qui, heureusement, n'arrive guère jusqu'à


Gabès que douze fois par an.
GABÈS ET LES TROGLODYTES. 73

Il tombe, annuellement, i- millimètres de pluie à Tunis.


Grâce aux bois d'oliviers, il en tombe encore i4 millimètres
à Sousse. Gabès n'en reçoit d'un ciel trop parcimonieux que
6 ou 7 pauvres millimètres. La terrasse d'une maison qui aurait
dix mètres de côté, — et il n'y en a pas de cette largeur, — ne
pourrait ainsi recueillir par an et déverser dans les citernes que
six ou sept cents litres d'eau. Cela ne peut suffire aux besoins ali-
mentaires d'une famille et, sans quelques misérables sources
lointaines, la soif rendrait ces pays inhabitables.

A Bordj-el-Hamma, — petit village situé à une quinzaine de


kilomètres dans l'ouest de Gabès et où, en une heure et demie,
nous conduit une assez bonne route tracée à travers les sables,

— commence le Chott-el-Djerid... Et, parti de ce point, — tantôt


sous le nom de Chott-el-Fedjedj, tantôt sous celui de Sebkhra-
Pharaoun, — il déroule jusqu'au delà de Nefta, sur une longueur
de plus de cent kilomètres, la nappe d'argent de ses flots de
cristal, la surface de marbre de sa mer pétrifiée que les Arabes
comparent à un tapis de camphre.
Une eau épaisse et des sables détrempés remplissant une
immense dépression de terrain ; comme, en hiver, la glace sur
nos lacs, une épaisse couche de sel étendue, solide et flamboyante,

sur cette mer de fange : tel est le cJwtt.

Quelques chamserops, quelques tamaiix tachent d'un vert


sombre le mélange de sel et de vase gluante qui forme ses bords
marécageux. Des brindilles et des cailloux y sont épars sur
lesquels l'eau a passé et que, — à la manière des pétrifications
de Sainte-Allyre, — elle a recouverts d'une brillante couche
d'incrustations.
Certaines zones de la croûte saline sont assez épaisses, assez
fortes pour supporter des poids considérables et on peut franchir
le choit, de Debaheha à Tozzeur... Et ce voyage de quarante-cinq
kilomètres est l'un des plus émouvants que puisse affronter
le courage humain.
Un guide prend la tète de la caravane. Hommes et bètes le

suivent à la file. Us mettent le cap sur l'horizon vide où la blan-


"0 DE TRIPOLI A TUNIS.

cheur éclatante du ciel se confond avec la blancheur éblouissante


du chott ; le plancher qui les porte, sonne sons le pas des
chevaux... Et, lentement, ils vont par les espaces embrasés.
Au loin ondoient des mirages incandescents et la réverbération
du soleil est si violente sur ce sol de métal en fusion qu'elle les
aveugle, qu'elle leur donne le vertige. Tantôt, cependant, leur
œil endolori scrute le large fantastique. La tempête de sel ne
va-t-elle pas accourir avec un coup de vent silencieux? Tantôt
leur regard effrayé sonde la profondeur des trous qui se sont
ouverts ça et là et où, comme une bête immonde, croupit une
eau verdâtre, une eau où flotte, hideux, le fantôme de la mort
qui les guette.
Largement espacés, quelques fragments de troncs de palmiers,
quelques pierres debout, quelques os de chameau fichés comme
des bornes indiquent la route a suivie... Malheur à qui dévierait

de leur ligne! Le sol s'ouvrirait sous ses pieds, puis, implacable,


se refermerait sur sa tôte. Mille dromadaires fuient, une fois,

engloutis de la sorte et, pour toujours, disparurent dans la vase.

Une autre fois, le chemin lui-môme, ébranlé par le passage de la

première moitié d'une caravane, s'effondra sous le poids du reste.


Avec ceux qu'ils portaient, les chameaux s'enlisèrent dans les

boues fluides et visqueuses et, peu à peu, ils sombrèrent comme


des barques éventrées.
Au milieu des périls de ce trajet aventureux s'ouvre, dans une
sorte de petite île, un puits dont, bizarre dans tout le sel qui
l'entoure, l'eau, amenée par la voie souterraine de quelque conduit

Volcanique, est à peu près potable. On s'y repose un instant, et


on repart...

Vers le sud de Gabès, non moins étrange, non moins intéres-


sante (pie celle des clihnil. lègue la légion des hsour et des
Troglodytes.
L'accès n'en est, par exemple, ni sans difficultés, ni sans
dangers. Nous sommes encore bien près de la Tripolilaine pour
jouir de [a sécurité que nous offrira le reste delà Tunisie... Bah!
Suivons l'un des officiers les plus aimables et les plus distingués
m
78 DE TRIPOLI A TUNIS.

de notre armée d'Afrique, — le capitaine Bichemin, du 4 P batail-

lon d'infanterie légère, — et, sans crainte, enfonçons-nous avec


lui dans l'intérieur du pays! Nul ne saurait être un compagnon de
voyage plus intelligent ni plus rassurant, en même temps ; nul,

plus savamment que lui, n'a encore étudié cette partie sauvage de
la Régence ; nul n'en connaît mieux les routes, les oasis et les
habitants; nul enfin ne pourrait être pour nous un guide plus
complaisant ni mieux informé.
Peinte de rouge vif, — couleur traditionnelle, — et escortée

de deux spahis, une arabu nous emporte.


Moins fatigante que le cheval, Varaba est le chariot, le landau,

la chaise de poste, le sleeping-car de la Tunisie. On l'y rencontre


sur toutes les routes. C'est une vulgaire charrette non suspendue
et dont le plancher à claire-voie ne dépasse guère, en longueur,
le diamètre de ses roues. Elle est capitonnée d'un matelas destiné
à atténuer la brutalité des heurts et des cahots; elle est couverte

d'une tente en cabane qui, selon l'heure, a la bonne intention de


protéger les voyageurs contre la rage du soleil ou contre la rosée
du soir.

11 est cinq heures du matin quand nous quittons Gabès. Monté


par un Arabe dont la figure est voilée comme celle d'un Targui,

un chameau coureur nous dépasse à grands pas. C'est le courrier


de Gafsa, la poste... Et il disparaît dans le nord-ouest, tandis que
nous piquons vers le sud.
A droite, à gauche, rien qu'un sable jaunâtre sur lequel la

brise a tracé des ondulations qui le rident de petites vagues


immobiles. Quelques tas de pierres, — des mechads, — marquent,
de loin en loin, la place où a été commis un assassinat...

A l'ouest blanchit le camp de Ras-el-Oued et s'affaissent les

villages de Chenini et de Menzel; à l'est, — au delà de grandes


dunes, — scintille, de temps à autre, la la mer qui
nappe de
étincelle aux premiers feux du jour. Une demi-heure de marche
nous ((induit au petit poste de Mctrech où, avec un soin jaloux,
des soldats gardent la source qui alimente Gabès.
Laissons à droite, la petite oasis de Teboulhou, à gauche.
GA.BÈS ET LES TROGLODYTES. 79

celle de Menara que parent quelques dattiers et quelques


oliviers grisâtres... Et, blanc, monotone, recommence le pays
d'Arad, si plat et si vide que nous voyons déjà verdoyer
les palmiers de Ketena... Nous avons cependant encore, avant de
les atteindre, douze grands kilomètres à parcourir.
Pas une maison, pas une tente, pas un arbre dans la plaine nue
et fauve que l'Oued-Merzig sillonne de son lit raviné ! A peine
quelques touffes clair semées de plantes à demi mortes; à peine
quelques lauriers-roses dans des flaques empoisonnées, au fond
des torrents que nous traversons à la course.

A gauche se montre encore, par intervalles, le sourire bleu de

la mer qui va disparaître; à droite, à quatre kilomètres de notre


piste, apparaît l'étroite oasis d'El-Hamdou où, autour d'une
source, quelques ruines romaines donnent sous quelques téré-

binthes. Plus loin, passent du brun au violet les sommets du


Djebel-el-Halouega... La route est passable et notre araba fde
trois nœuds à l'heure, — cinq ou six kilomètres.

Huit heures. Le soleil cuit; la plaine flambe; Ketena se


rapproche... Sur le fond verdàtre d'un grand bois de palmiers se
détachent, à gauche, son marabout, à droite, ses maisonnettes
blanches et les murailles grises de ses ruines arabes. Nous
y sommes.
Large d'une dizaine de mètres, une mare limpide miroite à

l'angle de l'oasis qui lui doit l'existence. Hélas ! L'eau en est


chaude, magnésienne, horriblement purgative!
Drôle, gracieux dans sa large chemise écarlate, un négrillon,
— vrai porte-queue d'un roi maure de crèche, — sort de l'ombre
d'un arbre — marabout, d'un lentisque géant tout fleuri des
loques multicolores que la superstition y a attachées. Et, comme
s'il devinait nos désirs, il nous présente une boite de fer-blanc,
pleine d'une eau fraîche et douce... 11 a un chapelet au cou et,

sur son petit crâne d'ébène, s'enroule un turban vert.


— Isselmek, sidi! — Merci, seigneur! dit-il quand nous vou-
lons mettre une pièce de monnaie dans sa jolie patte noire.
Et, comme ce refus nous étonne :
W DE TRIPOLI A TUNIS.

— Lui marabout! Lui chéri/! fait, avec une gravité respectueuse,


le cocher assis sur le brancard de noire chai- fainéant.

Cher if-? C'est, en effet, ce que prétend la couleur de sa


coiffure... Mais comment un uègre si pur peut-il descendre de
Mahomet?
Et, grâce au bidon bienfaisant ilu petit santon machiné,
nous déjeunons gaiement avec les provisions que nous avons
apportées de la ville.

Notre route descend toujours vers le sud. Elle côtoie le bord


de l'oasis qui, sur une étendue de trente hectares, déroule, sur
notre droite, ses palmiers, ses oliviers, ses cultures que coupent
des parapets couronnés de cactus.
Ne nous arrêtons plus... Vingt et un kilomètres nous séparent
encore de Mareth ; nous n'y serons pas avant midi et, à cette
heure ardente, il n'est pas bon de courir les grands chemins
tunisiens.
L'oasis a disparu. Le pays est retombé dans sa désolation et

y demeure, jusqu'à la large et fertile vallée de l'Oued-Zerkine,


à quatre kilomètres de Ketena.
11 y a eu du blé, ici, il y a eu de L'orge et, sur le fond jaune
d'or des plaines moissonnées, les buissons épineux des jujubiers
mettent leurs taches de verdure claire. Des oliviers s'éparpillent
sur les bords d'une sebkhra qui, desséchée aujourd'hui, est pleine
pendant une certaine partie de l'année ; d'autres poussent près
d'un puits dont l'eau est presque potable et autour duquel gisent,
informes, des vestiges nombreux de l'occupation latine.
Voici l'oued!... Et, à grand fracas, nos roues bondissent sur
ses galets qu'un flot passager balaie tous les deux ou trois ans,
les jouis où, sur les collines d'où il vient, tombe du ciel un orage
fortuit.

La roule reprend sa monotonie. Tout buisson disparaît....

Des pierres, du sable, le désert ! Et, longtemps, nousallons ainsi.

Devant nous, un peu sur la gauche, liai! enfin un bois de


dattiers. Est-ce une illusion de ce mirage dont les fantas-

magories nous précèdent depuis le lever du soleil? Non, c'est


.Mareth.
GABÈS ET LES TROGLODYTES. si

Encore une oasis. A peu près carrée, elle occupe une quaran-
taine d'hectares, celle-là, et elle se divise en une multitude de
jardins presque tous enrichis d'un puits auquel on peut s'abreuver
sans dégoût et sans crainte.
Sur le bord de la route, autour d'un blanc marabout, se
pressent, sans ordre, les masures du village qui donne son nom
à cette ile de verdure. Alimenté par une petite source, le bassin

1 1 M \l ES l>F li.I A n r. \

commun est, — large d'une quinzaine de mètres, — un réservoir


empesté où des Nègres salissent de la laine, sous prétexte de la

blanchir, où des Arabes se baignent, où des moutons s'abreuvent,


où des dromadaires pataugent de leur large pied, où des femmes
puisent l'eau qu'on boira dans leurs pauvres gourbis.
Bien que soumises aux mêmes prescriptions que les autres
musulmanes, ces dames sont dévoilées. Un turban épais ou
une simple corde retiennent sur leur tête un voile blanc ou
rouge ; d'énormes anneaux de métal ou de corne. — les ghrorsa,
— ornent leurs oreilles : fendue sur le côté, serrée aux flancs
11
8-2 DE TRIPOLI A TUNIS.

par une grande ceinture écarlate, rattachée sur les épaules pai-

lles boucles et îles chaînettes d'argent, um- pièce d'étoffe

leur sert, en même temps, de robe, de jupon et de chemise...


Et les pans de ce vêtement primitif pleins îles herbes sèches
qu'elles ont ramassées dans l'oasis, des légumes qu'elles ont
épluchés dans la mare, elles vont... Les unes poussent une bour-
rique à longs poils et traînent par la main un enfant vêtu d'un
embryon de blouse ou, le plus souvent, nu et boueux comme un
ver de terre; les autres, que, de loin, on dirait bossues, promènent
sur le dos un nourrisson empaqueté dans un linge malpropre;
celles-ci, — appuyées sur un long bâton de fenouil qu'elles
lancent ainsi qu'un évêque lance sa crosse pastorale, — se
courbent sous le poids d'une grande amphore dont le goulot
évasé sert comme de coquetier à un vase plus petit ; celles-là

geignent et ploient sous le fardeau que, passée sur leur Iront,


relient une courroie de cuir... Vite ! Pas un foudouk, pas un
abri pour l'Européen ici !

Sur la droite de la roule, vers le sud de l'oasis, s'élève le

bordj, avec sa boite aux lettres dont, chaque jour, les courriers

à cheval cueillent le contenu. Providence du chrétien égaré dans


ces parages inhospitaliers, celle miniature de forteresse a été

construite par le génie. Elle abrite les soldats qui voyagent


isolément et les civils qui ont obtenu à Gabès l'autorisation de
s'en faire ouvrir la porte... Sans celle permission il faut camper
ou coucher dans Varaba .'
Une nuit dans une voiture dételée,
endormie en plein champ comme un navire en panne, est chose
Fréquente pour qui voyage en Tunisie. Elle serait imprudente
ici. Nous sommes heureusement avec un officier et l'Arabe qui

veille a la porte du bordj nous en permet l'entrée. Il nous en


ouvre même la plus belle chambre : une petite pièce toute blanche,

meublée d'un lit de camp et d'une caisse retournée.

A l'occident, au delà dessables, bleuil le Djebel-N'fouça, petite

chaine de collines qui courl du nord au sud, — des chtout a la

Tripolitaine. Le plateau de Matmata la couronne, vers le sud-


OUeSl de M.llelh.
GABES ET LES TROGLODYTES. 81}

Quinze kilomètres? Le sentier est très suffisant; une mule


peul nous conduire là-haut en deux heures. Mais le soleil esl

bien chaud !... Qu'importe! El puis, le fauteuil des selles arabes


nous reposera des fatigues de Varaba. En route donc !

Et, pendant une heure, — au trot dans le sable, au galop dans


le steppe, — nous effarouchons le gibier que, dit Hérodote,
prenaient à la course les antiques habitants de ces lieux, nous
mettons en fuite les serpents et les lézards dont, faute de grives
et faute de merles, ils faisaient, ajoute-t-il, leur ignoble
nourriture.
Voici le versant septentrional du plateau. Grimpons, mainte-
nant !... Les pierres roulent sous les sabots de nos bêtes, le

soleil s'exaspère et, par le lit desséché d'un oued d'ocre jaune,
péniblement, nous gravissons une petite vallée du Djebel-
Ouarifen, l'un des massifs du N'fouça.
Une lumière crue calcine les rochers qui projettent des
ombres très nettes, dures comme des taches d'encre ; le feuil-

lage cendré de quelques oliviers maigres se fond dans le soleil.


Derrière nous, l'oasis Hotte dans la vaste plaine, comme un
radeau de verdure, et, très loin, à l'est, l'horizon se barre de la

ligne brune des oliviers qui s'étendent jusqu'à Zarzis et

qu'exploite la tribu des Acaras.


Quatre heures. La vallée s'élargit ; dans la terre qui, descendue
des hauteurs, s'y est entassée en une conclu' ('paisse, un ruisseau
desséché se creuse un lit à pic. Une koubba, trois ou quatre
gourbis, une ou deux masures grises, mais personne !...

Approchons.
Quelques sentiers sillonnent le terrain bossue de mamelons
rougeâtres; de grands trous s'y ouvrent comme des réservoirs
vides... Beni-Zelten !

— Beni-Zelten ? Qu'est cela ?

I n grand village, sidi ! L'un de ceux qui, avec Dar-


Kouinet, avec Hadéje, avec Toujane, occupent cette partie de la

montagne...
On nous a vus. Le bruit de notre arrivée a couru sous terre et,

comme des morts levant la pierre du tombeau, des spectres


84 DE THIPOU A TUNIS.

sortent du sol, drapés dans le suaire de leur burnous... Ce sont


des Matmati, des Troglodytes.
Le terrain de cette vallée de Josaphat est un limon mélangé
de gravier, une sorte de marne argileuse qui s'entaille aisément.

Et, dans son épaisseur, ont été creusées les grottes qu'habitent

ces êtres dont la bizarrerie locative faisait déjà l'étonnemcnt des


anciens et a longtemps passé pour fabuleuse.
Un bassin plus ou moins carré, — perçant, comme un cratère,

1 une des éminences que les alluvions ont formées, — constitue


la cour centrale de ces demeures baroques. Un trou, pratiqué à
quelques pas de ses bords et garni d'une marge de pierres, sert
d'orifice au couloir souterrain, — au puits oblique, — qui
nous conduit au fond d'une de ces cavités. Une petite tranchée

à ciel ouvert et taillée en pente douce remplace quelquefois ce


corridor de taupes.
Descendons. Un chameau rumine dans un coin de notre
réservoir que jonchent des débris, des détritus aux odeurs
musquées. Dans la poussière traîne une vaisselle barbare, —
quelque chose comme les vieilles marmites gauloises que nos
musées mettent précieusement sous cloche ; des cailloux noircis
servent de fourneau à une cuisine paléolithique; des enfants et
des femmes disparaissent dans des trous, comme des lapins
effarés... (Quelquefois tapissées ailleurs d'un revêtement de
pierres, les parois de la cour qui consent à nous révéler
ses arcanes sont simplement taillées au pic dans une terre

grise et rouge que des fossiles antédiluviens sèment de


points blanchâtres. Un peu au-dessus du fond, — pour les

mettre à l'abri des orages qui, de très loin en très loin, versenl
ici quelques seaux d'eau, — des portes cintrées sont percées
dans ces murailles et donnent accès aux terriers, aux pièces de
ces hypogées oit s'enterrent des vivants.
Plus longues (pie larges, ces chambres sépulcrales sont taillées
en voûte et leurs flancs s'élargissent comme ceux d'une barque.
Un massif de terre qui sert de couche, d'autres qui remplacent
les sièges, d'autres qui fonl l'office d'étagères ont été ménagés
dans La masse; des lions v oui été pratiqués qui jouent le rôle
GABÈS ET LES TROGLODYTES. 8a

d'armoires. Local et mobilier, tout esl ainsi d'un seul bloc...


El là vivent des humains ! Celte grotte loge les hommes, celle-ci
abrite les hèles; dans celle-là se conservent les dattes; dans
cette autre se renferment les grains et l'huile.

11 y a, parfois, autour des cours, deux étages de cavités.


Les plus hautes servent alors de greniers et on arrive à leurs
sortes par des saillies laissées dans les murailles et réguliè-
rement espacées en diagonales, marches rudimentaires d'un
escalier extérieur.

Chaque famille a son réservoir, son habitation particulière; les

CHEZ LES MATMATI : DNE HABITATION TIIO CI. I> 1 T E.

riches seules possèdent deux ou trois trous qui communiquent


entre eux par de petits tunnels... Et l'ensemble d'une centaine

de logis pareils constitue le village de Beni-Zelten....


De petites veilleuses d'argile s'allument déjà, comme des lampes
funéraires au fond de ces catacombes. Le jour haisse ; hâtons-nous
de partir. La descente est heureusement, sinon plus facile, au
moins plus rapide que la montée et, à huit heures, nous sommes
de retour à Mareth.

Nos spahis ont déniché des œufs, une poule, du lait, — tout

ce que, avec des moutons, on peut se procurer ici. Le bois esl


80 DE TRIPOLI A TUNIS.

une chose de luxe dont il faut savoir se passer et ils ont, en

plein air, préparé le repas du soir sur un l'eu de broussailles...


La nuit es! profonde, silencieuse; le ciel est embrasé... Mais
pourquoi les paquets de laine qui emmaillottent les pieds de notre
lit? Pour empêcher les scorpions de le prendre d'assaut.
Une femme a eu, il y a quelques jours, l'étourderie de coucher
sur une natte... On l'a retrouvée, le lendemain, morte, enllée
comme une paillasse. Les scorpions étaient venus ! Et, pour nous
éviter ce désagrément...

L'aube teinte le ciel dans lequel, une à une, reculent et

s'éteignent les étoiles... Nous sommes en marche, à travers les

pierres mortes d'un pavs inhabité.


Le jour se lève quand nous traversons les petites oasis
d'Aram, dans le caïdat des Hamerna. Des palmiers ; un bassin
bourbeux où déjà on barbette; quelques puits; des murs que
défendent, comme des bastions noirâtres, les tas nauséabonds
d'un fumier séculaire et dans lesquels, grises et plates, se
pressent les maisons en terre d'un village... C'est à peu près tout.

Voici cependant les ruines d'une zaouïa et voilà un vaste


cimetière où blanchissent de grandes koubbas, — mausolées de
marabouts. C'est que, avant de retomber dans la barbarie, Aram
a été longtemps un centre religieux.
Jusqu'à dix ou quinze kilomètres, apparaît le pays inculte,

dénudé, morne, inanimé que nous allons parcourir. Rien n'arrête


notre vue et elle traverse le désert jusqu'au squelette sombre
d'une vieille tour carrée, — la kasbah abandonnée de l'Oued-
Mezessar.
Et, par les ravins taillés, comme à l'emporte-pièce, dans le

salile durci, par les creux sans arbres, par les dunes veloutées
d'alfa, par les savanes où, au loin, bondissent les gazelles, par
des landes de cailloux et de poussière, notre équipage, — comme
une grande araignée rouge, — s'en va cahin-caha.
De vagues replis semblent, à l'horizon, devoir nous fermer la

route el une mélancolie grandiose Hotte dans les flamboiements


île l'immense soleil qui n'éclaire que le vide, une poignante
liislessr dorl dans cette nuil de lumière...
<;aiies ET LES TROGLODYTES. N7

Le terrain s'accidente; des collines ondulent devant nous; des


perdreaux, des lièvres, des alouettes sortent des buissons qui,
maintenant, poussent ça et là; nous approchons de l'oued...

Le voici! Encaissé entre ses rives verticales, il esl sec comme, en


Provence, un chemin d'été. Le r'dii\ — la mare, — qui l'avoisine
est aussi assoiffé que lui-même et, pour désaltérer les hèles, nos
spahis courent au galop jusqu'à la kasbah, à trois kilomètres d'ici.

Huit heures... En marche! Nous avons fait dix-sept kilomètres


depuis Mareth; nous en avons encore seize à faire [tour être

à M'tameur. La route serpente en corniche sur les lianes du


Tadjera. Puis ce sont des plateaux pierreux. Dans les bas-fonds
verdoient des jujubiers, des fenouils, îles lentisques mais, autour
de nous, la brise pleine sur l'alfa, sur le thym brûlé, sur les

touffes jaunies de nous ne savons quelles plantes sèches. Quelques


figuiers, quelques oliviers, quelques cases au pied de la mon-
tagne... Et, au loin, la [daine rouge bout sous le soleil.

Au delà d'un oued, sur un mamelon rocailleux au bas duquel


s'éparpillent des palmiers, des jardins, des maisons basses et

des gourbis se juche Ksar-M'tameur. Nous entrons dans la région


des ksour.
Agglomération étrange de bâtisses étranges, un ksar est, au
sommet d'une colline tronquée, quelque chose comme une
grande tour trapue, comme une vieille forteresse grise qui, en
festons irréguliers, découpe sur le ciel la crête onduleuse de ses
murailles que ne percent ni portes ni fenêtres. Il est formé de
rorfas, — de petites constructions en voûtes demi-cylindriques,
— qui, longues et étroites, ont, en moyenne, trois mètres de hau-
teur, deux ou trois de largeur et cinq ou six de profondeur.
Mélange de chaux et de cendres, le mortier qui sert à en élever
les murailles noirâtres prend, en se desséchant, la consistance et

la dureté de la pierre. Aucune autre ouverture que la porte ne


laisse l'air et la lumière pénétrer dans leur cavité sombre.
Et, pareilles à un grand carré de carton gris qu'on aurait
recourbé en une tuile murée par les deux bouts, ces cabanes
grossières, acculées les unes aux autres, tournent le dos au dehors
H.S dk TRIPOLI A TUNIS.

et s'ouvrent côte à côte sur une place centrale où bâille une


citerne. Sur la première rangée de bâtisses, — sur le rez-de-
chaussée du monument bizarre qu'elles forment, — s'aligne un
premier étage d'autres r'orfas toujours contiguës et, comme des
tonneaux clans un ehaix, placées sur les premières sans que les
en sépare un plancher intermédiaire. Un deuxième étage sur-
monte souvent le premier, un troisième couronne quelques fois
le second et, vu de l'intérieur, leur ensemble prend l'aspect
original d'un colombier gigantesque. Comme chez les Matmàti,
un arrive aux portes supérieures par des pierres saillantes bâties
dans les murs ou par des bâtons qu'on y a fichés comme des
barres de poulaillers.
Les r'orfas se serrent ainsi en groupes à peu près circulaires
qui contiennent tous les greniers d'une fraction de tribu. Une
porte unique donne accès à la cour commune et est fermée par
une serrure colossale dont la clef est une barre de bois plus
grosse que le bras et toute garnie de dents, comme le cylindre
d'une boile a musique... Et, gravement, les khrammès qui.
employés comme gardiens, ne se séparent jamais de cet attribut
grotesque de leurs fonctions, le promènent suspendu â leur
poignet par un bracelet de cuir, comme les chefs de Cros-Magnon
ou de Solutré promenaient, sans doute, le fémur sculpté qui leur
servait de bâton de commandement.
Plusieurs de ces groupes soudés les uns aux autres, serrés
comme les compartiments d'une grenade, forment le hsar. ()n ne
pénètre dans sa masse compacte que par une ou deux baies â

peine visibles du dehors et fermées par une double porte en


bois de palmier. On n'arrive aux cours que par des couloirs
tortueux, poudreux et voûtés.
Aucune ressource, aucune industrie ici ! Les Touazzines aux-
quels appartiennent les ksour de celle région sont essentiellement
nomades. Ils n'y [aissenl que les gardes, — les porte-clefs, —
qui, jour et nuit, guettenl les passants dans la plaine el ils vont
vivre à la suite de leurs troupeaux. En été, ils apportent ici

I orge qu ils mil récoltée ailleurs, l'y mettent en grenier, y passenl


quelques jours el reprennent leur vol.
GABES ET LES TROGLODYTES. 89

La route qui. de Ksar-M'tameur va à Ksar-Médénine se dirige


vers le sud-est et fait un angle avec celle qui nous a amenés.
Une traverse les réunit l'une à l'autre e1 forme, avec elles, un
triangle où, à quinze cents mètres du ksar, s'élève le bordj con-
struit par nos soldats et occupé par des joyeux, — seul endroit
encore où l'Européen trouve un refuge.

Repartis à quatre heures du soir, nous nous engageons bientôt


dans des gorges rocheuses, dans un pays fantastique où, —
villages plus sombres que des châteaux forts, bourgades plus
farouches que les demeures d'un ogre, — des ksour couronnent,
de loin en loin, les grands mornes arides.
Au moyen de tabias, — de murs en pierres sèches, — les

Arabes barrent les petits ravins qui sillonnent les lianes des
12
!)0 DE TRIPOLI A TUNIS.

coteaux, y retiennenl ainsi un peu de terre el en forment comme


des champs en escaliers où s'étagent quelques palmiers chétifs,
quelques oliviers malingres, quelques figuiers rachitiques.
Au bout de six kilomètres, — vers six heures, — nous
atteignons l'oasis que traverse l'Oued-Médénine. Comme tous ses
congénères tunisiens, cette rivière honoraire ne contient que
pendant les années pluvieuses une eau fugitive qui, après avoir

arrosé les dattiers, va, un kilomètre plus bas, se perdre dans les
sables. Des puits rafraîchissent heureusement en grand nombre
ce verger africain et fournissent à ses habitants une boisson assez,

peu chargée de magnésie pour que leur estomac ne proteste pas


contre elle avec trop d'indignation.

La route coupe le torrent et laisse, à droite, des masures de


pierre et des baraques de planches où, marchands d'alcools
toxiques et d'épiceries frelatées, tripotent une vingtaine de
mercanti européens ; à gauche, des cantines, des jardins, des
bicoques arabes.
Un vaste cimetière éparpille, un peu plus loin, ses lumuli
blanchâtres et, sur la hauteur qui le domine, noircit, dans le

fond d'or du couchant, Ksar-Médenine, amas de constructions


pareilles à celles de Ksar-M'lameur
Au centre de leur réunion serrée s'ouvre une place à peu près
triangulaire; un marché s'y lient autour d'une petite mosquée et

d'une citerne banale. Quelques habitants sont ici à demeure ;

quelques commerçants y vendent, dans des échoppes inima-


ginables, des cordes, du cuir-, de l'épicerie, des harnais. Il y a
des marchands de comestibles, des bouchers et jusqu'à des
fabricants de bijoux sauvages...

Le camp nous a offert, pour la nuit, une hospitalité cordiale.


A cinq heures d\i matin, — en compagnie d'arabas qui, parties
de Claliès bien avant nous, vont, à petites journées, ravitailler les

postes perdus, — nous nous remettons en marc lie.

Rien '
Toujours rien ! La vue se perd dans les plaines dé-
sertes, dans la verdure monotone de l'alfa... Les montagnes
GABES ET LES TROGLODYTES. !ll

(|iii. à l'ouest, semblent nous suivre se rapprochent peu à peu.


Il est neuf heures et nous avons fait vingt-trois kilomètres quand
nous atteignons enfin le territoire un peu plus accidenté de
Bir-él-Ahmeur. Voilà le village : un tout petit étang où des
bergers et des chameliers abreuvent moutons et dromadaires,
des restes* romains, la tour carrée d'une kashah, une redoute où
campent les troupes de passage et un bordj tout semblable à

celui de Mareth...
Le tamarin de Bir-Touasi, au fond dune vallée ; le marabout de
Sidi-Mosbah ; une petite chaîne de collines du haut de laquelle,
jusqu'aux montagnes des Troglodytes de Tatahouine, apparaît la

plaine de l'Oued-Fezzi... Et, vers onze heures, à neuf kilomètres


de Bir-el-Ahmeur, nous faisons une courte halte au milieu des
buissons de Bir-el-Boum.
Des sables à présent, des dunes où s'enfoncent les roues!.,.
Et, écrasé de chaleur, la tête baissée et ballottante sous le

capuchon de laine blanche, affaissé à la mode arabe sur le

matelas de Varaba, on s'en va, les paupières lourdes, le cerveau


bourdonnant.
A gauche, des collines d'alfa; de petites vallées où des palmiers
et des tamarins ombragent les koubbas de Sidi-Embarek et île

ïhalet ; des crêtes où sourcillent les ksour de Biouli, de Ghrou-


m'rassen, de Thalet, de Maraptin.... Et nous nous engageons
dans une vallée large de plusieurs kilomètres, verte et jaune de
broussailles épineuses, sillonnée par le lit desséché de l'Oued-
Tatahouine... Elle se rétrécit et, sur la roule cpii se rapproche de la

montagne planent KsarDraghera et les ruines du vieux M'guebla,

A leurs pieds, dans une vallée large qui, s'étrangle au milieu


de sa longueur, se développe une grande oasis avec ses maisons
en terrasse, ses jardins, ses champs de blé et d'orge; avec ses
bassins et ses canaux d'irrigation; avec son village de Bagrah.
Là, simple cour entourée d'un grossier péristyle et de chambres
voûtées, — s'ouvre la zaouïa du muphti et u\\ cadi des Ougher-
nias, tribu importante dont les douars errent entre M'tameur,
le Dahar et la mer.
!)2 DE TItIPOI.l A TUNIS.

Quelques membres de ce clan passent l'été ici. Les uns habitent


la tente ou des bassins creusés dans le sol et fermés d'un
plancher de palmes ;
les autres plantent un poteau quelque part,

y posent, comme un chapeau d'alfa, un toit circulaire dont des —


perches soutiennent le bord, tendent, entre ces perches, des
roseaux ou des nattes en feuilles de sorgho et se construisent

ainsi des huttes dont le modèle semble


avoir été apporté de l'Afrique centrale.
A quelques kilomètres du foum, — de
la bouche, — de cette vallée aboutit, sur
sa droite, celle de l'Oued-Zentag. Venu
du pic de Si-Salem-bou-Adjila, à vingt-
deux kilomètres d'ici, ce torrent, aussi
anhydre que les ruisseaux qu'il est censé
recevoir, est, comme partout, ce que nos
soldats appellent un Oued-Secco. Une ou
deux fois par an, des averses douchent
la calvitie incurable des montagnes voi-
sines. De longues rigoles en amènent les

eaux dans des citernes et ces réservoirs


jouent, de leur mieux, le rôle dont Voued
si' l'ail une perpétuelle sinécure. Ils ar-

rosent, pour lui, les terres que, comme


\ BAGRAH.
à Ksar-Médénine, des tabias soutiennent
dans les creux el dans les ravins.

A quinze cents mètres du foum, au bas d'un escarpement


rocheux, Ksar-Djélidat arrondit en deux cercles voisins ses
r'orfas que gardent un Juif el trois Arabes. Un peu plus loin se
perche, — sur un sommet isolé, presque inaccessible, — le ksar
des Beni-Barka donl les r'orfas^ disposées, comme un cirque, en
une enceinte continue et percée de deux portes, enferment,
ainsi qu'un donjon, un pâté de bâtisses élevé sur une petite

place où se lient l'un des marchés les plus importants de la

contrée.
fin lace de celle sorte de manoir féodal se dresse l\sai-< '.alofa

avec ses maisons, ses magasins et ses grottes; puis ce sonl Ksar-
GABES ET LES TROGLODYTES. 93

Krezer, Ksar-Turkel, Ksar-Kalâa et vingt autres hsour construits


sur le même modèle.
C'est clans cette région lointaine qu'est le poste militaire de
Fouin-Tatahouine. Nos soldais y logent dans des baraques ou s'y

terrent à la manière des autochtones... Profonde de deux ou trois

mètres, une tranchée est pratiquée dans le sol et couverte d'un


toit de branchages; cote à cote, de petites grottes sont creusées
dans les parois de ce corridor... Et là dedans, sous terre, bien
loin de tout, vivent de jeunes officiers qui, pour le service de la

pairie, ont laissé le doux pays de France!


Une antichambre, — une antigrotte, — meublée d'un banc et

d'une table pliante, constitue le salon exigu de ces logements de

LOGEMENT MILITAIRE A TATAHOUIXE.

renards; un caveau qui lui fait suite et où se dresse un lit de


campagne, — sur lequel tombent, en poussière et, quelquefois,
en morceaux, les débris de la voûte qui s'effrite, — en forme la

chambre; percée à travers le sol, une sorte de cheminée y amène,


enfin, un peu d'air et de jour.
Talahouine est notre poste le plus avancé. Il doit empêcher le

retour des révoltes qui, après le traité du Bardo, éclatèrent en ces


parages, sous l'influence tripolitaine.
Couchons au camp. La franche affabilité des officiers nous y
offre un asile si cordial!

Vingt-trois kilomètres, - une simple promenade avec des


mulets gracieusement offerts par le commandant du poste, —
nous séparent seulement de Douiret, la capitale de ce pays
primitif.

La roule laisse bientôt le nouveau M'guebla derrière elle.


94 DE TRIPOLI A TUNIS.

M'guebla est un ksar habité, établi sur le plan de celui des Beni-
Barka et entouré de grottes artificielles où les Arabes se logent
pendant la saison chaude... Montante, sablonneuse, malaisée, à
peine flanquée de quelques champs, la route suit l'Oued-Tatahouine
pendant dix kilomètres. Ça et là, sur son parcours, gisent des
débris romains : ruines de mausolées, pierres sillonnées d'ins-
criptions illisibles, colonnes brisées, torses de statues mutilées
parle temps et par les hommes, huttes faites de pierres antiques.
Après Bir-Ouderna, elle s'éloigne des cailloux blanchissants
de la rivière pour se rapprocher de la montagne et la côtoyer
jusqu'à un col où un puits et des sentiers battus révèlent le

voisinage des hommes. Où sont-ils? Regardez là-haut...

Des trous noirs s'alignent horizontalement sur les flancs de la

colline et, au-dessous, la pente se strie de longues traînées noi-


râtres qui sont des détritus et des ordures... C'est là qu'ils

nichent. L'ensemble de ces aires aériennes, — de ces abris sous


roches, — est Ksar-Ayad. C'est leur village.
En pente raide au versant de la colline, un sentier de traverse
nous mène de l'autre côté du col. La terre est verdâtre, noirâtre
comme les scories volcaniques; les rocs sont rouges, brûlés
comme des rocs des premiers âges; c'est le monde avant l'homme,
la terre avant les végétaux. Dans les fissures dorment des fossiles

de coquilles antédiluviennes et cependant pareilles à celles qui


rampent encore au fond des Syrtes. Loin de l'adoucir, quelques
arbres moroses, quelques masures inhabitées rendent plus sau-
vage, plus méchant l'aspect de cette région funèbre.
Le sentier tourne. Devant nous se dresse un pic détaché de la

montagne. Comme un nid de cigogne sur le cône d'un toit, les

ruines d'un hsar se posent sur sa pointe. Sur ses flancs, —


comme les trois couronnes de la tiare papale, — s'étagent, au

grand soleil qui les frappe d'aplomb, trois longues rangées de


trous obscurs, de maisons blanches, de petits minarets, de
/coubbas, de murailles de citernes. Plus bas. grimpent des che-
mins grisâtres, se superposent des tablas, se dispersent, en gros

points Mânes, les lombes d'un cimetière. Plus lias, enfin, dans la

plaine désolée où circule un <>iicrf, se cultivent quelques champs.


GABÈS ET LES TROGLODYTES. 95

C'esl Douiret. Les rangées de bâtisses el de trous dont se ceint


la colline, sont les rues de ce village. Un chemin presque carros-
sable nous conduit à la première.
Le versant de la montagne a été coupe en étagères. Des
maisonnettes plates, des cours closes de murs plus ou moins
solides, des bâtisses en voûte ont été établies sur le bord des
corniches données par ce travail. Entre les parois de la colline

entaillée et ces rangées désordonnées de constructions irrégulières


courent des corridors tantôt voûtés, tantôt coiffés de palmes,
demeure, comme à Djarra, des plus venimeux annélides. Ce sont
les rues. Dans les rochers friables qui forment l'un de leurs eûtes
ont été, enfin, creusées des grottes qui s'appellent aussi des
r'orfas comme les greniers du ksour auxquels elles semblent
avoir servi de moules et dont elles ont les dimensions.
Les maisons et les cours abritent les provisions, les chevaux,
le bétail; les hommes se cachent dans les trous. Une porte carrée,
fermée de planches mal jointes, encombrée de poteries, d'ordures.
de cuisines enfantines, de bancs de pierre où se traînent des
désœuvrés, donne dans ces r'orfas souterraines et, seule, y laisse

pénétrer le jour et les personnes.


Les parois de la grotte elle-même sont renflées à leur équa-
teur de manière à donner à leur coupe des courbes ovoïdes; sa
voûte est plate... Des nattes, des tapis de laine, des couvertures

en poils de chèvre ou de chameau en résument le mobilier. Comme


chez les Matmati, des enfoncements dans les côtés servent
d'alcôves et d'armoires. Au fond, une petite ouverture donne dans
une arrière-grotte, — le cellier. Deux r'orfas, enfin, communi-
quent souvent entre elles.

Les Troglodytes de ce pays-ci sont des Djebalia, des Djellidats


ou des Oudernas. Outre Douiret, les premiers possèdent Che-
nini et Guermessa, construits, fouillés de la même manière. Peu
nomades, ils contient leurs troupeaux aux Oudernas du voisinage
et ils vivent dans leurs tanières et dans leurs ruines où, —
incapables d'exploiter le marbre ni le gypse qui foisonnent dans
leur région montagneuse, — ils se livrent au négoce des grains
96 DE TRIPOLI A TUNIS.

et d<' la laine Connue les Mozabites d'Algérie, ils s'expatrient


volontiers pour aller commercer et travailler clans les villes du
nord, où, détail inattendu, ils ont la spécialité de la cuisine... Et,

après de longues années de labeur, ils quittent, sans regret, les


charmes d'une civilisation relative pour revenir vivre de leurs
économies et mourir dans les cavernes natales.
Les Djellidats et les Oudernas forment, au contraire, de nom-
breuses tribus nomades qui, étrangères à foute industrie, à tout
trafic, passent la plus grande partie de l'année entre la Tunisie et

la Tripolitaine. Et là-bas, dans les plaines onduleuses de la Mokta,


ils élèvent des moutons, des chameaux, des ânes, de petits

chevaux très durs à la fatigue; ils cultivent des oliviers et des


céréales; ils récoltent enfin quelques légumes.
Leurs moyens d'existence ne se réduisent pas aux produits de
ces occupations pacifiques. Ils vont encore^, de temps à autre,

razzier en Tripolitaine les Nouaïls et les Touareg qui leur


rendent la pareille et cpii viennent enlever dans leurs douars les
troupeaux et les bêtes de somme... C'est là-bas, au fond des
steppes brûlants, le struggle for life, — la lutte pour la vie, —
dans toute la brutalité sanglante, dans toute la sauvagerie des
époques primordiales.
Bien qu'un peu mélangés de Nègres et d'Arabes, bien que, —
sauf l'observation de certains kanouns, de certaines lois particu-
lières, — ils vivent à la manière des musulmans dont ils ont
accepté la religion, les Troglodytes descendent directement des

hommes qui habitaient leur pays avant la conquête romaine; ils

viennent de ces Gétules qui, croisés plus tard avec d'autres


races antiques, ont, ailleurs, donné naissance aux Numides. Leur
teint presque noir, leur crâne allonge, leur front bas, leur nez
légèrement relevé, leurs lèvres épaisses et leur menton fuyant
semblent perpétuer de nos jours le type des Troglodytes contem-
porains de la pierre éclatée. On retrouve enfin dans leur idiome
des traces d'une langue spéciale, — de celte langue qu'Hérodote
comparai! au sifflement des oiseaux.
De Ksar-Douiret la vue se perd dans les profondeurs d'un
immense paysage donl les détails se fondent en un océan de
GABÈS ET LES TROGLODYTES. :r,

soleil. Au nord, se succèdent des montagnes sèches; à L'est, se

hérissent les mornes rocailleux que couronnent les ksour •


à

l'ouest, des collines ravinées descendent vers le Bled-Dahar, —


la plaine de sable qui, déserte, dort jusqu'à l'horizon; au sud,

[> o i: i ne T : M u SI Cl KN s

enfin, déferlent, inanimés, d'autres monticules et d'autres vallées

où ne pousse pas une herbe... Et, au loin, à quatre-vingt kilomè-


tres disent les uns. à cent vingt soutiennent les autres, se déve-

loppe, — occupée par les tribus belliqueuses et pillardes des

Oughermas tunisiens et des Nouaïls tripolitains, — la frontière

indécise qui sépare les États du bey des possessions africaines


de la Sublime-Porte.
13
IV

S FAX ET MEIID1A

EN MER. — SFAX. PÈCHE DES ÉPONGES. — POULPES. MAREE.


STRADA REALE. BAB-EL-DI VAN. — CAFES. — RUES. — CIMETIÈRE.
— CITERNES. — KERKENNAH. — PÊCHERIES. — MEHDIA. — TISSE-
RANDS. PRISON. BORD.J. PRISE DE MEHDIA ET DE KAI-
ROUAN. — SIDI-DJABEUR.

- Roh' bel a' fia ou Allah yousselek a la khe'tr ! Pars avec la

paix et que Dieu te fasse arriver avec le bien!


Pousse!... Kt la côte de Gabès disparaît à l'ouest. C'est le soir;
nous sommes au large... Le soleil descend clans \\\\ ciel qui res-

plendit comme une tente de drap d'or. 11 grossit et, sans peine,
l'œil supporte la rougeur de braise de son éclat qui s'éteint...

Il se déforme, il s'allonge comme un ballon dont la queue plonge-


rait dans la mer. Il baisse toujours; il a, maintenant, l'air d'une
porte mauresque ouverte sur un Alhambra de flammes, d'une
porte dont peu à peu, les jambages se submergent... Son arceau
s'arrondit encore un instant sur l'horizon où il ne met plus que
comme la bouche d'une fournaise, puis tout sombre dans les Ilots

(jiii passent rapidement du rouge au violet, du violet au bleu, du


bleu au noir... Les étoiles scintillent déjà et, sur le calme de la

mer phosphorescente, le navire qui nous emporte trace un sillage


lumineux. A l'est monte la lune Pauvre Phœbé! Elle pour-

suivait Phœbusl Trop lard!... 11 a disparu, quand elle arrive; il

a, sur su ji alcôve, tiré les courtines mouvantes des vagues et sa


SFAX ET MEHDIA. 9!)

grosse face rondo grimace un désappointement pleurnicheur...


Et cela fait sourire les constellations dont les mille petits yeux
d'éscarboucles pétillent de malice.

Comme de sombres récifs les îles Surkennis passent au large...

Un voyage de six heures à travers les ondes assoupies de la

Petite Syrte et nous stoppons, au milieu de la nuit. La tempéra-


ture a été torride pendant cette traversée. Le thermomètre mar-
quait b'9 chambre de chauffe! Malheureux mécaniciens
dans la !

Chauffeurs infortunés !.. Demi-nus, avec les pelles rougies,


. —
avec les ringards incandescents, — ils alimentaient pourtant le

monstre de fer et d'acier dont les gueules infernales grondaient


dans les flancs du paquebot. Fondus de sueurs, brisés de fatigue,
ils se reposent, ils dorment, maintenant que le bâtiment dort
lui-même sur les eaux noires et tranquilles... Pourquoi né pas
faire comme eux, en attendant le jour ? Impossible! Les cabines
sont inhabitables; on s'y asphyxie; aucun souffle n'y pénètre par
les portes ni par les hublots ouverts comme des gueules de pois-
sons échoués sur la plage... Et on va, sur le pont, attendre le lever
de l'aurore, en conversations somnolentes avec des silhouettes
d'interlocuteurs dont le cigare pique les ténèbres d'une pointe
de feu.
La solitude de la mer s'élargit enfin ; fraîche et radieuse l'aube
se colore... Le soleil fuit toujours la lune qui, dépitée, s'était

décidée à l'aller rejoindre dans son humide demeure et il reparaît


dans un ciel de lapis-lazuli, sur une mer de turquoise. Alourdie
de sommeil, la houle ondule mollement, sans déchirures et, sur
les hanches noires du navire, ses reflets miroitent lentement en
moire de lumière.
Entre le bleu du ciel et le bleu de la mer, entre des mame-
lons de sable qui rougissent aux premiers baisers du jour,
s'étendent, — comme une ville sous une housse blanche, —
des remparts qu'on dirait bâtis de la veille, des maisons qui
semblent avoir les pieds dans les vagues, des tours, des cré-
neaux, des dômes roses que surmonte le croissant... C'est St'ax,

— le Sfakès des Arabes, — avec ses 40 000 indigènes.


100 DE TRIPOLI A TUNIS.

Vers te sud, jaune et désert, court un rivage très plat que ter-

mine un cap dont les arbres renversent dans des eaux invisibles
leur spectre lumineux; vers le nord, se déroule un autre rivage

avec des campagnes, de petits loris, de petites tours carrées, —


miradores d'où les jardiniers veillent sur leurs cultures — avec
des palmiers et des maisons blanches... Toujours des palmiers et

toujours des maisons blanches!... Un chameau sous un palmier


près d'une maison blanche, c'est toute la Tunisie. Et, — coupée par-

le marabout de Sidi-Mansour où, chaque année, les Nègres de


Sfax cidèlirent des fêtes extravagantes, — la file des arbres suit
longtemps la côte, pâlit, s'amincit, se perd à l'horizon.

Débarque... ou, plutôt, embarque pour la terrre!... Dans la

lumière liquide, de la rade, passent, leurs voiles ouvertes à une


brise insensible, les karebs qui convoient nos passagers de pont.
Et ilslouvoienl à travers les sakolèves, à l'étambot pointu et à la

grande étrave ; à travers les bovos italiens au mât incliné sur


l'avant, à la toile serrée sur leurs longues antennes; à travers les

laudes spéciales aux pêcheurs de Sfax et des îles voisines; à


travers les sconnas arabes, trop petites pour que leur corne de
goélettes ait le droit de battre pavillon; à travers les chitiah au
grand mât barré de vergues comme celui d'un brick, à l'artimon

gréé comme le mât d'une tartane.

Toutes ces barques se livrent, en temps et lieu, à la pèche des


éponges. Sfax exporte, par an, pour un million de francs de ces
zoophytes.
Les éponges recueillies sur ce point des côtes sont cependant
moins estimées que les Kerkenni, moins que les Djerbi, — que
celles des K eike uiia h ou de Djerbali. — moins surtout que celles

de Zarzis que leur finesse prédestine aux toilettes les plus cha-

touilleuses.
Gomme celle du corail à la Calle, la récolte de ce produit sous-
marin se fait ici d'une façon déplorablemenl imprévoyante... ( )n at-

tache, à une forte amarre, un filel dispose en une poche dont l'orifice

est maintenu béant par un Lourd demi-cerceau de fer : c'est le

gangava. <
m jette cet engin à la mer. — on le manille, et, à
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102 DE TRIPOLI A TUNIS.

force de rames, on le remorque sur le fond qu'il drague bruta-


lement. Et, pour en emplir son ventre conique, sa gloutonnerie
ravageuse en arrache toutes les éponges qu'il rencontre, les

bonnes et les mauvaises, les grosses et les petites, les vieilles

qui seront inutiles et celles qui étaient l'espoir des campagnes


futures. Plus sages, mieux avisés, quelques pêcheurs les prennent
simplement à la fuuane, — au trident. Ainsi que les chercheurs
d'oursins sur les côtes de Provence, ces derniers facilitaient

autrefois leur travail en aspergeant la mer avec de l'huile...

Phénomène qui, — de tout temps connu des marins, — étonna


si Fortement naguère notre science officielle, ce liquide placide a

la propriété conciliante de calmer, pour un instant, le clapotis


des lames, comme il apaiserait le remue-ménage d'une tempête,
si on le projetait en assez grande quantité. Et les pécheurs
scrutaient le fond à travers les gouttes d'huile qui, sur la mer
artificiellement aplanie, s'étalaient en larges plaques; ils interro-
geaient les roches, ils choisissaient leurs prises. Un Français a

eu l'idée ingénieuse et économique de remplacer ce procédé,


encore assez coûteux, par l'usage d'un appareil des plus simples.
C'est le specchio, le bouquiérê, cylindre de bois fermé par une
vitre, baquet à fond de verre. Il suffit, pour voir dans l'eau sans
être gêné par ses rides, de faire flotter cette machine le long de
la barque et de regarder à travers sa glace... D'autres pêcheurs,
enfin, vont prendre leurs éponges, comme de hardis plongeurs
vont chercher les perles au fond de l'océan Indien.

Quand elles ne s'adonnent pas à cette cueillette aquatique, les


sa/iolèves attachent en palangre, — en chapelet à une longue
corde d'alfa, — deux cents ou trois cents pots de terre rouge, légè-
rement étranglés au-dessous de leur orifice mais, sauf ce détail,

en tout pareils à des œufs d'autruche qu'on aurait mangés à la

coque. Elles immergent, comme un câble télégraphique, cet

appareil primitif mais rusé et elles le laissent au fond, sous la

garde de deux flotteurs de liège qui, empanachés d'arroche ou


<le myrte, en marquent les deux bouts.
Les poulpes fourmillent dans ces parages et sont quelquefois
SI \\ ET MEHDIA. 103

très embarrassés pour y trouver un logement. Leurs explo-


rations vagabondes découvrent bientôt les trous de ces poteries
captieuses. Ils y plongent le regard scrutateur de leurs gros
yeux humains, y introduisent et y promènent leurs tentacules
ils

tentés, trouvent le local confortable et, finalement, y entrent

61 s'y installent comme chez eux.


Le lendemain, enchantés de leur nouvelle demeure, ils s'y

pelotonnent en sybarites; ils songent à contracter un bail indé-


finiment renouvelable... Qu'est ceci? Leur maison se soulève!
Elle monte, elle sort de l'eau, elle tombe dans une barque où
l'ont précédée des maisons pareilles, où d'autres la suivent...

Les pêcheurs baient leurs palangres !... Les poulpes délogent;


ils protestent contre cette trahison. Les yeux leur sortent litté-

ralement de la tète; la rage gonfle leur cœur de céphalopodes ; de


leurs huit pattes à ventouses qui se nouent, se dénouent et cinglent

l'air comme les fouets des Euménides, ils gesticulent à tort el a

travers... Colère vaine! Indignation superflue! Lu mousse leur

retourne le capuchon, leur met la tète à l'envers et, vaincus,


aplatis, ils tombent en masses flasques et inertes... Adieu, les

grands fonds aux transparences glauques ! Adieu. 1rs sables


blancs où glissent les cypris ! Adieu, les petits palais de lumière
bleue et d'algue verte au flanc moussu des roches marines!...
On les suspend à des cordages, ils se recoquillent au soleil

et, quelques jours après, ils ne sont plus que d'informes pelotes
de rognures de cuir, que des paquets coriaces de bitord gou-
dronné... Ils partent alors pour le Levant où, comme nous
faisons du stock-fish, on les soumet à des macérations prolongées
qui les ramollissent jusqu'à la consistance du caoutchouc, —
ce dont s'accommodent les estomacs robustes des Hellènes,
grands amateurs de ce plat de carême qui, plus que tout
autre, mérite le nom de plat de résistance. Sfax expédie an-
nuellement jusqu'à 4° °°o francs de pieuvres ainsi momifiées.
Une demi-heure de canotage à la voile... La côte s'avance, avec
ses chantiers de construction, avec les débris de la Toprana, -

de cette batterie rasante que, en 1 88 1


, nos marins enlevèrent en
un tour de main.
104 DE Tlill'OLl A TUNIS.

La cime des plantes marines émerge des flots tout pailletés

d'argent ; de petites vagues s'y déchirent et y écument avec des


frissons qui, de loin, nous faisaient croire à des flottilles innom-
brables de nous ne savions quels oiseaux aquatiques. La plage
est à sec!... Poules et chèvres, ânes et chameaux errent sur

l'algue humide, jonchée d'épongés dédaignées, ou pataugent

i FA X : UN C SI M F. I; C* \ T N T* Fi 1. t

dans des flaques, au milieu des bateaux couchés sur le liane, au

milieu des barques que soutiennent des épontilles... La marée se


l'ail, en effet, sentir dans ce recoin «le la Méditerranée comme sur
les cotes de l'Atlantique et y atteint jusqu'à une amplitude de
deux mètres... Nous accostons au momenl du jusant.
Au delà du quai encombré de ballots, de Bédouins, de droma-
daires, s'ensable, irrégulière et ouverte par les deux bouts, une
place que bordent, au nord et au sud, des baraques, des bâtisses

demeurées franchemenl arabes, des maisons qui, — bossuées de


S FAX ET M KHI MA. lu.-.

moucharabys vitres et peints de vert ou de blanc, — ont cepen-


dant percé des fenêtres à travers leurs murailles et ont revêtu
ainsi une apparence semi-européenne.
Plus grande que ses voisines, l'une cle celles-ci a orné sa
façade d'une galerie qui découpe ses arcades à la hauteur du
premier étage : c'est le cercle où se réunissent les officiers de
imlic corps d'occupation. Des spahis astiquent des harnais rouges
ou montent la garde devant la porte d'une autre : c'est le loge-

ment du commandant de nos troupes.

I \ 1 l'OUÏ F. DE JAHD1N .

Une large rue que. nous ne savons pourquoi, on appelle encore


t\ui\ nom italien, — la strada renie, — part de cette place et

aboutit aux remparts qui entourenl seulement la ville arabe. C'est


la grande artère du r'bat, — du quartier franc.
Près de là s'élèvent une petite église catholique, un couvent
de religieuses et cette maison de Saint-Joseph de la Rédemption
dont, modestes mais précieux auxiliaires de notre armée, les

saintes et courageuses filles, — venues de la Capelette. prés de


Marseille, — nous ont, de bien longtemps, précédés en Tunisie.
Elles ont ouvert ici, comme sur d'autres points de la cote, une
école qui a rendu et qui rend encore d'inappréciables services
14
100 DE TRIPOLI A TUNIS.

à la population chrétienne et même à la population israélite.


Point de départ de ruelles pavoisées, comme celles de Santa

Lucia, de linges et de haillons de toutes couleurs, cette rue


est peuplée de cales italiens, d'hôtelleries soi-disant françaises,

de buvettes d'une nationalité mal définie, de bazars juifs que


surmontent des enseignes grecques et où, vendus seulement au
triple de leur valeur, s'entassent les produits les plus divers de
l'industrie européenne.
Une pittoresque animation y règne du matin au soir, sauf à

l'heure inviolable de la sieste.

— Barra ! Darek! Darek ! Gare ! Gare !

Et, tiraillés, battus, bousculés les chameaux nourris aux tour-


teaux de marc d'olives, — les plus forts de Tunisie, — -y naviguent
à travers une foule bariolée et glapissante d'Arabes, de Francs
et de Juifs... Leur tête, leurs aines, leurs aisselles sont souvent
horriblement maculées d'une couche de goudron qui doit leur
faire une armure contre l'aiguillon des œstres; leurs flancs sont
labourés d'arabesques cicatricielles. Quand leur maître a besoin
de s'en faire un bout de corde, il leur coupe, n'importe où, une
touffe de poils et leur pelage est largement moucheté de vides
qui y font comme des plaques de gale.
Avec la gravité burlesque de masques qui se prendraient au
sérieux, des hommes de la campagne, la matraque à la main, y
promènent de longues chemises trouées comme des drapeaux au
retour de la bataille, des burnous héréditaires et dont les coins
noués ensemble sont relevés par un mouchoir de couleur passé
dans la ceinture, de prodigieux couvre-chefs qui ballottent sur leur
dos. Véritables enseignes de chapeliers que ces coiffures exorbi-
tantes, avec leur énorme calotte cylindrique, avec leurs vastes

ailes soutenues par des balancines et doublées d'étoffe rouge ou


d'appliques de drap ou de cuir !

— Al barbouch! Al barbouch ! crie, à pleine gorge, un mar-


chand d'escargots qui aiguillonne jusqu'au sang une bourrique
pelée.

Pourquoi les naseaux de ce quadrupède sont-ils ouverts sur


toute leur longueur ? Pour empêcher le pauvre rossignol d'Arcadie
SFAX ET MEHDIA. 1U7

de chanter ses joies et ses amours '.'


Il n'en braie pas moins. Pour
faciliter sa respiration? Peut-être. L'Arabe a, d'ailleurs, pour les

animaux, la cruauté facile et comme inconsciente des enfants.


Les baudets à narines et à oreilles fendues, les moulons à queue
coupée, les chats et les chiens essorillés pullulent autour de lui.

Et si on lui demande pourquoi il a détérioré ainsi ces créatures


domestiques :

— Nous souffrons bien, nous! répond-il. Tu veux qu'elles


soient plus heureuses que leurs maîtres ?

Arrivés du désert, des bandits inoffensifs portent en bandou-


lière un long et mince fusil dont la crosse maigre est raccommodée
avec de la ficelle, au cou un vieux sabre dont la poignée et le

fourreau de bois sont fourrés de chiffons, à la ceinture un pistolet


rouillé et un poignard en faucille, — tout un fourniment de bachi-
bouzouk.
Des Maures en djoubba rouge, rayée de jaune, bordée et brodée
de soie améthyste ouémeraude, lèvent fièrement leur front bombé
sur lequel s'évase largement un turban à la couleur du prophète...
Portée par des muphtis ou par de vulgaires marchands, par d'hum-
bles portefaix ou par d'orgueilleux fonctionnaires, la coiffure verte
foisonne par ici. Tous les Sfakiotes sont donc des chorfa, — des
descendants de Mahomet? Allah, non! Mais le pèlerinage de la

Mecque confère aux Jiadjis, — à ceux qui l'ont accompli. — le

droit d'arborer cette distinction et de la transmettre à leurs héri-


tiers... Les croyants de Sfax font, paraît-il, volontiers ce pieux et

cholérique voyage.
— El ma ! El ma ! A l'eau ! A l'eau ! hurlent les guerbadjis, —
les Auvergnats du cru.

Et, affublés de leur carapace de cuir, ils s'en vont tout en avant,
poussés parle poids des deux grandes amphores dont sont char-
gées leurs omoplates ou ployant sous le faix d'outrés qui, la panse
fluctuante et les poils ruisselants, ressemblent à des bêtes
noyées.
Et dans ce monde, en même temps solennel et drolatique, magis-
tral et bouffon, courent, comme des rats dégoûts, des chacheras
— des gamins, — jolis comme des tilles. Emmêlé dans les lils
ION DE TRIPOLI A TUNIS.

bleus du gland de leur chachia, - de leur calotte rouge,


- un sachet de cuir contient un verset du Koran ; une che-
mise aux larges manches couvre leur buste ; un pantalon blanc
Hotte, sous leur ceinture écarlate, avec l'ampleur d'une jupe de

femme...

Lastrada reale est, au bout, comme fermée par le rempart qui


découpe ses créneaux sur le ciel et que, flanquée de tours, traverse
Bab-el-Divan, — la porte du Divan. C'est par cette entrée, — la porte
des concombres, des sfakous renommés auxquels la ville doit son
nom, — que le quartier franc communique avec le quartier arabe.

SFAX: LES REMPARTS.

Un boucher étale à sa gauche les quartiers de mouton qui


tachent en rose la blancheur des murailles; une tente dont les

haillons lumineux planent sur toute la largeur d'une rue transver-


sale, ombrage, à sa droite, le café le plus pittoresque du monde
musulman.
Des cavités pratiquées tranquillement dans le rempart servent

d'armoires aux ustensiles du kawadji, — du cafetier. Plaqué de


briques bleues e1 blanches, un fourneau fume en plein vent.
l'n garçon indolent l'ait tourner la manivelle du moulin cylin-
drique qu'il tient entre ses genoux ;
l'oreille fleurie de tubéreuses,
un autre met dans de petites cafetières à long manche àvw\
cuillerées de café et deux cuillerées de sucre, j verse «le l'eau

bouillante et, un instant, fait écumer au feu ; un troisième enlin,


les paupières légèrement brillantées d'antimoine, vient uoncha-
SFAX ET MEIIIHA. il 11)

Iamment offrir de la braise aux cigarettes ou verser le contenu


des cafetières dans les tasses tic faïence bariolée... Et, quand
le mare s'est précipité au fond de son liquide bourbeux, les con-
sommateurs le dégustent lentement. Des musiciens s'alignent sur
les tapis coloriés d'une petite estrade. De leur phrase mélodique,
monotone comme le chant d'un oiseau nocturne, le violon et la

darbouka bercent la somnolence


des buveurs et, les jambes croi-

sées, accroupis sur les bancs qui


se rangent dans la rue comme dans
une église, ils s'assoupissent dans
les éblouissements de la lumière
diffuse, dans le bourdonnement
continu des mouilles On leur
passe sous le nez de petits plats
de cuivre où fument des pastilles
du sérail et, silencieux, engourdis,

ils s'endorment en rêvant du passé.


de l'avenir... de rien du tout.
La porte des sfakous est double,

comme toutes les portes de villes


fortifiées. Chez nous, pratiquées
aux deux bouts d'une sorte de cou-
loir, les deux ouvertures se cor-
respondent; en Tunisie, elles sont
perpendiculaires l'une à l'autre.

L'ouverture extérieure donne sur


une petite cour ménagée dans un bastion; l'intérieure est prati-

quée dans l'une des parois latérales de cette salle des pas perdus...
Des ferblantiers et des parfumeurs ont élu domicile sous les
voûtes de celle-ci ; un cafetier s'y tapit dans une lanière, étend ses
nattes d'alfa sur le pavé et paie des musiciens qui, pour arrêter
les passants, exécutent une sorte d'air mécanique. Seul, secouant
ses longues oreilles, un âne atlachédans leur voisinage les écoute
malgré' lui.

I ,es murs aveuglants d'une petite mosquée grossièrement bâtie,


110 DE TRIPOLI A TUNIS.

naïvement ornée de colonnettes peintes, se lèvent (lésant nous.

Nous sommes dans la ville arabe.


Des ruelles étroites; des maisons basses, retentissantes du gla-

pissement de femmes invisibles; de petites portes vertes, décou-


pées en fer à cheval, encadrées d'arabescpies de pierre, bardées
de clous à grosse tête, précédées parfois d'une dépression de ter-

rain qui indique, — aujourd'hui affaissée sur son corps disparu,


— la place où fut enterré un des anciens maîtres du logis; îles
lucarnes solidement grillées; des minarets aux angles empâtes,
arrondis parle temps, semblant avoir été bâtis avec des mottes de
terre qu'on aurait blanchies à la chaux; des murailles sur les-

quelles, solidiliées, des stalactites de plâtre pleurent comme des


larmes de cire sur une bougie; des murs ébréchés et montrant
les caisses vides qui y jouent le rôle de pierres de taille; des
voûtes qui, à demi effondrées, avaient été construites avec de
petits pots de terre employés comme les Romains employaient
quelquefois les amphores, comme nous employons nous-mêmes
les briques creuses... Tel est, à première vue, l'aspect de cette
ville.

Et des rues inclinées, glissantes, sinueuses, serpentent là dedans


pleines de grognements de chameaux; pleines d'hommes assis

dans des niches, comme des santons de pierre ;


pleines de joueurs

de dames étendus sur des paillassons étalés au pied des murs. Tour
a tour, elles passent sous des planchers ténébreux, sous des arca-
des transversales, sous des tentes éplorées, sous les rayons pesants
d'un soleil implacable. Des boyaux s'embrouillent à travers les

maisons, bouchés par un dromadaire accroupi ou par un âne chargé


de deux couffes de figues; des impasses s'y enchevêtrent où ne
s'ouvre pas une porte et que ferment, au bout, de petits magasins
au-dessus desquels se superposent, en gradins, des terrasses et

des murs blancs.


Des hommes demi-nus, des vieilles dépenaillées, des Négresses
plantureuses el criardes assiègent des fours enfumés; des éta-

gères, des petits bancs à jour, des lits aux colonnettes tordues,
des coffres sculptes, peints, ruisselants de dorure s'amoncellenl
dan- de- boutiques papillotantes; une foule bruyante grouille
SFAX ET M EH MA. 111

dans doux qu'en Algérie, quelques Aïssaoua


les souks; "plus crienl
èl se démènent sans conviction dans un marabout devant lequel
leurs coreligionnaires passent indifférents; par leurs portes lar-

gement ouvertes, des mosquées laissent, entre leurs colonnes, la

vue planer sur les rangs serrés de deux mille turbans rouges.
blancs ou verts. Là s'agenouillent les deux mille marchands qui,
à l'heure de la prière, ferment leurs magasins et viennent écouter
et marmotter des versets du kitab.

Le long des remparts démantelés, — restes de murs dont a

soigneusement blanchi le tour des trous, des brèches et des fentes,


— des couloirs étranglés et poudreux se glissent dans la chaleur
et le silence.

La gorge ridée, de vieilles femmes, à la peau de parchemin jauni.


s'y affaissent sur de petites portes et tendent aux passants une main
sèche et osseuse ; des bijoux sauvages y brillent sur des bras nus.
teintés de ces reflets d'or mat que prennent au soleil les marbres
des ruines; des matrones dont les formes opulentes ballonnent
la draperie serrée sur leurs larges hanches y circulent, hardies et

parlant très haut; repliées dans un étroit corridor, les pieds contre
une muraille, la tête contre l'autre, déjeunes filles y sont couchées
au travers de leurs portes et, bêtes humaines, regardent immo-
biles et muettes...

Nulle expression dans la placidité ovine de leur physionomie ;

nulle vie dans les traits figés de leur figure dure et impassible !

Une lourde et rude chevelure d'un noir bleuâtre encadre leur


visage violemment enluminé, visage qu'aucun de nos peintres n'a
su ou n'a voulu reproduire. Tous semblent avoir reculé devant
la réalité. Ils n'ont représenté qu'une femme arabe toute de con-
vention, créée d'après les modèles de la rue Monge ou de Mont-

martre. La coquetterie barbare, la beauté déconcertante et cepen-


dant réelle de ces êtres d'une autre race nous étonne plus qu'elle
ne nous attire. Elle s'éloigne trop des types adoptés par notre
esthétique.
Aucun artiste n'a eu le courage réaliste de nous montrer ces
mains aux ongles maculés de henné, aux doigts qui semblent avoir
11-2 DE THIPOLI A TUNIS.

été trempés dans l'encre, à la paume couleur de brique, au dos


couvert par l'épingle d'ivoire d'hiéroglyphes si sériés qu'ils font
comme des mitaines bleuâtres. Aucun n'a peint l'étrangeté de ces
pieds teints de noir, de ces sourcils qui se rejoignent. Aucun n'a

donné dans toute leur vérité brutale ces tatouages qui ceignent le

Iront d'un mince diadème indélébile, cette croix ou cette étoile

qui bleuissent au-dessus de l'espace intersourcilière, ces petites


rosaces ou ces croix grecques en abîme dans le champ mordoré
des joues, ces lignes qui partent du milieu de la lèvre inférieure
pour s'étaler eu éventail surla saillie du menton. Aucun n'a rendu

UN CIMETIERE A01EE.

l'éclat fixe ël sauvage de ces grands yeux qui, rehaussés d'alqui-


foux, tiennent la moitié de la l'ace et dont le regard tantôl étin-
celle, tantôt, profond et vague, semble noyé dans les vapeurs
(\\\n rêve.

Ce que nous disons de la figure peut se dire des palmiers, des


villages, du ciel, de la terre, de toute la nature africaine. L'Algé-
rie seule a été étudiée, jusqu'à présent, mais aucun paysagiste
n'a produit autre chose qu'une Algérie fictive, imaginaire. La
Tunisie sera-t-elle mieux comprise.' Bien raies sont encore
ceux qui en <>nt exploré le champ pourtant si vaste, qui onl sondé
sa mine inépuisable >\<- couleur et de lumière!... Il est si facile

de photographier sans cesse les arbres de Fontainebleau, si


S $ £
H '«
DE TRIPOLI A TUNIS.

commode de tirer de perpétuelles éditions des paysages prosaï-


ques de Barbizon ou de Marlotte!

Autour de la ville, — côtoyant les remparts que, rondes ou


carrées, des tours flanquent de cinquante en cinquante mètres,
— court un chemin dont le sable durci est à peu prés praticable
aux voitures.
Par là. dans la terre aride, s'étend un vaste cimetière qui
fourmille de lombes. Simples bâtis blanchissants que des maçons
paresseux construisirent avec un pétiole de palme en guise de
truelle, ces sépulcres ne sont qu'une sorte de cercueil en
maçonnerie, ouvert d'une fente longitudinale dans laquelle
végètent quelques plantes sauvages. Un trou y est creusé qui se
remplit lorsque, comme des gouttes de sueur, tombent quelques
larmes de pluie et les oiseaux du ciel viennent alors y boire.
Courbe sur sa tranche extérieure, une pierre, pareille au segment
triangulaire d'une petite meule, est ordinairement placée de
champ sur la tête de ces monuments d'une modestie extrême...
On ne détruit jamais les tombeaux, le nombre s'en accroîl
chaque jour et ils finissent par s'étendre en immenses champs de
pierres à travers lesquels chacun circule avec la même tranquillité
qu'à travers des champs de ruines centenaires.
C'est au pied de ces remparts qu£, en juillet 1881, nos troupes
rencontrèrent et défirent les Xïehedbas, les Metellits, les Zlass el
les Souassi soulevés par les Turcs el conduits par Ali-ben-
Kkalifa. Les vaincus s'enfuirent vers la Tripolitaine ou nous
axons déjà rencontré quelques-uns de ceux qui y sont encore.
Au nord des remparts, —
au delà des vastes espaces de sable
blanc où, dit-on, se pressaienl autrefois les arbres d'une forêt
que brûlèrent les Vandales, — s'affaissent el flambent dans la

lumière des gourbis de palmes, des dénies de marabouts, des


dattiers, des amas de murailles qui forment des villages.
De temps a autre, passent des chameaux, des cavaliers, des
paysans qui sortent par Bab-el-Djebli, — la porte des champs,
— opposée a Bab-el-Divan par laquelle nous sommes entres en
ville. Le poignard à La ceinture, le fusil sur l'épaule, des proprié-
S FAX ET MKIIIWA. lia

taires vont, à cheval, garder contre les chacals, les maraudeurs


et les nomades, les jardins où, entre <\<'^. haies de cactus, ils

récollent leurs dalles, leurs pêches, leur raisin, leurs amandes,


leurs pistaches et ces figues dont l'alcool mélangé à de l'essence
d'anis constitue une sorte de ra/ci analogue à celui du Levant.

Hus loin se creusent les citernes de la Nasria. Elles occupent


un enclos de deux hectares dont le sol, — revêtu, comme une
terrasse, d'une maçonnerie imperméable, — est percé de cinq ou
six cents ouvertures, bouches de petits réservoirs souterrains
qui peinent contenir, chacun, (h' quinze mille à vingt mille litres
d'eau. Là s'emmagasinent les pluies... quand il en tombe.
Si nombreux que soient ces trous prévoyants, ils ne peuvent
cependanl faire lace aux besoins de la ville et un Maure généreux
a, de ses deniers, fait établir les Fesguias, a l'ouest. ( m appelle
ainsi une petite vallée dont on a bouché les fissures, dont on a,

en partie, maçonné les parois. Des barrages successifs la divisent


en réservoirs dans lesquels le liquide qui s'y recueille laisse dé-
poser son limon. Elle constitue ainsi de véritables citernes à
demi naturelles.

Dans de grossières et lourdes barques, des Bédouins arrivent,


en même temps que nous, à bord du paquebot qui va nous
emporter. Ils ont en sautoir, dans une fonte de cuir rouge, des
poignards et de grands pistolets a la longue crosse courbe. Ils

résistent, mais, prudemment, on les désarme au moment où ils

liassent la coupée. Cet arsenal ne leur sera rendu qu'à l'arrivée...


Le choix d'une lionne place dans quelque coin du navire, le
partage d'une tranche île pastèque pourraient, sans cette précau-
tion, amener des rixes sanguinaires. Des femmes les accom-
pagnent. Les jeunes promènent autour d'elles de grands regards
effarés et se serrent comme des brebis à l'approche d'un danger
inconnu; déjà exténuées de mal de mer, les vieilles vacillent en
touchant le pont et s'assoient où elles tombent, comme si,

flageolantes, leurs jambes se dérobaient sous elles. En riant,

les malelols les poussent ou les portent ailleurs, — ballots inertes


116 DE TRIPOLI A TUNIS.

mais plaintifs, — et, hommes, femmes, enfants, se tassent vers le

beaupré avec leur précieux semdouk, — ce coffre de bois peint


ipii est leur inséparable compagnon de route, — avec leurs
couffins de provisions excentriques, leurs alcarazas humides,
leurs pots de miel, leurs marmites de couscous, leurs melons,
leurs lambeaux de rôti de suite étales sur des nattes d'alfa, sur
des tapis usés. Et comme un amas de chiffons qu'on aurait balayés
dans un coin, ils se pressent en un tas de guenilles blanchâtres
dans lesquelles vivent et se meuvent des figures noires, des yeux
étincelants, des dents de chat sauvage, des mains tatouées, des
tètes dont un voile qui glisse découvre les sequins d'or et les

foulards voyants.
— La pauvre jolie petite fille ! dit un passager français.
Et il caresse la joue brune, veloutée comme une pêche, d'une
enfant qui lève sur lui ses beaux yeux de gazelle étonnée.
— Khramsa! gronde la mère qui dirige vers lui ses doigts
réunis en faisceau. Khramsa! Cinq! répète-t-elle pour écarter
Vain, — le mauvais œil, — que le roumi a jeté à sa progéniture.
Songez donc! 11 suffit de regarder un petit Arabe pour lui

porter malheur.
Où vont ces voyageurs sauvages? Seconder les Khrammès, ces
agriculteurs sédentaires qui se louent aux propriétaires du sol et
qui touchent, comme salaire de leur travail, le cinquième de la

récolte dont, depuis l'ensemencement, ils sont tenus de suivre


toutes les phases. Us vont moissonner dans les campagnes du
nord, comme, en hiver, ils iront collaborer à la cueillette des

olives.

Felouques et mahonnes balancent pesamment leurs antennes


quigémissent, elles se poussent, se heurtent, roulenl el tanguent le

long du bord. Elles hissent leurs derniers ballots; les m oui' el

flouka, -- les patrons, — s'agitent et crient... Embarque!


Embarque !

La nuit s'approche... Au nord bleuissent, el-Cherghi et el-

Rharbi, les deux îles Kerkennah, — les Carcàni, comme les

appellent les marins de Marseille.


SFAX ET MEHDIA. 117

Les alcyons tournoient autour de leurs palmiers qui semblent


pousser dans les vagues. Occupé par des pêcheries, le chenal qui
les sépare de la terre ferme est impraticable aux navires et nous
les doublons pour remonter leur côte orientale, pour suivre une
route tracée par des bouées qui, semblables à de gigantesques
bouteilles, balancent sur les flots leur goulot noir et rouge.
Montées par des matelots par des pécheurs funèbres dans leur

LES KE T. KEN \ A H : IN PECHEUR.

caban à capuchon ou dans leur chemise de drap noir galonnée


de blanc, des loudes et des balancelles remorquent des
chapelets de barques. Elles pèchent... Et, du haut de leur tillac,

les patrons inquiets surveillent le large d'où, pour fondre sur


eux, accourent trop souvent, comme des oiseaux de proie, les
Grecs et les Siciliens qui les pillent à coups de fusil.

Près de la côte, des lignes noirâtres décrivent, à fleur d'eau,

des sinuosités arrondies ou anguleuses. Ce sont des canards et

des hasors.
Très usités en Provence, les canards sont, disposés en rond,
,lls DE TKII'OLl A TUNIS.

des filets flottants sur lesquels tombent et se prennent les mulets


(|iii bondissent pour franchir le cercle infernal dans lequel on les
a enfermés.
Les luisitrs sont des claies de palmes fichées dans les hauts
fonds et disposées en cher/ias, — en palissades compliquées, —
dans lesquelles on pousse les poissons comme dans les

madragues.
Ainsi que les Djerbiens, les Kerkenniens s'enrichissaient jadis
en recueillant dans leurs récifs les murex dont on tirait la pourpre...
La chimie et les révolutions ont, depuis longtemps, ruiné celle
industrie royale.
Ni eau, ni terre, le sol plat de ces îles, qui servirent de refuge
a Annibal et a Marins, est ymc vaste mosaïque de petites oasi>.

d'étangs aux bords dénudes et changeants, de sbakhr' maré-


cageuses, de plaines miroitantes de sel, de landes incultes ou
se promènent les hérons, de lambeaux de terrain ou poussent
péniblement des caroubiers, des oliviers et des vignes.
Sous l'autorité d'un cheik qui relève du khalifa de Sfax
quatre mille Berbères aquatiques peuplent les Kerkennah et y vi-

vent dans les bordjs de Mou-Amlah, d'El-Attaya, d'El-Abessya...


Le jour parait... Cette haute tour qui surgit, là-bas. dans les

brumes argentées du matin, c'est Lella-Khadidja. Elle domine


u\\ cap, — le ras Capoudiah, — qui sépare le golfe d'Hamamel
de la Petite-Syrie... A sept heures, nous sommes en vue île

Mehdia.

Encore une ville blanche ! Un dirait un immense goéland qui,


étendanl des ailes verdâtres, arriverait à nous en rasant la surface
radieuse des Ilots...

Des barques démâtées dorment sur le sable; crêtée d'un vieux


mur, une petite l'alaise soutient la roule qui longe la plage;
méditatifs comme des sphinx de bronze, des Arabes s'accroupissent
sur des pans de ruines ci regardent le large; d'autres entrent
dans les vagues et \ l'ont leurs ablutions, le visage vers la

Mecque.
Mehdia qui,
e
au x siècle, lut fondée sur les restes d'une ville
S I A \ ET MKIIU1A. 119

romaine et qu'habitenl aujourd'hui dix mille âmes tranquillement


mécréantes, laisse la terre ferme aux jardins, aux palmiers, aux
oliviers dont elle vil et se presse sur une presqu'île dont elle
occupe la base... Ce n'est qu'un grand village arabe : ruelles

sans pavé; maisons réduites au strict nécessaire el dont la

porte unique est souvent doublée, a l'extérieur, d'une gracieuse


portière en filet ; boutiques où se vendent des poteries bizar-

res et aux poulies desquelles i queue de thon se suspend


en amulette; marchands de couffes et de dattes qui abritent
leurs misérables étalages sons des lentes lacérées; cafés

dont la voûte hémisphérique se perce en pomme d'arrosoir,

dont le sol est jonché de l'algue sèche qu'y a poussée le vent


de mer.
Sous des arceaux enfumés, dans des taudis en coin h ce s cl 'outres,

d'alcarazas, de pastèques pléthoriques, de melons anémiés, se

terrent des tisserands... Habitués à être assis par terre et forcés

de l'être comme nous, ils oui tourné la difficulté en creusant dans


lé sol un trou dans lequel ils se blotissent. Ils on! ainsi à la

portée de la main tous les objets épais autour d'eux. Et, avec
des navettes d'os qui semblent dater de l'âge de la pierre, sur
un métier dont les montants sont des troncs de palmier, dont les

traverses grossières sont reliées par des lanières de peau, ils

lissent les burnous épais, les manteaux bruns des femmes, les

longues ceintures jaunes et rouges que ter-mine une cordelière.


Près d'eux, un aide enroule les (ils el la laine sur des dévidoirs

en roseaux ; un autre tresse des cordons de soie dont il a attaché

le bout au gros orteil de son pied nu.

Près. du rivage s'élève un grand bâtiment blanc, ('.'est le bordj,


— la forteresse, — qui avait, autrefois, la prétention de défendre
Mehdia et qui ne sert plus guère aujourd'hui que de lieu de
détention.
t'n passage voûté la traverse de part en part. Un cafetier

occupe, selon l'usage, les niches creusées dans les parois de ce


tunnel et les humeurs de cale y écoulent avec un sourire
complaisant les hâbleries d'un tirailleur, enfant du pays qui,
120 DE TRIPOLI A TUNIS.

devenu à peu près soldat français, leur raconte, avec les


allures gouailleuses et débraillées d'un caporal faubourien, les
péripéties de la campagne merveilleuse qu'il a faite en imagi-
nation.
La vieille et lourde porte de la prison met, sur ce corridor,
son seuil formé d'une colonne antique que les passants usent du
frottement de leurs sandales. Des fonctionnaires du bey feuillet-
tent sous ses arceaux un gros livre d'écrou qui est, en même
temps, un grand livre de comptes. Des gardes s'y tiennent qui ne
diffèrent de leurs captifs ni par le costume, ni parla mine.
Dentelées de créneaux délabrés, quatre murailles entourent le

petit préau qui forme le cœur de ce monument rébarbatif; des


cellules donnent sur cette cour ; une citerne y ouvre la bouche
au ras du sol; des décombres s'y entassent dans les coins; de
vieux boulets de pierre y roulent, tombés on ne sait d'où, peut-

être lancés, il y a trois cents ans, par les basilics et par les cou-
leuvrines de don Garcia de Toledo et de don Juan de Véga.
Et les prisonniers errent comme des âmes qui n'auraient pas
une obole pour passer le Styx... Les uns s'abandonnent et gisent

sur les gravats; les autres s'accroupissent sur des pierres, laissent,
sur leurs genoux, pendre leurs mains tatouées de croissants
emmanchés d'une croix et fixent devant eux des regards que
ternit un morne découragement.
—Maktoub Rabbi! Dieu l'avait écrit! soupirent les plus
résignes.
Et, tristement accotés aux murailles, ils tricotent des calottes

blanches.
— Un prince! se disent-ils tous à votre vue.
Et ils s'agitent, ils accourent, ils vous entourent, ils réclament,
ils prient, ils supplient, ils implorent la liberté... Pauvres gens!
Ils devaient payer au gouvernement, les uns le Kanoun, qui est
une taxe sur les arbres, les autres 1'
tchour\ qui est une dîme
sur les céréales, ceux-ci la Mechia, qui est un droit sur les

charrues, ceux-là la Médjba, qui est une impôt de capitation ou


la M'radjas qui grève les jardins maraîchers. .. Le simoun a soufflé,

les sauterelles sont venues, ils n'ont pul s'acquitter de leur dette
EH

'"'

il

y
i s

16
\12 DE TRIPOLI A TUNIS.

et, coupables de pauvreté, ils demeureront ici jusqu'à ce que,


pour eux, leurs parents aient satisfait aux exigences du fisc.

Leur misère vous touche-t-elle ? Voulez-vous voir la reconnais-

sance se manifester de la façon la plus bruyante et la plus

expansive? Vous avez à la poche la clef d'argent <pii ouvrira leur

cachot. Vingt-cinq francs pour le plus criminel et les portes


s'élargiront devant lui... 11 tombera alors à vos pieds, il baisera

les pans de votre habit, puis il se lèvera, il secouera son burnous,


il s'envolera comme un oiseau dont on a oublié de fermer la

(âge et, à lire-d'ailes, il fuira vers ses campagnes lointaines, il

fuira tant que, derrière lui, blanchiront les murs de la citadelle

maudite.
Au fond du préau, derrière trois arcades isolées, — seul reste

d'une galerie dont le plafond a disparu, — des hommes nous


regardent à travers des judas grillés... C'est la cage des bêtes
féroces! Ceux-là ont commis de véritables crimes. Ils attendent

leur départ pour le bagne de Tunis ou la liberté définitive que,

par la main du bourreau, leur donnera la mort, la grande libé-

ral i iec.

Grossièrement taillée en gradins, une maçonnerie accolée


à un mur conduit de la cour à la caserne qui la flanque,

entassement irrégulier de salles dont les portes et les fenêtres

s'ouvrent à tous les vents, de casemates que des meurtrières


éclairent à travers des murailles épaisses, de corridors étroits.
d'escaliers dont les marches sont des débris sculptés arrachés à

des monuments d'autrefois. L'édifice est couronné de terrasses


branlantes que couvre unf épaissi' couche de poussière. La

luise râle avec de petits sifflements aigus sur les jusquiames et

sur les belladones qui s'y dessèchent dans les crevasses; des
boulets inutiles y traînent au pied des parapets disjoints; des
canons en retrait d'emploi y gisent sur le liane, comme des cada-
vres de bronze ; des lézards gris s'y étirent au soleil... Et, l'âme

;illi istée de la vétusté, Aw deuil de toutes ces choses, de l'abandon

désolé dans lequel elles finissent, on laisse son regard se perdre,


songeur, sur les terrasses voisines où errent des femmes dra-
pées comme des spectres; sur la ville qui se déroule mollement,
S FAX ET MEHDIA I-JH

blanche et mélancolique comme un champ de neige; sur des cam-

pagnes inconnues; sur l'immensité bleue de la mer qui sommeille...

Cette forteresse fut, — toujours en i SS i ,


— le siège el le prétexte
de batailles tragi-comiques entre les Arabes des tribus qui accou-
raient pour défendre ceux de Mehdia et les Arabes de Mendia qui
ne voulaient pas être défendus, (les derniers avaient eu gain de
cause lorsque, disent les gens du pays que ce souvenir amuse
encore, apparut notre Hotte. Compagnies de fusiliers, obusiers de
montagnes, chaloupes armées en guerre, tout était prêt pour le

débarquement... Un bateau se détachail cependant de la côte et

voguait vers l'amiral. Il portail un Européen.


— Oh ! du canot! lit le factionnaire de la coupée.
Le canot ne répondit pas. On le laissa venir.
Parlementaire ? demanda-t-on au brave ho ni me qui le montait.
- Moi'.' Pas plus! répondit-il. Eh! je suis de -Marseille!...

Seulement il
y a quarante ans que je fais ici les peaux et éponges
et je n'ai jamais vu de cuirassé. Alors...
— Oh! du canot! hélait encore la sentinelle.

Une nouvelle barque arrivait à force de rames.


— Votre patente.' cria d'en lias son passager. Je suis le raïs, le

capitaine de la Santé.
I "n coi h m créa nt! Un agent sanitaire !... Cela ne poux ait se passer
ainsi! Et, tout de même, on envoya a terre les matelots qui
devaient prendre possession des forts. Les Mehdiotes les atten-

daient sur la plage... avec des poulets, du couscous et des


dalles. Ils axaient peur, les pauvres! Ils voulaient attendrir nos
!
hommes. Il n'en Faut pas tant pour toucher le cœur de Mathurin '. .

Et, dans ce combat de comédie, les éclats de rire remplacèrent


ceux de la fusillade.

Si la marine était en gaieté, l'armée éprouvait, en même temps,


une déception aussi réjouissante. Elle marchait sur Kaïrouan, le

foyer de l'insurrection, le sanctuaire inviolé de l'Islam tunisien !...

On allait moissonner des lauriers!... ( >n ne moissonna que des


lauriers-roses.
Vingt mille hommes, commandés par six généraux et par
124 DE TRIPOLI A TUNIS.

quatre mille caporaux ou brigadiers, arrivaient, tambour battant...


On ne pouvait cependant canonner une ville sainte sans lui avoir
fait au moins les sommations qu'on ne refuse pas à de simples
grévistes. Un officier fut envoyé en avant.
Personne! Rien qu'un gros turban qui se montrait timidement
dans une embrasure et qui, à son approche, plongea comme
le chapeau de Polichinelle derrière la rampe de son théâtre.
— Cordon, s'il vous plaît! cria le cavalier en frappant du
pommeau de sa cravache la porte qui s'ouvrit aussitôt.
— Cebah el-keir, y a sidi cajitain! Bonjour, monsieur le capi-

taine! dit un Arabe qui se présenta, la main sur le cœur, le sourire


sur les lèvres. Ou Allah ikemmel mouradek ! Et que Dieu accom-
plisse tes souhaits!... que demandes-tu?
— Les clefs de la ville.

— Ou rass habakl Par la tête de ton père!... Nous allions


justement te les offrir.

Et, derrière ce concierge d'une politesse ineffable, apparut le

gouverneur suivi de son escorte. Il venait au-devant de nos


bataillons; ils n'eurent qu'à le suivre... Et Kaïrouan peut encore
se vanter de n'avoir jamais subi le siège des chrétiens.
Voilà, cependant, comme on écrit l'histoire, àMehdia!

Le chemin qui suit la plage traverse bientôt la place de Tunis,


vaste carré de sable où se prélassent des dromadaires, où se
rangent une petite mosquée à la porte largement ourlée d'émail
vert et bleu, un minaret mal d'aplomb, des masures disloquées,
des cafés dans des cabanes. Il sort ensuite de la ville et nous
conduit vers l'extrémité du cap qui se renfle, là-bas, en un mon-
ticule couvert de tombes et de débris, couronné par une kasbah
el par le marabout de Sidi-Djabeur.
Et ce ne sont, en route, que fragments de maçonnerie énormes,
restes du vieux port d'Africa définitivement démantelé par Charles-

Quint; ce ne sont que pans de bâtisses alignés sur la plage, que


blocs de béton, que murailles fendues, que hautes portes ne
s'ouvrant plus que sur le \ ii I <, que décombres dans lesquels
gisent des fûts de marbre et des chapiteaux sculptés qui déjà
SFAX ET MEHDIA. 125

étaient des ruines à l'époque où les chevaliers de Malle les

employèrent comme de vulgaires matériaux de construction.


En un coin du rivage dort, à demi comblée par les moellons de
ses jetées détruites, une petite darse à laquelle aboutit encore le
chenal qui, taillé dans le roc-, y conduisait jadis les galions et les
galères. De puissantes chaînes dont on retrouve les traces la

fermaient en temps de guerre; des tours dont la mer sape les

derniers vestiges la défendaient contre les navires ennemis.


Sec et blanc, le terrain de la colline dénudée cpii fait au cap
comme une tète de crocodile est. dirait un géologue, un conglo-

llllll'll : INIi ENTRÉE DE MOSQUÉE.

mérat de pierres, de coquillages, d'ossements humains et de


fossiles, débris de la vie préhistorique confondus avec les débris
des générations qui vivaient hier et qui, déjà, sont aussi loin dans
la nuit du passé que les bélemnites et les ammonites auxquelles
se mêlent leurs cendres... 11 n'y a plus de temps pour les êtres

entrés dans cette éternité qui ne connaît pas de mesure, dans cet
infini où ne sont plus ni veille ni lendemain. Ce monticule n'est
qu'un vaste ossuaire sur lequel plane la solitude du néant... Pas
une couronne sur ces tombes! Pas une Heur qui y exhale le triste
parfum du souvenir! Sur elles est retombé le linceul de cet oubli
qui est comme une seconde mort...
Un grain se prépare. Frangés d'argent, de gros nuages aux
teintes funéraires ont monté dans le ciel obscurci; la mer qui
clapote aux souffles d'une brise soudaine s'est assombrie comme
126 DE TRIPOLI A TUNIS.

une nier de Bretagne et ces promesses fallacieuses d'une pluie

qui ne tombera pas jettent un voile de deuil sur ce paysage


funèbre... Le vent pleure sur les touffes jaunâtres des herbes qui
meurent entre de gros cailloux polis comme des crânes, entre
des fémurs et des humérus rongés parles bêtes; il gémit sur les
pierres dressées, sur les stèles en turban qui fontautour de nous
comme un peuple de nains difformes, comme une légion de pyg-
inées pétrifiés; il se plaint a l'angle des ruines mélancoliques...

Et, le cœur oppressé, on entend la voix lointaine de ceux qui ne


sont plus mais dont la mémoire est partout, de ceux qu'on a aimes

et qui, les premiers, sont partis pour le pays de tous les morts.
Au bout de la presqu'île blanchissent, au niveau du sol. des
voûtes qui résonnent sous les pas. Des ouvertures carrées en
percent le dos arrondi et les pierres que nous y poussons du
pied tombent lentement pour aller réveiller, en dessous, des cla-
potis sinistres, des bruits qui, longtemps, roulent dans le vide. Si

l'œil plonge dans ces antres, s'il s'habitue à leur obscurité, vague-

ment il y aperçoit des murailles souterraines que traversent de


glandes portes donnant sur d'autres ténèbres, vaguement il y dé-
couvre des soupiraux qui, béants, donnent sur d'autres profondeurs.
Ce sont, creusées par les Phéniciens, les citernes à deux étages
d'Africa, de Turris Annibalis, de la grande ville qui existait ici

cl que le temps a effacée du monde... Toujours l'image de la

destruction et de la mort !

Et. tout a coup, comme pour nous rappeler à la vie. éclate le

rire de cristal de deux écoliers qui. — donnant la main à une


toute jeune sieur en robe mi-partie comme celle des orphelines

d'Amsterdam, — nous suivent a travers les tombes et s'amusent

de notre costume d'Europe.


Des rochers, de nouveaux morceaux de murailles bordent le
rivage septentrional (\n cap des femmes en bleu y lavent dans les
;

vagues qui, le grain passé, ont retrouvé leur azur...


Des chameliers crient derrière leurs bêtes; des gamins multi-
colores, — de petits Mustapha et de petites Aicba, de petites

Fatma, et de petits M'bammed. courent par les ruelles en vols

de perruches babillardes... Nous sommes rentrés en ville.


Y

ED-DJEM ET M ON ASTI R

DE MEHDIA A ED-DJEM. — VUTOUR DE MEHDIA, SIDI-AHMED. —


ED-DJEM. AMPHITHEATRE. ANTIQUITES. — CUISINE ARABE.
— KN MER. — OLIVIERS. — MONASTIR. — ÎLOTS. — SOUKS. — RI ES.

PRISON. DE MONASTIR A SOUSSE.

- Combien de temps pour parcourir les trente-cinq kilo-

mètres qu'il y a d'ici à Ed-Djem '.'

— Avec de bons mulets, trois heures... /// cha lllah ! S'il plaît

a Dieu.
— Et avec une voiture?
— Cinq ou Tu ne
six... pourrais pas. le soir, être revenu à

Medhia. Les pistes sont si mauvaises!


— Prenons des mulets.
Quatre heures du matin... Tout est bleuet or. Le firmament est

encore poudre d'étoiles. Les astres sont certainement plus


nombreux au ciel d'Afrique qu'au ciel de France... Et, gaiement,
nous trottons dans la poussière.
Hassan, — le digne Métellil qui nous accompagne, — s'est

contenté de jeter un vieux burnous sur le dos de sa bête dont


ses jambes nues serrent les flancs nerveux, dont, aplaties et

crevées, ses larges babouches battent le ventre maigre, zébré


des longues cicatrices qu'y a tracées le fer rouge. Un chapeau
démesuré ombrage sa tète; comme un sceptre, sa main droite
lient un bâton auquel, pour en faire un aiguillon au triple dard,
128 DE TRIPOLI A TUNIS.

il a attaché des folioles de palmes, rigides et acérées comme des


stylets d'acier. A son côté sont, avec la vieille djebirah obliga-
toire, suspendues quelques provisions très prudentes et une
bouteille de café noir... On a l'habitude de prendre cette boisson
à une assez haute température et c'est la seule que, pendant ces
voyages, la chaleur ne rende pas écœurante. Nous serons trop
heureux d'y recourir quand l'air chaud séchera notre langue,
quand la poussière bridera notre gorge. Inutile de dire qu'un
fusil inoffensif danse sur le dos de notre guide.
Notre propre monture est harnachée comme si elle devait porter
la respectable personne d'un caïd ou d'un khalifa. Ses œillères

S^Vs SÊfa

EN COUTE.

sont timbrées d'un croissant de laine rouge; sur son poitrail


sautillent et tintent des amulettes de métal. Drapée d'écarlate et

très suffisamment rembourrée, sa selle a un petit dossier et,

devant, un énorme bourrelet sur lequel on s'accoude pendant


les fatigues de la route, sur lequel on écrit, sur lequel on
dessine aussi commodément que sur le pupitre d'un cabinet. De
courtes étrivières soutiennent de larges étriers dans lesquels
le pied s'emboîte... Et, sans lassitude, sans préoccupation, on
chevauche là-dessus comme on se balancerait dans un fauteuil
berceur.
Le burnous dont la blancheur doit repousser les rayons du
soleil Hotte sur nos épaules, mais à cet accessoire si utile se

réduit noire travestissement indigène.


ED-DJEM KT M0NAST1R. 129

— Se couvrir tient frais, disent les Arabes qui s'emmitouflent


en été mieux que nous en hiver.
Faites un peu comme eux quand vous irez en Afrique. Habillez-
vous de flanelle et prenez le burnous; ne portez que du linge
non empesé ; remplacez la cravate par un cordon de soie ; ayez
la barbe et les cheveux très courts [Sali' lia ct-lali fifa, être rase

donne la santé, affirme un adage tunisien) ; coilïez-vous d'un


casque à large couvre-nuque; protégez vos yeux avec des lunettes

la r R i e r. E

qui, foncées et garnies de toile métallique, vous défendront


contre la poussière et la lumière et vous donneront, en même
temps, une agréable illusion d'ombre et de fraîcheur; armez-
vous enfin d'un parasol. Et, ainsi équipé, vous pourrez, sans
crainte, affronter les espaces les plus embrasés, braver les soleils

les plus ardents...

Un beau militaire européen passe au grand trot, escorté de


deux cavaliers indigènes qui caracolent, le fusil au travers de la

selle. (Test un simple préposé des douanes franco-beyliekales !...

Il lait un détour pour aller inspecter la cote.


17
130 DE TRIPOLI A TUNIS.

Et par les jardins où de charmantes petites villas mauresques


entr'ouvrent leurs fenêtres vertes, par les campagnes où des
bosquets de palmiers balancent leur éventail sur de blanches
maisonnettes, le long des marabouts que gardent des cactus

menaçants, nous trottons toujours.


Nous nous enfonçons, maintenant, dans les oliviers qui font à
Medhia une ceinture large de quatre à cinq kilomètres. Hommes
et femmes, des gueux en haillons errent déjà parmi les troncs

rugueux. Ils semblent se livrer à des occupations champêtres...


Mais, nulle part, aucune trace de leur travail !

Les arbres alternent avec des champs arides, avec des terrains
sablonneux où bleuit le romarin, où frissonne l'alfa, où, en larges

hémisphères aplatis, les jujubiers buissonneux étalent leurs

épines et leur verdure tendre. Jamais, en labourant, l'Arabe ne


se donne la peine d'arracher ces arbrisseaux parasites! Sa charrue
les tourne. Convaincus du crime de receler des reptiles venimeux,
quelques-uns de ceux-ci ont, pourtant, été condamnés aux
flammes. Et, sous le fouillis charbonné de leurs brindilles mortes,
le sol noir se jonche d'escargots que la calcination a blanchis et
qui, plus que jamais, méritent leur nom conchyliologique d'Iielix

candidissima..


Ach namallah! entonne Hassan dune voix chevrotante,
Ach namallah ! Galbi achag!.. Ld-a-assmar! Ach namallah !
N'dih lessoulah, Rabbi'dla ! Tant pisl Mon cœur aime sa belle
figure brune. Tant pis !.. Que les marabouts me pardonnent et

ipie Dieu me le ramène!..


Et rien ne peut traduire le charme langoureux, rien ne peut
rendre la grâce sauvage de ces rapsodies entendues dans le

pays qui les a créées. Ce sont comme les berceuses des vieilles
grand'mères; ce sont comme les ballades sans air bien défini
et que, peut-être par atavisme, les très anciens matelots de
Provence chantent quelquefois dans leurs barques, par le calme
sonore de leurs beaux soirs d'été ; ce sont, en même temps, des
chansons d'enfants et des chansons de vieillards. Elles symbo-
lisent ainsi les hommes qui les disent. Le peuple arabe, — le

Vrai, non celui des villes, niais celui qui \il sous la tente, —
ED-DJEM ET MONASTIR. 131

n'est-il pas un peuple très vieux et, par bien des cotés, demeuré

tout enfant? N'est-il pas, sion veut, retombé dans l'enfance des
peuples ? Nous avons progressé, nous avons tout bouleversé
autour de nous, nous ne sommes plus l'humanité d'il y a mille
ans, nous sommes des hommes nouveaux, nous sommes jeunes...
Lui a vécu sans changer, il a vieilli dans sa foi, dans ses mœurs,
dans son costume. Sa civilisation a, un instant, il est vrai, éclairé

et ébloui le monde mais l'éclat s'en est bien vite éteint. Et il est

retombé dans ses habitudes premières, il est revenu à la simplicité

des antiques patriarches, à la touchante naïveté des premiers


âges...

Et, lentement, nos mulets, déjà paresseux, gravissent une


pente douce dont le sol argileux et sec résonne sous leurs pas.
La nappe encore sombre de la mer et la kasbah de Medhia, —
près de laquelle, vers le nord, blanchit la nappe de sel de la

Sebkhra M'ta-Moknine, — apparaissent derrière les arbres qui


s'éloignent. Devant nous, monotone, s'étend l'immense plaine
jaunâtre que nous allons traverser dans la direction du sud-
ouest...

Les constellations palissent et s'éteignent; tout se teinte de

rose; notre ombre se forme tout à coup et s'allonge sur notre

droite ; une haleine chaude caresse notre visage. A l'horizon,

comme dans une poussière de cendres rousses, monte un gros


disque de fer rougi. C'est le soleil.

Hassan met pied à terre, et, sur son burnous étendu, se tourne
vers l'orient :


Le hamdoullaï eurbeu el alamina, maliki lioum (Uni iaka,
naboudou aaLlioum al dallim hamdoullaïn. imin!
Et, ce disant, il se tient debout, les mains à la hauteur des

épaules et ouvertes vers la Mecque; il baisse la tète, joint les

doigts et laisse retomber ses liras; il s'agenouille, assis sur ses

talons; il se prosterne et touche la terre d'un front qui s'humilie;

il se lève enfin et se passe les mains sur la ligure... Amin! Sa

prière est dite et il se remet en selle.

Cette piété des musulmans nous étonne, mais moins que notre
indifférence religieuse ne les étonne eux-mêmes. Elle fait plus
[32 DE TRIPOLI A TUNIS.

que les étonner, elle diminue la confiance qu'ils pourraient avoir


en nous.
Un négociant arabe cherchait, un jour, un employé qui lui

servît d'interprète :

— Qu'es-tu? demanda-t-il celui à qui se présenta.


— Chrétien.
— Et tu vas à messe? la

— Oh! non, en riant, dit, le Français qui crut lui faire

plaisir.

— C'est bien... Je ne veux pas de toi.

Les sons traversent la limpidité de l'atmosphère aussi nettement

que la lumière traverse un bloc de cristal et, parcourant la

solitude sans y rencontrer aucun obstacle, des bruits lointains,


des chants d'oiseaux, des bêlements de brebis invisibles nous
arrivent en vibrations d'une précision, d'une netteté saisissantes.
Autour de nous, toute ronde comme la plaine mer, s'étend
maintenant l'immensité plate, la lande africaine tigrée de juju-
biers, verdàtre d'alfa, blanchâtre d'efflorescences salines... C'est

le steppe, à peine animé, de loin en loin, par les battements


d'ailes d'une alouette, par le passage de quelques Arabes qui,
!-omnolents, s'en vont, la gargoulette obligatoire attachée au flanc
ravagé de leur chameau.
Hassan prétend raccourcir le chemin. Il dédaigne les sentiers

battus et, par le calme majestueux des espaces enflammés, dans


le large repos des solitudes silencieuses, nous marchons après
lui, baigné, pénétré de chaleur et de lumière, ces deux principes
de toute vie.
Rien! Et on s'identifie à cette nature embrasée; on sent son
âme se dilater dans ce vide qu'aucune barrière n'enserre et qui

semble sans fin ; on est envahi jusqu'au fond de l'être par

l'imposante et mâle poésie de ces paysages effrayants dans leur


nudité sublime... On ne sait plus où on est, ni d'où on vient, ni
où on va. On écoute, distrait, la grande harmonie du désert
silencieux. L'esprit flotte dans un indéterminé, dans un
vague voluptueux semblable à celui <lu premier sommeil. C'est
KD-DJEM ET MONASTIR. 133

une trêve aux banalités de la vie ; c'est un rêve qui, pour un


instant, vous affranchit de toutes les conventions sociales, de
toutes les mesquineries de l'existence. El, involontairement, on
s'attache à ces pays grandioses, patrie entrevue dans l'élargisse-
ment fugitif d'un songe de grandeur et de liberté. Vus une fois,

on veut les revoir encore, on veut y revenir comme le fumeur


d'opium, comme le mangeur de haschich reviennent à leur
ivresse. Et, si on savait les traverser pour jamais, on en
quitterait les solitudes émouvantes
avec plus de regrets au cœur, avec
plus de larmes aux paupières qu'on
ne quitterait la ville la plus animée
et la plus luxueuse de l'Europe...

— Ouallah! Ou Rabbi ! Bellah


el ad'him ! crie Hassan qui, malgré
sa piété, jure comme un païen.

Et, nous réveillant en sursaut,


brusquement il saisit et secoue
notre mulet par la bride. Le pauvre
animal que nous laissions marcher
à l'aventure a voulu gravir l'un de
ces mamelons qui bossuent le sol, P B M ME ARABE.

empanachés de jujubiers, et son pied


s'est enfoncé dans le vide. Il a marché sur une ville de rats! C'est
avec les défilais du terrain qu'ils ont fouillé pour y creuser leur
demeure que ces rongeurs ont élevé ces boursouflures. Quelques-
unes d'entre elles se sont éboulées en partie et leur tranche
ressemble à celle d'un tronc d'arbre qu'auraient percé et évidé

en tous sens des termites gigantesques.


Plaies saignantes de la terre qui se fend et qui s'entrouvre
sous les feux du ciel, la plaine se ravine ensuite de larges et
profondes crevasses. Rougeàtres, taillées comme à l'emporte-
pièce, elles s'entre-croisent ainsi que les mailles d'un filet ensan-
glanté. Et, à chaque pas, notre monture pointe les oreilles.

s'arrête et hésite au bord d'une de ces fissures.


134 DE TRIPOLI A TUNIS.

— N'aie pas peur! dit Hassan. Elli kteb Ihou Rabbi tslatsin,

ma imoutchi fi
achrin! Celui que Dieu a écrit pour qu'il vive cent
uns, ne mourra pas à vingt.

C'est possible, mais mieux vaut encore la piste de chacun que


ces raccourcis périlleux !

Voici un bois, un véritable bois de cactus arborescents. Des


Arabes ont accroché des loques aux branches verruqueuses de
ces arbres fantasques et, à leur ombre problématique, se vautrent

des enfants et des femmes. Ça et là s'éparpillent des chameaux.

Déjà écrasés de chaleur, des moutons se serrent en masses


haletantes, cachent leur tête et semblent se concerter comme
des conspirateurs qui se chuchoteraient de graves confidences.
Une chèvre gît la gorge horriblement ouverte, et le boucher
qui vient de la tuer essuie son couteau sanglant au tronc cre-
vassé d'un figuier barbare. Nous sommes au marabout de
Sidi-Alïmed.
Encadré de troncs de palmiers abattus, un r'dir d'eau verdàtre

croupit tout près de là. Une famille en voyage s'y est arrêtée et,

comme dans l'Arad, les bêtes y boivent, les hommes s'y lavent,

les femmes y puisent l'eau nécessaire à leur ménage errant.

Tatoués de bleu, des enfants nous poursuivent avec des perdreaux


en vie et se battent pour les kanoubes données en échange de
ces heureux volatiles auxquels, plus loin, nous rendons la

liberté... faute d'un cuisinier et de sa broche.


Ici passe la route, route tunisienne, il est vrai, mais encore
préférable aux républiques souterraines de la gent trotte-menu et
aux fondrières sournoises.
Et, au pas, dans les cailloux et dans le sable, nous la suivons.
Notre passage effarouche les huppes et les alouettes casquées;
il trouble les moutons, les vaches et les chèvres qui errent
dans ce pays vague; il stupéfie une fille des tribus qui, très brune
sous m, n gros turban noir, nous regarde longtemps du haut de
son dromadaire.
— Es salamou! répond Hassan au salut amical des cavaliers qui

passent, armés jusqu'aux dents.


ED-DJEM ET MONASTIR. 135

Et ces rencontres éveillent une sorte d'inquiétude qui ne manque


pas de charme.
Le pays s'accidente et s'anime. De loin en loin, le long d'un sen-

tier s'en vont, lourdes et lentes, de petites caravanes harrassées :

ânes et chevaux, femmes et chameaux, toutes les bêtes de somme


ensemble. Et les hommes suivent, les mains sur le bâton mis
comme un joug au travers de la nuque.
Au loin s'estompent des montagnes légères; quelques tentes
qui fument dentellent l'horizon; un berger pousse devant lui un
troupeau blanchâtre qui se meut lentement, pareil à un morceau
de terrain qui se mettrait en marche.
Quelques oueds, quelques torrents desséchés, sillonnent notre
route et, là-bas, dans le creux d'un ravin, s'épanouit, chaud et

vivant, le sourire des lauriers-roses.


Mieux que l'épi grisâtre de l'alfa et que. le pâle calice du cactus,
mieux que le régime poudreux du dattier et que le gigantesque
lampadaire de l'agave, la fleur aux tendres carnations de cet

arbuste poétique est la fleur symbolique du Maghreb. Comme les

sons, les odeurs ont souvent le pouvoir d'évoquer, avec la netteté

d'une vision, certains souvenirs du passé. Et, lorsque les lauriers-


roses s'épanouissent et répandent leurs arômes pénétrants dans
les vallons de cette Ligurie qu'un cataclysme semble, aux épo-
ques sans histoire, avoir violemment séparée de l'Afrique, nous
ne pouvons les respirer sans revoir les pays d'Islam, leur ciel en
feu, leurs marabouts étincelants, leurs torrents de sable, sans
retrouver l'émouvante et sublime tristesse des paysages africains,
la fraîcheur des oasis, le charme des villes algériennes... Et,

dans l'éloquence de son langage muet, une fleur bien connue


raconte tant de choses à la mémoire de qui l'interroge et l'écoute !

Nous devions, prétendait Hassan, arriver à sept heures. 11 en


est dix et nous marchons encore. Qu'importe ? On est si bien en

route et, sur le sol moelleux, l'allure languissante de nos bêles


berce si doucement les longues rêveries!
— Ed-Djein! La Ruine! s'écrie cependant notre guide qui
nous a devancé et qui se retourne, le bras étendu vers l'ouest.
136 DE TRIPOLI A TUNIS.

Erri! Notre mulet trotte, gravit une dernière éminence et, avec
la soudaineté d'un changement à vue, nous apparaît, — colossal

sur la plaine qu'il écrase, immense sur le fond blanchissant du


ciel dont il semble remplir l'espace, — un fantôme de pierres
grises, étonnant, effrayant dans l'imposante majesté de sa masse
éternellement immobile... Les siècles se sont amoncelés sur son
front sourcilleux ; comme des fleuves évanouis, les générations
ont coule à ses pieds; tout s'est éteint, tout s'est effacé autour de

lui et, seul, il demeure, monument d'un passé grandiose et ter-

rible, témoin impénétrable des âges disparus. Contemporain des


Antonins, selon les uns, bâti, d'après les autres, par Gordien le

Vieux, au m' siècle de notre ère, seul il marque encore la place

où s'éleva Thysdrus, la grande et opulente cité dont l'histoire a

à peine gardé un souvenir incertain.


Dans la vaste plaine jaune, des détails qu'on n'avait pas vus
d'abord, — tant est puissante et exclusive l'impression de cette
résurrection des temps antiques, — se dessinent bientôt en avant
de l'amphithéâtre dont ils cachent la base : des oliviers, des pal-
miers, des cactus qui font comme une oasis clairsemée, une
petite mosquée, un misérable village de misérables masures,
des maisonnettes effondrées, des taudis en terre.
On nous a vus. Des Arabes accourent, en guenilles; ils parlent

tous à la fois, ils crient, ils se poussent, ils se battent. L'arrivée

d'un voyageur, d'un curieux qu'ils vont guider est pour eux une si

rare aubaine!
Des ruines plus ou moins récentes, des clôtures et des portes
délabrées, des pans de murailles construites avec des pierres
arrachées au colosse en encombrent les abords semés de débris
de poteries et de fragments de briques.

Haut encore de trente-cinq mètres, ce qui reste de cet amphi-


théâtre, — le plus grand «lu inonde, après celui de Pouzzole et
après le Colisée, — a environ un demi-kilomètre de tour et oc-

cupe, par conséquent, une superficie beaucoup plus étendue


que celle du Panthéon.
l'ail d'énormes blocs d'un grès liés friable et qui, sous un autre
;

. i 'lia û

IS
138 DE TRIPOLI A TUNIS.

climat, n'eût peut-être pas eu une durée aussi longue, il est divisé

en trois étages que ceignent des rangées de colonnes entre les-

quelles s'ouvrent les cent-quatre-vingt-douze arcades qui donnent


dans les galeries. Les colonnes du premier et du troisième étage
sont d'ordre composite ; celles de l'étage intermédiaire sont
d'ordre corinthien, comme devaient l'être celles du quatrième
qui a complètement disparu. Les moellons qui formaient cette
dernière assise ont, dit-on, servi de munitions de guerre à la

Berbère Damiab.-el-Kab.ina, — Damiah la prétresse.


En 689, en effet, lorsque l'Ifrikia fut envahie par les musul-
mans, ses habitants, — aujourd'hui disciples de Mahomet et

presque totalement assimilés à la race conquérante dont les sépare


cependant encore une inimitié sourde, — résistèrent à leurs pré-

dications et à leurs armes. Une femme, — une sorte de Velléda


enflammée de patriotisme, — s'était mise à leur tête et, enfermée
avec ses compagnons dans l'amphithéâtre, elle se défendit en
faisant pleuvoir sur ses assaillants les pierres de sa forteresse. Sa

résistance fut même si longue que les soldats des Khalifes suppo-
sèrent qu'elle recevait des vivres et des renforts par une voie
mystérieuse. Les Arabes montrent même encore l'ouverture du
souterrain par lequel, disent-ils, elle communiquait avec Mehdia.
Bouché aujourd'hui à quelques pas de son entrée, ce corridor
n'était probablement qu'un canal. Les jours de naumachies, il

devait conduire dans l'arène l'eau de quelque montagne aujour-


d'hui desséchée.
Déjà découronné ainsi, l'amphithéâtre reçut mille ans plus
tard, une large blessure qui emporta un grand tiers de son en-
ceinte. Plus barbare, plus destructrice que le temps, la main de
l'homme s'attaquait à l'œuvre de l'homme. Des Arabes révoltés
avaient, en effet, trouvé un refuge à Ed-Djem et, — pour les

en chasser, pour les empêcher de s'en faire désormais une cita-

delle, — Mohammed-bey y lit pratiquer l'immense brèche par


laquelle nous entrons.
C'est tout un pénible voyage que l'ascension de ces pierres
croulantes!... Les gradins intérieurs n'existent plus et, sans les
herbes sèches auxquelles on se cramponne, sans l'aide des Arabes
ED-DJEM ET M0.NAST1K. 139

(|iii grimpent en avant, agiles comme des chats el qui nous tendent
une main secourable, sans ceux qui nous poussent, qui nous
lussent vers les hauteurs, il nous serait presque impossible de
gravir ces amas de moellons, ces éboulis de cailloux, de plâtras

et de gravats.
Des voûtes grondent et semblent prêtes à s'effondrer sous
notre poids; des pans de planchers que rien ne paraît soutenir
s'avancent en étagères sur des villes menaçants; des crevasses,
des trous tantôt sombres comme la nuit, tantôt lumineux à

donner le vertige s'ouvrent devant nous; des blocs oscillent


sous nos pieds... Vont-ils nous entraîner avec eux dans les

bonds désordonnés, dans la poussière, dans l'écroulement d'une


catastrophe?... Ni vipères heureusement, ni scorpions à la piqûre
mortelle! Les ruines écartent ces animaux, disent les Arabes;
elles leur font peur. Et, lorsqu'un habitant d'Ed-Djem s'éloigne
des génies qui protègent ces murailles, il ne manque jamais, en
guise de talisman, de coudre dans un coin de son burnous un
fragment de pierre ramasse dans les débris.

Voici enfin le faite! Le soleil se concentre dans l'arène, et

elle flambe là-bas comme un cratère de flammes livides. Les


décombres entassés en ont exhaussé le sol et on devine plutôt
qu'on ne voit autour d'elle les murs du podium, les soupiraux des
fosses souterraines, les bouches des vomitoires. Des herbes
l'ont envahie, des orties colossales y verdissent dans les angles.
Lugubres, lesilence et la mort planent sur les cavées où quatre-
vingt-dix mille spectateurs acclamaient autrefois le rétiaire victo-

rieux, sur les précinctions, d'où, le pouce retourné, ils vouaient au


trépas le myrmidon vaincu... Là-bas où rugissaient les lions, où
miaulaient les panthères, errent maintenant des chameaux inof-
fensifs, courent des lézards, rampent des reptiles. Déshonoré,
l'amphithéâtre où si souvent ruissela le sang humain porte
comme la peine des crimes odieux dont jadis fut souillée son
enceinte.

Si le. premier sentiment qu'on éprouve à sa vue est un senti-


ment d'étonnement, d'admiration involontaire, le second est un
sentiment de compassion et de pitié profonde pour ceux qui
HO DE TRIPOLI A TUNIS.

y sont morts aux applaudissements féroces d'une foule plus bar-


bare que ceux qu'elle flétrissait de ce nom... Le piédestal de la
grandeur romaine n'est qu'un hideux entassement de trésors ravis
à main armée, d'hommes écrasés pendant qu'ils défendaient leurs

autels, leurs enfants et leur patrie. A Rome, à Nîmes, à Pouzzoles


ce que disent surtout les géants de pierre qui, — comme celui-ci,
— ouvrent encore au ciel leur gueule monstrueuse, c'est l'infamie

de ce peuple-roi pour lequel nous professons un culte irraisonné,


une vénération stupidement classique. Son caractère, en effet,

n'était plus, sous les empereurs, que le détestable alliage d'un


égoïsme impitoyable, d'une basse et cruelle envie, d'un orgueil
colossal, d'une paresse criminelle que n'arrivait pas à servir le

reste du monde réduit en esclavage. Ses conquêtes n'avaient


môme pas, — comme l'eurent, plus tard, celles des Arabes, —
l'excuse du fanatisme religieux. 11 n'imposait ses dieux à personne ;

il adoptait, au contraire, les divinités conquises et il leur élevait


des temples ... Ce qu'il lui fallait, ce qu'il demandait à ses armes,
c'étaient des vivres et des fêtes... Panem! Et, des champs de la

Gaule, des plaines de la Lybie arrivaient l'or que les princes


distribuaient à la multitude avilie et corrompue par une oisiveté

vicieuse, le pain qu'ils lui jetaient en pâture... Circenses ! Et,


pétri avec du sang et des larmes, le ciment romain liait les blocs
de roches que, mourant à la peine, les vaincus roulaient sous le
fouet des mastigophores. Et les amphithéâtres s'élevaient et, clans

leur enceinte grondante, s'entr'égorgeaient, condamnés à ses


plaisirs sanguinaires, les Germains et les Bretons, les Scythes et
les Ibères, les Cantabres et les Thraces... On peut avoir à célébrer
quelquefois le génie et la puissance de Rome; on a, plus souvent
à en flétrir la mémoire.
Plus personnelle, plus mélancolique, une autre impression se
dégage de cette immense tombe, de ce prodigieux cadavre de
pierres. C'est le sentiment du néant, de la vanité des choses
humaines. Comme celle d<'s individus, la vie des nations n'est
qu'une minute dans l'éternité. Le peuple romain élevait jusqu'au
milieu (lu déserl îles ares de triomphe, des temples e! des villes...
Il a passé, pourtant comme toutes les civilisations ont passé
KD-DJEM ET M ON ASTI lî. 1-41

sur cette terre d'Afrique, comme nous y passerons nous-mêmes.


A quoi lui ont servi sa valeur militaire etson intelligence, sa stra-
tégie et ses machines, ses routes et ses cités? A quoi nous servi-
ront les conquêtes de nos soldats et celles de notre science, nus
chemins de fer et nos télégraphes?... Le vraiment sage serait-il cet

Arabe dont la tente dure plus longtemps que les monuments les

plus orgueilleux? Serait-ce ce Bédouin qui, satisfait du peu

SSS *^
1 ".;-_>'

EN TUNISIE.

qu'Allah lui envoie, s'assoupit aux cantilènes de ses femmes et

s'endort sans souci à l'ombre chaude de sa maison de toile?

Des fouilles ont été pratiquées autour de l'amphithéâtre. Elles

ont mis à jour des caves, des canaux, des débris de colonnes.
Plus loin, à Djebel-Aïoun, s'éparpillent, jonchés de marbre el de
débris d'amphores, les restes d'une cité anonyme, d'une de ces
villes qui, comme s'il n'avait pas été fait pour les Européens,
n'ont pu prendre racine sur le sol africain. On ne peut faire un
pas dans ces parages aujourd'hui presque abandonnés sans
142 DE TRIPOLI A TUNIS.

y retrouver les traces des vainqueurs de Cartilage. Les cara-


vanes du Soudan en rencontrent, nous l'avons dit, jusque dans
l'extrême Sud. La Tunisie, — surtout dans le triangle compris
entre Tunis, le Keff et, Ghardimaou, — est le paradis des archéo-
logues. Tombeaux puniques ou latins, véritables catacombes,
caveaux ou citernes, aqueducs ou substructions de temples, fon-
dements de villes ou hypogées d'amphithéâtre, il y a, dans toute cette
terre, de véritables richesses enfouies. Un Français qui a acheté
une propriété près de Mehdia, nous disait y avoir, en trois mois,
recueilli plus de deux mille médailles phéniciennes, romaines ou
byzantines ! Trésors sans doute enterrés par des Arabes qui redou-
taient la rapacité des anciens khalifes et qui sont morts sans révé-
ler leurs cachettes, il a, en certains endroits, découvert des mon-
naies antiques étrangement associées à des pièces tunisiennes qui
dataient à peine d'un ou de deux siècles et à des écus de Louis XV.
C'est en creusant un canal d'irrigation que le brave homme a

rendu tout cela à la lumière. Bien que simple colon, il en soup-


çonne cependant le prix et volontiers il poursuivrait ses recherches,
maisle gouvernement beyliekal s'oppose à toute espèce de fouilles
privées... Ce qui est sous terre lui appartient, dit-il, et il l'exhu-
mera quelque jour pour en enrichir les musées de Tunis et ceux
des puissances amies.

Midi. Les rayons du soleil tombent d'aplomb dans la cuve


bouillonnante des arènes et traversent de leurs pointes de feu
notre parasol et notre casque; il serait imprudent de les affronter

davantage.
Allons demander un instant de repos et un semblant de fraî-

cheur au cafetier qui, — comme des couteliers, des barbiers el des


forgerons, — s'est installé sous l'une des arcades du cirque, au
milieu des boutiques, des cactus et des gourbis qui s'y adossent.
Les Arabes nous envahissent de nouveau. Les karroubes qu'ils

^entent dans nos poches les attirent comme l'odeur du miel attire
les mouches et, en nuée, ils nous offrent maintenant des frag-
ments de sculptures, des morceaux de mosaïque, des éclats de

gargoulettes, des monnaies aussi authentiques que celles des


ED-DJEM ET MONASTIR. 143

brocanteurs qui orront dans les recoins du Capitule ou autour des


Thermes deCaracalla... 11 y a. parla, dans quelque caveau enfumé,
les creusets primitifs et les moules de terre sigillaire qui servent

à la fabrication de ces médailles. La place n'est plus tenable!


Au milieu des bicoques indisciplinées qui constituent le village

d'Ed-Djem s'étend, jonchée d'une poussière éblouissante, jon-


chée d'ordures el de paille, une sorte de place où picorent îles

poules étiques. Près de là, sur une déclivité du terrain, s'élève


le bordj, le misérable fondouk dont les arcades intérieures vont
nous donner asile...

— Haloufl Porc! fait, en grimaçant, une sorcière qui s'ap-


proche el se détourne pour cracher avec dégoût.
— Eh bien, Hassan! Est-ce ainsi qu'on pratique l'hospitalité
dans la tribu des ruines?
Mais le muletier nous montre en souriant le lambeau de jambon
rougeâtre que nous avons apporte de Mehdia... Ce n'est pas à

nous, c'est à cet aliment réputé immonde que s'adresse l'injure


de la vieille musulmane.
Et, comme pour nous faire revenir sur la mauvaise opinion que
nous pourrions avoir de ses administrés, le clieik, prévenu de
tous nos faits et gestes, nous envoie du lait, des galettes d'orge
faites au beurre et cuites dans un plat, des gâteaux poudreux et

un peu de son inévitable couscous.

La cuisine arabe ne se réduit cependant pas à la masse étouf-


fante et incendiaire de ce mets national. Chez un riche citadin,

chez un caïd de grande tente, un repas peut être aussi compli-


qué que chez nous.
Lin potage, par exemple, ouvre la cérémonie : bouillon de
poule ou de tète de mouton, semoule, vermicelle, soupe de mie
de pain ou de boulettes de pâte parfumées au citron ou à la

cannelle.
Du poisson salé ou sec, des hachis de viande confits dans
de l'huile et mélangés à du beurre el à du blé torréfié et concasse.
peuvent représenter les hors-d'œuvre.
Les entrées sont de poulet fricassé aux pois, de viande farcie
144 DE TRIPOLI A TUMS.

de légumes, de mouton aux œufs ou aux tomates, le tout abomi-


nablement épicé.
Du mouton, de la volaille, des brochettes de viande forment
les matériaux du rôti.

Le dessert, enfin, comporte des gâteaux de semoule au miel, à

la cannelle, au citron, aux amandes ou au beurre; des pâtisseries

à l'huile et au miel; des gâteaux feuilletés nageant dans du miel


fondu; des fruits, des sorbets et des dattes.
Des boissons parfumées avec des essences de fleurs, du lait et

surtout de l'eau arrosent ces festins sur lesquels on distille goutte


à goutte la première des nombreuses tasses de café qui seront
hues ensuite.
Un homme du peuple se contente de moins. Trois sous lui

suffisent pour faire face aux dépenses d'un dîner dont se déclarent
satisfaites les modestes exigences de son estomac : une karroube
de galette, une karroube de viande, une karroube de fruits, enfin

une karroube de café... soient, en tout, quatre karroubes, —


quinze ou seize centimes !

Et, dans un coin de muraille, le capuchon sur les yeux, les


babouches pour coussin et les orteils en liberté, il s'endort, heu-
reux et content.

Une longue et lourde sieste dans une cellule étouffante, avec,


un sac de paille en guise d'oreiller, une natte pour matelas, notre
burnous pour couverture... Et en route pour le bord de la

mer !...

Les collines reculent dans des vapeurs violacées; quelques


nuages d'argent bruni traversent le ciel d'or pâle; adouci, le
feuillage triste des oliviers moutonne en masses plus moelleuses;
les marabouts silencieux revêtent des blancheurs de suaires; des
(leurs blanches qui se fondaient dans la lumière blanche du jour,
constellent maintenant le fond assombri du steppe comme des
larmes constellent des tentures funèbres ; des grillets à la tête

énorme chantent au bord de leur trou ; les souris, les geckos, les

chouettes sortent des tombeaux é ventres qui s'exhaussent et s'élar-

gissent dans l'ombre... El dans le deuil du crépuscule fugitif, une


KD-DJEM ET MO.NASTIR. 145

tristesse envahit et oppresse le cœur. Les morts tiennent trop


de place !

La nuit est noire quand nous rentrons à Mehdia.

Les paquebots qui remontent la côte ne passent ici qu'une fois


par semaine. Une sorte de felouque maltaise va heureusemenl
appareiller. Nous ne scions pas à son bord aussi commodément

l \ M M; I \

que dans un salon transatlantique, mais nous n'y ferons qu'une


traversée de quelques milles.
La brise est fraîche; elle vient de l'est; la mer moutonne ; le

bateau s'incline sous les risées, il vole comme un goéland et, en


moins d'une heure, nous doublons le ras Dimas, — l'ancien cap

Thapsus.
Calme plat, maintenant! A peine un souffle qui, presque insen-
sible, gonflenos voiles et qui, sur la mer paresseuse, nous pousse
doucement, vent arrière.
Le soleil fait danser comme des flammes légères sur l'eau qui
semble fumer; une couche de vapeurs chaudes vibre sur l'horizon
19
14*> DE THIPOLI A TUNIS.

et, là-bas, très lointaine vers le sud, rougit, splendide dans son
aridité, une côte calcinée de lumière... Aucun son autour de nous
que le bruissement de Fonde déchirée parl'étrave, que le clapotis
des petites lames qui, en longs replis d'azur, courent aux lianes
bariolés île notre barque.
L'un des deux hommes qui composent l'équipage sommeille,
la main droite sur l'écoute, la main gauche sur la barre ; le second
s'est endormi à l'avant, à l'ombre rougeâtre de la voile... Et on
s'en va. mollement balances par les longues houles qui viennent
du large... Et c'est une de ces heures pleines, comme celles i\u

désert, d'un charme amollissant et. en môme temps, d'une tris-


tesse douce e1 rêveuse, la tristesse d'une absence volontaire,
d'un rxil passager.
Au nord s'estompent les îlots de Kourriat. Les petits dômes de
Teboulba, de Lemta, de Bamba, blanchissent tour à tour sur l'ho-
rizon du sud. Vers l'ouest, apparaît bientôt un rivage qui se déve-
loppe en deux longues bandes horizontales et parallèles. Jaune et
sablonneuse, la bande inférieure est formée par l'ondulation lan-
guissante des dunes; verte et noirâtre, la bande supérieure l'est

par des têtes de palmiers. Et, de l'une à l'autre, les troncs de ces
arbres jettent des hachures sombres sur lesquelles brochent des
maisons aux fenêtres peintes.
Puis ce sont les oliviers, des oliviers énormes qui, en un
fouillis grisâtre, en un bois désordonné, poussent à l'aventure.
L'Arabe ne s'en occupe que pour les bâtonner avec fureur le jour
de la que pour y secouer alors, avec
cueillette, une frénésie
incroyable, de longues gaules qui en effarouchent les feuilles et

les fruits, qui en mettent les rameaux en une lamentable capilo-


tade... S'il tirait, au moins, un bon parti d'une récolte faite avec
des procédés aussi dévastateurs! Non. Il triture ses olives de si

défectueuse manière que des usines européennes trouvent encore


le moyen de faire fort une en ('puisant par le sulfure de carbone les
résidus qu'il rejette.
( les arbres malt raités, toujours généreux cependant, forment, de
Sl'ax à Sousse, une véritable forêt que nulle borne ne partage en
propriétés particulières mais dont, selon sa fortune, chacun
ED-DJEM ET MONASTIR. H7
exploite une houeza, — un nombre de pieds plus ou moinsconsi-
dérable. L'opulente famille des Si-Hamza, par exemple, en possède
plusieurs milliers sur celte cote.
Si-Hamza ? Nous avons déjà entendu ce nom quelque pari... En
effet, dans le Sud-Oranais, vers le pays de Bou-Amema. Rappro-
chement de noms qui symbolise à lui seul le caractère des deux
peuples musulmans que nous avons à diriger. Si-Hamza c'est ici
la placidité épicière de fort tièdes croyants, de marchands crain-
tifs et pacifiques; là-bas, c'est le turbulent fanatisme de marabouts
intransigeants, de caïds belliqueux et farouches.

Voguons toujours. Au delà des oliviers resplendissent, ceints


de cactus et d'agaves, de hauts remparts que dépassent seulement
les minarets et les coupoles de la gracieuse ville de Monastir.
Ce nom, disent des antiquaires de bonne composition, vient de
celui de Ruspina... Ruspina? Monastir.' Mon Dieu, oui ! En chan-
geant... C'est égal, voilà deux vocables qui ne semblent liés que
par une libation bien nébuleuse ! C'est pourquoi quelques esprits
inquiets préfèrent trouver l'origine du second dans un monastère
qui aurait existé par là, il y a longtemps, vers le w" ou le v e siècle,
à l'époque où l'Ifrikia était, en même temps, grecque et chrétienne.
Pourquoi pas? Mais si ce moutier a jamais vu le jour, les Sarrasins
l'ont si bien replongé dans la nuit qu'il n'a laissé aucune trace sur
le sol ni dans l'histoire.

La brise est morte... Quelques coups d'aviron et nous entrons


dans une petite anse, sorte de port naturel que ferment, comme
une digue, trois ilôts arides, trois blocs de sable durci — qui,
longs, à peine, de deux ou trois cents mètres, alignent bout à

bout leur masse d'ocre jaune.


Djezirat-Abou-'l-Fadel-el-Ghradamsi, l'ilot du nord, touche
presque à la pointe rocailleuse qui forme la corne méridionale du
golfe d'IIamamet. Il possédait autrefois une grande pêcherie de
thons qui lui a laisse son nom populaire de Tonara; il ne porte
plus aujourd'hui que les ruines pittoresques d'un petit marabout.
Djezirat-el-Hammam, l'îlot du sud, garde les restes d'une
citerne et d'un établissement de bains carthaginois.
148 DE TRIPOLI A TUNIS.

Djezirat-el-Oustania, enfin, l'îlot du Milieu ou îlot de la Qua-


rantaine, est, comme la moitié d'un pain de munition, taillée en
une petite falaise verticale dans laquelle, à diverses hauteurs,
se creusent, en bouches de four, des grottes qui, faites de
main d'homme, semblent avoir été hahitées autrefois. Par qui ?

On l'ignore. L'ensemble de ces cavités donne à ce côté de l'île

l'aspect d'un pigeonnier. De là, sans doute, le nom d'îles des

Pigeons décerné à ces petits mornes par des voyageurs qui, pas
plus que les habitants du pays, n'y ont jamais vu se poser un seul
de ces granivores.
A l'ouest de cette crique, — au delà d'une large plage où
s'ébattent, comme les plongeurs d'Aden, des baigneurs bronzés
que ne gênent les règlements d'aucune police, où s'affaissent
quelques gourbis de loques et de palmes, où craquent au
soleil des barques au nez extravagant, — s'élèvent les fortifi-

cations de la ville : une kasbah, des bastions sabordés, des


remparts qui se plient et se replient en angles sortants et ren-

trants, comme ceux d'un château de cartes.


Rien de plus africain, de plus barbaresque que ces hautes
murailles sur leur piédestal de roches arrondies par les flots et

blanchies par les hommes! Leur partie moyenne, — celle que,

d'en bas ni d'en haut, ne peut atteindre le badigeon, — montre de


grosses pierres jaunâtres qui semblent pouvoir résister à des
boulets.
Des tourelles élincelanles, pavoisées tic rouge ; un minaret
dentelé, écaillé de faïences qui reluisent au soleil ; le nadoui\
— la tour de veille, — tout rond, tout blanc, couronné par une
plate-forme festonnée qui porte une lanterne aux lignes indécises ;

des bouquets de palmes vertes dans le ciel bleu, immobiles


dépassenl les créneaux éblouissants. Par les embrasures arron-
dies, des c.iiioiis lèvent leurs gueules noires, comme s'ils allaient

aboyer au soleil.

Deux murs intérieurs courent des remparts de l'est aux rem-


parts de l'ouest cl, de leurs grosses pierres brunes que ne revêl
plus aucun crépi, divisent la ville en trois quartiers séparés les
ED-DJEM ET MONASTIK. 149

uns des autres. Ils en font, ou plutôt ils en faisaient, une sorte de
forteresse à compartiments, quelque chose comme un navire
cuirasse à cloisons étanches, à l'époque où Torghoud-reïs, -

Dragut l'écumeur, — déployait sur son château sa bannière


rouge et blanche semée du croissant bleu... Une porte forcée, une
muraille battue en brèche, l'ennemi n'était pas pour cela le maître
de la place. Les assiégés se barricadaient clans le compartiment
voisin et le siè<>'e était à recommencer...

K^

M N AST I T.

Une place sablonneuse qu'ombragent des palmiers, un grand


marabout religieusement clos mais plein de psalmodies et de
ronflements de tambours, une vieille porte aux pierres disjointes
et dont on ferme encore le soir les battants vermoulus, et nous

sommes dans l'enceinte de cette ville méfiante comme un nicl de


pirates.

La première rue où le hasard nous conduit est moins une rue


qu'un long corridor sombre, voûté, tout papillotant des foulards
suspendus en frange à l'auvent relevé de ses petites boutiques.
C'est le sou/i dont ne saurait se passer une ville tunisienne. Des
150 DE TRIPOLI A TUNIS.

tisserands pareils à ceux de Mehdia fabriquent dans tous les

caveaux de la ville des couvertures bariolées et des étoiles de


laine. Et, sous le spécieux prétexte de vendre ces tissus à des
chalands imaginaires, des commerçants honoraires vivent ici,

dans la perpétuelle nonchalance d'un/àr niente qui rendrait des


points à celui des lazzaroni les plus invétérés du Pausilippe.
Une planche (pie tapisse la fraîcheur d'une natte est placée sur
le seuil de leur échoppe; un petit tabouret que rembourre un
coussin rouge y joue le rôle d'oreiller et, du matin jusqu'au
soir, ils sont là, étendus sur le dos. Et, lentement, ils poussent
la fumée de leurs cigarettes aux toiles d'araignées qui lambrissent

les voûtes; ils dégustent du café; ils allongent, de temps à autre,


une main fatiguée pour prendre au passage et vider à demi la

boite de fer-blanc qu'un gamin promène, pleine d'eau claire.

Une longue rue fait suite à ce couloir soi-disant industriel et


aboutit à une petite place où des cafés maures reçoivent sur leurs
bancs et sur leurs trottoirs les paresseux qui n'ont même pas la

pudeur de simuler un commerce. Les maisons qui bordent celte

voie sont plus liantes, plus grandes que celles que nous avons
vues jusqu'ici. L'intérieur, que ronge la poussière de l'abandon,
en est souvent décoré avec un luxe véritable... La course devait
au temps de Mami-reïs rapporter à ces honnêtes forbans plus
qu'un négoce pour lequel ils ne manifestent aujourd'hui qu'une
bien tiède vocation.

Presque personne dans les ruelles voisines inondées de soleil,

jonchées d'une poussière brûlante, embarrassées, ça et là, de


décombres qui tombenl eu pondre! A peine un chameau qui passe
sans bruit; un Arabe endormi dans une ligne d'ombre; une
femme roulée, avec l'enfant qu'elle porte en paquet sur le dos,
dans une épaisse couverture brune rayée et frangée de noir; un
âne chargé de hottes de roseaux qu'il traîne sur le sol comme les

ailes d'un grand oiseau malade; un homme qui, en turban de


calicot, secoue majestueusement l'ampleur de sa djoubba foncée
dont les bords et les poches se galonnenl de blanc... Des
muezzins hissent sur des minarets leurs petits pavillons groseille
ED-DJEM KT MONASTIR. 151

estampillés du croissant et de l'étoile blanche. Le goût immodéré


• le pirater et de courre sus aux navires chrétiens n'était pas
incompatible avec une piété fervente, au contraire, et Monastir
enferme encore dans les casiers de ses murailles treize mosquées
et treize zaouïas. Sa population n'est cependant cpie de 8000 à

10000 âmes... Il y a aussi une trentaine de Français qui, natu-


rellement, se déchirent les uns les autres, qui s'y noircissent
mutuellement des vilenies les plus malpropres.
— Que voulez-vous, nous disait l'un d'eux, il n'y a en Tunisie que
des Algériens qui oui fini de bien faire en Algérie et chacun sait

qu'il n'y a en Algérie que des Français qui ont fini </<• bien faire

en France.
Assertion outrée mais malheureusement trop vraie encore
maigre, inutile de le dire, de très nombreuses, de très honorables
exceptions.
Voici ce qu'on pourrait appeler le quartier officiel de Monastir.
Sous la voûte d'un passage ombreux une vieille porte aux grandes
ferrures rouillées ouvre la maison du cadi, juge et chef de la

police. Dans sa cour aux dalles brûlantes, entre les murailles à

créneaux d'une sorte de petite redoute blanche qui sert décaisse


à fleurs, poussent des pêchers auxquels grimpent des citrouilles.
A coté, c'est la demeure du caïd, — du gouverneur, comme on
dit en Tunisie. Fuis, c'est l'habitation îles spahis. Puis, enfin, au

delà de la voûte, dans une rue solitaire, le tribunal et la prison


élèvent leurs grands murs mouchetés de plantes sèches, percés
de lucarnes et de fenêtres grillées.
Au bas de ces murailles moroses se ferment deux ou trois petites
portes basses, les portes des cellules. Des pierres de taille en
encadrent les panneaux bardés de fer; de formidables verrous les

garnissent; une chaîne y est scellée qui, tendue au travers du

trottoir, va se cadenasser sur un taquet hàti dans le pavé et

empêche les complices des captifs de les enfoncer du dehors;


uni' ouverture carrée. — sorte de grille de confessionnal, —
est, enfin, pratiquée à leur partie inférieure et permet aux hôtes
involontaires de ces lieux de communiquer avec leurs visiteurs...

Une pauvre vieille femme, — une mère, sans doute. — est, dans
152 DE TRIPOLI A TUNIS.

la rue, accroupie contre une de ces chatières et sa petite main


ridée et tremblante fait, à travers les barreaux, passer des frian-

dises au jeune prisonnier dont la figure brune y encadre un

sourire attendri. Il n'est, en aucun pays du monde, ni crime ni


délit pour le cœur maternel! Et il y a quelque chose de touchant
dans le spectacle de ces deux êtres que séparent les grilles d'un
cachot mais que réunit le plus inépuisable, le plus saint des amours.
Les reclus recevaient autrefois par ce trou la nourriture que

: *

[TOUB DE MOS.ISTI1

leur apportaient leurs parents et leurs amis. L'autorité ne prenait


(pie leur logement à sa charge... Tant pis s'ils n'avaient ni amis,
ni parents !... C'est encore ainsi que nous avons vu les choses se
passer au Maroc; ce n'est plus ainsi qu'elles se passent en
Tunisie. Les détenus de toute espèce ont, comme chacun, béné-
ficié du protectorat; l'incarcération ne se complique plus pour
eux d'un abandon possible, du danger de mourir d'inanition.

Le champ des morts disperse au nord de la ville ses tombes


rouges ou blanches; ses jardinets funèbres sur lesquels quelques
g] auds arbres laissent tomber une ombre opaque ;
sa porte isolée
:

E \ T II F. «OMSIin El S O U SS E

20
154 DE TRIPOLI A TUNIS.

qui, comme une arcade d'aqueduc disparu, s'élève au milieu des


sépultures; ses marabouts d'albâtre; sa mignonne mosquée; ses
cactus sous lesquels, Heurs vivantes, jouent de petites filles aux
robes de vermillon; ses chameaux qui rêvent près d'un puits en
ruines; ses palmiers qu'un pinceau délicat semble avoir amou-
reusement tracés sur la tapisserie uniforme des remparts ou sur

le fond lumineux du ciel.

Par une route aussi belle que nos plus belles routes nationales,
une promenade de deux ou trois heures va nous conduire à

Sousse. Un cabriolet à deux chevaux et dont la capote est soi-


gneusement levée nous attend sur la place, hors de la porte
occidentale.
Encore un lieu bien délicieusement africain que cette place
elle-même! Les murailles que dominent des terrasses, des mina-
rets et des palmiers forment une rayonnante toile de fond à la

simplicité du décor et, bien aisément, on a, devant eux, comme


une vision confuse mais éclatante don ne sait quels défilés musul-
mans, de quels sultans de Fez, de Bagdad, de n'importe où,
revenant vainqueurs de quelque guerre sainte et, les drapeaux
flottants, passant sous l'ogive mauresque au sourd piétinement
des chevaux, au tintement des timbales drapées de rouge, aux
accents triomphants des musiques barbares...

La route monte entre les oliviers où chantent les cigales; elle


descend entre des jardins pleins de figuiers poudrés, d'abrico-
tiers, de grenadiers, de mûriers, d'amandiers grisâtres ; elle court

longtemps entre des cactus et des aloès ; elle laisse, à droite, à

gauche, de blanches maisons qui éparpillent dans la verdure leurs


terrasses, leurs créneaux ou leurs dômes aplatis; elle se lance
enfin dans la plaine.
Le spectacle change. Le repli de terrain qui forme le cap, dont
l'extrémité porte Monastir, n'est plus, à notre gauche, qu'une
sorte de falaise rougeâtre ; à droite, au delà «les dunes jaunes.
reparait le liseré bleu de la mer, le golfe de Sousse ; en face,
émeraude sombre sertie dans l'argent d'une sebkhra. une oasis fait
ED-DJKM ET MONASTIR. 153

une large tache el des dattiers plus hauts que les autres s'en
élancent qui mettent au <i<l comme de grandes étoiles vertes.
Ouelques-uns de ces arbres se présentent sous un aspect bien
imprévu. Leur stipe est annelé de deux ou de trois profonds
étranglements ; deux ou trois collerettes de palmes y for-
ment, plus haut, comme des nervures de parasols dépouillés
de leur toile el superposés sur leur tronc, comme sur un manche
unique ; un bouquet de feuilles s'épanouit enfin à leur extrémité...

Ils ont simplement, autant de fois qu'ils sont étrangles, subi la

décapitation qui doit donner lieu à l'hémorragie de celte sève


dont la fermentation produit le lakmi, — le vin de palmier.
Pratiquée aussi près que possible du sommet, cette décollation
y laisse les feuilles les plus basses qui souvent persistent encore
quand de la surface de section jaillit une nouvelle tige... Et ainsi

s'explique l'étrange anomalie de ces végétaux phénomènes.


L'oasis est passée. Plus que le fond plat, argenté, crevassé de
la sebkhra, du vaste étang desséché ! Plus que, au loin, des collines
devant lesquelles se jouent les illusions du mirage! Des arbres
qui n'existent pas se reflètent dans des lacs irréels mais d'un azur
admirable; des Styx d'une eau transparente et lumineuse, des
Phlégétons silencieux roulent des flammes transparentes, ondulent
à grandes houles, passent très vite au pied de falaises sur-
chauffées... Et des haleines fiévreuses, des émanations embrasées
semblent nous arriver de ces fleuves fantastiques.
Voici enfin les landes ; voici des oliviers dans lesquels blanchit
un village; voici de nouvelles dunes sur lesquelles se balancent
d'autres palmiers... Voici encore la mer!
Des jardins un rivage où clapotent doucement de petites
;

vagues mourantes; de hideux plésiosaures qui, de près, ne sont


plus que des chameaux à la baignade ; des arabas qui prennent
des bains de roues parce que leur conducteur ne se donne
pas la peine d'en dételer le cheval qui a besoin de prendre un
bain de pattes; des barques échouées; des remparts; des
tonneaux et des Juives... Nous sommes à Sousse.
VI

K. M ROUAN

DE SOUSSE A KAIROUAN. SIDI-EL-HAN I . KAIROUAN. REMPARTS.


— HISTOIRE. ZANKAT-TOUILA. ROUTIQL'ES. HALLE.
SOUK. — FONTAINE BAROUTA. RIES. — INTÉRIEURS. — DJAMA-
TlATA-BIBAN. PLACE BAR-TUNIS. CONTEUR. TIRAILLEURS.

A quelques pas de Bab-el-Bahr, dans le sable d'un jardin


hérissé de plantes féroces, stationne, sur des rails étroits, un
wagon réduit à sa plus simple expression et rappellant, en petit,
ceux qui en France transportent les matériaux. C'est la plate-forme,
la voiture du chemin de fer élémentaire sur lequel nous allons
parcourir les soixante kilomètres qui séparent Sousse de Kaïrouan.
Traîné par deux chevaux qui remplacent la locomotive de l'avenir,
ce véhicule primitif constituée lui seul tout le train... Ceux qui n'y

trouvent pas de place, remettent leur voyage au lendemain.


Quatre montants de fer l'abritent d'une toiture de bois d\n\
pendent des rideaux de toile à voile. Seize personnes en lin
peuvent s'asseoir sur ses bancs à deux faces.

Complet!.. Et c'est, là-dessus, un entassement odorant et

confus de melons d'eau et de tirailleurs tunisiens, de gargoulettes


suintantes et d'Arabes poudreux, de bagages sans nom et

d'israélites aux yeux rouges.


Entre ces colis el ces voyageurs, comme pour les caler, comme
pour les empêcher de se casser en route, s'enfoncent des burnous
roulés en boule, des sacs de paille, des haïks en paquets, des
158 DE TIÏIPOLI A TUNIS.

couvertures en ballots. A notre droite, empêtré clans trois ou


quatre manteaux, un vieux marabout égrène son chapelet; à notre
gauche une Juive sordide gémit et allaite un nourrisson qui
pleure comme s'il était né sur les rives de l'Euphrate, et qui,

avec rage, enfonce son petit nez de proie, dans le sein maternel ;

en face, sourient les yeux sombres d'une jeune femme empaquetée


dans son voile noir.
— Khradoudja!... lui dit, de temps à autre et d'une voix très
dure, une vieille duègne qui l'accompagne et qui, sans raison,
éprouve le besoin de la rappeler à l'ordre.

Midi ! Le soleil est de feu ; tout est blanc dans l'aveuglement

de la poussière blanche. Et, lentement, le long des remparts,


nous montons jusqu'à Bab-el-Ghrarbi... Vers l'ouest, maintenant!

Et, pendant quatre lieues, sur un terrain sablonneux, gris et sec,

nous courons, ventre à terre, à travers les cactus, à travers les

caroubiers au tronc noueux, à travers les oliviers dont les pieds


grisâtres se tordent, se crevassent, se fendent comme s'ils

craquaient à la chaleur du jour. Par les campagnes calcinées, de


loin en loin, blanchit un henchir, — une ferme, — que des figuiers
de Barbarie enserrent de leur rempart d'épines. Autour, quelques
bœufs, quelques paysans dans des restes de burnous.
A gauche apparaît M'saken, la petite ville sacrée ; à droite, sur

îles pentes nues, s'étagcnt Ilammam-Soussa et les deux Kala, la

grande et la petite, — Kala K'bira et Kala S'rira. Au nord, à

l'horizon, pareil à un nuage chaud et vaporeux bleuit le mont


Zaghouan.
.Nos compagnons de route s'épaulent les uns les autres ; leurs
paupières s'alourdissent; ils s'endorment... Sous son masque,
Khradoudja grignotte des graines de melon.
A l'ouest, verdit cependant un bouquet d'arbres. C'est l'Oued-
Laya, la première station...Une femme dévoilée surgit au revers
d'une haie de cactus. Un bandeau rouge ceint le lambeau de toile

grisâtre qu'elle a noué sur sa tête et qui flotte sur ses épaules ;

le soleil brûle ses bras nus ;


une ceinture de cordes serre
lâchement sur ses hanches la robe bleue dont la fente latérale
KA1R0UAN. 159

s'entrouvre sur sa jambe nerveuse et sur son flanc cambré...


Elle traîne les chevaux de relais. Et on repart.
Sur le fond violacé des montagnes lointaines se peignent des
marabouts et le dôme de F'guira F'tima. Et, au triple galop, nous
volons par les espaces plats, nus, chauffés à blanc ;
par les sables
stériles où se blottissent les lefaa, où courent les ouranes ;
par
les vastes plaines jaunes qu'a rasées la moisson. Çà et là, comme
des rochers isolés, se lèvent de petites masses brunes qui changenl
de forme selon les caprices de la roule... Ce sont, de loin, de
gigantesques points d'interrogation, des sphinx, des lions

accroupis, des casques du temps d'Okhba, des tètes de femmes


que surmontent les pointes d'une coiffure hiératique... Ce ne
sont, de près, que des moitiés d'arceaux, des pans de murs, des
fragments de ruines romaines.
De tous côtés voltigent des tourterelles aux ailes roses,

s'enlèvent des huppes au plumage noir et blanc, sautillent,

effrontées, des alouettes qui chantent jusque sous les pieds «les
chevaux. Comme des tanières de serpents, des trous s'ouvrent
entre les rails et, effarées, des chouettes en sortent qui, d'une
aile précipitée, vont, à quelques pas de là, se poser sur la plus

haute cime d'un buisson. Et leur grosse tête de côté, le nez sur
le menton, — ainsi que des gens qui pincent les lèvres, — elles
nous regardent de leurs yeux ronds et clignotants, avec des
mines fâchées.
— Qu'est-ce que c'est que ce monsieur Decauville qui vient
ainsi troubler le repos des petites chouettes croyantes?

Des jujubiers, puis de l'alfa qui éparpille sur le sable ses

touffes chevelues, et nous nous arrêtons au haut d'une éminence.


Nous devons nous y croiser avec la plate-forme qui est partie de
Kaïrouan au moment où nous partions nous-mêmes de Sousse.
11 y a trois heures que nous roulons; nous sommes à mi-chemin.
L'air est lourd, la chaleur est étouffante. Khradoudja elle-même
ne peut plus y tenir et laisse tomber son voile... Vingt ans à

peine et jolie comme les femmes arabes savent l'être.


Gravissons à la course le monticule qui s'élève à notre gauche.
160 DE TRIPOLI A TUNIS.

A nos pieds se déroule et flamboie un de ces paysages africains dont


on n'oublie jamais l'impression grandiose et profonde. Quelques
poignées d'alfa mouchettent, autour de nous, la terre morte,
jaune, sèche comme la peau d'une momie égyptienne... Et, vers

le sud. au delà de ces dunes de sable durci, au delà de ces


ondulations que semble avoir roussies un incendie énorme, le

fond d'un lac salé, desséché aujourd'hui, étend au soleil le miroir

éblouissant de sa nappe immobile. Quelques apparences d'îlots


en tachent l'argent qui étincelle. Vaguement, des montagnes
rougeâtres le bordent à l'horizon lointain. C'est la Sebkhra Sidi-

el-Hani... Pas un gourbi, pas un être vivant, pas un arbre autour


de sa vaste et morne solitude! Seul, sur son fond lumineux, un
chameau égaré prolile et grandit sa silhouette sombre.
En route encore !... Le terrain ondule à grands replis ;
quelques
lignes brunes marquent, au loin, des oasis plus ou moins
imaginaires; le mirage fait scintiller au large un étang chimé-
rique ;
à l'ouest, dans les poudroiements de la lumière, bleuissent
les flancs transparents du Djebel-Seldja et du Djebel-Gourine.
Aucune culture n'est possible dans ce sol argileux, saturé de
sel et, sur le paysage vide, planent une désolation saisissante et

farouche, une uniformité de sensations qui surprend l'esprit plus


qu'elle ne le fatigue.

Au nord, dans les espaces déserts, tourbillonne en trombe une


poussière livide. De gros nuages noirs ont rapidement monté
sur l'horizon et, avec la netteté d'une cassure, des éclairs y tracent

de longs sillons de feu. De larges gouttes de pluie s'écrasent

autour de nous... Hélas! l'orage se dissipe; il fuit, emporté par


un \ eut dont nous n'avons pas senti les caresses.

— Je vais nous montrer si vous ('-[es ici pour vous rafraîchir,


rici le soleil.

Et, de plus belle, il nous crible de ses flèches de feu, et l'air

qui nous arrive a la l'ace est toujours plus embrasé.

Sur la terre nue. de grands ronds laissés par des tentes indiquenl

que, par là, ont campé des nomades. Plus loin, des fagots de
jujubier ceignent d'un rempart épineux les maisons de toile d un
KAIROUAN. 161

douar de passage... C'est, sans doute, en prévision des services

qu'elles leur rendent ainsi que, dans leurs labours, les Arabes
ménagent ces broussailles.
Vêtues de bleu ou de rouge, de petites filles tatouées fixent
sur nous l'étonnement de leurs grands yeux sauvages ; des chiens
et des chevaux vaguent autour du camp ; îles chameaux <|iii

broutaient de l'alfa le long de notre roule lèvent leur long col à

notre approche et, ennuyés, détalent d'un trot lourd, en secouant


leur bosse.
l'ius loin c'est, ainsi que sur la route d'Ed-Djem, un bois de

RO III DE h VI ROI A.\.

cactus isolés les uns des autres, comme les arbres de nos vergers.
Et, debqut sur un pied unique, ils tordent en blanches épileptiques
leurs épaisses séries de feuilles menaçantes, ils gesticulent en
végétaux extravagants.
Une baraque où un eu/on vend de l'absinthe; une autre où
logent six turcos indigènes et deux spahis autochtones qui, au
nom de la France, représentent la garnison protectrice; un
nouveau douar; une ('curie d'où on nous amène des chevaux
frais : c'est le relais de Sidi-el-Hani... Et Khradoudja roule une
cigarette entre ses doigts jaunis, tandis que le petit Juif hurle
comme un chevreau arraché à sa mère.
En route toujours ! Le paysage ne change guère. Il y a quelques
plantes cependant, mais, comme parfois chez nous aux croix des
-21
102 DE TRIPOLI A TUNIS.

cimetières, les colimaçons revêtent d'une blanche mosaïque leurs


tiges dépouillées et les engainent d'un fourreau de coquilles
pareil à celui de certains poignards de nègres...

Personne et, tout à coup, jaillit du sol une fourmilière


d'enfants.
— Ya, sidi, sourdi, sourdi! karroub\ sidi! Holà, seigneurs,
des sous, des sous! Une harroube!
Et, les yeux brillants, la tète nue, les oreilles écartées, ils

courent à perdre haleine. La chemise des garçons leur remonte


jusqu'aux aiselles, la robe des lilles s'ouvre comme des ailes
sur leur corps de statuettes de bronze et ils courent toujours,
ils courent jusqu'à ce que quelque chose tombe de la plate-forme
lancée avec la rapidité d'un express ou que, épuisés, ils tombent
eux-mêmes dans la poussière.
Voici l'Oued-Zeroud , la dernière station, et Khradoudja
s'oublie jusqu'à nous offrir du melon et des cigarettes. Puis,
derrière une longue vague de terrain desséché, déferle enfin la

verdure d'une mer dalla.

Au delà, dans une immense plaine poudreuse et légèrement


excavée, au milieu d'un vaste désert, sous un ciel de plomb où ne
flotte pas un nuage, une longue ligne blanche se festonne de
tours et de dômes.
C'est Kaïrouan, la ville sainte, la métropole religieuse du
Maghreb; d'est Kaïrouan, la vieille résidence des khalifes,

l'ancienne capitale de l'Afrique mahométane; c'est Kaïrouan


dont, jadis, les fidèles ne foulaient que pieds nus le sol sanctifié

et où ne pouvait demeurer quiconque n'était pas de .Mahomet.


Il v a une dizaine d'années, un chrétien n'obtenait la permis-
sion d'y entrer «pie s'il était porteur d'un amar-bey^ — d'une
autorisation spéciale émanée du pouvoir suprême. Il ne lui était,

en aucun cas. permis d'y passer la nuit. S'il avait enfreint celle

défense, les marabouts défunts se seraient levés de leurs tombes


ei auraient purgé la ville de sa présence sacrilège... Quant à

I israélite, malheur sur lui si. sous un déguisement trompeur, il

en franchissait les murailles ! Reconnu, il n'en sortait pas vivant


KAIROUAN. L63

et son cadavre mutilé était, sur une claie de palmes, — les palmes
du martyre, — traîne à la voirie où il pourrissait au soleil, avec
des charognes d'ânes et de chameaux, où les vautours au cou
déplumé et sanglant lui donnaient seuls une horrible sépulture.
Comme l'industrie de sa race trafiquante et tripoteuse a,

cependant, toujours été indispensable a la paresse de l'Arabe,


comme son usure a toujours été pour l'imprévoyance musulmane
[\n mal nécessaire, on lui permettait quelquefois cependant de
s'approcher des remparts, mais il devait s'arrêter à deux kilo-

mètres au nord-ouest, au petit caravansérail de Dar-el-Aman, —


la maison du pardon. Là seulement, au confluent de l'Oued-
Merkelil et de l'Oued-Zeroud dont il ne pouvait franchir les

sables arides, on daignait, pour quelques heures, non oublier,


mais lui pardonner son infamie...

L'apparition de la ville sacrée s'évanouit. Nous nous enf oie.

dans les joncs, les arroches, les tamaris d'Aïn-Kazezia. A travers


la verdure se meuvent «les blancheurs bizarres... C'est une légion
île Nègres en calottes et en robes de neige, une vision du
Soudan.
Kaïrouan reparait, tout près maintenant. Sur ses murs crénelés
se lèvent et étincellent au soleil la lanterne de ses minarets; le

dos de ses dômes arrondis en hémisphères, en œufs ou en poires;


la courbe de ses coupoles lisses ou largement cannelées. Et, à

sa vue, une tristesse oppresse le cœur. Aucune idée souriante ne


vient égayer l'esprit devant cette ville anachorète. Nul autre
lieu que celui qu'elle occupe n'aurait pu être mieux choisi pour
une cité qui ne fut qu'un vaste monastère; nul n'aurait été
mieux approprié à l'austérité de la prière, à la sévérité des médi
talions, à l'abstraction des croyants dans la contemplation d'un
Dieu dont l'infini de ce désert est le temple grandiose, temple
qui, cependant, ne peut le contenir dans son immensité.

Près de la voie, sur la droite, doit, dans une enceinte de murs


lias et" flancs, un monument carré, percé' d'une porte en fer a

cheval sur chacune de ses façades. La grande coupole qui le

surmonte repose sur une sorte de large socle octogonal à travers


[64 DE TRIPOLI A TUNIS.

lequel s'ouvrent des fenêtres carrées comme les sabords d'un


vaisseau. C'est la petite mosquée de Sidi-Sahad-Gervel. Son dôme
n'est pas uni, mais, comme presque tous ceux qui bossuent
Kaïrouan, il est cannelé en eûtes saillantes, à la manière des
cantaloups. Une longue tige de fer, à laquelle sont embrochées
trois boules de grandeur inégale, y élève un croissant qu'elle

traverse de sa pointe, ce qui le fait ressembler au trident des


bouviers de la Camargue.
Près de ce temple suburbain s'étend, ('(datant comme une mare
de soleil, un large enclos dalle de pierres grises. Dessus de la

M'sallat-Darbat-Tamar et voûte d'une grande citerne, cel espace


nu sert, en même temps, de lieu de prière aux dévots qui veulent
s'isoler et de lieu de réunion aux convois funèbres qui vont déposer
les restes d'un trépassé au milieu îles lombes qui, innombrables,
s'éparpillent autour de la ville.

Vers le nord, enfin, à quelques pas de la M'sallat, s'entassent

les Dra-el-Guemel, monticules noirâtres qui portaient jadis une


poudrière et que, pour cette raison, on appelle encore les collines
des poudres.
Résultat du dépûl séculaire des immondices de la ville, ces

éminences grises ont aujourd'hui cessé de s'accroître, mais des

amas qui leur ressemblent et qui ont la même origine poussent

tous les jouis un peu plus loin cl y fermentent à leur aise. (Test,
entre eux et les portes, un continuel va-et-vient de chameaux qui
y charrient des détritus de toute sorte. Voilà qui est certes d'une
déplorable hygiène, mais où conduire les égouts d'une agglomé-
ration qui n'a pas de champs à fumer, qui n'a, a sa portée, ni mer,

ni rivière, ni lac ?

Quelques palmiers à droite et à gauche, et nous entrons dans


l'épaisseur d'un véritable rempart, dans l'hostilité d'un fourré
inextricable de cactus sombres et rébarbatifs. El la voie y courl

comme dans une tranchée de verdure.


Ce sont les cactus du liacli-.Muphii. — de loul le monde. -
comme, pour parler du domaine public, on disait en France, le

domaine <ln roi. Le figuier de Barbarie, dont les haies méchantes


entourenl tous les lieux habités, est. avec le palmier, l'un des
KAIROUAN. Iti;

végétaux les plus utiles de ces ingrates régions. Pendanl les

derniers mois de l'été, l'Arabe se nourrit avec délices des fadeurs


pâteuses de son fruit à la pulpe rougeâtre ;
pendanl l'année
entière, à grands coups de sabre, il taille dans ses buissons
luisants le repas des chameaux. Et, dans ses épaisses raquettes

MIIiOlAN : FEU ME ARABE.

au suc vert et gluant, la sobriété légendaire de ces bétes trouve à


manger el à boire.

Voici enfin la station d'arrivée !... Khradoudja se retourne avec


un sourire, laisse retomber sur son visage le drap noir de sa
cagoule et, à petits pas, traînant paresseusement ses pantoufles
jaunes, elle su dirige vers la ville...
Ilifi DE TRIPOLI A TUNIS.

Devanl nous, à l'ouest, file une sorti' de rue que flanquent


quelques maisons éparses, que longe le marché aux bestiaux. Au
bout de sa poussière, Bab-Djellalin, — la porte des Peaussiers,
— s'ouvre à travers les murailles.

Blanches, unies, sans fossés, flanquées, de distance en distance.


de tours carrées qui, sans les dépasser, s'y accolent par une de
leurs laces, celles-ci élèvent à huit ou dix mètres leurs créneaux
arrondis. Etroits, délabrés, dépourvus de toute espèce de parapet
et roides comme des échelles, des escaliers bâtis contre la face

intérieure de ces remparts permettent d'atteindre les terrasses qui


dominent les portes, de se promener sur les chemins de ronde.
Une maison arabe,— ancienne écurie tant bien que mal arrangée
en hôtellerie européenne, — nous donne devanl ces murs une
hospitalité très suffisante. Elle est tenue par un Provençal, l'un

des cinquante chrétiens qui se noient dans les vingt-deux mille


crovants dont la ville est peuplée aujourd'hui. Ses fortifications,
qui se déployaient alors sur seize kilomètres de tour, renfer-

maient, dit-on, cinq cent mille habitants au temps des Aghlabites.

Les Aghlabites? Quels sont ces princes dont le nom s'écoulera

encore de notre plume? Pourquoi cette grande ville dans ces


T

steppes inhospitaliers. 1

... l n mot d'histoire est ici nécessaire.


Chacun sait que, de la famille des Haschem, — l'une des plus

illustres de la tribu des Koreïschites, issue elle-même d'Ismaël,


tils du patriarche Abraham, — naquit, entre 5-n et 5j8 de notre
ère, un entant que son père décora du nom de Mohammed, — le

glorifié. (Que Dieu l'aide et le garde! L'excellent homme avait

loi dans la prédestination des noms et les événements confir-

mèrent sa croyance.
Plus connu die/, nous sous l'appellation défigurée de Mahomet,
(< tils -qui. aujourd'hui, est, en effet, glorifié comme fondateur
et comme premier chef de l'Islam — mourul vers 632 et oui suc-

cessivement pour khalifes. pour lieutenants el pour succes-


seurs. — sim beau-père Abou-Bekr, son cousin Omar, son secré-
taire Othman, son gendre Ali. enfin divers membres de la famille

des ( (iiuniades.
KAIROUAN. 167

C'est à l'ordre tic ces derniers que les musulmans marchèrent


sur Maghreb. Leurs premières campagnes, en 647 et en 665,
le

ne furent que des incursions dévastatrices. En 666, Mohawiah-


ben-Khodeïdj-el-Kendi vint jusqu'à Sousse, mais recula ensuite
sur la Tripolitaine. En 668, Okhba-ben-Nafi-el-Fehri fit enfin la

conquête définitive de L'Ifrikia et en devint Youali, — le gouver-


neur gênerai. En 6^5, il songea à bâtir une ville qui fut le boule-
vard du Croissant dans le pays conquis.
Cette cité devait, pensait-il, s'élever sur un sol vierge, loin de
la mer, loin des centres habités, loin des lieux corrompus par le

commerce, par les richesses qu'il apporte, par les fourberies qu'il

inspire. Comme un monastère dans sa solitude, elle devait être

séparée du reste du momie par des déserts et par des savanes.


I
ne discussion surgit alors entre ses compagnons et lui au
sujet de l'endroit où elle serait construite. Okhba, qui, dans ces
différends, savait mettre Allah de son côté, leva tout à coup la lèle

et sembla prêter l'oreille.

— Entendez-vous ? dit-il a ses officiers.


— Quoi? demandèrent, ébahis, ceux-ci qui n'entendaient rien.
- La voix de Dieu... Écoutez-la !... Okhba, dit-elle, Okhba,
mon ami, brandis l'étendard du prophète ! Marche en récitanl le

tekbir et arrête-toi au dernier mot. La place où tu seras est celle

que j'ai choisie.

Et, priant à haute voix, il marcha comme au hasard... Tout a

coup, il planta le drapeau dans le sable... C'était là!... Cela ne


pouvait mieux tomber; c'était là aussi qu'il avait été d'avis de

poser la première pierre de la capitale future.

Les bêtes infestaient la région. 11 pria encore, il cria, il

ordonna à son armée entière de prier et de crier avec lui... El,

au bout de trois jours, on vit, effrayés par les clameurs que pous-
saient des milliers de voix, s'en aller en une exode pareille à la

sortie de l'arche de Noé, tous les animaux du pays; on vit, mar-


chant et sautant, volant et rampant, déménager ensemble les

sangliers et les gerboises, les perdreaux et les najas; les chacals


et [es gazelles, les abeilles et les couleuvres; les renards et les

pies-grièches, les cantharides et les lézards; les porcs-épies et


168 DE TRIPOLI A TUNIS.

les onces, les alouettes et les tarentules; les hérissons et les

lièvres, les tourterelles et lesjeckos; les tortues et les tiques, les

huppes et les vipères; les lynx et les fourmis ailées, les ramiers
et les caméléons; les hyènes et les scarabées, les cailles et les

cafards; les lions et les scorpions, les pigeons et les pythons; les
panthères et les sauterelles, les gangas et les poux; les lapins et

les puces, les outardes et les vers, toutes bêtes plus ou moins
féroces qui n'allèrent pas bien loin et dont la descendance habite
encore la Tunisie.
L'édification de la première mosquée fut plus facile encore que
l'expulsion de cette ménagerie. Les pierres se détachèrent elles-
mêmes des montagnes septentrionales, volèrent à la file comme
des bataillons de grues et se superposèrent en murailles autour
du pavillon d'Okhba devenu le premier mihrab... C'était un heu =
reux temps bien fertile en miracles !

Et Youali reprit vers l'Occident sa marche conquérante.


— L'épée est la clef du paradis, avait dit Mahomet.
Kairouan était fondée. Vers 807, à la voix d'Ibrahim-ben-el-
Arleb, créateur de la dynastie des Aghlabites, la première qui
régna en Afrique, elle se séparait de l'Egypte et devenait le siège
d'un gouvernement qui, khalifal de nom mais indépendant de fait,

s'étendait de la Cyrénaïque à l'Océan, de Benghazi à Mogador.


Elle atteignit l'apogée de sa splendeur sous les khalifes fati-

mites et sous les khalifes zeyrites, mais elle commença à déchoir


au xm e
siècle, lorsque les Almohades eurent transporté au
Maroc le siège du pouvoir...

Et maintenant entrons; traversons la porte Djellalin, la porte

méridionale «le la ville.

Entre <\\^\>x rangées de masures blanches, une cohue mouvante


de gens en turban el en djoubba, en burnous el en haïk, en
chemise el en bonnet rouge s'agite comme une fourmilière en
débandade, lue ligne de maisons irrégulières, presque sans
fenêtres el couronnées de terrasses sur lesquelles apparaissent
des êtres qui, tout blancs, se fondenl dans Le blanc du ciel,

double el dépasse ces bicoques. Les petites louis carrées des


KA1R0UAN. 169

minarets blanchis élèvent de tous côtés le pain de sucre de leurs

lanternes coniques... Nous sommes dans la Zankat-Touila, la

grande avenue de la cité, «elle qui la coupe du sud au nord.


Sous des tentes éplorées, sous de larges paillassons l'alfa que .

soutiennent des bâtons fichés à tort el à travers, sous des planches

pourries plantées en visières de casquettes, dans les murailles

h M ROUAN : UN POTIEH.

étincelantes, sous des auvents à deux versants qui forment au-


dessus de leur porte comme de petits toits à pignon sur rue. des
magasins <pie remplissent des marchands flegmatiques el des
marchandises en désordre garnissent la zankat dans toute sa lon-
gueur. -C'est comme un marché perpétuel, comme une foire sans
lin. Devant les boutiques, au milieu des fruits el des légumes,
se vautrent dans la poussière des maraîchers qu'ombragent des
L70 DE TRIPOLI A TUNIS.

chapeaux énormes, de ces chapeaux auxquels on ne peul s'habi-


tuer et qui, en tous lieux, nous poursuivent comme un cauchemar
grotesque... A côté d'eux, le mortier d'airain entre les jambes,
des Nègres pilent, avec le petit bout d'une massue d'Hercule, on
ne sait quoi de verdâtre ;
des cafetiers distribuent leurs lasses
puériles ; des barbiers en plein vent tondent en citrouilles des
têtes luisantes et bleuâtres; des bouchers pantelants dépècent
des viandes blanches <! roses.

Adossés aux espaces qui séparent les portes, des hommes


sommeillent dans la posture favorite des Arabes, ces philosophes
dont le sans-gêne n'est jamais embarrassé par la recherche d'un
siège. D'autres y prennent leur café., accroupis entre deux pots
de basilic qui voyagent avec eux.
Au bord du trottoir, enfin, se rangent des tables sur lesquelles,
les jambes repliées, des épiciers burlesques trônent, comme des
poussahs, entre leurs plats et leurs disques de bois. Et leurs
pâtes sucrées, leurs confitures au miel attirent toutes les

mouches, toutes les guêpes du voisinage. A une karroube le

verre, des tonneaux versent la hnr verdâtre. — - l'eau-de-vie de


ligues que n'a pas songé à prohiber le Koran. De loin en loin, —
compliqués de jets d'eau filiformes et de poupées de fer-blanc
qui tournent et qui, de leurs petits pieds, sonnent des carillons
tentateurs sur les verres rangés autour d'elles, — des comptoirs,
bariolés d'or cl de peintures, offrent aux passants leurs gargou-
lettes d'eau fraîche, leur jus de grenade et aussi, hélas! leur
absinthe mécréante.
Entre ces triples haies de commerçants el de boutiques
burlesques, circule, sans qu'un seul costume de roumi lâche sa
blancheur uniforme, la foule lente el digne des promeneurs et

des acheteurs désœuvrés... Marcher vite, si on est à pied.

galoper s;uis motif, si on es1 à cheval, sont des marques d'une


légèreté que réprouve la dignité musulmane. Manger, siffler,

fumer dans les rues son l des actes d'une inconvenance suprême.
El l'Arabe de la plus humble condition connaît el respecte ces
règles d'une politesse qui en remontrerai! a la nôtre.
Les citadins portenl ici le turban blanc, la djoubba immaculée,
KAIROUAN. 171

et le fin burnous négligemment jeté eu paquet sur l'épaule. Les


habitants de la tente se convient du manteau brun et ceignent
d'un turban de cordes noires qui leur tombe sur les yeux leur
tête que, rarement, encapuchonné le haïk. L'oreille droite ornée
d'un anneau d'argent, les pasteurs venus des montagnes s'en

vont, le fusil à pierre sur le dos, la main balançant par sa dra-

gonne de cuir la matraque que termine en boule une grosse tête

ferrée, lu vieux sabre pend à leur liane et, plus vaniteux que
Diogène, ils se drapent dans des burnous si uses, si rapiécés, si

décatis qu'ils Unissent par ressembler à des peaux de mouton sur


lesquelles on aurait marché longtemps. Vêtus de toile, quelques
tirailleurs indigènes se sanglent de leur large ceinture bleue el

serrent leurs mollets dans des guêtres blanches.


Efféminé, un jeune Maure, gras et rose comme une Juive,
s'avance d'un pas traînant, la poitrine épanouie clans une longue
et large blouse de soie écrue. Sa tête se renverse, orgueilleuse.
comme entraînée par l'énorme Ilot de soie bleue qui orne --a

chachia... C'esl un lils de caïd ! Deux fois millionnaire, il possède


harem et jardin, chevaux et voitures. Et on se détourne à peine
sur son chemin.
In marabout du désert arrive, la ligure brûlée par le soleil,

ses cheveux noirs flottant en longues boucles sous son modeste

turban de toile... Et chacun baise son épaule ou un pan de son


burnous en guenilles.
— Allah i/' aouel o'mrek! Que Dieu le lasse vivre longtemps !

lui dil l'un.

— Allah iajà'l el-baraka firassek! Que Dieu bénisse la tête!

fait un autre.
— Allah ierli am oualdik! Que Dieu soit miséricordieux poin-
tes parents ! souhaite un troisième.
Et ceux qui ne se jugent même pas dignes de baiser ses
misérables loques s'arrêtent devant lui el portent respectueuse-
ment la main à leur front, à leur bouche et à leur cœur.
— Tii es mon maître, dit le premier geste.
— .Mes lèvres louent, te ajoute le second.
— Et je t'aime, signifie le dernier...
1"2 DE TRIPOLI A TUNIS.

Et toujours pas de femmes!.. A peine une pauvre vieille folie

demi-nue, courbée comme une sorcière chevauchant le bouleau


cabalistique. Et elle court avec un glapissement prolonge que
les battements précipites de sa main sur sa bouche entr'ouverte
transforment en un toulouil aigu, en un joujou strident. A peine,
près de son père, une excpiise toute petite fille qui, — la Impie
frangée d'or, la ligure déjà peinte comme celle d'une jolie poupée
d'émail, les jeux déjà avivés de koïi'l, — s'assoit sur la table

dune boutique, immobile et muette comme un charmant objet


d'étagère...

Une bousculade se produit. Des chameaux cheminent en file

paresseuse, chargés de fagots de thuya, — de branches biscornues,


rouges comme des os sanglants. On se gare, on se pousse, on crie
un peu et, la caravane passée, on reprend le sérieux obligatoire.

L'une des plus larges constructions de celte rue est, ainsi qu'un
meuble sur ses pieds, posée sur de fortes colonnes romaines,
sur des piliers trapus dont la tête s'évase en chapiteaux aux
feuilles d'acanthe usées par le temps. Un homme peut à peine
«le urer debout dans l'entrepont sombre et graisseux qui
s'enfonce entre cette bâtisse et le sol. C'est là que se tient, là

que s'entasse le marche aux grains et à l'huile.

Derrière cette halle réduite, se croisent, sous leurs liantes


voûtes noircies, quatre ou cinq passages étroits, pleins de mou-
vement, de cris, de tètes en turban, de capuchons levés, de bras
maigres qui agitent des burnous mis aux enchères, d'acheteurs
si pressés les uns contre les autres qu'ils se meuvent en bine.
que la circulation esl presque impossible dans leur masse odo-
rante. Des boutiques contiguës se creusent en niches dans les

parois de ces couloirs obscurs et regorgent de quincailleries, de


bimbeloteries, d'objets extraordinaires. Ce sonl les souks, faillie

reproduction, comme ceux que nous avons vus déjà, de l'im-

mense bazar que, en détail, nous parcourrons à Tunis...


Mais que fait le chameau qui, là-haut, passe et repasse derrière
la fenêtre de celle maison? Il travaille... Au-dessous de lui

l'ouvre, en effet, — pour descendre, très bas, plus bas que le


KAIROUAN. 173

terrain salé sur lequel est bâti Kaïrouan, — le puits Barouta, le

seul qui donne ici un liquide à peu pies potable. Et, pour faciliter

la distribution des eaux qu'y puisent ses gros cordages dalla et


ses godets de poterie, on a installé à un premier étage la noria
grossière que le malheureux ruminant l'ail tourner du malin au
soir et à laquelle il arrive par un plan incliné construit à son
intention. In abreuvoir établi au pied de cette habitation bien-

KF^ 3

faisante est le rendez-Vous perpétuel des croyants qui viennent

y faire leurs ablutions, de tous les animaux du pays qui viennent


s'y désaltérer.

Si nous ne craignons de souiller notre burnous à la suie qui

en tapisse les murs, si nous ne redoutons d'être asphyxié par la

fumée épaisse cpii Hotte sous son toit de broussailles noircies,


traversons à la hâte la longue rue où, — au bruit assourdissant
des marteaux tombant et retombant sur la tôle, au grincemenl aigu
des limes e1 des scies. — forgent, rassemblés, tous les cyclopes
de la région et ésarons-nous dans le labyrinthe de la ville.
174 DE TRIPOLI A TUNIS.

Des maisons de briques crépies de blanc, presque toutes


coupées au-dessus t]u premier étage comme si, effleurant les

remparts, un ouragan de boulets avait, sauf les minarets et les

dômes, rasé tout ce qui en dépassait la crête; des fûts antiques


couchés dans les seuils, encastrés dans les angles ; des ruelles
étranglées; des culs-de-sac envahis par les décombres; des
impasses ; de longs couloirs voûtés s'insinuant sous les habitations
qui se rejoignent ; des séries d'arcades jetées entre les maisons...
Voilà Kaïrouan.
Pas un arbre, pas une plante qui nielle la gaieté de sa noie
verte dans le blanc des murailles, du sol, du firmament lui-

même! Plus de boutiques ici. Pas de fenêtres mais seule-


ment quelques lucarnes que quadrillent des grillages serres
qu'enferment des moucharabys soupçonneux ; de petites portes
rongées de vieillesse, quelquefois blanchies à la chaux, souvent
bardées de fer, toujours armées de puissantes ferrures.
Et presque personne! Un Arabe assis dans un coin d'ombre
bleue: une négresse dont la face de goudron tache la blancheur
des murailles; un Maure dont la chachia pique un point écarlate
dans quelque carrefour ensoleillé... Et c'est tout. Si le quartier

que nous avons vu le premier déborde de inonde et d'animation,


celui-ci est vide comme le désert, silencieux comme la tombe...
Et des cris qui n'ont rien d'humain, des hurlements prolongés
comme des clameurs de goules et de striges, percent tout à coup
l'assoupissement de ces lieux funéraires. Ils soi lent d'une maison
dont le propriétaire vient de rendre a Allah son unie musulmane...
Et, à pleine tête, dans le ton le plus aigu du fausset le plus
perçant, s'égratignant les unes les autres, les fem s de la

famille se lamentent en commun. Peurs amies vonl accourir au


tapage. < >n se taira un instant; on les écoulera, l'une après
l'autre, dire, d'une voix larmoyante, les qualités et les vertus du
trépassé et, leur oraison Unie, elles joindront leurs glapissements
a ceux de la douleur générale qui éclatera avec une nouvelle
fureur. Épouvantés de ce vacarme, les enfants croironl voir passer

dans la maison tous les fantômes de la nuit el ils ajouteront leurs


beuglements de terreur à cet ensemble discordant de pleins et
KAIROUAN. 17."'.

de vociférations. Comme les lamies antiques, des femmes voilées


de noir surgiront au parapet tics terrasses voisines, plongeront

de longs regards curieux dans la cour mortuaire et exhaleront en


faux-bourdon des plaintes de condoléance... Et, nuit et jour, ce

concert lugubre retentira jusqu'à ce que le défunt ait quitté sa

demeure.

L'Arabe rebâtit; il ne répare jamais ce qui s'écroule, ce que


renverse la main d'Allah... Et la moitié de Kaïrouan tombe en
ruines. Sauf quelques habitations de caïds ou de khalij'as, Imites
les maisons de la Tunisie se ressemblent, comme se ressemblent

les mœurs et le costume de ceux qui y vivent. En voir une, c'esl

les voir toutes. Visitons celle-ci. celle d'un riche propriétaire,


d'un des gros turbans de l'endroit.
— Ach koun and el bab ? Oui frappe a la porte.' demande,
du dedans, une voix féminine.
— Rh'alLi! Mule khrafich ! Ouvre! N'aie pas peur! Khrada
h'abibi. C'est mon ami, répond notre compagnon, le maître de
ct-ans.

Et, à regrets, l'huis bâille en grinçant. Personne dans le corridor


mais des aiguilles, des bobines de soie, un métier sur lequel
se tend une étoffe dorée s'y éparpillent en désordre... Une
femme était là; elle s'est évanouie à notre approche.
Une porte intérieure qui, comme à l'entrée des villes, ne
correspond pas avec celle du dehors, — de sorte qu'un passant
ne peut plonger ses regards au delà du vestibule, — donne
sur une petite cour dont le sol est revêtu de grandes dalles de
marbre et de briques vernissées qui se relèvent en soubassement
cont re les murailles.
A ses parois se suspendent, percées en écumoires, des
marmites à couscous dans lesquelles verdoient de gros plants de
basilic. Plus bas s'y accolent des caisses de maçonnerie d'où
s'élancent des géraniums rouges, des jasmins grimpants, des
vignes et des courges dont les larges feuilles se balancent à des
ficelles tendues sur nos têtes.

Une galerie dont, soutenues par des pilastres latéraux, les


L76 DE THll'ùl.l A TUNIS.

deux arcades retombent sur une colonne médiane met une ombre
opaquesurun côté de ce patio frais et humide. Autour, s'ouvrent
la bouche de la citerne indispensable, la margelle du puits dont
l'eau saumâtre ne sert qu'aux soins de propreté, l'escalier <|iii

descend à la cave, celui qui monte au premier étage abandonne


aux domestiques, celui enfin qui conduit aux terrasses. Dans

ha i r. o v a \ : i \ épicier.

cette cour aussi donnent les fenêtres et les portes. De fortes


grilles de cuivre défendenl les premières; des tentures, qui, dia-

phanes, semblent venir de quelque marquise de Pompadourfermenl


les secondes. ( )rd i lia i re nient écartés, de lourds ballants aux petits
panneaux embrouillés el aux cadenas formidables comme des
serrures de prison, barricadent cependant quelquefois celles-ci.
In double encadrement, — L'un de marbre sculpte ou de pienc.
ciselées et peintes d'ocre jaune, l'autre de faïence céladon aux
KAIROUAN. 177

dessins noirs, — borde ces ouvertures. L'entrée de la chambre


principale est surmontée d'un fronton étroit divisé en cinq petits
compartiments. Deux triangles qui se superposent en sens inverse
pour former une éloile à six pointes. — l'anneau de Salomon, —
remplissent le compartiment du milieu et les deux comparti-
ments extrêmes; une espèce de cyprès orne les deux autres.
Parallèle à la cour, la chambre elle-même est une pièce longue
et étroite au milieu de laquelle s'ouvre largement la rot/m, — l'al-

côve, — que flanquent des cabinets


noirs. Des boiseries et des rideaux
en transforment les deux bouts en
alcôves secondaires, — les roukouns.
(/est dans l'ombre de ces réduits que
se réfugient les femmes lorsque leur
seigneur et maître éprouve le besoin
d'un repos solitaire.
Des bandes épaisses de ces cé-
lèbres moquettes coloriées que. tapies
dans leurs maisons comme des arai-
gnées dans leur trou, tissent ici des
ouvrières invisibles, couvrent en par-
tie le sol revêtu de Iniques émaillées.
Le plafond est une vraie mer-
veille. Quatre poutres, fixées en relief
dans les angles qu il forme avec les

murs, lui font un cadre que, plus courtes et perpendiculaires aux


premières, deux autres poulies divisent en trois caissons très pro-
fonds, en trois cavités dont le vide représente comme le moule d'une
pyramide à trois ou quatre gradins. Et, sur toutes les faces, sur
toutes les tranches de cette boiserie compliquée se déploie une
richesse inouïe d'arabesques multicolores, de raiesjaunes et rouges
qui s'entre-croisent en tous sens pour border des carreaux ou des
losanges bleus ou verts, de lignes en festons trilobés, de rosaces
qui sont des chefs-d'œuvre de patience, de fonds plus travailles
que les dessins d'un châle de l'Inde, d'ornements plus riches que
les miniatures d'un vieux Koran.
23
178 DE TRIPOLI A TUNIS.

L'âge a adouci l'éclat des couleurs, le temps qui les a éteints

a revêtu tous les tons d'une patine moelleuse;, les ors ont bruni
et se sont légèrement enfumés, les blancs ont pris le chaud reflet
de l'ivoire jauni, les roses ont la teinte caressante de la chair
animée, les rouges ont la profondeur des fonds sombres et mats
des fresques pompéiennes. Et, de l'harmonie de ces coloris
atténues résulte un velouté, un charme dans lequel le regard se
perd avec une volupté véritable.
Un lustre de cuivre se balance au milieu de la pièce. Des
patères de bois découpé, des étagères délicalemenl ciselées, des
tableaux en clinquant, de vieilles petites glaces au cadre rococo
en décorent les murs. Dans les niches s'y rangent les tasses de
porcelaine, les brûle-parfums de cuivre, les coffrets à toilette, les
rebha de métal repoussé qui renferment les bijoux, les kanouïta
où se cachent les fards et les poudres intimes.
Le mobilier se réduit à des guéridons de marqueterie et à de
grands coffres bariolés, chargés de plateaux de métal, d'aiguières
élégantes, de lampes à pétrole et de pendules en simili-bronze.
— Ces curiosités te déplaisent? nous dit le propriétaire en
nous montrant ces luminaires et ces horloges. Est-ce que, en
France, vous ne mettez pas dans vos salons des cruches et des
pots dont ne voudraient pas nos négresses? Ce sont nos bibelots
exotiques, nos souvenirs de voyages.
Des colonnettes peintes, enchâssées dans ses angles extérieurs
dont elles n'occupent que le tiers moyen, flanquent la rotba de
leur petit chapiteau rehaussé de croissants et de volutes qui
forment comme la bouche et les yeux de mascarons grimaçants.
Une boiserie découpée en arcade pointue, richement taillée à

jour et garnie de rideaux fleuris d'argent et d'or, en ferme la

partie supérieure. Les parois en sont tapissées de briques enjo-


livées de dessins ilonl la juxtaposition produit îles arceaux mau-
resques encadrant des vases et des fleurs imaginaires et une
longue étagère, ajourée el appliquée sur un fond de glace, leur
fait une sorte de corniche que chargent des objets de toilette.

Des vêtements de salin broché, de soie légère et de mousseline


transparente s'y accrochenl ;» de petits champignons dores. Et,
KAIROUAN. 179

de leurs plis qui semblent avoir gardé l'empreinte gracieuse clés

formes qu'ils ont vêtues, se dégagent, délicates et musquées,


des émanations qui imprègnent l'air d'un vague parfum de Heurs,
d'une subtile odeur de femme.
Du plafond de cette alcôve, historié comme celui de la chambre
elle-même, pend une grande lanterne de couleur. Trois fenêtres
étroites, contiguës et percées dans la muraille du fond se ferment
de lames de pierre qui, découpées en dentelles et doublées de
verres jaunes et rouges, forment comme des vitraux par lesquels
ne passe qu'un jour affaibli, plein de caresses et de mystères.
Un lit de planches que portent des pieds tournés, occupe tonte
l'étendue de ce sanctuaire. Un traversin garnit trois de ses côtés;
des oreillers, des couvertures polychromes y errent avec de
tous petits coussins brodes d'or et destinés à soutenir la nuque,

les coudes, les poignets, les reins ou les épaules, à faciliter au


sommeil les poses les pins abandonnées, à permettre à la sieste
les postures les plus capricieuses.
— Et tu n'as pas vu les femmes! nous dit, en sortant, notre
ami qui, à demi francisé par un long séjour à l'esplanade des
Invalides, ne craint pas d'aborder ce sujet scabreux.
— En effet.

— Mais elles t'ont vu, elles, par les lucarnes entr'ouvertes,

par les portes entre-bâillées... Ce soir, elles me décriront, jus-


qu'au moindre détail, ton costume, ta tournure, ton visage.
Ta venue est pour elles un événement dont longtemps elles

parleront.

Très de cette maison s'élève la façade de la Djama-TIata-


Bihan, la mosquée des Trois-Portes. Elle renferme le tombeau
de Mohammed-Keïroun, mais il est inutile d'en voir l'intérieur.

Tout l'intérêt qu'elle offre se concentre dans les trois entrées qui
lui valent son nom et qui, séparées seulement l'une de l'autre
par des pilastres, encadrent leur plein-cintre de voussoirs et d'ar-
chivoltes arlistemeut ciselés. L'entablement qui les surmonte
porte, taillées dans la pierre, quatre ou cinq lignes de caractères
en relief qui forment de pieuses maximes.
180 1)K TRIPOLI A ÏUXIS.

Au boni de la Zankat-Touila, s'ouvre la porte septentrionale


de Kaïrouan, — Bab-Tunis, — qui donne sur la place du même
nom.
Du soleil; de la poussière; sous l'éblouissante splendeur
d'un vaste ciel qui flambe, une multitude mouvante d'hommes
et de bétes : au delà, une sorte d'avenue aboutissant au
vide et pleine de chevaux qui se cabrent, de chameaux qui
grognent, «le moutons qui, les cornes basses, se laissent, avec

kA I H 1 A\ : UN KA UCON N I E II

résignation, pétrir le dos par des acheteurs défiants... Les


remparts dressent leur barrière aveuglante sur l'un des côtés de
cette place. Près de la porte, en blanc sur blanc, un petit minarel
gaufre ses quatre faces du relief de ses inscriptions prédicantes.
Une levée de terre el de gravats fait, au pied des murailles, une
banquette sur laquelle, en boxes d'écurie, s'alignent des boutiques
dont la porte occupe toute la façade, l'es planches disjointes,
hérissées, en chevelure jaune, des plantes qui y avaient pousse
an printemps, en forment la toiture. Dans leurs lianes pou-

dreux s'amoncellent des légumes el des couffes d'alfa pleines


KAIROUAN. 18 11

des produits les plus incompréhensibles de l'épicerie indigène.


Quelques-unes d'entre elles sont occupées par des armuriers
<|ui réparent, qui fabriquent encore, de longs fusils à pierre:
d'autres abritent des teinturiers et, devant elles, stationnent les

chameaux qui vont partir pour les douars et qui, avec leurs pro-
digieuses charges de laine bleue ou rouge, ont l'air de mons-
trueuses bêles à bon Dieu.
Sur les trois autres cotés se rangent, dans un désordre pitto-

resque, de petites maisons n'ouvrant au dehors que des lucarnes


clignotantes, — de véritables jouis de souffrance.

KUIlOlïVN : 10 MAI'. Cil K.

Et il y a, dans ces masures, des calés d'où sortent des chants


nasillards et. tristes comme les plaintes du vent, de vagues modu-
lations exhalées par des flûtes de canne. Il y a des fondouks dont la

terrasse porte des kiosques grossiers, ouverts à tonds les brises


désirées mais endormies au loin. Il y a des trous de chiffonniers
où se vendent des haillons, des harnachements lépreux, des
oignons, de grandes poteries qu'on dirait extraites d'une fouille.
tant elles ont, dans toute sa pureté, conservé la tradition do
l'amphore romaine. Plus loin, ce sont des magasins de tabac
de clous, de ferrailles, d'on ne sait quels outils barbaresques. 11 y
a aussi de grandes huttes dont des piliers de bois brut sou-
tiennent l'auvent disloqué auquel des nattes et des serpillières
1N-2 DE TRIPOLI A TUNIS.

en lambeaux suspendent leurs tentures flottantes. Et, élans

l'ombre chaude de ces galeries misérables, boivent des Bédouins


accroupis en rond tandis qu'une gazelle apprivoisée ronge un
coin de leur tapis de paille, qu'un chien égratigné hurle devant
un chat qui se roule en oursin, qu'un chef au vaste turban de-
meure gravement immobile et taciturne, un faucon sur le poing,
un autre sur l'épaule. Kl le burnous de cet homme est plus maculé
de blanc qu'un rocher d'île à guano, nobles souillures dont il se

pare comme d'une preuve de l'intimité dans laquelle il vit avec ses
élèves ailés. 11 y a encore des ateliers, noirs comme des antres
de magiciens, tout retentissants du bruit des marteaux sur les
pieds des chevaux et des ânes qu'on chausse de fers plus minces
que du carton, dont on fait les ongles avec une sorte de hache
carrée au talon recourbé en serpette... Un ouvrier sort de l'une

de ces baraques, enfonce, d'un petit coup de maillet, une lancette


triangulaire dans les quatre veines des bourriquets qu'on suppose
malades, et rentre en essuyant son outil à sa chemise. Et,

tremblant sur leurs pattes, les naseaux horriblement serrés


entre deux bâtons, les pauvres bêles laissent, sans pro-
lester par la ruade la plus inoffensive, jaillir leur sang qui, en
minces (ilets, va, autour d'elles, faire avec la poussière une argile
rougeâtre.
Ailleurs s'écrasent de petites tentes à deux versants, sous les-
quelles des Arabes, venus du dehors, vendent avec nonchalance
des vases de toutes formes, des poteries maladroites, des peaux
de mouton desséchées au soleil. Des cordiers reculent pour
tordre en cordes épaisses le chanvre qui les ceint et leur fait

des abdomens d'hydropiques. Des fripiers étalent dans la pous-


sière leurs défroques «le rencontre... Et, à travers ces honnêtes
marchands, trottent des ânes qui portent un homme sur la queue;
passent îles cavaliers fièrement renversés sur le haut dossier de
leur selle que couvre un tapis muge; galope un chameau sur
lequel a grimpe'' un gamin qui, à la grande colère du maître, mais
a la plus grande joie de ses petits camarades, h' lance a l'aven-

ture; se vautre, les fers en l'air, un jeune baudet charge d'une


infortunée vaisselle donl le fracas se mêle aux éclats de rire
KAIROUAN. 183

des passants que ce spectacle l'ait, pour une seconde, sortir de


leur gravité composée.

Un repli de terrain règne, en marche d'escalier, au travers de

la place et ils sont là deux ou trois cents qui, assis côte à côte et

sages comme des écoliers qu'on amuse, prêtent une oreille

attentive au conteur qui se démène devant eux et dont le tambour


souligne chaque lambeau de phrase.
— Et, comme Ahmed chevauchait par la plaine — panpan-pan-
pan... il rencontra Mustapha le voleur... panpan-pan-pan... qui

lui prit... panpan-pan-pan...


Et il continue en montrant sur lui-même, d'un grand geste
emphatique, son manteau, ses babouches, sa coiffure :

— ... qui lui prit ou'l bournous ,... ou's s'batt's,... ou t toulban,...

panpan-pan-pan... et qui le laissa nu comme une grenouille.


Et un murmure d'indignation bourdonne sur l'auditoire... S'il

était là, Mustapha le voleur n'en mènerait pas large!


Mais on se lève, on court; le pauvre narrateur est abandonné...
Là-bas, détonnent les tebouls, ronflent les darboukas, glapissent
les hautbois, carillonne le chapeau chinois d'une nouba, — d'une
musique, — qui passe... Les tirailleurs!
Et, fiers comme leurs aînés d'Algérie, ils vont, les petits turcos

tunisiens, le fusil sur l'épaule, le turban blanc sur l'oreille... Fils


d'une race intelligente, perfectible, c'étaient hier des vagabonds
qui se traînaient clans tous les taudis de Kaïrouan; ce sont aujour-
d'hui de braves, d'excellents soldats dont la discipline, l'allure
dégagée et la coquetterie martiale pourraient servir d'exemple à
plus d'un de nos fantassins... Ils s'enfoncent sous l'arcade

blanche et noire de la vieille porte en fer à cheval et, dans la

sonorité des voûtes, leur musique naïve et sauvage fait comme


un bruit affaibli de bataille que les détonations des grands
tambours ponctuent sourdement comme des coups de canon
lointains...

Rentrons en ville. Devant nous s'étend la grande artère que


nous avons parcourue déjà; à droite, se glisse, le long des rem-
184 DE TRIPOLI A TUNIS.

parts, la rue étroite qu'habitent ces aimées dont, anomalie


étrange, la cité sainte a le monopole de fournir la Tunisie; à
gauche, s'enfonce une ruelle où s'ouvre la kasbah que gardent
des factionnaires en burnous.
Dans la petite fenêtre aux angles arrondis d'une des mai-
sonnettes qui font face à la vieille forteresse, s'encadre, sou-
riant, un gracieux visage, doré dans l'or du foulard qui ceint la

chevelure noire...
— Khradoudja !... dit une matrone qui a suivi la direction de

notre regard et qui, s'éloignanl un peu de sa porte, lève des


yeux courroucés sur la lucarne coupable.
Tu rideau aux fleurettes rouges est brusquement retombé et,

revue par hasard, la voyageuse de la plate-forme a disparu


comme un enfant pris en faute.
Au bout de cette rue s'élève une sorte de rempart long de
cent mètres, épais de six et soutenu par des contreforts... (Test la

grande mosquée, l'un des sanctuaires les plus vénérés de l'Islam.


VII

K Al ROUAN

DJAMA-KEBIR. — MUEZZIN. — BASSIN DES AGHLABITES. SIDI-SAHAB-


EL-BELOUI. LE TOMBEAU. SIDI AMOR-ABBADA. FAUBOURG
DES ZLASS. DJAMA-SIDI-BEN-AISSA. LE SOIR. LA NUIT.
CORTÈGE NUPTIAL. — CHANTEURS.

Le soleil brûle dans les rues solitaires; chacun se cache,


chacun dort... La vie est interrompue de dix heures à quatre
heures, ce qui raccourcit singulièrement la journée tunisienne.
A peine, sur les vingt-quatre dont, comme partout, elle se com-
pose, l'Arabe consacre-t-il six heures au travail. Et quel travail!...
Il est vrai que le brave homme a ou se donne si peu à faire!

Et personne pour nous ouvrir l'une des vingt portes de la

Djama-Kebir ! Des gamins qui sortent de l'école trainenl leurs


livres et leurs planchettes le long des murailles surchauffées.
— Faïn el ou/cil ? leur dit le Kaïrouanais qui nous accompagne.
< >ù esi le gardien ?

— Hena krib. Là, à côté.


— Cou/ l'hou iji? Dites-lui de venir...

Dérangé dans sa sieste, un vieux Maure nous arrive, boudeur


el renfrogné. Et c'est pour un roumi qu'on le dérange!... Nous
avons beau les protéger, les gens d'ici ne nous aiment guère.
Nous ne sommes pas encore à 'l'unis où notre présence est
acceptée comme un bienfait. Les fidèles de la ville sainte ne
nous supportent qu'à contre-cœur. Si, ne pouvant faire autrement,
IH<; DE TRIPOLI A TUNIS.

ils permettent à nos regards de profaner Leurs sanctuaires, ils

en demandent pardon à Mahomet et à Ions ses marabouts...


— El amar? grogne Voukil.
Et nous exhibons deux choses : une pièce blanche qu'il re-

pousse avec le geste d'une personne froissée élans sa dignité et


un petit papier devant lequel il s'incline. Tracé, à notre inten-
tion, par la propre main An caïd de Kaïrouan, ce gribouillage
hermétique est le Sésame ouvre-toi de tous les verrous sacrés.
C'est iw\c autorisation qu'il serait presque impossible d'obtenir
en aucune autre ville de Tunisie.

Une première porte; quatre marches pour descendre en un


large vestibule tapisse de nattes; une nouvelle porte aux boi-
series caduques... et devant nous, — triste, désolée comme un
vieux cimetière, — s'ouvre la grande cour de la mosquée.
C'est un vaste carré long. Le pavé gondole en est fait de
pierres tumulaires qui remontent à l'époque romaine et qu'ont
polies le frottement séculaire des babouches... De gros taons
bourdonnent sur les herbes mortes qui, entre ces dalles dis-
jointes, se tordent aux flammes du soleil. Quelques-uns
de ces moellons s'enfoncent, cèdent sous le poids du temps;
d'autres ont disparu et, à leur place, s'ouvrent des carrés noirs
entre lesquels on marche avec appréhension. Ils donnent dans
les profondeurs sinistres des citernes dont les eaux lugubres
dorment sous celte pallie de l'édilice. Çà e| là blanchissent sans
Ordre, le cube massif d'illl large cadran solaire et des hases de
colonnes antiques. Percées de part en pari, rayées de cannelures
profondes par les cordes qui, pendant des siècles, y ont i'ail

passer les seaux de cuir cousus en forme de cornes, celles-ci


servenl de margelles aux bouches des réservoirs souterrains.
Là s'ouvre enfin un puits qui. par un canal miraculeux troué
dans [es entrailles île la terre, reçoil les eaux du Zem-Zem, — la

source sacrée qui est a la Mecque... Voilà un aqueduc qui


laisse bien loin derrière lui les plus orgueilleux de Rome et

de Cartilage'
Sur les quatre côtés de rcll ur se développent, comme dans
KA1R0UAN. 187

un immense cloître, de hautes galeries de colonnes aux chapi-


teaux feuillus. Le mur, — l'entablement, — est, au-dessus d'elles.

revêtu d'un assemblage barbare de pierres dont les bas-reliefs


ont décoré jadis des autels de Jupiter, des temples de Vénus.
Certaines portions de ces galeries sont doubles; la plupart de
leurs colonnes sont géminées. Les architectes de ce sanctuaire
conquéranl semblent avoir été embarrassés de leurs richesses.
Au milieu de la colonnade septentrionale se dresse, — haut
d'une cinquantaine de inities, — le minaret d'Okhba, le plus
grand de Kaïrouan. C'est, toute blanche et solidement assise sur
une base plus large que le faite, une tour carrée, à peine percée
d'une porte et, ça et là, d'une lucarne. Des créneaux ronds,
fenêtres d'une sorte de meurtrière, en couronnent la plate-forme
d'où s'élève, plus petite, une nouvelle tour embellie de fausses
portes. Une troisième tour, ajourée d'ouvertures à la turque,
domine enfin celle-ci et se coiffe d'une calotte à côtes qui, en
aigrette, porte les boules et le croissant.

lue impression de grandeur sévère, menaçante comme le

fut la force brutale des hordes de Mahomet, se dégage de cet


édifice, beau dans son ensemble mais négligé dans ses détails.

Ceux qui l'ont élevé à la gloire de leur Dieu semblent n'avoir


pas eu le temps ou avoir dédaigné de descendre jusqu'aux minu-
ties de l'architecture... Et, — dans la solitude de ce monu-
ment d'un fanatisme qui s'assoupit, qui meurt sans abdiquer,
— aucun bruit que le grondement de quelque lourde porte
fermée par un desservant invisible, aucun être vivant que les
hirondelles qui tournoient dans le ciel en feu! On regarde le

vide, on écoute le silence... Et, dans l'ombre des galeries, passent


les spectres guerriers des vieux khalifes miramolins; sous les
voûtes sonores roule le cri de guerre de ces Sarrasins qui,

au x c siècle, partaient d'ici pour entraîner à leur suite les


Musulmans de Fez et d'Espagne et qui, — pendant que les lettres,
les sciences et les arts florissaient clans leurs propres écoles, —
venaient mettre à feu et à sang les moutiers de nos côtes et de
nos îles ; au revers des colonnes, enchaînés et gémissants, se
1S8 DE TRIPOLI A TUNIS.

traînent les captifs que les galères mécréantes venaient enlever


jusqu'au fond îles golfes de Provence... L'apparition s'efface et de
ces péristyles que laissent tomber en ruines l'incurie et le fata-

lisme musulmans, de ces dalles sur lesquelles semblent llolter

de fades émanations de sépulcres, s'exhale la tristesse des choses

qui s'en vont.

La mosquée proprement dite s'ouvre au milieu de la galerie


méridionale, eu face du minaret. C'est comme une sombre foret

de pierre. Des centaines de co-


lonnes en sont les troncs réguliers
et polis; jetés de l'une à l'autre, en
un fouillis inextricable, des arceaux
forment sa voûte de ramures; ses
fruits sont de grands lustres faits

de cerceaux inégaux qui se sus-


pendent les uns au-dessus des autres
pour dessiner de vastes cônes à

jour; ses Heurs sont les veilleuses

de verre et les petites pyramides


lumineuses qui s'accrochent aux
barres de fer ou de bois, placées en
tirants entre tous les chapiteaux.
KAIHOUAN : l \ MUEZZIN.
Une obscurité mystérieuse rem-
plit les profondeurs de ce temple; sur nos têtes, elle se condense
entre les arcades serrées el à peine distingue-t-on les poulies
noircies el le plancher qu'elles supportent.
Dans un coin ténébreux s'agenouille un Arabe abîmé en des
contemplations absorbantes, anéanti en de profondes médita-
tions. Au fond du vaisseau erre lentement un iman à la physio-
nomie immobile comme celle d'un fantôme... Les nattes e1 les

lapis «-pais étouffenl le bruit des pieds nus; les conversations


s'abaissent, par instinct, au diapason assourdi de respectueux
murmures; une sorte de frisson sacré tombe des murailles où
les louanges d'Allah s'inscrivent en hiéroglyphes d'or, où, rouges,
se peignent des maximes qui semblent tracées avec le sang
190 DE TRIPOLI A TUNIS.

qu'elles ont fait couler au temps des propagandes belliqueuses.


Un silence religieux règne dans le demi-jour de la pieuse
enceinte qu'habite l'idée d'un Dieu inconnu, d'un Dieu îles

combats qui inspire plus de crainte que d'amour, d'un Dieu


imposant et redoutable dans la majesté de son isolement, incom-
préhensible dans l'immensité de sa solitude.
Nous voyons, dans nos oraisons comme dans nos églises, un
Dieu le Père qui trône sur des nuages bleus et qui livre sa

« barbe florie » à tous les vents du ciel; un Dieu le Fils cloué au


ffibet
ie
du Golgotha
o et dont les muscles se tordent dans des sour-
frances que partagent nos nerfs et notre cœur; un Esprit-Saint
<|iii. sur nous, étend ses ailes immaculées... Allah n'a jamais
revêtu aucune de ces formes qui prêtent à notre divinité quelque
chose d'humain, quelque chose de vivant, aucune de ces appa-
rences qui en fixent l'idée errante, qui la font descendre jusqu'à
nous. L'Islam défend, comme un acte d'idolâtrie, la représenta-
lion de la ligure animée et, jamais, il n'a essayé de donner un
corps à son Dieu... Et, resté dans les nébulosités de l'intelli-

gence, ce Dieu est demeuré une abstraction qui ne tombe sous


aucun sens. C'est une essence idéale qui est partout et qui n'est
nulle part; c'est un être insaisissable dont, sans le décrire, la

langue humaine ne peut qu'énumérer les qualités, que célébrer


la puissance, la bonté, la clémence, la miséricorde; c'est une
entité absolue dont l'imagination ne peut avoir qu'une perception
lointaine d indéfinissable. El, en s'efforçant de se le figurer
quand même, l'esprit des Mahométans s'égare dans un Océan de
pensées flottantes et indécises comme les mirages brouillés de
leurs déserts incommensurables, de leurs horizons infinis.

Grande comme une de nos plus grandes églises, la mosquée


de Sidi-Okhba est un bâtiment carré, sans abside ni transept. Les
colonne-, qui la peuplent se rangent en longues séries qui, du

nord au sud et (le l'est à l'ouest, se coupent à angle droil el for-

nienl ainsi dix-sept galeries parallèles et de longueur comme de


largeur égales. La galerie moyenne, — celle qui part de la porte
principale, — esl seule un peu plus haute que les autres, et re-

présente une sorte de nef qui, très étroite, sérail flanquée de


KAIROUAN. 191

vastes bas côtés. Son plafond se rehausse de splendides rosaces et

elle aboutit au mihrab qui, par exception, se creuse dans la

muraille méridionale. Dans toutes les mosquées situées à l'occi-

dent de la mer Rouge c'est, en effet, à l'est que doit être cette
niche, afin que les fidèles prosternés devant elle aient le visage
tourné vers la Mecque.
I >n évalue à quatre ou cinq cents le nombre des colonnes de la

Djama-Kebir, mais il est impossible de le préciser. Celui qui


tenterait de compter ces pierres saintes, commettrait un sacri-

lège et il serait frappé d'aveuglement... Ce n'est pas le seul miracle

dont elles soient capables. Il en est deux, par exemple, — une


rouge et une blanche — qui, rapprochées comme les jambages
d'une porte, ne laissent passer entre elles aucun homme en état
(!<• péché; il en est qui suent tous les vendredis; il en est qui
sont encore moites du sang qui s'écoula île leurs tronçons quand,
pour les transporter ici, on les arracha à leur socle primitif. Les
fûts ont été, par mille ouvriers divers, taillés dans l'onyx, dans
le calcaire, dans le porphyre, dans le granit, dans des brèches de
toutes les couleurs, dans ce marbre de Numidie qui, taché de
safran, était tant estimé des Romains. Presque tous dissemblables,
presque tous surmontés de chapiteaux qui n'ont pas été taillés

pour eux et dont on les a coillés au hasard, ils viennent d'Ed-


Djem, de Sousse, de Carthage, de Sicile, de Constantinople,
d'Egypte, de tous les monuments anciens dans lesquels ont puisé
les Arabes qui construisaient les mosquées comme ils faisaient

des adeptes au prophète, à grands coups de sabre el de masses


d'armes.
Construit par Okhba, le mirhab est, avec un vieux pan de
mur conservé en relique, tout ce qui reste île la construction
qui, connue à l'appel d'un Orphée invisible, s'éleva mira-
culeusement ici après l'expulsion des hèles. C'est, — comme
dans toutes les mosquées où il correspond à nos autels, — une
suite d'abside minuscule creusée, au rez du sol, dans le mur du
fond; c\'St, en voûte de foui-, une niche semblant toujours
attendre l'image qui ne l'habitera jamais. 11 est encadré au dehors
et tapissé au dedans de ces faïences miroitantes dont, résultat
111:2 HE TRIPOLI A TUNIS-

d'un secret perdu, les reflets d'or et de nacre excitent l'émulation


et l'uni le désespoir de nos céramistes.
Placé à la gauche du mihrab, le mimbar est la chaire sacrée

où. les jouis de prières, monte Viman, un Koran ouvert dans


une main, clans l'autre un bâton pastoral que terminent une boule
et un croissant d'or. Vieux de plus de huit siècles et apporté,

dit-on, de Bagdad, ce meuble ne peut mieux être comparé qu'à


un coffre en triangle rectangle, qu'à la caisse d'emballage, dressée

sur un de ses côtés, d'un énorme piano à queue. Des gradins


établis sur son hypoténuse conduisent à la petite plate-forme

qui, entourée d'une balustrade, couronne son sommet tronqué.


Ses parois résultent de la juxtaposition, en mosaïque, de petits

panneaux de bois de cèdre d'un pied de long et d'une main de;

larwe. Ciselées, gravées, é\ idées, ajourées avec une minutie


étonnante, avec un ail inimitable, ces planchettes précieuses sont,

hélas ! raccommodées aujourd'hui avec des pattes de fer-blanc,

avec «les clous de travers.


A côte du mimbar qui le sépare du mihvab est, enfin, le

marsouin. C'est \\w espèce de salle découverte constituée par le

mur même de la mosquée et par trois cloisons de bois qui ne


itenl pas jusqu'au plafond et que percent des ouvertures
grillées. Cela rappelle, en même temps, le chœur isolé de
certaines de nos églises cl le retrait claustral où, pour assister
aux offices, se cachent les religieuses de nos couvents. Dans
cette' sorte de loge qui communiquait directement avec leur

palais, disparu comme un palais de légende, se tenaient, sans


/lie vus de personne, les khalifes qui venaient assister // la

messe arabe, dil notre compagnon. 11 ne sait quel autre nom


donner aux prières musulmanes.
l'n cabinet qui dépend du maesoura garde, dans ce que les

mites ont laisse d'un vieux coffre, des lambeaux de cottes de


maille, deux salues mangés de rouille, \\t\ arinel d'airain, un
casque sarrasin surn te de la mortaise où se fichait le panache
cl muni d'une visière cintrée en tuile, enfin une salade contem-
poraine de Charles-Quint. D'où viennent ces reliefs de guerriers
d'autrefois? Quelle histoire de batailles racontent-ils?
KA 11, OU AN. 193

— Oh, ilit l'oukil, cela a toujours été ici. Cela a deux cents ans.

trois cents ans quatre mille ans. peut-être!


Les années et les siècles se confondent dans l'esprit insouciant

des Arabes.
— Quand je suis né? nous dit l'un d'eux. Parla, vers l'époque
ou les Francissa prirent Alger... à inoins que ce ne soit Constan-
tine. Mais qu'est-ce que cela te fait ? La curiosité est un bien
grand défaut et c'est l'un des vôtres.
Leur histoire leur est encore plu? indifférente. Parlez à l'un
des Kaïrouanais les plus instruits

d'Okhba, d'Omar ou des Aghla-


bites. Il vous écoutera comme si

vous l'entreteniez de Glovis, de


Pépin d'Héristal ou des .Mérovin-
giens. Et, quand vous aurez fini :

— Enta ta-rafl Tu en sais plus

que moi! vous dira-t-il avec un


sourire légèrement moqueur.
Ht il s'occupera d'autre chose

11 est près de midi et, cloche


vivante qui, — à quatre heures du
KA I K V A N POU TE DE LA GRANDE
M S Q I) ÉE
matin, au milieu du jour, à quatre
heures, à sept heures et à neuf heures du soir, — appelle les

croyants à la prière, le muezzin va chanter.


Carrée et sans ornements, la petite porte du minaret que nous
escaladons avec lui est flanquée d'inscriptions latines gravées
dans les moellons qui ont servi à l'édification des murailles.
L'une d'elles est sens dessus dessous; Trajan a les jambes en l'air.

Des débris des siècl s écoulés, des décombres romains, des


Irises, des portions de corniches encore bossuées de postes et

de palmettes, d'oves et d'entrelacs, forment les marches et les


dalles de la tour.

Kaïrouan s'étend à nos pieds... Au nord et à l'est, passent les


remparts avec les lésions de leurs créneaux, avec leurs bastions
rangés comme des factionnaires, avec Bab-el-Khroukhra, — la
194 DE TRIPOLI A TUNIS.

porte des Pêchers. A l'ouest et au sud, se déroule sur un terrain


plat, aveuglante au soleil et comme fouillée dans un bloc de
plâtre, la masse confuse de la ville avec ses terrasses, avec les
trous d'ombre de ses cours, avec ses innombrables petites

coupoles, avec ses minarets qui, sans saillies, sans ornements,


sans corniches, atteindraient à peine au deuxième ou au troisième
étage de nos maisons. Au couchant, s'étendent des plaines
piquées de marabouts et s'estompent des collines bleuâtres.
Au levant et au septentrion, au delà de la cité lumineuse, l'œil

effrayé s'égare dans des plateaux déserts, dans des steppes vides,
qui, — jaunes près des murs, grisâtres plus loin, violacés
ensuite, — vont se perdre et se fondre dans la ligne vaporeuse

qui limite un horizon indécis.


Midi! Le muezzin élève et déploie dans le soleil l'étendard
écarlate d'Okhba... El. sur toutes les mosquées, sur toutes les
tours, montent des drapeaux qui palpitent comme un vol de
papillons rouges s'enlevanl tout à coup sur une [daine blanche.
11 chante et, sur la ville entière, traînant et mourant au dernier
mot, planent et se répondent les paroles sacrées :

— La il Allah il Allah ! La il Allah il Allah ! La il Allah il

lllah! — Mohammed raçoul Allah! — Aaïou es sallat ! Aïaou


al fallait! Aïaou es sa/la/.' Aïaou al fallah — ! La il lllah il

Allah! Allah on ekbeui! Dieu seul est Dieu! Mahomet est son
prophète! Venezàla prière ! Dieu seid est Dieu! Dieu est grand !

Une brèche à travers les remparts; une forêt de cactus; un


cimetière désordonné où, plus chaud, l'air pèse, chargé de plus
lourds effluves ; une plaine brûlée, — la plaine d'El-Belouïa, —
et, a cinq ou six cents mètres au nord des murailles, nous
découvrons la Fesguia, le célèbre bassin creusé par Ahmed
l'Aghlabite el restauré depuis peu.
C'est, au milieu de levées de terre brune, \\\\ réservoir
circulaire d'une centaine «le mètres de diamètre et dont les para-
pets arrondis sont soutenus par <lc petits contreforts. Il reçoit le

trop-plein d'un canal souterrain qui, long de soixante kilomètres,


amène à la citerne publique ouverte derrière la grande mosquée,
KA1R0UAN. 195

l'eau qu'il va prendre, à l'ouest, dans les lianes du Djebel-


Chercherra et qui, malheureusement, se charge de sel en route el

n'esl presque plus potable à son arrivée... On voit partout en

France des bassins de cette taille et cependant on ne saurait dire


le joyeux étonnement qu'on éprouve devant eette masse d'eau
limpide qui, bouillonnante, vit dans la mort du désert. Les
anciens voyageurs arabes regardaient cette miniature de lac

comme une des huitièmes merveilles du monde ; les khalifes

l'avaient entourée d'un jardin et avaient construit a son centre


un petit pavillon octogone qu'ils gagnaient en barque et ou ils

se donnaient une idée des délices aquatiques promises aux élus


de .Mahomet. Aujourd'hui encore, on y célèbre des l'êtes nau-
tiques !

Des hommes se baignent dans un bassin de inoindre étendue.


contigu a celui-ci; des Nègres et des femmes foulent sous leurs
pieds nus la laine lavée dans la longue mare fangeuse qui en est

comme une dépendance fortuite.


A l'horizon rapproché des chameaux passent en une longue,
en une interminable file qui semble s'avancer tout d'une pièce.
On ne dislingue pas le mouvement des pattes et, se pro-
filant en noir sur le ciel lumineux, leur troupeau a l'air de ces
silhouettes qui, dans la Marche à l'étoile, glissent sur les fonds

éclairés du Chat .Noir. Us vont à l'abreuvoir qui s'élève vers


l'ouest. Allons-y comme eux, à travers les terrains secs et chauds,
a travers les détritus calcinés qui nous en séparent.
Gel abreuvoir est un corps de bâtisse derrière lequel, oasis
minuscule, se pressent les palmiers d'un jardin. Son plan
représenterait assez bien un oiseau au vol : le corps est un
réservoir fermé; les ailes étendues sont, de chaque coté, une
petite galerie couverte et exhaussée au-dessus du sol; la queue
est un bassin autour duquel, conduits par des Arabes aux grands
chapeaux, se pressent des chameaux el des ânes qui se faufilent
sous leur ventre crotte.

Asseyons-nous a l'ombre i\t~> arcades hospitalières. En grains


de corail, de jolies bestioles rouges tombent autour «le nous.
196 DE TRIPOLI A TUNIS.

Là-bas, u\\ gracieux monument enferme dans le remparl


irrégulier de ses murailles blanches ses petits bâtiments aux
fenêtres grillées, ses coupoles éclatantes, son minaret chatoyanl
d'azur et d'émeraude, ses terrasses d'où montent des mâts de
pavillons...

C'est la mosquée de Sidi-Sahab-el-Belouï.


Autour dans la verdure sombre des
d'elle, cactus, blanchissent

et s'éparpillent de modestes tumuli et, grands à peine comme des


nielles a chien, des turbé, — des réductions de marabouts
funéraires. La foule des morts se presse autour de Kaïrouan...
Pour leur ouvrir son paradis. Dieu reconstituera plus volontiers

KimouAN : LA MOI IA 11 E s un- S A 11 A II .

les restes (le ceux qui se seront fondus dans cette terre que les

débris de ceux qui se seront disloqués ailleurs.


Sidi-Sahab est moins une mosquée qu'une zaouïa, — un
Collège des hautes éludes, ('/est une sorte de faculté de théologie
musulmane qui, — université rivale de celle de Cordoue, il y a

environ dix siècles, ^s'efforce encore de maintenir la prépon-


dérance religieuse de Kaïrouan. Ses élèves sont des hommes de
vingt-cinq a i renie ans qui, sans préoccupation d'avenir, viennent
v consolider leur lui. v perfectionner leur vertu. Ils n'y apprennent
ni belles-lettres, ni chimie, ni mathématiques, ni médecine...
1-e temps n'esl plus où, vestales de la science, les Arabes
empochaient sa flamme de s'éteindre dans les ténèbres du moyen
âge; le temps n'est plus où, traduisant les versions syriaques, ils
KAIROUAN. 197

conservaient pour nous les travaux des Grecs; le temps n'est


plus où professaient les Rharzès el les Avicenne, les Albucasis
et les Avenzoar, pères nourriciers de notre art de guérir. Le
Koran, — substance unique, pour eux, compendium de toul savoir
humain, — occupe seul les veilles de leurs descendants. Ils

le lisent, ils l'interrogent, ils le transcrivent, ils l'apprennent


par cœur, ils le tournent, ils le retournent sous toutes ses faces,
ils le fouillent, le pressurent, le tenaillent, le torturent pour lui

l'aire dire toul ce qu'ils veulent.


La srrande entrée de la zaouïa donne sur une première cour

KA1ROOAN : ONE R l I .

aux arcades surbaissées, aux murs percés de fenêtres carrées.


Dans l'un des côtés de ce préau s'enfonce la voûte d'un corridor

où gisent des domestiques noirs. Elle conduit à une cour


intérieure entourée de cellules qui, par de vieilles petites portes
branlantes, s'ouvrent sous sa galerie aux colonnes droites,
spirales ou cannelées, aux chapiteaux variés comme les fûts...

Les cellules des étudiants.


Ils -ont là, accroupis sur des nattes, accotés aux murailles,
étendus sur les dalles, et. - l'écritoire de cuivre à la ceinture, le

pupitre devant eux, — ils feuillettent de vieux, de très vieux


grimoires... Puis, à l'encre, ils copient sur de larges tablettes de
bois les passages qu'ils veulent en retenir.
.Notre arrivée les distrait. Lentement, l'un après l'autre, ils se
I!>8 DE TRIPOLI A TUNIS.

lèvent, ils rejettent leur burnous sur L'épaule <'t ils s'approchent,
nous fonl asseoir, nous offrent de l'eau fraîche et s'assoient avec

nous. Tout les intéresse, tout les amuse dans noire costume et
dans ses accessoires. Ils veulent savoir la provenance, le prix
de tout.
- Tselts-mia- francs, une simple bague! Eh bien! s'écrie l'un,
si j'avais trois cents francs à gaspiller j'aimerais mieux en acheter
\u\c femme!
Et, grands enfants, tous rient de leurs belles dents blanches.
— Et celle-ci? dit un autre en prenant une alliance.
Moins cher, mais regarde.
D'abord très étonnes de la voir se diviser en deux, ils (''coulent

nos explications avec une attention profonde... Et, quand ils ont
compris le sens de cet anneau emblématique, ils sont pris tout à

coup d'un rire inextinguible... Les maillons d'une chaîne? Un


signe d'esclavage?... Non! On n'a pas idée de cela dans le mariage
musulman.

Chef-d'œuvre de l'art sarrasin, ce séminaire tunisien est une


succession de murailles tapissées, en liant, de guipures de stuc,
en lias, de panneaux faïences; de portes d'un travail admirable;
de galeries aux gracieuses colonnades; de cours et de salles aux
parois émaillées de vert, de bleu, de rose et d'or...
I n escalier de ipielques marelles commence dans la cour des
études et aboutit à une petite salle dont le plafond s'arrondit en
un dôme élégant, ceint de fenêtres aux vitraux coloriés. Deux
portes s'y couronnent de merveilleuses sculpl lires taillées dans un
marbre chaud à l'œil, brillant et translucide comme la porcelaine,
doux coin la pâte tendre. L'une d'elles donne sur une sorte de
péristyle qui, pavé de faïence el bordé de sièges de marbre,
iiune ;ï 1 1 1
1
.

salle étincelante d'arabesques el où, en chœur, de


nouveaux élèves déclament et chantent le Koran. L'autre donne
" es a un cloître magnifique, aux parois splendidement laie née es.
i

au faite richement tendu de dentelles de stuc... C'est la que


s'ouvre, en lin. le saint des saints, la salle du tombeau de monsei-
gneur le compagnon.
K A Ili OU AN. 199

Pavé de mosaïques à peine visibles ça et là, le sol de cette


kouba vénérée est jonché de tapis de Turquie. Le revétemenl
îles murs y l'orme comme cinq /eues différentes : En lias, de unes
nattes de palmier; plus haut, divisée eu compartiments aux
ilessius variés, une tapisserie de porcelaine bleuâtre; plus haut
encore, des panneaux de bois sculptés, rehausses d'or; plus haut
toujours, de grands cartouches d'azur aux maximes étincelantes;
plus haut enfin, îles rosaces de plâtre blanc noyées dans des
fleurs fantaisistes et dans des feuilles imaginaires.

Au-dessus des murs se rangent en rond huit petites arcades.


Quatre d'entre elles surmontent les parois de la pièce et encadrent
un fond plat, troue d'une fenêtre a vitrail. Intermédiaires à celles-

ci, les quatre autres enjambent les angles des murailles et ourlent
un fond en cul-de-four revêtu de Iniques luisantes. Leur ensemble
l'ait comme une base octogonale au dôme peint à la fresque qui,
— bordé, au lias, de briques vertes et de lucarnes coloriées, —
>e développe au-dessus d'elles et laisse pendre sur la salle un
lustre de Venise.

Au milieu du sanctuaire et louchant au mur du fond, des


barreaux de bois, peints de vert, se rangent en carré, comme une
clôture de tombe. Plus longs que les autres, les barreaux des
angles soutiennent un cadre horizontal auquel se suspendent
des boules d'or, — des oeufs d'autruche enjolivés de glands de
soie, des cierges dorés, peints, mouchetés de clinquant.
Dans cette barrière, entre quatre colonnettes de marbre
surmontées de croissants et de mains d'or, gît un tsabout, —
un sarcophage, — invisible sous un drap mortuaire de velours

noir brodé de gros caractères d'argent et couvert, aux pieds, de


vieux brocard sablé d'or, à la tête, d'un voile de soie verte.
Sur ce catafalque s'inclinent, en faisceau, des étendards de satin

et de drap d'or dont la hampe se plante obliquement dans la

muraille, dont le croissant est cravaté de longues cordelières


auxquelles de petits triangles dures sont enfilés de champ. Ce
sont de'S ex-voto et des offrandes propitiatoires que des géné-
raux, des caïds et des cheiks apportèrent de fort loin, en grande
cavalcade, au bruit des coups de fusil, aux batteries des tambours.
200 UE TRIPOLI A TUNIS.

Et loul cela impressionne connue si c'était arrangé de la veille.

On dirait un cercueil qui, sous un porche, attendrait son départ


pour le Père-Lachaise...
Là, depuis douze siècles, cependant, Sidi-Sahab serre dans sa
main de squelette le sachet vert qui contient trois poils de la

barbe de Mahomet, du prophète dont il fut le compagnon. Celui


qui l'ut son barbier est enterré près de là.

Une longue prière récitée pendant quarante samedis consé-


cutifs devant cette tombe illustre ne confère pas le titre envié
d'/.7 Hadj, — ne remplace pas le grand pèlerinage, — mais y
supplée en partie pour ceux qui ne peuvent aller à la Mecque.
Les femmes elles-mêmes, — ces èlres incomplets et impurs que

l'Islam déclare indignes d'entrer dans la plupart des mosquées,


— ont trouvé grâce devant ce saint et, de temps à autre, elles

viennent le visiter, en longues et noires théories.

A l'ouesl des remparts s'étend le grand faubourg des Zlass où


s'élèvent les six mosquée de Sidi-Amor-Abbada,
coupoles de la

— Djam Amor-Abbed\ comme disent les gens du pays,


'
l'une —
des premières de Kaïrouan. Elle a, il y a seulement une cinquan-
taine d'années, été construite par un saint et riche forgeron qui

l'éleva à sa propre gloire, disent les uns, à la glorification, pré-


tendent les autres, d'un marabout qui végétait dans le voisinage,

à L'époque dis grandes chevauchées sarrasines à travers toutes


les Kspagnes, à travers la terre de Fiance, jusqu'à Poitiers...
exclusiA ement.

Elle a la forme d'un carré long, coupé aux deux tiers de sa


longueur par une sorte de transept. Sa décoration n'a rien du
luxe poétique de Sidi-Sahab. Pas de faïences, pas d'arabesques!
Pour lapis, rien que de pauvres nattes! Pour lustre, rien qu'un
grand cadre île bois chargé de petits verres de couleur.
Lue humidité sépulcrale- tombe des murailles nues; tristement
la voix résonne suus les voûtes déjà délabrées; le vent passe a

travers les broderies à jour des coupoles et il pleure là-haut, il se

plaint dans un idiome incompréhensible... C'est un vent étranger


el dont la VOix serre le cirlir. le vent de Kaïrouan . ..
202 DE TRIPOLI A TUNIS.

La partie de la nef qui correspond à nos absides est fermer de


portes vertes et rouges, pareilles aux iconostases de l'Orient.
Des tètes de clous dessinent sur leurs battants des ligures

bizarres; des mains y sont peintes en blanc, pour en éloigner le


mauvais œil, l'œil des profanes. Et ces mains deviennent des
choses extraordinaires : un rond emmanché d'une poignée cpii

ressemble à l'hermine de Bretagne et surmonté de trois fuseaux


disposes comme les cordes de la Ivre, tandis que clés volutes qui

représentent le pouce et le petit doigt forment les montants de


cet instrument.
— Ouvre-toi, Sésame ! dit encore le billet du caïd.
VA les mains s'écartent devant nous.
Le dôme du tabernacle est cerclé d'un bandeau où, sur cinq
lignes, s'inscrivent des citations du livre divin. Flanquée de grands
chandeliers de bois, une caisse longue de quatre à cinq mètres
s'élève sous son hémisphère. Elle contient Sidi-Amor.
Sculpté, peint, bariolé île dorures, ce coffre funéraire disparaît
en pailie sous une housse verte illustrée de croissants, d'arcades
pointues, de mains encore plus problématiques que celles des
portes Sut- son couvercle se dresse de champ, maintenu par des
haubans de 1er. un énorme tableau où, en or sur fond rouge, se
grave l'histoire du bienheureux.
Cachée dans son liaïk funèbre, une femme s'est, sans bruit,
glissée derrière nous. Lentement, elle fait le tour du sarcophage
et, a chaque pas, elle le louche avec respect du plat de sa main
droite qu'elle baise ensuite en bredouillant des prières... Elle
vient d'avoir une querelle avec son mari et Sidi-Amor, a, parait-

il, raccommodante spécialité de rétablir le calme dans les exis-

tences troublées par les orages de la vie conjugale.

Aux pieds du cercueil roulent des boulets et des bombes.


Toujours l'idée de la guerre unie a celle de Dieu et de ses saints
chez ce peuple aujourd'hui si pacifique mais dont les aïeux
maniaienl si volontiers la hache d'armes et le cimeterre!
De-, râteliers soutiennent des fourreaux de sabres, - des four-

reaux de bois, lourds et massifs, dont les parois sont épaisses


comme des Iniques dont la cavité admet le poing fermé... Les
KAÏROUAN. -203

sabres du marabout! Les Lames que logeaient ces gaines formi-


dables devaient peser plusieurs dizaines de livres et, pour peu
qu'elles eussent été trempées à Tolède, les paladins assez forts
pour les manier n'avaient pas grand mérite à pourfendre d'un
coup le cavalier et le cheval.

L'une d'elles est en plomb el elle porte une inscription qui,


dans l'obscurité îles images pythiques, a prédil l'entrée des
Français à Kaïrouan !. .. Il est vrai que cette prophétie a été, dit-on,

gravée sur cette arme fatidique le jour même où rougeoyèrent au


loin les pantalons garance. Le chef de la maison était alors un
Français renégat, un aventurier de la plus curieuse espèce. Suc-
cessivement saint de la dernière heure chez les Mormons d'Amé-
rique et moine à la Grande-Chartreuse, cet homme avait fini par
devenir iman de la mosquée des Salues! Personne a Kaïrouan ne
se doutait de son origine chrétienne; il l'avait presque oubliée
lui-même lorsque, à travers les déserts, lui arriva la sonnerie de
nos trompettes... La voix île la patrie! 11 se souvint alors qu'il

était Français et Normand, il s'enferma dans la mosquée, gravi


cette prédiction à la hâte el se précipita dans la rue pour la mon-
trer à chacun. Il n'y avait qu'à se rendre. Sidi-Amor-Abbada
l'avait écrit!... Et nous avons vu comment on reçut nos soldais.
Dans un coin est un tuyau de bois peint, long et gros comme un
essieu do charrette, terminé par un bouquin plus volumineux
qu'une tète d'enfant... La pipe d\\ marabout ! Quel est le géant qui

maniait ces sabres et ce cliibouij et dont le cadavre remplit un


cercueil de cinq mètres? Un homme comme les autres, sans doute,

mais dont ses dévots ont grossi les prétendues reliques. Ainsi les

Egyptiens peignaient des Sésostris démesurés au milieu de


soldats qui ne leur arrivaient pas aux genoux et de vaincus qui
n'atteignaient pas leurs chevilles ; ainsi les Romains représen-
taient des Bacchus et des Apollon dont le large pied eût écrasé
d'un coup une douzaine des pygmées qui, autour d'eux, figuraient
les mortels suppliants.

Un cercueil voisin et orné aussi d'un tableau bavard, mais de


dimensions beaucoup moindres, contient le nègre d'Amor, la

sombre dépouille d'un anthropoïde canonisé à la musulmane pour


204 DE TRIPOLI A TUNIS.

avoir, pendant toute sa vie, été la propriété d'un sidi gigantesque..


Qu'on dise encore que l'esclavage n'a pas de glorieuses compen-
sations chez les bons disciples de Mahomet !

A quelques pas de la mosquée, dans une ruelle déserte, s'ouvre


un petit enclos où s'entassent des décombres. Semblable à nos
oratoires de campagne, un massif tic maçonnerie s'y creuse en
une niche étroite. Nouveau stylite, c'est dans cette cavité exiguë
que, — réduisant, par un miracle, sa taille à des proportions
humaines, — Amor-Abbada s'assit un jour comme un fakir. Il n'en
descendit plus y passa, en anachorète aérien, le reste de sa vie.
et

Au milieu de la cour, leurs pattes mordant le gravois, gisent,


étonnées, trois grosses ancres de vaisseaux de ligne... D'où
viennent-elles.' Gomment les a-l-on apportées? Pourquoi sont-
elles la?
— Sidi-Amor-Abbada (Qu'Allah l'exalte!! alla une fois en
France comme toubib, — comme médecin, — nous dit le gardien
de ces ruines. Un émir, — un prince, — de ce pays infidèle lui

demanda la santé de sa fille malade.


— Je la lui rendrai, s'il plaît à Dieu, répondit le thaumaturge,
mais à condition que tu me donneras trois ancres de ton arsenal.

— Qu'eu feras-tu ?

— Je leur ordonnerai d'aller à Kaïrouan, pour le prouver


l'omnipotence de l'incréé.
Le chrétien s'engagea au paiement de ces étranges honoraires
et la petite princesse guérit. Amor-Abbada lit un signe... Les
ancres bondirent comme îles béliers et atteignirent la mer. Elles
flottèrent comme des houes de palmiers et elles arrivèrent à

Porto-Farina. Elles s'enlevèrent comme des oiseaux et elles vin-


rent s'abattre ici.

— Et quelle époque se
à passaient ces choses surprenantes?
— Rabb rafl Dieu i ia le sait!

La partie nomade de la grande tribu des Zlass, — la plus nom-


breuse, — vit sous la tente, dans les vastes solitudes qui dorment
au sud de Kaïrouan. La partie sédentaire' en habite le faubourg
KAIROUAN. 205

dans lequel nous venons d'entrer el qui est bâti sur la marge
de son territoire.
Un assemblage de petites maisons sans boutiques, sans toiture,
sans étages, sans fenêtres, plus mystérieuses encore que celles
qu'enferment les remparts; îles murs unis, crayeux, éblouissants

de soleil; des ruelles irrégulières; des bandes d'ombre qui, au


pied des murailles, sur la poussière brûlante, se projettent avec

K AI KO U AN : l'IIl LES RIES.

la netteté du burin ; des femmes et des enfants effrayés à notre


vue; un silence à faire croire que toute vie est étouffée, que tout
le monde est cuit clans ces habitations ardentes, telle est cette
banlieue.
Et toujours des mosquées : Djama-Ismaïl-ben-Obeid-el-Ansai i.

Djama-Zeïtoun, Djama-el-bey, Djama-Sidi-Abd-el-Kader-el-Ted-


jini, Djama-Si-Mohammed-el-Ouani, Djama-Barouta, Djama-Abd-
el-Melék, Djama-Si-Moulaï-Tayeb ! lit toujours des zaouïas, pauvres
comme des savants, mais drapées dans la misère de leurs mu-
railles blanches avec la fierté d'un muphti dans son burnous de
206 DE TRIPOLI A TUNIS.

laine : Zaouïa-Sidi-Hadid-el-Khrangani, Zaouïa-Sidi-Adid-el-


Khraoulani,Zaouïa-Sidi-Abd-el-Kader-el-Djilani, Zaouïa-Sidi-ben-
Salera et tanl d'autres qu'un volume ne suffirait pas à décrire!...

Kaïrouan, en effet, possède encore vingt-six mosquées et cin-


quante zaouïas, sans compter les marabouts qui, le vendredi,
pavoisent de drapeaux de soie leur petite porte verte et ronge.
Voici la dernière djama, près de Bab-Djellalin, notre point
de départ, Djama-Sidi-ben-Aïssa.
Une porte aux boiseries blanchies par Le temps, un corridor
lambrissé de toiles d'araignées, une cour poudreuse ; puis, sous
une galerie lézardée, une salle en décrépitude surmontée d'un
dôme et toute papillotante de lustres de verre et de cerceaux
garnis de veilleuses, toute tapissée d'œufs, d'instruments de mu-
sique, de boules bleues, de miroirs sphériques, de petits tableaux
qui représentent la jument al-Borak, le soulier de Mahomet, la

main protectrice, le sceau du sultan, le monogramme du bev...

C'est là que la secte possédée des Aïssaoua se livre aux pratiques


hystériques de sa dévotion insensée.
Deux femmes jonchent les dalles malpropres. Elles se sou-
lèvent paresseusement... Un l'oumi? Et, vivement, elles se dé-
tournent, ramènent le voile sur leur face, collent leur nez au sol
et, — comme des bêtes qui se croient invisibles parce qu'elles
ont mis la tête dans un trou, — elles demeurent sans mouve-
ment, le dos arrondi, en tas de linge sale et de mousseline
froissée.

Le soleil descend; l'horizon poudroie. La blanche crudité îles

dessins se fond doucement dans les vapeurs légères, dans la

limpidité cristalline d'un crépuscule fugitif. Les montagnes loin-


taines se baignent de; teintes violettes; des reflets roses colorent,
un instant, les minarets et les coupoles; la ville s'éclabousse
d'or... l'uis, rapidement, toul se glace d'indigo, tout s'assombrit
.m rayonnement clignotanl des premières étoiles, tout s'efface
dans une nuil bleue, une nuit aux clartés incertaines et qui tombe
comme un rideau de gaze.
C'est l'heure du repas (lu soir. Notre modeste couvert est
KAIROUAN. 207

dressé en plein air, au pied des remparts, dans l'angle d'un


bastion où s'accroche une grande lanterne fumeuse.
Sur noire petite table valsent, — les poings sur les hanches,
les jupes ballonnées, — des gargoulettes semblables à des de-
moiselles dont la taille serait si fine qu'elle aurait fini par dispa-

raître. C'est, en effet, par leurs anses arrondies et percées en


tuyaux que passe pour tomber dans leur ventre, l'eau versée

dans le goulot séparé de ces récipients bizarres... Dans un plat


étincellent des fragments d'un cristal inappréciable. touchants
bienfaits d'une civilisation prévenante! C'est de la glace! De la

glace (pie la plate-forme a apportée de Sousse ! De la glace après


des journées dans une atmosphère chauffée, — à l'ombre, — jus-
qu'à quarante-huit degrés centigrades !

La large roule, — nous pourrions presque dire le boulevard


extérieur, — où nous sommes court au revers des remparts qui
la borde d'un côté. De l'autre se rangent, capricieusement
éclairés, une fondouk à porte crénelée et devant lequel se re-
posent des Arabes voyageurs; des calés sombres, au fond des-
quels rougissent des fourneaux; des boutiques étroites; des
murs blancs aux petites fenêtres treillissées... Vers le nord, celle
route s'enfonce dans la nuil du désert; vers le sud, — comme
pour la clore, — un minaret et un retour du rempart se pei-
gnent en noir sur le ciel étoile.

Des coups secs tintent sur la vitre de notre fanal... Des cailloux .'

Des gamins qui nous prennent pour cible a leurs espiègleries?...

Non ! Les enfants de Kaïrouan professent trop la crainte du


chrétien, ce qui, pour eux. est le commencement de la sagesse.
Voici, d'ailleurs, les coupables! Ce sont de gros scarabées, —
des rhinocéros. Attirés par la lumière, ils arrivent de très loin,
ronflant comme des balles; ils se heurtent aux carreaux et tom-
bent étourdis. Le sol en est jonché; il en pleul sur la table. Et,

renversés sur le dos, ceux-ci égratignent l'air de leurs petites


grilles luisantes, travaillent de la corne, font des efforts déses-
pères pour se remettre sur pattes... Venons à leur aide du bout
d'un couteau charitable. Ils s'enlèvent, tournoient en bourdon-

nant, nous frappent au front, — peut-être pour nous donner un


DE TRIPOLI A TUNIS.

baiser de reconnaissance, — retrouvent enfin leur boussole et,

épouvantés de tout ce qui leur est arrivé ici, disparaissent dans


les ténèbres...

l'ne haleine chaude et humide caresse notre oreille. C'est un


honnête bœuf qui, en passant, vient par- dessus notre épaule,
voir quelle salade verdit dans notre assiette.
— Amschiî Allez-vous-en!
Et la bonne bête baisse timidement les cornes et s'éloigne,
confuse de son indiscrétion.
Une respiration rauque souffle sur
notre tète. Ce n'est pas un mufle
bleuâtre, cette fois, ce sont de grosses
lèvres pendantes et baveuses qui
effleurent notre calotte, — les lèvres
d'un chameau. Il a dévié de son che-
min et il s'arrête sur nous, comme
devant un obstacle imprévu. Et,
ahuri, poussé par son conducteur
<
1
1 1 i le manœuvre comme une barque,
il se retourne tout d'une pièce et,

plaintif, va se buter ailleurs.


Le sabre sous la cuisse, la cara-
4 hK I V. V A \ .

bine à l'épaule, caracolent des ca-


valiers du maghzen. De temps à autre, pittoresques et somno-
lentes, passent de petites caravanes. Juché sur l'arrière-train d'un
bourriquet aux oreilles pendantes, un Arabe ouvre la marche et

sa flûte pleure des sons funèbres. Puis viennent des chameaux


dont la tète et les pattes apparaisse ni seules sous la montagne
d'alfa ou de broussailles qui leur fait comme une grosse carapace;
des dromadaires en enfance qui, ne portant rien, s'en vont tout
de travers el allongent le cou sous le ventre des chamelles où
ils cherchent une mamelle insaisissable: de jeunes hommes <|ui.

en chemise brune el en turban blanc, chevauchenl gravement des


baudets grands comme des chiens; ^\c<. chameliers qui, assis sur
la croupe de leur bête, embrassent sa bosse «le leurs jambes nues;
des vieillards qui se respectent trop pour jamais aller à pied et
KAIR01 AN. '200

qui suivent à cheval, le chapeau et le fusil sur Le dos; des femmes


enfin, de malheureuses créatures déformées, chargées comme des
mules et courbées sousle faix... C'est une famille qui revient de là-

bas, des plateaux, de la Sobra-ed-Fatnassa, de l'Oued-Boghral,


de quelque part où elle se livrait à on ne sait quelle culture
vague et d'où elle rapporte on ne sait quelles récoltes indéfinies.
L'heure s'avance. Les cafetiers d'en face étendent autour de
nous des tapis et des nattes, v d nt des lianes lars es -
comme

.i:C"^\- J.

des tables, y plantent, sur des pieux, des fanaux grands comme
des réverbères... Des burnous, des djoubbas, des turbans arri-
vent. Les citadins viennent, hors des murs, respirer la fraîcheur

du soir. On se groupe, on s'agenouille, on s'asseoit, on s'ac-

croupit, on se couche... D'un bout à l'autre, la rue est pleine


d'une foule immobile d'où s'élèvent des murmures voilés, des
conversations assourdies... On cause, on dort, on prend du café,
on fume, on joue aux cartes avec des tarots, on fait errer de
petites molettes de bois sur des échiquiers dont les noirs sont

représentés par des creux, on fredonne, on fait discrètement une


27
216 DE TRIPOLI A TUNIS.

musique enfantine et le blanc des manteaux, le carmin des


chlamydes, le vermillon des coiffures chatoient à la lumière des
falots dont la flamme vacille aux brises de la nuit, et fait miroiter

les vitres.

— Al gloub ! Al gloub! crient de petits marchands.


Et ils colportent des graines de melon et de citrouille torré-
lii-i-s, friandises puériles qui remplacent ici nos berlingots et
nos oublies.
— Yasmin! Jasmin! Al mesk! glapissent d'autres qui nous
mettent sous le nez buis bouquets de jasmin turc et de tubé-

reuses. Karroub ! Kai roub !..


Et on se seul isolé, connue perdu, dans ce monde exotique...
N'être qu'à cinq ou six cents lieues de Paris, el cependant être si

loin !..

Adossé au rempart, les yeux levés en extase, la tête renversée


el oscillant à la mesure, un homme gratte une guitare faite d'une
écaillede tortue. Et, d'une voix gutturale, chevrotante, traînant sur
les finales, il chante son chanta la lune qui vient de se lever:
— Anaïna sallem, ia gamar ! — Sallem alla ghraïabina. —
Ghramet m'noum thendeur ommiah. — El mesk oui ambr' rihat fi,

/iiitin miah. —
la saad mai liazha ou gbrdem chfetha. N'zadet —
fi omrou tsementàcli en sana... belle lune, salue pour moi
l'absente que j'aime. Elle se réveille maintenant, elle regarde sa
mère et les parfums du musc cl de l'ambre s'exhalent de sa
bouche. Oh! si j'avais le bonheur de pouvoir baiser sa lèvre,

je reviendrais à mes dix-huit ans...


El il sourit comme si, dans les notes de cristal qui s'égrènent
sous ses doigts distraits, il entendait le rire perlé de l'absente
qu'il rêve; comme si. devant ses yeux ravis, elle passait en une
vision nuageuse el flottante.

Neuf heures. La voix des muezzins s'élève, comme une voix


venue d'un autre monde et, sur la nuit calme, elle fait planer une
mélancolie indicible... Les pipes s'éteignent, lestasses se vident,
les turbans se rajustent, les burnous se déploient et, à grands
pas, on va à la mosquée.
KAIROUAN. -H
C

.Minuit. Kaïrouan s'est transformé; ses rues silencieuses sonl


un pays d'ombres et de fantômes... Les maisons sont des mauso-
lées; farouches à la lumière spectrale de la lune, les minarets

sont des apparitions d'autrefois; la blancheur des marabouts en-


dormis jette des clartés phosphorescentes; comme des entrées
de catacombes, les impasses ne sont plus que de grands trous
noirs dans des murailles blanches.
Quelques hommes glissent sans bruit, roulés dans leur man-
teau comme dans un linceul et, à leur vue. on se croit le jouel

d'une hallucination maladive .Manifestation mystérieuse d'une


vie impénétrable, ça et là bourdonnent les soupirs d'une musique
qui semble très lointaine et les grondements des ben-daïrs, — des
tam-tams religieux. — dont on étouffe le son... Et on croit ouïr

comme une harmonie chimérique de fées et de djenoun. Quels


rites s'accomplissent dans celle mosquée ténébreuse? «Miellés
cérémonies inconnues se célèbrent dans cette maison dont la

porte verrouillée laisse filtrer des filets de lumière rouge.'...

In cortège étrange traverse une ruelle subitement illuminée.


Des négresses dont la face noire est fendue d'un large rire blanc
lèvent etfont ronfler de grands tambours de basque; des enfants
balancent de petites pyramide-, de bois dans lesquelles brùlenl
des chandelles et qui, percées à jour, sont des lanternes pareilles
a celles des mosquées; îles mulets et des chevaux dont des
hommes à pied tiennent la bride rouge, s'avancent à la file. Des
matelas sont entassés sur le liât du premier; le second porte une
armoire peinte; le troisième esl chargé d'étoffes; le quatrième
balance, posé en équilibre au travers de son dos, un long coffre
doré que couvre une housse de gaze; le cinquième fait sonner
des poteries et des casseroles; le sixième ferme la marche ave<

un berceau drapé dans les plis traînants d'une mousseline a fleurs

d'or... C'esl un trousseau de mariage. De la maison de la future


épouse, il s'achemine en grande pompe vers celle du futur époux.
Une- escorte du même genre accompagnera demain la fiancée
elle-même, soutenue, comme si elle défaillait, par deux amies
qui, tout le long du chemin, prétendront l'encourager de leurs
212 DE TRIPOLI A TUNIS.

joujous aigus... Pauvre enfant! Elle aura bien le droit, sinon

de s'évanouir, au inoins d'être perplexe. Comment la trouvera


son mari? 11 ne sait d'elle que son regard et que ses mains.
C'est, en effet, presque sans avoir vu sa fiancée qu'un homme
se marie ici. Son père arrange la chose; sa mère ou ses sœurs
lui l'ont de celle qu'on lui destine un portrait aussi ressemblant

que possible et, sur la toi de leurs descriptions, il l'épouse, les


veux fermés.
I>es chants criards remplissent une maison dont, gardée par
une négresse hargneuse el par un chien furieux, la petite porte est

cependant ouverte. C'est un cale à danses et à musique,


Un couloir délabré, un escalier périlleux el, là-haut, entre de

grands parapets bleus, une terrasse pareille à une masure dont


un ouragan aurait emporté le toit... Quelques labiés, des Arabes
et. au fond, sur une banquette, une jeune femme el une vieille

flanquées de musiciens. La jeune fixe un instant sur nous ses


grands yeux stupéfaits, puis, tout à coup, — dans le froufrou de
ses larges pantalons de soie, — elle s'enfuit, elle va se blottir

dans un cabinet voisin.


KAIROIA.N. 213

Les instrumentistes nous regardent, se consultent et, —• avec


un bruyant accompagnement de darboukas^ avec des variations
et des ritournelles indigènes, — • ils jouenl la Marseillaise! Gela
vaut quelques remerciements, n'est-ce pas?
Ne leur parle pas, nous dit le Tunisien qui nous escorte.
C'est leur métier.
Comme en Chine, comme dans l'ancienne Rome, — s'ils font
de leurs talents une profession lucrative, — - les danseurs, les
conteurs, les chanteurs, les musiciens forment chez les musul-
mans une caste méprisée.
L'orchestre change d'air. Un vieillard, dont la barbe de huit
jours met une sorte de moisissure sur le parchemin raccorni de
son menton et de ses joues, grimace comme si <>n arrachait sa
dernière molaire. Et. du trou noir de sa bouche édentée, sort
nous ne savons quel macabre refrain d'amour:
— Oualla, oualla Zehra; oualla khroumrij a zi/ia!...

Et, en un tutti glapissant, les autres reprennent en chœur...


— Khradoudja!... gronde la vieille restée sur son banc.
Et, comme une souris dans son trou, la fugitive se renfonce
dans la cachette blanche d'où elle nous regardait curieuse. Même
aimée, une fdle de Kairouan ne doit pas montrer son visage à un
infidèle. La liberté d'un voyage en plate-forme pouvait seule
excuser une pareille dérogation aux règles les plus élémentaires
des convenances musulmanes.
VIII

SOUSSE

PLACE DE LA MARINE. VUE DE SOl'SSE. RUES. ALMEES.


PORTE DE TERRE. LE (( MAHSOULAT ». LA PLAGE. —- LE SOIH.
HAMMAM-SOUSSA. ENFIDA. BIR-LOUHIT. FOÎSDOTJK. BIR-

VRBAIN. GOLFE DE TUNIS.

Près cl 1 1 hangar-terminus qui sert de gare au wagon par le-

quel nous revenons de Kaïrouan, se mêlent des bicoques <le

bois cl des maisonnettes de briques; vacillent des habitations


arabes dont les loits servent de promenoir à des chèvres cita-

dines et des constructions récentes, — embryon de ce qui sera


un jour une ville européenne; s'élèvent les baraques de La

Compagnie transatlantique et une halle de style byzantin.

Au delà, entre des remparts et la mer, une petite place publique

sert comme de parvis à une grande porte qui découpe, dans de


blanches murailles, le fer à cheval de ses moellons alternative-
ment blancs et noirs. Quand les matériaux ne peuvent le leur
donner, les Tunisiens imitent par la peinture ce genre de déco-
ration qu'ils affectionnent. Deux pierres de la même couleur sont
habituellement contiguës et font comme une tache en un poinl

de l'arceau. Cette erreur es) volontaire. La perfection est un


attribut de Dieu; l'homme ne peut y aspirer... Et, dans la crainte

puérilement prétentieuse de l'atteindre en leurs œuvres et

d'attirer sur elles la jalousie et la colère du ciel, les architectes

musulmans y commettent d'ordinaire une faute préméditée.


"ilti DE TRIPOLI A TUNIS.

Des pilotis verts de mousse portent, près de là, des estaeades


qui, tant bien cpie mal, plutôt mal que bien, jouent le rôle de
quais. Allons au bout de la jetée qui les termine et retournons-
nous vers le couchant.

Sur une pente légèrement inclinée. — au milieu de dunes, de


lombes et de koubbas, au milieu de villas arabes nichées dans le
gris des oliviers et, avec leurs murailles, affectant l'allure de
petits châteaux loris, — se disposent en carré des remparts
sarrasins. Découpée, sans mâchicoulis ni meurtrières, de cré-
neaux en fer à repasser, leur longue ligne se flanque, comme à

Ivaïrouan, de tours et de bastions. .. Le canon ne gronde plus sur


ces murailles, depuis le jour où les commotions d'une salve
imprudente en tirent tomber une partie.

De petits dûmes el des maisons donl la terrasse dépasse à

peine la crête de ces murs, se pressent, parquées comme


un troupeau, dans leur enceinte éblouissante. De leur masse
compacte s'élèvent et montent dans le ciel bleu des tours rondes
que coiffent des cônes tronqués, des panaches de palmes
ondoyantes, des minarets cylindriques tout blancs ou faïences
de vert.
C'est Sousse, la capitale du Sahel tunisien, le chef-lieu de la
province romaine de la Byzacène, C'esl l'ancienne Hadrumète.
Celle kasbah qui. au-dessus de ses fenêtres grillagées, déploie
ensemble Le pavillon de fiance et celui de Tunis s'élève où se
dressait jadis l'acropole phénicienne.
Aucune cité d'Afrique n'a plus que celle-ci un aspect poéti-
quemenl oriental. C'esl comme la réalisation des rêves dont la

naïveté flotte dans l'imagination des peintres indigènes lorsque


leur pinceau enfantin représente Stamboul ou la Mecque.
Les paquebots mouillent ici très loin de la terre, comme ils

le font devant toutes les villes marines de la Tunisie.


Aucun autre poil sur ces côtes que juin, juillet et août,
disait André Doria à Charles-Quint.
(/est toujours vrai, et, trop souvent, les tempêtes rendent la

|)la: inabordable, trop souvent les bateaux brûlent des escales.


SOUSSE. -217

Tel voyageur, parti de Tunis pour Sousse ou pour Monastir,


va parfois faire une excursion forcée à Tripoli ou à Malte et revient

bredouille à son point de départ; telles marchandises sont, jus-

qu'à trois fois, promenées le long de ers rivages sans qu'une


accalmie permette de les jeter à leurs destinataires... Le besoin
d'un port de mer se l'ail plus vivement sentir à Sousse, à .Monastir,
à Sfax et à Gabès que sur les bords parisiens de la Seine.
La rade est aujourd'hui unie comme une glace. Des embarca-
tions glissent, manœuvrées par des rameurs dont un bonnet

fUL
>--.
/ nsj,
7 lpK„ ;.

¥**
S l SSE : 1NE l'ORTt.

et une chemise forment tout l'accoutrement; le Turco passe


monté par des tirailleurs indigènes étrangement parés d'un col
de matelot; des chalands et des mahonnes chargent de dattes,
de savon et de peaux brutes des navires maltais ou arabes; des
barriques vides que des bâtiments ont confiées à la mer et qu'on
repêchera à leur arrivée sur le sable flottent à l'aventure; re-

morqués par des chaloupes, de longs chapelets de tonneaux


nagent, pleins de cette huile dont Sousse est comme une source
intarissable et qu'on mesure au sas, à Youiba, au m'tal et au
caf/i...

Le sas vaut à peu près trois litres, Youiba douze sas, le nital
28
218 DE TIUPOI.I A TUNIS.

un ouiba et quatre sas, te caffi de seize à trente-deux ouibas.


Quelque amour qu'on ail pour la couleur locale et pour les

vieilles coutumes, on ne peut que souhaiter de voir la rigidité

de notre système métrique mettre bon ordre à la confusion de


toutes ces mesures par trop indépendantes.
Un désordre analogue règne ici dans le compte des années.
Notre ère date de Jésus-Christ, l'ère musulmane date de l'hégire,
l'ère mosaïque date de la création du monde... Or, ces trois

points de départ dans la supputation du temps sont officielle-


ment en usage en Tunisie. L'établissement du protectorat, par
exemple, a eu lieu en 1881, en 1298 et en 564 1 !... Il ne manque
plus (pie l'ère républicaine.

Une autre place s'étend derrière la porte de Mer et envoie,

vers le sud, \\\w rue très vivante, liés bruyante, peuplée de ma-
gasins isiaélites qui se parent d'affiches françaises, infestée de
buvettes hybrides. Des cafés maures y prêtent l'ombre restreinte
de leurs auvents et de leurs petites arcades aux rêveries des
indigènes qui, un pied nu dans la main, s'alignent sur leurs
bancs extérieurs et mettent une heure à boire une tasse grande
comme la moitié d'une coquille d'œuf des bouges français y sont
;

tenus par- quelques-uns de ces déclassés qui, de Tanger à Tripoli,

font naufrage et faillite sur tous les points îles côtes barba-
resques; dans des tavernes italiennes barbouillées de fresques
hurlantes et empestéesde fromage, «les Napolitains et des Siciliens
braillent a l'unisson des chants hachico-patriotiques.
Dans des fondouks, — enclos de quatre murs en ruine, —
s'entassent, pêle-mêle, des ballots éventrés ;
des ânes qui, les

quatre fers en l'air, se vautrent avec désespoir pour écraser une


mouche; des chameaux qui, sous leur housse de sparterie raide
comme une chasuble, les regardent avec dédain ; des murailles
écroulées; des Arabes juchés sur des bornes ou lassés dans
l'ombre des portes...
Fuis h' marché encombre la voie de ses légumes amoncelés
en désordre; de ses grappes de raisin poisseuses, suanl le sucre

ci dont la monstruosité l'ail croire aux merveilles bibliques de


SOUSSE. 219

la Terre promise; de ses pastèques que, avec des dis furieux,


avec des gesticulations incohérentes, on met lune après l'autre
aux enchères; de ses perdreaux vivants, à cinquante centimes le

couple; de ses volailles gloussantes que, attachées par les pattes,


on promène en paquets palpitants...

Une religieuse passe, la tête baissée, un bon sourire sur les

lèvres... A sa poitrine est attaché un ruban rouge, le ruban de


la Légion d'honneur! Chapeau bas! Saluez jusqu'à terre C'est ! la

sœur Joséphine... Elle a quatre-vingts ans aujourd'hui ; elle

avait trente ans quand elle est venue à Sousse. Et, depuis un
demi-siècle, elle instruit, elle soigne, elle console ici tous ceux

qui souillent et qui pleurent, Italiens et Français, musulmans et

catholiques... Sainte charité chrétienne, seule tu peux soutenir


l'abnégation de semblables existences! Morale sublime de
l'Evangile, seule tu peux inspirer ces dévouements qu'ignorent
le Ivoran et le Talmud '

Vers le nord monte une autre rue qui tourne bientôt a gauche.
Elle court alors entre des maisons basses où. — semblables, dans
buis costumes éclatants, à des vases de Heurs sur le bord d'un
balcon, — de jeunes Juives accoudent leurs bras nus au parapet
des terrasses. Elle se glisse sous une longue voûte aux nervures
bizarres. Elle s'étrangle enfin, en un corridor long et tortueux
qui rampe vers le haut de la ville... Jusqu'à mi-jambe, on s'y

enlise dans une poussière torride, dans des détritus qu'a sèches

le soleil, qu'a pulvérisés le pied des passants. Produit d'une


fermentation écœurante, des émanations fades, indéfinissables,
s'élèvent de ce sol embrasé. Effrayés, des rats qui se pro-
menaient ici comme chez eux, grimpent aux murailles, n'y trou-
vent aucun trou, se rejettent en arrière avec des sauts périlleux
de clowns à quatre pattes et s'enfuient, affolés.

Creusé de grandes niches, perce parles poternes qui donnenl


accès a ses bastions, le rempart, aveuglant de blancheur et de
lumière, borde le côté extérieur de cette rue. Sur l'autre côté

s'alignent maintenant des maisons irrégulières, fermées, silen-


cieuses.
220 DE TRIPOLI A TUNIS.

Plus haut, des Européens en joie, des Arabes dont le burnous


drape une indifférence mal jouée errent au milieu de repaires
cosmopolites, peuplés de la plus triste façon... Ces quartiers sont
moins sûrs que les rues franchement indigènes, que les ruelles

les plus solitaires de Kaïrouan... Marchons vite!

Notre chemin fait un coude et, du nord au sud, il court vers


la kasbah. Des soldats du corps d'occupation occupent surtout
ces parages où traînent lourdement des relents épais de ver-
mouth et d'absinthe. Sur les comptoirs de zinc carillonnent les
verres et les bouteilles; des brasseries baroques se sont éta-
blies dans des marabouts abandonnés et, sous leurs voûtes
blanches, aux accords faux et pressés de pianos à manivelle, tour-
noient, avec des cliquetis d'éperons et de fourreaux d'acier, des
militaires qui valsent avec des fdles d'auberge.

Des venelles se détachent de celte artère interlope et s'insi-


nuent au cœur de la ville, entre les maisons qu'habitent les

naturels.
Là-haut, sur une terrasse, étincellent des bijoux, chatoient des
foulards lamés d'or, brillent les sequins d'une coiffure, sourit
une ligure enluminée de noir et de rouge. C'est comme une
enseigne vivante... Ici l'on danse.
Au fond dune cour que des vignes lambrissent de verdure,
s'ouvre, en effet, une longue salle avec des bancs contre les mu-
railles, avec une large table eu guise d'estrade. Des musiciens
sont assis parterre, entre de grands chandeliers de fer-blanc et
des bougeoirs gigantesques qui s'allument le soir.

Sur la table, les jambes repliées dans leurs mains jointes, les
joues et les lèvres peintes comme celles des simulacres
d'un musée (irévin, se rangent des femmes, immobiles, plus
étincelantes que des divinités hindoues : Ilalima, la douce; Yas-
mina, la confiante; Aïcha, la vivante; Nedjma, l'étoile; Djemila, la

belle; Zina, la jolie.

Joyaux barbares, des boucles d'oreilles démesurées, de larges


bracelets à jour, des bagues grossières, des plastrons de sultanis,
des colliers d'anneaux découpes à l'emporte-pièce dans des
feuilles d'or parent leur épidémie colon''.
SOUSSE. 221

Serré par une foula, — jupe sans plis et pareille au pagne


des statues égyptiennes, leur pantalon broche s'arrête aux
genoux et laisse à nu leurs jambes cerclées ù la cheville de
khrolkhrals d'argent, lourds et massifs comme îles manilles de
forçats.

Légèrement étoilée d'hiéroglyphes, leur poitrine brunit dans


la large échancrure de leur petit gilet doré. Constellée de pié-
cettes, une chachia à gland d'or coiffe les unes tandis qu'une raie

de côté divise en deux masses inégales


leur chevelure lustrée, si noire el tran-
chant si bien avec l'éclal artificiel de
leur peau, que, de loin, on croit voir
comme de larges trous dans leur crâne.
In mouchoir lame s'enroule en turban
sur la tête des autres ou se replie en
bandeau sur leur front qu'il cache jus-
qu'aux yeux. Au-dessus îles sourcils —
que réunit en un seul arc une grosse
ligne de peinture épaisse. — bleuit enfin
Youchema mystique, ce tatouage qui
reproduit la croix et dont le sens e1

l'origine se perdent dans la nuit des


temps...
Un musicien pose sur ses genoux sa
darbouka, — son tambourin d'argile au almle.
ventre rebondi. — et, pour la tendre en
la chauffant, il promène lentement sa main sur la peau qui ferme
un seul de ses orifices; un autre souffle sur les cordes de sa
cithare la fumée de la cigarette qu'il tient entre le pouce et

l'index, le bout embrasé hors des doigts une mandoline prélude ;

de son chant grêle, de ses trilles de grillet et bientôt éclate la

cacophonie discordante du hautbois, de la guitare, du violon


manœuvré comme un violoncelle, de la cornemuse, du petit tam-
bour de. basque au cercle incrusté de nacre et garni de crotales
de cuivre.
Pins, d'une voix désespérée, l'un des musiciens entonne une
lïï 1»E THII'OI.I A TUNIS.

mélopée aigre et traînante el les femmes qui chantent dunez l'ac-

compagnent detremolos à l'unisson, sans parties distinctes. Elles


ne connaissent que le ton donné à leur voix par l'âge on par la

nature et leurs ensembles l'ont ainsi songer au chœur des théâtres


antiques... Ce n'est pas seulement dans les ruines, c'est en tout

que nous retrouvons ici les souvenirs du vieux monde.


Et la salle se remplit d'un vacarme de charivari, d'un tintamarre
dont peuvent donner une faible idée les concerts nocturnes que
les chats exécutent parfois dans les rues désertes.

Une aimée se lève... Chacun a vu, chacun peut encore voir en


France, et, avec raison, y trouver grotesques les contorsions in-
vraisemblables el la gymnastique désordonnée qui constituent la

danse tunisienne, celle chorégraphie gastrique qu'on a ridiculisée

d'un nom si trivial... Et, cependant, elle a encore ici ralliait d'une
curiosité étrange. Toute chose doit être vue dans son milieu, tout
tableau doit être mis dans son cadre...
Un instant, la danseuse est immobile. Le gland de sa calotte
caresse son oreille et sur sa taille mince brille l'or de sa cein-
ture brodée. Puis, attachées à son pouce et à son index qui se
rapprochent, comme si (die voulait pincer îles mouches au vol,

sonnent des cymbales minuscules el. peu à peu. elle imprime à

son buste un balancement lent el cadence.

I.es cymbales tombent et dans ses mains ondoient des


foulards dont elle saisit bientôt le bout avec ses dents, pour les
rejeter sur ses épaules. Ses bras s'étendent alors convulsés

comme si elle repoussait une attaque ; ses coudes se replient

sur ses veux, dans un brusque mouvement effarouché.


Fuis ce sont des bonds rhvlhmiques, des courses à grands pas,
des marches heurtées, des claudications, des déhanchements.
des sauts IlexiMes. des pirouelles gracieuses... Et ses liras qui

maintenant s'arrondissent font, comme des ailes d'or, voltiger


les foulards chatoyants.

Secouée de frissons nerveux, elle s'arrête enfin, les coudes aux


lianes, les reins cambrés, les épaules effacées, les lèvres entr'ou-
vertes, el elle demeure haletante.
Kl. tout à coup, — les pieds rives au sol, le busle si droit que,
SOUSSE. 223

sans le laisser tomber, elle peut tenir un alcarazas sur la trie, —


elle lève les yeux au eiel et la vraie danse commence... Seul
son torse y prend part et il va. il vient, il tourne dans tous les
sens; son ventre se creuse, se gonfle, monte, descend comme
un ventre en délire; son estomac se contracte, s'arrondit en
une boule aussi dure que s'il avait un pavé à digérer; ses flancs
se tordent comme si, galvanisés par un poison tétanique ses
intestins en révolte se livraient à des spasmes éperdus ; ils

palpitent comme s'ils renfermaient des serpents qui se bat-

traient, se pelotonneraient, se dérouleraient pour s'enlacer

encore...
La danse est la pantomime du caractère des peuples. Nous
verrons les cachuchas et les boléros de Malaga dire, dans toute

son ardeur, la vivacité andalouse ; nous verrons les saltarelles de

Venise et les tarentelles de Naples refléter, en même temps, la

chaleur et la légèreté italiennes ; nous avons vu nous-môme


les chicas et les bamboulas d'Amérique exprimer les passions

bestiales et les joies puériles des .Nègres; les attitudes hiératiques


des bayadères de l'Inde et des ballerines de Java marier les

idées religieuses à des idées profanes; la danse de guerre du


Canada représenter les mœurs belliqueuses des Peaux-Rouges...
Ici c'est comme l'incarnation des basses rêveries dans lesquelles

se complaît le sybaritisme musulman, c'est une mimique dont


l'inconvenance choqua si bien nos ancêtres eux-mêmes qu'ils
donnèrent le nom de « danse moresque » aux ébats < boutés des
sorcières, aux sarabandes du sabbat.
La principale des rues de Sousse part de la />o/ie de Mer et

partage la ville en deux moitiés. A demi-européenne dans sa par-

lie inférieure, coupée de ruelles baptisées par des généraux


français, elle traverse les souks cl devient ensuite exclusivement
indigène.
Comme presque partout, quatre murailles blanches que. seule,
perce une porte constituent les maisons.
— Aouinéî crie, dans leur solitude, un marchand ambulant qui
promène sur sa tête des étolfes rayées.

Des coups retentissent. Personne! Des esprits frappeurs han-


-- 4 DE TKIPOt.I A TUNIS.

tent-ils ces lieux déserts ? Le brocanteur a entendu comme nous.


Il s'arrête, il parlemente avec une interlocutrice invisible. La
porte qui l'a appelé ainsi s'entr'ouvre avec précautions: il s'y

glisse comme un voleur; elle se referme.


Le quart de ces constructions tombe en ruines. Des terrasses se
sont effondrées; des figuiers tordent leurs bras noueux, comme
pour se dégager de leurs décombres d'où s'élèvent de furieux
amas de ronces, d'où jaillit parfois la gerbe d'un palmier.
Dans des boutiques voûtées, plus sombres que des caves, des
tisserands — dont les Israélites achètent, à vil prix, les produits
qu'ils revendent très cher, — fabriquent ces tissus que Sousse
exporte en grande quantité; des cordonniers y taillent et y
si

cousent, en babouches ou en bottes, le maroquin jaune ou rouge;


des brodeurs y chamarrent d'or les toilettes des femmes et les

harnachements des chevaux.


Ailleurs, dans une sorte de caverne où tout est blanchi d'une
neige légère, un chameau l'ail, au moyen de grossières roues
dentées, tourner, dans un réservoir de bois une meule horizon-
tale. Celle-ci est percée d'un trou en entonnoir dans lequel, par
un lice qu'elle secoue ingénieusement elle-même, tombe le grain
que contient, estampillée de mains rouges, une caisse accrochée
à la muraille. C'est un moulin à farine.

Des femmes glissent qui, — drapées dans de grands voiles de


crêpe noir rejetés en capuchon sur leur tête et étroitement serrés
sur leur visage, — ont l'air de porter leur propre deuil. La face
découverte, l'une d'elles hasarde quelques fois sur le seuil de sa
demeure ses grands yeux effarés et les gros anneaux d'or de ses
oreilles... Elle nous aperçoit et sa porte retombe avec un claque-
ment de colère qui, dans son corridor, résonne et se prolonge un
instant comme le grognement d'un boule-dogue.
Derrière l'ombre d'un couloir, dans une cour blanche et inon-
dée de nous entrevoyons cependant des ménagères qui,
soleil,

pour laver leur linge ou pour faire leur cuisine, se prosternent


sur de larges plais de bois. Et, sans embarras, celles-ci se
retournent et nous regardent avec un éclat de rire... Elles
sont d'Israël.
SOUSSE. 225

Nous approchons du liant de la ville. Derrière nous — par de


furtives échappées entre des angles de murailles mollement
arrondis, apparaissent, étagées, des terrasses sur lesquelles,

BOUSSl : l \ E BOUTIQUE.

emmanchés d'une perche, se dressent, en guise de mains


protectrices, de vieux gants roumis bourrés d'étoupe. De petits
dômes et' de grands palmiers surgissent de leurs gradins blan-
chissants, et plus loin bleuit la mer où de petites lames d'argent
miroitent comme des écailles sur le dos d'un boa... Mais atten-
29
226 DE TRIPOLI A TUNIS.

tion ! Un chameau chargé d'outrés huileuses. — des outres faites


d'une peau de bœuf, — a failli nous étouffer entre le mur et

leur masse fluctuante.


Voici la grande porte de la kasbah. Des pierres alternativement
rouges et jaunes, cette fois, en forment l'arc et les montants.

A travers le rempart occidental, passe, peinte comme les autres,

la porte de Terre surmontée d'un moueharaby que coiffe un petit


dôme où se déploie l'étendard des beys. Des soldats et des Arabes
dorment à l'ombre de sa voûte. Vn sarcophage antique y est bâti
dans la muraille et porte, sur le flanc, deux sortes de mamelons.
— deux bouts de tuyaux. — auxquels les passants collent leurs
lèvres. C'est un réservoir. Ceux qui ont soif peuvent s'y abreuver
comme le font les matelots qui tettent au charnier des navires,
fontaines YYallace de la Tunisie, des plaques de pierres, scellées
dans les murs des maisons, ferment des caisses à eau et, munies
de becs de biberon, jouent le même rôle dans la ville. A la porte
de certaines boutiques charitables se balancent môme une tasse
el une outre de cuir ouverte en coulisse, comme une grande
bourse... Puisez, buvez, et ne remerciez pas le marchand qui
vous désaltère. 11 lui suffit d'espérer que son verre d'eau lui sera
rendue au centuple.
Entre les deux entrées de la porte de Terre s'enferme une
sorti' de préau où, en foule serrée et mouvante, s'entassent
et grouillent des turbans blancs sur des figures noires, des gan-
douras très larges sur des épaules maigres, des burnous en
haillons sur des membres tannés; où crient des paysans à mines
de bandits; où grognent et braient des chameaux dont le petit

bâl île l>uis s'entr'ouvre comme des élytres pour écarter la charge
de leurs côtes haletantes, des ânes ployant sous leurs confies
de sparterie que remplissent l'émeraude des piments, l'or des
raisins, le corail des tomates.
Dans le brouhaha de celle cohue poudreuse, des papiers à la

main, circulent à grand'peine, des Maures fort bien mis. Ils

réclament le mahsoulat^ — le droit d'octroi qui représente le quart

de la valeur des marchandises introduites el donl ils oui affermé


SOUS SE. 227

les revenus. Et ils comptent; ils appellent; ils s'agitent; ils

empochent; ils soulèvent des réclamations qui se formulent en


cris étourdissants, en protestations frénétiques ; ils arrêtent par
leur capuchon qui craque des maraîchers qui discutent avec des
clameurs étourdissantes, qui, pour cause ne retrouvent par leur
reçu et qui, finalement paient en glapissani de douleur, comme
des coqs qu'on plumerait tout vifs.

L'un après l'autre, les paysans entrent en ville, niais ils

défendent leurs karroubes avec une telle opiniâtreté que, pour


un qui obtient la permission de passer outre, quatre arrivent du
dehors avec leurs bétes de somme. Et, de minute en minute, la

multitude se l'ait plus bruyante, plus étouffante, plus compacte.


On se faufile péniblement à travers ce Ilot hurlant d'où s'élève
une violente odeur de fauves ; on est brutalement repousse
contre le mur par le panier d'un mulet qu'on bouscule; on
-m saute au cri déchirant d'un chameau couché et dont on a la

tête à la hauteur de l'oreille; on glisse sur des grappes perdues;


on est piétiné par les sabots d'un âne ou par les sandales d'un
Bédouin et on atteint enfin la porte extérieure.

Un chemin longe le revers des remparts. Au pied de ces


murailles blanchissent, comme l'écume au pied d'une falaise, des
gens des tribus venus on ne sait d'où ni pourquoi, des ber-
gers qui mettent en vente de petits tas de laine, des marchands
de citrouilles ou de melons d'eau qui, pour se soustraire au susdit
mahsoulat, s'arrêtent aux barrières. Vue nouvelle mer de burnous
roule par ici et s'augmente sans cesse; du nord et du sud,
arrivent les habitants des jardins, — de la campagne restreinte

qui entoure les villes tunisiennes.


Bordée d'aloès, de cactus dont on pêche les fruits avec une
couronne de fer emmanchée d'un roseau, la route court d'abord
en plaine, vers le midi. Puis, coupée par une pente brusque, elle
semble s'arrêter au bord d'un vide d'où surgissent des chameaux
étonnés 1
. Et leur silhouette apocalyptique se découpe sur les

collines de M'saken qui poudroient au loin dans une brume de


feu... D'autres troupes arrivent du nord : dromadaires pareils.
228 DE TRIPOLI A TUNIS.

avec leur charge, à des meules de paille qui se mettraient en


locomotion sur des pattes difformes et boueuses; ânes pelés;
paysans aux chapeaux en parasol; hommesen blanc et femmes en
noir. Et comme des oiseaux de nuit prêts à prendre leur vol,

celles-ci écartent, de temps à autre, et referment aussitôt un voile


qui laisse entrevoir des vestes rouges et des foulards dont la bor-
dure de sequins s'applique sur leur front en diadème d'or. Chefs
en costume des grands jours, des cavaliers passent avec cette
coiffure originale qui, — sans bords et coin crie de petites plumes
d'autruches, — leur donne l'aspect de hussards extraordinaires.

-oisse : LA M si; mi.

avec leur selle et leurs vêtements chamarrés, avec leur cartou-


chière de métal repoussé el leur djebirah pailletée d'argent.
Des Juives se promènent d'un pas de tortues fatiguées; des
Femmes arabes s'en vont, traînant la jambe; la veste blanche parée
de galons postiches, la chemise et la figure défaites, le large pan-
talon de coutil leur tombant sur les talons, le front ruisselanl sous
le casque rejeté en arrière, des officiers français tiennent, d'une,
main découragée, leur cravate el leur col donl ils n'ont pu sup-
porter la gône tandis que, de l'autre, mollement, sans conviction,
ils sïvenieni avec un petit pavillon de palmes; des maquignons
braillards courent et vendent pour vingt-cinq lianes un cheval
vole dans quelque douar de la plaine ou, pour dix francs, une
mule récalcitrante qu'ils remorquent à grands cris...
SOUSSE. 229

Une musique guerrière mêle les accents moqueurs de ses


polkas et de ses quadrilles à la voix âpre des Arabes, aux lamen-
tations îles chameaux. C'est la fanfare des zouaves qui, avec des
spahis et tics tirailleurs, habitent le camp établi sur le plateau qui

couronne la ville.

Les tentes ont déjà ici fait place à d'élégantes baraques; aux
baraques succéderont des maisons; comme à l'époque romaine,
ce castrum deviendra une ville... Et, après des siècles, cette

ville sera à son tour un amas de ruines que fouillera la curio-


sité des archéologues de
l'avenir.

Plus loin, des buvettes


où chante une ribeaudaille
en pantalons bleus ou
garances assemblent au
milieu des oliviers leurs
planches mal jointes ; de
petits Robinsons vacillants
se juchent dans la ver-
dure des caroubiers ; un
humble cube de maçon-
nerie blanchit comme une
tombe et rappelle le nom des postes tunisiens où la maladie a
décimé nos bataillons.

Au nord-est de Sousse, s'étend le tapis d'un rivage dont le

sable blanc est si fin qu'il s'écoule entre les doigts comme une
eau qui ne mouillerait pas. Des insectes inanimés lui t'ont une
longue bordure rouge... Ce sont de ces sauterelles dévastatrices
qui exercent leurs ravages dans les champs. Un vent bienfaisant
les a portées à la mer et, grande justicière de leurs méfaits
faméliques, la mer a jeté leurs cadavres à la terre vengée... De
grosses barques maltaises, à la ceinture bariolée, au grand nez
aplati comme l'étrave des gondoles vénitiennes, gisent par là, au
milieu des agaves. Et, près d'elles, de beaux enfants aux mollets
bronzes dorment sur des filets qui sentent la marine.
230 DE TRIPOLI A TUNIS.

Ce rivage est l'un des points les plus gracieux des côtes afri-

caines. Des cabines y tournent le dos au soleil couchant et, à


leur ombre, à la fraîcheur salée de la mer, se réunit le dessus du
panier — le gratin — de la société européenne de Sousse. Là
s'échangent les petites nouvelles de ce petit monde; là se chu-
chotent les questions curieuses que soulève l'apparition d'un
nouveau venu. Spécimen levantin. Sousse est une ville arabe dont
la moitié de la population est formée de Juifs, de Maltais, de
mercanti chrétiens sans nationalité distincte et «pie le négoce y
a, depuis fort longtemps, attirés.

A quelques mètres du rivage, se perchent, sur des pilotis, des


cabanes «le bain réservées aux filles de Sion... Voyez-les venir!
A petits pas, le ventre en avant, la tète conique sous le voile qui
les enveloppe, elles arrivent, comme des œufs d'autruche qui
marcheraient sur leur pointe. Une planche réunit leurs baraques
a la plage e1 elles y posenl en hésitant un pied jaune ou rouge, —
le petit pied, à demi-chaussé, sur lequel, en équilibre instable,

doit se soutenir la niasse pesante de leur rotondité... Non, celle-ci

n'aura jamais la hardiesse de passer ! Elle tente dix fois l'aventure


cl. découragée enfin, elle recule, s'affaisse dans le sable, s'y

ci l'use un large trou et, roulée dans sa soie et dans sa mousseline,


elle attend, résignée, le retour de ses compagnes plus auda-
cieuses.
Quelques-uns de ces établissements sont précèdes d'une plate-
forme dont une tente pavoisée protège les tables contre les der-

niers rayons du soleil... Et rien ne peut dire le charme de l'heure


que, dans l'air pur et vivifiant du large, le front fouetté par la brise

(pie parfument les arômes de l'algue, on passe sur ce balcon


marin, après les brûlantes journées de l'été.

Dans l'écume frémissante se roulenl de petits Arabes noirs qui,


sur leur crâne luisant, secouent la mèche de Mahomet; des
Italiennes crient et tournent en rond; des Juives empêtrées
dans des costumes ridicules sortent des flots, monstrueuses
sirènes, et leur regard étonné demande ce qui fait rire.

Sous nos pieds se poursuivent et brisent les vagues qui,

dans celte langue pareille en tous pays, — celle langue si


SOUSSE. 231

chère à ceux dont elle a caressé l'oreille au temps de leur


enfance, -- chantent leur chant monotone, leur mélodie ber-
ceuse.
Une vieille batterie et le maraboul de Sidi-bou-Djaffeur s'élèvent,
là-bas, sur la gauche ; à droite, très loin, Monastir dont le cap
se fond dans la lumière semble (lotler, bleuâtre comme ces ban-
quises qui flottent aux parages de Terre-Neuve; en face, vers
l'ouest, la transparence de la grande mer passe insensiblement
des clartés tlu rivage au bleu foncé du large. In paquebot part
pour la France... Pour la France? Et ces mots qui respirent une
mélancolie si profonde quand on les prononce à l'extrême
Orient ou à l'Occident extrême n'éveillent ici que des idées sou-
riantes. Marseille est si près!... Et on laisse sa pensée s'embar-
quer sur des navires imaginaires et s'en aller plus loin encore,
vers l'inconnu, vers le pays où le soleil se lève.... L'imagination
n'est jamais satisfaite ; la soif de connaître est insatiable. On
contemplait la mer des bords de la Provence et on se disait avec

envie : « Là-bas, c'est la Tunisie, l'Afrique ensoleillée ! » On est

en Tunisie et on regarde l'horizon en songeant : « Là-bas. c'est la

Syrie, c'est la magie de l'Orient... »

Le soleil décline. Un calme délicieux se répand sur la nature


recueillie. Diaphane, transparente, la blancheur des maisons se
dissout dans la blancheur du ciel et bientôt, dans la poésie
grandiose des décors africains, le couchant déploie ses féeries
chaque jour plus nouvelles... Très bleu au zénith, le firmament
s'embrase à l'horizon de larges clartés d'or rouge et, sur son fond
éclatant comme sur le fond doré d'une vieille peinture, se déta-
chent, avec une netteté vigoureuse, la silhouette assombrie d'une
porte de remparts sous laquelle une lanterne s'allume comme
une lampe dans un sanctuaire, d'un marabout encore rose,
d'une colline déjà noire que festonnent des maisons et des
palmes.
Aux premières heures de la nuit c'est au sud-est de la ville

(pion se rassemble, au bord de la mer, sur la route de Monastir.


De grands fanaux brûlent çà et là; des hommes se promènent
en burnous; des officiers indigènes errent en se tenant par
232 DI-: T1UP0LI A TUNIS.

la main. De grosses Juives se pressent en troupeaux et, dans


L'ombre, éclatent les couleurs de leurs draperies, l'argent de
leurs foulards, l'or de leurs coiffures pareilles aux hennins
d'autrefois ;
des Françaises passent, dégagées et sémillantes, dont
le costume fait plaisir à voir dans ce monde de carnaval.

Cinq heures du matin. Les quatre chevaux de la carrossa, -

du vieux landau cpie nous avons frété, — piaffent de front, comme


ceux d'un quadrige. La branche de basilic à la chachia, un cocher
déluré tient les rênes.
— Ouacli igoulo lekP Comment t'appelles-tu?
— R'Iiali-ben-R'hali.
— Eh bien, R'hali, haïja nemchou! En route!
Le cimetière, les remparts que caresse le soleil levant, des bois
d'oliviers... et Sousse disparait. A l'ouest les deux Kala s'étagent
en amphithéâtre; à l'est étincelle le golfe. Près de nous, un
minaret — d'une si éclatante blancheur que ni neige ni albâtre ne

peuvent lui être compares — surgit d'une agglomération con-


fuse de tombeaux et de masures qui se blottissent dans un bois
de palmiers.
— Ali !

— Commandi. signor !

— hinVnk
-/sut moudha el elli . .

— Questa piccola cittàP Hammam-Soussa.


Inutile de s'évertuer à parler l'arabe sur les côtes septentrio-

nales de la Tunisie ! La moitié des indigènes s'y expriment en un


italien d'une pureté florentine...
La route monte. Les oliviers finissent : l'aridité règne en maî-
tresse dans les champs moissonnés; la chaleur se réveille et

Tofla, — petite fille, — la chienne d'Ali, que nous avons adoptée


comme compagne de voyage, laisse déjà pendre sa langue rouge et

sèche... Fi ouost ec si/'! Nous sommes an cœur de L'été.

Au sonunei de la pente (pie nous avons gravie s'entrecoupent


des chemins (pie murent, inabordables, des remparts de cactus
et, autour d'un marabout, se pressent une su île de caravansérail et

des baraques de planches. C'est Sidi-bou-Ali... Devant nous s'étend


30
23i DE TRIPOLI A TUMS.

une vaste plaine verdàtre. Plus loin. Hergla rayonne clans une
mer de lumière. Plus loin encore, fin de l'Atlas et roi d'un peuple

<le collines, le pic de Zaghouan, — l'ancien Baal-Jovis, — lève

sa tiare argentée que ceignent des nuages de gaze.


Marchons. A l'ouest, derrière des plaines jaunes, dort, profond
de deux ou trois mètres, le lacKelbia. Mulets, anguilles et barbeaux
l'ourmillenl dans ses eaux douces et, au coucher du soleil, les
oiseaux viennent s'y abreuver par myriades, mais pas un arbre
sur ses bords !... Ce n'est pas dans les grands chtout du sud,
comme le voulait le commandant Roudaire, c'est ici, affirme le

docteur lionne, qu'il faut placer le lac Triton.

Plus loin miroitent des flaques de sel : la Sebkhra Djiribah


commence. Nous allons la côtoyer pendant de longues heures.
Encore un marabout, encore des lombes, simples amas de
pierres brutes, celle l'ois... (l'est Sidi-Soïa. Des Nègres et des
Arabes trottent avec des chevaux qu'ils tiennent par la bride et,

a la rage de la canicule, ils foulent sur des aires values le blé


qui esl encore la principale richesse cl n pays. Le temps n'es! plus,

cependant, où le gouverneur de la Byzacène envoyait à Auguste


quatre cents épis issus d'un grain unique. A-t-il jamais existé '.'

Ces bons vieux écrivains de Rome on! été si souvent des (lascons
prématurés ou de naïfs couleurs de légendes '.

En route, toujours ! A gauche, jusqu'à l'horizon, brûlent des


espaces rouges que remplit le soleil ; à droite, flambe, comme
illimitée, la nappe de sel de la mirage y l'ail flotter
sebkhra. Kl le

des navires à voile cpii sont des marabouts déformés par la réfrac-
tion, «les barques qui sont des buissons desséchés, des îles, —
de vraies Iles. — don! rien n'explique l'apparilion étonnante,
des caps qui semblent planer sur une eau dont les séparent les
vibrations éclatantes d'une bande de ciel.

La mer se rapproche. Par bouffées, ses fraîches et odorantes


effluves nous arrivent comme des caresses amies. A droite, au
delà des ébl nu sse m en i i s de la sebkhra, apparail b' bordj Baba-
Selloum; a gauche, sur un mamelon fauve lâche de vert, au delà

de ees tentes brunes que les khrammès onl barricadées de brous-


SOUSSE. 23b

sailles, noircissent les maisons berbères et la tour deTakrouna; en


face enfin, — vers le nord. — se détachent sur un rideau de verdure
deux énormes constructions dont les toits rouges semblent avoir
été empruntés à quelque dock maritime. C'est Dar-el-bey, le

centre de l'Enfida.

dette célèbre propriété, l'une des plus vastes du inonde occupe


cent vingt mille hectares et est, en grande partie, louée par méditas,
— par lots, — à des Arabes qui y vivent au nombre de quinze mille
et qui l'exploitent à leur guise... Obscurs comme des cryptes, ses
cliaix où le froid nous saisit ainsi que dans les profondeurs
humides d'une cave souterraine peuvent, dans leurs foudres et
leurs citernes, loger jusqu'à vingt mille hectolitres, — deux mil-
lions de litres, — de vin.
Autour d'un large terrain vague où errent des chameaux, où
chevauchent, en casque et en hottes, les gentlemen-farmers,
intendants de l'exploitation, où une vieille fontaine pleure sous
de jeunes eucalyptus, se dispersent des cabanes couvertes de
planches ou de chaume, des masures de terre blanchie, des
échoppes arabes. C'est Enfidaville!... Là vivent, employés par la

Compagnie, vingt Français et trois cents Siciliens qui font de


ce coin de terre l'un des repaires les inoins rassurants de la

Tunisie.

La chaleur est atroce. La sieste est impossible dans l'étuve


qu'un aubergiste nous a donnée pour cabine; les chevaux ont eu
deux heures de repos... Repartons!
Le pays ondule; le blé et les vignes l'ont place aux jujubiers...
El plus de route !... Une piste sans bordure, sinueuse, sablonneuse,

tantôt large comme la place Vendôme, tantôt étroite comme un


sentier et, — a travers les plantes sauvages, à travers les lauriers-
roses, on s'en va, tout droit devant soi.

Çà et là verdit un jardin isolé où s'élèvent un henchir aux


petites maisons grises, une koubba, des pans de mur dorés par le

temps. — ruines d'un Aphrodisium, d'un Suffetula quelconque...


A gauche, très loin, le Djebel-Zriba étage trois ou quatre plans
236 DE TKIPOLl A TUNIS.

de croupes gracieusement arrondies ; à droite, très loin aussi.

le golfe d'Hamamet barre le pays de sa ligne d'azur.


Courbés sur leur bête, deux cavaliers nous dépassent à franc
ctrier et leurs burnous volent au vent... Ce sont les coureurs de la
poste. Ils ont pris à Dar-el-bey, les lettres venues de Sousse et

ils les portent à Hamamet d'où elles partiront immédiatement


pour Tunis... Elles franchiront ainsi en quelques heures le trajet

que nous mettons trois jours à parcourir.

Oued-Bagrà, Oued-Serraoud, Oued-baba-Alimed, de larges

torrents desséchés coupent notre roule.


— ) <i, r'jtil ! Allez, les hommes! crie à ses chevaux Ali pour
qui les bêtes ne sont que des humains punis par Allah, la,
r'jall

Et, avec d'effrayantes embardées, notre équipage descend,


comme une avalanche, dans le lit sablonneux des rivières, soulève

des nuages de poussière tousse et, de l'élan, remonte sur l'autre

rive...

Toujours des ruines ! l'n pont dont les arches se sont effondrées
mais qui élève encore 1res haut ses piles sur lesquelles passèrent
les cohortes romaines; un autre qui, pavé de dalles glissantes.
remonte au temps des Aghabites; des voûtes à Heur de terre,

percées de soupiraux d'où sortent des figuiers; des marches


de pierre où nos roues bondissent ;
des traces de rues bordées
de pans de murs; une tour en grand appareil, — le mausolée
circulaire de Ksai-Menai a. — qui, haute de dix mètres sur un
diamètre de quatorze, rappelle le tombeau de Cecilia Metella, sur
la voie Appienne.
Le jour baisse; une lumière adoucie baigne la nature qui
s'endort... Le long lùsil rayant leur burnous, deux voyageurs
nous escortent avec une obstination qui sérail inquiétante si nous
n'étions en Tunisie, si nous ne savions que leur moukala est,

pour eux, un accessoire indispensable :

- El fares bla selah kif et' l'ir bla jenah. Le cavalier sans
arme est comme l'oiseau sans ailes.

Au nord, blafarde dans la nuit qui tombe, blanchit enfin une

longue muraille.
mm
ï.iH DE TRIPOLI A TUNIS.

— Fdok! dit gaiement Ali qui nous la montre du fouet.

C'est, en effet, le fondouk de Bir-Loubit, le terme de notre


longue ('-tape.

Comme les caravansérails d'Algérie, ce fondouk est, — loin de


tout centre, isolé dans le désert comme une île, — un grand
bâtiment carré dont les murs uniformes n'ouvrent aucune fenêtre
au dehors, dans lequel, ainsi que dans une forteresse, on ne
pénètre que par une seule porte. Des troupeaux qui s'en sont
rapprochés pour la nuit errent dans la lande sombre.
— Ya rjal! Zil Zi ! crie Ali triomphant.

Les chevaux donnent un dernier coup de collier, sortent du

sable, mordent de leurs seize fers la pierre qui étincelle, escala-

dent l'émmenee qui porte le fondouk, se cabrent devant les bancs


où sommeillent des Arabes, s'ébrouent devant la vieille porte et

s'engouffrent sous sa voûte.


— Ihla ou sahla! Sois le bienvenu ! dit le maître de céans en

se portant la main au front...

Les quatre corps «le bâtisse sans étage qui forment [e fondouk,

se rangent en carré autour d'une vaste cour qu'une construction

transversale divise en deux compartiments inégaux. Sous la

voûte et dans le vestibule a ciel ouvert qui traversent le bâtiment


antérieur s'ouvrent des trous noirs, des réduits étroits. Dans un
magasin à auvent, grand comme une armoire et éclairé de lan-

ternes fumeuses, trône un marchand d'épiceries ; dans les grandes


niches d'une sorte d'étable, un cafetier a installé ses nattes et son

fourneau. Un escalier conduit enfin aux deux ou trois chambres


que, pour les passagers de distinction, on a édifiées sur une
terrasse.
Autour du pavé irrégulier de la première cour où, les jambes
repliées, des liameaux dorment déjà en masses informes, de
(

petites cellules toujours ouvertes abritent les autres bêles et les

hôtes de peu d mp< ri a mit Sous les arcades massives de la


i > .

seconde sont des greniers, des écuries, des remises.


Les <|eux cavaliers qui nous escortaient arrivent après nous ce ;

sont deux honnêtes marchands. Ils redoutaient la solitude des


SOUSSE. i:S
f
J

steppes et, tacitement, ils s'étaient mis sous notre protection.


On peut à peu près se loger ici, mais mangearia niacach, dit le

fondoukdji. Et nous réalisons à peine, chez l'épicier de la porte,

une melokcïii. — une salade, — abominable: fïral, t'matich ou'


felfel, — oignon, tomate et concombre.
— Allah iquenneh! Bon appétit ! nous dit avec un sourire
légèrement ironique l'Arabe qui, [tour compléter noire couvert,
nous apporte une gargoulette et une chandelle fichée dans une
bouteille.
— Allah iquenna ko u m ! Dieu vous rassasie! nous dit aussi le
plus âgé de nos camarades de route.
Ceux-ci ont pris place près de nous, sur le massif de maçonnerie
dont la natte sert, en même temps, de table et de siège, el tandis
que le plus jeune lient de la main gauche une bougie jaunâtre
qui pleure sur ses doigts, ils plongent la spatule dans le couscous
dont la masse fume devant eux.
— Amdoullah! Dieu vous bénisse!
Les écuelles sont vides...

Nous avons la plus belle chambre de la maison : des murs


soigneusement blanchis; une voûte dont les nervures se feston-
nent des dentelures capricieuses que forment, en se croisant, les
briques des arêtes; une lourde petite porte fermée par i\\\ gros
verrou de bois qui joue verticalement et que maintient en place
un déclic automatique ; une fenêtre solidement grillée ;
pour
mobilier, enfin, une chaise et un étroit lit de camp sur lequel sont
jetés trois ou quatre tapis...

Et les aboiements des chiens, les coassements, — extraordi-


naires en ces lieux, — de grenouilles innombrables, les hurle-
ments des chacals, les holements des chouettes bercent notre
sommeil interrompu, d'heure en heure, par l'arrivée bruyante
d'une bande d'Arabes, par les rêves de Tofla dépaysée, par
rentrée d'une voiture qui vient de Tunis, par le départ d'une petite;

caravane, par les protestations des dromadaires qui trouvent qu'on


s'en va trop tôt.

Voici enfin le jour, frais, joyeux, limpide comme le sourire


âiO DE IMPOLI A TL'MS.

d'un enfant à son réveil ! Sous notre fenêtre, clans un enclos de


cactus, est un jardin toufl'u. Une mare y loge, sous des arbres, les
batraciens dont la mélodie nous a étonnés cette nuit; des hommes
y balancent des seaux de cuir sur les bords d'un puits ombragé ;

à grands flots intermittents, de l'eau y tombe dans un large


bassin; des femmes y remplissent leurs amphores. A l'Orient,

où, derniers voiles de la nuit, se traînent encore quelques


bruines paresseuses, scintille la nier qui frissonne et se dorent les

maisons d'IIamamet... Et tout cela fait un de ces tableaux gracieux


<pii mettent la joie au cœur.
Chacun est dehors ; des
Arabes prosternés prient vers
le soleil levant; un Juif en
calotte blanche lit des ver-
sels de la Bible dans un
vieux petit livre de parche-

min ; les chevaux hennissent ;

les alouettes montent en


chantant dans le ciel d'un
bleu pâle... De toute pari

s'élève L'hymne de la vie à la

nature qui s'éveille.

Ali est prêt; notre équipage s'enlève... Des gerboises traînent


leur queue à travers l'alfa et courent comme des poissons a tra-

vers l'algue; des tortues dont le dos brille au soleil se liaient

lentement vers leurs petites affaires; un lièvre détale... Ne crai-


gnons rien! Il a passe à gauche. S'il eùl passé à droite, noire

voyage ne se lût pas terminé sans une catastrophe.


lit nous nous enfonçons dans les taillis de thuyas au noir feuil-

lage... A gauche, se lèvent des montagnes bleues qui dépendent


du massif du Zaghouan ; à droite, fuient les crêtes du capiton.

-
du Ras-Addar, — dont nous allons couper la base.

Des gourbis sous les branches; une halte d'Arabes a l'ombre


opaque d'un grand caroubier plusieurs fois séculaire avec un
petit puits, des chameaux qui allongent le cou vers les feuilles de
SOUSSE. .'il

l'arbre, des Anes qui broutent, des hommes qui rompent la galette
des voyageurs; plus loin, tics bois tout roses de lauriers et

toujours des caroubiers, toujours des thuyas, — de ces citres


dont la fastuosité romaine faisait des tables qu'elle pavait jusqu'à
trois cent mille francs.

Voici enfin une roule, une vraie route, — la route beylickale

4Ï3g?

\ E BOI I \ \lj ERE.

d'Hamamet et de Nebeul... De loin en loin, des figuiers de Bar-


barie, entourent un henchir ou un abreuvoir; de loin en loin, se

lèvent, — blocs informes, — des ruines de monuments qui ont


dû être gigantesques, des tours à demi renversées el qui, avec

leurs larges brèches, rappellent nos donjons de l'époque féodale.


Sur un plateau s'éparpillent, larges de trois à quatre mètres,

des enclos de pierres grises, de petites enceintes dont les mu-


31
242 DE TRIPOLI A TUNIS.

raillesbasses s'en vont tristement en débris. Des arbres y poussent,


rabougris et noueux; des bouquets de palmiers y l'ont llotter leur
ombre. C'est Bir-Arbaïn, c'est le cimetière de quarante martyrs
tombés dans ou ne sait quelle guerre sainte, dans on ne sait quelle
pieuse bataille des vieux temps. Des tombes récentes les entourent;
les trépassés d'hier viennent dormir près des morts vénérés
d'autrefois.

Les oliviers recommencent. Brich, Belli, Aïn-Tebouriiouk,


Niaroun pressent autour du minaret pastoral le blanc troupeau de
leurs maisons plates. Puis apparaît Gorombalia, horrible petit

village européen où des colons polyglottes boivent de l'absinthe


frelatée et s'accoudent en grognant sur les tables graisseuses de
leurs tavernes.
Au loin, derrière des champs dorés que tigrent des oliviers
très verts, miroitent heureusement les reflets magiques du mirage
et, sur leur argent fluide, nagent dans la lumière les mosquées
de Soliman.

Le paysage s'élargit tout à coup vers le nord; le miroir de la


mer se déploie dans toute sa splendeur... Le ciel, les flots, les

montagnes, tout est bleu.

A droite, s'arrondissent, au loin, les croupes du Djebel-abd-er-


Rhaman, du Djebel-Kourbès, du pays des Beni-el-Kaoli ; à gauche,
sous nos pieds, s'étend la plage d'Hammam-el-Life et, comme un
vol de mi mettes sur un rocher, se posent sur une éminence les

maisons étincelantes de Rhadès qui nous cachent Tunis; plus


haut, le Djebel-Ressas se cuirasse de ses roches plombées et le

Djebel-bou-Gorneïn dresse la mitre de sa cime aux deux cornes.


En face, rougit, au delà d'un golfe, une sorte de l'alaise abrupte,
calcinée par le soleil, écorchée par les vents du large. Des maisons
échelonnent leurs cultes d'albâtre sur ses lianes rocailleux; quel-
ques dattiers y l'ont des taches vertes; le farouche village: de
Bou-Saïd boude dans la sauvagerie de son fanatisme musul-
man. A ses pieds, des monticules arides se; couvrent, en croûtes
grisâtres, des ruines de ce qui l'ut Carthage. Au-dessus de ces
débris informes, une cathédrale, blanche comme une mosquée,
SOUSSE. 243

élève ses tours etsa coupole. La maison des missionnaires d'Afrique


range, à côté d'elle, ses arcades mauresques; un couvent de
religieuses s'y enferme dans l'austérité de ses hautes murailles;
une modeste chapelle nous y parle enfin de saint Louis. Plus près,
entre Rhadès et Carthage, s'étend, comme pour les réunir,
l'ancienne Taenia, le ruban de sable cpie couvre R'halq' l'ved, —
la petite ville de la Goulette dont le golfe sert de port à la capitale

de la Régence. Tunis, en effet, n'est pas sur la mer, mais sur la

rive occidentale d'un lac salé dont la Goulette occupe la rive


orientale. A peu près circulaire et large de dix kilomètres, cette
nappe d'eau communique par trois ouvertures avec la Méditerranée
dont la sépare l'étroite bande de terre que nous voyons d'ici.

A midi, nous sommes à Hammam-el-Lif.


IX

LA GOULETTE

HAMMAM-EL-LIF. — RHADÈS. — SUR LA PLAGE. — LA NUIT. — LA


GOULETTK. LA FLOTTE TUNISIENNE. FORÇATS. - — COMMERCE.
— PLACE AHMED-DEY. KASRA1I. CHEMIN DE FER. LA MALKA.
— CARTHAGE. HISTOIRE. RUINES. SAINT-LOUIS. SUR LE
LAC.

Hammam-el-Lif, — la Mamélife, comme, avec un sans-gêne dé-


daigneux, l'appelle un auteur célèbre qui a entrevu ce pays dans
son itinéraire de Paris à Jérusalem, — n'est guère qu'un village
presque inhabité. Il s'écroule au fond du golfe de Tunis, au
pied du Djebel-bou-Gorneïn dont, vu de près, le profil perd
singulièrement de son aspect grandiose. Les Tunisiens s'enor-
gueillissent cependant de cette bourgade et en parlent comme
d'une rivale future de Dieppe, de Vichy, de toutes les stations
hydrauliques à la fois. Ils appuient la prétention de ces plaisanteries
thermales e1 maritimes sur le voisinage de la mer et d'une source
mi né raie.
En attendant rlammam-el-Lifn'est, dans une chaude saisonnière,
que la débandade d'une petite gare, tête de ligne du tronçon
du chemin de fer qui vient de Tunis; d'une grande maison
garnie, vide en été, déserte en hiver ; de deux cafés ai européens,
ni arabes, installés dans des baraques chancelantes ; de quelques
marabouts qui, désolés, oui fermé leurs droites portes rouges ;
LA GOULETTE.

d'un restaurant dont les plantes grimpantes dissimulent heureu-


sement la misérable charpente de bois ; d'une dar-el-bej ; enfin

d'\[\i établissement balnéaire encore inachevé.


La dar-el-bey, — ancien palais de pacha, — est, mi-italien,

mi-mauresque, un vaste bâtiment aux trois quarts abandonné...


Pourquoi le laisser tomber en morceaux ?... 11 serait si gracieu-

sement, si franchement tunisien au soleil, avec son architec-


ture hybride, sa porte pointue, son petit avant-corps crénelé,
ses inscriptions, ses fenêtres vertes
dans des grilles ventrues !

Un large corridor aux niches tapis-


sées de faïence conduit à sa cour cen-
trale ([lie décore une grande vasque
de marbre, qu'entourent de charmantes
galeries sous lesquelles débouchent les
escaliers. Ne montez pas! Vous trébu-
cheriez sur des marches ravinées, vous
vmis perdriez dans un labyrinthe de
couloirs sonores, embrouillés comme
un écheveau de fil entre les pattes d'un
h ni m M-t
singe, dans un dédale de pièces que \ i.-i. 1 1 :

LE CONCIERGE DES BAINS


des fenêtres étroites éclairent à travers
des murailles de forteresses, dans des boyaux obscurs où vous
entendriez des bruits incompréhensibles, des craquements
inexplicables... Et vous vous croiriez égaré dans quelque
demeure hantée, dans quelque manoir où se cacheraient les qua-
rante voleurs d'Ali-Baba.
Suive/, cependant les détours de cette allée ténébreuse.
— Alloumetl ? vous demande le nègre qui vous guide et dont
la face noire se fond dans le noir qui vous entoure.
Si vous n'avez pas d'allumettes, rebroussez chemin ; si vous en
avez, fiât lux! Et, à tâtons, — le long des murs en moiteur, sur des
dalles qui glissent, sur des moellons qui basculent comme des
trébuchets, — vous allez, par une atmosphère étouffante, hésitant
a chaque pas. comme si des soupiraux s'entr'ouvraient devant
vous. Vous atteignez ainsi une petite salle. In peu de jour y
246 DE TRIPOLI A TUNIS.

tombe par dos trous pratiqués dans son dôme ;


sons une galerie
s'y étendent des planches et des nattes pour les baigneurs qui
peuvent facilement s'y donner l'illusion macabre d'être des sujets

déposés dans les caveaux d'un amphithéâtre et attendant leur


tour d'aller éparpiller leurs membres sur les tables de dissection.
A côté, dans un réduit où la respiration devient un travail

horriblement laborieux, bouillonne la petite —piscine où arrive

à la température de 5o°, — l'eau purgative, bicarbonatée, chlorurée,


sulfureuse, lithinée, arséniatée, ferrugineuse et surtout empestée
qui sort de la montagne. C'est le hammam qui donne son nom à

celle station balnéothéra pique. Hammam-el-lif, — le bain du nez...


Mais pourquoi plutôt du nez que de tout autre accessoire de la

bête humaine ?

Quant à l'établissement thermal, il ressemblera tout simple-


ment, dans un temps très lointain, à celui d'Aix, de la Bour-
boule, de Cauterets et autres pays aux eaux miraculeuses.
La plage n'est, au delà d'un plateau désert, qu'une bande de
sable où le soleil fait craquer quelques cabines, où une sorte de
caserne de douaniers loge des familles maltaises qui, en costume
de bain, y vivent dans une promiscuité digne des Soudaniens de
Tripoli.

Ali et Tof'la nous attendent sur la carrossa... La mer, d'un


cote, des collines rocailleuses de l'autre ; une grande route à

travers des bois d'oliviers semés île petites fermes... Et, en moins
d'une heure, nous atteignons le fondouk Choucha où nous
prenons, à droite, un chemin qui se dirige vers le nord. Toujours
des oliviers ; puis le pittoresque village de Rhadès avec ses
jardins, avec son minaret qui étincelle et. péniblement, nous
entrons dans les sables de la'Lenia...
t'n pont de bateaux sur l'ancienne bouche du lac; une espèce
d'ile où, — au milieu de palmiers, de petits jardins, de construc-
tions militaires, — s'élève le /.a/a/,, — le bagne bevlickal, — un
bac qui, à la terreur de Tof'la et au grand étonnement d'Ali, nous

transporte, chevaux et voiture, au delà de la nouvelle bout lie ;

une petite kasbah circulaire où le boy rend quelquefois la justice


LA GOULETTË. 247

cl près de laquelle s'élèvent les deux colonnes du ^il)cl : quelques


maisons éventrées par un Haussmann africain ; un pont tournant
sur une sorte de canal et nous sommes à la Goulette.

La nuit esl tombée quand nous arrivons et comme à Sousse,


c'est sur la plage qu'on vit ici après le coucher du soleil.

Là s'alignent des baraques où on donne à boire, des maisonnettes


où on donne à manger, des cales où des Nègres l'ont une musique
étourdissante, des terrasses où, sous des loils de jonc, des
Européens, heureux de respirer enfin, s'assoient autour de
tables chargées de boissons multicolores.
Entre ces constructions hâtives et les vagues qui murmurent et

se pâment sur le rivage, errent, — discrètement éclairés par les


grands fanaux que portent, comme à Kaïrouan, des pieux fichés
en terre. — tout un monde jaune, rouge, vert et blanc, toute une
foule papillotante de Juives et de Juifs. Les femmes ont laisse'' au
logis la gène du grand voile et ce ne sont partout que caleçons
blancs, que coiffures d'or, que blouses légères, tombant à peine
au-dessous tles tailles.

Des cuisiniers ambulants se sont accroupis derrière une large


planche que supportent deux pierres et que couvrent des comes-
tibles à prix réduit; à leur droite, brûle, enfoncé dans le sable, un
fourneau portatif; à leur gauche, blanchissent et verdoient des
paniers d'œufs et de salade.
Gomme les autres, deux vieux petits Israélites voûtés et branlant

le chef — rajel ou zouja, le mari et la femme. Philémon et

Baucis — leur achètent les éléments d'un souper frugal, et ils

vont s'asseoir au bord des flots.

Des groupes se forment; de toutes les familles assises en rond

s'exhalent, dans la nuit, des musiques grêles comme des rires


d'enfants ou ronflantes comme des sommeils de gros hommes
repus.
— - M'raïed fani,ya tofla, — Elbek dur banil Je vais mourir,
mademoiselle, et mon cœur encore palpite pour vous ! bêle sur la

guitare un Isaac pelotonné derrière une Rébecca de quatorze


ans qui baisse se longs yeux.
2 '.8 DE TRIPOLI A TUNIS.

Et toute la tribu se tait et l'écoute.

Toujours comme à Sousse, niais sur une plus grande échelle,


des établissements de bains auxquels conduisent des passerelles
s'élèvent au large, sur des pilotis invisibles dans la nuit, et
semblent planer sur la mer calme. On s'y désaltère et on y dîne.
Des lanternes illuminent leur plate-forme au fond de laquelle
joue un orchestre italien... Et les darboukas des établissements
voisins où dansent et chantent des aimées Israélites couvrent de
leur tapage ses mélodies frétillantes ou langoureuses. Au delà de

la barrière, l'œil se perd dans la profondeur bleuâtre des ombres


marines piquées de mille feux. En haut, scintille le sable d'or

I. \ G OUI I III.

des étoiles et blanchit la bande phosphorescente de la voie lactée ;

en bas. rougissent les Canaux des navires au mouillage et tremble


le sillage de la lune ; de tous côtés, comme des épées flam-

boyantes, s'enfoncent dans les eaux les reflets onduleux des


lanternes qui voguent sur des barques... Et, sous nos planches,
dans l'épaisseur des ténèbres, éclatent des rires et des cris de
baigneuses nocturnes.
On fait plus que manger en ces hôtelleries aquatiques, on y
loge à la nuit, dans des cabines donl le plancher à claire-voie

laisse monter jusqu'au sommeil de leurs locataires la fraîcheur,

les parfums, la plainte monotone des vagues...

Large d'une vingtaine <b' mètres, défendue par deux bastions,


LA GOELETTE. 249

flanquée d'une baraque où flotte le pavillon ictérique de la >Saritt : ,

une troisième coupée, — la Goletta, la petite gueule, — traverse


la tligue naturelle delà Tutiia. Elle donne passage aux navires qui,
grâce à leur faible tirant d'eau, peuvent entrer dans le lac, à ceux
qui transportent à terre les passagers des paquebots forcés de
stopper à un grand kilomètre au large. Près d'elle s'enfonce le

8
..l/ "! ^&^SHF" PIS:

la collette: le canal.

canal qui servait autrefois de port aux embarcations de la floU<

tunisienne.

Cette flotte se composait, il y a quarante ou cinquante ans,


d'une frégate que Louis-Philippe avait offerte au bey de l'époque.
Ce souverain, cependant peu prodigue, avait poussé la générosité
jusqu'à joindre à ce présent \m capitaine de vaisseau chargé de
le faire manœuvrer. Pour sauvegarder l'amour-propre de ses
3-2
250 DE TRIPOLI A TUNIS.

officiers de mer, le gouvernement tunisien y avait malheureuse-


ment embarqué, en même temps, un capitan-paclia.
— Avec deux capitaines, dit sagement un vieux proverbe
maritime, la barque va à terre.

Et cela m- manqua pas d'arriver... Consterné de ce désastre, le

bey voulait au moins savoir comment il s'était produit... (Vêlait la

ruine totale de sa marine !

— Capitan dormir, disait l'amiral indigène, oscrivan escrivir,


pilota macacli sabir... ou bastimento perdir.
Jamais, ou n'en put tirer autre chose... Et, depuis ce jour
néfaste, la puissance tunisienne ne posséda plus d'escadre. Deux
croiseurs désemparés qui habitaient Sfax au moment de l'occu-

pation, — VEssed et le Bèchir, — servirent seuls de prétexte au


maintien de ses officiers de vaisseau... Ils avaient, par de bons et

de loyaux services, acquis des droits imprescriptibles !

Le port ne sert plus aujourd'hui (pu 1


de refuge a des barques
italiennes; à des mahonnes qui arborent la flamme verte et rouge
de Tunis ; a des farelles et à des paranzellcs qui. largement
ceintes de couleurs éclatantes, enjolivées de saints naïfs et

d'arabesques enfantines, hissent le pavillon timbré de la croix


de Malte ; à des speronares bariolés de dragons, d'œils de jonques
chinoises, de têtes de maures et de nymphes, d'anges et d'amours,
de saintes Vierges et de Vénus. Et ceux-ci coiffent leur haute
étrave et leur gouvernail démesure de perruques en peau de
mouton ; ils suspendent à leur gros mât tronqué des voiles où se
peignent des séraphins, des poissons el des cavaliers ; ils
y
hissent des filets qui sèchent, déployés en larges triangles de
dentelle roiigeàlre.
Les jours où arrive le courrier de France, une multitude gla-
pissante d'Européens et d'indigènes se bouscule, — au milieu des
malles, des valises ci des caisses. — sur le vieux petit quai de
•ce vieux petit port. Des maiins arabes dont, roulé en maigre
turban, un mouchoir serre le grand bonnet de laine blanche s'y

disputent alors avec des hommes appartenant a celle curieuse

variété de l'espèce humaine qu'on désigne en Algérie sous le


LA GOULETTË. 231

nom générique d'jaouleds... El ils vocifèrent, ils se poussent, ils

se tiraillent, ils se battent au milieu des colis en déroute; ils se

les arrachent comme dos épaves que la providence d'Allah aurait


jetées sur leurs côtes.
Autour d'eux, musardent, désœuvrés, des soldats tunisiens,
badauds el encombrants comme les fantassins de tous pays; les
larges manches de leurs chemises flottant sur leurs bras nus, des
gamins boutonnent sur leurs épaules un gilet qu'orne, à la place

du cœur, un gousset découpé en croissant; des musulmans très


notables, — les descendants les plus purs des Maures andalous! —
se drapent, avec une emphase bouffonne dans Yhabaya, cette vaste
chemise de laine groseille, pèche, prune ou abricot que, à l'in-

verse des nôtres, ils portent par-dessus tous leurs vêtements...


Et, — plus volumineux, sous son casque de toile, qu'un capi-
taine de pompiers sous son heaume de cuivre, — l'agent com-
mercial de la compagnie à laquelle appartient le navire arrivé
brandit, comme un sabre, son parasol blanc, — insigne de sa
dignité. — et, de la voix et du geste, gourmande les travailleurs

polyglottes dont il a le difficile commandement... In fonction-


naire qui croit remplir un sacerdoce, résiste aux prières lar-

moyantes d'une jeune femme à laquelle, pour la noyer, on arrache


une pauvre petite plante que, — souvenir du village natal, —
elle apportait d'Europe. La malheureuse! Sans la vigilance de
cet inflexible cerbère, elle allait infecter de phylloxéra toutes les

vignes de la Tunisie !

Accouplés, tles vauriens patibulaires traînent leur chaîne et


feignent de balayer. Ils sont vêtus de grosses vestes de drap
brun, de vieux burnous en lambeaux, de guenilles sans couleur
ni forme. Khroumirs récalcitrants, voleurs vulgaires, Arabes pil-

lards, détrousseurs de caravanes amenés du sud, ravageurs de


mer dragués dans les parages de Kerkennah et porteurs de tètes
de bandits maritimes pareilles à celles que l'imagination prête
aux gredins qui montaient autrefois les chébèques des corsaires,
ce sont-les forçats du pays... lit, surveillant du coin de l'œil la

matraque des gardes-cliiourme, marmottant on ne sait quelles

prières, ils tendent à tout venant des mains noires et sèches


252 DE TRIPOLI A TUNIS.

dans lesquelles tombe parfois une karroube ou une pincée de


tabac.

Venus directement de Marseille ou ayant déjà passé par les

escales d'Algérie, trois paquebots transatlantiques mouillent à la

Goulette chaque semaine; deux autres y viennent de Tripoli par


la côte ou par Malte. Chaque lundi voit, en outre, arriver un
bâtiment des Transports maritimes et un courrier qui réunit Tunis
à l'Italie.

Transportées des navires à Tunis par des bateaux plats qui


traversent le lac ou transbordées sur des mahonnes, puis voitu-
rées en chemin de fer, les marchandises sont, à la Goulette,
l'objet d'un transitdans lequel la France occupe le premier rang.
La moitié de l'importation est entre uns mains. Nous envoyons
aux Tunisiens trois t'ois plus que l'Angleterre, quatre fois plus
<pie l'Italie...

C'est seulement ainsi et non par des impôts directs, c'est en

ouvrant de nouveaux débouchés à son industrie et a son négoce,


que les colonies el les pays de protectorat doivent enrichir leur
métropole. Que des droits frappent les produits étrangers mais
que les noires entrent en franchise! Et nous accentuerons encore
notre prépondérance commerciale.
Au grand désespoir des Algériens, justement jaloux de cette
faveur, les douanes françaises laissent passer librement les dén-
ués tunisiennes el cependant, si nous l'emportons dans le com-
merce d'importation, l'étranger l'emporte dans le commerce
inverse. L'Italie, par exemple, tire de la Tunisie quatre luis plus
que nous. El il y a lieu (le s'en féliciter encore. .Nous gardons
notre argent el c'est avec les lires italiennes (pie les Tunisiens
payent nos produits; elles ne fonl que traverser Tunis pour
arriver en France. Cette exportation s'augmente chaque jour.
Elle était, par exemple, de quatorze millions en 1889, elle a été

de vingt-cinq millions en 1890!


(lue le liey acliève d'abolir la laxe de sortie donl sonl grevés
les produits de ses sujels el cpii, pal l'ois, l'ail reculer les acheteurs
et celte forme de commerce s'étendra encore. Nous aurons ainsi
LA GOULETTE. 253

amélioré les affaires du pays, comme nous en avons déjà amé-


liore l'administration et la justice.

Deux plaideurs se présentaient-ils autrefois à la barre de cer-


tains cadis? Celui qui apportait un pain de sucre ou une cou fie
de dattes avait gain de cause contre celui qui se présentait les
mains vides.
Un cultivateur récoltait-il deux ou trois cents keffiz de blé?
— Cinquante te suffisent, lui disait-on.

Et on confisquait le reste.

Un Arabe de la plaine avait-il un beau cheval, un étalon de


race ? On le mandait à Tunis.

1. A GOELETTE: SUR LES II E M P A II T S

— Combien bête? ta un général. lui disait

— Elle n'est pas vendre. à


— Tu sors de question. Combien
la ?

— Mille piastres, gémissait propriétaire résigné. le

— En voilà cent! Que tes gens amènent l'animal! Et en atten-

dant, nous te gai-dons en otage.


Des esclaves grecs entraient-ils au Bardo sans sou ni maille. 1

S'ils savaient plaire, ils étaient bientôt vingt fois millionnaires.


Un nouveau caïd, — <|ui, d'ailleurs, avait acheté sa charge, —
était-il envoyé dans une tribu.' Vile, il y faisait une tournée et,

outre les droits réguliers, il prélevait sur elle l'haqq-es-sabats, —


le prix des savates qu'il usait en parcourant son territoire el qui
s'élevait parfois jusqu'à cent mille francs...
2oi DE TRIPOLI A TUNIS.

Les temps sont bien changés et, — avec une satisfaction qu'elle
ne cherche pas à dissimuler, — la population indigène a vu nos
représentants porter la lumière dans les ténèbres de son gouver-
nement, l'aire régner la justice dans sa justice, réprimer les exac-

tions dont elle était la victime tremblante, chasser les parasites


qui s'engraissaient de son sang. Elle a vu ses impôts diminués,
ses contributions mieux administrées; elle verra bientôt sa for-
tune s'accroître avec la nôtre, son bien-être s'accroître avec sa
fortune. Elle aura des routes, des puits, des ponts, des phares,
des chemins de fer, des télégraphes. Elle jouira, — sans qu'on
les lui ait imposés par les armes, — de tous les bienfaits d'une
civilisation maintenant en avance sur la sienne. L'autonomie dont

elle a plus que les apparences, lui enlèvera tout prétexte à une
révolte à laquelle elle ne songe guère et qui serait dirigée moins
contre nous que contre le bey, notre allié et son souverain légi-
time. Elle nous sera unie enfin, non par les liens d'une gratitude
qu'il ne faut attendre de personne, mais par ceux de l'intérêt

commun... Et l'expédition qu'on appelait une déplorable aven-


ture nous aura, — par une sorte d'association tout amicale
entre les Tunisiens et nous, par une conquête toute pacifique, —
donné la plus calme, la plus productive, la meilleure de nos
dépendances. Les bénéfices que nous en retirerons, les avantages
dont elle jouira elle-même prouveront que, — lorsqu'il s'agit de
pays habités par des êtres intelligents et placés à notre niveau

sur l'échelle de l'humanité, — le protectorat est encore le meilleur


des modes de colonisation. Pour ceux qui voudraient assimiler
la Tunisie a l'Algérie, il est cependant moins sur que l'annexion
pure et simple. La Tunisie peut encore échapper à notre tutelle,
disent-ils; elle peut encore obéir aux instigations des puissances
rivales. Dans tous les discours qu'ils lui adressent à l'occasion

dis fêtes officielles, les consuls d'Angleterre et d'Allemagne


ne manquent guère, il est vrai, de faire miroiter aux veux du
he\ l'espoir de recouvrer l'indépendance, la possibilité de faire,

sans nous, le bonheur de son peuple. Les Italiens, de leur

côté, protestenl encore de leur mieux contre notre immixtion


dans les affaires de la Tunisie; ils conservent leur poste et leur
LA GOULETTE. 2oo

chambre de commerce; ils tâchent d'attirer el d'endoctriner les


jeunes indigènes dans les collèges que nous avons la générosité
exagérée de leur laisser ouvrir; ils saisissent le moindre pré-
texte, — une expulsion de capucins gallophobes, par exemple, —
pour se mêler de nos affaires... Qu'importe! Ce ne sont là que
des animosités qui s'éteindront à la longue et dont sauront avoir
raison l'honnêteté, l'habileté, l'énergie de nos fondés «le pouvoir
auprès du bey. Kl le jour n'est pas loin où rien ne prévaudra
contre nous. ..

Revenons à la Goulette. Elevé sur un terre-plein et haut à


peine de deux mètres, un rempart règne comme une arête sur

la langue de terre qui sépare le port d'avec le large. Ses embra-


sures démantelées laissent passer la gueule noire de vieux
canons inoffensifs gardés par des artilleurs indigènes qui tri-

cotent placidement, à l'ombre d'un écran de toile orienté comme


la tente île nos tailleurs de pierre. In pantalon de canonnier
français, une veste de zouave, un fez timbre d'une plaque de
cuivre aux armes beylikales et doublé d'un bonnet dont le bord
apparent le souligne d'un étroit liséré blanc : lel est l'uniforme

de ces guerriers pacifiques.


Au bout de ce rempart, s'effrite, roussie par le soleil, une très

ancienne forteresse. A ses pieds, wn petit pont tournant enjambe


le canal et, à la file, des chameaux le traversent qui se rengor-
gent, le museau en l'air, ou qui grognent dans leur muselière
d'alfa.

Là commence, pour se diriger vers le nord, la place Ahmed-


Bey, espèce de large boulevard qui, — avec ses galeries et les
fenêtres de ses hautes maisons à l'européenne, — constitue
la principale avenue île Des peupliers biscornus y
la Goulette.
répandent la fraîcheur de leur ombre; des cafés comme les
nôtres y mettent la gaieté de leurs tables en plein air, de leurs
tentes rayées <|iii claquent à la brise. Ce n'est plus la Tunisie.
Provençale, italienne, arabe, la Goulette est un pays sabir, un
pays hybride comme
langue qu'on y parle et que les vieux
la

Moghrabins prennent pour le français le plus pur.


-2M". DE TRIPOLI A TUNIS.

— De quelle nation est donc cet homme? disait l'un d'eux en


montrant un Ponantais à un capitaine de la Canebière. 11 me
demande du son, du son... Qu'estai- du son.'

Du race, répond le .Marseillais dans l'idiome des fêlibres.

Ah! du race? Je le pensais bien qu'il n'était pas de
France !...

Mais quelle joyeuse animation autour de nous! De toute pari


retentissent les appels des marins, les cris des fruitiers ambu-
lants, les disputes hurlantes des Napolitains et Où
des Maures...
est le silence morne tics déserts Où est le recueillement
?

religieux de Kaïrouan ? Braillard comme savent l'être les Arabes


quand ils ne se renferment pas dans un mutisme systématique, un
poissonnier traîne dans la poussière la queue de deux énormes
méros qu'il lient par leurs ouïes sanglantes. Un autre promène
dans le tintamarre de la foule un paquet de mulets qu'il a enfilés

par la bouche, les offre à chacun, les secoue comme un panier à

salade, les fait tournoyer sur sa tête et menace d'en fouetter la

joue d'un Sicilien qui, dédaigneusement, lui en a offert un prix


dérisoire, Un troisième a couché sur sa main un paquet d'aiguilles
qui balancent leur long bec d'un côté, leur queue effilée de l'autre,
l'n quatrième porte, ainsi qu'une corbeille sacrée, un panier de
crevettes longues comme la main, grosses comme les deux pouces
réunis et récrimine contre une Maltaise qui, pour les déprécier, a

ose les comparera des djérads, — a de misérables sauterelles. Et,


à grands cri*, 'les maraîchers poussent devant eux des bourri-
(|iiets et des chameaux accablés de tristesse.
Des hammals, — îles portefaix, — ploient sous le tonneau ou sous
l'énorme coujffe dont leur dos esl chargé. Une calotte tricolée à

jour, un mouchoir roulé en corde, un bonnet crasseux, au flot

ébouriffé, leur servent de coiffure; les uns jettent sur leur

djoubba un caban de laine blanche ou sont vêtus d'une longue


ei épaisse chemise brune les autres s'emmaillottenl dans une
;'

jupe sans plis. — une fouta de femme. Leur poignet es) serré

dans un bracelet de cuir; leur taille esl ceinte d'une sangle

brodée ou d'i large ceinture de peau que boucle un fer-

moir de cuivre découpé en poisson aplati. Cette image écarte


I.A (iOULIiTTE. 257

encore le mauvais œil et, — comme jadis dans les catacombes où


elle était l'emblème du Christ, — elle est partout ici peinte sur
les murailles, tantôt simple, tantôt formée de trois poissons qui
s'enlacent en une sorte d'étoile.
Souvent coiffés du turban de corde des Arabes, des Maures

.* GOULK'I'TE: 1 ACTIONNAIRES.

citadins, — résultat de toutes les races qui, tour à tour, ont


envahi ou habité le nord de l'Afrique, -traînent en savates leurs
babouches jaunes et flânent, toujours inoccupés. Leurs tempes
sont épilées ; leur moustache aux bouts tombants est, dans sa
partie "moyenne, coupée en brosse et découvre leur lèvre; leur
barbe légèrement taillée en pointe est rasée avec un tel soin
sous le menton et sur la partie antérieure des joues qu'elle
33
258 DE TRIPOLI A TUNIS.

leur fait comme un bandeau odontalgique ; à leur chachia enfin


se balance l'énorme gland de soie sans lequel un Tunisien se
croirait déshonore...

Des Nègres rient et gesticulent, débraillés dans des friperies d'un


pittoresque désopilant, fagotés de défroques d'une drôlerie indes-
criptible, drapés dans des accoutrements de mardi-gras... Une vraie

descente de la Gourtille. Des Koulouglis, — fils de Turcs et de


Maures, — se promènent avec des hommes qui, — Musulmans,
Maltais, Provençaux, Espagnols et Juifs, tout ensemble, — n'ap-
partiennent à aucune nationalité distincte. Des galons blancs cou-
rant sur toutes les coutures de leur épaisse gandoura velue, des
matelots arabes s'en vont avec des matelots maltais qui, affublés
d'une grosse veste à capuchon, parlent à peu près leur langue et, en
eux, retrouvent des frères. Une escadre française vient, enfin, de
mouiller au large et ses hommes mettent dans ce monde bigarré
leur large col bleu et leur joie toujours et partout exubérante.
Conduites par de grands noirs en livrées écarlates, en cafetans
bleu de ciel brodés d'or, en vestes sombres soutachées d'argent,
des voitures passent, pleines d,e croix et d'épaulettes... L'état-

major de notre (lotte va, à la Marsa, rendre visite au bey et en


rapporter des Nichams.
Charmant tout cela !... Mais l'endroit est inhabitable. Les
cousins, que les arbres voient, chaque nuit, éclore par milliards,
n'attendent pas, pour effectuer leurs sorties belliqueuses, que la

une ait brandi le croissant de son cimeterre au ciel de Mahomet


Ils fondent sur nous en bataillons serrés, comme si, bons mous-
tiques musulmans, ils avaient juré de débarrasser l'Afrique de la

présence du roumi.
Marchons. Au fond d'une petite cour ouverte de toute sa
largeur, se décrépit un vieux monument très barbaresque et dont
les murs grisâtres portent comme des dents branlantes des
créneaux ébréchés. Des soldats et des officiers en calotte rouge
en gardent l'entrée en fer à cheval, la porte séculaire dont les

battants, bordés de clous énormes, ne s'ouvrent en grondant


que pour laisser passer des galériens. C'est une kasbah, —
comme partout, — une sorte de forteresse qui sert d'arsenal
LA GOULETTE. 259

et que, de l'autre côté, un cimetière entoure de ses lombes.


Enfonçons-nous au hasard dans les rues latérales. Il y a peu à
voir... l'ius encore que la place Ahmed-Bey, la Goulette entière a

le même aspect italien, le même faux air napolitain. Partout bru-


nissent au soleil des plats de pomi cToro — de tomates — écrasées

en coulis; partout, — en gros échcveaux jaunâtres, — des macaroni


se suspendent à des séchoirs; partout des yeux noirs de femmes à

la peau très brune brillent dans l'ombre de taudis charbonnés...


Sommes-nous déjà à Portici ou à Torre dell'Annunziata ?

Seuls quelques Ahazverus, — quelques Juifs errant par les rues,


— seules quelques Juives, vautrées, avec leurs enfants, derrière
les barreaux d'un balcon cpii en prend l'air d'une grande cage de
faisans dorés, donnent la note tunisienne aux maisons qui. -
pour être transplantées sur cette terre où elles poussent comme
chez elles, — semblent avoir été arrachées aux pieds <\u

Vésuve.

Au bout de la Grande-Place s'élève la gare du petit chemin de


1er qui, en passant par la Marsa, va île la Goulette à Tunis. C'est
une sorte de halle précédée d'une véranda sous laquelle bâillent
les guichets. Affiches, machines, billets, employés, tout arrive de
Rome... Nous sommes dans le pays del re Umberto.
Al Labour el behr, — le vapeur de terre, comme les Arabes
appellent le train pour le distinguer du paquebot, al babour el
bahr, le vapeur de mer, — suit, pour aller de l'extrémité orientale
à l'extrémité occidentale de son principal diamètre, la rive

septentrionale d'El-Bahira...
Les voitures de première classe sont à moitié vides ; découvertes
comme les tramways de Marseille, celles de troisième classe sont

bourrées de promeneurs indigènes, de Juives aux bonnets


étincelants et aux figures poupines, de Maltaises, de Siciliennes,
de Napolitaines... Les yeux de velours semblent avoir été ras-
semblés ici pour les opérations d'un concours de beauté... Et
dans un charmant embarras serait l'heureux comité chargé de
décerner la pomme !...

// babour siffle et mule... L'n quart d'heure de vacarme et il


260 DE TRIPOLI A TUNIS.

nous dépose sur le quai de la pelile station de la Malka-San-


Luigi.

A l'est se renfle un repli de terrain aride où, roulée dans sa


robe bleue et défendue par un chien maigre, une bergère garde
ses noirs moutons au milieu des buissons épineux. Au delà de ce

seuil hérissé, — au deuxième plan, — un ravin sépare deux


collines qui portent des couvents et une église. Terrasses de
petites maisons grisâtres, quelques lignes horizontales dépassent
à peine des haies formidables, des falaises, des cascades de

L \ GOl LETTE : Cl M ETI ÈRE.

cactus et d'aloès. C'est le village qui donne à la gare la première


moitié de son nom.
Nos pieds entrent dans des gravats brûlants el très anciens;
des portes se ferment devant nous ; des entants nous regardent,
méfiants. Au bourdonnement des mouches, un boucher est

accroupi dans la poussière, sur le seuil de sa pelilt- boutique. Il

dispense à des femmes agenouillées autour de lui le mouton (pie

son tranchoir carré dépèce avec fureur. Assis cote à côte, dix-

huit chiens «les deux sexes, - - la gueule ouverte, le ventre


ballant de faim, les yeux pétillants d'une convoitise suraiguë, —
sont tant préoccupés de ce qu'il fait qu'ils oublient d'aboyer après
nous. comme il dédaigne lui-même de nous répondre...

Passons !

Au milieu du village se creuse une vaste fosse dans laquelle,


LA (iOLLETTK. 261

contiguës et parallèles entre elles, se rangent quatorze longues


constructions dont, percée de trous, la voûte est au niveau du sol
supérieur. Elles étaient jadis souterraines mais on les a,

pour ainsi dire, dégagées de leur gangue. Des sentiers en


pente douce y conduisent ; un écroulement a ouvert au milieu
d'elles un vide dont on a fait comme une petite place publique;
on a, à travers leurs parois, percé des portes et des fenêtres ;

on en a l'ait enfin des maisons et des écuries où, dans le fumier


«t la paille, vivent bêles et gens... Ce sont des citernes anté-
rieures à l'époque romaine.
Gravissons cette hauteur et arrêtons-nous.

1.4 MALKv : CITERNES IN TIQUES.

— Passant, va dire à ton maître cpie tu as vu Marins assis sur


les ruines...

Tout est mort, tout est vide autour de nous... Et cependant,


indécis comme clans un songe, des palmiers, des colonnes, des
monuments sortent des roches grises... Le murmure d'une foule
invisible gronde comme celui d'une mer lointaine ; le pays se
peuple ; le désert vit.

Quelle est cette cité populeuse ? Dans quel monde enchanté la

folle du logis nous a-t-elle transporté d'un coup de sa baguette


magique ?...

A droite, — vers le sud, — derrière une épaisse muraille; der-


26-2 DE TRIPOLI A TUNIS.

rière des rues et des maisons à six étages; derrière les bâtiments
majestueux, les portiques et les pylônes d'une agora ; derrière des
temples et des thermes, se pressent des vaisseaux. Leurs mâts
s'emmêlent, comme les troncs d'une foret sans feuilles, dans deux
ports qui communiquent entre eux et que des jetées défendent
contre l'envahissement tumultueux des vagues. Carré, bordé d'en-
trepôts, le premier est encombré de navires marchands; circulaire
et protégé par une forteresse qui s'élève, comme un donjon, au
milieu de ses eaux tranquilles, l'autre est réservé aux bâtiments
de combat... Plus loin miroite le golfe où voguent les galères; â
l'horizon vaporeux s'estompent le promontoire d'Apollon, le cap
Hermanus, les monts Zeugitanes et les monts Zuchares.
A nos pieds, cette maison est celle où naquit Hannibal.
Le temple qui couronne cette éminence, — là bas, au delà
d'un cirque, au delà d'une place d'armes où étincellent des
casques et des cuirasses, — c'est le temple d'Eschmoun, le soleil

bienfaisant.
A gauche, — vers le nord, — derrière un théâtre et une basi-
lique ; derrière des bains et des galeries ; derrière des temples à
la Mémoire, à Didon divinisée, à Baal-Moloch, le soleil dévorant
comme celui du désert, — se découpent, sur l'acier du ciel, les

arcades élancées d'un aqueduc rougeâtre et sourcillent des


sanctuaires redoutables...
Nous sommes à Byrsa, au cœur de Khart-Hadaeh, de l'antique
Carthage.
Un double rempart que traversent les portes de Furne, de
Thapsus et de Sévesle décrit un triangle irrégulier dont ce
quartier sacré occupe le sommet, dont la mer baigne la base. Il

sedéploie sur trente kilomètres; il enferme la riche métropole où


vivent six cent mille hommes. Massives, de grosses louis le
flanquent ;
des voûtes divisent en étages l'espace compris entre
les deux murs qui le forment. Dans ses écuries barrissent les
éléphants de guerre; au premier étage — où les a conduits un
plan incliné, — piaffent les chevaux des auxiliaires numides;
plus haut, s'emmagasinent les harnais et les armures; plus haut
encore se logent les soldais mercenaires; plus haut, enfin, sur les
LA GOULETTE. 263

terrasses, veillent les défenseurs salariés de la patrie punique.

Autour île ces fortifications prodigieuses court une route ceinte


d'une nouvelle muraille que longe, à l'extérieur, un chemin de
ronde défendu lui-même par des fossés et par des palissades.
Au delà, — toujours au nord, — s'élève la colline qui cache

Utique et Kamark. Des puits, au fond desquels s'ouvrent des


caveaux qui habitent des cercueils, se creusent dans ses flancs.

C'est la montagne des sépultures... A ses pieds s'étendent les


villas et les jardins de l'immense faubourg de Megara...
Ecoutons! Des sonneries éclatantes déchirent l'air alourdi de
soleil; le peuple escorte les suffètes et des acclamations roulent
dans la cité fantôme... Pourquoi ce bruit et ces fanfares? Pour-
quoi ces joyeuses clameurs ? Cartilage a vaincu Massinissa, son
ennemi noir et farouche ; Cartilage est en fête.
Et de rouges clartés se plaquent, sanglantes, aux fûts trapus des
puissantes colonnades. Blafardes, fantastiques, des illuminations
polychromes s'enroulent aux tours embrasées, s'allument au
fronton des temples. La fumée des sacrifices monte lentement
dans le ciel obscurci. Les prêtresses infâmes chantent et dansent
devant les autels d'Astarté l'Impudique. Des cris d'enfants, de
longs cris de douleur et de désespoir, s'étouffent et meurent aux
lianes incandescents des divinités monstrueuses, des idoles au
front d'airain...
Delenda est Carthago !... Un roulement sourd, prolongé, ébranle
le sol qui gronde comme aux frémissements précurseurs d'un
tremblement de terre; des nuages de poussière flottent au loin en
vapeurs menaçantes ; des chars de guerre grincent sur leurs
essieux... Les balistes, les catapultes romaines!...
Et l'incendie déroule son linceul de flammes sur la patrie d'Ha-

milcar; les sanctuaires flambent; l'épouse d'Hasdrubal jette dans la

fournaise ses fils qu'elle a poignardés et s'y précipite elle-même;


les monuments de la grandeur phénicienne vacillent et s'effon-

drent ; Scipion triomphant fait rouler les débris de Cartilage sous


les pieds" de son cheval; Rome n'a plus de rivale !

De nouvelles tours, de nouveaux temples s'élèvent. La foule


rugit à présent dans l'amphithéâtre où, sous la dent des lions de
2G4 DE TRIPOLI A TUNIS.

Libye, se déchirent en lambeaux les membres des chrétiens ; les


(lamines font fumer l'encens sur les autels de Jupiter et de Mer-
cure ; sur le forum qui a remplacé l'agora, les fds de Romulus
révent de conquêtes qui leur ouvriront le continent mystérieux
dont ils tiennent la clef. Comme le Phénix égyptien, Carthage
renaît de ses cendres; une ville romaine a remplacé la métropole
dont elle a gardé le nom...
Mais des nuages noirs s'amoncellent au large et, de l'Occident
accourt l'ouragan des barbares de Genséric, vengeurs inconscient
des premiers Carthaginois...
Une fois encore la cité d'Elisa resplendit au soleil. Elle n'est

plus punique ni romaine ni vandale; elle est grecque, elle est


byzantine, maintenant. Va-t-elle reconquérir ses richesses et sa
grandeur passées?...
Delenda est Carthago .'... Le vieux Caton semble avoir prononcé
contre elle un anathème éternellement implacable et, sortie de
l'Orient, la tempête rouge de l'Islam s'abat sur elle et la déracine.

Après la mort de leurchef, Hassan le Gassanide, les musulmans


tentent cependant de la reconstruire :

— Montjoye-Saint-Denis !

Et Louis IX, l'un des fléaux dont la main de Dieu a battu celte

terre condamnée, arrive à la rescousse...

Tout tombe, tout s'écroule et, pour jamais, celte fois tout
sombre dans la nuit... Carthage a disparu de la lace du monde.

La vision s'est évanouie... Grands papillons sur une prairie

d'azur, les felouques, les balancelles, les mahonnes à la double


voile en ciseaux voltigent sur les Ilots pailletés où passaient les

trirèmes; là-haut où flamboyaient les temples lamés d'or, là-haut


où trôna Esculape, s'élève la chapelle de Saint-Louis; là-bas, dans
celle plaine où défilèrent tour à tour, les phalanges de Carthage,
les légions de Rome, les houles des Vandales, les soldats de

.Mahomet et les chevaliers de France, ondulent des champs d'orge


et sifflent des locomotives. Plus loin, i\<^ villas mauresques se
cachenl dans les arbres; au bord de la mer, à la place du temple

d'Apollon et de la Basilique, verdoient le jardin de Mustapha-ben-


^ip =

34
266 DE TRIPOLI A TUNIS.

Istnaïl et du général Ahmed Zarrouch; sur la Tanin, là où se


pressaient les forts et les casernes, se blottissent sons les palmes
les poétiques demeures d'été du Uhasnadar , de l'agha, de
Khrereddin ; aux pieds du Djebel-Khraoui, là où se déroulait le

faubourg de Megara, entre la mer et la Sebkhra-er-Rouan,


s'étendent les bosquets et le palais de la Marsa au-dessus desquels
planent le phare et le village Sidi-bou-Saïd ; au sud de Byrsa
enfin, là où se creusait le Côthon, — le port de guerre, —
s'éparpillent les maisons et les figuiers du Khram, — ces figuiers
dont les fruits délicieux contribuèrent à la perte de Cartilage.
Caton en avait, — dernier et irrésistible aigu ment, — caché dans
les plis de sa toge quand il monta à la tribune aux harangues. Et
c'est en les montrant tout à coup à la gourmandise des vieux
sénateurs qu'il s'écria pour la première l'ois :

— Del enda est Carthago !

Et plus rien d'un passé englouti dans les abîmes du néant, noyé
dans l'océan ténébreux des âges! Plus rien de la ville punique
ensevelie !... Plus que des dépressions de terrain qui, comme le

sol affaissé sur une sépulture, marquent vaguement la place de ses


ports comblés! Plus rien de la colonie romaine!... Plus que, çà
et là, des voûtes de souterrains qui mamelonnent le sol comme
si, sans se briser, elles étaient tombées du haut de colonnes
disparues! Plus que des pierres renversées, des trous béants, des
soupiraux sinistres, — ouvertures de citernes, de caves et de tom-
beaux où grouillent les reptiles ! Plus que des pans de murailles,
des débris informes qui blanchissent sous les feux du ciel ! Plus
que «les ruines de ruines! Plus que de vagues vestiges dans
lesquels on recueilli' à peine quelques fragments de marbre, de
mosaïque ou de verre irisé, dans lesquels ou déterre à peine
quelques monnaies, quelques tessons, quelques pierres de fronde,
<[iielc|nes lampes funéraires !

Par les champs voisins, des archéologues dont la lionne


volonté est doublée d'une imagination féconde et d'une loi

robuste croient seuls, en des blocs bouleversés, reconnaître


le, restes d'un amphithéâtre.
LA GOULETTE. 267

Plus près de la mer cependant, — semblables à une mosquée,


avec leur double rangée de voûtes, leurs portes et leurs coupoles
— blanchissent îles bâtiments fraîchement recrépis. Successive-
ment restaurées par les Romains, les Grecs, les Arabes et les

Français, ce sontles citernes carthaginoises de Bordj-Djedid. C'est


là que, réparé en 1860, aboutit l'aqueduc qui va, comme jadis,

demander au Djouggar et au Zaghouan ces eaux auxquelles les


Romains avaient élevé un temple dont leur source baigne encore
les ruines.

Ces bâtisses couvrent un grand bassin qu'un couloir voûté


ceint en chemin de ronde, que des murs divisent en dix-sept
compartiments qui communiquent entre eux par des portes sub-
mergées...
La vieille citerne est la ruine caractéristique de la Tunisie.
L'eau de source y était donc, il y a vingt siècles, aussi rare
qu'aujourd'hui ? D'où lui venait alors cette fécondité qui en faisait,
dit-on. le grenier et le cellier de Rome?

Au sommet d'une colline voisine, sur un emplacement cédé par


le bey Ahmed, se perche, — espèce de marabout gothique, — une
chapelle construite par ordre de Louis-Philippe... Il y a six cents
ans à peine, saint Louis eut, dirent des historiens très profanes,
à régler avec l'Afrique une certaine histoire de dette israélite...
Une affaire du même genre a amené la chute d'Alger ; une autre
s cache sous les motifs de notre occupation de la Tunisie, occu-
pation qu'il n'a tenu qu'à nous de transformer en conquête. Il

faut bien souvent chercher le Juif dans les calamités qui se sont

abattues sur les musulmans Quoi ! qu'il en soit, le noble fds de la

reine Blanche éprouva tout à coup le désir de « chrestienner


El-Mostancer, roy de Thunes », et son peuple de mécréants. Mal
lui en prit... Il avait à peine, pour commencer, fait renverser défi-
nitivement le « chastel de Carthage » que « ledit roy de Thunes »

faisait, à titre de représailles, couper le col à tous les catholiques


qui, pour lors, habitaient ses États... Et, comme cette exécution

en masse ne sembla pas ébranler la pieuse résolution du « roy


Loys le neufviesme », El-Mostancer appela à son secours les
208 DE TRIPOLI A TUNIS.

sables du désert. Et, avec des machines diaboliques qui faisaient


le simoun, il eut la félonie de les souffler sur l'armée française !...

Cela ne suffisait pas. 11 combattit encore les croisés par la faim

et par la soif et Mahomet leur envoya la peste. Tant et si mal


que le « paoure » saint roi finit par en mourir. C'est là qu'il

rendit... ou qu'il aurait pu rendre l'âme. Telle, en effet, n'est

pas l'opinion des Arabes. Touchés, prétendent-ils, par la

grâce d'Allah, Louis IX s'est converti ; il a embrassé l'islamisme !

Il a pris le nom de Sidi-bou-Saïd, — le seigneur Père du bon-


heur, — il est mort marabout et il a voulu être enseveli dans
le village encore placé sous son vocable... Chacun peut y voir
sa tombe.
Autour de sa chapelle, — statues, chapiteaux, inscriptions
bas-reliefs, vases et mosaïques, — des débris anciens se ras-

semblent dans an jardin. Longue maison dans le goût indi-

gène, là s'élève aussi le couvent des pères blancs de Mgr La-


vigerie, de ces moines africains qui chaussent les babouches,
se drapent dans le burnous et coiffent la chachia musulmane.
De magnifiques fresques représentent, au parloir de ce monas-
tère, le débarquement de saint Louis, ses batailles el son trépas
sur un lit de cendres.

Dans une salle voisine, les religieux ont réuni en musée des
lampes, des terres cuites, des débris de charpente, des objets de
bronze ou d'ivoire... A huit mètres au-dessous des ruines latines

que la terre cl le sable avaient recouvertes elles-mêmes, ils ont,

dans des sépulcres carthaginois, découvert dis poteries dont les

Kabyles semblent avoir- conservé les formes bizarres; îles navires


d'argile pareils aux balaneelles d'aujourd'hui; des amphores
ventrues ; des lambeaux d'étoffes grossières ; des lames dont la

croûte de rouille retient des fragments du fourreau de bois qui


les enfermait jadis ; des œufs d'autruelie peints en ligures humaines
et, — usage que les Africains du Nord ont gardé jusqu'à nos
jours, — destinés à orner le plafond des temples et des maisons ;

des monnaies a tête de cheval. Ils y ont surtout trouvé de petits


pains de marbre ovales. Les uns portent l'équerre et le marteau
A SIUI-BOL'-SAID.
270 DE TRIPOLI A TUNIS.

qui constituent maintenant les attributs maçonniques ; les autres

sont ornés d'une croix, emblème religieux venu Je l'Egypte et de


l'Asie ; d'autres encore montrent une main pareille à la main
superstitieuse des musulmans; sur d'autres enfin, — écrits avec
ces caractères puniques qui ressemblent en même temps aux
caractères arabes et aux caractères cunéiformes, — se gravent
des vœux à la « grande déesse Thanit, face de Baal-Ilammon » ou à

Baal-llainmon lui-même, « le maître des maîtres ».

Dans une vitrine dort un pauvre petit squelette trouvé dans


l'une de ces tombes, — un élégant squelette de femme.
— Les restes de Salammbô, nous dit en souriant l'excellent
père qui nous montre ces richesses.
Salammbô ! C'est presque, en effet, d'elle seide, c'est de cette
incarnation vivante d'une civilisation disparue qu'on rêve invo-
lontairement lorsqu'on évoque l'ombre de ceux qui vécurent en
ces lieux... La puissance créatrice de l'érudition, de l'imagina-
tion, du génie d'un écrivain a, pour peindre Cartilage, fait plus
que tous les collectionneurs, que tous les voyageurs, que tous
les historiens ensemble. Vaste synthèse d'où jaillit une résur-
rection, son œuvre a rendu la vie à un cadavre dont l'analyse
stérile des archéologues ne savait que disséquer, qu'étiqueter
les lambeaux, que les enfouir dans des musées plus froids, plus
inanimés que des nécropoles.

Plat comme un chaland, un petit bateau à vapeur qui fait le

service du lac, va nous transporter en une heure de la Goulette


à Tunis...

Vers le nord, gris d'oliviers, ondulent les coteaux du Belvé-


dère et de l'Ariadne ; vers le sud, se reflètent dans les eaux les
montagnes violettes et chaudes au pied desquelles blanchissent
Rhadès et le marabout de Sidi-Fatallah, propice aux musulmanes
qui aspirent aux joies de la maternité; vers l'ouest, enfin, entre
des rochers roux et des mamelons hémisphériques qui portent
de petites forteresses, des dômes verts et des minarets d'albâtre
se leveni sur Tunis la Blanche.
Autour de nous, lavées de bleu clair avec, ça et là, des touches
2""2
DE TRIPOLI A TUNIS.

d'outremer et de turquoise, dorment, — dans les miroitements


d'un calme que des risées passagères gauffrent par instants de
frissons assombris, — les eaux de la mer en miniature.
Des nuées de canards s'abattent sur des îlots très plats qui
semblent y nager comme des taches de verdure brune; des
pigeons, des goélands, des cormorans, des grèbes les effleurent
an vol : perchés sur un pied, des flamants s'y rangent en
longues files de gros points blancs et immobiles... Ceux-ci
nous regardent venir, puis, soudain effarouchés, ils déploient,
comme des oiseaux blessés, de grandes ailes dont le dessous
est teint de sang, et, lourdement, ils s'enlèvent tous ensemble...

Et, — traînant en fines rayures noires leurs pattes grêles sem-


blables à des lambeaux de filets auxquels ils auraient échappé,
— ils barrent le ciel d'une ligne rose qui s'éloigne, se raccourcit,
disparaît dans la lumière.
Sur ces ondes perfides qui ont englouti, cousues dans des
sacs de cuir, tant de malheureuses que des maris jaloux préten-
daient avoir exilées aux Kerkennah, se poussent de fond les
lanchas maltaises ou arabes et les sandales qui, pavoisées du
pavillon rouge, déploient à la brise le triangle de leur voile
latine et le trapèze de leur livarde.
Le chemin qu'elles suivent de préférence est balisé de poteaux
que surmontent des croix, îles triangles, des carrés ou des cer-
cles. Ces signaux indiquent le chenal que drague dans la vase
la Compagnie des Batignolles et qui doit, un jour, amener les

navires jusqu'à Tunis, devenu port de mer.

Un petit fort carré couvre de ses vieilles murailles grises l'îlot

de Schikly... Les eaux qui s'épaississent prennent la teinte verte

et jaune «le l'absinthe; elles se moirent de plaques transparentes,


irisées comme des feuilles de mica. Nous sommes près de la

ville et le lac est le réceplacl e de ses khvaildaqs, — de ses égouts.


Il n'est plus, sur la côte, qu'un cloaque nauséabond...
Comment expliquer, dans un pareil voisinage, la salubrité dont,
avec raison, s'enorgueillit Tunis? El-Bahira, ne reçoit aucune
rivière ; l'é\ apbration y esl très active sous L'influence du soleil et,
LA GOt'LETTE. 273

par suite, l'eau en est si salée que, pour ainsi dire, elle confit,

dit-on, les détritus qu'on y jette, qu'elle y empêche ainsi la for-

mation des vihrioniens. la pullulation de toute espèce de bacté-


rie... II y a une explication plus scientifique à eette anomalie
apparente. La plupart des maladies miasmatiques, en ell'et, — la

fièvre typhoïde, en particulier, — viennent plutôt de ce qu'on


boit que de ee qu'on respire, et il est plus juste d'attribuer l'im-

munité dont jouissent les Tunisiens à l'eau du Zaghouan dont ils


font presque exclusivement usage et qui, amenée par un aqueduc
fermé, leur fournit une boisson à laquelle est inconnu le bacille
d'Eberth...

:i.'i
X

TUNIS

AVENUE DE LA MARINE. RUE DE FRANCE. MENDIANTS. — JOUR-


NAUX. BAU-EL-BAIIR. — QUARTIERS. — PLACE DE LA BOURSE.
RUES. ÉCOLES. — QUARTIER ARABE. FEMMES. — - QUAR-
TIER JUIF. COSTUMES DES JUIVES. h'lRA. JUIFS.

Non loin du débarcadère où accostent les bateaux à vapeur de


la Goulette, commence l'avenue de la Marine qui va, de l'est à

l'ouest, d'El-Bahira à la principale porte du Tunis tunisien.


Bordée, près du lac. de jardins désordonnés, d'entrepôts, de
terrains vagues, cette promenade se pare bientôt de maisons
qui blanchissent et cpii rougeoient gaiement dans la verdure;
elle s'étale ensuite en une place, — la place de la Marine, —
ornée d'une fontaine municipale et jalonnée de bâtons qui
promettent de l'ombre aux générations de l'avenir; elle traverse
enfin le quartier Franc.

De vastes maisons, de larges .artères... Nous ne sommes plus


en Tunisie ! Nous avons brusquement été transportés dans une
des plus belles, une des plus régulières de nos grandes villes de
France... Fort bien, mais, bêlas! plus que dans le désert, nous
sommes ici brûlés par le soleil qui tombe dans ces rues sans ombre,
plus que dans les sables de Tripoli, notre visage y est, de lias

en haut, calciné par les flammes qui montent du sol comme (Van
accumulateur de calorique... Et, casqué de Manc, vêtu de flanelle,

on compatit aux souffrances des soldats qui passent en képi de


TUMS. 2".>

drap et en pantalon de coutil. On ne pourrait mieux habiller des


malfaiteurs que, pour s'en défaire, on voudrait exposer aux
insolations et aux maladies d'entrailles.
La musique joue presque chaque soir sur la place de la Ma-
rine. Toute la population européenne s'y réunit alors et quelques
turbans mettent seuls leur tache blanche dans sa foule prosaïque,
quelques Juives de bon ton s'y traînent seules d'un pas lourd
et alangui au milieu des Maltaises et des Italiennes qui jouent de
la prunelle et de l'éventail. Et, tandis que les derniers refrains de
nos calés-concerts battent des ailes dans les colonnes de carton
d'un alcazar échafaudéà la hâte, des aimées dansent dans les éta-

blissements du voisinage aux ronflements de cette darbouka dont


la cadence monotone est indispensable à leurs gambades et ù

leurs contorsions.
Toujours bien étranges, toujours bien étonnants sont ces lieux
de plaisir indigènes. Sous les branches rougeâtres des ricins arbo-
rescents, sous leurs larges feuilles immobiles, luisantes et comme
découpées dans des plaques de métal, sous les petits eucalyptus

dont, à la lumière, la verdure se lave de teintes transparentes et

légères, se rangent des spectateurs plus curieux à voir que le

spectacle lui-même: Juifs en costumes malpropres; Marocains


étonnés, la djebirali et le poignard au flanc; Nègres aux yeux éme-
rillonnés ;
gros Maures somnolents dans leur graisse paresseuse.
Indifférents à ce qui arrive sur l'estrade, les uns mangent les

bananes, les œufs, les rougets frits que leur a vendus un cui-

sinier installe à la porte avec son fourneau, ses grils et ses poêles.
Pendant des heures entières, les autres demeurent sans parler,

sans bouger, comme hypnotisés par la musique. Les danseuses


accompagnent leur chorégraphie de chants d'amour ou de guerre
et, quoi qu'elles fassent, quoi qu'elles disent, ces hommes res

tent, en apparence, impassibles et froids. Toute leur vie s'es!

réfugiée, s'est concentrée dans leurs yeux. De jeunes marchands


aux sourires blêmes offrent à chacun des fleurs d'oranger ou de
jasmin séparées de leur tige et, en pommes d'arrosoir, piquées

sur des lils de 1er qu'on a réunis en gros pinceaux très lâches.
Avec une nonchalance souveraine, des Arabes en riches bur-
270 DE TRIPOLI A TUNIS.

nous agitent leur pavillon de palme et boivent du café ou de


la limonade... Et c'est partout avec une sympathie curieuse

qu'on regarde ceux-ci. Tout intéresse en eux : la douceur de leur


regard, la blancheur étincelante de leurs dents, la politesse

timide qui donne comme un charme enfantin à leur mâle visage,


le timbre en même temps caressant et âpre de leur voix, leurs

«estes délicats comme des gestes de femmes. Voyez avec quelle


légèreté gracieuse, le petit doigt soulevé, celui-ci porte sa tasse

à ses lèvres! Voyez avec quelle négligence élégante sa main in-


telligente et fine lient la cigarette parfumée à l'ambre! Son bur-

nous s'entr'ouvre cependant et, sur sa poitrine brillent la médaille


militaire et l'étoile de la Légion d'honneur... Quelque oflicier de
spahis, sans doute, quelque brave qui a noblement et vaillamment
conquis cette croix dont il rehausse le prestige...

L'avenue de la Marine prend, de suite après la place, le nom


de nie de Fiance et n'est plus flanquée que de hautes construc-
tions dont la fierté déplacée ouvre maladroitement au soleil les

larges fenêtres qui, de leurs appartements, font des fours cré-


matoires. Là s'élèvent la cathédrale, de grands hôtels à façade

banale, la résidence générale pavoisée de nos couleurs, le bâti-

ment de la poste...

Bien que pavé par le gouvernement tunisien, bien que se ser-

vant de ti mines aux armes du bev, le service qui occupe ce


dernier édifice est, depuis 1848, fait par des employés français

qui dépendent de Paris. Comme celle de la douane, comme celle

des travaux publics, des mines, des finances, des ponts et chaus-
sées el de la marine, la direction en est toute entre nos mains...
La. s'ouvre enfin l'avenue de la gare française. C'est ainsi que,
pour la distinguer de la gare d'où parlent les trains de la Gou-
lelle. on appelle la tète de ligne du chemin de fer qui gagne le

Tell algérien, le seul dont jouisse encore la Tunisie. On ne peut,


en effet, compter la voie qui passe a la Marsa, ni le tronçon
d'Ilamniani-el-Lif, ni la petite ligne du liardo, dont les rails

dévorés de rouille sont réservés au bey.


De grands cafés animent la rue de France. Pleins de respect
278 nE TRIPOLI A TUNIS.

el de prévenances intéressées pour celte soif chronique qui,


comme les accès réguliers d'une lièvre intermittente, fait, plu-
sieurs fois par jour, haleter nos officiers, les cafetiers leur réser-
vent des laides, des portions de galerie, des salles entières. El,
à heure fixe, tirailleurs et zouaves, spahis et chasseurs d'Afrique,
ils sont tous là, s'abreuvant d'absinthe rafraîchie à la glace arti-

ficielle et, clans le cliquetis des sabres, parlant quelquefois île la

Tunisie, le plus souvent du pays regretté.


Dans des couffins d'alfa, de pauvres marchands en burnous
viennent humblement leur offrir les produits les plus modestes
de l'industrie indigène ; tics brocanteurs promènent autour de
leurs tables les sabretaches brodées, les tromblons et les

sabres au fourreau de métal ; de petits décrotteurs veulent


absolument les cirer « à la glace de Paris » ; leurs dents blanches
brillant dans un rictus rougeâtre, des .Nègres dansent devant eux
avec des grâces d'ours de bateleurs.
De nombreux Marocains traversent l'Algérie et viennent vendre
leurs services aux Tunisiens qui les emploient comme gardiens.
I ne longue chemise blanche, un turban de mousseline très lâche
et dont un pan cache le rouge de leur chacJùa, les distinguent

des autres musulmans. Un poignard courbe que soutient un


cordon écarlate jeté en sautoir sur leur épaule l'ait, sur leur
hanche, comme une grosse virgule d'or. Une barbe très noire
termine en pointe leur figure maigre, et bronzée. Tous les cafés
confient à l'un d'eux les fonctions de chasseur... Et, prenant son
titre au pied de la lettre, le bon jeune homme passe son temps à

chasser les vagabonds qui rôdent autour des bouts de cigare, les
jolis petits .Maures dont la gourmandise guette les morceaux de
sucre... Et il murmure, il se lient à quatre pour ne pas bousculer
les Juifs qui, un paquet de chemises sur la tête, harcèlent les
buveurs avec les mouchoirs et les chaussettes en boîtes dont ils

lonl le commerce ambulant. Hélas! Il n'est plus à Fez ni à

Mogador! Ici le Juif est presque un homme comme les autres.

Quelques mendiants timides tendent, de loin, une main


décharnée, bien peu nombreux, cependant, grâce, peut-être, aux
TUNIS. 270

œuvres de charité donl Tunis aurait le droit d'être fière et qui,

presque toutes, existaient avant le protectorat.


Fondés parle bey Mohammed-es-Sadok, entretenus par des legs
pieux, l'hôpital et l'hospice Sadiki, par exemple, ouvrent leurs
portes aux indigènes ; dû à Mgr Lavigerie, l'hôpital Saint-Louis
reçoit les Européens ; l'hôpital italien est réservé aux indigents
venus de la péninsule ; la Société française de bienfaisance, la

crèche, les petites Sœurs des pauvres, les fdles de Saint-Vincent-


de-Paul, les religieuses du Bon-Secours, les dames de charité
prodiguent à tous leurs soins et leurs aumônes, sans distinction
de nationalité ni de culte.

Mais si les mendiants ne se montrent qu'avec une discrétion


louable, il n'en est pas ainsi des petits marchands de journaux
français. Ils fourmillent. Et, comme leurs congénères de Ménil-
montant, ils allèchent l'acheteur en annonçant à grands cris les
scandales et les honteuses polémiques dont on leur a confié la

vente.
Les Français depuis longtemps établis dans la Régence n'ont,
en effet, vu en nos généraux et en nos administrateurs que des
intrus qui devaient les empêcher de faire danser en rond les
boukoufas et les piastres ; ils n'y ont vu que des indiscrets qui
allaient passer au filtre de l'honnêteté, l'eau trouble dans
laquelle ils faisaient des pèches si fructueuses. De nouveaux
venus qu'on ne s'est pas empressé d'élever aux plus liantes
fonctions du protectorat ont joint leurs murmures au concert de
leurs gémissements. I (es folliculaires faméliques sont arrivés alors
qui, pour y mettre leur pot-au-feu, ont souillé sur les tisons de
ces colères sourdes. Et, dans les colonnes des papiers malsains
qu'ils déposent le long de la voie publique, ce ne sont que récri-
minations contre des taxes trop fuites, des employés trop faibles,
des fonctionnaires incapables, des inspecteurs concussionnaires,
des contrôleurs arabophiles, des impôts qui les traînent à la fail-

lite et à la ruine. Ce ne sont que perpétuelles disputes, que querelles


d'Allemand cherchées à l'autorité, qu'injures au gouvernement,
qu'insultes à la résidence, que plaintes contre la commission mu-
280 lii: TRIPOLI A TUNIS.

uicipale, qu'invectives virulentes contre nos consuls, que protes-


tations contre certains actes de notre armée elle-même, dont
l'honneur n'échappe pas toujours à l'infamie de leurs attaques ;

ce ne sont que fureurs contre tout et contre tous.


Cette rage de critique à outrance, cette jalousie à l' encontre de
qui remplit une charge publique, ce besoin de renverser ce qui
existe pour mettre à sa place une chose dont on ne voudra plus
le lendemain , ne sont pas les moindres de nos défauts dits

politiques et ce sont les premières ordures que nous avons jetées


sur la terre de Tunis. Et, poussées
sur ce fumier, des feuilles vénéneu-
ses donnent aux indigènes le triste

et dangereux spectacle de nos mé-


contentements incurables, de nos dis-

sensions continuelles. Quel respect


peuvent-ils avoir pour les Français qui
doivent contribuer à les gouverner si,

par-dessus leurs minarets et leurs

dômes, nous leur crions à tue-tôte que


ces hommes ne sont qu'un ramassis de
voleurs el d'incapables?... La liberté

de la presse n'est pas un article d'ex-


portation.

Des fiacres, excellents et larges lan-


daus conduits par des Italiens ou par
des indigènes; des voitures maltaises aux panneaux illustrés
de fleurs et de figures; des baribos, comme disent les Arabes

qui ne peuvent prononcer omnibus; des tramways découverts


el dont les rideaux rouges sont timbrés du croissant, parcourent
la rue de France et la remplissent d'une poudreuse, mais joviale
animation.
El de temps à autre, passent, en grinçant, des tonneaux d'arro-

sage prolongés par un tuyau de cuir que, au moyen d'une corde,


secoue, comme la queue de la Tarasque, un homme qui arrose

avec entrain la chaussée, les roues des véhicules, les jambes


des promeneurs.
TUNIS. 281

Au bout de L'avenue se dresse Bab-el-Bahr, — la porte de Mer,


— seul souvenir des remparts qui, avec leurs bastions, entourent
encore le reste de la ville, mais qui ont disparu du côté du quar-
tier franc. Aucun mortier n'en relie les pierres qui viennent de
Carthage ; le tympan de sa grande arcade porte une longue ins-
cription arabe : sa corniche se couronne de créneaux taillés comme
les cippes funéraires des Romains; ses lourds battants, qui ne se
ferment plus, sont enfin bardés de lames de fer qui s'imbriquent
comme celles d'une armure.
Une foule mouvante et ba-
riolée anime de son mouvement
perpétuel le carrefour qui pré-
cède cette porte. Vandalisée par
de noirs ingénieurs, par des
architectes avides <pii n'ont pas
compris que la moitié des tou-
ristes v venaient seulement
pour voir ses vieilles rues, Al-

ger s'en va, Alger s'en est allé.

C'est ici, maintenant, qu'il faut


se hâter de venir, si. dans tout
son éclat, on veut voir encore la
A LA PORTE D UN IONDOIK.
couleur barbaresque.
(lomme des gens qui sortiraient du bain, des Maures passent,
débraillés dans le vaste peignoir de calicot qui cache leur costume.
Dans un huit-ressorts reluisant un prince du Bardo ou delà Marsa
s'épanouit dans sadjoubba de soie écrue brodée de soie jaunâtre,
ton sur ton ; négligemment, il joue avec son bouquet, son lorgnon
ou son éventail, etil s'arrête pour causer, en un excellent fiançais,
avec un de ses jeunes compatriotes vêtu à l'européenne mais
coiffé de la chachia à écusson d'or que portent les élèves des écoles
gouvernementales. Venu de l'intérieur, un caïd fait, sans daigner
le regarder, déballer à un Juif cauteleux, qui est allé les chercher
dans sa boutique, les pièces de velours violet ou cramoisi qu'il
destine à ses femmes. Des fonctionnaires se sanglent dans
notre costume, mais demeurent fidèles à cette calotte rouge qu'ils
36
282 DE TRIPOLI A TUNIS.

regardent comme l'insigne de leur nationalité. Des chameaux aux


mouvements onctueux protestent en cris aigres contre les bous-
culades qu'ils reçoivent de toute part et, la tête haute, la lèvre
tombante, avec un suprême dédain ils promènent sur l'humanité
qui s'agite autour d'eux le regard ennuyé de leur gros yeux
mi-clos. Des Arabes de la campagne affectent tics airs féroces.
Des Israélites vont à leurs affaires. Arrivés de Marseille par le

dernier paquebot, des commis voyageurs colportent, leurs échan-


tillons pernicieux d'amers ou de vermouth. Des cochers hurlent
et jurent en trois ou quatre langues. Des Juives déploient leurs
accoutrements saugrenus. De petits ânes fatalistes semblent se
dire que c'était écrit et, aiguillonnés par de grands diables
crasseux, laissent, avec résignation, tomber leurs longues oreilles
flasques. Des Bédouins courent, le burnous rejeté sur l'épaule.

La tête sous leur chapeau invraisemblable, les pieds dans de


larges étriers guillochés; des cavaliers en djoubba rouge se
renversent sur le haut dossier de leur selle, le fusil en verrouil
sur le dos. le sabre sous la cuisse, et, plus fiers que des khalifes,
veulent que chacun fasse place à leur mule harnachée comme un
pur sang. Laids, mais toujours en joie, des Nègres montrent sur
leurs joues les cicatrices dont les ont marqués ceux qui les

amenèrent captifs. A l'instigation des consuls de France el

d'Angleterre, Achmet-bey a pourtant, depuis 1


846, aboli l'esclavage
en Tunisie. Pourquoi les prognathes stigmatisés de la sorte
sont-ils encore si nombreux.'

Tunis a grossièrement la forme d'un ovale très allonge dont


le grand axe va du nord au sud. Le quartier Franc est situe à l'est ;

a l'ouest, sur la hauteur, se dresse la Kasbah, demeure de


l'armée e1 château fort des beys... La ville est divisée en trois
quartiers par deux rues qui, parties de la porte de France, se
dirigent d'abord directement, l'une vers le nord, l'autre vers le

sud. puis se recourbent pour gagner, à travers les maisons, les

remparts occidentaux. La première de ces voies esl la rue îles

Maltais, qui change bientôl son nom pour celui de Bab-Souika,


la deuxième esl la rue Bab-Djezirah.
TUNIS. 283

Chacun de ces quartiers est place sous l'autorité particulière


d'un cheik. Le quartier d'Al-Djezirah, au sud de la rue de ce
nom, n'est guère habité que par des Arabes pauvres, des maqui-
gnons et des bouchers qu'y attire le voisinage du marché aux
chevaux et du marché aux moutons. Le quartier septentrional, —
Bab-Soùika, — semble réservé aux Arabes et aux Nègres. Le
quartier central, enfin, — Al-Medina, — appartient aux fonction-
naires musulmans, aux riches, aux notables, aux principales
mosquées. C'est comme le cœur de la cité, la Médina — la ville,

— par excellence.
Européennes ou indigènes, ijo ooo personnes peuplent ces di-

verses fractions de Tunis cpii contient ainsi la dixième partie de


la population totale de la Régence. Après, en effet, avoir eu
20 ooo ooo d'habitants sous la domination romaine, cet Etat, grand
comme le quart de la France, n'en possède plus aujourd'hui
qu'un million et demi... Les Francs sont, à Tunis, au nombre de
3oooo: 5ooo Français et a5 000 étrangers de nationalités diverses;
les indigènes y sont au nombre de 120000: 80 000 musulmans et
4o 000 israélites.
Interrompue seulement, comme nous l'avons dit, du côté de
l'avenue de France, une double muraille entoure la ville et lui

fait comme deux ceintures, tangentes à la Kasbah qui leursert «le

fermoir unique. L'enceinte extérieure embrasse la cité entière à

l'exception du quartier européen ;


l'enceinte intérieure, — qui,

construite en terre et facile à renverser, tombe maintenant


presque partout sous la pioche des démolisseurs, — se confond
avec les maisons qui lui sont adossées et, comme le rempart par-
ticulier qui défendait les donjons du moyen âge, elle n'entoure
que la Médina.

Au revers de Bab-el-Bahr s'ouvre, vestibule de la ville indi-

gène, la petite place de la Louise.


Des gens y traitenl leurs affaires en plein vent; des .Maures y
vendent de petits pains ronds el jaunes méthodiquement alignés
sur une planche saupoudrée de farine; des confiseurs forains y
posent en équilibre sur un pied unique leur éventaire, sur lequel,
284 UK THIPOLI A TUNIS.

pour chasser mouches et guêpes, ils agitent une longue queue


de feuilles de palmier; des fruitiers y étalent leurs melons et

leur jasmin, leurs choux et leurs tubéreuses; des débitants d'eau


fraîche y font tinter huis lasses de cuivre et y promènent leurs
grandes gargoulettes que ferme un bouchon de paille... Et un Bar-
baresque à mine de forban, les reins ceints d'une corde qui, cent
fois, fait le tour de son corps, lave son violon dans une fontaine,
achète un bouquet dont il enfonce la queue sous son turban en
poils de chameau, chante, crie,

mime la danse du ventre, se livre

à des excentricités qui, à Paris,


causeraient un attroupement à

émouvoir la préfecture de police,


niais qu'ici personne ne regarde.
Accroupis derrière de petites ta-

bles basses que chargent des


piles de monnaie, des Juifs chan-
gent les bou-mia, les bou-kliram-

sin, les bou-kouffa d'or en boa-


tlasta, en noiis-franks ou en
nous-rials d'argent; les pièces
d'argent en karroubtines cjui va-
lent huit centimes et en kar-
rosis : on épicier. roubes qui en valent quatre...

Imposée par le protectorat, une


monnaie basée sur le système décimal el française, d'un côté,
tunisienne de l'autre, a aussi cours en Tunisie.
De la place de la Bourse montent vers l'ouest des rues sinueuses

et glissantes mais qui, avec leurs boutiques de Juifs francisés,


ont encore une certaine physionomie européenne.
Quelques pas de plus, el toul change. Le roumi a disparu ;

nous sommes en pleine ville mahomélane.. . Tracés en fiançais et

en arabe sur des plaques bleues, les noms inscrits à tous les car-
refours rappellent seuls la présence de notre armée dans la

Régence.
Faite d'émanations de musc, de benjoin et de fleurs se mêlant
TUNIS. 285

à on ne sait quelles exhalaisons d'ordures fermentées, à quels


relents dont le soleil transforme la fadeur en effluves indéfinis-
sables, l'atmosphère alourdie se sature de ces parfums insi-
nuants, de ces arômes qui pénètrent el engourdissent, de ces
senteurs capiteuses et molles qui, comme une griserie énervante,
se traînent dans tous les pays maures...

Sillonnées d'un ruisseau que borde, à pic, une marge de


pierres cubiques, ces rues, — obscures ou ruisselantes de soleil,

U\E S EKVA \ T E .

pleines d'ombres violettes ou de surprenants effets de jour, —


offrent, à chaque pas, des sujets qui, pour donner, sans arrange-
ment, des tableaux pleins de charme exotique, n'ont qu'à être.

tels quels, transportés sur la toile...

Des ceps rugueux se tordent et grimpent le long des façades


blanches; leurs rameaux s'étendent sur la rue en treilles épaisses
ou retombent en panaches de pampres, en girandoles de feuil-

lage, en cascatelles de verdure. Et les insectes bourdonnent


autour de leurs lourdes grappes... Des Juives aux longs regards,
aux lèvres empourprées, sourient derrière les barreaux bombés
de leurs fenêtres sans treillis; fagotées de blanc, d'autres se
286 DE TRIPOLI A TUNIS.

dandinent, lentes et lourdes comme des galioles hollandaises aux


hanches rebondies, balancées par la houle... Rangés comme les

ustensiles de nos cuisines, des rasoirs, des pinces, des ciseaux


s'accrochent aux planches bariolées dont les barbiers tapissent
leur boutique... Des Soudaniennes difformes posent de larges
couffins sur une épaisse couverture repliée sur leur tête ou, —
semblables alors à des champignons fantastiques, à des champi-
gnons de féerie, — y retournent de vastes plats de bois hémi-
sphériques dans lesquels elles ont attaché du linge mouillé...
De noires servantes de hammams, coiffées d'un bandeau noir,

circulent, demi-nues, autour de grands fourneaux qui mettent de


rouges lueurs dans l'ombre de voûtes enfumées, qui éclairent,
dans des coins, des nudités d'ivoire ou des torses d'ébène.
D'autres, au contraire, passent qui serrent prétentieusement leur
voile sur leur face de gorille, comme si son exhibition pou-
vait effaroucher la jalousie de leurs sombres époux.
Des maisons s'entr'ouvrent et, dans le poudroiement mystérieux
d'une lumière bleuâtre, apparaissent des intérieurs fugitifs. De-
bout derrière une sorte de pétrin à moitié fermé par un couvercle
à claire-voie, des femmes lavent dans des cours. Autour d'elles
ruisselle l'eau de savon et elles y font clapoter les semelles de bois
de leurs kobs-kobs, — comme on appelle les socques dans celle
langue arabe qui, sur la trame de sa mâle rudesse, brode si

volontiers les oripeaux puérils de l'harmonie imitative... Des


marchands d'eau crient et poussent leurs ànons chargés de deux
coujfes coniques que remplissent deux amphores ou deux
cruches de fer-blanc... Les cheveux coupés en calotte, les habits

déchirés, des enfants courent, piaulent, rasent le sol comme des


vols de martinets à la (liasse des moucherons... Des jardiniers
aux chansons glapissantes suivent leurs petites charrettes, que
traînenl péniblement des bourriques lamentables... Cravatés du
Nicham dont les brillants d'argent scintillent sur leur jabol mal
empesé, de vieux messieurs liés dignes, — hauts fonctionnaires
à haute cliachia, — ouvrent, pour laisser voir un gilet blanc
el aw grosse chaîne de montre, leur redingote noire façon-
née en tunique... Des ménagères reviennent de la fontaine,
TUNIS. 287

la gargoulette en équilibre sur la paume de leur main levée à la

hauteur de l'épaule.
De loin en loin — pleine de poussière, de bruit et de cris, —
— s'ouvre le préau ensoleillé d'un fondouk que garde un Maro-
cain, l'u fon look de ville est une espèce de caravansérail où à

l'heure du marché, s'entassent, dans des décombres, Arabes, ânes


et chameaux; c'est une hôtellerie où les gens du dehors trou-
vent, en même temps, leur logement, leurs écuries, leurs bou-
tiques à couscous et leurs cafés... Les commerçants européens
se serraient dans des maisons pareilles et dont une porte unique
fermait la cour commune, à l'époque où ils avaient encore besoin
de se sentir les coudes.

Des murmures cadencés sortent d'une maison blanche.


— Alif, Ba, Ta, Tsa, Djim, H'a, Dral, Rha, Zin... A, b, c...

C'est une école. Les élèves lisent l'alphabet.


Plus loin, ce sont des psalmodies monotones. Des enfants se
balancent d'avant en arrière, — une planchette à la main, en
guise de livre, — et, tous ensemble, ils débitent quelque chose.
Encore une école!
— Ouahacl, Zoitj, Tsaltsa, trha, Khramsa, Setta, S'ba, Tsma-
nia, Tsaa, Ach'ra... Un, deux, trois, quatre...

On apprend à compter ici. Toujours une école, une école


koranique et gratuite.

Ces établissements pullulent à Tunis. Des maisons d'instruc-


tion secondaire ouvrent, en outre, leurs portes aux jeunes Tuni-
siens. — et ils sont nombreux, — qui ne se contentent pas de
renseignement primaire des tolba. Tel est le collège Alaouï qui,

fondé en 1884 par Ali-Bey et régenté par des Français, consti-


tue une véritable école normale d'où sortent des instituteurs
auxquels on a appris gratuitement l'histoire, la géographie, les
mathématiques, notre langue et la leur. Tel est encore le collège
Sadiki crée par Kheïr-ed-Din, ministre de Mohammed-es-Sadok,
avec les biens confisqués à son prédécesseur, Si-Mustapha-
Khasnadar. Celui-ci est dirigé par des Arabes, a des annexes
dans diverses villes de la Régence et reçoit des élèves, pension-
288 DE TRIPOLI A TUNIS.

naires ou demi-pensionnaires auxquels, en 1881, on apprenait


déjà le français. C'est sur cette branche de l'enseignement que,
avec raison, on insiste surtout aujourd'hui... Pas plus en Tunisie
qu'en Algérie, nous ne demandons aux indigènes une assimila-
tion dont la poursuite chimérique serait une utopie irréalisable;
nous ne cherchons qu'à les rapprocher de la France. Gardons-
nous, dans ce but, d'apprendre à parler comme eux, mais appre-
nons-leur à parler comme nous... Les Allemands défendent le

français en Alsace.

Ces écoles sont pour les musulmans. Les petits Juifs ont le

m -K JiB''

TDNIS : l M: MAISON AT. AISE.

collège anglais de la London's .lors Societj et l'école israélite


allemande; les enfants européens ont l'école des frères, le

collège italien, enfin et surtout le collège Saint-Charles que fré-


quentent même déjeunes indigènes dont la calotte jure agréable-
ment avec la casquette de ses élèves en promenade.
Des pensionnats anglais, allemands, français ou italiens, congré-
ganistes ou laïques, reçoivent les Européennes el les Juives.
Quant aux jeunes mahométanes, on les laisse, de parti pris, dans
l'ignorance la plus complète. Si les teinturiers tunisiens font de
bonnes affaires, ce n'esl certes pas en bleuissant les bas de
leurs compagnes qui, au surplus, n'en usent guère.
Voici les ruelles désertes du quartier arabe avec leurs petites
TUNIS. 28! I

portes rouges ou vertes, cintrées en fer à cheval, timbrées de la

main protectrice, bardées de clous dont les grosses tètes


forment des dessins capricieux, garnies d'anneaux fixés à des
armatures taillées en croissants ou repoussées en hémisphères;
avec leurs maisons cachottières comme l'existence intime de

Ttxis : poniitr. u eau.

ceux qui les habitent. L'architecture d'un peuple ou d'une


époque est la formule de ses croyances, l'expression de ses
mœurs, le symbole de ses usages.
Coiffées d'auvents massifs el plafonnés en caissons, de rares
ouvertures percent les façades. Et elles sont soigneusement
défendues par un grillage de bois aux mailles si serrées
37
290 DE TRIPOLI A TUNIS.

qu'elles ne pourraient donner passage à une main de femme.


D'autres sont, en outre, doublées extérieurement d'une cage de
1er, plaie ou ventrue. D'autres, enfin, sont emprisonnées dans
des moucharabys de briques brutes ou blanchies à la chaux, —
espèces de balcons fermés, à peine ajourés d'une lucarne par
laquelle on peut entrevoir les deux bouts de la rue, quand les

moucharabys voisins ne s'y opposent pas.

Triste existence que celle des recluses dont la vie uniforme


s'écoule entre ces murailles de cloître! Les soins d'un ménage
primitif, le blanchiment de leurs murs, le lavage perpétuel de
leurs parquets de faïence occupent à peu près la journée des
pauvres dont le plaisir principal semble consister en d'intermi-
nables conversations autour du moulin à farine. Voyez-les
par cette porte qu'elles ont oublié de clore. Elles sont là une
dizaine, accroupies dans un coin de leur cour en un amas papil-
lotant d'étoffes multicolores, en groupe pittoresque et bavard.

Le cône de leur meule est posé à plat sur le disque où il écrase


le grain ; somnolente, l'une d'elles en tourne la poignée et

chevrote une mélopée traînante et nasillarde; lentement, pares-


seusement, une de ses voisines fait, de temps à autre, couler
une poignée de blé dans l'ouverture en entonnoir qui traverse
sa pierre; les autres fument, rient, babillent comme un concilia-
bule de pies. Parler de tout et même de rien, n'est-ce pas, en tous
lieux, la plus grande joie de la meilleure moitié de notre espèce?
Aucune occupation plus ou moins sérieuse ne remplit le temps
des riches. Leurs domesticpies travaillent pour elles; les Juifs

brodent pour elles les vêtements chamarrés; elles ne savent ni

lire, ni écrire; elles ne songent ni au ménage, ni à la couture.

Qu'elles soient belles! Cest tout ce qu'on leur demande.


— Zin er-rajel ji aklhou ou a'klh' el m'ra fi h'oussn ha. La
beauté de l'homme est dans son esprit; l'esprit de la femme est
dans sa beauté, dit un proverbe arabe.
Et les combinaisons de leurs atours dorés, les soins méticu-
leux d'une toilette compliquée, L'emploi des fards et des mouches
comblent seuls le vide de leurs journées monotones.
TUNIS. 291

De rares incidents rompent cependant quelquefois l'unifor-


mité de cette vie végétative... C'est la visite d'une voisine qui
vient rêver et s'endormir aux vapeurs du tabac parfumé, aux
plaintes de la darbouka; c'est une représentation à domicile de
cet infâme Karagheuz qui, librement, colporte encore ici ses
plaisanteries abominables et ses spectacles dévergondés; c'est

l'arrivée d'une marchande qui, pendant des heures entières, étale


sous leurs yeux charmés ses bijoux, ses costumes brochés et
ses coiffures constellées de sultanis; ce sont surtout de sourdes
rivalités, des explosions de jalousie subite entre épouses du
même seigneur et maître. Il est bien rare, il est vrai, que, usant

de la loi religieuse qui en autorise quatre, un riche Tunisien ait

plus de trois femmes, — deux blanches et une noire achetée à

Tripoli. Mais ce nombre est plus que suffisant pour entretenir


au harem des querelles qui en animent la captivité. Les autres
habitants n'accusent jamais plus d'une ou de deux compagnes.
Agir autrement serait faire aveu d'opulence et cet aveu n'était

pas sans danger à l'époque où le gouvernement était toujours


disposé à prélever sur ses sujets les impôts les plus imprévus,
les taxes les plus arbitraires... Ils ajoutent seulement à la mes-
quinerie de ce sérail officiel des servantes qu'ils peuvent toujours
désavouer et que Mahomet leur permet de prendre en aussi grand
nombre qu'il pourront en nourrir. Et la zizanie s'élève entre

toutes ces dames aussi bien et peut-être mieux que si la loi avait

consacré la présence des dernières dans le logis commun.


Toute sortie n'est pourtant pas interdite aux Tunisiennes.
Entre cinq heures et six heures, il n'est pas rare de les voir,

énigmes ambulantes, traîner sur le pavé des rues leurs babou-


ches aux quartiers repliés. Deux a deux, trois à trois, elles s'en
vont alors, drapées, encapuchonnées dans le haïk blanc ou rayé
de brun. Les unes serrent leur front dans un foulard de crêpe noir
qui descend jusqu'aux sourcils; jusqu'à la racine du nez, elles
couvrent leur face d'un lambeau de la même étoile sinistre

étroitement attaché sur la nuque... Et leurs yeux brillent, étran-


gement vivants, entre ce bandeau et ce masque qui dessinent
leurs traits comme un suaire noué sur la figure d'un cadavre. Les
202 DE TRIPOLI A TUNIS.

autres, plus réservées encore et toujours suivies d'une domes-


tique, jettent sur leur tète le liajar, — large pièce de soie noire
bordée de broderies sombres, — cpii leur tombe jusqu'aux ge-
noux et qui leur fait comme un poêle de pleureuses funéraires.
La partie de cette draperie lugubre qui correspond au visage
est percée d'un trou carré que grille une épaisse étamine à tra-

vers laquelle elles peuvent voir sans être vues. Et, en hésitant
comme si elles marchaient entre des œufs, les coudes aux flancs,
les avant-bras tendus pour effacer les plis de cette sorte de fe-
nêtre, elles vont, écartant les bords de leur linceul qui s'étale
comme les ailes entr'ouvertes d'une chauve-souris gigantesque...

Les visites, le bain en commun, les longues explorations des


souks, les stations au cimetière, les flâneries dans les nus sont
le but ordinaire, le prétexte de ces promenades silencieuses et
embarrassées.
Les jours de leurs plus grandes fêtes sont les jours où, cro-
quant à jolies dents des gâteaux de circonstance, elles fiancent
la fille, la sœur, la petite parente qui approche de sa dixième
année. Ce sont surtout les jours de mariage.
La future épouse a douze ans. Loin du regard indiscret des
hommes — qui, d'ailleurs, ne cherchent pas à voir et qui, dans
la cour, fument sans penser à elles — les femmes de la famille
sont réunies autour de sa petite personne. Et on lui noircit les sour
cils,o n lui rougit les joues, on lui avive les lèvres, on lui bleuit les

paupières, on lui colle des mouches aux coins de la bouche et

dis yeux, on l'habille, on l'attife, on la parecomme une madone


andalouse, on l'assoit sur une estrade comme une idole sur son
trône, on jette enfin un voile sur sa tète comme, chez nous, on
couvre les statues devant lesquelles vont discourir des ministres
en voyage. Le futur est introduit... La toile tombe et, dans la

pose hiératique d'une [ sis de granit, la future apparaît, muette,


les yeux baissés, raide comme un mannequin dans un atelier de

peintre. Puis a lieu la cérémonie nuptiale, cérémonie très som-


maire, simple engagement mutuel que prennent les futurs en
la présence de deux témoins et en l'absence de toute espèce,
de prêtre. A grand renfort de tambours et de youyous les femmes ^
TUNIS. 293

conduisent alors la nouvelle mariée à la maison qui va èlre la

sienne, elles reviennent chez sa mère et la fête commence.


Les zalabias, — les beignets à l'huile, — précèdent les gâteaux
au miel plaqués de feuilles d'or et parfumés d'essences ; les

sfeniis de couscous frits suivent les gâteaux au miel, puis ce sont


des boules de nougat rose, du raatloukoum de Stamboul, des
fleurs d'oranger cristallisées dans du sucre, des pâtisseries de
toutes formes, carrées, ovales, annulaires, coniques, glacées de
blanc, mouchetées de feuillesd'or, sablées de rouge et de bleu... Et
on s'abreuve de café, de sirop de violettes, de jus d'oranges.
Les danses succèdent enfin à cette dînette enfantine, digne festin

nuptial d'une grande poupée vivante...

Et, surexcitées parle rhylhme monotone d'une musique qui les

enivre, elles poussent leurs folies chorégraphiques jusqu'à


des défaillances qui les laissent haletantes, brisées, rompues, la

figure décomposée par une nuit de fatigues et de veille.

Par une espèce de souk où se niellent, dans des soupentes


nauséabondes, des bouchers et des épiciers juifs au turban noir
ou bleu roulé en une mince corde, nous sommes sortis des rues

arabes.
Quel est le souterrain auquel conduit cet escalier délabré?...
Des tapis épais s'y étendent entre des colonnes au fût sali de
jaune, au chapiteau barbouillé d'azur; des tableaux de clinquant

y miroitent aux murailles; des inscriptions hébraïques s'y peignent


dans de grossiers cartouches de bois; une large galette symbo-
lique y est clouée à une arcade; des hommes s'y prosternent sui-

des bancs de maçonnerie tapissés de nattes... (Test une syna-


gogue.
En cafetan couleur de ciel, un très vieux rabbin à barbe de
patriarche est juché dans une chaire disloquée et lit quelque chose
dans un antique manuscrit. Un autre, très jeune, vient au-devant
de nous, l'air inspiré, une flamme mystique dans le velours noir
de ses grands yeux maladifs. Une espèce de soutane l'enveloppe
et sur ses omoplates passe une large bande de drap gris dont les
bouts retombent devant ses épaules comme l'étole de nos offi-
294 DE TRIPOLI A TUNIS.

ciants... Avec vénération, il baise puis il ouvre les petites portes

peinturlurées d'une petite armoire et, — comme s'il espérait, par

cette pieuse profanation, nous ramener à Jéhovah, — il nous


montre le rouleau cl n livre de la loi et nous ne savons quels
accessoires de son culte.

Nous sommes, en effet, dans le hara, au bas d'Es-Souika; nous


sommes dans la partie de la ville où gîtent les Juifs. Ce quartier
ressemble à celui des Arabes mais avec plus de mouvement, plus
d'animation, plus de bruit. Jeunes filles au front embroussaillé
d'or, épouses aux épais bandeaux plus noirs que l'aile des cor-
neilles, vieilles à la rare chevelure grise, les femmes se montrent
ici. Elles s'y montrent môme trop et on demeure souvent inter-

loqué devant ces tenues extraordinaires, devant ces déshabillés


dont, avec une placidité sereine et inconsciente, elles étalent

sur leurs portes la coupe et les tissus excentriques. I ne courte


chemise de mousseline aux larges manches de tulle et une sorte
de caleçon, l'ont tous les frais de ces toilettes immodestes. Ce
dernier vêtement s'élargit cependant aujourd'hui et les élégantes
le remplacent volontiers par une espèce de pantalon de zouave.
C'est le dernier cri du jour. Comme en Europe, les modes fémi-
nines exercent à Tunis leur gracieuse tyrannie. Le bout des
pieds nus, jaunes de benne, s'engage dans îles babouches
d'enfants; les cheveux s'enroulent en une longue queue qui
tombe sur le dos à la mode chinoise et qui se termine par
un large triangle de carton recouvert de soie brodée. Cinq
rubans de couleur sont, côte à côte, cousus à la base de cet
ornement bizarre et flottent sur les reins.
( le costume — que portent aussi les .Mauresques, — est, dit-on,
celui donl se paraient les femmes de l'Ancien Testament... Nous
ne savons sur quel document antique ci authentique repose cette
affirmation étonnante, niais on a grand'peine à se figurer

l'austère Rébecca ou la chaste Rachel dans ci' travesti de bal


masqué.
Tunis a trois dimanches. Le vendredi est consacré à Mahomet,
mais les Arabes ne se niellent jamais en grands liais et on ne
TUNIS. 295

s'apercevrait guère de leur fête si, sur les mosquées ne (luttaient


alors des pavillons rouges illustrés de l'anneau de Salomon. Le
dimanche appartient au Christ et il remplit les rues du quartier
Franc d'Européennes en falbalas et d'Italiens mélomanes. Le
samedi, enfin, est à Moïse, et c'est ce jour-là qu'il faut voir les
dames d'Israël !

Sur la camisole légère se pose alors le farmla, — espèce de


gilet largement échancré et dont les manches rudimentaires
ne forment que de petits ailerons sur 1rs épaules. Le velours
cramoisi, le satin blanc ou le damas broche de ce vêlement, qu'on
dirait taillé dans une chasuble, disparaissent si bien sous les
galons et sous les arabesques d'or ou d'argent qu'il prend l'air

d'une cuirasse; les métaux précieux y sont en une telle profusion


qu'il se vend au poids, comme certains bijoux, comme cer-
taines pièces d'orfèvrerie... Sur cette veste radieuse se met,
comme une housse, la soria, simple blouse de soie légère et
de couleur voyante, assez translucide pour laisser entrevoir
les richesses qu'elle couvre, assez courte pour en révéler au
moins le bord. Le pantalon, alors surchargé de dorures el

retenu par une coulisse que ferme une barrette d'or agrémentée
de quatre glands de soie, se rétrécit, à partir du genou, pour
ne plus former qu'une guêtre encroûtée de broderies. Des mules
pailletées, mais toujours trop courtes s'accrochent aux orteils
et laissent leurs talons porter à faux. Un turban noir, étroit et

plat retient, en même temps, sur leur nuque, une pièce de


mousseline flottante et sur la tète, la koufjia conique, -taillée
dans du drap d'or, brodée d'or, cousue d'or... D'énormes bijoux,
de grandes perles, de gros diamants, une large chaîne plate
et portée en baudrier complètent enfin cet accoutrement fan-
tasque sur lequel tombe le choussari, — le grand voile de laine
blanche qui en éteint l'eblouissement.
Et, — note dominante de la symphonie de couleurs que font les

bigarrures diaprées du monde de Tunis, — elles s'en vont ainsi


par la ville, les reins creux, le clos ballonné, la poitrine exubérante.
— Voyez, mesdames et messieurs, je n'ai que vingt ans et je
pèse deux cents livres !
290 DE TRIPOLI A TUNIS.

Et ce spectacle qui coûterait quinze centimes à Neuilly est ici

complètement gratuit.

Si dans leur jeunesse, en effet, on admire chez les Juives l'ovale

parlait tic leur visage, la blancheur de leur teint mat et velouté,

l'arête pure de leur nez légèrement aquilin, la fierté de leur profil


busqué, la finesse de leurs mains de race et l'élégance de leur
taille, l'époque du mariage marque
pour elle la fin de la beauté...

Trois mois avant cette catastrophe,


elles se soumettent à un engraissement
méthodique qui les transforme, qui les

défigure.
Simple graine de fenugrec qu'on
trouve chez tous les épiciers de Tunisie
et dont la mercuriale du pays accuse
une vente quotidienne de mille à douze
cents rottolo-attaris, — cinq à six cents
kilogrammes, — la h'Lba est le facteur

principal de cet embonpoint qu'une co-


quetterie- dévoyée exagère jusqu'à une
difformité repoussante. Cette graine —
qui, modérément employée pourrait
JIM VE EN COSTUME peut-être rendre quelques services chez
d'intéri ei n.
nous, — s'apprête de diverses façons.

Le plus souvent, on en chaque soir deux cuillerées à


pile

soupe et on les fait, pendant toute la nuit, macérer dans un


demi-litre d'eau ; le matin, à jeun, on boit cette eau et on mange
une poignée de raisin sec Mélangée à du miel et nu sucre, la

pâte qui reste au fond du pot, forme une sorte de confiture qu'on
avale dans la journée... D'autres fois, on l'ail griller la Ji'lba, on
la pulvérise, on la pétrit, à parties égales, avec de l'huile et du

miel ei on prend, chaque jour, quatre cuillerées à soupe de celle


confection horriblement amère... D'autres fois, enfin, on se

contente «le s'administrer, malin el soir, une cuillerée à soupe


de graine jetée telle quelle dans un verre d'eau.
TUNIS. 2!>7

A cela ne se réduit pas le régime à suivre, mais que ne ferait-on


pas pour être belle !... On va encore, dans les abattoirs, chercher
de ces grosses boules de poils agglutinés qu'on trouve souvent
clans l'estomac des veaux et qu'on appelle des égagrophiles et on
en mange un morceau Ions les jours. Après chaque repas, on se
gave, en outre, d'un plat de couscous sins sauce, ni viande, et on
l'arrose d'aulant d'eau que possible. Puis s'efforçant de ne penser

TUNIS : DANS LE QUAIi'llMl JUIF.

à rien, d'oublier surtout son prochain mariage, on partage son


temps entre une inaction absolue et le sommeil dans un lieu

sombre... Et après un trimestre de ce genre de vie, la plus


mince, la plus éthérée des jeunes filles est atteinte d'un élé-

phantiasis général, d'une adipose incohérente qui en l'ait une


monstruosité semblable à ces clowns, qui, les vêtements bourrés
de laine, tombent et roulent sur le sable des cirques. Sa face
ferait de dépit maigrir la pleine lune ; ses hanches défient les
comparaisons les plus paradoxales... L'asperge est devenue une
citrouille !

38
208 DE TRIPOLI A TUNIS.

La situation des Juifs à Tunis est encore à peu près ce qu'elle


était, aune trentaine d'années; leur organisation particulière
il y
y fait encore de leur communauté comme un petit Etat dans le
grand.
Ils se partagent en deux clans: les Toimsis, — vieux tunisiens,
— et les Gournis ou Juifs du Grana, — Juifs Livournais descen-
dants de ceux cpie l'inquisition a chassés d'Europe.
Divisée en corporations de métiers que président des amins
nommés à l'élection, chacune de ces catégories a son grand
rabbin, sa synagogue et son conseil qui, formé de prêtres et de
notables, a, jusqu'à la mort exclusivement, le droit de haute et de
basse justice. Tounsis et Gournis relèvent tous ensemble du caïd
des Juifs, dignitaire qui, toujours pris parmi les premiers, sert
d'intermédiaire entre ses coreligionnaires et le bey auprès du-
quel il remplit, par tradition, les fonctions de receveur général.
Plus que les mahométans, les israélites méritent en Afrique
la dénomination d'indigènes; eux-mêmes d'y être ils se targuent

venus, pour la première fois, à l'époque de Psammetichus ou au


moins de Ptolémée Soter. Ils sont, avec les Maures numides,
.avec les Berbères, les plus vieux habitants de la Régence. Quand
les Arabes y entrèrent, ils tentèrent en vain de les convertir à
l'Islam; fidèles à Moïse ils gardèrent leurs mœurs et leur foi et
la haine religieuse que déjà ils inspiraient aux musulmans ne fit

«pie s'envenimer el s'accroître. Elle devint monstrueuse au


xiii siècle, lorsque Abdallah-Metamer-Billah, qui régnait abusa
Tunis, voulut leur faire expier le mal l'ait à ses frères en Allah
par les croisades dont ils étaient pourtant bien innocents.

Il leur a été, jusqu'à nos jours, défendu de loger hors de leurs


fondouks situés au-delà des murs. Ils ne pouvaient porter ni le cos-
tume des croyants ni celui des chrétiens el ils se souviennent

encore «les décrets prohibitoires et des vexations de toutes sortes


auxquels les mit naguère en butte leur tentative de remplacer
par noire chapeau le turban noir qui leur élail imposé.
Seuls ils payaient le karadj, impôt qui élail censé exigé de
tout non-musulman résidant a Tunis; ils étaient, sur les marchés,
SOtimis à de triples laxes; ils avaient fondé une caisse commune
TUNIS. 20!>

dans laquelle les rabbins puisaient pour payer les impôts de tous,
mais, pour peu que cet argent se lit attendre, il leur était directe-
ment réclame par les collecteurs du bey (|iii, à grands coups de
bâton, leur en écrivaient la demande et même le reçu sur les
épaules ; surchargés de corvées, ils bâtissaient pour les maîtres
du pays ; ils leur servaient inoins que gratuitement d'hommes de
peine; ils lavaient leurs maisons, ils allaient jeter au lac leurs

immondices. Quand la pluie changeait les rues en torrents, les


Maures qui ne voulaient pas souiller leurs belles pantoufles, pre-
naient au collet le premier d'entre eux qui passait, sautaient sur
son dos et, jusqu'à leur porte, en luisaient leur monture. C'étaient
encore eux qui étranglaient les condamnés et qui traînaient leurs
cadavres sur la claie...

Leur sobriété, leur moralité, leur monogamie, leur esprit


de famille, leur patriotisme survivant à la perte de la pa-

trie, leurs préceptes religieux, — règles d'hygiène auxquels ils

devaient une longévité dont ne jouissaient pas leurs adversaires.


— tout donnait cependant à leur race une vitalité qui leur permit
de résister aux avanies, aux persécutions. Ils se soutenaient ; ils

se créaient des fonds de prévoyance en n'achetant leur viande


qu'aux rabbins qui, des bénéfices de ce commerce conforme aux
rites mosaïques, alimentaient la caisse commune dont nous
avons parlé ; ils se servaient de cet argent pour nourrir leurs
pauvres, pour entretenir leurs synagogues et leurs écoles, pour
racheter les esclavesde leur foi ; ils s'étaient coalisés, enfin, pour
créer cette hazzaka qui existe encore, cette taxe bizarre qui les
fait copropriétaires des immeubles que les mahométans possèdent
dans leur quartier et (pie, pour cette raison, ils ne peuvent louer
qu'à eux seuls. Acquéreurs habituels des prises maritimes que,
en détail, ils revendaient très cher à ceux mêmes qui les avaient
faites; adjudicataires delà pèche, des douanes, de certains impôts
que. moyennant une redevance, ils prélevaient à leur bénéfice,
ils avaient fini par obtenir de la fortune une partie des avan-
tages .civils que leur refusait la loi. Grâce à leur habileté, ils par-

venaient enfin à se faire employer dans le service lucratif d< s

fonds de l'État, à remplir auprès du bey les fonctions de cais-


300 DE TRIPOLI A TUNIS.

siers, de chefs de la dette, de directeurs du rabba ou impôt


en nature.
Ce n'étaient là, toutefois, que des correctifs encore insuffi-

sants à la misère de leur condition. Cela ne les empêchait


pas de ne trouver presque aucune protection auprès de l'auto-
rité qui les utilisait ainsi; cela ne les empêchait pas d'être, à

chaque instant, persécutés ou dépouillés; d'être, de temps à autre,

massacrés sans raison; d'être, sous prétexte de blasphèmes, brûlés


tout vifs, avec des chemises goudronnées.
En i8j5, Mohammed-bey abolit pour eux la corvée, la surtaxe
du karàdj et autres impôts exorbitants. Le 20 moharrein 1274
10 septembre i85n) il promulga enfin le « Pacte fondamental »,

espèce de constitution qui, au moins en apparence, leur donna


toute égalité avec les mahométans.
Plus tard, grâce à notre consul qui les couvrait de son influence
protectrice, Mohammed-es-Sa do k améliora encore leur situation.
Ils s'habillent à présent comme ils veulenl et ils en profitent
pour se parer des teintes les plus tendres, pour déployer sur
leurs vêtements toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, pour jeter
négligemment sur leurs épaules de riches burnous blancs ou
bleus, pour usurper jusqu'au turban vert des chorfa. Ils habitent
où bon leur semble ; ils nous copient en tout : ils envoient leurs
filles dans nos écoles religieuses où, avouons-le, elles remportent
tous les prix ; ils paient toute chose comme les autres... On ne
les asssomme même plus!

Le Tunisien les regarde cependant toujours comme des étran-


gers et la réprobation dont il les poursuit est toujours vivace dans
son cœur. S'il s'abaisse jusqu'à donner la main à l'un d'eux, c'est

la gauche que, en signe de mépris, il tend à ce ben-djifa, — à

ce fils île cadavre.


-Un sultan, dit-il, eût, un jour, la bonne idée de faire massacrer
tous les mâlesde la nation hébraïque. Mais les femmes allèrent, la

nuit, pleurer sur leurs tombeaux, et, plus tard elles mettaient au
inonde les petits israélites de qui descend la génération actuelle...
De là celte appellation à ses yeux infamante...

Tâchons d'effacer celle haine héréditaire; employons toutnotre


I l \ [S : BAB-SODIKJ
302 DE TRIPOLI A TUNIS.

pouvoir à obtenir l'assimilation complète des Juifs avec les autres


indigènes...
Résultat d'une mesquine rivalité commerciale, d'une répulsion
instinctive mais blâmable et que nos aïeux nous ont transmise
comme une infirmité, expression d'une envie inavouable, l'anti-

sémitisme est un sentiment gothique en opposition flagrante avec


toutes les idées modernes, en contradiction criante avec les

trois mots de la devise que la république a inscrits au fronton

de nos monuments. Traqués; maltraités; pilles tour à tour


par les Romains, par les chrétiens et par les musulmans ;

habitués à courber la tète sous la réprobation universelle, les


Juifs sont, il est vrai, devenus rusés, fourbes et menteurs. I!s ont,

pour se venger, pris les armes des faibles. La peur leur a fait

cacher les richesses auxquelles ils demandaient des consolations


et ils sont devenus rapaces et avares. Et, après de longs siècles
d'humiliations et de terreurs, ces défauts qui sont l'œuvre des
préjugés, de l'aveugle et stupide fanatisme de nos ancêtres,
sont entrés dans leur sang, dans leur nature... Pouvons-nous leur
en vouloir '.'

Ils ont gardé leur religion ;


il y a toujours eu entre eux une
cohésion admirable ; Jérusalem est demeurée leur capitale morale
et leur patriotisme platonique a toujours relié les membres de
leur peuple dispersé ; ils se tendent la main à travers les

mers et les continents; ils constituent comme une vaste franc-


maconnerie... Ces moyens sont-ils illicites.' Ces voies sont-elles
coupables?
Qu'ils soient donc libres d'adorer Adonaï ou le veau d'or, de
s'entr'aider, de travailler, de s'enrichir à leur guise! Que les

Juifs de Tunisie soient Tunisiens comme ceux de France sont


Fiançais! Que partout ils soient les égaux de leurs compatriotes !...

Mais sachons nous en tenir là. N'exagérons pas notre philanthro-


pie, ne nous appuyons pas sur des considérations d'origine qui
se perdent dans la nuit des temps ni sur des spéculations qui
n'ont plus rien à faire avec l'organisation des peuples pour
avoir (\<'u\ poids et deux mesures, pour accorder aux indi-

gènes Israélites d'Afrique ce que nous refusons aux indigènes


TUNIS. 303

musulmans ! Si. — ce qui n'est à souhaiter ni pour elle, ni pour


nous, — la Tunisie est jamais française, si, un jour, nous y
sommes les maîtres absolus, n'y commettons pas l'injustice que
nous avons commise en Algérie et qui, en excitant la jalousie des
Arabes, a failli, en 1 8- , nous faire perdre tout le fruit de nos
1

conquêtes africaines.
XI

TUN I S

SOUKS. ENCAN". — SOUK DES PARFUMS. — SOUK DES ÉPICIERS.


LES TROIS MARABOUTS. DJAMA.-ZEITOUN. HABBOUS. JUS-
TICE TUNISIENNE. MOSQUÉES. — LES TUNISIENS. — SOUK DES
SELLIERS. VUE GENERALE DE TUNIS. — HUE B AB-DJ EZIRAH.

BAHMENARA.

— Par ici, maintenant! nous dit, pour la douzième fois, le

yaouled que nous avons pris pour guide et cpii nous fait remonter
la rue de l'Église.
Depuis que nous avons mis les pieds dans la ville, depuis qu'il

s'est, d'office, constitué notre gardien et notre conducteur, tous


ses efforts tendent a nous entraîner vers un quartier ou il semble
avoir à gagner quelque chose. Suivons-le enfin.
Et, vite, se retournant de temps a autre pour s'assurer cpie

nous sommes toujours derrière lui, il marche, il court, comme


s'il redoutait de nous voir nous arrêter encore devant quelque
cour entr'ouverte, devant quelque mosquée ou quelque syna-
gogue.
Encastrées à l'angle de deux maisons qui se font face, deux
eol îettes, peintes, — en mirlitons, — de spirales vertes et
rouges, soutiennent un arceau de pierres blanchies et flanquent
l'ouverture béante d'une sorte de large corridor d'où s'exhalenl
de violentes odeurs de cuir, de Meurs et d'essences. I ne foule
s'\ agite, confuse dans l'ombre transparente.
TUNIS : LE SOIR DUS Pà R F D

39
306 DE TRIPOLI A TUNIS.

C'est un souk, c'est l'un des passages de cet immense bazar


dont l'ensemble remplit tout ce quartier et où se réunissent
prescpie toutes les boutiques de Tunis, où s'exerce tout le petit
commerce de la ville, le seul, à peu près, qui soit encore entre
les mains des musulmans. Le grand négoce, en effet, appartient
aux Italiens, aux Prussiens, à quelques Français et surtout aux
Juifs du Grana... Ces derniers sont si efficacement soutenus par
leurs frères d'Allemagne ! Qu'un de ces consuls teutons qui ne
se contentent pas d'être des agents diplomatiques, mais qui jouent
encore le rôle d'agents commerciaux, recommande l'un d'eux,

qu'il l'appuie de sa garantie morale et il lui sera aussitôt ouvert


un crédit presque illimité! II recevra, à prix réduit et sans avoir

aies payer de suite, des marchandises qui, de qualité inférieure,


ont cependant aussi bonne apparence (pie les nôtres et grâce aux-
quelles il fera à chacun une concurrence victorieuse...

Que, sur un terrain légèrement incliné, on se ligure le passage


des Panoramas avec la galerie Feydeau, la galerie de la Bourse, la

galerie Montmartre, la galerie des Variétés et les couloirs sans nom


qui vont de l'une de ces galeries à l'autre ;
qu'on y ajoute le boule-
vard Montmartre rétréci et couvert, le passage Jouffroy avec ses
enfoncements et ses sinuosités, le passage Verdeau et les rues

avoisinantes transformées en corridors; que, se coupant, s'abou-


chant, montant, descendant, divergeant en tous sens on multiplie
dix fois ces passages, ces galeries et ces impasses; qu'on fasse
• le leur ensemble comme les mailles irrégulières d'un filet em-
brouillé et on aura, en petit, une idée du labyrinthe compliqué que
forment les souks, la grande curiosité, le quartier typique de Tunis.
Pas de dalles ici, mais un pavé de galets glissants, polis par le

frottement perpétuel des pieds nus el des sandales; pas de toi-

tures vitrées mais, très bas et comme reposant sur le linteau des
poiles. des lentes en loques, des plafonds de bois crevassés, des
voûtes de (lierres percées de trous carrés pareils à des bouches
de citernes el souvent bouchés par des claies qu'on y hisse et

qu'on y applique au moyen d'une poulie el d'une corde.


De chaque côté de ces allées couvertes se rangent, comme les
UNIS. 307

casiers d'une étagère, de petites boutiques exhaussées au-dessus


du sol, de véritables alcôves, des niches arrondies que séparent
une simple cloison ou une colonne bariolée.
Une obscurité lumineuse, une vapeur bleuâtre flottent dans ce
dédale. Les fentes des planchers, les déchirures des tentes lais-
sent, ça et là, le jour titrer en minces lames. Par quelques sou-
piraux ouverts tombent îles piliers de soleil que rendent visibles
les atomes qu'ils dorent. Et les hommes qui passent sous ces trous
reçoivent comme une douche de lumière, apparaissent un instant
vivement éclairés et rentrent aussitôt dans l'ombre. Un rayon qui
pénètre par une crevasse accroche à une chamarrure des paillettes
qui éclatent comme des étincelles électriques; un autre allume
une flamme rouge sur un objet de cuir, sur un foulard suspendu
à une muraille. Des portions de voûtes se sont effondrées et,

de loin en loin, une clarté intense, une chaleur d'incendie inon-


dent les allées qu'elles ne protègent plus; ailleurs régnent, au
contraire, une fraîcheur délicieuse, une température de cave.
Des volets qui se relèvent en marquises ou qui se replienl contre
les murs défendent les magasins pendant la nuit. Aucun vitrage,
aucune devanture ne les ferment maintenant, mais, accrochés à

tort et à travers, des sabres et des étoiles légères, des cierges el

des vêtements brodés les encadrent d'un étalage flottant, rappe-


lant ceux des cabanons qui remplissent le bazar du Temple. Elevé
à la hauteur d'un banc, leur seuil est tapisse d'une natte de spar-
terie et là s'asseoient les acheteurs qui ne pénètrent jamais dans
[ échoppe où tout s'empile, où tout se mêle en un fouillis confus.

A peine le propriétaire du lieu peut-il s'y faire lui-même une


petite place, derrière le tabouret qui lui sert, en même temps, de
comptoir, d'établi, de table pour le repas ou pour le café; à peine
trouve-t-il à se loger à côté du coffre de cuir vert, qui, constellé

de clous à tète dorée, renferme, dans des sébiles de cuivre, ses


karroubes. ses piastres et ses sequins. Attachée au plafond, une
coule se balance sur sa tête, comme celle qu'on met parfois sui-

te lit des blessés; elle lui sert à se soulever quand sa journée


est finie... Et, nu-pieds mais souvent revêtus de riches costumes,
des Maures gras et roses, parfumés de benjoin et de musc, vivent
308 DE TRIPOLI A TUNIS.

ainsi au milieu de leurs marchandises que l'exiguïté de la boutique


leur permet d'atteindre de la main. Au fond du local s'ouvre quel-
quefois, par une petite porte, une cour minuscule que remplit,
éclatante, une lumière venue on ne sait d'où et où s'entassent
des couvertures et des poteries, des armes et des caisses res-
plendissantes de couleurs et de dorures.

Et vous n'avez pas fait un pas dans ce quartier général du bibelot


et du brocantage que, criant comme Archimède à la sortie de son
bain révélateur, un enfant se précipite sur votre personne.
-
— Chbuf\ CIiou/l Regarde! répète-t-il, en vous entraînant vers
une boutique.
Celui qui vous accompagnait s'efface respectueusement devant
lui, comme devant un maître, et se met derrière vous. Un nouveau
cicérone surgit qui s'empare de votre droite. Un quatrième sur-

vient qui, marchant à reculons comme un thuriféraire, vous


précède et vous assourdit de ses offres. D'autres veulent vous
arracher à ces gardes du corps... Ils forment le carré autour de
vous; ils les repoussent à grands cris et, étourdi, tiraillé, vous

n'avez qu'un moyen de vous débarrasser d'eux-mêmes. C'est de


vous liver à l'un d'eux.

— Viens! s'écrie celui-ci avec élan.

Et il vous traîne vers un magasin dont le titulaire, — un Mus-


tapha, un Berbouchi, un exploiteur quelconque de votre curiosité,
— lui donnera le vingt-cinq pour cent des piastres «pie vous
laisserez chez lui... Ne craignez rien ! 11 n'y perdra pas; c'est vous
qui ferez les frais de ce courtage et il saura en majorer le prix de
ce que vous achèterez chez lui, — prix qui sera, d'ailleurs, le triple

ou le quadruple de celui auquel il vous le laissera si vous n'êtes


pas novice dans les bazars barbaresques.
Ne vous débattez plus!... Nous êtes pris comme une mouche
dans une toile d'araignée. Le marchand vous lient; vous lui

appartenez, vous êtes sa chose. Les autres vous regardent et


ricanent mais aucun ne cherche à lui ravir sa conquête.
R'odoua, rodoua, demain, demain, .le repasserai..., avant de

partir, dites-VOUS en détresse.


TUNIS. ao!»

Avant de partir! Domain! Mais c'est aujourd'hui, c'est sur


l'heure qu'il faut s'exécuter !

— Tcli abb nechrobou el kaoua? Veux-tu prendre le café?

TINIS : DANS LES SOUkS

— Non. ///</, Allai Merci, merci, mon ami.


Inutile! On ne vous écoute pas.
— irt, kouadji, zoudj fenadjell Holà, cafetier, deux tasses.
Fissa, fissa\ Vite, vite!

Et, de force, Mustapha vous installe au bord de sa souricière.


310 DE TRIPOLI A TUNIS.

Le cafetier voisin, — complice appelé à l'aide, — accourt et,

avec un .sourire où pointe une moquerie, il dépose devant vous


son plateau de cuivre chargé de ses cafetières et de ses coquetiers
en filigrane.
— Mark' abat Qu'elle soit la bienvenue! soupirez-vous, si

vous connaissez cette formule obligatoire de la politesse arabe.

Et, comme un condamné, vous tirez une cigarette de son étui

de papier rouge ou vert.

— la, ouled, j'ib a afin ! Holà! garçon, apporte du feu!


commande votre homme qui a toutes les prévenances.
Sous vos yeux bientôt ahuris, passent cependant, en sarabande,
les nattes du M'zab, les étoffes de Brousse, les soieries d'Orient

fabriquées à Lyon, les blanches gargoulettes moulées en poissons


ou en poules, les poteries jaunes que semble avoir décorées en
noir un vague souvenir de l'art étrusque, les vieux yatagans,
les longs fusils à la crosse mouchetée de corail, les poignards à la

lame damasquinée, les lourds coupe-têtes en forme de faucilles,


les /lissas hideux comme des couteaux de boucher, les petites

tables, les étagères, les coffrets, les cadres de bois dur incrusté
de nacre, le bric-à-brac ramassé dans tous les coins de l'Islam.
Enervé par les boniments que vous avez subis, ébloui par le

feu d'artifice des couleurs qui ont détonné devant vos yeux, vous
vous levez, vous vous échappez enfin...

Hélas! Votre guide est chargé d'un tapis et d'un tambour que
vous avez achetés sans savoir pourquoi ni comment.

Voici des boutiques qui, par extraordinaire, sont de plain-


pied avec la rue. Elles vous semblent curieuses et vous vous
arrêtez devant l'une d'elles. Imprudent ! L'industriel qui y était

blolli se lève, comme ces diables qui jaillissent d'une boîte,

pousses par un ressort. Il effectue une sortie bruyante, il fond


sur vous, il jette sur votre bras ses doigts recourbés en grappin
d'abordage et, comme ses ancêtres remorquaient dans leur port
les galères chrétiennes, il vous tire jusqu'au fond de son antre...
El il vous l'ait si bonne grâce, le scélérat ;
il vous sourit si

doucement que vraiment vous n'avez pas le cœur de vous fâcher.


TUNIS. 311

Vous voilà encore sur la sellette, derrière une table de marque-


terie, cette fois, dans une arrière-boutique éclairée par un trou
pratiqué dans sa voûte... Un nouveau café fume déjà devant
vous. Et c'est une nouvelle débandade de tapis, de costumes en
velours brodé d'or, de brûle-parfums, de lanternes, de cuirs
gaufrés comme des cuirs de Cordoue, de poteries émaillées
comme des vases d'Ispahan. Votre pirate est bon prince...
— Netlakou, au revoir, dit-il en vous serrant cordialement
la main.
Et il vous rend la liberté. Encore une fois, hélas !... Notre
yaouled a jeté le tapis sur son épaule, le tambour sous son bras
gauche et il a maintenant entre les mains une caisse enjolivée
d'arabesques et sous le bras droit le paquet volumineux d'une
tenture dont vous serez bien embarrassé... Qu'il vous suive de très
près, au moins! Qu'on voie bien que tout cela est à vous! Et.
peut-être, vous laissera-t-on tranquillement achever votre visite.

Une foule musquée encombre les passages ; des groupes


flegmatiques d'hommes debout ou couchés obstruent la circu-
lation avec une indifférence superbe. Ils sont chez eux !

— Enta krechin bezef l Tu n'es qu'un grossier personnage !

crie un gros Maure essoufflé.


— Halouf! Kelb ! K'Ixid!... Iaoudi ! Porc! Chien! Kabyle!...
Juif! glapit un Arabe.
— Bar cal Barca! Assez! Assez! soufile le premier qui
suffoque.
Et on murmure autour d'eux. C'est vrai, le Bédouin a monté
trop haut ou, si on veut, est descendu trop bas dans la gamme
de ses injures.
Passons! Ce n'est rien, c'est une simple dispute entre ces hommes
d'un calme si trompeur.
Adossé à un mur, un vieil aveugle qui a un pain de trop le

met bravement aux enchères et crie comme s'il avait à vendre


une rareté inestimable.
Harassé de chaleur, un Arabe a déposé sur un banc son turban
et sa chachia; sa calotte blanche suit ces premières pièces de sa
312 DE TRIPOLI A TUNIS.

coiffure ; un à un, ses vêtements suivent la calotte... Et il finit

par se promener avec, pour tout costume, un étroit lambeau de


toile sur le dos.
Perchée comme une chouette sur l'escalier d'une mosquée, au
fond d'une voûte sombre, une vieille insensée adresse aux passants
cpii la regardent avec respect un discours dont elle entrecoupe
les incohérences de hurlements prolongés et sinistres. Et, appuyé
sur sa faucille emmanchée d'une longue hampe que couvrent des
fanfreluches, un marabout qui passe interrompt ses psalmodies
pour la contempler en hochant la tète.

— Est-elle heureuse! semble-t-il se dire. Maboul! Polie ! Ah!


(pie son sort est digne d'envie !

Des burnous en paquet sur les épaules et des tapis plies sur
la tête, des Arabes affairés lèvent leurs bras noirs chargés de
colliers, de chapelets, de bijoux, de ceintures d'or. Et, criant
à pleine gorge, haletants, les yeux enflammés, ils se faufilent à

travers la foule.

— Avbal Arhaî Quatre! Quatre! hurlent-ils d'une voix


étranglée, d'une voix dont les efforts gonflent les veines de leur
cou nerveux et suant...

Leur ton baisse, plaintif comme s'il allait mourir. Ils vont
céder leur marchandise à un acheteur qui, de loin, leur a l'ait un
signe... Mais, tout à coup, galvanisés par une surenchère, ils

repartent de plus belle.


— Khramsa ! Khramsa ! Cinq ! Cinq !..

Et ils sonl dix, vingt, cinquante qui vont ainsi, beuglant et se


démenant, jusqu'à ce qu'ils perdent tout espoir de voir la dernière
offre couverte.

Chez les mahométaiis comme chez les Israélites, chaque corps


de métier forme ici une corporation placée sous la juridiction
d'un iimiii. — d'un prévôt, — et occupe un souk particulier...

(n Maure secoue sur notre dos un flacon de porcelaine au


loue- col e1 y fait, en fine pluie, tomber des gouttelettes d'essence.
Ainsi que dans une de ces églises mondaines où l'odeur de
l'encens se mêle harmonieusement à l'arôme des fleurs, aux
TUNIS. 313

émanations délicates du cuir de Russie el des sachets d'iris, une


atmosphère de parfums nous enveloppe et nous pénètre. Et,
comme l'ouïe perçoit le son de tel ou de tel instrument dans
l'ensemhle d'un orchestre, de temps à autre ici, l'odorat distingue
les effluves concentrés du jasmin, du géranium ou de l'oranger...
Et on songe aux captives langoureuses des harems ; on voit
passer les odalisques au pas traînant, aux gestes lents et mous;
on voit les pachas fatigués
s'endormir sur les divans. la

tête et les membres alour-


dis... Nous venons d'entrer
dans le souk-el-* lltariu, le

souk des parfumeurs. Partout,


en minces filets bleuâtres, fu-
ment les pastilles du sérail;

partout se rangent et scintil-


lent côte à côte, dans leur
lit de coton, les longs petits
flacons de cristal doré et [ail-

les à facettes dans lesquels


est emprisonnée l'âme des
roses qu'on recueille dans les
environs de Tunis.
Le souk-el-JLttarin envoie
bientôt, à gauche, une branche
qui s'enfonce entre des boutiques bleues et la galerie extérieure
de la grande mosquée; à droite, une autre branche, — le souk-el-

Bladjia où, innombrables, s'ouvrent les ateliers des fabricants


de babouches.
Plus loin, s'en détache le souk-el-chachia où de grandes et
lourdes mécaniques aux grosses vis de bois, à peu près pa-
reilles à des pressoirs à vin, apprêtent les bonnets rouges el

en font des cylindres plus ou moins hauts, des pots à fleurs


renversés, des calottes hémisphériques, des cônes tronqués aux
angles carrés ou arrondis, selon qu'ils sont destinés aux Touareg,
aux Arabes, aux Egyptiens, aux Algériens, aux Tunisiens
314 DE TRIPOLI A TUIN'IS.

musulmans ou juifs. Los commerçants de ce passage reçoivent


ces objets de Tebourba. Ils leur arrivent à demi fabriqués et ils

les peignent eux-mêmes avec des tètes de chardons, les mettent


ainsi à la forme, les ornent de glands bleus et en vendent ou en
expédient chaque année pour deux ou trois cent mille francs.
L'n peu plus loin le souk des tissus bifurque avec celui des
parfums. On dirait, sans sa voûte sombre, une de nos rues de
village tendues de draperies pour le passage d'une procession.
Toutes les boutiques s'y pavoisent d'étoffes qu'on mesure et qu'on
débite au pik-arbi long de cinquante centimètres ou au pik-turki
long de soixante, selon qu'elles ont été fabriquées à Tunis ou
à l'étranger; toutes se tapissent de vestes aux lourdes broderies,
de vêtements incrustés d'arabesques d'or, de portières en
velours bleu sur lesquelles s'appliquent de fausses portes décou-
pées dans du drap rouge, de gazes aériennes étoilées comme
la nuit, de voiles diaphanes, de rideaux lamés d'argent et de soie,
de mousselines fleuries, de foulards éclatants et diaprés comme
des ailes de papillons brésiliens.
Au souk-el-Attarin fait à peu près suite le souk-el-Belat, — le

soukdes <'[)iciers, — aux senteurs fortes et bizarres. Ici se trouvent


la cire coulée dans des pots de terre jaune ; les confies de
charbon; la chaux à blanchir les murailles ; la semoule en gros
grains; le d/'aho, — espèce de millet, — dont on fabrique des
plats barbares et des nougats extraordinaires; le café en grains
ou en poudre ;
le cumin pour parfumer, pour colorer les ragoûts ;

les aulx; les oignons; les dattes pressées, écrasées, agglutinées


dans de petits sacs en une sorte de fromage qu'on détaille par
morceaux; le raisin sec: les noisettes; les amandes; les pistaches;

la kefta qui ressemble à de la pâte de coing ; les graines de


courge torréfiées; les fèves grillées; les arachides enfin, —-ces
kakawettes chères aux yaouleds de tout âge. Ici se trouvent
surtout les épiées embrasées sur lesquelles règne ce piment
rouge dont la poudre violente constitue le J'clfcl... On fait de ce
jelfel une sauce qu'on appelle la margha et on arrose de cette
margha le couscous qui en devient un plat inabordable, une pâte
infernale dont vous ne pouvez prendre une cuillerée sans que
TUNIS. 315

votre bouche soit en feu, sans que votre front s'emperle de sueur,
sans que des milliers d'épingles s'enfoncent dans votre cuir
chevelu. Si Dante avait connu ce condiment furibond, il en eût
fait servir aux membres d'un de ses cercles de damnés.
Les teinturiers achètent ici le sulfate de cuivre efflorescent,
les bois colorants, l'écorce des pins et celle des petits chênes qui
servent à tanner les peaux, la racine delentisque et les calices de
grenadier qui les teignent en rouge, l'écorce de grenade et les

petites grenades sèches qui les font vertes, jaunes ou brunes...


Les coquettes y envoient chercher les boules de savon rouge ou
vert; le t'vel, espèce de talc, qui, venu du Maroc, se chauffe, se
pulvérise, s'additionne de quelques gouttes de parfum et forme
une pommade avec laquelle on se lave la tête dans les hammams;
le :iit. graine oléagineuse qui ressemble à la pistache et qui l'ail

luire les cheveux; le kohl qui, préparé avec de l'antimoine, donne


aux yeux leur éclat sauvage ; le souak, écorce de racine de noyer,
qui blanchit les dents ; la lilba qui dénature les charmes ; [erusma
épilatoire ; le henné vendu en feuilles concassées ou en une
poudre verdàtre qui, — simplement délayée dans de l'eau pen- et,

dant une nuit, appliquée en cataplasme, — donne aux cheveux,


aux pieds et aux mains une étrange teinte d'acajou... Les malades
s'y procurent ce même henné qui leur rend de véritables ser-

vices contre les dermatoses, les gerçures, les plaies et les escha-
res; le nitrate d'argent qu'ils appellent \in excrément du diable;
les capitules de pyrèthre qu'ils emploient comme vomitif; les
tètes de pavot; la graisse et la moelle d'autruche, souveraine,
disent-ils, contre les douleurs et les fractures; la poudre de
momie égyptienne, médicament qu'on trouve moins ridicule qu'il
n'en a l'air, si on tient compte du n aphte et des baumes dont
sont encore imprégnés ces cadavres millénaires ; le séné, le t/uua
le thafega, le khebel, le zat/tur, le bonzouz-doumi, le m'rista, le

nounek'ha, Voukei'z-sidna-moussa et autres simples d'une pharma-


copéehermétiqu<v^' très ingrédients inconnus de nos thei a peu tes...
Puis, plus large, c'est le souk-Ettrouk, avec son plafond de
bois, ses portes flanquées de petites colonnes, ses étalages de
costumes anciens, ses boutiques frémissantes du bourdonnement
:U6 DE TRIPOLI A TUNIS.

des rouets, du ronflement des dévidoirs. Des tailleurs turcs


accroupis devant des tables liasses y brodent de soie aux couleurs
tendres les vastes djoubba dans lesquelles, paresseuses, s'en-
dormiront les longues siestes des croyants, ces sages qui s'éva-
dent de la vie dans le sommeil et dans le rêve; ils chamarrent
les vestes qui, bardées de dormes, s'arrondiront, comme des cor-
selets de cétoine, sur les larges épaules des Juives ; ils taillent les

I l \ 1 .-
: UOSQt ÉE DE L <>I. I VI Eli.

vêtements qui, tissés d'or et de lumière, noieront dans leurs plis


soyeux les habitantes ennuyées des harems... Abomination! L'un
d'eux s'applique, de tout son talent, à tracer dans le dos d'un
gilel mauresque, non un croissant, ni un soleil, mais une sorte
de long triangle ajouré... La tour Eiffel!...

Jonché «le nattes, un corridor étroit aboutit à une cour voûtée


où, derrière des grilles, gisent trois longs coffres de bois peint.
I>es cierges à cinq branches en éventail. — mains aux doigts
étendus, — brûlent sur le couvercle de ces caisses... Elles con-
TUNIS. 317

tiennent trois saints, — trois morabetJis, — le père et ses deux


fils. Devant eux, entre des colonnes bariolées, des Maures s'en-
dorment dans une demi-obscurité sépulcrale; d'autres égrènent
leur chapelet en ânonnant des prières « au bon, au puissant, au
miséricordieux »; d'autres
boivent ou jouent aux dames.
C'est le café des trois mara-
bouts. Au fond de ce mau-
solée qu'habitent des vi-

vants et des morts, des


figuiers se tordent dans une
nouvelle cour d'où un esca-
lier disloqué conduit à un
grand carré plein de soleil

et de mouches, d'orties et
de décombres. Là était la

maison des susdits bienheu-


reux, lieu vénéré où nul n'a
le droit de rebâtir quelque
chose..
Le souk-Ettrouk conti-
nue. A droite s'en séparent
le souk-Esser-madjia et le

souk-el-Ouzar où se vendent
les sacs; à gauche, le souk-
kebalbia et le souk-el-IIari-

ria, pour les costumes de


femmes et pour les soieries.

Voici maintenant le souk-


UNE MOSQUÉE.
el-kefa, pour les couver-
tures, le souk-el-bej ,
pour les meubles et les tissus, le souk-Bran-
sia et le souk-Bernousia pour les haïks et les burnous, le souk-
Tkarkia pour la laine et les foulards lamés, le souk-sidi-ben-Ziad
et le souk-Eliamani pour les pantoufles de cuir jaune ou rouge.
Plus loin, étroit et sombre mais étincelant d'argent et de dorures
c'est le souk-el-Berka. Là. il y a cinquante ans à peine, se vendaient
318 DE TRIPOLI A TUNIS.

publiquement les esclaves dont le commerce ne se l'ail plus qu'en


secret ; là se tiennent aujourd'hui les orfèvres. Blafards comme
îles plantes poussées à l'ombre, la face souvent bouffie et livide,
des Israélites y fabriquent les gros bijoux dont se parent les
femmes, y transforment cinq militais, — vingt grammes, — d'or
en bracelets qui en pèsent cinquante et qu'ils garantissent pur de
tout alliage, y spéculent sur les produits de l'industrie des autres,
s'y livrent enfin à ces travaux aussi lucratifs que peu fatigants
dont leur habileté sournoise a pris la spécialité.

A côté, dans le souk-Sorra, se logent les joailliers et les mar-


chands qui centralisent le commerce des diamants et dis perles.
Dans une sorte de petite chapelle défendue par des grilles, des
Juifs y poinçonnent des bijoux et les mettent aux enchères
Puis, à droite, à gauche, partout ce sont le souk-Essrairia où
se font les tamis et les tambours, les vans etles ben-daïrs, — ces
tambourins sonores dont les battements surexcitent les pieuses
fureurs des aïssoua ; — le souk-Kebabdjia, où s'installent les coute-
liers; le souk-Chaharin, où se vendent les armes; le souk des
forgerons; le souk du cuivre (pie remplit le tapage assourdissant
des chaudronniers; le souk des teinturiers où errent des hommes
dont les bras nus sont bleus ou rouges, où d'autres, armés d'un
pinceau, illustrent d'arabesques des étoiles tendues devant eux;
le souk des libraires ; le souk-el-houaffia où sont les bonnetiers;
et vingt autres dont, — heureusement pour nos lecteurs, — le

nom s'est échappé de. notre mémoire.


Ici on mange... Propriétaires d'un bouillon Duval réduit à sa

plus simple expression, des bouchers ont, sur le seuil de leur

porte, construit un fourneau massif qui l'obstrue aux trois quarts

nu. plus simplement, oui allume'' devant leur boutique un brasero


de chimiste. I u Nègre vient pour eux, de brosser,
-

,
à tour de bras,
trois têtes de mouton qu'il a savonnées de toutes ses forces et,

dans un grand plat de fer, elles font grimacer sur des charbons
ardents, leur pauvre museau rôti. In aide de cuisine active le

foyer à l'aide d'un petit pavillon de palmes et, sans conviction,


d'un geste fatigué, il chasse les mouches qui tourbillonnent. On
trouve encore ici, enfilés àdes fibres de dattier ou à desbrins de jonc,
TUNIS. JM9

des morceaux de viande grillés en brochettes flexibles. Sur une


planche que porte, en équilibre, leur main droite élevée a la

hauteur de leur tête, îles boulangers promènent des galettes


huileuses; des marchands d'eau pure dispensent la boisson; des
débitants de ligues de Barbarie fournissent le dessert; des calés
enfin offrent à chacun l'abri hospitalier de leurs petites galeries
aux arcades d'azur et, comme siège, les bancs de pierre qui
s'adossent aux murs de leurs boutiques.
Ailleurs, dans la rue des Itachachins. c'est, plein de coiffures
et de vêtements d'or, le souk-Erba, — le souk des revendeurs.
En voile blanc, en masque noir et en pantoufles jaunes, certaines
femmes viennent ici se procurer à vil prix, les costumes dont
elles se pareront. Elles sont là. par douzaines, assises sur des
marches d'escaliers et elles palpent de leurs mains brunes les
étoffes usées que leur prônent les marchands. (Test leur soufc...

C'est aussi celui d'un ramassis de vagabonds qui s'y pressent


en une foule très périlleuse, dit-on, pour la bourse des visi-

teurs.

Du milieu des tentes, du milieu des voûtes et des planchers qui


couvrent ce marché immense, jaillit, pour s'élancer vers le ciel

comme une invocation silencieuse au Dieu de Mahomet, le mi-


naret octogone de Sidi-ben-Arous ; sur le mouvement et sur le

bruit qui le remplissent planent, recueillies et austères, les hautes

galeries aux piliers de pierres brutes et les tourelles pointues de


la Djama-Zeïtoun.
Asile de la prière, du travail intellectuel, de la science, d'une
partie de la justice musulmane, ce temple est le" premier de Tunis,
le premier de la Tunisie après celui de Kaj' rouan.

— Ici, les infidèles seront humiliés jusqu'à la fin des siècles,


avait dit Allah au khalife Othoman, en lui parlant de cette der-
nière ville.
Et pour montrer aux Arabes la toute-puissance de notre volonté
et de nos armes, nous en avons ouvert les mosquées. C'était
assez. Toutes les autres demeurent closes pour nous. Un firman
du bey pourrait seul nous y introduire. A quoi bon le solliciter?
320 DE TRIPOLI A TUNIS.

A quoi bon froisser les préjuges inoffensifs de ceux qui s'y réu-
nissent? Qu'y trouverions-nous que nous n'ayons déjà trouvé
ailleurs?
Les jours de fête, —le vendredi, par exemple, — l'enceinte de
la Djama-Zeitoun n'est pas assez grande pour contenir les khalifas
et les portefaix, les soldats et les généraux qui, au milieu des
colonnes enlevées aux ruines de Carthage,

||\
viennent s'y prosterner et s'y confondre
dans la promiscuité de leur religion éga-
litaire. Aucune distinction de places ! Ni
bancs particuliers, ni chaises réservées
ici ! Tous les croyants se valent devant
Dieu.
Lorsque les fidèles sont absents, des
étudiants s'accroupissent sur les dalles et
entourent des mokkadems qui, en feuille-
tant de vieux gros livres puisés dans la

bibliothèque commune, leur commentent


les commentaires qu'ont inspirés à un com-
mentateur de la loi ceux d'un commenta-
teur de Sidi-Khalil, le prince des com-
mentateurs du Koran.
De cette mosquée dépend, en effet, une
medersa, — sorte de séminaire ou plutôt
d'université religieuse où, sous la direc-
tion du cheik-ul-lsltnn . — espèce d'arche-

TUNIS : LN MINARET.
vêque, de cardinal musulman, — cent
vingt maîtres annoncent la bonne nou-
velle à six cents élèves tolba, — six cents futurs professeurs, —
entretenus sur des revenus de Jiabbous.

Un appelle habbous ou oukaj's des sortes de biens de mainmorte


qui sont, en général, le résultat de successions tombées en déshé-
rence ou de legs pieux faits par des particuliers en faveur de con-
grégations religieuses, de bonnes œuvres, de mosquées, quelque-
fois même en faveur des villes saintes de la Mecque ou de Médine.
il
322 DE TRIPOLI A TUNIS.

Administrés, dans leur ensemble, par la commission de la

djemaia, ces biens sont inaliénables. Depuis quelque temps,


cependant, ils peuvent être cédés mais seulement à e/izel, c'est-

à-dire moyennant une redevance fixe et perpétuelle payée en


m'sakat, — en espèces, — ou en m'rassa, — en nature, — et,

dans ce dernier cas, représentant la moitié des produits du bien.


h'enzel est une sorte de contrat en vertu duquel s'effectue une
location définitive qui ne peut être rompue par la djemaia que si

les clauses de la convention ne sont pas observées par le locataire.

Le rachat de cette redevance, — autrement dit l'achat définitif


d'un habbous, — ne peut être effectué que les membres compé- si

tents de la justice indigène l'autorisent d'une manière toute


spéciale et si l'acheteur paie le bien au double de sa valeur
d'estimation. La djemaia doit immédiatement faire le remploi de
la somme ainsi versée. Quatre millions d'hectares de terres cul-

tivables, — le tiers des terres de cette nature que possède la

Tunisie, — se sont, par la suite des temps, transformés en


habbous convoités par les Européens qui tentent de tourner la loi

pour en devenir les maîtres définitifs Espérons que, quoique


mal exploités aujourd'hui, ils ne seront pas plus ou moins bruta-
lement confisqués, comme ils l'ont été en Algérie où, avec une
désinvolture toute révolutionnaire, nous les avons souvent traités
comme des biens de clergé et pour ainsi dire, convertis en biens
nationaux.

C'est enfin à la Djama-Zeïtoun que se tient le tribunal de Chara,


le tribunal religieux.

Secondée par les cadis qui remplissent les fonctions de nos


juges de paix, la justice indigène comprend cinq tribunaux avec
leurs adonis et leurs oukils, — leurs notaires et leurs avocats.
Le tribunal que nous venons de nommer a la préséance. Présidé
par le cheik-ul-Islam, il se compose d'une chambre malékite et

d'une chambre hanéfite. Avec le Koran pour code, il connaît des


successions, des divorces, des affaires de famille. Il est, en même
temps, compétent en matière immobilière pour les contestations
qui s'élèvent entre Tunisiens et même entre Tunisiens et Euro-
TUNIS. 323

péens, à la condition, dans ce dernier cas, que ses jugements


soient revêtus de la sanction de notre tribunal. 11 est, pour les
Juifs, remplacé par un tribunal rabbinique qui juge d'après la

Bible.
Au-dessous du Chara se place le tribunal civil de YOuzara.
Celui-ci s'occupe de l'administration générale de la Régence et
comprend trois sections : celle des affaires d'Etat, celle des
affaires civiles et celle des affaires pénales.
De YOuzara relève le tribunal de l'Or/' qui, présidé par le

cheik-el-Medina. juge entre les patrons et les ouvriers.


Le quatrième tribunal est celui de la Driba. présidé par le

ferik z
le — qui avec les fonctionnaires
général, commissaire et le

central que nous y avons installés, — est ebargé de l'ordre Tunis. à

C'est un véritable tribunal de police correctionnelle.


Le cinquième enfin, est celui des Amiris, espèce de tribunal de
commerce, qui rend ses sentences dans le souk aux chachias.
Les anciens tribunaux consulaires ont, avec les capitations, été

abolis en 1884. Les étrangers, considérés en Tunisie comme en


terre française, ne relèvent plus judiciairement de leurs consuls
mais seulement de nos juges. Nous avons, en effet, dans la Régence
des juges de paix et un tribunal dont les magistrats, — payés,
comme les contrôleurs, sur les fonds tunisiens, — règlent les
contestations qui s'élèvent entre Européens ou, comme le chara,
celles qui surgissent entre Européens et indigènes. Les juges de
paix, dont les fonctions sont souvent dévolues aux vices-consuls
que nous maintenons encore sur le littoral, siègent dans les villes
secondaires. Le tribunal est un tribunal de première instance qui
siège à Tunis et qui relève de la cour d'appel d'Alger. Le bey ne
juge presque plus, ne condamne plus lui-même. Il ne lui reste

que la prérogative de prononcer les sentences.

Vers le nord de la Djama-Zeitoun, s'élève une autre mosquée


lieu d'asile auquel le pacha lui-même ne peut, quel que soit

leur crime, arracher les coupables qui s'y enferment. Abri


illusoire! Si les zaptiès ne peuvent y entrer, les fuyards ne peu-
vent en sortir sans tomber dans leurs mains. Et, comme ils ne
324 DE TRIPOLI A TUNIS.

trouvent rien à manger sous sa coupole blanche, la faim qui


chasse les loups du bois les chasse bientôt eux-mêmes de leur
refuge.
Malékites pour les Maures, hanéfites pour les descendants des
Turcs et pour le bey, ehaféïtes pour les uns, hanélabites pour les
autres, Tunis possède une cinquantaine de mosquées. Dans tous
ses quartiers pullulent, en outre, les zaouias, les koubbas, les
santons, les tombeaux de marabouts et autres lieux de chapelets,
autres lieux de prières.
Les juifs ont ici sept ou huit synagogues, les protestants deux
temples, les schismatiques grecs une église. Les catholiques
possèdent la cathédrale, sur l'avenue de la Marine, diverses
chapelles congréganistes dans le quartier franc, enfin l'église de
Sainte-Croix, — la plus ancienne, — à l'angle de la rue de l'Eglise
et de la rue Sidi-Mourdjani. La porte de cette chapelle a, d'ail-

leurs, tout simplement l'air d'une porte de maison arabe qu'on


aurait sanctifiée de quelques pieuses sculptures ;
le corridor
auquel elle donne accès aboutit à une cour mauresque où, — entre
deux colonnes, au fond d'une galerie, — s'enfonce une grotte de
Lourdes, toute dépaysée dans ce décor musulman. Et c'est sur
un côté de ce patio composite que s'ouvre l'église elle-même.
Les chrétiens n'ont pas, comme on le croit, toujours été détestés
en Tunisie. Mahomet reconnaît jusqu'à un certain point la valeur
de leur religion et pour que l'un d'eux soit admis aux joies égril-
lardes de son paradis, il suffit que, à l'article de la mort, il

prononce du fond du cœur, la phrase sacramentelle : « Sallat


Allah il llluh on Mohammed raçoul lllah ». Celte profession de
foi rachète l'infidélité de toute sa vie, le lave de toutes ses erreurs.
Avis a ceux qui préféreraient la société sémillante des houris
toujours jeunes à celle de nos vieilles filles trépassées dans la vertu
finale!... Cela ne suffirait pas à un Hébreu par exemple! Le
malheureux aurait beau bredouiller mille fois les paroles sacrées,

la porte du fifdoits, — du jardin îles délices, — lui demeurerait


obstinément close.
Depuis i65i, — depuis le dey el-IIadj-Mohamincd-Laz, — les
disciples du Christ sont complètement libres ici et ils peuvent en
326 DE TRIPOLI A TUNIS.

toute sécurité se livrer aux pratiques de leur culte, même aux


plus extérieures. Les maîtres du pays se sont, comme à Tripoli,

toujours montrés pour eux d'une admirable, d'une exemplaire


tolérance.

Il est juste de dire que les caractères vont en s'adoucissant à


mesure qu'on va de l'ouest à l'est sur la côte septentrionale de
l'Afrique. Grâce à une religion qui prohibe le vin, l'ivrognerie,
— cette mère hideuse de la folie et de la moitié des crimes dont
ailleurs on se souille, — est prescpie totalement inconnue ici ;

grâce au climat et à une sobriété qui diminuent les besoins et qui


laissent aux indigènes la faculté d'être paresseux à leur aise, ils
peuvent se contenter de peu; la vie retirée et cachée des riches,
l'absence de ces femmes dont le luxe excite les désirs ne font pas
passer sous leurs yeux ces spectacles qui, si souvent chez nous,
allument les passions, attisent l'envie, arment le bras des crimi-
nels. Et, transition entre la férocité marocaine et la mollesse des
fellahs d'Egypte, les Tunisiens sont les plus doux, les plus accom-
modants, les plus pacifiques, les plus faciles parmi les disciples
de Mahomet.
— Les Algériens sont des hommes, mais les Tunisiens sont
des femmes, prétend un dicton africain.
Il est bien rare qu'un véritable crime puisse leur être attribué.
In méfait se commet-il à Tunis ou autour de ses murailles? Les
zaptiès entrent en chasse et, quand ils ne reviennent pas bre-
douilles, ils arrêtent par bandes des vagabonds maltais ou napoli-
tains que, selon l'expression populaire, ils mettent au chaud,
comme nos gardiens de la paix mettent leurs captifs nu frais. Des
fermes sont-elles rançonnées? Des meurtres épouvantent-ils la cam-
pagne ? Lancés aux trousses des coupables, les spahis de YOdjeac
ou les gendarmes maures ramènent, liés par les poings à l'arçon

de leur selle, des bandits siciliens ou calabrais que la misère à


chassés de leur pays et qui prennent possession de la Tunisie à
leur manière. « Sans domicile, sans argent et sans souliers »,

comme disent les rapports des agents qui ont à s'occuper quelque-
fois de Leurs peccadilles, lesj aouleds errenl cependant volontiers
TUNIS. 327

à l'heure où rôdent les chiens, à l'heure où pleurent les chats;


bien volontiers, sous les yeux bienveillants de la police mixte,
ils passent la nuit sur le seuil des portes, sur les tables vides des
marchands, sous les draps qui protègent les étalages et cepen-
dant on n'a peut-être jamais eu une arrestation nocturne à leur
reprocher... A peine, de temps à autre, le larcin d'un pantalon on
d'une chemise péchés par une fenêtre qu'avait négligé de fermer
un dormeur trop confiant, à peine quelque melon dérobé à une
boutique... Il n'y a là de quoi effrayer personne. Un promeneur
attardé est plus en sûreté ici que sur le boulevard de Clichy ou
de la Chapelle. Sauf dans le sud, — entre Sfax et Tripoli, où errent
des tribus presque aussi insoumises aujourd'hui qu'à l'époque où
les beys les menaçaient seuls de leurs colères impuissantes, —
l'Européen qui voyage en Tunisie a certainement moins à craindre
des Arabes que n'a à redouter des Français le passant égaré sur
nos routes. Le Bédouin est maraudeur, chapardeur, comme disent
nos soldats, voleur, si on veut... II est bien rarement assassin.
Et le protectorat n'est pour rien dans la sécurité dont on
jouil ici; elle découle des mœurs du pays elles-mêmes.
— Quand on construisait le chemin de fer de la Medjerda, nous
disait un ancien entrepreneur, j'allais faire les payements sur les

chantiers et, seul, à cheval, je partais de Tunis toutes les semaines


avec quinze ou vingt mille francs dans ma sacoche. Les Arabes
le savaient; les Khroumirs dont je traversais le territoire l'igno-
raient d'autant moins que presque tous nos ouvriers étaient pris

parmi eux... Pendant un an j'ai accompli ce voyage; on n'a pas


fait mine de m'arrêter une seule fois!
— Très longtemps avant l'arrivée de notre armée, nous raconte
un autre Français, négociant établi depuis quarante ans sur la

côte, j'ai eu bien souvent à faire, toujours à cheval, le trajet de


Mehdia à Sousse, à Monastir ou à Kaïrouan. Je partais sans
escorte, sans guide, sans vivres. Partout j'étais reçu comme un
ami, comme un parent. Je ne pouvais traverser un douar sans y
prendre part à la difja, — au festin, — qu'on donnait en mon
honneur.
— Il ne sera pas dit, s'écriaient clieiks et caïds, qu'un étranger
328 DE TRIPOLI A TUNIS.

aura passé chez nous sans y recevoir le couscous de l'hospitalité!

11 n'était souvent pas fameux ce couscous! .Mais un plat est


toujours bon quand c'est le cœur qui l'offre. Et j'acceptais, pour
ne pas mortifier ces pauvres gens.
— Selam alekl faisaient, en portant la main à leur cœur et à

leur bouche, les cavaliers et les bergers que je rencontrais sur


ma route.
— jélehoum selam!
Et je passais en paix. Mon fusil n'a jamais tiré que des perdreaux
et des lièvres...
Voyez-vous, ajoutait le brave homme, ne regardons pas les
indigènes comme des ennemis mais bien comme des alliés, comme
des amis, comme des protégés dans l'acception la plus pater-
nelle du mot ; ne les traitons pas avec la brutalité conquérante
dont font stupidement parade les colons d'Algérie qui, volontiers,
feraient des Arabes ce que les Américains font des Peaux-Rouges;
acceptons cette familiarité amicale qui est dans leurs coutumes;
n'ayons jamais avec eux de ces discussions religieuses dont ils

ont une horreur profonde; comme Bonaparte eut le bon esprit de

le faire en Egypte, respectons ou feignons au moins de respecter


leurs mosquées et leurs petits marabouts; ne touchons pas au
voile de leurs femmes; ne froissons ni leurs croyances ni leurs
habitudes et nous trouverons en eux les meilleures gens du
monde.

Au delà de la Djama-Zeitoun, s'étend le souk-el-Mestaff, — le

souk des selliers, avec ses harnachements d'une éblouissante


richesse, avec ses fontes et ses djebirahs pailletées, avec les four-
reaux de cuir rouge qui cachent les dorures somptueuses des
selles, qui, quelquefois aussi en dissimulent la misère, comme ces
housses menteuses que les ménages pauvres jettent sur leurs
meubles fatigués.
Scellé dans le pavé, un cercueil s'y prélasse au beau milieu du
passage. Là dort encore un marabout.
Le souk-el-Mestaff déborde du quartier commerçant que
nous venons de parcourir et envahit la petite place dont les
42
330 DE TRIPOLI A TUNIS.

maisons en ruine s'écroulent entre lui et les remparts. Une porte

de ville s'ouvre sur ce délicieux carrefour, à travers les fortili-

cations délabrées, une fontaine où viennent se désaltérer les


Arabes qui arrivent de la campagne, où les apprentis selliers

viennent remplir leurs boites d'eau, y murmure à l'ombre fraîche


d'un mûrier centenaire. Autour de son aire où passent des cha-
meaux, où des fabricants de gaufres annoncent leurs friandises
d'une voix traînante et nasillarde, où trottinent des ânes en
troupes, se rangent des masures branlantes. Couvertes de
plantes sèches, ces maisons se réduisent à des boutiques con-
tiguës où l'or des broderies splendides scintille étrangement
dans les débris et dans la poussière.
Par les décombres qui roulent sous la pioche des démolisseurs,
escaladons ce reste de remparts. Il nous conduit sur une terrasse.
Sous les flamboiements du soleil, sous un ciel inondé d'une
lumière radieuse, tout est, autour de nous, d'une blancheur litté-

ralement éblouissante, d'une blancheur qu'on voudrait contempler


à travers des verres noircis. Prodigues envers Tunis des épithètes
les plus caressantes, les plus flatteuses, les plus hyperboliques,

les plus menteuses quelquefois, les poètes arabes l'ont appeler


la Glorieuse, la Verdoyante, la Florissante, l'Odorante, la Bien-

Gardée, enfin et surtout, la Blanche... Jamais qualification ne fut


mieux justifiée que la dernière.
Toute la ville se déroule sous nos yeux. Derrière nous la

kasbah festonne ses murailles; élève, très haut, les mâts que
l'étendard des beys pavoise les jouis de grandes fêles; arrondit
le dôme de sa petite mosquée de Yaya-bou-Zacharia, la plus vieille
de Tunis; ouvre ses cours où nos zouaves se promènent autour
des canons de cuivre qui étincellent sur leurs affûts. Au nord
bleuissent les croupes de Djebel-Ainar. Au sud scintille la Sebkhra-
es-Sedjoumi. Devant nous, boursouflés, gondolés de toutes parts,
s'échelonnent des toits plats et ondulent des voûtes que percent
de petits Irons carrés. C'est le dessus des souks. Et des touffes de
jusquiame et de belladones brûlées y font çà et là des taches ver-
dàtres, quand elles ne sont par blanchies à la chaux comme les

murailles auxquelles elles tiennent.


TUNIS. 331

Plus loin, hérissée de minarets pointus et faïences d'émeraude,


bossuée de dômes qui ressemblent à de grands oignons verts,
s'étend une mer de terrasses. Souvent couvertes, comme celles
des souks, de voûtes sur Lesquelles les maisons empiètent pour se
rejoindre, les rues y tracent à peine quelques crevasses d'ombre;
quelquefois remplis par la verdure d'un arbre, les ouvertures des
cours y bâillent comme des citernes. Plus loin encore, toujours
vers l'est, dort le lac El-Bahira, puis blanchit la Goulette, puis
enfin resplendit la mer bleue, moirée d'argent par des souffles
qui n'arrivent pas jusqu'à nous.

Sortons de la ville. Une large rue noyée de lumière part de la

porte des Selliers et se dirige vers le sud.


Des maisons blanches et basses la bordent des deux côtés;
quelques misérables boutiques s'y ouvrent de loin en loin; quel-
ques petites mosquées s'y recueillent dans un silence de tombes;
des Maures et des Arabes y passent lentement dans la pous-
sière, s'y couchent dans tous les coins où semble tomber un peu
d'ombre. A peine un spahis indigène nous rappelle-t-il, de temps
à autre, que nous ne sommes pas dans une ville où jamais Euro-
péen n'ait mis les pieds. En plein soleil ou dans des échoppes
louches, des fripiers entassent un fouillis poudreux d'antiquailles
parmi lesquelles, — sabres rouilles ou ustensiles bizarres,
tableaux sur verre ou boiseries très anciennes, — un fureteur de
vieilleries ferait de précieuses trouvailles, de ces découvertes
qui incitent une joie futile mais si vive au cœur de ceux que la

collection a frappés de sa douce manie.


Encore un cale au bout de cette avenue brûlante... A l'ombre
d'un vieil arbre sur des cubes de maçonnerie tapissés de
nattes, — comme partout, comme toujours, — des hommes s'y

accroupissent, au milieu des basilics dont la tète méticuleusement


taillée s'arrondit en une grosse boule verte, à côté des poissons
rouges dont le mutisme et la lenteur plaisent à leur nonchalance
silencieuse. Et, comme perdus dans des méditations de chartreux,
ils laissent leurs regards éteints se reposer sur le cimetière de
Ben-Ayeb qui, de l'autre côté de la route, éparpille ses sépulcres
332 DE TRIPOLI A TUNIS.

sous les cactus et sous les agaves... Frères, il faut mourir!.. Sous
les galeries, d'autres se plongent dans les délices prohibées par
le bey de ce kij)\ —
de ce haschich, —
qu'ils reçoivent en contre-

bande de l'Algérie où nous en permettons la vente. Gomme on le


fait de l'opium dans l'Extrême-Orient, il semble que nous voulons,

dans nos possessions africaines, nous faire un allié de ce poison


lentement mais sûrement mortel.
Près de ce café, Bab-Menara met dans les remparts son arcade
élégante. Et, exception à la règle, les murailles vierges de blan-

UE RUE.

chissage montrent ici leurs pierres brunes et leurs iniques rou-

geàtres et rompent agréablement la monotonie des blancheurs


dans lesquelles on vit en Tunisie. Cette porte donne sur une
rue d'un caractère ravissant d'originalité, — la rue des charrons
et des forgerons agricoles, ("est. — plus haut, plus large, cou-
vert de planches plus disloquées el plus noires, — comme un
passage de souk dont chaque boutique est un atelier barbouillé
de suie, encombré de ferrailles. Le foyer brûle par terre, au
milieu du local et, à côté, sont, à plat, posés sur h; sol deux
énormes soufflets qu'un homme actionne au moyen de deux tiges

de bois qu'il manœuvre comme les aiguilleurs de chemin de fer


TUNIS. 333

manœuvrent les poignées qui l'ont tourner les disques. On


fabrique là-dedans les pièges à chacal, les colliers de fer, les
faux, les faucilles, les serpettes aux formes menaçantes, on y
fait surtout d'étranges machines à dépiquer leblé. Ce sont de

longues et larges planches carrées, relevées d'un bout à la

manière des traîneaux dont les Canadiens se servent pour glisser


sur les pentes de neige. La face inférieure en est hérissée de
fragments de silex gros comme des pierres à fusil. On attache
un cheval à ces sortes de râpes gigantesques, un homme y monte
et, debout comme sur un char antique, il les lance et les fait
tourner en rond sur les aires où le blé est étendu.

L'avenue que nous suivons depuis la kasbah tourne vers l'est,

devient la rue Bab-Djedid et descend entre la Médina et les

petites maisons plates, les modestes minarets, les boutiques


dévorées de mouches du quartier de Bab-Djezirah dont elle prend
bientôt le nom.
Des Maltais commencent à se mêler aux indigènes; des
tramwaj s sonnent de l'olifant ;
îles acacias ombragent les trottoirs.

Plus bas des fondouks s'ouvrenl a côté d'établissements de pho-


tographes; des barbiers italiens suspendent leur plat de cuivre
contre les bananes d'un fruitier musulman; dans leur devanture
vitrée, des modistes étalent des chapeaux parisiens près du
nougat blanc et rose, près des blocs de sucre colorés d'un con-
fiseur autochtone; des libraires rangent leurs livres et leurs
journaux illustrés en face des balais, des paquets de cordes, des
gargoulettes, des régimes de dattes dont un épicier tunisien
enguirlande son auvent et tapisse l'envers de ses portes appli-

quées contre le mur; la foule augmente; des chapeaux et des


vestes se mêlent aux turbans et aux burnous... Nous sommes
revenus à la porte de France.
XII

LES PALAIS DE TUNIS

CAFÉ. CORTÈGE DU BEY. DAR-EL-BEY. POPULATION TUNI-


SIENNE. HISTOIRE. — GOUVERNEMENT. RUE DES MALTAIS.
AQUEDUC. BARDO. ARMÉE. SELAM. SALLES DU
BARDO. — k'sAR-SAID. ROUTE DE LA MARSA. LA MARSA.
PALAIS.

Dans le haut de la ville s'étend une petite place plantée d'euca-


lyptus dépenaillés, de lauriers-roses dépaysés et poudreux. Sur
deux de ses côtés s'alignent les galeries des deux grands bâti-
ments grisâtres et moroses où se loge, avec ses employés et ses

bureaux, Mohammed-el-Djellouli, ministre de la plume, garde


îles sceaux tunisiens. Des cafetiers en occupent les magasins
destinés par Khereddin aux marchands qui ne sont pas venus...
Ils préfèrent l'ombre des souks.
— • Ya, kawadji ! Ouad kawa... ou macach sucar! Eh! cafetier!
I 11 café... et sans sucre!
Hélas! son breuvage est plus écœurant que le plus savant des
sirops élaborés dans une officine d'apothicaire! Qui a fait courir

le bruit que les .Arabes prennent le café... naturel... Et vous aurez


beau insister :

— M'tamech souci '


! Bla sokkor! Attirai Sans sucre! Amer!
On vous apportera toujours le brouet nauséeux qui vous pour-
suit depuis que vous avez mis le pied sur la terre africaine.

— Tiens, yaouled, avale cela!


LES PALAIS DE TUNIS. 333

Et le premier négrillon qui passe vous débarrasse de cet émé-


tique noirâtre.
Sur le troisième côté de cette place s'élève la kasbah, res-
taurée et occupée par nos troupes.
Des fantassins beylickaux montent la garde devant le monu-
ment qui se dresse au midi. Sur sa porte, des officiers cachetés
du fez, flanqués d'un grand salue courbe, vêtus de la tunique
noire et du pantalon rouge à bande d'or, garnissent des bancs et
chevauchent des chaises; sur sa terrasse flotte l'étendard zébré
horizontalement de vert, de bleu et de rouge. C'est la dar-el-
bcv, — ed-dar-el-k'bira, la grande maison; c'est la résidence offi-

cielle du prince qui n'y passe cependant que le rhamadan. Le


samedi, il vient, en outre, y donner des signatures et y rece-
voir les ambassadeurs étrangers.
Des soldats français errent au milieu des soldats tunisiens ;

roulés dans leur burnous, des Arabes se blottissent à l'ombre ché-


tive des arbustes, se couchent dans les feuilles mortes cl dans
la poussière ; la foule grouille devant le palais dont les fac-

tionnaires ont grand'peine à dégager les accès.


D'autres officiers arrivent, le hausse-col au menton, Luis, ce
sont des capitaines pacifiques, des colonels de garde nationale,
des généraux à barbe blanche, avec leur gros bonnet et leur
large nicham. A leur ceinturon d'or pend un cimeterre à garde
de poignard.
— Ouech alek :' Ouecli enta? Comment vas-tu? Comment toi-

même .'

Et chacun se touche la main, chacun se baise le bout des


doigts...

Mais une rumeur gronde sur la place. On se lève, on s'agite, on


court. Au tournant de la route qui vient de l'ouest et qui passe
devant la dar-el-k'biva, deux spahis débouchent, drapés dans les

plis de leur manteau bleu.


Les mousquetons battant les dos, les sabres au clair, les

écussons d'or brillant sur l'écarlate des chachias, un peloton de


cavalerie les suit de près... Dans le cliquetis des étriers et des
33fi DE TRIPOLI A TUNIS.

armes, dans la poussière qui tourbillonne, il arrive avec un bruit


d'orage et, au galop, il descend, comme s'il n'y avait personne,
à travers la cohue qui se pousse et se culbute.
Il précède un vaste landau à huit ressorts que, — au galop
toujours, — traînent, au claquement des fouets, au carillon des
grelots, six mules montées à la Daumont par des conducteurs en
livrée mauresque bleu de ciel et soutachée d'or. Deux cochers
vêtus du même costume s'inclinent sur le siège de cet équipage
comme s'ils retenaient un attelage emporté... Sur ses panneaux
se peignent les armes bevlickales.
Puis ce sont des coupés largement écussonnés du même blason
et conduits par des hommes en caban d'azur brodé d'argent...
Puis, pêle-mêle, accourt une suite pittoresque : un mameluk
dont les deux baudriers jaunes soutiennent, l'un une giberne re-
poussée, l'autre un mousquet qui, la crosse en l'air, y est accroché
par sa batterie; un secrétaire en redingote militaire; des Arabes
en burnous; des officiers étoiles. Un nouveau piquet suit cette
bruyante cavalcade; deux autres spahis ferment la marche.
Brusquement, le landau s'arrête devant le palais. Dans la

sonorité des corridors, résonnent, sourds et saccadés, les roule-


ments des tambours qui battent aux champs... Soutenu par les
princes qui ont sauté hors de leur voiture, un beau vieillard
descend lentement de la sienne et le grand cordon du Nicham
coupe sa poitrine d'une large diagonale rouge et verte.
Les officiers saluent de la main; les cavaliers saluent du sabre
et, dans les acclamations des spectateurs, passent, cent fois
répétés, les cris : El bej! El bej !

C'est lui, en effet, c'est Ali-bey, pacha-possesseur du royaume


de Tunis.
Gros, essoufflé, empêtré dans des bottes de mousquetaire, le

premier cocher quitte son siège et distribue des poignées de


main aux officiers qui se pressent autour de lui. Il a le grade de
colonel!... Pourquoi pas? Nous mêlions bien un capitaine de
vaisseau à l'arrière de l'embarcation qui porte un roi; nous
plaçons bien un ingénieur en chef sur la plate-forme de la loco-
motive qui traîne un président de république.
LES PALAIS DE TUNIS. 3.17

Affublés de leur haute selle de cuir rouge, les chevaux des


Arabes mordillent les petits arbres auxquels on les a attachés;
ceux de l'escorte piaffent, s'impatientent et ruent aux coups de
fourreaux de saine que leur donnent sous le ventre les cavaliers
<|iii. lourdement, rôdent autour d'eux. Et, pendant une heure,
c'est, devant la dar-el-bej comme devant une ruche, un va-et-
vient bourdonnant de plaideurs, de fonctionnaires, de sollici-

teurs, de soldats et de plaignants qui, au nom de Dieu, vont im-


plorer la justice du bey lui-même...

Le secrétaire de Son Altesse répa-


rait. Il jette sur le dos de sa mule
un double cartable de cuir jaune et

rouge disposé en besace et bourré


de papiers d'Etat; il enfourche sa
bête et, les jambes écartées sur les

actes, sur les secrets du gouverne-


ment, il attend.
L'audience est finie. Les tambours
battent; les clairons sonnent; les

petits fantassins à ligure de bronze

présentent les armes... Le bey re-


monte dans son équipage; il repart
pour la Marsa. . >:-,

Le burnous flottant, à grands cris


A TUNIS.
et à toutes jambes, les Arabes qui en
perdent les babouches courent aux portières comme emportés par
un coup de vent; les cavaliers reprennent le galop; les chevaux
des spahis se cabrent et s'élancent... Tout disparait dans le

soleil.

Un large corridor nous conduit à la cour centrale de la dar-el-


hey. Un vitrage couvre cet espace; une galerie le ceint de ses

arcades aux pierres noires et blanches, de ses colonnes encore


apportées de Carthage.
— Voici nos chambres, nous dit avec orgueil, un gros capi-

taine en tunique de toile, notre cicérone.


43
338 DE TRIPOLI A TUNIS:

II tient à bien nous faire sentir que, avec ses camarades, les
officiers de service, il est l'un des commensaux du bey et il nous
montre d'étroites et modestes pièces que des soupiraux éclairent
d'un jour parcimonieux, que meublent très succinctement une
chaise et un lit de fer... Engageons-nous dans le labyrinthe du
palais.

Surmontées de lucarnes et encadrées de pilastres, de petites


portes s'écartent devant nous. Elles sont percées à travers des
murailles dont l'épaisseur est égale à la largeur de leurs battants
de cèdre, de sorte que ceux-ci disparaissent quand ils sont ouverts
ou plutôt qu'ils forment comme des panneaux sur la tranche des
murs.
Partout maintenant des salles plafonnées d'arabesques en nids
de guêpe; partout, — comme à la mosquée de Sidi-Sahab, a
Ivaïrouan, comme dans toutes les riches demeures, des mo- —
saïques de faïence qui couvrent la partie inférieure des murailles.

Des entrelacs, des fleurs, des ornements taillés au couteau dans


le plâtre, en tapissent la partie supérieure et la revêtent de
guipures de stuc, de dentelles aussi légères que celles de Venise,
de plumetis qu'on dirait brodés par une main de femme. Partout
de petites fenêtres en ogive que ferment des lames de pierre
ajourées, doublées de verres de couleur; partout des bas-reliefs
antiques et des colonnettes d'onyx ou de marbre; partout, hélas!
d'ignobles pendules de fabrication française ou allemande.
Voici la salle à manger. Les parois sont plaquées de marbre
noir et blanc; le plafond se lambrisse d'une curieuse mosaïque
faite de morceaux de miroir; des fauteuils s'alignent contre une
longue table à tapis vert.

Voilà le salon du baise-main. Un trône, — grand fauteuil doré,


— s'y prélasse entre des rideaux cramoisis frangés de cannetilles.
Ici c'est la salle d'audience dont, toujours magnifique, la voûte
a été fouillée sous Hamouda-pacha, il y a quatre ou cinq siècles.
Là, c'est la chambre du conseil. Le dôme est doublé de lames
d'or.
— D'or vrai, affirme le capitaine dont la fierté nationale insiste
sur cette richesse byzantine.
LES PALAIS DE TUNIS. 339

Dans la pièce voisine, deux coffrés-forts contiennent les

insignes du Nicham-Itfikhar, cet ordre <|ue le bey n'accorde plus


aux Fiançais que sur la proposition du ministre résident et qui

est devenu pour eux une sorte d'ordre colonial, au même titre

que la croix d'Annam ou que celle du Cambodge.


Comme toutes les maisons de Tunis, la dar-el-bey est couronnée
de terrasses... Gardons-nous de nous y aventurer! Tout cela

vacille, caduc, sous l'apparente jeunesse de la chaux dont on ne


se lasse pas de le maquiller. Ces voûtes plates peuvent s'effon-

drer, ces planchers peuvent s'entr'ouvrir, ces rebords de murailles


peuvent s'écrouler sous nos pieds.
La dar-el-bej est le siège de l'administration centrale du pays.
Combinaison assez compliquée d'autorité militaire et d'adminis-
tration coloniale, de protectorat el de gouvernement indigène,
cette administration est comme une grande machine musulmane
dont les gros rouages sont chrétiens, comme un monument arabe
dont la charpente a été remplacée par une armature française.

La population tunisienne se divise en fractions de villes et

en villages pour les habitants sédentaires, ou en douars


pour les nomades. Chacune de ces divisions est placée sous la

direction d'un clicih. dont la charge correspond à peu près à celle

«le nos maires. Les fractions de villes se groupent, naturellement,


en villes entières administrées par une municipalité qui com-
prend un président indigène, un vice-président français et un
conseil composé de chrétiens, de musulmans et même d'israélites.

Les villages et les douars se réunissent en tribus.


Villes et tribus ont à leur tète un khalifa, — lieutenant de
caïd, — correspondant à nos sous-préfets et elles se groupent, à

leur tour, en soixante-neuf amals, outans ou caïdats commandés


par des caïds qu'on pourrait assimiler à des préfets.
Assistés par des cadis, les caïds font exécuter par les khalifas
qui les transmettent aux clieiks les ordres qu'ils reçoivent direc-
tement du premier ministre. Ils exercent la basse justice. Ils

centralisent la collection des impôts. Ils ont, à côté d'eux, —


chargés de surveiller leurs actes, — des contrôleurs civils
340 DE TRIPOLI A TUNIS.

français qui représentent notre résident général, correspondent


avec lui et remplissent, en outre, pour nos nationaux, les fonc-
tions de notaires et souvent celles de vice-consuls de France.
Au-dessus des caïds et des ministres, au sommet de la hiérarchie,
plane enfin le successeur des rois de Thunes, Son Altesse Ali-bey,
flanqué de son frère Sidi-Tayeh, bey du camp, c'est-à-dire
héritier présomptif... L'hérédité, en effet, ne transmet pas la

couronne au fils aîné du prince


qui disparaît, mais à l'aîné de
sa famille, quel que soit son
degré de parente avec lui.

Autour d'Ali-bey se presse


la pléiade de ses parents, des
vingt-trois princes qui, comme
lui, ont droit au titre de hey;
qui habitent les palais de la

Marsa, de la Mohammedieh, de
la Manouba, de Sidi-bou-Saïd,
du Bardo; qui, enfin, émargent
au budget et jouissent d'une
liste civile.

Quelle fut la population pri-


mitive de l'antique Lybie, cette
TUNIS : IN S l' A II I l> l M A H ZEN .

population dont les monuments


mégalithiques se retrouvent encore dans ses steppes? On l'ignore.

A peine peut-on affirmer qu'elle s'est continuée par les Numides


et que ceux-ci ont donné naissance aux Berbères actuels. Les pre-
miers conquérants connus de cette région si souvent conquise
furent les Gélules, les hommes de celle tribu d'Afarik dont le

nom s'est étendu à tout le continent africain. Plus tard, une co-
lonie phénicienne y fonda un emporium qui devint Carthage,
— Kairt Ago, la ville de la mer, — et qui ne larda pas à do-
miner Le paj s. Les Romains remplacèrent les Carthaginois. Appe-
lés d'Espagne par les indigènes, les Vandales conduits par Gen-
séric remplacèrent les Romains. Commandés par Bélisaire, les
LES PALAIS DE TUNIS. 3 il

Grecs remplacèrent les Vandales. Les Arabes remplacèrent enfin


les Grecs.

La dynastie des Arlébites, celle des Fatimites, celle des Zirides


et celle des Almohaves détinrent successivement le pouvoir, de
l'an 800 à l'an 1229.
Les Hafsides régnaient, à leur tour, depuis trois siècles et

T l N 1 S : IN MUSICIEN.

demi lorsque Baba-Arroudj et Kheïr-Eddin, — les hardis fonda-


teurs du beylick d'Alger, — s'emparèrent de la Tunisie. Ils ne
s'y maintinrent pas longtemps. Fatigué de leurs pirateries,
Charles-Quint les en chassa bientôt, mais ne conserva pas le

pays qui tomba au pouvoir des Osmanlis. Maures et indigènes


détestaient cependant Baba-Tourki, — compère le Turc, — et,

tout en ayant toujours l'air de régir Tunis au nom de la Sublime-


Porte, les beys s'affranchirent peu à peu de sa tutelle.
342 DE TRIPOLI A TUNIS.

Ali-bey est le représentant actuel de la famille des Hassénides,


arbre dynastique dont, — admirable matière à mettre en tragédie,
— les racines ont été arrosées de larmes et de sang...
C'était en i(xp. Du fruit de ses courses et de ses pillages, la

Cité de lafélicité vivait heureuse sous le gouvernement patriarcal


de son vieux bey Ibrahim-ech-Cliérif, quand un chébec arriva
à la Goulette avec cent chrétiens, pêcheurs de corail, qu'il amenait
en esclavage.
Parmi eux était un jeune Corse. Ibrahim le trouva beau
et voulut qu'il figurât dans sa part de prise, — la part du lion.

Avec le baptême musulman, on imposa à ce marin le nom d'Ali-


et-Turki. Il disparut pour quelque temps dans les mystères du
sérail, mais, un beau matin, on l'en vit, sans étonnement, ressortir
sous le cafetan des Aglias. Il prit alors pour femme une indigène
qui lui donna deux enfants: Ilassen et Mohammed.
En 1705, le sire Ibrahim partit en guerre contre les .Algériens,
mais il fut pris et Ali-et-Turki en profita pour faire élever son
propre fils aine à la triple dignité île bey, de dey et de pacha... 11

poussa la précaution jusqu'à faire poignarder son ancien maître,


le jour où celui-ci reconquit la liberté.

Le fils d'un chrétien devint ainsi le prince incontesté des


croyants de la Tunisie. Il ne manquait qu'une chose à son
bonheur unhéritier. Négresses
: ni Arabes, Turques ni Mauresques
n'avaient pu lui en donner un et, résigné à cette infortune, il

avait comme devant lui succéder le jeune Ali,


désigné fils de son
frère Mohammed, lorsqu'un nouveau chébec vint mettre le

désordre dans ces arrangements de famille. Entre autres captives,


cette barque portait, en effet, une Génoise de treize ans, déjà
belle comme le jour. Et à sa vue, Ilassen-ben-Ali sentit le sang
paternel, le sang chrétien, battre dans ses altères.
— Reynaud, je l'aime, dit-il à l'esclave toulonnais dont il avait
fait son ami intime.
— Oui ? Eh bien, épouse-la! lue de plus, une de moins...
— Tu as raison...

Et, au boni de deux ans, il avait deux enfants, Mohammed et

Ali. 11 oublia alors ce qu'il avait déjà fait pour son neveu et il
LES PALAIS DE TUNIS. 343

désigna le premier de ses fils comme devant le remplacer un jour.


Le trône avait ainsi deux titulaires en perspective : Ali-ben-
Mohammed et Mohammed-ben-Hassen.
Furieux de cette compétition imprévue, le premier trouva que
le plus simple et le plus sûr était de régner tout de suite. 11 se

révolta, s'allia à des Arabes indépendants, s'unit au dey d'Alger et,

finalement, eut recours au procédé le plus expéditif... Le poignard


avait ilonné le pouvoir à Hassen, le poignard le lui nia...

Ali-ben-Mohammed devait voir plus tard ce qu'il ferait de son


jeune cousin.
Celui-ci ne lui donna pas le temps de voir. Dès qu'il eut vingt
ans, il le fit tout simplement étrangler lui-même. Ote-toi de là

que je m'y mette !... 11 était là depuis trois ans quand son cadet
Ali-ben-Hassen voulut goûter à son tour aux délices du divan
beylickal.
Et Mohammed-ben-Hassen disparut comme avaient disparu
Ali-ben-Mohammed et Ilassen-ben-Ali. Il laissait un enfant,
Mahmoud-ben-Mohammed, mais ce petit prince était trop inno-
cent encore pour porter ombrage à personne.
Ali-ben-Hassen régna donc et eut deux fils : Hamoud et

Othman. Il mourut bientôt et laissa le trône à l'aîné des deux.


Devenu grand, Mahmoud-ben-Mohammed eût été bien aise de
s'asseoir à la place qu'avait occupée son père, mais il attendit.

Hamoud mourut cependant, on ne sait comme, et son frère


Othman ceignit le cimeterre. Mahmoud s'emporta, cette fois.

Attendre encore ? Non ! On abusait de sa patience, à la fin... Il

en appela au lacet de soie enjolivé de glands d'or et de cou-


lants de corail et Othman alla régner au séjour des célestes
houris.
Ceci arrivait en 1814. C'était la tin du drame. A Mahmoud-pacha
succéda son fils Hussein-bey; à Hussein-bey succéda Mustapha-
bey, son frère à Mustapha-bey succéda Ahmed-pacha, son fils
; ;

à Ahmed-pacha succéda Mohammed-bey, son cousin à Moham- ;

med-bey succéda son frère Mohammed- es-Sadok; à Mohammed-


es-Sadok succédaenfin, en 1884, le secondfrèrede Mohammed-bey,
Ali, actuellement au pouvoir.
344 DE TRIPOLI A TUNIS.

Six ministres assistent le bey : le ministre de l'intérieur, le

ministre de la plume, le ministre de la guerre, le ministre des


finances, le ministre des travaux publics, enfin le ministre des

affaires étrangères. Les deux premiers sont tunisiens. Les quatre


autres sont français.
Le ministre de la guerre est, en effet, le général qui commande
notre corps d'occupation ; le ministre des finances est notre
directeur de l'administration financière ; le ministre des travaux
publics est notre directeur des affaires de ce nom, enfin le ministre
des affaires étrangères est notre résident général.
Les puissances qui ont à s'adresser au bey doivent passer par

TUNIS : SOUS LES PORTES.

le canal de ce dernier. Véritable vice-roi, il dicte au prince


nominal les décrets que celui-ci semble promulguer de lui-même
et son autorité se dissimule sous les apparences de simples indi-
cations, de simples conseils qu'il sait donner selon les circons-

tances.
La plupart des ministères ont leur siège à la dar-el-bej . Là
sont aussi installés le conseil sanitaire de la Régence, les

archives, les bureaux de l'agriculture, l'administration centrale


de l'année tunisienne.
Là siège enfin le service des finances dirigé par des Français
que secondent des indigènes chargés du secrétariat, de la rédac-
tion, de la comptabilité et du timbre. Le bit-el-mel, — le domaine
public, — n'existe plus que pour la forme ; la commission
financière qui, constituée par des étrangers, nous créa de si
LES PALAIS DE TUNIS. 345

sérieux obstacles au début de l'occupation a été abolie et ce


service centralise presque à lui seul toute l'administration des
deniers de l'Etat. Il régit la dette convertie, les douanes organisées
comme en France, le domaine, les contributions, les impôts, enfin
les monopoles du tabac, du sel, du charbon, des matériaux de
construction et îles pêcheries.
C'est encore à la dar-el-hey qu'un tribunal mixte applique la loi
du i" juillet 1880 et règle les propriétés foncières. 11 en établit

TUNIS : RUINES DE LAQIEDIC DE CARTH1GE.

la "délimitation, il les immatricule, il en remplace enfin les titres

actuels par des titres réguliers. Et tout cela est extraordinaire-


ment difficile chez un peuple où les droits de propriété ne sont
établis que sur la notoriété pure et simple ; où les seules pièces

qui les constatent quelquefois sont des adelas, actes tracés sur de
longues bandes de papier qui s'enroulent comme les papyrus
antiques et qui, souvent aussi difficiles à déchiffrer que ceux
d'Herculanum, ont été rédigés par le roseau fantaisiste de braves
hommes de loi fort peu méticuleux.

Prise sur la place de France, une voiture nous emporte par la

Al
346 DE TRIPOLI A TUNIS.

rue des Maltais, rue à maisons européennes mais où errent chats


et poules, où se pressent Arabes et Maures...

Cette voie qui s'en détache sur la droite, c'est la rue Bab-el-
Khadra. La grande mosquée de Sidi-Mahrez y élève sa blanche
coupole tigrée, sablée d'hirondelles qui s'y posent comme des
mouches sur un fromage. Au bout s'arrondit l'arceau de Bab-el-

Khadra, — la porte de la Verdure, — la porte par laquelle passe


la verduresse de presque tous les légumes qui entrent à Tunis.
Au dehors, s'étend un cimetière.
Le dos tourné, accroupies dans leurs costumes éclatants, des

femmes champ des morts; elles s'affaissent sur


prient dans ce
des tumuli que marquent des turbans de marbre, au milieu des
buissons desséchés et des broussailles poudreuses. Dans un coin,
une misérable koubba couvre les restes des derniers Abencerages,
de ces princes romantiques qui, pleurant Grenade, vinrent se
réfugiera Tunis.
La rue des Maltais devient, plus loin, la rue Bab-Souika. Les
maisons chrétiennes, les demeures hybrides des Juifs font place

à de petites cases blanches, à des boutiques de bardes et d'outils


rouilles, à des échoppes bourrées de loques, à de sombres taudis
où forgent des armuriers farouches, à des cours où des maré-
chaux ferrent des chevaux blancs qui ont la queue et les pattes

roses, à des magasins où des bourreliers gonflent de paille les


selles énormes qui surchargeront les bètes de somme.
Etranges et moqueurs à travers ces maçonneries informes, à
travers ce bric-à-brac barbait', les tramways sifflent, courent et,

de leurs petites roues de fer, frôlent les jambes bronzées que


laissent à la traîne les Arabes couchés au bord des trottoirs.

Des mendiants en manteaux de Diogène psalmodient sous l'ar-

cade pittoresque de Bab-Saadoun ; étendus sur les nattes de leurs


bancs de pierre, des soldats, la chachia sur les sourcils, soulèvent
une tète nonchalante et nous suivent d'un œil ennuyé...
Les blanches murailles de l'unis sont derrière nous. Des
masures à arcades ;
des cafés maures qui abritent sous un
bellombra leurs cloisons de planches branlantes et leurs
vérandas de roseaux où pendent des liserons flétris; une guin-
LES PALAIS DE TUNIS. 347

guette européenne tenue, comme partout, par un vieux chasseur


d'Afrique qui, — incapable de rien faire d'utile quand a sonné
pour lui la dernière retraite, — n'a pu quitter le pays du
mazagran et de l'absinthe ; une espèce de caravansérail ; un fort
aux grosses tours démantelées ; la kachlat-et-tobjia, — la

caserne des artilleurs... Et nous sommes dans la campagne qui,


entrecoupée de cactus, verte de jardinage, jaune de moissons,
s'étend, au sud, jusqu'à la seb/chra, au nord jusqu'aux collines
d'oliviers grisâtres derrière lesquelles coule la Medjerda.

Toute droite, la route court entre des chardons à tète bleue, des
broussailles de genêts et de lentisques, des arbousiers enfarinés,
des agaves menaçants, des oliviers sauvages...
Quelque chose se remue, de temps à autre, au bruit de nos
chevaux ; on dirait un tas de poussière se bossuant et se sou-
levant au soleil. C'est un Arabe. Il méprise les coins d'ombre que
les buissons offrent à sa tète et, tranquille, il sommeille sous le

ciel embrasé.
Les ruines d'un aqueduc profilent devant nous les piliers
élancés de leurs hautes arches rougeàtres. Celui que nous avons
restauré et qui, de nouveau, conduit aux citernes de Carthage les
eaux du Djouggar et celles du Zaghouan a été creusé par Hadrien
mais, — sauf près du Zaghouan où il suit des arceaux, — il che-
mine sous terre. Bâti ou, peut-être seulement restauré par
Charles-Quint, celui-ci, presque partout ruiné aujourd'hui,
amenait jadis les mêmes eaux à Tunis.
La route passe sous ses arcades... Tout est plat, sec, brûlé
autour de nous, mais, au loin, verdoient des vignes et des
cactus et des koubbas mamelonnent le pays de leurs gros dômes
de plâtre.
Des paysans passent à cheval, armés comme s'ils allaient à la

conquête de quelque pays mécréant; la djebirah battant leur liane,


des cavaliers galopent; des officiers du bey caracolent sur leurs
harnachements de velours cramoisi. Attelé de trois chevaux de
front, un antique carrosse nous dépasse dans un nuage de
poussière. Un grand diable noir qui roule des yeux blancs est
assis sur le siège, à côté du cocher ; deux janissaires d'escorte
348 DK TRIPOLI A TUNIS.

trottent, les cuisses collées aux portières... Et on entrevoit, au


passage, des bijoux, des coiffures d'or, de grands yeux noirs qui
s'éteignent soudain sous de lourdes paupières bleuâtres, sous
des voiles tirés brusquement, sous des stores subitement abaissés.
Ce sont les femmes d'un harem en promenade, les épouses de
quelque villégiateur dont elles vont égayer la maison de campagne.
Dans la plaine, entre des fossés, entre des
murs sans créneaux, mais dont la crête se
hérisse de canons, apparaît enfin, — avec
sa cour octogone ;
avec les fenêtres grillées
de ses palais, de ses casernes, de son hôtel
des monnaies et de ses prisons; avec ses
bâtisses couronnées de toits plats ou de tui-
les rouges, — un vaste château fort dont la

moitié tombe en ruine. Devant sa porte s'é-


tend une petite place où, entre des palmiers,
de jolis canons étincellent sur leurs affûts
à roues... C'est le Bardo où selon l'usage,
le bey ne réside plus depuis qu'y est mort
son prédécesseur, Mohammed-es-Sadok.
Paresseux, des soldats se lèvent pour nous
en interdire l'entrée. Voici Yamar ! Et la

porte s'ouvre. Oh ! pas n'est besoin d'appar-


tenir au corps diplomatique pour avoir ce
laisser-passer ! Une modeste pièce blanche
donnée au capitaine qui fait visiter la dar-
TUNIS: tS SOLDAT
el-bey, et cela suflit.
DU BEY.
Une cour ensoleillée brûle entre des
murailles incandescentes. Sur le seuil des portes, dans les cor-

ridors, partout, gisent des soldats beylickaux. Quelques-uns gro-


gnent ri saluent le nouvel officier dont l'espoir d'un bacchich a
bien vite fait notre guide.

L'armée illusoire que, comme fiche de consolation, nous avons


laissée au bey et qui forme sa garde, comprend les ambas, les
hanéfias et les zouavuas. Les ambas ou ouanebs correspondent à
LKS PALAIS DE TUNIS. 349

nos gendarmes ; les hané/îas, auxquels se joignent les irréguliers


du Maghzen, constituent la cavalerie : coiffés de la chachia que
timbre une grosse étoile de cuivre, velus du pantalon de notre
ligue et de la veste mauresque, les zouaouas forment l'infan-
terie. Il y a cent ans, déjà, on donnait à ces derniers le nom de
zouaves. De là, plutôt que de la tribu kabyle des Zouaouas vient,

'-/C"
FSC4 1. 1 E II DES LIONS Al' BIT. DO.

sans doute, le nom de nos plus anciennes troupes algériennes.


L'état-major de cette année comprend des chaouchs, — sergents;
des balouk-amins, — sergents-fourriers ; des bac/i-chaouchs, —
sergents-majors ; des —
klassi-s'rirs, sous-lieutenants ; des
klassi-k'birs,— lieutenants des m'bachis, — capitaines des; ;

boum-bachis, — commandants des kaïmacans, — lieutenants- ;

colonels des émirs-alaî, — colonels enfin,


; surtout, des liouas ; et

et des fariks, — généraux de brigade de division, dignitaires et

in partibus qui, comme les colonels aux Etats-Unis, foisonnent


350 DE TRIPOLI A TUNIS.

dans cette armée d'opéra-comique. Tous ne sont pas soldats, il

est vrai.

Jadis, lorsque le bey était content de quelqu'un, civil ou


militaire, il le faisait, en un quart d'heure, caporal, capitaine,

général. Les fonctionnaires étaient, en outre, assimilés aux offi-

ciers et il fallait n'être qu'un employé bien subalterne pour être


simple colonel !... Tous avaient les mêmes droits, les mêmes
décorations. les mêmes honneurs, le même costume, tous enfin
se partageaient le gâteau dont le peuple broyait la farine.

Un serviteur du gouvernement ne peut plus aujourd'hui être

élevé au généralat qu'avec la permission de la Fiance.


Notre armée d'occupation comprend elle-même des gendarmes
départementaux secondés par des ambas qui leur servent d'inter-
prètes le 4 e régiment de zouaves dont le dépôt est à Tunis;
;

le 4
r
régiment de chasseurs d'Afrique dont le dépôt est à la

Manouba ; le 4° régiment de tirailleurs dont le dépôt est à


Sousse; le 4
e
régiment de spahis dont le dépôt est à Sfax; enfin

le 4° bataillon d'infanterie légère d'Afrique dont le dépôt est à


Gafsa.
Encadrés dans des sous-officiers et des officiers français ou
algériens, les tirailleurs et les spahis, — créés spécialement pour
le service de la Tunisie, — se composent surtout de soldats indi-
gènes recrutés par les soins de nos officiers de renseignements.
On appelle ainsi des officiers dont les fonctions correspondent
à peu près à celles de nos chefs de bureaux arabes d'Algérie
Chargés du recensement approximatif de la population; du soin
de tenir les autorités militaires au courant de tout ce qui inté-
resse l'ordre public; de l'exploration et de l'étude du pays, ils

ell'ectuent, en outre, et soi-disant pour le gouvernement tunisien,

les opérations du tirage au sort. Ils ne font en cela qu'appliquer


la loi de conscription que, avant 1881, Mohammed-bey édicta à

L'instigation du général Campenon, envoyé en mission auprès de


lui. Tirailleurs et spahis comprennent, de plus, une partie des
soldais et drs officiers que possédait le bey et que nous avons
transformés lors de l'installation du protectorat... Et, des klassi-
s'rirs aux m' hachis, les derniers ne se plaignent certes pas du
LES PALAIS DE TUNIS. 3,ji

nouvel état de choses. Une mesure d'huile et quinze ou vingt


piastres de soixante centimes qu'on était censé leur donner,
constituaient autrefois leur solde mensuelle. Ils sont maintenant
payés comme nos officiers et, habitués à vivre de peu, ils se

trouvent si riches que des sous-lieutenants achètent des jardins


sur leurs économies!... Des jardins où ils iront, sous les pal-
miers, vivre d'une retraite sûre ! Quel rêve d'or!

Une longue avenue fait suite à la cour dans laquelle nous


venons d'entrer. Des constructions plus ou moins sérieuses la

bordent d'un côté ; de Faillie ce sont des maisons liasses, des


boutiques pareilles à celles des souks, mais vides et abandonnées
à la poussière et aux ordures, des écuries voûtées où cohabitent
ânes, chèvres et (joules. Au bout s'élève une grande maison dont,
treillagées de vert, les fenêtres sont closes comme celles d'un

monastère. Dans son large corridor aux parois miroitantes de


faïences verdàtres se promènent des soldats et, sur un large
banc, s'accroupissent, avachis comme des outres à demi-pleines,
deux énormes nègres bouffis, — deux gardiens de sérail. Là
demeure Tayeb-bey.
L'avenue des Boutiques fait un coude sur la gauche, passe sous
une sorte de tunnel, traverse une autre cour dont les liantes

murailles sont percées d'ouvertures qui donnent sur des ruines ou


sur le bleu du ciel, s'insinue sous une voûte et aboutit enfin à la

cour des Lions.


Au fond de ce nouveau préau, s'alignent, sur une rangée
d'arceaux trapus, les colonnes d'une galerie. Un escalier y con-

duit, bordé de parapets taillés en gradins sur lesquels, — quatre


de chaque côté, — s'étirent et bâillent des lions de marbre
apportés de Venise.
Et toujours des militaires lazzaroni qui se roulent sur les
marches, comme si la position sociale la plus enviable pour un
homme était la position horizontale.

— Mieux vaut être assis que debout, couché qu'assis et mort


que couché, dit la paresse philosophique des Arabes.
J'ignore si ces figurants de mise en scène guerrière partagent
352 DE TRIPOLI A TUNIS.

jusqu'au bout cette opinion outrée de la sagesse musulmane, mais,


à coup sûr, ils en prisent fort le deuxième terme et ils le mettent
en perpétuelle pratique.

Il est trois heures, l'heure du selam, — du salut. Le bey n'est


pas au Bardo, mais Sa Hautesse hante quand même le désert de
cette demeure délaissée. Et, flanqué de trois vieux musiciens,
escorté de quelques officiers et de quelques Arabes, un homme
très digne monte lentement l'escalier des Lions.
Sur sa chachia resplendit un large écusson armorié; des galons
d'or courent sur toutes les coutures de son costume écarlate. Il a

un visage presque européen, une bonne mine paterne, et cependant


on évite de le frôler quanti il vient à Tunis; chacun s'écarte de
lui s'il entre dans un cale ou dans une mosquée... C'est le bour-
reau. Depuis vingt ans, il exécute les hautes œuvres de la justice

beylickale et des centaines de tètes ont roulé sous le cimeterre


étincelant suspendu à sa ceinture.

La salle de justice a largement ouvert ses deux battants


sculptés. C'est une longue pièce qu'entourent des colonnes et des
bancs de marine garnis de coussins rouges. Au fond, derrière
une balustrade, s'élève, très liant, le trône d'or où venait s'asseoir
Mohammed-es-Sadok (pie, — debout et accoudés aux appuis de
son siège, — flanquaient ses deux frères, Ali et Tayeb.
Les ministres se rangeaient autour île la salle. Les bras croisés,
le bourreau s'adossait à une colonne de marbre. Le coupable
-était introduit. \Ji\ cadi lisait l'acte d'accusation pur et simple et le

bey écoutait sans parler. 11 jugeait en son for intérieur.


Au dernier mot de la lecture, il regardait la porte ou il clignait
de l'œil, en coupant l'air d'un geste horizontal de sa main droite.
Dans le premier cas, l'accusé était élargi; dans le second, le

bourreau le garrottait et, séance tenante, le conduisait hors


du Bardo. Les parents du malheureux l'attendaient. Ils graissaient
plus ou moins largement la patte sanglante (h; l'exécuteur et ils

accompagnaient le condamné qui faisait quelques pas sur la place,


puis s'agenouillait pour tendre la nuque au glaive de la loi.

La famille avait-elle été généreuse ? Sa tête vidait d'un seul coup.


45
334 DE TRIPOLI A TUNIS.

S'était-elle montrée avare? Pratiquée avec une maladresse voulue,


la décollation devenait un hideux, un épouvantable supplice.

On le savait, on empruntait, on s'arrangeait pour épargner aux


siens les tortures de cette boucherie et les piastres qu'il gagnait
de la sorte étaient les petits bénéfices du brave homme qui,

tranquillement, s'appuie aujourd'hui à ce chambranle.


Machinalement, de la voix monotone d'un chantre qui débite une
antienne mille ibis rabâchée, il invoque Dieu et Mahomet pour
que, là haut, ils placent à côté des khalifes d'autrefois, au milieu
des pieux et des vaillants, le feu bey Mohammed-es-Sadok....
ALtah ier hani hou ! Qu'Allah lui fasse miséricorde !

Puis il salue et il remercie l'Altesse régnante, Ali, « bacha-bej ,

maître de l'empire d'Afrique, possesseur du royaume de Tunis,


iiHnicliir. illustre et magnifique seigneur, prince des nations, issu
de sang royal, brillant des marques les plus éclatantes et des
vertus les plus sublimes... C'est lui qui donne la vie au peuple.

Et le peuple est content! C'est lui qui donne l'argent et le pain

aux soldats.... Et les soldats sont contents! »

Et rien de bizarre, rien de lugubre comme ces louanges pro-

noncées par cet homme de sang devant ce trône vide, devant cette
salle déserte que, — vision fantastique, — peuplent l'ombre des
ministres muets, le fantôme impitoyable de ces souverains dont
un geste tranchait des existences, le spectre tremblant et livide

de ceux qu'on menait à la mort.


Le bourreau a fini et sur les petites timbales, sur le grand
tambour drapé de rouge, sur la flûte criarde, les trois vieux qui

l'ont suivi exécutent une musique de nécromanciens, une musique


pareille à celle que les prêtres de jadis devaient exécuter devant
le sanctuaire clos de leurs divinités barbares. La salle de justice
se referme. Chacun s'en va.

lue quatrième cour range ses arcades blanches et noires

derrière la galerie du selam. Elle conduit à la salle du divan,


semblable à une petite église avec sa voûte de pierres, ses tran-

septs garnis de larges sophas, son abside où, sous un baldaquin


frangé d'or, s'élève un troue de velours vert.
LES PALAIS DE TUNIS. 355

A côté c'est le harem que n'habiteront plus les odalisques.


Enseveli dans une atmosphère navrante de solitude et d'ennui, il

a reçu les collections du musée Alaouï; il ne loge plus que des


pierres mortes, que des mosaïques tristes comme des fleurs dans
le tombeau d'un herbier, que des corniches dont les larmiers

pleurent le grand air et le soleil, que des statues momifiées.


Haute comme une cathédrale, une large salle des pas perdus
s'entoure ici d'une galerie de marbre et se plafonne d'arabesques
d'une richesse inouïe; une vaste pièce revêtue de faïence et cons-
truite sur le plan des chambres tunisiennes, s'y couvre de trois dômes
tapissés d'un stuc merveilleusement travaillé; dans ce salon
luxueux, sous un plancher pareil à un immense parapluie d'or,

les pachas fumaient sur les divans de soie ; sous ces deux coupoles
rondes, sous cette longue voûte plate et ovale que lambrisse un
immense soleil, étincelle la nef grandiose où se donnaient les

fêtes, où s'exécutaient les danses que le bey et sa favorite regar-


daient du haut d'une tribune, que contemplaient, d'une autre,
les femmes du sérail.

Autour d'une cinquième cour dont les fines arcades s'ornent

puérilement de cages dorées et de Heurs de papier dans des


suspensions de fil de fer, s'embrouillent des appartements et des
corridors aussi compliqués que ceux de la dar-el-bej.
La salle d'audience se pare d'un trône de velours bleu que
surmonte un gros écusson beylickal; celle des ministres s'en-
orgueillit de ses potiches, de ses divans à dossier droit, de ses

bonshommes naïvement enluminés, de son trône de velours


jaune; celle des fêtes est fière de ses portraits en pieds de bey
laurés et chamarrés d'or, de ses grands turcs coiffés du fez à
aigrette, île ses Louis-Philippe, de ses Napoléon, de ses lithogra-
phies qui représentent toutes les batailles de notre premier
empire, de ses baromètres à cadran, de son trône de velours
rouge adossé à une tenture armoriée, enfin de ses douze pen-
dules posées sur douze consoles... Mais où les possesseurs de ce;

royaume ont-ils pu concevoir un amour aussi immodéré de l'hor-


logerie parisienne ? Leurs troupes inoffensives auraient-elles,
avec les hordes teutonnes, fait la campagne de France?
356 DE TRIPOLI A TUNIS.

Dans le cabinet voisin, des armoires de fer, dont seul le maître


a les clefs, gardent les habits, les insignes et les armes de son
prédécesseur... Et, de temps à autre, il vient, devant ces reliques,
rêver sur la vanité des grandeurs humaines.
Derrière le moueharaby de la pièce consacrée aux conférences,
se prélasse, en face du modeste fauteuil où s'asseyait un ministre,
le trône azuré d'où le grand justicier pouvait, tout en causant des
affaires du pays, voir étrangler les Juifs et voir pendre les Turcs,
gens de peu auxquels on refusait les honneurs du sabre.
La salle du baise-main se décore d'un trône de velours cra-

:
'
• ttt;

TUNIS: UNE \1LLA.

moisi... Il y a, dans ce Bardo, presque autant de trônes que de


pendules. Mieux vaut être assis que debout, nous le savons.
Et mieux valait encore être couché qu'assis dans ces pièces
intimes où les sièges d'apparat font place à des divans moelleux
et profonds, où les accoudoirs des fenêtres closes sont percés de
soupiraux grillés qui, pour les distraire, permettaient aux habi-
tantes du logis d'entrevoir obliquement un peu de ce qui se
passait au dehors.

Non loin du Bardo, dan s un jardin à demi abandonné, roucoulent


des tourterelles. Coiffé d'un fronton en accent circonflexe, là

s'élève K'sar-Saïd, l'une des maisons de plaisance, l'une des rési-


dences favorites des beys.
— On ne passe pas !....
LES PALAIS DE TUNIS. 357

Mais la sentinelle qui vent ainsi nous arrêter se ravise tout à


eoup et regarde une horloge... Cinq heures ! Son temps de faction
est fini, alors? Et on n'est pas venu la relever!... Et, haussant
l'épaule sur laquelle, la crosse en l'air, il jette son fusil qu'il
prend par le canon, le brave militaire s'en va à la caserne...
Cela ne le regarde plus. Gardera qui voudra la porte de K'sar-
Saïd.
Toujours des revêtements de faïence, des colonnes de marbre,
des colonnettes d'onyx, des glaces, des ten-
tures, des pendules sur des gaines dorées.
Voici la pièce principale, la chambre du
seigneur de l'endroit. Des miroirs, des mo-
saïques, des arabesques d'or en décorent les
murs et la voûte; des psychés y multiplient
les grâces de celles qui l'habitent quelque-
fois. Des rideaux v ferment les retraits où
ces dames viennent procéder à leur toilette
ou chercher le repos; des divans, des fau-
teuils àdeux places y enfoncent leurs pieds
dans l'épaisseur des tapis; dans deux grandes
alcôves dorées, de somptueux baldaquins y
surmontent de larges conciles tendues de
satin chatoyant.

Hélas ! Les pachas n'ont pas toujours été


1 J '
«hue.
heureux dans ce temple de leurs multiples
amours, dans ce Ivsar-Saïd, — la maison du bonheur! — C'est la

que, le i3 mai 1881, le général Bréart fît signer à Mohamined-


es-Sadok la reconnaissance de notre protectorat.
Revenons à Tunis. Au cœur du quartier Franc s'élève la petite
gare du chemin de fer de la Goulette. Sous le vitrage de sa
véranda, les yaouleds effrontés, les enfants juifs âpres déjà au
gain de la moindre karroube, crient, tourbillonnent, piétinent
les orteils noirs et nus des marchands de pain qui se tassent aux
pieds des murs.
En route!... Un vaste champ dallé de larges pierres et uni au
soleil comme le sol d'une église disparue... C'est le cimetière
358 DE TKIPOLI A TUNIS.

hébreux. Voilées de leur choussari comme d'un suaire, dos Juives


qui, debout, baissent leur tête pointue y lèvent, immobiles et
silencieuses, vivantes statues de cénotaphes.
Les bords d'El-Bahira... Une grande plage sablonneuse que
mouchettent, comme les hauts plateaux d'Algérie, les touffes de

cendres, régulièrement espacées, de YAtriplex halimus; une


marge de fange détrempée, comme celle qui borde la terre ferme
en l'ace de Venise ;
au large, des hommes (|iii pèchent dans la

vase des bas-fonds et qui semblent marcher sur les eaux


endormies.
Errante et vague, court, le long de la voie, une route blanchâtre
où liassent des équipages qui viennent de laMarsa, des troupeaux
dînions qui trottent dans des nuages de poussière, de petites
caravanes qui s'en vont lentement, loqueteuses et grisâtres.

Des paysans promènent leur grossière charrue à travers des


piliers d'aqueducs, d'énormes pans de mur, des blocs sans
l'orme, des ruines qui trouent la terre comme les ossements
gigantesques de quelque cadavre monstrueux.
Les jardins commencent, gardés par de vieux cactus dont les
pieds crevasses se tordent comme les tronçons d'un horrible
reptile, — hydres végétaux tirant aux passants les mille langues
épineuses et charnues de leurs tètes invisibles. Des palmiers, des
oliviers, des vignes, du mais, du sorgho verdoient entre les
fourrés de leurs haies impénétrables.
Partout, des masures lépreuses se cachent à l'ombre de petits
pins parasols; des tentes brunes pointent çà et là comme des
verrues colossales et, relevés par des arcs-boutants, leurs bords
laissent entrevoir tous les détails malpropres des ménages
misérables qu'elles abritent. Partout, — comme, chez, nous, ces
croix de roseau que laissent les rogations, — des cornes de
bœuf se fichent sur des hampes plantées en terre et repré-
sentent le croissant. Dans tous les jardins se déroulent et grincent
les cordages des d'ious, ces puits grossiers mais pittoresques
dont, sous un toit de palmes, un chameau llegmalique tire, du
matin au soir, le large seau de cuir en l'orme île bourse, — Il

guerba.
LES PALAIS DE TUNIS. 35'.»

Des gamins nous regardent, nus comme au jour de leur


naissance; des hommes se drapent dans leur burnous troué,
plus fiers que des rois de théâtre dans leur manteau de pourpre;
la face découverte, les bras chargés d'anneaux de corne ou de
cuivre, la poitrine constellée de broches énormes, des femmes
apparaissent qui, de loin, ressemblent, — avec leur robe rouge
et le buisson de leur grosse chevelure, — à ces coquelicots
dont les enfants retournent et lient les pétales pour en faire
de petites poupées dont leurs noires étamines forment la tète

hirsute.

Arrêtons-nous à la Marsa... (Test comme une immense et

joyeuse oasis de palais et de jardins.


Des dômes et des terrasses escaladent des monticules qui se
hérissent d'agaves ; des coupoles éclatent de blancheur dans la

verdure des bananiers et des palmes; des cyprès profilent leur


pointe noire sur le blanc de grands murs crénelés ; des dattiers
se peignent nettement sur des façades éblouissantes; des drapeaux
flottent sur des massifs verdoyants.
Voici la place, avec son café européen, — le café deCarthage; —
avec son café juif fanfreluche île couleurs et de dorures ; avec, en
plein vent, son grand café arabe où, — dans l'ombre glauque
qu'y laissent tomber ses bellombras et son toit de planches
bleues, — des gens en blanc et en rouge écoutent des guitares
tandis qu'un dromadaire fait grincer une vieille noria aux cla-
potis monotones.
Ruisselante de fraîcheur, de couleurs, de lumière et de vie,
une grande rue part de cette place et se dirige vers le sud. Des
cafetiers, des maraîchers, des confiseurs encombrent les trottoirs

de leurs bancs, de leurs nattes, de leurs tas de melons, de


leurs friandises teintes. Des désœuvrés s'y assoient en file,

comme s'ils attendaient l'arrivée d'un cortège.


Des Maures, des Arabes passent avec des soldats du bey.
Innom'brables, des Juifs, en longues djoubbas groseille rayées de
vermillon et largement brodées de vert, se promènent par
groupes. C'est le jour du sabbat. El leurs femmes qui étalent les
360 DE TRIPOLI A TUNIS.

toilettes les plus brillantes, les plus extraordinaires circulent


comme des troupeaux de dindes parées de plumes de paon.
Voyez-les venir.
Les jambes écartées, elles arrivent, côte à côte, en longues

lignes cpii occupent toute la largeur de la route. Leurs mains

balancent le mouchoir lamé qu'elles tiennent par un coin, à la

manière des danseuses et leurs courtes blouses boudantes font


comme des mosaïques de rouge et de bleu, de violet et de vert,
de jaune et d'orangé. D'autres s'éloignent et, — sur la rangée
onduleuse de leurs hanches que serre le caleçon blanc, —
étincellent les triangles pailletés d'or qui se suspendent à la

tresse finale de leur chevelure emprisonnée dans des foulards


tramés d'argent et de soie.

Cette grande maison jaune, avec ses moucharabys verts,

avec ses pavillons aux fenêtres treillissées, c'est le palais du


bev. Devant sa porte où veillent quatre sentinelles s'étend une
large cour d'honneur. Des artilleurs y gardent des canons de
bronze et, au fond, s'élève une caserne dont le fronton, rehaussé
d'énormes armoiries, se découpe en chapeau de gendarme, comme
celui de K'sar-Saïd. L'art italien n'est pas étranger à toutes ces
constructions panachées.
Traversez cette cour, — c'est toléré, — mais ne levez pas les
yeux vers les moucharabys ou l'un des factionnaires qui, ça et là,

se tiennent sur des rondelles de bois, comme des soldats-jouets,


viendra vous rappeler au respect des habitudes locales.
Derrière ces grilles, en effet, — sous la garde de douze
nègres et au milieu de cinquante servantes de couleur, —
vivent les deux femmes du bey et celles de deux de ses (ils, Sidi-

Hassen et Sidi-Mustapha.
Le clairon sonne. La cour se remplit de soldats qui, en grande
tenue ou en vêtements de toile, se rangent aux commande-
ments en français que, d'une voix gutturale, leur jettent des

officiers en tarbouch. Ils forment le carré; au milieu d'eux se


groupent en cercle les musiciens dont le costume vermillon se
rehausse de brandebourgs, de bandes et de galons jaunes.
LES PALAIS DE TUNIS. 361

La grille extérieure s'ouvre. Deux spahis entrent, le fusil sur


la cuisse. Ils précédent des mules qui, harnachées d'argent,
traînent un grand panier carré dont le cocher trône sur un
siège de carrosse comme nous n'en voyons plus qu'à l'Hippo-

L ,1 M ARSA : D1SS LES J A I\ 1) 1 NS .

drome. Quatre officiers dont on n'aperçoit que les grosses


chachias et les décorations étincelantes se font tout petits sur les
bancs latéraux de cette voiture. Au fond, les bras étendus sur le
dossier, se prélasse, lourdement secoué par le galop de son
attelage, un vieillard majestueux que revêt, comme une toge
antique, une large djoubba de moire safranée.
46
362 DE TRIPOLI A TUNIS.

Les soldats présentent les armes, les tambours battent, la

grosse caisse résonne, le chapeau chinois agite ses grelots et ses

queues de cheval... C'est encore Ali-bey.


Mais la nuit va se faire, le ciel s'étoile d'or et un dernier train

nous ramène à Tunis.


INDEX ALPHABÉTIQUE

Bab-Djézirah 333
A — el-Bahr 281
Abreuvoirs 1 95 — ed-Divan 108
Adelas 345 — Menara 332
Africa. . . 124 — Saadoun 340
Alfa 40 — Tunis 180
Ali-el-Turki 342 Bagrali 91
Allah 190 Bains à Hammam-el-Lif. . . . 240
Aimées 222 — à Sousse 230
Amphithéâtre d'Ed-Djem. . . . 130 Bardo 348
Antiquités 141 Barques à Tripoli
Antisémitisme 304 Bassin des Aghlabites 194
Appel des muezzin* 194 Bataillon d'Afrique 67
Aqueduc de Carthage 347 Beautés juives 290
Arabas tri poli tains 38 Benghazi 43
— tunisiens 38 — (De Tripoli à) . . . . 42
Arabes à Tripoli 33 Beni-Zelten 85
— Tunis 271» Bey 336
Arabesques 177 Bibelots tunisiens 310
Are de triomphe à Tripoli ... 11 Bijoutiers à Tripoli 27
Armée française 350 Bir-Arbaïn 242
— tunisienne 348 — Loubit 238
Arrivée à Tripoli 1 Bled-Dahar 91
Autour de Mehdia 128 Bordj de Mareth 82
Autruches 54 Bordj de Mehdia 122
Avenue de la Marine, à Tunis. . 274 Bordj-Bious 60
Bourreau 332
Boutiques à Kaïrouan 170
B
— Sousse 224
Bab-Djédid 333 — des souks 307
— Djellalin 160 Byrsa 262
364 INDEX ALPHABETIQUE.

Dans les ruines 140


C
Danse tunisienne 222
Cactus 165 Dar-el-Bey à Hammam-el-Lif. . 245
Café 334 — à Tunis 337
— maureàSfax 108 Désert 56
Camp turc 40 Dispute 311
Campement arabe à Tripoli. . . 55 Djama-Kebir 185
Cap Bon 2i0 — Sidi-ben-Aïssa 206
Caravanes 34 — Tlata-Biban 179
Carthage 202 — Zeïtoun 319
— (État actuel de). . . . 264 Djarra 71
— (Ruines de) 266 Djemaia des oukafs 322
Chambre de fondouk 230 Djerbah 60
— tunisienne 177 Douane à Tripoli 7
Chameaux 34 Douiret 95
Chant arabe 210 Dra-el-Guemel 164
Chanteurs 213 Droits dedouane à Tripoli. . . 8
Charmeur de serpents 69
Château de Tripoli 30
Chemin de fer de la Goulette. . 232 E
Cheïks et Caïds 339
Chott-ed-Djérid 75 Ecoles 287
Cieeroni ùessouks 308 Ed-Djem 135
Cimetière à Monastir 152 Églises à Tunis 324
Sfax 114 Encan 312
— Tripoli 44 Enfida 235
Citernes à Sfax 115 Environs de Sfax 114
Cœurs de palmier 52 Epiceries mauresques 311
Colonnes de la grande mosquée Éponges 100
à Kaïrouan 19) Eiba-IVset 12
Commerce à Benghazi 43 Ères tunisiennes 218
— la Goulette .... 232 Esclavage 23
— Tripoli 8 Esclaves à Tripoli 23
Condition des Juifs 302 Étudiants 197
Consulat à Tripoli 14 Exactions 253
Conteur 183 Exilés à Tripoli 32
Cortège du bey 335
— nuptial 211
Costume des Juives 293
— — Tunisiennes. . . 291
Cour de la Djama-Kebir, à Kaï- Femmes à Mareth 81
rouan 180 — à Sfax 1 1

Criminels 326 — à Tunis 290


Cuisine arabe 143 Fiacres à Gabès 65
Culture des ksaiir 89 Flamants roses 272
Flotte tunisienne 249
Fonctionnaires à Tripoli .... 30
Fondouk 238
Fontaine Barouta 173
Daminh-el-Kahina. 138 Forçats 251
INDEX ALPHABÉTIQUE 365

Fours publics IS Juifs . . .


267
Friandises tunisiennes 293 — à Kaïrouan 162
Fripiers 181 Juives à la Marsa 359
Jujubiers 130
Justice 322

Gabès 66
— indigène 68
Géographie 58 Kaïrouan 102
Golfe de Tunis 242 Karamanli-paclia 3
Goulette (La) 249 Kasbah de la Goulette 258
Gouvernement 344 — de Monastir 148
Grades de l'armée tunisienne. 348 Kelbia (Lac) 234
Grande Syrie 4 Kcrkennalï { iij

Ketena 79
Khramsyn 30
H Koubba de Sidi-Sahab 196
Kourriat 146
Habbous 320 K'sar-Ayad . . . 94
Habitants de Tripoli. . . . 20 — Djelidat. .
92
Habitations de Troglodytes. 84 — Médenine. 90
Hadrumète 216 — Mènera . . 237
Halle à Kaïrouan 172 — M'tameur 87
Hamamet 240 — Saïd. . . .
236
Hammam- el-Lif 244
— Soussa 232
Histoire de Cartilage . . . 263
— de Kaïrouan . . . 166
— de Tripoli 3 Lac de Tunis 243
— de Tunis 340 Large (Au) 145
H'iba 296 Lauriers-roses 135
Huttes à Tripoli 51 Lotos 59

M
Ilots de Monastir 147 Maboul 312
Impôts 120 Wacsoura 192
Intérieur à Kaïrouan ... 174 Mahsoulat 227
— à Tripoli .... 15 Maisons à Sousse 223
— à Tunis 286 — à Tripoli 16
— de la Djama-Kebir 188 — des ksour 87
Interprète à. Tripoli .... 11 Malka (la) 260
Marabout 171
Marabouts (Les trois) 316
Marchands à Kaïrouan 170
— à Sfax 106
Jardins à Tripoli 50 — aux souks 308
Journaux à Tunis. 279 Marché à Sousse 218
366 INDEX ALPHABETIQUE.

Marché à Tripoli 34 Oliviers 140


Maréchal-ferrant 182 Origine des Juifs tunisiens. . . 298
Marée à Sfax 104 Oued-Gabès 03
Mareth 80 — Lava 158
Mariage à Tunis 292 — Zeroud 102
— musulman 211 Oukil 185
Marianistes à Tripoli 22
Marocains à Tunis 275
Marsa(la) 339 P
Malmata 82
Maures 237 Pacte fondamental 300
.Mauvais œil 116 Palais de la Marsa 360
Mehdia 118 Palmiers à Tripoli 2
— (De) à Ed-Djem 127 Paquebots 232
Mendiants 278 Passants à Kaïrouan 208
Mer (En) 98 Paysans à Sfax 100
— intérieure 04 Pêcheries de Kerkennah. ... 117
Mesures tunisiennes 217 Pécheurs à la Houlette 250
Mihrab 191 Piété musulmane 131

Mimbar 192 Place Ahmed-bey 255


Minarel d'Okhba 187 — de la Bourse à Tunis. . . 283
Monastir 147 — — Marine — ... 27.'!

— (De à Sousse 154 — — Mer a Sfax 104


Monnaies à Tripoli 29 — — — à Sousse ... 212
Mosquée à Sfax 100 — — — à Tripoli ... 10
Mosquées à Kaïrouan 203 Plage à Galiés 02
— à Tunis 322 — à Sousse 229
Moucharabys 290 — a Tripoli 30
M'saken 227 Plate-forme de Kaïrouan. . . . 130
Muezzin 193 Plumes d'autruche 18
Mulet 127 Poissons à Djerbah 00
Musée de Garthage 2G8 Population tunisienne 283
Musiciens 221 Port de la Goulette 250
Porte de Terre à Sousse 220
Portes 170
Poulpes 102
Prédécesseurs d'Ali-bey .... 343
Nègres à Tripoli. .
Prière arabe 131

Norias 358 Prise de Mehdia 123

Nuil a la l. uni. -Ile .


2iS - de Kaïrouan 124
— à Kaïrouan. . 211 Prison à Monastir 151
Prisonniers 120
Protectorat 254

Oasis <l \ ! a m 80
— de Gabès 03
— di' Tripoli 40 Quartier arabe à Tunis 288
Œuvres de bienfaisance. . . . 279 — juif — 294
Officiers tunisiens 335 Quartiers de Tunis 282
INDEX ALPHABETIQUE. 367

Sidi-Sahab-el-Beloui 196
— Sahad-Gervel 164
Soir à Kaïrouan 209
Rabbins 204 — à Sousse 231
RaJe de Sl'ax 100 — à Tunis 273
— de Tripoli 6 — en route 141-

R'dir 134 Soldats tunisiens 348


Région des ksour 76 — turcs 53
Remparts de Kaï rouan 160 Sorcières noires 52
Repas à Kaïrouan 207 Souk à Kaïrouan 172

Restaurants des souks 318 — à Monastir 9

Retour des caravanes ils — à Tripoli 23


Rhadès 246 — des chachias 313
Route à Sousse 227 — — épiciers 314
— de la Marsa 337 — — orfèvres 317
— des caravanes 33 — — parfums 313
Rue de France à Tunis 276 — — perles 318
— des Maltais 346 — — revendeurs 319
Rues à Djarra 72 — — selliers 328
— à Kaïrouan 171 — — tissus 317
— à Monastir 150 Souks 304
— à Sl'ax lt(l Sousse (De) à Kaïrouan 156
— à Sousse 219 Specchio '02
— à Tunis 284 Steppes 132
— à Tripoli 14 Stradi reale,\ Sfax 105
Surkennis 99

j
Sur la plage 247

Sabres de Sidi-Amor-Abbada. . 203


Saint Louis 26"
Salammbô 270 Taenia -i'' 1

Salles de la Dar-el-bey 338 Tatahouine 93


— du Bardo 354 Tatouages 112

Sunle à Tripoli Tayeb-bey 351

Sarcophage de Sidi-Amor-Ab- Température à Gabès 74


bada ... 202 Terrasses 225
Schikly 272 Tirailleurs tunisiens 183
SebUbra de Monastir I.'i.'i Tisserands 119
— de Sidi-el- Hani. . . . loi Toilette de route 129
Sécurité en Tunisie 327 Tombeau de Sidi-Sahab 199
Selam 352 Tombeaux à Tripoli feS

Services publics 344 Toprana 103


Sl'ax 99 Touareg 26
Sidi-Amed 134 Tribunaux fiançais 323
— Amor-Abbada 200 Tripoli 2
—--Bou-Djaffeur 231 Tripolilains 46
— Djabeur 124 Troglodytes 96
— el-Hani 161 Tunisiens 326
— Okhba 167 Turcs et Maures 'lit
368 INDEX ALPHABÉTIQUE.

Vue générale de Tripoli .... 2


— de Tunis 330
— des souks de Tunis. 306
Végétation à Tripoli 51
Véhicules tunisiens 280
Vexations (juifs) 299
Vie des femmes tunisiennes. . . 290
Village d"Ed-Djem 143 Zankat-Touïla 169
Voyageurs indigènes. 57 Zaouïa 196
VuedeSousse 216 Zlass 20i
TABLE DES GRAVURES

Frontispice : Carie-itinéraire du voyage.


Tripoli : Mosquée de Si-Hamouda :;

— La douane . a
— La rade 9
Barbier 12
Tripoli : L'arc de triomphe 13
— Une rue 17
— Minarets et terrasses 20
— Un mendiant nègre 21
— Un coin du marché 25
— La grande mosquée 28
— L'avenue de Bab-el-Khrandaq 29
— Un nègre du Soudan 33
— Un nègre du Bournou 37
— Le camp des Turcs 41
Benghazi 44
— La place 45
Tripoli : Une me dans un village de l'oasis 48
— Une entrée de l'oasis 49
— Une mosquée dans l'oasis S3
En mer 50
Djerbah Oum-es-Souk : 57
Gabès 04
Gabès Oued-Gabès
: 05
— Un charmeur de serpents 69
A Gabès 72
Gabès : Autour de Djarra 73
— Dans l'oasis 77
— Femmes de Djarra 81
Chez les Matmati : Une habitation troglodyte 85
Un ksar.- 89
A Bagrah. 02
Logement militaire à Tatahouine 95
Douiret : Mu siciens 97
Sfax ICI

Al
370 TABLE DES GRAVURES.

Sfax : Un commerçant notable 104


— Une porte de jardin 105
— Les remparts 10S
— Dans la rue 109
Un cimetière arabe 112
Sfax Dans les jardins
: 113
Les Kerkennah Un pécheur : 117
Mehdia 121

Mehdia Une entrée de mosquée


: 125
En route 128
La prière 129
Femme arabe 133
Ed-Djem 137
En Tunisie 141

Mehdia Un marin : 145


Monastir La kasbah : 149
Autour de Monastir 152
Entre Monastir et Sousse 153
Entre Sousse et Kairouan : Une tente 157
Sur la roule de Kairouan 161
Kairouan Femme arabe : 165
— Un potier 169
— Boutiques 173
— Un épicier 176
— Au puits •
. . 177
Un fauconnier 180
Au marché 181

Un muezzin 188
Mosquée de Sidi-Okhba 189
— Porte de la grande mosquée 193
La zaouïa de Sidi-Sahab 196
Une rue 197
— Sidi-Amor-Abbada La mosquée des Sabres
: 201
— Par les rues -05
— A la fontaine 208
— Au café 209
A Kairouan 212
Sousse 215
Sousse : Une porte 217
Aimée 221
Sousse : Une boutique 225
— La kasbah 228
— Une koubba 229
A Hammam-Soussa 233
Sousse Les courriers de la poste
: 237
Autour de Bir-Loubit 240
Hammam el-Lif: Une boulangère 241
— Le concierge des bains 245
A la Goulette 248
— Le canal 249
TABLE DES GRAVURES. 371

La Goulette : Sur les remparts -j , :!

— Factionnaires 257
— Cimetière 260
La Malka : Citernes antiques oui
Citernes carthaginoises 265
A Sidi-Bou-Saïd 269
La Goulette La plaee Ahmed-Bey
:
271
Tunis Un coin de rue
:
277
A Tunis 280
Tunis A la porte d'un fondouk
: 281
— Un épicier 2S4
— Une servante 285
— Maison arabe 28S
— Porteur d'eau 280
Juive en costume d'intérieur 2%
Tunis : Dans le quartier juif 207
— Bab-Souïka 301
— Le souk des parfums 305
— Dans les souks 300
— Une sortie des souks 313
— Mosquée de l'olivier 310
— Une mosquée 317
— Un minaret 320
— Mosquée de Sidi-Mahrez 321
— Au souk des selliers 325
Vue de Tunis 320
Tunis Une rue
: 332
A Tunis 337
Tunis : Un spahi du Maghzen 340
— Un musicien 341
— Sous les portes 344
— Ruines de l'aqueduc de Carthage 345
— Un soldat du bey 348
Escalier des Lions au Bardo 349
Le Bardo 353
Tunis Une villa
: 356
Maure 357
La Marsa : Dans les jardins 36t
TABLE DES MATIERES

Avis au lecteur v

I. — Tripoli. — Histoire. — Douane. —Arc de triomphe —


—Arrivée.
Consulat. — Hues. — Fours. — Maisons. — Commerce. — Souk-
el-Turki. — Habitants. — Esclaves. — Touareg. — Monnaies. —
Château. — Fonctionnaires 1

II. — Autour de Tripoli. — Marché. — Arabes. — Caravanes. — Arabas.


— Camp turc. — Benghazi. — Cimetière. — Oasis. — Tripoli-
tain — Jardins. — Nègres. — Cœurs de palmiers. — Autruches.
e.

— Campement arabe. — Désert. — Tunisie. — Djerbah .... 32

III. — Gabès et les troglodytes. — La plage. — Oued-Gabès. — Mer


intérieure. — Gabès. — Joyeux. — Oasis. — Djarra. — Tempé-
rature. — Chott-ed-Djérid. — Arabas. — Ketena. — Mareth. —
Mal mata. — Ksour. — Ksar-Médénine. — Tatahouine. — Douiiet.
— Troglodytes 62

IV. — Sfax et Meudia. — En mer. — Sfax. — Pèche des éponges. —


Poulpes. — Marée. — Strada reale. — Bab-ed-Divan. — Cafés.
— Rues. — Cimetière. — Citernes. — Kerkennah. — Pêcheries.
— Mehdia. — Tisserands. — Prison. — Bordj. — Prise de Mehdia
et de Kaïrouan. — Sidi-Djabeur 98

V. — Ed-Djem et Monastir. —
De Mehdia a Ed-Djem. Autour de —

Mehdia. —
Sidi-Ahmed. —
Ed-Djem. Amphithéâtre. — Anti-

quités. —
Cuisine arabe. En mer.— —
Oliviers. Monastir.
— — Souks. — Rues. — Prison. — De Monastir à Sousse.
Ilots. 127

VI. — Kaïrouan. — De Sousse à Kaïrouan. — Sidi-el-Hani. — Kaïrouan.


— Remparts. — Histoire. — Zankat-Touila. — Boutiques. —
Halle — Souk. — Fontaine Barouta. — Rues. — Intérieurs. —
Djama-Tlata-Biban. — Place Bab-Tunis. — Conteur. — Ti-

railleurs 156

VU. — Kaïrouan. — Djema-Kebir. — — Bassin des Aghlabites.


Muezzin.
. — Sidi-Sahab-el-Beloui. — Le tombeau. — Sidi-Amor-Abbada.
— Faubourg des Zlass. — Djama-Sidi-ben-Aissa. — Le soir. —
La nuit. — Cortège nuptial. — Chanteurs 185
374 TABLE DES MATIÈRES.

VIII. — Sousse.— Place de la Marine. — Vue de Sousse. — Rues. —


Aimées.— Porte déterre. — Le «Mahsoulat — La plage.— Le ».

soir. — Hammam-Soussa. — Enlida. — Bir-Loubit. — Fondouk.


— Bir-Arbaïn. — Golfe de Tunis 214

IX. — La Goulette.. — Hammam-el-Lif. — Rhadès. — Sur la plage. —


La nuit. — La Goulette. — La flotte tunisienne. — Forçats. —
Commerce. — Place Ahmed-Bey. — Kasbah. — Chemin de fer.
— La Malka. — Carthage. — Histoire. — Ruines. — Saint-Louis.
— Sur lac le 244

X. — Tunis. — Avenue de Marine. — Rue de France. — Mendiants.


la
— Journaux. — Bab-el-Bahr. — Quartiers. — Place de la Bourse.
— Rues. — Écoles. — Quartier arabe. — Femmes. — Quartier
juif. — Costumes des juives. — H'iba. — Juifs 274

XL — Tunis. — Souks. — Encan. - Souk des parfums. — Souk des


épiciers. — Les trois marabouts. — Djama-Zeitoun. — Habbous.
— Justice tunisienne. — Mosquées. — Caractère tunisien. —
Souk des selliers. — Vue générale. — Rue Bab-Djezirah. — Bab-
Menara 304

XII. — Les palais de Tunis. — — Cortège du bey. — Dar-el-Bey. —


Café.
Population tunisienne. — Histoire. — Gouvernement. — Rue
des Maltais. — Aqueduc. — Bardo. — Armée. — Selam. —
Salles du Bardo. — K'sar-Saîd. — Route de Marsa. — La la

Marsa. — Palais 334

i.. Imprimerie Ko. Cuirs.


Imprimerie i «*ri
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

DT Bernard, Marius
2 38 De Tripoli a Tunis
TSB37
o

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