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THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR EN LITTÉRATURE FRANÇAISE
Présentée et soutenue publiquement
le 30 septembre 2006
par
Catherine RABIER-DARNAUDET
Directeurs de thèse
Jean-Pierre GOLDENSTEIN
Joëlle RÉTHORÉ
Jury
Septembre 2006
À la chère et douloureuse mémoire
de mon père et de mon frère Patrick.
Je remercie Joëlle Réthoré et Jean-Pierre Goldenstein pour leur ouverture
d’esprit, leur direction stimulante, attentive et éclairée, ainsi que leur dévouement
réconfortant, Madame Forton pour sa gentillesse et sa disponibilité, Didier Forton, qui
est à l’origine fortuite de cette thèse, Bruno Curatolo, dont les encouragements
enthousiastes m’ont donné du cœur à l’ouvrage, les éditions Gallimard pour leur
coopération, en particulier Madame Liliane Phan, Dominique Gaultier et Claude
Tarrène du Dilettante, pour leur souriante mise à disposition des documents et leurs
réponses courtoises à mes questions, Emmanuelle Boizet des éditions Finitude pour les
documents et les renseignements qu’elle m’a aimablement communiqués, la
Bibliothèque municipale de Bordeaux, particulièrement Pierre Botineau, conservateur
en chef, et Nadine Massias, Raphaël Sorin qui a toujours pris la peine de répondre à
mes courriers et m’a fait parvenir un document précieux, Geneviève Bluteau pour son
enthousiasme communicatif et les heures laborieuses passées ensemble chez Gallimard,
Gérard Darnaudet pour les articles soigneusement recueillis à mon intention, Gilbert
Gallerne, source non négligeable de documents et d’avis éclairés, François et Boris
Darnaudet pour leur patience et leurs conseils, ainsi que ma mère et mon frère Yann,
qui ont partagé mes longues « vacances » studieuses.
Table des matières
INTRODUCTION_____________________________________________________ 11
2. Les problèmes d’une sociologie littéraire : le choix des outils méthodologiques ____ 13
a) Les comptes-rendus écrits ______________________________________________________ 14
b) Les enquêtes ________________________________________________________________ 14
c) Le livre lui-même ____________________________________________________________ 15
d) Le rayonnement des revues et des journaux ________________________________________ 17
e) Le contenu des articles : les horizons d’attente successifs _____________________________ 18
f) L’institution littéraire__________________________________________________________ 23
g) La « rumeur intellectuelle » ____________________________________________________ 26
1. Les articles (ou les émissions), les tirages et les ventes : comparaison de graphiques 28
a) L’histogramme de répartition des articles __________________________________________ 28
b) Comparaison du nombre d’articles et du chiffre des ventes ____________________________ 31
c) Comparaison des tirages et des ventes ____________________________________________ 33
7
c) 1960 : L’Épingle du jeu ________________________________________________________ 88
d) 1966 : Les Sables mouvants ____________________________________________________ 106
e) Conclusion : l’évolution des horizons d’attente _____________________________________ 123
8
3. Présence dans les ouvrages critiques et les travaux universitaires ______________ 264
a) Les ouvrages critiques________________________________________________________ 264
b) Les travaux universitaires _____________________________________________________ 281
c) Conclusion_________________________________________________________________ 295
9
c) Les goûts du public___________________________________________________________ 475
CONCLUSION______________________________________________________ 618
10
INTRODUCTION
En 2002, un petit éditeur bordelais, Finitude, faisait ses premiers pas dans le
monde littéraire en publiant des nouvelles d’un auteur français disparu depuis vingt ans
et quasiment oublié du public : Jean Forton.
L’ouvrage, bel objet au papier épais, à la couverture soignée, mais diffusé de
manière artisanale, fut salué par la grande critique parisienne de manière aussi
enthousiaste qu’inattendue.
Encouragé par de bonnes ventes, l’éditeur récidiva l’année suivante avec d’autres
nouvelles du même Jean Forton, qui recueillirent encore plus de suffrages.
Comme Finitude éditait aussi des textes de Perros, de Gadenne et de Guérin, les
critiques le comparèrent au Dilettante, à qui l’on devait la redécouverte des deux
derniers.
Le rapprochement entre les deux éditeurs paraissait d’autant plus évident que la
résurrection de Forton revenait en premier lieu au Dilettante, pour avoir publié en 1995,
à titre largement posthume, le dernier roman de l’auteur, refusé par Gallimard en 1969.
Si les raisons de ce refus ne sont pas claires et ne le seront sans doute jamais, il est
vraisemblable que la décision de Gallimard signa l’arrêt de mort d’une carrière littéraire
précoce et prometteuse.
Que cet auteur des années 50 ait surgi de l’oubli, alors que rien ne le laissait
prévoir et que lui-même avait disparu de la scène littéraire depuis près de trente ans,
nous renvoie aux mystères de la réception littéraire et nous invite à tenter de les
élucider, comme nous nous proposons de le faire dans ce travail.
11
Jean Forton est né le 16 juin 1930 1 à Bordeaux, et ne quitta jamais cette ville, pour
laquelle il éprouvait autant d’amour que de haine.
Il publia son premier roman à vingt-quatre ans chez Gallimard en 1954. De 1955 à
1960, il en fit paraître six autres chez le même éditeur, au rythme d’un par an, en
moyenne.
Très vite salué par les grands noms de la critique parisienne, il s’imposa un peu
plus chaque année parmi les romanciers de son époque, puisqu’il obtint le Prix Fénéon
en 1959 et fut pressenti plusieurs fois pour le Goncourt.
Ce dernier lui échappa de très peu en 1960, parce qu’il s’en était pris dans son
roman à une célèbre institution jésuite de Bordeaux, dont il avait fait un portrait-charge
sous l’Occupation. François Mauriac usa de son influence pour le discréditer et André
Billy, président du jury du Goncourt et ancien élève des jésuites, préféra donner le prix
à Vintila Horia, un ancien nazi roumain, comme on l’apprit juste après la proclamation
des résultats.
Après un silence de six ans, dû à la maladie, et peut-être à la déception résultant
de l’épisode scandaleux du Goncourt, il publia un huitième roman en 1966, pronostiqué
lui aussi pour les prix de fin d’année.
C’est alors qu’une critique malveillante du célèbre Matthieu Galey – qui fit
vraisemblablement du malheureux Forton le prétexte à un règlement de comptes avec
Gallimard – intervint dans le destin littéraire de l’auteur et le condamna au silence
jusqu’à sa mort. Car, conséquence – plutôt que coïncidence – de cet assassinat par la
plume, Gallimard lui refusa désormais tous ses manuscrits.
Forton vécut encore seize ans, publiant de temps à autre quelques nouvelles dans
la presse locale, et menant la vie effacée et tranquille d’un bourgeois bordelais. Seule, sa
vieille Underwood noire, visible dans l’arrière-boutique de sa librairie spécialisée dans
les polycopiés de droit, attestait une quelconque activité d’écriture.
1
Cf. la biographie de Jean Forton, placée en annexe infra, p. 659.
12
Il mourut à Bordeaux le 11 mai 1982, emporté par un cancer du poumon, après
avoir vu son œuvre sombrer dans l’oubli. Très peu d’articles lui rendirent hommage et
Gallimard réédita fugitivement deux de ses romans.
Cependant, l’année précédant sa disparition, il avait été sollicité par Dominique
Gaultier, éditeur du Tout sur le Tout avant de le devenir du Dilettante, pour écrire une
préface à la réédition de La Peau dure de Raymond Guérin, cet autre romancier
bordelais auquel on l’a souvent comparé, mal-aimé de la postérité comme lui, et peu
aimé de son vivant.
S’il n’y avait pas eu Le Dilettante pour l’exhumer en 1995, parlerait-on encore de
Forton ? Et quelles raisons ont décidé cet éditeur à publier son dernier roman inédit, lui
donnant ainsi la chance de retrouver un public, après vingt-neuf ans de silence
éditorial ?
La génération actuelle réparerait-elle les injustices littéraires commises dans les
années 50 et 60, en redécouvrant des auteurs comme Bove, Gadenne, Calet, Guérin,
Hyvernaud, Forton et d’autres écrivains de la même eau ?
La réception de l’œuvre de Forton, parce qu’elle a connu des revirements
surprenants, donne fort à réfléchir sur les destins littéraires : reconnu expert dans l’art de
la chute, esthétique autant que littéraire, il a survécu à deux périodes d’oubli total. Il
survit grâce à de rares et fidèles lecteurs, parmi lesquels on trouve des critiques connus,
des éditeurs et des libraires de qualité.
Que lui manque-il donc pour franchir les portes d’une reconnaissance plus
officielle ?
Pour répondre à ces questions et vérifier notre hypothèse de départ, à savoir que
Forton n’a pas eu la réception qu’il méritait de son vivant mais bénéficie d’une
reconnaissance posthume indéniable et peut-être croissante, il nous faudra évaluer les
différentes lectures auxquelles son œuvre a donné lieu de 1954 à 2005.
13
a) Les comptes-rendus écrits
Précisons d’abord que notre étude de la réception ne s’inscrit pas dans la théorie
du « lecteur implicite » 2 d’Iser. Elle ne part pas de l’œuvre elle-même, pour y découvrir
d’éventuelles prescriptions susceptibles d’obtenir tel ou tel effet : elle s’appuie sur des
lecteurs réels et non pas théoriques.
Les traces de ces lectures sont surtout des critiques de presse, premiers documents
auxquels nous avons eu accès à propos de l’œuvre de Forton. Elles sont archivées, pour
la plupart, par ses éditeurs. Madame Forton nous en communiqué d’autres. Le reste a
été recueilli par nos soins dans la presse de ces dernières années.
À partir des années 1980, Forton a fait l’objet d’articles plus ou moins longs dans
des ouvrages sur la littérature française, et récemment, des critiques universitaires ou
savantes, publiées dans des revues, ont présenté son œuvre, injustement oubliée, selon
leurs auteurs.
Madame Forton a également conservé quelques lettres adressées à son mari par
d’autres écrivains, précieux témoignages sur la façon dont il a été lu par ses pairs.
b) Les enquêtes
« La recherche empirique étudie la réception littéraire à travers les journaux, les revues, les
ouvrages critiques, mais l’horizon d’attente du lecteur académique ou journalistique diffère
probablement de celui du public anonyme. Il est de fait que la recherche empirique ne jouit
pas de la même faculté que la recherche expérimentale qui enquête auprès des lecteurs
directement. [...] rien ne nous garantit que les quelques recensions qui paraissent et dont
nous disposons témoignent de l’avis des lecteurs anonymes » 3
2
Cf. Wolfgang ISER, L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Mardaga, Sprimont (Belgique),
1997.
3
Sylvia GERRITSEN et Tariq RAGI, Pour une sociologie de la réception, L’Harmattan, Paris, 1998,
p. 19.
14
Ainsi, seules, des enquêtes auprès des lecteurs pourraient rendre compte d’un
lectorat silencieux qui échappe à l’analyse parce qu’il n’a laissé aucune trace concrète.
Elles présenteraient cependant l’inconvénient majeur de ne pouvoir porter que sur
des lecteurs contemporains du chercheur. Nous serions donc obligée de limiter notre
étude à la réception actuelle de l’œuvre de Forton, au sens le plus étroit du terme.
D’autre part, il n’est pas assuré qu’elles fournissent des éléments véridiques :
« les déclarations concernant ce que les gens disent lire sont très peu sûres en raison de ce
que j’appelle l’effet de légitimité : dès qu’on demande à quelqu’un ce qu’il lit, il entend :
qu’est-ce que je lis qui mérite d’être déclaré ? C’est-à-dire : qu’est-ce que je lis en fait de
littérature légitime ? » 4
c) Le livre lui-même
Roger Chartier propose alors de prendre pour objet d’étude le livre lui-même :
« Reconstituer la lecture implicite visée ou permise par l’imprimé n’est donc pas dire la
lecture effectuée, et encore moins suggérer que tous les lecteurs ont lu comme on voulait
qu’ils lisent. De ces pratiques plurielles, la connaissance est sans doute à jamais
inaccessible puisque nulle archive n’en garde la trace. Le plus souvent, le seul indice de
l’usage du livre est le livre lui-même. » 5
« Il s’agit [...] de repérer comment les objets typographiques trouvent inscrite dans leurs
structures la représentation spontanée que leur éditeur se fait des compétences de lecture du
public auquel il les destine. » 6
4
Pierre Bourdieu, « La lecture : une pratique culturelle », débat avec Roger Chartier, in Roger
CHARTIER (sous la direction de), Pratiques de la lecture, éditions Payot & Rivages, Paris, 1995,
pp. 273-274.
5
Roger CHARTIER, « Du livre au lire », ibidem, p. 111.
6
ibidem, p. 103.
7
ibidem, p. 104.
15
cherché, quant à nous, des indices de lecture du côté des tirages et des ventes de ses
œuvres. En les comparant avec le nombre d’articles de presse parus à l’occasion de
chacune d’entre elles, nous avons cherché à voir si le public silencieux, celui des
acheteurs réels (les ventes) ou anticipés par l’éditeur (les tirages), coïncidait ou non
avec le public professionnel.
La politique éditoriale vis-à-vis d’un auteur, selon qu’il est plus ou moins bien
édité et réédité, fournit également des indices précieux sur le public anonyme dans la
mesure où, comme l’a montré Robert Escarpit (Sociologie de la littérature, 1986), dans
un pays à économie de marché, l’éditeur publie des livres qu’il pense être rentables,
c’est-à-dire susceptibles d’être achetés en nombre suffisant pour amortir les frais
d’impression et de diffusion.
Il faut toutefois nuancer ce jugement à propos d’éditeurs comme Gallimard, Le
Dilettante et Finitude.
Rappelons que dans les années 1950, l’influence toute-puissante de Gaston
Gallimard maintenait la grande maison dans la tradition des découvertes qui pouvaient
s’avérer prestigieuses dans le futur, même si le présent les dédaignait.
Vingt ans plus tard, sous la pression d’une concurrence de plus en plus agressive,
sa stratégie commerciale a évolué vers la recherche d’investissements moins risqués.
Il faut donc étudier les contextes économiques successifs qui accompagnent une
production littéraire dans le temps pour mieux comprendre les phénomènes qui
président à sa réception, car
« chacune des interventions “extralittéraires” a une incidence directe ou indirecte sur ces
activités apparemment isolées et intimes que sont l’écriture et la lecture. » 8
8
Paul DIRKX, Sociologie de la littérature, Armand Colin/HER, Paris, 2000, p. 109.
16
Car les données que nous pouvons récolter auprès de ces différentes instances
littéraires ne nous renseignent pas seulement sur un lectorat probable mais aussi sur leur
participation au phénomène de reconnaissance d’un auteur.
Robert Escarpit a souligné le rôle prescriptif de ce qu’il appelle « le circuit
lettré », constitué, d’une part, des éditeurs entourés d’une « écurie » d’écrivains qui
entretiennent une certaine idée de la littérature en se cooptant grâce aux comités de
lecture, et d’autre part, des libraires qui sélectionnent à leur tour les livres qu’ils
mettront en vitrine ou sur les tables :
« Pour la plupart d’entre eux, leur bureau ou leur magasin sont des postes de
commandement clos d’où ils exercent à l’aveuglette une influence pourtant réelle et
décisive sur les écrivains et le public. » 9
L’éditeur agit sur le public en provoquant des habitudes ou des modes. Il est aussi
le seul à pouvoir faire exister un livre : un livre sans éditeur n’a tout simplement aucune
chance de trouver un public.
L’évaluation de la survie potentielle d’une œuvre passe donc par l’étude des
évolutions dans le domaine de l’édition et de la librairie.
Comme l’édition, les articles de presse ont un double rôle d’indices et de signes
agissants.
Véritables thermomètres de la notoriété d’un auteur, à proportion de leur propre
rayonnement, ils agissent eux aussi sur un public dont on peut évaluer la quantité, et
surtout l’importance culturelle.
Certaines enquêtes, comme celle de l’Association des Attachés de Presse de
l’Édition en 1983 10, ont mis en évidence l’influence prépondérante de la presse
parisienne et de certains critiques sur les lecteurs et le choix des libraires.
9
Robert ESCARPIT, Sociologie de la littérature, PUF, 1986, p. 24.
10
Association des Attachés de Presse de l’Édition, L’Influence de la presse sur la lecture en province,
avr. 1983, Cercle de la librairie.
17
Étudier la diffusion des journaux, ou des revues, ainsi que le type de lectorat
auquel ils s’adressent nous permet de mieux situer le public d’un auteur,
géographiquement et socialement, et de repérer ses évolutions.
Dans le cas de Forton, il s’agit en outre de déterminer, à travers les journaux qui
ont parlé de lui, s’il a été considéré comme un auteur régional ou national.
Malgré l’objection initiale que nous avons signalée à propos des critiques de
presse, dont les attentes et les jugements ne reflètent pas forcément ceux de leurs
lecteurs, certains théoriciens de la réception pensent que les réactions écrites nous
renseignent abondamment sur la succession des horizons d’attente au cours du temps.
L’horizon d’attente du critique correspond en effet à celui de ses lecteurs, auquel
il cherche à s’adapter :
« Le journaliste qui change de rubrique, ou de journal, sait qu’il doit s’efforcer d’adapter
son article à l’image qu’il se fait, ou qu’on lui a donnée, de son nouveau public. Une sorte
de contrôle, par les réactions de son rédacteur en chef et de ses confrères plus expérimentés,
les lettres de lecteurs, les sondages et les chiffres de vente, lui permet de rectifier
éventuellement cette image, d’infléchir autrement ses efforts les jours suivants. » 11
Pierre Bourdieu parle d’une véritable « affinité élective qui unit le journaliste à
son journal, et, à travers lui, à son public » :
« un critique ne peut avoir d’“influence” sur ses lecteurs que pour autant qu’ils lui
accordent ce pouvoir parce qu’ils sont structuralement accordés à lui dans leur vision du
monde social, leurs goûts et tout leur habitus. » 12
Pour Robert Escarpit, le critique est tellement représentatif de son public, avec
lequel il partage la même culture et le même style de vie, qu’il n’exerce pas une
véritable action sur lui : il ne prêche que des convertis !
Les éditeurs le considèrent, eux aussi, comme le porte-parole des lecteurs
silencieux, et prennent très au sérieux ses jugements :
11
Michel PICARD, La Lecture comme jeu, Minuit, Paris, 1986, p. 7.
12
Pierre BOURDIEU, Les Règles de l’art, éditions du Seuil, Paris, 1992, p. 276.
18
« Pour l’éditeur, la critique a la valeur objective d’une opinion littéraire dont elle est le
porte-parole. La pré-critique des comités de lecture se modèle sur la critique tout court et le
désir de tout éditeur est d’avoir une équipe de lecteurs qui soit un échantillonnage du public
théorique sur l’image duquel il règlera ses choix. » 13
On comprend alors le rôle décisif qu’a pu jouer l’article de Matthieu Galey dans
le changement d’attitude de Gallimard vis-à-vis de Forton.
Pour apprécier la nature des informations contenues par les critiques, il convient
de rappeler la définition de l’horizon d’attente, une notion « de provenance
husserlienne » théorisée par Hans Robert Jauss, qui « joue un rôle central dans sa
théorie de la réception » 14 :
« l’ensemble des normes sociales, historiques, culturelles apportées par le lecteur comme
bagage nécessaire à sa lecture. » 16
13
Robert ESCARPIT, Sociologie de la littérature, op. cit., p. 82.
14
Jean STAROBINSKI, préface à Pour une esthétique de la réception de H. R. Jauss, éditions Gallimard,
collection Tel, Paris, 1978, p. 15.
15
H. R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 54.
16
Antoine COMPAGNON, Le Démon de la théorie, éditions du Seuil, Paris, 1998, p. 163.
19
D’une manière plus large, nous avons cherché à reconstituer le contexte littéraire
de chaque époque, en nous demandant quels ouvrages avaient rencontré un public et
pourquoi.
Nous avons également emprunté à Jauss la notion d’ « écart esthétique » 17, mais
sans en faire, comme lui, un critère absolu de valeur littéraire, parce qu’il est difficile à
prouver :
En effet, dans un premier temps, Forton a sans doute pâti de ne pas avoir semblé
suffisamment novateur à une époque où il fallait l’être à tout prix. Son classicisme
intemporel allait à contre-courant d’une remise en question radicale et sans appel des
procédés romanesques traditionnels.
Mais cet « écart esthétique » qui lui a fait défaut de son vivant semble avoir, au
contraire, provoqué sa redécouverte, à la fin des années 1990, par un public lassé d’une
littérature expérimentale et impersonnelle.
La diminution de l’« écart esthétique » à travers le temps permet aussi à Jauss
d’expliquer comment les œuvres deviennent des classiques, à partir de la perception de
leurs lecteurs :
« leur beauté formelle désormais consacrée et évidente et leur “signification éternelle” qui
semble ne plus poser de problèmes les rapprochent dangereusement, pour une esthétique de
la réception, de l’art “culinaire”, immédiatement assimilable et convaincant. » 19
L’amplitude de l’« écart esthétique », tel qu’il est perçu par les lecteurs actuels de
Forton, nous fournira une base de réflexion intéressante pour évaluer ses chances de
devenir un « classique », et nous demander s’il est souhaitable de le voir ainsi se
rapprocher de l’art « culinaire » dont parle Jauss !
17
H. R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 58.
18
ibidem, p. 58.
19
ibidem, p. 59.
20
Nous nous sommes aussi inspirée, dans notre démarche, de la « logique de la
question et de la réponse », reprise par Jauss à Gadamer, qui l’a lui-même empruntée à
Collingwood :
Qu’est-ce donc que survivre, pour une œuvre, sinon continuer d’apporter des
réponses aux questions des publics successifs ?
« en premier lieu, ce texte a été interrogé par ses premiers lecteurs ; il leur a apporté une
réponse à laquelle ils ont acquiescé ou qu’ils ont refusée. [...] D’autres lecteurs, dans un
nouveau contexte historique, ont posé de nouvelles questions, pour trouver un sens
différent dans la réponse initiale qui ne les satisfaisait plus. La réception dispose ainsi des
œuvres, en modifie le sens [...] » 21
Il s’agit pour nous de retrouver dans les critiques dont nous disposons les
questions que les différents publics ont posées à l’œuvre de Forton, lui redonnant
éventuellement des sens nouveaux au fur et à mesure que les horizons d’attente se
succédaient.
Cette aptitude à recevoir des sens nouveaux correspond à ce que Robert Escarpit a
appelé « la trahison créatrice », critère de la véritable œuvre littéraire.
Grâce à elle, il peut y avoir des « récupérations spectaculaires » d’écrivains
oubliés, qui sont plutôt des reclassements, selon Escarpit, que des redécouvertes, en
l’absence d’oubli véritable. Or ces reclassements ont un caractère interprétatif car ils
sont obtenus en substituant aux intentions originelles de l’auteur, devenues
inintelligibles, de nouvelles intentions, compatibles avec un nouveau public. Ainsi
fonctionne le mécanisme de la « trahison créatrice » 22.
20
ibidem, p. 394.
21
Jean STAROBINSKI, op. cit., p. 18.
22
Cf. Robert ESCARPIT, Sociologie de la littérature, PUF, 1986, p. 29.
21
Ainsi, comment parvenir à reconstituer exactement l’horizon d’attente qui a
déterminé un effet de surprise – ou son absence – au moment de l’apparition d’une
œuvre, ou de sa réapparition, dans le cas de Forton ? Les théories de Jauss nécessitent
un interprète qui soit à la fois historien, philosophe, sociologue et critique littéraire !
Il n’en demeurerait pas moins une impossibilité majeure que Jauss avait lui-même
prévue et résolue en empruntant à Gadamer sa notion de « fusion des horizons » :
Mais ce qui manque à Jauss, et que nous avons trouvé chez d’autres théoriciens,
c’est une assise plus sociologique de sa démarche.
Jean Starobinski relève des problèmes de méthode auxquels Jauss ne nous a pas
semblé apporter de solution pratique :
« Mais une question se pose aussitôt : comment faire du lecteur un objet d’étude concrète et
objective ? [...] Ne sommes-nous pas condamnés aux conjectures psychologiques ? Ou à la
lecture exhaustive des comptes rendus contemporains de la parution des œuvres (pour
autant qu’ils existent) ? Ou à l’enquête socio-historique sur les couches, classes et
catégories de lecteurs ? » 25
Certains, comme Joseph Jurt 26 et à sa suite Pierre V. Zima, ont également objecté
que l’horizon d’attente n’était pas unique pour toute une société, et qu’il n’était pas non
plus nécessairement composé d’abord de préjugés littéraires : « les réactions critiques à
23
Jean STAROBINSKI, op. cit., p. 17.
24
Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique,
édition intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, éditions du Seuil,
Paris 1996, p. 397.
25
Jean STAROBINSKI, op. cit., p. 13.
26
Cité par Pierre V. ZIMA, Manuel de sociocritique, L’Harmattan, Paris, 2000, p. 215.
22
une œuvre littéraire sont, dans la plupart des cas, motivées par des idéologies et des
intérêts de groupe » 27, généralisation fortement nuancée par Paul Dirkx qui rappelle les
« logiques proprement journalistiques qui structurent en profondeur l’espace de la
presse littéraire. » 28
Qu’il s’agisse des idéologies ou des logiques à l’œuvre dans l’univers littéraire,
l’esthétique de la réception de Jauss ne prend pas en compte les facteurs sociaux qui
déterminent à la fois les modes de lecture et la production des textes, deux phénomènes
interdépendants.
Zima propose donc de trouver des alternatives concrètes à l’herméneutique
idéaliste de Jauss et de se tourner vers une sociologie de la lecture, laquelle se doit
d’étudier, selon nous, les mécanismes de l’institution littéraire.
f) L’institution littéraire
La notion de « champ littéraire », définie par Pierre Bourdieu, est sans doute la
plus efficace pour comprendre les enjeux et les luttes de pouvoir qui régissent les
comportements des acteurs du monde littéraire :
« Le champ littéraire (etc.) est un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et
de manière différentielle selon la position qu’ils y occupent (soit, pour prendre des points
très éloignés, celle d’auteur de pièces à succès ou celle de poète d’avant-garde), en même
temps qu’un champ de luttes de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce
champ de forces. » 29
Ces luttes expliquent les « translations » inévitables qui se produisent dans les
positions occupées par les auteurs et leurs éditeurs à l’intérieur du champ littéraire. Mais
elles-mêmes trouvent leur origine dans le fait que le champ littéraire, comme tout
champ culturel, est sous la dépendance des champs politique et économique qui
l’englobent :
27
Pierre V. ZIMA, ibidem, p. 217.
28
Paul DIRKX , op. cit., p. 116.
29
Pierre BOURDIEU, op. cit., p. 381.
23
demandes externes, ils sont traversés par la nécessité des champs englobants, celle du
profit, économique ou politique. Il s’ensuit qu’ils sont, à chaque moment, le lieu d’une lutte
entre les deux principes de hiérarchisation, le principe hétéronome, favorable à ceux qui
dominent le champ économiquement et politiquement (par exemple, l’“art bourgeois”), et
le principe autonome (par exemple, l’“art pour l’art”) qui porte ses défenseurs les plus
radicaux à faire de l’échec temporel un signe d’élection et du succès un signe de
compromission avec le siècle. » 30
« Chaque champ produit sa forme spécifique d’illusio, au sens d’investissement dans le jeu
qui arrache les agents à l’indifférence et les incline et les dispose à opérer les distinctions
pertinentes du point de vue de la logique du champ, à distinguer ce qui est important […]
Mais il est tout aussi vrai qu’une certaine forme d’adhésion au jeu, de croyance dans le jeu
et dans la valeur des enjeux, qui fait que le jeu vaut la peine d’être joué, est au principe du
fonctionnement du jeu » 32
30
ibidem, p. 355.
31
Pierre BOURDIEU in Actes de la recherche en sciences sociales, « Édition, éditeurs (1) », n° 126-127,
mars 1999, Le Seuil, p. 18.
32
Pierre BOURDIEU, Les Règles de l’art, p. 373.
24
éditeurs de Forton dans le champ éditorial français, mais également sur celle des auteurs
comme lui, dans une production à la fois pléthorique, éphémère et de plus en plus
standardisée.
Il faudra également tenir compte des médias comme la radio, la télévision et
Internet, qui contribuent à véhiculer une nouvelle image de l’écrivain, plus conforme
aux grands intérêts commerciaux dont ils dépendent désormais.
33
Antoine COMPAGNON, Le Démon de la théorie, op. cit., p. 169.
34
Michel PICARD, La Lecture comme jeu, op. cit., p. 239.
35
Pierre BOURDIEU, op. cit., p. 369.
25
g) La « rumeur intellectuelle »
« Je pense qu’il serait très intéressant d’étudier la rumeur intellectuelle, comme un véhicule
de choses importantes pour constituer ce que c’est d’être contemporain, ce que c’est d’être
un intellectuel aujourd’hui en France. Il serait important de savoir ce que les gens savent
sur les autres auteurs ou sur les éditeurs, les journaux, les journalistes, soit un ensemble de
savoirs que l’historien ne trouvera plus. Il n’en trouvera presque plus de traces, parce qu’ils
circulent de façon orale. Et pourtant, ils orientent la lecture. On sait qu’un tel publie chez
un tel, qu’il est brouillé avec un tel, et tout ça fait partie des conditions qu’il faut avoir à
l’esprit pour comprendre certaines stratégies rhétoriques, certaines références silencieuses,
certains démentis qui ne seront plus compris du tout, des polémiques qui paraîtront
absurdes. [...] dans une civilisation de lecteurs, il reste énormément de pré-savoirs qui ne se
véhiculent pas par la lecture mais qui pourtant l’orientent. » 36
Le monde des critiques est fortement influencé par cette rumeur intellectuelle,
extrêmement difficile à appréhender au présent et quasiment impossible à saisir dans le
passé, s’il n’en subsiste pas quelque témoin. La part de la subjectivité dans ce domaine
rend toutefois les appréciations extrêmement hasardeuses.
Nous pouvons, en revanche, nous demander si la carrière de Forton, romancier
volontairement provincial, n’a pas pâti de son éloignement des sources de cette rumeur,
si son évaluation des enjeux du champ littéraire n’a pas été celle d’un auteur
complètement dévoué à son art, non pas naïve mais indifférente. La même indifférence
lucide, sans doute, que celle de ses personnages, à l’opposé de la révolte grinçante de
Raymond Guérin, largement exprimée dans ses essais et sa correspondance. Car en-
dehors de sa revue de jeunesse et des critiques rédigées pour la NRF, Forton nous a peu
livré de sa vision du monde littéraire, gardant ainsi une part de mystère.
36
Pierre Bourdieu, in Roger CHARTIER (sous la direction de), Pratiques de la lecture, op. cit., p. 287.
26
PREMIÈRE PARTIE : LA RÉCEPTION IMMÉDIATE (1954-1969)
Il nous faut d’abord expliquer et nuancer cette notion que nous empruntons à
Sylvia Gerritsen et Tariq Ragi 37. Pour eux, la « réception immédiate » comprend les
articles ou les études suscités par l’événement lui-même. Il s’agit d’ailleurs plus
d’articles que d’études car c’est le journaliste qui réagit à l’actualité et dont c’est le
métier. Sur la durée, l’universitaire prend le relais et produit des études plus
approfondies sur l’œuvre ou l’auteur en question. C’est ce que nous appellerons la
« réception réfléchie ». Le but est bien sûr différent pour le journaliste et l’universitaire,
mais surtout ils ne disposent pas de la même place pour publier leurs analyses : le
journaliste n’a droit qu’à quelques lignes tandis que l’universitaire peut s’étendre sur
plusieurs pages d’une revue littéraire ou d’un ouvrage.
En ce qui concerne Forton, nous infléchirons le sens de l’expression « réception
immédiate » et l’appliquerons à tous les articles publiés du vivant de l’auteur. Ceux qui
ont été écrits en réaction à des publications posthumes, comme L’Enfant roi ou les
recueils de nouvelles Pour passer le temps et Jours de chaleur, ne ressemblent pas du
tout aux précédents en ce qu’ils entérinent la valeur littéraire de Forton. À ce titre, ils
relèvent plus, selon nous, de la réception réfléchie que de la réception immédiate : le
temps a fait son œuvre et le recul a permis de donner à Forton sa véritable place, aux
côtés d’auteurs comme Guérin, Calet, Gadenne et Bove, qui ont eux aussi connu un
purgatoire posthume.
C’est pourquoi dans un premier temps, consacré à la réception immédiate, nous
étudierons la réception des œuvres de Forton entre 1954, date de publication de son
premier roman, La Fuite, et 1969, où furent diffusées deux émissions, de radio et de
télévision, alors que Forton avait cessé de publier depuis 1966, année des Sables
mouvants.
37
S. GERRITSEN et T. RAGI, Pour une sociologie de la réception, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 18.
27
1. Les articles (ou les émissions)38, les tirages et les ventes :
comparaison de graphiques
Graphique n° 1
38
Nos graphiques ont été élaborés à partir des articles conservés dans les dossiers de presse des éditions
Gallimard, Le Dilettante et Finitude, de ceux auxquels nous avons pu avoir accès grâce à Madame Forton
et à la Bibliothèque municipale de Bordeaux, de ceux qui ont été répertoriés par Lise Chapuis (Jean
Forton, un écrivain méconnu, mémoire de DEA de littérature française, Bordeaux III, juin 1989), que
nous n’avons pas toujours pu consulter, et de ceux que nous avons collectés nous-même dans la presse ou
les revues.
28
pour le dernier roman publié de son vivant : Les Sables mouvants (SM). On peut donc
déterminer quatre moments dans la réception immédiate fortonienne.
Le premier va de 1954 à 1956 et englobe ses trois premiers romans, La Fuite (F),
L’Herbe haute (HH) et L’Oncle Léon (OL), qui ont chacun bénéficié d’un nombre
d’articles comparable. Les débuts de ce jeune romancier de 24 ans paraissent plutôt
prometteurs, d’autant plus qu’il a été remarqué par la presse nationale et par les revues
littéraires dès son premier roman.
La deuxième étape, qui couvre les trois années suivantes, de 1957 à 1959 et
comprend deux romans, La Cendre aux yeux (CY) et Le Grand Mal (GM), montre une
progression très nette dans le nombre d’articles : c’est effectivement avec La Cendre
aux yeux que la carrière de Forton semble prendre son essor. Non seulement le nombre
d’articles pour ce roman a presque doublé par rapport au précédent, mais surtout c’est le
premier à être traduit à l’étranger, avec deux éditions en langue anglaise, aux États-Unis
et en Angleterre, et une en italien. C’est aussi le premier à concourir pour un prix de
dimension nationale – L’Herbe haute avait obtenu le Prix de la Littérature Pyrénéenne –
et non des moindres, puisqu’il entre en lice pour le Goncourt, qui sera attribué à La Loi
de Roger Vailland. Un certain nombre de critiques avouent d’ailleurs découvrir Forton
avec cet ouvrage et n’avoir pas lu ses romans précédents.
En 1959, le prix Fénéon consacre les qualités littéraires de La Cendre aux yeux,
généralement considéré comme son chef-d’œuvre par les critiques et les éditeurs.
Forton lui-même trouvait que c’était son meilleur roman.
Avec Le Grand Mal, publié deux ans plus tard, la cote littéraire de Forton
progresse encore, puisque le nombre d’articles passe de 47 à 56. Ce roman est lui aussi
traduit en anglais, en italien et fait l’objet d’un projet d’édition allemande. De nouveau,
Forton est pressenti pour les prix de l’automne 1959, dans le peloton des « espoirs » 39. Il
obtient le Fénéon pour le roman précédent mais Le Grand Mal lui fait franchir une
deuxième étape décisive dans la reconnaissance par la critique parisienne.
39
Gilbert Ganne, « La Course aux prix de fin d’année est déjà ouverte », L’Aurore, 8/09/1959.
29
Il atteint le sommet de sa carrière littéraire l’année suivante avec L’Épingle du jeu
qui lui vaut un nombre d’articles jamais atteint jusqu’alors, ni par la suite.
Ce roman, qui met en scène des méthodes d’éducation inhumaines dans une
institution jésuite sous l’Occupation, eut un grand retentissement dans le milieu
littéraire, qui comptait un certain nombre d’anciens élèves des jésuites. Nous avons déjà
signalé le rôle joué dans cette affaire par André Billy et François Mauriac, qui accabla
son jeune compatriote de sa condescendance perfide, voire insultante 40. En outre, la
position de Forton, qui partait grand favori pour le Goncourt de cette année-là,
enflamma une polémique qui n’aurait sans doute pas connu une telle ampleur si l’auteur
n’avait pas déjà acquis une certaine réputation littéraire.
La roche Tarpéienne est près du Capitole : Forton, sans avoir eu les honneurs du
Capitole, qui lui échappèrent de peu, et de manière à discréditer le jury Goncourt,
connut pourtant l’amertume de la chute.
Le silence de six ans qui suivit la publication de L’Épingle du jeu brisa la courbe
ascendante de son succès et de ses publications régulières, et Les Sables mouvants
accusent un net recul de la presse par rapport au roman précédent.
Le déclin de Forton en 1966 est cependant relatif : certes, Les Sables mouvants
sont loin derrière L’Épingle du jeu pour le nombre de critiques, mais leur performance
critique reste comparable à celle de La Cendre aux yeux et les place en quatrième
position parmi les romans de Forton. Le romancier est encore un auteur suivi et
apprécié mais la critique a la mémoire courte41, comme en témoigne le titre même de
l’article de Matthieu Galey paru dans la revue Arts en octobre 1966 : « Mais qui est
donc Forton ? »
40
« “Lectures pour tous” nous eût donc paru exsangue cette semaine, sans ce gros brave garçon, Jean
Forton qui vient, après seize ans, de décocher aux Pères jésuites un coup de sabot qu’il retenait depuis
seize ans. Nous le sentons soulagé et détendu. Je lui reproche quant à moi d’avoir altéré des faits qui
relevaient de la critique, non du roman ; d’avoir même inventé, si je l’ai bien compris, l’épisode final où
son jésuite fait presque figure de criminel. » (L’Express, 27/10/1960).
41
C’est l’opinion de Gilbert Ganne dans un article consacré à Forton intitulé « Le pauvre nègre de
Tombouctou » (Les Nouvelles littéraires, 2 mai 1967) : « six ans d’interruption, c’est trop long dans une
république des lettres qui compte tant de fossoyeurs. »
30
Rappelons que Forton ne s’est jamais relevé de cet article fielleux qui défendait
par ailleurs une politique éditoriale tout à fait contestable.
Pourtant, en mars 1969, sur la radio de Bordeaux-Aquitaine, les auditeurs purent
l’écouter s’entretenir longuement avec André Limoges. La télévision s’intéressa aussi à
lui par le biais de Jacques Manlay, jeune réalisateur de l’ORTF installé à Bordeaux
depuis 1966, qui fit un « remarquable portrait de l’écrivain », malheureusement jamais
diffusé 42.
Graphique n° 2
42
Cf. Jean Forton, un écrivain dans la ville, ouvrage collectif, Le Festin, Bordeaux, 2000, p. 106.
31
La superposition des graphiques n° 1 et n° 2 met en évidence un parallélisme
entre l’évolution du nombre des articles et celle des ventes des romans. Comme pour les
articles, les ventes s’accroissent de manière très nette à partir de La Cendre aux yeux,
progressent encore un peu pour Le Grand Mal et atteignent leur maximum avec
L’Épingle du jeu. Elles chutent non moins nettement pour Les Sables mouvants, tout en
se maintenant très au-dessus de celles du Grand Mal.
Le graphique n° 2 appelle cependant une précision : les chiffres de ventes qui
nous ont été communiqués par Gallimard pour La Fuite et La Cendre aux yeux
correspondent aux ventes totales des deux éditions de chacun de ces romans 43. C’est ce
qui explique que le nombre d’exemplaires vendus pour La Fuite soit
exceptionnellement élevé par rapport aux deux romans suivants et proportionnellement
au nombre d’articles qui lui ont été consacrés. De même, il faut relativiser celui de La
Cendre aux yeux qui a dû progresser par rapport aux trois romans précédents, mais pas
autant que semble l’indiquer le graphique.
Toutefois, même s’il ne nous est pas possible de connaître exactement le nombre
d’exemplaires vendus pour La Fuite à l’époque de sa parution, on peut penser que les
ventes ont été plutôt bonnes pour un premier roman, qui, sans passer inaperçu, n’avait
pas bénéficié d’une grosse publicité critique.
La question qui se pose est de savoir si les articles ont influé sur les ventes des
romans et si donc la progression des premiers explique celle des secondes. Il l’explique
forcément en partie mais il nous est impossible de déterminer avec précision leur
participation au phénomène car nous sommes là dans le domaine de l’invérifiable.
Comment savoir exactement, en effet, à quel moment les exemplaires se sont
vendus dans les différentes librairies qui proposaient les ouvrages de Forton à cette
époque et si donc les ventes ont succédé aux articles ?
Par contre, on peut considérer que leur évolution parallèle indique une
coïncidence entre l’horizon des critiques et celui des lecteurs. Par exemple, le creux que
43
La Fuite et La Cendre aux yeux ont été publiées respectivement en 1954 et en 1957, et rééditées en
1983.
32
nous remarquons dans les deux graphiques pour L’Oncle Léon, troisième roman de
Forton qui n’était pas encore un auteur connu, peut être interprété comme le fait que le
roman a dérouté l’ensemble de ses lecteurs, professionnels ou non. Effectivement, c’est
le chiffre de ventes le plus bas de tous ses romans.
Curieusement, l’éditeur n’avait pas anticipé cette réaction du public, comme le
montre la différence importante entre le tirage – 3 050 exemplaires – et les ventes –
625 exemplaires. Il faut dire que Jacques Lemarchand, membre influent du comité de
lecture de Gallimard et interlocuteur privilégié de Forton, avait exprimé un avis très
favorable sur le manuscrit 44.
La comparaison des tirages et des ventes sur le graphique n° 2 montre que les
titres qui ont le moins correspondu aux attentes de l’éditeur sont L’Herbe haute, bien
qu’il ait obtenu le Prix de la Littérature Pyrénéenne, et L’Oncle Léon. Ce sont aussi les
deux ouvrages qui ont eu le moins d’articles, si on fait exception de La Fuite, qui était
le premier roman publié de Forton.
Pourtant Gallimard, par l’intermédiaire de Jacques Lemarchand, lui garde sa
confiance et continue de le publier, malgré les faibles ventes de L’Oncle Léon, à tirage à
peu près constant : 3 075 exemplaires pour L’Herbe haute et La Cendre aux yeux, 3 050
pour L’Oncle Léon.
Le bon rapport entre le tirage et les ventes de La Cendre aux yeux se traduit par
une élévation significative du tirage pour le roman suivant, Le Grand Mal, tiré à
4 175 exemplaires, soit une augmentation de plus de mille exemplaires par rapport aux
précédents romans. Les ventes n’ont cependant pas enregistré un accroissement
comparable, puisqu’elles sont passées seulement de 1 868 exemplaires à 2 051.
Le tirage exceptionnellement élevé du roman suivant, L’Épingle du jeu,
s’explique par le scandale suscité autour du Goncourt, qui provoqua un accroissement
inattendu des ventes. En effet, après un premier tirage de 4 000 exemplaires en
44
Cf. Jean Forton, un écrivain dans la ville, op. cit., p. 147.
33
septembre 1960, Gallimard dut procéder à deux réimpressions, de 4 000 et de
3 000 exemplaires, en novembre et en décembre de la même année.
Le tirage des Sables mouvants, bien que très inférieur à celui du roman précédent,
reste supérieur à celui du Grand Mal, ce qui montre que les six années de silence de
Forton n’avaient pas altéré l’estime que lui portait Gallimard, en apparence du moins.
En réalité, elle devait s’en trouver fragilisée, si l’on en croit les conséquences fatales de
l’article de Matthieu Galey, paru un mois après la publication du roman.
Les ventes de La Fuite, premier ouvrage d’un écrivain de 24 ans, avaient pourtant
dû apparaître suffisamment prometteuses pour que Gallimard lui reste fidèle pendant
douze ans et publie de lui encore sept romans (en comptant Cantemerle, roman de
littérature enfantine, paru dans la collection « La Bibliothèque blanche »). C’est sans
doute aussi la raison pour laquelle La Fuite a été rééditée en 1983, un an après la mort
de l’auteur.
Deuxième titre à avoir été réédité en 1983, La Cendre aux yeux, considéré comme
le chef-d’œuvre de Forton, a marqué un tournant dans sa carrière littéraire, tant pour le
nombre d’articles dont il a bénéficié que pour celui des exemplaires vendus. Les
rééditions de L’Épingle du jeu et des Sables mouvants auront une autre histoire que
nous verrons plus loin, lorsque nous étudierons la réception posthume de l’œuvre de
Forton.
Par contre, L’Herbe haute, L’Oncle Léon et Le Grand Mal n’ont jamais été
réédités et la lecture des graphiques n° 1 et n° 2 nous en donne une explication
partielle : L’Herbe haute et L’Oncle Léon ont été les romans de Forton les moins
remarqués de la critique et les moins bien vendus.
Pour Le Grand Mal, l’explication convainc moins, ses ventes n’ayant pas été
mauvaises et sa notoriété de l’époque, plutôt satisfaisante. En outre, le roman a obtenu
Le Grand Prix de littérature de la Ville de Bordeaux en 1970, et parmi les romans de
Forton, il était le préféré d’un critique comme Jacques Brenner.
34
2. La réception par les médias
Tous les types de médias qui existaient à l’époque de Forton sont représentés dans
les archives dont nous disposons : les revues littéraires, générales et spécialisées, la
presse quotidienne parisienne, nationale et régionale, la presse belge et suisse, ainsi que
la presse étrangère. Ses romans furent présentés sur des radios et des télévisions
françaises et belges. Lui-même participa à des émissions de radio et de télévision.
Ce sont elles qui nous permettent le mieux, sans doute, de nous faire une idée de
la façon dont Forton a été considéré dans le monde littéraire de son vivant.
Première constatation : toutes ses œuvres ont eu des critiques dans des revues
littéraires. Le rayonnement de Gallimard et les choix de son service de presse peuvent
en être l’explication, même si un journaliste n’est pas obligé d’écrire un article sur tous
les ouvrages qu’il reçoit.
Deuxième constatation : les sept romans publiés dans cette période (nous ne
comptons pas Cantemerle, roman de littérature enfantine) ont tous eu au moins une
critique dans Les Nouvelles littéraires, qui était encore un grand hebdomadaire littéraire
à l’époque.
Les autres revues qui se sont intéressées à Forton sont également des revues
littéraires importantes, au moins en notoriété nationale et internationale : la NRF, bien
entendu, la revue maison de Gallimard, mais aussi Europe, La Gazette littéraire, Les
Annales, vénérable revue, représentative du rayonnement de la France à l’étranger, ou
encore Les Lettres françaises, la prestigieuse revue fondée en octobre 1942 par Jean
Paulhan et d’autres écrivains résistants, devenue communiste à la fin des années
quarante.
La Fuite eut 6 articles dans des revues littéraires dont la NRF, Europe et Les
Nouvelles littéraires.
35
L’Herbe haute en eut 4, dont 2 dans Les Nouvelles littéraires et Les Lettres
françaises. Pour L’Oncle Léon, nous avons trouvé 5 articles dont deux dans la NRF, un
dans Les Nouvelles littéraires, et un dans Les Annales.
Graphique n° 3
45
Jean-André FAUCHER et Noël JACQUEMART, Le Quatrième pouvoir, La presse française de 1830 à
1960, numéro hors-série de L’Écho de la Presse et de la Publicité, Paris, 1968, p. 271.
36
deuxième article est signé de Jean Blanzat, ancien collaborateur des Lettres françaises
avec Paulhan, Lescure, Mauriac, Guéhenno, Éluard...
En 1959, le roman suivant, Le Grand Mal, confirme la reconnaissance de Forton
par le milieu littéraire puisque les critiques parues dans les revues littéraires passent de
9 à 11. En outre, c’est le premier roman de Forton à avoir été remarqué par les trois
grandes revues littéraires de l’époque en même temps : Les Lettres françaises, Le
Figaro littéraire et Les Nouvelles littéraires. Ces trois périodiques touchent l’ensemble
du public cultivé, des intellectuels de gauche, avec Les Lettres françaises, jusqu’aux
lecteurs de droite du Figaro littéraire.
Naturellement, la polémique suscitée par L’Épingle du jeu en 1960 a entraîné un
accroissement considérable du nombre d’articles parus dans tous les journaux, et donc
aussi dans les revues littéraires. André Billy en écrivit plusieurs dans Le Figaro
littéraire, essentiellement pour exprimer son indignation concernant l’image que Forton
donnait des jésuites dans son roman.
Comme Le Grand Mal, L’Épingle du jeu a eu des critiques dans Les Lettres
françaises, Le Figaro littéraire et Les Nouvelles littéraires, émanant de journalistes
connus : Pierre de Lescure (fondateur avec Jean Bruller – Vercors – des éditions de
Minuit), André Rousseaux 46, Gérard Bauer et le jeune Bernard Pivot.
En 1966, pour Les Sables mouvants, le nombre d’articles répertoriés chute de 16
à 10, ce qui le fait passer au-dessous de celui du Grand Mal : les six ans de silence de
Forton y sont certainement pour quelque chose.
Les Lettres françaises, Le Figaro littéraire et Les Nouvelles littéraires sont
toujours au rendez-vous, Europe également, avec une nouvelle venue : La Quinzaine
littéraire.
Cette dernière venait d’être fondée par Maurice Nadeau – qui a signé lui-même un
article favorable à Forton – et s’adressait à un public réellement spécialiste de la
46
A. Rousseaux, qui avait déjà écrit un article sur Le Grand Mal, faisait partie, d’après Jacques Brenner,
des trois « grands critiques » de la Libération, avec Émile Henriot et Robert Kemp. Cf. J. BRENNER,
Tableau de la vie littéraire en France d’avant-guerre à nos jours, Lunot Ascot éditeurs, 1982, p. 158.
37
littérature française, s’intéressant à la Nouvelle Critique. Jacques Brenner la considérait
en 1982 comme « la publication “culturelle” la plus sérieuse qui existe actuellement » 47.
La critique du Figaro littéraire était signée Robert Kanters, connu depuis qu’il
avait succédé à André Rousseaux. Il fut parmi les premiers à saluer le talent de Cayrol
et de Gadenne, autres auteurs « oubliés » souvent cités aujourd’hui aux côtés de Forton.
47
ibid., p. 184.
48
ibid., p. 155.
38
b) Les autres revues
39
assez élevé. Dans les années 50, la presse féminine a connu une période d’euphorie, liée
à l’évolution du rôle de la femme dans la société. Ces deux revues pouvaient donc
toucher un lectorat étendu, relativement cultivé et disposant de temps pour lire, autant
de facteurs favorables pour le jeune auteur qu’était Forton. Cependant, aucune des deux
n’était à proprement parler un magazine culturel. Elles n’avaient pas non plus, parmi
leurs journalistes, de grands noms de la critique capables d’accréditer une nouvelle
valeur littéraire comme Forton.
L’Herbe haute et L’Oncle Léon, mis à part les articles parus dans les revues
littéraires citées plus haut, ont été critiqués essentiellement dans des périodiques
régionaux ou spécialisés, comme Le Génie médical ou L’Hôpital. La mère de Forton
était pharmacienne, c’est sans doute la raison pour laquelle tous ses romans ont eu au
moins une critique dans l’une de ces revues spécialisées.
Par contre, avec La Cendre aux yeux, apparaissent de grands périodiques
nationaux comme Réalités, La Tribune des Nations, et surtout Arts qui lui consacra
deux articles. Il s’agit là de trois revues importantes, qui bénéficiaient d’un
incontestable crédit intellectuel. Réalités, fondé en 1945 par Lazareff, avait absorbé
Fémina et la célèbre revue L’Illustration. C’était un très beau mensuel qui alliait le
modernisme au bon goût. Avec de riches illustrations et des textes de haute tenue, il
s’adressait à un public aisé et était très estimé à l’étranger. Enfin, avantage certain, il
était bien diffusé.
La Tribune des Nations était considérée comme « l’hebdomadaire du monde
entier ». C’était une revue de gauche, tandis qu’Arts était plutôt de droite avec des
articles signés par les fameux « Hussards » de la littérature, Michel Déon, Roger Nimier
et Jacques Laurent.
Ces trois revues assuraient donc à Forton une large diffusion auprès des
intellectuels de tout bord.
Le critique de La Tribune des Nations, qui avait découvert Forton avec La Cendre
aux yeux, lui garda une estime fidèle jusqu’à son dernier roman en 1966. En manière
40
d’éloge, il le compara d’ailleurs à Raymond Guérin 49, et s’indigna contre « l’insolence à
peine vraisemblable » dont il fut l’objet de la part de Matthieu Galey en 1966 50.
Arts suivit également Forton jusqu’au bout, avec, parmi ses critiques, Matthieu
Galey, justement, qui offrit un bel exemple d’auto-contradiction (ou d’amnésie !) en
affectant de se demander en 1966 qui était Forton, alors qu’en 1960, il avait exprimé
son admiration pour L’Épingle du jeu, et l’avait comparée aux Faux-Monnayeurs de
Gide 51.
Le graphique n° 3 montre qu’en 1959, avec Le Grand Mal, Forton accroît son
audience dans les périodiques non littéraires puisqu’il passe de 8 à 11 articles.
Maurice Nadeau s’y intéresse dans L’Observateur, ainsi que Pascal Pia dans
Carrefour. Aux Écoutes lui consacre également un article comme il le fera pour les
romans suivants.
Ces trois revues étaient de sensibilité politique différente. Aux Écoutes, à l’époque
de Forton, était un hebdomadaire centre-droit en perte de vitesse, qui devait s’arrêter en
1968 en raison de graves difficultés. Sa caractéristique consistait en des articles courts
sur tous les sujets, mais surtout politiques.
Carrefour, hebdomadaire politique parisien, devint gaulliste à partir de 1958.
Mais Pascal Pia venait de Combat, brillant quotidien de gauche qu’il avait fondé à la
Libération avec Camus et dont nous reparlerons plus loin. Ce journaliste réputé tint le
feuilleton littéraire de Carrefour jusqu’à la disparition de la revue en 1977. Pour
Brenner, c’était un « maître de la critique érudite », qui donnait à ses lecteurs l’envie de
lire les auteurs dont il parlait, comme Henri Thomas, Henri Calet, Roger Grenier, José
Cabanis 52. Le jugement globalement positif qu’il porta sur Le Grand Mal, en comparant
notamment un des jeunes héros avec le Lafcadio de Gide, n’a pu qu’amener des lecteurs
à Forton.
49
A. Dalmas, « Maurice Blanchot : Le Livre à venir, Jean Forton : Le Grand Mal », La Tribune des
Nations du 17/07/1959.
50
A. Dalmas, La Tribune des Nations du 14/10/1966.
51
M. Galey, « Les romans », Arts du 21/10/1960 et « Mais qui est donc Forton ? », Arts du 5-11/10/1966.
52
J. BRENNER, op. cit., p. 165.
41
L’Observateur, quant à lui, était l’ancêtre du Nouvel Observateur et s’adressait à
un lectorat de gauche. Il avait été fondé en 1950 par Claude Bourdet après son départ de
Combat.
Notons aussi l’existence d’un article annonçant les candidats aux prix de
l’automne, dans le magazine féminin Elle, l’hebdomadaire d’Hélène Lazareff, imprégné
d’américanisme, et adoptant l’attitude intellectuelle de la « nouvelle vague ». En tête de
la presse consacrée à la mode et à la femme, il jouissait d’une réussite commerciale
éclatante et sa diffusion avoisinait les 640 000 exemplaires en 1960. Son lectorat
appartenait plutôt aux classes sociales élevées.
Pour L’Épingle du jeu en 1960, l’éventail des revues est encore plus large et plus
varié, puisque nous trouvons, outre Aux Écoutes, La Tribune des Nations et Arts, des
hebdomadaires importants de l’époque comme Le Journal du Dimanche, L’Express et
La Presse, et d’autres, fortement marqués politiquement, comme Aspects de la France,
hebdomadaire royaliste, et France nouvelle, l’hebdomadaire central du Parti
Communiste, ou encore Le Canard enchaîné, l’hebdomadaire satirique de gauche lu par
des lecteurs de tous les bords politiques.
En 1960, L’Express, créé sept ans plus tôt par Jean-Jacques Servan-Schreiber et
Françoise Giroud, était un hebdomadaire de gauche, mais sans étiquette, qui allait du
socialisme au radicalisme. Il était surtout lu par les Parisiens et les cadres supérieurs. La
présence de Mauriac parmi ses chroniqueurs donne une idée de son rayonnement
culturel, de même que sa contribution à lancer la « nouvelle vague » au cinéma.
Mauriac, comme on pouvait s’y attendre, se rangea du côté des jésuites lorsque
l’affaire de L’Épingle du jeu éclata dans la presse. L’article qu’il écrivit sur Forton dans
L’Express montre à quel point sa plume pouvait être féroce, sans en avoir l’air.
La Presse ne s’adressait pas du tout au même public, puisqu’elle visait un lectorat
large, certes, mais populaire, comparable à celui d’Ici-Paris ou de France-Dimanche.
L’article qu’elle fit paraître en novembre 1960 n’avait d’ailleurs pas pour but de
présenter L’Épingle du jeu, mais d’annoncer que Forton serait un « outsider
dangereux » pour les prix, tout en soulignant sa valeur littéraire.
42
Pour Les Sables mouvants, et malgré les six ans qui se sont écoulés depuis l’échec
au Goncourt, nous retrouvons les mêmes grandes revues et même certains journalistes :
Carrefour avec Pascal Pia, Arts avec Matthieu Galey, La Tribune des Nations avec
André Dalmas, Réalités et Aux Écoutes. Trois nouvelles venues viennent s’y ajouter, de
sensibilité bien différente : Candide, Le Nouvel Observateur et La Revue des Deux
Mondes.
Candide était un hebdomadaire littéraire et politique d’extrême-droite tandis que
Le Nouvel Observateur défendait des idées de gauche, puisqu’il ne faisait que succéder
à France Observateur, lui-même successeur de L’Observateur. La critique qu’il publia
sur Les Sables mouvants était signée de Jean Freustié, autre écrivain maintenant oublié.
Enfin, La Revue des Deux Mondes était (elle est toujours) une ancienne et
estimable revue consacrée à la vie culturelle, qui défendait depuis sa création les valeurs
de l’ordre bourgeois. Son critique de 1966, André Thérive, fait d’ailleurs preuve de
conservatisme littéraire en réprouvant les nouveaux procédés du roman, dont fait partie,
selon lui, l’usage du monologue intérieur dans Les Sables mouvants.
Les grandes revues littéraires de l’époque n’ont donc pas été les seules à
s’intéresser aux romans de Forton : il a aussi bénéficié d’articles dans des revues plus
généralistes, voire des magazines d’information générale dotés d’un rayonnement
culturel important. D’autre part, Forton a été suivi dans sa carrière par des critiques
réputés, appartenant à des sensibilités politiques différentes, et parfois même
complètement opposées, ce qui plaide en faveur d’une qualité littéraire objectivement
reconnue, au-delà de toute annexion idéologique possible, et donc susceptible de durer
dans le temps.
La presse parisienne ayant longtemps été considérée comme plus nationale que
parisienne, nous avons regroupé les deux types de journaux. Cependant, après la
43
Libération, elle a commencé à perdre son audience nationale à cause du développement
de la presse provinciale 53.
Le rôle joué par cette dernière pendant les années d’Occupation, et l’essor
économique et social des régions après la guerre, sont essentiellement responsables de
cette évolution. Mais elle résulte aussi des progrès techniques de la communication, qui
ont permis aux journalistes de province d’avoir accès à l’information en même temps
que leurs confrères parisiens. Au cours des années 50, le tirage de la presse provinciale
devient donc plus important que celui de la presse parisienne, accentuant ainsi son
déclin.
Toutefois, font encore exception quelques grands journaux parisiens, dont on
trouve les noms dans le dossier de presse de Forton : France Soir, Le Figaro, Le
Monde, qui ont toujours gardé un lectorat national important – du moins pour les deux
derniers, le premier étant plus en difficulté actuellement 54.
De plus, à l’étranger, les grands titres parisiens ont toujours eu plus de prestige
que les journaux régionaux, même de fort tirage :
Dans le dossier de presse de Forton, nous n’avons trouvé aucun article paru dans
un quotidien national ou parisien pour les deux premiers romans de Forton, La Fuite et
L’Herbe haute, ce qui montre bien que la réception de ces deux œuvres a été
essentiellement le fait d’un public de spécialistes, celui des revues, ou essentiellement
régional.
53
B. VOYENNE, La Presse dans la société contemporaine, Armand Colin, Paris, 1971, p. 55.
54
Le journal est en redressement judiciaire depuis octobre 2005 et attend toujours de connaître le nom de
son repreneur au moment où nous imprimons.
55
J.-A. FAUCHER et N. JACQUEMART, op. cit., p. 225.
44
Par contre, L’Oncle Léon attira l’attention de Combat, le prestigieux journal de
Camus et de Pascal Pia, et de Paris-Presse, un quotidien populaire à tendance gaulliste
absorbé par France Soir en 1970.
En 1956, Combat n’était plus ce qu’il était à ses débuts : depuis le retrait de
l’équipe Pia-Camus-Olivier en 1947 et de Bourdet en 1950 – parti fonder
L’Observateur – le quotidien avait abandonné ses idées de gauche et sa diffusion s’était
beaucoup affaiblie. Mais il gardait une réputation d’originalité due à la personnalité de
ses rédacteurs et le titre était toujours auréolé de son rayonnement intellectuel. Son
lectorat était presque entièrement parisien et constitué de cadres moyens ou supérieurs,
ayant fait des études, appartenant à la fonction publique ou à l’Université.
L’article sur L’Oncle Léon ne fut pas d’un grand poids pour faire connaître le
roman, si l’on en croit son faible chiffre de vente, moins de 1 000 exemplaires.
C’est à partir du troisième roman que la presse quotidienne parisienne commence
à parler de Forton : le phénomène de reconnaissance qui accompagne la parution du
troisième roman est d’ailleurs bien connu des auteurs.
La Cendre aux yeux fut plus remarquée puisqu’elle eut des articles dans France
Soir, Paris-Jour, Combat et L’Aurore, avec un article signé de Jean Mistler, éminent
critique et futur académicien.
En 1957, L’Aurore tirait à plus de 450 000 exemplaires et France Soir, à plus
d’1,3 million. Avec Paris-Jour, c’étaient les trois grands quotidiens populaires parisiens
de droite. Mais France Soir et Paris-Jour s’adressaient à un public essentiellement
constitué d’ouvriers et de petits employés, n’ayant pas fait d’études.
Ce lectorat avait sans doute peu de chance d’apprécier un roman comme La
Cendre aux yeux, dont le protagoniste, particulièrement peu reluisant et même
moralement repoussant, pouvait choquer ou en tout cas prenait à rebrousse-poil la
conception classique du héros de roman. Il semble donc plus raisonnable de penser que
l’essor des ventes pour ce roman est venu plutôt des revues que des quotidiens, dont le
public est moins ouvert aux innovations littéraires.
En 1959, Le Grand Mal eut un article dans L’Aurore, ainsi que dans le journal
populaire Paris-Presse. Ce dernier était signé Kléber Haedens, que Brenner classe
45
parmi « les derniers “grands critiques” » 56. On le lisait pour lui-même, indépendamment
du périodique où il publiait, tout simplement parce que ses idées étaient intéressantes 57.
Haedens avait soutenu Vialatte, Nimier, Blondin, Laurent, Déon, Marceau, Dutourd,
Vailland pour leur « goût de la liberté et de l’aventure » 58. Il appréciait aussi le
fantastique de Mandyargues et les satires familiales de Bazin et il trouva que le roman
de Forton méritait d’être remarqué parmi les romans des jeunes écrivains de 1959.
Son article a pu effectivement avoir une répercussion sur les ventes du Grand
Mal, qui sont supérieures à celles de La Cendre aux yeux, d’autant plus que comme
nous l’avons dit, le chiffre de ces dernières couvre les deux éditions du roman en 1957
et 1983.
Comme pour les revues, c’est L’Épingle du jeu qui totalise le plus grand nombre
d’articles parus dans les quotidiens nationaux ou parisiens. On retrouve L’Aurore avec
Jean Mistler, Combat avec Philippe Sénart 59, France Soir, Paris-Presse avec Kléber
Haedens, Paris-Jour, et deux nouveaux venus : L’Humanité, dont l’article est signé
André Stil, son rédacteur en chef de l’époque, et Le Monde.
Le tirage de L’Humanité avait beaucoup baissé en 1960 par rapport à l’immédiat
après-guerre, mais se maintenait au-dessus des 200 000 exemplaires et son lectorat
communiste a toujours comporté beaucoup d’intellectuels. En outre, le prestige d’André
Stil, qui apprécie la « rare violence » de L’Épingle du jeu et informe ses lecteurs que
Forton est un candidat « sérieux » au prix Goncourt, a pu jouer en faveur de la
réputation de l’auteur.
Quant au Monde, « le plus national des quotidiens parisiens »60, il dépassait
encore à peine les 200 000 exemplaires, mais s’adressait à un public d’un niveau socio-
économique et culturel élevé.
56
J. BRENNER op. cit., p. 161.
57
ibid., p. 155.
58
ibid., p. 162.
59
Il était l’un des six « critiques d’humeur », selon Brenner, avec Matthieu Galey, Bernard Franck et Jean
Freustié, pour les plus connus. Leur chef de file était Nimier et ils succédèrent à la génération des
« critiques professeurs » de l’après-guerre. Cf. J. BRENNER, op. cit.., p. 163.
60
Emmanuel DERIEUX et Jean C. TEXIER, La Presse quotidienne française, Armand Colin, Paris,
1974, p. 107.
46
Bien malgré lui et pour la première fois, dans les remous que suscita son roman
parmi les anciens élèves des jésuites, Forton se retrouva pris à partie par les opinions
politiques de l’époque, entre les attaques de la droite, représentée par André Billy au
Figaro littéraire, et le soutien de L’Humanité, organe du Parti Communiste.
En 1966, Les Sables mouvants obtinrent un peu moins d’articles que le roman
précédent mais dans des journaux intéressants pour leur tirage et leur rayonnement :
L’Aurore, France Soir, Paris-Presse et Le Monde avec un article de Jacqueline Piatier
qui loua le classicisme et le « réalisme tragique » du roman. S’il faut en croire Brenner
– qui fait d’elle un portrait peu flatteur ! – elle était plutôt réfractaire à « tout nouvel
auteur soi-disant novateur » 61 et en particulier à ceux du Nouveau Roman. Forton
correspondait donc à ses critères.
À ces quatre titres déjà rencontrés, viennent s’adjoindre pour la première fois
deux autres gros quotidiens : Le Figaro et Le Parisien libéré.
Le poids du Figaro ne venait pas seulement de sa diffusion importante (plus de
500 000 exemplaires en 1960) mais aussi du lectorat cultivé qu’il pouvait toucher,
d’autant plus que la critique des Sables mouvants par Renée Massip était favorable.
Le Parisien libéré, quant à lui, tirait à plus de 850 000 exemplaires. Il s’adressait
essentiellement aux ouvriers et aux employés parisiens. L’article était signé Christine
Arnothy, romancière en vogue, qui reconnaissait à Forton les mérites d’un véritable
écrivain.
Le total du tirage de tous ces grands quotidiens dépassait à l’époque les
3,2 millions et leur lectorat s’étendait à toutes les couches de la société. Le chiffre de
ventes des Sables mouvants n’enregistrant pas un recul significatif, le nombre d’articles
et l’importance des journaux qui les ont publiés semblent donc coïncider avec le lectorat
de Forton en 1966.
Reste l’éternelle question de savoir si c’est le nombre et l’impact des articles qui
déterminent les ventes, ou si cette coïncidence est fortuite, à moins qu’elle ne soit le
signe d’un consensus en voie de formation à propos d’un auteur, lequel peut apparaître
61
ibid., p. 162.
47
rapidement ou lentement, par un phénomène de contagion non maîtrisable et
pratiquement impossible à analyser.
d) La presse régionale
La presse régionale fut la grande gagnante des années d’après-guerre. Pendant que
les quotidiens parisiens perdaient de l’argent et se repliaient sur une diffusion régionale,
les grands quotidiens régionaux étendaient leur lectorat et connaissaient la prospérité.
Cette expansion se fit au détriment de nombreux journaux régionaux ou
départementaux d’avant-guerre, petite presse d’opinion qui disparut dans le vaste
mouvement de concentration des titres régionaux. Les grands quotidiens qui
absorbèrent les autres misèrent sur la priorité aux informations locales et régionales, en
évitant toute position idéologique marquée. La radio était là désormais pour transmettre
les informations nationales et internationales et surtout, en se dépolitisant, les journaux
pouvaient satisfaire toutes les classes sociales et toutes les orientations confessionnelles
ou idéologiques 62.
La disparition des titres quotidiens en province, spectaculaire de 1946 à 1950
puisqu’ils passèrent de 175 à 126 en l’espace de quatre ans, se poursuivit plus lentement
jusqu’en 1970, où ils étaient tombés à 81 63. C’est la raison pour laquelle nous voyons
que le nombre d’articles sur Forton dans la presse régionale ne suit pas la même
progression que dans la presse nationale et accuse même une baisse considérable pour
son roman de 1966, alors que la presse nationale se maintient à un bon niveau. Le
nombre de lecteurs informés a pu se maintenir toutefois, puisque les gros quotidiens
comme Sud-Ouest, par exemple, ont récupéré le lectorat de leurs concurrents disparus.
Reste à savoir si effectivement le peu d’articles parus l’a été dans de gros titres de
province ou non et quels sont les journaux qui ont abandonné Forton.
62
B. VOYENNE, La Presse dans la société contemporaine, Armand Colin, Paris, 1971, pp. 55 à 60.
63
ibid., p. 54.
48
Graphique n° 4
64
« Mais qui est donc Forton ? », Arts, 5-11/10/1966.
49
Dans notre étude de la presse régionale, nous avons inclus les revues régionales,
et notamment les hebdomadaires bordelais des années 50 qui jouèrent un rôle important
dans la vie culturelle de la région.
Les plus connus étaient La Vie bordelaise, née en 1882, et Notre Bordeaux,
devenu par la suite La Vie de Bordeaux. C’étaient des revues mondaines mais la
deuxième, fondée par Albert Rèche en 1951, se caractérisait par une plus grande liberté
de ton et constituait un foyer littéraire où, aux côtés de grands anciens comme Mauriac
et Raymond Guérin, débutèrent de jeunes auteurs comme Claude-Henri Rocquet,
Jacques Lemarchand et Jean Forton.
Claude-Henri Rocquet, dans Notre Bordeaux puis dans La Vie de Bordeaux,
présenta régulièrement les romans de Forton, ainsi que l’auteur lui-même, depuis La
Fuite en 1954 jusqu’au Grand Mal en 1959. Par contre, nous n’avons trouvé aucun
article dans une revue bordelaise concernant L’Épingle du jeu : est-ce que ce roman
touchait de trop près à une vénérable institution bordelaise pour qu’un journaliste local
se risque à en parler ? Nous savons que la bourgeoisie bordelaise n’a jamais totalement
pardonné à Forton une pareille attaque contre ceux à qui elle a longtemps confié en
priorité le sort de ses enfants.
Six ans plus tard, cependant, Albert Rèche fait paraître un article élogieux sur Les
Sables mouvants dans La Vie de Bordeaux, en annexant l’auteur et son livre au milieu
bordelais.
Mis à part leur silence sur L’Épingle du jeu, on peut considérer que les revues
bordelaises ont suivi Forton d’un bout à l’autre de sa carrière, ce qui paraît normal à
l’égard d’un auteur qui avait fait le choix de rester à Bordeaux malgré sa notoriété
grandissante.
Par contre, les quotidiens régionaux de l’ensemble du territoire ne lui ont pas été
aussi fidèles et le silence de six ans qui sépara L’Épingle du jeu des Sables mouvants
semble l’avoir fait oublier de bon nombre d’entre eux.
En reprenant la carrière de Forton depuis le début, nous verrons comment son
lectorat journalistique s’est progressivement étendu au-delà des limites de son Sud-
Ouest natal.
50
D’entrée de jeu, La Fuite dépassa le public du seul Sud-Ouest et toucha une
grande partie du territoire français avec des articles parus dans Le Haut-Marnais
Républicain, journal de très petite diffusion, mais aussi dans Le Télégramme de Brest,
Les Dernières Nouvelles d’Alsace, Le Midi libre, La Dépêche du Midi et Le Progrès de
Lyon. Il s’agissait là de journaux importants puisque la diffusion des trois premiers allait
de 100 000 à 150 000 exemplaires, tandis que celle des deux derniers tournait
respectivement autour de 250 000 et 300 000 exemplaires, Le Progrès de Lyon étant
considéré comme le deuxième quotidien de province.
La France hors métropole est représentée par L’Écho du Congo et La Dépêche
quotidienne d’Alger.
Les autres titres, dont beaucoup étaient très localisés, comme L’Espoir pessacais
ou Bordeaux-Université, couvrent le seul Sud-Ouest : Sud-Ouest, qui n’atteignait pas
encore les 300 000 exemplaires diffusés, Le Républicain du Sud-Ouest, L’Indépendant
du Sud-Ouest et La Dordogne libre. Le critique littéraire de ce dernier, Pierre Paret,
présenta tous les romans de Forton jusqu’aux Sables mouvants inclus.
La réception de L’Herbe haute, l’année suivante, reste beaucoup plus locale, avec
Sud-Ouest, La Dordogne libre, L’Indépendant du Sud-Ouest, Le Républicain du Sud-
Ouest, Éclair-Pyrénées (le roman avait obtenu le Prix de la Littérature Pyrénéenne) et
La Dépêche du Midi. Les seuls quotidiens hors Sud-Ouest sont La Dépêche quotidienne
d’Algérie et Centre-Matin, un petit quotidien de Montluçon absorbé en 1969 par La
Montagne.
L’Oncle Léon est le roman de Forton qui totalise le moins d’articles de presse
mais il a aussi été critiqué dans de grands quotidiens appartenant à différentes régions :
La Dépêche du Midi, Le Télégramme de Brest et Le Progrès de Lyon. Il faut noter que
Sud-Ouest manque à l’appel, tandis que La Dordogne libre et L’Indépendant du Sud-
Ouest sont toujours là.
Avec La Cendre aux yeux, nous le voyons sur le graphique n° 4, le nombre
d’articles parus dans la presse régionale reprend sa progression. Nous retrouvons Sud-
Ouest et Centre-Matin avec Jean-Charles Varennes qui présenta aussi les deux romans
51
suivants de Forton. Mais surtout, c’est l’entrée en scène de nouveaux grands quotidiens
comme La Montagne, et Paris-Normandie avec un critique de poids : Jacques Brenner.
En 1957, La Montagne diffusait à environ 140 000 exemplaires et Paris-Normandie, à
plus de 135 000. L’intérêt de ce dernier est que sa diffusion, en touchant l’Ouest
parisien, approchait le centre intellectuel du pays. Brenner fit en outre une très bonne
critique du « beau récit de M. Forton » 65.
Notons aussi l’arrivée du Journal du Centre, quotidien de Nevers, absorbé plus
tard par La Montagne, et de France Journal, qui réunissait sous ce titre quatre éditions
bilingues du Républicain lorrain. Il ne manquait plus désormais qu’un grand quotidien
du Nord pour que le nom de Forton soit diffusé dans toutes les régions de France.
Le nombre des articles s’accroît encore légèrement pour Le Grand Mal en 1959,
avec des quotidiens que nous connaissons déjà : Sud-Ouest, La Dépêche du Midi,
France Journal et Paris-Normandie, avec une nouvelle critique très élogieuse de
Brenner. Le nouveau venu parmi les grands quotidiens est La République de Toulon ou
du Var, édition toulonnaise du Provençal qui en a pris le contrôle depuis 1954.
La presse française hors métropole est, quant à elle, en forte augmentation avec
quatre articles parus dans L’Écho d’Oran, Oran républicain, Le Petit Matin de Tunis et
La Dernière Heure d’Alger. Jusqu’alors, nous n’avions trouvé que deux articles hors
métropole pour La Fuite, un pour L’Herbe haute, aucun pour L’Oncle Léon, et un pour
La Cendre aux yeux dans Le Petit Matin de Tunis.
L’Épingle du jeu marque l’apogée de la réception fortonienne dans la presse
régionale avec 27 articles parus notamment dans les principaux quotidiens de France :
La Dépêche du Midi, Sud-Ouest, Le Progrès de Lyon, Paris-Normandie, Les Dernières
Nouvelles d’Alsace, L’Est républicain, France Journal, Nord Éclair et La République
du Var. Rajoutons-y Le Républicain savoyard et nous constatons que l’ensemble du
territoire français est représenté.
Le Sud-Ouest l’est particulièrement bien, contrairement à ce qui s’est passé pour
les revues, apparemment plus frileuses sur le sujet du roman. Car il fut question de
L’Épingle du jeu non seulement dans Sud-Ouest, mais aussi dans le journal concurrent,
65
Article de J. Brenner paru dans Paris-Normandie le 3/01/1958.
52
La France-Bordeaux ou La France – La Nouvelle République (trois articles), et aussi
dans Le Républicain du Lot-et-Garonne, Éclair-Pyrénées, La Dordogne libre, Éclair-
Béarn et Le Petit Bleu de l’Agenais.
D’autre part, hors métropole, Jean Rousselot rappela dans L’Écho d’Oran que
Forton avait écrit « de fort bons romans » et Gérard Bauer présenta Forton comme « un
écrivain original et délicat » dans Le Journal d’Alger 66.
La retombée du nombre d’articles est d’autant plus sensible pour Les Sables
mouvants, parus six ans plus tard. En effet, la presse régionale est surtout localisée dans
le Sud-Ouest avec Sud-Ouest, La France, qui avait perdu tant de lecteurs qu’elle était
passée sous le contrôle de Sud-Ouest en 1962, et un petit quotidien, La Dordogne libre,
où Pierre Paret restait indéfectiblement fidèle à Forton et présentait son dernier roman
comme « un des meilleurs romans français de l’année » et « le plus accompli de Jean
Forton » 67.
Le journaliste de La France, G. Brohan, disait avoir attendu avec impatience un
nouveau roman de Forton pendant six ans de silence et accompagnait celui-ci de ses
vœux pour les prix 68.
Curieusement, c’est au moment où les autres grands quotidiens régionaux font
défaut à Forton qu’apparaît pour la première fois un journal important comme Le
Dauphiné libéré, qui ne s’était pas manifesté auparavant. L’article est simplement une
présentation du roman, sans jugement critique. Mis à part ce grand quotidien régional
qui diffusait à plus de 400 000 exemplaires en 1966, nous n’avons répertorié hors Sud-
Ouest que trois articles, parus dans L’Éveil de la Haute-Loire, quotidien de faible
diffusion, La République du Var et Le Nouvelliste du Rhône.
66
Articles de Jean Rousselot paru dans L’Écho d’Oran, pas de date indiquée, et de Gérard Bauer, dans Le
Journal d’Alger, le 7/10/1960.
67
Article de Pierre Paret paru dans La Dordogne libre le 21/09/1966.
68
Article de G. Brohan paru dans La France le 25/10/1966.
53
réduite dans son Sud-Ouest natal : bien peu se souvenaient que c’était son septième
roman (huitième avec Cantemerle). Seuls, les critiques parisiens ne l’avaient pas oublié
et lui manifestaient leur estime, d’autant plus qu’il partait de nouveau favori pour les
prix de fin d’année.
L’attaque de Matthieu Galey lui apporta le soutien de certains critiques comme
André Dalmas à La Tribune des Nations et le journaliste d’Aux Écoutes, qui rappela que
M. Galey « avait consacré un bel article à son livre L’Épingle du jeu » 69.
L’oubli d’un auteur dans les quotidiens de province peut s’expliquer sans doute
par le peu d’importance accordée à la vie littéraire dans ces journaux, qui s’adressent à
un public essentiellement intéressé par les informations pratiques sur la vie de leur
région. Pour la même raison, la presse régionale joue un rôle décisif dans le lancement
des auteurs régionaux : le public des quotidiens aime retrouver dans les romans le décor
des lieux où il vit. Or Forton n’a jamais joué cette carte-là : si Bordeaux est
reconnaissable à une certaine ambiance ou à certains détails, il procède à la façon de
Raymond Guérin, sans nommer la ville et sans revendiquer ses origines bordelaises.
La presse régionale, et celle du Sud-Ouest en particulier, lui a donc réservé un
accueil plus tiède que la presse parisienne et nationale, ce qui pour nous est un indice
supplémentaire en faveur de sa dimension d’auteur national plutôt que régional.
En 1983, une enquête faite par l’Association des Attachés de Presse de l’Édition
montrait que pour 62 % des libraires de province, la presse nationale accordait une place
importante ou suffisante au livre, tandis que 77 % la jugeaient insuffisante dans la
presse régionale. De même, ils étaient plus nombreux à penser qu’un article dans Le
Monde était plus déterminant pour le démarrage d’un livre qu’un article dans la presse
régionale.
On peut donc penser que Forton n’a pas perdu grand-chose à se voir plus critiqué
par les Parisiens que par les régionaux et qu’il a même été gagnant par rapport à la
postérité, qui se soucie peu des auteurs régionaux. Ses romans n’avaient de toute façon
rien pour plaire au lectorat de masse des grands quotidiens régionaux. Trop noirs, trop
69
« Le Retour des Prix », article paru dans Aux Écoutes le 13/10/1966.
54
lucides, trop pessimistes, ils présentaient en outre un miroir bien peu flatteur à cette
bourgeoisie bordelaise qu’ils mettaient en scène sans la nommer. Comme le rappelle
Patrice Delbourg dans Les Désemparés 70, Bordeaux a toujours entretenu des rapports
ambigus avec ses écrivains : elle qui n’a jamais aimé les éclats et qui cache ses drames
derrière ses façades hautaines et lisses, a engendré des analystes lucides qui ne l’ont pas
ménagée dans leurs œuvres. On pense naturellement à Mauriac, mais aussi à Forton.
e) La presse francophone
Le graphique n° 4 nous montre que la presse francophone, par contre, est restée
fidèle à Forton durant toute sa carrière, avec des critiques qui l’ont suivi au cours des
années, comme Jean Mogin du Soir de Bruxelles, Emmanuel Buenzod de La Gazette de
Lausanne, et Pierre Demeuse du Peuple de Bruxelles.
La Fuite eut un article dans deux gros quotidiens de Bruxelles, Le Soir où Jean
Mogin parla d’« un livre vif, pénétrant, lucide et plein de verte poésie », et La Libre
Belgique, quotidien catholique qui précisa que La Fuite était « pour lecteurs très
avertis ».
La Gazette de Lausanne en Suisse lui consacra également deux articles et il y en
eut un autre dans La Tribune de Genève.
L’Herbe haute plut à Jean Mogin du Soir de Bruxelles par sa sincérité et son
aisance, ainsi qu’au journaliste de La Tribune de Genève qui le présenta comme un
« vigoureux roman de mœurs paysannes ». Lise Chapuis a répertorié deux autres
articles parus dans la presse belge : un dans Le Monde du travail et un dans Les Beaux-
Arts de Bruxelles.
Curieusement, c’est L’Oncle Léon qui, ex æquo avec L’Épingle du jeu, totalise le
plus grand nombre d’articles dans la presse belge et suisse : cinq en Belgique, dans Le
Soir de Bruxelles, Le Peuple, La Nation belge, Les Beaux-Arts et La Dernière heure de
Bruxelles, et deux en Suisse dans La Tribune de Genève et Le Journal de Genève. Ils
70
P. DELBOURG, Les Désemparés, Le Castor astral, avril 1996, p. 203.
55
saluèrent en général la dimension universelle de ce drame humain et la pudeur avec
laquelle l’avait traité Jean Forton.
La Cendre aux yeux fut également remarquée par les critiques belges et suisses :
La Libre Belgique, comme on peut s’en douter, déconseilla le roman, mais Jean Mogin
dans Le Soir de Bruxelles compara sa fin à du Molière, et Emmanuel Buenzod, qui
écrivit deux articles dans La Gazette de Lausanne, reconnut que Jean Forton était « un
romancier remarquablement doué ». La Tribune de Genève se contenta d’annoncer la
parution du roman et d’expliquer le changement de titre : à l’origine, le manuscrit
s’appelait La Bête à chagrin mais avait dû être débaptisé car le titre était déjà pris.
Par contre, Le Grand Mal n’eut que deux articles dans la presse francophone, l’un
dans le Peuple de Bruxelles et l’autre, dans La Gazette de Lausanne, articles favorables,
au demeurant.
L’Épingle du jeu, si elle fut plus remarquée (7 articles), divisa, quant à elle, la
presse de nos voisins francophones comme elle avait divisé la presse française. Ainsi,
les quatre journaux suisses 71 se montrèrent critiques à des degrés divers vis-à-vis du
roman. Ils reprochèrent en général à Forton d’avoir été excessif dans sa peinture des
caractères et dans les événements qu’il raconte. C’est le cas, notamment, du critique de
La Gazette de Lausanne.
Cependant, malgré ces réserves, J. L. Cornu de La Feuille d’avis de Lausanne
recommande le roman de Forton qui reste intéressant « et même passionnant » et le
critique du Journal de Genève reconnaît au récit « une exceptionnelle vigueur ». Seule,
Cécile Éluard dans L’Illustré suisse dit s’être ennuyée, sauf au dénouement.
Les Belges, au contraire, exprimèrent une admiration sans partage pour le roman
de Forton et ne furent pas choqués comme les Suisses. Pierre Demeuse, dans Le Peuple
de Bruxelles, déclare :
« Depuis L’Herbe haute, La Cendre aux yeux et Le Grand Mal, nous tenons Jean Forton
pour une des valeurs sûres de la jeune littérature actuelle. Pour nous, L’Épingle du jeu
confirme son incontestable maîtrise. »
71
Lise Chapuis répertorie un cinquième article de presse suisse dans La Tribune de Genève.
56
Quant à André Marissel, dans l’hebdomadaire bruxellois Paix et liberté, il
considère que Forton « a choisi d’être abrupt et partial pour donner plus de caractère à
son roman » et il lui reconnaît « une vigueur de plume exceptionnelle ».
Les Sables mouvants, six ans après, ont eu cinq articles, trois dans la presse suisse
et deux dans la presse belge. La Gazette de Lausanne présenta d’abord le roman sans
porter de jugement, puis quelques jours plus tard, fit paraître un article d’Emmanuel
Buenzod qui n’avait rien écrit sur Forton depuis La Cendre aux yeux. Il y salue le talent
qui « éclate à chaque page » dans « ce beau roman » tandis que Georges Anex, dans Le
Journal de Genève, le considère comme une parabole des temps modernes, plus
véhémente qu’il n’y paraît.
Du côté des Belges, nous avons répertorié un article élogieux d’André Miguel
paru dans Les Beaux-Arts, et un autre publié par La Libre Belgique, le journal
catholique, qui avertissait ses lecteurs que Les Sables mouvants étaient réservés aux
adultes, tout en considérant que le style était « de première classe ».
f) La presse étrangère
Les seules critiques étrangères que nous avons trouvées pour Forton concernent
L’Oncle Léon, La Cendre aux yeux et Le Grand Mal.
Le premier de ces romans eut deux critiques néerlandaises, dont une en français
signalée par Lise Chapuis.
La Cendre aux yeux fut traduite en italien, en 1958, et en anglais, en 1959, sous
les titres suivants : La Cenere negli occhi dans l’édition italienne, Isabelle dans l’édition
américaine et A wolf adventuring dans l’édition anglaise. Mais nous n’avons répertorié
57
que trois critiques parues dans des journaux de langue anglaise : le New-York Herald
Tribune, le Chicago Sunday Times, le Sydney Morning Herald.
Les critiques américains sont plus élogieux que le critique australien qui s’évertue
à trouver une note d’espoir dans un roman trop cynique à son goût.
Les deux autres ont été séduits par la justesse des analyses psychologiques et par
le style de Forton, dont la sécheresse percutante s’inscrit, pour l’un d’eux, dans la
meilleure tradition française.
Le journaliste du Chicago Sunday Times a d’ailleurs intitulé son article : « Two
French Novels : Good, Bad ». En effet, il critique le roman de Françoise Sagan, Aimez-
vous Brahms ? en même temps que celui de Forton. À ses yeux, Sagan s’est contentée
d’écrire une nouvelle version de son thème favori, le trio amoureux. Il lui concède la
fermeté du style mais juge ses analyses de la psychologie féminine à peine plus
profondes que celles des magazines féminins. Par contre, il qualifie le roman de Forton
de « livre fascinant » (« fascinating book »). Bref, pour lui, le « mauvais roman » (« bad
novel ») est celui de Sagan et le « bon roman » (« good novel »), celui de Forton !
Le Grand Mal a paru en italien chez Gorzanti en 1960 et en anglais chez Jonathan
Cape Limited en 1961, sous le titre de The Harm is done. Nous n’avons trouvé que deux
critiques étrangères sur ce roman : une italienne et une espagnole. Aucune référence de
journal ni de critique n’est indiquée pour l’italienne, l’espagnole est signée J. Rosal et
titrée : « Notas de lectura, El noticiero universal, Barcelona Desde Paris ». Elles sont
toutes les deux élogieuses et le critique catalan qualifie le roman de Forton de « gran
novela ».
Lise Chapuis a répertorié quatre critiques en langue anglaise : « Growing pains »,
The Times literary Supplement, 23/10/1959, « M. Forton has the Edge on Salinger »,
Bristol Evening Post, 28/07/1961, « New Fiction », The Times, 3/08/1961,
« Recollected without tranquillity », Times literary Supplement, 23/10/1959.
L’Épingle du jeu a eu aussi une édition en anglais en 1962, toujours chez Jonathan
Cape Limited, sous le titre : The better part of valour, mais aucune critique étrangère
n’a été répertoriée.
58
Il est difficile de tirer des conclusions sur la réception des œuvres de Forton à
l’étranger d’après les quelques articles dont nous disposons et qui ne sont certainement
pas les seuls parus. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que Forton semble avoir été
apprécié par les critiques étrangers, principalement pour son style, dont on souligne la
lucidité décapante, et dans lequel on reconnaît l’héritage du roman français classique.
Dans le dossier de presse de Jean Forton, sont également archivés les textes des
émissions de radio auxquelles il participa pour venir présenter quatre de ses romans.
Radio-Nice l’invita trois fois pour parler de La Cendre aux yeux, du Grand Mal et
de L’Épingle du jeu qui fut aussi présentée à la Radio-diffusion de Lille Télévision
française, et à la Radio-diffusion Télévision belge.
André Miguel sur Radio-Montpellier fit l’éloge du talent réaliste de l’auteur des
Sables mouvants et la Radiodiffusion belge diffusa un extrait du même roman, précédé
d’un commentaire.
Mais l’émission la plus importante pour la renommée de Forton est sans doute
celle qui lui permit de passer à la télévision le 19 octobre 1960, lorsque Pierre Dumayet
et Pierre Desgraupes, les animateurs de Lectures pour tous, l’interviewèrent à propos de
L’Épingle du jeu. Ce fut l’occasion pour l’auteur de se justifier vis-à-vis de ceux qui
l’accusaient d’avoir voulu régler ses comptes avec les jésuites : « je n’ai rien exagéré
[...] rien déformé. » affirme-t-il et il explique qu’entre 1944, époque où lui-même était
élève des jésuites, et 1960, il avait attendu que « [sa] colère baisse ».
En 1969, alors que Forton vient de passer trois ans sans publier de roman, son
éditeur Gallimard lui refuse son dernier manuscrit, le futur Enfant roi qui s’appelle alors
Passage de l’Archange. Il ne publiera pas d’autre roman jusqu’à sa mort, mais
seulement des nouvelles qui paraîtront dans Sud-Ouest.
Pourtant, la même année, André Limoges lui consacre toute une émission, Carte
blanche à Jean Forton, qui passe sur la radio de Bordeaux-Aquitaine. Longuement,
Forton, pour la première et dernière fois, parle de lui, de son enfance, de l’expérience
59
déterminante qu’il a vécue avec sa revue La Boite à clous 72, de ses influences littéraires,
de sa passion pour la musique, et de sa vocation pour le cinéma.
En 1969, également, Jacques Manlay réalise pour la télévision un portrait de Jean
Forton, Un air de province, avec une évocation de son roman Les Sables mouvants mais
le film ne sera jamais diffusé.
h) Conclusion
Si nous considérons la variété des revues, littéraires ou non, tous les grands
journaux parisiens, nationaux ou régionaux, de diverses tendances politiques, et les
émissions de radio et de télévision, qui ont parlé de Forton entre 1954 et 1969, nous
pouvons penser que l’auteur a eu toutes les chances de rencontrer de son vivant le
public qui lui était destiné.
Ses chiffres de vente, toujours modestes, ne font pas de lui un écrivain populaire.
Mais pendant les douze ans où il publia chez Gallimard, nous constatons qu’il fidélisa
de grands critiques comme Philippe Sénart, critique d’Arts et de Combat, Jacques
Brenner de Paris-Normandie, Kléber Haedens de Paris-Presse, André Rousseaux du
Figaro littéraire et Matthieu Galey d’Arts. D’autres, moins célèbres, montrèrent une
égale constance, comme André Dalmas de La Tribune des nations et Gilbert Ganne de
L'Aurore, à qui l’on doit la dernière interview de Forton.
Dans la presse régionale, deux critiques se distinguent par leur fidélité : Jean-
Charles Varennes de Centre-Matin et surtout Pierre Paret de La Dordogne libre, qui
présenta six romans de Forton sur sept.
De même, les presses belge et suisse, et particulièrement trois journalistes,
suivirent avec intérêt l’auteur pendant toute sa carrière.
Cependant, il faut noter la disparité qui existe entre la presse parisienne restée
fidèle à Forton jusqu’au bout, et la presse régionale, qui semble l’avoir oublié après son
silence de six ans entre L’Épingle du jeu et Les Sables mouvants.
72
L’absence d’accent circonflexe sur « Boite » était volontaire de la part de Forton, qui en a toujours
gardé la raison secrète.
60
Soulignons d’abord la présence constante de Forton dans les plus importantes
revues littéraires de son époque, de son premier roman à son dernier. Sans doute toucha-
t-il là son vrai public, celui qui connaissait tous ses romans et qui devait lui rester par-
delà les années.
Les revues non littéraires, par contre, ne le découvrent véritablement qu’à partir
de La Cendre aux yeux. Les romans les moins connus sont d’ailleurs ceux qui ont été
ignorés de ces revues, L’Herbe haute et L’Oncle Léon. Des journalistes influents
comme Pascal Pia et Matthieu Galey viennent s’ajouter alors aux grands noms de la
critique littéraire pour faire connaître l’auteur à un public non spécialiste mais cultivé.
Pas plus que les revues littéraires, ces revues généralistes ne semblent avoir oublié
Forton en 1966 puisqu’elles sont toujours aussi nombreuses à parler des Sables
mouvants.
De même, la presse parisienne et nationale, après un premier article paru dans
Combat sur L’Oncle Léon, continue de présenter les romans de Forton jusqu’en 1966 et
Les Sables mouvants bénéficient d’articles dans les quotidiens les plus prestigieux
comme L’Aurore, Le Figaro et Le Monde.
Par contre, la presse régionale se retrouve singulièrement réduite en 1966, avec la
disparition de tous les grands quotidiens régionaux qui avaient présenté les romans
précédents de Forton. Même la presse locale de la région bordelaise se montre réservée,
puisque Les Sables mouvants n’eurent qu’un article dans Sud-Ouest, le grand quotidien
local, alors qu’ils concouraient pour les prix de fin d’année.
Seules, les revues bordelaises semblent avoir reconnu Forton comme un auteur
digne de représenter la région, et pourtant si l’on en croit la presse nationale, il était bien
plus que cela.
La difficulté devant laquelle se trouvent ceux qui travaillent sur la réception d’un
auteur en étudiant les recensions auxquelles elle a donné lieu, est de savoir quelle
démarche adopter : faut-il suivre pour chaque œuvre la chronologie des articles parus
61
afin de mettre en évidence une évolution dans sa réception ? Ou vaut-il mieux suivre la
chronologie des articles à mesure de la publication des œuvres afin de voir comment
chacune a pu venir modifier l’horizon d’attente créé par la précédente ?
Dans les deux cas, on perd forcément des éléments d’analyse propres à chacun de
ces points de vue. Pour Forton, le cas est plus simple du fait que les ouvrages réédités
l’ont été après sa mort. Les articles que ces rééditions ont suscités appartiennent donc à
ce que nous avons appelé la réception réfléchie.
Fallait-il alors morceler l’étude du contenu des articles parus du vivant de l’auteur
en les analysant pour chaque œuvre séparément ? Nous risquions, dans ce cas, de passer
à côté d’évolutions significatives par trop de myopie, pour ainsi dire. C’est pourquoi
nous avons décidé de suivre les indications données par les différents graphiques que
nous avons exploités ci-dessus et qui mettent tous en évidence des périodes distinctes
dans la réception de l’œuvre de Forton par la presse.
Ainsi, apparaît une première période qui va de 1954 à 1956 et englobe les trois
premiers romans de Forton : La Fuite, L’Herbe haute et L’Oncle Léon, période où
l’auteur ne s’est pas encore fait connaître de son public.
La seconde période, marquée par un accroissement important des articles, va de
1957 à 1959 et comprend la parution de La Cendre aux yeux et du Grand Mal.
Il faut ensuite faire un sort individuel à l’épisode de L’Épingle du jeu en 1960, qui
marque à la fois l’apogée de l’audience de Forton dans la presse et le début de sa chute.
Enfin, Les Sables mouvants en 1966, dernier roman publié du vivant de Forton
après un silence de six ans, sont aussi à mettre à part comme significatifs d’un déclin,
mais pas aussi important qu’on l’a prétendu.
Pour les critiques, La Fuite illustre soit les problèmes de l’adolescence, soit le
« drame de nombreux jeunes couples » (Le Haut-Marnais républicain du 30/11/1954)
qui résulte de « cette incompréhension presque de règle, qui naît dans un ménage trop
jeune. » (Marcel Pierre Rollin, Écho du Congo, quotidien régional du 11/11/1954).
62
Ces critiques nous paraissent aujourd’hui datées dans leur fond comme dans leur
style, parce que les rapports hommes-femmes ont changé, ou du moins la vision que
nous en avons. Nous sentons bien que ces jugements font référence à une situation
sociale propre aux couples de l’après-guerre : on se marie encore assez jeune et sans
vraiment se connaître, puisque l’union libre reste marginale. D’autre part, le début des
années 50 voit se généraliser le travail des femmes et avec lui les revendications
féministes commencent à apparaître, créant des tensions dans le couple.
Autre signe des temps, le héros de Forton, dans son impossibilité à choisir sa vie,
représentait une jeunesse atteinte par le doute à l’issue des atrocités de la guerre :
« Ce qui caractérise plus particulièrement les héros de roman, en cet automne 1954, c’est
l’inconstance, l’instabilité ; nous les retrouvons partout sur le plan social, et sentimental. » 73
« Un excellent roman, bien écrit, où sont traités avec clarté les tourments et les problèmes
de la jeunesse avec parfois cette pointe de cruauté, que leur a communiquée une époque qui
ne les satisfait pas. » 74
63
d’introspection frisée au petit fer » 75. Visiblement, le critique est las du roman d’analyse
traditionnel.
Jean Mogin, le critique du Soir de Bruxelles (30/10/1954), fait référence à
d’autres types de roman, auprès desquels celui de Forton fait figure d’œuvre sensible et
intelligente :
Chez Forton, poursuit-il, on trouve les mêmes qualités qui font de La Fuite « un
livre vif, pénétrant, lucide et plein de verte poésie ».
Pour Pierre Paret de La Dordogne libre (27/10/1954), c’est au Jean Cayrol de
L’Espace d’une nuit que La Fuite fait penser, à cause de son héros entre crépuscule et
aube mais le personnage de Cayrol lui semble artificiel et sans épaisseur à côté de ceux
de Forton qui
« s’agitent, cherchent, déroutent peut-être les lecteurs sans imagination, mais qu’importe !
Ils portent en eux un je ne sais quoi auquel ils se reconnaissent, qui les authentifie et les
rend sympathiques. »
La sécheresse classique du style de Forton ne pouvait pas non plus plaire à ceux
qui, comme François Brigneau, aspiraient à la nouveauté et trouvaient le roman de
Forton ennuyeux : « L’ennui profond qui se dégage de cette œuvre est encore aggravé
par la façon dont elle est écrite. » 76
C’est pourtant par son style que l’écrivain s’imposa dès le début à la critique
française, et plus tard, à la critique anglo-saxonne. Pour Denise Legrésy des Nouvelles
littéraires (2/12/1954) : « La Fuite est le premier roman d’un jeune auteur dont les
qualités de style sont pleines de promesses. » Laurence Bellême, dans la revue Europe
de novembre 1954, parle de « beau style net et dur » et l’épithète « glacé », péjorative
sous la plume de François Brigneau qui l’associe à l’artifice, est garante d’efficacité
64
pour Pierre Paret de La Dordogne libre 77 : « Le style de Jean Forton, volontairement
dépouillé, presque glacé, cravache le lecteur. »
Ce qui paraissait trop classique aux yeux de certains pouvait paradoxalement en
choquer d’autres par trop de modernité, comme le critique de L’Indépendant du Sud-
Ouest du 16/11/1954 : « Le style relève du cinéma, du journal genre Elle, mais pas de la
littérature. New-look ? »
Les amateurs du style fortonien ne relevèrent pas seulement une lucidité
percutante dans l’analyse des hésitations adolescentes. Ils remarquèrent que cette
sécheresse stylistique mettait en valeur le thème du rêve, qui deviendra omniprésent
dans les romans de Forton : « Le beau style net et dur accentue à la fois le côté irréel et
la justesse d’analyse du roman. » 78
L’atmosphère de cette nuit d’errance et d’aventures en marge de la réalité
quotidienne, servie par une langue précise et sobre, valut à Forton de la part de certains
critiques le titre de poète :
« il évoque, dans la conscience du lecteur, des souvenirs, des émotions, qu’il croyait
perdus, et qu’il retrouve avec émerveillement... C’est pour cela, sans doute, qu’on est tenté
de nommer Jean Forton un poète. » 79
65
La lucidité fortonienne sans espoir s’affirme ainsi dès le premier roman et on lui
reproche déjà ses personnages « veules » 82. Avec les mêmes ingrédients qu’Alain-
Fournier, Forton a écrit un roman de la défaite, où son héros, après avoir rêvé d’évasion
et d’une vie plus exaltante, retourne à la médiocre réalité de son existence, par faiblesse
morale : « Je n’avais rien d’autre à faire que de regagner très vite cette chambre où
l’épaule insolente de Laure m’attendait. »
« La Fuite était trop linéaire, à mon goût. C’était l’histoire d’un homme seul, et qui reste
seul jusqu’au bout. Tous ceux qui gravitaient autour de lui n’étaient que fantoches et objets
dont il ne savait rien tirer. Tandis que L’Herbe haute, au lieu d’une seule ligne bien droite
et bien nette, comme La Fuite, est composée de lignes multiples, qui s’entrecroisent et
agissent les unes sur les autres. » 83
L’Herbe haute fut cataloguée par l’éditeur lui-même comme un roman paysan
conventionnel tel qu’on en écrivait à l’époque. Son réalisme fut jugé agréable,
vigoureux et même s’il manquait d’originalité aux yeux de certains, le style de Forton
frappait de nouveau par son acuité et sa densité : « On y retrouve le style dur et dense
que nous avons aimé dans La Fuite. » (Bulletin de la NRF de novembre 1955), « une
certaine acuité de vision et quelques traits d’écriture authentiques et prompts. » (Pierre
Lagarde, Les Nouvelles littéraires du 17/11/1955).
Pour le critique de La Vie bordelaise du 10/12/1955, le deuxième roman de
Forton tenait les promesses contenues dans le premier, avec une « intrigue plus
réelle » et des « personnages secondaires plus fouillés ».
Certains retrouvaient dans L’Herbe haute le charme onirique de La Fuite et la
même qualité d’analyse psychologique :
66
« On finit de lire le roman de Forton comme on émerge d’un rêve, car ce roman comme le
rêve échappe à la logique et à l’ordre du temps, laissant des impressions fortes,
indétachables, comme les impressions oniriques. » 84
« Après nous avoir trop fait penser à Alain-Fournier, voici qu’il nous oblige à songer à
Zola, mais à un Zola pour qui le royaume de la poésie ne serait pas terre interdite »86.
Forton se révélait capable de faire partager à ses lecteurs l’âpreté des saveurs et
des odeurs paysannes : « Le ton, l’odeur, la saveur de ce livre sont forts avant tout »
(Roger Joseph, Points et Contrepoints de mars 1956).
Si certains étaient sensibles à « une peinture délicate des incertitudes
sentimentales et des curiosités sensuelles de l’adolescence. » (La Tribune de Genève du
16/11/1955), d’autres se déclarèrent choqués par la crudité des amours paysannes
décrites dans L’Herbe haute : « je voudrais convaincre M. Jean Forton que les lecteurs
seront bientôt las et écœurés d’un érotisme qui n’est qu’une tentation de facilité. » 87
Mais on loua la sincérité et la simplicité qui se dégageaient de l’ouvrage : « Ce
livre charmant vaut bien des ouvrages ambitieux. Il est sincère ; il respire l’aisance et le
grand air. » (Jean Mogin, Le Soir de Bruxelles du 16/11/1955).
Avec L’Herbe haute, Forton obtint son premier prix littéraire : le Prix de la
Littérature Pyrénéenne, et les journalistes bordelais saluèrent la gloire montante du plus
jeune des écrivains bordelais de l’époque :
67
« Forton est sans doute le benjamin des lettres bordelaises : 26 ans. Tant par son style dur et
dense que par son souci de l’intrigue bien construite, Jean Forton mérite le prix qu’on vient
de lui attribuer. » 88
L’Oncle Léon reprend le thème de la rêverie cher à Forton mais dans ce troisième
roman, il revêt une portée plus philosophique, tout en s’inscrivant dans un contexte
beaucoup plus sombre : « L’angoisse cardiaque de l’oncle Léon symbolise l’angoisse de
la condition humaine toute entière » (Marcel Marc, La Dépêche du Midi du
31/10/1956).
À partir de L’Oncle Léon, l’œuvre fortonienne atteint la tonalité qui lui est propre,
une grisaille qui vire parfois au noir. Pour la première fois, les mots « gris » et
« grisaille » apparaissent dans les critiques : André Berry dans Combat du 26/08/1957
parle d’un « personnage en grisaille », Le Progrès du 24/11/1956, d’« un livre gris, sans
limites, et qui s’évanouit à mesure qu’on le lit » et La Nouvelle Revue Française de
décembre 1956 d’un « roman subtil et gris ». Désormais, jusqu’aux Sables mouvants
inclus, l’univers romanesque de Forton sera toujours associé à la couleur grise par les
critiques.
Les critiques furent surtout sensibles à la dimension tragique d’un homme
« d’une médiocrité exemplaire » (Journal de Genève, 27/04/1957), qui essaie
d’échapper au drame de la condition humaine grâce au rêve. Le personnage éponyme de
L’Oncle Léon, plus nettement encore que celui de La Fuite, est le premier d’une lignée
de personnages vaincus par la vie, qui représentent dans les romans de Forton l’ennui et
la médiocrité à laquelle nous prétendons tous échapper.
Le « crescendo sans faiblesse » (La Tribune de Genève, 5/11/1956) de l’intrigue,
sur le modèle de la tragédie, entretient l’intérêt du lecteur, malgré l’insignifiance des
personnages : « on dévore ce roman » (Sasson, Beaux-Arts, Bruxelles, 16/11/1956).
La langue dépouillée de Forton va cette fois dans le même sens que le thème et
souligne la grisaille du personnage en même temps que sa dimension humaine
universelle : « Tout cela, sous la plume de Jean Forton, vit, accroche, prend une valeur
68
générale. » (Le Télégramme de Brest, 12/11/1956). « Un art admirable de la litote »
préserve « la pudeur de cette tragédie » 89.
Comme L’Herbe haute, L’Oncle Léon allie naturalisme et poésie : « L’œuvre de
Jean Forton est forte de naturalisme et de poésie. » (L'Indépendant de l’Ouest,
15/01/1957).
Enfin, si Forton n’a jamais fait partie des écrivains engagés qui, pourtant, en ces
années 50, faisaient peser sur les lettres françaises le terrorisme de la littérature à thèse,
certains critiques lui ont reconnu un autre type d’engagement, plus compassionnel que
militant, au service des déshérités de la société :
« Je vois en lui un romancier de la pitié, un romancier qui se penche fraternellement sur des
hommes disgraciés, sur des hommes malheureux... Tandis que le monde saigne et pleure,
nous ne pouvons plus tolérer la littérature de fadaises. [...] L’Oncle Léon est un de ces
“vrais livres” qui comme le dit Proust “naissent de l’obscurité et du silence”. »90
69
mélange de lucidité cinglante et de poésie, et ses thèmes de prédilection, l’adolescence
et le rêve.
Héritier de la tradition classique du roman psychologique, il utilise cependant les
raccourcis rapides de l’écriture cinématographique et son œuvre reflète le mal être et les
incertitudes de sa génération.
Les critiques repérèrent dès le début l’acuité du style fortonien. Mais ce n’est
qu’au troisième roman qu’apparaît le personnage type de Forton, l’individu médiocre
qui permet un subtil mélange de naturalisme et de poésie, évoquant aussi bien Zola
qu’Alain-Fournier.
L’évolution entre le premier et le troisième roman se marque également par une
ouverture du point de vue, essentiellement introspectif dans La Fuite, où tout est décrit à
partir d’une conscience centrale, élargi ensuite à une petite société paysanne dans
L’Herbe haute, qui met en scène plusieurs figures complexes, et enfin de portée
universelle dans L’Oncle Léon, où le personnage principal représente le tragique de
l’homme voué à la faillite de ses rêves. Cet enrichissement de son univers romanesque,
voulu par l’auteur lui-même, a bien été perçu par la critique, qui reconnaît par ailleurs sa
capacité à construire des intrigues solides.
La Cendre aux yeux, considéré par Forton, ses proches et ses éditeurs comme son
meilleur roman, fut effectivement accueilli comme son chef-d’œuvre dès sa parution :
France-Journal du 3/01/1958 salue la naissance d’un véritable écrivain et la NRF de
décembre 1957 estime que c’est « le meilleur et le plus concerté de ses livres ».
Pour E. Buenzod de La Gazette de Lausanne du 31/12/1958, Forton, dans ce
roman, est « un homme que l’on sent maître de ses ressources ».
Pour la première fois, Forton mettait en scène un monstre, d’autant plus répugnant
qu’il était un homme ordinaire : « Forton [...] a eu l’intelligence de peindre un monstre
qui ne soit pas inhumain, de raconter une histoire qui est fort commune. » (Claude-
Henri Rocquet, La Vie de Bordeaux du 16/11/1957). Plusieurs critiques, dont les
70
critiques étrangers, soulignèrent la banalité de l’histoire et du personnage : « Avec un
art parfait, M. Jean Forton a tracé le portrait d’un monstre qui se présente sous les
apparences physiques les plus banales. » (Jacques Brenner, Paris-Normandie du
3/01/1958), « This story, well translated by David Hugues, will keep the reader
interested until the end in spite of the fact that the story itself is a commonplace one. » 91
(« Seduction by a Commonplace Don Juan », Vernon Hall, New-York Herald Tribune,
27/03/1960).
J. Petitot, dans Le Génie médical de février 1958, rappela la dualité des
personnages de Forton dont la véritable nature se dissimule derrière une façade
ordinaire :
« ce qui caractérise les héros de Jean Forton : c’est la dualité. À première vue, il nous
présente toujours un personnage médiocre, banal dans son apparence et son comportement.
Méfions-nous cependant, car derrière cette façade imprécise et insignifiante se dissimule un
homme dangereux, comme c’est ici le cas. »
91 « Cette histoire, bien traduite par David Hugues, intéressera le lecteur jusqu’à la fin, même si l’histoire
en elle-même est banale. » (notre traduction).
92« Son succès en tant que Don Juan vient du fait – c’est un commentaire sur notre époque dépourvue de
romantisme – qu’il est totalement banal. » (notre traduction), Vernon Hall, article cité.
71
que l’impression de dégoût que suscitent certains romans ne leur apportera pas pour
autant le succès. » (J. Baumier, Europe, janv.-fév. 1958).
Le sujet, l’histoire ou le livre sont jugés « pénible » 93, « déprimant » 94,
« déplaisant » 95, « navrant » 96, « sordide » 97.
On reproche à Forton d’être allé trop loin dans l’indifférence de son personnage à
la fin 98, et de gâcher son talent : « M. Forton a trop de talent vrai pour se complaire
longtemps dans cet univers médiocre qui finira par l’étouffer. » (Henri Amouroux, Sud-
Ouest du 5/11/1957). Il fut enfin taxé d’immoralité par certains comme on pouvait s’y
attendre : « Le roman de M. Jean Forton est un ouvrage immoral. » écrivit André
Dalmas dans La Tribune des Nations (12/02/1958) et pour La Libre Belgique
(7/05/1958), c’était un roman « À déconseiller ».
Pour ceux qui avaient aimé le roman, cependant, son principal attrait venait de la
narration d’un personnage qui se regarde agir et penser, comme un « affreux
Narcisse » :
« La vision de soi, de ses propres gestes, que prend le narrateur, et l’impression que nous
produit le ton de cette narration : là réside sans doute l’attrait le plus fort de cet ouvrage. » 99
« Il entre une part irréductible de comique dans le comportement de tout salaud [...]. Cet
humour n’est pas le moindre attrait d’un livre qui a la douceur terrible des mains de
l’étrangleur. » 100
72
Un critique américain trouve d’ailleurs au style de Forton un tour
épigrammatique typiquement français, qui deviendra sa caractéristique essentielle,
surtout dans les nouvelles :
« What makes the book of real interest is the style of Jean Forton. He not only has the
ability to make the reader believe in his story but delights him with epigrammatic turns of
phrase in the best French tradition. » 101
« Avec ce roman, Jean Forton atteint un style de force et une maîtrise profonde dans
l’exploration des âmes. Progressant de la sorte nul doute qu’il ne s’inscrive bientôt parmi
nos meilleurs écrivains réalistes. »
Le critique américain admire l’habileté d’un auteur capable d’analyser aussi bien
l’âme d’un bourreau que celle de sa victime, tout en faisant réfléchir sur des expériences
humaines générales :
« Forton draws his characters with skill and brilliantly plumbs the minds of both seducer
and seduced. The book contains many perceptive observations on shame, sin, solitude,
women, beauty, self-deception and love » 103.
101« Ce qui donne son véritable intérêt au livre est le style de Jean Forton. Il n’a pas seulement l’habileté
de faire croire à son histoire au lecteur, mais il l'enchante par des tournures épigrammatiques de la
meilleure tradition française. » (notre traduction), Vernon Hall, article cité.
102« Isabelle de Jean Forton est un livre fascinant – fascinant comme le sont les mouvements d'un cobra
royal en action. » (notre traduction).
103 « Forton dessine ses caractères avec habileté et, brillamment, met en plein dans le mille pour ce qui
est de l’esprit du séducteur et de celle qui est séduite. Le livre contient beaucoup d’observations fines sur
la honte, le péché, la solitude, les femmes, la beauté, l'aveuglement et l'amour. » (notre traduction), Albert
N. Podell, article cité.
73
Son « remarquable esprit d’analyse » (Bulletin critique du Livre français, mai
1958) a permis à Forton d’aller au-delà du portrait individuel dans un
« roman qui éclaire nombre de faits divers de la première page des quotidiens [...] Notre
morale – celle du passé – n’y trouve pas son compte, mais celle de demain s’y préfigure.
Car il y a autre chose au-delà du “jeteur de cendres”, de cet homme cruel. [...] Le héros de
Jean Forton n’est pas un égoïste [...] c’est une “quête du bonheur” que peut-être
inconsciemment, l’auteur a écrite. » 104
Ce que Forton révèle dans ce personnage d’une étrange banalité, c’est notre
potentialité à devenir des monstres :
« il suffit que le lecteur, au hasard d’une page, s’identifie au séducteur, [...] pour que se
révèle, en l’honnête homme, le germe de la monstruosité. [...] Le lecteur idéal [...] louera le
romancier de nous avoir, prenant prétexte d’une histoire quotidienne, et assez mesquine,
fait toucher du doigt quelques ressorts constants de notre nature, fait redécouvrir cette
vérité dont l’ignorance submerge le monde de tant de sang versé, et de tant de veulerie
quotidienne. » 105
C’est d’ailleurs à cause du caractère gênant d’une pareille vérité que pour Claude-
Henri Rocquet, l’« hypocrite lecteur ! – à défaut de se reconnaître en ce miroir, blâmera
l’auteur d’un tel récit. »
Certains critiques ont prévenu ce reproche en suspectant Forton d’irréalisme
psychologique :
« il bâtit un excellent roman théorique, où ne palpite que son trop sûr métier. Notre malaise
vient moins du sujet ou des épisodes écœurants que de leur inutilité profonde. »106
Jean Blanzat, dans Le Figaro littéraire (30/11/1957), s’est aussi posé la question
de la crédibilité du personnage de La Cendre aux yeux :
« Le narrateur de La Cendre aux yeux est-il vrai ? Peut-il exister ? Est-ce une invention
abstraite de romancier qui peut impunément rassembler des traits inconciliables ou une
image vraisemblable de la cruauté et de l’inconscience, de la solitude humaine ? »
74
Plus prudent, le critique de France-Journal (3/01/1958) se demande si Forton a
créé un personnage à l’image d’individus qui existent réellement ou s’il est à l’image de
nos velléités subconscientes et de nos désirs inavoués, condamnés par la société.
Marcel-Pierre Rollin de L’Écho de la Corrèze (27/11/1957) n’éprouve pas les
mêmes doutes et s’il regrette que Forton n’ait pas mis son talent au service d’un autre
sujet, il reconnaît néanmoins : « Ce livre est affreux mais il est remarquablement écrit.
Les personnages de Forton sont répugnants mais ils vivent. »
En effet, l’atrocité de l’histoire et du personnage se trouvait mise en valeur par un
style irréprochable, dont on vantait toujours la netteté et la lucidité, particulièrement
efficaces pour sonder les profondeurs psychologiques de son personnage :
« Une autre de ses séductions vient d’un style d’une pureté, d’une précision, qui
n’empruntent rien aux fausses grâces du néo-classicisme. Dans ses livres précédents, Jean
Forton était à la recherche de ce style, de cette écriture si nette qu’elle est la mieux faite
pour décrire les étrangetés de la nuit, les mouvements très secrets du cœur et des sens. Il y
atteint, dans La Cendre aux yeux, avec une sûreté qui ne faiblit pas. » 107
« l’écriture de M. Jean Forton, dans La Cendre aux yeux est soignée, élégante avec sobriété,
d’une distinction naturelle. Elle est pleine de race, à peine un peu molle, un peu indolente,
avec une sorte de détachement mais si limpide. À travers elle tout se voit, même le fond le
plus obscur des âmes. »
La Cendre aux yeux s’inscrivait aussi dans la continuité des premiers romans pour
sa poésie et sa grisaille :
« Le roman est fort, d’un grain serré, uni ; il contient juste assez de poésie pour que
l’atmosphère de grisaille qui devait être maintenue jusqu’au bout, se relève de quelques
touches poignantes. » 108
75
« Et nous voici, une fois de plus, devant un mal du siècle qui n’est pas exactement celui de
Musset, pas tout à fait celui de Radiguet, et non plus celui qu’on dépeint, faute de mieux, en
parlant de l’acteur James Dean, mais un peu de chacun. » 109
Toutefois, c’est surtout aux Liaisons dangereuses que le roman de Forton faisait
penser avec son Valmont moderne 110. Jean Mistler, dans L’Aurore (5/11/1957), y voyait
une « transposition moderne des Liaisons dangereuses » avec la « même lucidité
clinique », la « même cruauté d’analyse », « mais dans un cadre moins abstrait :
Bordeaux, le port, le fleuve sont là et fournissent une toile de fond très vivante à cette
affreuse histoire. »
La stratégie amoureuse déployée par le protagoniste évoquait aussi celle d’un
Julien Sorel qui aurait renoncé à ses idéaux : « Like a Julian Sorel who has lost all his
ideals but still possesses his technique, he sets about his campaign. » 111
D’autres critiques trouvèrent des accents camusiens à La Cendre aux yeux, soit
que le personnage central apparaisse comme un « Étranger de l’érotisme » 112, soit que
l’« analogie de propos » fasse penser à La Chute 113, sans doute en raison du cynisme
irrémédiablement pessimiste du héros.
Sa cruauté qui frise l’aberration et la folie rappellent Dostoïevski à Jean Blanzat
(Le Figaro littéraire du 30/11/1957), et Jean Mogin (Le Soir de Bruxelles du 6/11/1957)
parle d’un « sommet digne de Molière » à propos de la fin du roman.
Mais parmi tous les auteurs cités à propos de La Cendre aux yeux, les deux dont
Forton nous semble le plus proche, à nous lecteurs d’aujourd’hui, sont Mauriac et
Nabokov.
Ses bourgeois rappellent en effet ceux de son illustre prédécesseur, autre
Bordelais qui les avait passés au vitriol : « Tous, adorateurs du Veau d’or, sont bien
dans la ligne des bourgeois bordelais de Mauriac. » (L’Hôpital de décembre 1957).
76
La comparaison avec Nabokov s’impose en raison de la similitude des thèmes de
Lolita et de La Cendre aux yeux. Mais en 1957, l’auteur américain était sans doute
moins connu du public français que maintenant. C’est pourquoi seuls, les critiques
anglo-saxons en font mention :
« Somewhat reminiscent of Lolita, it is the story of a middle-aged man who seduces a 16-
year-old girl. But while Lolita herself was a teasing, sexy nymph who more than helped
poor Humbert along his perverted path, Isabelle is a chaste, emotionnally disturbed, and
quite innocent little lamb led to seduction and self-slaughter by the masterful campaign of
Forton’s nameless hero. » 114.
De même que victime et bourreau sont inversés dans le roman de Forton par
rapport à celui de Nabokov, le dénouement est également contraire :
« when the matter-of-fact end of the affair comes, this time it is not the clever little Lolita
who will triumph. Here the victory is to the experienced, the cynical. The wolf adventuring
has made his meal of the lamb. » 115
« Not being a member of the new school of the “anti-novel ”, he contents himself with the
creation of character and with the artistic pacing of his narrative. And, he does very
well. » 117
114 « Rappelant quelque peu Lolita, c'est l'histoire d'un homme entre deux âges qui séduit une fille de
16 ans. Mais alors que Lolita elle-même était une nymphe taquine, sexy, qui a fait plus qu’aider ce pauvre
Humbert à emprunter le chemin de la perversion, Isabelle est un petit agneau chaste, perturbé sur le plan
émotionnel et tout à fait innocent, amené à la séduction et au suicide par la campagne magistrale du héros
sans nom de Forton. » (notre traduction), Albert N. Podell, art. cit.
115 « Quand arrive la conclusion concrète de l’affaire, cette fois, ce n'est pas l’intelligente petite Lolita qui
triomphe. Ici, la victoire appartient à celui qui possède l’expérience, au cynique. Le loup qui cherchait
aventure a fait de l'agneau son repas. » (notre traduction), « A French Lolita », L. V. Kepert, Sydney
Morning Herald, 14/01/1961.
116 « Les caractères sont familiers et l’intrigue a souvent été utilisée dans les mélodrames du dix-
neuvième siècle. » (notre traduction).
117 « Comme il ne fait pas partie de la nouvelle école “de l'anti-roman”, il se contente de créer des
personnages et de faire avancer son récit avec art. Et il le fait très bien. » (notre traduction), art. cit.
77
La Cendre aux yeux est le premier roman de Forton à avoir concouru pour les prix
de l’automne. Pour le Goncourt, il était soutenu par Armand Salacrou, qui défendait
aussi La Fabrique du roi de G.-E. Clancier et La Modification de Butor, mais il était
également en lice cette année-là avec Fort-Frederick de Françoise des Ligneris, et
surtout La Loi de Vailland, qui emporta le prix.
Il fut également proposé pour le Prix Sainte-Beuve, finalement attribué à Mission
terminée de Mongo Betti.
En 1959, le roman obtient le Prix Fénéon, décerné annuellement à des artistes
âgés de moins de vingt-cinq ans, aux revenus modestes, et qui est « l’une des rares
couronnes qui échoie régulièrement à un écrivain de qualité » (Pierre Paret, La
Dordogne libre, 9/09/1959). Pour l’anecdote, nous signalons que le prix Fénéon avait
été attribué, l’année précédente, au jeune compatriote de Forton, Philippe Sollers, pour
Le Défi.
À l’évidence, la carrière littéraire de Forton a pris un tournant en 1957, avec la
publication de son quatrième roman 118, comme en témoignent les deux jugements
suivants :
« Cet écrivain bordelais, provincial dans le sens où ce terme signifie posé, mesuré, solide,
est en train de s’établir sans bruit, au premier rang des jeunes prosateurs français. » (Jean
Mogin, Le Soir de Bruxelles du 6/11/1957).
« Nous avouons ne pas connaître les précédents ouvrages de Jean Forton, mais La Cendre
aux yeux est un livre qui s’impose dans la production romanesque de la rentrée. »
(Émission de Claude Saint-Pierre, Les Livres et les hommes, Radio-Nice, novembre 1957).
Son sixième roman (en comptant Cantemerle), Le Grand Mal, plut à Lemarchand,
lecteur décisionnaire chez Gallimard, pour ses personnages et sa démystification
118 Nous rappelons qu’en même temps, Forton avait publié un roman pour la jeunesse, Cantemerle, dans
la « Bibliothèque blanche » de Gallimard, « un grand Meaulnes en miniature » (Henri Monier, Le Canard
enchaîné, 18/12/1957) qui n’eut que de bonnes critiques
78
originale du « vert paradis des amours enfantines » : « Il n’y a pas la rigueur de La
Cendre aux yeux – mais il y a des personnages assez inoubliables (Gustave) » 119. Son
second lecteur, aussi enthousiaste, fut Jean Paulhan.
Le roman paraît d’abord en feuilleton dans la NRF en avril, mai et juin 1959,
selon un découpage fait par Mme Forton. Une lettre de Marcel Arland signale à l’auteur
que son roman est très bien accueilli « par des écrivains et de simples lecteurs » de la
NRF.
Il reçoit également une lettre élogieuse de Marcel Aymé : « C’est un excellent
livre et je suis très flatté, très fier, que la lecture de mes romans ait pu, si peu que ce
soit, influer sur le comportement des personnages du Grand Mal. » 120 Enfin, Jean
Paulhan l’adoube comme un de ses pairs : « Ne nous disons plus Monsieur. Nous
sommes à égalité. » 121
L’intrigue du roman est illustrée par quatre vignettes de Rosenberg dans
France Soir du 15/08/1959.
Dans ce sixième roman, les critiques remarquent que l’art du romancier a évolué :
de « bon » il est devenu « excellent » pour Jacques Brenner (Paris-Normandie,
11/11/1960). Le Grand Mal restera d’ailleurs son roman préféré, comme il le rappelle
dans son article de 1982, écrit à l’occasion de la disparition de Forton.
On note non seulement un changement de ton « dans l’analyse de la conscience
française » 122 qui annonce peut-être une nouvelle manière chez Forton, mais également
une complexification de son univers romanesque : « De roman en roman, de récit en
récit, Jean Forton progresse, son univers s’élargit, ses personnages augmentent » 123. Les
pages sont « plus fournies, plus touffues, l’écriture plus dense » 124.
79
D’autre part, Le Grand Mal est constitué d’ingrédients susceptibles de plaire à un
plus large public que les romans précédents, car son action n’est pas seulement
psychologique et sociale, mais aussi policière, avec la disparition des fillettes. Pour
J. M. Eylaud (L’Écho Républicain du 1er/08/1959), son atmosphère, « reflet de notre
temps », et ses effets de suspense en font un roman à la mode.
L’évolution par rapport aux romans précédents est aussi perceptible dans le rôle
joué par le décor, Bordeaux qui n’est jamais nommée et qui sera désormais le cadre de
tous les autres romans de Forton.
Les critiques bordelais reconnaissent la ville 125 et apprécient des notations locales
très justes 126. Il faut dire que le décor, facilement reconnaissable, joue un rôle plus
important que dans les romans précédents, avec « toute la recréation, opérée sous nos
yeux, d’un quartier urbain » (Jean Nicollier, La Gazette de Lausanne du 23/01/1960).
Dans Le Grand Mal, comme un an plus tard dans L’Épingle du jeu, Forton traite
enfin pleinement d’un sujet qui lui est cher, l’adolescence : « Le Grand Mal est une
vivante célébration des grandeurs et des servitudes de l’adolescence. » 127 Les critiques
louent l’auteur d’avoir su rendre le côté trouble d’un âge encore mal différencié de
l’enfance, à une époque où l’adolescence n’est pas encore devenue un sujet de société :
« Jean Forton a été le type de l’enfant terrible et du mauvais élève. Aujourd’hui, à vingt-
neuf ans, il se penche sur son enfance, sur les années troubles qui commencent
l’adolescence et de ses souvenirs encore proches il tente de dégager une vérité générale. »
(Jean-Charles Varennes, Centre-Matin du 2/09/1959).
« Il s’agit encore une fois d’enfants qui s’aiment et la bande du livre ne peut se dispenser
du cliché baudelairien : le vert paradis des amours enfantines. Étrange paradis en
l’occurrence. Et terribles enfants – ne pas lire enfants terribles. Car leurs amours sont
mêlées de brutalité, de haine et, symptôme assez effrayant, semblent – déjà – désabusées. »
(La Sélection des libraires de France, décembre 1959).
80
parents, avec une analyse de la psychologie enfantine qui ne cherche pas à moraliser
comme le souligne Maurice Nadeau 128.
Forton faisait aussi œuvre de sociologue en montrant l’influence du milieu 129 sur
les mentalités et comment ces enfants « sont les produits de leur siècle et de leurs
familles » (Pierre Paret, La Dordogne libre du 9/09/1959).
Dans ses adolescents, travaillés par des aspirations complexes et inconciliables,
apparaît toute une future société en formation :
Forton ne restait pas un simple observateur et son roman valait comme prise de
position morale et politique, aux yeux de certains qui y voyaient même un écho des
difficultés de la France à cette époque : « Le Grand Mal est un excellent roman, bien
écrit et bien composé ; c’est surtout, à mon sens, un acte d’accusation. » 130, « Comment
ne pas évoquer l’atmosphère qui entoure la guerre d’Algérie ? », « Ces propos ne sont
pas ceux d’un anarchiste, mais d’un homme conscient de la vie et de ses tares et qui,
malgré les apparences, croit à un progrès, lent certes, mais assuré. » 131
Et les critiques de s’interroger sur le « grand mal » qui a donné son nom au livre.
Car cette expression que l’on trouve à plusieurs reprises dans le roman, reçoit des sens
légèrement différents selon les personnages qui l’emploient, et les critiques rajoutent
encore à cette diversité leurs propres interprétations. Ainsi, pour Pierre Paret de La
Dordogne libre (9/09/1959), « Le grand mal, c’est l’incompréhension. (...) l’oubli.
L’adulte oublie qu’il fut d’abord un enfant ».
Claude-Henri Rocquet (La Vie de Bordeaux, 29/08/1959) rappelle que le
problème du mal préoccupe l’auteur depuis les livres antérieurs et voit dans son dernier
81
roman une allusion au « grand mal » de la France contemporaine, mais il n’en donne
aucune définition.
Le Bulletin critique du livre français (n° 167 de novembre 1959), reprend la
définition qu’en donne Gustave, l’un des protagonistes, qui périt victime de son
idéalisme : l’actuel « grand mal », c’est « la méconnaissance d’autrui, la négation des
autres. Jouir au dépens des autres... ». Pour le Bulletin de la NRF de 1960, le « grand
mal » est la haine, la violence, la cruauté.
Anne Villebau avoue dans Les Lettres françaises (9/07/1959) : « J’ai terminé le
livre de Jean Forton sans comprendre ce que signifiait ce grand mal. Je ne suis pas sûre
que l’auteur sache exactement ce qu’il entend par là. »
Elle reproche également à Forton de s’être « empêtré dans le thème pseudo-
philosophique du grand mal », sans lequel « le livre serait une belle réussite. »
Kléber Haedens (Paris-Presse du 1er/08/1959) lui en sait gré, par contre : « Jean
Forton a voulu dépasser le roman de mœurs et donner à son livre un sens philosophique,
ce dont personne sans doute n’aura le cœur de le blâmer. »
Sur un plan plus strictement littéraire, les reproches, peu nombreux, portent
essentiellement sur l’intrigue.
André Rousseaux, dans Le Figaro littéraire du 25/07/1959, au nom de la
vraisemblance, reproche à Forton d’avoir laissé la disparition des fillettes au deuxième
plan. Quant à Pascal Pia, il juge « ce roman trop éparpillé » parce qu’il mêle plusieurs
sujets que l’auteur n’a pas « exploités avec une égale application » (Carrefour du
26/08/1959). Gil Buhet se dit « enchanté par des notations d’une admirable psychologie,
mais déçu par la démarche cahotante d’une histoire plutôt laide et souvent incohérente »
(Journal de Saint-Etienne, pas de date).
C’est pourtant cette complexité de l’intrigue, inhabituelle chez Forton, qui lui vaut
les éloges les plus enthousiastes :
« D’un foisonnement et d’une richesse peu communs chez un auteur si jeune, le livre se
présente à la manière d’une fugue : variations simultanées sur le thème du “grand mal”
symbolisé par l’anecdote du départ : la disparition de quatre ou cinq petites filles au cœur
82
même d’une ruelle étroite où vivent, en champ clos, de curieux personnages. » (Pour tous,
n° 36, pas d’indication sur l’auteur ni sur la date).
« En animant tous ces personnages, Jean Forton a construit un passionnant roman qui
mérite de prendre sa place parmi les meilleurs qu’on a déjà pu écrire sur le paradis et
l’enfer des amours enfantines. » (René Bailly, Les Nouvelles littéraires, 30/07/1959).
« Forton est un homme courageux : il dénonce les tares de la société tout en soulignant la
valeur de la vie, en montrant ce qu’elle pourrait être si les hommes savaient être
heureux. » 138.
83
l’enfance » (« La Course aux prix de fin d’année est déjà ouverte », L'Aurore,
8/09/1959). D’où cet « étrange mélange de tendresse et de cruauté » relevé par Anne
Villebau dans Les Lettres françaises (9/07/1959), traduisant l’ambiguïté de ces enfants-
adolescents, pour qui la pureté, l’aspiration au bonheur et à la beauté vont de pair avec
le cynisme et la brutalité.
L’alliance des contraires donne au style ce mélange de poésie, de lucidité et
d’humour, particulier à Forton :
« Les images sont nettes, la plume est sûre. Mais derrière la clarté des phrases, derrière
l’humour des réalités se cache une poésie subtile, quelque chose d’ambigu qui atténue la
dureté des mots avec lesquels Jean Forton peint ces garçons et ces filles de quatorze ans.
Un excellent livre écrit avec le cœur. » (J. Boiron, La Dépêche du Midi, 19/02/1960).
Maurice Nadeau trouve Le Grand Mal « plaisant à lire, d’une ironie douce ou
parfois d’une poésie émouvante, juste de ton et d’une précision savoureuse dans le
détail » (L’Observateur, 2/07/1959).
Si pour certains, « Le sujet n’est pas nouveau, le style non plus » (Aux Écoutes,
21/08/1959), pour d’autres, la poésie décapante de Forton constitue une « originalité
qu’il faut chercher aussi bien dans le style que dans la pensée. Pour éviter d’être la dupe
des apparences, il poursuit la vérité jusqu’au fond des âmes. » 139
De même, sa langue, jugée d’une parfaite netteté par Jacques Brenner 140, « sans
recherche visible et sans surcharges pseudo-poétiques » 141 apparaît trop prosaïque à
André Rousseaux qui reproche à l’écrivain de ne pas chercher à séduire et de manquer
d’invention romanesque dans ses « exposés méthodiques » et ses « tableaux
démonstratifs » 142. La crudité de la langue très imagée plaît à d’autres 143, en revanche,
ainsi que le contraste entre l’obscénité verbale et la timidité des grands garçons envers
les femmes, « frappant de vérité » 144.
84
En s’attardant sur la « dure vérité » de l’enfance, Le Grand Mal fait penser à La
Guerre des boutons pour Jean-Charles Varennes (Centre-Matin, 2/09/1959) ou à Poil de
Carotte, à cause de la famille Ledru 145.
Sa poésie, par contre, comme celle de La Fuite, rappelle Le Grand Meaulnes :
« Comme Alain-Fournier, Jean Forton regrette son enfance et le vert paradis des amours
enfantines. » 146 Cependant les temps ont changé et l’enfance de Forton n’est pas celle de
Fournier, d’où le message « désenchanté » du Grand Mal.
Le roman de Forton évoque Gide aussi, avec la beauté vénéneuse de Stéphane qui
rappelle Lafcadio à Pascal Pia 147, et une manière de trop bien éclairer les choses comme
Les Faux-Monnayeurs, selon Jacques Brenner. Sans doute est-ce pour cette raison que
Le Grand Mal lui paraît moins poétique que Les Fruits du Congo de Vialatte, qui
traitent des mêmes thèmes 148.
André Rousseaux en appelle aussi à Gide, qui « eût aimé cet examen du bien et du
mal et de leur mélange précis. Il aurait apprécié encore plus l’affreuse victoire du
“grand mal” au dénouement. » 149
Le nom de Mauriac 150 apparaît également dans les critiques sur Le Grand Mal, et
on parle même du Journal d’Anne Frank à cause de la lucidité de l’enfant devant
« l’incapacité de ses père et mère à accomplir cette mission de parents pour laquelle ils
n’ont pas la vocation. » 151
André Dalmas compare Forton à Raymond Guérin, son autre grand aîné
bordelais : « L’ambiguïté de ces métamorphoses ne laisse pas de rappeler – ce qui est un
compliment – celle qui accompagnait le héros de Raymond Guérin dans L’Apprenti » 152.
85
Enfin, avec son « énigme proprement policière » 153 doublée d’une étude de
mœurs, on trouve au Grand Mal une ressemblance avec les romans de Simenon :
« Si l’on ajoute qu’aux juvéniles passions des collégiens se juxtapose une amorce de roman
policier (des petites filles ont disparu), on pourra mutatis mutandis évoquer Georges
Simenon. Ce n’est pas un mince éloge. » (La Sélection des libraires de France, décembre
1959).
Avec Le Grand Mal, Forton partait de nouveau favori pour les prix de l’automne.
André Rousseaux signale sa « forte situation littéraire », due notamment au patronage
de la NRF 154. Pour Kléber Haedens, il mérite d’être remarqué parmi les romans des
jeunes écrivains de 1959 155.
Forton qui, à 29 ans, « a subitement dégelé la critique avec son sixième
roman » 156, fait en effet partie du peloton des « espoirs » avec, entre autres, René de
Obaldia.
Dans l’équipe des anciens, se trouvent Blondin pour Un singe en hiver, Sarraute,
étoile du Nouveau Roman, pour Le Planétarium paru chez Gallimard, mieux placée que
Robbe-Grillet, le chef de l’école, avec Le Labyrinthe.
Cependant, la caractéristique de l’écrivain Forton apparaît déjà aux yeux de
certains critiques et à l’auteur lui-même : « une excellente presse et pas de lecteurs » 157.
Le journaliste d’Aux Écoutes (21/08/1959) signale également que les cinq premiers
romans sont passés inaperçus.
Par ailleurs, Pierre Paret dans La Dordogne libre (9/09/1959) analyse avec une
âpre pertinence la situation de Forton par rapport aux instances littéraires parisiennes et
son refus de quitter la province pour se livrer à la comédie dérisoire des ambitieux
« montés à Paris » :
« Si les Goncourt qui, pris individuellement, sont presque tous des gens “bien” mais qui,
réunis, constituent l’un des jurys les plus insensés que l’histoire littéraire ait jamais connu,
86
avaient un tant soit peu de dignité et de goût, ils se pencheraient longuement sur Le Grand
Mal. Et ils se réhabiliteraient en lui décernant leur prix annuel. Mais peut-on espérer, pour
Jean Forton, un succès aussi éclatant ? Pour obtenir un prix, tout au moins l’un des quatre
grands, il faut être introduit (cette manière de parler évoquant irrésistiblement les lieux où
souffle le sexe, me plaît, car elle évoque avec une implacable précision la navigation en eau
trouble à laquelle se livrent auteurs et éditeurs pour décrocher la timbale aux œufs d’or). Or
Forton, qui a tout juste vingt neuf ans, apprécie peu ce genre de prostitution. De plus, il est
affligé d’une tare irrémédiable : il est bordelais. Si seulement il habitait Paris, on
l’exhiberait de force, on lui ferait répéter au manège les tours qu’on l’obligerait à exécuter
le soir. Mais il habite Bordeaux ! La ville qui précisément – et fort justement – représente,
aux yeux des gens de lettres, le bastion le plus avancé de l’obscurantisme. »
Entre 1957 et 1959, Forton semble, certes, accéder à la maturité littéraire aux
yeux de la critique. La Cendre aux yeux, le premier de ses romans à être salué comme
un chef-d’œuvre, apparaît comme l’aboutissement d’une quête stylistique, désormais
parvenue à une précision et une pureté idéales. C’est aussi la première fois que l’auteur
est allé aussi loin dans le drame et dans l’analyse des profondeurs psychologiques, son
tour de force étant d’avoir montré la monstruosité morale d’un personnage extrêmement
banal.
Mais à partir de La Cendre aux yeux, la médiocrité des personnages fortoniens
devient objet de dégoût et même d’horreur pour le lecteur : le protagoniste de L’Oncle
Léon inspirait la compassion et restait sympathique, celui de La Cendre aux yeux est
moralement répugnant. Certains critiques, tout en reconnaissant à l’auteur une
incontestable maîtrise, se déclarent choqués par le sujet et on peut imaginer, à travers
ces réactions connues, qu’une partie du public s’est détournée de Forton à ce moment-
là, tandis que son vrai public, le moins nombreux, se renforçait.
Avec Le Grand Mal, Forton aborde une dimension plus sociologique et plus
philosophique du roman, en montrant les racines du mal social à travers un petit monde
adolescent. Pour la première fois, la jeunesse est le sujet principal d’une de ses œuvres
et on reconnaît qu’il y excelle. Les critiques signalent aussi son habileté à construire des
intrigues, rendue évidente par le nombre inhabituel de personnages et d’anecdotes.
Enfin ces deux romans sont les premiers à être présentés au Goncourt, ce qui
montre la position établie de l’auteur à cette époque. Les articles de presse confirment
son statut d’écrivain reconnu mais la faille apparaît à ce moment-là : Forton ne
bénéficie que d’un succès d’estime, les critiques le connaissent et l’apprécient de plus
87
en plus, mais le grand public ne le lit pas. Lui-même attribue cette absence de notoriété
au fait qu’il soit resté en province, et particulièrement à Bordeaux. On peut se demander
alors si avant l’épisode du Goncourt, la destinée littéraire de Forton n’était pas déjà
scellée.
En 1960, paraît L’Épingle du jeu qui marque l’apogée littéraire de Forton, pas
forcément celle de son art romanesque – atteinte déjà pour certains avec La Cendre aux
yeux – mais celle de sa carrière. On sait que le roman partait grand favori pour le
Goncourt, si André Billy, président du jury, ne s’était interposé pour des raisons
idéologiques. Forton avait désormais acquis l’estime des grands critiques littéraires de
l’époque, dont il avait fidélisé un certain nombre. Ils suivaient avec intérêt la carrière du
jeune romancier, comme André Dalmas de La Tribune des nations, qui l’avait
découvert avec La Cendre aux yeux et lui garda sa sympathie et son estime jusqu’aux
Sables mouvants :
« Monsieur Jean Forton est bon écrivain. Ce que j’aime en lui, c’est l’attention que portent
ses personnages – ses adolescents – à chercher chez les adultes le secret de la liberté, que
ceux-là, hélas ! ne possèdent plus. D’autre part, le récit est bien fait. Voilà un roman qui
devrait avoir des lecteurs. » 158
« Nous nous trouvons à l’ombre d’un collège et tandis qu’au-dehors la guerre s’enfonce
dans l’horrible, quelques jeunes gens cherchent un sens à la vie. Ils croient le trouver dans
cette liberté qui leur est refusée et se réfugient dans une révolte permanente que domine un
maître ambigu matamore et despote. » 159
158 André Dalmas, « L’humeur des lettres », La Tribune des Nations, 23/09/1960.
159 Article de Roger Galy, La France La Nouvelle République, 13/10/1960.
88
En ce qui concerne les adolescents, les critiques retrouvent la qualité d’analyse
qu’ils ont saluée dans Le Grand Mal :
« Sur le plan littéraire, L’Épingle du jeu n’en est pas moins un livre réussi, à la psychologie
très sûre, vivant, entraînant – un témoignage sur l’adolescence d’un grand intérêt. » (André
Marissel, « Chronique littéraire », Paix et liberté, Bruxelles, 4/12/1960).
Forton apporte de nouveau un précieux témoignage sur la jeunesse, qui peut aider
les parents dans leur éducation : « Après avoir lu ce volume, les parents comprendront
mieux leurs enfants car les fautes des adultes y sont parfaitement mises en évidence. »
(Jean-Charles Varennes, Centre-Matin, 29/11/1960 et 9/12/1960).
Le sujet n’est pas original mais son traitement l’est :
« On a lu de nombreux récits sur la vie de collège ; bien peu ont cette originalité et cette
profondeur. [...] L’Épingle du jeu mérite de prendre place parmi les grands livres consacrés
à l’adolescence. » (Ch. Burucoa, Les Fiches bibliographiques, 1960).
Pour Gérard Bauer du Journal d’Alger (7/10/1960), « le choix des épisodes, dans
leur vérité souvent cruelle, demeure celui d’un écrivain original et délicat. »
Or, L’Épingle du jeu est avant tout, comme l’écrivait Pierre de Lescure, « la belle
histoire d’une révolte brimée » 160. Ce « procès objectif des directeurs d’un collège » et
« des moyens qui permettent de rendre la pâte humaine amorphe », engendra une
violente polémique qui coûta le Goncourt à son auteur.
Pour la plupart des critiques, Jean Forton ne fait pas mystère de s’être livré à un
règlement de comptes. À partir de là, certains lui reconnaissent du talent dans la colère,
d’autres ne peuvent lui pardonner sa cible, comme le fameux André Billy :
« Je dirai donc l’étonnement, mettons la stupeur où m’a plongé L’Épingle du jeu. Stupeur
telle que j’en suis à me demander si les maîtres dont l’auteur croit avoir eu à se plaindre
sont bien de l’espèce de ceux à qui j’ai eu affaire autrefois. [...] Le P. de Labarthe, de
L’Épingle du jeu, n’offre aucun trait des jésuites que j’ai fréquentés. Je ne dis pas qu’il est
faux, je ne dis pas qu’il est invraisemblable, l’auteur l’a peut-être peint d’après nature. Ce
que je puis dire seulement, c’est que je reste effaré d’avoir rencontré dans un roman qui se
donne comme vécu un jésuite de ce genre. Le P. de Labarthe appartient à une famille
d’éducateurs religieux totalement ignorée de moi [...] Je ne nie pas que L’Épingle du jeu
soit un livre véridique, je ne l’affirme pas non plus, je suis trop mal informé de ce que sont
devenus l’esprit, les façons et la pédagogie des bons Pères, mais, je le répète, je suis
déconcerté, ahuri et, en dernière analyse, choqué. [...] J’attends avec impatience et curiosité
qu’un jeune élève des Pères nous dise quel crédit mérite ce roman dont l’impartialité et la
160 Pierre de Lescure, « Un livre parmi les autres », Lettres françaises, octobre 1960.
89
véracité me paraissent au moins douteuses. » (« Une curieuse satire de la pédagogie
jésuitique », André Billy, Le Figaro littéraire, 9/11/1960).
Nous savons avec quel manque d’élégance Mauriac prit également parti contre le
roman de Forton 161.
Aux côtés de ces deux autorités littéraires, qui avaient leur tribune dans des
journaux importants, se rangèrent un certain nombre de journalistes qui obéissaient sans
doute aux mêmes raisons idéologiques. Le jeune Bernard Pivot, qui écrivait aussi dans
Le Figaro littéraire, intitula son article « Jean Forton a réglé ses comptes avec les
jésuites » et parla de « jésuitophobie » : « cela paraît outré, incroyable. » (Bernard
Pivot, Le Figaro littéraire, 22/10/1960).
Le critique du Phare de Nantes, tout en reconnaissant à Forton « un indéniable
talent », voit aussi dans le roman le règlement de comptes « d’un collégien malmené »
et considère que « cette histoire insensée et délirante [...] est une vengeance manquée » :
« À la manière d’un boomerang, le roman se retourne contre son auteur. Et s’il devait lui
rapporter quelque prix, ce ne serait jamais que les 30 deniers d’une vilenie. » (Joseph
Bertrand, Le Phare Dimanche, 20/11/1960).
« Un roman ! L’Épingle du jeu est plutôt un pamphlet. Un pamphlet d’une injustice telle,
d’une invraisemblance si poussée, d’une méchanceté si constante qu’il est impossible de lui
accorder le moindre crédit. » (Pierre Berthier, « Sus aux jésuites », La Cité, 27/10/1960).
90
des preuves, des documents. Qui plus est, « le roman pousse son lecteur à généraliser »
et à penser « ils sont tous comme cela ! ».
Le plus étonnant est que même des revues laïques comme L’Éducation Nationale
reculent devant la violence de la satire :
« cette fin atroce, féroce, sent le règlement de comptes [...] Elle n’était point cependant
commandée impérieusement par 288 pages qui, en dépit de cela, gardent leur valeur et
méritent lecture. » (Jean-Marc Théolleyre, Le Monde, 5/11/1960).
« Bien que gâté en maints endroits par cet esprit sectaire et de parti-pris que j’ai dénoncé,
ce roman est digne de l’intérêt et de l’attention que lui mérite le talent incontestable de
l’auteur. » (article signé E. T., Collectivités Express, 10/10/1961).
Dans le camp adverse, les critiques n’étaient pas inférieurs en nombre, mais aucun
ne faisait le poids face à André Billy et à Mauriac. Ils étaient, quant à eux, sensibles à
l’utilité de la dénonciation des méthodes jésuites, destructrices de toute une frange de la
jeunesse :
91
« L’un des mythes les mieux ancrés dans l’esprit de nos contemporains est celui de
l’excellence des méthodes jésuites. Lieu commun mais on ne réfléchit pas au fait que les
jésuites ont été d’excellents éducateurs il y a 300 ou 400 ans, moment où ils étaient les
seuls. Depuis la société a évolué, les jésuites point ! Leurs procédés sont assez rudement
mis en question dans Jean Forton ; avec quelle stupéfaction on découvre des traitements
disciplinaires tout à fait raffinés, tortures subtiles. Les fruits de cette éducation sont le
désespoir et la haine. » (Jacques Bens, NRF, décembre 1960).
« Mais pourquoi faut-il qu’alors le roman tourne, ou plutôt semble tourner brusquement.
Jean Forton a-t-il eu peur d’être accusé de “schématisme”, de manichéisme, pour avoir dit
trop droit ce qu’il voulait dire ? »
et d’avoir fait passer le préfet des études de noir à blanc. Car la vérité, le réalisme
suffisent à sa revanche, comme l’indique le mot de Pascal placé en exergue du livre :
« Je n’ai besoin que de vous-mêmes pour vous confondre. » (André Stil, L’Humanité,
10/11/1960).
Pierre de Lescure distingue également le romancier du polémiste :
« Chaque fois que l’on dit à un romancier qu’il a un peu forcé les choses, le romancier
répond que l’événement même qui paraît excessif est le plus vrai de l’histoire. Il se peut
92
donc très bien qu’il existe aujourd’hui des hommes couverts de décorations et d’honneurs
parce qu’ils ont fait tuer des enfants. » (Kléber Haedens, Paris-Presse, 29/10/1960).
« Si cette histoire est authentique, elle donne envie de hurler. Si ce n’est qu’un roman, il est
bien fait puisqu’on y croit d’un bout à l’autre. Ce qui est certain, c’est qu’il faut lire
L’Épingle du jeu. Ce roman a fait l’objet de polémiques. Ma mission ne consiste qu’à le
juger sur le plan littéraire et je dis qu’il est bon. D’autres, intéressés à cette violente attaque
contre l’éducation jésuite diront ce qu’il convient d’en penser sur le plan des réalités. »
(Bernard Gros, chronique « J’ai lu cette semaine », Radio-Diffusion de Lille Télévision
française, 8/12/1960).
« M. Forton est terriblement dur pour les membres enseignants de la Compagnie de Jésus.
Son roman – à l’air autobiographique – est marqué au coin d’une rancune qui ne pardonne
pas, jamais... Tout cela, qui est la tragédie – auparavant tragi-comédie des brimades
scolaires – ne prouve d’ailleurs absolument rien pour ou contre les Jèzes : il suffirait de
changer le lieu et les personnages pour accabler, au choix, les profs de lycée ou les
instituteurs. [...] L’intérêt du roman est ailleurs : dans un tableau ni neuf, ni original, mais
bien venu, et auquel la guerre apporte un ragoût particulier, de cette vie collective des
potaches qui laisse des souvenirs ineffaçables au cœur des hommes. Et l’on sait, depuis Le
Grand Mal, que Jean Forton sait faire vivre les enfants. » (Sélection des libraires de
France, 12/12/1960).
« Homme tout d’une pièce, tenant à la fois du héros et du monstre, tour à tour attirant et
repoussant, il poursuit son but, foulant aux pieds ce qui l’en écarte. Jean Forton a
admirablement dessiné ce caractère hors série, tout au moins dans le monde de la vie
quotidienne. » (L’Hôpital, décembre 1960).
Son ambiguïté vient du point de vue interne adopté par l’auteur, qui nous fait
vivre les événements et leur impact sur les caractères à travers le jeune protagoniste :
« Livre partisan, livre habile. L’histoire étant contée par le personnage central, nous
sommes amenés presque de l’intérieur à participer à la rébellion, puis à la surprise et à
93
l’engagement. Nous sommes, nous aussi, devenus les fanatiques du Père, lorsque la
conclusion brossée en quelques traits qui ne sont même pas amers vient éclairer d’un jour
glacial et dans sa sécheresse objective, terrible, la fragilité de nos illusions. La paternité
abusive qui s’exerce là ne débouche point comme chez Bazin sur la rassurante grisaille
quotidienne ; elle s’ouvre sur un abîme d’orgueil et de soufre. » (Les Annales, 1/02/1961).
En effet, ce religieux qui, à l’image de son maître Ignace de Loyola, porte sous la
soutane « des bottes de cavalerie munies d’éperons », inspire d’abord la terreur et la
haine, avant de séduire ses jeunes élèves en sa faveur et de les entraîner dans une
entreprise mortelle. La fascination qu’il exerce sur nous à travers les personnages
atténue la portée du roman pour Matthieu Galey :
« Peut-être, pour des “Provinciales”, est-ce un peu doux : l’auteur ne parvient pas à
maîtriser l’estime, l’intérêt que lui inspire son Escobar. Cette équivoque n’est pas
déplaisante, fût-elle le fruit d’un échec. Elle ajoute à ce réquisitoire une dimension
imprévue, des nuances dans la polémique. » (Matthieu Galey, Arts, 21/10/1960).
« le Père s’est montré aimable pour entraîner ses quatre élèves dans la Résistance et comme
il n’a pu les asservir par les colles bleues et les quarantaines, il s’arrange pour les laisser
fusiller par les Allemands. » (Kléber Haedens, Paris-Presse, 29/10/1960).
Pour Joseph Bertrand du Phare Dimanche, Forton perd vite toute crédibilité avec
ce personnage : il en fait un dément, un inconscient, ce que n’est pas le père de Labarthe
« si ambigu que soit le personnage » 164.
Cependant, aux yeux des critiques, Forton s’avère une fois de plus un romancier
capable d’animer avec vraisemblance des personnages différents :
« Le talent qui s’exprime dans L’Épingle du jeu vient justement de la mesure des accents
qui animent des personnages très différents les uns des autres. » (Pierre de Lescure, Les
Lettres françaises, octobre 1960).
La difficulté était de donner autant de relief au groupe des jeunes gens qu’au
personnage adulte, doté d’une personnalité écrasante :
« son récit a une exceptionnelle vigueur et aussi bien dans l’analyse des jeunes acteurs du
récit que dans le dessin du préfet des études qui les tyrannise et les fascine à la fois,
M. Forton témoigne d’un efficace pouvoir d’évocation. » (Journal de Genève, 11/11/1960).
94
Pour Matthieu Galey la valeur du roman vient de ce portrait de camarades « qu’il
ne sacrifie pas au sujet central » : « c’est là, je pense, le meilleur de ce livre solide,
fouillé, adroitement composé. » 165
D’autres critiques se montrent plus réticents vis-à-vis de la vraisemblance
psychologique du personnage principal : « L’écrivain prête [...] beaucoup trop au
collégien ». Il retrouve la pureté agressive d’un ressentiment de collégien mais il y
rajoute « une méditation sur soi et sur la vie qui a plus d’un moraliste que d’un
potache » 166.
Pour André Dalmas,
Pierre de Lescure estime également qu’il écrit trop bien pour un jeune homme de
seize ans et qu’il emploie « des mots trop heureux, des pensées trop nuancées ». Mais
« c’est oublier qu’il ne s’agit pas d’un “journal intime” à proprement parler. » 168 : « Jean
Forton a recours à la transposition comme tout vrai romancier » 169.
Les remarques sur le style de Forton sont généralement liées aux prises de
position idéologiques des critiques : « Dans sa fureur méchante Monsieur Forton en
oublie de surveiller sa langue et son style. C’est dommage car voici un livre raté. »
(Pierre Berthier, article cité). Jean-Claude Brisville, dans Démocrate (27/10/1960), lui
reproche « un ton violent, souvent hargneux, parfois vulgaire ».
Pour le critique du Progrès de Lyon, le seul reproche qu’on puisse faire à
L’Épingle du jeu sur le fond comme sur la forme est son manque d’originalité :
« C’est sans doute un bon roman, mais honnêtement moyen, ni original, ni brillant, qui
n’apporte ni thème, ni style nouveaux. Ce thème est celui de l’éducation par les jésuites. »
(Bernard Gaudez, Le Progrès de Lyon, 29/10/1960).
95
D’autres critiques notent un changement dans le style, bien évidemment lié à la
virulence du contenu, à propos de ce nouveau roman : « De cet écrivain distingué, un
peu indolent, à la plume claire, j’avais lu La Cendre aux yeux. Dans L’Épingle du jeu, il
est devenu furieux. » (Philippe Sénart, Combat, 6/10/1960).
Mais la marque principale du style fortonien reste la limpidité, toujours plus
grande de roman en roman : « ses romans gagnent d’année en année en densité
psychologique, en construction et en limpidité de style. » (Jean Petitot, Le Génie
médical, novembre 1960), ainsi que la vigueur : « son style est d’une fermeté
exemplaire » (Gérard Bauer, Journal d’Alger, 7/10/1960), « Mais qui pourrait objecter
[...] que la langue de son auteur n’est pas drue, nerveuse et d’une sourde vigueur ? »
(Pierre Demeuse, Le Peuple de Bruxelles, 1/11/1960).
À l’inverse de ceux qui lui reprochent sa hargne vulgaire, d’autres retrouvent dans
le style de L’Épingle du jeu une certaine retenue qui met en valeur, comme pour les
romans précédents, la noirceur des fait racontés :
Pour ce qui est de l’harmonie entre le style et les personnages, les critiques sont
contradictoires, elles aussi, puisqu’André Dalmas reproche à Forton le décalage entre
l’acuité des analyses et l’âge du protagoniste alors que pour Pierre de Lescure, « Les
mots et le rythme collent à la réalité du personnage et à sa vision des choses. » 170
Mais surtout, Forton sait rester à bonne distance d’un classicisme guindé et de la
tentation du modernisme, tout en restituant l’esprit d’une époque :
« D’abord, il sait écrire. Son style sans soumission au purisme, sans concession au
modernisme, reflète la langue de notre époque dans ce qu’elle a de meilleur, le rythme du
langage étant caractéristique des idées exprimées. » (Jean-Charles Varennes, Centre-Matin,
29/11/1960 et 9/12/1960).
170 Pierre de Lescure, « Un livre parmi les autres », Les Lettres françaises, octobre 1960.
96
De par ses personnages et certains de ses thèmes, L’Épingle du jeu rappelle une
fois de plus aux critiques Le Grand Meaulnes : « Les Goncourt sont passés à côté d’un
Grand Meaulnes (Pierre Feille, Le Républicain du Lot-et-Garonne, novembre 1960).
Mais « ce voile “Grand Meaulnes” que déchirent et le mal et la mort » (Yves
Berger, L’Express, 13/10/1960) n’est qu’une ressemblance superficielle avec l’œuvre
d’Alain-Fournier, dont Forton s’éloigne de plus en plus au fur et à mesure de ses
romans. Jean Petitot rappelle qu’il avait déjà comparé Le Grand Mal à « un Grand
Meaulnes non plus illuminé par les jeux de lumière de la folle espérance, mais noyé
dans les grisailles du désenchantement moderne », mais « L’Épingle du jeu est plus
amer encore, plus dur, plus mordant » 171.
Pierre de Lescure considère que Forton en a fini avec les « descendances plus ou
moins déguisées des Caves du Vatican et du Grand Meaulnes » 172 :
« Car ce Pierrefeu n’a plus rien des jeunes héros des Caves du Vatican d’André Gide ou du
Grand Meaulnes. Il appartient à une classe encore privilégiée, mais vouée à déchoir. [...]
Un Dieu et un “bien” capables de préparer l’enfant à accepter plus tard ou à subir les
iniquités d’une société qui seront décorées des noms de toutes les grandeurs. C’est cela la
déformation de la conscience humaine. » 173
C’est plutôt au Gide des Faux-Monnayeurs que pense Matthieu Galey, qui, par
ailleurs, écarte toute comparaison possible de Forton avec Mauriac :
« Rien de Mauriac chez ce Bordelais : c’est à Gide qu’il fait songer, celui des Faux-
Monnayeurs. Moins dominé, mais plus secret, plus poétique, Jean Forton sait animer son
roman d’un frémissement de vie. » 174
Quant à André Billy, il est bien aise de pouvoir comparer L’Épingle du jeu avec
Les Nouveaux Aristocrates de Michel de Saint-Pierre, qui paraît en même temps et traite
lui aussi de l’éducation jésuitique mais d’une bien autre façon :
« Après L’Épingle du jeu, voici encore un roman qui a trait à l’éducation jésuitique.
L’Épingle du jeu m’avait dépaysé, ahuri, choqué ; dans Les Nouveaux Aristocrates, je me
trouve en pays de connaissance. Forton avait pris deux fous pour modèles. » 175
97
Marcel Marc de La Dépêche du Midi (27/09/1960) trouve que le collège décrit
dans L’Épingle du jeu ressemble plus à la pension du Bon Petit Diable de la Comtesse
de Ségur (pour la scène du chat servi à la table du réfectoire, un reste de fourrure au
cou) qu’au « hara glorieux de Montherlant au temps de La Relève du matin ».
Cécile Éluard dans L’Illustré suisse (9/03/1961) met en doute la véracité des
sévices infligés par les pères jésuites à leurs élèves et trouve que dans le même genre,
Dickens a plus de talent que Forton :
« On a peine à croire que puisse exister chez des éducateurs un pareil sadisme et que soient
réelles ces scènes de cauchemar qui rappellent les épisodes où Dickens stigmatise, avec
plus de talent, l’éducation et les punitions corporelles en honneur dans les collèges anglais.
Ici, les portraits tiennent de la caricature, l’ironie et la colère donnent du relief aux récits de
la vie de collège. »
« M. Jean Forton ne doit rien à personne : son style est d’une fermeté exemplaire et le choix
des épisodes, dans leur vérité souvent cruelle, demeure celui d’un écrivain original et
délicat. »
Comme L’Épingle du jeu partait favori pour le Goncourt de 1960, tandis que La
Route des Flandres de Claude Simon était le prétendant attendu du Renaudot, les
critiques furent amenés à situer Forton par rapport au Nouveau Roman :
« Un autre candidat sérieux aux prix, Jean Forton (L’Épingle du Jeu) n’a rien à voir avec le
Nouveau Roman, même si la mode, qui n’est pas à la clarté, est venue curieusement
émousser un roman qui reste malgré tout d’une rare violence, et dans le bon sens. Les
moyens ici sont plus ordinaires, parfois trop, dans la mesure où le récit est écrit à la
première personne d’un collégien de 16 ans. » (André Stil, L’Humanité, 10/11/1960).
175 « Les livres » par André Billy de l’Académie Goncourt, « La jeunesse réhabilitée », Le Figaro
littéraire, 20/11/1960.
98
De même, pour Pierre de Lescure, l’audace qui a retenu l’attention de plusieurs
membres de l’académie Goncourt dans leur lecture du roman de Forton ne réside pas
dans sa forme mais dans son contenu : « Le nouveau roman de Jean Forton, L’Épingle
du jeu, ne présente pas, comme La Route des Flandres, une syntaxe, une ponctuation,
une composition générale révolutionnaires. » 176
Effectivement, certains continuent à parler de classicisme à propos de L’Épingle
du jeu, « un livre bien mené, bien construit et qui a du roman classique beaucoup de
qualités. » (Jean-Marc Théolleyre, Le Monde, 5/11/1960).
Publié au cours de l’été 1960, L’Épingle du jeu permettait de nouveau à Forton
d’entrer en lice pour les prix de l’automne :
« cet automne est faste du point de vue romanesque. Nombreux sont les ouvrages
intéressants, en particulier ceux signés d’auteurs, qui ayant allègrement franchi le cap du
second roman triplent, quadruplent... ou sextuplent la classe des prix littéraires. » 177
Dans un autre article à propos de L’Épingle du jeu, le même journaliste cite trois
des romans précédents de Forton, pour montrer qu’il a commencé à bâtir une véritable
œuvre littéraire, méritant d’être couronnée :
« Depuis La Fuite, L’Oncle Léon et surtout Le Grand Mal qui l’an dernier aurait mérité un
prix, cet écrivain s’impose comme un des romanciers les plus réguliers et les plus solides
de sa génération, celui qui comprend le mieux la jeunesse. [...] Ce roman tragique, riche de
jeunesse et d’ardeur est un des plus solides de la saison. » (Jean-Charles Varennes, Centre-
Matin, 29/11/1960 et 9/12/1960).
Un autre critique rappelle que le nom de Forton n’est pas inconnu des lecteurs et
qu’il a déjà été cité élogieusement pour La Cendre aux yeux et Le Grand Mal. Il
conclut : « Jean Forton s’affirme de plus en plus comme un des meilleurs écrivains
français. » (Raoul Louviche, France-Journal, quotidien d’expression française
paraissant à Buenos-Aires, 28/10/1960).
C’est aussi l’avis du critique de La Tribune de Lausanne, pour qui Forton a
derrière lui une véritable œuvre romanesque et devrait à ce titre intéresser les jurys de
fin d’année. Avec L’Épingle du jeu, il a d’ailleurs des chances de recevoir un prix 178.
176 Pierre de Lescure, « Autour des prix littéraires », France nouvelle, 2/11/1960.
177 Jean-Charles Varennes, « La chronique littéraire de la semaine », sans indication de journal ni de date.
178 La Tribune de Lausanne, article signé B., 30/10/1960.
99
Cette fois-ci, le roman de Forton se trouve dans le peloton de tête du Goncourt et
du Fémina, et fait partie du « mince lot des 10 bouquins dont l’un doit triompher d’ici
quelques jours. » 179 Mieux, sur 60 titres de romans en lice, 20 reviennent très souvent
dans les pronostics, et 4 sont donnés comme « placés presque sûrs » : L’Épingle du jeu,
Le Bonheur du jour (José Cabanis), La Côte sauvage (Jean-René Huguenin), Les
Guichets du Louvre (Roger Boussinot) et parmi ces quatre, c’est L’Épingle du jeu qui
est le plus souvent nommé.
Les Lettres françaises (27/10/1960) donnent comme candidats aux prix : José
Cabanis, 16 contre 1 au Goncourt, Henri Thomas pour John Perkins, 18 contre 1 au
Fémina, Claude Simon, 18 contre 1 au Renaudot, Jean Forton, 9 contre 1 au Goncourt,
Jean-René Huguenin, 9 contre 1 au Goncourt.
Pour André Stil, Jean Forton est « un [...] candidat sérieux aux prix »
(L’Humanité, 10/11/1960) et le critique de La Presse (21/11/1960) écrit : « Jean Forton
sera, cette année, un outsider dangereux. Il le mérite car c’est un écrivain-né. »
Cependant, le 9 novembre, comme l’écrit Pierre Rey dans Paris-Jour
(10/11/1960),
« la bombe a éclaté [...] dans le monde littéraire. Et c’est M. André Billy – l’un des
membres les plus influents de l’Académie Goncourt – qui l’a lancée de main de maître
contre Jean Forton, le grand favori du prix, auquel il reproche d’avoir donné une image
étrange de la pédagogie jésuitique ! »
« En clair, la bombe Billy avait atteint son but : Jean Forton – victime du “parti-prêtre”
comme on disait dans la jeunesse de M. André Billy – voyait ses chances fortement
diminuées, au bénéfice du candidat de M. André Billy : Vintilia [sic] Horia, auteur de Dieu
est né en exil. »
La polémique fait sans doute rage au sein même du journal puisque le lendemain,
paraît un autre article dans Paris-Jour, où on peut lire une sorte de démenti indigné du
premier :
100
« Parce qu’André Billy a fait connaître son choix pour le Goncourt 1960, favorable à
Vintilia [sic] Horia, on a pu le soupçonner d’être manœuvré par un prétendu “parti-prêtre”
aux intrigues tortueuses. C’est faire acte d’anticléricalisme démodé car Billy ne manque pas
d’atouts pour augmenter les chances de l’auteur de Dieu est né en exil, sans avoir à tuer à
coups de plume Jean Forton que certains disent placé pour tirer son “Épingle du jeu”. »
(Paris-Jour, article non signé, 11/11/1960).
Le journaliste d’Aux Écoutes est cependant catégorique : « Après cette attaque les
chances de Forton sont à peu près nulles. » (« La galère des Goncourt : le grand favori
éliminé », 18/11/1960).
Effectivement, quelques jours plus tard, L’Épingle du jeu n’apparaît plus dans les
favoris au Goncourt : les deux romans qui sont attendus sont ceux de Vintila Horia et
d’Henri Thomas (Henri Philippon, « Aujourd’hui le “Goncourt” », Paris-Jour,
21/11/1960).
C’est Dieu est né en exil de Vintila Horia qui l’emporte, au quatrième tour contre
3 voix pour John Perkins d’Henri Thomas et 1 pour Du mouron pour les petits oiseaux
d’Albert Simonin.
Mais le prix n’est pas décerné, L’Humanité et Les Lettres françaises ayant révélé
qu’Horia avait appartenu à la Garde de fer roumaine, pro-nazie 180. C’est une humiliation
pour le jury Goncourt, comme le souligne Monique Grall des éditions Gallimard, dans
la lettre qu’elle écrit à Jean Forton pour le consoler de son échec : « C’est une bonne
leçon pour ce jury qui s’occupera un peu plus de littérature la prochaine fois. » 181
Henri Philippon dans Aux Écoutes (« Le Prix Goncourt : un bien ou un mal ? »,
25/11/1960) commente laconiquement : « M. Vintilia [sic] Horia n’est certainement pas
un bien grand écrivain. » Et Pierre Feille prend à parti les membres de l’Académie
Goncourt tout en attribuant l’échec de L’Épingle du jeu à son contenu idéologique :
« Couronné, le roman de Jean Forton eût immanquablement déchaîné les passions, soulevé
d’interminables polémiques, créé des camps et des clans. C’est qu’il touche à un sujet
intouchable aujourd’hui : l’école “libre”. Tant pis si l’ouvrage de Jean Forton est admirable,
tant pis si les Goncourt manquent une occasion, après tant de Walder et de Colin, de
redorer leur blason ! Les temps sont durs pour les romanciers. Favori numéro 1 durant la
seconde quinzaine d’octobre, Jean Forton (qui connaît son métier puisqu’il publie son
septième livre et son sixième roman) vit son étoile pâlir durant la première semaine de
180 Cf. Quid 99, Dominique et Michèle Frémy, éd. Robert Laffont SA et Dominique Frémy, 1998, p. 329.
181 Cf. Jean Forton, un écrivain dans la ville, op. cit., p. 150.
101
novembre pour s’éteindre à jamais ensuite. » (« Un roman brûlant d’actualité : L’Épingle
du jeu de Jean Forton », Le Républicain du Lot-et-Garonne, novembre 1960)
Lorsqu’on sait que le roman de Vintila Horia fut préfacé par Daniel-Rops, grand
romancier catholique comme Mauriac, les motivations idéologiques de ceux qui firent
échouer L’Épingle du jeu au Goncourt apparaissent encore plus clairement.
En même temps, certains pensaient que le succès du roman de Forton venait
justement de sa portée satirique :
« Le roman de M. Forton aura probablement du succès. Il figure parmi ces vingt ou trente
romans qui paraissent bon an mal an et qui sont correctement écrits et agréables à lire. Il
sert trop visiblement certaines passions politiques récemment allumées pour que l’on ne se
serve pas de lui. » (Jean-Pierre Prévost, « Lu pour vous », Forces nouvelles, 3/12/1960).
Il est vrai que le premier tirage du roman fut épuisé en quelques jours. Réimprimé
aussitôt, il se vendait à la cadence régulière de 1 500 par semaine 182 et nécessita deux
réimpressions en deux mois 183.
Dans une lettre qu’il envoie à Forton le 22 décembre 1960 pour lui rendre compte
de ces tirages, Edouard Caen, du service commercial de Gallimard, parle cependant de
la « vitalité de son succès et [de] longévité probable » avec la précision suivante : « Il
apparaît que ce succès n’est pas épisodique ni dû aux seules circonstances extérieures
qui l’ont accompagné et peut-être servi »184. Pour l’éditeur, le roman possédait
apparemment d’autres atouts que son parfum de scandale.
Signe de gloire montante, trois interviews de Forton parurent pour la première fois
dans deux grands quotidiens, La France-Bordeaux et Combat, et un hebdomadaire
connu, Aux Écoutes. On peut regretter que les trois journalistes aient choisi de donner,
dans leur compte-rendu, une image dévalorisante de l’écrivain, qui lui restera désormais
attachée, celle d’un libraire de province, pétri d’une modestie maladive. Le milieu
littéraire parisien s’en est immédiatement emparé et elle n’a jamais été remise en
102
question par les critiques qui ont parlé de Forton plus tard, sans doute par paresse
intellectuelle.
Rappelons qu’à vingt ans, Forton avait eu suffisamment d’esprit d’entreprise pour
fonder une revue, La Boite à clous, qui défendait des positions audacieuses en matière
de littérature et de cinéma, dans une ville connue pour son conservatisme bourgeois. De
plus, ce tout jeune homme n’avait pas hésité à demander la collaboration de Mauriac et
de Cocteau. Il avait même réussi à convaincre Raymond Guérin, connu pour sa froideur
ombrageuse, de lui laisser publier un de ses inédits : Du côté de chez Malaparte.
Par ailleurs, la voix assurée de Forton, telle que nous avons pu l’entendre à
l’occasion de l’exposition d’octobre 2000 à Bordeaux 185, ne correspond pas du tout à
l’image d’un auteur timide.
Dans l’entretien accordé au journaliste de La France-Bordeaux, Forton exprime
effectivement des vœux très réservés par rapport au Goncourt : « Le prix Goncourt ?
Oui bien sûr on y pense, on l’espère sans plus... » Modestie ou superstition ? Ironie du
sort, son candidat était Vintila Horia...
À travers ce que dit Forton au journaliste, nous avons l’impression d’un homme
qui s’est livré sans détours sur son travail et ses ambitions d’écrivain, à visage nu, trop
nu sans doute pour affronter les lumières impitoyables du théâtre du monde des lettres :
« J’ai éprouvé le désir d’écrire à l’âge de 10 ans, j’ai commencé à 12 et mon premier
ouvrage : Le Terrain vague, bien qu’épuisé, n’a eu aucun retentissement. » Ou encore :
« Comment je travaille ? Bien simplement : le soir, chez moi j’écris des cahiers d’écolier
puis je recopie, en corrigeant encore, je tape enfin “au propre” en corrigeant toujours ! [...]
Travail artisanal, certes mais qui me convient... [...] J’étais, vous le voyez, destiné aux
livres... À en écrire, à en vendre », sourit-il. » 186
185Grâce à la diffusion en boucle de l’enregistrement d’un entretien radiophonique de Forton avec André
Limoges en 1969.
186 La France-Bordeaux, pas de date
103
libraire provincial. Il est d’abord décrit comme un « grand jeune homme triste »,
« d’une modestie désarmante » qui dit ne pas croire dans ses chances au Goncourt, bien
que tout le monde le lui prédise, ni au Fémina, ni au Renaudot, ni à l’Interallié. Mais il
serait très content d’avoir un prix. Cependant il habite Bordeaux et ne connaît personne
à Paris : on ne peut donc songer à lui.
Il ne se fait pas d’illusions sur une quelconque gloire locale : « Mes compatriotes
ne me prennent pas du tout au sérieux. » Il bénéficie de la sympathie amusée de ses
collègues libraires qui n’exposent pourtant pas ses livres en vitrine : « la province a bien
des inconvénients, mais elle a l’avantage d’enseigner la modestie au romancier que je
suis. »
Enfin, il reconnaît que son métier de libraire l’empêche de se consacrer à son
travail d’écrivain mais qu’il est une nécessité matérielle :
104
De par le nombre d’articles et leur contenu, L’Épingle du jeu correspond à
l’apogée critique de Forton, qui aurait dû se traduire par l’obtention du Goncourt pour
lequel il partait grand favori.
D’une part, il apparaissait comme un des romanciers les plus réguliers de sa
génération, avec une œuvre véritable derrière lui puisqu’il s’agissait de son septième
roman. Mais de plus, il avait acquis une vigueur dans le style et la construction, une
densité psychologique, qui faisaient de lui un auteur enfin reconnu pour son originalité.
Dans L’Épingle du jeu, il rompait avec l’héritage du Grand Meaulnes et des Caves du
Vatican auxquels on avait si souvent comparé ses romans précédents, sans que lui-
même ait revendiqué cette filiation, puisque ses goûts le portaient essentiellement vers
Proust, Céline et Raymond Guérin.
Il s’affirmait comme le romancier de la jeunesse, mais une jeunesse rendue amère
et dure par les années de guerre et d’Occupation. Comme dans Le Grand Mal, il
montrait les fautes des adultes vis-à-vis des jeunes mais pour la première fois, il
s’impliquait dans la dénonciation d’un système dont il avait souffert, d’où la virulence
du ton qui en choqua plus d’un.
Cependant, en attaquant l’éducation des jésuites, il s’en prenait à une forteresse
encore trop bien défendue par une bourgeoisie catholique puissante au sein même du
milieu littéraire, comme le démontra l’épisode du Goncourt.
Si La Cendre aux yeux avait été publiée en 1960, et non en 1957, il est probable
que la conjonction d’éléments favorables aurait permis à Forton d’obtenir ce prix. Car
ce roman, considéré comme son chef-d’œuvre, qui ne mettait en cause aucune
institution puissante, serait arrivé à un moment où sa position était reconnue par la
critique. La destinée littéraire de Forton nous semble s’être jouée autour d’un rendez-
vous manqué.
Les critiques de l’époque remarquèrent tout de suite que L’Épingle du jeu, « livre
de colère et de passion », ne ressemblait pas aux romans précédents : le ton « gris »
auquel Forton avait habitué ses lecteurs avait fait place à une virulence dont on ne le
pensait pas capable.
105
La dénonciation véhémente de méthodes d’éducation impitoyables, ainsi que la
fascinante figure du Préfet des études donnent effectivement à ce roman une place à part
dans la production fortonienne : le temps d’un « pamphlet », d’un « règlement de
comptes », aux dires de certains critiques, Forton a laissé de côté un quotidien
médiocre, peuplé de personnages veules, pour nous plonger dans l’enfer d’une
institution religieuse sous l’Occupation.
Au moment où Forton, grand favori du Goncourt, passe sous les feux de
l’actualité littéraire, une image de lui prend forme à travers les trois interviews qu’il
donne à la presse, essentiellement construite autour de trois caractéristiques qui lui
resteront attachées jusqu’à nos jours : c’est un libraire timide et provincial.
Vivre en province à cette époque constitue un handicap certain dans le milieu
artistique et particulièrement littéraire, centré sur Paris. Être libraire pour un écrivain
n’est pas moins pénalisant. Car ce qui peut être perçu comme un avantage – celui qui vit
au contact des livres en tire une sorte de légitimité, il « est de la profession », comme on
l’a dit de Forton – se retourne en dépréciation implicite : celui qui vend les livres est du
mauvais côté de la barrière, il est contaminé par l’aspect mercantile des choses, c’est
l’épicier des livres, et il représente le pôle opposé à la création, à l’écriture. D’où
l’insistance ambiguë des critiques à présenter Forton à travers son métier.
Quant à sa timidité, sa réserve, elle n’est jamais montrée comme un atout mais
comme une faiblesse. Comme nous le verrons plus tard, il y a un grand danger pour un
écrivain à donner de lui une image sans fard et sans relief.
Les six ans qui séparent la publication des Sables mouvants de l’épisode du
Goncourt raté peuvent s’expliquer de diverses manières et notamment par la maladie 187.
Mais il est sûr que Forton ne retrouva plus jamais l’audience qu’il avait eue dans la
presse au moment de L’Épingle du jeu.
187
106
Pourtant, aux yeux de la plupart des critiques, surtout des journalistes locaux, son
dernier roman apparut comme son meilleur. Citons Pierre Berthier de La Cité
(15/12/1966), Albert Rèche de La Vie de Bordeaux (15/10/1966) et Pierre Paret de La
Dordogne libre (21/09/1966) pour qui Les Sables mouvants était non seulement « un
des meilleurs romans français de l’année » mais également « le plus accompli de Jean
Forton ».
G. Brohan dans La France (25/10/1966) estime que pour la première fois,
l’écrivain a donné la mesure véritable de son talent :
« L’œuvre de Forton confirme un talent que ses deux derniers livres (L’Épingle du jeu et Le
Grand Mal) laissaient seulement entrevoir. L’homme s’est formé, l’écrivain s’est affirmé.
Il est difficile d’être profond en paraissant léger. Forton réussit ce tour de force. »
« J’ai voulu faire le portrait-robot d’une certaine race d’hommes que je crois, hélas ! fort
répandue : l’homme qui approche de la cinquantaine, qui a une vie de famille honorable et
équilibrée, tout en ayant des aventures, et qui, cependant, s’aperçoit qu’il s’est trahi. [...] Il
a trahi sa jeunesse en acceptant les valeurs généralement admises et dont, soudain, il ne
comprend plus l’importance. » 189
188Revue éditée de 1962 à 1983 par l’Association Corporative Intersyndicale de Librairie et d’Édition du
Corps Enseignant.
189 ibid.
190 Revue de l’ACILECE, art. cit.
107
donc un mal – qui est devenu à la mode : « C’est un pauvre type, un déprimé, selon le
langage du temps, un malade. »
Le thème essentiel du roman est l’ennui :
« En un peu plus de 200 pages, son dernier roman concentre avec une certaine cruauté et
avec une lucidité certaine tout l’ennui des vies ordinaires, des vies ensablées. » (Bernard
Gros, Réforme, 24/09/1966).
Pour Matthieu Galey, Les Sables mouvants ne tracent pas seulement « le portrait
d’un quadragénaire qui s’enlise dans sa médiocrité satisfaite » :
« M. Forton a voulu représenter un homme de ce temps, aux prises avec les obsessions de
notre époque : l’abrutissement collectif, le mythe de la jeunesse, l’angoisse d’une fausse
sécurité, la mauvaise conscience. » 191
108
D’autres critiques considérèrent le sujet des Sables mouvants comme banal, et
même extrêmement banal, au point d’en faire le mérite même du roman :
« sur ce sujet assez banal, traditionnel, Jean Forton a composé une œuvre remarquable, un
portrait très réussi et savoureux de son héros, Dad, le pharmacien d’une petite ville du
midi. » 192
« Jean Forton est un analyste impitoyable et c’est d’abord ce qui fait la force de ce roman
où il ne se passe rien et qui se trouve ainsi aux antipodes du romanesque. » 193
Pour Guy Rohou de la NRF (1/03/1967), le sujet était intéressant par son
pathétique mais il est « compromis par la désespérante médiocrité de son héros
(Dad !) ». Un héros qui ressemble à beaucoup d’entre nous et dont l’histoire nous est
proche, ce qui explique le malaise ressenti souvent à la lecture du roman :
109
Dominique Aury, membre du comité de lecture des éditions Gallimard, présente
ainsi le roman de Forton : « Un très bon livre, lent, intelligent, aigu, triste sans
sentimentalité, lucide à vous donner le frisson » (Enquête de Jean-Louis de Rambures,
Réalités, oct. 1966).
Le critique de la revue Europe, Georges Dupeyron, qui n’a pas oublié le
romancier pendant ses six ans de silence, retrouve dans Les Sables mouvants la poésie
qui lui est propre :
« on attendait avec autant de curiosité que de sympathie le nouveau roman de Jean Forton.
Après L’Oncle Léon, après La Cendre aux yeux, on se demandait dans quel sens Jean
Forton inclinerait son romantisme complexe, mélange de gouaillerie allègre et de lucidité
amère que coupent les envolées, parfois bouleversantes, d’un lyrisme à la désinvolture très
actuelle [...] On suit sa trajectoire poétique avec une attention sans défaillance, car l’un des
mérites de Jean Forton, c’est de tenir le lecteur en haleine jusqu’à l’ultime ligne » (nov.-
déc. 1966).
« L’auteur dit lui-même de son ouvrage qu’il est une histoire pleine d’amertume.
L’amertume est, en effet, le sentiment que donne le livre quand on vient d’en achever la
lecture. » (Pierre Paret, La Dordogne libre, 21/09/1966).
« Une telle constance dans la description de l’individu aux prises avec son entourage, la
société et tout ce qui constitue son environnement naturel, fait de ce jeune romancier un des
plus noirs moralistes de notre époque. Il n’est malheureusement pas question de lui donner
tort. » 194
Matthieu Galey par contre, qui semblait parti pour qualifier aussi Forton de
romancier noir, se reprend curieusement, comme s’il se refusait à lui accorder cette
110
dimension, dans le contexte général d’un article qui est un règlement de comptes
déguisé :
« Certes, malgré le happy-end, c’est un livre très sombre que les Sables mouvants. Pas
vraiment noir pourtant, parce que M. Forton a soigneusement évité l’excès, qui ne paraît
pas être dans son tempérament et qui aurait nui à la véracité de ce récit d’une crise. On le
regrette parfois. Ici, on ne dramatise rien. L’auteur travaille à petites touches, sagement.
C’est bien fait, facile à lire, réaliste sans ridicule, honnête. Un très bon devoir qui mérite
une note au-dessus de la moyenne. Il s’agit seulement de savoir si l’entrée en littérature est
sanctionnée par un examen ou un concours. Ou un prix. » 195
Jean Freustié, en tout cas, semble avoir ressenti des émotions très fortes à la
lecture du roman de Forton :
« C’est une grande réussite à partir de données modestes et vraies, avec de ci, de là des
phrases qui vous laissent écorché vif. [...] Toute la seconde partie du livre qui est le récit de
la crise est effrayante. » 196
Il n’a pas non plus laissé indifférente la journaliste du Figaro pour qui c’est « un
roman bien mené et subtil, émouvant » (Renée Massip, Le Figaro, 27/09/1966) ni celui
de Valeurs actuelles (26/01/1967) : « son histoire nous touche », et la Revue de
l’ACILECE (art. cit.) parle d’« un écœurant tragique ».
La fin du roman, cependant, suscite quelques réserves : on la trouve « peu
originale » et « mélo » (R. Giron, France Soir Paris-Presse, 9/11/1966). Pour Robert
Kanters (Le Figaro littéraire, 29/09/1966), « la catastrophe finale, ex machina, est
gênante ». Il va même plus loin puisqu’il pose la question de la crédibilité du roman
classique, à propos des Sables mouvants et du Chinois d’Afrique, le roman de Robert
Sabatier paru en même temps que celui de Forton :
« Les cartes restent les mêmes, et de la vérité seules les apparences changent au cours des
siècles, mais ce sont peut-être les règles de la crédibilité artistique qui, un jour, en peinture,
en musique, en “roman”, perdent quelque chose de leur efficacité... »
111
forme d’énonciation complexe où le narrateur se désigne lui-même tantôt à la première
personne, tantôt à la troisième 197.
Tantôt on admire « des passages étonnamment réussis avec glissement du “il” au
“je” qui sont des tours de force techniques » 198, tantôt on lui reproche d’avoir sacrifié à
la mode ambiante du monologue intérieur :
« Pour obéir à la mode, il passe des récits les plus nets aux procédés du style incohérent,
sans syntaxe ni ponctuation : imitations prétendues du monologue intérieur dans les
cervelles fatiguées. » (André Thérive, La Revue des deux mondes, 1/02/1967).
« Les Sables mouvants est peut-être une fable, un apologue, à quoi les couleurs modernes
ne conviennent pas beaucoup, et qui exprime trop bien sa leçon, son commentaire. Du
moins on y goûte un écrivain qui sait écrire. Chose rare dans les équipes d’aujourd’hui. » 199
197 Cf. notre mémoire de DEA, L’Étude des signes dans Les Sables mouvants de Jean Forton, sciences
du langage-linguistique générale, Montpellier III-Perpignan, octobre 1997.
198 Revue de l’ACILECE, art. cit.
199 André Thérive, art. cit.
112
D’autres apprécient, au contraire, que Forton ait su renouveler son écriture avec
une modération qui le préserve de tomber dans l’ennui déconcertant du Nouveau
Roman :
« on peut faire du neuf dans le genre sans désosser et couper en quartiers inidentifiables une
action qui veut, autant que faire se peut, évoquer une réalité existentielle. » 200
113
« Tous les romanciers qui paraissent ne peignent que des désespoirs assez fades, sans
aucun romantisme et disons-le, des abrutissements. » Pour lui, l’enlisement du
protagoniste de Forton illustre la mode du moment. Il reproche aussi à tous ces
nouveaux auteurs de provoquer le désintérêt du lecteur profane et la lassitude des
critiques, en se livrant à des recherches techniques, ostentatoires et inutiles, et en
donnant l’impression que la « matière vivante » a disparu.
Auguste Rivet, dans L’Éveil de la Haute-Loire (4/12/1966), remarque :
202 Avec la prudence qu’il convient de garder vis-à-vis de jugements parfois partiaux, il est intéressant de
rappeler ce que Jacques Brenner disait de cette critique, à savoir qu’elle « perd la tête devant tout nouvel
auteur soi-disant novateur », et qu’elle est citée par Barthes dans Critique et Vérité comme représentant le
galimatias de l’ancienne critique. (J. Brenner, op. cit., p. 162).
114
satire et la caricature empêchent la comédie de tourner à la tragédie. La critique ne se
cache pas de préférer le classicisme formel à la difficulté des Nouveaux Romans :
« Rapide en son récit, classique en sa forme, en son thème et en sa construction, Les Sables
mouvants peint l’homme moderne [...] Il est aux antipodes non du monde, mais de la
littérature d’aujourd’hui : il détend. »
Forton fut effectivement loué pour « l’habileté de son solide talent réaliste » 203,
« un réalisme impitoyable » selon le critique genevois, Georges Anex (Journal de
Genève, 1er-2/10/1966). Le ton de son roman était perçu comme un mélange de
tragique 204 et de comédie 205.
Lorsqu’on le compare à d’autres romanciers, ce sont toujours les mêmes qui sont
mentionnés. Georges Anex retrouve dans Les Sables mouvants des accents du Jérôme
Bardini de Giraudoux – déjà cité à propos du héros de La Fuite – mais pour lui, « cette
tristesse est plus cruelle » et son monde « dépourvu de merveilleux » 206. De même, la
vieille demeure à caractère onirique découverte par le héros des Sables mouvants
évoque pour plusieurs critiques le château poétique du Grand Meaulnes.
Le critique de Candide (24-30/10/1966) trouve que ce « livre gris » a « la tristesse
suffocante de Maupassant » mais sans la puissance. Georges Dupeyron de la revue
Europe (nov. déc. 1966) parle du « bovarysme démodé » de Dad qui conduit au suicide
raté. Pour Charles de Richter de La République (pas de date indiquée), « Jean Forton
décrit à la Huysmans cette vie terne, maussade ». La référence de Matthieu Galey 207 est
plus contemporaine : « C’est, traité d’une manière beaucoup plus personnelle, le thème
du dernier roman de M. Jean-Louis Curtis, La Quarantaine. »
Cependant, le roman de Forton s’inscrit sur un arrière-plan moral, philosophique
autant que littéraire, caractérisé par le sentiment de l’absurde. Devenu surtout sensible
au lendemain de la guerre, avec la découverte de l’horreur des camps et la menace du
115
péril atomique, il prend la forme d’un mélange d’angoisse et de dérision, devant le
déferlement des objets utilitaires d’une société de consommation en plein essor :
« Gris poussière, comme le voulait son sujet, le livre de M. Forton ne le cède en rien à la
plupart des romans français, nombreux à notre époque, où prévaut le sentiment de
l’absurde. » (Pascal Pia, Carrefour, 21/09/1966).
De même, Gaston Marchou (La Vie des Métiers, déc. 1966), retrouve dans Les
Sables mouvants un « Décor à la Kafka où Jean Forton se plaît à égarer des personnages
solitaires en quête, peut-être, de ce “supplément d’âme” dont parle Bergson. »
À propos de ce décor, justement, les journalistes locaux avaient été sensibles au
fait que Bordeaux était de nouveau bien présent dans un roman de Forton, ainsi que
toute une atmosphère provinciale. Pour G. Brohan de La France (25/10/1966), Les
Sables mouvants sont
« un grand et simple roman de la vie familiale en province et en même temps une étude
bien typée d’un Bordelais qui ressemble à bien d’autres dans sa bonne ville de Bordeaux ! »
Pourquoi Forton n’a-t-il plus rien publié de son vivant après Les Sables mouvants,
à part quelques nouvelles dans la presse régionale ? Pourquoi ce silence de seize ans ?
La réponse semble tenir à un seul article qui a eu un certain retentissement dans la
presse littéraire au moment où il est paru. Il s’agit de celui que Matthieu Galey a écrit
dans la revue Arts (5-11/10/1966), dont il tenait la chronique littéraire depuis plusieurs
années, et qui s’intitule « Mais qui est donc Forton ? ».
116
Rappelons d’abord les circonstances : Forton avec Les Sables mouvants et malgré
son silence de six ans, se retrouve candidat aux prix de fin d’année comme pour ses
trois romans précédents. Dans son compte-rendu sur la foire de Francfort, grand rendez-
vous des éditeurs européens, le journaliste de La Quinzaine littéraire (15/09/1966)
informe ses lecteurs que dans le stand Gallimard, « l’un des favoris est Forton (dont on
parle déjà beaucoup pour les prix) avec Les Sables mouvants ». De même, dans
l’enquête qu’il a faite pour la revue Réalités (oct. 1966), Jean-Louis de Rambures
indique que Les Sables mouvants sont dans les meilleurs candidats pour les prix
présentés par leurs éditeurs et il rapporte le jugement, évidemment positif, de
Dominique Aury 208, chargée par Gallimard de présenter le livre. Il rappelle que Forton
est un auteur de 36 ans, libraire à Bordeaux, qui a plusieurs romans à son actif et qui fait
sa rentrée littéraire après un silence de six ans. R. Giron, dans France Soir Paris-Presse
(9/11/1966), signale que Les Sables mouvants sont pronostiqués pour les prix avec le
roman de José Cabanis 209 et il se demande si avec ce neuvième roman, la persévérance
de Jean Forton va enfin être récompensée. G. Brohan, dans La France (25/10/1966) fait
part comme Dupeyron dans Europe (nov. déc. 1966), de l’impatience avec laquelle il
attendait le nouveau roman de Forton après six ans de silence. Pour lui, Les Sables
mouvants sont « Un bon livre qui mérite en tous points nos vœux pour les prix ».
Et voilà que la polémique éclate au début du mois d’octobre 1966, avec l’article
de M. Galey. Le plus étonnant est que le critique ne parle pas du tout du roman de
Forton dans toute la première moitié de son long article, alors qu’il est censé présenter
« Le livre de la semaine ». D’ailleurs lui-même s’en rend compte puisqu’il clôt ainsi sa
première partie : « Mais il serait peut-être temps, après cette diatribe [...] de parler un
peu de son livre, qui en est le prétexte. » Le mot est lâché : effectivement, le roman de
Forton semble n’avoir été que le prétexte pour Matthieu Galey à une mise en accusation
du système de l’édition, qui relève plus d’une hargne libératrice que de la véritable
critique.
117
Nous reparlerons plus loin de la conception que Matthieu Galey se fait de
l’édition dans cet article, une vision très commerciale qui nous paraît surprenante de la
part de ce fin lettré, écrivain lui-même, peu lu et peu connu au demeurant. Ce qui nous
intéresse à présent, c’est de voir comment Forton s’est retrouvé le bouc émissaire de
cette attaque contre le système éditorial de Gallimard, et le détail du texte nous
permettra de mieux en comprendre la portée.
Après un chapeau qui annonce « Jean Forton : Les Sables mouvants
(Gallimard) », Matthieu Galey présente l’auteur de manière extrêmement dévalorisante,
comme s’il écrivait sur un mouvement d’humeur :
Matthieu Galey ignorait donc que Forton avait précisément abandonné la librairie
générale pour se spécialiser dans les ouvrages de droit, pour les raisons que le critique
évoque, d’ailleurs, à savoir le dégoût ressenti par un authentique amoureux de la
littérature devant les usages des consommateurs.
Cette entrée en matière fournit à M. Galey l’occasion de s’en prendre aux
romanciers en général qui, dans leur naïveté et leur ignorance des nécessités
commerciales, s’imaginent « à chaque nouveau livre, que cette fois-ci, enfin, ils vont
décrocher la timbale... ». Il n’est pas plus indulgent pour cet autre type d’écrivain qui
croit prévenir les aléas de la vente « en faisant du porte-à-porte chez les libraires » et en
faisant sa propre publicité.
Il revient ensuite à Forton, pour parler non pas de son livre, mais de l’écrivain lui-
même :
« M. Forton, discret, modeste, (et provincial, ce qui aggrave son cas dans une république
des lettres encore plus centralisée que l’autre, la politique) se contente de noircir ses
manuscrits, le soir, à la veillée. »
Comme on le voit, son ironie malveillante donne de Forton l’image d’un écrivain
laborieux, mais aussi mesuré, le contraire d’« un énervé du stylo, un de ces
stakhanovistes littéraires qui font livre de tout papier et publient leurs trois ou quatre
118
ouvrages annuels », qui publie donc à un rythme raisonnable mais qui, au bout de huit
romans, n’est toujours pas devenu un auteur « à succès » :
« Car enfin, s’il avait du génie, ou s’il possédait cette facilité, voire ce don ou ce métier, qui
font les auteurs à succès, on le saurait. »
Retour ensuite à l’exemple de Forton, qui fait les frais, à l’évidence, de ses griefs
contre l’édition française :
« Le temps n’est-il pas venu de “sortir” cet auteur remisé depuis quinze ans dans la
naphtaline des entrepôts, ou de lui signifier, comme on le fait par exemple pour certains
officiers de marine, qu’il n’a plus à espérer d’avancement ?
Ce serait plus honnête – et plus sain – que de lui ménager cette éternelle obscurité, cette
indifférence dont il doit se désoler. »
Et Matthieu Galey de critiquer une politique éditoriale qui gère mal ses auteurs,
selon lui. Alors arrive la phrase la plus assassine peut-être de tout l’article, celle qui a pu
déterminer l’éditeur de Forton à lui refuser son dernier manuscrit :
119
Enfin, il procède à la critique des Sables mouvants, dans des termes qui, comme
nous l’avons vu plus haut, sont loin d’être négatifs, mis à part la note finale, où l’on
retrouve la perfidie du début de l’article.
Cet article polémique suscita quelques réponses indignées de la part de certains
critiques qui connaissaient les ouvrages antérieurs de Forton et se souvenaient que
Matthieu Galey lui-même, en son temps, avait su apprécier le talent de leur auteur :
« Jean Forton n’est pas un débutant. Il a publié sept romans, dont Le Grand Mal, qui eût
mérité déjà une couronne. Il ne l’a pas obtenue et le critique Matthieu Galey vient de
soulever une polémique à son propos. »
« Quelqu’un qui a été étonné, c’est Jean Forton. Parce que Matthieu Galey avait consacré
un bel article à son livre L’Épingle du jeu, qu’il comparait aux Faux-Monnayeurs : “Moins
dominé, mais plus secret, plus poétique, Jean Forton sait animer un roman d’un
frémissement de vie.” Mais que désire Matthieu Galey ? Que les éditeurs refusent les
nouveaux livres des écrivains qui n’ont pas obtenu de forts tirages après avoir publié deux
ou trois romans ? Il voudrait, écrit-il, que ne paraissent plus que des livres “nécessaires”. Il
met cet adjectif entre guillemets et, en effet, peut-on dire d’un seul livre qu’il soit
“nécessaire” ? » (« Le Retour des Prix », Aux Écoutes, 13/10/1966).
« prouve que pour lui l’écriture est un besoin absolu. Il écrit comme les autres respirent.
Libraire, il sait ce que sont les livres. Mais aucune révolte apparente ne l’anime. Malgré les
difficultés, il a confiance qu’il réussira à s’imposer. »
120
exercent, comme José Cabanis, un second métier en province ». La comparaison avec
Cabanis n’est pas innocente, vu que celui-ci s’est retrouvé par deux fois aux côtés de
Forton dans les candidats favoris au Goncourt 210. Le journaliste s’adresse ensuite à
l’auteur : « certains ont l’air étonnés de votre réapparition. » À quoi Forton répond :
« Il paraît que Jean Forton pose un cas. Parce qu’il a écrit huit livres en quinze ans et
qu’aucun d’eux n’a eu le prix Goncourt, il s’est vu reprocher, en publiant Les Sables
mouvants, de persévérer dans l’échec. Il commet, de plus, ce péché impardonnable, étant
provincial, de ne pas se répandre dans les cocktails mondains et les antichambres
académiques. Enfin, comble de la médiocrité, il est libraire, ce qui ne lui permet pas
d’ignorer que les romans en général, et les siens en particulier, se vendent mal. »
Gilbert Ganne ironise alors sur la conception de l’édition prônée par M. Galey,
avant d’en défendre une autre qui fait sa place à des auteurs comme Forton :
« Autrement dit, certains appellent de leurs vœux ce jour béni où les éditeurs, plutôt que de
faire quelquefois confiance à des auteurs encore jeunes, se lanceraient dans l’exploitation
systématique du “best-seller”, ce qui évidemment simplifierait le marché du livre et rendrait
la joie de vivre aux critiques. Heureusement, on édite toujours Jean Forton, comme on a
édité Jouhandeau ou Paulhan même lorsqu’ils n’avaient pas de lecteurs. D’ailleurs, dire
qu’il est un inconnu est une contre-vérité manifeste, comme en peuvent témoigner les
principaux critiques littéraires qui ont consacré à son précédent livre, L’Épingle du jeu,
paru en 1960, d’abondantes tribunes. L’un d’eux, Matthieu Galey, disait par exemple de ce
“livre solide, fouillé, adroitement composé” : “Il recrée le temps maudit de l’adolescence
avec ce qu’il faut de tendresse, d’ironie, et tout de même de regret.” »
121
Notons au passage la feinte ingénuité du critique qui semble choisir M. Galey au
hasard parmi les défenseurs de Forton, comme si tout ce qu’il venait de dire n’avait rien
à voir avec l’article paru dans Arts, mettant ainsi en lumière toute la mauvaise foi de
M. Galey qui prétendait se demander : « Mais qui est donc Forton ? »
Quant au reproche méprisant fait à Forton sur son double statut de libraire et de
provincial, voici ce que répond Gilbert Ganne :
« quel est l’écrivain de trente-cinq ans qui, à moins d’une réussite fulgurante et d’ailleurs
périlleuse, n’exerce pas aujourd’hui un second métier ? Seulement, bien peu ont la naïveté,
ou la sagesse, de rester dans leur province. »
« Il n’est de salut que dans la province ; c’est l’origine de toute invention romanesque. Sans
elle pas de véritables romanciers : rien que des mondains ou de beaux esprits. »
Enfin, Gilbert Ganne termine son article par une dernière pointe contre les
critiques du genre de Matthieu Galey :
« ils [les lecteurs des Sables mouvants] reconnaîtront en Jean Forton un des meilleurs
écrivains de sa génération. Un de ceux qui, n’en déplaise aux talons rouges de la petite
intelligentsia, n’ont pas sacrifié leur œuvre aux hochets de la vanité. »
Si l’on peut constater une baisse d’audience critique pour Les Sables mouvants
dans le nombre d’articles ou d’émissions qui leur ont été consacrés, par rapport à
L’Épingle du jeu, parue six ans plus tôt, on s’aperçoit toutefois que la place de Forton
dans le monde littéraire et l’estime qu’il reçoit n’ont jamais été plus importantes : ce
dernier roman est même considéré comme son meilleur par certains critiques.
Le fait est d’autant plus digne d’être remarqué qu’entre 1960 et 1966, le contexte
littéraire a fortement évolué, notamment sous l’influence croissante du Nouveau
Roman.
Dans Les Sables mouvants, Forton reste fidèle à lui-même, à son ton si
caractéristique, trouvé dès le début. Abandonnant le sujet de la jeunesse, dont il s’était
fait une sorte de spécialité depuis Le Grand Mal, il semble boucler son œuvre en
revenant à son thème de départ : l’ennui éprouvé au sein même du couple.
122
Cependant, il a évolué sur le plan littéraire et dans le reflet qu’il propose de la
société. Il continue d’apparaître comme un héritier de la tradition classique, de par ses
analyses et la limpidité de son style mais sa narration prend des libertés avec le point de
vue. Et ces audaces mesurées sont jugées de manière contradictoire : tantôt trop timides,
tantôt trop modernes.
Si certains commencent à mettre en doute la crédibilité des procédés romanesques
traditionnels, auxquels Forton continue d’avoir recours, d’autres, que le Nouveau
Roman ennuie, se disent soulagés d’avoir affaire à un romancier dont la vision du réel
garde cohérence et clarté. Et son style allie la désinvolture moderne à une sûreté de
plume que personne ne lui conteste.
Le plaisir et l’intérêt que les critiques continuent d’éprouver en le lisant en 1966
tiennent aussi au sujet des Sables mouvants, considéré comme original par son extrême
banalité. L’absence d’intrigue en fait une sorte d’anti-roman, ce qui le rapproche des
tentatives modernes de déstructuration. Plus généralement, la littérature de l’époque
privilégie les peintures du désenchantement et de l’enlisement dans des préoccupations
matérielles qui laissent l’être humain amer et frustré.
Forton a d’ailleurs renoué avec les héros médiocres et antipathiques. « Dad » n’est
pas aussi monstrueux que le narrateur de La Cendre aux yeux, mais comme lui, il tend
au lecteur un miroir où celui-ci a peur de se reconnaître.
Quoi qu’il en soit, à la lecture des articles, louangeurs pour la plupart, dont Les
Sables mouvants ont bénéficié au moment de leur parution, on comprend mal comment
Matthieu Galey, le critique d’Arts, a réussi à « tuer » l’écrivain Forton d’un trait de
plume, un écrivain qui avait conquis une véritable place littéraire aux yeux des critiques
éminents de son époque.
À la lecture des critiques qui ont suivi Forton sur plusieurs années de sa
production, nous constatons chez eux le sentiment que l’écrivain n’a cessé de
progresser, jusqu’aux Sables mouvants, son ouvrage le plus accompli selon Pierre Paret,
123
le seul – à notre connaissance – à avoir critiqué tous les romans de Forton parus de son
vivant, à part L’Oncle Léon.
En effet, si le romancier a toujours gardé cette « nouvelle qualité de sourire » qui
le distingue d’emblée parmi ceux de sa génération, comme le signale Claude-Henri
Rocquet au moment de L’Herbe haute, sa capacité à construire des intrigues complexes,
mettant en scène un nombre important de personnages, s’est révélée au fil des œuvres.
Parallèlement, ses analyses ont gagné en profondeur et en densité psychologique,
servies par un style de plus en plus limpide.
Son quatrième roman, La Cendre aux yeux, marque un changement de registre
chez l’auteur. C’est aussi le premier que l’on qualifie de chef-d’œuvre. Mais l’apogée
de sa carrière littéraire correspond plutôt à la publication des deux romans suivants : Le
Grand Mal et L’Épingle du jeu, qui le signalent aux yeux de la critique comme un
maître incontesté de l’étude de la jeunesse, avec une portée sociologique intéressante
pour les contemporains.
Au moment du Grand Mal, certains critiques lui attribuent une « forte situation
littéraire » 211, sous le patronage de la NRF dans laquelle il a publié plusieurs notes de
lecture, jugées « excellentes » par Marcel Arland 212.
Lorsque paraît L’Épingle du jeu, la critique semble prendre conscience que ce
jeune romancier a une régularité de production peu commune. Associée à la solidité de
son œuvre, elle en fait désormais une valeur sûre de la jeune génération et explique qu’il
ait été donné gagnant pour le Goncourt de 1960.
Enfin, on peut constater que malgré un silence de six ans, après son échec au
Goncourt, la crédibilité littéraire de Forton n’a pas été entamée. En 1966, il repart favori
pour le prix avec Les Sables mouvants. Mais l’attaque de Matthieu Galey, critique
écouté dans le milieu littéraire, l’atteint dans ce deuxième envol, mortellement, pourrait-
on dire, puisqu’il ne publiera plus de roman de son vivant.
Sur l’ensemble de ces douze ans de production littéraire reconnue – de 1954 à
1966 – on remarque que la critique s’est montrée fidèle à Forton. Des critiques de tout
124
bord, culturellement et idéologiquement, ont vu assez vite en lui une vraie valeur
littéraire et l’ont défendu avec indignation lorsqu’il a été mis en cause par Matthieu
Galey.
Mais dans la mesure où les critiques sont représentatifs de leur lectorat, il serait
intéressant de savoir, grâce à leurs articles, comment le romancier a été perçu par ses
contemporains et la place qu’ils lui ont faite parmi les auteurs de cette époque.
Tout d’abord, des critiques qui ont accueilli les romans de Forton, et notamment
les deux derniers, nous voyons se dégager deux grands types d’horizon d’attente : d’une
part, il y a les lecteurs toujours attachés à l’intrigue et aux personnages, qui apprécient
le classicisme de Forton, même s’ils lui reprochent son ton gris, ses personnages
médiocres et parfois – pour Les Sables mouvants, par exemple – ce qu’ils appellent
l’indigence de son sujet.
D’un autre côté, se trouvent ceux qui n’acceptent plus le fonctionnement classique
du roman traditionnel et qui ont intégré les normes du Nouveau Roman. À ce compte-là,
le roman fortonien leur paraît ennuyeux et suranné.
L’influence du Nouveau Roman – qui n’a pas encore trouvé son nom – commence
à se faire sentir chez les critiques dès 1954, année de La Fuite. Certains ne supportent
plus le roman d’analyse traditionnel, dont Forton reprend les procédés.
En 1957, La Cendre aux yeux, premier roman de Forton présenté au Goncourt, se
retrouve en lice avec, entre autres, La Modification de Butor. Le prix est attribué à La
Loi de Vailland, roman de facture classique, mais Butor reçoit tout de même deux
couronnes : le Fénéon pour L’Emploi du temps et le Renaudot pour La Modification.
En 1959, avec Le Grand Mal, Forton fait partie des « espoirs » pour le Goncourt.
Mais dans l’équipe des « anciens », se trouvent deux vedettes du Nouveau Roman :
Nathalie Sarraute avec Le Planétarium et Robbe-Grillet avec Le Labyrinthe. Les jurés
Goncourt préfèreront finalement le récit-témoignage d’André Schwarz-Bart : Le
Dernier des justes.
Nous voyons donc que la place faite au Nouveau roman dans le monde littéraire
s’élargit entre 1954 et 1959. Mais ce n’est qu’à partir de 1960, à propos de L’Épingle du
125
jeu, qu’apparaissent dans les critiques françaises et anglo-saxonnes des comparaisons
explicites entre Forton et le Nouveau Roman, pour mieux faire ressortir ce qui les
oppose. Unanimement, il est considéré comme un héritier du roman classique, surtout
par rapport à La Route des Flandres de Claude Simon, dont on parle pour le Renaudot.
On ne lui fait cependant pas grief de son classicisme, notamment les critiques anglo-
saxons qui viennent de découvrir La Cendre aux yeux (traduite en anglais en 1959) et
apprécient ses qualités françaises de limpidité et de mordant.
Le rayonnement du Nouveau Roman devient nettement sensible dans les critiques
de 1966 à propos des Sables mouvants. L’énonciation ambiguë choisie par Forton est
perçue comme une tentative de renouvellement stylistique. Mais en général, on lui sait
gré de ne pas plonger son lecteur dans l’ennui, comme le font ces nouveaux auteurs qui
présentent la réalité de façon déconcertante. L’impression qui ressort de la lecture des
critiques de 1966 est un certain malaise par rapport aux formes romanesques nouvelles,
considérées comme difficiles d’accès. En même temps, on sent bien que le Nouveau
Roman est désormais une valeur reconnue qui souffre de moins en moins la
contestation, d’où, chez certains, une sorte de mauvaise conscience à savourer les
qualités classiques de Forton.
Nous verrons plus loin que le rejet du roman traditionnel, hérité du XIXe siècle,
par une partie influente de l’intelligentsia littéraire de l’époque a sûrement compromis
la reconnaissance des romanciers qui, à l’instar de Forton, ont dû attendre la postérité
pour être appréciés à leur juste valeur.
126
En 1954, avec La Fuite, Forton commence sa carrière littéraire sous les auspices
du Grand Meaulnes. Et cette ombre tutélaire le suivra jusqu’à son dernier roman. On
signale pourtant, au moment de L’Épingle du jeu, qu’il a pour ainsi dire coupé le cordon
ombilical, car son ton est décidément devenu trop violent pour évoquer encore Alain-
Fournier. Mais, jusque dans son dernier livre, quelques critiques s’évertuent toujours à
trouver des accents du Grand Meaulnes, sans doute à cause de la place accordée au
rêve, et de la poésie qui en découle.
Cet onirisme poétique qui caractérise La Fuite et Les Sables mouvants rappelle
aux contemporains de Forton, mais en plus cruel, les Aventures de Jérôme Bardini, un
roman de Giraudoux publié en 1930 et qui illustre le thème de la fuite. Il est souvent
cité à propos de Forton, alors qu’il semble avoir disparu de notre horizon littéraire
actuel.
Dans Le Grand Mal et L’Épingle du jeu, qui mettent en scène des adolescents,
plusieurs critiques retrouvent l’art d’écrire de Gide dans Les Faux-Monnayeurs, ainsi
que son subtil dosage du bien et du mal.
Mais la tentation la plus grande est de comparer Forton à Mauriac, son illustre
devancier bordelais. Son nom apparaît surtout chez les critiques locaux, plus sensibles
que les autres, sans doute, à une peinture sans concession de la bourgeoisie bordelaise,
commune aux deux auteurs.
À propos de La Cendre aux yeux, on évoque aussi La Chute de Camus, publiée un
an avant, sans doute à cause du cynisme du narrateur. De même, Les Sables mouvants
racontent une crise morale de l’âge mûr, comme le récit de Camus.
Quant au protagoniste de ce dernier roman, par sa quête solitaire et infructueuse, il
s’inscrit dans le contexte d’une littérature de l’absurde, éclose dès l’après-guerre, avec
la découverte de Kafka et le succès de L’Étranger.
Lorsque Forton fait son apparition sur la scène littéraire avec La Fuite, outre les
très nombreuses comparaisons avec Le Grand Meaulnes, l’œuvre est rattachée à la
veine des romans où s’exprime une sensibilité délicate et gracieuse, comme Bonjour
Tristesse de Sagan qui obtient le Prix des Critiques la même année. À l’opposé, il y a le
127
roman qui dérange, qu’il soit « macabre, scatologique, érotique, philosophique,
surréaliste » 213.
L’année suivante, Forton bascule dans le registre réaliste paysan avec L’Herbe
haute, dont l’érotisme choque certains critiques, au point d’évoquer le naturalisme de
Zola, mais en plus poétique. Sans persévérer dans le roman paysan, Forton garde dans
ses œuvres ultérieures un mélange de réalisme et de poésie, qui fait son originalité aux
yeux des critiques.
Sa touche réaliste s’assombrit à partir de La Cendre aux yeux et on cite plusieurs
fois Simenon à propos du Grand Mal, dont l’intrigue est en partie policière. Au
lendemain de la guerre, les Français découvrent avec enthousiasme le roman noir, à
l’américaine d’abord, à la française ensuite à partir des années 50. La vogue du roman
policier d’atmosphère, surtout représenté par Simenon depuis les années 30, s’explique
par le fait qu’il rejoint les préoccupations de la littérature générale, avec ses anti-héros,
angoissés, sans illusions, et pénétrés du sens de l’absurde.
La Cendre aux yeux est le premier roman de Forton à appeler des comparaisons
avec les plus grands noms de la littérature mondiale : on parle du Valmont de Laclos de
Julien Sorel, du Lolita de Nabokov, de Dostoïevski pour la cruauté du personnage qui
frise la folie, et même de Musset et de Radiguet, parce que La Cendre aux yeux peut
être interprétée comme l’illustration d’un nouveau mal du siècle.
D’autre part, l’enfance ou l’adolescence dans les romans, sujet favori de Forton,
ne reste pas seulement liée, pour les critiques d’hier et d’aujourd’hui, aux noms de Gide
et d’Alain-Fournier, mais aussi à celui de Louis Pergaud, pour La Guerre des boutons,
publiée en 1912, et redécouverte par le public en 1962, grâce au film d’Yves Robert. Et
lorsqu’un enfant souffre de l’incompréhension des adultes, on pense plutôt à Vallès ou à
Poil de Carotte de Jules Renard.
Les critiques du Grand Mal et de L’Épingle du jeu n’ont pas manqué de citer ces
illustres prédécesseurs de Forton, en le situant par rapport à eux. Plus dur qu’Alain-
128
Fournier, plus poétique que Gide, aussi réaliste dans le langage que Louis Pergaud, il
crée son propre style qui ne doit rien à personne, ainsi que le souligne un critique 214. Et
surtout, il évite de tomber dans le piège qui consiste à faire soit du Grand Meaulnes,
soit du Vallès, lorsqu’on met en scène des adolescents 215 : Forton a su préserver
l’ambiguïté de l’enfance en gardant un équilibre entre la poésie du rêve et le réalisme
lucide.
Dans les années 1950-1960, d’autres peintres de l’enfance malheureuse faisaient
encore partie du paysage littéraire, alors qu’ils en ont quasiment disparu aujourd’hui.
Ainsi, L’Épingle du jeu rappelait-elle aux critiques deux romans d’Octave Mirbeau
maintenant oubliés : Sébastien Roch et L’Abbé Jules. Le roman de Forton fut aussi
comparé à celui d’Yves Gibeau paru en 1952, Allons z’enfants, qui raconte l’histoire
d’un enfant de troupe, rebelle et épris d’idéal, pendant la Seconde Guerre mondiale, et
qui a fait l’objet d’une adaptation cinématographique relativement récente (1980), sans
pour autant retrouver un public.
Enfin, deux autres romanciers de la jeunesse étaient aimés du public à l’époque de
Forton, pour leur poésie et leur sens du merveilleux : André Dhôtel et Alexandre
Vialatte, qui introduisit Kafka en France par ses traductions.
André Dhôtel plaisait à Forton qui parle de son « enchantement » et de sa
« tendresse » dans une critique parue dans la NRF en mars 1958 216. Il a souffert d’une
longue désaffection avant d’être republié récemment, tandis qu’Alexandre Vialatte est
régulièrement cité parmi les romanciers du XXe siècle injustement oubliés et
redécouverts dans les années 80, comme Paul Gadenne, Emmanuel Bove, Raymond
Guérin ou Henri Calet.
Jacques Brenner compare à plusieurs reprises Le Grand Mal aux Fruits du Congo,
le chef-d’œuvre de Vialatte, d’après lui, et « un des plus beaux romans inspirés par les
129
troubles, les aspirations et les tumultes de l’adolescence. » 217 Maurice Nadeau estimait
aussi que c’était « l’un des meilleurs romans d’après la guerre » 218. Mais selon Brenner,
Forton était plus rationaliste et moins poétique que Vialatte, parce qu’il éclairait trop
bien les faits.
217 Jacques BRENNER, Mon Histoire de la littérature française contemporaine, éditions Grasset &
Fasquelle, Paris, 1987, p. 241.
218 Maurice NADEAU, Le Roman français depuis la guerre, éditions LE PASSEUR-CECOFOP, Nantes,
1992, p. 118.
219 R. Sabatier, Le Temps des hommes, juin 1958.
130
Dans Le Roman français depuis la guerre 220, Maurice Nadeau écrit :
« Les personnages de Cayrol donnent l’impression de ne pas pouvoir s’ancrer dans la vie
réelle ; ils flottent au-dessus d’elle, à l’intérieur d’un rêve qu’ils construisent à mesure. »
Cette description de l’univers de Cayrol convient tout à fait à celui de Forton dans
des romans comme La Fuite, qui fut d’ailleurs comparée à L’Espace d’une nuit, publié
aussi en 1954.
La référence à Guérin n’apparaît qu’une fois dans les critiques du vivant de
Forton, sous la plume d’André Dalmas 221, alors que les deux auteurs seront
systématiquement associés dans leur destinée posthume. Le Grand Mal et L’Apprenti
racontent en effet une adolescence en proie à des inquiétudes, mais plus physiologiques
que morales, chez Guérin.
Il faut se souvenir que dans les années 50, toute activité intellectuelle se devait de
choisir son camp idéologique. Et il est probable qu’en refusant une quelconque
obédience politique ou littéraire, Forton s’est pénalisé par rapport aux instances
officielles de son temps. Mais c’est aussi ce qui nous permet de le lire aujourd’hui alors
que tant de romans de cette période nous paraissent datés.
131
Parallèlement à une littérature marquée politiquement, se radicalise la remise en
question des formes littéraires traditionnelles avec l’apparition du Nouveau Roman.
« Entre engagement et soupçon », ainsi Éliane Tonnet-Lacroix 223 définit-elle la période
littéraire qui va de 1945 à la fin des années 50, car tel est bien le choix qui s’imposait
aux romanciers de l’époque et que Forton refusa, par esprit d’indépendance.
a) La littérature engagée
« Jusqu’à présent, et tant bien que mal, l’abstention a toujours été possible dans l’histoire.
[...] Aujourd’hui tout est changé, le silence même prend un sens redoutable. À partir du
moment où l’abstention elle-même est considérée comme un choix, puni ou loué comme
tel, l’artiste, qu’il le veuille ou non, est embarqué. [...] Nous sommes en pleine mer.
L’artiste, comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir, s’il le peut, c’est-à-dire en
continuant de vivre et de créer. [...] Créer aujourd’hui, c’est créer dangereusement. Toute
publication est un acte et cet acte expose aux passions d’un siècle qui ne pardonne rien. » 224
132
À dix-huit ans, Forton a été lui aussi un jeune homme « existentialiste », comme
on disait à cette époque à propos de la jeunesse de Saint-Germain-des-Prés dont le plus
beau fleuron était Boris Vian. Lui aussi a joué de la trompette dans les caves de la rue
Sainte-Catherine à Bordeaux et s’est grisé d’alcool et de jazz en renversant les tabous de
l’avant-guerre.
Mais lorsqu’il crée sa revue à vingt ans, La Boite à clous, avec Michel Parisot, il
affiche clairement une « neutralité absolue » dans le domaine politique et artistique dès
le premier numéro :
Pour mieux marquer son refus d’engagement politique autant que littéraire, il
réunit dans le comité d’honneur de la revue des gens de gauche et de droite, et la place
sous le parrainage contradictoire de François Mauriac et de Jean Cocteau.
En mars 1951, au moment où il fête le premier anniversaire de La Boite à clous,
Forton réitère sa prise de position :
133
« Nous croyons que notre tâche la plus importante est de secouer une jeunesse qui refuse
l’action. Cette tâche est singulièrement plus pénible que nous ne l’avions pensé. Nous
espérions que les jeunes gens de notre âge savaient qu’il n’y a pas d’autre solution que de
marcher de l’avant, de ne pas refaire éternellement la même œuvre – poème ou musique –
dans l’espoir de créer. Nous n’avions pas pensé au confort paresseux de cette jeunesse qui
préfère vivre dans sa sottise bien léchée plutôt que de risquer quelque désillusion. »
À aucun moment, le Jean Forton romancier n’a renié ses idéaux de jeune critique.
Ses analyses lucides et cruelles restent au-delà du témoignage personnel et n’engagent à
aucune forme d’action. C’est peut-être la raison pour laquelle Jean Paulhan, qui veut
retrouver la ligne apolitique de la NRF d’avant la guerre, le choisit en 1957 pour écrire
des notes de lecture dans la revue. La conception que Forton se fait de la littérature
apparaît dans le contenu de ces critiques, et notamment sa sensibilité à une forme de
lyrisme et de poésie – caractéristique de sa propre écriture – abandonnée par la
production romanesque de l’époque :
« Jean Forton est un lecteur sensible à la poésie, qui ne trouve pas d’excuse au réel quand il
n’est pas habité par un regard où l’émotion, un terme qu’il affectionne, domine sans
amoindrir le sujet. [...] Le lyrisme, il le sent bien, est mal vu, la poésie paraît incompatible
avec la narration contemporaine et c’est pour lui annonciateur, sinon de désastre, du moins
d’égarements qui risquent de porter des coups à une certaine grandeur du roman
français. » 227
En 1969, sa position n’a pas changé et il est sans doute d’autant plus convaincu de
la vanité de toute certitude, qu’il a éprouvé amèrement les hasards d’une destinée
littéraire :
« Tous les gens qui ont un dogme, une croyance, me hérissent le poil. Je ne supporte pas, je
veux être libre de tout engagement, aussi bien politique qu’intellectuel. » 228
Son admiration pour Proust et Céline, qu’il considère comme les deux plus grands
écrivains de tous les temps, s’explique également par sa méfiance pour les idées, qui
résistent moins au temps que la voix et l’émotion d’un auteur :
« [Proust et Céline] ont toujours considéré que l’intelligence et la pensée doctrinaire étaient
nulles et non avenues en littérature. Et que ce qu’il fallait trouver avant tout était l’émotion.
[...] l’intelligence sèche, sans émotion, ne peut mener justement qu’à des livres comme
ceux de Camus où l’on voit la petite doctrine à démontrer, et où il n’y a vraiment rien
derrière, il n’y a pas le cri, il n’y a pas la voix, il n’y a pas la chanson, il n’y a pas le grand
trémolo que vous avez chez Céline ou bien l’orchestration subtile de Proust [...] Je pense
134
effectivement qu’au cours des siècles, les idées meurent, nous ne nous intéressons plus
tellement aux idées de Racine ou de gens comme cela, c’est complètement dépassé pour
nous. Mais ce qui reste, c’est leur voix, leur accent, leur émotion » 229.
b) La littérature « dégagée »
C’est Paulhan qui est à l’origine du terme, lorsque pour réagir contre les excès
d’une littérature politisée, il fonde Les Cahiers de la Pléiade en déclarant : « Vive la
littérature dégagée ! » 230
Dans leur refus de confondre idéologie et littérature, Forton et Paulhan se trouvent
du même côté et s’estiment réciproquement. Dans le même camp, on trouve Marcel
Aymé qui défend la clarté classique et ironise sur la mode du langage marxiste et
existentialiste dans le domaine intellectuel. Rappelons que Forton lui envoya Le Grand
Mal, en soulignant tout ce que ses personnages devaient à la lecture de ses œuvres, et
qu’il répondit avec chaleur à cet hommage. Robert Sabatier, autre représentant du
roman traditionnel, reçut avec bienveillance le premier roman de Forton, La Fuite, ainsi
que La Cendre aux yeux.
Si l’on y rajoute André Dhôtel dont Forton appréciait le tendre merveilleux 231, on
voit bien que les critiques l’ont à juste titre rattaché à une famille littéraire qu’il n’aurait
pas reniée. Elle ne se définit cependant que par la négative, en se démarquant des
tendances dominantes de l’époque, car son seul élément commun est un mélange de
poésie et de classicisme. Mais elle ne s’est jamais constituée en groupe militant, même
si ses auteurs se reconnaissaient et s’appréciaient entre eux.
Or à l’époque de Forton, il existait des ennemis plus tapageurs de la littérature
engagée, qu’on appela les « Hussards » suite à un article de Bernard Frank paru en 1952
dans Les Temps modernes 232. Bien que sympathisants des idées de droite au point d’être
qualifiés de « fascistes » par Frank, ils se voulaient eux aussi dégagés de toute lourdeur
229 ibid.
230 Cité par Éliane TONNET-LACROIX, op. cit., p. 29.
231 Cf. supra, p. 129.
232Bernard Frank emprunta cette appellation ironique au Hussard bleu de Nimier, considéré comme le
chef de file d’un groupe qui réunissait Antoine Blondin, Jacques Laurent puis Michel Déon.
135
idéologique et trouvaient un écho dans une France revenue des illusions de l’après-
guerre en 1950 : « Dans le sentiment qu’au fond “rien n’a changé” ou que “tout
redevient comme avant”, l’engagement révèle son inefficacité. » 233
Leur atout a été précisément de se retrouver autour des mêmes valeurs de légèreté,
de plaisir et d’égotisme, et surtout d’avoir des revues, comme La Parisienne fondée en
1953 par Jacques Laurent qui dirigea aussi l’hebdomadaire Arts. Ces revues non
seulement leur servaient de tribunes mais leur donnaient une cohésion aux yeux du
public. Leur goût du scandale et de la provocation, leur parisianisme brillant sont
évidemment à l’opposé de la discrétion de Forton et de l’isolement du provincial.
S’il partage leur humour et leur désenchantement, ainsi que leur admiration pour
Céline, Aymé et Cocteau, on le voit mal adhérer au projet de Jacques Laurent qui
écrivait dans La Parisienne : « Notre ambition n’est pas de guider mais de séduire ».
L’absence de compromission de Forton à l’égard du public le place plutôt du côté de
Raymond Guérin, et de tous ces écrivains qui précisément ont souffert de n’avoir pas
flatté le goût de leurs contemporains, le besoin d’évasion de tout lecteur : Hyvernaud,
Gadenne, Bove, Calet...
Dans Un romancier dit son mot, Raymond Guérin constate amèrement : « pour
qu’on fasse un succès [à un écrivain], il faut qu’il ait l’habileté de raconter exactement
ce que les pouvoirs et les gens ont envie d’entendre. » 234
c) Le Nouveau Roman
233 Maurice NADEAU, Le Roman français depuis la guerre, éditions LE PASSEUR-CECOFOP, Nantes,
1992, p. 133.
234 Raymond GUÉRIN, Un romancier dit son mot, La Bartavelle éditeur, Charlieu (42), 1997, p. 142.
136
engagée dont Robbe-Grillet dénonce le traditionalisme dans la NNRF : « Littérature
engagée, littérature réactionnaire » 235.
Par rapport à ceux que l’on regroupa sous l’appellation d’« École de Minuit » 236 –
puisque c’était leur éditeur commun au début – il est évident que Forton appartient au
roman classique dont il garde l’intrigue, les personnages et la chronologie linéaire. Il y a
toujours dans ses romans un héros qui nous fait vivre l’histoire de l’intérieur et dont les
analyses psychologiques relèvent d’une des grandes traditions du roman français. Nous
avons vu que les critiques anglo-saxons et la plupart des critiques français lui en avaient
su gré et se félicitaient de ce qu’il n’ait pas sacrifié à la mode d’un type de roman qu’ils
jugeaient ennuyeux et factice.
« Force nous est de constater que la notion d’histoire a, elle aussi, été sérieusement
contestée. Le roman moderne rejette le souci du petit détail vrai et curieux qui éclaire le
dessous des choses et la psychologie de l’homme, l’indice matériel qui donne une
signification au monde. Il renonce tout bonnement à raconter une histoire au sens plein du
terme et n’hésite pas, par contre, à raconter des histoires. » 237
« Il faut bien reconnaître que notre époque est un petit peu grise en ce moment [...] parler
de Céline, parler de Cocteau, on a l’impression de parler de choses grandes. Parler de
Butor, c’est quand même un peu plus ennuyeux » 238.
137
Comment cette littérature difficile d’accès a-t-elle réussi à s’imposer parmi les
intellectuels au point de faire apparaître le roman classique comme un genre dépassé, ce
dont les écrivains comme Forton ont évidemment pâti ?
Comme l’explique Dominique Denès dans Le Temps des Lettres 239, la « phase
d’admission » du Nouveau Roman, au cours de laquelle il a été reconnu comme une
tendance unitaire, a été activée par la volonté des nouveaux romanciers eux-mêmes, qui
ont produit simultanément des œuvres et des articles critiques pour soutenir leur projet.
L’Ère du soupçon de Nathalie Sarraute en 1956 et Pour un nouveau roman de Robbe-
Grillet en 1963 ont joué le rôle de véritables manifestes littéraires qui donnaient une
cohésion apparente à tous ces ennemis du roman traditionnel. Butor aussi a théorisé sa
pratique de la littérature dans Essais sur le roman en 1964.
En même temps, ce mouvement littéraire a bénéficié de l’essor de « la nouvelle
critique », qui faisait disparaître l’auteur au profit du texte. Son plus éminent
représentant, Barthes, attira l’attention des intellectuels sur Robbe-Grillet par des
articles élogieux parus dans Critique en 1954 et 1955. Pour Jacques Brenner 240,
l’avènement du Nouveau Roman marqua l’entrée des universitaires dans le domaine de
la critique contemporaine : avant, ils s’étaient contentés d’étudier les textes classiques,
désormais, ils s’intéresseraient à la littérature en train de se faire. Mais comme cette
nouvelle littérature se prêtait à merveille au commentaire théorique, « une conséquence
de l’apparition du “nouveau roman” fut la prolifération des études critiques » 241 :
« De 1953 à 1967, paraissent quelque deux cents articles et ouvrages sur le Nouveau
Roman, les années 57, 59 et 63 étant les plus prolifiques. » 242
239 Cf. Michèle TOURET et Francine DUGAST-PORTES éd., Le Temps des Lettres. Quelles
périodisations pour l’histoire de la littérature française du XXe siècle ?, Presses Universitaires de
Rennes, 2001, p. 267.
240 Jacques BRENNER, Tableau de la vie littéraire en France d’avant-guerre à nos jours, op. cit.,
p. 111.
241 ibid.
242 Dominique Denès in Michèle TOURET et Francine DUGAST-PORTES éd., op. cit., p. 266.
138
D’autre part, paradoxalement, bien qu’ayant peu de lecteurs, le Nouveau Roman
se voit décerner de nombreux prix littéraires : « dix prix littéraires couronnent six
nouveaux romans au cours de sa période de pleine actualité, soit de 1954 à 1967 » 243.
Il est vrai que, comme l’explique Jean-Pierre Goldenstein à propos de La
Modification, l’attribution de certains prix s’est peut-être faite au détriment des
intentions véritables de l’auteur, en réduisant le texte à ses aspects purement
référentiels :
« C’est sans doute au prix de cette réduction que le roman a pu obtenir en 1957 le prix
Renaudot. Le jury invitait probablement alors un large public à relire pour la énième fois
une banale histoire d’amour : un homme hésite à rester avec sa femme ou à la quitter pour
aller vivre avec sa maîtresse. » 244
Enfin, assez vite, les « nouveaux romanciers » ont leurs entrées dans les
littératures officielles, puisqu’en 1965, Lagarde et Michard, dans leur célèbre manuel
utilisé par des générations d’élèves et de professeurs, citent Robbe-Grillet, Sarraute et
Butor comme représentants du « Nouveau Roman » ou anti-roman.
Un éditeur commun, des essais polémiques écrits par les auteurs eux-mêmes pour
défendre leur projet, et surtout l’engouement des universitaires firent la force du
Nouveau Roman et accélérèrent sa consécration, faisant peser sur les lettres un
terrorisme comparable à celui de Sartre avec le roman engagé.
Face à cette véritable machine de guerre, les isolés comme Forton pesaient de peu
de poids, trop classique pour être porté aux nues par l’intelligentsia de l’époque, mais
trop cruellement lucide pour gagner les faveurs du grand public.
Dans son célèbre article, Nathalie Sarraute faisait porter le « soupçon » sur les
conventions du roman réaliste. Or, la crise du roman de l’après-guerre s’inscrit dans une
remise en question plus radicale qui touche la capacité du langage à exprimer un réel de
plus en plus meurtrier. Paul Gadenne écrivait en 1947 :
243 ibid.
244
Jean-Pierre GOLDENSTEIN, Pour lire le roman, op. cit., p. 13.
139
« Crise du roman ? Bien sûr ; mais crise de la littérature, crise du langage, crise de la
pensée, crise de la civilisation, dont cette crise du roman n’est qu’un aspect. » 245
Pour lui, le romancier de l’après-guerre doit faire face à une double remise en
question : d’un côté, il est en proie à une « crise interne » qui lui a fait perdre toute
confiance en ses pouvoirs et l’oblige à se poser des questions sur la légitimation de son
art. Or « nous savons bien qu’un excès de lucidité contrarie la générosité de l’effort
créateur. » 246 D’autre part, il souffre d’une « crise externe » dans la mesure où « il a un
peu trop l’impression d’écrire sur une terre qui tremble [...] et pour un public que la
presse menace tous les huit jours de la disparition totale. »
Dans le domaine littéraire, le traumatisme de la guerre et des camps a engendré
deux attitudes apparemment contraires mais qui ont la même origine : d’un côté,
l’engagement, de l’autre, le nihilisme littéraire pour qui le langage ne peut plus rien
exprimer. « En fait l’engagement est sans doute le moyen de repousser la mauvaise
conscience, c’est l’autre face du soupçon » 247 qui, pour Adorno, « exprime en négatif
l’impulsion qui anime aussi la littérature engagée » 248.
L’« anti-roman » – dénomination employée par Sartre dans sa préface à Portrait
d’un inconnu de Nathalie Sarraute, et reprise ensuite pour le Nouveau Roman – n’est
qu’un cas particulier d’une vaste entreprise de déstructuration des formes littéraires
traditionnelles : on parle ainsi d’« anti-théâtre » à propos du théâtre de l’absurde et en
1947, Henri Pichette publie des Apoèmes.
« En 1958, Claude Mauriac lance même le terme d’“alittérature” par lequel il définit tout
un pan de la littérature moderne (depuis Kafka jusqu’au Nouveau Roman). » 249
140
littérature “transitive” de “dévoilement du monde”, Barthes considère qu’“écrire” est un
verbe “intransitif”. » 250
Blanchot et Bataille représentent les expériences extrêmes de ce type d’écriture,
qui confine au silence par impossibilité de rien exprimer.
Rien de tel chez Forton qui croit à la valeur de représentation du langage, à
l’intérêt de raconter des histoires et de mettre en scène des personnages qui prennent
modèle sur ceux de la réalité. En témoigne ce qu’il a livré aux journalistes sur sa façon
de travailler, dans ses rares interviews :
« Tous les romans naissent d’une façon spontanée. En ce qui me concerne, une idée, un
petit fait, une situation s’imposent tout à coup et mettent la machine en marche. »251
« je crois que trop de réflexion détruit la foi, l’élan, moteurs essentiels de l’œuvre d’art.
Une certaine naïveté, savante bien sûr, rusée même, mais purement émotionnelle, me
semble indispensable lorsqu’on a fait vœu d’écrire. » 252
Il n’a cessé de le répéter : pour lui, l’émotion prime sur les idées. C’est pourquoi il
est aussi éloigné de la littérature engagée que d’une littérature uniquement préoccupée
d’elle-même.
e) Conclusion
Un écrivain qui a bien connu Forton, Pierre Veilletet, écrivit dans le Magazine
littéraire 253 :
« Forton n’était pas insensible à la critique mais celle-ci n’a sans doute eu aucune incidence
sur les huit romans qu’il a publiés chez Gallimard entre 1954 et 1966. Il écrivait ce qu’il
jugeait bon d’écrire et non pas ce qu’il eût fallu, pour complaire aux goûts du temps. C’est
pourquoi les romans de Jean Forton semblent si peu influencés par le climat littéraire
ambiant. »
141
Pas assez engagée, pas assez soupçonneuse, pas assez narcissique et impudique, la
littérature de Forton a probablement souffert de ne pas être plus ouvertement
scandaleuse à une époque où le scandale était un gage de modernité.
Pourtant elle reflétait bien le désarroi contemporain en montrant des existences
vides proches de l’absurde. Elle montrait également les racines du mal-être de toute une
jeunesse qui allait émerger sur le devant de la scène en 1968, en mettant en lumière ses
aspirations et sa fragilité vis-à-vis du cynisme des adultes et de leurs méthodes
d’éducation aliénantes. En 1966, avec Les Sables mouvants, elle constituait par avance
une remarquable illustration romanesque du Système des objets de Baudrillard publié
deux ans plus tard. Enfin, et c’est sans doute le thème le plus révélateur de son auteur, le
rêve chez Forton apparaît irrémédiablement sanctionné par le réel, et les paradis perdus
de l’enfance se muent en petites boutiques des horreurs.
Or, malgré l’actualité de ses thèmes et de sa sensibilité, son style jugé trop
classique l’a mise au rang d’une littérature dépassée dont on était las, et elle a pâti des
modes despotiques de l’époque.
Ces « six romans qui [...] racontent tous une histoire, mais sans utiliser le gaufrier
balzacien ou stendhalien [...] à mi-chemin entre le roman traditionnel et le roman
d’atmosphère » 254 n’avaient rien, a priori, pour rebuter un large public, encore – et
toujours – attaché aux formes classiques du roman.
Pourtant, si l’on en croit les chiffres de vente, ils semblent n’avoir touché qu’une
minorité de lecteurs, même si parmi eux se trouvaient des critiques estimés, ouverts à la
modernité tout en restant au-dessus des modes qui asservissent la littérature à d’autres
fins qu’elle-même 255. C’est pourquoi on a parlé à propos de Forton d’un succès d’estime
plutôt que d’un succès tout court.
254 Article de Pierre Feille, p 98 in Jean Forton, un écrivain dans la ville, op. cit.
255 Nous pensons à Nadeau en particulier qui écrivait dans sa Présentation des Lettres Nouvelles : « en
tous temps, fût-ce clandestinement, [la littérature] fait entendre notre voix la plus grave et la plus
profonde. Nous voulons donner à cette voix la possibilité de se faire mieux entendre, en laissant les
gloires assises à leur admiration mutuelle, les vedettes et chefs de files à leurs querelles ou leurs parades,
en accueillant tous ceux qui ont quelque chose à dire et qui s’efforcent de le dire aussi bien que possible.
Il suffit que le moins averti de leurs lecteurs perçoive l’adéquation de leurs moyens à la fin qu’ils se sont
donnée, autrement dit : leur probité. » (cité in Maurice NADEAU, Le Roman français depuis la guerre,
éditions Le Passeur Cecofop, Nantes, 1992, p. 222).
142
Il appartient sans doute à cette race d’écrivains destinés à ne rencontrer qu’un
public restreint, mais d’autant plus fidèle, parce qu’ils se refusent à faire fonctionner la
machine romanesque comme moyen d’évasion :
« Le lecteur est bon public. Il est toujours prêt à entrer dans une autre peau que la sienne
(par une sorte de préférence congénitale, dirait-on), à subir un enchantement, une emprise,
à participer à un jeu...
Il est donc possible que le lecteur résiste à des romanciers qui ne veulent, justement,
l’entraîner nulle part, mais seulement lui ouvrir les yeux et le placer en face d’un miroir
impitoyable. Ils n’ont pas de jeu à proposer. [...] Ils ne cherchent qu’à écarter pour lui les
rideaux de l’existence ainsi recréée, avec ses incohérences ou ses avortements, dans ses
élans comme dans ses rechutes, dans ses rêves comme dans ses actes, dans ses désespoirs
comme dans ses délusions. » 256
« Jean Forton ne voyait pas le monde sous des couleurs bien gaies mais il se serait méprisé
si afin de plaire il avait embelli le tableau. Pour un écrivain pessimiste, comme il l’était au
fond, il pensait que la seule alternative possible au désespoir était le devoir de vérité, c’est
pourquoi nous ne l’oublierons pas. » 257
256 Raymond GUÉRIN, Un romancier dit son mot, op. cit., p. 124.
257 Magazine littéraire, op. cit., p 72.
258Maurice NADEAU, Une vie en littérature. Conversations avec Jacques Sojcher, éditions Complexe,
2002, p. 40.
143
Aurait-il accédé au panthéon littéraire si le Goncourt lui avait été attribué en 1960,
comme tout le monde s’y attendait ?
Rien n’est moins sûr, si l’on en croit tous ces Goncourt désormais oubliés, dont
les qualités littéraires n’ont pas résisté au temps : qui se souvient de Paul Colin (refusé
quelques années plus tard par son propre éditeur, Gallimard, qui ne le reconnut pas ! 259),
Pierre Gascar, Francis Walder, Anna Langfus, Jacques Chessex, Antonine Maillet, pour
prendre quelques exemples parmi les Goncourt de 1950 à 1979 ? Même les noms les
plus récents nous échappent, malgré l’effervescence médiatique qui accompagne
l’attribution des grands prix littéraires.
Qui se souvient surtout de Vintila Horia, récompensé à la place de Forton ? Qui le
lit ou le réédite actuellement ? 260
La qualité d’un ouvrage n’a jamais été le seul critère de choix pour les jurys des
prix littéraires et les spécialistes l’ont toujours su. Les influences diverses, les
manœuvres des acteurs importants de la vie littéraire mènent souvent le jeu. On se
demande même par quel heureux hasard Julien Gracq a pu être couronné en 1951, lui
qui était si réfractaire à toutes les intrigues.
Dans le meilleur des cas, même si le jury est intègre, ses choix sont souvent
désavoués par la postérité. Il en fut ainsi de Mazeline, Goncourt de 1932, complètement
oublié depuis, à l’inverse de son rival malheureux de l’époque, Céline, qui concourait
avec Le Voyage au bout de la nuit.
Dans une interview de novembre 1999 261, Raphaël Sorin, directeur littéraire de
Flammarion, et Bernard Wallet, directeur des éditions Verticales, dénoncent le système
des prix littéraires :
« Les cartes sont truquées, et tout le monde en pâtit : les auteurs, les lecteurs, les éditeurs,
les libraires. Et la littérature elle-même. »
259Cf. l’interview de Raphaël Sorin et Bernard Wallet, « Feu sur les prix littéraires ! », parue dans
Le Monde des Débats, novembre 1999.
260
Il a été réédité et édité jusqu’en 1990, aux éditions de L’Âge d’homme, à Lausanne, et il est mort en
1992.
261
Article cité.
144
Raphaël Sorin raconte comment le prix Interallié a échappé par deux fois aux
éditions du Sagittaire, lorsqu’il en était le directeur littéraire. Dans les deux cas, sont
intervenues des raisons totalement étrangères à la qualité littéraire des ouvrages en
compétition, comme la vénalité d’un juré ou l’antipathie physique éprouvée à l’égard
d’un auteur.
En général, d’après les deux éditeurs interrogés, les prix sont attribués selon un
roulement établi officieusement entre les grandes maisons d’édition, véritable chasse
gardée dont les petits éditeurs sont systématiquement écartés.
Ce truquage, qui, autrefois, était seulement connu des professionnels, a été
largement divulgué au public depuis ces dernières années. Les prix littéraires
traditionnels, et le Goncourt en particulier, ne sont plus un gage de valeur aux yeux de
nombreux lecteurs, qui ont fini par comprendre les enjeux financiers qu’ils
représentaient.
Quant aux spécialistes de la littérature – critiques et éditeurs, non seulement ils
savent à quoi s’en tenir sur l’honnêteté des jurys, mais ils sont bien obligés de constater
la fréquente médiocrité des romans couronnés chaque année. Selon Bernard Wallet, les
livres qui entrent dans la course des prix de l’automne se ressemblent souvent : « Ils
sont formatés pour le goût du public. Qui n’est ni haut ni bas, mais moyen. » Le
Goncourt est décerné à celui qu’on estime « susceptible de bien se vendre » 262.
Pour la réception posthume de Forton, cette décrédibilisation du Goncourt auprès
d’un large public, averti ou non, relativise a posteriori l’échec de l’écrivain en 1960.
Raphaël Sorin rappelle que des auteurs comme Guérin et Calet n’ont jamais reçu de
grands prix : « ils n’ont qu’une revanche posthume, grâce à un cercle de lecteurs
fervents » 263. C’est également le cas de Forton.
Toutefois – et c’est peut-être ce qui a le plus lésé Forton vis-à-vis de la postérité –
l’obtention d’un prix lui aurait permis de passer dans une édition de poche. La destinée
d’un livre de poche n’est pas sûre pour autant et rien ne dit que L’Épingle du jeu
n’aurait pas disparu du catalogue des « Folio » au bout de quelques années, comme
262 ibid,
263 ibid.
145
d’autres romans primés et oubliés depuis. Mais c’était lui donner une chance certaine de
toucher un public plus large de son vivant. Car si l’on en croit l’enquête parue dans La
Tribune des fossés en 1992, « les livres primés continuent de se vendre sur plusieurs
années dans des collections “club” et en livre de poche. » 264 Le journaliste cite deux
Goncourt et un Fémina des années 70 et 80 qui, au moment où il écrit son article, ont
déjà atteint le million d’exemplaires vendus et sont traduits en treize ou vingt langues.
264 La Tribune des fossés, enquête d’Emmanuel Hecht sur les prix littéraires, 5/11/1992.
265 D’après un article sur les prix littéraires relevé le 9/08/2003 sur le site : http://www.republique-des-
lettres.com, il semble qu’elle soit devenue moins importante.
266
1 525 000 euros, environ.
267 Article paru dans La France-Bordeaux, pas de date, ni de nom d’auteur indiqués.
268 Voir aussi l’article de Pierre Vavasseur : « Les prix littéraires ne font plus vendre », Le Parisien
Aujourd’hui, 19/02/2002.
146
Si les prix du public avaient existé à l’époque de Forton, les conséquences des
intrigues du Goncourt n’auraient peut-être pas été aussi graves pour lui parce qu’il
aurait eu une chance supplémentaire d’accéder à une consécration littéraire de son
vivant.
Quoi qu’il en soit, on peut penser que Gallimard n’aurait pas refusé son dernier
manuscrit à un de ses anciens prix Goncourt, d’autant plus que, par la même occasion,
Matthieu Galey n’aurait pas été fondé à écrire son article sur la prétendue obscurité de
Forton.
Sur le plan de la vie privée de l’auteur, il est non moins certain que le Goncourt
aurait été déterminant. L’absence de publication dans les six ans qui suivirent L’Épingle
du jeu surprend chez un auteur qui publiait tous les ans un nouveau roman depuis 1954.
Certes, ce silence inhabituel chez Forton peut s’expliquer par son état de santé 269, mais
on imagine facilement la déception qu’il a dû éprouver de se voir privé au dernier
moment d’un Goncourt pour lequel il était donné gagnant par la plupart des critiques, le
dégoût qu’il a pu ressentir devant la violence et la bassesse des attaques dont il a été
victime. On ne peut s’empêcher de penser qu’il a été touché en plein essor et ne s’en est
jamais remis. Le coup a été d’autant plus rude que tous les espoirs étaient permis à ce
jeune écrivain de trente ans, qui avait à son palmarès sept romans publiés par Gallimard,
dont un qui venait d’être couronné par le prix Fénéon 270. N’a-t-il pas brusquement été
arraché à cette « naïveté » dont il parlait dans un entretien donné à Combat en juillet
1960 271, complément indispensable de l’enthousiasme et de la foi qui animent un
auteur ?
Outre la reconnaissance nécessaire à tout écrivain, le Goncourt lui aurait apporté
un confort financier qui lui aurait permis de suspendre ses activités de libraire pour se
consacrer à l’écriture. En octobre 1966, dans un entretien paru dans L’Aurore, il disait
justement à Gilbert Ganne : « en définitive, j’ai très peu le temps d’écrire. » 272
269 Cf. Gilbert Ganne, « Le pauvre nègre de Tombouctou », Les Nouvelles littéraires, 2/02/1967.
270 La Cendre aux yeux en 1959.
271 Cf. supra, p. 140.
272 Entretien avec Gilbert Ganne, L’Aurore, 25/10/1966.
147
Nous sommes naturellement dans le domaine des suppositions mais existe-t-il des
écrivains qui n’aient pas vu leur vie changer lorsqu’ils ont obtenu le Goncourt ? Gracq,
peut-être, qui le refusa.
148
jamais sans danger son propre contemporain. » 274 Pour les critiques, la gloire est
suspecte, ils ont plutôt tendance à penser qu’il faut laisser se décanter les œuvres et que
les vraies valeurs émergent avec la postérité. C’est sans doute ce que voulait dire
Matthieu Galey à propos de Guérin, dans l’article qu’il écrivit en 1982 :
« Encensé, reconnu, il aurait probablement pâti de son succès, comme vont plonger dans
l’ombre, sans rémission, tant d’étoiles que nous croyons encore de première grandeur. » 275
« Le Goncourt est si bien de notre temps qu’il constitue le point de départ idéal d’une
réflexion globale sur une société entièrement vouée aux apparences, sur une humanité
tombée dans l’idolâtrie de la réussite immédiate et dans l’esclavage du spectaculaire » 276.
Sans doute, à ce titre, n’était-il pas forcément la meilleure carte de visite pour la
postérité littéraire de Forton.
Pourquoi l’article de Matthieu Galey, paru dans Arts en octobre 1966, a-t-il eu un
tel impact sur la carrière de Forton ? Un impact jamais officialisé mais analysé comme
décisif par les critiques d’aujourd’hui qui bénéficient du recul des années 277.
Nous en avons trouvé la répercussion immédiate chez des journalistes de l’époque
qui ont réagi avec indignation à cette attaque, ainsi que dans une lettre adressée par
Forton à Louis-Daniel Hirsch, directeur commercial des Éditions Gallimard, au moment
de la parution de l’article. Les formules employées par l’auteur témoignent d’une
profonde blessure morale, mise à nu devant un éditeur auquel le lient visiblement des
rapports de confiance.
274 Philippe DJIAN, Entre nous soit dit. Conversations avec Jean-Louis Ezine, Plon, 1996, p. 7.
275« Le beau regard du voyeur », L’Express, 5-11 février 1982, article écrit à propos des rééditions de
Guérin par Gallimard et Le Tout sur le Tout.
276 P. LAINÉ, Sacré Goncourt, phrase citée sur le site : http://www.republique-des-lettres.com, document
en ligne le 8/08/2003.
277 Cf. l’article de Xavier Rosan in Jean Forton, un écrivain dans la ville, op. cit., p. 7.
149
Le fait que l’éditeur ait conservé dans le dossier de presse de Forton trois
exemplaires de chaque document (les deux articles de Galey, celui d’octobre 1966 et
celui d’octobre 1960 où il faisait une bonne critique de L’Épingle du jeu, ainsi que la
lettre de Forton à M. Hirsch en date du 5 octobre 1966) montre que cette affaire n’a pas
été sans gravité.
Trois ans plus tard, pour la première fois depuis 1954, Gallimard refusa un
manuscrit à Forton, après avoir publié de lui sans hésitation huit romans à la file, et sans
lui avoir tenu rigueur de son long silence après l’échec au Goncourt.
Apparaissent tout d’abord des coïncidences de date qui font réfléchir sur le
contexte dans lequel l’article de Galey a été écrit et lu, et sur les circonstances qui
peuvent expliquer le refus du manuscrit de L’Enfant roi en 1969 par Lemarchand.
D’abord, en octobre 1968, Jean Paulhan décède. Il était non seulement le directeur
de la NRF mais aussi l’éminence grise de Gallimard. Si, apparemment, il n’a pas été à
l’origine des premières publications de Forton dans cette maison (puisque c’est
Lemarchand qui a été son interlocuteur), on peut penser d’après ses témoignages
d’estime et d’amitié, qu’il a joué le rôle d’une tutelle bienveillante vis-à-vis de Forton,
empêchant peut-être certaines influences de s’exercer contre lui.
D’autre part, au milieu des années 60, le paysage éditorial se transforme
rapidement avec l’arrivée en force du marketing :
« Tout a dérivé dans les années 60, lorsque les grands directeurs littéraires ont disparu.
Lorsque Cayrol a quitté Le Seuil et Nadeau laissé ses Lettres nouvelles en friche. Paulhan
et Arland n’étaient déjà plus à la NRF, que publiait Gallimard. Gide était mort. Les
directeurs commerciaux ont remplacé les littéraires. [...] Le règne du marketing se pointait,
avec le culte du chiffre et de la production, avec la généralisation des nègres. » 278
278 « Édition, la tournée des pages », CANARD (Les dossiers du), n° 32, juin-juillet 1989, p. 65.
279 « Squale, grand dévoreur d’éditeurs ! », c’est ainsi que Céline le qualifiait. Cité in Pierre
ASSOULINE, Gaston Gallimard : un demi-siècle d’édition française, Paris, Balland, 1984, p. 433.
150
menacent désormais les éditeurs indépendants comme Gallimard. Le plus puissant,
Hachette, vient de racheter Jean-Jacques Pauvert qui rejoint ainsi Stock, Fayard et
Grasset dans sa corbeille. Hachette possède en outre le Livre de Poche, l’outil de
distribution le plus puissant et un quasi-monopole sur la diffusion de la presse, par le
biais des NMPP. En deuxième position, arrivent les Presses de la Cité qui absorbent
Plon et Julliard en 1965.
Gallimard est obligé d’envisager de nouvelles stratégies commerciales, dont
certaines très risquées. Ainsi en 1970, il rompt le contrat de distribution exclusif qui le
liait à Hachette depuis 1932 et crée sa propre société de distribution, la Sodis. Dans la
foulée, il se dote d’une collection de poche, « Folio », qui fait concurrence au « Livre de
Poche » d’Hachette auquel il reprend ses titres.
D’autre part, face à des concurrents qui, sur le modèle anglo-saxon, n’hésitent pas
à publier autre chose que de la littérature, Gallimard réagit en diversifiant ses
collections. Le public d’après 1968 manifeste un goût de plus en plus prononcé pour les
ouvrages scientifiques, et même les plus ardus :
« Parmi les traits caractéristiques de l’édition d’après mai 68, il faut signaler que certains
ouvrages qui, naguère, auraient été réservés à un public spécialisé, ont obtenu des tirages
inattendus. C’est ainsi que Le Hasard et la Nécessité du professeur Monod (1970), qui
contient un exposé des lois biochimiques peu accessible au profane, a franchi la barre des
200 000 exemplaires. » 280
Dans son ouvrage consacré à Gaston Gallimard, Pierre Assouline cite toutes les
collections qui, en 1967, pouvaient faire la fierté du fondateur lorsqu’il feuilletait son
épais catalogue :
« Ses collections et leurs directeurs sont, en 1967, autant de vigies placées aux endroits
stratégiques, autant de garanties que la durée de l’œuvre et le refus de la facilité resteront
des phares : Georges Lambrichs (« Le Chemin »), Aragon (« Littératures soviétiques »),
René Bertelé (« Le Point du Jour »), Pierre Bugé (« La Pléiade »), Roger Caillois (« La
Croix du Sud »), Marcel Duhamel (la « Série noire »), François Erval (« Idées »), Etiemble
(« Connaissance de l’Orient »), Roger Grenier (« Livre du jour »), Pierre Lazareff (« L’Air
du temps »), Pierre Nora (« Bibliothèque des sciences humaines »), J.-B. Pontalis
(« Connaissance de l’inconscient »), Raymond Queneau (« Encyclopédie de la Pléiade »),
Jean Rostand (« L’avenir de la science »), Jean-Paul Sartre (« Bibliothèque de
280 Jacques BRENNER, Tableau de la vie littéraire en France d’avant-guerre à nos jours, op. cit.,
p. 122.
151
philosophie »)... Tout cela se vend, parfois même très bien. Preuve s’il en est que la qualité
et le profit sont conciliables. » 281
Enfin, 1968 correspond selon Anne Simonin 282 à la fin du « cycle éditorial », où la
république des lettres fabriquait elle-même ses propres instances d’accréditation, et à
l’avènement du « cycle média », où ce qui compte désormais, ce n’est plus la valeur
littéraire d’un ouvrage mais sa capacité à créer l’événement : c’est le moment où
l’édition cherche à rattraper le journalisme qui lui vole la vedette. Ainsi voit-on
apparaître, en 1971, les attachés de presse, et en 1975, l’émission télévisuelle de Pivot,
Apostrophes, où tous les éditeurs rêveront de voir passer leurs auteurs, tant son
influence sur les chiffres de vente est impressionnante.
Cette mutation de l’édition dans les années 60-70 aboutit à une précarisation de la
condition de l’écrivain, qui doit avant tout rapporter de l’argent à son éditeur. Car sur le
modèle anglo-américain, les chasseurs de têtes sont arrivés dans l’édition pour recruter
des cadres plus soucieux de rentabilité que de qualité littéraire.
Aux alentours de 1970, avec la comptabilité analytique informatisée, apparaît le
contrôleur de gestion qui repère et élimine efficacement les manques à gagner, donc les
livres qui coûtent cher.
Dans ce contexte, l’article de Matthieu Galey qui pointait les faibles ventes de
Forton et sa discrétion provinciale, a dû trouver un écho redoutable parmi les cadres des
éditions Gallimard, préoccupés par la concurrence des grands groupes.
Peut-être n’a-t-il fait qu’accélérer un processus dont Forton n’allait pas tarder à
être victime. Avant la guerre, l’image de marque de Gallimard aurait suffi à lui assurer
un public durable et son éditeur lui serait peut-être resté fidèle. Mais depuis la
Libération, on observe un « curieux phénomène » selon Brenner : « les romans à succès
se vendent de mieux en mieux, tandis que les autres trouvent de moins en moins
d’acheteurs. » 283
152
Pour autant que nous puissions en raisonner (car il est impossible de pénétrer les
arcanes des éditeurs 284), nous supposons qu’entre 1966 – où paraît l’article de Galey – et
1969 – année où Jacques Lemarchand refuse à Forton son manuscrit de L’Enfant roi –
Gallimard a décidé de faire le ménage dans son catalogue et de ne garder dans sa
collection « blanche », la plus prestigieuse, que des auteurs assurés de ventes minimum,
parce que suffisamment connus, tandis que les autres collections, celles des documents,
lui permettaient d’équilibrer son budget :
« Tous les éditeurs estiment maintenant que les ouvrages de littérature ne peuvent suffire
pour assurer la bonne marche d’une maison. Leur vente est toujours incertaine alors qu’un
bon document sur un sujet d’actualité peut être assuré d’un tirage minimum. » 285
Côté Gallimard, les raisons de l’abandon de Forton par son éditeur de toujours
semblent donc assez plausiblement relever du contexte économique. Mais en ce qui
concerne Galey, on peut se demander pourquoi tant de hargne à l’égard d’un auteur
qu’il avait défendu six ans plus tôt, et donc pourquoi ce mensonge lorsqu’il prétend ne
pas le connaître. La seule piste d’explication que nous ayons trouvée est la présence de
Matthieu Galey, dans les années 60, au sein de l’équipe éditoriale de Grasset, avec
Françoise Verny, Yves Berger et François Nourissier. Tous les quatre s’employaient à
redorer le blason de Grasset, avec efficacité, apparemment, puisqu’en 1966, l’éditeur
obtint huit prix littéraires, dont le Goncourt décerné à Edmonde Charles-Roux.
Matthieu Galey a-t-il écrit son article à ce moment-là pour éliminer un candidat
gênant au Goncourt tout en essayant de déstabiliser la forteresse Gallimard ? Car nous
savons que Les Sables mouvants étaient pronostiqués pour ce prix avec La Bataille de
Toulouse de Cabanis. C’est peut-être la seule véritable explication de sa mauvaise foi à
l’égard de Forton, par ailleurs injustifiée.
284 Pierre Assouline, lorsqu’il remercie à la fin de son ouvrage Claude Gallimard et ses collaborateurs qui
lui ont permis d’accéder à certains documents, rajoute avec une certaine malice : « ce qui m’a permis
d’entrevoir le bout du sommet de la partie immergée de l’iceberg. Qu’ils en soient, néanmoins,
remerciés. »
285 J. BRENNER, op. cit., p. 85.
153
Toujours est-il que dans sa vision de l’édition, Galey apparaît très proche de ceux
qui l’ont transformée en immense marché. C’est ce que laisse entendre Forton dans sa
lettre à Hirsch, et l’on voit par là qu’il ne perd jamais sa lucidité, même lorsqu’il est
profondément blessé : « Encore qu’il me vienne à l’idée que l’édition telle que semble
l’imaginer M. Galey est fort discutable. »
Car que reproche Galey à Gallimard et aux éditeurs comme lui, sinon de continuer
à publier des auteurs qui n’ont pas de succès ? Dans une phrase digne des plus froids
gestionnaires, il condamne la politique des éditeurs vraiment littéraires qui, comme
Gallimard, ont bâti leur réputation sur la constitution d’un fonds rapportant sur le long
terme :
Si l’on en croit Paulhan pour qui il fallait « 20 ou 25 ans pour être reconnu » 286,
Gallimard aurait pu faire crédit à Forton d’une bonne dizaine d’années supplémentaires
avant de se prononcer sur son sort. On sent bien que la mutation économique des années
60 a bouleversé les fondements même de l’édition française traditionnelle, puisqu’une
maison aussi ancienne et puissante que Gallimard a donné raison à Galey. Brenner
rappelle que pour un éditeur d’avant-guerre comme Bernard Grasset, « Le métier
d’éditeur consiste, en effet, essentiellement dans la constitution d’un fonds. » 287 C’est ce
que Gaston Gallimard s’est efforcé de faire tout au long de sa vie et qui vaut à son
catalogue de contenir la plupart des grands écrivains du XXe siècle. C’est également la
politique de toute maison d’édition qui a conquis ses lettres de noblesse par la qualité
littéraire de ses ouvrages et qui subsiste grâce au délicat équilibre entre des livres qui se
vendent et d’autres à rentabilité réduite ou tardive :
286 Cité in Pascal FOUCHÉ (sous la direction de), L’édition française depuis 1945, Paris, Cercle de la
librairie, 1998, p. 47.
287 Phrase de Grasset citée par Brenner in Tableau de la vie littéraire en France d’avant-guerre à nos
jours, op. cit., p. 26.
154
« On peut publier quelques bons livres sans grand espoir de rentabilité immédiate, à
condition d’en avoir d’autres dont on pense qu’ils vont toucher tout de suite un large
public. » 288
Avec Forton, Gallimard, comme avec beaucoup de ses auteurs, a d’abord pratiqué
la logique contraire, « l’économie anti-“économique” de l’art pur », fondée sur des
valeurs de désintéressement et sur la dénégation du profit économique à court terme. Sa
production, qui ne reconnaît d’autre demande que celle qu’elle crée elle-même à long
terme, est orientée vers l’accumulation d’un « capital symbolique [...] capable d’assurer,
sous certaines conditions et à long terme, des profits “économiques”. » 290
Il semblerait que l’article de Galey, écrit à un moment où Gallimard devait
choisir des orientations plus commerciales, ait fait oublier à l’éditeur que pour le pôle
économique de l’art pur, « le succès immédiat a quelque chose de suspect » 291 et qu’il
faisait partie « des entreprises à cycle de production long, fondé sur l’acceptation du
risque inhérent aux investissements culturels » 292.
« La seule accumulation légitime, pour l’auteur comme pour le critique, pour le marchand
de tableaux comme pour l’éditeur ou le directeur de théâtre, consiste à se faire un nom, un
nom connu et reconnu, capital de consécration impliquant un pouvoir de consacrer des
155
objets (c’est l’effet de griffe ou de signature) ou des personnes (par la publication,
l’exposition, etc.), donc de donner valeur, et de tirer les profits de cette opération. » 293
« Il ne faut pas croire que, parce qu’une maison d’édition comme la nôtre ne sort que trois
romans dans l’année, ces trois romans vont être automatiquement remarqués. Cela a
d’ailleurs de bons côtés, en nous obligeant à rester actifs, d’abord, et peut-être aussi à rester
modestes. Nous demeurons une jeune maison où l’on est toujours en train de débuter. Il n’y
a pas de rente de situation. » 295
156
Si on compare son comportement à celui de Gallimard à l’égard de Forton, on
comprend mieux le reproche de Galey et à quel point il aurait apprécié l’expression de
Lindon qui parlait de « rente de situation ».
Enfin, il faut rappeler ce que tous les grands éditeurs « littéraires » ont dit un jour
ou l’autre, à savoir qu’il est impossible de prévoir la destinée d’un livre :
« Vous ne serez pas éditeur tant que vous parlerez de certitude. Après quarante ans de ce
métier, je ne peux vous dire qu’une chose, c’est qu’on ne sait jamais rien du sort d’un
livre... »
disait Gaston Gallimard au jeune Robert Laffont venu lui demander conseil.
Il semblerait que Claude Gallimard, en succédant à son père Gaston, ait choisi
d’ignorer également ce principe qui avait présidé aux destinées illustres de sa maison
dans le passé, pour se rapprocher un peu plus du pôle commercial qui limite au
maximum les risques de l’investissement : Gallimard était désormais devenu une
« ancienne maison d’avant-garde depuis longtemps parvenue au sommet de la
consécration » 296, pour reprendre les termes de Bourdieu 297.
157
Forton savait que tout venait de Paris en littérature et que pour publier en
province, il fallait un éditeur parisien. De même, il était lucide sur la différence de
rythme entre Paris et la province : « parfois on vous oublie » disait-il, car le Parisien vit
dans l’instant alors que la province a le culte du passé, des traditions 299.
Au lieu de devenir lecteur chez Gallimard, comme on le lui proposa, il préféra
rester en province car il aimait sa vie à Bordeaux, où se trouvaient ses amis et ses
centres d’intérêt. Contrairement à ses personnages, cet homme discret et réservé avait
un côté bon vivant et se métamorphosait en conteur loquace et plein d’humour dans les
repas amicaux arrosés d’un bon vin 300. Passionné de tauromachie, il se rendait souvent
en Espagne, dont la proximité lui aurait manqué à Paris.
Certes, Bordeaux, ville austère et fermée aux invasions étrangères, comme il la
définit lui-même, lui pesait comme une prison et lui donnait un sentiment de solitude,
d’éloignement. Mais le tintamarre et le mouvement parisien risquaient de le détourner
de l’écriture tandis qu’en province, on peut patiemment construire une œuvre :
299« Un air de province », portrait de Jean Forton et évocation de son roman Les Sables mouvants,
émission télévisée réalisée par Jacques Manlay en 1969.
300 Cf. le témoignage de Pierre Veilletet, « Pour Jean Forton », Jean Forton, un écrivain dans la ville,
op. cit., pp. 4-5.
301Jean Forton, entretien radiophonique avec André Limoges en 1969, « Carte blanche à André
Limoges », 17/03/1969, cité ibidem, p. 118.
302
Raymond Guérin, Retour de Barbarie, Finitude, Bordeaux, 2005, pp. 62-63.
158
Enfin, au fond de lui, Forton sentait son énergie très fragilisée par la pleurésie
contractée à seize ans, au sortir des privations de la guerre. Il a donc renoncé à une vie
parisienne, séduisante mais fatigante, pour pouvoir continuer à écrire 303.
C’est pourquoi, selon Veilletet, le Goncourt ne lui aurait pas forcément été
bénéfique :
« la consécration que ce prix lui eût apportée aurait en tout cas fait voler en éclat le rempart
de protection dont il entourait son existence. Même parmi les étudiants lettrés qui lui
achetaient leurs cours de droit, peu de Bordelais savaient que le propriétaire de la librairie
Montaigne menait, en quelque sorte, une double vie. Ce modeste mystère et la paix qu’il
ménageait lui plaisaient peut-être davantage que le ramdam de la gloire. »304
Mais Bordeaux est « une ville qui consent à célébrer ses écrivains quand ils sont
académiciens, Prix Nobel et octogénaires » 305 : Forton a dû attendre d’avoir publié huit
romans chez Gallimard pour recevoir Le Grand Prix de littérature de la ville de
Bordeaux en 1970. C’était d’ailleurs pour un roman publié onze ans auparavant : Le
Grand Mal.
À l’occasion de la parution de La Fuite, Claude Rivière (neveu de Jacques) avait
lui aussi félicité Forton « d’avoir su faire entendre sa voix dans une ville qui n’aime pas
les artistes. » 306
Bordeaux a du mal à reconnaître les siens – Mauriac lui-même en a fait l’amère
expérience – mais elle ne peut, de toute façon, servir que de tremplin vers la capitale
comme les autres villes de province, sinon, elle reste un handicap : il y a ceux qui sont
« montés » à Paris, comme Mauriac, Cayrol ou Sollers, et ceux qui sont restés, comme
Forton. Il y a aussi ceux qui sont venus s’enliser dans la vie morne des bourgeois
bordelais comme Raymond Guérin.
Bien que réservé et modeste, Forton n’a pas eu besoin de recommandations pour
faire publier son premier roman chez Gallimard, même si Lemarchand avait des
origines bordelaises. La solidarité entre provinciaux n’a pas joué en sa faveur : il a été
159
refusé deux fois par le Bordelais Jean Cayrol, lecteur aux éditions du Seuil, pour le
manuscrit de son premier roman et pour La Fuite, acceptée la même année par
Gallimard. Quant à Jacques Lemarchand, il demanda à Forton de réécrire le manuscrit
de son premier roman, accepta celui de La Fuite entre-temps et refusa le premier malgré
la réécriture faite par Forton 307. De même, il lui fit retravailler le manuscrit de L’Herbe
haute. À partir de L’Oncle Léon, il émet un avis très favorable pour les quatre romans
qui suivent, et même enthousiaste pour Le Grand Mal.
Le fait qu’il ait de nouveau demandé à Forton de retoucher son manuscrit en
1966, pour Les Sables mouvants, en avouant qu’il ne pouvait anticiper la décision finale
de Gallimard, laisse supposer une retombée du crédit de Forton. D’ailleurs, il lui
refusera son dernier manuscrit en 1969.
Il faut dire que Forton n’a jamais joué la carte de la solidarité entre Bordelais, ni
pour lui, ni pour les autres : on le voit dans ses chroniques à la NRF, où, de sa plume
acide et humoristique, il porte un jugement sans appel contre deux Bordelaises, Michèle
Perrein et Christine de Rivoyre.
Accepté sans complaisance et sans soutien chez Gallimard, il brûle pourtant les
étapes du parcours initiatique consacré 308 et inverse le processus habituel, puisque Jean
Paulhan lui propose de collaborer à la NRF après cinq romans publiés. Il va s’en
acquitter avec une conscience dépourvue de toute ambition personnelle :
« l’opportunité de gagner quelques sous, plus que la volonté de se faire une place à Paris,
décidera le Bordelais à accepter cette besogne ingrate mais dont quelques habiles auraient
su faire un tremplin. » 309
306 Cf. Jean Forton, un écrivain dans la ville, op. cit., p. 146.
307 ibidem, pp. 145-146.
308 Dans Pascal FOUCHÉ (sous la direction de), L’édition française depuis 1945, Cercle de la librairie,
Paris, 1998, p. 47, Anne Simonin présente le parcours habituel d’un auteur chez Gallimard, avant et après
la guerre : les auteurs font leurs classes sous la houlette de Paulhan. On débute par des notules dans « la
Revue » (la NRF), puis des notes, et enfin un article. La première œuvre n’est pas forcément retenue. Le
refus de Gallimard est le passage obligé de toute carrière littéraire. Après un ou deux livres ayant suscité
les réactions favorables d’une certaine critique (É. Henriot au Monde, R. Kemp aux Nouvelles littéraires,
A. Rousseaux au Figaro), une publication chez Gallimard peut être envisagée.
309 David Vincent, « Jean Forton chroniqueur », Jean Forton, un écrivain dans la ville, op. cit., p. 100.
160
L’intègre Jean Forton, étranger à toute intrigue, dans sa fidélité intransigeante à
une haute idée de la littérature, a sans doute commis l’erreur de ne pas prendre garde à
l’image qui s’ébauchait de lui, petit à petit, au travers des interviews, une image qui
empruntait plus à ses personnages médiocres qu’à sa véritable personnalité. Rappelons-
nous le titre de l’article de Demeron consacré à Forton : « La calamité d’être
bordelais » 310, le « grand jeune homme triste [...] d’une modestie désarmante » présenté
dans Aux Écoutes 311 et l’image du « gros brave garçon » décrit par Mauriac 312. L’image
de pauvre libraire provincial, sans relations à Paris, timide et bafouillant, qui ne croyait
pas à ses chances pour le prix Goncourt, était certes un argument de vente peu
convaincant ! « Forton semble ainsi porter sur lui toute la langueur monotone dont il
accuse ses compatriotes bordelais. » 313
161
Ceci dit, à l’époque, le milieu littéraire était très personnalisé (c’est toujours
Pierre Veilletet qui parle), avec des bandes comme celle des Hussards, et celle de Sartre
que Forton n’aimait pas. À Bordeaux, les auteurs écrivaient dans leur coin, Guérin dans
son cabinet d’assurances et Forton dans sa librairie. L’univers des lettres n’était pas
encore formaté comme maintenant, où l’on écrit ce qu’attend le public. On écrivait sans
forcément attendre beaucoup de retour, on le voit avec des destins très individuels
comme ceux de Guérin ou de Bove.
Pour Pierre Veilletet, le problème de Forton est venu de son isolement, certes,
mais aussi du fait qu’il appartient à cette race d’écrivains boviens de la fin des années
60, qui ne cherchent plus à briller. Forton est beaucoup plus proche de Guérin qu’on ne
le pense, avec un côté célinien, le point commun de ces auteurs étant une forme de
nihilisme, proche de l’anarchisme.
Enfin, Veilletet ne veut pas qu’on reste sur l’image d’un Forton amer d’avoir raté
le Goncourt. C’était un « beau mec, grand, charpenté », type jeune premier, à la Henri
Vidal, pas du tout un « pleurnichard de cabinet littéraire » 314.
Forton avait donc nombre d’atouts personnels qui lui auraient facilement permis
de réussir s’il avait été animé par l’ambition. Or il ne faut pas non plus négliger le rôle
des critiques dans la promotion d’un auteur. Paulhan écrivait :
« un écrivain est chose fragile ; les meilleurs d’entre eux, plus fragiles encore. Il en est
cinq, chaque année, de prêts à s’abîmer dans l’oubli, si quelque bonne poigne critique ne
les retient sur le bord. Et l’on en serait vite réduit, faute de cette poigne, à ceux qui
s’admirent suffisamment pour s’imposer. Mais une littérature ne saurait se réduire sans
dommage à d’Annunzio ou Montherlant » 315.
314 « Autour de l’œuvre romanesque de Jean Forton », débat du 12/10/2000 animé par Éric Des Garets,
directeur du Centre Régional des Lettres d’Aquitaine, avec, comme participants, Xavier Rosan, directeur
des éditions Le Festin, Dominique Gaultier, directeur des éditions Le Dilettante, et Pierre Veilletet,
écrivain et journaliste.
315 Dans F. F. [Félix Fénéon] ou le critique, cité par Brenner in Tableau de la vie littéraire en France
d’avant-guerre à nos jours, op. cit., p. 171.
162
désintéressement plutôt rare, car « beaucoup de critiques se servent de leur tribune pour
améliorer leur situation sociale » 316.
Forton ne jouant aucun rôle de puissant, puisqu’il avait refusé d’entrer comme
lecteur chez Gallimard, les éloges qu’il a reçus ne sont pas suspects d’être intéressés.
Par contre, l’acharnement de Galey s’explique par le fait qu’il ne représentait aucun
enjeu intéressant : « La bienveillance pour les puissants a parfois comme conséquence
la férocité envers les faibles. » 317
Et la réaction de Gallimard qui a laissé tomber son auteur au bout de quinze ans
relève des mêmes motifs :
« Les éditeurs ne sont pas indifférents à tous ces trafics. Un nouvel auteur qui possède
beaucoup de relations – ce qu’on appelle : un carnet d’adresses – et qui peut compter sur
une presse abondante, quelle que soit la valeur de son livre, se trouve évidemment avantagé
par rapport à un inconnu. » 318
C’est là que Forton a peut-être payé très cher l’isolement qu’il s’était choisi et son
rejet des mondanités littéraires.
Sollers, Bordelais qui a surtout réussi par ses relations parisiennes, a eu
récemment un mot terrible qui résume bien le problème de Forton : « Un auteur de
talent mais sans ancrage sociologique a très peu de chances de se voir reconnaître. » 319
Le « carnet d’adresses » dont parle Brenner est devenu indispensable au moment
où l’édition a pris le tournant économique dont nous avons parlé, et des auteurs comme
Forton, qui avaient commencé à publier à un moment où la qualité littéraire n’avait pas
été détrônée par l’impact médiatique, étaient destinés à disparaître.
La comparaison entre Forton et Sollers est d’ailleurs fort instructive, parce qu’ils
ont croisé la route des mêmes écrivains mais ils n’en ont pas tiré le même profit.
Souvenons-nous que Forton avait placé délibérément sa revue La Boite à clous sous le
parrainage conjoint de Mauriac et de Cocteau. Mais il n’a jamais cherché à en tirer un
quelconque avantage personnel. S’il a entretenu des rapports très amicaux avec Cocteau
163
qu’il a rencontré plusieurs fois et auquel il vouait une admiration profonde, en revanche,
il n’aimait pas Mauriac et refusa son invitation à Malagar, suite à la polémique autour
de L’Épingle du jeu. Mauriac avait-il des remords de ses formules venimeuses sur le
lauréat du Goncourt 1960 ?
Sollers, quant à lui, n’a pas hésité à demander un rendez-vous au grand auteur
bordelais, qui pouvait l’introduire dans l’intelligentsia parisienne. Son génie de
l’intrigue lui procura ensuite la protection d’Aragon, et il joignit ainsi les influences de
gauche à celles de droite :
« Dès 1957, lorsqu'il écrit Le Défi, le jeune Bordelais Philippe Joyaux (tout juste 20 ans et
bientôt un pseudo) demande rendez-vous à un autre Bordelais, François Mauriac, qu'il
écoute lui parler de Proust dans les allées de Malagar, tandis que le chauffeur suit à
quelques mètres derrière avec la voiture. Un an plus tard, Sollers est adoubé par le même
Mauriac, mais aussi par Aragon, pour son premier roman, Une curieuse solitude. “Le
double parrainage du Vatican et du Kremlin”, comme il le dira lui-même, ce qui n'est pas
mal pour un début. » 320
D’autre part, il bénéficia des faveurs de Jean Cayrol, lecteur influent au Seuil qui
publia dans sa revue Écrire le texte qui lui valut le Prix Fénéon en 1958 : Le Défi.
Pour asseoir sa réputation et sa puissance, Sollers a toujours su que rien ne valait
une revue : ce fut Tel Quel en 1960, et lorsqu’elle disparut en 1982 et que lui-même
passa du Seuil à Gallimard, il enchaîna avec une autre revue qui lui permit de garder
une influence parmi les jeunes écrivains :
« le cœur des réseaux sollersiens est bel et bien littéraire, intellectuel. Pour attirer dans sa
sphère les écrivains et critiques qu'il juge prometteurs ou stratégiques, Sollers se sert,
comme il le fit jadis avec Tel quel, de sa collection et de sa revue, L'Infini. » 321
164
Forton était plutôt de la race des Guérin, qu’il trouvait d’ailleurs supérieur à
Mauriac. Purs et intransigeants dans leur idée de la littérature, ils ne souffraient aucune
compromission avec un quelconque art de se vendre.
Dans Fragment testamentaire, Guérin, parlant de lui sans le dire, écrivait à propos
de l’auteur « trop rigoureux envers sa création », qui a choisi « d’entrer en vérité » : « Il
faut que cet auteur se résigne à une audience limitée. Pour le présent comme pour les
temps à venir. » 323 La phrase s’applique on ne peut mieux à Forton lui-même.
Aux côtés de Guérin et de Forton, Xavier Rosan rajoute le poète Louis Émié,
édité en 1929 chez Gallimard, autre Bordelais qui a connu la désaffection pour avoir
préféré la province à Paris. C’est aussi le cas de Paul Gadenne qui resta dans le Pays
Basque pour soigner sa tuberculose.
« Paris révèle et Bordeaux, semble-t-il, étouffe. La ville, c’est bien connu, ajoutant l’oubli à
l’oubli, n’aime pas ses écrivains et ceux-ci, d’ailleurs, le lui rendent bien. [...] Mais l’œuvre
reste. » 324
Nous citerons enfin un passage des entretiens de Philippe Djian avec Jean-Louis
Ezine, où ce qui est dit d’Emmanuel Bove nous semble d’une remarquable pertinence
pour Forton :
« rien n’est jamais définitif en littérature. Voyez comment Emmanuel Bove a surgi des
oubliettes, près d’un demi-siècle après sa mort. On avait fini par le confondre avec la
médiocrité dont il était le peintre. [...] Mais il est dit qu’un romancier de la défaite doit
connaître la défaite : la critique a une propension extraordinaire à juger les écrivains sur la
mine. Sur le décor. Sur les mérites ou les défaites de leurs personnages, ou de leur époque.
Il n’y a pas de vérité établie pour des siècles et des siècles. Les vérités voyagent, les
mensonges aussi, rien n’est figé. » 325
323 Raymond GUÉRIN, Fragment testamentaire, éditions d’Art Vulc - Lormont (Gironde), 1950, pp. 16-
17.
324 Article de Xavier Rosan, Jean Forton, un écrivain dans la ville, op. cit., p. 10.
325 Philippe DJIAN, Entre nous soit dit, Conversations avec Jean-Louis Ezine, Plon, Paris, 1996, p. 29
165
aussi trouvera sa place dans les dictionnaires, parmi les classiques du XXe siècle,
comme son aîné.
166
DEUXIÈME PARTIE : LA RÉCEPTION RÉFLÉCHIE (1982-2005)
1. Éditions et rééditions
Le simple fait qu’un auteur soit encore édité ou réédité est déjà un signe de sa
survie littéraire, même s’il est peu lu et s’il se vend mal. Non pas réédité une fois par
hasard mais plusieurs fois sur une longue période, comme ce fut le cas de Forton depuis
sa mort, il y a plus de vingt ans, et comme le montre le graphique n° 5.
Graphique n° 5
167
ventes des deux tirages (1954 et 1983 pour La Fuite, 1957 et 1983 pour La Cendre aux
yeux).
D’autre part, le très faible retirage de L’Épingle du jeu en août 1997 s’explique
par une stratégie d’éditeur : faute d’avoir gardé en stock des exemplaires disponibles à
la vente, Gallimard venait de laisser échapper les droits des Sables mouvants au profit
du Dilettante, qui réédita le roman en septembre 1997. Aussi, pour éviter semblable
perte avec L’Épingle du jeu, il en fit un retirage extrêmement faible, mais n’assura
aucune promotion au roman. Nous avons là un exemple des conséquences désastreuses
de la loi sur le domaine public, qui permet à un éditeur de garder les droits d’une œuvre
soixante-dix ans après la mort de son auteur, même s’il la laisse sombrer dans l’oubli 326.
Toutefois, la prudence de Gallimard est un bon révélateur de la valeur qu’il
accorde à Forton : c’est un auteur à garder dans son fonds car, bien que confidentiel, il
pourrait bien devenir un classique.
Notons également que l’éditeur a choisi de retirer L’Épingle du jeu, plutôt qu’un
autre roman, préférence qui peut s’expliquer de plusieurs manières. Premièrement, La
Fuite et La Cendre aux yeux, considérés apparemment comme les meilleurs romans de
Forton, avaient été réédités en 1983. Il en restait donc encore des exemplaires en 1997.
Deuxièmement, celui qui s’était le mieux vendu était l’ancien favori du Goncourt,
L’Épingle du jeu, dont Gallimard avait fait trois tirages entre septembre et décembre
1960. Soit il en restait encore en 1983 mais plus en 1997 : le roman se serait donc vendu
entre-temps. Soit il n’en restait déjà plus en 1983, mais c’est seulement en 1997 que
Gallimard a estimé que ce titre pouvait intéresser le public des années 90, ou plutôt les
nouveaux lecteurs de Forton, suscités par les articles parus dans cette période et
l’édition de L’Enfant roi (ER) en 1995 : en se penchant sur sa trajectoire littéraire, ils
pouvaient être curieux de lire le roman qui lui avait attiré le scandale.
1
Cf. infra, p. 189.
168
Quoi qu’il en soit, c’est à partir de 1997 que Gallimard a commencé à miser sur ce
roman de Forton, sans doute à cause de l’histoire du Goncourt 327, pari qui s’est
concrétisé véritablement par une réédition dans « L’Imaginaire » en 2001.
En ce qui concerne les deux romans publiés par Le Dilettante, nous voyons que le
tirage et les ventes s’équilibrent : Forton n’a pas fait subir de pertes financières à son
éditeur, qui a pourtant jugé décevant le succès de ces romans.
Les ventes de L’Épingle du jeu dans « L’Imaginaire » sont, quant à elles, bien
inférieures au tirage, mais nous n’avons pas assez de recul pour en juger. D’autre part,
l’essentiel pour les lecteurs présents et à venir est que le titre soit disponible dans cette
collection.
En avril 2002, pour son coup d’essai, Finitude, le petit éditeur bordelais, a publié
Pour passer le temps (PPT) avec un premier tirage de 600 exemplaires, suivi d’un
deuxième de 400. Cette fois-ci, les Bordelais n’ont pas boudé leur auteur, contrairement
aux années précédentes, où aucun article, aucun événement, pas même l’exposition
d’octobre 2000, n’avait entraîné une hausse significative des ventes de ses romans.
Jours de chaleur (JC), publié en novembre 2003, a obtenu un succès de vente
équivalent.
Relevons tout d’abord ce qui peut paraître une évidence et qui est loin d’en être
une pour la destinée posthume d’un écrivain : depuis vingt ans que Forton est décédé, il
ne s’est jamais écoulé plus de cinq ans sans qu’un événement ou un article ne soit venu
rappeler son nom à la mémoire du public. Il ne s’agit pas seulement d’un public
régional, limité à l’agglomération bordelaise qui serait soucieuse d’entretenir le
1
Cf. infra, p. 189.
169
souvenir d’une ancienne gloire locale, mais du public lettré parisien, qui continue,
comme on le sait, de décider des fortunes littéraires passées et actuelles.
Graphique n° 6
170
Ainsi, malgré le long silence éditorial qui a suivi sa dernière publication en 1966,
Forton a conservé le statut d’auteur national qui était le sien au moment des Sables
mouvants.
En second lieu, nous voyons que sa mort est passée relativement inaperçue, mais
que la réédition de La Fuite et de La Cendre aux yeux en 1983 a eu un écho dans la
presse nationale. Son véritable purgatoire semble donc se situer entre cette date et 1995,
qui marque sa résurrection grâce au Dilettante, soit un intervalle de douze ans. Depuis, à
un rythme quasi-annuel, des événements ont régulièrement permis de voir son nom
mentionné dans les médias, dont certains sont considérés comme très prescripteurs sur
le plan littéraire.
Il faut d’abord préciser que si Forton a cessé de publier des romans de son vivant
après Les Sables mouvants, il a cependant gardé des activités d’écriture jusqu’à sa mort.
Ainsi en 1967, il écrit La Jeune fille et la mort, une dramatique diffusée sur France-
Culture. En 1968, son scénario Le Rendez-vous d’hiver est adapté par le réalisateur
Jacques Manlay, avec Daniel Gélin dans le rôle principal. Le film est diffusé sur le
réseau régional en 1970.
Pendant toutes ces années, il publie des nouvelles dans la presse régionale et en
1978, un étonnant témoignage sur le concert exceptionnel d’Horowitz au Carnegie Hall
à New-York. Dans cet article qu’il a intitulé avec humour « Horowitz, New York et
Moi... », il parle de sa passion pour le grand pianiste, passion héritée de son père, avec
les 78 tours du musicien, et de ce pèlerinage en charter par onze Bordelais aussi « fous »
que lui : « Simplement, je vous dirai que chacun a vécu là deux heures irremplaçables,
un moment béni entre tous, un songe. » 2
2
Article paru dans Sud-Ouest Dimanche, le 28 mai 1978.
171
Enfin, en 1981, avec difficulté, et uniquement par amitié pour Raymond Guérin, il
accepte d’écrire une préface pour la réédition de La Peau dure au Tout sur le Tout.
« Il est discret, Jean Forton. Il faut le trouver dans sa “librairie Montaigne” où il vend aux
étudiants en droit des Dalloz et des cours polycopiés. Bordelais, il l’est autant que Mauriac
et aussi écrivain. Il est vrai que depuis Les Sables mouvants en 1966 il n’a rien publié. Mais
il reste le romancier de L’Épingle du jeu, de L’Herbe haute, de Cantemerle. »
172
Il s’intitule « Le Nez de Bordeaux » et paraît en 1979 dans le cinquième numéro
de Subjectif. Cette revue éphémère et irrégulière était dirigée par Raphaël Sorin et
dépendait des éditions Le Sagittaire. Le directeur de ces dernières, Gérard Guégan, avait
repris le nom d’une ancienne maison d’édition des années 1920, qui publiait l’avant-
garde surréaliste :
Pierre Veilletet justifie ainsi le titre de son article, qui fait allusion à la vocation
vinicole de Bordeaux :
« Observez notre galerie de portraits : les écrivains bordelais montrent presque tous quelque
chose de remarquable au milieu de la figure : du nez. [...]
Sous d’autres latitudes, le nez est un appendice presque superflu, ornemental. Mais pas à
Bordeaux où l’on apprend à respirer dans un verre. Boire du vin, c’est d’abord sentir. Écrire
aussi... C’est pourquoi depuis Montaigne, depuis Ausone même, Bordeaux produit en
même temps que son vin une littérature de dégustateurs. »
Après avoir défini la particularité des écrivains bordelais qui se situent pour la
plupart du côté de l’« understatement » et de l’« underacting », sans doute à cause d’une
occupation anglaise prolongée, Veilletet s’attarde sur Jean Forton et Raymond Guérin,
tous deux « injustement méconnus ».
Il présente le premier comme un libraire spécialisé dans les polycopiés de droit
qui « depuis de longues années, [...] n’a rien écrit, ou du moins rien publié. »
Ses romans les plus « remarquables » sont, selon Veilletet, La Cendre aux yeux et
Le Grand Mal : « C’est, sans aucun effet, écrit dans une langue blanche et grise ».
On trouve aussi chez Forton la « méchanceté » caractéristique des écrivains
bordelais :
328 Éric Dussert, Le Matricule des Anges, n° 35, consulté le 19/03/2006 sur le site : http://www.lmda.net.
173
En 1982, lorsque Forton meurt d’un cancer du poumon, la presse locale lui
consacre deux articles dans Sud-Ouest, la région perdant en effet un de ses écrivains
reconnus sur le plan national. Mais les trois autres ont été publiés dans la grande presse
nationale ou parisienne : une revue littéraire, Les Nouvelles littéraires, qui avait environ
2,7 millions de lecteurs à l’époque, et deux grands quotidiens, Le Monde et Le Matin de
Paris, qui s’adressaient à un public d’un niveau socio-culturel élevé. En outre, les
articles étaient signés de journalistes bien accrédités dans le milieu littéraire, comme
Raphaël Sorin et Jacques Brenner.
« Certains repas amicaux, où sa timidité étant tombée (car c’était un être timide), il
évoquait avec truculence (car il pouvait être d’une drôlerie irrésistible) les souvenirs d’un
prix littéraire assez rocambolesque. Son œil s’allumait, sa pommette rosissait, il avait
volontiers un geste de la main large et généralement périlleux pour des objets de verre
malencontreusement placés sur sa trajectoire [...] Jean Forton racontait, on était bien. » 329
Sa réserve explique son style, sa modestie était réelle : « Il ne tirait aucune vanité
des huit romans que Gallimard avait publiés en une douzaine d’années. » Ses grandes
admirations littéraires restaient Céline et Raymond Guérin, qu’il trouvait supérieur à un
Mauriac qui l’agaçait.
Enfin, parmi ses personnages romanesques, Veilletet retient les adolescents, en
qui s’incarne « la nostalgie de la pureté perdue », propre à l’auteur.
329Pierre Veilletet, « Pour Jean Forton », Sud-Ouest Dimanche, 16/05/1982. Article réédité en partie in
Jean Forton, un écrivain dans la ville, op. cit., pp. 4-5 (cf. supra, p. 158).
174
L’auteur du second article de Sud-Ouest sur la mort de Forton, Patrick
Berthomeau, insiste sur le caractère mystérieux du « grand monsieur un peu timide »
qui, derrière sa façade de libraire, cachait « l’un des meilleurs écrivains révélés au cours
des années 50 » 330.
Pour Berthomeau, Forton a été un « écrivain reconnu », mais son attachement
provincial a nui à sa renommée d’homme de lettres. Il rappelle la « méchante cabale de
dévots » qui l’a privé du Goncourt en 1960, ses activités de fondateur de revue, de
chroniqueur à la NRF, de dramaturge ayant collaboré avec Jean Vauthier, autre
Bordelais, et de scénariste du Rendez-vous d’hiver.
Il parle de son amitié pour Guérin, « cet autre écrivain bordelais que l’on ne
redécouvre que vingt-cinq ans après sa mort. » Et il termine son article sur la discrétion
désormais indissociable de Forton : « cet écrivain qui avait choisi la discrétion à
l’époque des batteurs d’estrade. »
La même discrétion se retrouve dans le titre d’un article des Nouvelles littéraires :
« La mort discrète de Jean Forton ». Pour Bernard Le Saux 331, Forton est mort
« pratiquement oublié ».
Il évoque d’abord l’image du libraire : « Pour les étudiants en droit de Bordeaux,
il n’était qu’un drôle de libraire qui leur vendait distraitement des polycopiés dans sa
boutique, à deux pas du palais de Justice. »
Il rend ensuite hommage à Pierre Veilletet pour son oraison funèbre d’« un
écrivain de talent, injustement méconnu » et pour avoir tenté de déchirer en 1979 « le
voile d’oubli qui recouvrait, de son vivant, l’œuvre de Jean Forton ».
Le journaliste résume la carrière littéraire de Forton : huit romans entre 1954 et
1966, parus « sous la couverture Gallimard »,
« autant d’étapes d’une œuvre attachante, marquée au sceau d’une vision pessimiste du
monde mais corrigée par une distance ironique, une œuvre qui, dans ses meilleurs
moments, demeure une peinture fascinante de l’adolescence »,
330 Patrick Berthomeau, « L’écrivain bordelais Jean Forton est mort », Sud-Ouest, 12/05/1982.
331 Bernard Le Saux, Les Nouvelles littéraires, mai 1982.
175
le prix Fénéon, le Goncourt « raté d’un cheveu », et attribué « dans des conditions
douteuses, à Vintila Horia ».
Auparavant, il y avait eu une revue, La Boite à clous, qui avait publié de grands
auteurs comme Max Jacob et Raymond Guérin, « cet autre écrivain bordelais qu’il
estimait fort, [...] mort en 1955 et que l’on commence seulement à redécouvrir. »
Et Le Saux pose la question : « L’histoire est-elle condamnée à se répéter ? »
avant de terminer son article sur l’espoir que la postérité apportera une revanche à un
écrivain qui n’a pas su « courtiser la gloire ».
L’article de Raphaël Sorin 332 paru dans Le Monde contient les mêmes
informations sur Forton : l’absence de publication depuis Les Sables mouvants en 1966,
une œuvre constituée de huit romans, injustement oubliée : « On découvrira peut-être
que ses huit romans, dont La Cendre aux yeux et Le Grand Mal, écrits dans une langue
blanche ou grise, cruels et rigoureux, méritent mieux que l’oubli », l’amitié avec
Raymond Guérin, « de qui il édita une plaquette sur Malaparte dans sa revue La Boite à
clous », et la similitude de leurs destins littéraires : « l’un de ses derniers textes, une
courte préface à la réédition de La Peau dure au Tout sur le Tout, signe à la perfection
le tragique de leurs destins. » Pour illustrer son propos, Sorin en cite l’extrait suivant :
« En vérité, Guérin mourut d’épuisement et de chagrin. Il n’admettait pas d’être
incompris de la sorte, et que la grandeur de son art fût taxée de pornographie. »
Mais il commet une erreur en attribuant le scandale et le ratage du Goncourt à La
Cendre aux yeux, qu’il compare au Bavard de Louis-René des Forêts : « Cette œuvre
rauque, maladive, vaut Le Bavard de Louis-René des Forêts. »
Il termine son article en rappelant la profession de libraire spécialisé de Forton et
en révélant au public l’existence d’« un volume de nouvelles inédites, dont certaines
sont magnifiques. »
176
Jacques Brenner consacra à Forton un très long et très bel article dans Le Matin de
Paris, à la mesure sans doute des remords qu’il éprouvait de ne pas l’avoir fait figurer
dans son ouvrage sur la littérature française contemporaine 333 :
« Il me félicita de n’avoir pas oublié Guérin dans mon Histoire de la littérature française
contemporaine. Il eut l’élégance de ne pas s’étonner de n’y pas figurer lui-même. Au
contraire, il me dit qu’il se souvenait très bien des articles que je lui avais consacrés
autrefois. » 334
Brenner eut à cœur de réparer ce qu’il considérait comme une injustice en lui
réservant une place dans le « supplément » qu’il fit paraître neuf ans plus tard 335.
Il est vrai qu’il connaissait bien l’œuvre de Forton, avec une préférence marquée
depuis toujours pour Le Grand Mal : « Son chef-d’œuvre me semble Le Grand Mal, qui
raconte une rivalité entre deux lycéens, Ledru et Frieman. »
Le titre de l’article de Brenner fera fortune parmi les critiques, parce qu’il
caractérise parfaitement le ton fortonien : « L’humour froid de Jean Forton ». De même,
le chapeau est un bon résumé de sa position littéraire : « Un auteur trop tôt disparu, peu
diffusé de son vivant, et d’ailleurs sans illusions, mais qui devrait prendre sa revanche
posthume. »
Brenner commence par rappeler les débuts de Forton avec La Boite à clous, le
premier roman chez Gallimard en 1954 suivi de sept autres, dont deux concoururent
pour « un grand prix de fin d’année » (curieusement, il ne parle pas de L’Épingle du
jeu), et la fin de sa carrière d’écrivain : « le succès n’étant pas venu, son éditeur lui
refusa ses manuscrits. Il n’avait plus rien publié en volume depuis Les Sables mouvants
(1966) ».
Après avoir résumé Le Grand Mal et repris l’essentiel de sa critique parue à
l’époque, il présente La Cendre aux yeux, roman préféré de Raphaël Sorin et de « ses
amis de Subjectif », puis une nouvelle inédite, Nous avons fait un beau voyage 336, parue
dans le numéro de printemps de Grandes Largeurs (voir plus loin). Ce dernier texte lui
333 Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, Fayard, Paris, 1978.
334 Jacques Brenner, « L’humour froid de Jean Forton », Le Matin de Paris, 2/06/1982.
335 Mon Histoire de la littérature française contemporaine, éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 1987.
336 Rééditée dans Pour passer le temps, Finitude, Bordeaux, 2002.
177
semble illustrer cet « humour froid d’excellente qualité », caractéristique de La Cendre
aux yeux.
Brenner, qui considère lui aussi Forton comme un écrivain pessimiste, est le
premier à proposer une explication intéressante du fait que son œuvre n’a jamais touché
le grand public :
« Il est possible que le pessimisme de ses livres, dont on saluait les qualités littéraires, ait
nui à leur succès public. Des rééditions lui assureront peut-être une glorieuse revanche
posthume. »
Au printemps 1982, l’Association Henri Calet, avec l’aide des Éditions du Tout
sur le Tout, avait fait paraître dans sa revue Grandes Largeurs (n° 4) une nouvelle de
Forton, « Nous avons fait un beau voyage », que Brenner avait lue et appréciée, comme
nous venons de le voir.
Mais le numéro de la revue qui se vendit le mieux (bien qu’à seulement
900 exemplaires) est celui qui fut consacré à Bordeaux au printemps 1983 (n° 6-7) avec
pour titre : « Bordeaux, son port, ses vins, ses monuments, ses écrivains ». Comme
l’indique la préface, les rédacteurs de la revue – des Parisiens – avaient pour projet de
« révéler une ville à travers ses écrivains », à partir de textes déjà écrits ou d’auteurs du
cru qui accepteraient de prendre Bordeaux pour sujet d’écriture. L’intérêt était surtout
de « trouver et publier les textes inconnus d’auteurs bordelais disparus, et recueillir sur
eux des témoignages ».
Aussi trouve-t-on dans ce précieux numéro deux nouvelles inédites de Forton,
ainsi que des textes de Guérin, d’Émié, de Mauriac, de Jacques Rivière, de La Ville de
Mirmont, sans compter les témoignages de ceux qui les ont connus directement.
Jean-Claude Raspiengeas, qui écrivait à l’époque dans Les Nouvelles littéraires,
nous parle ainsi de ses années d’étudiant à Sciences-Po Bordeaux, lorsqu’il venait
acheter ses polycopiés à un libraire dont il ignorait la face cachée : « Je n’ai pas connu
Jean Forton » dit le titre de son texte avec une nuance de regret. Mais qui le connaissait
parmi ses maîtres eux-mêmes ? Il n’a donc appris, comme beaucoup, le véritable talent
178
de Jean Forton qu’en lisant les hommages posthumes dans les journaux, l’année
précédente.
Son texte est avant tout un témoignage personnel de son approche – manquée – de
l’auteur, et une tentative de saisir l’homme Forton à travers ses propres souvenirs, ceux
des autres et un peu à travers son œuvre.
Il retrace l’aventure de La Boite à clous et les débuts en librairie de Forton,
s’appuyant, semble-t-il, sur les confidences de Madame Forton, qu’il est allé revoir dans
la librairie Montaigne, « lieu sacré où ils passèrent trente ans de leur vie commune ».
On apprend donc grâce à lui que Forton, qui avait interrompu volontairement sa
revue au treizième numéro, « regretta, par la suite, d’avoir sabordé cette aventure »,
qu’il décida de se spécialiser dans les ouvrages de droit, lorsqu’il comprit, en voyant les
clients se précipiter sur les livres à succès, qu’il ne réussirait pas à faire connaître les
livres qu’il aimait et « qu’il ne servirait à rien de lutter contre le courant. »
Raspiengeas revoit dans son souvenir « Un homme grand, fort d’épaules, qui
descend imperturbablement, quand la porte s’ouvre, les quelques marches qui séparent
l’arrière-boutique du comptoir », tandis qu’au fond, près la fenêtre, l’attend la vieille
Underwood noire sur laquelle il tape des textes écrits chez lui, la nuit.
Quant à ses nouvelles, selon Madame Forton, il les écrivait entre deux clients.
Raspiengeas part ensuite à la redécouverte de Bordeaux en compagnie de Forton,
cette ville hautaine dont il aimait parcourir les quartiers populaires et les quais :
« Que cherchait-il dans ces rues sombres où les pierres de Bordeaux ont la mémoire
humide ? Cherchait-il cette éternité oubliée, ce paradis perdu de l’innocence, cette lueur
d’un âge d’or qu’il traquait désespérément à chaque ligne en vain ? [...] Dans ses livres, le
plus souvent, c’est la mort qui paraphe le chapitre final. »
Car si Jean Forton était « un bon vivant », selon ses intimes, « il sentait trop le
souffle du néant contre lui pour savourer pleinement ce bonheur d’être. » Raspiengeas
rappelle alors la perte précoce du père, à sept ans.
« Son œuvre a-t-elle sauvé Jean Forton du néant ? Il aimait à le croire, parfois, sans nourrir
beaucoup d’illusions. Les Bordelais l’ont ignoré et, dans les dernières années, Gallimard,
son éditeur, ne s’est guère mieux comporté. »
179
Pour Raspiengeas, Forton a été « mal heureux [sic] dans un siècle “qui ne
consomme que du futile et du médiocre” 337 ». Sa froideur cachait de la timidité et de
l’anxiété, à l’image de ses personnages « mal dans leur peau sous des dehors de
conquérants ».
« j’étais allé le voir avec Manlay dans sa librairie. Il m’avait donné La Fuite, La Cendre
aux yeux, cachés sur une étagère derrière ses polycopiés de droit. À Bordeaux, on avait
laissé ce type dans son coin, sans lui arracher des pages, sans le supplier d’écrire des
histoires, des scénarios ou des chroniques. »
Une fois de plus, à travers ses écrivains oubliés – les plus nombreux – Bordeaux
apparaît comme la ville où l’on échoue, celle qui étouffe, où l’ennui a remplacé les
épidémies de peste du Moyen-Âge, comme le dit Nimier à propos de l’œuvre de
Raymond Guérin 338.
La rétrospective bordelaise de Grandes Largeurs eut pour effet de mettre la
capitale aquitaine à la mode, à moins qu’elle n’ait révélé un mouvement général des
élites parisiennes qui regardaient désormais du côté du Sud-Ouest. Toujours est-il qu’un
mois après, Jérôme Garcin consacra son émission du 12 juin 1983, « Boîte aux lettres »,
diffusée sur FR3, à « Bordeaux et ses écrivains ».
Le journaliste qui annonça l’émission dans Sud-Ouest précisa ce qu’elle devait à
la revue Grandes Largeurs, et cita Forton aux côtés de Louis Émié et de Raymond
Guérin :
337
Raspiengeas cite Forton lui-même.
338 Raphaël Sorin, « Bordeaux, ville inspirée », Sud-Ouest, 24/04/1983.
180
« Il y a aussi des œuvres qui restent, un peu enfouies, prêtes à surgir de l’oubli : Louis
Émié, Jean Forton ou Raymond Guérin ont laissé des signes bien vivants à ceux qui veulent
se donner la peine d’explorer. » 339
Il donne des extraits d’un article de Garcin paru la même semaine dans Les
Nouvelles littéraires, où le critique explique sa fascination pour Bordeaux, « une ville
où le bonheur le plus simple et l’inquiétude la plus noire font un surprenant ménage ».
Une phrase de Michel Suffran, autre auteur bordelais contemporain ayant
participé au numéro de Grandes Largeurs, est également citée comme représentative
des rapports ambigus de la ville avec ses auteurs : « Bordeaux dévore ses enfants et les
garde prisonniers ».
Jérôme Garcin, jeune gloire montante de la critique, publia deux articles dans Les
Nouvelles, nouvel avatar des Nouvelles littéraires, effectivement moins littéraire que le
précédent. Le premier article annonce le deuxième, qui s’intitule « La fuite à
Bordeaux » et s’orne d’une photo de Forton.
181
Garcin commence par rappeler que Veilletet avait consacré en 1979 dans
Subjectif 340 « quelques belles pages à Bordeaux et à sa littérature, fameuse, en insistant
sur deux de ses acteurs les plus brillants et les plus discrets : Jean Forton et Raymond
Guérin ». Citant la phrase de Veilletet, « Dieu, et Gallimard, qui est son éditeur, savent
si la réimpression de leurs livres leur sera accordée. » 341, Garcin se félicite de ce que
celle-ci ait vu le jour, et que justice soit ainsi faite à Forton, comme elle l’a été pour
Guérin, Gadenne, Calet et Vialatte :
« c’est bien le moins qu’on devait à cet écrivain bordelais, sauvagement ignoré des manuels
et des anthologies de littérature française contemporaine : à l’heure où quelques esprits
lucides imposent, contre les forces têtues du conformisme, les noms de Raymond Guérin,
de Paul Gadenne, d’Henri Calet ou d’Alexandre Vialatte, il ne faut pas laisser s’éteindre, ce
serait trop injuste, celui de Jean Forton dont huit livres, confiés jadis à Gallimard,
témoignent d’une qualité littéraire, d’une inquiétude fondamentale, d’une vérité
psychologique propres, tels les bateaux dans le port de Bordeaux, à franchir les frontières
du régionalisme et de la banalité. »
340
Cf. supra, p. 172.
341 Jérôme Garcin, « La fuite à Bordeaux », Les Nouvelles, 8-14 décembre 1983.
182
Suit un résumé commenté de La Fuite, dans lequel Garcin retrouve le thème
favori de Forton, l’adolescence, avec le personnage de Maïté.
L’article se termine par un jugement sur le style de Forton et la portée
philosophique du roman :
« Jean Forton mène son récit avec un doigté glacial : phrases courtes, mots simples,
formules vouées à la description, pas à l’explication, prose nerveuse au service d’un récit
sans enflures, d’un récit du quotidien, somme toute. Le quotidien des êtres qui se cherchent
une place, entre le chemin du passé et la route du futur, et dont Jean Forton est le peintre
froid et vrai : sans doute a-t-il appris, dans sa vie, que cette place était illusoire. »
Le mois d’après, Raphaël Sorin fait paraître un article dans Le Monde des Livres,
dont le titre s’inspire fortement de celui de Brenner à l’occasion de la mort de Forton :
« L’humour glacé de Jean Forton » 342. Mais il est le critique parisien le plus
authentiquement passionné de Forton, celui qui le connaît le mieux.
Selon lui, comme il l’écrit d’emblée, si Forton n’a plus rien publié à partir de
1966, après avoir écrit huit romans, c’est qu’« après le dernier paru, Les Sables
mouvants (1966), comme on lui refusait tout, il choisit de se taire, jusqu’à mourir d’un
cancer du poumon en mai 1982. » Le tableau qu’il fait de l’auteur est sombre : « Ignoré
de ses concitoyens, oublié par les éditeurs et les critiques, à Paris, Jean Forton vendait
des polycopiés de droit dans sa Librairie Montaigne... »
Sorin se souvient de sa visite à Forton, qui lui avait donné deux de ses romans et
lui avait fait lire des nouvelles ainsi que le manuscrit de Pavane pour un vieil enfant.
Il évoque ensuite l’influence délétère de Bordeaux sur ses écrivains :
« Bordeaux tue parfois lentement, d’amertume et de solitude, ceux qui veulent lui échapper
sans la fuir. Hier, Louis Émié et Raymond Guérin, deux amis de Forton, aujourd’hui,
Michel Ohl, ont subi l’emprise d’une ville où l’eau “suggère une sorte d’enlisement
moite...” » 343
Mais surtout, preuve qu’il s’est intéressé de près à Forton, il cite sa première
œuvre, publiée aux éditions Seghers en 1951, Le Terrain vague, une longue nouvelle
qui contient déjà tous les grands thèmes fortoniens, et dont le héros, Marc Frouville, est
183
un double de l’auteur. C’est la première fois qu’un critique fait référence à ce texte de
Forton.
Suit une évocation de La Boite à clous, revue destinée à « lutter contre l’apathie
des Bordelais », qui se transforma en « maison d’édition éphémère » pour publier une
plaquette de Guérin, Du côté de chez Malaparte : « Forton n’avait pas encore tenté – et
manqué – sa conquête de Paris. »
Après avoir énuméré les œuvres de Forton et rappelé l’échec du Goncourt, Sorin
analyse la façon dont l’auteur a été perçu par la critique de son temps. Il porte un
jugement bien sévère sur son dossier de presse qu’il a pris la peine de consulter.
Cependant, tout en mêlant la perspicacité à l’ignorance, il dessine le nouveau portrait de
Forton, celui de sa réception posthume :
« Je suis allé voir son dossier de presse, rempli d’articles jaunis, assez mornes. Les éloges
sont mesurés, les reproches plutôt vifs [...] La critique passa donc à côté de l’humour glacé
de Forton. Elle en méconnut la grandeur et tomba dans le piège d’un réalisme de façade qui
cachait un pessimisme sans recours. Elle ne comprit pas qu’en admirateur de l’Orphée de
Cocteau, et du Tabou, de Flaherty, Forton fut un visionnaire, un homme trop ardent pour
faire banalement carrière. Mais, depuis sa mort, c’est un autre Forton qui commence : on le
prend enfin tel qu’il était, tapant des pages terribles, entre deux clients, sur une vieille
Underwood noire. »
Dans un deuxième article qui fait suite au premier, Raphaël Sorin présente La
Fuite et La Cendre aux yeux : « La Fuite a tout de suite l’allure d’un rêve absurde, d’un
cauchemar. Forton faisait ses débuts en ouvrant sèchement les portes d’un monde
parallèle au nôtre et enivrant. » Sorin y retrouve des accents de Cayrol :
« La Fuite est un livre qui brûle à mesure. Jean Cayrol, un autre Bordelais, a su décrire ce
désir et cette crainte de fuir, de tout larguer, qui écrasent le faible héros de Forton. On a le
cœur qui chavire à ses côtés. Il porte en lui les moins avouables de nos hantises. »
La Cendre aux yeux est résumée comme La Fuite et le jugement vient à la fin :
« Chasse spirituelle bizarre, La Cendre aux yeux a la perversion effrayante d’un conte. Un
ogre s’empare du corps et de l’esprit d’une gamine, s’amuse avec sans mesurer la portée de
ses maléfices. On a rarement dit avec une telle perfection le dur métier de vivre et la
mauvaise foi qui permet d’aller de l’avant. Une sorte d’ironie froide, à la Swift, fait passer
les aspects les plus désagréables de cette tragédie intime. Forton savait déplaire aux tièdes.
Il a payé, fort cher, sa lucidité et sa douce violence. »
184
Un mois plus tard, Francine de Martinoir fit paraître un long et bel article sur
Forton, illustré par une photo de l’auteur, dans La Quinzaine littéraire. Cette revue a
toujours été auréolée du prestige de son rédacteur en chef, Maurice Nadeau, qui n’a
jamais transigé avec sa haute conception de la littérature, et a fait découvrir au public,
en tant qu’éditeur, de grands auteurs du XXe siècle, français et étrangers.
Dans son article intitulé « Bordelais comme Guérin » 344, Francine de Martinoir
commence par se réjouir de l’apparition d’
« une nouvelle génération de lecteurs [...] qui, ignorant les interdits et les modes de la
décennie précédente, renoue avec le tragique, la narration, l’évocation de la condition
humaine, mots qu’il n’était pas de ton de prononcer voici encore peu de temps. »
« D’un roman à l’autre, sont décrits et analysés de façon plus précise le va-et-vient de la
conscience au monde, l’oscillation entre le surgissement d’une liberté qui effraie et l’envie
éprouvée par le héros de faire le point sur ses sentiments, au risque de les figer, en fait tout
ce qui forme le tissu même du texte chez Jean Forton. Et la façon dont ces personnages se
sentent jetés dans le monde rappelle, bien entendu, l’angoisse sartrienne. Comme la visée
de la conscience phénoménologique, l’écriture semble glisser à la surface des choses et
éclaire de temps à autre la fulgurance d’instants à la fois privilégiés et sans grande
185
importance [...] où le narrateur découvre en lui jusqu’à la nausée son goût du sang et de
l’horreur. »
« Aux dernières pages du cahier [son journal] le narrateur s’interrogeant sur ses actes et
leurs conséquences imprévisibles – la mort, inacceptable pour lui de la jeune fille –
s’étonne de tout ce que l’écriture comme un coup de filet a ramené à la surface, sentiments
inquiétants, sensations inattendues, douleur qu’il ne peut maîtriser, tout ce qui le détourne
de lui-même. »
Pour finir, elle compare de nouveau Forton à Guérin, mais aussi à Calet, pour
mieux définir ce qui le caractérise :
« si son univers n’a pas l’ampleur polyphonique que possède celui de Guérin, si son
écriture n’évoque pas autant que celle de Calet le grain d’une voix, les créatures qu’il
invente sont faites d’une étoffe qui est bien à lui, un mélange de chair et de rêves. »
En mars 1984, Télérama consacra également un article bref mais dense aux
rééditions de La Fuite et de La Cendre aux yeux. À cette date, Télérama n’était plus un
simple hebdomadaire spécialisé dans les programmes de télévision et de radio : il visait
déjà le lectorat des magazines pour public cultivé. En revanche, il était davantage lu par
les femmes que par les hommes, ce qui n’est pas forcément un atout pour Forton, dont
le romanesque n’est guère féminin.
Dans cet article 345, Marie Gry rappelle ce qu’il est essentiel de savoir sur un auteur
mort en 1982, et silencieux depuis 1966. Elle en présente les caractéristiques
habituelles : libraire, bordelais, discret.
La réédition de deux romans parus en 1954 et 1957 signale le « décalage de la
reconnaissance ».
Dans son résumé des deux œuvres, nous retiendrons « le héros en creux » de La
Cendre aux yeux, « séducteur sans mémoire, déployant une stratégie sans émotion où
l’amour se perd ». Les personnages sont qualifiés de « sans éclat » :
186
« Le narrateur de La Fuite porte ses velléités, ses incertitudes, ses lâchetés comme une
blouse grise. Celui de La Cendre aux yeux, étale avec complaisance son indifférence, sa
médiocrité, son égoïsme avec la mauvaise foi étroite qui aide à vivre. »
« Dans ses phrases courtes qui, par leur construction même, expriment la restriction, la
gêne, le détachement, la lassitude, Forton ne fait rien pour séduire. Mais derrière les élans
retenus, se rassemblent sous un humour froid, des “émotions très fortes” tenues à distance
par les mots quotidiens. »
Nous retrouvons la même formule chez Éric Neuhoff, qui intitule son article paru
dans Le Quotidien de Paris un mois après celui de Télérama : « L’humour à froid de
Jean Forton » 346. Il met l’accent sur l’attitude peu empressée de son éditeur :
« Gallimard, qui réédite deux de ses livres, s’y est pris avec deux ans de retard. On ne se
bousculait pas au portillon pour ressusciter ce libraire bordelais qui, par deux fois, rata le
Goncourt d’un chouïa. Depuis 1966 (Les Sables mouvants), ses manuscrits étaient refusés.
Tout ce sur quoi il pouvait compter, c’était un succès posthume. Ne parlons pas de gloire, le
mot eût été grossier. »
On voit que l’écrivain Éric Neuhoff a le sens des oxymores, en soulignant ce que
peut avoir d’étonnant, voire de paradoxal, l’indifférence des éditeurs et l’obscurité du
« libraire bordelais » en regard de l’éclat d’un Goncourt deux fois mérité.
De La Fuite, qui lui a paru « assez plaisant », il écrit : « C’est comme un rêve à la
limite du cauchemar. »
Il résume ensuite La Cendre aux yeux, dont le héros « n’est pas très énergique,
non plus », de manière curieusement désinvolte car il s’ingénie à réduire la dimension
d’un personnage qui, jusqu’à présent, avait suscité une horreur unanime : « Il se prend
pour un ogre. Ça n’est toutefois qu’un séducteur de province [...] Ce tombeur de ces
dames ne se laisse jamais aller à ses sentiments ».
Éric Neuhoff semble à ce point réceptif au style détaché de Forton qu’il le
retourne contre l’auteur lui-même :
187
« Ces péripéties sont racontées d’un ton distant, sans avoir l’air de s’en soucier
terriblement. Il y a de la froideur, chez Forton, un humour qui ne dit pas son nom.
L’émotion est sans cesse conviée à repasser le lendemain. C’est ce qui fait son charme, et
sa faiblesse. Un auteur qui s’avance désarmé, désarmant, ça vous attendrit, ça ne vous
subjugue pas. »
Voilà une petite fausse note, donc, dans le concert d’éloges qui a accompagné ces
rééditions de 1983.
Mais le critique-écrivain se montre sensible à la présence d’une ville qui ne dit
pas son nom :
« C’est Bordeaux qui tire son épingle du jeu. La ville est présente, avec sa respiration, sa
langueur. On ne nous signifie nulle part qu’il s’agit d’elle, mais elle est le personnage
principal. C’est toujours ça de pris. »
En 1986 et en 1989, le nom de Forton fut mentionné par deux fois dans la presse
nationale, et l’auteur eut droit à un article dans le Magazine littéraire. En 1990, la
presse régionale lui consacra deux très longs et très intéressants articles, mais
malheureusement, dans des journaux qui ne touchaient qu’un public très restreint : Le
Résistant de Libourne, un hebdomadaire qui tire actuellement à environ
8 500 exemplaires, et Garona, une revue culturelle locale.
« Quelque chose paraît malgré tout unir des écrivains si dispersés, quelque chose qui
procède peut-être de Bordeaux. [...] Bordeaux inspire aux siens une manière d’ironie
batailleuse, plus amère chez Jean Forton, enjouée chez Cayrol... »
188
Cette unité résulte apparemment d’un état d’esprit méprisant et peu ouvert à la
culture, propre à une ville de grand négoce, marquée par l’anglophilie protestante de
surcroît :
« Est-ce à cause de cette difficulté de vaincre sur place ? Beaucoup d’écrivains bordelais
paraissent comme rageusement agrippés à leur ville, crevant ses remparts, acharnés à la
conquérir ou à la fuir [...] Jean Forton fut un grand écrivain méconnu, oublié dans l’arrière-
boutique de sa librairie. Raymond Guérin ne fut jamais Bordelais d’honneur. Jean Cayrol
campe toujours hors les murs. Jean Lacouture ne fait que passer et, distraitement,
congratule les siens. Philippe Joyaux, dit Sollers, a carrément changé de nom en prenant le
train. »
Aussi, les écrivains bordelais d’hier comme aujourd’hui sont-ils la proie d’une
sorte de « fièvre » à cause de « cette tension exagérée entre le souci de triompher
localement et celui, plus évasif, de gloire universelle ».
En outre, la « puissance du décor » d’une « ville exagérément belle » hante toutes
ces œuvres : « Dans presque tous les livres de ces écrivains, Bordeaux est charnellement
là. » Pour terminer sur une note secrète, « À Bordeaux, ville en cela très britannique, le
plaisir se cache derrière les façades avec une application qui trahit sa violence ».
Reconnaissons que ce portrait littéraire d’une ville correspond par bien des points
à l’univers de Forton, notamment celui de son livre le plus sulfureux, La Cendre aux
yeux.
Trois ans plus tard, le 17 mai 1989, « Domaine public », un article de Jean-Edern
Hallier paru dans L’Idiot international, dénonçait le scandaleux « racket d’éditeurs de
cinquante ans sur nos classiques », qui fait dépendre du bon vouloir des éditeurs,
gardiens jaloux de leurs droits, la lecture des auteurs disparus. Parmi les « mini-Proust »
dont l’œuvre devait attendre un délai de cinquante ans 348 avant de tomber enfin dans le
domaine public, l’auteur de l’article citait, entre autres, Henri Calet, Raymond Guérin et
Jean Forton : « Définitivement engloutis, nous ne saurons plus jamais rien d’eux [...]
348
Aujourd’hui de 70 ans : « Par la loi du 27 mars 1997, le législateur français a transposé dans le code
de la propriété intellectuelle la directive communautaire du 28 octobre 1993 harmonisant la durée du droit
patrimonial des auteurs. La durée légale relative à ce droit, fixée antérieurement à 50 ans en France, a été
portée à 70 ans. » (texte consulté le 20/03/2006 sur le site http://www.culture.gouv.fr)
189
tous des mini-Proust, ils sont lisibles aujourd’hui. Faut-il attendre cinquante ans pour les
découvrir ? »
Jean-Edern Hallier proposait donc de « libérer la propriété littéraire dès la mort
des auteurs, ce qui permettrait de multiplier les éditions, au lieu de les laisser moisir
dans les caves. »
C’est effectivement l’impression que nous avons lorsque nous voyons que les
romans de Forton sont devenus introuvables, malgré la publication récente de ses
inédits et l’intérêt des critiques à son égard.
Jean Edern Hallier cite Albert Cohen, sortant de l’ombre à quatre-vingts ans grâce
à « la campagne acharnée d’une petite société secrète d’admirateurs dont [il] faisait
partie », et Marguerite Yourcenar qui ne serait pas connue « si Jean d’Ormesson et
l’Académie française ne s’étaient battus pour la révéler à soixante-quinze ans. »
Mais l’époque ignore
En octobre 1989, le Magazine littéraire, avec un peu de retard, sacrifia lui aussi à
l’engouement pour les écrivains bordelais et leur consacra un long supplément 349.
Dans un ensemble d’articles, écrits par différents critiques et réunis sous le titre
« Les burgraves du Bordelais : un inventaire des pères fondateurs de la littérature
bordelaise du vingtième siècle », Forton se retrouve aux côtés de Pierre Luccin,
Raymond Guérin, Philippe Jullian, Kléber Haedens et Jean Freustié. C’est Pierre
Veilletet qui a été chargé de rédiger la présentation de son œuvre.
Il met surtout l’accent sur ses fortes attaches bordelaises, ce qui n’a rien
d’étonnant dans un numéro consacré aux écrivains du cru :
« Son cursus était on ne peut plus bordelais [...] Il aurait pu être un de ces notables que la
bourgeoisie locale enfante et respecte : mais il n’avait vraiment rien d’un notable et il
raillait volontiers sa condition bourgeoise. »
349 « Supplément : les écrivains du Bordelais », Magazine littéraire, oct. 1989, n° 270, pp. 55-118.
190
Veilletet rappelle qu’à vingt ans, Forton « fonda une petite revue La Boite à clous
où l’on ne révérait que l’insolence » et que cette « liberté d’esprit et de ton »
caractérisait le personnage, insensible aux modes littéraires et aux goûts de son temps.
Le Goncourt raté et la gloire littéraire semblaient laisser indifférent le « propriétaire de
la librairie Montaigne » qui cachait derrière son « modeste mystère » une double vie
ignorée de la plupart de ses concitoyens.
L’amitié et la fréquentation de l’auteur par Veilletet lui permet d’en faire un
portrait intime, que nous connaissons déjà :
« Jamais ne lui échappait une de ces vantardises par quoi l’humilité de commande se trahit.
Il ne se citait guère et ne se situait pas davantage par rapport aux écrivains de sa
génération. »
L’article se termine sur l’image d’un écrivain pessimiste qui prenait la vérité
comme remède au désespoir.
En 1990, Le Résistant de Libourne fit une large place à Forton dans ses colonnes,
à l’occasion de la nomination de son fils comme juge d’instruction dans cette même
ville.
L’article, signé de Francine Ollivier et intitulé « Les romans de Jean Forton
toujours réédités » 350, est un compte-rendu très complet de sa carrière littéraire, de ses
débuts de jeune revuiste jusqu’à sa mort en 1982. L’auteur est en outre présenté dans
ses relations avec les autres : sa famille, ses amis, et d’autres artistes.
Le chapeau de l’article met en exergue le Grand Prix de la Ville de Bordeaux
attribué à Forton en 1970, et rappelle que l’écrivain est « mort bien trop jeune, en
1982. »
Minutieusement, Francine Ollivier retrace l’histoire de La Boite à clous et des
auteurs prestigieux qui y participèrent, « fais[ant] confiance à la curiosité enthousiaste
manifestée par Jean Forton pour tous les arts ».
Le Terrain vague est ensuite présenté comme
191
« une nouvelle de 36 pages que l’on a eu le tort de trop oublier car c’est elle qui détient les
thèmes, l’émotion, les lieux qui feront les huit volumes que Gallimard éditera
régulièrement en douze ans ! Les personnages de Forton sont tous plus ou moins des
fanatiques de la nuit qui les inspire et les guide, car la nuit, pour eux, n’est pas charme mais
fuite assurée vers des certitudes angéliques ou diaboliques. »
Après avoir évoqué leur solitude d’êtres « farfelus, indécis, immoraux », elle note
une présence accrue de l’angoisse au fur et à mesure des romans, et une maîtrise de
l’auteur de plus en plus évidente :
« La Cendre aux yeux connut enfin un véritable succès. Les lecteurs attendaient dès lors les
romans de ce jeune auteur parce qu’ils avaient enfin saisi le sens de ses personnages : la
solitude éternelle de l’homme malgré toutes les attirances momentanées possibles... »
« Un grand prix littéraire était attendu en Bordelais par tous les fidèles lecteurs et les amis
de Forton. Déception. Il ne vint pas. L’auteur eut un petit sourire amer et plus que jamais,
son comportement, dans l’arrière-boutique de sa librairie où il aimait se tenir tandis qu’à
côté les étudiants en mal de photocopies de droit affluaient, sembla vouloir faire oublier
qu’il était l’un des plus sérieux écrivains de l’écurie Gallimard ! »
« Quand l’annonce de son décès en mai 1982 se répandit, ses amis stupéfaits ne comprirent
pas tout de suite combien une place serait vide dans ce monde étroit et tourmenté des
artistes régionaux. Mais la vérité est là, les romans de Forton sont lus, la génération actuelle
les découvre car on réédite périodiquement son œuvre. »
192
En juin de la même année, Lise Chapuis, qui avait travaillé sur l’œuvre de Forton
en 1989 351, fit paraître dans la revue bordelaise Garona un article d’une dizaine de pages
intitulé : « Un romancier dans sa ville ». Nous en extrayons ce qui nous paraît le plus
significatif pour la réception posthume de l’auteur.
Pour elle, Forton fut accepté sans difficulté chez Gallimard, semble-t-il, et
collabora régulièrement à la NRF par des notes de lecture. Il y publia également des
articles et de courtes nouvelles.
L’étude de la presse contemporaine de la publication des romans montre « un
intérêt constant et positif ». La Cendre aux yeux a, de plus, été traduit à l’étranger et a
reçu le prix Fénéon.
Après avoir été en lice pour le Goncourt avec ses deux romans suivants, Forton,
« descendu » par André Billy et Mauriac à propos de L’Épingle du jeu, a vu la critique
se détourner de lui. Il a attendu six ans avant de faire paraître Les Sables mouvants, pour
finalement être abandonné par Gallimard.
Suit une étude de l’œuvre elle-même, où Lise Chapuis reconnaît l’influence,
avouée par Forton, du Baudelaire de « Spleen et Idéal ». Il est pour elle un romancier
préoccupé de la nature humaine, de son essence et de son destin, mais il reste un
humaniste, fidèle aux canons classiques du « roman bourgeois ».
Elle signale que les critiques étrangers rattachent l’art de Forton à une tradition
typiquement française qui va à l’encontre du Nouveau Roman.
Son œuvre est représentative des malaises de son époque mais il a certainement
souffert de son classicisme formel et a connu un échec relatif à cause de son pessimisme
fondamental et du manque de puissance de son style.
Enfin, sa manière de ne jamais citer Bordeaux et de lui enlever ses noms de rue
montre que l’écrivain refuse de prendre l’individu en situation et recherche « l’homme
éternel ».
Lise Chapuis se demande si ce n’est pas aussi, de la part de Forton, une façon
d’éviter l’étiquette d’écrivain provincial.
351
Cf. supra, p. 28, note 2.
193
• Conclusion sur la période 1982-1990
Ce qui ressort des articles consacrés à Forton au cours des huit années qui ont
suivi sa mort, c’est le sentiment chez les critiques que leurs aînés sont passés à côté
d’un des meilleurs auteurs des années 50. Reconnu, sans doute, mais pas suffisamment
connu parce que mal diffusé, il est mort trop tôt, dans une indifférence générale, oublié
des lecteurs et abandonné par un éditeur peu empressé de le rééditer 352.
Cette méconnaissance injuste est d’abord attribuée à la modestie proverbiale de
l’écrivain, qui se cachait derrière son emploi de libraire spécialisé au point d’être ignoré
de ses concitoyens eux-mêmes. La réception posthume signale systématiquement sa
profession officielle, en même temps que son refus de combat pour la gloire et son
éloignement de la vie littéraire.
L’échec au Goncourt en 1960 et le refus de son dernier manuscrit par Gallimard
sont analysés également comme des épisodes décisifs de sa carrière littéraire, expliquant
son silence de seize ans avant sa disparition.
Autre motif d’obscurité, l’auteur a été victime de son attachement provincial,
comme les autres écrivains oubliés aux côtés desquels il est cité, et en particulier
Guérin, lui aussi victime de l’« étouffoir » bordelais.
Forton a cependant bénéficié de la conjonction de deux mouvements apparus au
milieu des années 70 dans le milieu littéraire parisien : un intérêt pour Bordeaux et ses
écrivains d’une part, la redécouverte d’auteurs oubliés comme Bove, Guérin, Calet,
Gadenne ou Vialatte, d’autre part.
À travers la fascination des critiques pour Bordeaux, une identité littéraire
bordelaise se dessine, issue d’un mélange d’amour et de haine, doublé d’ironie, pour
une ville qui ne reconnaît pas les siens mais continue de les hanter malgré eux. Une
ville à la fois froide et passionnée qui cache ses vices derrière des façades lisses, telle
que les critiques se plaisent à la retrouver dans les romans de Forton.
352 D’après Dominique Gaultier, la réédition de La Fuite est passée inaperçue, parce que volontairement
discrète. (« Autour de l’œuvre romanesque de Jean Forton », débat du 12/10/2000 à Bordeaux).
194
Qu’il en soit victime ou bénéficiaire, Forton, dans cette première phase de sa
réception posthume, est beaucoup plus souvent rattaché à Bordeaux que de son vivant,
même si la qualité littéraire et la vérité psychologique de ses romans lui confèrent un
statut d’auteur national. Ce n’est d’ailleurs qu’à l’occasion de rétrospectives sur les
écrivains bordelais que son nom est mentionné ou qu’il a droit à un article, et jamais
pour lui-même.
D’autre part, avec le recul des années, son œuvre apparaît comme un tout cohérent
et on s’intéresse à sa personnalité et à son trajet littéraire.
Ainsi ses activités de dramaturge et de scénariste sont-elles mentionnées dans
différents articles, et on voit apparaître pour la première fois l’image d’un Forton
intime, bon vivant, très différent de celui auquel on était habitué.
Sa carrière littéraire ne commence plus désormais avec La Fuite mais avec sa
revue La Boite à clous, et surtout Le Terrain vague, son premier roman, qui porte en
germe l’œuvre future, une œuvre dorénavant appréhendée clairement et de manière
définitive dans ses thèmes, ses émotions et ses lieux. Car un sentiment d’unité se dégage
des huit romans publiés par Gallimard : la réédition de La Fuite et de La Cendre aux
yeux attire l’attention sur la récurrence des thèmes fortoniens – celui de l’adolescence,
surtout – en même temps que sur l’évolution de l’œuvre.
Comme ceux de la réception immédiate, les critiques de la réception réfléchie sont
sensibles à un ton, un univers particuliers à Forton. Leurs remarques sur son style
rappellent celles de leurs prédécesseurs, et semblent toutes inspirées de la formule de
Brenner sur « l’humour froid de Jean Forton ».
Brenner est aussi le premier à avoir avancé une explication plausible de son
absence de succès en invoquant le pessimisme de ses livres. L’idée est reprise par la
nouvelle génération critique, qui note chez Forton l’absence d’une volonté de séduire et
un détachement qui nuit à l’émotion.
Nous constatons pourtant que La Fuite ou La Cendre aux yeux ont suscité
l’enthousiasme de jeunes critiques des années 80. Leurs interprétations sont plus
philosophiques que celles de leurs prédécesseurs, mais ils témoignent d’un intérêt égal
pour l’indécision du héros de La Fuite, la mauvaise foi monstrueuse du narrateur de La
195
Cendre aux yeux, pour ces héros médiocres qui, par-delà les générations, continuent de
tendre au lecteur un reflet de ses penchants inavouables.
Enfin, réhabilitation oblige, Forton prend la dimension mythique d’une sorte de
Docteur Jekyll et Mister Hyde de la littérature, avec une façade de gentil libraire réservé
dissimulant un froid et terrible analyste de la médiocrité humaine, au pessimisme
désespéré.
353 Cf. Jean-Marie Planes, « Les derniers sarcasmes », Sud-Ouest Dimanche, 21/04/2002.
196
« nécrophiles de la littérature » 355, mais mit en péril leur jeune maison d’édition. Des
3500 exemplaires tirés pour ce « livre maudit » 356, il ne s’en vendit que 1100. Le
désaccord aidant, Dominique Gaultier et Guy Ponsard se séparèrent au début de l’été
1984, le deuxième traitant l’autre de « dilettante », qui le prit avec assez d’humour pour
en baptiser sa nouvelle maison d’édition. 357
Forton était déjà présent dans le catalogue du Tout sur le Tout depuis que
Dominique Gaultier lui avait demandé de rédiger la préface de La Peau dure en 1981,
en qualité de témoin capital et ami de Raymond Guérin. Trois de ses nouvelles avaient
également paru dans la revue Grandes largeurs en 1982 et 1983 358.
Mais Dominique Gaultier, qui avait voulu publier le roman inédit de Forton en
1983, s’était vu refuser l’accord du comité de lecture du Tout sur le Tout. Fidèle à son
projet, il l’édita donc au Dilettante en 1995.
À ce moment-là, son catalogue ne présentait plus seulement des rééditions
d’auteurs « oubliés » comme Calet, Gadenne, Dabit, Bove, Vialatte et Guérin : l’éditeur
était aussi devenu un découvreur de nouveaux talents, qui commençaient à faire parler
d’eux, comme Vincent Ravalec ou Eric Holder, lauréat du prix Décembre
(anciennement prix Novembre) en 1994.
C’est pourquoi, parmi les critiques qui couvrirent la sortie de L’Enfant roi et la
réédition des Sables mouvants, on trouve des noms connus comme ceux de François
Nourissier, Jérôme Garcin, Patrice Delbourg, ou encore, moins célèbres mais tout de
même influents, Pierre Drachline et Annie Coppermann.
Ils tenaient tribune à l’époque (et pour certains, encore maintenant) dans des
hebdomadaires nationaux à grand tirage comme Le Monde des Livres, L’Express,
L’Événement du Jeudi, Le Figaro Magazine ou Valeurs actuelles, dotés pour la plupart
d’un important rayonnement culturel.
197
Il faut y rajouter deux autres articles parus dans La Cité, bimestriel parisien, et
dans Bonne Soirée, hebdomadaire essentiellement féminin, qui touchait plus d’un
million de lecteurs au début des années 80.
Dans leurs articles, avant de présenter L’Enfant roi, les journalistes reprennent,
pour parler de Forton, les principaux éléments biographiques rencontrés dans les articles
des années précédentes. Mais les traits distinctifs de l’auteur prennent du relief, au point
qu’il apparaît quasiment comme un écrivain maudit.
Ainsi Jean-Marie Planes, dans Sud Ouest Dimanche 359, parle-t-il d’« une légende
Forton, un mini-mythe » qui court dans le milieu littéraire bordelais.
Peu lu de son vivant, selon Jérôme Garcin, avec ses « huit ouvrages chez
Gallimard, convenablement loués par la critique » 360, Forton n’a pas non plus connu « le
succès posthume que, parfois, les générations suivantes, et justicières, réservent aux mal
aimés » 361 : « le cas Forton paraît relever de l’échec estimable, c’est-à-dire, pour ceux
qui l’ont lu, de l’intolérable injustice. » 362
Sa timidité devient « bourrue » dans les articles de cette époque, et sa modestie
« indécrottable » 363. On le présente comme refusant presque maladivement de
« participer à la farce littéraire parisienne », en restant « reclus derrière les murs de sa
198
librairie bordelaise » 364, d’une sensibilité exacerbée à l’échec au point de renoncer à
l’écriture :
« Il doutait tellement de son talent et supporta si mal le refus des éditeurs qu’il jurait avoir
cessé d’écrire après l’insuccès, en 1966, des Sables mouvants. » 365
Il en était même arrivé à désirer que l’on oublie son œuvre : « selon son souhait,
le silence avait recouvert son œuvre. Il n’est pas trop tard pour lui désobéir et le
redécouvrir. » 366
« Il n’était pas si attaché que ça à Bordeaux, dit Janine Forton, mais il pensait que s’il
partait à Paris, il n’écrirait plus. Et je crois qu’il n’a jamais regretté cette décision même s’il
a pu souffrir de n’être pas davantage aidé par son éditeur. Ses livres l’ont pourtant rendu
heureux, même s’ils n’ont eu qu’un succès d’estime. Il est vrai qu’il s’est arrêté d’écrire
aussi parce qu’il était malade. Comment savoir vraiment ? » 368
C’est encore l’image de Bordeaux qui s’attache à Forton avec le rappel inévitable
des grands auteurs bordelais, mais aussi d’autres, moins connus, dont Garcin s’attache à
rappeler l’existence aux côtés de Forton :
199
Les Bordelais eux-mêmes ont le sentiment d’avoir trop accordé à Mauriac au
détriment d’auteurs de talent qui ont vécu parmi eux :
Pour Jean-Marie Planes, l’admiration vouée à Forton par un petit cercle d’initiés
bordelais est « tempérée d’embarras, comme si Bordeaux ne se pardonnait pas de
l’avoir tant ignoré, comme si Bordeaux lui pardonnait mal de ne point atteindre au génie
puissant de Mauriac, au génie violent de Guérin. » 371
Il évoque les « relations complexes avec une cité natale peu encourageante aux
fils qui se distinguent » 372.
Patrice Delbourg les signale aussi : « Jean Forton (1930-1982) était natif de
Bordeaux, ville qu’il n’aima jamais et qui le lui rendit au centuple. » 373, mais tout en
forçant le trait, il donne de Forton une image inédite, celle d’un voyou défait par la vie :
« Ce prince d’Aquitaine à l’espérance abolie, fonda toute son existence sur le plaisir
physique et ses différentes martingales, c’est dire s’il connut les hauts et les bas
dépressionnaires de ce genre de cynique-railway [...] Un drôle de paroissien, un sale type,
aurait-on murmuré au gré des générations. » 374
Delbourg fait d’ailleurs allusion au Forton des Pieds Nickelés « qui peut
légitimement lui servir de bannière voyoute ».
S’inspirant de la préface de Veilletet à L’Enfant roi, il présente Forton comme un
« homme “noir et blanc”, toujours de dos, jamais à l’heure, à l’image de ses camarades de
mistoufle, qui ne cessèrent de préférer les heures creuses aux grands raouts de
reconnaissance mutuelle : Emmanuel Bove, Eugène Dabit, Raymond Guérin, Henri Calet
ou Jean Reverzy. »
Ainsi Delbourg réunit-il une partie de ceux qu’il appellera « les désemparés »
dans l’ouvrage qui paraîtra l’année d’après 375.
200
Son article parle d’ailleurs beaucoup plus de l’auteur que de son roman, avec un
curieux amalgame entre lui et ses personnages, « ignobles et réjouissants [...] des pékins
sans éclat, mesquins, rehaussés brièvement par la répétition de leurs névroses ».
Comme d’autres critiques, il note l’absence de complaisance de l’auteur à l’égard
de ses lecteurs, signe de qualité littéraire : « L’une des forces de Forton, hormis la
pureté graphique de son propos, est de toujours suivre son mauvais goût, de ne jamais
chercher à plaire au chaland qui passe. » Rien d’étonnant de la part de quelqu’un qui
« boudait d’ailleurs copieusement son époque, ses modes, tous ses pairs et ses tics. »
Forton partage sa lucidité intransigeante et courageuse avec Raymond Guérin,
comme le rappelle Pierre Drachline qui cite la préface de Veilletet :
« Jean Forton se sentait proche, rappelle Pierre Veilletet dans sa chaleureuse préface, de
Raymond Guérin, “dont il vénérait le mépris des compromis et le courage de porter le fer là
où ça fait le plus mal”. L’un comme l’autre étaient des fraternels en état d’alerte permanent
qui s’affublaient de masques pour mieux dissimuler leurs cicatrices. » 376
Delbourg, très influencé lui aussi par le texte de Veilletet, introduit une
caractéristique inédite dans le portrait de Forton en lui donnant le charme d’« une
gueule d’atmosphère, un style Scopitone de bastringues archicombles », même si
« Toute sa chienne de vie, Jean Forton refusa de grandir dans cette France républicaine,
asthénique, grise de bidons de lait sur le pavé, de phosphatine, de Pétrole Hahn et de vieux
francs dans l’escarcelle de l’abbé Pierre. »
Le chapeau de son article est une analyse résumée de l’échec de Forton, écrivain
malchanceux et décalé par rapport à son époque :
« Jean Forton n’a jamais su tirer son épingle du jeu. Né trop vieux, mort trop jeune, à côté
de sa génération, à rebours de ses amours, sa vie ne fut qu’un long trompe-l’œil. Reste un
écrivain rare, de premier calibre. »
L’article de Pierre Mertens paru dans Le Soir de Bruxelles 377, ainsi que celui de
Michel Paquot dans La Cité 378, mettent plutôt l’accent sur l’éditeur que sur le roman,
afin d’en souligner le mérite et le courage.
376 Pierre Drachline, « Journal d’un vieux garçon », Le Monde des livres, 30/06/1995.
377
« Le Bloc-Notes de Pierre Mertens », 14/08/1996
378 Michel Paquot, La Cité, 17/08/1995.
201
Dans un texte intitulé « (Bonnes re-) Lectures de vacances, de Calet à Vialatte, et
retour... », Pierre Mertens fait la distinction entre « deux histoires de la littérature : une
officielle et une parallèle, marginale, presque maquisarde, quasi-clandestine », à
laquelle il souscrit bien plus volontiers. Et pour nous donner une idée de ses goûts, il
cite Sartre, Camus et Montherlant, pour mieux les renier au profit de Vialatte, Calet,
Guérin et Gadenne.
Il établit une distinction parallèle parmi les éditeurs, entre ceux qui
« s’asservissent » aux « plumitifs quatre étoiles de la première catégorie » et les
« valeureux » qui redécouvrent les auteurs oubliés :
« Quant au Dilettante, la palme doit, sans discussion, lui être accordée. Pour son goût du
risque. Défendre, aujourd’hui, au beau milieu du cynisme ambiant, un récit aussi attachant
et fragile que L’Enfant-Roi, de Forton, il faut le faire ! Ou comment arracher un bel auteur à
ses sempiternels “succès d’estime”... »
Parmi les auteurs ressuscités par Le Dilettante, Mertens cite aussi Gadenne, qu’on
n’arrive pas à arracher de son « purgatoire », et Vialatte, auteur des Fruits du Congo,
« un des plus grands romans français du demi-siècle, mais combien le savent ? »
Une famille d’« oubliés » de la littérature se constitue ainsi à travers les articles
consacrés à Forton, en écho aux nouvelles collections qui les rééditent, avec le retour
des mêmes noms : Calet, Gadenne, Vialatte, Guérin, jusqu’à cette référence aux Fruits
du Congo, auquel Brenner compara Le Grand Mal en son temps.
La chance accordée à Forton par sa réception posthume, relativement à ses
compagnons d’infortune, est appréciée diversement et même contradictoirement par les
critiques. Ainsi, pour Jérôme Garcin, il n’a même pas droit à la réhabilitation tardive
que connaissent Alexandre Vialatte, Paul Gadenne ou Emmanuel Bove. C’est oublier,
selon nous, que tous ces auteurs appartiennent à la génération antérieure à Forton, et que
par conséquent, leur purgatoire a duré bien plus longtemps que le sien.
202
Michel Paquot les englobe tous, quant à lui, dans le même oubli posthume :
« Paul Gadenne, au lendemain de sa mort, à l’instar d’autres écrivains tels Henri Calet, Jean
Forton, Emmanuel Bove ou Jean Reverzy, rapidement s’évanouit dans un anonymat plus
ou moins tenace. » 379
Voyons maintenant la façon dont les critiques ont jugé le dernier roman de
Forton, refusé, rappelons-le, par Gallimard en 1969.
Pour Jean-Marie Planes et pour Le Festin, ce n’est pas son meilleur roman. Mais
il est « fortonissime » pour le premier, parce qu’il « récapitule les principaux thèmes de
l’auteur et peut donc servir de passerelle vers une œuvre qui reste à découvrir »380.
Ce qui frappe J.-M. Planes, c’est avant tout le style de Forton, « fluide et
élégant », en adéquation parfaite avec la psychologie du personnage principal :
« un ton contraint, faussement suave, exquisement empesé, la langue d’un bon élève des
bons pères quand il s’épanche dans son journal intime, la langue d’un fils-à-sa-maman, trop
poli avec la grammaire, pour être, avec la mère, tout à fait honnête. »
Sa lucidité cruelle, son ironie froide aux traits vifs et acérés n’ont pas vieilli pour
les critiques des années 80 qui utilisent sensiblement les mêmes mots que leurs
confrères des années 50 et 60. Pierre Drachline écrit :
203
« L’ironie de Jean Forton fait ici merveille, et c’est presque en médecin légiste qu’il
dissèque les contradictions, égarements et secrets de ses personnages. Le trait est vif,
toujours juste, avec ce qu’il faut de distance pour ne pas en faire trop. C’est en grimaçant
que Forton enfonce un couteau dans le saindoux familial. » 381
« Seule arme pour triompher de l’ennui, cette phrase royale qui cingle, allègre, impérieuse,
brusque sentiment de triomphe et de légèreté retrouvés. Phrase courte, acidulaire,
désabusée, vaincue, piégée, emmurée vive. » 383
« L’Enfant roi est un livre désespéré, écrit avec une grâce certaine, où la beauté des femmes
inaccessibles et la sereine langueur de la Garonne piquée par la bruine apportent un
bonheur furtif, réparateur, mais où planent, irrémédiables, la peur du monde, l’angoisse de
vivre et l’attente de la mort. »386
Mais elle est issue également du malaise qui émane de personnages monstrueux,
parfois si proches de nous. Janine Forton le reconnaît : « c’est une littérature dure qui
dépeint des monstres derrière les phrases élégantes. Ses personnages ne sont guère
sympathiques, il faut bien le dire... » 387
204
Sa capacité à analyser les ressorts les plus secrets de l’homme ordinaire, qui peut
se muer en monstre par égoïsme ou lâcheté, donne à son roman une modernité
intemporelle, au-delà des modes littéraires ou de l’ambiance d’une époque :
« Voici un roman qui pourrait être désuet (la province mesquine, la France de Vincent
Auriol, de la phosphatine et des petits messieurs pâlichons qui vont “chez les filles”), qui
pourrait être dépassé (les “anti-héros”, les “salauds” sartriens, les “Œdipe” débordants, et
même “l’ère du soupçon” dans laquelle s’engage à l’époque la psychologie romanesque).
Et voici un roman moderne parce qu’il pose des questions éternelles : qu’est-ce qu’un
monstre ? Qu’est-ce qu’un homme ? Qu’est-ce qu’aimer ? » 388
C’est pourquoi, sans doute, L’Enfant roi a concouru pour le prix Charles Brisset
de l’Association française de psychiatrie : il n’a pas été primé, mais on a salué
« la qualité exceptionnelle du livre posthume de Jean Forton L’Enfant roi. »
Comme pour les lecteurs de sa réception immédiate, Forton appartient donc à la
grande tradition du roman psychologique, tout en partageant avec son époque le désir de
bousculer les armatures classiques :
« Jean Forton fait preuve d’une pénétration psychologique qui l’apparente aux plus grands
maîtres du roman d’analyse à la française, en y introduisant une touche de violence qui
brisera irrémédiablement le carcan narratif du roman bourgeois. » 389
« plus étouffé, et peut-être presque plus cruel, il trace, de la petite bourgeoisie bordelaise,
un portrait abominable, et révèle des gouffres de solitude et de frustrations, transpositions
peut-être des regrets de l’auteur, malheureux de son insuccès... » 390
Jérôme Garcin, lui, souligne la parenté du héros avec ceux de Jean de la Ville de
Mirmont et d’Emmanuel Bove :
« On est frappé par le naturel avec lequel Jean Forton se glisse, à la première personne du
singulier, dans l’univers poisseux, vaseux et amniotique où Daniel – cousin du Jean Dézert
de Jean de la Ville de Mirmont et des héros d’Emmanuel Bove – s’enfonce lentement. » 391
205
« On trouvera dans ces pages beaucoup de la cruauté sans merci du grand Raymond
Guérin – l’un de ses maîtres – mais aussi, affleurant, une certaine tendresse qui sauve le
curieux héros. » 392
Il nous faut parler maintenant de la préface écrite par Pierre Veilletet pour
L’Enfant roi, dont l’influence a été déterminante sur les journalistes de la nouvelle
génération qui ne connaissaient pas Forton.
En caractérisant Forton comme un écrivain « en noir et blanc », il trouva une
expression qui fit florès auprès des autres critiques, comme naguère « l’humour froid »
de Brenner.
Il n’en fait une question ni de sujet, ni de style, puisqu’il cite pêle-mêle dans la
famille des écrivains « en noir et blanc » Rousseau, Tolstoï, Malraux, Nabokov,
Céline...
Le point commun de cette prose sans couleur est que, dans notre époque avide de
teintes vives, elle ne peut plaire qu’aux « happy-few ».
Pour ce qui est de Jean Forton, son cas est indiscutable : « À l’instar d’Emmanuel
Bove, de Jean Reverzy, d’Henri Calet ou de Georges Perros, il est absolument noir et
blanc. »
Pourtant, dans le privé, le personnage était « haut en couleur », truculent même,
lorsqu’il était mis en confiance. Mais il restait modeste et ne parlait jamais de ses
livres : « Les compliments le mettaient à la torture. »
Veilletet parle des goûts de Forton : Horowitz le musicien et Manolete le matador,
ses deux passions, mais aussi Kafka, Miller, Céline et Raymond Guérin qu’il était fier
d’avoir publié dans La Boite à clous : « Dans le Bordeaux de 1950, ce n’était pas une
mince audace. »
Il présente ensuite l’auteur comme un « pur produit de la bourgeoisie locale »,
« un homme plutôt grand, aux cheveux et à l’œil noirs », qui menait une sorte de double
vie – comme Guérin, assureur « dans le civil » – en vendant des polycopiés de droit
pendant qu’il publiait secrètement des romans chez Gallimard.
206
Après 1966, il prétendait avoir renoncé à la littérature, « folie de jeunesse et, à
bien y regarder, un demi-échec... »
Or Veilletet s’est aperçu, en consultant « des coupures de presse jaunies », que
« les livres de Jean Forton ont eu une carrière critique bien supérieure à ce qu’[il]
croyait sur la foi de l’auteur ». Il cite les critiques célèbres de l’époque qui lui ont
témoigné leur bienveillance : Jean Mogin, André Rousseaux, Maurice Nadeau, Kléber
Haedens, Jean Blanzat et Yves Berger. Il rappelle qu’il a été plusieurs fois en course
pour les prix, qu’il a obtenu le Fénéon, raté le Goncourt de manière injuste, et que La
Cendre aux yeux a été traduite et bien accueillie à l’étranger.
À partir de 1966, « la presse finit par se détourner de ce perdant qui, par surcroît,
ne se montre jamais nulle part. »
Pour Veilletet, ce qui résume le mieux la réception de Forton de son vivant, c’est
l’expression « succès d’estime », mais les ventes n’ont pas suivi. De plus, les critiques,
tout au « réalisme d’époque », sont passés à côté de
« la singularité de cet art, sa liberté qui touche parfois au fantastique, sa douceur terrible,
son étrange jubilation au sein même du désespoir ».
Il aura fallu attendre que « de jeunes critiques, comme Raphaël Sorin ou Jérôme
Garcin, manifestent plus de discernement que leurs aînés ». Hélas ! Forton, mort l’année
d’avant, « n’aura pas connu la consolation d’être bien lu. »
Veilletet présente ensuite L’Enfant roi, qui n’est pas le meilleur roman de Forton
mais contient les principaux thèmes de son œuvre.
Dans son « troublant effet de réel » qui fait hésiter entre la fiction et
l’autobiographie, le roman montre à quel point Forton « excelle à “mentir vrai”, comme
on dit maintenant ».
On y retrouve le climat « noir et blanc » des années cinquante, dans une « France
grise » qui vient à peine d’émerger de la nuit.
Veilletet analyse en détail les thèmes et la psychologie du personnage, qui porte à
un degré pathologique l’immaturité « propre à de nombreux personnages de Forton ».
Dans son expression d’« enfant roi sans divertissement », nous trouvons l’origine de
207
l’« enfant roi d’un Sud-Ouest sans divertissement » 393 de Patrice Delbourg – et une
allusion au roman de Giono paru en 1947.
Ce personnage ne s’enferme pas dans « la médiocrité absolue », comme ceux de
Bove, mais dans « une mesquinerie tyrannique qui bâillonne ambitions et désirs ».
Sans pousser la mauvaise foi jusqu’à la monstruosité comme dans La Cendre aux
yeux, Forton retrouve dans L’Enfant roi « son terrain de prédilection » et « dans ces
soliloques spécieux – où s’élaborent contre toute raison les misérables justifications qui
aident à survivre –, on entend son rire amer. »
Malgré tout, il garde une nostalgie de la grâce, « sans transcendance –, on n’est
pas chez Mauriac », liée à l’enfance et en particulier à ces jeunes filles sorties d’un
tableau de Balthus, « tantôt modèles de pureté, tantôt objets de perdition ».
Car depuis Le Grand Mal et L’Épingle du jeu,
« versos noir et blanc des flamboyants Fruits du Congo de Vialatte, nous savions que
l’adolescence n’est pas chez Forton exempte de perversité. L’Enfant roi assombrit le
tableau en rendant plus lointain et plus improbable le retour au vert paradis. »
Veilletet estime que « La volonté de lucidité caractérise cette œuvre », sans doute
desservie par « la froide ironie, l’humour distant, la cruauté ». Il déplaît au lecteur qu’on
lui tende « juste un miroir sale où il se reconnaît sous les traits du fantoche ou du salaud
[...] Surtout si l’on s’en tient au pessimisme sans voir la compassion qui le porte. »
La préface se termine par un long extrait de celle de Forton à La Peau dure de
Guérin, où tout ce qu’il a écrit de « son maître » 394 s’applique étrangement à lui-même,
et notamment cette phrase : « Il nous parlait de lui, certes, mais en même temps, il
commettait le crime des crimes, il nous parlait de nous-mêmes [...] ».
208
Il reprend, en les développant, les idées exprimées dans son article de 1996 396, et
s’emploie à réhabiliter « ces demi-solde de la république des lettres » qui ont végété
dans l’ombre des grandes écoles littéraires, « quelque part entre les années vingt et les
années quatre-vingts ».
Il les classe en plusieurs groupes et sous la rubrique « Loin de la foule
déchaînée », il réunit Pierre Herbart, André Hardellet et Jean Forton. Nous reproduisons
intégralement la présentation de ce dernier :
« Comme si les “glorieux maudits” que nous avons choisi de regrouper ici entretenaient
une sorte de cousinage : Calet avec Forton, Guérin avec Gadenne, Calaferte avec...
Reverzy, etc. »
Lucidité discrète d’un auteur hissé au rang de « glorieux maudit » et courage d’un
éditeur qui va à contre-courant de l’esprit du temps... Pierre Mertens, tout en reprenant
des caractéristiques reconnues à Forton, contribue à lui façonner une image beaucoup
plus digne de la postérité.
209
celui du Monde des Livres. Les autres parurent dans Valeurs actuelles – une petite
colonne farcie d’erreurs dans un hebdomadaire destiné à des cadres supérieurs,
essentiellement intéressés par les informations du monde financier, Art et Culture, un
mensuel qui n’existe plus, Le Généraliste, un bi-hebdomadaire spécialisé vendu par
abonnement mais qui touche un public important et cultivé, et Le Matricule des anges,
un bimestriel dédié à la littérature de notre temps, dynamique et averti, qui a son site sur
Internet et qui représente donc une bonne carte dans le jeu de Forton.
Curieusement, Sud-Ouest ne mentionna pas la réédition des Sables mouvants alors
qu’il y eut deux articles dans d’autres journaux régionaux : le quotidien La Montagne et
l’hebdomadaire toulousain L’Opinion indépendante. Même la presse suisse s’en fit
l’écho avec Le Quotidien jurassien.
Par rapport au roman précédent, les articles consacrés aux Sables mouvants par la
presse écrite sont non seulement moins nombreux sur le plan national et régional, mais
aussi moins longs. Par contre, d’autres médias entrent en jeu, comme la télévision et
surtout, pour la première fois, Internet.
Notons d’abord que plusieurs journalistes consacrent une partie plus ou moins
longue de leur propos au Dilettante et aux auteurs oubliés qu’il fait redécouvrir :
« Jean Forton [...] fait partie de ces écrivains oubliés (Henri Calet, Paul Gadenne, Georges
Hyvernaud...) que les éditions du Dilettante aiment à ressusciter. » 397
« Jean Forton fait partie de ces écrivains français qui jouirent d’une certaine notoriété de
leur vivant, avant de tomber dans l’oubli au lendemain de leur disparition. [...]
Le Dilettante, dont le catalogue est riche de ces “négligés” (comme Raymond Cousse),
s’est entiché de ce romancier, ce dont on ne peut que se réjouir. »
210
« Nouveaux auteurs et rééditions, telle est la politique maison, et parmi celles-ci, beaucoup
d’écrivains déclassés de l’après-guerre, tels Henri Calet, Raymond Guérin ou ce Jean
Forton, à qui l’on doit Les Sables mouvants. »
« Poulain de l'écurie Gallimard à la fin des années 50, Jean Forton était frère en
désenchantements ironiques d'Emmanuel Bove, Henri Calet, Eugène Dabit, Raymond
Guérin. »
Ses références répétées à Patrice Delbourg montrent à quel point il a été influencé
par sa vision de Forton :
« Le pessimisme de ses livres aura-t-il nui à ce crève-la-faim “noir et blanc”, cet adulateur
de jeunes filles qui resta, comme l'écrit Patrice Delbourg, “vieux garçon à perpétuité” ? »
Dominique Aussenac dans Le Matricule des anges (15 janv.-15 mars 1998)
reprend l’expression de Douin : « Poulain de l’écurie Gallimard » et rappelle que Forton
« frôla les prix littéraires avec Le Grand Mal (1959) et L’Épingle du jeu (1963) ».
Mais elle commet une erreur curieusement rencontrée chez plusieurs critiques,
lorsqu’elle prétend que Les Sables mouvants ont été « éreintés par la critique ». Le
critique d’Art et Culture parle aussi d’« échec cuisant » pour « ce qu’il faut bien appeler
une œuvre majeure, Les Sables mouvants », tandis que pour celui du Petit Bouquet,
quotidien électronique 398, « Les Sables mouvants de Jean Forton, publié en 1966, fut un
échec commercial qui convainquit l’auteur de renoncer à l’écriture. »
Pour le journaliste de La Montagne (19/10/1997), Forton a connu le succès
lorsqu’il était publié par Gallimard, avant de disparaître de la scène littéraire. L’oubli
dans lequel il a sombré n’en est que plus regrettable, et résulte de son éloignement de
Paris :
« On ne connaît plus Forton. Quel dommage ! Lui qui fut tellement coté dans les années 50
que Gallimard en fit l’un de ses poulains, l’une de ses bêtes à concours. Puis, disparu de
l’actualité sans jamais pouvoir refaire surface. Rien à voir avec son talent, plutôt avec un
certain éloignement : Jean Forton vivait à Bordeaux, où il était libraire, c’est-à-dire loin de
Paris où se font les réputations. »
398
Critique recueillie le 5 juillet 1999, sur le site http://www.le-petit-bouquet.com.
211
Pour Josiane Bataillard du Quotidien Jurassien (18/10/1997), son statut de
provincial joue encore sur sa notoriété posthume puisqu’il est pour elle « un de ces
auteurs oubliés dans sa province, hier et aujourd’hui encore ».
Comment furent perçus Les Sables mouvants en 1997, et quelles différences note-
t-on avec les réactions de la critique immédiate ?
Rappelons-nous que pour les lecteurs de 1966, le héros de Forton incarnait les
préoccupations d’une époque qui découvrait l’ivresse de la consommation, en même
temps que les problèmes du couple et la peur de vieillir.
Les critiques de 1997 ont bien saisi, à leur tour, le reflet d’une société dans
Les Sables mouvants, et se montrent sensibles à leur ambiance très « années 60 » :
« Ce roman porte un peu de cette magie particulière qui nimbe les films de Tati ou de
Pierre Étaix. Un humour grave, une mélancolie heureuse et une façon particulière de
considérer le bonheur matériel. De le railler gentiment, de le remettre à sa place. » 399
Swa Kopmund du Petit Bouquet parle d’« un récit dont le ton évoque celui des
feuilletons radiophoniques des années 60. »
Il y voit une œuvre prophétique qui, à travers la critique du bonheur matériel béat,
annonce le séisme révolutionnaire de mai 68. À ce titre, la réédition du roman de Forton
pourrait bien annoncer une autre crise de la société, de nouveau bercée par le sentiment
illusoire de la sécurité matérielle :
Le titre des articles donne une idée de ce que les critiques des années 90 ont
retenu de l’histoire des Sables mouvants : « Enlisement voluptueux et tragique » 400,
« Le bonheur brisé du pharmacien » 401.
212
Le premier insiste sur l’inéluctable enfoncement d’un héros que « Forton ne sauve
pas [...] de sa dérive » et qui a tous les symptômes de ce que les critiques de 1966
appelaient « une dépression nerveuse » : un sentiment d’horreur devant « son confort,
son épouse, ses enfants, sa maîtresse », de dérisoire devant ses biens matériels,
d’angoisse devant « la routine conjugale » et d’irréalité devant son univers quotidien. Le
personnage se laisse alors submerger par tous ses désirs refoulés pour finir, selon le
critique, « misérable et las ».
Le second voit le roman comme coupé en deux par une crise de lucidité qui réduit
à néant le bonheur béat de la première partie : « Une longue redescente en soi et sur
terre. »
Pour ce critique, « Dad » n’a même pas droit à sa crise, il est figé dans son
personnage de père de famille par l’égoïsme de ses proches : « il doit rester tel qu’il est :
un type pas emmerdant qui paye cash sans discuter, les études, les voitures, le confort. »
Dominique Aussenac dans Le Matricule des anges, renvoie au lecteur une image
du héros beaucoup plus désespérée :
« l’angoisse devant la vie, devant la mort est immense, le héros d’autant plus lucide dans la
deuxième partie qu’il se sent perdu, s’analyse, ses commentaires sont sensibles, désespérés,
hurlants de vérité. »
« Ce roman publié une première fois il y a trente ans dresse un constat amer et grinçant
d’un échec. Le ton serait au désespoir sans cette vive lucidité qui anime le personnage, lui
évitant de sombrer dans un marasme noir. Et sans le rire qui pointe au détour de chaque
phrase sous la plume d’un écrivain qui mérite une autre postérité que le silence. » 402
401
La Montagne, art. cit.
402 « Les deux Odile », Michel Paquot, Le Généraliste, 1/06/1998.
213
« Quel style ! Quel humour ! Rien dans ce livre, pas une seule réflexion du héros [...], pas
un seul de ses éclairs de lucidité ne semble avoir été lu ailleurs. Par son regard extrêmement
personnel, par le rire extrêmement sain qui s’en dégage, Forton parvient en effet à
complètement renouveler un sujet vieux comme la littérature. Chapeau ! »
Notons au passage que la lucidité des analyses reste le point fort du romancier
pour les lecteurs de toutes les générations, de même que la tenue de son style : « Le tout
remarquablement tenu, écrit » 403, toujours caractérisé par une sécheresse percutante avec
ses « phrases courtes, cinglantes » 404.
On se souvient que les critiques de 1966 avaient tenté de situer le roman de Forton
par rapport au Nouveau roman, en pleine vogue à l’époque, et l’avaient en général jugé
trop classique de forme – compliment ou reproche – pour le représenter.
Il est amusant de constater qu’avec un recul de trente ans, Les Sables mouvants
apparaissent naturellement comme représentatifs des tentatives du Nouveau Roman.
Pour Dominique Aussenac du Matricule des anges, le roman rappelle L’Œuf de Félicien
Marceau « et bien entendu les techniques du Nouveau Roman. » 405 Mais en raison de sa
charge d’angoisse et de désespoir, « il y a chez Forton plus d’humanité, de recul ».
Lorsque Jean-Luc Douin 406 parle d’« une atmosphère très voisine des romans de
Marcel Aymé », la comparaison nous semble plus conforme aux intentions de Forton,
très admiratif de cet écrivain dont il reconnaissait l’influence sur lui.
La présentation sur Internet de l’émission Un livre, un jour rappelle que le roman
parut
« à peu près en même temps que Les Choses de Pérec, et il existe une certaine parenté entre
ces ouvrages, où les objets, les situations, comptent davantage que l’intrigue proprement
dite. »
Marcel Aymé, Georges Perec, voilà donc les auteurs auxquels les lecteurs actuels
peuvent penser en lisant Les Sables mouvants. Il n’est plus question du Grand Meaulnes
214
ni du Jérôme Bardini de Giraudoux, si souvent cités par les critiques de l’époque de
Forton. La référence à la littérature de l’absurde a également disparu.
Quant au contenu de l’œuvre, les critiques actuelles ne font plus de l’ennui le
thème majeur du roman de Forton, et ne parlent plus de la crise de la quarantaine, aspect
sans doute plus daté du roman.
« Ce pharmacien marié et père de deux enfants qui le méprisent – “Monsieur mon fils” et
Odile – se rend compte qu’il a trahi les espoirs de sa jeunesse et qu’il s’ennuie. »
215
l’apparentent à un écrivain maudit. La postérité, comme bien souvent, crée autour de lui
une forme de légende qui justifie à la fois la méconnaissance dont il a été victime de son
vivant, et la redécouverte de son œuvre injustement oubliée.
La vision de sa notoriété anthume est d’ailleurs contrastée puisqu’il est tantôt
présenté comme un auteur peu lu, tantôt comme un poulain de Gallimard destiné à une
belle carrière.
De même, il est étonnant que plusieurs critiques aient considéré Les Sables
mouvants comme un échec en leur temps, puisque, nous l’avons vu plus haut, le roman
a été favorablement critiqué par des journaux importants et des journalistes reconnus.
De la première période de sa réception posthume (1982-1990) à la seconde (1995-
1997), un seul critique a suivi Forton : Jérôme Garcin, et encore uniquement pour
L’Enfant roi. Son article ressemble à celui qu’il avait écrit à l’occasion de la réédition
de La Fuite et de La Cendre aux yeux en octobre 1983.
Bordeaux est toujours évoqué dans les articles des années 90, mais uniquement
pour rappeler son rôle néfaste dans la carrière littéraire de Forton : nous sentons bien
que la vogue des écrivains bordelais est passée, même si elle a contribué à la formation
d’une légende fortonienne.
En revanche, la mode s’est emparée de l’éditeur courageux qui a permis la
redécouverte d’écrivains négligés par les littératures, bordelais ou non : Le Dilettante,
ex Le Tout sur le Tout.
Il semble d’ailleurs que les deux romans de Forton publiés en 1995 et 1997 aient
profité de la notoriété grandissante du Dilettante, qui a su également découvrir de
nouveaux auteurs pleins de talent.
Malgré la bonne renommée de l’éditeur, et même si les journalistes restent
connus, les articles se font plus rares, cependant, pour la réédition des Sables mouvants
et aucun critique n’a suivi l’auteur entre 1995 et 1997, à part Michel Paquot du
Généraliste : la résurrection de Forton apparaît encore fragile et déjà menacée.
Pourtant son œuvre est perçue comme moderne, dans la mesure où précisément
elle ne souscrit à aucune tendance littéraire de son époque : le classicisme de ses
216
analyses psychologiques lui assure un public renouvelé car, les critiques le soulignent, il
pose des questions éternelles sur l’homme.
Son style, surtout, plaît aux nouvelles générations, pour son humour, notamment,
même s’il apparaît désormais comme un écrivain de l’angoisse de vivre, qui n’a pas
cherché à plaire et l’a payé par une absence de notoriété.
De manière inattendue, Les Sables mouvants prennent même une dimension
politique pour la postérité, qui y voit une critique de la société de consommation et
l’annonce de la crise de mai 68.
Enfin, cette période de résurrection est marquée par la publication de deux textes
importants qui ont influencé visiblement toutes les critiques parues sur Forton à la
même période : d’une part, la préface de L’Enfant roi par Pierre Veilletet, qui donne à
Forton la silhouette d’un écrivain en « noir et blanc » et le nimbe du charme nostalgique
des années 50, et d’autre part, la critique du même roman par Patrice Delbourg – lui-
même inspiré par Veilletet – qui annonce son ouvrage sur « les désemparés » de notre
littérature.
La lecture de Forton par Delbourg, et par d’autres critiques à sa suite, nous paraît
tout à fait révélatrice de la façon dont il a toujours été lu, c’est-à-dire en l’assimilant à
ses personnages médiocres et défaits par la vie. De là à en déduire que l’écrivain lui-
même était voué à la défaite, il n’y a qu’un pas que la majorité des lecteurs a franchi
sans s’en rendre compte.
• 2000 : l’exposition
217
Son retentissement fut exclusivement local, avec deux articles dans Sud-Ouest.
Cependant, même si la presse parisienne ne se manifesta pas à cette occasion, le monde
littéraire envoya ses ambassadeurs à Bordeaux, et les bruits qu’ils en rapportèrent
durent suffire à convaincre Gallimard de rééditer enfin Forton dans « L’Imaginaire ».
Ce fut son roman le plus scandaleux qui fut choisi : L’Épingle du jeu.
L’article le plus important concernant l’exposition sur Forton parut dans Sud-
Ouest Dimanche, la veille de l’inauguration 408 et s’intitulait « Les mots à vif ».
Son auteur, Patrick Berthomeau, qui avait déjà salué la disparition de l’écrivain
bordelais en 1982, présentait l’homme et son œuvre, en avant-goût de l’exposition, avec
pour illustration une photo du jeune Forton devant sa maison.
L’article commence par un portrait de l’auteur étonnamment vivant, aux
caractéristiques inhabituelles :
« Il avait ces attitudes un peu gauches des gens qui ne savent pas quoi faire de leur grande
carcasse. [...] Il n’élevait guère la voix, fumait plus qu’il n’est raisonnable et passait
facilement pour distrait et rêveur. Mais dès que la conversation – tenue de préférence
autour d’une table – s’animait, ses défenses tombaient et un autre Jean Forton se révélait,
véhément, drôle, jamais en peine d’un bon mot ou d’un trait bien ajusté. »
« Tout cela pour dire que la lecture de ses œuvres ne permettait guère de deviner quel
personnage il était. Sauf sur un point : il était cet homme qui marchait dans les villes, et
particulièrement dans celle où il était né et avait choisi de rester et d’écrire, Bordeaux. »
Pour la première fois, le public apprend les raisons du décès de Forton, « terrassé
par un cancer quelques semaines avant d’atteindre 52 ans ».
Berthomeau interprète son silence de seize ans, après les huit romans publiés par
Gallimard, comme le signe d’une perte de confiance de la part de l’éditeur qui « semble
ne plus y croire », notamment après l’échec du Goncourt. Mais « Jean Forton n’est pas
homme à aller tirer les sonnettes. »
218
Très bien informé, le journaliste parle de la revue de Forton et de son contenu, de
ses chroniques à la NRF, de la dramatique radiophonique qu’il écrivit avec Jean
Vauthier à la fin des années 50, Amélia, et du film tourné en 1971 par Jacques Manlay
sur un scénario de Forton.
Il signale la préface que ce dernier avait écrite quelques mois avant sa mort, pour
la réédition de La Peau dure de « son ami Raymond Guérin, autre écrivain bordelais,
disparu en 1955, et pour lequel il confessait la plus grande admiration. »
Dans le roman inédit de Forton, L’Enfant roi, publié treize ans après sa mort,
« On [...] retrouve cette écriture un peu sèche, cette façon de regarder le monde à
quelque distance et de n’en voir que la face la moins éclatante. »
Pour Berthomeau,
« Les romans de Jean Forton sont parcourus de gens qui ne parviennent pas à s’arracher à
leur milieu, à leur condition, à échapper à leurs pulsions. Ils sont habités par des
adolescents trahis par leurs aînés. »
Son absence de succès s’explique par des raisons sociologiques qui font de Forton
un auteur décalé par rapport à son époque, comme Patrice Delbourg l’avait déjà
pressenti :
« il n’était vraiment pas un écrivain pour les Trente Glorieuses. L’esprit du temps était à la
conquête, fût-ce du dérisoire ; ses tristes héros, dépourvus de grandeur, pouvaient
difficilement se transformer en modèles. »
409
Sud-Ouest, 10/10/2000.
219
d’une photo de « Jeanine Forton [l’épouse de l’écrivain] au bureau de son mari,
reconstitué dans le cadre de l’exposition. »
Il fait d’abord une allusion ironique au discours de cérémonie du maire, pour qui
la réticence de Bordeaux à l’égard de ses écrivains vient de leur trop grand nombre :
« L’hypothèse est plaisante et a l’avantage d’exonérer la ville et ses citoyens de toute
responsabilité. Il n’y a pas d’indifférence, seule la profusion est coupable... » commente
Berthomeau.
L’exposition sur Forton « constitue un grand pas vers le pardon », d’autant plus
qu’elle en annonce d’autres.
Le journaliste évoque alors « le grand bonhomme un peu timide » qui vendait des
polycopiés de droit, derrière lequel se dissimulait « un écrivain remarquable, l’un des
plus singuliers qui se fût révélé au cours des années cinquante. »
Vient ensuite une explication du silence dans lequel l’écrivain passa la dernière
partie de sa vie : « Les mystères de l’édition, la condescendance, voire la hargne visant
un auteur qui ne quittait pas sa province, le réduisirent au silence. »
Il nous semble assez évident que Berthomeau fait ici une référence implicite à
l’attaque effectivement « hargneuse » de Matthieu Galey. Par contre, il affirme
clairement que Forton a été victime de sa provincialité.
Il rend ensuite hommage à une exposition qu’il juge « éclairante et émouvante »,
en raison de tous les documents prêtés par la veuve de l’écrivain, notamment les
manuscrits, « ses cahiers d’écolier recouverts d’une écriture fine et sans marge », de
nombreuses correspondances, des témoignages d’amitié, qui, réunis, forment un portrait
fidèle de l’auteur avec ses goûts et ses passions.
220
rédacteur d’articles importants dans le livre consacré à Forton 411, Dominique Gaultier,
éditeur du Dilettante, et Pierre Veilletet, écrivain journaliste que l’on a déjà rencontré au
cours de notre étude.
Au début du débat, Xavier Rosan précise que l’ouvrage édité à cette occasion,
Jean Forton, un écrivain dans la ville, répond à une volonté didactique. De l’œuvre de
Forton, il retient essentiellement trois thèmes : la fuite, le désir d’ailleurs, avec des
personnages contradictoires, qui veulent partir mais sont incapables de faire voler les
obstacles, des enfants, qui sont des anges ou des démons, et l’éducation, très dure avec
certains Jésuites.
Cette œuvre est discrète, son aspect scandaleux n’est pas immédiat, et comme le
disait Jacques Manlay (cinéaste ami de Forton), ses histoires sont normales mais
perverties de l’intérieur. Sa cruauté opère sans violence.
Il s’agit d’un vrai romancier, ce sont de vraies histoires avec de grandes
ambiguïtés, qui méritent d’être lues et relues car leur lecture enrichira nos
connaissances.
Dominique Gaultier, quant à lui, raconte comment il a découvert Forton à travers
Guérin, lorsqu’il cherchait un préfacier pour sa réédition de La Peau dure. C’est Pierre
Veilletet, à qui il avait fait appel, qui lui indiqua Forton comme un témoin capital de
Guérin à Bordeaux. D’ailleurs, Gaultier juge les univers de Forton et de Guérin assez
proches dans leur noirceur, même si les écrivains diffèrent par le style.
Il a publié L’Enfant roi par enthousiasme, mais aussi avec l’espoir d’obliger
Gallimard à rééditer les œuvres de Forton dont il garde les droits. Malgré l’échec de
cette stratégie, « il faut maintenir la flamme », car tous les dix ou vingt ans, des jeunes
gens viennent dans sa librairie et redécouvrent des auteurs, comme lui-même et ses amis
l’ont fait.
Nous avons déjà présenté l’analyse de la situation de Forton par Pierre Veilletet 412.
Il estime que son œuvre devient de plus en plus désenchantée à partir du Grand Mal et
221
qu’elle a souffert de son genre « bâtard ». Car, selon lui, Forton tient de Bove et de
Calet sur le plan stylistique, tout en faisant penser aux adolescences rêveuses de
Vialatte. Il partage également l’anti-mauriacisme de Guérin.
L’œuvre de Forton n’est pas très « naturaliste », elle n’exprime pas un désir de
dénonciation sociale, elle se situe, comme celle de Bove et de Vialatte, entre les rêves
de l’adolescence et l’horreur de vieillir, avec le thème de la solitude dans la ville.
Dominique Gaultier revient sur l’échec de Forton au Goncourt en rappelant tous
les auteurs détruits par le succès et tous les prix Goncourt tombés dans l’oubli. Il cite
Brenner pour qui la postérité dépendait d’une poignée de fervents, une sorte de société
secrète.
Il en déduit que l’échec de Forton n’a sans doute pas changé grand-chose : même
s’il avait eu le prix, l’œuvre continuerait de déranger par son nihilisme, d’autant plus
que son écriture est classique.
Pour Xavier Rosan, la nécessité de faire un livre sur Forton aujourd’hui montre
qu’il ne fait pas partie des lectures habituelles, et que Gallimard ne le réédite pas.
Veilletet saisit la balle au bond : « un livre comme ça ne peut qu’inciter Gallimard
à faire un effort, ne serait-ce que pour “L’Imaginaire” » 413 mais les éditeurs possèdent
des droits « sidérants » parfois.
Comme le débat tombe sur le silence de Forton après Les Sables mouvants,
Gaultier suggère qu’il n’avait peut-être plus envie d’écrire, comme il l’avait pressenti
lui-même à vingt ans. Il lit alors un texte du jeune Forton, paru dans La Boite à clous,
où il envisageait qu’un jeune écrivain puisse cesser d’écrire pour vivre tout simplement
ou par un suprême renoncement : « se soucier d’être entendu, c’est abaisser sa joie.
Mieux vaut inventer ses lecteurs. » 414
Enfin, Veilletet clôt le débat en essayant de dégager la caractéristique générale des
romans de Forton : ils comportent des stratégies de fuite mais ce sont des livres qui
brûlent comme des romans policiers. On ne s’ennuie pas en le lisant : « c’est beaucoup
mieux que Les Chemins de la liberté », conclut Veilletet.
413 L’Épingle du jeu sera effectivement rééditée dans « L’Imaginaire » l’année d’après.
414
Jean Forton, « Joie d’écrire », La Boite [sic] à clous, n° 8.
222
• 2001 : la réédition de L’Épingle du jeu dans « L’Imaginaire » de Gallimard
Après les deux publications du Dilettante, nous voyons sur le graphique n° 6 415
que la parution de L’Épingle du jeu en 2001 dans « L’Imaginaire » de Gallimard
marque un net regain d’intérêt des médias pour Forton.
Il est certain qu’elle constitue un tournant capital dans la réception posthume de
son œuvre, puisque le roman se trouve désormais à portée du grand public, au sein
d’une prestigieuse collection, fortement symbolique du patrimoine Gallimard.
Cependant, cette étape décisive aurait pu avoir lieu huit ans plus tôt. En effet, dans
une lettre datée du 15 juillet 1993, Gallimard avait fait part à Mme Forton d’un projet
de réimpression de La Cendre aux yeux dans « L’Imaginaire ».
Ce projet, resté sans suite, avait sûrement un lien avec le fait que dix ans
auparavant, Dominique Gaultier avait exprimé lui aussi son désir de rééditer le même
roman au Tout sur le Tout. En 1983, s’adressant à Madame Forton, il « confirme son
intérêt pour une réédition de La Cendre aux yeux, sous réserve du désistement de
Gallimard » 416 qui, naturellement, n’en a rien fait.
On mesure à quel point la destinée posthume de Forton a tenu à peu de chose, un
presque rien qui s’est traduit par un retard de quasiment vingt ans.
Nous avons vu comment Dominique Gaultier, en publiant L’Enfant roi, avait
voulu inciter Gallimard – en vain – à rééditer Forton dans ses collections de poche, la
stratégie ayant fonctionné avec Gadenne, Calet et Guérin.
Il fallut attendre l’exposition de 2000, avec les débats qui l’ont animée 417 et le
superbe livre édité à cette occasion, pour que Gallimard se décide enfin à franchir le
pas.
Ce n’est pas La Cendre aux yeux, cependant, qui a été choisie, contrairement au
projet initial de Gallimard en 1993, mais L’Épingle du jeu, vraisemblablement pour son
223
parfum de scandale, car il est vrai que l’exposition mettait particulièrement en valeur les
remous engendrés par le roman à l’époque, épisode du Goncourt compris.
Cette réédition a bénéficié de bons articles dans des journaux importants et bien
ciblés par rapport au lectorat potentiel de Forton : Le Nouvel Observateur, Libération et
Le Monde. Il faut y rajouter deux articles dans Valeurs actuelles et Terre magazine.
Pour ce qui est de la presse régionale, il n’y eut que deux articles mais dans les
suppléments hebdomadaires de deux gros quotidiens, Centre-France Dimanche et Sud-
Ouest Dimanche.
En outre, le 24 octobre 2001, France Culture présenta L’Épingle du jeu dans Le
Livre du jour. Cette émission qui a lieu du lundi au vendredi dans un créneau horaire de
cinq minutes en fin de matinée et en fin d’après-midi présente « un livre choisi par
France Culture et ses producteurs littéraires dans l’actualité éditoriale et dans celle des
collections de poche, à travers la lecture de deux extraits par des comédiens. » 418
« Dans ce livre de colère, Jean Forton, frère en déréliction de Calet ou de Bove, conte
l’insurrection d’un jeune misanthrope qui, dans la Résistance, va trouver un sens à son
existence ».
Nous avons deux remarques à faire : d’abord, Douin associe Forton, Calet et
Bove, comme en 1997. Ensuite, il met l’accent sur le héros et non plus sur les pères
jésuites, comme le faisaient les critiques de 1960, ce qui montre bien le changement
d’horizon de lecture. Pour la première fois, il est question de la misanthropie du
protagoniste et de son besoin de donner un sens à sa vie.
418
Notice de programmation de France Culture pour la semaine du 22 au 26 octobre 2001, consultable
sur le site Internet de la chaîne.
224
La biographie que Douin fait ensuite de Forton est beaucoup plus détaillée qu’en
1997 : il rappelle ses origines familiales, sa profession et le compare de nouveau à
« ces écrivains “en noir et blanc” qui, tels ses copains Emmanuel Bove, Henri Calet,
Raymond Guérin, Jean Reverzy, tournaient le dos aux bienséances bourgeoises et à
l’héroïsme social pour se vautrer dans la déréliction. »
Très influencé par l’article de Patrice Delbourg paru dans L’Événement du Jeudi
en 1995 et repris dans Les Désemparés 419 en 1996, il cite sa définition des personnages
fortoniens (des « pékins sans éclat » etc.) qui représentent à ses yeux des « figures de la
petite bourgeoisie provinciale mesquine ».
Il rappelle ensuite les huit romans publiés chez Gallimard entre 1954 et 1966, le
prix Fénéon, le drame radiophonique cosigné avec Jean Vauthier, et les chroniques à la
NRF.
Avant de présenter L’Épingle du jeu, le journaliste relate très précisément les
circonstances dans lesquelles le Goncourt a échappé à Forton, donné gagnant mais
« victime d’une cabale de dévots menée par André Billy ».
Comme l’annonçait le chapeau de l’article, l’analyse du roman est principalement
axée sur le personnage principal et sa révolte contre les méthodes d’éducation des Pères.
Pour Douin, le protagoniste « rabâche sa misanthropie » et « cultive sa philosophie
réfractaire. » En s’appuyant sur des citations du roman, il montre que « L’Épingle du
jeu est un livre de colère, d’insurrection ». « Le narrateur y cherche un sens à sa vie » et
trouve « une issue à son découragement, grâce au préfet des études, un despote,
matamore... ».
L’article se termine au moment où le personnage est enrôlé dans la Résistance.
Douin en reste là, sans dévoiler le dénoûment, laissant les lecteurs dans le suspense.
225
pas évoquée : le héros ne semble résister qu’« à la stricte discipline religieuse » de son
collège. Dans un court article – une colonne de dix-huit lignes, la journaliste résume
rapidement les caractéristiques de ce « roman inconvenant et cynique » :
La même Hélène Rochette avait écrit un autre article pour Valeurs actuelles, le
16 novembre 2001, qui présentait le roman de Forton, classé trois étoiles, avec la
reproduction de la première de couverture.
Le texte, beaucoup plus long, est aussi plus détaillé à la fois sur le roman et sur
l’œuvre de Forton. Le résumé de l’histoire tourne autour de deux personnages : Michel
de Pierrefeu, « tartuffe doué » et « adolescent faraud et fanfaron », insensible aux
humiliations des pères « tortionnaires », et le père de Labarthe, « hiératique cerbère à la
rudesse légendaire », qui entraîne « une poignée de fortes têtes, dont Michel » dans
« une retraite forcée au grand air ». Tout en évoquant les trains qui déraillent alentour,
la critique, curieusement, ne fait pas le lien entre les personnages et la Résistance.
Elle rappelle ensuite que Forton « affectionnait les individus mesquins, cyniques
et drôlatiques » chez qui
Un autre article important par rapport au lectorat de Forton parut dans Libération
le 8 mars 2002, c’est-à-dire plus d’un an après la publication du roman. Il est signé
Jean-Didier Wagneur et lui aussi est illustré par une reproduction du livre.
Intitulé « Une jeunesse bordelaise », il commence par un jeu de mots sur le titre
du roman, auquel le journaliste trouve « un air d’Henri Calet » : « S’il y en a un qui n’a
226
pas tiré son épingle du jeu, c’est bien Jean Forton. ». L’expression fait référence à
l’article de Delbourg.
Wagneur cite Gilles Ortlieb 420 qui, dans un ouvrage récent, souligne également la
parenté de l’univers de Forton avec celui de Calet.
Il rappelle que Forton a animé une revue, La Boite à clous, collaboré à la NRF et
il le qualifie de « conteur assez rare. »
Sa lecture de L’Épingle du jeu, « histoire d’une adolescence à l’époque du
Maréchal », privilégie l’ambiance d’un collège religieux, « version destroy, noire et
phénoménologique des Disparus de Saint-Agil 421 », et la description de l’ennui du
collège, de la quête de l’aventure, des amourettes, des balades en vélo dans la campagne
bordelaise et des « copains qui zonent » : « Avec rien [...] Forton fait des miracles, sorte
de système D à usage narratif. »
Sans révéler la fin du roman, le critique introduit le deuxième protagoniste dans la
dernière phrase de son article :
« Et le roman va vite graviter autour de la figure obsédante du Préfet des études, le Père de
Labarthe dont le comportement alterne la sévérité la plus extrême et la séduction la plus
onctueuse. »
Les deux articles de la presse régionale sont d’une telle brièveté que nous pouvons
nous permettre de les citer quasiment in extenso.
Celui de Centre France Dimanche, paru le 25 novembre 2001, est ainsi rédigé :
« Oublié Jean Forton : il fut dans les années cinquante avec Guérin (L’Apprenti), un
romancier de talent, un critique acerbe. Qu’on profite de cette réédition pour le découvrir et
lui rendre la place qu’il mérite. »
227
Terre magazine annonça la parution du roman chez Gallimard en avril 2002 dans
un texte de trois lignes sans originalité, qui résume celui de la quatrième de couverture :
« 1944 : devant l’horreur de la guerre, des lycéens, cherchant un sens à la vie, se réfugient
dans la révolte. Un adulte les sauve leur parlant d’héroïsme et de vertu. »
Les douze nouvelles de Pour passer le temps sont précédées d’un avant-propos
rédigé par David Vincent, également auteur de plusieurs articles sensibles et
intéressants dans l’ouvrage du Festin 422. Il rappelle que Forton a continué à écrire après
le refus de son dernier manuscrit par Gallimard mais que sa modestie l’a empêché de
faire connaître des textes à la « prose acérée ».
422
Jean Forton, un écrivain dans la ville, ouvrage cité.
228
Justice est enfin faite, mais il aura fallu une exposition et un livre consacrés à
Forton pour que Gallimard, « se remémorant sa présence dans son catalogue », le
réédite dans une collection qui lui offre « la chance d’une plus large diffusion. »
Or c’est toujours au romancier que l’on s’intéresse, alors que Forton « s’était
tourné vers la nouvelle afin d’y découvrir les difficiles vertus de la brièveté ».
Pour David Vincent, l’esthétique de la nouvelle donnait plus de liberté à l’auteur :
« Plus libre dans le choix de ses sujets, troquant la contrainte du récit linéaire contre celle,
pas moins aiguë, du raccourci et de la chute, il s’offrait le luxe d’éparpiller ses histoires
dans le temps. »
« À l’instar de l’un de ses personnages, Forton nous rappelle ici, à son ultime manière et
sans se départir d’un humour distancié qu’on ne lui a pas toujours connu, qu’il fut ce
prisonnier incapable de prendre la fuite ».
La préface de David Vincent semble avoir influencé les différents journalistes qui
ont parlé du recueil de Forton, car certaines de ses formules se retrouvent dans leurs
articles.
La presse locale ne présenta Pour passer le temps que dans Sud-Ouest Dimanche
et dans une revue culturelle, Le Festin. Mais la presse nationale lui consacra six articles,
dans des journaux importants comme Le Monde des Livres, Libération, Le Point,
Télérama et Valeurs actuelles.
229
Commençons par le plus prestigieux, celui du Monde des Livres, paru le 19 avril
2002. Il est signé de Pierre Drachline, qui connaissait Forton et avait déjà fait une
critique de L’Enfant roi en 1995 dans le même journal.
Le titre, « Jean Forton ou le génie de la chute », joue à dessein sur la polysémie du
mot « chute », tellement emblématiquee du destin de Forton.
Le journaliste rappelle son œuvre littéraire et la récente réédition de L’Épingle du
jeu, son absence de notoriété, due, entre autres, à un caractère peu enclin aux
mondanités :
« Sept romans publiés par Gallimard entre 1954 et 1966 n’ont assuré aucune
reconnaissance à Jean Forton (1930-1982), mais, en revanche, lui valent l’affection de
lecteurs inconditionnels. Il est vrai que ce libraire bordelais ne fit jamais aucun effort pour
se faire accepter par le milieu littéraire parisien. Sa misanthropie et son pessimisme le
mettaient à l’abri de toutes les tentations. »
Drachline présente ensuite le recueil publié par Finitude, qui contient « une pure
merveille d’humour noir », et « confirme que Forton était un nouvelliste hors pair. Son
style acéré aux phrases sèches imprime un rythme effréné à chaque récit. »
Quant aux personnages,
« ce sont des êtres ordinaires, atrocement humains, ni gais ni tristes, mais qui parfois,
poussés par on ne sait quel instinct, se conduisent comme des monstres. C’est souvent
drôle, mais on ressent de la gêne à rire ainsi aux éclats. Jean Forton glisse un miroir devant
le lecteur et le contraint à regarder ses contradictions. »
Enfin, la nouvelle révèle une facette inédite de l’art de Forton, par la force du trait
final : « Jean Forton atteint une sorte de génie dans l’art de la chute. »
230
L’article du Point écrit par Michel Schneider et paru le 22 juin 2002 est plus long
et plus personnel, comme si le journaliste avait réellement pris plaisir à rentrer dans
l’univers de Forton sur lequel il a pris la peine de se renseigner. L’article est d’ailleurs
agrémenté d’une photo de l’auteur dans sa librairie.
Dans une colonne à part du reste du texte, qui résume sa vie et sa carrière, nous
retrouvons des échos de l’ouvrage du Festin :
« Écrivain de nulle part et libraire bordelais, Jean Forton (1930-1982) ne fit aucun effort
pour plaire au milieu littéraire parisien. Il a peu écrit : huit romans ».
« Il sombra dans l’oubli jusqu’à ce que soient republiés certains de ses livres. Il se voulait
“libre de tout engagement, aussi bien politique qu’intellectuel”. Ce n’était pas très tendance
entre 1950 et 1966. »
« huit romans vifs et prenants. Noirs comme l’âme, d’une écriture splendide et retenue,
toute d’affliction et de pudeur, tournée vers l’enfance et l’adolescence, terre étrangère
peuplée d’êtres innocents et cruels. »
« Après vingt ans d’injuste oubli », nous pouvons lire douze nouvelles inédites où
« Une incroyable cruauté sous-tend cet humour blanc ». La langue est « effilée et froide,
tranchante et rapide à découdre les faux-semblants. »
Schneider rappelle l’attaque de Mauriac contre « ce gros brave garçon », capable
de faire une description au vitriol de son collège jésuite tout en menant l’existence
calme d’un bourgeois : « On n’écrit pas comme on est. » conclut-il.
Il relève chez Forton
231
« Une saine horreur de la poésie et même de la littérature. Chez Forton, parler un peu, c’est
déjà beaucoup dire. Alors, écrire... »
L’article de Valeurs actuelles, paru le 14 juin 2002, et signé A. E., cite également
Jean Forton, un écrivain dans la ville et emprunte visiblement à cet ouvrage des
renseignements très précis, généralement ignorés des journalistes avant sa publication.
Le journaliste reprend l’image maintenant banale d’un Forton « Loin des salons
parisiens, des milieux littéraires, s’ennuyant avec profit à Bordeaux, timide, effacé ».
Par contre, précision surprenante, ses parrainages littéraires apparaissent avec un
souci documentaire qui n’a pas dû beaucoup intéresser le lectorat de Valeurs actuelles :
« Encouragé par Jean Cocteau, Dominique Aury, Jacques Lemarchand, il est publié par
Gallimard pour sept de ses romans. »
L’auteur de l’article note la rapidité bondissante et légère de l’écriture de Forton
et présente ses personnages comme « élevés dès leur plus tendre enfance dans l’avarice
et une forme d’imbécillité provinciale ». Ce sont « Des médiocres, des méchants, des
jaloux, des gens sans envergure », sur lesquels s’exerce une « ironie féroce ».
Les impressions du lecteur sont ambiguës, comme toujours avec Forton :
« Pourtant, en dépit de leurs petitesses, ses héros sont attachants parce que joliment
circonscrits. Tout un art. »
L’article qui eut le plus d’influence sur les ventes, selon l’éditeur lui-même, est
celui de Télérama, paru le 29 juin 2002 et signé des initiales de Martine Laval, une
critique très « prescriptrice », selon une expression actuelle, employée dans le milieu de
l’édition.
Dès la première phrase, elle entre dans le vif du sujet, c’est-à-dire qu’elle nous
transporte d’emblée à l’intérieur de la nouvelle éponyme du recueil de Forton.
232
Ce n’est que dans la deuxième partie de l’article, relativement bref, qu’elle nous
présente l’auteur,
Elle termine son article en exprimant ses regrets de ne plus pouvoir lire du
Forton :
Dans un autre article, en 2004 423, Martine Laval informe les lecteurs de Télérama
que Pour passer le temps a été le premier livre édité par Finitude, et que les deux
recueils de nouvelles de Forton – Pour passer le temps et Jours de chaleur – ont été les
meilleures ventes de l’éditeur. Au passage, elle qualifie de « formidables » les nouvelles
du premier recueil.
« Jean Forton, un écrivain trop modeste, dont bien des Bordelais découvrirent récemment la
singularité. »
423
Article consacré aux petits éditeurs, « Emmanuelle et Thierry Boizet, éditions Finitude, à Bordeaux »,
Télérama, 17/03/2004.
233
Il félicite d’abord un peu ironiquement la postérité, et Bordeaux en particulier,
pour sa reconnaissance tardive de l’auteur de La Cendre aux yeux, resté victime d’un
« injuste oubli » tandis que ceux de « sa parentèle », Guérin, Calet, Gadenne et Bove,
étaient ressuscités par quelques fervents.
Après les tentatives courageuses du Dilettante en 1995 et en 1997, la « belle
exposition » à la bibliothèque de Bordeaux fit découvrir la « singularité » de Forton à
beaucoup de Bordelais et provoqua le réveil de Gallimard qui réédita L’Épingle du jeu
dans « L’Imaginaire ».
La dernière « jolie surprise, c’est la publication de douze nouvelles par « un
éditeur local ». Forton les a écrites pour le plaisir, dans les dernières années de sa vie,
« blessé sans doute par les dédains » de Gallimard.
Pour Planes, « la nouvelle est un genre qui convient au talent de Forton » car
l’esthétique de la rapidité, du dépouillement et des chutes surprenantes porte son art « à
un rare degré de décantation ». Elle aiguise « l’acuité et la férocité de son regard » :
« peut-être n’est-il jamais allé aussi loin dans cette cruauté qui fait la bonne littérature. »
Le journaliste raconte ensuite l’intrigue de plusieurs nouvelles, avant de conclure
à « la méchanceté rigolote » de Forton. Point de noirceur ni de caricature grâce à « une
écriture souple et ferme, [...] un humour corrosif ». Forton sait exploiter « la cocasserie
de nos médiocrités » : « C’est tout simple, tout nu. Ça fait mal. »
Le Festin, dans son n° 42, présenta également le recueil de Forton publié par « un
petit éditeur peu suspectable d’intentions mercantiles ».
L’auteur de l’article parle aussi du « mépris que manifesta Gallimard envers son
dernier manuscrit », ainsi que du culte de « quelques fidèles pour qui La Cendre aux
yeux reste un grand livre. »
Dans ces textes qui illustrent « l’art du bref de ce Bordelais défunt »,
« le comique le dispute à l’acerbe, [...] l’ironie pointe sans excès, [...] une technique sûre
permet de singulières chutes ».
234
En juin 2003, dans la revue Nuit blanche, magazine littéraire québécois 424, parut
un long article consacré à Forton, écrit par Bruno Curatolo, professeur d’université
spécialiste de Raymond Guérin et de Paul Gadenne. Le texte était publié dans la
rubrique « Écrivains méconnus du XXe siècle ». Il fut en outre diffusé en même temps
sur le site Internet de la revue 425.
Bruno Curatolo oppose les Bordelais qui ont connu le succès parce qu’ils sont
« montés à Paris » : François Mauriac, Jean Cayrol ou Philippe Sollers, à ceux qui,
restés en province, « n'ont bénéficié que d'une modeste notoriété », comme Raymond
Guérin ou Louis Émié. C’est aussi le cas de Forton,
« auteur discret pour les cénacles parisiens et peu considéré par ses compatriotes (malgré le
Grand Prix de littérature de la ville de Bordeaux en 1970) ».
« Il est vrai que la vie en province sied mal à la recherche de la gloire, on pense à Paul
Gadenne, réfugié à Bayonne, ou à Jean Reverzy (1914-1959), cloîtré à Lyon, quand elle ne
devient pas le mouroir de certains malchanceux, Henri Calet ou André de Richaud (1907-
1968), tous deux exilés sur une Côte qui n’avait plus rien d’Azur. »
« il semblerait que celle de Jean Forton soit en bonne voie, grâce notamment à l’exposition
qui s’est tenue à Bordeaux d’octobre 2000 à janvier 2001, à la réédition et à la parution
chez Gallimard de L’Épingle du jeu et la parution très récente de nouvelles restées en partie
inédites, Pour passer le temps. »
Bruno Curatolo rappelle la teneur de l’article de Matthieu Galey paru dans Arts en
1966, « Mais qui est donc Forton ? » et l’analyse qu’en fait Xavier Rosan dans
l’ouvrage du Festin.
Mais il y rajoute une réflexion intéressante sur la politique de Gallimard à
l’époque de Forton :
« Il est vrai, à cet égard, que la politique des éditions Gallimard, en ces années-là, peut
paraître surprenante : la fidélité de “Gaston” à ses auteurs n’est plus à démontrer, lui qui
continuait à publier des titres dont il savait qu’ils n’auraient pas beaucoup plus d’audience
que les précédents auprès du grand public (il l’a fait avec Guérin, Gadenne et Calet, pour
les citer encore) ; et, pourtant, le lancement de leurs ouvrages restait timide, peu
235
enthousiaste, dirait-on, comme si le talent reconnu n’était pas forcément synonyme de
succès éditorial. »
Bruno Curatolo trouve pourtant les romans de Forton « d’une excellente facture
tant au plan du récit que du style ».
Présentant ensuite la vie et l’œuvre de Forton, il remarque à propos de La Boite à
clous comment son programme
« préfigure, de façon étonnante, celui de La Parisienne, présentée, trois ans plus tard, par
Jacques Laurent “comme une imprudente qui touche à tout par amour de l’art” ».
« s’exprime d’une façon si étrangement immature que l’on peine à lui donner un âge ; c’est
bien ce qui lui donne ce caractère par trop “singulier” qui l’a condamné à rester inédit un
quart de siècle. »
236
Dad, malgré sa joie enfantine d’avoir une nouvelle voiture, a réussi à construire
une vie d’adulte autour d’une famille et d’un métier. Il ne nous semble pas atteint
d’incapacité régressive comme le héros de La Cendre aux yeux.
Bruno Curatolo présente ensuite en les commentant les neuf romans de Forton et
pour la première fois, nous pouvons lire une critique contemporaine de L’Herbe haute,
de Cantemerle (édité par Gallimard dans sa collection enfantine, l’année de La Cendre
aux yeux) ainsi que de L’Oncle Léon.
Tous ces titres étant malheureusement devenus introuvables chez les libraires, les
commentaires de Bruno Curatolo nous sont d’autant plus précieux que ce sont les
seuls 426 jusqu’à maintenant qui fassent état d’une lecture actuelle.
Sa lecture de L’Herbe haute rejoint celle des critiques de l’époque qui y voyaient
un « roman tragi-comique » 427, tenant « à la fois du drame et de la farce » 428.
Bruno Curatolo repère lui aussi dans le deuxième roman de Forton
« le ton d’une écriture romanesque qui se partagera toujours entre l’humour et la tristesse,
Jean Forton faisant partie de tous ces auteurs dont la mélancolie trouve sa meilleure
expression dans une forme de comique en demi-teinte ».
Autre analyse intéressante, face aux espaces ouverts sur la nature où se déploient
le rêve et l’aventure, la ville lui apparaît comme le symbole du monde réel et il
remarque que
« les deux derniers romans que l’auteur consacre à l’enfance sont étrangers au plein air : Le
Grand Mal et L’Épingle du jeu ont pour cadre une ville, inspirée par Bordeaux [...], espace
clos où règnent la violence, la haine, la mort, où le partage entre la prétendue naïveté des
enfants et le cynisme avoué des adultes devient de moins en moins net. »
Quant aux portrait des « vieux enfants », la seconde catégorie définie par Bruno
Curatolo, ils sont encore plus réussis que les premiers : « son humour s’y fait ironie, et
féroce, son encre y vire au noir ».
À ces personnages du second type, « il est possible de [...] reconnaître un destin
commun qui est fait d’aboulie, de veulerie, de désir avorté en matière d’amour, de
liberté, d’estime de soi... »
237
Bruno Curatolo termine par L’Enfant roi, le « chef-d’œuvre du ton faussement
“naturel” de ces personnages entre-deux ».
À partir de ce « drôle d’enfant », il enchaîne sur les vrais enfants de « cette vraie
merveille de nouvelle qu’est “Nestor” », parue dans Pour passer le temps, et qui montre
comment Forton « a été capable de trouver une adéquation exacte entre son style et
l’imaginaire des personnages ».
Dans la conclusion de son article, M. Curatolo en qualifiant le talent de Forton
d’un « art fait à la fois de lucidité et de réserve », retrouve les mots essentiels qui ont
caractérisé l’écriture de Forton à toutes les époques, ce qui montre la permanence d’une
lecture de Forton. D’une lecture ou d’une œuvre ?
À titre d’information, Bruno Curatolo cite toutes les œuvres de Forton publiées de
1951 à 2002, avec les différentes traductions étrangères, ainsi que la « seule étude
d’ensemble » parue sur l’auteur, Jean Forton, un écrivain dans la ville, le texte de
Patrice Delbourg dans Les Désemparés, qu’il qualifie de « “croquis” humoristique de
l'écrivain », le « beau témoignage » de Jean-Claude Raspiengeas dans Grandes
Largeurs au printemps 1983, de même que les deux nouvelles inédites de Forton
contenues dans ce même numéro de la revue et l’étude de Gilles Ortlieb dans Sept
petites études 429, qualifiée de « lecture, très juste et très précise, de l'œuvre » de Forton.
Enfin il annonce un article sur Forton de Paul Renard à paraître dans le n° 36
(décembre 2003) de Roman 20-50 430.
En juillet 2002, Bordeaux donna un autre signe de bonne volonté à l’égard de son
écrivain mal aimé en créant une rue Forton431. Malheureusement, il ne s’agit que de trois
modestes impasses – bien à l’image de ses personnages ! –, situées dans un « petit
lotissement dont [...] l’aspect extérieur, pour l’instant en tout cas, n’est pas du plus bel
effet. » 432
238
Ce quartier populaire, situé sur la rive droite de la Garonne, n’a rien à voir avec
les lieux de déambulation des bourgeois fortoniens, et se trouve à l’opposé de celui où
vivait l’écrivain. C’est un hommage posthume bien mesuré, qui semble plus contraint
que fervent...
D’autre part, sur le site Internet du Centre Régional des Lettres d’Aquitaine, dans
la rubrique « Les maisons d'écrivains » 433, la maison de Forton est décrite à l’aide de ses
propres mots, empruntés aux Sables mouvants. Nous citons le texte en entier :
« Jean Forton, Bordeaux (33). Bien des jeunes étudiants bordelais en droit ont croisé ce
bonhomme d’apparence taciturne – comme tiré d’un de ses romans –, derrière le comptoir
en bois de la librairie Montaigne (située à Bordeaux, en face de l’École nationale de
magistrature) sans savoir qu’il s’agissait de l’écrivain Jean Forton. Auteur Gallimard, Jean
Forton (1930-1982) se délectait de l’auscultation silencieuse de ses contemporains dont il
faisait ensuite des livres. Faisons grâce à cet écrivain pudique d’une description par trop
indiscrète de sa demeure, que l’on se bornera à localiser près de la Bourse du Travail – et
revenons plutôt à l’œuvre, en l’occurrence Les Sables mouvants qui fournit la présentation
au scalpel d’une maison type de la bourgeoisie bordelaise, telle que Forton aimait à la
stigmatiser : “Sa maison est petite mais cossue d’aspect, avec une porte d’entrée à double
battant verni, façon porte cochère, un peu étroite, hélas, mais dans ce genre d’architecture
l’intention importe plus que l’objet et mieux vaut suggérer que s’abstenir. Une porte façon
cochère, même si nul coche jamais n’y passera, on ne saurait s’y méprendre, seuls des gens
d’un certain rang peuvent s’y abriter derrière. Elle est munie de tous les accessoires
désirables : plaque de cuivre, marteau en fer forgé, jésuite. C’est une raison sociale. Auprès
d’elle évidemment le reste de la maison semble un peu étriqué, quasi disproportionné, mais
cela choque l’œil moins qu’on ne pourrait craindre, car c’est un défaut commun à toutes les
maisons du quartier.” »
239
L’article le plus important pour la destinée posthume de Forton est certainement
celui qui est paru dans Livres-Hebdo le 7 novembre 2003. C’est la première fois, à notre
connaissance, que son nom est mentionné dans cette revue, destinée avant tout aux
bibliothécaires et aux libraires.
Or, pour un auteur, il est capital que son œuvre figure dans les rayons des
bibliothèques publiques, car elle devient disponible à un grand nombre de lecteurs sur
une longue durée, contrairement aux livres vendus dans les librairies.
L’article, conséquent, de Livres Hebdo, est signé Alexandre Fillon et annonce la
parution de Jours de chaleur trois jours à l’avance, en précisant que le livre est tiré à
1000 exemplaires.
Le chapeau contient les caractéristiques habituellement reconnues à l’écrivain :
« Écrivain à l’univers sombre, le Bordelais Jean Forton a laissé une œuvre qu’on ne
cesse de redécouvrir. Paraît aujourd’hui un excellent recueil inédit de ses nouvelles
amères. »
On voit donc que l’auteur est rattaché étroitement à son terroir, d’autant plus que
l’article est intitulé « Bordeaux supérieur ». Aussi, le texte débute-t-il par l’énumération
de quelques Bordelais célèbres : Mauriac, Guérin et Sollers.
Fillon présente Forton à travers ses origines sociologiques : un père chirurgien et
une mère pharmacienne, lui-même étant libraire, et conclut ainsi son introduction :
« Jean Forton n’a sans doute plus la place qu’il mérite. »
Les renseignements qui suivent (la lettre du jeune Forton à sa mère sur sa
vocation d’écrivain, ses activités d’animateur de revue, la publication de sa
« mélancolique nouvelle », Le Terrain vague, chez Seghers, le refus de L’Enfant roi par
Lemarchand et la mention de La Ville fermée, un des premiers manuscrits de Forton
qu’il « se vit refuser un peu partout ») témoignent d’une lecture attentive et complète de
l’ouvrage du Festin, cité du reste par le journaliste comme « un très beau et très
précieux volume ».
Il qualifie de « superbe » L’Épingle du jeu, de « terrible », Les Sables mouvants,
et s’étonne que L’Enfant roi, « texte pourtant violent et fort », ait été refusé par Jacques
Lemarchand.
240
Veilletet est également cité, pour avoir eu l’idée de rassembler dans sa préface
Forton et « d’autres maîtres du noir et blanc tels Georges Perros, Henri Calet ou Jean
Reverzy. »
Fillon présente ensuite le « jeune éditeur bordelais, Finitude, dont le prestigieux
catalogue inclut déjà des titres de Raymond Guérin, Georges Perros ou Georges
Darien », et qui a publié l’année précédente Pour passer le temps de Forton :
« Cet excellent recueil de ses nouvelles fut salué dans Télérama, Le Monde, Le Point ou
Libération et dépassa la barre des mille cinq cents exemplaires vendus, un joli score pour
pareille publication. »
Jours de chaleur est « non moins excellent » : « Au final de chacun de ces neuf
bijoux, la plume affûtée de Jean Forton tranche immanquablement dans la chair, laissant
la plaie à vif. »
Fillon cite Veilletet qui écrivait en 1982 que Forton « ne s’était jamais bien fait
[...] à la crapulerie du monde et à la connerie triomphante. À l’innocence bafouée », et
conclut : « À le lire, on constate qu’il en a néanmoins tiré la matière d’une œuvre de
premier plan. »
241
En 1995, pour la sortie de L’Enfant roi, il s’est félicité de « La seconde vie de
Jean Forton » mais semblait réservé sur la place qu’on pouvait accorder à Forton dans le
panthéon littéraire 434.
Dans son article sur Jours de chaleur, il récidive en quelque sorte en établissant
une distinction entre « les grands bordeaux : Montaigne, Montesquieu, Mauriac. [...] Ce
sont des œuvres qui vieillissent très bien » et les
« seconds crus : Raymond Guérin, Jean de La Ville de Mirmont, Louis Émié, Pierre Luccin
ou Jean Forton. Ils n’ont pas été mis en bouteilles au château. Ils sont plus humbles, plus
âpres, plus corsés, souvent austères dans leur jeunesse mais d’une texture très serrée. Ils
gagnent non seulement avec l’âge mais aussi à être connus. »
« Ses romans, où le trait est froid, l’atmosphère angoissante et l’humanité médiocre, sont
d’une cruauté raffinée et d’une perversité raisonnée. Du désespoir, ce séducteur pudique ne
sauve qu’une poignée d’adolescentes – ondines giralduciennes égarées dans l’univers
d’Emmanuel Bove. »
Il faut noter qu’à part l’Isabelle de La Cendre aux yeux, il n’y a guère d’autre
héroïne « giralducienne » dans l’œuvre de Forton. La petite fille du Grand Mal qui est
enlevée à la fin du roman, et les jeunes filles réelles ou fantasmatiques dont rêve le
narrateur de L’Enfant roi sont plutôt de pâles figures.
434
Cf. supra, p. 204.
242
De même, lorsqu’on pense à un séducteur chez Forton, c’est La Cendre aux yeux
qui nous vient à l’esprit : plus ou moins consciemment, il reste donc pour les lecteurs
son roman le plus révélateur.
Garcin attribue à l’absence de succès le silence de l’auteur après 1966, bien que
« paradoxalement », il n’ait jamais supporté non plus les compliments.
Pour lui aussi, Finitude a révélé avec le nouvelliste, l’écrivain accompli qu’était
devenu Forton :
« On ne sait pas si l’on doit rire ou frissonner. Et c’est tout l’art de Jean Forton : gratter les
failles, s’y engouffrer, peindre la vie telle qu’elle est, pas si belle, mais la dire avec
élégance et humour. »
243
Insistant sur la pureté bougonne de Forton, qui « se tint à distance respectueuse de
la vie littéraire, mondaine et parisienne, calfeutré dans la librairie Montaigne, à
Bordeaux », elle le compare avec d’autres écrivains oubliés de l’après-guerre :
« Il est, avec Henri Calet, Georges Hyvernaud, Raymond Guérin, ou encore Jacques
Chauviré, de cette génération d’après-guerre, écrivains de l’ombre, “écrivains d’occasion”
dont les œuvres bien des années après leur publication, étrangement, nous parlent, nous
touchent avec force : dans ces pages mêlées de douceur et d’amertume, les destinées
humaines les plus ordinaires deviennent littérature... »
Le 17 mars 2004, Martine Laval écrivit un autre article dans Télérama, dont nous
avons déjà parlé à propos de Pour passer le temps 435. Il était consacré aux éditions
Finitude, dans la rubrique « petits éditeurs ». On y apprend que l’éditeur fait toujours un
premier tirage de 600 exemplaires pour les livres qu’il publie, et que les deux recueils
de Forton, « meilleures ventes » ont été vendus à 2000 exemplaires chacun 436.
Finitude déclare ne pas avoir de ligne éditoriale préétablie mais avoir un faible
pour les histoires : « Si on aime, on fait ! sans avoir la prétention de publier des chefs-
d’œuvre ni de révolutionner la littérature. »
L’été 2004 vit paraître un autre article sur Forton, dans une revue qui touche un
large lectorat intéressé par la littérature. Il s’agit de Page, le magazine distribué
gratuitement par les principaux libraires de France.
Le numéro de juin-juillet-août 2004 comprend une belle et longue critique de
Jours de chaleur par Christophe Grossi, de la librairie « Les Sandales d’Empédocle » à
Besançon. Le texte est illustré de la photo la plus connue de Jean Forton, qu’on peut
voir sur la couverture de L’Enfant roi.
L’auteur de l’article la commente en la replaçant dans son contexte :
« Sourcils relevés, regard en coin, pince-sans-rire, il pose pour les éditions Gallimard. On
est à la fin des années cinquante et Jean Forton est alors un romancier qui plaît. »
244
Il en fait le portrait d’un homme « discret et taciturne », « bien seul et bien triste
aussi » dans sa librairie, qui ausculte la bourgeoisie de province en silence, et « bâtit
quelques nouvelles grinçantes. »
Le refus de son dernier roman par Gallimard et le reproche fait à « son goût pour
la province » ne l’empêchent pas de continuer à écrire, même s’il ne publie plus rien.
Sa carrière littéraire est retracée depuis Le Terrain vague et La Boite à clous
jusqu’aux Sables mouvants, « éreinté par la critique parisienne », en passant par le
« flirt » avec le Goncourt en 1960.
L’échec des Sables mouvants et le refus de L’Enfant roi, suivis de sa mort en
1982,
« condamnent cet électron libre à rejoindre dans le purgatoire des lettres françaises Bove,
Calet, Guérin, Gadenne et Hyvernaud, tous ces auteurs dits “mineurs”, ces “seconds
couteaux” que les littérateurs du XXe siècle ignoreront longtemps. »
« ses nouvelles douces-amères disent comment les guerres mondiales ont détruit espoirs,
illusions et naïveté, comment cette inhumanité a imprégné corps et âmes à jamais et
comment la mort est venue obséder les survivants. »
Les sujets abordés par Forton sont graves, ses personnages ont des vies
« monotones et ennuyeuses », mais le « décalage de ton [est] tel qu’on ne peut qu’en
rire ». Doté d’un « talent rare pour trouver la formule et la situation qui font mouche »,
il montre le vrai visage de ses contemporains.
Dans la petite rubrique « Lu et conseillé par » qui fait suite à l’article, nous lisons
que Jours de Chaleur a été « lu et conseillé » par la librairie Coiffard de Nantes, « Les
Sandales d’Empédocle » de Besançon et « Ombres blanches » de Toulouse, librairie
connue sur le plan national, grâce à l’activité de son directeur.
Les articles parus sur le plan local parlent autant, et même plus, de Finitude que
de Jours de chaleur.
Le premier a été publié dans Sud-Ouest le 29 novembre 2003 et il est signé Joël
Zanouy. Il raconte comment les éditeurs de Finitude sont passés de la vente des livres
245
rares 437 à l’édition, poussés par le désir de redonner vie aux textes qu’ils voyaient
pourrir dans leurs cartons, comme ceux de Guérin, Svevo, Forton, Ohl, Darien, Perros,
Rémy de Gourmont.
Leurs titres se vendent bien, « tous distribués pour l’heure par la jeune maison
d’édition ».
La deuxième partie de l’article est consacrée à Forton et à Jours de chaleur :
« Parmi une dizaine de titres, les Boizet ont notamment mis la main sur des nouvelles de
Jean Forton, l’écrivain maudit qui gagnait sa vie en vendant des polycopiés de droit à la
librairie Montaigne. Jours de Chaleur, dernier recueil paru, est un chef-d’œuvre du genre
impitoyable et sans fureur. Une vraie redécouverte qui a valu à la petite maison bordelaise
des pages entières dans la presse nationale. »
437 C’est aussi le cas de Dominique Gaultier du Dilettante, qui reste un libraire-éditeur.
438 Dans le n° 91 de Nuit blanche.
246
Après une courte bio-bibliographie qui reproduit l’erreur du Festin dans son
catalogue, à savoir l’attribution du Prix Fénéon au Grand Mal, alors qu’il s’agit de La
Cendre aux yeux 439, Paul Renard tente de cerner les appartenances littéraires de Forton.
Il envisage d’abord ce qu’il appelle « la tentation du réalisme [...] voire du
naturalisme », dans la mesure où « ses personnages, en effet, sont inséparables des lieux
où ils vivent. » Les lieux sont d’ailleurs clairement identifiables bien que Bordeaux ne
soit jamais nommée.
De même, ses personnages sont situés socialement et « de nombreuses situations
relèvent aussi de la littérature réaliste. » L’Herbe haute s’inscrit dans la tradition du
naturalisme paysan et rappelle Maupassant et Marcel Aymé :
« L’univers de Forton échappe, d’abord, au réalisme en ce sens qu’il est intemporel. Certes,
on y trouve les marques de la société de consommation naissante [...] mais aucun récit n’est
daté, si ce n’est L’Épingle du jeu ».
Il faut plutôt parler d’un réalisme « poétique, comme dans le cinéma français
d’avant la Seconde Guerre mondiale. » Car les protagonistes, tout médiocres qu’ils
soient, entretiennent toujours le rêve baudelairien d’un ailleurs, d’« une fuite (qu’ils ne
réalisent jamais) hors de leur ville portuaire. »
L’onirisme de certaines situations conduit Paul Renard à évoquer Le Grand
Meaulnes, comme l’ont fait si souvent les contemporains de Forton. D’ailleurs, comme
439On peut penser que l’erreur initiale vient du fait que le prix a été attribué en 1959, année du Grand
Mal, alors que La Cendre aux yeux a été publiée en 1957.
247
eux, il précise bien que « contrairement à Alain-Fournier, Forton fait toujours se côtoyer
la magie et le sordide ».
En réalité,
Paul Renard relève des cas de cruauté mentale mis en scène par Forton et
considère qu’« il a une prédilection pour les déviances et les perversions sexuelles :
onanisme et, surtout, pédophilie. »
C’est la première fois qu’un critique attire l’attention sur un aspect de Forton
auquel nous hésitons à souscrire, pour notre part. Le grand auteur spécialiste de
l’onanisme et proche de Forton est Guérin dans L’Apprenti, dont la crudité des
descriptions entraîna la censure de certains passages 440. Mais les scènes relevées par
Paul Renard chez Forton ne jouent pas d’autre rôle, selon nous, que de montrer l’éveil
de la sexualité chez les adolescents dans Le Grand Mal et L’Enfant roi. Nous sommes
étonnée qu’elles puissent choquer à notre époque, ou même être signalées comme une
obsession de l’auteur.
Quant à la pédophilie, il est vrai que La Cendre aux yeux encourrait aujourd’hui
certaines foudres parce que l’actualité nous a rendus sensibles à la fragilité des enfants
devant les désirs des adultes. Paul Renard signale également une scène de L’Oncle
Léon, où l’on voit une femme troublée par le corps dénudé d’un enfant.
Est-on en droit, pour autant, de parler de « prédilection » pour ce sujet chez
Forton ? Nous mettrions plutôt la récurrence de ces jeunes figures, émouvantes et
désirables, sur le compte d’une incurable nostalgie de l’enfance et de la jeunesse. Les
héros de Forton ne sont pas eux-mêmes tout à fait adultes et mélangent volontiers le
rêve et la réalité, les fantasmes et le sordide.
Paul Renard remarque ensuite que
440
L’Apprenti a été édité en 1946 par Gallimard dans une version censurée, et réédité dans
« L’Imaginaire » en 1981 dans sa version intégrale.
248
« Le style de Forton restitue la complexité et la perversité de la psyché grâce à la souplesse
des récits hétérodiégétiques et à la complexité des récits homodiégétiques »,
« Il ne semble pas qu’il ait encore rencontré les faveurs d’un nouveau public, au même titre
que Bove, Calet et que son ami Raymond Guérin. »
Enfin, comme nous, il reproche à Patrice Delbourg d’avoir « rédui[t] les romans
de [Forton] à l’autobiographie, confondant l’auteur et ses personnages » et considère
que si l’auteur s’est découvert, c’est avec infiniment de pudeur et à travers les
obsessions de ses personnages, surtout ceux qui écrivent ou peignent comme le
narrateur de L’Enfant roi, ou encore dans sa préface à La Peau dure de Raymond
Guérin :
« Ce qu’il dit du rejet par le grand public d’une telle entreprise de pessimisme et de
clairvoyance vaut pour Guérin comme pour lui ».
« ses personnages, en effet, sont étrangers à leurs proches et à eux-mêmes ; ils laissent
chuter autrui, quand ils ne contribuent pas à leur enfoncer la tête sous l’eau, et ils chutent
eux aussi dans une mauvaise foi qu’ils entretiennent perpétuellement. »
« Il est vrai que cet homme discret ne s’est jamais soucié de bâtir une carrière. Forton, qui
vendit des ouvrages de droit dans une modeste librairie de Bordeaux, n’appartiendra jamais
au monde littéraire parisien. Il est, avec son confrère bordelais Raymond Guérin, un de ces
249
écrivains dits “de second rayon” dont les œuvres nous parlent encore bien des années après
leur publication. »
Comme tant d’autres avant lui, il explique le silence de l’auteur après 1966 par le
semi-échec des Sables mouvants, et rappelle les ressemblances de Forton avec certains
écrivains :
« L’univers de Jean Forton n’est pas sans rappeler celui d’Emmanuel Bove, autre oublié
ressuscité. On range aussi parfois, à juste titre, Forton du côté des écrivains de l’ombre
comme Henri Calet, Jean Reverzy ou Georges Hyvernaud. En tout cas, les livres
mélancoliques et sombres de cet écrivain élégant, peintre des destinées ordinaires et de
l’humanité humble, méritent le détour. »
« Tendresse et férocité se mêlent subtilement chez cet écrivain qui aime peindre la vie en
gris mais avec humour. La mort est omniprésente dans ces nouvelles. Forton en parle avec
une sorte de détachement désabusé et un sens étonnant du raccourci ».
250
Nous pourrions lui répondre que les nouvelles n’étaient pas à la mode à l’époque
où il les écrivait et que lui-même ne leur accordait pas plus d’importance qu’à un passe-
temps littéraire 441.
Quoi qu’il en soit
« Jean Forton possédait une manière, une voix, un style qui n’étaient qu’à lui. [...] Même si
son œuvre romanesque est inégale, sa richesse et sa singularité justifiaient amplement
qu’on la révèle à de nouvelles générations de lecteurs dans toutes ses facettes. »
Outre ces articles parus dans la presse écrite, Jours de chaleur eut droit à une
annonce critique sur France Inter le 26 décembre 2003, dans la rubrique « Coup de
cœur » de Laurent Bonelli, lors de l’émission de Pascale Clark, « Tam Tam etc. ».
Le recueil fut également présenté sur LCI le vendredi 27 février 2004 dans
l’émission « Coups de cœur des libraires ».
Il avait été programmé pour l’émission littéraire de Michel Field sur Paris
Première le 5 février 2004 mais ce programme a été annulé pour des raisons inconnues
de nous.
251
nous avait plutôt donné l’impression que la critique se détournait de nouveau de l’auteur
et le laissait retomber dans son purgatoire.
Plus que l’exposition elle-même, qui n’eut aucune répercussion sur le plan
national, c’est le catalogue publié à cette occasion par Le Festin 443, véritable et premier
ouvrage de référence sur Forton, qui a permis de le faire connaître – ou mieux
connaître – aux journalistes, aux universitaires comme Bruno Curatolo et Paul Renard,
et certainement à des lecteurs anonymes. Nombreux sont ceux qui le citent
expressément ou qui s’en servent comme d’une mine de renseignements sur Forton, sa
jeunesse, ses goûts, ses amitiés, sa maladie, sur ses débuts littéraires avec La Boite à
clous et Le Terrain vague, et sur ses activités de dramaturge et de critique.
C’est pourquoi au travers des articles de cette dernière période, la personnalité de
l’auteur apparaît plus nuancée qu’auparavant : grâce aux témoignages contenus dans
l’ouvrage du Festin et à la retranscription de ses propos dans les émissions auxquelles il
a participé, il n’est plus seulement ce libraire bourru et maladivement modeste qu’on se
plaisait à décrire, même si ce cliché continue d’avoir la vie dure !
On note au contraire la volonté de mettre en relief un Forton bon vivant, dont
Veilletet nous avait déjà donné une idée 444 en 1982, et de le distinguer de ses
personnages, à la différence de Patrice Delbourg qui l’assimilait aux « pékins sans
éclat » de ses romans.
Le « gros brave garçon » décrit méchamment par Mauriac s’efface derrière un
observateur implacable de ses contemporains et on ne s’étonne plus qu’un paisible
bourgeois comme lui soit capable de faire une description aussi décapante de son
collège jésuite.
Cependant, certaines idées ont une véritable force d’inertie pour les journalistes
qui travaillent à la hâte sans prendre le temps de se faire une opinion personnelle et qui
véhiculent ainsi des idées toutes faites.
252
Par exemple, il est étonnant de voir que Les Sables mouvants sont toujours
considérés comme un échec critique. Est-ce l’attaque de Matthieu Galey qui a fait
oublier toutes les autres bonnes critiques ? Elle ne portait pas sur le roman, pourtant. Ou
alors le silence de l’auteur après ce roman, qui a fait conclure à un sentiment d’échec ?
En réalité, nous savons que c’est le refus de L’Enfant roi par Gallimard qui a sonné le
glas de la carrière littéraire de Forton.
Le premier à parler d’« insuccès » pour Les Sables mouvants a été Jérôme Garcin
en 1995. Mais en 1998, dans Le Matricule des anges, revue influente dans le milieu
littéraire, l’« insuccès » se transforme en « éreintement » critique et le reste jusqu’à
récemment, puisque nous le retrouvons dans Pages de l’été 2004.
De même, les critiques des années 2000 restent sous l’influence des deux textes
majeurs qui ont marqué la période précédente : la préface de Pierre Veilletet à L’Enfant
roi et le texte de Patrice Delbourg paru dans Les Désemparés. Ils s’y réfèrent, les citent,
Veilletet, notamment, pour son expression d’écrivain « en noir et blanc » (Garcin
préfère dire « gris ») et malgré les efforts de certains pour réhabiliter l’image d’un
Forton heureux de vivre, la plupart se laissent convaincre par Delbourg qui fait rejaillir
sur l’écrivain la médiocrité et la tristesse de ses personnages.
Dans cette dernière période, Forton apparaît donc le plus souvent comme un
individu timide, pessimiste et misanthrope, un écrivain maudit qui consigne en silence
les médiocrités qu’on voudrait ne pas voir, un personnage inquiétant qui arpente les
quais de sa ville au crépuscule.
253
nouvelle : son style sec et percutant, son humour distancié et la rapidité de sa narration
collent parfaitement au genre et surtout il maîtrise l’art de la chute jusqu’au génie, selon
certains.
Les bonnes ventes – d’autant plus remarquables qu’en France, les nouvelles n’ont
pas de succès 445 – montrent bien qu’il a enfin trouvé son terrain d’élection aux yeux du
public.
Pourtant, il a gardé les mêmes personnages que dans ses romans, les mêmes
thèmes, la fuite, mais aussi la mort qu’il traite avec un fatalisme désabusé. Il tend
toujours au lecteur le miroir déplaisant de ses médiocrités. Si donc il plaît, c’est qu’il
fait rire, et que sa cruauté, allégée par le rythme de la nouvelle, paraît élégante et
amusée.
Troisièmement, nous constatons que pour les critiques parisiens, Forton reste un
romancier avant tout bordelais, mais sans connotation péjorative de provincialité. Car
Bordeaux, dans ces articles, apparaît auréolée non seulement du prestige de ses grands
écrivains, comme Montaigne, Montesquieu, Mauriac, mais aussi de la gloire de ses
grands crus.
Toutefois, les critiques prétendent reconnaître dans les personnages de Forton des
figures de la bourgeoisie provinciale. N’y a-t-il pas là un décalage entre l’horizon de
lecture de l’auteur, qui n’a jamais voulu nommer Bordeaux, et celui de son public qui
cherche à localiser les personnages ? L’intention de Forton semble avoir été justement
de leur donner une dimension universelle en évitant de les rattacher à un lieu
géographique précis. Or, systématiquement, les critiques le ramènent à sa dimension de
peintre de la vie provinciale. N’est-ce pas une erreur de jugement et une réduction
illégitime de la portée de son œuvre, due à un a priori parisianiste ?
L’importance des liens entre Bordeaux et Forton pour les critiques explique sans
doute en partie la comparaison fréquente avec Raymond Guérin, Bordelais lui aussi.
445 Lors d’un entretien téléphonique le 29 janvier 2004 avec Emmanuelle Boizet, l’éditrice de Finitude,
nous avons appris que Forton avait fait lire « comme ça » ses nouvelles à Gallimard un peu avant sa mort
mais que l’éditeur lui avait répondu que la nouvelle n’intéressait pas en France. Le Dilettante avait
également refusé les nouvelles proposées par Mme Forton après la publication de L’Enfant roi.
254
Nous constatons d’ailleurs que Forton, dans toute la période de sa réception posthume,
est toujours rattaché à une famille d’écrivains « confidentiels », plus ou moins oubliés
de la postérité : Guérin, Gadenne, Calet, Hyvernaud, mais aussi Bove et Vialatte.
Quant aux relations de Bordeaux avec Forton, il semblerait que l’exposition l’ait
fait connaître à ses concitoyens de la nouvelle génération 446, comme les jeunes éditeurs
de Finitude, notamment. Mais les journalistes continuent de signaler la curieuse
indifférence de la ville à l’égard de ses écrivains, et de Forton en particulier.
Quatrième point : quelles nouvelles lectures de Forton ont vu le jour dans cette
période récente ?
D’abord, la relecture de L’Épingle du jeu par le public d’aujourd’hui a
complètement évacué le règlement de comptes envers les Jésuites, qui avait fait couler
tant d’encre en 1960. Le portrait-charge qu’en fait Forton ne choque plus personne car
le sujet n’est plus d’actualité 447. Les critiques se montrent plutôt sensibles à l’ambiance
d’une époque ainsi qu’à la peinture d’une adolescence en quête d’un sens à la vie.
D’autre part, l’écriture de Forton prend une portée socio-politique aux yeux de
certains critiques, comme celui qui voit dans Jours de chaleur une illustration de la
destruction des espoirs et des illusions chez les survivants des guerres.
Enfin, Paul Renard propose une lecture de l’œuvre de Forton qui rappelle
curieusement celle de la réception immédiate. On y retrouve les références au Grand
Meaulnes et à Marcel Aymé, et surtout une sensibilité à la sexualité des personnages qui
atteste du retour actuel à une morale sexuelle, particulièrement vigilante vis-à-vis de la
pédophilie.
446 Ce qui ne s’est traduit par aucune hausse significative des ventes de ses ouvrages, selon David
Vincent, libraire chez Mollat, principale librairie bordelaise.
447
Il pourrait cependant le redevenir avec les débats sur la religion et sur l’école qui animent ce début du
XXIe siècle. De ce fait, la virulence de la critique de Forton redeviendrait perceptible à un certain public.
255
à savoir qu’il a été victime de son éloignement volontaire de Paris, de son refus des
mondanités, et que ses romans n’ont jamais cherché à séduire le public.
De plus, les circonstances de son échec au Goncourt sont régulièrement rappelées
et cet épisode est toujours considéré comme la cause principale de son déclin littéraire.
Mais à ces explications déjà connues vient s’ajouter une nouvelle, d’ordre
sociologique, selon laquelle Forton aurait été un auteur décalé par rapport à son époque.
Patrice Delbourg l’avait déjà dit à sa manière, en montrant un Forton qui résistait aux
modes de son temps. Or, en allant plus loin, on peut effectivement penser que dans une
période d’euphorie et de conquête économique, les héros défaits de Forton avaient peu
de chance d’intéresser le public.
256
voie. Garcin estime aussi qu’il sort peu à peu de l’oubli mais son jugement sur lui reste
ambigu : il semble toujours le considérer comme un auteur mineur, en passe de devenir
un grand écrivain sur la fin de sa vie, comme en témoignent ses nouvelles.
Pour terminer, il faut souligner que la grande chance de Forton est d’avoir trouvé
avec Finitude un troisième éditeur qui s’inscrit dans la lignée du Dilettante : leur
passion commune des auteurs délaissés leur attire la sympathie de critiques influents.
Le nouvel élan de Forton risque cependant de retomber, en l’absence de nouvelle
publication. Car c’est le second recueil de nouvelles qui a déclenché après coup une
réaction critique par rapport au premier. Comment cet effet pourra-t-il se prolonger si
rien ne vient l’entretenir ? Or nous savons que les textes publiables de Forton sont
désormais épuisés...
d) Conclusion
Au terme de cette étude de la réception posthume de Forton par les médias durant
ces vingt dernières années, il nous paraît important de souligner que depuis sa mort, son
nom a continué d’apparaître régulièrement dans la presse nationale ou parisienne, même
s’il s’est fait plus rare à certains moments. On ne peut donc pas parler d’oubli en ce qui
le concerne : peu le connaissent encore mais il a été réédité et édité récemment et il
commence à faire parler de lui dans les revues spécialisées.
La réception journalistique semble rejointe par la réception universitaire, qui est la
plus sûre garante de la pérennité d’un auteur.
Remarquons toutefois que les universitaires puisent leurs informations et leurs
jugements, du moins dans un premier temps, chez les journalistes, ce qui n’a rien de
surprenant ni d’inquiétant :
« Les théoriciens de la réception soulignent que l’étude des recensions est d’une importance
vitale pour la théorie littéraire en général, et pour l’esthétique de la réception en particulier.
La presse représente effectivement l’interlocuteur privilégié du public. C’est pourquoi
R. T. Segers regrette que les théoriciens littéraires sous-estiment les critiques littéraires et
257
méprisent leurs commentaires concernant les ouvrages littéraires et, parallèlement à ce
comportement, ces derniers n’apprécient pas à leur juste valeur les universitaires. » 448
448 Sylvia GERRITSEN et Tariq RAGI, Pour une sociologie de la réception, op. cit., p. 62.
449 ibidem, p. 85.
258
Le premier a sans doute été celui de Jacques Brenner en 1982, qui trouva avec
« l’humour froid de Jean Forton » une formule-clef pour la nouvelle génération critique,
reprise notamment par Garcin, autre critique éclairé de Forton.
C’est aussi Brenner qui a cerné le premier la véritable personnalité de l’auteur,
telle qu’elle est apparue bien des années après sa mort, et qui a identifié dans son
pessimisme la raison majeure de son insuccès.
Le deuxième texte qui a marqué un jalon dans la réception réfléchie de l’œuvre de
Forton est celui de Jérôme Garcin, écrit en 1983 à l’occasion de la réédition de La Fuite
et de La Cendre aux yeux, repris pour l’essentiel en 1995, à propos de L’Enfant roi.
Rappelons qu’il est le seul critique à avoir suivi Forton pendant ces vingt dernières
années et même s’il n’est pas facile de savoir quelle place exacte il accorde à Forton
dans notre littérature, on ne peut pas soupçonner la sincérité de son goût, vu sa fidélité
exceptionnelle.
Il a beaucoup contribué à mettre en lumière les écrivains bordelais négligés par la
postérité. Il est aussi à l’origine de cette image de Bordeaux qui étouffe ses enfants,
alors que Paris les révèle. Parallèlement, il s’est fait l’écho de la redécouverte par les
éditeurs d’autres écrivains oubliés, régulièrement associés à Forton, depuis : Guérin,
Calet, Gadenne, Hyvernaud, Bove...
Le troisième texte qui constitue une source de références importante est la préface
de Pierre Veilletet à L’Enfant roi : lui aussi a trouvé une expression qui a eu du succès,
en parlant d’un écrivain « en noir et blanc ». Il a su également détecter chez Forton
l’ambiance des années 50.
Patrice Delbourg s’inspire fortement de Veilletet pour écrire à son tour un texte
qui fera date parce qu’il le reprendra dans son anthologie : Les Désemparés.
Il fait franchir un pas de plus à la réception fortonienne en formulant une pensée
apparemment demeurée inconsciente jusque-là chez les lecteurs de Forton, qui explique
l’insuccès des écrivains, « en noir et blanc » ou en gris, prenant pour héros des
médiocres. Or, les existences sans éclat, les échecs répétés et les faiblesses des
personnages contaminent l’auteur lui-même dans l’esprit de ses lecteurs.
259
Delbourg s’abandonne au phénomène avec délice, et il finit par attribuer à l’auteur
les traits de caractère et les détails biographiques de ses personnages, sans se soucier de
la vérité historique. Il peut même aller très loin, comme dans ce passage où après avoir
décrit les parents de L’Enfant roi, une mère possessive et un père « flatulent
démissionnaire », il conclut : « Avec deux parents inutilisables, c’est comme ça que l’on
obtient souvent les grands écrivains. N’est-ce pas, maître Forton [...] ? » On frôle la
diffamation...
Il met cependant en évidence – à son insu ? – un processus de lecture qui éclaire
la réception des écrivains comme Forton, comme Bruno Curatolo l’a remarqué à propos
de ce qu’il appelle le « courant noir dans le roman français des années trente à
cinquante » :
« C’est cette superposition du sujet traité à la manière employée qui me semble marquer
péjorativement les œuvres que je fais entrer dans le courant noir, comme si la médiocrité
des situations entraînait celle de l’œuvre et le ratage des personnages celui de l’écrivain.
Aux grandes et lumineuses ambitions, les auteurs puissants, aux modestes et sombres
entreprises, les romanciers calamiteux, telle est, ou a été, la devise d’une opinion critique
qui, tout au long du vingtième siècle, a trop souvent lorgné du côté de Sainte-Beuve. » 450
Le texte de Delbourg peut avoir deux effets contraires sur les lecteurs de
Forton : il peut, soit renforcer le « troublant effet de réel » dont ils sont victimes en
lisant ses romans, écrits avec un tel naturel qu’« on jurerait que le récit puise dans
l’histoire familiale » 451, soit leur faire prendre conscience, par l’excès même de
l’amalgame pratiqué par le critique, de la confusion injustifiée qu’ils font à leur insu
entre l’auteur et ses personnages.
Le cinquième jalon qui marque la réception posthume de Forton est naturellement
le catalogue édité par Le Festin à l’occasion de l’exposition de 2000 à Bordeaux.
Cependant, comme nous n’avons pas affaire à un texte précis, mais à un ensemble
d’articles et de documents, et que, de plus, il ne s’agit pas d’un média mais d’un
véritable ouvrage, nous n’en parlerons pas maintenant.
450 Bruno CURATOLO, « Le courant noir dans le roman français des années trente à cinquante », in
Michèle TOURET et Francine DUGAST-PORTES éd., Le Temps des Lettres. Quelles périodisations
pour l'histoire de la littérature française du XXe siècle ?, op. cit., p. 244.
451 Pierre Veilletet, préface à L’Enfant roi, op. cit., p. 121.
260
Le sixième et dernier texte fondateur de la nouvelle réception critique de Forton
est l’avant-propos écrit par David Vincent à Pour passer le temps, auquel l’article de
Drachline fait écho dans Le Monde des Livres. Tous deux soulignent la réussite de
Forton dans l’art du raccourci et de la chute.
261
Cependant la critique réfléchie rejoint la critique immédiate dans nombre de ses
jugements. C’est peut-être le meilleur signe de l’intemporalité d’un écrivain.
Par exemple, Brenner n’est pas le premier, loin s’en faut, à signaler la froideur de
l’analyse et du style chez Forton : certains lui en avaient d’ailleurs fait reproche.
Pourtant, si l’on en croit Gao Xingjian, la seule littérature qui puisse exister en résistant
aux dangers de la société de consommation est « une littérature froide » :
« mieux vaut une contemplation d’un regard froid qu’une hauteur d’esprit exagérée. C’est
dans cette observation distanciée que se dissimule la poésie. Et si ce regard qui observe
examine aussi l’écrivain lui-même, et que de la même manière, il se place au-dessus des
personnages du livre et de l’auteur, il devient le troisième œil de l’écrivain, un regard le
plus neutre possible. Alors, les catastrophes et les immondices du monde des hommes
pourront aussi être examinés et, tout en provoquant souffrance, dégoût et nausée, elles
éveilleront pitié, amour de la vie et attachement. » 455
Xingjian connaît d’ailleurs les difficultés de ces écrivains pour trouver un public
et donc pour rester fidèles à leur exigence de vérité, tout en résistant à la tentation de
faire de l’argent avec leurs livres :
« Cette littérature qui a recouvré ses valeurs intrinsèques, pourquoi ne pas l’appeler
littérature froide ? Elle n’existe que par le fait que le genre humain est en quête, en dehors
de satisfactions matérielles, d’une activité de nature purement spirituelle. Naturellement,
cette littérature ne date pas d’aujourd’hui, mais si par le passé elle devait principalement
résister au pouvoir politique et à la pression des usages sociaux, aujourd’hui elle doit en
plus lutter contre l’invasion des valeurs du marché de la société de consommation, et pour
chercher à exister, elle doit d’abord accepter la solitude.
L’écrivain qui se consacre à ce travail de création aura manifestement des difficultés à en
vivre, il lui faudra rechercher un autre moyen d’existence, c’est pourquoi on peut dire que
la création littéraire est un luxe, une pure satisfaction de l’esprit. Cette littérature froide n’a
la chance d’être publiée et diffusée que grâce aux efforts des écrivains et de leurs amis. [...]
Un tel écrivain vit dans la marge et dans les interstices de la société. Il se consacre
entièrement à cette activité spirituelle, sans nourrir le moindre espoir d’en retirer quelque
454 Gao XINGJIAN, La Raison d’être de la littérature, discours prononcé devant l’Académie suédoise le
7 décembre 2000, éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues (84), 2000, p. 16.
455 ibidem, pp. 15-16.
262
rétribution, il n’est en quête d’aucune reconnaissance sociale et ne recherche que son
propre plaisir. » 456
« En ces temps déjà lointains, l’écriture était un acte primordial, la plus efficace et la plus
noble façon d’appréhender l’homme dans sa totalité. La littérature se refusait à n’être qu’un
art de délectation, elle ne soupçonnait pas qu’elle pût devenir ce qu’elle est aujourd’hui, un
passe-temps pour suffragette, une manière de se pousser du col. De Proust à Céline, de
Kafka à Miller, combien furent-ils ceux qui entrèrent en littérature comme on entre en
religion, humblement, atrocement parfois et jusqu’au sacrifice suprême, jusqu’à mourir de
leur œuvre ? »
Comme on l’a dit souvent, en parlant de Guérin, il semblait faire le point sur sa
propre destinée : « On ne lui accorda ni honneurs ni prix littéraires, on le laissa croupir
dans sa province. »
Xingjian met en garde la société contre son rejet de pareils écrivains, qui risque de
lui être fatal :
« La littérature froide est une littérature de fuite pour préserver sa vie, c’est une littérature
de sauvegarde spirituelle de soi-même afin d’éviter l’étouffement par la société ; si une
nation ne peut admettre cette sorte de littérature non utilitariste, non seulement c’est un
malheur pour l’écrivain, mais c’est triste pour cette nation. » 457
Nous voyons donc que la « froideur » attribuée à Forton depuis toujours est
garante d’une authenticité qui lui assure un lectorat intemporel.
Dans la critique réfléchie, il apparaît toutefois plus angoissé et moins poétique
qu’autrefois. Nos contemporains se montrent sensibles à son écriture distanciée, qu’ils
qualifient de désabusée. La présence de la mort dans son œuvre est davantage signalée
et son ironie est plus souvent perçue comme de l’humour noir.
Enfin, signe de son émergence dans notre culture littéraire, il est arrivé plusieurs
fois, ces dernières années, que Forton serve de référence à d’autres écrivains. Gérard
Guégan, en 1999 458, dans un article paru dans Sud-Ouest Dimanche, s’en prenait aux
« professeurs et critiques, ce clerc-État si tyrannique, [qui] préfèrent les proses à sens
263
unique, les Echenoz, les Nabe [...]. ». Il accusait ces « tenants du roman en kit » d’avoir
fait disparaître des manuels et des bibliothèques nos « auteurs du cru, nos Français de la
dernière moitié de ce siècle [...] nous privant de Forton, de Martinet et de Guérin. »
De même, Claire Devarrieux, dans Libération 459, a présenté le roman de Pierre
Drachline, Une Enfance à perpétuité, en citant cette phrase de lui : « qui n’a rêvé
d’avoir pour oncles Armand Robin, Jean Forton, Raymond Guérin, Henri Calet ? ». Elle
concluait : « C’est à cette famille-là qu’appartient Une enfance à perpétuité. »
Ainsi, la malchance de tous ces écrivains des années 50 qui se sont comportés en
électrons libres d’un monde littéraire particulièrement intolérant, qui ont pâti de
n’appartenir à aucune école, de n’avoir aucune tribune littéraire pour se faire entendre
parmi les ténors de l’époque, a fini par devenir pour la postérité le signe d’appartenance
à une même famille : celle des déshérités de la littérature, les « désemparés » de Patrice
Delbourg.
Jacques Brenner est le premier à avoir mentionné Forton dans un ouvrage critique.
On se souvient du remords qu’il avait exprimé au lendemain de sa mort 460 et comment il
avait souhaité réparé l’injuste omission de Forton dans sa première littérature 461, en le
faisant figurer dans la deuxième 462.
On peut s’étonner, cependant, de son absence dans la première, surtout si l’on
s’en réfère au critère avancé par Brenner lui-même dans son introduction : « Tout bon
459 31/08/2000.
460
Cf. supra, pp. 176-177.
461
Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, Fayard, Paris, 1978.
462 Mon Histoire de la littérature française contemporaine, Éditions Grasset & Fasquelle, Paris, 1987. Il
y précise en introduction (p. 13) que « l’une n’annule pas l’autre : la seconde complète la première. »
264
livre [...] traduit l’univers particulier d’un créateur. C’est à ce titre qu’il mérite de
figurer dans une Histoire de la littérature. » 463
D’autre part, il y cite Guérin, Calet, Gadenne, Vialatte, Reverzy, Herbart, et
Dabit, tous compagnons d’infortune littéraire habituellement mentionnés aux côtés de
Forton.
Par contre, il ignore Bove et Hyvernaud. Leur redécouverte datant du milieu des
années 80, on se serait attendu à ce qu’il en fasse mention dans sa deuxième littérature
(1987). Il n’en est rien et pourtant, on ne peut soupçonner que ces deux auteurs aient
échappé à sa sagacité, lui qui est une mine d’informations sur la vie littéraire de son
époque ! Alors, question de goût littéraire ?
C’est ce qui semble ressortir de son introduction au titre significatif,
« Paratonnerre » :
« Je ne voulais pas parler ici d’ouvrages que j’avais analysés déjà. C’est pourquoi certains
écrivains que je louais hier ne figurent pas au sommaire d’aujourd’hui ou bien n’occupent
pas la place que leur talent aurait dû leur assurer. »
« La France est le seul pays dont les écrivains semblent ne pouvoir vivre que dans la
capitale. [...] Vivre loin de Paris, c’est vivre loin de la vie littéraire et des trompettes de la
463 Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 10.
464 Mon Histoire de la littérature française contemporaine, op. cit., p. 7.
265
renommée. On ne peut manquer de le déplorer. On se réjouit que quelques écrivains vivant
en province ou à l’étranger aient accédé à la célébrité par la seule force de leur œuvre. » 465
« Il faut souligner qu’aucun d’eux n’a considéré la littérature comme un métier : ils furent
poussés à écrire par une nécessité intérieure. C’est ainsi qu’on réussit les meilleurs livres. »
Dans le second ouvrage de Brenner, Forton est cité dans un chapitre intitulé
« Vagabondages », aux côtés d’André Dhôtel, Henri Thomas, Georges Navel, Bernard
Privat, François Augiéras, Daniel Boulanger, Jean Chalon et Ghislain de Diesbach.
Forton n’aurait pas désavoué la compagnie du premier, pour lequel nous savons
qu’il avait une grande tendresse. Quant aux autres, leur regroupement nous semble un
peu hétéroclite...
Voici comment Brenner le justifie :
« Les écrivains que nous réunissons dans ce chapitre ne sont pas des rêveurs en chambre.
Ils aiment bouger. Ils peuvent être de simples promeneurs, dans les rues d’une ville ou dans
une campagne familière, ou bien des chercheurs d’aventures en des pays lointains. Tous ont
en commun le goût de l’imprévu, du changement et des découvertes. Ils sont curieux des
êtres et des choses. Plus que des romanciers, ce sont des conteurs. Certains nous racontent
des histoires véritables et d’autres ne cessent de fabuler. L’important, c’est la musique
qu’ils nous proposent. » 466
465 Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 461.
466 Mon Histoire de la littérature française contemporaine, op. cit., p. 211.
467 « L’humour froid de Jean Forton », 2/06/1982.
468 Cf. pp. 176-178.
266
Les deux ouvrages critiques dont nous allons parler maintenant sont le fait de
deux écrivains, dont le style et la sensibilité se mêlent à ceux des auteurs qu’ils
présentent. Nous voulons dire par là que ce type d’étude est bien différent des travaux
universitaires, soucieux d’objectivité avant tout. Différent aussi de l’étude d’un simple
critique, par le travail du style qui vient se superposer au contenu de l’étude.
Les deux auteurs ont réuni librement les écrivains avec lesquels ils se sentaient en
affinité 469, et ont tenté de restituer leur univers à travers le filtre de leur empathie. Le
phénomène est beaucoup plus sensible chez Delbourg que chez Ortlieb.
Forton ferait donc partie de ces « rebelles », au même titre que d’autres auteurs
déjà rencontrés à ses côtés, qui forment la famille des écrivains « en noir et blanc » et
qu’on retrouve dans l’ouvrage de Delbourg : Jean Reverzy, Eugène Dabit, Raymond
Guérin, Emmanuel Bove, Henri Calet, Paul Gadenne, Georges Hyvernaud...
Il faut y rajouter Jean de la Ville de Mirmont, compatriote bordelais de la
génération de Mauriac, dont le Jean Dézert, rappelons-le, ressemble au protagoniste de
L’Enfant roi, selon Jérôme Garcin 471.
Pour ce qui est de Forton, Delbourg a repris intégralement, sans rien y rajouter,
l’article qu’il avait fait paraître dans L’Événement du Jeudi en 1995, et dont nous avons
déjà longuement parlé. Il l’intitule ici « Jean Forton vieux garçon à perpétuité ».
La préface de son ouvrage nous permet cependant de mieux comprendre ce qui
l’attire chez Forton et ces autres mal aimés de la littérature :
469 Dans sa préface (p. 9), Patrice Delbourg parle d’« un livre de rendez-vous passionnels ».
470 Texte placé en 4e de couverture de l’ouvrage de Patrice Delbourg.
471 Jérôme Garcin, « La seconde vie de Jean Forton », L’Express, 27/07/1995.
267
« Urgence, insoumission, vision fragmentaire du monde, sont les trois constantes de cette
cohorte de soleils noirs, ici convoqués. La gourmandise d’absolu, avec son corollaire : le
goût du néant. Peu d’engagement social. D’adhésion confessionnelle. Ces hommes-là,
autodidactes fréquemment, ne goûtent guère les appareils, les clans, les partis, les cénacles.
Mal dans leur siècle, orphelins de toute une génération, ils sont nés impropres au bonheur,
émigrés d’eux-mêmes, amputés du centre-vie. Tous abominent l’ordre établi, ne cessent de
signifier leur dédain aux puissants et leur haine des honneurs. Maudissant ce monde où les
imbéciles intriguent et poussent. » 472
Délaissés par une république des lettres dont ils ont orgueilleusement méprisé les
faveurs, ils sont, pour Delbourg, plus que jamais nécessaires pour ramener notre époque
à plus de lucidité et de modestie :
Enfin, pour ce qui est du décor, tel que notre époque le goûte désormais, il se
trouve que « La majorité de cette volée de “désemparés” sont des piétons urbains, des
zombies de béton et de néons » 474.
L’autre ouvrage, Sept petites études, de Gilles Ortlieb, est paru en 2002 chez un
petit éditeur, Le temps qu’il fait. Comme son titre l’indique, il réunit sept études sur
Emmanuel Bove, Constantin Cavafy, Jean Forton, Charles Cros, Henri Thomas,
Odilon-Jean Périer et sur la traduction. Le texte consacré à Forton comporte une petite
vingtaine de pages dont nous retiendrons les idées essentielles 475.
Ortlieb a découvert Forton avec L’Enfant roi, commençant par la fin, comme il le
dit lui-même. Mais à « cette œuvre rare [...] ne conduisaient que d’étroits sentiers déjà
un peu anciens et peu fréquentés ».
Il le rattache lui aussi à
« la famille des Raymond Guérin (dont il a préfacé La Peau dure), Jean Reverzy, Georges
Hyvernaud, Henri Calet (en moins affranchi) ou Paul Gadenne (en moins appliqué), bref à
cette lignée d’écrivains qui doivent compter sur un noyau variable d’admirateurs plutôt que
sur de volumineux tirages, auxquels il peut arriver de figurer sur les listes des prix
littéraires, mais comme par inadvertance et rarement jusqu’à la consécration, dont la
268
réputation infuse lentement sans jamais se convertir en célébrité, et que les manuels et
histoires de la littérature rangent habituellement, lorsqu’ils n’omettent pas de les
mentionner, au nombre des écrivains “mineurs” ou “méconnus”, en se bornant parfois à
regretter qu’ils soient “injustement oubliés”. »
Leur point commun est de s’être « tenus à l’écart des coteries et réseaux
d’influence », d’avoir souvent vécu en province, de ne s’être réclamés d’aucune école ni
d’en avoir fondé.
L’Enfant roi, pour Ortlieb, ressemble plutôt à un premier roman qu’à un dernier,
tant la proximité de l’enfance y est forte, ainsi que « cette persistante impression de
trop-plein, aussi, qui trahit les œuvres débutantes. »
Mais on y trouve « l’un des thèmes fondamentaux de Jean Forton : la captivité
psychologique, celle dont on ne réchappe pas. »
Reprenant l’œuvre de Forton dans le bon ordre, Ortlieb se livre ensuite à une
analyse de sa première œuvre, Le Terrain vague, dont il est le seul, à ce jour, à avoir fait
une critique aussi détaillée :
269
Autre erreur d’appréciation relevée chez Ortlieb, sans doute reprise à d’autres
critiques, la « tiédeur de l’accueil réservé à l’avant-dernier » roman de Forton. Nous
avons déjà parlé de cette fausse idée qui circulait à propos des Sables mouvants.
Ortlieb juge la « trame » de La Fuite « toute simple et sans rebondissements »,
mais les thèmes des livres à venir sont déjà là : le désir d’« un ailleurs introuvé », la
femme comme « échappatoire rêvée », et surtout « un inguérissable isolement qui finit
par entraver toute décision, tout progrès. »
Cette incapacité à agir rappelle les personnages d’Emmanuel Bove – qui fait
partie des auteurs présentés par Ortlieb – sauf que l’impuissance de ces derniers les
amène « dans d’inextricables situations que l’existence se charge assez vite de leur faire
expier ». Rien de tel chez les héros de Forton qui échouent par défaut, sans rien changer
à leur vie.
Ortlieb compare ensuite L’Herbe haute, « le seul roman qui ne se déroule pas
dans l’enchevêtrement d’une ville », aux romans de Marcel Aymé, de Flannery
O’Connor, de Faulkner même, avec l’épisode du suicide par pendaison.
Le personnage qui se détache dans ce milieu rural est un « jeune garçon sur le
bord de la vie, dont l’auteur sonde les difficultés d’être avec la sollicitude qu’on réserve
d’ordinaire à un alter ego. » Il présente des traits de caractère habituels chez Forton : des
désirs vagues et contradictoires, l’incapacité à avoir prise sur un monde dont il est le
spectateur impuissant.
« Mais, et c’est là que le romancier se montre plus efficace que le narrateur des précédents
récits, la véritable fin de L’Herbe haute sera plus triviale, et donc bien plus convaincante ».
L’Oncle Léon évoque pour Ortlieb l’ambiance des films « d’époque en noir et
blanc » de René Clément ou de Jacques Becker :
« Là encore, la densité très particulière conférée par l’auteur au personnage central laisse
penser que le premier a largement puisé dans son fonds personnel pour décrire les paysages
intérieurs du second ».
270
d’amour, il fait aussi « le portrait en pied d’un humanité petite [...] au milieu de laquelle
l’oncle Léon fait figure de “raté existentiel” lucide, attachant et inoffensif ». Sa mort a
quelque chose de celle d’Ivan Illitch.
La Cendre aux yeux est « sans doute le meilleur roman de Forton. L’un des plus
noirs aussi, délibérément, mais exonéré par cette franchise retorse qui fait la littérature
pure. » Le narrateur semble vouloir apporter la preuve qu’on peut être « machiavélique
et naïf à la fois ».
Cette histoire du siège amoureux d’un séducteur ferait penser aux « meilleurs
romans psychologiques du XVIIIe siècle » si le lecteur, en voyant se lasser cette
« virtuosité inquiétante », ne pressentait l’issue fatale :
« C’est, bien sûr, de l’étalage de cette forme de perversité, car constamment sincère dans sa
mauvaise foi [...] que le roman tire sa plus grande force ».
L’Épingle du jeu est « un titre à la Calet pour un roman qui aurait frôlé le
Goncourt en 1960, avant d’être évincé par le Guy Mazeline de cette année-là. » Notons
qu’en rappelant l’erreur mémorable commise en 1932 par le jury Goncourt, Ortlieb
compare avantageusement Forton à Céline, dépossédé du prix au profit de Mazeline,
comme Forton l’a été en faveur de Vintila Horia.
Pour Ortlieb, les jeunes gens du roman de Forton sont les « frères cadets de
Battling le ténébreux, du jeune Törless, de Paul Souvrault et de quelques autres. » La
narration lui semble « plus ouverte et plus vive qu’à l’accoutumée, éclatée entre
quantité de personnages [...] jusqu’au dénouement tragique qui éclatera, comme un
dévoilement, dans les toutes dernières pages. »
À propos des Sables mouvants, il réitère son erreur du début :
« Le roman parut dans une indifférence générale et, si elle n’est pas passée totalement
inaperçue, sa récente réédition ne lui a pas assuré, c’est le moins qu’on puisse dire, une
éclatante revanche posthume. »
271
Alors, se demande Ortlieb, « pourquoi un guignon aussi tenace autour d’une
œuvre que son actualité aurait dû [...] au moins sauver de la désinvolture ? » Est-ce son
originalité, justement, « trop réelle pour n’être pas discrète », ou son pessimisme qui la
pénalise ?
La réponse a été donnée par Forton lui-même à propos de l’insuccès de Guérin,
vécu par celui-ci comme une faillite. Ortlieb cite un long extrait de la préface à La Peau
dure où Forton explique que dans son œuvre « terrible » et « déplaisante », Guérin a
commis « le crime des crimes » de nous parler de nous-mêmes.
Pour finir, Ortlieb évoque La Boite à clous qui montre, par les auteurs publiés et
la qualité de ses collaborateurs, « l’exigeante sagacité de son directeur ». De même, on
y trouve un texte prophétique du jeune Forton, où le jeune écrivain avait déjà choisi une
voie sans compromission 476.
Le dernier numéro de la revue annonçait la parution prochaine du Terrain vague :
« l’animateur de la revue cédait ainsi la place au romancier, l’écrivain Jean Forton était né.
Il ne reste plus maintenant à espérer, près d’un demi-siècle plus tard et plus de quinze ans
après sa disparition, soit une durée raisonnable pour un purgatoire, qu’il se trouvera enfin
des lecteurs pour, à leur tour, inventer Jean Forton. »
L’étude d’Ortlieb, à la différence des articles de presse, ne contient pas que des
appréciations positives sur l’œuvre de Forton. Il émet des réserves sur certains aspects,
qui témoignent d’une approche personnelle et sincère du travail de l’écrivain.
Certes, il commet quelques erreurs, mais il a pris la peine de lire tous les romans
de Forton, contrairement aux autres critiques qui citent toujours les mêmes, sans doute
parce que les autres sont devenus introuvables. Ainsi, il est le premier à parler aussi
longuement du Terrain vague, même si son jugement est plutôt mitigé, et le seul
critique de la réception réfléchie, avec Bruno Curatolo, à commenter L’Herbe haute et
L’Oncle Léon. Manque à l’appel Le Grand Mal, lui aussi devenu introuvable.
Il replace les œuvres de Forton dans une culture, littéraire et cinématographique,
qui lui est propre, et s’il retrouve quelques-unes des références déjà citées par d’autres,
certaines sont tout à fait originales, de même que ses jugements.
476
Cf. supra p. 222.
272
Sa volonté de travail exhaustif, qui l’a amené à se plonger dans les numéros de
La Boite à clous, apparente son travail à celui du chercheur. Il en a l’indépendance par
rapport aux critiques déjà écrites et ne s’abondonne pas à une réhabilitation sans
retenue : il cherche à juger par lui-même en gardant le maximum d’objectivité.
Par contre, en tant que poète, romancier, créateur lui-même, et parce qu’il a choisi
librement la forme qu’il voulait donner à sa rencontre avec les écrivains dont il parle,
spontanément, à la différence des universitaires qui se l’interdisent trop souvent, il
s’accorde le droit de chercher l’homme dans l’œuvre, sachant bien à quel point un
écrivain met de lui-même dans ses créations.
Pour autant, il ne verse pas dans l’amalgame total, et gênant, de Patrice Delbourg
qui confond Forton et ses personnages.
273
La première étude est signée de Xavier Rosan et s’intitule « Un air de
province » 477, sans doute en hommage au film que Jacques Manlay a réalisé sur Forton
en 1969.
Pour le critique du Festin, en effet, « Jean Forton est resté “provincial”, tel fut son
drame. » Le métier de l’écrivain en représentation, dans la capitale, aurait été « trop
épuisant pour une santé fragile comme la sienne ».
Mais si l’oubli l’a englouti avant la fin de sa vie, il est toujours lu, même
confidentiellement : « au-delà de la fuite du temps et du piège de l’oubli, Jean Forton
nous parle encore, d’une manière insistante et troublante. »
Le « provincialisme assumé » de Forton, son « isolement volontaire » se sont
payés d’une notoriété qui n’est pas venue :
« Jusqu’à L’Épingle du jeu, qui profitera du scandale jésuites, aucun de ses romans n’a
rencontré les mystérieuses et indispensables “faveurs du public”, en dépit d’une presse
excellente. »
Isolé à Bordeaux où ses collègues pensent qu’il ne vaut rien parce qu’il est libraire
comme eux, et à Paris parce qu’il habite la province, Forton s’enferme dans le bonheur
de l’écriture, « livrant une vision triste et âpre de la vie ». Il reste prisonnier de sa ville
et choisit « un éloignement tout intérieur » mais
« Hier étranger parmi les siens, Forton nous paraît aujourd’hui soudainement familier. [...]
Écrivain prisonnier dans sa ville et dans son époque, il a pris soin de laisser derrière lui la
trace d’une parole poétique et cinglante, enfin libérée, nous atteindre. »
David Vincent, dont nous avons déjà parlé à propos de la préface de Jours de
chaleur, a également écrit cinq textes dans l’ouvrage du Festin, et le premier que nous
retenons s’intitule « Les lieux de Jean Forton » 478 .
Il nous paraît très intéressant dans la mesure où il met en évidence la volonté de
l’auteur de transformer une ville réelle – Bordeaux – en matière littéraire, refusant pour
ce faire de lui emprunter ses noms réels : « ce n’est pas Bordeaux qui fait l’écrivain
477 Jean Forton, un écrivain dans la ville, op. cit., pp. 6-11.
478 ibidem, pp. 76-84.
274
Forton, c’est l’écrivain Forton qui réinvente un lieu qui devient le sien et lui offre une
authentique universalité ».
Ce n’est pas le Bordeaux de François Mauriac
« le tollé qu’il allait provoquer, l’affaire dont il deviendrait le centre avant d’être relégué,
comme le sont les fauteurs de scandale vite soupçonnés de mauvaises intentions ou de goût
pour la publicité : c’était bien mal le connaître. »
275
Dans Les Sables mouvants, « Forton a fait son deuil des révoltes anciennes mais
ose encore quelques sarcasmes, à peine et en sourdine, comme désabusé, lucide à son
habitude, mais sans plus de colère. »
David Vincent a consacré un troisième texte à « Un art du portrait » 480 chez
Forton, dont l’introduction contient une phrase très révélatrice de ce que peut apporter
la réception réfléchie d’une œuvre :
« Quand on découvre, dans son ensemble, l’œuvre d’un écrivain, apparaissent au fil de ses
livres, ses tropismes, ses goûts, ses rejets, ses talents aussi, ses faiblesses parfois, mais
surtout ses plaisirs, cristallisés dans des passages que l’on se plaît à relire ou à faire
connaître. »
Chez Forton, les « morceaux de bravoure » sont ses portraits, « où se déploie son
art de la caricature incise et du portrait brossé en quelques traits acides qui vous
campent durablement un personnage. »
Curieusement, dit Vincent, c’est dans le plus connu des romans de Forton,
L’Épingle du jeu, qu’il y en a le moins : le narrateur est trop occupé « par une
introspection bouillonnante ».
Avec Les Sables mouvants, qui marquent « l’entrée de Forton dans l’âge de la
maturité », disparaissent les « jeunes gens révoltés mais confiants malgré tout dans
l’avenir. Il solde ses premiers comptes, découvre les vraies cicatrices, et n’épargne plus
personne. »
On trouve aussi dans cet ouvrage un article de Pierre Feille 481, journaliste au
Républicain du Lot-et-Garonne, « dont on ne sait s’il est paru ni dans quelle
publication. » 482 Il en avait envoyé le projet à Jean Forton, devenu son ami, et Le Festin
a tenu à le faire connaître au public
276
« pour la pertinence remarquable avec laquelle il observe, plus qu’il ne commente ou
analyse, le parcours littéraire de Jean Forton qui, à l’époque, n’avait pas encore fait paraître
L’Épingle du jeu (1960). » 483
« Une œuvre où, tout compte fait, percent des secrets, des mythes, où se dessine un thème,
bref où, peu ou prou, Jean Forton se raconte. [...] Car ne nous y trompons pas : ces six
ouvrages sont des romans, certes, mais où le lecteur attentif dénote une ligne, un fil
conducteur qui permet de saisir, tout d’un coup, dans sa cruelle originalité, l’écheveau
embrouillé des sentiments intimes de Jean Forton. »
« La vraie pureté qui se forge derrière les volets mi-clos, dans les arrières-boutiques [...] et
qui n’a rien à voir avec la “pureté” parisienne qui fleurit dans les cocktails de presse, les
dîners littéraires ou les salons à la mode. »
Quant à son œuvre, « les enfants sont partout présents », surtout dans Le Grand
Mal, « le livre où il a mis le plus de lui-même, où il a mis Bordeaux [...] »
La perspicacité de Feille nous paraît particulièrement remarquable lorsqu’il
explique que Forton n’était pas, et ne pouvait pas, devenir un auteur à succès sans se
renier lui-même, ce que finalement il n’aura jamais fait :
« Hâtons-nous d’aimer Jean Forton, nous qui sommes quelques “happy few” à le connaître
et à l’admettre. Son succès grandissant ne tardera guère à l’absorber et, peut-être à
l’affadir. »
483 ibidem.
484 Cf. supra, p. 260.
277
cinquante » et qui a été publié en 2001 dans un ouvrage universitaire 485. Voici le passage
en question :
« Aux noms des principaux auteurs du courant noir que j'ai déjà cités, j'aimerais en ajouter
quelques autres, que je convoque par ordre alphabétique et pour leurs romans les plus
remarquables : Jean Forton (1930-1982), auteur de L’Oncle Léon (Gallimard, 1956) et des
Sables mouvants (Gallimard, 1966) [...] » 486
« Libraire à Bordeaux, il avait lié amitié avec Guérin et publié, de ce dernier, Du côté de
chez Malaparte à l'enseigne de La Boite à clous, en 1950. Voir l'article de Jean-Claude
RASPIENGEAS, « Je n'ai pas connu Jean Forton », dans Grandes Largeurs, n° 6-7,
printemps-été 1983, pp. 79-83. »
En 2002, parut un ouvrage collectif sur le roman français contemporain 488, qui
contenait un article de Jean-Pierre Salgas intitulé « Défense et illustration de la prose
française ». Or ce texte était une version beaucoup plus développée d’un autre texte
publié sur le site Internet du gouvernement français quelques années auparavant et
disparu depuis.
Les deux textes parlent, entre autres, de la réhabilitation d’auteurs oubliés – parmi
lesquels Forton – dont Le Tout sur le Tout a donné l’exemple. Les modifications que le
texte a subies entre ses deux états sont intéressantes à étudier parce qu’elles marquent
une évolution rapide dans la réception de tous ces écrivains sortis de leur purgatoire.
Voici la première version :
278
« Le Tout sur le tout : en rééditant à l'enseigne de ce titre d'Henri Calet et en polémique
contre l’état des lieux (pas d’écrivains français vivants !), des auteurs méconnus ou oubliés,
souvent provinciaux des années 50 (Raymond Guérin, Paul Gadenne...) ou 30 (Emmanuel
Bove...) un petit éditeur lance la mode des rééditions des fonds : Gallimard crée la
collection L'Imaginaire, Grasset, Les Cahiers rouges, etc. Cause discutable excellent effet.
Redeviennent contemporains des écrivains oubliés (Vialatte, Forton, De Richaud). »
Et voici la seconde :
« Le Tout sur le tout, en rééditant, en polémique contre l’état des lieux, ce titre d’Henri
Calet, et d’autres écrivains méconnus ou oubliés des années 1950 (Raymond Guérin, Paul
Gadenne…) ou 1930, (l’immense Emmanuel Bove), un petit éditeur (relayé alors dans Le
Monde des Livres par Raphaël Sorin, qui sera en 1998 chez Flammarion “l’extenseur du
domaine de Houellebecq”…) lance la mode des “réhabilitations” tous azimuts, d’auteurs
“morts au champ d’honneur littéraire” : Gallimard crée la collection “L’imaginaire”,
Grasset “Les cahiers rouges”, Albin Michel “La bibliothèque Albin Michel”, etc.
Contestable cause (ressentiment), excellent effet (résurrection). Redeviennent
contemporains des écrivains oubliés : Paul Léautaud, Alexandre Vialatte, André de
Richaud, Jean Reverzy, Jean Forton, Georges Hyvernaud, Eugène Dabit, Pierre Herbart,
Irène Nemirovsky…, et les vivants Henri Thomas, Béatrice Beck, Louis Calaferte (dont on
reprend l’érotique Septentrion). »
Guérin et Gadenne sont toujours des « auteurs méconnus ou oubliés » mais ils ne
sont plus présentés comme « provinciaux ». Bove est devenu « l’immense Emmanuel
Bove ». Le crédit littéraire de ces trois auteurs semble s’être accru.
Information intéressante, nous apprenons que le « petit éditeur » était « relayé
alors dans Le Monde des Livres par Raphaël Sorin ». Nous voyons comment une
constellation littéraire formée d’auteurs, d’éditeurs et de journalistes se met en place
petit à petit aux yeux des historiens de la littérature.
De même, les « écrivains oubliés » qui redeviennent « contemporains » sont
beaucoup plus nombreux que dans le premier texte : de trois – parmi lesquels se trouve
Forton, ils sont passés à douze.
Mais curieusement, le ton est devenu dépréciateur dans la deuxième version avec
l’expression « “réhabilitations” tous azimuts ». Effectivement, d’après l’ampleur de la
citation, on a une idée du nombre de résurrections qui ont eu lieu grâce à toutes ces
nouvelles collections. Les noms cités bénéficient d’un crédit littéraire indiscutable mais
Salgas laisse entendre que sous l’effet de la mode, les éditeurs manquent un peu de
discernement.
279
Cependant, il faut noter qu’en faisant partie du premier lot, aux côtés de Vialatte
et De Richaud, Forton n’est pas touché par l’implicite dévalorisant du deuxième texte,
comme s’il faisait partie d’un noyau dur, qui ne souffre pas de discussion.
« Je dois à Jean Muno, fantastiqueur méconnu, de m’avoir fait constater un jour que tous
les écrivains français importants du XXe siècle ont eu, à un moment ou à un autre, tôt ou
tard, du succès de leur vivant. Soit que certains de leurs livres ont bénéficié de gros tirages,
soit qu’ils ont été distingués par un prix littéraire de renom comme le Goncourt, le
Renaudot ou le Femina, si ce n’est le puissant Nobel. Ou encore parce que l’intelligentsia,
la critique officielle ou le small world universitaire les ont remarqués, se sont penchés sur
leur opus avec beaucoup de gratitude et de bienveillance et les ont souvent, commentaires
édifiants à l’appui, portés aux nues. [...]
Jean Muno pensait aussi que ce qu’on appelle le succès critique – un succès critique
constant et reconnu – peut être, de la même manière, un signe objectif de reconnaissance
[...].
En ce qui me concerne, j’ai tendance à lui donner raison. Je crois en effet qu’un grand
écrivain est tantôt un auteur dont les œuvres se vendent presque sans discontinuer
(j’entends sans discontinuer dans le temps, et peut-être aussi dans l’espace) en particulier à
travers des livres au format de poche, tantôt un auteur dont les œuvres se vendent peu mais
qui jouit d’un réel statut. D’une légitimité comme on se plaît à dire aujourd’hui, dans le
populeux territoire de la littérature, et qui suscite régulièrement des mémoires, des thèses,
des articles d’hommage dans des revues destinées aux érudits et aux amoureux des lettres.
C’est dans cette seconde (et brillante) catégorie que je rangerai volontiers (et pour me
cantonner ici aux seuls écrivains de langue française) Remy de Gourmont, Raymond
Roussel, Paul-Jean Toulet, Valery Larbaud, Léon-Paul Fargue, Marcel Lecomte, Joseph
Delteil, Emmanuel Bove, Jean Paulhan, Pierre Klossowski, Maurice Fombeure, Henri
Calet, Jean Follain, Paul Gilson, Raymond Guérin, Jean Forton ou encore Georges Perros –
autant d’amis – de petits maîtres, comme certains le disent parfois – à qui j’aime rendre
visite, d’ordinaire à l’improviste, et qui ne refusent jamais de me confier quelques lointains
secrets. » 489
489 Jean-Baptiste BARONIAN, Simenon ou le roman gris, Textuel, Paris, 2002, pp. 109-111.
280
une bonne part de ses chances de reconnaissance littéraire en échouant au Goncourt,
puisque, par ailleurs, il ne pouvait compter sur de gros tirages.
Cependant, il a bénéficié d’articles favorables de la part de la critique officielle,
érudite, comme on l’a vu avec tous les articles parus dans les revues littéraires de
l’époque. Et pour Baronian, et Muno, c’est une troisième chance de passer à la postérité.
Plusieurs critiques l’ont remarqué, et nous-mêmes l’avons montré grâce à une
étude méthodique des articles de presse, Forton a joui d’un bon accueil critique et le
succès critique peut suffire à assurer la notoriété littéraire, même s’il ne s’accompagne
pas d’un succès de lecture. C’est ainsi que Baronian comprend la « légitimité » d’un
auteur, telle qu’elle s’institutionnalise dans le milieu des spécialistes de la littérature,
celui des revues et des universitaires.
Comme nous allons le voir, et comme notre travail le prouve, Forton commence à
être connu des universitaires, qui l’ont pris pour objet de recherche depuis plusieurs
années. D’où sa présence au sein d’une catégorie d’écrivains que Baronian qualifie de
« brillante ».
490
Cf. ce que dit Henri Baudin à propos de Boris Vian à l’université in Colloque de Cerisy, Boris Vian,
UGE, 10/18, 1977, vol. 1, p. 41 : « L’université française, en général, répugne à ce qui est moderne. C’est
la vieille question : on n’étudie d’abord que ce qui est abondamment répertorié [...] ».
281
Il s’agit d’un travail bien documenté, important par les pistes de recherche qu’il
esquisse sur un sujet totalement inédit à l’époque. Lise Chapuis en a d’ailleurs repris
l’essentiel dans un long article paru en juin 1990 dans la revue bordelaise Garona, qui
s’intitulait : « Un romancier dans sa ville ». Nous en avons parlé plus haut 491.
De plus, son mémoire est cité deux fois dans l’ouvrage du Festin 492.
Elle justifie ainsi le choix de son sujet :
« Notre intérêt pour Jean Forton et son œuvre trouve sa source dans un travail de recherche
plus général consacré à la littérature bordelaise du XIXème et du XXème siècle 493.
Au cours de ce travail, force nous a été de constater que le seul écrivain bordelais vraiment
célèbre pour le XXème siècle est François Mauriac, ce qui a tout l’air d’être une
lapalissade. Après lui les seuls écrivains bordelais de quelque renom au niveau national
sont Jean Cayrol, Philippe Sollers et peut-être Michèle Perrein, et encore faut-il remarquer
à leur sujet que, comme Mauriac lui-même, ces écrivains ont fait toute leur carrière
littéraire à Paris. [...]
Or, très vite, on découvre, pour l’époque contemporaine, les noms de Raymond Guérin et
de Jean Forton, auteurs de qualité, publiés tous les deux par un éditeur aussi prestigieux que
Gallimard. »
Le choix de Forton comme objet d’étude résulte donc apparemment d’un intérêt
pour la culture locale, qui a amené l’étudiante à découvrir un auteur bordelais méconnu
du public aussi bien que de l’université.
Si elle associe Forton à Guérin dans leur infortune littéraire, elle fait cependant la
différence entre les deux, pour ce qui est de la réception critique :
« Le cas de Jean Forton nous a paru intéressant et peut-être encore plus représentatif que
celui de Raymond Guérin, que l’on commence à redécouvrir, et dont l’individualisme
farouche pouvait avoir justifié une certaine attitude de rejet de la part de la critique.
Jean Forton est un écrivain dont l’œuvre est relativement importante et a indéniablement
joui d’un bon succès d’estime. Or, l’écrivain comme son œuvre sont aujourd’hui presque
complètement oubliés et à Bordeaux peut-être plus encore qu’ailleurs. »
Reste alors à découvrir les raisons de cet oubli, et l’hypothèse la plus intéressante
pour Lise Chapuis est celle de l’éloignement volontaire de Forton par rapport à Paris.
Son étude commence par la biographie d’un auteur discret qui a livré peu de lui-
même à travers son œuvre et les interviews qu’il a données. Aussi Lise Chapuis
491
Cf. pp. 192-193.
492
op. cit., pp. 40 et 79.
493
Elizabeth Keller et Lise Chapuis, Bordeaux et ses écrivains. Deux siècles d’arts à Bordeaux,
Nouvelles Éditions Corail, Bordeaux, 1989.
282
souligne-t-elle la nécessité d’approfondir l’enquête sur sa vie, afin de savoir comment il
a mené sa carrière d’écrivain et les contacts qu’il a pu avoir avec le monde littéraire. Car
le seul élément qui ressort des portraits faits par les journalistes est une timidité peu
compatible avec les mondanités nécessaires au succès.
Grâce à l’ouvrage du Festin, entre autres, nous en savons maintenant beaucoup
plus sur ce sujet, que nous avons traité plus haut 494.
Lise Chapuis présente ensuite chaque roman de Forton, arguant du fait qu’ils sont
peu connus et en général introuvables. L’étude thématique qui suit a pour but de resituer
Forton dans le contexte littéraire de son temps, aussi bien que « dans le contexte
actuel », c’est-à-dire celui de 1989. Elle permettrait également de comprendre « ce qui,
dans la thématique abordée, a pu valoir un certain succès à l’écrivain ou au contraire
justifier l’indifférence qui a suivi. »
Au terme de cette analyse, l’étudiante conclut :
« il nous semble que la tonalité des romans et des thématiques abordées est plutôt de type
sartrien, à rattacher globalement à la lignée existentialiste. »
Nous ne sommes pas sûre que Forton aurait apprécié la comparaison avec Sartre,
vu le peu de sympathie qu’il lui portait !
Une analyse stylistique de l’œuvre aurait permis, selon Lise Chapuis, de
déterminer si l’oubli dans lequel elle est tombée résulte de raisons « d’ordre “technique”
dans une époque qui, ne l’oublions pas, est essentiellement dominée par l’émergence
puis le succès du Nouveau Roman. » Mais comme cette étude demanderait minutie et
approfondissement, et dépasserait le cadre d’un mémoire de DEA, Lise Chapuis en reste
là.
494 Cf. notre partie « Où il apparaît qu’un écrivain doit apprendre à se vendre » pp. 157 et sq.
283
« Je veux détruire ici une légende, celle selon laquelle un jeune écrivain n’arrive à être édité
que grâce à de puissantes relations. [....] Pour moi, tout se passa très simplement. Je savais
que Jacques Lemarchand était lecteur chez Gallimard [...] Je lui écrivis une lettre
insignifiante à seule fin qu’elle accompagne mon manuscrit, et ce manuscrit fut
accepté. » 495
Elle suggère d’aller chercher une explication à cette apparente facilité du côté de
Vauthier, le dramaturge bordelais ami de Forton, publié et révélé par Lemarchand, lui-
même bordelais.
Nous avons vu plus haut 496, cependant, qu’entre les réécritures et les refus qu’il a
opposés à Forton, on pouvait difficilement soupçonner Lemarchand de l’avoir fait
publier au nom de l’amitié ou d’une solidarité bordelaise.
Pour étudier la réception de l’œuvre, Lise Chapuis a travaillé comme nous à partir
des articles de presse. Cependant, son corpus de documents lui a été fourni par la
famille de l’écrivain, tandis que le nôtre vient essentiellement du dossier de presse
conservé par les trois éditeurs de Forton : Gallimard, Le Dilettante et Finitude. C’est
pourquoi elle fait référence à certains articles que nous n’avons pas lus, et inversement,
nous avons eu connaissance de documents inconnus d’elle. En outre, son mémoire ayant
été soutenu en 1989, toute une partie de la réception réfléchie lui a échappé. Et même,
de façon surprenante, les articles qu’elle a consultés ne vont guère au-delà de 1960,
année de L’Épingle du jeu. Il lui manque donc ceux qui ont parlé des Sables mouvants
et tous ceux de la réception posthume de Forton.
Les articles mentionnés par elle que nous ne connaissons pas sont surtout parus
dans la presse locale, ce qui ne change pas grand-chose aux conclusions que nous avons
pu tirer précédemment. Effectivement, Forton a eu beaucoup d’articles dans la petite
presse du Sud-Ouest (de la Gironde au Pays Basque), mais sans incidence sur le nombre
de lecteurs, apparemment, vu celui des ventes. Car son véritable public n’était pas celui
de ces petits journaux, plus préoccupé de vie locale que de littérature. D’ailleurs, la
notoriété de Forton dans le Sud-Ouest a toujours été d’une faiblesse proche de la nullité.
284
Lise Chapuis procède ensuite roman par roman pour analyser le retentissement de
l’œuvre de Forton dans la presse. Nous nous rejoignons sur beaucoup de points, pour
autant que nous ayons eu affaire aux mêmes documents. C’est pourquoi nous nous
contenterons de relever ici les éléments qui nous paraissent nouveaux par rapport à nos
propres conclusions.
Tout d’abord, les articles locaux auxquels elle a eu accès lui permettent de
constater que Forton était bien inséré « dans le tissu culturel aquitain » et reconnu sur le
plan local dès ses deux premiers romans.
Ensuite, comme nous, elle remarque que la proportion entre les articles de la
presse locale et ceux de la presse nationale s’inverse avec L’Oncle Léon, qui marque le
début d’une véritable notoriété pour Forton, avec l’émergence d’une image de marque
bien caractéristique.
Au terme de son étude roman par roman, elle constate que la réception de l’œuvre
de Forton « a été globalement positive et en ascension permanente depuis le premier
roman », qu’il a été considéré « comme un représentant du bon roman français de
facture classique » et que « son œuvre est assez importante pour que des critiques s’y
intéressent de manière suivie. » Enfin, « les qualités de style qui lui sont toujours
reconnues sont de celles qui assurent à la longue un succès qui, s’il n’est pas éclatant,
finit par s’imposer tout de même, en dépit des modes. »
Mais l’énigme reste entière, selon elle, autour de cet écrivain qui a
incontestablement connu un certain succès au point de frôler le Goncourt, mais dont
l’œuvre, « une trentaine d’années plus tard, a sombré dans l’oubli le plus profond. »
Son étude rapide du contexte littéraire dans lequel Forton a publié ses romans
l’amène à rappeler « ses affinités avec un univers d’angoisse de type sartrien, mais par
ailleurs, il semble refuser les présupposés philosophiques du roman sartrien. »
Quant à son style, son classicisme « le rend étranger aux nouvelles techniques
romanesques imposées par le Nouveau Roman. »
285
Lise Chapuis ne perd cependant pas de vue sa principale hypothèse, selon laquelle
la destinée littéraire de Forton aurait souffert de son statut d’écrivain provincial. C’est
pourquoi elle étudie les liens entre l’auteur et son œuvre, d’une part, et Bordeaux,
d’autre part.
Ainsi est-elle amenée à rechercher les écrivains du cru avec lesquels Forton a pu
être en contact. Mauriac, d’abord, a certes parrainé La Boite à clous, mais il n’a pas joué
pour Forton le rôle de bonne fée qu’il a tenu pour Sollers. Et lorsque Lise Chapuis
écrit :
« il est pratiquement certain que le grand écrivain catholique a fort peu apprécié les coups
portés par L’Épingle du jeu à une grande institution catholique de la ville »,
elle nous semble user d’un doux euphémisme, bien en dessous de la vérité !
Quant à Raymond Guérin et Louis Émié, elle se demande si leurs relations avec
Forton ont pu excéder la simple collaboration à la revue de ce dernier. L’ouvrage du
Festin apporte une réponse, concernant Guérin :
« Malgré la profonde admiration que le jeune écrivain portait à son aîné, il n’y eut
vraisemblablement pas d’amitié entre les deux hommes : au-delà de la différence d’âge et
de la courte durée de leur relation (Guérin succombe à une pleurésie en 1955), le caractère
difficile de l’auteur des Poulpes et de L’Apprenti, agacé par une reconnaissance du public
et de ses pairs qui ne vint pas, explique sans doute ce compagnonnage distant. » 497
Il est probable que les rapports d’Émié avec Forton ont été plus cordiaux et en
tout cas beaucoup plus fréquents, si l’on en croit les nombreuses lettres écrites par le
poète au jeune revuiste 498. Certes, elles résultaient des nécessités d’une collaboration
qu’Émié voulait scrupuleuse, soucieux avant tout d’inculquer à ses cadets enthousiastes
le sens de l’exigence et de la qualité.
Mais on sait aussi que des années après, en 1969, en souvenir de La Boite à clous,
il dédia un poème à Forton, « Le jour vient frapper à ma porte » 499, signe d’une amitié
fidèle de presque vingt ans.
286
Pour ce qui est des autres auteurs cités par Lise Chapuis : Pierre Luccin, Jean
Freustié, Germaine Théron et Gilbert Ganne, nous n’en avons pas personnellement
trouvé trace autour de Forton, à part le dernier qui lui consacra plusieurs articles et le
défendit chaleureusement contre l’attaque de Matthieu Galey 500.
En fait, Lise Chapuis cherche à savoir si « Bordeaux a eu un groupe d’écrivains se
connaissant, échangeant des idées, ayant des conversations relatives à la littérature ou à
la ville », pour déterminer éventuellement la place que Forton a pu y occuper.
Là encore, grâce au débat qui s’est tenu à l’occasion de l’exposition bordelaise de
2000, nous avons des éléments de réponse : Veilletet, lorsqu’il décrit le milieu littéraire
bordelais du temps de Forton et de Guérin, précise bien que chacun écrivait dans son
coin sans chercher forcément la reconnaissance littéraire. 501
Forton, apparemment, n’a pas non plus croisé la route des Bordelais qui ont
réussi, à part Vauthier, dont il était l’ami. Mais pour ce qui est de Sollers et de Michèle
Perrein, le premier est l’exact contraire de Forton du point de vue de la personnalité 502 ;
quant à la seconde, Forton l’appréciait si peu qu’il l’a éreintée à sa façon, honnête,
modeste, mais percutante, lorsqu’il était chroniqueur à la NRF, en 1957 :
« M. Perrein n’a pas la grandeur épique, elle évoque plutôt une suffragette armée d’un
parapluie [...] L’art demeure absent. [...] L’auteur n’a pas su dominer son histoire, la rêver.
Sa langue familière, pleine de négligences et de facilités, ne rehausse guère cette analyse
médiocre. Les personnages restent vagues. [...] Leur histoire ne nous touche pas, leur
destin... nous laisse indifférents. » 503
Lise Chapuis se demande alors pourquoi Vauthier, Sollers et Michèle Perrein ont
réussi, et Forton, non. Sa réponse est que ceux « qui ont connu un succès national,
relatif ou véritable, discutable ou certain, sont ceux qui ont fait une carrière
parisienne ». Elle remarque que Forton lui-même était conscient de la nécessité d’être à
Paris pour être reconnu, comme on le voit dans ses interviews.
Elle analyse ensuite la présence de Bordeaux ou des paysages du Sud-Ouest dans
l’œuvre de Forton, à la recherche d’une influence éventuelle des lieux sur l’écrivain.
287
À travers la propension au rêve des personnages fortoniens, elle se demande si
« la spécificité du décor bordelais [...] donne naissance à un type particulier de
personnages enclins au rêve ». Car on voit bien chez un auteur comme Jean de la Ville
de Mirmont, par exemple, comment la contemplation du port alimente le désir de
l’ailleurs. Or dans les personnages de Forton, l’aspiration au rêve coexiste avec
l’enlisement dans le quotidien : pour Lise Chapuis, cette « dualité contradictoire »
pourrait bien refléter « le drame fondamental de l’homme Forton : aspiration presque
réussie à la gloire littéraire et enlisement inéluctable dans le confort du milieu
provincial. »
En effet, dans ses romans, la ville n’apparaît pas seulement « ouverte sur le grand
large » mais aussi comme un labyrinthe pétrifié qui retient prisonnier. Lise Chapuis va
même jusqu’à se demander si Les Sables mouvants, « roman de la maturité inquiète et
désabusée », ne sont pas une sorte de règlement de compte avec une ville tant aimée,
mais finalement décevante.
On peut s’étonner, d’autre part, que Forton ne nomme jamais une ville aussi
reconnaissable. Pour Lise Chapuis, « l’auteur se livre au contraire à un travail
permanent de transposition », qui correspond à « un évident refus de particulariser et au
contraire une volonté de généraliser » 504. D’ailleurs elle note que « la critique en
général, à l’exception des journalistes bordelais, n’a jamais mis l’accent sur le caractère
pittoresque de l’œuvre. »
Pourquoi Forton a-t-il refusé ainsi de citer Bordeaux, à l’inverse de Mauriac qui
ne cesse de proclamer son importance dans la genèse de son univers ?
Première explication possible, pour Lise Chapuis :
« on peut penser que ce refus du “pittoresque” ressortit d’un goût que l’on pourrait appeler
“classique” : les problèmes auxquels sont confrontés les personnages ne sont pas des
problèmes spécifiquement bordelais ».
504 Elle a repris cette idée dans son article paru dans Garona, ainsi que David Vincent dans son étude des
lieux fortoniens : cf. supra, pp. 193, 274-275.
288
Son hypothèse est confirmée par une déclaration de Forton lui-même à propos de
L’Oncle Léon, publiée dans un document que nous n’avons pas pu consulter 505 :
« À notre époque où l’engagement politique est, sinon une obligation, du moins une mode
généralisée chez l’écrivain, il semble qu’on délaisse trop, dans la littérature, l’être humain
et sa nature essentielle pour ne plus s’occuper que de l’homme à un instant donné, dans un
milieu particulier, l’homme “en situation” [...] J’ai voulu lutter contre cette tendance que je
juge arbitraire et dangereuse et ne m’intéresser à mon personnage que dans la mesure où il
possède des sentiments durables, pour ne pas dire éternels ».
505 « Chronique des écrivains d’Aquitaine : L’Oncle Léon de Jean Forton », La Feuille vinicole,
1/01/1957.
506
C’est ce que nous avons fait en partie dans la dernière partie de notre travail : « Forton et alii ».
289
notoriété dans la presse locale : les réputations littéraires se font effectivement à Paris,
et non en province, hier comme aujourd’hui.
Deux ans après ce travail de DEA sur Forton, l’auteur fut à nouveau cité dans un
travail universitaire. Il s’agissait d’une thèse d’histoire contemporaine sur « La Vie
culturelle à Bordeaux, les lettres et les arts, 1945-1975 », soutenue en mars 1991 à
Bordeaux III par Françoise Taliano-Des Garets.
Dans sa deuxième partie, consacrée à la création littéraire et artistique à Bordeaux
entre 1945 et 1975, elle constate que « les véritables gloires se font et se défont à Paris »
et cite ensuite les écrivains bordelais connus.
Parmi les disparus, ceux qui bénéficient d’une indéniable notoriété sont Mauriac
et Guérin. Ensuite, moins célèbres, viennent Émié et Forton. Des écrivains bordelais
encore vivants, elle retient Cayrol, Escarpit, Sollers et Suffran.
Quant aux influences littéraires qui se sont fait sentir à Bordeaux pendant la
période étudiée, elle met au premier plan celle de Mauriac, qui s’exerça sur Guérin au
moment où il fonda La Revue libre de Bordeaux en 1927, et sur Sollers qu’il propulsa
dans le monde des lettres par un article paru dans L’Express le 12 décembre 1957.
Le deuxième grand aîné bordelais, Guérin, était surtout admiré de Forton, qui
mettait Les Poulpes au même niveau que les romans de Céline.
Pour Françoise Taliano, le parcours des écrivains bordelais montre que la
reconnaissance littéraire ne peut se faire qu’à Paris. Ont réussi ceux qui ont quitté leur
province, poussés par l’ambition, comme Mauriac et Sollers, tandis qu’aucun de ceux
qui sont restés n’a pu vivre de son écriture.
Parmi ces derniers, certains se sont faits les chantres de leur ville : Suffran, Berry
et d’autres. Guérin et Forton, par contre, ont souffert d’un sentiment d’enlisement à
Bordeaux.
Elle présente ensuite les revues bordelaises et en particulier La Boite à clous,
caractérisée par la jeunesse et le dynamisme, qui rejetait le politique comme le
religieux. Son thème favori était la jeunesse, elle s’occupait surtout de poésie mais aussi
de cinéma, avec les critiques de Jean Forton, de peinture, de jazz et de tauromachie. Son
290
audience était importante, elle était soutenue par Sud-Ouest, et s’adressait à l’élite
intellectuelle bordelaise, groupée autour d’Émié et de Guérin.
Jean Forton fréquentait ainsi Guérin, Berry, Rocquet. Il était ami avec Vauthier
mais il n’était ni mondain ni avide de reconnaissance. Il ne jouait pas le rôle d’éveilleur,
il se souciait plutôt de défendre les Bordelais ignorés ou menacés par l’oubli, comme
Guérin ou Émié en littérature, Charazac ou Molinier en peinture.
Enfin les « cloutistes » n’allaient ni dans les salons de conférence ni dans les
académies.
Françoise Taliano s’est ensuite livrée à une étude de la correspondance de certains
écrivains bordelais. Ainsi, nous apprenons que Robert Escarpit jugeait le milieu des
écrivains bordelais « fermé » et que Guérin, dans une lettre à Henry Miller,
reconnaissait que pour faire une carrière d’écrivain professionnel, il fallait habiter Paris,
intriguer dans les salons, écrire dans les journaux et les revues.
Françoise Taliano note que Forton a eu pour correspondants Montherlant, Marcel
Aymé, Robert Sabatier.
Lorsqu’elle aborde la thématique des œuvres littéraires bordelaises, elle précise
que Les Poulpes de Guérin ont connu un échec retentissant en 1953. Quant à Forton,
bien qu’appartenant à une génération marquée par les guerres de décolonisation, il garde
dans son œuvre l’apolitisme qu’il défendait dans sa revue.
Le nom de Forton apparaît encore une fois dans la partie consacrée aux rapports
entre les écrivains et les plasticiens bordelais. Il écrivit en effet une préface pour le
trente-troisième Salon des Indépendants en décembre 1954.
Concernant l’audience et le rayonnement de la vie littéraire et artistique à
Bordeaux, Françoise Taliano remarque que les goûts littéraires des Bordelais les portent
vers un classicisme intemporel : il leur faut attendre 1957 pour entendre parler de Sartre.
Les modes parisiennes arrivent avec quatre ou cinq ans de retard, un peu moins lorsque
les médias se généraliseront.
Le Nouveau Roman ne captive pas non plus les Bordelais. Parmi leurs auteurs
locaux, ils lisent Montaigne, Montesquieu, Mauriac et Louis Émié.
291
L’existentialisme n’est connu que d’une infime minorité d’intellectuels, ceux qui
fondèrent La Boite à clous, précisément. D’ailleurs Jean-Roger Caussimon développa la
pensée sartrienne dans le numéro 3 de la revue.
Arrêtons-nous un moment sur cette question : pourquoi les Bordelais ont-ils
boudé Forton, dont le classicisme aurait dû leur plaire ? Sans doute parce qu’il n’est pas
aussi classique qu’il en a l’air, sommes-nous tentée de répondre.
Parmi la presse culturelle locale, et notamment trois « hebdomadaires mondains »,
Françoise Taliano présente La Vie de Bordeaux dont elle cite les collaborateurs :
Claude-Henri Rocquet et Albert Rèche s’occupaient de la vie littéraire, avec Mauriac,
Émié, Jean Forton et Jacques Lemarchand.
Nous pouvons constater que Forton était bien inséré dans la vie littéraire
bordelaise et qu’il y a même participé activement avec La Boite à clous, en groupant
autour de lui la plupart de ces noms déjà célèbres ou qui allaient le devenir.
Françoise Taliano signale encore Forton à propos du Prix Littéraire de la Ville de
Bordeaux qui lui fut remis en 1970. L’événement a été filmé, puisqu’elle fait référence
au journal télévisé du 15 mai 1970.
Enfin, Forton fait partie de ceux qui ont fait rayonner Bordeaux aux yeux du reste
du monde, pas autant qu’un Mauriac avec son prix Nobel, mais autant qu’Émié,
Escarpit et Guérin, puisque, comme eux, il a été traduit dans d’autres langues.
Nous constatons que dans une thèse qui excède les neuf cents pages, le nom de
Forton revient souvent, suffisamment pour donner l’impression qu’il fait partie des
écrivains majeurs de Bordeaux.
L’étude historico-sociologique que Françoise Taliano a menée nous a permis de
mieux appréhender son rôle dans la vie littéraire du début des années 50 à Bordeaux : il
apparaît comme un élément majeur du réveil de la vie culturelle après la guerre. Mme
Taliano a d’ailleurs retenu dans ses annexes un texte de Forton paru dans le deuxième
numéro de La Boite à clous : « La puissance de la jeunesse ».
Non seulement il a su faire le lien entre les différents domaines artistiques, car il
avait effectivement des amis fidèles dans la peinture, le cinéma, la musique, le théâtre,
292
la sculpture, etc. Mais grâce à sa revue, il a fédéré des talents prometteurs ou confirmés
qui ont trouvé une audience inattendue dans une ville comme Bordeaux.
Nous nous étonnons une fois de plus de la hardiesse de son entreprise, vu son
extrême jeunesse, et de l’ampleur de ses vues littéraires. En effet, La Boite à clous, à la
différence des autres revues locales, a tout de suite recherché l’appui des milieux
parisiens et s’est efforcée de publier des inédits d’auteurs connus.
Il est sûr que s’il avait été animé de la moindre ambition littéraire, Forton aurait su
se servir de ces brillants débuts pour se propulser dans le monde des lettres : une fois de
plus, nous affirmons notre conviction que s’il ne l’a pas fait, ce n’est pas par une
incapacité due à sa réserve ou à sa timidité, mais par choix délibéré de l’écriture au
détriment de la gloire mondaine. Il avait besoin de silence, de tranquillité et d’une vie
paisible pour mener à bien son œuvre. Peut-être craignait-il comme Proust que sa santé
fragile ne lui permette pas d’aller jusqu’au bout de ce qu’il avait à dire ?
Les travaux universitaires qui ont été consacrés à Forton par la suite sont les
nôtres, que nous nous contenterons de présenter brièvement.
En 1997, dans le cadre d’un mémoire de DEA 507, nous avons travaillé sur Les
Sables mouvants. Il s’agissait d’une analyse destinée à montrer ce que la sémiotique
peircienne pouvait apporter à la compréhension d’un texte comme le roman de Forton,
particulièrement riche en signes.
Les raisons qui nous ont portée vers Forton ont d’abord été personnelles parce que
liées à nos origines bordelaises. Mais nous n’avions jamais entendu parler de cet auteur
avant qu’une rencontre privée ne nous ait mise sur sa voie. Force nous est de constater
que ce n’est pas la notoriété de Forton mais le hasard qui a guidé notre choix, dans un
premier temps du moins.
Dans un deuxième, à mesure que notre connaissance de l’œuvre de Forton
progressait, il nous est apparu qu’elle méritait mieux que l’oubli, pour son ton si
507
L’Étude des signes dans Les Sables mouvants de Jean Forton (essai d’application pratique de la
sémiotique peircienne à l’étude d’un texte littéraire), mémoire dirigé par Michel Balat et Tony Jappy,
DEA de sciences du langage-linguistique générale, Montpellier III-Perpignan.
293
personnel et l’acuité des analyses psychologiques. C’est pourquoi nous avons choisi Les
Sables mouvants comme objet d’étude sémiotique en 1997. Nous nous en expliquons
plus précisément dans ce passage de notre introduction :
De même, les ambiguïtés des Sables mouvants, comme leur énonciation oscillant
entre la première et la troisième personne, se prêtaient particulièrement bien à une étude
sémiotique, qui renvoyait le lecteur à ses propres interrogations existentielles.
Enfin, mise en abyme de notre propre travail, cette thèse même, la première qui
soit consacrée à Forton, constitue une étape décisive dans la reconnaissance de Forton
par le milieu universitaire. Elle a déjà contribué à faire connaître un auteur méconnu,
par les enquêtes diverses qu’elle a nécessitées.
294
c) Conclusion
Le faible nombre de travaux universitaires dont Forton a été (ou est) l’objet
montre bien qu’il est encore loin de devenir un classique, au sens où on l’entend
généralement.
Il est d’ailleurs toujours absent des littératures et des encyclopédies, à la
différence de ses compagnons d’infortune littéraire. Ainsi trouve-t-on assez souvent,
mais pas systématiquement, le nom de Raymond Guérin, et parfois celui de Gadenne,
de Calet, de Bove et d’Hyvernaud.
Lorsque nous avons fait ce travail de vérification, nous en avons retiré un
sentiment très net d’arbitraire dans le choix des écrivains retenus : il semble dépendre
étroitement de la culture personnelle de l’auteur de l’ouvrage, plus que d’un travail
d’enquête sérieux. L’absence d’auteurs tels que Bove ou Calet nous a beaucoup
étonnée, vu le nombre d’articles et de rééditions dont ils ont été l’objet ces dernières
années.
Les informations que nous a communiquées par téléphone 511 Claude Tarrène,
directeur commercial du Dilettante, justifient notre étonnement. En effet, avec environ
1400 exemplaires vendus pour L’Enfant roi et autant pour Les Sables mouvants, on peut
considérer, comme il le fait, que les romans de Forton ne se sont pas bien vendus. Selon
lui, le premier « mille » se vend facilement, mais c’est avec 3000 ou 4000 exemplaires
qu’on touche le public.
Or Guérin se vend aussi peu que Forton : Les Poulpes qui ont été tirés à 3500
exemplaires ne se sont pas vendus 3000. Selon Claude Tarrène, ses romans sont trop
volumineux et ses thèmes trop noirs.
Les ventes de Gadenne sont comparables à celles de Guérin. Par contre, Bove a
entre 2000 et 3000 lecteurs. Et Calet marche encore mieux puisque Poussières de la
route s’est vendu à 4000 exemplaires, et Jeunesses, à 2000.
Nous voyons donc que la présence ou l’absence d’un auteur dans une histoire
littéraire ne reflète pas forcément sa véritable notoriété.
511 Le 26/08/2003.
295
Pour vérifier celle de Forton, nous avons pratiqué un autre test. En avril 2001,
nous avons envoyé un questionnaire aux critiques littéraires du Masque et la plume,
l’émission culturelle qui passe tous les dimanches soirs sur France Inter : Jérôme
Garcin, Jean-Louis Ezine, Arnaud Viviant, Frédéric Beigbeder, Pierre Assouline,
Raphaël Sorin et Patricia Martin.
Le résultat a été décevant puisque nous n’avons reçu que deux réponses. Il est vrai
que les journalistes n’aiment pas les universitaires, sentiment souvent exprimé par
M. Garcin.
Seuls nous ont répondu Pierre Assouline et Raphaël Sorin, qui connaît bien Forton
et l’apprécie. Le silence de Jérôme Garcin, qui lui a consacré plusieurs articles, nous
paraît surprenant.
Voici les questions posées avec les réponses de Pierre Assouline (P. A.) et de
Raphaël Sorin (R. S.) :
1 - Connaissez-vous Jean Forton ?
P. A. : Non
R. S. : Oui
296
4 - Êtes-vous au courant qu’une exposition sur Forton s'est tenue à Bordeaux
d'octobre 2000 à janvier 2001 ? Avez-vous eu connaissance du livre-catalogue édité à
cette occasion ?
P. A. : Non
R. S. : Oui
297
8 - D’après vous, combien d’œuvres de Forton sont toujours disponibles en
librairie ?
P. A. : ?
R. S. : aucune
298
D’autre part, nous constatons que pour Sorin, l’œuvre de Forton est d’un niveau
comparable à celle de Guérin. On pourrait penser que cette mise à égalité tire le premier
vers le haut, puisque Guérin est considéré généralement comme un auteur plus puissant
que Forton. Cependant, d’après les autres auteurs auxquels il les compare, qui sont
vraiment mineurs pour ce qui est de Pierre Luccin et Michel Suffran, nous pensons qu’il
a peut-être moins d’estime pour Guérin que celle qu’on lui accorde généralement, ou
alors qu’il en a beaucoup pour tous les Bordelais qu’il cite !
Enfin, il ne fait pas de doute pour Sorin que si Forton avait eu le Goncourt en
1960, sa destinée posthume aurait été différente.
On voit donc qu’il est difficile de se faire une idée de la notoriété de Forton,
puisqu’il existe autant de différence entre des critiques censés posséder une certaine
culture en la matière et se tenir au courant de l’actualité littéraire : les écarts constatés
corroborent ceux des histoires littéraires qui font une place aléatoire à des auteurs
pourtant mieux reconnus que Forton.
D’après Claude Tarrène, Forton se vend peu parce qu’il n’est pas étudié en classe.
En réalité, c’est plutôt l’inverse qui est vrai. Car sa seule chance d’être étudié par les
scolaires serait d’être édité en collection de poche (et non de semi-poche comme celle
de « L’Imaginaire »). Or, comme il ne se vend pas et qu’il n’est pas un classique, il
n’est pas réédité en collection de poche.
On pourrait espérer que Forton soit un jour imposé aux professeurs et à
l’université par les jeunes lecteurs, comme Vian l’a été . Mais ce serait utopique car les
romans de Forton ne sont pas de nature à susciter l’enthousiasme d’une masse de
lecteurs, au point d’obliger les instances officielles du savoir à s’y intéresser.
C’est par l’intérieur de l’université que Forton peut accéder au rang de classique
et peut-être est-il justement en voie de « classicisation ». Car, s’il n’a pas donné lieu à
beaucoup de travaux de recherche jusqu’à maintenant, ils existent tout de même, et son
nom commence à émerger dans des revues où se côtoient des critiques et des
universitaires, comme Nuit Blanche et L’Atelier du roman.
299
Les journalistes et les critiques de la réception réfléchie, universitaires ou non, ont
en commun de pouvoir embrasser la totalité d’une œuvre, celle de Forton en
l’occurrence, et de l’analyser non seulement au prisme de la sensibilité contemporaine
mais aussi à la lumière pacifiée et objectivante de l’histoire littéraire, qui opère avec un
recul de presqu’un demi-siècle en ce qui concerne Forton.
Mais la supériorité des universitaires, ou des critiques qui n’ont pas d’intérêt du
côté des éditeurs, est de pouvoir librement évaluer les conséquences d’une politique
éditoriale. Ainsi voit-on apparaître, dans la réception réfléchie de l’œuvre de Forton, la
mise en cause de l’attitude de Gallimard, accusé à plusieurs reprises d’avoir laissé
tomber son auteur. C’est chez Xavier Rosan, le directeur du Festin, et à sa suite, chez
l’universitaire Bruno Curatolo, que cette accusation apparaît clairement. Chez les
journalistes, elle est beaucoup plus discrètement suggérée, on peut comprendre
pourquoi.
4. Le contexte littéraire
Si l’on compare les auteurs auxquels les critiques de la première réception font
référence à propos de l’œuvre de Forton avec ceux qui sont cités dans la deuxième, on
remarque immédiatement que les derniers sont nettement moins nombreux. Les
critiques de la réception réfléchie ne semblent pas éprouver le besoin de situer Forton
par rapport à de « grands ancêtres » ou des figures dominantes de la littérature actuelle :
à partir du moment où un auteur réémerge pour la postérité, il est apparemment
considéré comme existant en lui-même et comme une valeur originale suffisante pour
justifier l’intérêt du public.
300
Au contraire, pour la réception immédiate, un nouvel auteur est évalué par rapport
aux auteurs reconnus du moment et on tente de le rattacher plus ou moins à des familles
littéraires existantes.
Mais il peut y avoir une autre explication de cette disparité entre les deux
moments de la réception de Forton, qui tient à une différence d’ambiance littéraire entre
son époque et la nôtre. Souvenons-nous qu’au moment où Forton écrivait et publiait, le
monde littéraire était dominé par des certitudes idéologiques et théoriques : la littérature
engagée, d’abord, le Nouveau Roman, ensuite :
« J’ai détesté le nouveau roman en général [...] – et surtout le “terrorisme” qui s’en est
suivi, parce qu’il a marginalisé les Blondin, Calet, Vialatte, Gadenne, Freustié, Chardonne,
Jouhandeau, Forton, Guérin, Perret et leur ascendance prestigieuse (Morand, Aymé,
etc.) » 512
D’autre part, l’horizon littéraire était encore marqué par de grandes figures
tutélaires auxquelles Forton fut souvent comparé : Mauriac, Gide, Duhamel, Giraudoux,
Martin du Gard, Vallès, Renard et Alain-Fournier.
À cette ère des certitudes a succédé une période de doute et d’éclatement de la
production littéraire : plus de diktats théoriques, plus d’écoles, mais une variété
d’écritures qui se replient dans un individualisme sceptique.
En même temps, si les références aux grands auteurs du passé ont disparu dans la
réception réfléchie de l’œuvre de Forton – à part Mauriac, qui continue de régner sur les
lettres aquitaines – on note comme une nostalgie des grandes familles de romanciers
dans le regroupement quasi systématique de Forton avec d’autres écrivains oubliés des
années 30 ou 50.
301
psychologique, à l’intrigue et aux personnages : le roman de l’objet a fait de nouveau
place au roman du sujet 513.
En outre, l’époque n’étant plus à l’engagement héroïque mais à la morosité, la fin
du XXe siècle privilégie en littérature les personnages décalés, les anti-héros, comme on
en trouve, justement, dans les romans de Forton.
Le désenchantement actuel explique sans doute la vogue des « romans gris » et la
redécouverte d’une famille d’écrivains français dont Raymond Guérin a été le premier.
Aux côtés de son nom apparaît très souvent celui de Forton, mais aussi de Calet,
Gadenne, Bove, Hyvernaud, et d’autres auteurs qui n’ont pas réussi à trouver un public,
parce que leur pessimisme sceptique s’accordait mal avec les certitudes de leur époque.
Le charme qu’ils exercent sur les lecteurs actuels vient également d’une forme de
nostalgie, qui porte à se retremper dans un passé récent, et souvent traumatisant, comme
pour faire le bilan sur le siècle qui vient de se finir. En témoignent tous les romans
d’aujourd’hui – et tous les films – qui montrent des univers disparus dans les
convulsions du XXe siècle.
Or, ces écrivains « gris » que la réception réfléchie rassemble dans une sorte
d’école du désenchantement, n’ont jamais formé une famille de leur vivant, notamment
parce qu’ils appartenaient à des générations différentes. Certains sont nés à la fin du
XIXe siècle, comme Bove et Dabit nés en 1898, ou au début du XXe, comme
Hyvernaud, Calet, Guérin et Gadenne, nés respectivement en 1902, 1903, 1905 et 1910,
alors que Forton, de beaucoup le plus jeune, est né en 1930. Remarquons au passage,
mais nous y reviendrons, que la postérité s’est montrée moins tardive pour lui que pour
les autres.
Ce qui les rassemble, c’est d’abord un éditeur, Le Tout sur le Tout, qui « lance la
mode des rééditions des fonds » 514 avec La Peau dure de Guérin, rééditée en 1981 et
préfacée par Forton. Leurs particularités communes n’apparaissent pas avant cette date,
et l’idée de les réunir résulte seulement, au début du moins, des goûts de Dominique
513Nous parlons bien entendu du roman reconnu par les milieux littéraires officiels. Il va sans dire que le
roman à intrigue et à personnages a toujours survécu, et pas seulement dans la littérature dite « des
marges » : policier, fantastique ou science-fiction.
302
Gaultier et de Guy Ponsard, qui en firent le fonds de leur catalogue, d’abord au Tout sur
le Tout, puis au Dilettante.
On voit bien que dans les années 70, pour des critiques comme Nadeau ou
Brenner, ces désenchantés de la littérature ne présentent pas encore de réels points
communs. Le premier classe Guérin dans « L’existentialisme et ses à-côtés » 515, et
Calet, Vialatte et Gadenne, parmi les écrivains qui « ont délimité [...] leur territoire » 516
entre « tradition et nouveauté ». Les trois derniers ont beau se retrouver dans le même
chapitre, Nadeau ne suggère pour autant aucune similitude de ton entre eux. Leur
réunion semble plutôt le fruit d’un embarras chez lui, comme s’il ne savait trop à quel
courant les rattacher. Il le reconnaît lui-même : « Tenter de grouper par familles
d’esprits, ou de tempéraments, ou d’aspirations, mènerait à des mécomptes. » 517
La seule justification qu’il apporte au regroupement hétéroclite d’une trentaine
d’auteurs « qui se dirigent dans toutes les voies ouvertes au roman » 518 est qu’ils
représentent des « témoins audibles et dignes de confiance d’une époque à bien des
égards chaotique, d’un homme d’après-guerre à la démarche peu assurée », et que leur
écriture se situe entre l’« engagement » et la « tour d’ivoire ».
Pour Brenner non plus, il n’y a pas de critère commun entre tous ces romanciers
oubliés. Dans sa première histoire littéraire, Guérin fait partie des écrivains du « grand
cirque » avec Cayrol et Gary : « Dans ce chapitre, nous allons réunir des auteurs venus à
la littérature poussés par le désir de témoigner » 519. Calet rejoint Guilloux et Dabit dans
« Les écrivains du peuple » 520. Et Gadenne, nous l’avons vu 521, se retrouve aux côtés de
Reverzy dans un chapitre intitulé « Loin de Paris ».
303
Cependant, bien que souvent isolés de leur vivant et perçus comme tels jusqu’aux
années 80, depuis leur redécouverte, tous ces auteurs se font connaître les uns par les
autres parce qu’ils sont souvent cités ensemble dans les études ou les articles de presse.
Il a d’ailleurs existé des liens d’amitié plus ou moins forts entre certains d’entre
eux, qui sont comme autant de passerelles pour la postérité, lui permettant de les
découvrir l’un après l’autre. Par exemple, on peut parvenir à Forton en passant par
Guérin, plus reconnu, Du côté de chez Malaparte ayant été publié dans La Boite à
clous.
Guérin entretenait aussi une relation amicale avec Calet et Hyvernaud, qui
écrivaient comme lui dans La Parisienne :
« il faut noter que, dans les rubriques de La Parisienne, Guérin s’entoure, le plus
chaleureusement possible, d’une famille d’écrivains, au premier rang desquels figurent
Henri Calet et Georges Hyvernaud, ceux-là mêmes qui, aujourd’hui, retrouvent la faveur
des éditeurs, du public, de la critique et des études universitaires : la sympathie d’alors
trouve sa légitimité dans la réception actuelle. » 522
Il nous paraît bon, cependant, de revenir sur la période pendant laquelle Forton a
cessé de publier puis d’écrire des romans, afin d’essayer de comprendre en quoi le
contexte littéraire de l’époque a pu jouer un rôle décisif sur sa carrière.
522 Bruno Curatolo, « Raymond Guérin réédité : un troisième souffle ? », Roman 20/50, juin 1999, n° 27,
p. 150.
304
• L’ambiance littéraire des années 60
Les Sables mouvants, dernier roman publié par Forton, date de 1966 et nous avons
vu que les critiques qui l’ont accueilli se ressentaient nettement de l’influence du
Nouveau Roman. On pourrait donc penser que le silence de l’auteur, qui a duré seize
ans jusqu’à sa mort, et surtout le refus de son dernier manuscrit, s’expliquent par
l’influence prépondérante des théories du Nouveau Roman, encore plus radicales avec
le « Nouveau Nouveau Roman » à la fin des années 60.
Pourtant, même en ces années où il ne semblait plus y avoir de salut pour le
roman traditionnel, celui-ci continuait de résister au soupçon et de démontrer par son
existence qu’il « répond à un besoin essentiel de narration et de fiction, comme
interprétation du réel et connaissance de la vie. » 523
Éliane Tonnet-Lacroix cite, comme exemples de cette résistance, des romanciers
de qualité, certains, populaires, d’autres, plus difficiles, qui continuent de croire aux
vertus de l’histoire et des personnages, et se soucient d’émouvoir et de faire rêver leurs
lecteurs : Romain Gary et Émile Ajar, Georges Perec lui-même, pour qui le romanesque
a comme objet la connaissance de la vie, Bernard Clavel, Roger Grenier, Robert
Sabatier, Michel Déon, Lucien Bodard, Joseph Kessel, Jean Carrière, etc.
À propos du premier, Janus des lettres, elle explique comment Gary reste soumis
aux conventions réalistes du récit, alors qu’Ajar montre comment
Mais la plus glorieuse représentante de cette veine classique, qui a traversé toutes
les modes et toutes les époques, est Marguerite Yourcenar, qui publie L’Œuvre au noir
deux ans après Les Sables mouvants : « Classique par son style très “écrit” comme par
523 Éliane TONNET-LACROIX, La Littérature française et francophone de 1945 à l’an 2000, op. cit.,
p. 164.
524 ibidem, p. 172.
305
ses procédés narratifs, Yourcenar reste étrangère à la crise contemporaine du langage
littéraire. » 525
En voyant la profusion et la qualité des œuvres qui continuent de s’inscrire dans la
tradition du roman classique à cette époque, on ne peut que méditer à nouveau sur le
terrible impact qu’a dû avoir l’article de Galey sur le destin littéraire de Forton.
« Il est significatif que la plupart des œuvres de Cioran soient rééditées à partir de la fin des
années 70, comme si ses mots clés, “amertume”, “désespoir”, “décomposition”, étaient
particulièrement en consonance avec l’atmosphère maussade de cette fin de siècle, qui est
aussi une fin de millénaire. » 528
306
tous les totalitarismes, fascisme et stalinisme confondus. Glucksmann accuse même les
philosophies allemandes du XIXe siècle d’en être la source.
La « bof génération » 529 de la fin des années 70 ne croit plus à la révolution ni au
progrès de l’histoire. Les intellectuels se détournent du marxisme, « reconnu coupable
d’avoir engendré un totalitarisme des plus monstrueux » 530 et rompent avec leur
antiaméricanisme traditionnel :
« Et au-delà du marxisme, c’est même toute forme d’idéologie qui paraît suspecte, toute
explication totalisante du monde. On parle volontiers de la “fin des idéologies”. » 531
Sur le plan littéraire, le milieu des années 70 marque le début d’un double
phénomène favorable à Forton. D’une part, la décentralisation entraîne un regain de la
vie culturelle en province et une réhabilitation des régions. Nous en avons vu plus
haut 532 un des effets avec l’engouement des intellectuels parisiens pour Bordeaux et ses
écrivains. D’autre part, la lassitude d’un roman coupé du réel, qui s’était manifestée dès
les années 60 chez ceux-là même qui s’en étaient faits les initiateurs – Robbe-Grillet,
par exemple – s’exprime de plus en plus sur un plan théorique et pratique.
529 Le Nouvel Observateur, 9-15/10/1978, cité par Éliane TONNET-LACROIX, ibidem, p. 252.
530 ibidem, p. 257.
531 ibidem.
532
Cf. p. 180 et sq.
307
Il y a bien d’un côté la radicalisation des « nouveaux nouveaux romanciers »
représentés par Ricardou et la revue de Sollers Tel Quel, qui jugent le Nouveau Roman
dépassé et n’ont d’autre souci que le langage en lui-même. Mais en face, se trouvent des
romanciers venus de différentes avant-gardes qui proposent une littérature « au-delà du
soupçon ».
Déjà, au début des années 60, Perec s’était prononcé à la fois contre la littérature
de « l’assouvissement » (dans laquelle il rangeait Forton !) 533 et contre le Nouveau
Roman, les accusant tous deux de falsifier le réel :
« Au Chemin, pas de “théorie”, pas de “progressisme”. Mais la conviction [...] qu’il n’y a
pas nécessairement contradiction entre le soupçon sur le récit exploré par le nouveau roman
ou le travail sur la langue qu’expérimente Tel quel et le fait de proposer un monde et des
“récits”. » 535
533 Cf. Georges PEREC, L.G. Une aventure des années 60, Seuil, Paris, 1992, p. 31.
534 ibidem, p. 44.
535 J.-P. SALGAS, « Défense et illustration de la prose française », Le Roman français contemporain,
op. cit., p. 90.
536 Éliane TONNET-LACROIX, op. cit., p. 268.
537 ibidem, p. 179.
308
Aux côtés de Le Clézio, Éliane Tonnet-Lacroix place Tournier et Modiano, deux
autres romanciers « d’apparence plus traditionnelle », qui ont aussi connu le succès dans
les années 60, en se situant « en marge des expérimentations modernistes comme de la
tradition, et à l’intersection du réel et de l’imaginaire » 538.
Jean-Pierre Salgas, cependant, écrit à propos des écrivains du Chemin :
« Il ne me semble pas exagéré de dire que c’est là, dans cette nébuleuse sans chef de file,
que s’élabore durant les années 1970 et 1980 l’une des trois sorties françaises de
l’hégélianisme des avant-gardes. » 539
Il accorde une importance capitale à l’œuvre de Sollers et à Tel quel, « qui dure de
1960 à 1983 et qui détermine et surtout, mot d’époque, surdétermine toute l’évolution
du roman français jusqu’à 1998 sûrement » 540. Voici ce qu’il écrit à propos de la
publication en avril 1968 des deux livres de Sollers, Nombres et Logiques :
« la (première) scène primitive de notre présent eut lieu là, quand donc Philippe Sollers
assigna à la littérature de “sortir de la scène représentative” – bien au-delà des jeux du
nouveau roman avec le récit – pour inclure dans la langue le “réel historique constamment
actif”. » 541
La deuxième « scène primitive » pour Salgas se situe en 1983, qui voit la parution
chez Gallimard d’« un gros roman “figuratif”, Femmes » 542 – que Sollers s’était vu
refuser par Le Seuil, rappelons-le.
En quittant Le Seuil pour Gallimard, il met également fin à la revue Tel Quel et
fonde L’Infini chez son nouvel éditeur, cependant que « Femmes fait événement par les
“tombeaux” qu’on y trouve de grands théoriciens qui ont accompagné Tel
quel : Barthes, Althusser, Lacan. » 543
Mais surtout, le passage d’un éditeur à l’autre et la fin de la revue sont d’une
importance capitale pour le champ littéraire car
309
« En quittant Tel quel et Le Seuil pour Gallimard en 1983, Philippe Sollers, autour de qui le
champ se structurait, a en effet aboli d’un coup les deux légitimités, expérimentation et
classicisme. » 544
Ce qui fait de l’année 1983 un tournant important, c’est aussi, pour Jean-Pierre
Salgas, l’attribution du prix Médicis à Cherokee, de Jean Echenoz, et la parution de
Roman Roi de Renaud Camus.
La portée significative de ce prix Médicis se mesure au fait qu’un romancier de
Minuit – l’éditeur du Nouveau Roman et en général des formes romanesques les plus
expérimentales – renoue non seulement avec le récit, mais avec ses genres les plus
méprisés, comme le roman d’aventures ou le roman policier, même si c’est dans un but
parodique. Salgas rappelle qu’Echenoz a été sacré par Le Monde « romancier des
années 80 ». Avec les écrivains du « néopolar », il représente à ses yeux une deuxième
possibilité de dépasser le soupçon, qui a influencé toute la génération des jeunes
écrivains de Minuit :
« C’est vrai que, depuis 1983, ils sont légion à pratiquer l’écriture Echenoz aux Éditions de
Minuit ou ailleurs : Patrick Deville, Alain Sevestre, Patrick Lapeyre, Christian Oster,
Christian Gailly, Gérard Gavarry, Éric Laurrent, Tanguy Viel… » 547
Pour Dominique Viart aussi, le début des années 80 – plus exactement entre 1982
et 1986 – marque un tournant dans la littérature contemporaine, et il cite une série
310
d’ouvrages qui manifestent « une prise de distance envers les écritures expérimentales
dominantes des deux décennies précédentes » 548 : ils illustrent le retour du sujet et de
l’écriture de soi, un goût retrouvé du récit et la prise en compte du réel, évacué par les
structuralistes comme inaccessible.
Sur le plan théorique d’abord, Dominique Viart retient comme événements
symboliques l’arrêt de la parution de Tel Quel, « emblématique d’une certaine avant-
garde », et la publication, l’année d’après, des Modernes, un pamphlet de Jean-Paul
Aron contre les travers de ces avant-gardes.
Dans le domaine romanesque, il date de 1982 les premiers retours du moi et de la
réalité avec Un amour de soi de Doubrovsky et Sortie d’usine de François Bon. En
1983, les nouvelles tendances se confirment avec Enfance de Sarraute et La Place
d’Ernaux ainsi qu’en 1984 avec L’Amant de Marguerite Duras, Le Miroir qui revient de
Robbe-Grillet et Vies minuscules de Michon. La Salle de bain de Toussaint et Au
bonheur des ogres de Pennac paraissent en 1985.
Ce n’est qu’à partir de 1986-1987 que l’on commence à essayer de théoriser le
changement en cours dans la littérature, notamment grâce à l’« extrême contemporain »
de Michel Chaillou :
« L’extrême contemporain [...] est ce souci du présent, qui ne s’aventure plus à décider des
esthétiques du lendemain, qui s’invente dans l’instant, sans conscience claire de ce qui doit
être ni a fortiori de ce qui “sera” ou “ne sera pas” [...] Ère du doute maintenu, parfois de
l’angoisse, c’est un présent, mais un présent qui ne se sait pas et qui se cherche. » 549
D’autre part, en 1987, Sollers charge Alain Nadaud d’établir un dossier pour sa
revue L’Infini sur la question : « Où en est la littérature ? » Au terme de sa réflexion et
de son étude, Nadaud ne peut que constater une création éclatée, sans unification
théorique possible :
311
Jean-Pierre Salgas a d’ailleurs une vision assez pessimiste de la littérature
actuelle, marquée au sceau de ce qu’il appelle « la Grande Restauration » – « le retour
des “grognards et hussards” décrits par Bernard Frank en 1952, nouveaux modèles : les
“Laclave” et Les Inrocks… » 551 – elle-même recouverte par « le Spectacle » inauguré
par les émissions de Bernard Pivot et développé par tous ses clones, avec la haine de la
pensée 68. Cette dernière étape de l’évolution du champ littéraire français remonte pour
lui à 1998, lorsque :
312
Souvenons-nous surtout qu’il ne s’est plus battu pour ses manuscrits à partir du
moment où Jacques Lemarchand lui a refusé son dernier en 1969. Peut-être avait-il
pressenti le changement de stratégie éditoriale de Gallimard, défavorable à des auteurs
comme lui, trop peu lus, et le changement du monde littéraire en général, avec l’arrivée
en force des médias et surtout de la télévision : il n’était plus possible d’exister par son
seul talent d’écrivain, il fallait se propulser dorénavant sur le devant de la scène
médiatique, ce dont la nature réservée et fière de Forton était bien incapable.
Michel Deguy, dans son ouvrage Le Comité, révèle comment le fonctionnement
du comité de lecture de Gallimard s’est dégradé entre le début des années 60 et les
années 80, au point que pour être édité, un ouvrage ne doive plus passer par lui :
« Quels furent les modèles de grands lecteurs, grands conseillers, artisans des programmes
de la Maison et de sa renommée ? Paulhan, Queneau, et, moins connus du “public”, mais
héroïques, Jacques Lemarchand, Jean Blanzat, et peu d’autres... Tel Louis-René des Forêts,
plus tard. » 554
« des écrivains glorieux, soit accablés de charges, dont celle, grande, d’entretenir leur
grande réputation, soit d’une complexion tellement idiosyncrasique qu’à dire vrai myopes,
en toute innocence parfois, pour ne pas dire aveugles, aux talents des autres » 555.
553Michel DEGUY, Le Comité. Confessions d’un lecteur de grande maison, Champ Vallon, Seyssel,
1988, p. 25.
554 ibidem, p. 95.
555 ibidem, p. 113.
313
Forton ait considéré qu’il n’avait plus de chances de retrouver sa place chez son éditeur.
D’ailleurs, c’est en vain qu’il retenta sa chance en 1980, lorsqu’il proposa à Gallimard
un recueil de nouvelles, Divertimento, qui lui fut refusé.
Le retour du romanesque narratif et subjectif ne lui a pas non plus profité,
puisqu’il a disparu juste au moment où il commençait à s’illustrer dans des œuvres
majeures.
La réédition de ses deux romans en 1983 n’est pas parvenue à le tirer du
purgatoire où il était plongé de son vivant même. Mais les critiques qui en ont parlé font
état d’un nouvel intérêt pour les histoires et la psychologie des personnages. Dans le
même temps, on redécouvre les écrivains désenchantés des années 30 et 50, dont
l’univers ressemble à celui des nouveaux romanciers des années 80.
« La littérature la plus récente est sans doute la plus malaisée à définir. Le recul manque
pour le faire, les “lignes de force” sont encore incertaines, les esthétiques demeurent en
débat. » 556
556
Dominique Viart, « Écrire au présent : l’esthétique contemporaine », Michèle TOURET et Francine
DUGAST-PORTES éd., op. cit., p. 317.
314
Des études ont tenté d’opérer des regroupements parmi eux, comme celle de la
revue Autrement en 1985, dans un volume spécial intitulé « Écrire aujourd’hui ». Mais
Dominique Viart se demande dans quelle mesure on peut les justifier :
Les seuls qui puissent donner un semblant d’unité à des groupes d’auteurs sont
encore leurs éditeurs, comme autrefois Minuit pour les Nouveaux Romanciers. La
maison de Jérôme Lindon (auquel a succédé sa fille Irène) a d’ailleurs retrouvé sa
vocation de laboratoire d’écriture, au début des années 80, en accueillant de nouveaux
écrivains comme Bernard-Marie Koltès, Jean Echenoz (Goncourt 1999), Jean-Philippe
Toussaint, Antoine Volodine, Christian Oster, et Jean Rouaud (Goncourt 1990), dont
certains forment le courant « minimaliste », sur lequel nous reviendrons plus loin.
Les éditions Verdier, également, rassemble des romanciers comme Pierre Michon,
Pierre Bergounioux, François Bon, publiés également chez Minuit ou chez Gallimard,
qui interrogent l’histoire et témoignent du basculement de notre société rurale et
industrielle. Dominique Viart les oppose d’ailleurs à la jeune école de Minuit :
« Par un jeu d'inversion de la perspective, l'Histoire enfin change le regard que les écrivains
du sujet portent sur leur présent. C'est là me semble-t-il leur grande différence avec ceux
que Jérôme Lindon a nommé les “écrivains impassibles”. Cette nouvelle “école de minuit“,
volontiers minimaliste, dont le présent est à l'image de celui d'Echenoz, de Toussaint, de
Gailly... est un présent pur, vidé de toute histoire et sans avenir. Face à ces identités
creuses, à ces personnages sans histoires que leur quotidien absorbe, les écrivains dont je
parle ici interrogent leur temps. Et le présent leur apparaît comme celui d'un basculement
de civilisation dont procède, déroutée encore, notre fin de siècle. » 558
Il est cependant difficile de croire en une visée unitaire chez certains de ces
romanciers car d’après Renaud Camus, à la différence des prestigieux auteurs des
éditions de Minuit des années 50-60, ils ne se lisent même pas les uns les autres ! 559
315
Éric Chevillard est plus nuancé :
Marie Ndiaye parle d’« un esprit commun », tandis que pour Christian Oster, sans
parler d'école littéraire, il existe parmi eux « des sensibilités parfois communes, mais
parfois diverses », un « esprit de famille [...] peut-être lié à ce projet qui considère la
littérature comme un art, comme une forme qui se travaille. »
La journaliste qui les a interrogés ajoute une information qui semble démentir
totalement l’affirmation de Renaud Camus :
« Un esprit de famille qu'entretient Irène Lindon. Chaque fois que l'un d'entre eux fait
paraître un livre, elle l'envoie à tous. Ainsi s'écrivent-ils, restent-ils proches, même si les
sépare la distance géographique. » 561
Le souci commun des romanciers actuels semble être en tout cas « d’échapper aux
catégories du traditionnel et du moderne », de « dépasser “l’ère du soupçon” sans pour
autant revenir à la “naïveté” antérieure. » 562 Ils retrouvent donc les ressorts traditionnels
du romanesque, soit pour les parodier, soit pour en faire partager le plaisir à leur public.
Parmi les caractéristiques de l’écriture littéraire « fin de siècle », nous en
dégagerons quatre qui nous semblent favoriser la relecture de l’œuvre de Forton : le
retour du romanesque avec une réhabilitation du sujet, du récit et du réel, la tendance au
minimalisme, le désenchantement et le doute, et le retour vers le passé.
devant les Éditions de Minuit (cf. Dominique Viart, art. cit. in Michèle TOURET et Francine DUGAST-
PORTES éd., op. cit., p. 324).
560 Martine de Rabaudy, « Les enfants de Minuit », L'Express, 27/12/2001, consultable sur le site :
http://livres.lexpress.fr.
561 ibidem.
562 Éliane TONNET-LACROIX, op. cit., p. 275.
316
« une réhabilitation du récit et du sujet, longtemps refoulé par l’ère “textuelle”, ce qui
favorise l’essor de l’autobiographie. » 563
317
Garat, qui « aime mettre en scène des personnages, traversant une crise au milieu de
leur vie. » 567
Chez Forton, on ne peut guère parler d’autobiographie, malgré la très évidente
source personnelle dans les sévices infligés par les Jésuites de L’Épingle du jeu à leurs
jeunes recrues.
Cependant, on voit bien la dérive subie par le genre à travers l’usage qu’en font
les critiques actuels. Ainsi L’Épingle du jeu a-t-elle récemment été présentée comme un
« roman très autobiographique » 568, ce qui nous paraît tout à fait abusif dans la mesure
où l’intrigue est de pure fiction pour Forton, même si certains épisodes sont empruntés à
son expérience. Mais le critique a sûrement pensé qu’il serait plus alléchant pour ses
lecteurs de croire à un récit de vie authentique, mis à la mode à la fois par l’autofiction
et par l’inflation des ouvrages documentaires.
Il est vrai que l’énonciation des trois romans de Forton édités ou réédités depuis
1995 – L’Enfant roi, Les Sables mouvants et L’Épingle du jeu – ressemble à celle d’une
autobiographie, traditionnelle dans le cas du premier, qui est en fait un journal, et du
dernier, moderne et décalée pour le second, qui fait alterner la première et la troisième
personne. La Cendre aux yeux, rééditée en 1983, se présente aussi sous la forme d’un
journal.
Quant à L’Enfant roi, qui ne contient pas réellement d’intrigue – d’où le refus de
Jacques Lemarchand, qui le considérait plus comme un « portrait » que comme un
roman – il semble bien illustrer le « romanesque de l’âme » dont parle Éliane Tonnet-
Lacroix, par l’analyse des états-d’âme les plus intimes du personnage.
Le sujet n’est pas seul à revenir sur la scène romanesque des années 80-90, et le
récit retrouve également les faveurs de l’intelligentsia littéraire :
« Il s’agit bien de séduire le public en lui racontant une histoire. On réagit contre
l’impérialisme du “texte” et de la “théorie”, tout comme jadis les Hussards réagissaient
contre l’impérialisme de l’engagement et de l’idéologie. » 569
567 ibidem.
568 Sud-Ouest Dimanche, article signé M. E., 27/01/2002.
569 Éliane TONNET-LACROIX, op. cit., p. 296.
318
Toutefois, la relation du romancier actuel avec les procédés narratifs peut varier :
soit il s’agit de récits sans matière, ne conservant que la « pure pulsion narrative », des
« fictions dégradées, de vagues récits dévitalisés », comme chez Christian Gailly ou
Jean-Philippe Toussaint, ou d’une parodie des genres romanesques traditionnels comme
chez Echenoz.
Soit, au contraire, le romancier renoue avec délices avec le roman d’aventures et
d’imagination sur le modèle de Stevenson ou de Fenimore Cooper. C’est ce que
Dominique Viart appelle « l’option “naïve” de la Nouvelle Fiction », dont relèvent des
romanciers comme Frédérick Tristan, Marc Petit, Jean Levi, Patrick Carré, Hubert
Haddad, Georges-Olivier Châteaureynaud, Alain Nadaud et Michel Rio :
D’autre part, la littérature sort de son solipsisme des années 60 pour redevenir
transitive et affirmer sa capacité à dire le réel, qu’il s’agisse d’un réel social
contemporain, comme chez François Bon ou Annie Ernaux, ou historique, comme chez
Claude Simon, Jean Rouaud ou Richard Millet.
Le besoin de retrouver une littérature qui soit un instrument de connaissance du
monde ne peut que favoriser la lecture de Forton. Rappelons en effet que son aptitude à
saisir les ressorts les plus secrets de la psychologie humaine fait de lui un « moraliste »
aux yeux de certains, ou en tout cas l’héritier de la grande tradition française du roman
d’analyse. On lui reconnaît également une dimension sociologique lorsqu’il se livre à
l’étude de certains milieux.
319
Or, comme l’explique Éliane Tonnet-Lacroix, le roman moderne cherche à
apporter une réflexion sur l’époque, d’où l’anoblissement d’un genre comme le policier,
devenu plus sociologique et « en prise directe sur les faits de société » 571.
Ce qu’elle dit de Houellebecq, auteur hautement représentatif de notre époque si
l’on en croit le chiffre de ses tirages, pourrait tout à fait s’appliquer à Forton :
Naturellement, l’époque décrite dans les romans de Forton n’est pas la nôtre, et
son tableau d’une jeunesse révoltée peut paraître daté – dans Le Grand Mal, par
exemple. De même, la société de consommation, telle qu’elle apparaît dans Les Sables
mouvants a un parfum de nostalgie des années 60. En avons-nous pour autant fini avec
le mythe de la consommation, même si les objets consommés ne sont plus les mêmes ?
Forton a sans doute été plus lucide que d’autres sur les débuts du mal, autant qu’un
Perec, tout au moins. Son analyse du « grand mal » semble maintenant prémonitoire de
la décomposition de notre société, et son désenchantement avait peut-être vingt ans
d’avance.
La renaissance du récit dans le roman français de la fin du siècle, et son retour à la
réalité – ou aux prestiges de l’imagination – trouvent un écho indirect dans l’article de
Pierre Mertens, paru dans L’Atelier du roman au printemps 1997 573, lorsqu’il choisit de
présenter « La face cachée du roman français. Quelque part entre les années vingt et les
années quatre-vingts ». Car tous les romanciers dont il parle sont des raconteurs
d’histoires plus ou moins poétiques, souvent nostalgiques et d’une humanité poignante.
Dans sa conclusion, il s’insurge ironiquement contre la rédaction du Débat de
mai-août 1996 qui, après avoir constaté « avec une sage simplicité » le retour de la
fiction, du récit et du personnage, affirme :
571
Éliane Tonnet-Lacroix, op. cit., p. 305.
572 ibidem, p. 315.
573 Cf. supra, pp. 208-209.
320
« il est manifeste que cette restauration n’a pas suffi à rendre sa raison d’être à la littérature,
et au roman en particulier, menacé comme jamais de gratuité distractive ou de vacuité
décorative au milieu de son omniprésence proliférante »
Et Mertens de commenter :
« Passons même, s’il est possible, sur la réjouissante cuistrerie de la formulation... Soyons
attentif, surtout, à la nihiliste arrogance du propos. Aussi vieillot que ringard ! Comme
disait déjà Flaubert, au chapitre V de Bouvard et Pécuchet : “On n’aime pas la littérature” !
Rien de nouveau sous le soleil noir de la postmodernité ! »
Le retour du récit dans la littérature consacrée par les élites intellectuelles est
encore un élément favorable à la redécouverte de Forton puisque les critiques ont
surtout vanté son talent de conteur : Raphaël Sorin 574, Jérôme Garcin 575, Jean-Didier
Wagneur 576, Jean-Luc Douin 577...
De même, lorsqu’Éric Neuhoff parle des « péripéties » de La Cendre aux yeux 578,
il prend comme une évidence l’aspect narratif du roman, bien que celui-ci se présente
sous l’aspect d’un journal de sensations et de sentiments.
Francine de Martinoir, au même moment, montre bien que la redécouverte de
Forton, Calet et Guérin s’inscrit dans un contexte littéraire marqué par le retour au
récit 579.
Même L’Enfant roi, malgré l’absence d’intrigue qui gênait Jacques Lemarchand,
est qualifié de « récit » par Pierre Mertens 580. C’est aussi l’avis des autres critiques,
comme Jean-Marie Planes qui voit dans le roman de Forton « l’histoire d’un
asservissement consenti » 581 et celui de Talence Actu qui montre l’auteur « Contant
l’histoire malsaine et un peu ironique d’un jeune garçon qui éprouve les plus grandes
difficultés à se libérer du joug de sa maman... » 582
321
Le conteur est encore plus évident chez le Forton des nouvelles, où son art de la
narration apparaît sublimé par l’esthétique de la brièveté. D’ailleurs, Finitude se dit
guidé dans ses choix éditoriaux par son amour des histoires : « Nous n’avons pas de
ligne éditoriale [...] mais nous avons un faible pour les histoires. » 583
« L’histoire se trouve inscrite dans un contexte temporel privé d’ancrage déterminé [...],
privé également d’une mise en perspective durative : l’histoire vécue est saisie dans sa
seule instantanéité, les mentions relatives à des épisodes antérieurs ou au passé du
personnage sont évacuées. » 584
C’est pourquoi, comme le souligne Anne Cousseau, les romanciers ont recours au
présent de narration, à l’alternance du présent et du passé composé comme Michel
Houellebecq dans Extension du domaine de la lutte et François Bon dans C’était toute
une vie, et même au conditionnel comme Régis Jauffret dans Promenade.
D’autre part, une esthétique de la fragmentation et de la juxtaposition amène les
romanciers à faire « des récits de vie dont la cohérence est défaite, et qui ne peuvent
s’écrire que sous une forme déconstruite, discontinue. »585 Le parcours du personnage
lui-même est atteint par l’incertitude qui mine la cohérence narrative mais
paradoxalement, sa quête devient d’autant plus fondamentale pour l’œuvre, qu’il tente
de se reconstruire à partir d’un état initial de « déliaison » au monde et aux autres :
« La notion de parcours, “promenade” selon les termes de Jauffret, est au cœur de chaque
récit. Ceci peut apparaître contradictoire avec ce qui vient d’être démontré précédemment.
En réalité, c’est à un niveau plus symbolique qu’il faut concevoir l’analyse : de façon
583 Martine Laval, « Emmanuelle et Thierry Boizet, éditions Finitude, à Bordeaux », Télérama,
17/03/2004.
584 Anne Cousseau, « Postmodernité : du retour au récit à la tentation romanesque » in « Vers une
cartographie du roman contemporain », Cahier du CERACC, mai 2002, n° 1, consulté le 14/09/2004 sur
le site : http://www.univ-paris3.fr.
585 ibidem.
322
évidente, la structure d’ensemble de ces récits s’inscrit dans le schéma de la quête, voire du
schéma d’apprentissage.
Ils présentent en effet un personnage en situation de crise. Pour formuler les choses sous un
angle plus structuraliste, le personnage se trouve initialement dans un état de déséquilibre
provoqué par un manque : un manque de liens qui produisent du sens. » 586
« Il est tout à fait significatif que plusieurs récits présentent une fin ambiguë, hésitant entre
le constat d’échec et l’hypothèse d’une reconstruction du personnage, mais renvoyée à un
“hors-texte”. C’est le cas des textes de Michel Houellebecq, Gérald Bronner, Philippe
Claudel et Richard Morgiève qui, tous les quatre, offrent à l’interprétation finale du lecteur
la double alternative de la mort – de la folie, dans le cas de Journal de guerre – ou d’une
renaissance possible. La tonalité des dernières pages maintient l’aboutissement du récit
dans une indécision de sens : profondément ambivalente, elle peut tout à la fois marquer
l’euphorie d’une réconciliation avec le monde comme l’éblouissement d’une apothéose
dans la mort. La défaite du sens, qui motivait la quête du personnage, se trouve ainsi reprise
à son compte par l’auteur lui-même, qui choisit de n’attester aucune interprétation
586 ibidem.
587 ibidem.
588 ibidem.
323
définitive quant à l’issue même du récit, et renvoie du même coup l’entreprise du
personnage à l’échec. » 589
Nous sommes frappée de constater à quel point cette analyse pourrait s’ajuster au
dénoûment des Sables mouvants. Il semble que l’horizon de lecture du roman de Forton
ait eu quelques années d’avance sur son contexte littéraire de l’époque !
Rappelons-nous que certains critiques avaient bien noté qu’il ne se passait rien
dans ce roman et qu’il se trouvait ainsi « aux antipodes du romanesque » 590. Ajoutons-y
l’état de crise et de déréliction du personnage, son sentiment d’étrangeté vis-à-vis des
autres et de son monde quotidien, sa tentative de se reconstruire en retrouvant des lieux
qui s’avèrent cauchemardesques, sa quête errante dans un labyrinthe urbain, et nous
retrouvons tous les ingrédients des romans contemporains analysés par Anne Cousseau
dans son article.
De la même manière, le roman de Forton s’achève sur une ambiguïté
fondamentale après la tentative de suicide de son personnage : Dad connaîtra-t-il la
rédemption, la guérison, ou restera-t-il sur son échec ? Pour notre part, nous pensons
que le personnage du fils joue un rôle de relais dans ce dénoûment, la scène de
l’accident final redoublant apparemment celle qui se trouve à l’origine de la crise du
protagoniste : c’est le fils, cette fois, qui sent ses certitudes basculer devant le visage
inconnu de son père endormi.
D’autre part, il faut noter qu’à partir de La Cendre aux yeux, qui se présente sous
la forme d’un journal, Forton abandonne la narration traditionnelle au passé pour une
énonciation au présent. Il revient à la première pour Le Grand Mal, de facture très
traditionnelle, avec une intrigue policière, mais dans L’Épingle du jeu et Les Sables
mouvants, qui n’ont pas même recours à l’alibi du journal, il adopte de manière
uniforme la narration au présent. Par ailleurs, nous avons vu que Forton faisait alterner
de manière déconcertante la première et la troisième personne dans Les Sables
mouvants.
589 ibidem.
590 Cf. supra, p. 109.
324
L’audace est moindre dans L’Enfant roi, qui reprend la forme du journal. Dans
l’incipit, le protagoniste parle d’un « petit cahier secret » comme celui de La Cendre
aux yeux parlait d’« un gros cahier à couverture verte, d’au moins deux cents pages. »
La modernité de L’Enfant roi repose, nous l’avons dit, sur l’absence d’intrigue et la
stagnation du personnage qui ne subit aucune évolution, sinon une légère dégradation.
Les aspects novateurs de l’écriture chez Forton n’ont pas vraiment été relevés par
les critiques de la réception immédiate, sauf pour Les Sables mouvants. Mais nous
pensons que pour les lecteurs d’aujourd’hui, ils jouent en sa faveur en le rapprochant
des romanciers qui ont dépassé le roman du « soupçon ».
Il faut tout de même préciser qu’à la différence des romanciers contemporains,
Forton préserve la cohérence psychologique de ses sujets, même s’il leur donne la
même capacité à se déprendre du réel grâce au rêve ou au fantasme. Car son premier
roman, La Fuite, manifeste déjà ce qu’on pourrait appeler la marque de fabrique de
l’auteur, ce curieux mélange de rêve et de lucidité qui lui donne une indéfinissable
poésie.
• Le minimalisme
325
La narration minimaliste se démarque du récit « naïf » à la Balzac. Au lieu d’être
justifié par une évolution psychologique, le comportement des personnages est motivé
par l’intrigue, sans cohérence véritable. Ce sont surtout des observateurs de la réalité,
qui voient, sentent et entendent beaucoup. Les événements semblent soumis à
l’arbitraire, sans rapport de cause à effet, et les repères temporels sont brouillés. Enfin,
l’écriture est à la fois la matière et le sujet de ces romans.
Toutefois ces critères ne concernent que ce que nous pourrions appeler un
« minimalisme dur », celui des romanciers « impassibles », pour reprendre l’expression
de Jérôme Lindon, qui les publia :
« Certains pratiquent le récit de manière “déceptive”, en coupant court aux émotions ou aux
possibilités d’interprétation, ce qui va dans le sens de l’ancien Nouveau Roman. C’est la
tendance des “minimalistes” de Minuit. Le roman “impassible” semble devenir alors un
roman impossible.
Chez eux le récit est en forme, mais il semble vidé de sa substance. »592
On peut citer Jean Echenoz, Christian Gailly, Éric Laurrent, Patrick Deville,
Christian Oster, Jean-Philippe Toussaint, Éric Chevillard et Marie Redonnet comme
représentants de ce courant littéraire, bien que l’illustrant de manière très diverse. Ils ont
en commun de ne pas prendre l’histoire au sérieux, de la réduire à l’anodin et à presque
rien, tandis que leurs personnages s’inscrivent dans la lignée de ceux de L’Étranger et
de La Nausée.
Ce que nous proposons d’appeler le « minimalisme doux » est celui des « moins-
que-rien », rassemblés et appelés ainsi par Bertrand Visage dans la NRF de janvier
1998. On y trouve Pierre Autin-Grenier, Éric Holder, Jean-Pierre Ostende, Gil
Jouanard, François de Cornière, et Philippe Delerm, considéré comme leur chef de file.
Il s’agit d’auteurs
« qui se détournent des vastes constructions romanesques comme des grands sujets et du
grand style, pour parler avec un humour désinvolte des petits riens du quotidien. [...] Ces
écrivains relèvent d’un certain “minimalisme” (refus des systèmes idéologiques, simplicité
des sujets et de l’écriture) que l’on retrouve chez Christian Bobin, dans ses proses
poétiques. » 593
326
Leur succès auprès du grand public 594 les rend suspects aux yeux de la critique,
surtout universitaire. Ainsi, Éliane Tonnet-Lacroix parle-t-elle d’« une littérature sur le
mode mineur, qui court le risque de n’être qu’une littérature mineure. » 595
Pour Dominique Viart, ces écrivains font partie de la « littérature consentante » :
Les romans de Forton ne chantent pas le bonheur d’exister et les humbles plaisirs
de la vie : ses personnages mènent une existence plus mesquine que modeste, marquée
par la frustration et la trahison des idéaux de jeunesse. Le sentiment de vacuité qui s’en
dégage le rapproche des minimalistes « durs », même s’il n’en partage pas les
caractéristiques stylistiques et narratives.
Par contre, le goût et le talent qu’il montre pour les formes brèves – les romans
courts et les nouvelles – l’apparentent à tous les minimalistes, quels qu’ils soient :
« Comme le montrent déjà les exemples de Michon, Bobin, Autin-Grenier, etc., ce contexte
de méfiance envers le roman est favorable aux genres brefs et donc à la nouvelle [...]
Brièveté, densité, discontinuité, ces caractères de l’art de la nouvelle s’accordent au goût
moderne pour le fragmentaire et encore plus au goût du minimalisme postmoderne. » 597
594 La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules a battu tous les records pour une œuvre
littéraire avec 1 100 000 exemplaires, qui ont demandé 108 tirages consécutifs (cf. L'Express du
13/12/2001).
595 op. cit., p. 286.
596 « Écrire avec le soupçon – enjeux du roman contemporain », in Le Roman français contemporain,
op. cit., pp. 134-135.
597 Éliane TONNET-LACROIX, op. cit., p. 287.
327
la part de la critique réfléchie, relevait avant l’heure des procédés d’écriture
minimalistes, ou tout au moins de l’écriture blanche, impassible, telle qu’on la trouve
dans les romans d’Annie Ernaux.
De même, dans ses deux derniers romans où l’intrigue se fait ténue, voire
inexistante, sa « pulsion narrative », pour parler comme Dominique Viart, manifeste
l’épuisement caractéristique des romans minimalistes :
« Christian Gailly, Christian Oster, Éric Laurrent... [...] manifestent ainsi une pulsion
narrative qui s’accommode mal d’un épuisement du littéraire et préfère s’installer
ironiquement dans la fadeur du réel plutôt que de renoncer. » 598
La réalité chez Forton n’est sans doute pas aussi fade que dans les romans des
auteurs cités par Dominique Viart, bien qu’on lui ait assez souvent reproché ses
personnages médiocres et l’indigence de son sujet dans la première période de sa
réception. Mais ce qui le rapproche de ces auteurs, c’est certainement une distance
ironique, voire cruelle selon les critiques, et surtout une impression d’ennui qui se
dégage de ses personnages et lui fait courir des risques auprès de ses lecteurs :
« Ennui des personnages qui risque de susciter, chez l’auteur (et son lecteur), un malaise.
Comment rendre compte, esthétiquement, de ces demi-solitudes, pseudo-satisfactions, ou
quasi-existences ? Comment susciter le plaisir de lecture à partir de la grisaille ? » 599
Nous avons déjà évoqué 600 ce problème de réception pour les romanciers de la
grisaille comme Forton, Bove, Guérin (plus noir que gris), Hyvernaud, Calet, Gadenne,
etc., qui désenchantent leurs lecteurs de la réalité.
Mais nous voyons que les auteurs minimalistes contemporains se trouvent
confrontés au même problème, à tel point qu’on peut se demander s’ils ont trouvé un
public véritable, en dehors de leur succès critique.
• Le désenchantement et le doute
« Le grand vent de la désespérance ordinaire souffle, lui aussi, où il veut. Très moderne,
tout cela. Très actuel. Au (dé)goût du jour. »
598 « Écrire avec le soupçon – enjeux du roman contemporain », op. cit., p. 160.
599
Jacques Poirier, « Le pas grand chose et le presque rien », Cahier du CERACC, mai 2002, n° 1,
consulté le 14/09/2004 sur le site : http://www.univ-paris3.fr.
600 Cf. supra, p. 260.
328
Ainsi s’exprimait Pierre Mertens à propos de Bove dans « La face cachée du
roman français » 601.
Comme il nous est apparu à travers les critiques de la réception réfléchie, Forton,
qui est souvent comparé à Bove, plaît maintenant par son côté défait et son refus des
certitudes dans une époque où elle triomphaient, à droite comme à gauche. Les mots qui
reviennent le plus souvent à propos de son œuvre sont « amer » et « amertume » et il les
partage fréquemment avec des auteurs comme Bove, Calet, Judrin, Raymond Guérin,
Hyvernaud, Vialatte ou Jacques Chauviré. On parle également de son mélange de
douceur et de mélancolie.
Il est intéressant de voir que désormais Forton est devenu une référence de la
littérature désenchantée d’autrefois. C’est le cas pour Jérôme Garcin, par exemple, à
propos du roman de Jean-Pierre Enard, Le Dernier Dimanche de Sartre, édité par
Finitude en 2004 : « Le roman désenchanté et compatissant d’Enard ressemble à une
nouvelle de Jean Forton. » 602
De même, Martine Laval, la critique de Télérama qui s’est enthousiasmée pour
les nouvelles de Forton, le cite à propos de Jacques Chauviré :
« Cet homme-là a fait le choix des mots simples mais denses, de la générosité, de l'écriture
à hauteur d'homme : il est de la trempe des Jean Forton, Henri Calet, Georges Hyvernaud.
Des écrivains de l'ombre, des presque-oubliés. Des grands. » 603
« Chauviré, de son propre aveu, se sent des affinités avec un Hyvernaud, un Jean Forton, un
Paul Gadenne ; le malaise dans lequel baignent ses héros, leur incapacité à faire partie
d’une communauté évoquent aussi les romans d’Emmanuel Bove, dont son style le
rapproche. » 604
329
Le goût pour ces auteurs désenchantés qui ont connu l’oubli avant même de
disparaître, conduit à la redécouverte d’une littérature « grise » dont Jean-Baptiste
Baronian trouve le modèle dans Simenon :
« Simenon est, en effet, à l'origine d'une nouvelle couleur romanesque, à quelques lieues de
la littérature noire et de la littérature blanche : Simenon a inventé le “roman gris”.
L'invention de cette couleur littéraire inédite demeure la caractéristique majeure de
l'écriture simenonienne. » 605
Nous avons vu plus haut que les incertitudes de la fin du siècle et la remise en
question de la modernité expliquaient une littérature de l’incertitude et de
l’émiettement, formel et idéologique. Contrairement aux années 50 et 60, où les grands
systèmes frappaient d’anathème ceux qui restaient en dehors tout en jouant un rôle
fédérateur parmi les intellectuels et les artistes, le romancier d’aujourd’hui est renvoyé à
une forme de solitude et d’abandon.
C’est pourquoi l’esprit du temps, enclin à l’individualisme et au doute, permet de
mieux apprécier les romanciers qui, comme Forton, ont résisté aux modes de leur
temps, et de communier fraternellement avec eux dans un sentiment commun de
déréliction.
« version grise d’un Christian Gailly qui semble parfois souffrir d’avoir à écrire après
Beckett, version ludique d’un Jean-Philippe Toussaint qui s’amuse de cette situation et se
propose ironiquement dans L’Appareil photo d’épuiser la réalité comme on fatigue une
olive à la fourchette avant de la piquer. » 607
Il considère que cette littérature est encore « une littérature du soupçon, non pas
celle qui le pose, mais celle qui le reçoit et travaille avec. » Sa mélancolie lui vient de ce
605 Commentaires (pas d’auteur indiqué) sur Simenon ou le roman gris de J.-B. Baronian, op. cit.,
consultés le 30/08/2004 sur le site : http://www.alapage.fr.
606 Dominique Viart, « Écrire au présent : l’esthétique contemporaine », art. cit., p. 329.
607 ibidem.
330
« que le sujet “fin de siècle” est aux prises avec son histoire » et ses jeux minimalistes
masquent souvent son désarroi.
Dans son interrogation de l’histoire, cette littérature est amenée à se retourner vers
le passé, mais pour y jeter l’œil soupçonneux de ses prédécesseurs immédiats :
« Rompant avec le geste moderne de la rupture, elle renoue avec un héritage culturel, non
pour le révérer mais pour l’interroger, le réévaluer, manifestant ainsi une inquiétude du sens
qui la conduit à porter à son tour le soupçon sur cet héritage et sur les discours qui
l’entourent. Mais c’est aussi une littérature qui habite le présent et le met en question,
comme elle le fait du passé. » 608
L’heure d’incertitude et de désarroi que nous vivons explique sans doute que les
« désenchantements ironiques » de Forton aient enfin trouvé leur public : son
pessimisme ne peut plus nuire à « ce crève-la-faim “noir et blanc” » 609.
331
redécouverte de Gadenne : « L’heure serait plutôt à l’exhumation, à la réminiscence ou
à la nostalgie, voire au flash back... » 611
Cette nostalgie apparaît dans les nouvelles lectures de l’œuvre de Forton, des
Sables mouvants, en particulier, qui font rêver des années 60, tout en évoquant une ère
de prospérité économique et de consommation heureuse 612.
De même, L’Épingle du jeu fait aujourd’hui figure de document historique en
racontant une adolescence sous l’Occupation613. Curieusement, le roman n’avait pas
encore pris son aspect historique, à l’époque où il est paru, alors que les faits racontés se
situaient vingt ans plus tôt : les lecteurs étaient alors plus préoccupés par le problème
religieux qu’il soulevait, qu’intéressés par sa valeur de témoignage sur l’Occupation et
la Résistance. Le décalage entre les deux moments de la réception n’apparaît jamais
aussi nettement que pour ce roman, qui suscita des réactions violentes sur un sujet
désormais indifférent.
• Situation de Forton
332
pour cette raison que ses nouvelles ont emporté l’adhésion de l’éditeur Finitude. Même
lorsque ses récits se font à la première personne et au présent de narration, les
personnages ne sont pas des équivalents de l’auteur : Forton ne pratique pas
l’autobiographie déguisée des romans de l’autofiction. Tout au plus peut-on penser avec
Bergson que
« Si les personnages que crée le poète nous donnent l’impression de la vie, c’est qu’ils sont
le poète lui-même, le poète multiplié, le poète s’approfondissant lui-même dans un effort
d’observation intérieure si puissant qu’il saisit le virtuel dans le réel et reprend, pour en
faire une œuvre complète, ce que la nature laissa en lui à l’état d’ébauche ou de simple
projet. » 614
Mais on peut s’interroger sur ces narrateurs qui tiennent un journal comme ceux
de La Cendre aux yeux et de L’Enfant roi, sur l’absence d’intrigue de ce dernier roman
et sur l’énonciation problématique des Sables mouvants. Les sujets de Forton ont beau
garder une cohérence toute classique, l’écriture, dans ces trois romans, donne cependant
l’impression qu’ils cherchent à se construire dans l’acte même de l’énonciation.
Nous avons d’abord ceux qui écrivent comme l’auteur lui-même dans un cahier,
et cette mise en abyme est troublante parce qu’elle indique peut-être une tentation de
l’autobiographie refoulée :
« J’ai parfois tenté en écrivant, de me cerner, de me découvrir, mais alors je suis d’une part
arrêté par la sécheresse des mots, d’autre part par une sorte de paresse qui me pousse à
affirmer au lieu d’analyser. » 615
« C’est un plaisir solitaire. S’étaler. Se complaire à parler de soi, sans frein, sans souci
d’être blâmé ou contredit. » 616
614 Henri BERGSON, Le Rire. Essai sur la signification du comique, PUF, Paris, 1962, p. 127.
615 La Cendre aux yeux, Gallimard, 1983, p. 181.
616 ibidem, p. 12.
333
En même temps, il est conscient que le portrait qu’il trace de lui sur le papier n’est
pas ressemblant et il le ressent comme étranger, lorsqu’il lui arrive, rarement, de se
relire :
« Malgré tous mes efforts, il n’y a là que mensonges, vaine tentative pour atteindre à une
vérité que je connais, mais ne sais fixer. » 617
L’écriture lui apparaît aussi comme une délivrance et une revanche sur son
incapacité à s’exprimer par oral, une incapacité qui a fini par devenir une orgueilleuse
réserve :
« Je parle mal. Je dis tout le contraire de ma pensée. Je ne sais exprimer ce que j’éprouve.
[...] Mais une paresse orgueilleuse me retient, un mépris d’autrui qui me pousse à dire :
« Va-t-on me comprendre ? Et même si l’on me comprend, à quoi bon parler ? À quoi
bon ? »
Mépris injustifié, bête orgueil. Mais les mots me semblent inutiles. Je sens qu’aucun
contact ne s’établira et dès lors je m’enferme dans mon silence. Je garde comme un bien
précieux ce flux de paroles, jusqu’au soir, jusqu’à cet instant béni du soir où, claquemuré
dans ma chambre, je peux enfin me libérer. » 618
Lui aussi attendait la nuit pour écrire, dans de gros cahiers d’écolier, des histoires
où il vivait les existences potentielles dont parle Bergson. L’autobiographie n’est
décidément pas loin...
Daniel, le narrateur de L’Enfant roi, éprouve le même sentiment de plaisir interdit
en se livrant le soir – lui aussi – à son « petit cahier secret » :
« Ce que je fais là est mal, j’en ai la conviction, mais je ne peux m’en empêcher. [...]
Pourtant je prends ce risque, je continue, soir après soir. Soir après soir, je me relève, quand
la maison est endormie, et je me livre à toi, petit cahier secret. Faut-il que mon plaisir soit
grand pour trahir ainsi celle que j’aime entre toutes ! » 620
617 ibidem.
618 ibidem.
619 « La calamité d’être bordelais », entretien avec Pierre Demeron, Arts, 12/08/1959.
620 L’Enfant roi, Le Dilettante, Paris, 1995, p. 17.
334
Pour lui comme pour le narrateur de La Cendre aux yeux, comme pour Forton lui-
même, l’écriture est le seul moyen de communiquer, ne fût-ce qu’avec soi-même,
d’apaiser cette soif d’épanchement, interdit ou impossible avec les autres.
« je peux à loisir me livrer à mes activités coupables : écrire, gémir, me raconter. C’est là
douce et amère volupté sans prix et que seul peut savourer un pauvre être de mon espèce,
pauvre être solitaire assoiffé d’échanges et tout le jour en butte aux sollicitations
maternelles. » 621
Dans Les Sables mouvants, l’énonciation ne passe pas par la forme du journal
mais elle donne aussi l’impression que le personnage tente de se saisir à travers elle : en
passant de la première à la troisième personne, le personnage semble vouloir
s’objectiver à travers le regard d’un tiers.
Nous avons vu plus haut que Forton ne pouvait être rattaché a posteriori à
l’autofiction actuelle, mais la manière dont il fait fonctionner l’écriture pour ces
personnages en quête d’eux-mêmes est très semblable à celle des autofictions dont parle
Dominique Viart :
« La fiction tient alors lieu d'un discours de soi qui ne peut advenir. Elle est ce discours par
lequel un sujet fait l'épreuve de soi : “J'écris pour comprendre, connaître, approfondir,
mieux percevoir ce qui se déroule en moi” déclare Charles Juliet qui parle de lui-même à la
seconde personne dans Lambeaux. Le sujet on le voit n'est pas constitué en amont de la
fiction : il est ce qui se donne dans le mouvement même de l'écriture. Dès lors la fiction est
ce qui permet de faire advenir un sujet refusé, que la saisie discursive seule ou la narration
événementielle d'une vie ne peuvent produire. » 622
« Car si elle suscite la fiction, cette incertitude du sujet empêche qu'il se raconte. Fiction
réflexive et non narrative, elle se traduit par un véritable désagrément du récit, ce que Pierre
Bergounioux formule en ces termes : “L'axe romanesque est horizontal. Une action y
trouve sa solution dans une action ultérieure et celle-ci sa justification dans celle-là. La
posture réflexive, elle, est verticale. Elle creuse, s'enfonce au lieu de rebondir et de glisser.
Le besoin de comprendre l'a emporté sur celui de montrer.”. Le besoin de comprendre
ausculte les traces déposées dans l'intimité du sujet, si bien que l'effort d'anamnèse et le
désir d'introspection réflexive l'emportent sur l'avancée régulière de la narration. » 623
335
À la différence de ces auteurs, cependant, Forton ne pratique pas l’esthétisme
ludique qui accompagne le retour aux formes anciennes après l’épreuve du soupçon.
D’autre part, il faut rappeler que la redécouverte de Forton, si elle peut être
favorisée, et pas toujours de façon consciente, par les tendances actuelles du roman,
dépend pour beaucoup du rejet de tout dogmatisme littéraire, en même temps que d’une
défiance vis-à-vis des romanciers à succès. La préface de Patrice Delbourg dans Les
Désemparés rend bien compte des goûts et des dégoûts des années 90, lorsqu’il
explique comment il a choisi les auteurs réunis dans son ouvrage :
Il proclame donc son refus des formalistes, des carriéristes, des auteurs
médiatiques et montre le chemin vers les oubliés comme Forton, qu’il se refuse
cependant à considérer comme des écrivains maudits. Il s’agit plutôt de redonner la
parole à ceux qui se l’étaient vue confisquée par les discours dominants du moment, aux
rebelles contre les distinctions, l’ordre établi, voire contre eux-mêmes :
« Pas d’école, vous l’avez compris, pas d’habitude, pas même une tendance, à peine une
manière. Une manière d’être au monde, une manière d’être contre soi. » 625
La question peut sembler paradoxale et choquante pour ceux qui, comme Patrice
Delbourg, aiment en Forton un auteur rebelle à toute classification.
Le classique souffre actuellement de connotations dépréciatives qui le recouvrent
de poussière ou des bandelettes de la momification littéraire. L’emploi du mot est
cependant très lâche et nous allons tenter de mieux cerner ce qu’on entend par auteur
« classique ».
336
« Le seul fait de survivre est l’indice d’un accueil » écrit Jean Starobinski dans sa
préface à l’œuvre de Jauss sur l’esthétique de la réception 626. Or, d’après Robert
Escarpit, les œuvres qui survivent plus de vingt ans après leur parution deviennent des
classiques :
« Le seul jeu économique élimine en un an près de 90 % des œuvres publiées. Ce qui reste
subit une deuxième élimination du même ordre de la part des groupes leaders de l’opinion
littéraire, essentiellement la critique et l’Université. Vingt ans après leur parution 1 % des
œuvres sont devenues des “classiques” et sont inscrites sur une liste ne varietur qui
constitue le stéréotype de la culture littéraire, ce qu’on appelle en fait “la littérature” à
l’Université. » 627
Comment alors situer Forton, toujours publié plus de vingt ans après sa mort, et
pourtant ignoré des littératures ? Peut-on considérer qu’il est en voie de
« classicisation » par le seul fait de garder une existence littéraire (éditions et rééditions
de son œuvre, articles, études et commémoration...), d’autant plus authentique qu’elle
est posthume, par conséquent à l’abri des tractations mondaines ? Ou faut-il des indices
plus sûrs pour reconnaître qu’une œuvre est en train d’accéder au rang des classiques ?
626 H. R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1978, p. 18.
627 Robert ESCARPIT (sous la direction de), Le Littéraire et le social, Flammarion, Paris, 1970, p. 36.
628 Michel FAURÉ, Les Vies posthumes de Boris Vian, UGE, 10/18, Paris, 1975, p. 411.
337
Vient ensuite, en ordre d’importance mais non chronologiquement, sa présence
dans les histoires littéraires, à condition qu’elle soit systématique, car nous avons vu 629
que même un auteur comme Raymond Guérin n’était pas toujours cité dans ce genre
d’ouvrage.
La publication dans des éditions scolaires, ou à défaut une réédition régulière en
collection de poche, sont également considérées comme des étapes capitales pour la
reconnaissance d’une œuvre :
« Les grands classiques du genre continuent à être lus et se répandent même chaque année
davantage grâce au livre de poche, mais la consécration du livre de poche – seul espoir pour
le romancier moderne d’assurer à son œuvre une certaine pérennité –, est même pour les
écrivains reconnus aussi rare que tardive. » 630
« “Hors du poche, point de salut”, constatent à présent les écrivains, unanimes. Est-ce dire
qu’il leur garantit l’éternité ? Hélas non, pas même le succès. Jadis, les éditeurs
n’accordaient cette seconde naissance qu’aux valeurs sûres dont les amateurs se comptaient
par dizaines de milliers. Aujourd’hui, on relance à la volée des débutants qualifiés de
“prometteurs” (parfois à l’aveuglette), ou d’anciennes gloires encore sortables. [...] Et le
pilon guette les invendus. » 631
Pour en revenir à l’exemple de Boris Vian, cependant, Michel Fauré montre bien
que sa notoriété a littéralement explosé lorsqu’il a été diffusé en poche en 1963, dans la
collection « 10/18 » dirigée par Michel-Claude Jalard puis par Christian Bourgois. Il est
certain qu’en devenant financièrement accessible aux jeunes, l’œuvre de Vian a pu enfin
rencontrer son public, qui, par son nombre et son enthousiasme, a provoqué ensuite un
raz-de-marée dans les autres classes d’âge :
338
les éditant très tôt en format de poche que les livres de l’auteur soient accessibles à toutes
les bourses. [...]
Christian Bourgois succède donc à Michel-Claude Jalard à la tête de la collection au
moment où L’Écume des jours atteint les 200 000 acquéreurs tandis que L’Automne à Pékin
s’est vendu à plus de 120 000 exemplaires. La preuve est ainsi faite que Vian trouve “son”
public et que la vente de ses œuvres a déjà débordé le cadre des étudiants ou autres jeunes
scolaires. » 632
Force nous est de constater que pour l’instant, Forton est non seulement absent
des dictionnaires et des littératures 633, mais qu’il n’est même pas encore diffusé en
poche. La réédition de L’Épingle du jeu dans « L’Imaginaire » est bien un premier pas
vers la diffusion massive, mais de par son prix, cette collection relève de ce qu’on
appelle les « semi-poches », c’est-à-dire qu’elle est encore trop chère pour être étudiée
dans les classes du secondaire, par exemple.
En effet, l’ouverture des classes du secondaire à une population scolaire massive,
aux ressources financières souvent faibles, ainsi que l’apparition de collections peu
coûteuses et disponibles en grandes surfaces, orientent le choix des professeurs vers des
œuvres que leurs élèves peuvent se procurer facilement. La plupart du temps, ils puisent
dans les titres de plus en plus nombreux proposés par les collections bon marché, sur le
modèle de « Librio », et se risquent de plus en plus rarement à faire acheter des œuvres
éditées même dans des formats de poche.
Un autre indice de canonisation littéraire est l’intérêt porté à un auteur par les
universitaires, qui peuvent influencer le reste du système éducatif. Citons encore
l’exemple de Vian, qui fut d’abord l’objet de nombreux travaux universitaires avant
d’être découvert par le public scolaire et par les professeurs du secondaire.
Or – nous retrouvons là une des origines du mot « classique » – c’est bien
l’enseignement secondaire qui fait les classiques, en les faisant étudier dans les classes.
339
Les éditeurs, flairant la manne financière, se décident alors à diffuser l’œuvre et
les travaux qui lui sont consacrés, en les publiant dans des éditions de moins en moins
chères, ce qui incite encore plus les professeurs à la faire étudier, et donc fortifie sa
position de classique indispensable à la culture littéraire : une fois le cercle vicieux
enclenché, la valeur d’une œuvre s’accroît par un phénomène d’inertie qui lui profite
toujours plus. Aussi bien, lorsqu’elle aura été trop étudiée, elle finira par lasser et on
n’en entendra plus parler, mais elle restera dans le panthéon des classiques, même si elle
n’est plus lue ni étudiée.
Il peut arriver également que des travaux universitaires entraînent l’inscription
d’une œuvre au programme des concours d’enseignement : Michel Fauré le pressentait
(le souhaitait ?) pour Vian 634 mais sa prophétie ne s’est pas réalisée, à notre
connaissance.
Pour ce qui est de Forton, son début de reconnaissance par l’université marque
effectivement une étape intéressante vers sa consécration en tant que classique. Il n’est
pas douteux que l’étiquette Gallimard a joué en faveur de l’intérêt que lui portent
quelques rares universitaires, autant que son éloignement dans le temps et le fait qu’il
soit mort tout en restant réédité. La caution des grands critiques d’hier et d’aujourd’hui
n’est sans doute pas négligeable non plus, malgré la fracture qui sépare les critiques de
presse et les universitaires.
Toutefois, selon Bruno Curatolo, la réception de Forton dans le milieu
universitaire est encore très faible
Il est certain que des travaux universitaires donnent une validité à un auteur,
même s’ils n’ont aucune influence sur les ventes de ses œuvres. Mais pour qu’un auteur
634 « Et il n’est pas interdit de penser qu’à l’instar d’Alfred Jarry son œuvre va entrer sous peu au
programme de l’Agrégation de Lettres. », Colloque de Cerisy, Boris Vian, op. cit., p. 27.
635 Bruno Curatolo, Re : doctorat sur Forton [courrier électronique]. Destinataire : Catherine Darnaudet,
19/10/2004. Communication personnelle.
340
devienne un classique, il doit être connu du grand public, et connu par le canal de
l’école, car comme le dit Michel Fauré à propos de Vian :
« il ne suffit pas que le nom de Vian hante depuis peu dictionnaires et encyclopédies pour
qu’il devienne pour autant un auteur classique. Il faut aussi que la jeunesse à laquelle on
livre en pâture les écrivains, le reconnaisse comme tel. » 636
« Pratiquement ignoré des professeurs de lettres qui le boudaient dans leur majorité [...], le
nom de Vian est entré dans les lycées juste avant l’explosion de 1968. Le monde lycéen
grouillait alors ; il bénéficiait de l’exemple des “grands”, les étudiants, pour qui Vian était
déjà un héros, puisqu’ils lui avaient consacré, de 1964 à 1968, leur intérêt, leurs travaux,
leurs passions au point de l’asseoir comme une valeur sûre, dans la recherche universitaire.
À l’origine donc de cette découverte de Vian par l’enseignement secondaire, on retrouve,
comme bien souvent, la lente osmose université-lycée qui combine parfois de secrets
cocktails. » 637
341
l’école peut doter le public des compétences qui lui permettent de les apprécier, mais il
faut compter avec « le tempo, extrêmement lent, de son action » :
« Les différences qui séparent les petites entreprises d’avant-garde des “grosses
entreprises” et des “grandes” maisons se superposent à celles que l’on peut faire, du côté
des produits, entre le “nouveau”, provisoirement dépourvu de valeur “économique”, le
“vieux”, définitivement dévalué, et l’“ancien” ou le “classique”, doté d’une valeur
“économique” constante ou constamment croissante ; ou encore à celles qui s’établissent,
du côté des producteurs, entre l’avant-garde, qui se recrute plutôt parmi les jeunes
(biologiquement) sans être circonscrite à une génération, les auteurs ou les artistes “finis”
ou “dépassés” (qui peuvent être biologiquement jeunes) et l’avant-garde consacrée, les
“classiques”. » 640
Forton n’appartient évidemment pas à la première catégorie, mais pas non plus à
la deuxième, puisque le simple fait qu’il soit réédité, plus de vingt ans après sa
disparition, prouve qu’il n’est pas « définitivement dévalué ». Il relèverait donc de la
troisième, et sa consécration littéraire ne ferait pas de doute.
Pourtant il ne nous apparaît pas encore comme un classique puisque nous nous
interrogeons justement sur ses chances de le devenir. Il faudrait donc rajouter, pour des
auteurs comme lui, une sous-catégorie qui s’appellerait « les limbes des classiques »,
mais pas au sens de Dante, qui laisserait peu d’espoir à Forton...
342
Nous avons vu plus haut que Bordeaux lui a rendu ce dernier hommage, mais de
manière peu glorieuse 641.
Quant aux traductions, on peut dire que l’œuvre de Forton était sur la bonne voie,
du vivant de l’auteur, à l’apogée de sa carrière, c’est-à-dire entre la publication de La
Cendre aux yeux, premier roman traduit en anglais et en italien, et celle de L’Épingle du
jeu, dernier roman traduit en langue étrangère (anglais) : nous constatons une fois de
plus à quel point l’épisode du Goncourt a marqué un tournant dans la destinée de
l’œuvre.
Les indices de notoriété ne peuvent nous éclairer que sur la position actuelle de
Forton par rapport au patrimoine littéraire français. Mais si nous voulons évaluer ses
chances futures de devenir un classique, il faut sans doute essayer de définir ce que l’on
entend généralement par ce mot, et tenter en quelque sorte d’approcher l’essence du
classique, si tant est qu’elle existe dans l’absolu.
La notion de classique est avant tout liée au temps : une œuvre ne saurait être
reconnue comme telle sans un certain recul temporel, qui est d’ailleurs l’apanage de la
critique universitaire par rapport à la critique de presse :
Les classiques sont les auteurs ou les œuvres qui ont su résister au temps. Que
l’on se réfère à Sainte-Beuve : « Un classique, d’après la définition ordinaire, c’est un
auteur ancien [...] » 643 ou à Gadamer :
343
« est classique tout ce qui tient face à la critique historique, parce que sa force, qui
historiquement oblige, celle de son autorité qui se transmet et se conserve, devance toute
réflexion historique et s’y maintient » 644,
S’il est encore trop tôt pour se prononcer sur l’œuvre de Forton, on peut
cependant considérer que la permanence d’un lectorat, si minime soit-il, ainsi que
l’intérêt de nouveaux éditeurs constituent des indices plus qu’encourageants de
résistance au temps, si l’on en croit Robert Escarpit :
« tout écrivain a rendez-vous avec l’oubli dix, vingt ou trente ans après sa mort. S’il
franchit ce seuil redoutable, il s’intègre à la population littéraire et il est assuré d’une survie
à peu près permanente – du moins tant que dure la mémoire collective de la civilisation qui
l’a vu naître. » 646
Non seulement il est toujours lu et édité plus de vingt ans après sa mort, mais,
déjà, sa redécouverte en 1995, treize ans après sa disparition, lorsque Le Dilettante
publia son dernier roman inédit, L’Enfant roi, prouvait qu’il avait passé victorieusement
le cap des générations, malgré des bouleversements sociaux et intellectuels
considérables : Forton, écrivain des années 60, intéresse encore des lecteurs des années
2000.
On ne peut donc lui dénier le bénéfice symbolique apporté par le temps,
généralement considéré comme la caractéristique essentielle de l’œuvre classique,
même si elle ne suffit pas à la définir.
644 Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une hérméneutique philosophique,
édition intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, éditions du Seuil,
Paris, 1996, p. 309.
645 Pascale CASANOVA, La République mondiale des Lettres, éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 132.
646 Robert ESCARPIT, Sociologie de la littérature, PUF, Paris, 1986, p. 29.
344
« il n’est pas bon de paraître trop vite et d’emblée classique à ses contemporains ; on a
grande chance alors de ne pas rester tel pour la postérité. » 647
Il est curieux d’ailleurs que cette appréciation paraisse désormais si évidente, car
elle va à l’encontre du succès rencontré à leur époque par nos auteurs dits
« classiques », au sens où l’histoire littéraire l’entend, c’est-à-dire ceux du XVIIe siècle.
L’idée qu’il faut avoir une longueur d’avance sur son temps pour avoir des
chances d’accéder un jour au panthéon des classiques résulte sans doute de ce que
Bourdieu a appelé « l’autonomisation du champ littéraire ». Le succès immédiat est
devenu suspect à partir du XIXe siècle, au moment de la coupure entre les écrivains et le
« “grand public”, à la fois fascinant et méprisé, dans lequel ils confondent le “bourgeois”,
asservi aux soucis vulgaires du négoce, et le “peuple”, livré à l’abêtissement des activités
productives » 648.
« [les producteurs “purs”] puisent une part importante de leur énergie, voire de leur
inspiration, dans le refus de toutes les compromissions temporelles, englobant parfois dans
la même condamnation ceux qui importent sur le terrain du sacré des pratiques et des
intérêts “commerciaux” et ceux qui tirent des profits temporels du capital symbolique qu’ils
345
ont accumulé au prix d’une soumision exemplaire aux exigences de la production
“pure” » 650.
« Tout naturellement son éditeur le pousse à répéter indéfiniment une expérience réussie et
à écrire à la suite plusieurs livres sur le même sujet ou dans le même style. Il est alors pris
entre le danger de se laisser enfermer dans un “effet Larsen” qui le stérilisera en quelques
années et celui de s’aliéner son public s’il trahit son “image de marque” en tentant un
renouvellement. » 651
346
La complaisance envers le public, même inconsciente, hypothèque gravement la
durée de vie d’une œuvre car le propre du classique est de répondre aux attentes des
différents publics qui se succèdent dans le temps, et non pas d’un seul en particulier.
C’est pourquoi certains considèrent que pour durer, le classique doit avoir été
original en son temps, novateur, et donc souvent incompris : « En fait de classique, les
plus imprévus sont encore les meilleurs et les plus grands » 652.
Selon Sylvia Gerritsen et Tariq Ragi, il est toutefois abusif de définir le chef-
d’œuvre par l’écart esthétique qu’il entretient avec l’horizon d’attente de son époque,
comme le font Jauss et les théoriciens de la réception :
« selon l’esthétique de la réception, une chef-d’œuvre se distingue des autres textes par son
écart esthétique, comme si toute œuvre qui s’écarte de “l’horizon d’attente” devient
forcément classique. Apparemment, l’innovation fait à elle seule la valeur esthétique chez
H.R. Jauss » 653.
Pour ce qui est de Forton, il n’a jamais fait figure de novateur. On lui a même
reproché le classicisme de son style et de ses analyses au moment où le Nouveau
Roman proposait des voies narratives inédites. Pourtant, sans être un révolutionnaire, il
a souffert de son décalage par rapport à l’horizon d’attente de son époque, alors que les
lecteurs d’aujourd’hui – comme l’a écrit Veilletet 654 – sont plus aptes à comprendre son
œuvre parce qu’elle entre en consonance avec leur sensibilité et une partie de la
littérature actuelle.
Ainsi, l’évolution des horizons d’attente décrite par Jauss, qui commence par la
surprise des lecteurs et s’achève par la consécration de l’œuvre classique, peut
s’appliquer à la réception de Forton, toute proportion gardée en ce qui concerne le
rayonnement de son œuvre :
347
à mesure que la négativité originelle de l’œuvre s’est changée en évidence et, devenue objet
familier de l’attente, s’est intégrée à son tour à l’horizon de l’expérience esthétique à venir.
C’est de ce deuxième changement d’horizon que relève notamment le classicisme de ce
qu’on appelle les chefs-d’œuvre » 655.
Mais en quoi consistait donc l’écart entre l’œuvre de Forton et ce qui s’écrivait
alors ? Dans sa vision pessimiste de la vie, des êtres, et de la société, et dans sa façon de
la retranscrire, au moyen d’un style impeccablement maîtrisé qui renforce son ironie
froide.
Comme nous l’avons dit, dans une époque enivrée de son progrès technique et de
son confort matériel, le pessimisme de Forton jetait une fausse note et ses personnages
vaincus ne pouvaient plaire ni même être compris.
Sa vision sombre de l’humanité n’était pourtant pas réellement novatrice, et avant
lui, Emmanuel Bove et Raymond Guérin avaient écrit sur l’impuissance et la
médiocrité. Eux-mêmes avaient souffert de ne pas avoir de public : Les Poulpes de
Guérin avaient été un échec retentissant pour Gallimard, qui avait d’ailleurs refusé à
Bove son dernier roman, Le Piège, en 1945, à cause de son refus d’aller dans le sens du
public et de fournir au lecteur une gratification. Il a donc fallu attendre le changement
d’horizon des années 80, avec le malaise de la fin du siècle, pour que ces auteurs soient
enfin appréciés à leur juste valeur.
En revanche, leurs années de purgatoire les mettent à l’abri de cette impression de
périmé qui menace les œuvres trop bien acceptées par le public :
« Lorsque ensuite le nouvel horizon d’attente s’est assez largement imposé, la puissance de
la norme esthétique ainsi modifiée peut se manifester par le fait que le public éprouve
comme périmées les œuvres qui avaient jusqu’alors sa faveur, et leur retire celle-ci. » 656
Non seulement on redécouvre ces auteurs, mais comme ils dérangent toujours,
apparemment, – puisque tout en survivant, ils continuent de n’intéresser qu’une
minorité de lecteurs – ils ne créent aucun effet de mode, qui pourrait les « tuer » en
banalisant leurs procédés, et nous faire oublier « leur caractère proprement
artistique » 657. Le contexte actuel a beau favoriser la (re)lecture de leurs œuvres, à aucun
348
moment les romanciers d’aujourd’hui ne s’en réclament pour autant, et ils n’établissent
aucune filiation avec ces aînés qui leur ressemblent. Comment pourrait-il y en avoir
une, d’ailleurs, puisqu’il n’a pu y avoir de contact entre eux, le décalage temporel étant
trop important ?
L’originalité de Forton, qui suffit à faire les classiques pour certains, ne tient pas
seulement à l’écart de son œuvre par rapport à l’horizon d’attente de son époque. Elle
vient aussi du fait qu’il n’a appartenu à aucun courant littéraire. Certes, il n’a pas le
statut de ces grandes figures de la littérature qui ont servi de modèles à une multitude
d’épigones, avec les risques signalés plus haut. Mais lui-même n’est l’épigone de
personne, et dans la mesure – encore bien faible, nous l’admettons – où il est toujours
lu, il reste à l’abri de ces lieux communs qui apparaissent avec le temps :
« En effet, le passage du temps met les œuvres en perspective et les restitue à une histoire
de la littérature qui accentue cruellement ce qui se répète. Mais il fait aussi surgir des
répétitions, puisque d’autres œuvres ont été écrites dans l’intervalle, et ce qui n’était pas
lieu commun à l’origine a fini, avec le temps et ses redites, par le devenir. [...] le lieu
commun apparaît ainsi largement comme un produit du temps, ou, si l’on veut, comme ce
lent mouvement de mise à mort que le temps effectue en gangrenant peu à peu les parties
vives d’un texte. » 658
Forton est sans doute resté trop discret sur le plan littéraire autant que mondain
mais en contrepartie, son style et ses idées, imités ni de quelqu’un ni par personne,
gardent une certaine fraîcheur, tandis que d’autres œuvres, bien plus célèbres à
l’époque, nous paraissent datées et difficiles à lire aujourd’hui.
Le dernier critère de définition du classique qui fait intervenir le facteur temps est
celui qui porte sur le caractère intemporel du style et des thèmes de l’œuvre dite
classique.
Depuis que l’étude de la réception a vu le jour, la capacité d’une œuvre à trouver
un nouveau public au cours des âges n’apparaît plus comme la manifestation d’un
contenu de vérité objective et universelle, mais comme une faculté à s’adapter aux
questions posées par les générations successives de ses lecteurs, qui la recréent en
interprétant ses réponses.
658 Pierre BAYARD, Comment améliorer les œuvres ratées ?, éditions de Minuit, Paris, 2000, p. 106.
349
Toutefois, pour Gadamer – position qui lui est contestée par Jauss – le propre de
l’œuvre classique est de transcender le temps et l’évolution des questions-réponses entre
elle et son public :
« Lorsque nous qualifions une œuvre de “classique”, c’est bien plutôt dans la conscience de
sa permanence, de sa signification impérissable, indépendante de toute circonstance
temporelle – dans une sorte de présence intemporelle, contemporaine de tout présent. » 659
Même si elle appartient à un monde passé, l’œuvre classique, selon lui, nous
donne « la conscience de co-appartenir à ce monde. » 660
En ce qui concerne Forton, beaucoup de critiques ont souligné le classicisme de
ses analyses, de ses narrations et même de son style, parfois pour lui en faire reproche,
mais plus souvent pour élever son œuvre au niveau des grands classiques de notre
littérature. Lorsqu’ils emploient le mot « classicisme », ils lui donnent les deux sens
définis par Gadamer : le sens historique, très net chez ceux qui ont critiqué l’absence
d’innovation formelle dans les romans de Forton, et le sens normatif, plus valorisant.
Les deux sens sont étroitement liés lorsque Forton est rattaché, comme souvent, à
la grande tradition française du roman psychologique, qui analyse les ressorts de la
nature humaine en se plaçant sur un plan intemporel. Rappelons-nous que lui-même
revendiquait cette dimension universelle dans ses personnages, se démarquant ainsi
d’une littérature qui prétendait décrire l’homme « en situation » 661. Et il est vrai que
jusqu’à maintenant, la clarté dépouillée de son style et les questions éternelles posées
par ses romans ne semblent pas avoir subi les atteintes du temps, d’après les réactions
de ses lecteurs.
Si le recul temporel semble encore insuffisant, nous pouvons peut-être y suppléer
en recourant à la distance géographique, qui permet une vision plus large et plus
objective, et rappeler que les critiques étrangers de l’époque ont eux aussi été sensibles
au classicisme intemporel de l’écriture de Forton. Ils l’ont loué de perpétuer la tradition
du roman français plutôt que de sacrifier à la mode du Nouveau Roman, et ils ont
350
apprécié la pureté et la précision de son écriture, qui « n’empruntent rien aux fausses
grâces du néo-classicisme » 662, selon Jacques Lemarchand.
Les reproches de classicisme ne lui sont guère venus que de critiques français,
finalement, sans doute parce que le Nouveau Roman leur donnait mauvaise conscience
vis-à-vis de la tradition romanesque.
Les jugements actuels restent ambigus sur ce point, malgré tout. Pour Lise
Chapuis, il ne fait pas de doute que l’œuvre de Forton a souffert de son classicisme
formel, mais elle-même, qu’en pense-t-elle ? Dominique Gaultier, également, lorsqu’il
dit que l’écriture classique de Forton accroît le côté dérangeant de son œuvre, ne nous
permet pas de savoir s’il s’agit d’un défaut pour lui, ou d’une qualité. Or on sait bien
qu’en tant qu’éditeur, il recherche surtout l’originalité formelle chez un auteur.
La distance prise par Forton à l’égard de la littérature de son temps relève, nous
l’avons vu, de la « littérature froide » dont parle Gao Xingjian 663, seule capable de
résister au temps parce qu’elle résiste aux modes et aux idéologies. Mais sa force
durable vient aussi de ce qu’elle a cherché à atteindre le réel, quelle que soit l’idée
qu’on s’en fait, du moment que l’écrivain paraît sincère :
« La fiction entre les mains d’un écrivain rigoureux dans son attitude d’écriture, doit elle
aussi avoir comme préalable d’exprimer la réalité de la vie humaine, là réside la force vitale
des œuvres impérissables qui ont traversé les siècles. » 664
« Les œuvres littéraires dépassent les frontières, elles dépassent les langues grâce aux
traductions, elles dépassent aussi les usages sociaux et certaines relations humaines
particulières formées par l’histoire et le lieu, mais l’humain qu’elles révèlent en profondeur
est universellement communicable à l’humanité entière. » 665
351
« Un vrai classique [...], c’est un auteur qui a enrichi l’esprit humain, qui en a réellement
augmenté le trésor, qui lui a fait faire un pas de plus, qui a découvert quelque vérité morale
non équivoque, ou ressaisi quelque passion éternelle dans ce cœur où tout semblait connu et
exploré ; qui a rendu sa pensée, son observation ou son invention, sous une forme
n’importe laquelle, mais large et grande, fine et sensée, saine et belle en soi ; qui a parlé à
tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, dans un style nouveau
sans néologisme, nouveau et antique, aisément contemporain de tous les âges. » 666
Cette définition s’applique tout à fait à l’œuvre de Forton, qui explore des aspects
de l’être humain à la fois éternels et inédits, dans un style intemporel par sa limpidité et
sa précision, mais original par son mélange de poésie, d’humour et de cruauté.
La permanence de ses lectures à travers le temps nous confirme également dans
nos hypothèses, puisque nous avons vu que les interprétations et les jugements de la
réception réfléchie rejoignaient ceux de la réception immédiate.
Or le classique n’est pas seulement une œuvre qui résiste au temps : il doit aussi
être reconnu comme un modèle proposé à l’admiration de tous :
« Un classique, d’après la définition ordinaire, c’est un auteur ancien, déjà consacré dans
l’admiration, et qui fait autorité dans son genre » 667.
Que Forton soit « déjà consacré dans l’admiration », on peut l’affirmer dans la
mesure où comme nous l’avons vu, la critique réfléchie ne comporte que des jugements
positifs. La différence tient au degré de notoriété, entre nos grands classiques et ceux
qui bénéficient de l’estime de quelques lecteurs, dont l’autorité est reconnue par la
communauté scientifique.
Il suffit de consulter les programmes des examens ou des concours
d’enseignement pour constater que les grands classiques voisinent avec des auteurs
complètement inconnus du grand public, mais qui ont fait l’objet d’études
universitaires, publiées ou non dans des éditions scolaires.
D’autre part, nous avons vu que Forton est devenu pour quelques critiques la
référence d’une littérature du désenchantement 668. N’est-ce pas une manière de faire
autorité ?
352
Toutefois, le fait que Forton n’a jamais été revendiqué comme modèle par
d’autres romanciers lui donne un statut d’auteur mineur, au regard de Raymond Guérin,
par exemple, dont lui-même se réclamait.
Il ne répond pas non plus à ce critère de l’auteur classique, qui a fait date parce
qu’il a fait évoluer le genre où il s’est illustré, ainsi que notre vision du monde :
Nous sommes là, cependant, devant une haute définition du classique, qui ne
laisserait passer que les œuvres phares de chaque siècle. Sainte-Beuve se montre moins
exigeant et plus subtil lorsqu’il écrit :
« L’idée de classique implique en soi quelque chose qui a suite et consistance, qui fait
ensemble et tradition, qui se compose, se transmet et qui dure. »670
« Les mots, noms d’école ou de groupes, noms propres, n’ont tant d’importance que parce
qu’ils font les choses : signes distinctifs, ils produisent l’existence dans un univers où
669 Didier Sénécal, « Modernes et déjà classiques », Lire, déc. 2003-janv. 2004.
670 SAINTE-BEUVE, op. cit., p. 40.
671 Télérama, 14/01/2004.
353
exister c’est différer, “se faire un nom”, un nom propre ou un nom commun (celui d’un
groupe). » 672
Il reste encore un critère de l’œuvre classique, qui peut paraître évident mais qui
s’avère à l’analyse extrêmement fuyant et relatif : c’est la notion de chef-d’œuvre. Il va
de soi que seuls les chefs-d’œuvres sont dignes de passer à la postérité et de s’imposer à
l’admiration de tous. Mais qu’est-ce qui fait le chef-d’œuvre ?
À la base de ce qui le définit – ou du moins qui tente de le faire – se trouve
souvent le principe d’équilibre. C’est ce qui résulte de l’analyse de Pierre Bayard, dans
son ouvrage Comment améliorer les œuvres ratées ?, dont il justifie ainsi la démarche
paradoxale :
« Alors que l’œuvre parfaite, isolée dans sa plénitude, n’offre souvent que peu de prise à la
réflexion, l’œuvre ratée, par son échec même, dévoile une partie des mécanismes de la
création et permet de comprendre cette alchimie improbable qui préside à la réussite
littéraire. » 674
Après avoir constaté que certains grands auteurs avaient raté des œuvres de
jeunesse ou de vieillesse, Pierre Bayard en conclut que dans la plupart des cas (qui
souffrent toujours des exceptions), le parcours d’un écrivain connaît d’abord une
période de tâtonnements, prisonnière de ses modèles et à la recherche d’un style propre,
avant d’atteindre la phase d’équilibre et de maturité esthétique où s’écrivent les chefs-
d’œuvre, pour enfin retomber dans des errances dues à « la fatigue d’écrire et de
penser » 675 :
354
« Il s’agit donc [...] d’un équilibre incertain, dont on peut saisir la fragilité en remarquant
que les chefs-d’œuvres sont souvent précédés ou suivis d’œuvres de qualité inférieure. » 676
« car tel est bien le risque d’une excessive représentation de soi : qu’elle ne laisse plus
guère de place au lecteur pour venir s’inscrire lui-même dans l’œuvre. » 679
Soit, au contraire, une trop grande maîtrise de l’écriture aboutit à une œuvre
désinvestie par son auteur, qui ne permet plus à son lecteur d’accéder au fantasme
littéraire, comme L’Amour, « texte indéchiffrable où Duras donne surtout l’impression
de se caricaturer elle-même » 680 :
« Tenu à distance de l’œuvre, le lecteur n’est guère porté à s’impliquer dans un travail où
dominent la froideur, la complexité ou l’hermétisme, et qui lui semblera souvent producteur
d’ennui. » 681
Le chef-d’œuvre peut donc se définir, pour Bayard, à partir de cet équilibre entre
ce qu’il appelle « une écriture de l’hallucination et une écriture de l’isolation » 682 :
« L’auteur qui rate une œuvre n’est pas parvenu à régler avec précision, de manière à
susciter une attirance chez son lecteur, la distance qu’il entretient avec son monde intérieur.
Ou, si l’on préfère, l’auteur qui réussit un chef-d’œuvre – c’est-à-dire un chef-d’œuvre
d’équilibre – est miraculeusement parvenu, pour un temps qui n’est pas nécessairement
éternel, à établir puis à fixer dans l’écriture la juste distance avec soi. » 683
355
mesure et la clarté, il sert à définir l’esthétique du classicisme historique français et des
auteurs qui l’illustrent :
« En ce sens, les classiques par excellence, ce seraient les écrivains d’un ordre moyen,
justes, sensés, élégants, toujours nets, d’une passion noble encore, et d’une force
légèrement voilée. » 684
« Réussir une œuvre, [...] ce n’est pas seulement atteindre une forme d’harmonie avec soi-
même, c’est parvenir à trouver, pour le fantasme qui organise cette œuvre en profondeur,
une expression conforme à l’époque où elle est créée, c’est-à-dire à la fois aux contraintes
spécifiques du genre auquel elle se rattache et aux préjugés esthétiques du temps, à ses
attentes essentielles. » 687
356
« Il existe un effet d’époque qui nous rend plus sensibles à telle ou telle faiblesse littéraire,
et fait même exister ce qui, à une autre époque, ne serait pas apparu comme une
faiblesse. » 688
« Pour en faire un classique proprement dit, il a fallu lui prêter après coup un dessein, un
plan, des intentions littéraires, des qualités d’atticisme et d’urbanité, auxquelles il n’avait
certes jamais songé dans le développement abondant de ses inspirations naturelles. » 689
« Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état
actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de
plaisir possible.
Le classicisme, au contraire, leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir à
leurs arrière-grands-pères. » 690
Aujourd’hui, le temps ne paraît plus seulement générer les classiques car nous
savons qu’il peut aussi les faire disparaître : « on ne naît pas classique, on le devient, ce
qui entraîne aussi qu’on ne le reste pas forcément » 691, et que « les œuvres entrent et
sortent du canon au gré des variations du goût, dont rien de rationnel ne régit le
mouvement. » 692
Mais comme l’écrit Compagnon, « j’aime parce qu’on me l’a dit »693. Le problème
est de savoir qui me l’a dit et pourquoi on me l’a dit. En d’autres termes, il s’agit de voir
comment des « consensus [...] se dégagent sous la forme d’agrégats de préférences
357
individuelles, avant de devenir des normes par l’intermédiaire des institutions : l’école,
l’édition, le marché. » 694
Il est plus facile de comprendre comment ces normes peuvent influencer nos
goûts de manière inconsciente au point de nous faire apparaître comme des préférences
personnelles ce qui résulte d’un conditionnement culturel :
« Il est vrai que la société tend à uniformiser l’adhésion personnelle et modèle à notre insu
nos choix et nos goûts. Dès lors pèsent sur chacun des impératifs culturels inconscients, qui
lui enjoignent d’admirer ou le dissuadent de haïr. L’ensemble de ces impératifs constitue un
cadre à l’intérieur duquel se forment, d’une manière qui peut sembler naturelle, les
sentiments d’acceptation ou de refus, dans un mouvement d’évidence partagée face à
certaines œuvres. » 695
« il est vraisemblable que l’idée d’une appréciation collective, d’acceptation ou de rejet, est
une illusion dissimulant – derrière des formules convenues et générales permettant à des
transactions de langage de s’effectuer – une grande diversité subjective dans la réception de
l’œuvre. Même pour les œuvres qui paraissent le plus clairement avoir atteint des sommets
dans la réussite ou dans l’échec, c’est le sujet de l’inconscient qui détermine en dernière
instance l’appréciation esthétique, et ce pour des motifs privés qui se perdent ensuite dans
la formulation du jugement de goût. » 697
358
aussi bien que les “maîtres” consacrés, les critiques et les éditeurs autant que les auteurs, les
clients enthousiastes non moins que les vendeurs convaincus. » 699
Bourdieu élimine donc toute idée de valeur absolue en matière d’œuvre d’art : sa
valeur n’est que l’effet d’une croyance, elle-même produite par le champ de production,
auquel appartiennent, entre autres,
« les membres des institutions qui concourent à la production [...] de consommateurs aptes
à reconnaître l’œuvre d’art comme telle, c’est-à-dire comme valeur, à commencer par les
professeurs et les parents [...] » 700.
Pour ceux qui les aiment et les ont redécouverts comme des pépites cachées dans
la boue, l’entrée dans le canon littéraire signifie une officialisation qui les priverait de
leur singularité d’auteurs marginaux. C’est là le paradoxe de notre travail, qui tout en
étudiant les particularités de la réception d’une œuvre comme celle de Forton, contribue
à le faire entrer dans un panthéon – dont il n’aurait peut-être pas voulu – car tout
discours tenu à son sujet atteste d’un processus de légitimation de son œuvre :
« Les dispositions “subjectives” qui sont au principe de la valeur ont, en tant que produits
d’un processus historique d’institution, l’objectivité de ce qui est fondé dans un ordre
collectif transcendant aux consciences et aux volontés individuelles » 701
359
À première vue, son cas est absolument contraire à celui de Forton : alors que
pour ce dernier, la critique était plutôt bonne et le lectorat peu étendu, le succès de Vian,
ignoré par la critique de son vivant, est venu de ses jeunes lecteurs, immédiatement
après sa mort.
L’attitude de Gallimard à l’égard des deux auteurs a été la même, par contre.
D’après Noël Arnaud 702, Gallimard a abandonné Vian parce que L’Écume des jours ne
se lisait pas. Le roman avait pourtant bénéficié d’un lancement identique aux autres, il
avait même failli obtenir le Prix de la Pléiade qui récompensait les jeunes romanciers, et
des fragments importants avaient été publiés par Les Temps Modernes. Mais la critique
gardait le silence car cette œuvre « déroutait ».
Vian et Forton ont aussi en commun d’avoir éprouvé la résistance du milieu
universitaire, dans un premier temps. Mais dans le cas de Vian, cette méfiance était
dictée par le fait que, précisément, les jeunes l’aimaient trop. Vian a rencontré son
public juste après sa mort alors que Forton ne l’a peut-être pas encore rencontré, ne le
rencontrera jamais ou l’a déjà rencontré, et il restera restreint.
La comparaison avec Vian nous permet de comprendre ce qui manque à Forton
pour devenir un classique, si la reconnaissance universitaire lui fait défaut. Nous voyons
bien que dans le cas de Vian, c’est la fascination pour l’auteur, homme protéiforme et
prodigieusement doué, qui a été le plus sûr ingrédient de son succès. La multiplication
des mémoires universitaires provoquée par la publication d’un ouvrage sur sa vie en
Italie donne une idée du phénomène 703. Vian incarnait la jeunesse, le non-conformisme
et la légende de Saint-Germain des Prés. Or la meilleure chance pour une œuvre de
s’imposer comme classique grâce à son public, c’est d’être portée par l’enthousiasme de
la jeunesse. Pensons aux surréalistes qui redécouvrirent Lautréamont, animés d’une foi
exaltante et exaltée en de nouvelles valeurs littéraires, sociales et morales. On ne peut
espérer pareille ferveur pour Forton, à cause de sa personnalité, discrète, modeste,
provinciale, et de ses livres, désenchantés.
360
TROISIÈME PARTIE : QUEL AVENIR POUR FORTON ?
La question est la suivante : vaut-il mieux être peu lu, mais par des connaisseurs,
au risque de disparaître un jour des rayonnages des librairies, plus que jamais attentives
à ce qui se vend ? Ou est-il préférable de faire parler de soi, avec, outre la malveillance
et la suspicion qu’entraîne le succès, le danger d’être lu pour de mauvaises raisons ?
L’ambiguïté demeure entière pour un auteur comme Forton, qui ne s’est pas avéré
un auteur suffisamment « rentable » pour qu’un éditeur comme Le Dilettante accepte de
publier ses nouvelles, mais dont on peut dire : « Aujourd’hui, à Bordeaux, on se passe
encore le nom – « Jean Forton » – comme un talisman qui bascule sur un autre
monde » 704.
Curieusement, Bernard Frank avait employé le même terme à propos d’un autre
écrivain bordelais, Jean Freustié :
« Il a eu des lecteurs et pour certains titres, des dizaines de milliers, mais pas cette poignée
de jeunes garçons ou filles qui se rechuchotent un nom d’écrivain comme un talisman ou un
mot de passe. » 705
En réalité, ce qui peut s’analyser comme avantage, si l’on prend le point de vue
bien français de la qualité, réservée, semble-t-il, à une élite fière de découvrir des
écrivains rares, se retourne en inconvénient majeur dans une ère où le rayonnement
intellectuel se mesure en termes de rentabilité.
704
Xavier Rosan, Jean Forton, un écrivain dans la ville, op. cit., p. 6.
705
« Supplément : les écrivains du Bordelais », Magazine littéraire, oct. 1989, n° 270, p. 73.
361
1. La conception française de la qualité littéraire
« Les progrès du champ littéraire vers l’autonomie se marquent au fait que, à la fin du XIXe
siècle, la hiérarchie entre les genres (et les auteurs) selon les critères spécifiques du
jugement des pairs est à peu près exactement l’inverse de la hiérarchie selon le succès
commercial. » 706
Nous avons vu plus haut que pour un auteur, connaître le succès de son vivant
hypothèque lourdement l’avenir de son œuvre, dont la valeur est censée se décanter au
fil du temps. Rappelons ce que disait Jean-Louis Ezine de Philippe Djian :
« Djian me semblait lié à son époque par de trop courtes attaches. Combien de romanciers
sont victimes de cette fatale connivence, à quoi une œuvre ne survit jamais ? C’est une
règle des plus étranges, mais dont je n’ai jamais vu qu’elle tolérait la moindre exception :
un écrivain, quand bien même il incarnerait son temps avec zèle et ponctualité, n’est jamais
sans danger son propre contemporain. » 707
« Que voulez-vous ? Il paraît que j’ai contre moi les prêtres du bon goût. [...] Je crois que
l’ambiguïté de ma situation est là tout entière : je n’existe comme écrivain qu’à travers mon
public. » 708
disait Djian en 1996 à propos du décalage entre les critiques et son public.
Reprenant le mot de Montherlant qui lui avait déclaré dans une interview peu avant sa
706
Pierre BOURDIEU, Les Règles de l’art, op. cit., p. 193.
707 Entre nous soit dit, op. cit., p. 7.
708 ibidem, p. 25.
362
mort : « Mon succès est un malentendu » 709, il montre comment les critiques se
réservent jalousement le droit de juger de la qualité d’une œuvre au point de se renier
lorsque le public s’enthousiasme pour celle-ci :
avant de préciser :
« En fait, ce n’est pas le succès qui est un malentendu : c’est la réticence qu’il provoque
dans les esprits. C’est presque un réflexe, il prend de vitesse les meilleures intentions. [...]
J’ai compris plus tard qu’il existait toujours une part de duperie, d’un côté ou de l’autre,
dans la façon dont une œuvre littéraire s’ébruite et trouve sa résonance. » 711
Le plus étonnant est que la « réticence » existe aussi dans l’esprit des auteurs,
dont on penserait qu’ils souhaitent être lus par le plus grand nombre de lecteurs
possible. Car ce que voulait dire l’aristocratique Montherlant par le mot « malentendu »,
très certainement, c’est que son œuvre ne pouvait pas être comprise ni appréciée par le
grand nombre. Il s’estime d’ailleurs autant trahi par les critiques que par les lecteurs
anonymes, et les confond dans le terme générique de « public » :
« Les bras nous en tombent quand nous voyons les mobiles que les gens nous prêtent et les
interprétations saugrenues et toujours rabaissantes qu’ils donnent de notre conduite. Entre
nous et le public, tout, l’admiration comme la haine, est à base de malentendu. » 712
Tous les auteurs « de qualité » qui ont connu le succès de leur vivant semblent
avoir souffert de n’être pas aimés pour ce qu’ils étaient.
Nous avons déjà signalé la phrase de Gide que citait souvent Forton, aux dires de
Pierre Veilletet : « Au-delà de 800 exemplaires, c’est un malentendu ». Que notre auteur
l’ait reprise à son compte manifeste chez lui la même conception d’une littérature
exigeante, s’adressant à une élite. Il ne s’attendait donc pas à rencontrer un succès de
masse ; il a seulement été déçu de ne pas être davantage reconnu par ses pairs.
363
La même défiance vis-à-vis de la célébrité se retrouve chez des auteurs étrangers,
voire d’un autre continent, comme Borgès qui fait dire à l’un de ses personnages : « La
gloire est une incompréhension, peut-être la pire. » 713 ou Gao Xingjian pour qui « La
littérature n’a rien à voir avec les best-sellers et les tableaux des ventes » 714.
Dans leur manière d’envisager la gloire littéraire comme un malentendu, on peut
voir un signe du rayonnement de la culture française, référence longtemps incontestée
de la littérature dans le monde. On peut aussi la prendre comme une vérité à laquelle
personne n’échappe : d’une part, la qualité exige une éducation du goût réservée à
quelques privilégiés, d’autre part, débordée par sa célébrité, l’œuvre n’est plus une fin
en soi mais un instrument au service d’intérêts bien éloignés de sa destination initiale.
Les éditeurs français qui prétendent perpétuer la tradition d’une littérature
française exigeante se méfient tout autant du succès. Du moins, c’est ce qu’ils disent !
Car on aura de plus en plus de mal à les croire, vu les pressions économiques auxquelles
nous les savons désormais exposés :
« En fait, dès qu’un livre commence à obtenir du succès, je m’inquiète. On doit toujours se
demander dans ce cas si ce que l’on trouvait si nouveau, si intéressant, ne correspondait pas
tout simplement à une attente préexistante. Les œuvres profondément révolutionnaires ne
peuvent pas, par définition, entraîner l’adhésion immédiate du plus grand nombre. » 715
Ainsi parlait Jérôme Lindon il y a dix ans. Il a d’ailleurs prouvé son courage
éditorial et les éditions de Minuit ont effectivement joué le rôle de locomotive dans la
littérature d’avant-garde de la dernière moitié du siècle dernier.
Le « malentendu » littéraire est donc une nécessité pour celui qui a choisi d’ouvrir
des voies nouvelles, éloignées des goûts du public, une nécessité à la fois logique, en
cas de succès, et commerciale, si l’on pense à la survie de l’entreprise :
« ou bien vous faites une étude de marché pour demander aux gens ce qu’ils veulent, ou
bien vous essayez d’imposer une vue nouvelle des choses, d’autant moins convaincante que
vous êtes le seul à la défendre. Lorsque le succès intervient sur des œuvres de ce type, ce ne
peut être qu’à partir de malentendus, ou, tout au moins d’“autrentendus” ». 716
713 « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Fictions, Gallimard, Folio, Paris, 2000, p. 50.
714 La raison d’être de la littérature, op. cit., p. 33.
715 Entretien de Michèle Ammouche-Kremers avec Jérôme Lindon, Jeunes auteurs de Minuit, op. cit.,
p. 3.
716 ibidem, p. 7.
364
Paul Otchakovsky-Laurens, des éditions P.O.L., reprend la même idée en la
développant :
« Ce que je voudrais dire, c’est qu’il n’est pas étonnant que, publiant ce que nous publions,
nous rencontrions des difficultés. C’est le contraire qui serait étonnant et sans doute
inquiétant : nous aurions sans doute failli à un moment ou à un autre à notre tâche. Et il ne
semble pas que, dans ce secteur précis de la recherche et de la création, grâce notamment à
l’aile la plus militante de la librairie et de la critique, la situation se soit spécialement
dégradée par rapport à ce qu’elle était il y a trente ans, par exemple. Quand par hasard il
survient, le succès n’est jamais qu’un malentendu dont nous serions bien mal avisés de ne
pas profiter : il est rare. Ce qui est nouveau fondamentalement choque et effraie. Il en va de
la littérature comme des autres arts. » 717
À vrai dire, ce type d’œuvre court davantage le risque de ne pas être lu que d’être
victime d’un enthousiasme à contretemps. C’est pourquoi Patrick Deyrolle, directeur
des éditions du même nom, cite Paulhan en exergue de son article :
« Chacun sait qu’il y a de nos jours deux littératures : la mauvaise est proprement illisible :
on la lit beaucoup. Et la bonne qui ne se lit pas. C’est ce qu’on a appelé, entre autres noms,
le divorce de l’écrivain et du public. » 718
Patrick Deyrolle se montre encore plus radical que les éditeurs précédents en
considérant toute reconnaissance médiatique – dont les prix font partie – comme le
signe infaillible de la mauvaise qualité d’une œuvre :
« chacun sait que les livres ayant un important écho médiatique, ou ayant reçu un prix dit
“littéraire”, ne sont pratiquement jamais des œuvres véritables » 719.
717 Rencontres de Chédigny 1996. La littérature française contemporaine, Centre Régional du Livre,
Région Centre, Vendôme, 1997, p. 61.
718 « Pour une littérature dérangeante », ibidem, p. 55.
365
caractère spécifique de la littérature française, désormais victime de la subtilité qui a fait
sa réputation :
Le mot est lâché : si une certaine littérature française actuelle ne se lit pas, ou se
lit trop peu, c’est qu’elle exige un effort que les lecteurs d’aujourd’hui répugnent à faire.
Dans l’esprit des éditeurs qui veulent faire de leurs maisons des laboratoires de
recherche en écriture, à l’instar des éditions de Minuit au temps du Nouveau Roman, la
qualité est donc synonyme de difficulté :
« On nous reproche parfois de publier de la littérature difficile. Je pense qu’il n’y a pas de
littérature difficile. Ou alors il n’y a pas de littérature. » 721
« Notre littérature a mauvaise presse chez nous, elle est jugée narcissique, sans envergure.
Je la trouve au contraire bien souvent dérangeante, plongeant dans nos aventures intérieures
d’une façon qui doit être jugée inconsciemment obscène. Une littérature qui fait peur,
comme font peur la simplicité ou, dans un autre registre, l’introspection. » 722
En effet, outre le danger de n’être pas comprise parce que trop expérimentale, la
littérature française actuelle est souvent accusée de faire trop de place à l’introspection,
et particulièrement à la subjectivité narcissique. Le reproche n’est pas nouveau,
d’ailleurs, puisque Paul Gadenne écrivait en 1946 :
« Si l’objectivité est une qualité du roman, et s’il y a quelque chose d’admirable, en effet,
dans ce pouvoir que possèdent les grands romanciers de faire vivre des personnages qui ne
doivent, en apparence du moins, rien à leurs auteurs, il faut avouer que cette objectivité
n’est pas ce qui distingue en général le roman français de ces dernières années, et que nous
avons beaucoup à envier sous ce rapport aux romans étrangers, et particulièrement aux
américains. » 723
719
ibidem.
720 ibidem, p. 56.
721 Jean-Pierre Boyer, directeur des éditions Fourbis, « Dix ans de Fourbis », ibidem, p. 64.
722 Patrick Deyrolle, ibidem, p. 57.
723 « Recherche de l’objectivité dans le roman américain », À propos du roman, Actes Sud, 1983, p. 61.
366
La supériorité du roman américain n’a cessé de s’affirmer depuis, et la tradition
du roman d’analyse français résiste mal à une littérature issue d’un vécu dur, une
littérature des limites, appréciée du public et vantée par des critiques comme Raphaël
Sorin, découvreur et premier éditeur de Houellebecq.
Dans un article mis en ligne en 1999 et intitulé « French fiction gets wired » 724, un
journaliste anglo-saxon, Scott Steedman, salue le réveil de la littérature française après
des décennies de « formalisme stérile » et de « nombrilisme sans vie ». Quasiment
disparue de la scène mondiale depuis Duras, Perec et le Nouveau Roman, elle
recommence à être traduite grâce à l’émergence d’une nouvelle génération d’auteurs qui
ont abandonné l’introspection proustienne pour s’ouvrir aux dures réalités du monde. Le
meilleur exemple en est la publication par un éditeur américain d’une anthologie
intitulée XCiTés 725, réunissant quinze auteurs français de moins de quarante ans (en
1999), jamais publiés en anglais jusqu’alors.
Scott Steedman rapporte les propos tenus par Raphaël Sorin lors du lancement de
l’ouvrage :
« At the “XciTés” launch party, Raphaël Sorin, a literary director chez the leading publisher
Flammarion, said that he believed French writing was in a period of renewal and was at last
“showing some interest in the outside world.” He bemoaned the last 20 years, a dark period
of “bourgeois neo-classical literature that wasn't in step with the real problems.” He is not
surprised that English publishers lost interest : “we were bored, too.” » 726
Déjà, en 1995, dans un essai que certains ont qualifié de discutable mais
intelligent, Jean-Marie Domenach dénonçait la faiblesse du roman français qui, aux
lendemains de la guerre, s’est détaché de l’histoire, de la réalité humaine et sociale, pour
ne s’intéresser qu’à la technique et aux jeux de langage. Il lui oppose la richesse et la
vitalité du roman anglais ou américain qui a su, quant à lui, dépasser le soupçon,
367
notamment en empruntant au journalisme et à l’audiovisuel leurs techniques et leurs
aptitudes à informer sur le réel :
« S’il est vrai [...] que des romanciers américains ont trouvé plusieurs moyens de surmonter
l’anémie qui frappe le roman français, c’est en partie parce qu’ils ont gardé le contact avec
le journalisme, soit qu’ils y participent, soit qu’ils incorporent à leurs livres quelques-unes
de ses techniques. Ainsi ont-ils contribué à ce “journalisme d’investigation” qui allie
l’enquête policière et la mise en intrigue du roman. » 727
Il déplore que les romanciers français actuels, jugulés par le système, ne nous
disent rien de ce « roman de l’ombre » qui se joue dans les coulisses du pouvoir :
« Le nouveau roman américain n’a pas de ces pudeurs. Ainsi, Thomas Wolfe dans Le
Bûcher des vanités mêle-t-il à l’intrigue le milieu des financiers de Wall Street et nous
plonge dans la dialectique concrète du racisme et de l’antiracisme. [...] La renaissance du
roman américain, si renaissance il y a, ne sera possible en France que si nos écrivains se
débarrassent de leur timidité – disons carrément, de leur peur : peur de faire peur, peur
d’avoir peur, qui empoisonne également le monde des journalistes. La réconciliation du
journalisme et du roman, dont profiteront l’un et l’autre, suppose qu’ils témoignent
également d’un appétit féroce de comprendre, de faire voir et de dénoncer. » 728
Selon lui, et Alain Nadaud 729 qu’il cite, le roman français a coupé les ponts avec la
réalité lorsque les sciences du langage et la psychanalyse ont jeté le doute sur sa
capacité à exprimer le réel :
« Le roman à intrigue, à personnages, “ça ne se fait plus”, comme disent les marchands de
vêtements. Raconter, c’est démodé. » 731
368
« Tout naturellement, lorsque se distend la relation entre un art et son époque, les
apparences, les techniques, les théories critiques se multiplient et l’auteur se gonfle pour
occuper la place vide. Dans le cas du roman, les personnages fatigués, inexistants, se
retirent pour laisser le devant de la scène au romancier, le seul qui vive vraiment dans cet
univers de fantômes. » 732
Non seulement nos romanciers ont du mal à imaginer des histoires et des
personnages, mais comme eux-mêmes sont en proie au doute, ils ne sont plus capables
de nous faire croire à ce qu’ils écrivent :
« le pouvoir de faire croire est identique au pouvoir de croire, et c’est ce pouvoir qui
manque à nos romanciers. S’ils ne parviennent pas à dresser (à “camper”, comme disent les
manuels) des personnages, ce n’est pas à cause des théories fascinantes sur la mort de
l’homme, c’est simplement parce qu’ils sont impuissants – impuissants à croire, donc à
faire croire. » 734
Plus gravement, il s’agit pour lui d’une crise de l’imaginaire qui atteint toute
l’Europe continentale et ne touche pas seulement le roman mais la création en général,
révélant ainsi une crise décisive de l’imaginaire735. Domenach cite un article de
Katharina von Bülow, « La littérature, l’Allemagne et ses intellectuels », paru dans
Documents en février 1991 :
« Elle aussi “a du mal à se retenir de bâiller”. Elle aussi est fatiguée de “cette littérature
fatiguée” dont les auteurs eux-mêmes disent qu’elle n’a aucun sens. “Ne rien dire à travers
l’écriture ne débouche que sur l’ennui et le nihilisme.” »
Et il conclut :
« L’ère des grands romanciers est close en Allemagne. Elle se clôt aussi en Italie et en
Espagne. Mais c’est à la France qu’incombe la responsabilité d’avoir empoisonné
369
l’atmosphère romanesque avec la drogue des théories, et l’avantage d’illustrer
littérairement la crise d’une démocratie vidée d’espérance. » 736
La situation est différente pour la littérature américaine parce qu’elle trouve chez
ses lecteurs une foi intacte dans ses mythes :
« La vigueur que les lecteurs français (les passionnés de Paul Auster en premier rang)
aiment dans les romans américains, n’est en rien un effet de la puissance financière,
politique et militaire des États-Unis ; elle ne fait qu’un avec cette puissance car elle procède
de la même histoire et du même tempérament. La guerre civile, la guérilla urbaine, les
délires qui s’emparent périodiquement de l’opinion (alcool, tabac, harcèlement sexuel,
etc.), les assassinats politiques, n’entament pas l’optimisme de la volonté. La catastrophe
rôde alentour, mais elle n’est pas dans les têtes. La sinistrose a fait quelques recrues, mais
elle ne tourne pas au nihilisme. Lorsque Nietzsche écrit que “le monde-réalité devient
fable”, sa prophétie prend consistance en Europe, mais pas aux États-Unis où, pourtant, le
reportage télévisé et le reality show ont atteint leur apogée. Le pouvoir de croire et faire
croire y semble presque intact » 737.
« tout prosateur peut légitimement s’instituer romancier pourvu qu’il bénéficie de quelque
appui dans le microcosme qui fait et défait les célébrités. [...] Triomphe de l’utopie
égalitaire : la distinction s’efface entre auteur et lecteur. Nous sommes tous des créateurs,
[...] Le moment approche où n’importe quel texte écrit, fût-il mal écrit, sera considéré
comme littéraire. » 738
Ignorer « le fait qu’il y a des gens qui se servent mieux du langage que la plupart
des autres – ce sont des écrivains » et croire « qu’en laissant parler la langue on produira
des chefs-d’œuvre » contribuent « à la désastreuse hypertrophie du roman. » 739
Nous retrouvons des échos de cette crise des valeurs esthétiques dans le texte de
Jean-Pierre Salgas que nous avons déjà eu l’occasion de citer 740 :
« La limite est floue entre littérature et non littérature. Le champ littéraire perd ses
contours. Ne subsiste plus qu'un principe de distinction, la mort. Elle saisit de plus en plus
370
le vif, un bon écrivain est de plus en plus en France un écrivain mort. Mieux peut-être, un
écrivain qui sait assez bien faire le mort de son vivant. »
741
Jean-Pierre GOLDENSTEIN, Pour lire le roman, op. cit., p. 7.
371
dit Pascale Casanova, le thème du déclin de la littérature française se soit répandu à
partir de l’intérieur même de notre pays :
« Les mêmes qui contribuent à son affaiblissement, font circuler la rumeur de la fin
(supposée) du roman français en le prétendant (et l’on connaît ce refrain depuis les années
trente) étroit, banal et “nombriliste” pour mieux l’opposer aux romans et aux romanciers
internationaux (de Salman Rushdie à Carlos Fuentes en passant par Umberto Eco et Jim
Harrison) qui eux, par leur ouverture (supposée) sur le monde sauraient parler de la “vraie”
réalité. » 742
La situation est d’autant plus désespérée que le petit monde littéraire parisien
continue de penser que le reste du monde a les yeux braqués sur lui, alors que la
littérature internationale a depuis longtemps délaissé les expériences littéraires au profit
des expériences de la vie :
« Comment continuer à parler du roman français sans voir qu’il est mis en cause, comme
tous les textes littéraires du monde qui s’écrivent contre les normes commercialo-
éditoriales, par le libéralisme commercial appliqué à l’édition ? Comment ne pas voir que
c’est toute la production la plus indépendante – et pas seulement française évidemment –
dont on feint de nous apprendre le déclin (ou la mort, sur le thème : les avant-gardes sont
dépassées) au profit d’un roman passe-partout, adapté aux normes commerciales
internationales et légitimé par tous les commerçants du monde (la World Fiction) ? [...]
C’est dans cette soumission systématique et organisée de la production romanesque aux
contraintes esthétiques du commerce que réside le véritable déclin littéraire français. » 744
372
Pour Pascale Casanova, le remède ne peut venir que de « la prise de conscience et
la renaissance du rôle international de Paris en matière littéraire » :
« Paris a été longtemps, non pas la capitale nationale de la littérature française, mais une
capitale littéraire internationale où convergeait la littérature du monde entier. On peut
penser que Paris n’a pas perdu cette “fonction”, comme disait Valéry. La reconnaissance
récente de quelques-uns des plus grands écrivains mondiaux comme Danilo Kis, Thomas
Bernhard, Milan Kundera ou les écrivains latino-américains en témoigne. Mais il faut
continuer à faire fonctionner cette “grande cuisine littéraire” comme disait Danilo Kis à
propos de Paris. » 745
Nous pouvons même rajouter à cette liste des écrivains américains comme Paul
Auster ou Jim Harrison, dont la France a consacré la valeur littéraire, alors que leurs
manuscrits étaient refusés aux États-Unis, et qui en ont retiré un certain crédit
intellectuel auprès de leurs compatriotes, même s’ils ne font pas partie des best-sellers
de leur pays.
À la vision confiante et idéalisée du centralisme parisien selon Pascale Casanova :
« Paris n’est pas seulement la capitale de l’univers littéraire, il est aussi, de ce fait, la porte
d’entrée du “marché mondial des biens intellectuels”, comme le disait Goethe, le lieu
consacrant majeur du monde de la littérature. La consécration parisienne est un recours
nécessaire pour les auteurs internationaux de tous les espaces littéraires dominés :
traductions, lectures critiques, éloges et commentaires sont autant de jugements et de
verdicts qui donnent valeur littéraire à un texte jusque-là tenu hors des limites de l’espace
ou non perçu. Du seul fait que ce jugement est prononcé par des instances littéraires
(relativement) autonomes, il a des effets réels sur la diffusion et la reconnaissance du
texte. » 746
« Le rédacteur en chef du New York Review of Books à qui, il y a une quinzaine d’années,
j’avais demandé une aide pour lancer un hebdomadaire critique indépendant de toute
influence et de tout copinage, m’avait répondu que c’était impossible en France. [...]
Impossible, surtout, à cause de la centralisation parisienne qui enveloppe auteurs, critiques,
éditeurs et journalistes, dans un réseau de convivialité et d’intérêts que renforcent une
télévision et une radio également concentrées à Paris. » 747
745 ibidem.
746 La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 180.
747 Le Crépuscule de la culture française, op. cit., p. 18.
373
auteurs mondiaux ne naissent plus sur son sol et de remettre en question sa littérature
actuelle, plus souvent issue des modes et des intrigues que soucieuse de qualité.
Presque dix ans après Domenach, voici ce qu’écrivait Pierre Jourde, auteur du
pamphlet La Littérature sans estomac, qui provoqua un important remue-ménage dans
la critique parisienne, notamment celle du journal Le Monde :
« Le prix Goncourt 1996 est très significatif de l’évolution de la littérature pour amateurs
éclairés vers le créneau vendeur. Le Chasseur Zéro, de Pascale Roze, représente le
croisement parfait entre deux espèces, l’écriture blême post-durassienne et le folklore
psychologique de grande consommation. Cela ne pouvait qu’être couronné dans le temple
du mitigé, le Saint des Saints du ni chèvre ni chou installé chez Drouant. Le Chasseur Zéro,
c’est l’enfant mort-né de la modernité et du roman-photo. » 748
748 Pierre JOURDE, La Littérature sans estomac, Esprit des péninsules, 2002, réédition in Pocket,
coll. « Agora », Paris, 2004, p. 215.
374
Pour limiter les risques d’investissement sur des auteurs inconnus, les éditeurs
alimentent aussi leurs collections de poche avec le fonds des petites maisons d’édition.
D’autre part, la littérature de création est menacée par la commande de
manuscrits, une pratique qui prend de l’extension, dans une logique de soumission
croissante à la demande du consommateur :
« Et ce peu d’intérêt pour la recherche est accentué par le fait que les éditeurs, qui autrefois
sélectionnaient dans ce qui leur était envoyé, et en cela ne faisaient qu’assurer une
médiation entre le marché des producteurs de manuscrits et celui des acheteurs de livres,
sont de plus en plus à l’origine même des livres qu’ils éditent après les avoir conçus et
commandés. (Peut-on d’ailleurs affirmer aujourd’hui que ce rôle de la commande ne
s’étend pas au champ littéraire ?)
De sélectionneurs, les éditeurs sont devenus initiateurs, avec tous les risques que cela
comporte de se fier aux succès passés ou d’user jusqu’à la corde ce qui correspond aux
goûts et habitudes dûment répertoriés... Cela est totalement vérifié pour les grands groupes
et en grande partie pour les éditeurs moyens. Les raisons en sont d’ordre économique
[...] » 749.
Il est évident qu’une littérature qui se vend peu parce qu’elle est mal diffusée et
s’adresse à un petit nombre, ne pourrait exister sans le mécénat pratiqué par la France
vis-à-vis de ses activités culturelles :
« Seule une petite édition, très fragile économiquement, et parfois dépendante des aides et
de la politique des pouvoirs publics (ne serait-ce que la loi sur le prix du livre) continue à
749 Jean-Claude UTARD, « Panorama de l’édition littéraire », Rencontres de Chédigny 1996, op. cit.,
ibidem, p. 46.
750 Paul OTCHAKOVSKY-LAURENS, « Les éditions P.O.L. », ibidem, p. 61.
375
proposer des textes et auteurs novateurs, des genres littéraires plus difficiles, et finalement à
miser sur le long terme, avec, hélas, des menaces de marginalisation. » 751
« fut essentiellement le fait d’éditeurs “littéraires”, de petite taille ou faisant partie des
“grands moyens”, très liés aux milieux intellectuels comme aux représentations classiques
du secteur. Elle s’articula rapidement autour de l’idée que le livre n’est pas un produit
comme les autres et devait donc pouvoir profiter d’une attention particulière de la part des
acteurs politico-administratifs. » 752
Le premier organe distributeur d’aides est le Centre national du livre (ou CNL),
héritier de la Caisse des lettres, instituée en 1946, puis du Centre national des lettres
auquel il a succédé en 1993.
Voici comment il définit ses missions :
« Établissement public au service d’une activité culturelle, le Centre national du livre est un
lieu de rencontres et d’actions interprofessionnelles.
Cette caractéristique lui confère une place particulière et originale dans l’organisation
administrative : éditeurs, auteurs et traducteurs, bibliothécaires et libraires sont étroitement
associés aux actions mises en œuvre par le CNL.
Présents au sein du Conseil d’administration […] ils interviennent dans la définition des
grandes options de la politique du Centre.
Ils participent aux commissions du CNL, réparties par disciplines ou par types
d’intervention. Plus de 200 spécialistes – écrivains, universitaires, journalistes, chercheurs,
artistes, traducteurs, critiques, éditeurs, libraires, conservateurs, animateurs de la vie
littéraire, français et étrangers composent ainsi les 13 commissions qui se réunissent trois
fois par an en février-mars, mai-juin et octobre-novembre afin d’étudier les demandes et
d’émettre un avis sur l’attribution d’aides aux auteurs, éditeurs, bibliothèques, et
associations de promotion de la vie littéraire.
L’activité de ces commissions s’appuie également sur le vaste réseau de collaborateurs
extérieurs – lecteurs et rapporteurs – qui compose le troisième cercle d’experts et contribue
quotidiennement par son expérience et sa compétence à la qualité des travaux du CNL.
Le Centre national du livre bénéficie de taxes fiscales qui lui sont affectées : une redevance
de 3 % sur la vente du matériel de reprographie et une redevance de 0,20 % sur le chiffre
d’affaires de l’édition, dont les éditeurs au CA inférieur à 76 000 euros sont dispensés. Ces
redevances constituent la principale ressource du Centre national du livre à laquelle
s’ajoute chaque année une subvention de l’État ainsi que les remboursements des prêts
consentis aux éditeurs et aux libraires.
Le budget d’intervention du CNL est consacré à l’ensemble de la chaîne du livre : auteurs,
éditeurs de livres et de revues, libraires, bibliothèques, associations littéraires. Le mode
376
d’intervention principal est la subvention, mais le CNL accorde aussi aux éditeurs et aux
libraires des avances remboursables sans intérêts. » 753
La particularité du CNL, par rapport aux autres centres du livre en Europe, est de
soutenir non seulement toute la production littéraire au sens large – le roman, le théâtre,
la poésie, la littérature classique et antique, les littératures étrangères, la vie littéraire, les
sciences sociales, les arts, la philosophie, la littérature scientifique et technique, la
littérature pour la jeunesse, et même la bande dessinée – mais aussi son édition et sa
diffusion à tous les niveaux, dans les librairies, les bibliothèques et dans de nombreuses
manifestations de la vie culturelle, en France comme à l’étranger.
Le CNL est notamment chargé de l’organisation des journées de « Lire en fête »
qui, chaque année, mobilise autour du livre un public nombreux et varié « en France et
dans 91 pays du monde, de Marseille à Troyes, de Bordeaux à Lyon mais aussi de
Tokyo à Santiago. » 754
En synergie avec le CNL, sur lequel elle exerce sa tutelle, la Direction du Livre et
de la Lecture, au ministère de la Culture et de la Communication, assure officiellement
une politique destinée à soutenir « la création littéraire, l’édition, la diffusion du livre et
le développement de la lecture » (Journal officiel du 26 décembre 1975). Son action
s’appuie sur des études et des recherches annuelles, à caractère sociologique, concernant
les pratiques de lecture et les publics des bibliothèques.
Ainsi, l’action du ministère public a-t-elle permis à des auteurs d’être édités et à
leurs éditeurs de les découvrir en « encourage[ant] certains types de productions
littéraires jugées nécessaires et dont la publication ne paraissait pas garantie par le libre
jeu du marché » 755.
L’existence d’une littérature en recherche, même si elle n’est pas toujours
synonyme de qualité, et la sauvegarde d’un vivier d’où émergeront les grands écrivains
de demain, permettent d’espérer limiter l’invasion dénoncée par Pierre Jourde :
377
« On se sent d’abord porté à abandonner les Bernheim et les Roze à leurs préoccupations
infimes. [...] Mais aucune œuvre n’est complètement dépourvue de conséquences. Il s’agit
d’une question plus grave que la nullité de tel ou tel auteur. L’invasion de ces niaiseries
étouffe la littérature française. [...] L’édition produit, la critique défend, sous le masque de
l’exigence, de la littérature bas de gamme. » 756
Tant que des éditeurs pourront publier des textes issus de l’exigence et du talent
véritables, même s’ils ne touchent qu’un public restreint, la diversité de la création
littéraire et du goût du public sera sauve. Car il s’agit bien toujours d’éduquer ce
dernier, de plus en plus tenté par les ouvrages de grande consommation. On peut
espérer, de cette manière, que des écrivains comme Forton trouveront toujours des
lecteurs.
Tout n’est pas rose, cependant, dans le domaine de l’aide à la création, sur le sol
français.
D’abord, en ce qui concerne le CNL, les auteurs se plaignent d’une influence
croissante des éditeurs dans sa gestion, qui le détournent de sa vocation initiale d’aide à
la création pour en obtenir des subsides de plus en plus importants : on est ainsi passé
des prêts aux subventions, au détriment des écrivains 757. Est-ce pour cette raison que des
écrivains de « grandes maisons » et relevant d’une littérature grand public comme le
policier ou le « thriller » peuvent désormais prétendre toucher des bourses ?
De plus, phénomène pernicieux mais difficilement évitable, il semble que comme
souvent, l’argent aille à l’argent, car un auteur qui a déjà obtenu une bourse d’une
DRAC (Direction régionale des affaires culturelles), par exemple, a plus de chances de
s’en voir attribuer une autre par le CNL. Nous reconnaissons ici le phénomène
cumulatif de la croyance – le crédit engendrant le crédit – qui tient ainsi à l’écart les
auteurs les moins connus, ceux dont le dossier de presse est inexistant.
De ce fait, qu’il agisse ou non sous l’influence des éditeurs siégeant dans ses
commissions, le CNL adopte un comportement proche des leurs en rémunérant de
préférence les auteurs qui ont l’air rentables, ou qui bénéficient déjà d’une certaine
reconnaissance, plutôt que de favoriser la découverte de nouveaux écrivains.
378
D’autre part, la dépendance du CNL à l’égard du Ministère de la Culture fait peser
de sérieuses menaces sur la pérennité des aides qu’il apporte, en cas de politique de
restriction des budgets publics. C’est sans doute la raison pour laquelle, actuellement, la
Direction du Livre « envisage une réforme vers un système plus équitable » 758.
Daniel Garcia, journaliste de Lire, prend parti assez violemment contre des aides
abusivement attribuées, selon lui, et se réjouit qu’Éric Gross, Directeur du Livre au
ministère de la Culture et président du CNL 759, ait décidé de les réformer :
« Votées par des commissions spécialisées par disciplines (poésie, romans, sciences
humaines et sociales, etc.) qui réunissent une vingtaine de membres (eux-mêmes auteurs),
ces bourses ont fini par échapper à tout contrôle. En 1996, un rapport confidentiel de la
Cour des comptes avait déjà épinglé un manque de transparence flagrant dans leur
attribution. Verdict confirmé par un audit privé, lui aussi confidentiel, commandité par Éric
Gross au début 2004. Il y avait donc urgence à remettre de l’ordre dans un système
accaparé par des apparatchiks de l’intermittence littéraire. Éric Gross s’est attelé à la tâche
en réduisant les abus. Plus largement, il devrait présenter ces jours-ci, à la veille du Salon
du livre, une réforme générale de l’attribution des bourses.
[...] l’argent du contribuable doit-il encourager la paresse ? Servir d’ascenseur à la
médiocrité ? Rimbaud aurait-il exigé d’être subventionné ? [...] » 760.
Cette réforme semble avoir eu surtout pour objectif de réduire les subventions du CNL, afin de soulager
les dépenses publiques, si l’on en croit la pétition signée « par plus de 300 auteurs » contre
« le président du Centre National du Livre [qui] ne suit plus les recommandations motivées
de sa Commission et a décidé à plusieurs reprises depuis un an de réduire, de supprimer ou
d'accorder des aides selon son bon vouloir.» 761
758 Daniel Garcia, « Ces auteurs qui vivent de l'argent public », Lire, mars 2005.
759
En juin 2005, il a été remplacé par M. Benoit Yvert mais ses réformes ont subsisté.
760 ibidem.
761
La République des lettres, décembre 2004, texte consulté le 29/03/2006 sur le site :
http://www.republique-des-lettres.fr.
762 Cette fermeture provoqua une levée de boucliers dans le petit monde littéraire français, des articles
dans Le Monde et une pétition signée de noms prestigieux comme celui de Philippe Sollers, par exemple.
Serge Velay a publié à ce sujet un petit pamphlet, Embrouilles dans la scribouille, Au diable vauvert,
Vauvert, 2004, où il dénonce un coup médiatique monté par des éditeurs locaux peu scrupuleux, et
l’absence d’esprit critique de la communauté intellectuelle à cette occasion.
379
Cependant, malgré ses inévitables dysfonctionnements, la politique de soutien
culturel pratiqué par la France semble bien être le seul rempart contre les méfaits
galopants de l’édition commerciale. La question, préoccupante pour nos éditeurs les
plus prestigieux comme pour tous ceux qui croient encore à une littérature française, est
de savoir combien de temps elle durera.
Nous avons vu plus haut que les aides du CNL ne vont pas seulement aux
éditeurs, aux auteurs et aux libraires mais aussi aux bibliothèques. Effectivement,
« En matière de lecture publique, [la Direction du Livre et de la Lecture] suit les questions
relatives au fonctionnement et à l’équipement des bibliothèques ; elle impulse et coordonne
les politiques de développement de la lecture ; elle collecte les données statistiques
nécessaires à l’évaluation de ces politiques et assure le contrôle technique des bibliothèques
municipales et des bibliothèques départementales de prêt. » 763
380
« Le nombre de lecteurs qui empruntent gratuitement les livres en bibliothèque a en effet
augmenté de 160 % en seize ans. » 765
« Afin de ne pas favoriser les auteurs à succès, les rémunérations des auteurs seraient
calculées sur le nombre d’exemplaires achetés par les bibliothèques et non sur le nombre de
prêts. » 766
« à l'initiative de la Société des Gens de Lettres (SGDL), rejointe en 2000 par le Syndicat
National de l'Édition (SNE), la Sofia rassemble 4 200 auteurs et représente 80 pour cent du
chiffre d'affaires de l'édition française. Elle est présidée par deux co-gérants : un auteur,
Françoise Cartano, présidente ; un éditeur, Pascal Flamand, vice-président [P.-D.G. du
Seuil par ailleurs] » 767.
Très récemment, cette société chargée de défendre les intérêts des auteurs a
obtenu l’agrément du Ministre de la Culture et de la Communication en tant que
« société de perception et de répartition de droits [...] pour la gestion de la rémunération
au titre du prêt des livres en bibliothèque » 768.
Concrètement, les choses se déroulent ainsi :
« Lorsqu’un livre est acheté par une bibliothèque de prêt, une rémunération est versée à ce
titre. Le total annuel de ces versements est augmenté d’une contribution publique
proportionnelle au nombre des inscrits en bibliothèques de prêt. » 769
765 Philippe LANE, « La librairie, nouveau moteur de l’édition ? », Où va le livre ?, op. cit. p. 92.
766 Christophe PAVLIDÈS, « Du livre aux bibliothèques : nouveaux espaces, nouvelles normes »,
ibidem, p. 205.
767
Texte consulté le 29/03/2006 sur le site : http://www.la-sofia.org.
768 Courrier envoyé par la Sofia à ses adhérents en avril 2005.
769 Dépliant réalisé par la Sofia à l’occasion du Salon du livre de Paris de 2005.
770 La Sofia a également contribué à l’adoption de la loi du 17 juin 2001, qui réduit partiellement les
pertes de revenus subies par les auteurs et les éditeurs de l’écrit avec l’extension de la copie numérique.
381
Ainsi le ministère public concilie-t-il les intérêts des bibliothèques avec ceux des
auteurs, afin de protéger davantage la création tout en continuant à favoriser la lecture.
• Les rencontres
382
la véritable littérature est une littérature de création, dont la publicité ne parle pas, et
souvent ignorée de la reconnaissance officielle :
« on ne voit plus que des carrières de gens de lettres, finalement assez traditionnelles, allant
du scandale à l’Académie française [...] en passant par l’occupation systématique des
institutions. » 773
C’est pourquoi les grands éditeurs étaient absents du débat, laissant la place à des
éditeurs plutôt confidentiels, comme Patrick Deyrolle des éditions du même nom et
Jean-Pierre Boyer, directeur des éditions Fourbis, le plus connu étant Paul
Otchakovsky-Laurens, des éditions P.O.L.
Tous s’accordèrent sur la nécessité de soutenir une littérature menacée par la
littérature « facile » dite « de masse », ainsi que les éditeurs et les libraires
indépendants.
• Les revues
Malgré les difficultés financières que connaissent tous les médias écrits, il existe
encore un certain nombre de revues littéraires qui contribuent à entretenir la même
conception exigeante de la littérature et « à dessiner les nouveaux contours de cet
insaisissable univers qu’est celui de la création des mots » 774.
Certes, elles ne jouent plus le même rôle qu’autrefois, puisqu’elles ne servent plus
forcément à lancer de jeunes auteurs – comme au temps de la NRF de Paulhan par
exemple – surtout depuis l’engouement des éditeurs et du public pour les premiers
romans. Elles ont aussi pâti de la perte de prestige qui a touché la littérature dans les
dernières décennies du XXe siècle :
« Cette fin de siècle est marquée par la dévalorisation de la littérature, au point que certains
redoutent sa disparition (Georges Steiner, Réelles Présences, 1990). Le déclin des revues
littéraires est précisément un des symptômes d’une certaine marginalisation de la littérature
elle-même. » 775
773 Bruno VERCIER, « Littérature française contemporaine : les années 50-70 », ibidem, p. 17.
774 Serge SAFRAN, « Les revues littéraires, effervescence et commémorations », ibidem, p. 70.
775 Éliane TONNET-LACROIX, op. cit., p. 271.
383
La désacralisation de l’écrivain n’empêche pas que « certains songent pourtant à
relégitimer la littérature. » 776 Comme l’explique Éliane Tonnet-Lacroix,
« On assiste aussi dans les années 90 à une sorte de réveil des petites revues littéraires. À
côté de la Revue de littérature générale de tendance avant-gardiste, on trouve aussi Quai
Voltaire, revue littéraire (1991-1994), Revue Perpendiculaire, créée en 1995, NRV (1996),
Ligne de risque (1997). Animées souvent d’esprit polémique, elles sont soucieuses de
définir le territoire et les contours de la littérature véritable, contre l’invasion du livre-
marchandise tout autant que contre les jeux formalistes. » 777
La plupart des titres cités ont disparu, ou sont en sommeil, car on peut
difficilement être sûr de la disparition d’une revue littéraire. Quoi qu’il en soit, il semble
effectivement que les années 1990 aient connu un regain d’intérêt pour les revues
littéraires. Par exemple, en juin 1999, le Centre Régional du Livre de Franche-Comté
organisa une manifestation autour des revues francophones, « Revues en vue », afin de
mieux mettre en lumière « le foisonnement qui caractérise le monde des revues
littéraires francophones » et qui « n’a d’égal que le peu de place qui leur est accordée
dans les médias et, même, dans les lieux du livre (librairies, bibliothèques). » 778
De même, le « Salon de la revue » organisé au mois d’octobre de la même année
par Ent’revues, parut
384
contingences matérielles et des perspectives de postérité » 780, elles s’abritent
généralement chez un éditeur pour leur lancement et leur survie. En retour, elles le
gratifient d’un crédit intellectuel, légitimé par leurs hautes exigences littéraires et leurs
audaces créatives.
En septembre 2003, Le Nouvel Observateur a fait paraître un article intitulé
« Le jeu des 7 familles » dont le chapeau était ainsi rédigé :
On les croyait démodées, elles reviennent en force : ce sont les revues littéraires, qui se
livrent entre elles à de véritables combats de rue. Des plus anciennes (la NRF) aux plus
récentes (L’Imbécile de Paris), chacune représente un courant de la littérature française
contemporaine. Aude Lancelin met cartes sur table la NRF, L’Infini, Bordel, L’Imbécile de
Paris, Ligne de risque, Cancer !, L’Atelier du roman » 781.
« Qui a dit que les revues littéraires se portaient mal en France ? En apparence, c’est vrai, le
show continue. Des plus institutionnelles aux plus décalées, on y fait du pied aux “bons
coups” éditoriaux des autres, on y voit le talent de demain s’y faire lancer par celui
d’aujourd’hui ou d’hier. Ce qui frappe pourtant, c’est l’impression de défaite assumée qui
éclate dans leurs pages. Alors que les piles de nouveautés montent toujours plus haut vers
le ciel comme les yaourts en supermarché, les revues littéraires sont devenues ce lieu
paradoxal où l’on médite sur la faillite du littéraire. Où les situs mélancoliques analysent
sans fin “l’ère du faux sans réplique”. Où les rescapés des années 1970 accusent le
terrorisme soixante-huitard et s’enivrent de peurs millénaristes. Où les plus jeunes dansent
sur les ruines, attendant que le jour se lève enfin sur le milieu littéraire, cette boîte un peu
glauque où les barbons sont désormais au garde-à-vous devant les boules à facettes après
l’avoir été devant les fermes staliniennes et tant d’autres idoles bouffies du siècle
achevé. » 782
Parmi les sept revues présentées par Aude Lancelin, il en est une qui nous
intéresse particulièrement : c’est L’Atelier du roman, qui fit paraître en 1997 l’article de
Pierre Mertens, « La face cachée du roman français », dont une dizaine de lignes étaient
réservées à Forton. 783 La présence d’un texte aussi long (25 pages) sur des écrivains
négligés par la critique montre bien l’esprit de la revue et le rôle qu’elle peut jouer dans
la survie de ces œuvres.
385
Fondé en 1993 par Lakis Proguidis, L’Atelier du roman est un trimestriel 784 de
taille moyenne, qui proclame « l’urgence à liquider “l’héritage tel-quélien” » 785 tout en
contribuant à la redécouverte des écrivains oubliés pour en montrer l’actualité vivante :
« court haletante derrière les prix et les lauréats pour les oublier aussitôt et crée des modes
pour s’en lasser au plus vite. Et quand elle délaisse l’actualité, elle se repose sur les valeurs
sûres : Flaubert et Proust, Proust et Flaubert, encore Flaubert et encore Proust. » 787
« Tout est parti d’un séminaire du romancier Milan Kundera que j’ai suivi à l’École des
Hautes Études. Il y invitait des romanciers à parler d’eux : j’en ai gardé l’idée que tout
écrivain construit son atelier imaginaire, comme les peintres, un lieu impalpable mais réel,
et j’ai eu l’idée de créer une revue pour instaurer un dialogue entre romanciers. On m’a dit
que le temps des revues était terminé, que ça n’allait jamais marcher… Le premier numéro
est sorti en 1993 : on l’a vendu à 35 exemplaires… J’ai préféré rester positif : 35 lecteurs,
déjà ! » 788
Lakis Proguidis est effectivement resté optimiste mais sa revue a tout de même dû
quitter La Table ronde pour gagner le giron de Flammarion. Précisons en outre que
comme beaucoup de revues, elle est publiée avec le concours du Centre national du
livre.
Sous l’égide de Kundera, et avec la collaboration de Benoît Duteurtre, prix
Médicis 2000, Proguidis a donc créé une revue qui réunit les romanciers et les critiques,
pour lutter contre les modes et les stratégies publicitaires, contre les clans et les clivages
littéraires, et surtout pour éviter que le romancier ne devienne « une monade isolée »
784 Aude Lancelin (art. cit. supra) le présente, à tort, comme un « semestriel ».
785 ibidem.
786 Lakis Proguidis, brochure de présentation de la revue, p. 2.
787 ibidem, p. 5.
386
comme « chaque fois qu’il se résigne à être dépourvu de revues indépendantes –
espaces de sa vraie valeur, de son autonomie et de sa liberté. » 789
Donner la parole aux romanciers répond à deux objectifs dans l’esprit de
Proguidis. D’une part,
« Autre leçon apprise de Kundera : l’artiste est cosmopolite par nature, sinon il n’est pas
artiste… Ce repli de la littérature française sur elle-même est assez récent : avant, les
écrivains français osaient être universels. Ils ne se contentaient pas de raconter leur petite
époque dans une littérature de saison qui se transforme en produit vendable. » 791
« la vraie marque de la revue, qui est finalement l’essence même du roman, c’est cette
distance aux choses. Les grandes œuvres que j’aime, que ce soit Proust, Céline ou Kafka,
me font toujours rire ou sourire par la distance qu’elles proposent. C’est ce que n’offre
justement pas le roman contemporain, notamment français : là, la distance s’efface au profit
d’une expression directe, souvent collective d’ailleurs. » 792
« Dans mon cœur, Céline est le seul qui peut contrebalancer Proust. Quand on dit Proust,
on peut dire Céline, et l’inverse, on passe très facilement de l’un à l’autre. Ils ont chacun
leur voix, mais elles se valent. Même Dostoïevski ne résiste pas. » 793
788 Entretien avec Lakis Proguidis et Benoît Duteurtre du 2/06/2004, recueilli le 13/08/04 sur le site :
http://www.chronicart.com (version intégrale de l’entretien publié dans Chronic’art, n° 14).
789 Lakis PROGUIDIS, « L’Atelier du roman », Rencontres de Chédigny, op. cit., p. 117.
790 Entretien avec Chronic’art, article cité.
791 ibidem.
792 Benoît Duteurtre, ibidem.
793 Jean Forton, entretien radiophonique avec André Limoges, 17/03/1969, Jean Forton, un écrivain dans
la ville, op.cit., p. 110.
387
Dans sa volonté de soustraire la littérature aux modes et aux écoles diverses, ainsi
qu’à tout engagement politique ou moral, L’Atelier du roman rejoint les positions des
Hussards, que Lakis Proguidis dit bien connaître :
« C’est vrai que Roger Nimier a été un des premiers à parler de Witold Gombrowicz ou
même de Céline, et à regarder la littérature d’une manière complètement détachée de tout
militantisme ou de toute morale. [...] C’est aujourd’hui une grande tendance en France, très
pénible d’ailleurs, que ce retour en force de la confusion entre l’art et la morale. [...]
L’artiste est sans arrêt embrigadé dans des pétitions, des campagnes et des causes : un jour
sous la bannière des Inrockuptibles, le lendemain sous celle du Monde. C’est toujours pour
la bonne cause, certes, mais on finit par avoir l’impression que l’artiste doit forcément se
situer du côté du Bien, du progrès social. Toute l’histoire de l’art prouve pourtant qu’il peut
très bien ne pas y être, qu’il n’y a rigoureusement aucun lien entre art et morale. » 794
On sait que Forton refusait lui aussi d’asservir la littérature à une quelconque
idéologie, et que le ton et l’émotion d’un auteur lui importaient bien plus que ses idées.
Un autre objectif des animateurs de la revue est de restaurer une lecture unifiée du
roman, en dépassant la division entre la forme et le fond dont le Nouveau Roman est le
grand responsable :
« D’un côté, on aurait la “vraie littérature”, avec une recherche formelle, abstraite ou
intimiste, qui peut éventuellement ne parler de rien mais qui va être étudiée pour ses
qualités purement littéraires par les universitaires et les critiques ; on est en plein dans la
descendance du Nouveau roman et d’un certain nombre d’avant-gardes répertoriées depuis
le début du vingtième siècle. Et puis, d’un autre côté, on aurait une jeune littérature
beaucoup plus portée sur le concret, qui défendrait un regard social sur l’évolution du
monde. Là, c’est l’inverse : l’université ignore cette littérature, et la critique médiatique ne
s’y intéresse que pour le fond, jamais pour la forme. Ces romans ne seraient finalement que
le prolongement littéraire des débats de société. » 795
Nous voyons qu’au passage, Benoît Duteurtre et Lakis Proguidis pointent du doigt
l’indifférence de l’université pour un type de littérature qui reviendrait au modèle
balzacien, en s’éloignant des recherches formelles des années 50 :
« Ceux qui sortent du cadre, en renouant par exemple avec des démarches plus
“balzaciennes” pour faire quelque chose de nouveau, par exemple Houellebecq et bien
d’autres, vont être classés comme des gens “rétro”. C’est pourtant eux, finalement, qui
définissent, par rapport aux années 1950, une attitude romanesque complètement
nouvelle… Ces années 1950, c’est devenu une espèce de “néo-académisme”… Une
modernité parvenue au statut social, universitaire, qui veut toujours garder ce privilège de
388
l’audace et de la novation et qui désigne ce qui ne lui ressemble pas comme une
régression. » 796
Pour Lakis Proguidis, la critique universitaire est certes nécessaire mais elle
détourne la littérature de sa vocation première qui est de s’adresser à tout le monde, en
employant un langage réservé à une élite. Aussi, les écrivains se tournent-ils vers les
revues pour dialoguer avec leur public :
« Quant à la critique universitaire, elle est indispensable, mais on y reste figé dans un
milieu. La littérature, en rentrant dans un monde d’universitaires, d’érudits, se coupe de sa
vocation première, à savoir parler à tout le monde… Compartimentation qu’on retrouve
aussi en économie ou en science. Mais si on fait ça avec la littérature, on la coupe de
l’homme ordinaire, concerné en tant que sujet qui crée des problèmes et qui y réfléchit. La
différence dans tout ça, c’est que les professeurs s’adressent à un public acquis d’avance,
qu’ils ne sont pas obligés de conquérir un public. Alors que l’écrivain lutte à chaque phrase
pour ne pas que le lecteur anonyme ferme le livre… Si on n’a pas ce lecteur comme
destinataire final, on ne parle plus forcément la langue appropriée. Ceci dit, je suis loin
d’accabler cette forme de critique : qu’elle fasse son travail. Mais la critique littéraire,
depuis deux ou trois siècles, ne passe plus par elle ni par l’université. Les grandes revues
ont plutôt par tradition été fondées par les écrivains, et ce à partir d’un profond désir de
parler à leurs lecteurs. » 797
Les propos de Lakis Proguidis nous donnent un éclairage sur la façon dont
l’université considère les écrivains comme Forton, jugés trop classiques par rapport à
leur époque. Ils montrent également les limites d’une reconnaissance universitaire,
coupée du véritable public qui garde l’œuvre vivante. Pour qu’un Forton garde de
véritables lecteurs, qui viennent à lui par goût et non sous la contrainte scolaire, il faut
sans doute des revues comme L’Atelier du roman, qui réhabilite des romanciers oubliés,
cautionnés par des auteurs actuels, amateurs d’intrigue et de personnages au moins
autant que d’écriture :
796 idem.
797 Lakis Proguidis, ibidem.
389
au-delà des simples procédés d’écriture. Pour moi, on ne peut pas réduire le style
romanesque à ces mêmes procédés, à une syntaxe. Le roman, dans cette perspective, c’est
une façon de percevoir l’existence, de regarder le monde, de dessiner des personnages, de
peindre des décors… » 798
« les représentants du Nouveau roman, qui avaient la possibilité d’être acceptés comme
modèles, n’ont pas seulement imposé leur présence : ils ont effacé la présence des autres.
Un des buts de L’Atelier, c’est justement redonner la parole à ces gens-là. À Jean Giono,
qui reste un contemporain, à Michel Déon, à Marcel Aymé... L’histoire n’est pas écrite, et
une revue n’a pas de raison d’être si elle n’essaie pas de réécrire l’histoire. Ces écrivains
avaient une confiance absolue dans le roman, et chacun a donné aux mêmes impasses des
solutions personnelles. » 799
Marcel Aymé est aussi un écrivain aimé et admiré de Forton, qui a, rappelons-le,
reçu ses encouragements dans ses débuts de jeune romancier.
À l’automne 2003, L’Atelier du roman organisa sa Ve Rencontre internationale au
Québec, avec le concours de L’Inconvénient, revue littéraire montréalaise, et de
l’université McGill. Le sujet du débat était « L’improbabilité des revues littéraires » et
le fruit de ces échanges fut publié en juin 2004 dans L’Atelier du roman.
Les auteurs des textes publiés – écrivains, critiques et revuistes d’Amérique du
Nord (Canada et États-Unis), de France et du Mexique – s’interrogent sur le sort
précaire des revues littéraires et sur le rôle qu’elles peuvent jouer aujourd’hui. La
plupart rendent hommage à L’Atelier du roman et le fruit de leurs réflexions s’inscrit
évidemment dans la logique de la revue qui les édite. Leurs contributions nous
permettent toutefois de sortir d’un champ de vision purement français de la littérature,
et de constater que, dans le monde, d’autres revues mènent le même combat que
L’Atelier du roman. Il faut rajouter qu’un pareil sujet de débat montre la lucidité de
390
ceux qui y participent, notamment de Lakis Proguidis qui écrit dans l’« Ouverture » du
numéro :
« nous sommes des exceptions aux règles dictées par les médias, qui sont une forme
d’hédonisme intellectuel. On recherche la gloire immédiate, une récompense rapide, et puis
on passe à la suite. » 802
Les temps heureux de la NRF ou du Mercure de France ne sont plus et les revues
de maintenant ressemblent à une entreprise désespérée pour
391
Certes, les revues se fondent et se justifient dans les combats qu’elles mènent car
« une revue naît et se développe contre quelque chose [...] Toute revue est, en ce sens,
polémique. » 804 Et cette lutte même les expose à la précarité car
« elles sont toujours de l’ordre de l’hypothèse, [...] rien ne peut jamais garantir leurs
propositions, [...] elles se lancent toujours plus ou moins dans le vide. » 805
« j’attends des rédacteurs d’une revue qu’ils prennent des risques, qu’ils soient à la fois les
explorateurs et les acteurs de la littérature qui se fait. Leur tâche n’est pas seulement de la
refléter, mais d’y contribuer de l’intérieur, en l’analysant et en la critiquant à la lumière des
valeurs qui les inspirent et avec la sensibilité qui est la leur. Laboratoire intellectuel, la
revue est aussi, dans le meilleur des cas, un atelier de création qui permet à une
génération – ou à une constellation plus large d’esprits ayant en commun une certaine
vision de la littérature – de se manifester dans un double mouvement de rupture avec le bon
à jeter de la production courante et d’affirmation de ses propres visées esthétiques. » 809
804 Yvon Rivard, romancier, poète et essayiste, « Sortir de chez soi », ibidem, p. 38.
805 Isabelle Daunais, universitaire, « Des revues sans début », ibidem, p. 49.
806 Lakis Proguidis, « Laboratoires de subjectivité », ibidem, p. 44.
807 Keith Botsford, article cité, ibidem, p. 55.
808 André Major, article cité, ibidem, p. 27.
809 ibidem.
392
Selon Lakis Proguidis, par le biais du dialogue, la revue littéraire permet de
réapprendre à lire les œuvres en retrouvant des critères esthétiques disparus « dans un
monde qui jubile d’avoir bafoué la notion de critère esthétique » :
« Forger des critères, tel est le rôle unique, essentiel, incontournable des revues littéraires.
Rédiger des critiques et analyser des œuvres n’est pas le plus important. [...] dans une revue
littéraire on ne critique pas, on s’exerce à la critique, on apprend, par le dialogue et la
relecture, à lire les œuvres littéraires, on essaie de stimuler et d’enrichir son goût personnel.
Ce but ultime concerne autant les fondateurs des revues que leurs lecteurs. » 810
« l’article de journal ou de magazine [...] n’a aucune prétention à la pérennité, il lui suffit de
faire son petit tour sur la place publique et de disparaître sans autre forme d’insistance. Le
texte de revue – j’évite le mot article, qui est un peu trop restrictif –, par contre, porte la
marque d’un travail plus long, d’une insistance, mais cette insistance même repose sur le
doute, la mise en question perpétuellement renouvelée, le pari. » 812
Reste à savoir si les revues littéraires ne profitent pas essentiellement à ceux qui y
publient en leur fournissant un lieu d’écriture partagée et d’échange d’idées. Il semble
bien que leurs articles n’aient plus la même résonance que jadis dans la vie littéraire :
« Il y eut un temps, une époque, une période, un siècle, où un article de revue pouvait faire
événement. [...] Ce temps, que j’appellerais avec Benjamin Fondane celui de la “légitime
offense”, n’est plus, quelque effort qu’on y mette. » 813
Pour Gilles Marcotte, le seul intérêt qu’une revue puisse offrir encore à ses
lecteurs est celui de la chronique :
« Il me semble que, plus que jamais, la revue littéraire existe principalement par la grâce de
la chronique, par ce qui échappe à l’étude formelle, voire au développement argumentatif –
et qu’elle ne tient son autorité que de la conviction d’une voix. J’avoue (il s’agit vraiment
d’un aveu, parce qu’il y a peut-être faute) que m’enchantent et m’instruisent
particulièrement, dans L’Atelier du roman, les chroniques qui me donnent des nouvelles de
la vie littéraire en République tchèque, en Islande, en Grèce, dans cette ville étrange qui
393
s’appelle Paris et parfois même dans cette autre, exotique plus que toutes, qui s’appelle
Montréal. » 814
Il est vrai que malgré son audience « plutôt internationale » 815, ce qui « suppose au
moins 15 % de lecteurs étrangers » 816, malgré sa bonne diffusion en librairie, et sa
longévité rassurante 817, L’Atelier du roman est surtout lu par les romanciers et les grands
lecteurs de romans :
Or, la curiosité attire souvent les grands amateurs de romans sur les chemins
délaissés par les littératures officielles, de même que les jeunes romanciers peuvent être
en quête de racines littéraires oubliées : de pareilles revues offrent donc une chance
supplémentaire d’être lus, aux auteurs oubliés comme Forton. Ainsi L’Atelier du
roman 819 a-t-il publié récemment un article où l’écrivain Jean-Pierre Cescosse racontait
comment il avait découvert Georges Hyvernaud.
Forton n’est pas un inconnu non plus pour Le Matricule des Anges, qui a publié
une critique des Sables mouvants en 1998 820.
Outre le fait que son tirage 821 et sa présentation en brochage agrafé le font
ressembler davantage à un magazine qu’à une revue, ce bimestriel bénéficie d’un
814 ibidem.
815 Roger GAILLARD, Arlit et Cie : annuaire des revues littéraires et compagnie [sous la dir. de], 3e éd.,
C.A.L.C.R.E., Vitry, 1999, p. 52.
816 ibidem, p. 6.
817 L’Atelier du roman existe depuis plus de dix ans. « Passé ce cap, la revue est en marche vers
l’éternité » écrit Roger Gaillard, op. cit., p. 5.
818 ibidem, p. 52.
819 Juin 2004, n° 38.
820 Dominique Aussenac, « Inconduite intérieure », Le Matricule des Anges, 15 janv.-15 mars 1998.
821
6 000 exemplaires en 1999.
394
rayonnement bien supérieur à L’Atelier du roman grâce à son site Internet 822. Sa critique
sur Forton a d’ailleurs été reprise par la librairie en ligne « alapage ».
Le Matricule des Anges, également partenaire de la manifestation organisée
autour des revues francophones en juin 1999 par le Centre Régional du Livre de
Franche-Comté 823, a rendu hommage à L’Atelier du roman qui, selon lui, « occupe
désormais une place de choix dans le paysage revuiste français. » 824
Fondé en 1992, il a lui aussi largement dépassé le cap des dix ans d’existence,
mais il ne dépend d’aucune maison d’édition : il reçoit seulement une aide du Centre
national du livre. Aude Lancelin en a fait une présentation un peu caricaturale :
« Rien de ce qui se vend à moins de 500 exemplaires, rien de ce qui “n’a pas été écrit pour
passer à la télé”, rien de ce qui n’est rien pour les salonnards n’est totalement étranger au
“Matricule”. Ici l’on veut croire que c’est en grattant le fumier de vingt ans de laminage
mass-médiatique qu’on trouvera le bon grain. De préférence provincial. Ici, le salut passe
par des écrivains comme Pierre Michon ou Claude Louis-Combet. [...] Au Cluedo du “Qui
a étranglé la littérature ?”, cette tribu-là répond : le copinage. » 825
Son fondateur et rédacteur en chef, Thierry Guichard, était présent aux rencontres
de Chédigny pour parler de sa revue. Pour lui aussi, le postulat initial a été de créer un
organe de résistance à la loi du « plus grand nombre ».
Mais « le plus grand nombre », ici, ce sont les critiques, qui se soucient plus de
leur carrière que des œuvres, dans un monde où la flatterie est le meilleur moyen de
promotion, et parfois le seul moyen de survie dans un réseau d’influences :
« la lecture assidue des suppléments littéraires et des magazines de même nature nous
montrait chaque semaine que le renvoi d’ascenseur et la flagornerie généralisée faisaient
que, trop souvent, le critique parlait non d’un texte mais d’un auteur ; non à des lecteurs
mais à l’auteur lui-même ou à son éditeur, dispensateur par ailleurs d’encarts publicitaires.
D’autre part, et mon expérience personnelle en atteste, le pigiste d’un journal parlant de
littérature a tendance à exagérer beaucoup les qualités d’un livre afin de faire pression sur
la direction du journal pour que son article passe et qu’ainsi il soit payé. [...] Conséquence
de ces pratiques : une confiance légitimement moindre des lecteurs vis-à-vis de la critique
littéraire et une place de plus en plus imposante laissée à la publicité. [...] C’est contre cette
822 http://www.lmda.net.
823 Cf. supra, p. 384.
824 Le Matricule des Anges, 20 février-20 avril 1996.
825 Aude Lancelin, article cité supra, p. 385.
395
dérive (qui est plus qu’une dérive) que nous avons voulu créer notre revue qui aujourd’hui
est un magazine bimestriel d’une soixantaine de pages. » 826
« Le lecteur est une personne qui paie avant d’avoir vu. Si l’on veut qu’il continue à lire des
ouvrages contemporains, il ne serait pas inutile de lui donner un maximum d’informations
sur ce qu’il achète. Sans jamais le duper. On pourrait se moquer de savoir si oui ou non le
nombre de bons livres lus est en régression ou non. Mais les amateurs de littérature ne
pourront jamais se moquer de voir fermer les librairies littéraires. » 827
Il est vrai que Le Matricule des Anges consacre l’essentiel de ses articles aux
auteurs vivants : il s’appelle lui-même « Le mensuel de la littérature contemporaine ».
Nous avons vu cependant qu’il avait présenté la réédition des Sables mouvants au
Dilettante car il ne se soucie pas seulement de faire connaître les écrivains
contemporains mais aussi les publications des petits éditeurs indépendants.
Sa haute conception de la littérature se révèle dans ce propos de Thierry
Guichard :
« Notre projet consiste aussi et surtout à prouver que l’on peut parler de textes dits difficiles
à un large public. Qu’il n’est question là encore que de faire un travail de journaliste et non
de marchand. Un exemple : lorsque chaque année le prix Nobel de physique est attribué, les
journalistes (qui bien évidemment sont incapables de comprendre la totalité de la chose)
parviennent à expliquer au grand public pourquoi untel a obtenu ce prix. Et l’on voit même
les livres de cet untel se vendre comme des petits pains. Il devrait donc être possible d’en
faire autant avec la littérature. » 828
826 Thierry GUICHARD, « Le critique est le représentant des lecteurs », Rencontres de Chédigny,
op. cit., p. 197.
827 ibidem, p. 199.
828 ibidem.
396
Deux autres revues littéraires ont parlé de Forton : Roman 20-50 et Nuit blanche.
La première
« revue du Centre d’étude du roman du XXe siècle de l’Université de Lille 3, est éditée et
diffusée par la Société Roman 20-50, avec le concours du C.N.L., de l’U.F.R. de Lettres et
du Conseil Scientifique de l’Université de Lille 3. » 829
397
présentation – couverture en papier glacé et quadrichromie – la fait davantage
ressembler au Magazine littéraire, par exemple, qu’à L’Atelier du roman ou à la NRF.
Voici comment elle se présente sur son site Internet :
« Fondé en 1982, Nuit blanche est un magazine littéraire d’information sur la littérature
écrite et traduite en français. Publié quatre fois par année, Nuit blanche a pour objet de
susciter le goût de la lecture par la publication d’articles, de dossiers, d’entrevues, de
rubriques, de commentaires de livres, essais et œuvres de fiction, d’inédits littéraires, et de
nouvelles de l’édition. » 834
En 1998,
« Anne-Marie Guérineau, directrice du magazine, reçoit le prix de l’ordre des Arts et des
Lettres de la République française pour la contribution de Nuit blanche au rayonnement de
la culture d’expression française. » 835
Nuit blanche met à contribution des écrivains, des journalistes, des enseignants ou
des chercheurs, qui « conjuguent la passion des livres avec une solide culture et des
talents d’expression très diversifiés. » 836 Ici encore, nous avons affaire à une revue (ou
un magazine) qui s’adresse à un large public tout en maintenant une exigence de qualité.
L’éducation du goût reste une perspective plus ou moins implicite : on s’appuie sur les
œuvres du passé pour mieux comprendre celles du présent. L’article de Bruno Curatolo
est d’ailleurs paru dans une partie du magazine destinée à faire connaître les « Écrivains
méconnus du XXe siècle ».
Mais la grande différence (la supériorité ?) de Nuit blanche par rapport aux revues
françaises du continent, c’est son ouverture d’esprit qui fait coexister au sein des mêmes
pages les études des universitaires, des critiques et des écrivains. Ce décloisonnement
est difficilement envisageable en France – nous l’avons vu pour L’Atelier du roman –
les critiques journalistiques et universitaires entretenant réciproquement des rapports de
méfiance dédaigneuse.
Le plus remarquable est qu’un article sur Forton soit paru dans un magazine
défendant le rayonnement de la culture française sur le continent qui représente la
principale menace pour notre littérature. Le combat d’une revue comme Nuit blanche
398
est certes celui d’une littérature de culture contre une littérature commerciale de masse,
à l’instar des autres revues littéraires. Mais pour cette minorité francophone perdue au
milieu d’anglophones, l’ennemi ne peut pas être tout à fait celui des revues que nous
avons vues jusqu’à maintenant. Car il s’agit certainement de défendre une spécificité
française, essentiellement romanesque, contre le modèle anglo-saxon.
Or, nous pensons que Forton en est un bon représentant, lui dont l’œuvre
s’enracine profondément dans des lieux réels dont elle restitue l’ambiance avec vérité,
tout en restant une étude classique des ressorts de la psychologie humaine.
Parfois, nous nous demandons si ce n’est pas justement dans ce caractère
typiquement français que réside l’avenir de Forton.
Au terme de cette étude sur ce qui nous est apparu comme une tentative de
reconquête du rayonnement perdu de la part des différentes instances littéraires
françaises, nous pouvons dire que survit plus que jamais en France une conception
exigeante de la littérature.
Mais ceux qui se battent pour la faire triompher, ou tout au moins survivre, ont
compris qu’il ne fallait pas s’enfermer dans un mépris suicidaire du public. Au
contraire, il faut redonner le goût de la lecture aux petits et aux grands, mais le goût de
la bonne lecture.
Le combat pour une littérature de qualité face à l’invasion des best-sellers à
l’anglo-saxonne passe donc par une éducation du goût et la redécouverte d’une culture
afin de retrouver des critères de qualité qui nous permettent de faire le tri dans les
œuvres du présent et de résister aux battages médiatiques.
C’est pourquoi nous avons trouvé dans la critique réfléchie consacrée à Forton,
bon nombre d’indices de retour à des écrivains dont le silence et la discrétion
constituent des atouts a posteriori, sans doute en réaction à une littérature trop bien
servie par la publicité. Forton, figure solitaire et sans compromission, qui a préféré
l’obscurité d’une vie provinciale aux agitations mondaines pour préserver sa veine
créatrice, correspond à ce modèle d’écrivain authentique, que l’on recherche désormais.
399
Entre culpabilité et orgueil, la littérature française continue de se percevoir
comme le fruit d’une réflexion personnelle qui ne peut être goûtée que d’une élite. Le
public cultivé français lui-même reste méfiant devant les œuvres qui ont trop de succès
et nous avons vu que les prix les plus anciens et les plus reconnus souffraient d’une
panne de confiance.
Cependant, malgré les efforts des revues qui s’évertuent à rendre accessibles au
grand public les auteurs difficiles, les lecteurs se font rares, pour les revues comme pour
les œuvres. La lecture elle-même a changé. Fragilisée par les autres sources de
divertissement autant que par les livres dits « faciles », elle rechigne devant les livres
qui vont à l’encontre des courants de la mode. Qu’est-ce qui peut encore donner l’envie
de lire aux Français d’aujourd’hui ? C’est la question que nous nous posons maintenant.
• La presse écrite
Le déclin des articles littéraires dans la presse écrite était déjà signalé en 1982 par
Jacques Brenner qui montrait l’importance croissante des émissions télévisées pour la
promotion des écrivains : « Elles ont d’autant plus d’importance que la cause des lettres
a perdu du terrain dans la presse écrite. » 837
De manière plus générale, les supports écrits de l’information, et en particulier les
quotidiens, souffrent d’une nette désaffection auprès du public, qui cède à la facilité et
au manque de temps et leur préfère les images de la télévision.
837 J. BRENNER, Tableau de la vie littéraire en France d’avant-guerre à nos jours, Lunot Ascot
Éditeurs, 1982, p. 181.
400
En 1996, le constat de Jean-Marie Charon sur l’amenuisement du lectorat des
quotidiens ne laissait guère d’espoir :
« Moins d’un Français sur deux lit désormais chaque jour un quotidien, ce chiffre reculant
régulièrement (55 % en 1973 contre 43 % en 1988). Un article publié dans Le Monde ne
pourra être lu, au maximum, que par 4 % des Français. » 838
Signe des temps, le déclin des quotidiens d’opinion, dont seulement trois titres
survivent, La Croix, L’Humanité et Présent, s’est accompagné de l’ascension des
quotidiens spécialisés dans le sport (L’Équipe et Paris-Turf), ou l’économie et la
finance (Les Échos et La Tribune Desfossés).
Les grands journaux populaires ont également disparu dans les années 70 avec
Paris Jour et L’Aurore, et le seul qui reste, France Soir, est très menacé 839.
Les « quotidiens de qualité » 840, représentés par trois titres : Le Figaro, Libération
et Le Monde, après avoir été en bonne santé jusqu’à la fin des années 80, connaissent
désormais une stagnation et une partie importante du public leur échappe : « Les
quotidiens de qualité sont peu lus par les femmes, les jeunes, les habitants des banlieues
et, d’une manière générale, en province. » 841
Dans l’ensemble, les quotidiens français ont peu ou mal résisté à la concurrence
des magazines, préférés par les cadres, les jeunes, les femmes et les habitants des
métropoles. Cette évolution n’avait pourtant rien d’inéluctable puisque nos voisins
européens disposent toujours d’une presse quotidienne florissante. L’Italie et l’Espagne
ont même créé de nouveaux journaux dans les années 70, « qui ont su trouver un large
lectorat et une rentabilité enviable. » 842
En 1996, Charon répertoriait 77 quotidiens en France contre 79 en Italie, 85 en
Espagne, une centaine au Royaume-Uni et 384 en Allemagne 843. Et en 2002, Marc
401
Martin écrivait : « La France est l’un des pays d’Europe où la densité des lecteurs de
quotidiens est la plus faible » 844, le nombre d’acheteurs continuant de diminuer.
En Allemagne et en Angleterre, les « quotidiens de qualité » à très fort lectorat
(plus du double d’exemplaires vendus par rapport à ceux de la France), coexistent
toujours avec « de puissants quotidiens populaires dotés d’un mode de traitement très
agressif de l’actualité [qui] ont su maintenir, et même développer, leur diffusion. » 845
Autre caractéristique française, « historiquement, une distinction nette prévaut, en
France, entre quotidiens nationaux et locaux » 846 qui se traduit par une disparité du
lectorat entre la province et Paris : si « Le Monde dispose encore d’une proportion de
lecteurs importante en province » 847, les quotidiens nationaux sont perçus davantage
comme des journaux parisiens et la province lit majoritairement la presse régionale.
Les nationaux s’adressent plutôt à des cadres et à des professions
intellectuellement supérieures, Le Monde et Libération étant les journaux « qui
regroupent le plus de lecteurs de professions intellectuellement supérieures avec 28 % et
24 % (chiffres CESP). » 848
La presse régionale est plutôt lue par les non-diplômés :
« Les lecteurs les moins assidus ne sont pas les ouvriers (40,4 %), mais les étudiants
(26,7 %), les professions libérales, les cadres et les chefs d’entreprise (37,2 et 37,6 %). [...]
Un bon niveau d’études n’incite pas à lire la presse quotidienne, en tout cas la presse
régionale ; il semble même en éloigner. Effet de la concurrence de la presse nationale ?
Sans doute. Mais c’est peut-être aussi une conséquence de l’arrivée d’Internet dans le
paysage et les intérêts des groupes culturellement favorisés qui les détachent d’un média de
proximité plus populaire. » 849
844 Marc MARTIN, La Presse régionale, des Affiches aux grands quotidiens, Librairie Arthème Fayard,
Paris, 2002, p. 401.
845 J.-M. CHARON, op. cit., p. 10.
846 ibidem, p. 5.
847 ibidem, p. 6.
848 ibidem, p. 29.
849 Marc MARTIN, op. cit., p. 403.
402
« La baisse du taux de lecture dans les classes d’âge les plus jeunes est inquiétante : 56,7 %
de lecteurs réguliers parmi les plus de 60 ans, 44,1 % parmi les 35-59 ans et seulement
31,4 % parmi les 15-34 ans. » 850
« À bien y regarder, les difficultés que [la presse régionale] rencontre dans le domaine de
l’information sont celles de la société française dans son ensemble. Longtemps, le recul de
la diffusion de la presse quotidienne a été attribué à la disparition de titres dont les lecteurs
n’allaient pas à ceux qui survivaient : on en voyait la cause dans la concentration et dans
l’appauvrissement d’une presse politiquement orientée. L’explication paraît aujourd’hui
insuffisante. Le tassement de la diffusion de la presse quotidienne régionale depuis deux
décennies a pour origine, en grande partie, le peu d’intérêt que lui manifestent les classes
jeunes, les couches sociales les plus pauvres, les communautés immigrées et,
paradoxalement, les milieux culturellement et économiquement favorisés. » 853
403
deux secteurs, elle a eu pour effet de diminuer la richesse et la variété des contenus
publiés :
« Les progrès du groupe Hersant dans les années 1970 sont dus pour l’essentiel à des
méthodes de gestion inspirées du modèle américain. [...] Les dénonciations de la montée du
groupe à partir de 1972 expriment pour une bonne part le heurt entre les conceptions,
héritées de la Libération, d’une presse indépendante des contraintes commerciales et celles
qui veulent faire des journaux des entreprises comme les autres. » 854
À l’image des autres pays sur lesquels elle avait du retard, la presse française
poursuit son mouvement de concentration tout en devenant la proie « de puissants
intérêts financiers et industriels » 856. On a pu le voir encore récemment, en juin 2004,
avec le rachat par Serge Dassault de 82 % de la Socpresse, « maison mère du Figaro, de
L’Express et de plus de 70 journaux. Un morceau de choix de l’empire bâti autrefois par
Robert Hersant. » 857
L’empire de l’avionneur Dassault, « industriel très politique » 858, se trouve ainsi
face à un deuxième empire, celui de Lagardère, son rival dans l’aéronautique et
l’armement, dont la filiale Hachette Filipacchi Médias est le premier éditeur mondial de
magazines et contrôle plusieurs radios, deux quotidiens régionaux du sud de la France,
et 25 % du groupe Amaury (Le Parisien, L’Équipe, etc.).
Dans son éditorial de Libération, Jean-Michel Thénard exprimait ainsi les
inquiétudes des journalistes et plus largement des lecteurs citoyens :
404
quotidien une information plurielle de qualité. Cette vocation-là fait rarement bon ménage
avec les intérêts capitalistiques de telle ou telle entreprise. [...] Serge Dassault ne cache pas
qu’il compte utiliser sa nouvelle acquisition pour y faire passer quelques “idées saines”, les
siennes, ce qui ne laissera pas sauve l’information. Il ajoute qu’il ne s’encombrera pas de
journaux qui perdent de l’argent, ce qui finira d’alarmer à l’heure où la presse souffre de
ses coûts de distribution, de la concurrence de la télévision, du numérique. » 859
« Depuis longtemps, les rédacteurs ont appris à “écrire court” pour s’adapter à un temps de
lecture qui se réduit. Mais écrire court a aussi ses dangers, et peut amener à sacrifier des
articles d’analyse et de réflexion qui font la supériorité de l’écrit sur les médias
audiovisuels et qui permettent au lecteur de situer son petit monde au sein du grand. » 860
On peut imaginer sans peine que les articles littéraires ont été victimes eux aussi
des mêmes restrictions que les articles de fond, et c’est ce qui rend la presse quotidienne
peu apte désormais à faire connaître les auteurs, à moins d’un événement médiatique
susceptible d’intéresser le grand public.
Mais le plus grand ennemi de la presse, surtout de la presse régionale
essentiellement lue par les non diplômés, a été et reste la télévision, bien plus redoutable
que la radio à cause du pouvoir des images :
« En dépit de ces efforts, la presse régionale demeure doublement menacée par une érosion
lente mais régulière de son lectorat et par une réduction constante de ses parts de marché
publicitaire. [...] la grande distribution, qui ne demande qu’à émigrer sur le petit écran,
représente en effet aujourd’hui 40 % des recettes venant d’annonceurs. Or ce secteur
859 ibidem.
860 Marc MARTIN, op. cit., p. 403.
861 ibidem, p. 413.
405
réservé semble menacé à terme, puisqu’il n’y a pas d’exception prévue dans la directive
européenne “Télévision sans frontière”. » 862
Internet s’avère un concurrent encore plus redoutable pour le marché des petites
annonces, subsides essentiels de la presse régionale :
« Or l’Internet est pour la presse régionale un nouveau prédateur sur son marché
publicitaire : à brève échéance, c’est un gros mangeur de petites annonces, en attendant
d’être aussi un support recherché par la publicité de marque. » 863
Paradoxalement, le remède semble contenu dans le mal, puisque ce sont les autres
supports médiatiques et même les autres activités des grands groupes industriels, dont
ils dépendent désormais, qui pourraient sauver les quotidiens régionaux :
« L’avenir des quotidiens régionaux est-il seulement du côté du journal papier ? Par
l’intérêt qu’ils portent à l’Internet, les quotidiens semblent plutôt miser sur la
diversification des supports. Les entreprises de presse pourraient donc être amenées à se
transformer en entreprises d’information et de communication. Amorcée déjà par la
concentration de titres réunissant des quotidiens, des hebdomadaires, des journaux gratuits,
ainsi que par la réunion d’autres activités, comme les régies publicitaires ou l’édition, cette
mutation pourrait se prolonger par leur installation dans la télévision locale et sur des sites
serveurs d’Internet. L’arrivée, dans ce secteur économique longtemps attaché à son
autonomie, de nouveaux investisseurs du monde industriel et financier est-elle liée à cette
transformation ? Selon la quasi-totalité des gestionnaires de la presse, la réunion sous une
même enseigne de différents médias – anciens comme le journal, récents comme la
télévision, ou nouveaux comme le Net – capables d’offrir la synergie nécessaire pour
garantir un prélèvement suffisant sur le marché publicitaire, pourrait ainsi assurer la survie
d’entreprises dont la présence reste indispensable à la vie citoyenne. » 864
« Si la manne publicitaire des éditeurs déserte les journaux au profit de la télé, il n’est pas
certain que la presse pourra encore longtemps offrir des suppléments littéraires de qualité à
ses lecteurs. » 865
406
De plus, seuls les gros titres pourront se payer une annonce publicitaire, tandis
que les plus fragiles, contraints d’aller vers la publicité télévisée comme les autres, le
feront au détriment de la promotion sur le lieu de vente et de la qualité rédactionnelle,
sans compter les effets délétères de cette concurrence sur la création de nouveaux
journaux 866. L’effet sera évidemment le même pour les éditeurs : seuls, les plus
importants auront un budget publicitaire capable d’assurer ce nouveau type de publicité.
En conséquence, dans la mesure où les intérêts de la presse et de l’édition sont de
plus en plus liés au sein des mêmes groupes, l’hémorragie financière entraînée par le
coût des publicités télévisuelles ne permettra plus aux éditeurs d’investir dans les
suppléments littéraires de leurs journaux, ni dans la littérature plus exigeante qu’ils
défendaient jusque-là. C’est ce qu’explique Claude Durand, P.-D.G. de Fayard :
« Plus les éditeurs investiront dans les spots télévisés afin de promouvoir leurs best-sellers,
et moins ils pourront mettre d’argent dans la publicité de marque, dans les suppléments
littéraires des journaux où l’on défend la création, et sur les auteurs un peu plus difficiles ou
exigeants. La presse française pourra-t-elle longtemps se permettre d’accorder la même
place qu’aujourd’hui aux pages littéraires et à la critique sans cet apport publicitaire venu
des éditeurs ? Tout ce qui favorise le best-seller contre le fonds littéraire peut mettre à mal
un équilibre jusqu’ici miraculeusement préservé en France. Est-ce bien raisonnable de nous
obliger, pour soutenir la concurrence, à mettre l’essentiel de notre argent dans la promotion
plutôt que dans la création ? » 867
Les données du problème sont donc bien les mêmes pour la presse et le livre et
l’on comprend mieux, maintenant que tous deux sont en péril, à quel point ils se
supportent mutuellement. Ils risquent de disparaître en même temps, sauf à laisser
subsister uniquement des organes de presse destinés à asseoir le pouvoir politique de
puissants financiers, et des best-sellers taillés sur mesure pour les goûts du public le
plus large possible.
Pour l’instant, l’« exception française » semble toujours se défendre puisque la
publicité télévisée pour le livre et la presse a été limitée aux émissions du câble et du
satellite, avec maintien de son interdiction sur les chaînes hertziennes,
866 Cf. les propos de François Dorcival dans Le téléphone sonne, France Inter, 1/01/2004, infra, p. 409.
867 « Livres. Oui à la pub télé ? », L’Express, art. cit.
407
« par souci d’établir une certaine égalité d’accès à la publicité en ne favorisant pas les
grandes maisons d’édition par rapport aux petites et moyennes maisons qui ont des
possibilités financières plus réduites » 868
Mais comme le dit l’avocate Maître Isabelle Wekstein, un pas important a été
franchi dans la déréglementation :
Le débat est ouvert, cependant, entre ceux qui considèrent que l’avenir du livre
passe par de nouveaux supports publicitaires et ceux qui craignent au contraire que leur
arrivée n’entraîne à terme la mort de la petite édition, de la petite librairie, de la création
artistique et de la critique littéraire dans les journaux.
Le téléphone sonne du 1er janvier 2004 sur France Inter a donné la parole aux
deux partis. Le camp des gros éditeurs favorables à la nouvelle loi était représenté par
Pierre Ferry, directeur général chez Michel Lafon. En tant qu’éditeur populaire,
s’adressant au grand public, il y voit un moyen de populariser la lecture qui profitera à
tous les livres, puisque la publicité s’adresse à des personnes qui lisent moins : en
donnant envie de lire, elle favorisera le passage d’un type de livre à l’autre, sans
compter que la publicité permet la découverte d’un écrivain inconnu.
De toute façon, pour lui, le lecteur de livres ne se laisse absolument pas influencer
par la publicité, qui n’est qu’un moyen supplémentaire de faire vendre. On le voit
lorsqu’un livre ne marche pas : une campagne publicitaire ne réussit pas à inverser la
tendance et un livre ne marche jamais mieux que par le bouche à oreille. Il ne faut donc
pas s’inquiéter car le choix d’un livre est toujours raisonné, selon Pierre Ferry.
Jean-Marc Roberts, directeur de collection chez Stock, représente selon ses
propres termes, « l’artisanat » éditorial face à « la production industrielle » de Michel
Lafon. Aussi déclare-t-il qu’ils ne font pas le même métier !
Par rapport à la publicité télévisée, il tient un discours ambigu, dans la mesure où
il affirme d’un côté qu’elle ne gênera pas les auteurs de littérature générale :
868 « Télévision et publicité pour le livre », Livres Hebdo, 1/10/2004, n° 571, p. 71.
869 ibidem.
408
« Les écrivains, en réalité, ne sont pas faits pour la télévision. » Il serait même mauvais
pour la crédibilité de ses auteurs de passer entre un café et une lessive. D’ailleurs, les
lecteurs ne regardent pas la télévision, et les émissions littéraires ont perdu de leur
impact au profit des libraires, véritables artisans des succès de librairie.
Mais d’un autre côté, il considère que la publicité risque de tuer les auteurs, parce
que leurs éditeurs ne pourront plus les financer pendant des années, comme ils le font
aujourd’hui, si l’on tient compte du fait que, normalement, le prix des livres ne devrait
pas augmenter.
Un troisième participant au débat, François Dorcival, journaliste à Valeurs
actuelles et président du syndicat professionnel de la presse magazine et d’opinion,
devant l’optimisme béat du directeur de Michel Lafon et la sérénité affichée de Jean-
Marc Roberts, a tout de même rappelé que le quatrième secteur, celui du cinéma, n’était
toujours pas autorisé à la publicité, car ce seraient immanquablement les productions
hollywoodiennes qui occuperaient les écrans publicitaires.
• La télévision
On peut avoir une idée du genre de littérature qui fera l’objet de campagnes
publicitaires en étudiant d’un peu plus près les émissions qui parlent des livres à la
télévision.
Il faut d’abord remarquer que le livre n’a jamais tenu une aussi grande place dans
ce média dont l’audience ne cesse de croître, d’après les dernières études :
409
Mais le réalisme économique imposerait plutôt l’idée d’une convergence
d’intérêts, comme l’a montré le retour de Bernard Pivot à une version plus littéraire de
son Bouillon de culture :
« Détail intéressant, Pivot revint en 2000, après cinq années d’une formule de magazine
hebdomadaire culturel, vers un Bouillon de culture strictement littéraire. D’une part, parce
que le livre était une “sorte d’affinité culturelle”, d’autre part parce que nombre d’éditeurs
lui suggérèrent très fortement d’accorder une place plus importante au livre, alors en pleine
crise, à la télévision. » 872
Les éditeurs ont bien conscience que la télévision est un puissant moyen de faire
vendre les livres en France :
« On notera également que la France est le seul pays de la CEE (l’étude a été réalisée avant
Maastricht) où les émissions littéraires ont une influence directe et forte sur le marché du
livre. La télévision peut être un moyen d’accéder au livre (émissions littéraires, succès des
produits littéraires issus d’émissions ou de feuilletons télévisés : cf. les nombreux ouvrages
adaptés à la télé). » 873
« Selon un principe bien connu, plus on parle des livres, plus ils se vendent. Les résultats
des ventes cette semaine confirment, si besoin était, la puissance de l’influence des médias
sur les ventes. Un auteur est-il invité sur le plateau d’une émission de télévision en vogue,
son livre effectue aussitôt une remontée fulgurante dans le palmarès. » 874
Dans son rapport sur « Le livre à la télévision », Olivier Bourgois rappelle que
Daniel Pennac n’a eu qu’à lire une seule page de Picouly au cours de La Marche du
Siècle, l’émission de Jean-Marie Cavada, pour le lancer auprès du grand public 875.
Le livre est très présent à la télévision à travers toutes les émissions culturelles,
qui lui font toujours une place, si minime soit-elle, et même de manière plus diffuse,
dans les journaux télévisés par exemple, ainsi que sur les stations régionales, qui lui
réservent des plages horaires régulières.
872 ibidem.
873 Jean-François HERSENT, Sociologie de la lecture en France : état des lieux (essai de synthèse à
partir des travaux de recherche menés en France), rapport pour la Direction du Livre et de la Lecture,
juin 2000, publié sur le site : http://www.culture.gouv.fr/culture, pp. 74-75.
874 Livres Hebdo, 15/10/2004, n° 573, p. 16.
875
Olivier BOURGOIS, Le Livre à la télévision, rapport pour Madame la Ministre de la Culture et de la
Communication, 16 mars 2000, publié sur le site : http://www.culture.gouv.fr/culture, p. 15.
410
Quant aux émissions littéraires au sens large (celles qui ne parlent pas forcément
que des livres), la disparition du célèbre Apostrophes de Bernard Pivot en 1991, relayé
par Bouillon de culture jusqu’en 2001, n’a pas sonné leur glas, comme on pouvait le
croire en 1999. Elles ont toutefois été reléguées à des heures de moindre écoute :
« En mars 1999, le Salon du livre a été l’occasion pour un certain nombre de professionnels
de l’édition et de la télévision d’exprimer publiquement leurs inquiétudes face à la
réduction de la présence du livre dans les programmes des chaînes publiques ou privées de
notre pays. Ces inquiétudes étaient notamment exprimées dans un article du Monde en date
du 30 mars signé d’éditeurs particulièrement attachés à la défense de la littérature, tels que
Maurice Nadeau et Paul Otchakovski-Laurens, et d’écrivains de renom, [...]
Les mêmes inquiétudes avaient été exprimées, un an plus tôt, par une voix plus qu’aucune
autre autorisée dans le monde de l’audiovisuel, celle de Bernard Pivot. Dans sa
Remontrance à la ménagère de moins de cinquante ans, il manifestait avec un humour qui
dissimulait mal la gravité de son propos, le pessimisme de son pronostic quant à l’avenir du
type d’émissions qu’il anime depuis plus d’un quart de siècle.
Dans les deux cas, ce qui était stigmatisé, c’était, d’une part, la disparition progressive des
émissions littéraires qui avaient fleuri en France au cours des vingt dernières années,
d’autre part, la tendance accélérée, liée au poids croissant de l’audimat dans les décisions
des programmateurs, à repousser les émissions qui survivaient vers des horaires de plus en
plus tardifs. » 876
Les seules chaînes hertziennes nous en proposent actuellement onze : Vol de nuit
sur TF 1, Campus, Un livre, Des mots de minuit, Double Je et Télématin (qui parle de
livres une fois par semaine) sur France 2, Culture et dépendances, Ombre et lumière
(consacrée à des personnalités parfois littéraires), Un livre, un jour sur France 3,
Le Bateau livre et Ubik (qui couvre l’ensemble des secteurs artistiques) sur France 5. Il
faut y rajouter celles du câble et du satellite : Les Coups de cœur des libraires et Place
au livre sur LCI, pour les plus connues.
Sur Paris Première, de 2002 à 2004, Michel Field présenta une émission
exclusivement littéraire, Field dans ta chambre. Elle a été remplacée depuis par un
magazine culturel, Ça balance à Paris, où la place du livre s’est forcément réduite.
Rappelons en outre que Paris Première, « élue meilleure chaîne dans la catégorie
culture, pour la deuxième année consécutive aux Hot Bird TM TV awards 2001 »877, a
déjà vu disparaître deux émissions littéraires : Le Jean Edern’s Club créé en 1994 par
Jean-Edern Hallier et Des Livres et moi animée par Frédéric Beigbeder en 2001.
876 ibidem, p. 5.
877
Cf. le site de Paris Première : http://www.paris-premiere.fr.
411
On peut s’interroger sur la disparition des émissions littéraires, au-delà
d’éventuelles dissensions entre individus, et sur le fait qu’elles soient souvent
remplacées par des émissions culturelles. La volonté de promouvoir le livre à la
télévision, et d’en récolter le bénéfice symbolique, ne semble pas porter ses fruits
comme aux temps heureux d’Apostrophes.
Notons cependant qu’avec l’arrivée de la TNT, deux nouvelles émissions
littéraires ont vu le jour. Les Livres de la 8 présente l’actualité littéraire sur Direct 8, la
chaîne de l’industriel breton Vincent Bolloré, en reprenant la recette d’Apostrophes :
« une programmation idéale (le vendredi à 21 h), d’une durée confortable (90 minutes en
direct) sur un concept simple (quatre ou cinq écrivains autour d’un animateur). » 878
Sur France 5, Décalages, qui occupe le même créneau horaire intéressant, se veut
à l’opposé de l’interview journalistique traditionnelle et « préfère les rubriques chocs et
ludiques mises au point par Stéphane Zagdanski et présentées par Daniel Picouly depuis
le Café Charbon (Paris 11e) » 879.
Or, comme le disait déjà Bernard Pivot en 2000, il ne suffit pas de parler des
livres à la télévision pour assurer de beaux jours à la littérature :
« La vraie question est : quelle sorte de livre ? Je m’aperçois qu’on entend bien davantage
parler des ouvrages de Christine Deviers-Joncour ou du juge Eva Joly que de littérature. La
place de la littérature est quant à elle plutôt réduite, ou du moins circonscrite à des heures
bien tardives. » 880
412
par les grands médias sensibles aux grandes audiences. Marc Lévy, Le Clézio, Jean-
Christophe Grangé, oui. Le talentueux écrivain débutant, lui, s’il ne répond pas aux critères
à la mode, jouera le remake de L’homme invisible. » 881
Les deux talk-shows les plus « prescripteurs » du moment sont celui de Marc-
Olivier Fogiel, On ne peut pas plaire à tout le monde, qui passe sur France 3 tous les
vendredis en troisième partie de soirée, et surtout celui de Thierry Ardisson, Tout le
monde en parle, sur France 2, le samedi soir. Le deuxième
Non seulement « Le livre le plus coté est le témoignage, le document brut plutôt
que le roman de la marqueterie José Corti ou du velours Minuit », mais encore faut-il
que l’auteur invité soit télégénique et capable d’une bonne prestation télévisuelle :
« pas de pitié pour le bègue, le mutique, le mesuré. Chez Robert Laffont, on se souvient
avec émotion d’une auteure américaine, invitée à grands frais à Paris pour assister à une
émission de variétés de TF1, Y a pas photo, et qui fut carrément oubliée parce que pas assez
télégénique. » 883
Comment la littérature pourrait-elle faire bon ménage avec ce cirque mondain qui
n’a même pas le mérite de faire découvrir des livres passés inaperçus ?
« Quant aux talk-shows d’Ardisson et de Fogiel, ils sont prescripteurs de livres qui se
vendent déjà. » 884
881 ibidem.
882 ibidem.
883 ibidem.
884
Michel Field cité ibidem.
413
vont vendre leur marchandise, pleins de peur et de dégoût : « Les auteurs sont souvent
morts de trouille lorsqu’ils vont sur un plateau, ce n’est pas vraiment leur métier. » 885
Qu’en est-il alors des émissions plus littéraires ? Il faut d’abord remarquer que ce
sont les chaînes publiques qui en offrent le plus grand nombre : neuf émissions contre
une seule sur TF1, ce qui « confirme le caractère non commercial de telles
émissions » 886.
En imposant à France Télévisions un cahier des charges qui l’oblige à
programmer des émissions culturelles, l’État manifeste sa volonté de préserver
l’« exception culturelle » française :
« Le groupe France Télévisions s’est constitué autour des trois chaînes publiques :
France 2, France 3, France 5, véritables socles de son développement, qui font de lui le
premier groupe audiovisuel français. [...] Avec un budget de 2 282,1 millions d’euros en
2003, dont 64 % proviennent du produit de la redevance, France Télévisions s’attache à
remplir ses missions de service public en plaçant la satisfaction de ses téléspectateurs au
centre de ses préoccupations. [...]
Le groupe a signé avec l’État un contrat d’objectifs et de moyens qui définit une exigence
éditoriale forte et fixe le cadre de développement du groupe pour la période 2001/2005.
Ainsi, les chaînes du groupe s’engagent à offrir aux heures de grande écoute la plus grande
diversité de programmes et à privilégier en particulier l’information, les programmes
régionaux, les émissions de découverte et de décryptage, les émissions culturelles, les
sports mais aussi les programmes destinés à la jeunesse et tous les genres de création
française et européenne (fictions, animations, documentaires). » 887
414
« À huit heures trente du matin, nous touchons plus d’un million de téléspectateurs. Si on
ajoute la diffusion de 16 h 40 et de 5 h 50, nous cumulons deux millions de personnes. »
explique Monique Atlan, productrice d’Un livre. Cette raison, ajoutée à la courte
durée de l’émission, explique sans doute qu’elle ait survécu depuis 1994 888.
Passer une émission le dimanche matin représente un pari plus risqué mais
intéressant, selon Frédéric Ferney qui anime Le Bateau livre, anciennement appelé
Droit d’auteurs :
« On a la chance d’être diffusés le dimanche matin, un jour où les gens sont chez eux, sont
extrêmement attentifs et ne zappent pas. Regarder la télévision le dimanche n’est pas un
réflexe naturel. On suppose donc qu’ils font le choix de nous regarder. Si on réussit à
acquérir ce public-là au bout de huit ans, c’est parce qu’on a une exigence de qualité
littéraire qui ne se détermine pas en fonction de la notoriété de l’auteur. » 889
415
533 200 téléspectateurs, Un livre, un jour faisait 3,6 %, devant Un livre avec 2,5 % à
8 h 34, les autres émissions arrivant assez loin derrière, sans doute en raison de leur
heure tardive ou de leur diffusion dominicale : Campus (jeudi, 22 h 40) avec 1,1 %,
Culture et dépendances (mercredi en alternance, 22 h 40) avec 0,8 %, Vol de nuit
(mercredi, bimensuel, 0 h 30) avec 0,6 %, Des mots de minuit (jeudi, 1 h 05) avec
0,6 %, Ubik (dimanche, 10 h 15) avec 0,5 %, Droit d'auteurs (dimanche, 11 h) avec
0,5 % 892.
L’importance de l’horaire et du jour de la semaine apparaît clairement lorsqu’on
constate que beaucoup d’auditeurs restent inconsolables de la disparition
d’Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot qui passait le vendredi à 21 h 30. Fait
significatif, l’audience de Bouillon de culture, qui remplaça Apostrophes à une heure
beaucoup plus tardive, baissa considérablement, malgré la personnalité de son
présentateur :
« si, dans les années 70, le “Roi Lire” aimanta avec Apostrophes, diffusé à 21 h 30, jusqu'à
cinq millions de téléspectateurs, le Bouillon de culture des derniers mois, relégué vers les
douze coups de minuit, ne bouillonnait plus que pour 800 000 aficionados. » 893
C’est pourquoi les animateurs d’émissions littéraires, soutenus par les éditeurs,
militent pour qu’elles ne soient pas reléguées en troisième ou quatrième partie de
soirée : le public restreint qui reste encore devant son poste de télévision à cette heure
tardive est bien plus difficile à garder que celui des débuts de soirée. Mais c’est surtout
l’auteur qui en fait les frais, comme en témoigne une attachée de presse interrogée par
Emmanuel Lemieux :
892 « Les vraies audiences des “littéraires” », Emmanuel Lemieux, art. cit., Lire, mai 2003.
893 « Comment parler des livres à la télévision ? », Emmanuel Lemieux, art. cit.
894 ibidem.
416
Heureusement, tous les animateurs ne réservent pas le même traitement aux
auteurs, et un horaire insolite peut même devenir la pierre de touche d’un public de
qualité :
« le journaliste Philippe Lefait qui anime sur France 2 l’émission culturelle Des mots de
minuit, reléguée avec mépris vers une heure du matin, voire au-delà, enregistre quant à lui
des audiences estimées entre 300 000 et 400 000 téléspectateurs... C’est l’heure où
l’annonceur et le programmateur dorment, où les instituts renoncent à calculer les sacro-
saintes parts de marché. Sans concession, altière, confidentielle, Des mots de minuit
aimante pourtant un public fervent qui goûte aux entretiens longs, sans heurts, sans stress et
souvent réalisés en direct. » 895
« J’ai une théorie sur le livre à la télévision. Le cœur de cible d'une émission littéraire, c’est
peanuts, et en même temps, ce type d’émission est nécessaire. Les émissions sur les
télévisions hertziennes, contrairement au câble, souffrent de ce grand écart-là.
Pour tenir leur audience et survivre, les émissions de Guillaume Durand ou Franz-Olivier
Giesbert se sont transformées en caisses de résonance de livres vus comme des événements
ou des matières à débats sociologiques plutôt qu’en prescripteurs de littérature ou de livres
d’idées. [...] C’est la règle du jeu infernal de TF1 et de France Télévisions. Nous n’avons
pas du tout ce type de contrainte sur le câble. L’audience est symbolique, mais pour une
émission que l’on veut littéraire, ce n’est pas un handicap. » 896
Quant aux chaînes privées, dégagées de toute obligation de service public, elles
n’ont en général pas d’émissions littéraires.
Vol de nuit sur TF1 constitue une exception, imposée à la chaîne par son
présentateur vedette, Patrick Poivre d’Arvor :
895 ibidem.
896 ibidem.
417
de redorer l’image de TF1 en faisant partie des émissions qui sont classées comme donnant
du “sens” à la programmation de la chaîne privée. » 897
Toutefois, outre son horaire tardif – 0 h 30, sa fréquence n’est que bimensuelle, et
ses moyens beaucoup plus réduits que ceux d’Ex-Libris, la précédente émission de
Patrick Poivre d’Arvor, beaucoup plus intéressante à bien des égards :
« La réapparition récente de Patrick Poivre d'Arvor, pour une émission très tardive, Vol de
Nuit, ne remplacera certainement pas Ex-Libris. On peut le regretter, d’autant que
l’émission disparue disposait d’un budget important qui lui permettait de ne pas s’en tenir à
du plateau et lui a donné la possibilité de réaliser des opérations exceptionnelles et souvent
passionnantes (par exemple l’interview de Le Clézio dans sa maison du Nouveau-
Mexique). L’audience d’Ex-Libris était d’ailleurs importante pour une émission
littéraire. » 898
Or, les chaînes privées, tout en évitant de compromettre leur audience par des
émissions à public restreint, récupèrent un bénéfice symbolique en les diffusant sur
leurs chaînes câblées, à des horaires intéressants. C’est le cas de M6 avec Paris
Première, qui a toujours accueilli des émissions hautement culturelles comme celles de
Michel Field, et de TF1 avec LCI qui programme deux émissions importantes pour le
livre : Les Coups de cœur des libraires, débat hebdomadaire entre libraires diffusé le
mercredi à 13 h 40 et rediffusé le vendredi à 12 h 10, 13 h 40, 0 h 40, et Place au livre,
où Patrick Poivre d'Arvor accueille chaque semaine deux auteurs, diffusée le samedi à
14 h 40 et rediffusée le dimanche à 16 h 10. Paris Première et LCI font partie des sept
chaînes satellites les plus regardées, même si leur public ne peut se comparer à celle
d’une chaîne hertzienne.
Parmi les émissions consacrées aux livres, il en est cependant de plus littéraires
que d’autres.
Les plus généralistes sont les magazines culturels, comme Ombre et lumière sur
France 3, où Philippe Labro s’entretient tous les mercredis en fin de soirée (1 h 05) avec
deux personnalités qui peuvent être aussi bien des écrivains que des journalistes ou des
acteurs et surtout Ubik.
897 « PPDA toujours à la page sur TF1 », article consulté en mai 2005, sur le site :
http://www.toutelatele.com.
898 Olivier BOURGOIS, op. cit., p. 54.
418
Ce dernier plaît beaucoup par son côté novateur, l’image et les reportages ayant
remplacé le débat traditionnel :
« Dans notre émission, nous avons choisi le tout-images, parce que la télévision, ce devrait
être des images et pas de la radio filmée. Chez nous, le journaliste se met délibérément en
retrait et nous préférons communiquer sur le plaisir de lire et le désir d’ouvrir un livre. » 899
D’autre part, Ubik aborde toutes les actualités culturelles : musique, littérature,
théâtre, cinéma, arts plastiques, mode, design, architecture, jeux vidéos, laser...
D’audience plus confidentielle en raison de son heure de diffusion, Des Mots de
minuit 900 fait partie de la même catégorie d’émissions : Philippe Lefait y reçoit des
invités pour parler de culture, mais consacre aux livres une rubrique « Coups de cœur ».
Viennent ensuite deux émissions plus littéraires que les précédentes, et davantage
regardées, sans doute en raison de leur heure moins tardive et de leur aspect plus
polémique : il s’agit de Campus, « le magazine de l'écrit », tous les jeudis à 23 h 00 sur
France 2 et de Culture et dépendances, qui passe deux mercredis par mois à 23 h 20 sur
France 3.
« En règle générale, Campus fonctionne sur deux fournées d’auteurs, invités autour de
thèmes d’actualité, et les notes de lecture de son équipe de chroniqueurs. Ces journalistes
forment la version germanopratine de ce qui fait le succès des émissions d’un Laurent
Ruquier : Josyane Savigneau 901, en “guest-star”, Laurent Neumann, directeur de Marianne,
François Reynaert, chroniqueur du Nouvel Observateur, Marc Weitzmann, romancier et
grand reporter des Inrockuptibles. » 902
« À Campus, nous pensons, contrairement aux idées reçues, que la vie culturelle est en train
de repartir. Nous sentons un véritable frémissement, un enthousiasme, une émulation
899 Philippe Kieffer, coproducteur d’Ubik, cité par Emmanuel Lemieux, art. cit.
900 Cf. supra, p. 417.
901
Ancienne directrice du Monde des Livres. Cf. infra, pp. 454-455.
902 Emmanuel Lemieux, art. cit.
903 ibidem.
419
nouvelle. Non, la France n’est plus la “banlieue” de la très dynamique littérature
américaine, des Philip Roth et autre John Updike. La littérature française bouge et nous
comptons bien vous le prouver. C’est pourquoi, pour la quatrième année consécutive nous
aurons à cœur de vous faire partager nos découvertes. Et si la littérature est la voie royale
du livre, le propos doit être élargi à toute l’actualité éditoriale. » 904
Mais les auteurs qu’il invite sont des écrivains déjà reconnus, voire même « des
monstres sacrés comme Houellebecq, Lévi-Strauss, Sagan, Echenoz » 905, et ne
représentent qu’une partie de la pléiade d’invités, constituée surtout de scientifiques en
tout genre, de journalistes ou d’artistes.
Plus polémique et plus politique, l’émission de Franz Olivier Giesbert, Cultures et
dépendances, vient juste après celle de Durand 906 mais joue sur le même registre, en
mélangeant littérature et sujets de société.
Les émissions véritablement littéraires ne sont plus que deux, actuellement, sur les
chaînes hertziennes : Vol de nuit sur TF1 et Le Bateau livre sur France 5.
Sans doute par respect pour la littérature, les auteurs y sont bien mieux traités que
dans les autres émissions. Patrick Poivre d’Arvor explique ainsi son attitude :
« il se trouve que je fais un peu partie de la confrérie, je connais les affres de l’écriture,
donc je les interroge avec humanité, bienveillance. Je ne les traite pas comme des
marchands de soupe. » 907
« Parmi les émissions littéraires, dont l’influence est globalement en baisse, Vol de nuit
(PPDA) est redevenue la plus prescriptrice devant Campus, en recul. » 908
904 Texte consultable sur le site Internet de France 2, à la rubrique « Tout sur l’émission » de Campus.
905 Emmanuel Lemieux, art. cit.
906 Cf. supra, pp. 416-417.
907 Patrick Poivre d’Arvor, entretien avec Le Parisien, 18/03/2003, texte consulté sur le site :
http://www.actustar.com/actualite.
420
Jugé beaucoup plus intellectuel, Le Bateau livre de Frédéric Ferney s’inscrit dans
la tradition française de la conversation littéraire. Son intérêt est de présenter au public
des écrivains qui ne sont pas forcément connus du public, français ou étrangers.
Sa seconde caractéristique est d’inviter « des lecteurs concernés et passionnés, qui
interviennent dans la discussion en apportant un regard différent sur les livres. » 909 Pour
accroître encore la proximité des auteurs avec le public et « casser le côté salon parisien
qui guette toute émission littéraire » 910, Frédéric Ferney tient à ce que ces lecteurs ne
soient pas forcément des critiques littéraires. Il a également la particularité de lire des
extraits d’œuvres à voix haute, moyen avéré de déclencher le désir de lecture, et il
consacre une fois par mois une émission spéciale à un écrivain.
Les deux autres émissions proprement littéraires sont celles de la chaîne câblée
LCI. La première est Place au livre, où Patrick Poivre d’Arvor permet aux auteurs de
s’exprimer plus longuement que dans Vol de nuit, puisqu’ils ne sont que deux invités
par semaine. Un critique littéraire y fait part également de ses coups de cœur ou de ses
indignations.
La deuxième émission est particulièrement précieuse pour la littérature de création
puisqu’elle fait intervenir des libraires : Les Coups de cœur des libraires.
« Les libraires connaissent le marché du livre mieux que personne. Valérie Expert leur
donne la parole. Chaque vendredi, ils sont trois, de Paris ou de province, à partager leurs
points de vue sur les nouveautés de la semaine, les meilleures ventes dans leur boutique, les
impressions de leurs clients… et surtout leurs propres coups de cœur ! » 911
C’est d’ailleurs dans cette émission que fut présenté Jours de chaleur de Forton,
le 3 mars 2004, par Marc-Olivier Amblard, libraire de Blois.
Indéniablement, toutes ces émissions font découvrir des auteurs et des œuvres aux
téléspectateurs, comme l’affirme avec conviction Frédéric Ferney :
« C’est pour nous une priorité. Nous avons plusieurs exemples. Un jour, quelqu’un de
l’équipe lit le livre de Michel Quint Effroyables Jardins, un petit livre de cent pages. Nous
908 « Comment faire parler des livres ? Médias bazar », Livres Hebdo, 18/03/2005, n° 593.
909 Présentation du Bateau livre sur le site Internet de France 5.
910 Entretien avec Frédéric Ferney, L’Humanité, 10/04/2004.
911 Présentation de l’émission sur le site Internet de LCI.
421
avons tous aimé. [...] Et je l’ai même spécialement recommandé aux téléspectateurs. Trois
jours plus tard, la maison d’édition m’appelle pour me dire qu’ils en avaient vendu
beaucoup après l’émission. Pour nous, c’est gratifiant de savoir qu’on nous écoute et qu’on
a été déclencheurs. Je préfère inviter les gens dont on parlera et pas ceux dont on parle,
c’est plus intéressant de faire découvrir de nouveaux auteurs. » 912
« un livre acheté par un téléspectateur sur mille est un succès de librairie, par un
téléspectateur sur cent, un best-seller.
L’émission est, de ce fait, considérée par les éditeurs comme un support prioritaire de la
présentation des livres même si le spectateur d’émissions littéraires n’est pas forcément un
acheteur de livres. Les émissions littéraires ne décident pas tous ceux qui les suivent à
acheter de livres mais pour ceux d’entre eux qui en achètent, elles orientent les choix,
constituent une référence et occupent une place de premier plan parmi les supports de la
promotion du livre. » 915
Pourtant, alors que les émissions littéraires n’ont jamais été aussi nombreuses à la
télévision et que le nombre de téléspectateurs ne cesse de croître, la lecture continue de
baisser 916. Parler de livres à la télévision peut donc gonfler ponctuellement les chiffres
de vente d’un ouvrage mais ne réussit pas à enrayer la désaffection croissante du public
vis-à-vis de la lecture.
On sait même que la télévision y contribue en offrant des loisirs qui concurrencent
le livre, et qu’on ne retrouvera jamais les conditions qui ont permis le succès d’une
émission comme Apostrophes :
422
« Envers et contre tout, Apostrophes reste la référence, à la fois par le souvenir de la “grand
messe” de la vie littéraire qu’elle constituait à un moment historique de la vie de la
télévision, par l’audience qu'elle trouvait, qu’aucune émission culturelle n’a atteinte, par le
contact qu’elle établissait entre le monde du livre et un public très varié incluant des “non-
lecteurs” et par son impact exceptionnel sur les ventes de livres (qui conduisait les éditeurs
à adapter leurs pratiques commerciales au calendrier de l’émission).
Sa disparition a suscité et continue de susciter les regrets au point de donner le sentiment à
certains que la télévision traite le livre moins bien qu’à l’époque où cette émission battait
son plein. » 917
« En 1975, pour revenir à notre date de référence, un élément conjoncturel joue, sur les
deux chaînes publiques, en faveur du livre à savoir que la Première Chaîne est présidée par
Jean Cazeneuve, normalien et professeur à la Sorbonne, et surtout la Deuxième (Antenne 2)
par Marcel Jullian, l’une des plus fortes personnalités du monde de l’édition d'alors. La
formation et le passé professionnel des deux principaux responsables de la télévision
publique ont pu les conduire à mettre l’accent sur le livre à un moment où la dynamique de
la télévision tendait à l’en éloigner. » 918
Donner envie de lire, c’est d’abord donner aux auteurs le temps de parler d’eux et
de leurs œuvres. C’était le cas dans les premières émissions littéraires de la télévision :
« C’était du temps où la télévision prenait son temps de flânerie. Aujourd’hui, elle scanne
les codes-barres, feuillette et régurgite les quatrièmes de couverture : le temps cathodique
est devenu de l’argent et de l’Audimat. Ce n’était pas le bon temps, juste le temps de lire,
d’écouter et de regarder. » 919
Les émissions qui prennent encore le temps (et le donnent aux téléspectateurs) de
découvrir l’univers d’un auteur ou d’une œuvre, ont peu d’avenir devant elles. C’est le
cas du Bateau livre, comme l’explique Frédéric Ferney :
« Depuis que France 5 est devenue une chaîne généraliste, on me demande de faire une
émission “plus utile à plus de gens” [...] À la télévision, de plus en plus le temps n’existe
que s’il est coupé, coupé, coupé. Or, un écrivain a besoin de temps pour s’exprimer. Voire
423
de silences. Avec nos émissions littéraires, nous sommes un peu les derniers des
Mohicans. » 920
Que les chaînes privées adoptent cette politique n’a rien d’étonnant : Droit de
réponse, l’émission de Michel Polac qui existait sur TF1 depuis 1981, a disparu lorsque
Bouygues a racheté la chaîne en 1987. Le repreneur était certes « exaspéré par le ton
irrévérencieux » de l’émission, polémique la plupart du temps. Mais on devine aussi
que les « Droit de réponse plus calmes, de deux heures et demie en moyenne » 921, où les
chroniqueurs faisaient découvrir au public des écrivains comme John Fante ou Nina
Berberova, cadraient mal avec les nouveaux critères de rentabilité de la chaîne.
Le cynisme des propos récents de Patrick Le Lay, patron de TF1, abondamment
rapportés dans la presse, n’encourage pas l’optimisme concernant la culture sur les
chaînes privées :
« Le métier de TF1, avait-il déclaré, c’est d’aider Coca-Cola à vendre son produit. Ce que
nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. » 922
« Cela vient sans doute du fait que la présence d'émissions littéraires est longtemps allée de
soi. Mais il convient de souligner que leur maintien trouve son origine non dans le cahier
des charges mais dans la bonne volonté des responsables des chaînes et que ceux-ci
pourraient réduire considérablement cette programmation sans qu’on puisse les accuser
d’enfreindre les dispositions du cahier des charges. » 923
« pour imposer des règles qui actuellement n’existent pas en matière d’horaire (notamment
s’il compense le manque à gagner publicitaire par le biais de la redevance ou d’une
subvention) » 924
920 « Comment les médias font vendre les livres », Livres Hebdo, 22/03/2005, n° 594, p. 14.
921 « Michel Polac, le doyen », Emmanuel Lemieux, art. cit.
922 Cité dans « Médias en crise », Ignacio Ramonet, Le Monde diplomatique, janvier 2005.
923 Olivier BOURGOIS, op. cit., p. 56.
924 ibidem, p. 7.
424
« La chaîne publique à la française est devenue une chaîne commerciale corrigée par une
préoccupation de qualité. Jusqu’à quel point cette correction est-elle possible et en quoi
peut-elle consister, voilà la vraie question.
La BBC, chaîne publique non commerciale, financée par la seule redevance, n’échappe pas
à la recherche de l’audience. Et elle n’a aucune émission littéraire ! » 925
Non seulement
« aucun magazine, quel que soit son sujet, ne fait le poids face à un film ou à une émission
de divertissement. Il sera donc mécaniquement repoussé dans la grille, y compris sur les
chaînes publiques. » 926
mais le magazine culturel attire encore moins de public que les magazines
d’information ou de reportages : « autant dire que le jeu de la concurrence élimine les
magazines culturels » 927.
L’autre évolution constatée dans les émissions littéraires est la prépondérance,
désormais, de la lecture-plaisir au détriment d’une véritable critique :
« En 2003, les talk-shows littéraires raffolent de ces lecteurs qui entretiennent si bien la
fonction de la lecture-plaisir. Ce sont généralement des écrivains et des libraires de petites
ou grandes surfaces [...]
Symptôme : ces nouveaux personnages de la télévision ne sont pas critiques. Leur rôle est
d’exprimer une opinion enthousiaste ou non sur un livre ou une expertise décryptant les
coulisses de l’édition. Michel Polac, autre grand acteur incarnant le lecteur de livres,
pointe : “Vous avez remarqué ? On ne dit plus livre à la télévision, mais bouquin. Comme
si employer le terme « livre » renvoyait à une académie ennuyeuse.” Et qui dit ennui dit
zapping. Le bouquin et le bon acteur-lecteur sont désormais chargés de tromper cet ennemi
redouté.
La franche prescription littéraire semble avoir déserté l’écran. » 928
Non seulement l’auteur et le spectacle qu’il est capable d’offrir priment sur son
œuvre, mais le présentateur lui-même se retrouve parfois au premier plan. C’est le cas
de celui de Campus, par exemple, avec ses « affolantes lunettes bleues » et ses cravates
du début 929, qui évite soigneusement la polémique à propos des livres, d’où la
conclusion d’Emmanuel Lemieux : « L’esprit critique ne serait plus de saison. » 930
425
En réalité, cette disparition de l’esprit critique dans les émissions télévisuelles ne
fait que révéler la logique propre à la télévision, qui est exactement l’inverse de celle du
livre :
« Le livre relève d’une économie très particulière, celle de l’offre, tandis que la télévision
fonctionne à la demande. Les éditeurs proposent, la télévision impose l’opinion
commune. » 931
« La recette commerciale infère un contenu commercial. Il faut aller dans le sens des
téléspectateurs non en tant que citoyens d’une nation mais en tant que consommateurs de
loisirs, ou de produits, et il faut leur donner ce qu’ils attendent. Pas le livre, pas la culture,
au sens où France-Culture l’entend mais de la détente, de la fiction, et à la rigueur de
l’information, mais pas forcément la plus enrichissante, (voir ce que dit Pierre Bourdieu du
développement du fait divers et de l’information de voisinage au détriment de l’actualité
politique et internationale). » 932
Or, le plus inquiétant, c’est que la logique du livre se calque maintenant sur celle
de la télévision, puisque les libraires et les éditeurs mettent en valeur les livres dont elle
parle :
« C’est sur des attitudes créées, développées et renforcées par la pratique quotidienne de la
télévision que se fonde désormais la politique commerciale des éditeurs notamment pour ce
qu’on continue d’appeler la “littérature générale”. L’influence de la télévision sur la
production peut ainsi conduire à publier certains titres : ouvrages écrits par des vedettes de
la télévision, livres issus de programmes. Plus fondamentalement elle infléchit la
conception même du livre à travers la modification des attitudes induites par l’influence du
média sur le rapport de l’homme au temps. Elle encourage à la succession de curiosités
éphémères, elle impose au consommateur l’idée que le livre lui permettra de “rester dans le
coup”. » 933
Dans la mesure où les éditeurs vont se concentrer sur les titres dont la télévision
est susceptible de parler, ou dont elle a déjà parlé, le choix des livres ne dépend plus
d’eux mais des journalistes, et l’offre de lecture se réduit considérablement. La situation
est la même du côté des libraires
931 ibidem.
932 Olivier BOURGOIS, op. cit., p. 66.
933 ibidem, p. 42.
426
« qui auront tendance à privilégier les livres que la télévision a mis dans l’œil du public et à
se débarrasser, compte tenu des problèmes de stockage, des autres. La sélection des livres
est faite alors non par l’éditeur ou le libraire mais par l’animateur de l’émission littéraire.
Le nombre d’ouvrages présentés à la télévision étant très limité, c’est à une extrême
concentration des ventes que cette mécanique aboutit alors même que le nombre des
nouveautés augmente. » 934
« Nous vivons dans cette universelle dépréciation où une information efface l’autre. C’est
un jeu de dupes, parce qu’il n'y a pas de hiérarchie dans la communication, tout se vaut. Il
n’y a ni révolte ni sacrilège possibles, tous deux pourtant étroitement liés à la culture. La
culture telle qu’on ne cesse de l’invoquer nivelle et célèbre indistinctement : tout est
formidable et beau ; un livre, c’est un objet sacré, etc. Autant de façons de noyer le sens,
d’effacer la singularité, d’annuler une œuvre, et son auteur. » 937
Si l’on compare les émissions littéraires d’aujourd’hui avec celles des années 50
à 70, on constate effectivement que le souci de transmission du savoir n’est plus
d’actualité. Les titres des émissions d’hier et d’aujourd’hui parlent d’eux-mêmes :
427
« Les débuts de la télévision française dans les années cinquante ont été marqués par une
philosophie de service public qui paraît aujourd’hui quelque peu datée mais sans laquelle
ne s’expliquerait pas la naissance et la multiplication d’émissions qui ont marqué
profondément la mémoire que nous avons de la télévision, et continuent de servir de
référence.
Le nouvel instrument devait, pour ses premiers promoteurs, apporter, en même temps que
la distraction et l’information, la culture. Pour remplir cet objectif ont été peu à peu créées
des émissions dont beaucoup ont duré autant et plus que le monopole de la première chaîne.
Elles couvraient les différents domaines de l’éducation et de la culture, des sciences exactes
à l’histoire et incluaient, à ce titre, le livre dans sa dimension littéraire.
C’était La Caméra explore le Temps, Les Grands Interprètes, En Votre Âme et Conscience,
Sciences d’Aujourd'hui, Le Magazine des Arts, Les Dossiers de l’Écran, Le Grand
Échiquier.
C’était surtout dans le domaine qui nous intéresse, Lecture pour Tous, plus tard, Italiques,
Bibliothèque de Poche, Post-Scriptum, enfin Apostrophes.
Cette floraison d’émissions correspond à ce qu’on pourrait appeler l’âge “pédagogique” ou,
pour ceux qui n’en ont pas la nostalgie, comme Pierre Bourdieu, “pédagogico-paternaliste”
de la télévision. » 938
L’émission littéraire fondatrice à la télévision est Lecture pour tous : Forton y fut
convié en 1960 pour parler de L’Épingle du jeu avec Pierre Dumayet. L’effet de ces
longs plans fixes accompagnés des silences pendant lesquels l’écrivain réfléchit, est tout
à fait surprenant sur un téléspectateur d’aujourd’hui :
« C’est le contraste le plus violent avec la télévision d'aujourd'hui : en 2003, les romanciers
qui passent à la télé semblent être des représentants de commerce stressés et très pressés.
La promotion n’existait pas avec Lecture pour tous. Il faut imaginer douze minutes de plan
fixe de Gaston Bachelard monologuant après une brève question de Max-Pol Fouchet...
L’expérience pour un téléspectateur d'aujourd’hui est hypnotique, puis franchement
captivante. » 939
Mais entre 1958 et 1967, l’audience de Lecture pour tous était passée de 50 % à
5%:
« Cette évolution peut s’expliquer par la fin de la chaîne unique mais aussi par le fait que la
télévision est entrée, au cours de cette période, dans la quasi-totalité des foyers. Les
nouveaux téléspectateurs exprimaient, dès lors, par leurs choix entre chaînes une attente
différente de celle des catégories touchées par la télévision à ses débuts. » 940
428
faisant du talent de l’animateur de l’émission la clé de son succès » ne touchait qu’une
partie de son audience potentielle, très en-dessous de celle de la chaîne concurrente.
La télévision, qui s’adresse à la masse, apparaît donc peu compatible avec la
littérature qui demande une curiosité, une émotion et une envie de culture trop peu
partagées.
D’où la question qu’on peut se poser maintenant : quelle image de la littérature la
télévision renvoie-t-elle ?
Certains acceptent lucidement l’idée d’une trahison nécessaire à la survie d’un
livre :
La télévision, les écrivains, deux entités qui évoquent le mariage surréaliste. Improbable.
Jean d’Ormesson, grand “client” de la télévision, expliquait son dilemme de romancier en
2000 : “On peut dire qu’un livre qui apparaît à la télévision est un livre trahi. Mais un livre
qui n’y apparaît pas d’une façon ou d’une autre est un livre perdu.” » 941
L’écrivain peut aussi y perdre son âme, s’il est saisi par le « vertige des médias »,
comme c’est le cas des intellectuels français dont l’esprit critique s’évanouit sous le feu
des projecteurs :
« Aux États-Unis, on peut dire que c’est la médiocrité même de la télévision qui a protégé
les intellectuels de ce vertige des médias qui a saisi leurs confrères français. “Nul ne
s’aviserait aux États-Unis, écrit Marc Fumaroli, de prendre la télévision au sérieux.” » 942
Il est même contraire aux intérêts de la littérature que la télévision offre une
tribune aux auteurs :
« À la télévision, en effet, ce n’est pas la littérature qui est présentée, et moins encore le
texte. Ce qu’on y montre, c’est le livre, fort peu télégénique à l’évidence mais surtout c’est
l'auteur, non dans son acte d’écrivain, pas même dans son discours de penseur, mais avant
tout mis en scène pour un numéro d’acteur qui fera vendre (peut-être) le produit de sa
création. » 943
941 « Comment parler des livres à la télévision », Emmanuel Lemieux, art. cit.
942 Olivier BOURGOIS, op. cit., p. 34.
943 ibidem.
429
Mais surtout, comment faire découvrir une œuvre au public de la télévision,
lorsque l’auteur lui-même ne peut plus venir faire son numéro, comme c’est le cas pour
Forton ?
Le reportage serait un bon moyen, mais nous avons vu que les crédits des
émissions littéraires se tarissant, cette formule tendait à disparaître. Même une émission
extrêmement littéraire comme Le Bateau livre, qui accorde une place importante au
texte, lu à voix haute, ne peut se passer de la présence de l’auteur :
« Nous cherchons à provoquer des rencontres, des moments rares, une émotion particulière.
D’assister à la réflexion d’un auteur sur son œuvre. Pour moi animateur, c’est intéressant
d’aller chercher l’auteur sans lui faire raconter l’histoire de son livre. Les téléspectateurs
n’ont pas forcément lu les livres, donc ce qui est intéressant, c’est de comprendre comment
il a écrit son roman, la genèse de son œuvre. Comment naît un livre, comment se crée un
personnage et comment se construit une histoire, c’est tout cela qui est passionnant. Rentrer
dans la fabrique, voir l’auteur réagir et analyser ses intentions. » 944
Monique Atlan qui, rappelons-le, ne dispose que d’une minute tous les jours pour
présenter un livre, explique en quoi le discours des écrivains a été capital pour atteindre
cette durée, pourtant dérisoire :
430
La seule chance pour les auteurs disparus de faire parler d’eux à la télévision est
encore la réédition de leurs œuvres dans des formats de poche. Or il se trouve que le
poche occupe une part extrêmement restreinte dans les émissions littéraires, toujours à
cause de l’indispensable présence des auteurs. Lorsqu’il en est question, c’est en général
de manière très brève, à la fin d’une émission, dans la rubrique « coup de cœur » :
Philippe Kieffer, le producteur d’Ubik, revendique l’originalité de sa rubrique « Livres
en poche » qui conclut l’émission.
La télévision ne peut pas rendre compte, il est vrai, de toute la production
éditoriale et « néglige carrément les secteurs les plus toniques de l'édition tels le livre de
jeunesse, la bande dessinée, le polar ou le poche. » 948 Le grand défenseur du poche a été
en son temps Michel Polac. Comme beaucoup, il pensait qu’il constituait la vraie
sanction littéraire d’un auteur et le seul moyen de faire découvrir la littérature au plus
grand nombre, en raison de son prix modique :
Olivier Bourgois analyse bien les raisons pour lesquelles les collections de poche
n’intéressent pas la télévision, alors qu’elles contiennent le véritable fonds littéraire et
sont bien plus accessibles au grand public :
« Le véritable fonds, au sens culturel du mot, se trouve en fait constitué désormais par les
collections de poche qui opèrent, dans la production générale, une sélection drastique et
n’interviennent, par rapport aux publications nouvelles, qu’avec un certain délai de latence
afin de permettre à l’édition en format traditionnel de se vendre, ce qui veut dire qu’elles
intéressent médiocrement la télévision alors qu’elles sont plus aptes, par la modicité de
leurs prix, à toucher le grand public. » 950
La place accordée à la littérature par la télévision française s’est donc bien réduite
au cours des dernières décennies, pour des raisons à l’évidence commerciales. Mais le
431
tableau semble moins sombre lorsqu’on jette un coup d’œil sur les télévisions
étrangères. Notre source d’information essentielle reste le rapport d’Olivier Bourgois,
qui date de 2000, en l’absence d’études plus récentes. Mais d’après ce que nous
constatons en France, on peut imaginer que la logique de rentabilité, qui s’exerce de
façon mondiale par l’intermédiaire des grands groupes de communication, n’a pu que
dégrader la situation des émissions littéraires sur les chaînes étrangères.
Pour ce qui est de nos voisins européens, on constate qu’ils ont perdu eux aussi
leurs émissions littéraires du genre d’Apostrophes, diffusées sur les chaînes publiques
généralistes. En 2000, alors que la Grande-Bretagne se signalait par « l’exceptionnelle
importance de la couverture littéraire dans la presse écrite d’outre-Manche et
notamment dans les hebdomadaires », aucune chaîne publique ni privée ne diffusait
plus d’émissions littéraires, la télévision étant désormais réservée aux événements
extraordinaires et se gardant soigneusement de tout soupçon d’intellectualisme :
À la même époque, l’Italie avait déjà remplacé ses émissions littéraires par des
rubriques de quelques minutes, le matin ou en milieu de journée, ou encore des jeux.
Seules, la chaîne éducative et une chaîne payante programmaient encore des émissions
didactiques et des débats autour du livre :
432
partie de soirée. Ponctuellement, des talk-shows peuvent donner la parole à un auteur à
propos d’un de ses ouvrages.
Les deux pays européens qui semblent faire le plus d’efforts en faveur de la
littérature à la télévision sont l’Espagne et la Belgique. La première concentrait en 2000
l’essentiel des émissions culturelles sur les chaînes publiques. Il existait par ailleurs une
chaîne satellite, « Canal Cultura », qui consacrait 20 % de sa programmation à la
littérature et aux livres.
La Belgique francophone soumet ses chaînes publiques de la RTBF à un contrat
de gestion, l’équivalent du cahier des charges de France Télévisions, qui, pas plus que
ce dernier, ne chiffre ses exigences en matière de littérature. Il est seulement précisé que
la RTBF doit faire un « effort pour promouvoir le livre et en particulier les lettres
françaises de Belgique ». En 2000, on trouvait sur les chaînes publiques belges
plusieurs émissions littéraires, reprises d’une chaîne à l’autre, en variant le jour et
l’heure. Paradoxalement, la chaîne privée RTL Belgique, a cessé de produire une
émission comme Apostrophes, qui durait depuis huit ans, au moment où RTL Belgique
a été reprise par Bertelsmann, le numéro un mondial de l’édition.
Le plus beau contre-exemple de l’antinomie entre la télévision et le livre nous
vient des États-Unis. Pourtant leurs correspondants en France
« s’étonnent de nos émissions littéraires dont ils attribuent le succès au goût de nos
compatriotes pour les choses de l’esprit.
Leur étonnement s’explique par le fait qu'il n’existe aux États-Unis aucune émission
régulière bénéficiant d’une certaine notoriété et qui serait entièrement consacrée au livre et
aux auteurs, en particulier sur les networks, qui regroupent la grande majorité des
téléspectateurs.
Lorsque le livre est présent à la télévision américaine c’est généralement dans le cadre des
nombreux talk shows où les présentateurs invitent des auteurs de best-sellers avérés ou
potentiels comme ils le font pour la sortie d’un disque ou d’un film » 953.
433
« Il faut noter que la célèbre animatrice noire était au départ hostile à l’idée d’inclure des
livres de fiction dans son talk-show. L’idée de présenter de tels ouvrages lui avait été
proposée par ses producteurs pendant l’été 1996. Jusque-là, Oprah ne présentait que des
ouvrages d’actualité. Et, en 1993, lorsqu’elle avait accueilli, pour une fois, un panel de
romanciers, leurs chiffres de vente s’étaient certes envolés, mais ceux du public de
l’émission avaient, eux, chuté, d’où la réticence initiale de la présentatrice. Mais, à
l’automne 1996, une nouvelle grille allait lui permettre de consacrer à chaque sujet choisi
un temps plus important. Elle décide alors de réétudier la viabilité d’un Book Club télévisé.
Le premier roman qu’elle présente, The deep end of the Ocean, de Jacquelyn Mitchard, puis
d’autres titres qui ne figuraient pas sur la liste des best-sellers, comme Song of Solomon et
The Book of Ruth deviennent aussitôt d’éclatants succès de librairie sans que l’audience de
son émission en souffre. Au contraire, il apparaît que l’émission d'Oprah a mis les
présentations télévisées d’ouvrages littéraires à la mode. Elle ne reçoit pas seulement des
auteurs de best-sellers mais aussi des auteurs plus littéraires comme Toni Morrison.
L’impact de son émission sur les ventes est considérable et amplifié par l’existence d'un
lien Oprah sur Amazon.Com qui permet de commander en direct les ouvrages présentés
dans son émission.
Les libraires américains considèrent qu’Oprah a amené au livre de nouveaux clients comme
le faisait Bernard Pivot. Les libraires américains confirment qu'elle a fait entrer dans les
librairies une nouvelle clientèle. Il convient d'ajouter qu’Oprah a le souci de mettre en avant
un grand nombre de livres de poche bon marché. Et l’on peut dire que depuis la réussite de
son talk show, elle a utilisé sa position de vedette des médias pour se lancer dans une sorte
d'apostolat en faveur de la lecture notamment en direction de sa communauté d'origine. » 954
434
la littérature. Nous avons vu qu’il dépendait plutôt d’une action générale du ministère
public à tous les niveaux de la création et de la chaîne du livre.
Mais il est incontestable que la télévision joue un rôle important dans la pratique
de la lecture, et qu’avec les nouvelles perspectives de la télévision numérique, on peut
espérer lui faire retrouver la dimension pédagogique qu’elle a perdue.
La principale menace vient aujourd’hui des effets d’une mondialisation qui
impose le modèle du profit au détriment de la mission de service public, et la télévision
française n’est pas à l’abri d’une réglementation européenne qui favoriserait les
opérateurs privés et le désengagement de l’État. Le seul espoir est qu’une chaîne de
télévision reste précisément un instrument de pouvoir trop précieux, peut-être, pour que
ce dernier y renonce complètement. Cependant, même dans le cas où l’État garde le
contrôle sur certaines chaînes, il ne peut aller plus loin dans les exigences du cahier des
charges. Ainsi, dans son rapport remis en 2000 au Ministre de la Culture et de la
Communication, Olivier Bourgois prônait instamment le maintien d’une grande
émission comme Bouillon de culture :
« Sur France 2, l’existence d'une grande émission littéraire hebdomadaire, comme celle de
Bernard Pivot, dans le créneau horaire actuel doit être, nous semble-t-il, impérativement
conservée, compte tenu de son impact symbolique, quitte à ce que la formule évolue. »956
« Les chaînes publiques prendront de plus en plus en compte les données d’audience ou les
rapports entre coûts et audiences. »
« Dans l’avenir, ce seront plutôt sans doute les obligations que s’imposeront à eux-mêmes
les responsables des chaînes publiques, compte tenu du rôle qu’ils entendent leur voir jouer
par rapport à la concurrence, de l’image sur laquelle ils ont été désignés et entendent
demeurer en fonction, d’un jeu de pouvoir politique et social dans lequel entre le livre, de
l’attente enfin que peuvent exprimer les téléspectateurs à l’égard d’un certain type
d’émission quand bien même ils ne la regardent pas. » 957
435
L’arrivée de la télévision numérique représente un espoir bien plus grand que
celle d’une intervention autoritaire de l’État devenue de plus en plus improbable. Car en
permettant la multiplication des chaînes grâce à la compression numérique, elle ne peut
que favoriser l’émergence de nouvelles émissions littéraires. Nous le voyons déjà avec
Direct 8 et France 5 qui proposent chacune une émission le vendredi à 21 heures, le
créneau horaire qui fut si favorable à Apostrophes.
Or, le grand intérêt du numérique est de proposer aux chaînes généralistes des
chaînes de complément qui peuvent alors jouer le rôle de LCI pour TF1 ou Paris
Première pour M6. Certes, comme le souligne Olivier Bourgois, l’audience d’une
chaîne thématique n’atteint pas celle d’une grande chaîne généraliste, même à une heure
tardive. Mais on peut penser que leur accès payant a jusqu’à maintenant limité leur
public. France Télévisions pourrait développer une chaîne numérique de service public
à vocation culturelle,
« une sorte de “France-Culture” de la télévision qui aurait, par définition, les mêmes
inconvénients que la station de radio : un coût important pour un public restreint, mais aussi
les mêmes avantages : offrir à ce public restreint, certes, mais très divers, un contenu de
qualité à des heures plus acceptables à tous que celles où a plongé le Cercle et décollé Vol
de Nuit. » 958
« Notons simplement qu’elle peut soit offrir simplement un éventail de chaînes thématiques
dont la substance ne serait pas profondément différente de ce qu’offrent les actuelles
chaînes satellites et câblées (cinéma, sport, jeunesse, voyage, histoire, et, à voir, chaîne
436
dédiée à la culture), [...] soit permettre une démultiplication des chaînes locales et
l’exemple des stations régionales de FR3 montre que des émissions littéraires articulées sur
l’activité des librairies et des bibliothèques peuvent trouver là une place efficace au contact
des lecteurs, soit encore faciliter le passage “en boucle” des émissions des grandes chaînes
publiques de façon à leur permettre de toucher un public plus nombreux [...]. Le problème
des horaires tardifs se trouverait ainsi résolu. » 959
Sur un plan pratique, la publicité pour le livre, autorisée depuis janvier 2005 sur
les chaînes spécialisées, pourra jouer le rôle qu’elle jouait jusque-là pour la presse et
financer d’éventuelles émissions littéraires. On peut même envisager des chaînes
thématiques cofinancées par les maisons d'éditions :
« On peut rappeler, à cet égard, le projet de chaîne éducative Eurêka préparé au début des
années 90 et qui devait prendre place dans le créneau qu’a finalement occupé la 5ème. Ce
projet avait été présenté par J. L. Missika et avait suscité l’intérêt temporaire d’un ensemble
d’éditeurs qui incluait le Groupe de la Cité, Le Seuil, Gallimard, Bayard, etc. dont il était
prévu qu’ils constituent un GIE associé aux pouvoirs publics. À l’époque, les éditeurs ont
finalement été dissuadés d’intervenir par le niveau des participations financières qu’un tel
projet supposait. Dans l’avenir, est-il irréaliste d’imaginer que celles des maisons d’édition
qui sont intégrées à des groupes de communication plus vastes puissent motiver leurs
maisons-mères en faveur d'un projet où viendrait s’insérer la promotion de ce qu’elles
publient? » 961
Certes, les éditions qui font partie de grands groupes de communication n’auront
pas de mal à les convaincre de financer leur publicité sur les nouvelles chaînes
numériques – et n’en auront même pas besoin. Mais qu’en sera-t-il des maisons
437
d’édition indépendantes, qui ne pourront résister à la surenchère financière
d’annonceurs aussi puissants ?
La télévision numérique, c’est aussi une fusion à plus ou moins long terme avec
l’ordinateur, puisqu’elle pourra offrir au téléspectateur l’Internet à haut débit, et avec
lui, la possibilité de commander directement les livres présentés à la télévision.
En outre, le contenu même de ces livres, une fois numérisé, deviendra directement
accessible sur l’écran de télévision grâce à la capacité de la TNT à transporter des
informations numériques de différentes natures, et notamment du texte. Olivier
Bourgois l’annonçait déjà en 2000 :
« D’autre part, des pans entiers de l’édition vont, selon toute logique, passer
progressivement et peut-être rapidement sur des supports numériques qui déboucheront, par
le biais du net, sur les écrans d’ordinateur, c’est-à-dire à terme sur ceux de la
télévision. » 962
« Ce qui est en cause ici, c’est plutôt la relation entre une chaîne comme TF1 ou Canal Plus
et le cinéma, à savoir la capacité des réalisateurs français à proposer des films ou des
téléfilms dont le coût de programmation soit compétitif avec celui du cinéma américain
(dont on sait qu’il a déjà amorti ses coûts au moment où il s’exporte et peut, sans difficulté,
pratiquer le dumping face à un cinéma européen dépourvu de marchés potentiels
comparables) et dont la qualité technique exerce le même attrait sur le public : les auteurs
français ont-ils le souci de créer des œuvres qui puissent, adaptées au cinéma ou à la
télévision, répondre à la demande du grand public ? Les éditeurs français ont-ils dans ce
domaine une politique ? Voilà deux questions qui méritent d’être posées, quand on connaît
le savoir-faire des Américains dans ce domaine. » 963
438
D’une manière générale, il considère que les éditeurs ont une piètre connaissance
du monde de la télévision et ne sont donc pas capables de trouver de nouvelles formules
pour faire passer la littérature sur le petit écran. L’absence de dialogue entre les deux
univers les empêche de parvenir à des idées viables : c’est aux éditeurs de s’informer et
de faire travailler leur imagination, afin de profiter des avancées technologiques de la
télévision au lieu d’en être les victimes et de se lamenter sur la disparition des émissions
littéraires à grand public.
• La radio
439
l’édition française et de ses difficultés. Et surtout, seule, la radio offre une possibilité
d’expression aux lecteurs. Certaines émissions leur donnent la parole, comme Le
Masque et la plume, où l’animateur fait une longue lecture de lettres d’auditeurs qui
réagissent aux critiques entendues la fois précédente. Ils s’expriment aussi à l’occasion
du Prix du Livre Inter, décerné chaque année par un jury de non-professionnels
d’origine très diverse 966, ainsi que des différentes manifestations littéraires dont la radio
se fait l’écho, comme le Salon du livre.
Olivier Bourgois le soulignait dans son rapport : « la radio a une beaucoup plus
grande souplesse que la télévision pour créer de nouvelles formules d’émission autour
du livre. » 967 Du reportage à l’interview d’auteur par un critique ou par un autre auteur,
en studio ou hors studio, en passant par le débat, la simple présentation critique de
nouveautés et la lecture d’extraits, l’éventail est large et renouvelle l’intérêt des
auditeurs.
Mais Olivier Bourgois note que « ce type d’émissions littéraires est surtout le fait
des grandes stations traditionnelles et n’apparaît guère sur les nouvelles stations qui ont
bouleversé le paysage radiophonique. » 968 Il remarque aussi que les lectures d’œuvres
ont disparu des radios françaises, contrairement à leurs homologues anglaises et
allemandes (du moins jusqu’en 2000, date de son rapport) :
En Allemagne :
« Les sujets littéraires sont beaucoup plus présents à la radio [qu’à la télévision]. Chaque
réseau régional a au moins une station culturelle avec un programme littéraire quotidien.
966 « Présidé en 2005 par Olivier Rolin, le Jury du livre Inter était composé de 24 auditrices et auditeurs
de France Inter représentant toutes les régions de France. », texte mis en ligne sur le site Internet de Radio
France.
967 Olivier BOURGOIS, op. cit., p. 22.
968 ibidem.
969 ibidem, pp. 21-22.
440
Les programmes les plus écoutés sont les lectures de textes classiques ou
contemporains. » 970
Sans retrouver l’audience qu’elle avait dans les années cinquante, à une époque où
la télévision ne l’avait pas encore supplantée, la radio est capable, pour certaines
émissions publiques, non seulement de capter un grand nombre d’auditeurs mais
d’attirer aussi une foule de spectateurs qui viennent assister, voire participer aux débats.
C’est le cas du Masque et la plume, « une émission culturelle de masse sans
équivalent » 971 diffusée sur France Inter tous les dimanches soir depuis 1954 :
En mars 2005, un sondage effectué par Livres Hebdo a montré que Le Masque et
la plume était, « très loin devant ses concurrentes, l’émission de radio qui fait le plus
vendre de livres » 973. Son animateur, Jérôme Garcin, également directeur adjoint de la
rédaction du Nouvel Observateur, après avoir rappelé « la suspicion grandissante et
inquiétante des lecteurs à l’égard des prescripteurs », discrédités par les « renvois
d’ascenseur » entre critiques, attribue le succès du Masque au fait que « les propos à
l’antenne des critiques ne sont pas liés par des intérêts privés », et ajoute : « J’ai la
chance d’écrire dans un hebdomadaire qui n’appartient à aucun groupe et d’animer une
441
émission de radio totalement libre. » 974 Rappelons tout de même qu’il publie chez
Gallimard et que certains critiques de l’émission sont aussi des écrivains...
Olivia de Lamberterie paraît plus sincère : « je ne suis pas auteure et je ne
travaille pour aucune maison d’édition » 975, mais le journal dans lequel elle écrit fait
partie d’un grand groupe de communication : Elle appartient en effet à Hachette
Filipacchi Médias (Lagardère). La critique précise cependant que les différents
magazines du groupe sont indépendants au point même d’entretenir une rivalité entre
eux.
La neutralité des critiques relevant de l’utopie, c’est sans doute l’animation de ses
discussions et la virulence brillante de ses critiques qui, aujourd’hui comme hier, assure
son audience remarquable au Masque et la plume. La présence vivante et très réactive
du public y contribue également, ainsi que l’heure (première partie de soirée) et le canal
de diffusion, France Inter étant la station la plus écoutée.
Olivier Bourgois ne voyait pas d’équivalent au Masque à la télévision. Les
émissions de Michel Field sur Paris Première (Field dans ta chambre devenu Ça
balance à Paris) s’en inspirent cependant ouvertement, dans leur ton polémique :
« Michel Field constitue la surprise de la rentrée 2002. Field dans ta chambre est la
transposition modernisée du Masque et la plume. » 976
« Reste que je demeure très attaché au média radio. Sur France Inter, je touche directement
un million d'auditeurs dans Résonances de Pierre Veil (18-19 heures en semaine). Et je sais
que j’ai pu faire vendre des livres, beaucoup de livres de petits éditeurs et d’auteurs
confidentiels. À la télévision, notamment sur les puissantes chaînes hertziennes, c’est
beaucoup moins certain. Il y a cinquante ans, la littérature à la télévision devait être le
miroir des vanités de l’élite. Aujourd’hui, pour faire de l’audience, la télé ne parle que des
livres qui marchent déjà. » 978
974 ibidem.
975 ibidem.
976 « Comment parler des livres à la télévision ? », Emmanuel Lemieux, art. cit.
977 Michel Polac, « Michel Polac, le doyen », Emmanuel Lemieux, art. cit.
978
ibidem.
442
Depuis, Résonances a été remplacé par Charivari de Frédéric Bonnaud, consacré
aussi à l’actualité culturelle, mais Michel Polac y a conservé une rubrique littéraire
hebdomadaire le jeudi soir à 18 h 50 que certains auditeurs ne manqueraient pour rien
au monde 979. En faisant découvrir les auteurs étrangers mais aussi les éditions et
rééditions d’auteurs plus confidentiels et oubliés, il investit la radio du rôle que les
défenseurs de la littérature de création attendent d’un média.
France Inter possède d’autres émissions culturelles où la littérature occupe une
place de choix, comme Cosmopolitaine, produite et animée par Paula Jacques, membre
du jury Fémina depuis 1996, le dimanche de 14 h à 16 h et Eclectik de Rebecca
Manzoni, du lundi au vendredi de 9 h à 10 h. La seule émission totalement dévolue à
l’actualité littéraire est diffusée très tardivement le dimanche, entre minuit et une heure :
il s’agit de Noctiluque où Brigitte Kernel reçoit un auteur chaque semaine. Le livre est
de toute façon très présent sur cette radio, tous les jours et du matin au soir, ne serait-ce
que pour quelques minutes, dans la rubrique matinale de Jean-Marc Stricker, Pour le
plaisir, à 6 h 11 ou celle de Vincent Josse à 7 h 25, Côté Culture, ou encore dans la
partie magazine du 13-14 et le samedi matin à 6 h 52 dans Le Livre du week-end 980.
Mais il l’est encore davantage sur France Culture où il serait vain de dénombrer
toutes les émissions parlant de la littérature, tant elle apparaît fondamentale pour cette
radio vouée à la culture.
« Certes l’audience de la station est faible mais elle couvre d’une façon très complète
l’activité éditoriale dans des conditions dont il n’existe, bien sûr, aucun équivalent à la
télévision. » 981
Les émissions proprement littéraires sont Le Livre du jour, Les mardis littéraires,
Mauvais genres et Poésie sur parole. Les deux dernières s’occupent de genres précis,
comme la littérature dite « mineure » (policier, science-fiction, fantastique, érotique...)
ou la poésie.
979 Cf. le témoignage d’un auditeur qui dit ne prendre aucun rendez-vous à l’heure de la chronique
littéraire de Michel Polac pour l’écouter « religieusement », « Et vous, comment choisissez-vous vos
livres ? À l’occasion du livre Inter 2005... », Le téléphone sonne, France Inter, 19 h 20, 6/06/2005.
980
Tous les programmes cités dans cette partie consacrée à la radio étaient en vigueur en juin 2005.
981 Olivier BOURGOIS, op. cit, p. 21.
443
Dans Le Livre du jour, qui dure approximativement huit minutes et passe du lundi
au vendredi de 11 h 20 à 11 h 30, les producteurs littéraires de France Culture
choisissent un livre dans l'actualité éditoriale et dans celle des collections de poche, et le
présentent à travers un extrait lu par un comédien. Rappelons que le 24 octobre 2001,
Rémy Delpy a lu un extrait de L’Épingle du jeu à l’occasion de sa réédition dans
« L’Imaginaire » de Gallimard. À cette époque, l’émission bénéficiait d’un deuxième
créneau horaire dans la journée, de 17 h 25 à 17 h 30.
Les mardis littéraires, émission de cinquante minutes environ, sont diffusés une
première fois le mardi de 9 h 10 à 10 h 00 et repassent ensuite dans la semaine à des
jours et des heures différents. La table ronde réunie par Pascale Casanova tente de lutter
contre la pression de la littérature commerciale en évoquant des auteurs et des éditeurs
plus discrets :
« Des lecteurs, et surtout des auteurs, des traducteurs, des critiques, viennent autour de la
table parler (souvent) de poésie, de formes littéraires, d’histoire, de romans (quelquefois)
méconnus, d’œuvres (souvent) oubliées, d’écrivains (plutôt) absents des listes de prix
littéraires (ou de meilleures ventes). » 982
444
régionales de France Bleu, dont beaucoup possèdent de courtes rubriques « coups de
cœur » pour les livres.
Enfin, l’existence sur son site Internet d’une « radio du livre », parmi les radios
thématiques, atteste de l’importance accordée au livre par Radio France.
Les radios privées ne sont cependant pas en reste, en ce qui concerne la culture et
la littérature, en particulier. Régulièrement, Livres Hebdo mentionne les émissions de
Frédéric Mitterrand, d’Isabelle Morizet et de Pascale Lafitte-Certa sur Europe 1, ainsi
que celles de RTL comme Laissez-vous tenter, Les livres ont la parole et La Malice.
Pour certains professionnels de l’édition, elles apparaissent même supérieures à
celles de France Inter :
« Il ne faut pas non plus oublier la radio, insiste Joëlle Faure [directrice de la
communication chez Albin Michel] [...] C’est souvent là que les auteurs ont le plus de
temps pour parler de leurs livres et qu’il y a une vraie diversité des genres. France Inter,
depuis quelque temps, nous lâche un peu. Mais RFI et France Culture continuent
d’accorder une grande place au livre. Frédéric Mitterrand, sur Europe 1, montre à chaque
fois qu’il aime vraiment les livres. Et Bernard Lehut, le successeur de Jean-Pierre Tison sur
RTL, fait un travail formidable dans l’émission du matin, Laissez-vous tenter. » 983
• L’Internet
Bien plus que la radio, qui n’a jamais été une rivale redoutable des journaux
écrits, bien plus que la télévision, c’est l’Internet qui constitue une véritable menace
pour la presse écrite. À vrai dire, le danger ne concerne pas la presse en elle-même mais
son support traditionnel de papier. C’est pourquoi les grands quotidiens et les
magazines importants ont réagi assez vite en mettant leur contenu en ligne, moyennant
983 « Comment faire parler des livres ? Médias bazar », Livres Hebdo, art. cit.
445
des abonnements payants, ou parfois gratuitement pour les articles du jour et assez
récents. Actuellement « 79 % des journaux du monde possèdent des éditions en
ligne » 984.
Cependant, on voit dans certains pays, en Allemagne, par exemple, des quotidiens
qui abandonnent leur édition traditionnelle au profit d'un site web, d'une newsletter
envoyée chaque matin par courrier électronique, et d'un hebdomadaire papier.
L’Allemagne possède aussi un « journal du Net » depuis 2000, le Netzeitung. Son
million de lecteurs mensuels le place juste derrière Spiegelonline qui en capte cinq
millions.
Le temps passé par les internautes devant leur ordinateur devient supérieur à celui
qui était consacré à la télévision, d’autant plus que les programmes télévisés peuvent se
capter désormais sur les écrans informatiques :
446
La transmission du patrimoine littéraire reste évidemment très dépendant des
pratiques commerciales, et sur Internet, plus que pour les autres supports, la publicité
s’avère un outil essentiel de diffusion des informations. On a même l’impression que
c’est la culture qui est mise au service de la publicité, plutôt que l’inverse :
« Dernier point, il convient d’évoquer le rôle que pourront jouer, parallèlement aux
émissions de télévision proprement dites, des présentations de livres sur des sites Internet
dédiés.
De tels sites peuvent en effet constituer pour les annonceurs un espace supplémentaire pour
la publicité en faveur de leurs publications. La souplesse du Net, la facilité de passage d’un
contenu à l’autre à partir des “liens”, la possibilité de viser des publics captifs bien repérés
devraient donner à ce support une place considérable dans la promotion des nouveautés
comme des rééditions. Ajoutons que la possibilité de greffer des films sur un site devrait
permettre aux éditeurs d'offrir sur leurs sites non seulement des textes d’appel, type
quatrième de couverture, et des extraits de leurs livres mais également des présentations
audiovisuelles des auteurs ou des thèmes évoqués, exactement comme dans une émission
de télévision.
Là encore, il ne faut se faire aucune illusion, la facilité de la consultation et le temps
croissant passé à surfer sur la toile conduiront nécessairement à répandre, par transitions
insensibles, l’usage du commerce en ligne comme un prolongement naturel de la
consultation d’un site aussi bien que d’une émission de télévision. » 986
« “Pour pouvoir payer aux chaînes de librairie les pots-de-vin qui leur permettront d’être
bien placés en tête de gondole, les éditeurs ont rogné sur leurs budgets publicitaires dans les
journaux, du coup ceux-ci réduisent leur pagination consacrée aux livres...” Heureusement,
“Internet est devenu un instrument de dissidence : grâce à la Toile, nous avons vendu
75 000 exemplaires d’un livre de Noam Chomsky qui n’avait eu pratiquement aucune
presse.” » 987
447
• Conclusion
« À deux ans d’intervalle, notre sondage Livres Hebdo/I+C auprès des détaillants souligne
le net renforcement de l’impact de la télévision sur les ventes de livres, au détriment de la
presse écrite, dont l’influence recule très sensiblement. La puissance prescriptrice de la
radio est stable [...] Après la télévision (en hausse) et les suppléments livres des quotidiens
(en net recul), la presse féminine apparaît comme le support le plus influent pour la vente
de livres en France. À l’inverse, à l’exception notable du Nouvel Observateur, le pouvoir
prescripteur des hebdomadaires généralistes ou “news magazines” s’est littéralement
effondré. » 990
Or, nous l’avons vu, la télévision fait peu de place aux redécouvertes. Elle préfère
les ouvrages d’actualité, qui se prêtent mieux au « coup médiatique », les auteurs
scandaleux, et de manière générale, ceux dont la personne vivante peut constituer un
appât pour le spectateur. C’est pourquoi, il faut nuancer l’aspect prescripteur de la
télévision et rappeler que
988Cf. « Et vous, comment choisissez-vous vos livres ? À l’occasion du livre Inter 2005... », Le téléphone
sonne, France Inter, 6/06/2005.
989 Olivier BOURGOIS, op. cit., p. 44.
990 « Comment faire parler des livres ? Médias bazar », Livres Hebdo, art. cit.
448
« ce sont désormais les émissions généralistes de Thierry Ardisson (Tout le monde en
parle) et de Marc-Olivier Fogiel (On ne peut pas plaire à tout le monde) qui ont, selon les
libraires, le plus d’impact sur les ventes de livres. » 991
alors que l’influence des émissions littéraires « est globalement en baisse » 992.
Émission littéraire ou non, on ne doit pas attendre de la télévision, de toute façon,
qu’elle fasse découvrir des auteurs inconnus, sauf exception :
« “Aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de faire découvrir un pur inconnu et a fortiori
d’espérer le voir sur un plateau de télévision” déplore Claire Cauvin [attachée de presse
chez Calmann-Lévy]. “En revanche, s’il connaît le succès en librairie, ensuite ils le
voudront tous !” ajoute Nathalie Proth (Denoël) » 993
Elle ne contribue pas non plus véritablement à la vie littéraire parce que d’une
part, elle s’intéresse plus aux sujets d’actualité qu’à la fiction, et que d’autre part, son
temps, rapide et concentré sur l’événement, est incompatible avec celui d’une œuvre :
« Elle consacre des auteurs, non des écrivains. Plus portée par sa nature à mettre en valeur
l’événement du jour qu’à éclairer l’histoire de l’époque, elle s’attache au livre qui vient de
paraître, non à l’œuvre dans sa durée. » 995
991 ibidem.
992 ibidem.
993 ibidem.
994 Olivier BOURGOIS, op. cit., p. 44.
995 ibidem, p. 32.
449
période » 996, elle braque son objectif sur une infime partie de la production littéraire,
influençant par ses choix des politiques éditoriales de moins en moins diversifiées.
Que pourrait donc apporter la télévision à un auteur comme Forton ? Pas grand-
chose, sinon par un effet d’heureux hasard, l’adaptation d’une de ses œuvres, qui
entraînerait, comme généralement, une réédition en poche, avec une image du film en
première de couverture. Les ventes suivraient certainement, selon l’effet toujours
reconnu des films sur le public.
Mais le salut de la littérature dépend encore essentiellement de la presse écrite qui
reste « le média par excellence » 997, de l’avis des professionnels, surtout pour les
redécouvertes : « Irène Némirovsky a décollé uniquement grâce à la presse écrite. » 998
D’abord, selon Anne-Marie Lenfant, attachée de presse chez Robert Laffont, c’est
la presse écrite qui fait passer l’information à la télévision :
« Les gens de la télé ne lisent pas de livres, ou peu. Ce qui les inspire, c’est ce qu’ils lisent
dans la presse. La force de la presse écrite, c’est qu’elle passe l’information. » 999
En outre, la presse écrite est le seul espoir des petits éditeurs, qui n’ont même pas
de quoi rémunérer une attachée de presse. C’est le cas de Bernard Wallet, fondateur et
patron des éditions Verticales, ex-filiale du Seuil qui a rejoint en avril 2005 le giron de
Gallimard :
996 ibidem.
997 « Comment faire parler des livres ? Médias bazar », Livres Hebdo, art. cit.
998 Nathalie Proth, attachée de presse chez Denoël, ibidem. À propos d’I. Némirovsky, cf. supra, p. 397.
999 ibidem.
1000 Propos de Bernard Wallet recueillis par Daniel Garcia, ibidem, p. 98.
450
« Ceux qui ne possèdent pas un tel réseau comptent avec l’ouverture d’esprit des
journalistes auxquels ils envoient leurs services de presse. La qualité des publications se
montre payante » 1001
C’est ce qui s’est passé pour Finitude : le petit éditeur bordelais a su retenir
l’attention de Martine Laval, influente critique de Télérama, avec le joli volume de
nouvelles de Forton, envoyé en service de presse sans autre recommandation,
apparemment. Après avoir lu le premier recueil, Pour passer le temps, la critique a
téléphoné à l’éditeur pour exprimer son enthousiasme et ses articles élogieux ont
vraisemblablement influencé les ventes 1002.
La presse écrite, comme la radio, est surtout pour l’instant le meilleur support
publicitaire de l’édition, celui qui lui assure un relais durable et étendu. Car l’effet d’une
émission télévisée se dissipe assez vite et la publicité autorisée sur les chaînes
thématiques ne peut toucher un public aussi large que celui d’un grand quotidien, ou
d’un magazine.
En ce qui concerne Forton, il n’a pas été mal servi par la presse écrite de ces
dernières années, dans la mesure où il s’agissait de titres connus s’adressant à un
lectorat assez jeune et cultivé. L’absence d’articles dans la presse régionale ne nous
paraît pas non plus le pénaliser, car les journaux régionaux ne jouissent pas d’un grand
crédit dans le milieu littéraire. Ainsi Olivier Rolin déplorait-il récemment que les
journaux en province ne fasse pas assez de place à la littérature 1003. On peut le regretter
d’autant plus que l’enquête de Livres Hebdo montre une véritable percée des quotidiens
régionaux, qui sont à égalité d’influence avec un hebdomadaire comme Le Nouvel
Observateur.
451
connivence qu’à la recherche de la vérité, rejaillit sur le journalisme littéraire,
soupçonné lui aussi d’obédiences occultes.
Certes, aux yeux des professionnels du livre, la critique de presse garde son
importance, car elle est constituée de personnalités influentes dans le monde littéraire –
et encore très parisien – qui font et défont les réputations d’un trait de plume. Mais du
côté du lecteur anonyme, elle souffre d’une incontestable désaffection, qui ne résulte
pas seulement des difficultés générales de la presse. Si le public ne lui accorde plus
autant de crédit qu’autrefois, c’est parce qu’il est mieux informé des accords tacites
entre les éditeurs et les critiques, dont la plupart sont des auteurs avérés ou potentiels :
« Si l’on y [dans le public] trouve des accro, on y trouve bien davantage des lecteurs qui ont
décroché, et qui commencent à manifester à l’égard des critiques et des jurys la même
impatience, sinon encore la même révolte, qu’à l’égard des politiciens. »1004
452
« Le roman étant une forme de l’énergie, la critique en est une forme dégradée. En
conséquence, aucune critique ne saurait atteindre aucun roman, à moins qu’elle ne soit
constituée elle-même sous forme de roman, ce qui la placerait [...] sur un même plan » 1007.
Plus près de nous, Jacques Brenner dénonçait comme Gautier leur inculture et leur
inféodation à des partis :
« Ayant collaboré à des journaux et à des hebdomadaires des plus diverses tendances, j’ai
pu constater que de 1945 à 1975 nulle part un critique littéraire n’était entièrement
libre » 1008
1007 Boris VIAN, « Tentative de brouillage des cartes », Je voudrais pas crever, 10/18, 1980, Paris,
pp. 115-116.
1008 Jacques BRENNER, Tableau de la vie littéraire en France d’avant-guerre à nos jours, op. cit.,
p. 174.
1009 Jean-Philippe DOMECQ, Qui a peur de la littérature ?, Mille et une nuits, Paris, 2002, p. 10, note 1.
453
romans de l’auteur. » 1010 Et surtout, il y déplore que personne n’ait osé prendre le relais,
à l’époque, pour initier un débat salutaire à une critique refusant toute remise en
question :
« La dissuasion fit son office, la peur fit le reste. On reconnaît une censure parfaite à ce
qu’elle efface ses traces sous l’autocensure qu’elle impose. Les coups de fil et dîners en
ville ne laissent pas de traces. » 1011
En même temps que l’ouvrage de Domecq, paraissait un autre livre qui soulevait
la même polémique : La Littérature sans estomac de Pierre Jourde 1012. Cette version
XXIe siècle de La Littérature à l’estomac de Julien Gracq dénonçait une critique
consensuelle, molle, et inféodée aux puissances de l’édition, avec, comme organe
central de pouvoir, le réseau Philippe Sollers-Josyane Savigneau. Cette dernière, alors
directrice du Monde des Livres, réagit par une mise en demeure pour diffamation.
Un comité national de soutien à l’auteur et à son éditeur, Éric Naulleau, également
auteur, rédigea une pétition adressée au directeur du Monde, Jean-Marie Colombani, et
à Alain Minc, président du Conseil de surveillance, pour exprimer l’indignation des
lecteurs devant un procédé peu digne d’un grand journal, soi-disant défenseur de la
liberté d’expression :
« Nous, lecteurs du Monde, et par ailleurs écrivains, artistes, critiques, éditeurs, libraires,
enseignants, étudiants – ou autres –, suite à la mise en demeure adressée à Pierre Jourde par
Maître Pierrat, mandaté par Mme Savigneau et M. Douin (Le Monde des livres), tenons à
vous faire part de notre vive indignation. Nous ne pouvons croire qu’un journal qui prône la
liberté d’expression – proposant, d'ailleurs, une rubrique “Horizons/Débat” (à laquelle
certains d’entre nous ont déjà collaboré) – et que quelqu’un qui s’est rendu au procès
Houellebecq pour défendre cette liberté (Mme Savigneau) puissent attaquer pour
diffamation un écrivain qui n’a fait qu’exercer librement son esprit critique avec les
moyens de son art. » 1013
Cette affaire a certainement joué un rôle dans ce que certains ont appelé une
« mise au placard » de Josyane Savigneau en février 2005, puisqu’elle a dû quitter la
direction du supplément littéraire du Monde. La destitution d’une personnalité aussi
puissante – et aussi malfaisante, selon certains – du monde de la presse écrite est plutôt
454
inédite. La manière dont elle a réagi en jouant de ses relations pour faire interdire tout
article sur les ouvrages de Jourde qui ont suivi La Littérature sans estomac, et toute
émission à laquelle il participait, montre bien qu’elle ne doutait pas d’exercer un
pouvoir à toute épreuve. Sa défaite représente donc l’aboutissement d’une évolution des
mentalités du petit monde littéraire qui semble vouloir se libérer de la dictature de
certains critiques. Jean-Philippe Domecq écrivait en 2002 :
« Quant à la critique, faut-il en désespérer ? Non. La preuve en est que les langues se
délient. Les générations passent et la peur avec. Une nouvelle exigence, jubilatoire et
violente, fine, “fait visage comme on fait surface”, dirait Michaux. Nombre de critiques
littéraires s’en montrent conscients. Des voix s’élèvent, publient et deviennent audibles
malgré la censure, le temps aidant et les intérêts variant avec lui. »1014
« Depuis Baudelaire et Flaubert, le critique est l’imbécile qui rate les trains littéraires qui
comptent : ceux qui n’arrivent jamais à l’heure. » 1016
455
difficile d’apercevoir la perle rare. En réalité, selon Philippe Lançon, le critique a plus
de moyens qu’il ne le dit pour y voir clair :
« Sa culture, son professionnalisme, la visite aux libraires, les dialogues qu’il entretient, les
rumeurs du bouche à oreille, son réseau d’affinités constitué au cours des années, voilà les
bagages de ce voyageur solitaire ».
Nous pouvons lui objecter, cependant, que sans le contact direct et personnel avec
l’œuvre, ajouté au souci de rester ouvert et objectif, on court le risque de s’en tenir aux
engouements et aux rumeurs, souvent génératrices de fausses valeurs. Parfois le bouche
à oreille révèle des joyaux, parfois il ne fait qu’amplifier un phénomène de mode et
grossit exagérément la valeur de certains ouvrages au détriment des autres. Enfin, il faut
remarquer que l’on choisit toujours son « oreille » à écouter, que l’on se fréquente et
que l’on se crédibilise entre gens du même monde. C’est d’ailleurs ainsi que se
perpétuent les cloisonnements entre les auteurs et entre les genres.
Quoi qu’il en soit, le critique se trouve exposé à des reproches contradictoires qui
le condamnent par avance : soit on l’accuse de « “rater” une œuvre rare et belle »,
soit de
« rejeter un ouvrage adopté par la majorité. Dans un cas, on lui reproche donc de ne pas
avoir l’instinct et la sensibilité du minoritaire ; dans l’autre, de ne pas posséder le goût
consensuel du majoritaire. Ou suiviste, ou marquis. » 1018
De même, le lecteur n’admet pas qu’il ait un autre avis que le sien et met en cause
son honnêteté, son talent ou ses sentiments personnels :
« Si le critique aime ce qu’on n’aime pas (ou décide d’ignorer), on le soupçonne donc
d’être aveugle ou corrompu ; et s’il n’aime pas, d’être amer ou de vouloir se
distinguer. » 1019
« Les critiques ont des excuses. C’est un des métiers les plus difficiles qui soient, et l’un
des moins rémunérateurs. [...] Une telle situation expose aux tentations du copinage » 1020.
1018 ibidem.
1019
ibidem.
456
Le critique français, qui cumule fréquemment des activités de journaliste,
d’écrivain et d’éditeur, s’expose donc au reproche mérité de corruption :
Les mots durs ne manquent pas pour désigner une profession désormais suspecte
des plus viles motivations : on parle de la « gangrène des renvois d’ascenseur » 1023
accrue par le fait qu’« il n’y a jamais eu autant de journalistes qui écrivent » 1024.
Jean-Philippe Domecq cite un bel exemple de « confraternité » littéraire et
journalistique :
« je me souviens que [...] Michel Braudeau commença un article sur une romancière en
disant qu’il allait dire en quoi le livre était intéressant mais que d’abord il allait dire en quoi
la romancière était une amie charmante. C’est pas déontologique tout ça ? Ça m’a paru
marquer une étape de plus en tout cas : désormais, le copinage fait partie de l’article que le
copinage a poussé à faire. » 1025
Les suppléments littéraires des grands quotidiens montrent bien, selon Pierre
Jourde, le « grouillement des intérêts personnels et des stratégies », avec une mention
spéciale pour Le Monde des livres, à l’époque où Josyane Savigneau le dirigeait,
unanimement dénoncé par ceux qui rêvent d’une critique plus objective. Véritable
1020 Jean-Marie DOMENACH, Le Crépuscule de la culture française, op. cit., pp. 19-20.
1021 Pierre JOURDE, op. cit., p. 47.
1022 « Comment lisent les Français ? », Livres Hebdo, art. cit.
1023 Laurent Beccaria, fondateur et directeur des éditions Arènes, « Comment les médias font vendre les
livres », Livres Hebdo, 22/03/2005, n° 594.
1024Joëlle Faure, directrice de la communication d’Albin Michel, « Comment faire parler des livres ?
Médias bazar », Livres Hebdo, art. cit.
1025 Jean-Philippe DOMECQ, op. cit., p 76, note 9.
457
« mafia » 1026 pour certains éditeurs, le supplément du grand quotidien a pourtant été
longtemps considéré comme une référence en matière littéraire. Mais il a fini par se
discréditer car « il apparaît de plus en plus clairement, aux yeux de son public, qu’il se
ravale au rang d’instrument du clan Sollers-Savigneau » 1027 La complicité malfaisante
entre l’influent écrivain et la critique toute-puissante avait été dénoncée neuf ans plus
tôt par Jean-Philippe Domecq, sans grand résultat. Peut-on espérer que les pratiques du
journalisme littéraire vont s’assainir avec l’éviction retentissante de Josyane Savigneau,
ou perdront-elles seulement leur impudence naïve ?
Il faut reconnaître que les critiques français fonctionnent de plus en plus en
autarcie, à force de se chroniquer les uns les autres, dans un échange de bons procédés,
lorsque l’un d’eux vient à publier. Et le « bon procédé » a quelque chose de scandaleux
lorsqu’on n’hésite pas à vanter l’œuvre d’un confrère qui travaille dans le même
journal.
Quant à leur collusion avec les éditeurs, elle apparaît parfois de manière tout à fait
inattendue, comme le raconte Pierre Jourde, lorsqu’il s’interroge sur le « jésuitisme » de
Pierre Assouline, dans son éditorial de Lire de septembre 2001.
Ce dernier présentait en effet le roman de Houellebecq, Plateforme, avec un
curieux mélange d’éloges et de réticences face aux « abjectes vérités » contenues dans
le livre, comme pour éviter de se prononcer sur celles-ci :
« On se demande alors si les restrictions de Pierre Assouline sont tout à fait sincères. On a
un élément de réponse lorsqu’on tombe dans le même magazine sur une “offre exclusive”
qui associe un an d’abonnement à Lire à l’acquisition de l’“abject” Plateforme, “soit une
économie de plus de 186,20 F”. Les plus belles convictions ne doivent pas empêcher les
affaires. » 1028
Le lecteur, souvent déçu par des avis dictés par l’intérêt, se détourne donc d’une
critique en laquelle il n’a plus confiance, surtout lorsqu’il s’aperçoit que « la liste des
1026 Propos d’une éditrice rapporté par Michel Host dans « La critique a-t-elle besoin des romanciers ? »,
L’Atelier du roman, septembre 2001, n° 27, p. 21.
1027 Pierre JOURDE, op. cit., p. 48.
1028 Pierre JOURDE, op. cit., p. 269.
458
éditeurs les plus choyés par la critique correspond avec exactitude à celle des plus
généreux annonceurs publicitaires. » 1029
Si le « copinage » est le reproche le plus fréquemment invoqué vis-à-vis de la
critique de presse, les raisons de la désaffection du public français à son égard sont
toutefois plus profondes. Car elle souffre d’abord d’une crise de légitimité, selon
Philippe Lançon, à cause de « l’idée du consommateur démocratique, pour qui tous les
goûts se valent. » 1030 On lui reproche d’imposer ses choix et on lui préfère « les
personnages-lecteurs », qui incarnent la lecture-plaisir mise en scène par la télévision :
« Les critiques d’aujourd'hui ne sont pas moins intelligents que leurs prédécesseurs mais,
ne suivant la production que durant une période relativement courte ou même travaillant au
cas par cas, ils ne peuvent pas former, avec l’ensemble de cette production, une relation de
responsabilité » 1033.
459
« Ce qui manque à la critique pour être écoutée, c’est l’autorité. Elle ne pourrait l’acquérir
que si ceux qui l’exercent se référaient à des normes explicites et y conformaient leurs
jugements. » 1034
« La faute revient aussi à l’environnement critique qui, en France comme ailleurs, est
particulièrement dépendant des modes et des engouements, note M. Goulemot. La critique
littéraire en général ne critique plus : elle informe ni plus ni moins sur ce qui est
publié. » 1035
« qui remplissent leur fonction d’élucidation et d’incitation, avec précision et légèreté, avec
art, pages qui ont le ton juste et ne respirent pas l’ennui de l’obligation, la fatigue des vieux
moteurs en bout de course. » 1037
Mais ce qui enlève tout son intérêt à la critique et qui nuit gravement à la vie
littéraire en général est qu’elle a renoncé à la polémique. Pourquoi le débat littéraire a-t-
il ainsi disparu de la presse ? Les raisons en sont diverses.
D’abord, les intérêts croisés de l’édition et du journalisme font qu’une critique
ressemble plus souvent à de la promotion pour un ouvrage qu’à une analyse objective et
argumentée, en toute bonne conscience, apparemment !
« Les éditeurs ont même fini par penser que la critique littéraire est devenue une forme de
publicité rédactionnelle. » 1038
460
« Personne ne veut rater le livre dont Le Figaro ou Libération, ou encore, à la télévision,
Pivot ou Poivre d’Arvor auraient parlé. Même si en fait l’ouvrage n’aurait mérité que
quelques lignes. » 1039
Les interprétations les moins désobligeantes pour les critiques seraient que, d’une
part, la baisse de la lecture incline à vouloir séduire le public coûte que coûte, et à tenter
de le ramener aux livres par une « vedettisation » de l’auteur :
« Ainsi, n’est-ce pas étonnant si la critique a parfois basculé dans des stratégies de
séduction ayant davantage affaire à la publicité qu’à la critique littéraire proprement dite.
On a pu, ici ou là, traiter des écrivains comme la presse en use avec les vedettes de cinéma
ou faire parfois passer la biographie pour l’œuvre. » 1040
D’autre part, le profit étant trop maigre pour le temps que nécessiteraient des
analyses plus fouillées, ils vont au plus rapide et au plus racoleur : « On conçoit qu’à ce
travail, long et délicat, se substitue progressivement la vedettisation ou le signalement
expéditif. » 1041
Fridrik Rafnsson, traducteur et critique islandais, avance une autre raison, moins
avouable, qui vaut pour ses confrères islandais aussi bien que français :
« certains critiques n’écrivent pas pour analyser un livre et le présenter à leurs lecteurs,
mais expressément pour servir dans une publicité. Une belle phrase bien réussie et citée par
l’éditeur pour être utilisée dans une publicité (qui est le verbe sacré du monde
contemporain) assure au critique cette autorité tant désirée. » 1042
461
consiste à passer à la trappe les articles restés au marbre (non encore publiés) de manière à
faire place nette à la nouvelle vague de parutions » 1043.
« Le coup éditorial fait ainsi de la vie littéraire un théâtre d’illusion : un éditeur orchestre la
sortie d’un livre en faisant passer une cuisine de vieux restes pour une recette nouvelle. Des
journalistes intéressés ou soucieux de ne pas rater un événement donnent l’ampleur désirée
à la chose. Quelques écrivains ou critiques plus attentifs protestent, ce qui ne fait,
fatalement, qu’accentuer le succès, selon la vieille loi publicitaire : qu’importe ce qu’on en
dit, pourvu qu’on en parle. » 1044
« Il y a moins à gloser sur un écrivain qui ne risque pas de hanter les premières places des
meilleures ventes de la semaine et l’arrière-pays catalan ne sonne pas aussi folklorique que
certains États de la grande Amérique. » 1047
462
La deuxième raison qui explique la raréfaction du débat littéraire dans la presse
écrite – comme à la télévision, du reste – est que le produit culturel est devenu
intouchable. Jean-Philippe Domecq le soulignait déjà en 1993 :
« En France aujourd’hui on peut tout dire sur un homme politique, sur telle idéologie
sociale, sur telle information économique ; on ne peut plus émettre de jugement argumenté
sur telle valeur étonnamment consacrée des arts contemporains ou de la littérature. » 1048
Pierre Jourde considère lui aussi que l’absence de critique négative, lorsqu’elle ne
s’explique pas par « l’ordinaire lâcheté d’un monde intellectuel où l’on préfère éviter les
ennuis » 1049, montre le « refus de toute attaque portée à une œuvre littéraire, comme si,
quelle que soit sa qualité, elle était à protéger en tant qu’objet culturel » 1050. Or, « on ne
protège que les espèces en voie d’extinction » 1051, mais en les mettant à l’écart. Vouloir
protéger la littérature, n’est-ce pas la priver de ses forces vives et dérangeantes ?
Pour Lakis Proguidis, le « regroupement hebdomadaire relativement récent » des
pages littéraires des grands quotidiens « est le premier signe de la ghettoïsation de
l’événement littéraire » 1052. Mais le plus grave à ses yeux est la transformation des livres
en « objets dépourvus de finalité propre » : « la valeur d’un roman ne réside plus dans
ce qu’il dit, dans le sens qu’il véhicule, mais dans le fait qu’il soit écrit » 1053. Comme le
montre l’emploi passif du verbe, le livre apparaît sans horizon au-delà de lui-même,
détaché du monde et de l’individu, voué à la simple lecture, donc impossible à juger.
Or, « une chose écrite n’est pas bonne à lire par le seul fait qu’elle est écrite, comme
tendraient à le faire croire les actuels réflexes protecteurs du livre. » 1054
Le caractère intouchable de l’œuvre d’art ne peut amener qu’à un consensus mou,
se refusant à toute discrimination. Nous sommes entrés dans l’ère du « tout est
sympathique » où « Le consentement mou se substitue à la passion » 1055. La tiédeur
mièvre de la critique qui a oublié la chronique « vomissante » et considère la passion
463
comme « ringarde » 1056 et les « nerveuses antipathies » 1057 comme risquées, suffirait à
expliquer le désintérêt du lecteur, lassé d’une univocité de commande.
Car il est surprenant de
« constater à quel point on lit les mêmes livres, les mêmes auteurs, tous ensemble, dans le
même moment, pour en dire à peu près les mêmes choses, à l’exception de ceux qu’on
ostracise en vertu de la doxa ou du bon plaisir. » 1058
Face à ce qu’un texte peut dire d’inusité et de violent, qu’il soit d’auteur ou de
critique, se manifeste ce que Jean-Philippe Domecq appelle « l’hystérie de la
modération » :
Par là, nous voyons que le consensus de la critique rejaillit sur les textes eux-
mêmes, dont le spectre d’interprétation se réduit dangereusement, conformément à ce
que Domecq appelle le « culturellement correct ». Les écrivains eux-mêmes sont
concernés par cette fermeture progressive des possibilités du langage, eux qui en sont
les gardiens :
« D’une certaine façon, façon selon les temps, les écrivains ont toujours œuvré à maintenir
ouverte la gamme des langages dont dépend la gamme de nos pensées et sensations [...] La
littérature peut être dite outil de connaissance au sens où chaque degré de ce qu’on appelle
l’ouverture d’esprit dépend des nuances de langage que propose la littérature. Sinon, c’est
autant d’acuité de perdue. Là doit donc s’exercer la vigilance littéraire, à notre époque
particulièrement. Car à force d’intimidation, l’autocensure s’enfonce en nous » 1060.
On peut considérer que cet « unanimisme » dans les articles littéraires de la presse
sert de « phare à une critique déboussolée [...] qui écope tant bien que mal les vagues
déferlantes de nouveautés » 1061. Mais ce serait ignorer la puissance des réseaux
littéraires, véritables ligues qui réussissent à imposer leurs choix idéologiques et leurs
partis pris esthétiques. Les coteries ont toujours existé mais « il y avait quelque honte à
464
les laisser transpirer. Désormais sans vergogne elles exsudent à longueur d’ondes et de
colonnes. » 1062
Leur méthode consiste à se placer au-dessus de toute critique : « Le critique
(surtout celui du Monde) n’est pas critiquable. » 1063 D’abord, on assimile la « critique »
à la « polémique » pour discréditer les « textes critiques sur la critique » :
« Est d’emblée traitée de polémique, et ainsi dévaluée, toute argumentation qui décrit une
situation inadmissible et des comportements manifestement douteux. » 1064
« il est entendu que tout propos discordant, tout désaccord avec le consensus, est l’aveu
d’une “frustration” personnelle, d’un sentiment d’“échec”, du “ressentiment”, et partant, de
l’“envie”. [...] On comprend qu’un auteur, plutôt que d’encourir interprétation si vulgaire,
préfère se taire ou approuver. » 1066
« Il suffit à ces critiques de ne pas dire un mot de cette publication, jusqu’à ce que les
lecteurs ne sachent plus que ladite publication existe, jusqu’à mort commerciale donc. » 1068
465
C’est de cette manière que les plus puissants et les plus connus confisquent la
parole. En outre, si la critique passe pour de l’envie, les seuls qui puissent la pratiquer
sans être soupçonnés de basses motivations sont ceux qui bénéficient déjà d’une
position enviable : « Donc, ont seuls droit de critique ceux qui ont la notoriété. Donc, la
notoriété vaut compétence... » 1069 S’autolégitimant dans leur autorité en empêchant toute
expression contraire, ces coteries littéraires finissent par créer « une redoutable
confusion sur le plan de l’éthique intellectuelle : celle qui met en équation pouvoir et
compétence, influence et autorité intellectuelle. » 1070
On pourrait alors s’attendre à ce que les remises en question viennent plus
facilement de ceux qui courent le moins de risques. Mais « l’ordinaire couardise de
l’homme de lettres » 1071 fait que terrorisme et lâcheté vont souvent de pair chez le même
individu :
« Il est curieux de constater que les critiques ou les écrivains les plus puissants, ceux qui
courraient peu de risques à s’exposer réellement, sont aussi les plus prudents. » 1072
Le Monde des livres est souvent cité par ces auteurs comme le meilleur exemple
d’intolérance :
« Qui déplaît à Philippe Sollers ou à Josyane Savigneau, quelle que soit la qualité de son
œuvre, n’aura pas les honneurs du Monde des livres. » 1073
de lâcheté :
« Lorsque Le Monde des livres sort du silence dont il entoure les mal-pensants et se décide
à attaquer un écrivain, c’est toujours sans le moindre risque. En général, on s’acharnera
courageusement sur des écrivains peu connus ou relativement étrangers au petit monde de
l’édition. [...] Barricadés dans leur inexpugnable position, ces gens qui accaparent la parole
et ont le pouvoir d’étouffer la voix de qui bon leur semble montrent une lâcheté à toute
épreuve. » 1074
et de flagornerie :
« Le 6 avril 2001, donc, dans Le Monde des livres, organe célèbre pour son indépendance et
son sérieux, Viviane Forrester consacre une pleine page au dernier livre de Philippe Sollers,
466
“éditorialiste associé au Monde”. Pour faire bonne mesure, un autre article présente la
biographie de Philippe Sollers rédigée par Gérard de Cortanze. » 1075
Pour Jean-Philippe Domecq, il était plus que temps de rompre un « lâche silence
qui en d’autres domaines de la vie publique est fautif » 1076, pour éviter que la réception
de la littérature en France ne se dégrade davantage, au point de rejoindre la situation
américaine décrite par Philip Roth (dont les propos ont été recueillis et traduits par
Josyane Savigneau elle-même !) :
« Ce n’est pas ce qui est écrit qui intéresse, c’est le sensationnel. [...] La presse ? Soyons
réalistes. Sur trente articles, vingt-cinq n’ont rien à voir avec une quelconque critique. Les
cinq autres sont “convenables” – qu’ils disent, ou non, du bien du livre. » 1077
« Or, qui donc oriente le marché du livre aujourd’hui, qui oriente le client dans sa
demande ? De qui dépend le commerce moderne des idées et des formes littéraires, si ce
n’est de ceux qui signalent les livres à l’attention des acheteurs potentiels : autrement dit,
les journalistes culturels. » 1078
Par là, on voit que la presse représente aussi le seul espoir de changement,
puisque les journalistes ont un pouvoir de vie ou de mort sur les livres dont ils parlent
ou ne parlent pas, sans encourir les mêmes risques que les auteurs ou les éditeurs :
467
« sans journaliste pour le défendre, un livre meurt. [...] Il peut tout – tout : encenser un
livre, ou lui faire la mort sans phrase [...]. Et ce dont le journaliste n’a pas idée, ce dont il
n’a pas l’intuition littéraire, il l’étouffe, sans même le vouloir. » 1079
« le crédit qu’on fait à la lecture se perd inconsciemment, l’ennui se répand avec les livres
qui laissent peu d’arrière-goût ou d’arrière-pensée, et le noyau dur des lecteurs qui vont des
étudiants à leurs professeurs ou des médecins aux amateurs éclairés sans omettre les
arpenteurs et les veilleurs de nuit, [...] ce noyau-là s’effrite. » 1081
La mauvaise qualité des ouvrages défendus par la critique est sans doute aussi
responsable du désintérêt des lecteurs étrangers pour le roman français.
« C’est là-dessus que joue l’incompétence : profitant de ce que nul ne peut dire ce que doit
être la littérature, elle interdit qu’on dise que ce qu’elle traite comme telle n’en est pas. » 1082
468
avant tout comme un « individu louche » 1083 à cause de l’idéologie nauséabonde
contenue dans ses romans.
Les reproches de Domecq, par contre, portent sur l’étroitesse de son point de vue
qui ne nous apprend rien sur le monde parce qu’il véhicule les lieux communs des
magazines. Son authenticité n’a rien que de très banal et se contente de refléter le
malaise ambiant :
« Le lecteur, lui, s’y retrouve parce qu’il y réentend, en condensé narratif, le style d’esprit
des magazines. C’est d’ailleurs une constante des grands succès de romans : le lecteur n’en
revient pas d’y retrouver ses derniers mots et objets quotidiens, ses tics et tendances du
moment, qui n’avaient pas encore trouvé leur romanesque. » 1084
« qui prend les lecteurs où ils sont et puis les laisse en l’état après lecture, sans les
transformer le moindrement sur le plan du sens et des sens. » 1085
Et Domecq nous met en garde contre « la littérature plébiscitée » qui, depuis deux
siècles,
« la spécialité Minuit est aujourd’hui le petit récit vétilleux, sans guère d’événements, qui
creuse des objets et des situations ordinaires au moyen d’une langue pleine d’affectation, en
prenant un air délicatement hébété. La vétille devient un genre. Les livres de Christian
Oster ou de Tanguy Viel ne manquent pas d’intelligence. Ils manquent d’intérêt. Ils sentent
la littérature morte, le sous-Beckett exténué. » 1087
469
Domecq dénonce, quant à lui, le « snobisme janséniste » 1088 répandu par les
éditions de Minuit dans le milieu critique, qui nimbe a priori d’une aura littéraire
« sophistiquée » les auteurs qu’elles publient, dont Echenoz.
Il ne faut cependant pas désespérer de la bonne littérature, qui continue d’exister
même si elle ne fait pas parler d’elle dans le présent :
« Il est frappant de constater qu’il y a en France tant d’éditeurs, grands et petits, qui la
cherchent et la font advenir, souvent plus pour l’avenir que pour aujourd’hui. Par exigence
et passion littéraires ; et aussi parce que, côté lecteurs, cette exigence et cette passion ne
sont pas dupes et cherchent, fouinent, attendent. » 1089
Nous retrouvons là des accents déjà rencontrés dans les critiques actuelles
consacrées à Forton et aux écrivains qui lui ressemblent, comme si toute bonne
littérature était vouée à la ferveur de quelques-uns, souvent surgis du futur.
« l’indépendance d’esprit et de méthode dont font preuve des suppléments culturels anglo-
saxons, comme le Times Literary Supplement ou la New York Review of Books » 1090.
Il s’agirait d’abord de revenir au texte, à ce point oublié des critiques qu’on a fini
par se poser la question : la critique a-t-elle besoin des romanciers ? 1091
« La vie intellectuelle est ainsi faite qu’on ne peut discuter d’un texte littéraire qu’à coups
d’arguments d’ordre politique ou moral généralement approximatifs, et qui n’ont en
définitive rien à voir avec la qualité intrinsèque du texte, réduit au statut de prétexte. » 1092
Mais n’est-ce pas les romanciers eux-mêmes qui incitent les critiques, et donc le
public, à se préoccuper d’autre chose que de leur texte, en fournissant complaisamment
le matériau brut de leur inspiration, sur le modèle du documentaire sur la fabrication
d’un film ?
470
« Commune fascination, notamment, pour le making of, ces visites guidées et très
encadrées des cuisines, voire des poubelles de la création. [...] Appliqué à la littérature, ce
principe donne Se perdre d’Annie Ernaux, auquel Le Monde de ce jour consacre sa une,
une semaine après que Libération lui a accordé une pleine page [...]. Se perdre consiste en
la compilation des éléments biographiques bruts (294 pages) qui ont servi de base à un
autre livre de l’auteur, Passion simple (76 pages) » 1093.
« le texte a une valeur de clarification plus forte que la parole, parce qu’il propose sa
preuve – son texte – constamment accessible, où chaque raisonnement peut être vérifié,
chaque argument prouvé, discuté » 1095.
Ensuite,
« l’écrit, n’imposant pas au lecteur la contrainte du temps court que subissent les médias, a
en charge la gamme de nuances infinies et fines, qui, dans et par le langage, permet à
l’auteur, au lecteur, de formuler l’expérience du monde, la connaissance de soi. » 1096
Il existe tout de même une critique exigeante qui met le texte, et seulement le
texte, au centre de sa réflexion. Mais on la trouve plutôt dans les revues que dans les
suppléments littéraires des grands quotidiens. Par exemple, pour Thierry Guichard,
rédacteur en chef du Matricule des Anges, « le journalisme littéraire » ne se contente
pas d’informer, il doit aussi
« porter un jugement sur ce texte (jugement subjectif mais qu’il faudra justifier, expliquer)
[...] mettre en perspective le texte critiqué, tenter de voir en quoi il s’oppose ou rejoint une
production contemporaine, en quoi il s’inscrit dans une filiation, etc. »1097.
La deuxième nécessité pour une critique de qualité est de ne pas hésiter à faire le
tri dans une production littéraire devenue pléthorique. C’est pourquoi la critique
négative a son utilité, contrairement à ce que le consensus actuel laisse penser : « on
estime en général qu’une critique négative est du temps perdu. Il conviendrait de ne
471
parler que des textes qui en valent la peine. » 1098 Or, une valeur ne se définit que par son
contraire, c’est-à-dire par ce qui n’en a pas.
Il faut aussi retrouver les vertus du pamphlet, qui a disparu avec le débat littéraire,
pour redonner souffle à la vie littéraire et donner envie de lire les textes, même ceux
dont on dit du mal :
« J’ai toujours cette idée que la littérature vit d’affrontements. [...] La littérature est aussi un
terrain d’affrontement autour de valeurs essentielles, à la fois éthiques et esthétiques.
Pourquoi n’y aurait-il pas aujourd’hui de combat autour de ces valeurs, alors qu’il y en a
toujours eu dans l’histoire littéraire ? » 1099
Faire le tri implique aussi que le critique retrouve un certain recul par rapport à
l’actualité littéraire, recul qu’il a perdu en courant après l’événement et les promotions.
Contre « la passion de l’immédiat » 1100 qui entraîne l’oubli du passé et « l’occultation du
sentiment de postérité » 1101, on peut faire avec Fridrik Rafnsson « l’éloge de
l’anachronisme », qui caractérise en général le travail critique des revues, plus proche
de celui des universitaires :
« la force d’une bonne revue littéraire (et culturelle) réside dans le fait que, contrairement
aux médias synchroniques, elle peut se permettre le luxe d’être anachronique. » 1102
Publier la critique d’un roman plusieurs mois, voire plusieurs années, après sa
parution a l’avantage de permettre un dialogue avec le lecteur, qui aura eu le temps de le
lire et de se faire son propre jugement, « contrairement à la critique journalistique qui
[veut] avant tout dicter aux lecteurs ses opinions. » 1103
Prendre du recul, c’est aussi s’arracher à ce « flot continu qui a remplacé la
critique » 1104, où, dans la confusion des rôles qu’ils exercent tour à tour, l’écrivain et le
journaliste se laissent aller à ce que Lakis Proguidis a appelé « la graphomanie
472
généralisée » 1105, le culte de l’écriture pour l’écriture, avec une fascination de l’acte dans
son immédiateté :
« Tout texte modifie le monde. Cela diffuse des mots, des représentations. Cela, si peu que
ce soit, nous change. Des textes factices, des phrases sans probité, des romans stupides ne
restent pas enfermés dans leur cadre de papier. ils infectent la réalité. » 1107
Enfin, elle se doit d’alerter les lecteurs sur la malhonnêteté souvent inconsciente
de certains écrivains actuels dans « l’utilisation publique qu’[ils] font de leur personne
privée » 1108 : ils répondent à des questionnaires, participent complaisamment à des
émissions de télévision, en livrant quelques détails sans conséquence de leur vie privée.
Ainsi récoltent-ils « un double bénéfice symbolique : l’écrivain rétribue la personne
privée, la personne privée rétribue l’écrivain. » 1109 Ce qui ne les empêche pas de crier au
scandale si on attaque leur personne privée...
Rigueur, honnêteté, indépendance ne sont peut-être que des vœux pieux tant
qu’un critique publiera ou éditera lui-même des ouvrages. Mais l’important est que la
critique de la critique puisse s’exprimer et la violence des pamphlets de Pierre Jourde et
de Jean-Philippe Domecq se justifie lorsqu’on voit de quel prix ils ont payé leurs
révélations et leurs analyses : la bassesse de réaction de leurs adversaires ne plaide pas
473
en faveur de l’innocence de ces derniers, sans compter qu’ils ont été désavoués par leur
propre hiérarchie dans le cas de Josyane Savigneau.
D’autre part, il faut reconnaître avec Jourde et Domecq que la littérature mise en
avant par les critiques de presse n’est pas lue du public français ni étranger.
Il faut comprendre aussi que la dégradation de la critique correspond à celle du
livre, objet de culture qui s’est mué en objet commercial. C’est devenu effectivement
« un vilain métier » 1110, comme l’explique Patrick Kéchichian, critique littéraire au
Monde, où le journaliste l’emporte sur le critique, une fonction devenue accessoire. Elle
l’est d’autant plus que les lecteurs rechignent désormais devant des textes plus
difficiles, faisant appel à leur réflexion, car la baisse de la lecture n’est pas seulement
quantitative, elle est aussi qualitative :
« Je pense que le libraire a par exemple beaucoup plus d’influence que la presse, qui, de
l’avis même des éditeurs, a notablement perdu de son crédit ces dernières années. [...] ce
que l’on doit à leurs conseils : la vente de milliers de références à l’unité, dont ces centaines
de livres édités à moins de 4 000 exemplaires que les libraires mettent en avant dans leur
travail quotidien. » 1112
Selon Henri Causse, directeur commercial des éditions de Minuit, non seulement
les libraires conseillent leurs clients, mais ils leur parlent aussi par leurs vitrines et la
manière dont ils disposent les piles de livres. Et même
474
« bien souvent, les journalistes vont s’abreuver auprès des libraires. N’est-ce pas
précisément Livres-Hebdo qui demande, chaque année, à une sélection de libraires de juger
les romans de la rentrée ? » 1113
Le libraire est devenu doublement précieux, pour pouvoir s’orienter dans une
offre éditoriale surabondante, et surtout parce que, devant une critique littéraire
décrédibilisée par ses réseaux d’influence, « c’est le conseil “gratuit” qui a le plus
d’influence » 1114.
Enfin, c’est le libraire qui, par une tradition de conseil, peut assurer une durée de
vie importante à certains ouvrages, et notamment aux rééditions d’auteurs « oubliés »
comme Forton. Le Monde, Libération ou Télérama en ont parlé, sans suspicion possible
de « copinage », même si ces articles n’ont été que des météores dans le ciel de sa
réception post mortem. C’est pourquoi nous en concluons que la survie de son œuvre
dépend essentiellement de la critique des revues, en particulier universitaires, et de la
ferveur de certains libraires, comme David Vincent de la librairie Mollat à Bordeaux.
« Une étude de très grande ampleur sur la lecture de littérature aux États-Unis inquiète les
éditeurs de romans. Elle montre une chute brutale, incontestable et a priori durable de
l’intérêt du public pour la fiction. Un phénomène qui touche aussi les autres pays. » 1116
Certes, mais le nombre de livres édités ne cesse de croître et les prix littéraires
n’ont jamais connu un pareil retentissement. Alors qui lit ? Que lit-on ? Le roman est-il
toujours le genre le plus apprécié ? Et le roman français résiste-t-il à l’invasion des
« blockbusters » étrangers, ces romans destinés à faire « exploser » les chiffres de
1113 ibidem.
1114 Bertrand Picard, directeur du livre à la Fnac, ibidem.
1115 Reading at Risk : a Survey of Literary Reading in America (La lecture menacée : une enquête sur la
lecture de la littérature aux États-Unis), étude lancée il y a 20 ans par le National Endowment for the Arts
(agence fédérale américaine pour la culture).
1116 « L’Amérique n’en fait plus des romans », Livres Hebdo, 22/10/2004, n° 574.
475
vente ? Dans ce contexte, que peut-on espérer pour un auteur comme Forton, qui
réclame non seulement le goût du roman, et d’un certain roman de tradition française,
mais aussi une curiosité pour les auteurs dits confidentiels, et oubliés, pour la plupart ?
Les informations sur l’évolution de la lecture en France sont contradictoires parce
que les critères varient, et les magazines spécialisés, comme Livres Hebdo, alternent
optimisme et pessimisme en ce qui concerne l’édition française et ses chiffres de vente.
Il faut tout de même savoir que le livre est plus que jamais devenu un objet symbolique
dont la possession importe souvent plus que la lecture. C’est pourquoi le Goncourt, par
exemple, fait vendre, surtout pour les fêtes de fin d’année, mais pas forcément lire, on
l’a constaté.
Avant de nous intéresser au contenu des lectures privilégiées par nos
contemporains, examinons d’abord leurs conditions matérielles.
Depuis plusieurs années, les études sur la lecture signalent presque toutes une
baisse régulière du nombre de livres lus, malgré l’allongement de la scolarité et le fait
qu’il devient de plus en plus exceptionnel de ne pas disposer de livres chez soi : en
2000, 9 % des Français seulement vivaient dans un foyer sans livre, contre 27 % au
début des années 70 1117. Le rapport Bourgois qui date de la même année avance les
chiffres suivants :
« La proportion des grands lecteurs (plus de 25 livres par an) n'a pas cessé de baisser (22 %
en 1973, 17 % en 1989, 14 % en 1997) notamment chez les hommes. Celle des lecteurs
moyens (de 10 à 24 livres) est passée de 25 à 23 %. Et celle des faibles lecteurs (entre un et
neuf livres) s'est accrue. » 1118
En 2003, l’enquête commandée à Ipsos par Livres Hebdo 1119 a mis en évidence
une aggravation de la situation avec une forte proportion de non-lecteurs (44 % à
n’avoir pas acheté de livres les 12 derniers mois), surtout chez les hommes (62 %) et les
provinciaux (58 %). Ils étaient 39 % à n’en avoir lu aucun.
1117 Jean-François HERSENT, Sociologie de la lecture en France : état des lieux, op. cit., p. 112.
1118 Olivier BOURGOIS, op. cit., p. 38.
1119 « Comment lisent les Français ? », Livres Hebdo, art. cit.
476
Les professionnels, comme Bertrand Picard, directeur du livre à la Fnac, se
montrent surtout préoccupés par l’érosion des « grands lecteurs » :
« À la Fnac, la littérature générale se porte bien. Mais l’érosion du public des “gros
lecteurs” n’est pas sans nous inquiéter. » 1120
« L’appétit toujours soutenu des grands lecteurs favorise aussi le poche. La proportion de
ceux qui achètent plus de 12 titres par an progresse régulièrement depuis cinq ans. Elle
représentait l’an dernier 52,2 % de l’ensemble des consommateurs de livres déclarés dans
le panel TNS Sofres, contre 47,2 % en 2000. » 1121
« Des décrochages s’observent ainsi, même au sein des catégories habituellement réputées
comme fortes lectrices : les diplômés, les étudiants et les jeunes, qu’il s’agisse des garçons
ou, fait nouveau, des filles. » 1122
477
Non seulement, le livre s’est banalisé en devenant, grâce aux poches, un objet peu
coûteux, vendu en supermarché, mais l’acte même de lire n’a plus la valeur symbolique
qu’il avait pour les générations antérieures : sauf exception, un adolescent d’aujourd’hui
ne se valorise plus à ses propres yeux ou au regard des autres en déclarant ses lectures.
La lecture est plus souvent ressentie par les jeunes comme utilitaire et contraignante,
dans le cadre des programmes scolaires, que comme une source de plaisir, mis à part les
magazines, plus proches de leurs préoccupations. Par ailleurs, les émissions culturelles
de la télévision et les médias électroniques lui font concurrence pour l’accès au savoir et
l’enrichissement personnel.
Enfin, la survalorisation des études scientifiques a entraîné de facto une relative
dévalorisation des études littéraires, et donc de la lecture qui en est le fondement.
« Ce processus est renforcé par le fait que de nombreux loisirs aujourd’hui, en phase avec
les disciplines scientifiques, s’inscrivent en dehors de la sphère du livre : jeux
électroniques, informatique, Internet. Ils incitent à une consommation fragmentée (le
zapping) qui disqualifie la lenteur et le temps que réclame l’appropriation personnelle d'un
livre. » 1125
« Peut-être est-ce, plus que le manque de temps lui-même, le fait que nous ne sommes plus
accoutumés à utiliser le temps que nous avons pour la contemplation qu’exige un livre »1127
1125ibidem, p. 114.
1126Sven BIRKERTS, The Gutenberg Elegies. The Fate of Reading in an Electronic Age, Faber & Faber,
1994, extrait cité in Le Nouvel Observateur, 14/04/2005, n° 2110, p. 101.
478
« L’importance acquise par le son et l’image dans l’univers culturel des jeunes générations
conduit à s’interroger sur leur capacité à faire fonctionner leur “imaginaire ” à partir des
mots seuls, et pose la question du roman, dont on peut craindre non pas la disparition mais
le repli sur un lectorat au profil sociologique de plus en plus homogène. » 1128
Le recul des jeunes lecteurs après l’âge de 10 ans est particulièrement sensible aux
États-Unis, comme le montre l’étude du NEA 1129 :
« Si depuis trois ans l’activité du marché du livre marquait le pas, l’année 2004 a vu en
effet celle-ci progresser de 3 %. Autre indice de satisfaction : pour la première fois la barre
de 50 000 nouveautés et nouvelles éditions était dépassée pour atteindre 52 231 titres. » 1134
Mais ces chiffres impressionnants cachent deux phénomènes dont il n’y a pas lieu
de se féliciter. Premièrement, il suffit de quelques énormes succès comme Harry Potter
ou le Da Vinci Code de Dan Brown pour gonfler les chiffres de vente :
479
« Ainsi le chiffre d’affaires qu’a généré Da Vinci Code par Dan Brown
(857 300 exemplaires vendus en 2004) représente-t-il à lui seul près de 4 % des ventes de la
littérature générale. » 1135
« Pour pallier la baisse des ventes, les éditeurs ont donc choisi de diversifier l’offre en
publiant davantage de titres. » 1136
En France, les rentrées littéraires ont été véritablement pléthoriques ces dernières
années : 442 romans français en 2002, 455 en 2003 et 440 en 2004 1138. Aussi se
retrouve-t-on dans une situation paradoxale : « l’édition repose aujourd’hui sur une
stratégie d’offre qui ne tient absolument pas compte de la demande » 1139.
Comme le rappelle le correspondant à New York du Nouvel Observateur, les
Américains lisent de moins en moins alors que la littérature n’a jamais été aussi bien
publiée ni aussi bien vendue chez eux :
« en dix ans, le nombre de titres publiés dans leur pays a augmenté de plus de 50 %. Et il ne
s’agit pas seulement d’œuvrettes : la littérature progresse de 47 % ; la poésie et le théâtre,
de plus de 100 % ; l’histoire, de 60 %. Mais peut-être cette inflation de titres n’est-elle que
le cache-sexe d’une diffusion totale en chute libre ? Au contraire. Même si les ventes de
livres ont tendance à stagner ces dernières années, elles ont triplé en vingt-cinq ans. »1140
1135 ibidem.
1136 Le Nouvel Observateur, art. cit., p. 103.
1137 Libération, 11/09/2002, p. 14.
1138 Chiffres indiqués dans Livres Hebdo, 27/06/2003, n° 520, p. 81 (pour 2002 et 2003) et Libération,
22/09/2004, p. 38 (pour 2004).
1139 Gérard Mermet, sociologue, « Comment lisent les Français ? », Livres Hebdo, art. cit.
1140 Le Nouvel Observateur, art. cit., p. 98.
480
Il faut donc considérer avec prudence les chiffres de l’édition française et ne pas
oublier d’autres indicateurs qui révèlent une baisse du lectorat, comme, par exemple, le
fait que le tirage moyen soit passé sous la barre des 8000 exemplaires 1141. De même,
Quant aux bons lecteurs qu’on peut encore trouver en France, voici ce qu’en disait
Jean-François Hersent en 2000 :
« le cercle des personnes qui s’intéressent à la vie littéraire – qu’on ne doit pas confondre
avec celui des forts lecteurs – n’a pas évolué de manière significative.
On peut même penser qu’il a tendance à se solidifier autour du noyau de ceux qui ont un
rapport professionnel au livre (enseignants, bibliothécaires, professionnels du livre et de la
culture en général). » 1143
D’autre part, Olivier Donnat, dans son enquête de 1997 sur les pratiques
culturelles des Français, constatait le fait suivant :
« La domination des femmes dans toutes les activités relatives au livre – lecture mais aussi
achat, fréquentation des bibliothèques – déjà perceptible en 1989 s’affirme comme une
tendance forte, sensible dès la pré-adolescence. » 1144
Il confirme ses conclusions six ans après, car quel que soit leur âge, les femmes
restent bien meilleures lectrices que les hommes :
« On constate trois phénomènes liés à trois générations différentes. Les jeunes filles lisent
plus que les jeunes garçons, qui ont abandonné pour partie la lecture, leur préférant les jeux
vidéo et autres activités de loisirs. Chez les 25-50 ans, les hommes délaissent le livre
lorsqu’ils exercent une activité professionnelle. Enfin, chez les retraités, les femmes, qui
sont souvent plus diplômées qu’autrefois, sont là encore les lectrices majoritaires. » 1145
1141 « L’année du livre : le tirage moyen », supplément à Livres Hebdo, 18/03/2005, n° 593.
1142 Le Nouvel Observateur, art. cit., p. 103.
1143 Sociologie de la lecture en France..., op. cit., p. 114.
1144 ibidem, p. 112.
1145 Le Nouvel Observateur, art. cit., ibidem.
481
tâches ménagères. Les lycéens aussi se désengagent de la lecture au fur et à mesure que
s’accroît la charge de travail scolaire.
Dans un sondage sur la lecture en France, publié par Livres Hebdo en octobre
2004, 52 % des sondés mettent en cause le manque de temps. La préférence pour les
journaux ou les magazines vient en deuxième position avec 35 %, puis la télévision
(21 %), la cherté des livres (17 %), et enfin la difficulté à trouver des livres dans leur
ville (3 %) 1147.
Les deux dernières raisons font mesurer l’importance des bibliothèques pour des
auteurs comme Forton, dont les ouvrages sont devenus introuvables, soit parce qu’ils
n’ont pas été réédités par Gallimard, soit parce que leur diffusion est parcimonieuse,
comme celle du Dilettante et de Finitude. En outre, le prix de ces éditions est plutôt
élevé (autour de 15 euros), à part L’Épingle du jeu rééditée dans « L’Imaginaire » de
Gallimard, un semi-poche qui vaut environ 9 euros.
Les bibliothèques permettent aussi de faire connaître des auteurs d’abord noyés
dans la surproduction éditoriale, puis rapidement éliminés pour faire place aux
nouveautés. Elles favorisent le bouche à oreille, générateur de succès solide et de grande
ampleur, comme celui de Philippe Delerm ou d’Anna Gavalda dans ces dernières
années.
Elles sont également essentielles pour la survie ou la redécouverte des auteurs
disparus comme Forton, dont elle garde les œuvres à la disposition du public. Ainsi la
bibliothèque de Bordeaux possède-t-elle des livres de Jean Forton et de Raymond
Guérin, rares ou épuisés, pour la plupart.
Les librairies traditionnelles peuvent jouer le même rôle en conservant dans leurs
rayonnages des ouvrages qui ne font pas l’actualité. On sait d’ailleurs que cette présence
physique du livre est déterminante au moment de l’achat. Une auditrice de France
Inter 1148 parlait d’« une rencontre auditive, visuelle et tactile », pour montrer l’égale
importance de la radio, de la télévision et de la librairie, qui permet de voir et de toucher
482
les livres. Elle expliquait qu’elle n’était pas seulement sensible à leur titre ou à leur
sujet, mais aussi à leur aspect.
Dans la même émission, le responsable de la librairie Mille Pages à Vincennes
disait accompagner les livres en parlant avec ses clients, et leur assurer ainsi une durée
de vie plus longue. Certains ouvrages, plus difficiles, ont besoin de temps et de guides
pour se faire connaître : les libraires remplissent parfois cette mission, comme les
bibliothécaires.
Une librairie est aussi un des rares lieux où le lecteur peut parler de ses lectures et
les libraires en savent souvent plus que quiconque sur la réception des auteurs qu’ils
vendent. En ce qui concerne Forton, nous avons pu savoir grâce à David Vincent,
libraire chez Mollat à Bordeaux, que son lectorat actuel était plutôt masculin. Cette
donnée est d’ailleurs plutôt défavorable à l’auteur, puisqu’on sait que les femmes
composent majoritairement le public des romans en France.
Enfin, l’argument économique explique un autre phénomène récent dans les
habitudes de lecture : la progression des ventes de livres au format de poche, sans doute
liée à une perte de pouvoir d’achat dans les classes sociales concernées. L’institut
d’études TNS Sofres a remarqué pour 2004 que « la légère progression du nombre
moyen de livres achetés (7,8 ouvrages contre 7,3 en 2003) ne s’est pas traduite par une
augmentation du panier moyen » 1149. Elle a même reculé à 83 euros contre 84 euros
l’année précédente, « une baisse vraisemblablement liée à la progression des achats en
poche ». La conclusion est encore plus évidente lorsqu’on compare les ventes des best-
sellers du poche d’une année sur l’autre :
« Les 50 titres les plus vendus en poche ont totalisé l’an dernier 6,45 millions
d’exemplaires, contre 5,86 millions en 2003, selon les estimations d’Ipsos. » 1150
Les chances de se faire connaître du grand public se sont donc encore réduites
pour les auteurs qui ne sont pas édités en poche, comme c’est le cas de Forton.
1149 TNS Sofres cité par Livres Hebdo, 22/04/2005, n° 598, p. 89.
1150 Supplément à Livres Hebdo, 18/03/2005, n° 593, p. 35.
483
Voyons maintenant les livres que le public d’aujourd’hui a envie de lire, ou du
moins d’acheter.
Le plus souvent, le lecteur, désorienté par le nombre d’ouvrages publiés, s’en tient
« à la table du libraire, aux listes de best-sellers, aux lauréats des prix littéraires, aux
références proposées par le supermarché »1151, avec le risque de confondre le talent et les
chiffres de ventes et d’ignorer complètement les auteurs laissés dans l’ombre.
Toutefois, en dehors des forces d’inertie de la consommation où le succès va au
succès, d’autres facteurs peuvent intervenir. Ainsi, dans l’enquête commandée à Ipsos
par Livres Hebdo, la quatrième de couverture arrive en tête des raisons du choix d’un
livre (40 %), devant les conseils d’un proche (36 %), les critiques des médias (30 %),
l’auteur (24 %), un survol du livre (9 %), les meilleures ventes (6 %), et les conseils
d’un libraire (5 %) 1152.
La première raison avancée confirme l’importance du livre en tant qu’objet dans
l’attirance du public, d’où la fréquentation régulière des librairies par les bons lecteurs
qui viennent feuilleter les nouveautés. Le rôle capital du bouche à oreille apparaît dans
la deuxième raison ; il est également signalé par la majorité des participants à l’émission
du Téléphone sonne consacrée au choix des livres.
Le regain de confiance envers les prix littéraires étonne davantage. Bien que
nombreux et grandement décrédibilisés quant aux plus anciens, ils semblent de nouveau
influencer le choix du public :
« L’engouement pour les auteurs émergents n’est pas étranger aux prix littéraires de
l’automne qui les ont souvent couronnés. Et ont ainsi renoué avec le grand public. Avec
Laurent Gaudé, dont Le Soleil des Scorta a touché 218 200 lecteurs, le Goncourt a amorcé
son grand retour. Rien à voir avec les 94 500 ventes de La maîtresse de Brecht de Jacques-
Pierre Amette, Goncourt 2003. La surprise du Renaudot, attribué à titre posthume à Irène
Némirovsky pour Suite française, a fait son effet : 203 700 ventes. Le Fémina arrive 10e
avec les 154 300 ventes d’Une Vie française de Jean-Paul Dubois.
Les prix sont donc repartis à la conquête du palmarès. Alors qu’ils n’étaient que neuf dans
les listes de 2003, ils sont dix-sept en 2004. » 1153
484
Le prix le plus apprécié du public, parce qu’apparemment le plus désintéressé,
reste celui du livre Inter. En 2005, il a encore donné un coup de fouet aux ventes :
« Avant l’annonce du prix du livre Inter le lundi 6 juin, L’Étourdissement de Joël Egloff
(Buchet-Chastel) s’était vendu à 7000 exemplaires. Aujourd’hui, l’éditeur a facturé 42 000
volumes aux points de vente et le tirage a été porté à 60 000 exemplaires. Entré la semaine
dernière à la 15e place dans la liste des meilleures ventes de romans, le livre grimpe en
9e position cette semaine. Voilà qui confirme l’impact considérable sur les ventes de ce prix
de lecteurs, lancé par France Inter en 1975. » 1154
Le succès de tous ces romans primés va donc à l’encontre des craintes exprimées
ces dernières années sur l’avenir de la littérature française. En mars 2003, Catherine
Clément la présentait éclipsée par les best-sellers anglo-saxons sur son propre
territoire 1155, où, « à qualité égale, un auteur étranger est souvent mieux reçu qu’un
écrivain de langue française. » 1156
« Il sera bientôt plus facile d’arriver à vendre 30 000 exemplaires d’un premier roman
anglo-saxon précédé d’une critique favorable outre-Atlantique que d’un premier roman
français. » 1157
En 2004, les romans français ont opéré une remontée spectaculaire dans les
publications avec 440 romans français publiés à l’occasion de la rentrée littéraire, soit
une progression de 51 % par rapport à 2003 1158, ainsi que dans les ventes avec, pour
corollaire, le recul de la littérature anglo-saxonne. Voici ce qu’écrivait Christine
Ferrand, rédactrice en chef de Livres Hebdo, dans son éditorial du 3 décembre 2004 :
« Dans le Top 20 de cette semaine, en tout cas, les créations françaises sont largement
dominantes. Seulement trois ouvrages traduits de l’américain figurent dans ce palmarès,
deux Mary Higgins Clark et le Da Vinci Code, alors que dans la plupart des pays européens
les ouvrages anglo-saxons sont désormais prépondérants. C’est le signe que l’édition
française est très concurrentielle et donc, a priori, exportable. » 1159
Au moment du bilan, les bons résultats se sont confirmés. Dans le tableau des
meilleures ventes de 2004 1160, après le best-seller mondial de l’Américain Dan Brown,
485
Da Vinci Code, ce sont des romans français qui occupent les cinq places suivantes, dont
les auteurs sont, dans l’ordre, Anna Gavalda, Marc Lévy, Laurent Gaudé (le Goncourt
2004), Jean-Christophe Grangé et Irène Némirovsky (le Renaudot 2004).
La bonne performance de la littérature étrangère qui représente, selon Ipsos,
36,9 % des ventes de fiction en 2004, contre 34,2 % l’année précédente 1161, tient
essentiellement au succès de Da Vinci Code et des romans de Patricia Cornwell et
Michael Connelly, d’où la conclusion du journaliste de Livres Hebdo : « La littérature
étrangère peut dire merci aux polars et aux thrillers. » 1162
Toutefois, les résultats d’une année sur l’autre n’indiquent pas forcément une
évolution véritable, comme le rappelle Bertrand Picard, directeur du livre à la Fnac :
« L’an dernier, dit-il, dans nos points de vente, littérature française et étrangère ont fait part
égale. Mais il suffit d’un titre pour faire basculer la situation. En 2002, le succès du roman
de Philip Roth, La Tache, avait ainsi permis à la littérature étrangère de prendre la première
place. À l’inverse, un ou deux bons prix littéraires français, plébiscités par les lecteurs,
peuvent faire pencher la balance dans l’autre sens. » 1163
Le roman reste de toute façon le genre favori des Français. Car même si le
nombre de lecteurs diminue, la fiction correspond à un besoin essentiel de l’homme,
moins que jamais menacé selon Domenach :
L’enquête d’Ipsos publiée dans Livres Hebdo en mars 2003 1165 le montrait
largement en tête de tous les genres avec 37 % des lecteurs, devant les essais (15 %) et
la bande dessinée (10 %). Il a encore progressé dans les ventes depuis cette date,
émergeant ainsi d’une période de crise :
486
« Efficacité des efforts de promotion déployés par les éditeurs, retombées du travail de
terrain des libraires, bouche-à-oreille toujours plus actif... quelle qu’en soit la raison, le
roman a fait preuve d’une étonnante vitalité en 2004, après le passage à vide en 2002 et
2003, où la part de la fiction dans la littérature générale ne cessait de reculer. [...] Au total,
13 romans sont présents dans notre Top 50, au lieu des neuf titres de 2003. La fiction
représente ainsi 64,54 % des meilleures ventes de littérature générale en 2004, alors qu’elle
comptait pour 52 % l’année précédente. » 1166
En 2004, dans le cadre de « Lire en fête », la Sofres a réalisé un sondage sur « les
100 livres préférés des Français ». Dans cette enquête, où 2000 personnes furent
conviées à indiquer les livres qui les avaient « marqué[es] à vie »,
« la place occupée par le roman apparaît écrasante. Peu de documents [...] Peu d’essais et
encore moins de poésie [...] et de théâtre [...]. » 1167
« Comme on le pressentait depuis Les Particules élémentaires, les romanciers français ont
enfin décidé de se coltiner avec les réalités sociales et politiques de notre époque troublée.
Ce début de XXIe siècle plein de contradictions et de convulsions devait en toute logique
inspirer une nouvelle veine romanesque. » 1168
487
« cette lecture rapide correspond bien à une demande nouvelle du public, comme l’a montré
le succès des livres d’Anna Gavalda ou de Marie Despléchin. » 1170
« Il est remarquable, ainsi que l’a souligné le dépouillement de l’enquête, que la découverte
du livre fondateur des Français remonte à l’adolescence dans quatre cas sur dix. » 1171
Les « grands auteurs » qui figurent dans les programmes scolaires marquent
souvent une rencontre importante avec la lecture, et la contrainte peut se muer en
découverte inaugurale. Parfois aussi, c’est la seule expérience que certains ont faite des
livres, et donc les seuls qu’ils peuvent citer.
1170 ibidem.
1171 Philippe Delaroche, Lire, art. cit.
488
Toutefois, les études récentes confirment le retour des classiques dans les lectures,
et la manne financière qu’ils représentent pour les éditeurs ne résulte pas seulement de
la prescription scolaire. Car les maisons d’édition qui les publient
« touchent un large public, comme le souligne leur succès, et pas seulement parce qu’elles
éditent des ouvrages préconisés par l’enseignement. Librio a montré combien un petit
classique à 10 F pouvait être séduisant, avant de porter ses prix à 2 euros. Pocket, avec des
classiques à 1,50 euro, devient à son tour, ce mois-ci, le moins cher du marché.
Si ces collections marchent bien, c’est aussi dû au fait qu’elles répondent à un goût marqué
des lecteurs d’aujourd’hui pour le passé. » 1173
« Paradoxalement, la frénésie de nouveauté renvoie une part croissante du public vers des
chefs-d’œuvre consacrés. On lit, on relit Proust. On découvre, on redécouvre Maupassant.
L’accélération que les modes font subir au temps développe sur les marges un temps long,
propice aux vendanges tardives.
S’il s’avère impossible de procéder à un classement des romans sur une durée de cinq ou
dix ans, la longue durée y pourvoit, car le temps décante et départage. La plupart des
romans qui firent fureur disparaissent après vingt ans des encyclopédies et des
bibliothèques : l’école a pris sa revanche sur les médias, parce que au milieu de ces feux
d’artifice (jamais le mot n’aura paru plus juste), elle est la seule institution qui, malgré les
remous de Mai 68, s’efforce d’assurer une permanence dans les lettres. » 1174
Pour ce faire, ils ont le choix entre plusieurs formules : soit ils trouvent
« dans l’œuvre d’un auteur connu le titre qui l’est moins, afin d’éveiller la curiosité. Cet
effort d’innovation se trouve surtout dans la programmation des nouveaux venus dans les
collections parascolaires – La bibliothèque Gallimard, Étonnants classiques ou Magnard.
1172 « Du côté des lecteurs et des pratiques de lecture », Christine DÉTREZ, Où va le livre ?, op. cit.,
p. 188.
1173 Éditorial de Christine Ferrand, Livres Hebdo n° 571, 1/10/2004.
1174 Jean-Marie DOMENACH, op. cit., p. 50.
1175 « Les éditeurs révisent leurs classiques », Livres Hebdo, 1/10/2004, n° 571, p. 85.
489
Les challengers se doivent d’être plus audacieux face aux maisons les plus anciennes pour
se faire une place. » 1176
Soit ils « explorent également les titres oubliés du grand public (mais non des
spécialistes), susceptibles de répondre de nouveau aux modes actuelles. » La réédition
du Compagnon du tour de France par le Livre de poche à l’occasion du bicentenaire de
la naissance de George Sand appartient à cette seconde catégorie. Certaines de ces
exhumations connaissent un succès relatif, lorsqu’elles sont mises au programme d’un
concours comme l’agrégation de lettres.
Une troisième possibilité existe grâce aux recueils thématiques, comme La
Dimension fantastique de Librio qui réunit des nouvelles d’auteurs classiques et
contemporains.
Entre ses poches et ses éditions parascolaires, Gallimard pourrait prendre le risque
de rééditer un roman de Forton, car « comme dans la littérature contemporaine, les titres
les mieux vendus aident à la publication des plus confidentiels »1177. Les chiffres de
vente de la collection « Folio » en 2004 montrent en outre « une belle progression, avec
près de 800 000 exemplaires » 1178.
L’idée en est déjà venue à l’éditeur, puisque Yvon Girard, responsable de
« Folio », en a parlé au téléphone avec Madame Forton en octobre 2001. Mais jusqu’à
aujourd’hui, le projet n’a pas eu de suite.
1176 ibidem.
1177 Michel Jarrety, directeur éditorial des classiques du Livre de poche, ibidem.
1178 Supplément à Livres Hebdo, 18/03/2005, n° 593, p. 35.
1179 Cf. Sociologie de la lecture en France..., op. cit., p. 114.
490
Hebdo : « Quelles implications a le recul de la littérature sur l’organisation de votre
activité ? »
Il y a près de vingt ans que le danger a été signalé : « L’édition, comme tant
d’autres secteurs de l’économie, est de plus en plus contrôlée par des financiers. » 1181
Mais la situation ne s’est pas arrangée avec les effets de la mondialisation qui entraîne
une concentration accrue des moyens de financement, de production et de distribution.
Sur le modèle américain, l’activité éditoriale est en train de se transformer dans le
monde entier avec comme principales conséquences la disparition des petits éditeurs,
491
qui sont en marge d’une production littéraire standard, et la dilution du secteur de
l’édition dans l’industrie de la communication 1182.
En 1999, André Schiffrin, éditeur américain d’origine française (et fils du
fondateur de La Pléiade), a lancé un premier cri d’alarme contre une « édition sans
éditeurs » 1183. Dans cet essai, il expliquait comment depuis dix ans, aux États-Unis, les
maisons d’édition qui travaillaient encore de manière artisanale et familiale avaient été
peu à peu rachetées par d’« immenses holdings régnant dans les mass média et
l’industrie de divertissement » 1184. Désormais soumises à la même logique de rentabilité
que la presse, la télévision ou le cinéma, elles s’étaient vues « amputées » d’un fonds
destiné à un public restreint, et donc de profit nul, et les financiers avaient remplacé les
responsables éditoriaux.
André Schiffrin est une victime particulièrement représentative des méfaits du
nouveau système d’édition américain : lorsqu’il était à la tête des éditions Pantheon
Books, sans perdre d’argent, il s’est constitué un catalogue prestigieux, avec de
nombreux auteurs européens dont Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Edgar Morin ou
Claude Simon. Après le rachat de Pantheon Books par le magnat des médias
américains, il s’est vu imposer des coupes sombres et des choix uniquement
commerciaux et a fini par démissionner. Or à cette époque, les Européens, et Schiffrin
également, pensaient que la littérature européenne resterait à l’abri de ces menaces :
« Quand l’édition princeps du livre parut à Paris puis en Europe, la réaction générale fut
qu’il s’agissait là d’une situation très grave pour les États-Unis, mais qu’une évolution de
ce genre ne pourrait jamais se produire ailleurs. [...] Dans les autres pays, l’opinion
prévalait également qu’il était impossible de voir de grands groupes mettre en péril la
création littéraire comme c’était le cas aux États-Unis. L’existence de nombreux éditeurs
indépendants permettait tous les espoirs, et j’exprimais dans mon livre ma confiance dans
la capacité de l’Europe à éviter les bouleversements que j’y décrivais. » 1185
1182 Cf. P. CASANOVA, La République mondiale des Lettres, éditions du Seuil, Paris, 1999, p. 235.
1183 L’Édition sans éditeurs, La Fabrique, Paris, 1999.
1184 Article d’Antoine de Gaudemar paru dans Libération le 6 mai 1999 : « L’édition aux urgences », à
l’occasion de la parution de l’ouvrage d’André Schiffrin cité supra.
1185 André SCHIFFRIN, Le Contrôle de la parole. L’édition sans éditeurs, suite, La Fabrique, Paris,
2005, p. 7.
492
Malheureusement, cinq ans plus tard 1186, il constate que « d’énormes changements
se sont produits dans les médias » 1187 depuis la publication de son premier essai. Le
danger que représente leur concentration pour la liberté d’expression en général, et
l’édition en particulier, s’est manifesté de manière spectaculaire aux États-Unis, pendant
la guerre en Irak :
« Non seulement la presse, la radio et la télévision ont endossé sans aucune réticence les
affirmations de Bush, mais les grandes maisons d’édition n’ont publié aucune analyse
critique durant la période cruciale des deux premières années. » 1188
« Certes, c’était là une situation dangereuse, mais l’équilibre deux tiers/un tiers permettait
de maintenir la qualité éditoriale. Les maisons indépendantes étaient parmi les meilleures
du monde avec une production – sinon une rentabilité – de très haut niveau. Les grands
groupes, s’ils étaient dans une logique de profit, avaient aussi conscience qu’il leur fallait
être compétitifs dans le domaine intellectuel et produisaient beaucoup d’excellents livres.
Grasset et surtout Fayard, les deux maisons phares de Hachette, publiaient certains titres
qui n’auraient pu sortir que de presses universitaires aux États-Unis ou en Angleterre. » 1190
Cinq ans après, deux de ces grands indépendants ont disparu en tant que tels,
rachetés par des groupes, et Hachette a encore grossi en acquérant 40 % de Vivendi,
1186 Son deuxième essai est daté du 1er octobre 2004, cf. ibidem, p. 91.
1187 ibidem.
1188 ibidem.
1189 ibidem, p. 9.
1190 ibidem, p. 10.
493
tandis qu’un énorme groupe industriel s’est emparé des 60 % restants 1191. La rapidité de
ces acquisitions-fusions qui se sont produites en quelques mois, parallèlement à celles
de la presse, montre que l’édition française a pris un tournant inquiétant.
L’automne 2000 a d’abord vu la disparition d’un éditeur de la « bande des
quatre », lorsque Charles-Henri Flammarion, héritier d’une maison qui datait de 1875,
l’a vendue au groupe italien Rizzoli, lié à Fiat. L’édition indépendante a exprimé des
craintes légitimes devant ce qu’elle a considéré comme un dangereux précédent. En
effet, peu de temps après, c’est un spécialiste du marketing, Frédéric Morel, qui est
devenu le numéro deux à la tête de Flammarion, avec pour objectif d’en faire le
troisième éditeur français 1192.
En 2002, suite à la mauvaise gestion de son président Jean-Marie Messier, le
groupe Vivendi a basculé dans la faillite. Jean-Luc Lagardère, à la tête du groupe
Hachette, s’est alors porté acquéreur, avec le soutien du gouvernement français, pour la
reprise d’un empire éditorial, qui représentait « trois fois plus que son concurrent direct
Hachette Livre » 1193.
Pendant quelque temps, l’édition a connu la menace d’un monopole sans
précédent :
1191
Les deux groupes continuent de grossir : Hachette a racheté l’éditeur américain Time Warner Book
Group en février 2006, devenant ainsi le troisième éditeur mondial, et Editis a acquis en avril 2006 la
totalité du groupe DNL (Diffusion nationale du livre).
1192 Cf. l’enquête d’Olivier Le Naire parue dans L’Express du 15/03/2001.
1193 André SCHIFFRIN, Le Contrôle de la parole, op. cit., p. 12.
1194 ibidem, p. 13.
494
(560 millions d’euros de chiffre d’affaires contre 1,3 milliard d’euros pour
Lagardère) » 1195.
Entre-temps, un deuxième indépendant de « la bande des quatre », Le Seuil,
venait d’être racheté en février 2004 par une maison d’édition plus petite, celle d’Hervé
de La Martinière. La prospérité de ce dernier reposait en grande partie sur le succès du
livre de son ami Yann Arthus-Bertrand, La Terre vue du ciel, vendu à quelque trois
millions d’exemplaires dans le monde. La chute du Seuil dans l’escarcelle d’un homme
d’affaires est d’autant plus emblématique que cette maison était « la plus indépendante
jusqu’alors sur le plan capitalistique » 1196 et la plus prestigieuse, avec Gallimard :
« Le Seuil était l’une des maisons d’édition françaises les plus considérables, presque une
institution publique, un élément du patrimoine intellectuel du pays. Pour les essais et les
sciences humaines, c’était avec Gallimard l’une des principales maisons, et dans le
domaine de la fiction son catalogue était impressionnant. » 1197
Ainsi Hervé de La Martinière est-il devenu le troisième éditeur français, mais lui-
même ne détient que 17 % de sa maison d’édition. Il dépend en réalité du groupe
Wertheimer-Chanel qui en est l’investisseur essentiel.
André Schiffrin analyse ainsi la nouvelle situation de l’édition française :
« Avec l’arrivée de Wendel dans l’édition et le rachat [...] du Seuil par Wertheimer-Chanel,
la situation française a totalement changé : le numéro deux et trois appartiennent désormais
à des fonds de placement. Ces fonds, qu’ils soient américains ou français, suivent tous la
même voie. Comme l’expliquait Le Monde du 11 août 2004, leur principale caractéristique
est qu’ils s’attendent à un retour sur investissements de 25 % et ce dès la première année.
Editis [...] dégageait 10 % de bénéfice par rapport au chiffre d’affaires – la presse faisait
état de 8 % – et très peu d’indépendants – voire aucun – n’atteignent ce niveau. » 1198
1195 « Ernest-Antoine Seillière gentleman killer », Canard enchaîné (Les dossiers du), juillet 2004, n° 92,
p. 32.
1196 Canard enchaîné (Les dossiers du) n° 93, octobre 2004, p. 26.
1197 André SCHIFFRIN, op. cit., p. 25.
1198 ibidem, p. 21.
495
« ce qui plonge les uns dans l'amertume et les autres dans l'inquiétude, ce sont les
commentaires sobres mais précis du nouvel acquéreur sur la future ligne éditoriale d'Editis :
“performance financière”, “capacité de croissance”, “résultat d'exploitation”, “rentabilité”,
tel est le vocabulaire utilisé par l'état-major du baron Seillière. » 1199
Pour atteindre ces objectifs, les groupes sont d’abord condamnés à une logique de
croissance et l’on peut craindre pour l’avenir des indépendants qui restent :
« [Les dirigeants de Wendel] allaient se mettre en quête d’autres acquisitions – car l’un des
plus sûrs moyens de parvenir à la rentabilité visée par les investisseurs est d’acheter
d’autres sociétés. Qui serait le prochain ? Albin Michel, Actes Sud ou Odile Jacob ? Les
grands indépendants français se comptent désormais sur les doigts d’une seule main. » 1200
Par ailleurs, plus que l’édition elle-même, c’est la diffusion-distribution qui excite
la convoitise des hommes d’affaires :
« Vous savez, nous allons nous lancer dans la distribution, la distribution de livres, ça
marche très bien, avec de beaux entrepôts modernes »,
« Sur un livre à 10 euros, si entre 1,20 et 1,40 euro revient à l’éditeur, le diffuseur-
distributeur s’approprie jusqu’à 2 euros. La maison Grasset par exemple n’a pas gagné
d’argent avec son Goncourt 1203 aux ventes décevantes. Mais sa maison-mère Hachette, qui
acheminait le livre dans toutes les librairies de France et de Navarre, a pour sa part réalisé
une bonne affaire. » 1204
1199 François Busnel, « Cet étrange objet du désir », Lire, juillet 2004 / août 2004.
1200 ibidem.
1201 Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 5.
1202 Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 92, op. cit., p. 32.
1203 Les Ombres errantes de Pascal Quignard.
1204 Le Nouvel Observateur, 21-27 août 2003, p. 64.
496
Or, les profits de la distribution servent à soutenir l’activité éditoriale des éditeurs
qui en disposent : les en priver revient à les asphyxier. C’est ce que doit vivre
actuellement Le Seuil, dont La Martinière a transformé l’outil de distribution en société
indépendante :
« Il créa une nouvelle société de distribution, Volumen, qui prit en charge les activités
hautement rentables que représentait pour Le Seuil la distribution d’autres éditeurs. Ce qui
avait été une source majeure de revenus soutenant les efforts éditoriaux de la maison
devenait un centre de profit indépendant. Le groupe issu de la fusion allait récupérer tous
les bénéfices de la distribution et les éditeurs du Seuil allaient devoir dégager des marges
sans leur secours. C’est là une manœuvre classique des conglomérats, comme je le
montrerai plus loin avec l’exemple de Random House : on met une énorme pression sur le
secteur éditorial une fois privé de son support le plus rentable. Ce qui, de l’extérieur, peut
ressembler à une simple modification comptable est en fait un facteur décisif pour les
décisions éditoriales futures. » 1205
Les propos de l’homme d’affaires, publiés ici et là par de grands quotidiens, ont
confirmé les inquiétudes suscitées par le rachat du Seuil. Il a notamment déclaré
qu’« une fois Le Seuil digéré, le groupe poursuivrait sa croissance », qu’« il n’y a pas
de honte à être rentable sur chaque titre » et que son modèle d’éditeur était Bernard
Fixot (XO), « lequel avançait comme un titre de gloire dans L’Entreprise de novembre
2002 qu’il... ne mettait jamais les pieds dans une librairie. » 1207
497
Un certain nombre de dirigeants de maisons distribuées par Le Seuil et une
soixantaine de libraires indépendants ont exprimé leur désaccord indigné par une lettre
publiée dans Le Monde, où l’on pouvait lire, en particulier :
« Éditeurs indépendants, c’est-à-dire libres d’attaches avec tel ou tel groupe d’édition,
banque ou marque, nous avions choisi d’être diffusés et distribués par Le Seuil en raison de
ses choix politiques et notamment de sa défense de la librairie de création et donc de
l’édition, dont les ouvrages de qualité ne se mesurent pas toujours au nombre d’exemplaires
vendus [...] Depuis le 12 janvier, date à laquelle a été annoncé le rachat du Seuil par La
Martinière, pas une semaine ne se passe sans que “le nouveau patron du Seuil” ne fasse des
déclarations dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont en contradiction avec tout ce
qui fondait notre engagement aux côtés du Seuil » 1208.
La Martinière s’est défendu en prétendant qu’un livre pouvait être rentable avec
seulement un tirage de 2 à 3000 exemplaires. Mais outre le fait qu’il le disait peut-être
pour rassurer les inquiets, « certains auteurs du Seuil, parmi les plus prestigieux, qui ont
des ventes inférieures à ces chiffres, doivent se demander ce qui va advenir d’eux » 1209,
comme le fait justement remarquer André Schiffrin.
Quant à respecter l’identité des maisons rachetées, en prétendant s’inscrire dans la
continuité de leur expérience, il s’agit surtout d’une fausse promesse destinée à apaiser
le traumatisme de la reprise financière. Nous en avons pour exemple l’expérience vécue
par Charles-Henri Flammarion, resté à la tête de sa maison d’édition après l’avoir
vendue à Rizzoli en 2000.
« On lui avait donné trois ans, en forme d’échéance symbolique. À mots couverts, c’était
pour plus longtemps. » 1210
Or pendant ces trois ans, « il ne s’est rien passé chez Flammarion » et Charles-
Henri « sent qu’il n’est plus patron en la demeure. [...] On ne l’associe à aucune
discussion stratégique. » 1211 Enfin, le jour anniversaire des trois ans, en novembre 2003,
on lui fait comprendre qu’il doit quitter la présidence du groupe : le profit n’attend plus.
1208 ibidem.
1209 ibidem, p. 28.
1210 Canard enchaîné (Les dossiers du) n° 93, op. cit., p. 59.
1211 ibidem.
498
« Sa disparition a semblé le signal d’une reprise en main italienne, une volonté de resserrer
les boulons. “Depuis une bonne année, on vit le contrôle de gestion à tous les étages”,
constate un salarié. » 1212
« les très grands groupes réduisent leurs petites filiales intellectuelles, éliminant ainsi les
quelques bastions littéraires qui subsistaient chez eux. [...] le but n’est pas seulement de
réduire l’influence des petites filiales intellectuelles, mais aussi de se débarrasser de leurs
responsables. » 1213
« Cela ne correspond pas à la vie des éditeurs d’un groupe comme le nôtre, ce qui est
d’ailleurs rassurant. André Schiffrin décrit une concentration qui appauvrirait le processus
créatif. Or, en quinze ans d’existence d’Hachette Livre comme grand groupe, aucun éditeur
n’est parti parce qu’il ne pouvait pas s’exprimer chez nous. Peut-être y a-t-il de tels
phénomènes aux États-Unis. Mais si nous avions évolué dans ce sens, nos éditeurs seraient
tous partis, remplacés par des responsables marketing. » 1214
Mais outre le fait que les éditeurs ressemblent de plus en plus à des « responsables
marketing » lorsqu’ils sont soumis aux critères de rentabilité des grands groupes,
l’appel au secours d’Éliane Calmman-Lévy en 2004 fait douter de la sincérité d’Arnaud
Nourry :
1212 ibidem.
1213 André SCHIFFRIN, op. cit., p. 45.
1214 « Le retour du géant vert », entretien avec Arnaud Nourry, propos recueillis par Fabrice Piault, Livres
Hebdo, 18/03/2005, n° 593.
1215 Libération, 8/07/2004.
499
« désormais premier éditeur francophone, ne saurait, au nom d’une approche
essentiellement comptable de l’édition, occulter la mémoire et l’histoire des prestigieuses
maisons d’édition dont elle est propriétaire. » 1216
« Quand je vois les managers français s’interroger sur la viabilité de maisons dont certaines
ne réalisent que 10 % ou 5 % de marge contre 20 % pour la télévision, je m’inquiète. » 1221
« Les objectifs de M. Olson étaient vraisemblablement établis sur les productions très
commerciales des autres éditeurs tombés dans le giron de Random House (Knopf excepté).
L’erreur d’Ann Godoff fut de continuer à adhérer aux exigences qui ont fait la gloire de
Random. » 1222
1216 ibidem.
1217 « D’ailleurs la famille Calmann-Lévy insupporte tellement Hachette que son président, Arnaud
Nourry, n’assiste même plus aux conseils d’administration ! », Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93,
octobre 2004, p. 19.
1218 André SCHIFFRIN, op. cit., p. 49.
1219 Propos de Peter Olson, responsable américain de Bertelsmann, rapportés ibidem, p. 50.
1220 ibidem.
1221 Entretien avec André Schiffrin, Le Nouvel Observateur, 18-24 mars 2004, p. 139.
1222 ibidem.
500
Or Random House a vu aussi ses profits baisser parce que son fonds littéraire a été
détourné par une filiale d’édition de poches, Vintage, qui a comptabilisé les bénéfices à
sa place :
« Là se trouvait la crème, les titres pérennes publiés par tous les éditeurs contrôlés par
Random : les Faulkner et les Capote issus du fonds Random, les Chomsky et les Foucault
apportés par Pantheon 1223, les Thomas Mann et les Camus venus de chez Knopf. Autrefois,
les maisons prospères réalisaient la moitié de leurs bénéfices annuels grâce à leur
fonds. » 1224
« Une nouvelle tendance, d’ailleurs, apparaît : les directeurs littéraires, au lieu d’être
salariés, sont de plus en plus souvent payés au prorata des ventes de titres qu’ils ont choisi
de publier. » 1225
On peut en conclure avec Schiffrin que « ce sont les profits qui déterminent ce qui
va ou non être publié » 1226. M. Olson a beau assurer – comme M. de La Martinière –
qu’« il n’y a pas de contradiction entre la qualité littéraire et les résultats financiers »1227,
on constate cependant que les romans les mieux vendus actuellement aux États-Unis
sont d’une qualité littéraire moins exigeante que ceux d’il y a cinquante ans :
1223 Maison d’édition qui appartenait à André Schiffrin avant d’être rachetée par Random.
1224 ibidem.
1225 Le Nouvel Observateur, 20-26/02/2003, p. 88.
1226 André SCHIFFRIN, op. cit., p. 50.
1227 ibidem, p. 52.
501
sérieux y prenaient beaucoup de place. Aujourd’hui, on a beaucoup de mal à en trouver un
seul. » 1228
« Pour une multinationale, le livre est une marchandise comme une autre. Ceci signifie que
non seulement des manuscrits sont refusés parce qu’ils ne sont pas jugés assez rentables,
quelle qu’en soit la qualité, mais aussi que toutes les techniques marketing habituelles dans
l’industrie sont appliquées par ces éditeurs, ce qui modifie non seulement la façon de
vendre un livre mais encore la façon de le faire.
Il y a un lien direct entre concentration, exigence de forte rentabilité et développement du
livre-marketing. » 1229
Que peut-on alors déduire des ventes d’un livre qui a été sélectionné « en fonction
de [sa] capacité à générer de la promotion (articles de presse, émissions de télé...) » ?
En effet,
« Ce qui pose problème dans cette logique marketing, c’est que les ventes d’un livre
dépendent principalement, non de ses qualités intrinsèques (qui peuvent d’ailleurs être
réelles), mais des modalités et de la puissance de la promotion du livre. » 1230
« Le nombre de nouveaux titres n’a jamais été aussi important. On voudrait nous faire
croire que c’est le signe d’une grande diversité ! C’est oublier que la logique marketing
conduit à multiplier les livres similaires, des livres qui se ressemblent comme des
frères. » 1231
502
Catherine Le Bel, directrice livres de Relay (anciennement Relais H), appelle le
phénomène de « best-sellerisation » :
« nous assistons à une “best-sellerisation” des auteurs de plus en plus marquée. Au-delà
d’un livre ou d’un format, les comportements de nos clients démontrent que l’on achète “un
auteur”, une valeur sûre qui donne à la nouveauté une caution. » 1232
Car en France, « L’écrivain est socialement investi d’une fonction sacrée, il est
censé être au-dessus des exigences matérielles et se nourrir d’esthétique et de
pensées. » 1234
Profitant de ce tabou bien français, les éditeurs ont toujours « répugn[é] à payer
les gens autrement qu’en capital symbolique » 1235 et fournissent rarement des comptes
clairs à leurs auteurs. Le « premier à enfreindre le tabou » a été François-Marie
Samuelson, considéré comme un ennemi redoutable par les éditeurs. Son client le plus
célèbre dans le domaine littéraire (car il est aussi l’agent d’acteurs connus) est aussi le
503
plus emblématique de la nouvelle génération des écrivains français, puisqu’il s’agit de
Michel Houellebecq.
Samuelson donna une preuve immédiate de son efficacité redoutable en obtenant
pour Plateforme, deuxième roman de Houellebecq publié par Flammarion, « une avance
huit fois supérieure à celle de son précédent roman » 1236. Mais le « rachat » de l’écrivain
par Fayard, maison du groupe Hachette, pour 1,3 million d’euros a été une affaire
encore plus spectaculaire : son contrat prévoyait l’adaptation cinématographique par
l’auteur lui-même d’un roman qu’il n’avait pas encore écrit ! Seul, un groupe comme
Hachette qui possède une filiale audiovisuelle, GMT Productions, peut faire une
proposition pareille à un auteur. Le plus inquiétant est que « ce couplage “roman-long
métrage” est une première » qui risque de se banaliser, surtout sous l’influence des
agents qui en tirent un profit considérable 1237. Les simples éditeurs seraient alors
proprement éliminés du circuit.
Par ailleurs, comment un éditeur moyen pourrait-il résister à l’énormité des à-
valoir demandés par les écrivains qui font vendre ?
1235 ibidem.
1236 « Houellebecq : les secrets du “transfert du siècle” », Jérôme Dupuis, Lire, mars 2005.
1237 Samuelson prend une commission de 10 % sur les contrats signés. Cf. ibidem.
1238 Le quartier des grands éditeurs parisiens.
1239 « F.-M. Samuelson, le coach », art. cit.
1240 André SCHIFFRIN, op. cit., p. 51.
504
Pour ce qui est de l’écriture, on peut craindre que le modèle américain ne fasse
triompher en France ce qu’on appelle maintenant couramment le « blockbuster ». On
sait qu’aux États-Unis, la pratique de l’écriture est davantage considérée comme un
métier qui s’apprend (à l’université, notamment) que comme un don, contrairement à la
mentalité européenne. Pour être réussie, une carrière d’écrivain doit se planifier dès le
premier livre avec, pour objectif numéro un, le best-seller. Il n’est pas question pour un
auteur de naviguer entre les genres et d’innover d’un roman à l’autre. Il faut travailler
dans le sens de ce qui a plu, de manière à étendre son lectorat toujours davantage à
chaque publication. Pour être célèbre un jour, il ne faut rien laisser au hasard, étudier à
la fois le comportement des éditeurs et celui des lecteurs. 1241 Dans ces cas-là, la
créativité et l’originalité deviennent secondaires.
Face au puissant modèle américain, souvent synonyme de mondialisation, on peut
alors se demander ce qu’est devenue ou ce que deviendra la fameuse « exception
française » dont se réclament encore les éditeurs indépendants.
Ce qu’on appelle l’« exception française » se caractérise avant tout par le choix de
la qualité plutôt que de la rentabilité. Par rapport à l’industrie artistique américaine –
cinéma ou édition – les investissements sont moindres et les profits également. De
même qu’il existe un cinéma d’auteur, diffusé dans les salles d’art et essai, la France a
encore la chance d’avoir tout un réseau de petits éditeurs, plus ou moins indépendants
financièrement, qui tirent à peu d’exemplaires des œuvres qui leur tiennent à cœur.
Mais l’exception française, c’est aussi l’existence des éditeurs indépendants de
taille moyenne, comme Gallimard et Albin Michel, ou encore le fonctionnement d’un
groupe comme Hachette qui accorde une indépendance relative à ses maisons les plus
prestigieuses.
1241
Cf. l’essai de Russell GALEN, « How to Chart Your Path to the Best-seller List », Writer’s Digest
Handbook of Novel Writing, Writers Digest Books, Cincinnati, 1998.
505
Pour commencer par les aspects positifs de la situation française en matière
d’édition, signalons la bonne santé des deux grands indépendants qui ont survécu aux
dernières fusions-acquisitions : Gallimard et Albin Michel.
Ces deux anciennes maisons d’édition réussissent apparemment à s’adapter aux
nouvelles exigences de la mondialisation, tout en perpétuant une forme d’édition à la
française, garantie de diversité littéraire. Pour Antoine Gallimard, notamment, qui nous
intéresse en tant qu’éditeur de Forton, la politique éditoriale est plus importante que le
profit :
« mon seul souci est de garder le contrôle afin de poursuivre la politique éditoriale qui est la
nôtre. [...] Quand un indépendant est racheté, une personnalisation disparaît et elle est
remplacée par autre chose. [...] aujourd’hui, un éditeur est jugé sur ses ventes, ses parts de
marché, plus que sur sa politique éditoriale, ce qui me semble un peu gênant par rapport à
notre métier. Moi, j’ai connu une époque où on ne vous demandait pas : “Quel est ton
chiffre d’affaires, ta rentabilité ?” mais “Quelles ont été tes découvertes, tes auteurs
préférés ?” » 1242.
« Si j’arrive à trouver l’équilibre entre les auteurs qui marchent et ceux qui ne marchent
pas, à alimenter les collections de poche, à développer des partenariats, à être bon dans mes
niches, alors Gallimard continuera de tenir son rang. » 1243
Ce discours rassure sur le devenir des auteurs du fonds Gallimard comme Forton,
dont les ventes restent confidentielles. Or justement, la force de cette maison lui vient
de son fonds, très riche en ouvrages classiques qui lui assurent une rentabilité
importante dans ses collections de poche, ainsi que de son indépendance en matière de
distribution, grâce à la Sodis, « un gros outil de distribution [...] qui sert une centaine
d’éditeurs » 1244.
D’autre part, Antoine Gallimard, en habile gestionnaire, a réussi à surmonter les
crises familiales qui ont failli lui coûter son indépendance et se trouve maintenant en
position favorable : « en 2003, il a repris la totalité de son capital. Les prix littéraires
506
sont à nouveau sous son contrôle » 1245. En réalité, la maison Gallimard a dû son salut à
la manne financière apportée par le succès foudroyant de la série Harry Potter :
« si Gallimard pèse aujourd’hui 1,5 milliard de francs de chiffre d’affaires, ce n’est pas
seulement grâce aux œuvres complètes de Modiano et Le Clézio, ni même des principaux
auteurs du XXe siècle. C’est grâce à une Écossaise inconnue, J. K. Rowling, et à son héros
Harry Potter. Quand Gallimard Jeunesse a commencé à publier le début des aventures du
jeune sorcier, nul ne s’était rendu compte qu’on était tombé sur une mine d’or. » 1246
Dans le classement des éditeurs français publié par Livres Hebdo en mars 2005 1247,
Gallimard et ses filiales viennent en tête des indépendants, en cinquième position après
Hachette Livre, Editis, France Loisirs et Atlas, et devant le groupe Flammarion et le
groupe Albin Michel. En littérature, Gallimard est même le premier éditeur français,
comme l’explique Arnaud Nourry, P.-D.G. d’Hachette Livre :
« Les chiffres sont trompeurs. La moitié de notre CA [chiffre d’affaires] est réalisée à
l’étranger. En France, nous sommes leader mais, dans chaque secteur, notre taille est
inférieure ou équivalente à celle d’un autre acteur comme Editis dans le scolaire ou
Gallimard dans la littérature. » 1248
« Bien sûr, je souhaite que cette maison reste indépendante, mais rien n’est inscrit dans les
gènes. [...] En ce qui concerne le capital, le risque existe à chaque passage de
génération. » 1249
Pour l’instant, Gallimard a résisté plusieurs fois aux propositions alléchantes des
grands groupes comme celui de Rizzoli ou de Bouygues.
La maison Albin Michel, deuxième gros indépendant, fonctionne également de
manière traditionnelle, dirigée par Francis Esmenard, le petit-fils du fondateur,
« prototype de l’éditeur à l’ancienne qui marche au flair et au paternalisme » 1250.
1245 Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 38.
1246 ibidem.
1247 Supplément à Livres Hebdo, 18/03/2005, n° 593, p. 50.
1248 Livres Hebdo, 1/10/2004, n° 571, p. 63.
1249 Olivier Le Naire, art. cit.
1250 ibidem.
507
Avec des auteurs comme Amélie Nothomb, Mary Higgins Clark et Jean
Montaldo, elle a connu un remarquable développement. Elle dispose également d’un
outil de distribution, la Dilisco, et détient 40 % du Livre de poche.
Mais Francis Esmenard a 68 ans et se pose lui aussi le problème de la succession,
car « dans l’entourage familial, on n’aperçoit pas d’héritier plausible. » 1251
« Quand Albin Michel sera vendu, ce sera un éditeur familial de plus qui passera la main.
Si cela arrivait à Gallimard, c’est plus qu’un éditeur qui serait vendu, c’est tout un monde
qui s’effondrerait. Celui des grandes maisons familiales et indépendantes, celui de l’édition
à la française, ce mélange de grands esprits intellectuels et de bons commerçants, sachant
compter les sous sans le crier sur tous les toits. » 1252
« Les économistes ont coutume de penser qu’une maison de taille moyenne, quelle que soit
son activité, est difficile à gérer : trop grande pour tirer avantage de structures légères, trop
petite pour investir. » 1253
Pour rester libres, ils « n’auront d’autre choix, à terme, que de s’unir et d’allier
leurs logistiques » 1254, comme le répète Serge Eyrolles, le président du Syndicat national
de l’édition.
Dans l’hypothèse où ils seraient rachetés par des groupes, on peut encore garder
foi dans l’exception française, telle qu’elle se manifeste au sein d’une maison comme
Hachette, par exemple. En effet, pour Jean-Yves Mollier, la spécificité du cas français
est que
1251 Canard enchaîné (Les dossiers du) n° 93, op. cit., p. 53.
1252 Canard enchaîné (Les dossiers du) n° 93, op. cit., p. 35.
1253 Élizabeth PARINET, « La difficile indépendance des groupes moyens », Jean-Yves MOLLIER ed.,
op. cit., p. 68.
1254 Olivier Le Naire, art. cit.
1255 Jean-Yves MOLLIER, « Conclusion », Jean-Yves MOLLIER ed., op. cit., p. 260.
508
C’est ce qu’affirme Arnaud Nourry, en désaccord avec les analyses de Schiffrin
dans Le Contrôle de la parole :
« Le livre prétend aussi qu’on ne pourrait faire de l’édition exigeante que dans les maisons
indépendantes : c’est inexact. On retrouve chez Fayard, chez Grasset des petits tirages qui
contribuent à bâtir un fonds et un catalogue autant qu’ailleurs. » 1256
Il est vrai que le baron Seillière « s’amuse » 1257 de publier l’altermondialiste José
Bové !
En choisissant Olivier Cohen, responsable des éditions de L’Olivier, comme
nouveau directeur éditorial, La Martinière semble également vouloir conserver au Seuil
sa vocation littéraire. Il ne l’a d’ailleurs convaincu de prendre ce poste « qu’en lui
promettant une vraie indépendance d’action », aux dires d’Olivier Cohen lui-même qui
affirme son intention de « remettre la littérature et les idées aux postes de
commande. » 1258 Mais certains interprètent les faits différemment : en plaçant à la
direction du Seuil Olivier Cohen et Pascal Flamand, « qui avait pour lui la légitimité du
nom – c’est le fils d’un des fondateurs », La Martinière a nommé « deux personnes qui
ne lui feraient pas réellement obstacle [...] Claude Cherki a été remplacé par deux
personnes à la main de son propriétaire » 1259.
Entre les deux gros indépendants que sont Gallimard et Albin Michel et les petits
éditeurs, plus récents, il existe ce qu’Olivier Le Naire appelle les « croisés de
l’indépendance », maisons désormais anciennes et renommées :
« Jérôme Lindon 1260, des éditions de Minuit, ou Bertrand Fillaudeau, des éditions José
Corti, préfèreraient, eux, mourir que de se vendre. » 1261
509
Un petit éditeur, Actes Sud, s’est récemment hissé à leur niveau, en obtenant le
Goncourt en 2004 avec Le Soleil des Scorta de Laurent Gaudé. Son parcours est
d’autant plus significatif qu’il a choisi de s’établir en province, en Arles. Le
développement de l’entreprise n’a cependant pas seulement dépendu du succès des
œuvres de Nina Berberova, découverte et publiée intégralement par Hubert Nyssen, le
fondateur d’Actes Sud. Il vient aussi des qualités de gestionnaire de sa fille et des
relations de son gendre dans le milieu de la banque 1262.
L’une des caractéristiques majeures de l’édition française reste le nombre
important de petits éditeurs indépendants. Selon une estimation récente, ils seraient près
de quatre mille, avec une durée de vie très variable, mais souvent courte. Accusés par
les grandes maisons de participer à la surproduction des livres en publiant – souvent
grâce à des aides publiques – les manuscrits qu’elles ont refusés, ils font aussi figure de
dénicheurs de talents, récupérés ensuite par ces mêmes grandes maisons, qui ne veulent
plus prendre les risques de la nouveauté 1263 :
« Les petites maisons d’édition, que certains éditeurs ayant pignon sur rue n’hésitent pas à
qualifier de pollueurs, sont des laboratoires tout trouvés pour les grandes maisons qui
profitent largement des écrivains qu’elles ont découverts et publiés. » 1264
1262 Cf. Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 67.
1263 Cf. les exemples cités supra, p. 374.
1264 Laurence SANTANTONIOS, Auteur/Éditeur, création sous influence, Loris Talmart, Paris, 2000,
p. 245.
1265 Rencontres de Chédigny 1996, op. cit., p. 44.
1266 Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 38.
510
Ils préfèrent un petit catalogue, voire une année sans publications, comme Viviane
Hamy en 2004. Malgré le succès de son auteur de romans policiers, Fred Vargas, dont
les livres font partie des meilleures ventes, malgré un prix Fémina en 2003, pour son
auteur hongrois Magda Szabó, son catalogue se contente de tourner autour de 130 titres,
et elle ne publie que quinze nouveautés par an.
Les petits éditeurs, encore majoritairement installés en Île-de-France, choisissent
de plus en plus souvent la province, ce qui leur permet d’échapper aux pressions du
milieu parisien, mais les condamne aussi au silence des médias. On peut citer les
éditions Verdier, dans l’Aude, qui éditent des auteurs comme Pierre Michon, les
éditeurs-imprimeurs de Le Temps qu’il fait, à Cognac, les éditions Finitude à
Bordeaux...
Comme leurs grands et illustres devanciers, ils cherchent à se constituer un fonds
littéraire avec les grands romanciers du futur, mais ils investissent aussi dans la qualité
du papier et de l’impression. Ce fut le choix de départ du Dilettante et d’Actes Sud 1267,
tout comme c’est celui de Finitude, d’abord spécialisé dans les livres rares. La beauté de
leurs publications est d’ailleurs leur seule chance de retenir l’attention des lecteurs sur
les étals des libraires, dont ils dépendent étroitement. Car ce sont eux qui leur font de la
place parmi l’avalanche des livres publiés par les gros éditeurs.
Leur existence n’est pas seulement suspendue au sort de la librairie indépendante,
gardienne des livres qui se vendent peu et lentement : elle est aussi particulièrement
exposée aux aléas de la distribution, comme on a pu le voir à l’occasion des difficultés
de Volumen, le nouveau distributeur mis en place par La Martinière :
« Retard de livraison des offices et des réassorts de nouveautés, retards dans les
commandes de livres du fond [...] erreurs de livraison et de facturation, commandes mal
servies, titres disponibles donnés comme manquants, etc. [...] Les premiers et les plus
durement touchés furent les éditeurs diffusés (Minuit, Bourgois, Corti, Payot-Rivages,
Liana Lévi, Phébus, etc.). Pour certains, la perte de 20 à 40 % de leur chiffre d’affaires
représente une charge insupportable à leur équilibre financier. » 1268
1267 Hubert Nyssen dit avoir parié sur la « sensualité » du livre qui « doit être agréable à lire avant tout »
(émission d’Anne Sinclair, « Libre cours », diffusée sur France Inter le 7 mars 2005).
1268 « Le Seuil avant rupture », Libération, 17/12/2004.
511
Les gros et les moyens éditeurs qui diffusent-distribuent les petits peuvent
également se conduire en véritables prédateurs vis-à-vis d’eux, si l’opportunité se
présente, car « les accords de distribution ont souvent préludé à un rachat ou une prise
de participation. » 1269
Enfin, on peut se douter que l’éditeur diffuseur mettra ses propres titres en valeur
au détriment des autres. On voit donc que le point faible des petits éditeurs vient surtout
de la diffusion, très limitée lorsqu’ils la prennent eux-mêmes en charge, aléatoire
lorsqu’ils sont obligés de la déléguer, au-delà d’une certaine taille de leur entreprise.
« Je trouve beaucoup plus préoccupant, en tout cas pour les romanciers français, que les
best-sellers anglo-saxons soient de plus en plus souvent en tête des ventes. Cela montre que
leurs auteurs appliquent un savoir-faire pour les techniques de narration que nous avons
perdu ! » 1271
1269 Élizabeth PARINET, « La difficile indépendance des groupes moyens », Jean-Yves MOLLIER et
collectif, Où va le livre ?, op. cit., p. 75.
1270 Cf. supra, p. 371 et sq.
1271 Catherine Clément, auteur du Rapport sur la culture à la télévision commandé par le ministre de la
Culture Jean-Jacques Aillagon, « Comment lisent les Français ? », Livres Hebdo, art. cit.
1272 Canard enchaîné (Les dossiers du) n° 93, op. cit., p. 74.
512
Mais « la baisse de la lecture directe en français libère du champ pour la lecture de
traductions issues du français » 1273, comme le montre l’augmentation du nombre de
cessions de droit. Leur accroissement de 30 % entre 2002 et 2003 (selon les statistiques
du Syndicat National de l’Édition) s’explique par la chute du rideau de fer et par
l’Europe des régions, qui ont donné lieu à des traductions dans de nouvelles langues,
comme l’estonien, le bulgare ou le tyrolien. Il faut toutefois préciser que seules, sont
concernées les anciennes gloires de la littérature française : Duras, Lacan, Barthes...
Heureusement pour eux, en Europe, les auteurs français gardent une position forte
puisque « les langues les plus recherchées et les plus traduites littérairement en Europe
restent l’anglais et le français » 1274. L’atout de la France dans ce domaine est que sa
rentrée littéraire a lieu avant la foire de Francfort, grand rendez-vous international du
livre : on achète plus volontiers les droits de traduction d’un ouvrage qui a déjà fait ses
preuves. « C’est l’effet boule de neige qui assure douze à quinze traductions. » 1275
Certes, la dernière foire de Francfort en octobre 2005 a « souri » aux Français,
mais leurs allées, « parmi les plus fréquentées de la manifestation », l’étaient moins que
« celles réservées aux éditeurs allemands, anglais et américains. » 1276
Par contre, aux États-Unis, « quand un livre passe, c’est au prix de sa
défrancisation », c’est-à-dire qu’on enlève le prénom de l’auteur, typiquement français,
dans le cas de René Belletto, ou qu’on change le titre, s’il contient le mot « français »,
comme pour Le Testament français de Makine, devenu « Dreams of a Russian
Summer » 1277.
Aucun auteur français n’a cependant réussi à pénétrer « dans le cercle étroit des
non-anglophones dont la production fait événement sur plusieurs parties de la planète,
Eco, García Márquez, Vargas Llosa [...] » 1278. Houellebecq pourrait y prétendre « avec
deux livres largement lus », d’autant plus que ses ouvrages correspondent à ce que les
étrangers ont toujours plus ou moins attendu du roman français :
1273 ibidem.
1274 Pascale CASANOVA, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 232.
1275 Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 75.
1276 Livres Hebdo, 15/10/2004, n° 573, p. 7.
1277 Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 75.
513
« la plupart des succès, il est temps de l’avouer, doivent beaucoup au sexe [...] Le reste du
monde n’attend pas de notre histoire rétrécie des fresques sociales, mais des pointes à la
Voltaire, des licences à la Diderot et des guerres, oui, mais à la Laclos. » 1279
Les livres traduits du français aux États-Unis sont plutôt des ouvrages de sciences
humaines, la France gardant son prestige intellectuel, mais ils « paraissent de plus en
plus chez [des éditeurs universitaires], la palme revenant aux Presses universitaires du
Nebraska. » 1280
En réalité, ce que les thuriféraires de la fiction américaine ignorent ou font
semblant d’ignorer, c’est que, comme le dit Pascale Casanova, « l’avant-garde
américaine est, aujourd’hui, aussi menacée que l’avant-garde européenne. » 1281 Il s’agit
moins d’une rivalité entre États-Unis et Europe, que d’un affrontement entre la
production littéraire autonome, encore synonyme de qualité en France parce qu’elle ne
dépend pas exclusivement d’impératifs commerciaux, et la production commerciale qui
gagne du terrain sur les deux continents. La deuxième est d’autant plus puissante qu’elle
se pare d’une légitimité littéraire en affectant une modernité narrative :
« Ce qui est en jeu aujourd’hui dans l’espace littéraire mondial, ce n’est pas l’affrontement
ou la rivalité entre la France et les États-Unis ou la Grande-Bretagne. C’est la lutte entre le
pôle commercial qui tente de s’imposer comme nouveau détenteur de la légitimité littéraire
à travers la diffusion d’une littérature qui mime les acquis de l’autonomie (et qui existe
aussi bien aux États-Unis qu’en France) et le pôle autonome, de plus en plus menacé aux
États-Unis comme en France et dans toute l’Europe par la puissance du commerce de
l’édition internationale. » 1282
1278 ibidem.
1279 ibidem.
1280 André Schiffrin, Le Nouvel Observateur, 18-24/03/2004, p. 139.
1281 Pascale CASANOVA, La République mondiale des Lettres, op. cit., p. 233.
1282 ibidem.
1283 Michel Holtz, Libération, 16/09/1998.
514
comme écrivain dans son pays que lorsque ses nouvelles, Légendes d’automne, ont été
adaptées au cinéma 1284.
Certes, « la littérature américaine s’est toujours bien vendue. Ce qui est nouveau,
c’est qu’elle se vend de mieux en mieux », selon une libraire française 1285. À travers le
thriller, le cinéma et les séries télévisées, nous sommes devenus familiers de la culture
américaine et, comme l’explique Olivier Cohen, fondateur de L’Olivier, « il existe une
culture américaine qui fascine le monde entier depuis toujours » 1286.
Mais les auteurs américains publiés en France le sont souvent par de petites
maisons d’édition. Leur exigence littéraire les porte vers des ouvrages très éloignés des
critères préfabriqués de la littérature commerciale : Actes Sud, Bourgois, Liana Levi,
Anne-Marie Métailié, L’Olivier, Phébus, Rivages, Le Serpent à plumes, etc. ont publié
des auteurs comme Paul Auster, Russell Banks, Raymond Carver, Don DeLillo,
Richard Ford, Jim Harrison, Toni Morrison...
Les directeurs de collection des grands éditeurs font le même choix :
« “Nous avons réussi à faire connaître et à faire lire des auteurs atypiques, à l’univers
sombre, qui n’avaient rien d’un best-seller programmé”, commente Françoise Triffaux,
directrice éditoriale de Belfond. » 1287
Comme Jim Harrison, ces auteurs « ont chez nous une notoriété bien plus
importante que dans leur propre pays. » Quelqu’un comme Philip Roth, dont la
traduction française de La Tache s’est vendue à 350 000 exemplaires, « vend cinq fois
plus en France de volumes qu’aux États-Unis. » 1288 Hubert Nyssen a fait découvrir Paul
Auster aux Français et son roman Cité de verre est devenu un best-seller en France,
alors que ses manuscrits étaient refusés partout aux États-Unis.
L’engouement pour les auteurs américains est d’ailleurs paradoxalement soutenu
par l’« exception française », qui pratique un entretien savant des fonds littéraires,
contrairement aux Américains, et une politique plus audacieuse des poches : les éditeurs
1284
Cf. sa biographie, En marge, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2003.
1285 Livres Hebdo, 15/10/2004, n° 573, p. 82.
1286 ibidem.
1287 ibidem, p. 83.
1288 ibidem.
515
n’attendent plus qu’un livre étranger ait rencontré le succès pour le publier dans ces
collections, il suffit qu’il ait bénéficié de quelques bons articles.
Mis à part quelques best-sellers commerciaux comme Da Vinci Code, la
littérature américaine qui supplante la littérature nationale auprès des lecteurs français
n’est donc pas une littérature commerciale mais une littérature de qualité, qui ne réussit
à s’imposer sur son propre territoire qu’après un détour par le succès à l’étranger.
Constatation rassurante, toutefois,
Par ailleurs, on peut parler de « déclin du modèle américain » 1291 puisque les
traditionnels « blockbusters » de fiction américains ont enregistré récemment sur leur
propre sol une baisse de 30 % dans leurs ventes 1292. Les tirages sont en baisse, de même
que les revenus des cessions de droits à l’étranger : « Les éditeurs européens ne sont
plus prêts à miser à l’aveugle les sommes astronomiques imposées par les agents »1293.
Parallèlement, se manifeste un « net regain d’intérêt pour la fiction hexagonale »
chez les gros éditeurs américains. Avec Windows on the World, le romancier français
Beigbeder a connu la consécration aux États-Unis. Certes le sujet s’y prêtait, puisque
l’action se déroule autour des événements du 11 septembre 2001. Mais les romans
d’Anna Gavalda ont aussi rencontré un succès qui a entraîné la cession des droits de
deux autres romanciers du Dilettante : Laurent Graff et Martin Page.
Le facteur clé de ce regain de faveur pour la fiction française est l’arrivée d’une
nouvelle génération d’editors dans les maisons américaines, appelée la « génération
1289 ibidem.
1290 Le Nouvel Observateur, 18-24/03/2004, p. 139.
1291 Livres Hebdo, 10/06/2005, n° 605, p. 5.
1292 ibidem, p. 7.
1293 ibidem.
516
Google », plus intéressée par les producteurs indépendants que par les grands groupes,
et par les jeunes romanciers étrangers plutôt que par les « vieux loups autochtones » 1294.
Les menaces qui pèsent sur l’exception française n’en demeurent pas moins
préoccupantes, et surtout, ce qu’André Schiffrin appelle « l’obsession de la
“conglomérisation” avec cette volonté d’intégrer dans une structure unique des maisons
de cultures différentes. » 1295
Face à cette évolution rapide et dangereuse, on peut envisager l’avenir de manière
différente, comme l’a montré l’émission de Kathleen Evin sur France Inter le 29 mars
2005. Dans L’humeur vagabonde, la journaliste recevait André Schiffrin et son éditeur
Éric Hazan. Les deux éditeurs ont connu un destin similaire : héritiers d’une petite et
prestigieuse maison d’édition familiale – Pantheon Books pour l’un et Hazan, pour
l’autre – ils ont dû la revendre à un grand groupe (Random House et Hachette) et ont
fini par démissionner après le rachat, découragés par la politique de rentabilité à
laquelle ils étaient désormais soumis. Ils ont ensuite recréé chacun une maison d’édition
artisanale, Schiffrin, The New Press et Hazan, La Fabrique.
Éric Hazan et Kathleen Evin considèrent qu’avant dix ans, les financiers à la tête
des grands groupes revendront leurs maisons d’édition lorsqu’ils s’apercevront qu’elles
ne sont pas un commerce rentable, ce qui laissera le champ libre aux véritables éditeurs.
Pour André Schiffrin, on peut se réjouir de la floraison des petits éditeurs en
France comme dans d’autres pays, mais il faut se préoccuper aussi des grandes
structures. Car la deuxième phase de concentration aboutit à l’élimination des maisons
rachetées : on garde leur fonds pour le poche, source de revenus confortables et
réguliers, et on tue tout le reste.
Dans Le Contrôle de la parole, il montre l’étroite dépendance de l’édition par
rapport à la presse. Or le silence « assourdissant » de cette dernière lorsque Lagardère,
soutenu par le gouvernement français, a racheté Vivendi, a clairement montré son
assujettissement aux intérêts politico-économiques dominants :
1294 ibidem, p. 9.
1295 Le Nouvel Observateur, 18-24/03/2004, p. 139.
517
« La situation française est unique par les liens privilégiés entre les fournisseurs de l’État et
la presse. [...] Il s’agit d’industriels qui, par leurs connexions avec l’État, créent un puissant
réseau de relations bilatérales, de liens mutuels. »1296
« On est en contrat avec une de ses filiales – ou on pourrait l’être un jour –, on fait des
piges dans l’un de ses magazines et on peut nourrir l’espoir légitime d’y voir son prochain
roman encensé [...] Et puis, disons la vérité, fondamentalement, il y a l’espoir secret chez
tout écrivain qu’un jour il sera le bénéficiaire de cette formidable machine de guerre
médiatique, et que son livre sera en tête de gondole dans tous les Relay et Virgin, en
vedette dans les magazines et les journaux du groupe, loué sur les ondes, montré sur les
écrans. » 1298
Or, pour André Schiffrin, l’absence de débat public dans cette occasion s’explique
aussi par ce qu’il appelle « le conformisme intellectuel » des Français, qui, agissant de
manière insidieuse, « décourage les voix dissidentes » 1299 sans les censurer de manière
explicite :
« On estime qu’il n’y a pas assez de gens qui pensent comme vous pour prendre la peine de
leur donner la parole, pour publier un livre dont la réussite commerciale semble
problématique. » 1300
518
« certains s’imaginent que le consensus parisien est accepté par l’ensemble du public et
qu’il n’entre pas dans le rôle d’un journaliste ou d’un éditeur d’aller à son encontre. En
Amérique, au contraire, nous considérons que notre rôle est d’être “contre-cyclique”, que
c’est précisément quand tout le monde est d’accord qu’il faut commencer à se poser des
questions. » 1302
« l’impact sur la vie intellectuelle française est sensible même si les livres ne sont pas très
largement diffusés. Les grandes maisons, elles, restent plus ou moins imperméables au
dissensus. » 1303
L’autre menace qui pèse sur l’édition française est le recul de la littérature dans la
production éditoriale :
Hubert Nyssen parle même d’« une dérive de la fonction éditoriale » 1305, l’édition
littéraire représentant moins de 20 % du marché du papier imprimé. Or, malgré leur
position minoritaire, les éditeurs de littérature doivent s’adapter aux lois de production
de ce marché. Quand on pense que les grands auteurs ont souvent été tirés à
400 exemplaires pour leur premier roman 1306, on peut s’interroger sur l’avenir du
« grand écrivain, encensé, célébré, nobélisé – à tout le moins nobélisable –, [qui] a déjà
son siège au panthéon des lettres, mais compte parfois plus d’admirateurs que de
lecteurs. » 1307 Le plus parfait représentant en est Julien Gracq, auquel le journaliste
rajoute Claude Simon, Michel Tournier, Michel Butor, Gao Xingjian, Yves Bonnefoy et
quelques autres.
L’édition mondiale, et pas seulement française, subit actuellement de violentes
mutations qui mettent à coup sûr en péril son fonctionnement traditionnel et la
production d’un fonds littéraire durable. Mais certains, et parmi les plus pessimistes
comme André Schiffrin, proposent malgré tout des solutions.
519
• Les solutions à la crise
Solution risquée, le recours au mécénat d’un grand groupe permet parfois d’éviter
la catastrophe à un petit éditeur. Ainsi les éditions Arléa furent-elles sauvées du dépôt
de bilan en 2004 en trouvant « un soutien inespéré chez un grand groupe de luxe » :
« Typique des petites maisons de la rive gauche, “Arléa a trouvé son secours rive droite”,
s’étonne encore Catherine Guillebaud [éditrice d’Arléa]. Pour LVMH, [...] ce sauvetage
semble s’inscrire dans les opérations de mécénat culturel utiles à l’image du groupe. Arléa
se retrouvera ainsi au côté des magazines Connaissances des arts, du Monde de la Musique
ou encore de Radio-Classique, filiales dont le groupe n’attend pas de résultats comparables
à ceux de Vuitton, Dior et autres Dom Pérignon. » 1308
L’image de marque des groupes n’est pas seule en cause car, en attendant que les
grands financiers soient déçus par les profits escomptés de l’édition, comme
l’annoncent André Schiffrin et Éric Hazan, « l’industrie des bouquins devient une
valeur refuge, comme l’or ou la pierre. [...] Moins on lit, plus on publie, et plus on
publie, plus on facture. » 1309
Autre parade, pour répondre au danger de la concentration verticale des grands
éditeurs, les petits se regroupent :
S’unir permet aux petits éditeurs de mieux se faire connaître et de partager les
frais de participation aux salons et aux rencontres : « La récente association Auteur
libraires éditeurs partenaires (Alep) compte une soixantaine d’adhérents qu’elle
représente sur différents salons. » 1311 De plus, « Des projets sont en cours pour organiser
un festival de l’édition indépendante avec le soutien de la médiathèque de
Rambouillet. » 1312
1307 « Les sept familles de la république des lettres », Le Nouvel Observateur, 15-21/03/2001, p. 24.
1308 Livres Hebdo, 15/10/2004, n° 573, p. 56.
1309 Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 7.
1310 Cécile Pierre, du cabinet d’études Adeve, spécialisé dans le développement local et chargé par la
Région Ile-de-France d’une étude sur les petits éditeurs, Livres Hebdo, 18/03/2005, n° 593, p. 111.
1311 ibidem.
1312 ibidem, p. 112.
520
Nous avons vu aussi que l’édition artisanale bénéficie d’un soutien de l’État, au
niveau national et régional :
« La petite édition suscite un immense intérêt, affirme Liana Levi, représentante des petits
éditeurs au bureau du Syndicat national de l’édition. Dans un contexte de concentration
paradoxale et massive, un contrepoids est nécessaire dans le domaine de la création. »1313
Mais l’avenir de l’édition passe certainement par les nouveaux supports de textes,
les supports numériques. L’édition en ligne, notamment, constitue une gageure qui fait
trembler l’édition traditionnelle, parce qu’elle voit sa marchandise lui échapper, mais
qui apparaît aussi comme un espoir pour les petits éditeurs.
Au moment du rachat de Bibliopolis (un éditeur numérique spécialisé dans les
sciences humaines), auquel il a finalement renoncé, Antoine Gallimard expliquait
comment un éditeur tel que lui envisageait l’avenir électronique du livre :
« L'électronique doit nous permettre de préserver nos contenus. Entre les chaînes de
télévision et les réseaux, il ne faut pas que les éditeurs soient marginalisés. Encore une fois,
il s'agit d'inventer de nouvelles formules pour éviter qu'Amazon, Alapage ou Fnac.com ne
contrôlent seuls ce marché. Quand on saura utiliser Internet pour soutenir nos auteurs et en
découvrir d'autres, nous aurons gagné notre pari. Nous avons un nouveau métier à
apprendre. » 1314
« La mise en ligne de textes n’est pas un obstacle au support livre, mais une circulation des
savoirs et un encouragement à l’achat, et ce n’est pas non plus un abus du droit de l’auteur,
mais la promotion de son ouvrage. » 1315
521
pour mettre en ligne leurs ouvrages, avant d’étendre le projet aux bibliothèques
universitaires, dans l’intention de numériser en six ans quinze millions d’ouvrages
papier. Des associations d’auteurs et d’éditeurs ont alors protesté contre ce qu’ils
estimaient être une atteinte au droit d’auteur, Google s’étant dispensé de demander les
autorisations nécessaires. Le « Google Print Publisher Program » a été suspendu à partir
du mois d’août 2005 pour toutes les œuvres soumises au copyright. D’ici novembre
2005, les détenteurs de droits avaient ainsi le temps de réfléchir aux ouvrages qu’ils
désiraient voir ou non scannés par Google et pourraient lui en communiquer la liste.
Dans la mesure où Google permet de visionner, sans pouvoir les imprimer ni les
copier, trois pages seulement (en plus de la couverture, de la table des matières et de la
page « copyright ») des ouvrages qui ne sont pas libres de droits, on peut considérer que
le procédé ne lèse pas beaucoup l’auteur ni l’éditeur. Qui plus est, la mise en ligne de la
version intégrale peut se révéler un excellent argument de vente. Des éditeurs
universitaires américain en ont fait l’expérience :
« “À première vue, cela paraît illogique”, écrit Beth Berselli, journaliste au Washington
Post, dans un article paru dans le Courrier international de novembre 1997. “Un éditeur de
Washington, la National Academy Press (NAP), qui a publié sur Internet 700 titres de son
catalogue actuel, permettant ainsi à tout un chacun de lire gratuitement ses livres, a vu ses
ventes augmenter de 17 % l’année suivante. [...]” » 1316.
Non seulement les auteurs de la NAP eux-mêmes ont demandé que leur livre soit
mis en ligne sur le site, mais l’éditeur a accrû le nombre de ses titres disponibles sur
Internet, suivi par « la MIT Press (MIT : Massachusetts Institute of Technology), qui
voit rapidement ses ventes doubler pour les livres en version intégrale sur le web. » 1317
L’idée est « que les lecteurs puissent “feuilleter” [les livres] à l’écran, comme ils
l’auraient fait dans une librairie, avant de les acheter ensuite s’ils le souhaitent. » 1318
Si l’éditeur et l’auteur peuvent tirer un bénéfice de ce nouveau moyen d’inciter à
l’achat, il n’en est sans doute pas de même pour le libraire traditionnel. Car même si les
1316 Propos cités par Marie Lebert dans Le Livre 010101 (1993-1998) - Septembre 2003, « Les éditeurs
sur le réseau » (chapitre 4), texte consulté le 16/08/2005 sur le site : http://www.etudes-francaises.net.
1317 ibidem.
1318 ibidem.
522
lecteurs continuent de privilégier le support papier, ils risquent fort de passer par les
librairies en ligne, ou directement par le site de l’éditeur pour se le procurer.
Dans le cas où le support électronique supplanterait le support traditionnel dans
les usages de la lecture, grâce à des innovations techniques qui le rendraient moins cher
et plus confortable 1319, il est évident que les éditeurs auraient à faire face à un
changement radical de leur fonction :
Toutefois, la numérisation, coûteuse pour l’instant, pourrait bien être une solution
pour décider les grands éditeurs à rééditer les auteurs oubliés de leur fonds littéraire,
ceux dont les perspectives de vente sont limitées à quelques exemplaires. Car ils seront
délestés des frais de diffusion, de distribution et de stockage nécessités par les livres
traditionnels. L’impression numérique permet aussi de réaliser des économies en
imprimant à la demande, en petites quantités (par tranche de dix ou vingt exemplaires),
« pour dix fois moins cher qu’il y a quinze ans » 1321. Plus besoin de pilonner les
invendus, comme l’ont peut-être été les romans de Forton édités chez Gallimard, qui
sont maintenant devenus introuvables en dehors des bouquinistes. Le public pourra ainsi
avoir accès au contenu de tout le catalogue, à partir du moment où il sera numérisé. Car
à quoi sert un riche fonds littéraire s’il n’est pas lu ?
L’exemple de Bookpole, filiale d’impression numérique lancée par VUP, a bien
montré qu’il ne s’agissait pas là d’espoirs chimériques : grâce à elle, François Gèze,
directeur des éditions La Découverte, a pu rééditer « l’introuvable fonds Maspero » 1322.
Le problème ne concerne d’ailleurs pas seulement les auteurs disparus, comme le
constate l’éditeur Pierre Belfond : « Les neuf dixièmes des livres publiés par les auteurs
vivants sont actuellement indisponibles ! » 1323, une indisponibilité proportionnelle à
1319 On se souvient de l’échec retentissant de l’« e-book », le livre électronique portable qui fut la vedette
du Salon du livre 2001.
1320 Olivier BOURGOIS, op. cit., p. 54.
1321 Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 9.
1322 ibidem, p. 79.
1323 Le Nouvel Observateur, 18-24/03/2004, p. 137.
523
l’augmentation galopante des titres publiés, les anciens livres devant faire place aux
nouveaux, pour éviter les frais de stockage :
Mais c’est l’investissement public dans les médias qui est, à ses yeux, la seule
façon de les rendre indépendants vis-à-vis des intérêts politiques et économiques et de
permettre la libre circulation des opinions. Car le silence de la presse française actuelle
sur certains livres qui dérangent les empêche véritablement de trouver leur public :
1324 Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 75.
1325 Actuellement, 00h00 a cessé toute activité commerciale et ne maintient son site que pour
consultation. Quant à CyLibris, il s’est spécialisé dans la littérature « Gay et Lesbienne ».
1326 André SCHIFFRIN, op. cit., p. 74.
524
« L’une des principales questions tient à la manière dont la presse rend compte de ces
livres. Malgré les différences d’opinions entre les quotidiens nationaux, certains sujets
controversés ne sont traités nulle part. » 1327
« Contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, le contrôle des médias et de notre
manière de penser par les grands conglomérats n’est pas une fatalité liée à la
mondialisation, mais un processus politique auquel on peut s’opposer, et avec succès. » 1328
« le livre est peut-être le médium où il est le plus facile de lancer une structure alternative
indépendante. Il n’est pas nécessaire de disposer de beaucoup d’argent et je connais bien
des jeunes gens qui ont fondé des maisons où un titre parvient à l’équilibre avec des ventes
de l’ordre de mille exemplaires seulement. Ma propre maison, The New Press, a
maintenant derrière elle quinze ans d’activité comme société d’intérêt public à but non
lucratif (non profit, public interest publisher) ce qui montre en tout cas que l’on peut
maintenir une qualité éditoriale et rester compétitif sans être guidé par le profit – qu’il aille
aux propriétaires ou à l’équipe. » 1330
Son éditeur suédois, quant à lui, fonctionne avec une coopérative de lecteurs. Les
éditeurs français pourraient s’inspirer de ces diverses stratégies pour sauver leurs
dernières maisons indépendantes, et Gallimard en particulier, qui détient « le patrimoine
culturel du pays » :
« L’avenir de Gallimard, je l’ai dit, est très conjectural puisqu’aucune succession n’est en
vue. On va certainement assister dans les prochaines années à des tentatives de grands
groupes pour mettre la main sur la maison. Pour la création d’une fondation sans but
lucratif, je ne vois pas meilleur candidat que le principal éditeur littéraire français. » 1331
525
À ceux qui se demandent si l’édition indépendante, avec son choix de la qualité, a
encore un avenir auprès des lecteurs, tout comme on s’interroge sur la viabilité de
meilleurs programmes à la télévision, Schiffrin répond :
« Les gens ont conscience de la baisse de niveau de ce qu’on leur donne à voir et à
entendre, mais sans que rien ne soit proposé pour inverser la tendance. » 1332
De la même manière qu’il faut revenir « aux origines de la diffusion sur les ondes
[où] l’idée était de donner aux auditeurs le choix le plus large, et non le plus
restreint » 1333, afin d’élargir leurs goûts, les éditeurs ne doivent pas perdre de vue que
« le rôle des indépendants n’est pas seulement de satisfaire la demande, mais de la
créer ». Bourdieu avait ainsi « fait la preuve, avec sa collection “Raison d’agir”, qu’on
pouvait créer un nouveau public pour des livres pas chers. » 1334
b) La librairie française
Les œuvres des écrivains comme Forton sont aussi menacées par l’évolution du
système de la librairie en France. Parallèlement au secteur de l’édition, ce dernier subit
des pressions économiques liées à la puissance du modèle anglo-saxon et dans ce
domaine aussi, l’exception française a du mal à survivre.
Les sorts de l’édition et de la librairie sont intimement liés, et les choix de l’une
retentissent inévitablement sur le fonctionnement de l’autre. Aussi voit-on les libraires
et les éditeurs indépendants mener des combats communs contre le phénomène de
concentration qui touche aussi bien l’édition que la distribution de livres, comme en
témoigne la part croissante des grandes surfaces culturelles et des hypermarchés.
526
dites de premier niveau (les grandes librairies) et des librairies de deuxième niveau, qui
sont des points de vente moins importants.
Les librairies de premier niveau et les grandes surfaces culturelles regroupent les
700 à 1300 clients 1335 les plus importants. Représentant de 60 % à 75 % du chiffre
d'affaires des diffuseurs, elles bénéficient de visites plus fréquentes de leurs
représentants et des remises commerciales les plus élevées. Les 700 à 800 hypermarchés
sont visités par une équipe spécifique de représentants.
Ce sont les grandes librairies générales qui présentent l’assortiment le plus
diversifié du marché et permettent aux éditeurs de tester la quasi-totalité de leur
production. Elles proposent plus de 50 000 titres, contre 1 000 à 5 000 dans les
hypermarchés : « les hypermarchés vendent essentiellement des best-sellers, des
dictionnaires, des livres pour enfants, des guides, des livres de cuisine, etc. » 1336.
Or, malgré la loi sur le prix unique du livre, « les hypermarchés ont aujourd’hui la
même part de marché que la librairie indépendante (18-19 %) » 1337. En 2002 et 2003, ils
étaient même en tête des ventes de livres, mais, en 2004, ils ont été dépassés par les
grandes surfaces culturelles 1338 : les grandes chaînes, la Fnac et Virgin, détiennent
actuellement un peu plus de 20 % du marché, le reste se partageant entre la vente par
correspondance, par Internet et en kiosque. 1339
Le nombre de librairies capables d’offrir un fonds littéraire de qualité n’a cessé de
se réduire au cours des dernières décennies, reculant devant la progression des
hypermarchés et des grandes surfaces spécialisées :
« Dans les années 1970, il y avait un peu plus de 1 000 “véritables” librairies visitées par
les représentants des équipes de diffusion. Dans les années 1980, ce chiffre est tombé à
environ 700 lieux. Il s’agit ici du premier niveau de détaillants, ceux qui ont la
responsabilité des meilleurs points de vente. Au début des années 1990, la profession
estime qu’il y a environ 500 librairies susceptibles de proposer des assortiments variés de
livres et d’assurer un véritable environnement au livre.
1335 Ces chiffres de l’Observatoire de l'économie du livre (Centre national du livre, mars 2004) sont
indiqués, ainsi que les suivants, par le Centre de documentation de la Direction du Livre et de la Lecture
consultable sur le site : http://www.culture.gouv.fr.
1336 André SCHIFFRIN, op. cit., p. 41.
1337 ibidem.
1338 Cf. Livres Hebdo, 18/03/2005, n° 593, p. 39.
1339 Cf. André SCHIFFRIN, op. cit., p. 41.
527
Le nombre de librairies capables de lancer des titres (découvrir un auteur, promouvoir une
collection ou encore s’attacher un premier public) et de maintenir des fonds éditoriaux est,
en fait, lui-même encore plus bas. » 1340
Dans les ventes de ces dernières, Gallimard vient en tête des éditeurs avec
10,14 %, devant Le Seuil avec 4,51 % 1344.
Ce sont aussi les librairies de premier niveau qui offrent le meilleur public aux
collections de semi-poches, celles des grands éditeurs, comme « L’Imaginaire » de
Gallimard, et celles des petits, comme « Babel » d’Actes Sud, « Libretto » de Phébus,
« Rivages Poche », etc.
Enfin, tout comme l’édition indépendante oblige les groupes à maintenir une
certaine qualité éditoriale par le jeu de la concurrence, la librairie traditionnelle fait elle
aussi contrepoids aux grandes surfaces culturelles :
« le voisinage d’une des quatre cents librairies mentionnées plus haut interdit à une chaîne
multiproduits qui se respecte de présenter une image outrageusement capitaliste aux yeux
d’une clientèle cultivée en mesure d’aller voir ailleurs.
Ce rempart viendrait-il à céder que nous verrions sûrement les chaînes exercer dans le
domaine du livre, comme n’importe quel hypermarché dans le sien, une pression
1340 Philippe LANE, « La librairie, nouveau moteur de l’édition ? », Jean-Yves MOLLIER ed., op. cit.,
p. 82.
1341 Livres Hebdo, 22/04/2005, n° 598, p. 85.
1342 ibidem, p. 87.
1343 Olivier L’Hostis, délégué général du Syndicat de la librairie française, Libération, « Livres »,
16/06/2005, p. VIII.
1344 ibidem.
528
discriminatoire sur leurs fournisseurs les moins puissants, au détriment des auteurs et, en
définitive, du public. » 1345
1345 Jérôme Lindon, « Ces libraires dont le rôle est vital », Le Monde, 25/09/1999.
1346 ibidem.
1347 Livres Hebdo, 1/10/2004, n° 571, p. 10.
1348 Olivier BOURGOIS, op. cit., p. 40.
529
« Il sort 703 nouveautés chaque semaine (558 en grand format, 145 en format de poche).
En exposition à plat, cela représente 23 m2. En linéaire, 14 mètres. Si le libraire garde ces
ouvrages pendant trois mois (cela correspond au “délai de garde”), il faut 276 m2 de surface
de présentation de nouveautés. Si la progression du nombre de nouveautés est identique, en
2007, il faudra 345 m2, en 2010 plus de 400... » 1349
Certains livres sont renvoyés avant même d’avoir été déballés de leurs cartons, et
dans des délais qui ne respectent plus les règles de l’office. En 2004, le taux moyen des
retours est passé de 25 % à 30 % 1350, soit « le double d’il y a vingt ans » 1351, mettant en
péril les éditeurs dépourvus d’un fonds littéraire capable de se vendre de manière
récurrente et provoquant une remise en question du système même des offices :
« 2004 marquera, à n’en pas douter, la fin d’une époque. Celle où les éditeurs usaient et
abusaient du système dit de l’office. Celui-ci, si décrié aujourd’hui, a l’avantage de
permettre la présentation dans les librairies de tous les ouvrages, y compris ceux réputés les
plus difficiles. [...] Les libraires, en échange d’une faculté de retour, s’engageaient, eux, à
garder les exemplaires expédiés à l’office au moins trois mois et à ne plus les retourner
après treize mois. [...] Les éditeurs furent les premiers, au fil des années, à écorner ce bel
accord en exigeant de leurs diffuseurs des mises en place de plus en plus fortes. Non en
fonction de réelles espérances de ventes, mais plutôt selon leurs besoins de trésorerie. Jouer
sur la facturation immédiate des livraisons et le remboursement ultérieur des livres
invendables et invendus peut rapporter gros. » 1352
« Nous vendons aussi de mauvais livres, mais nous ne les choisissons pas puisque nous
vendons tout ce qui paraît. Nous en gardons certains et cela nous permet d'en vendre de
meilleurs. » 1353
530
réédition la plus récente, L’Épingle du jeu dans « L’Imaginaire » de Gallimard, parce
que c’est Gallimard, et rarement, Les Sables mouvants édités par Le Dilettante.
On pourrait penser que la rotation rapide des ouvrages, entraînée par leur
surproduction, permettrait au moins de mettre sous les yeux des consommateurs la
plupart des titres qui sortent, éditions ou rééditions. Mais le libraire, démarché par les
représentants des éditeurs, est obligé, pour des raisons financières et par manque de
place, de se livrer comme l’éditeur à un minimum de spéculation par rapport aux livres
qu’on lui propose. Comme il ne peut plus commander de façon systématique toutes les
nouveautés, il tente de deviner celles qui se vendront le mieux, d’après leurs thèmes
plus ou moins en vogue, en les comparant à des ouvrages qui ont bien marché. Bref,
dans le choix proposé par le représentant, il opère déjà un tri, dont sont souvent victimes
les auteurs les moins connus.
Les livres qui se vendent mal souffrent en outre de la modernisation des contrôles
de stocks dans les librairies : s’ils s’attardent un peu trop sur les rayonnages, ils sont
immédiatement repérés et peuvent faire l’objet d’un retour rapide et impitoyable. Avec
l’outil informatique, les rayons sont trop bien tenus pour laisser comme autrefois leur
chance à des auteurs plus confidentiels, dont les exemplaires délaissés finissaient
toujours par attirer l’attention d’un client curieux.
Pourtant, malgré la difficulté, et même l’impossibilité de se constituer un fonds
durable comme auparavant, les libraires dignes de ce nom essaient de créer la demande
en gardant deux ou trois ans des titres dont on ne parle pas :
« Sur une telle durée, on se rend compte que lorsqu'on intègre un livre, ou un auteur dans le
fonds, sans qu'on le signale de manière particulière, ces livres se vendent sans qu'on nous
les demande. C'est-à-dire que l'on aiguise une curiosité plus qu'on ne répond à une attente.
Et puis avec le temps, certains livres deviennent des livres de fonds, grâce au travail du
libraire qui va pouvoir régulièrement le faire découvrir. » 1354
1354 Entretien avec Yann Granjon et Pierre Hild de la librairie Sauramps à Montpellier, art. cit.
531
Même « la plus grande librairie de France [...] qui n’est pas à Paris, Marseille ou
Lyon, mais à Bordeaux », la librairie Mollat, « qui écoule 1,6 million de bouquins à
l’année » 1355 et fait 24 millions d’euros de chiffre d’affaires, accuse depuis peu un recul
de ses ventes et donc un accroissement de ses retours :
« Janvier a été une véritable cassure, et depuis avril, pour la première fois, les ventes du
rayon littérature sont en berne. » 1356
Les difficultés de cette grande librairie sont à prendre en compte pour la destinée
des œuvres de Forton, puisque David Vincent, auteur de plusieurs articles sur l’écrivain,
y travaille en tant que libraire du département de littérature générale. Il prend soin de
garder dans les rayons un exemplaire des éditions les plus récentes de ses œuvres, et les
met en valeur régulièrement.
D’une manière générale,
« c’est l’ensemble des librairies françaises qui sont touchées. Alors que depuis des années,
le marché prend 4 à 5 % par an, ce secteur préservé de la crise recule depuis plusieurs mois.
[...] – 3 % en janvier, – 2 % en février, – 2,5 % en mars, et avril serait pire, alors que ces
mois étaient largement positifs l’an passé à la même époque. » 1357
Les petites et moyennes librairies sont les plus menacées, car les lecteurs, passés
d’« assidus » à « occasionnels » 1358, se précipitent sur les best-sellers bon marché, qui
laissent peu de marge de bénéfice, et les retours coûtent cher.
Dans cette conjoncture difficile, les éditeurs et les libraires indépendants ont tout
intérêt à conjuguer leurs forces contre un ennemi commun : les grandes surfaces
culturelles et les hypermarchés. Élizabeth Parinet signale, en effet, que
« la transformation introduite par les grandes surfaces de vente dans la librairie commence
à susciter de nouvelles formes de distribution dont l’un des buts est de laminer le prix de la
distribution. Il y a donc là une incertitude qui pourrait être lourde de conséquences sur les
capacités de financement des éditeurs. » 1359
532
André Schiffrin constate également que les hypermarchés français ont suivi
l’exemple américain avec des méthodes qui s’apparentent au « racket » 1360 et qui leur
donnent un avantage financier déloyal sur les librairies :
« Comme les chaînes de librairies américaines, les hypermarchés ont perfectionné toutes les
façons de tondre leurs fournisseurs : les éditeurs payent pour le matériel de PLV (publicité
sur les lieux de vente) et pour les annonces dans les catalogues, si bien que les grandes
surfaces réalisent un bénéfice sur les livres supérieur à celui des libraires, alors que ces
derniers maintiennent en stock un grand nombre de titres et pas seulement les ventes les
plus faciles. » 1361
Le Canard enchaîné dénonce lui aussi « l’argent que réclament [aux éditeurs] les
Fnac, les Virgin, les Relay et les Mammouth pour y mettre en tête de gondole leur
dernier best-seller. » 1362 De même que les maisons d’édition sont de plus en plus
dirigées par des commerciaux étrangers au monde de la littérature, incapables de repérer
un véritable écrivain,
« De plus en plus, les livres sont vendus par des commerciaux et non par des libraires et les
règles qui s’appliquent aux lessives et aux chaussettes sont étendues aux livres et aux
disques. » 1363
1360 Cf. Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 77.
1361 André SCHIFFRIN, op. cit., p. 42.
1362 Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 7.
1363 ibidem, p. 43.
1364 Livres Hebdo, 18/03/2005, n° 593, p. 7.
533
Il faut y rajouter « la montée en puissance de Privat et Gibert Joseph dans le
réseau des points de vente du premier niveau. » 1365 Mais Privat lui-même, premier
réseau de librairies traditionnelles en France, a été racheté en avril 2005 par le premier
groupe d’édition mondial, l’allemand Bertelsmann, qui possédait déjà France Loisirs,
Livres et compagnie et Place Media :
« Cet ensemble, qui réalise 410 millions de chiffre d’affaires avec le livre, dont environ
350 millions en magasins, permet à Bertelsmann de devenir le second distributeur de livres
en France, derrière la Fnac (470 millions) » 1366.
« Le réseau Privat, constitué par le rachat de librairies à forte identité, a maintenu une
organisation autonome et décentralisée. Ni centrale d’achat ni référencement standardisé :
chaque libraire est responsable de son assortiment. Et certains n’hésitent pas à jouer sur la
richesse de l’offre. » 1370
534
accélération de la concentration des librairies en France et cherchent à s’organiser en
dehors des grandes structures. Benoît Bougerol, par exemple, de la Maison du livre à
Rodez, propose de réfléchir à la création
Un premier pas dans la résistance commune a été franchi avec la création d’un
outil informatique propre au réseau des indépendants, Datalib, qui leur permet de
connaître les titres qui se vendent et d’analyser leurs propres besoins, sans passer par
des sociétés informatiques extérieures qui récupèrent leurs données au profit des
hypermarchés, par exemple :
« les grandes surfaces commerciales, style Carrefour, sont justement très friandes de savoir
ce qui marche dans les librairies indépendantes » 1374
L’autre menace qui pèse sur l’avenir de la librairie indépendante française vient
de la fragilité de la loi française sur le prix unique du livre, qui fait partie de ces
« mécanismes d'exception bien conformes à la tradition française mais auxquels l'esprit des
institutions européennes est profondément allergique et qui vont se trouver opposés de
front, par le jeu de la globalisation, à l'intérêt de groupes toujours plus puissants et qui ont
pris l'habitude aux États-Unis de voir sauter, les unes après les autres, toutes les barrières
légales de protection de la liberté de l'information sous les coups de butoir de leurs
lobbyistes. » 1375
Les spécialistes et les acteurs du monde des livres sont unanimes : l’abrogation de
la loi Lang, votée en 1981 sur l’inspiration de l’éditeur Jérôme Lindon, qui interdit toute
réduction de plus de 5 % sur un ouvrage 1376, tuerait la librairie traditionnelle et l’édition
indépendante :
« En instituant le prix unique, elle a empêché le discount et le dumping, qui ont décimé en
Grande-Bretagne et en Amérique les librairies et les éditeurs indépendants. » 1377
535
Jérôme Lindon explique bien comment, privées de cette protection légale, les
librairies « de grande qualité », qui connaissent déjà des fins de mois difficiles,
succomberaient à la concurrence des grandes surfaces :
« Les quelques titres de grande vente – et par conséquent à forte marge – pourraient
désormais être bradés à prix coûtant dans les grandes surfaces à produits multiples tandis
que les bonnes librairies seraient réduites à vendre uniquement les livres qui, compte tenu
de leurs frais de gestion, sont tous déficitaires (or, c’est justement là qu’on trouve les
grands écrivains de demain). » 1378
« En Amérique, où il n’existe pas de prix unique du livre, les chaînes ont vu surgir des
discounters qui vendent moins cher qu’elles, leur jouant le même tour qu’elles avaient joué
aux libraires indépendants. Elles utilisent le livre comme produit d’appel et n’hésitent pas à
le vendre à perte (loss leader) pour attirer le public dans leurs magasins. [...] Barnes and
Noble [...] se sont rendu compte que s’ils avaient obligé bien des indépendants à fermer en
offrant des remises importantes sur les best-sellers, il s’en trouve d’autres pour leur infliger
maintenant le même traitement. » 1379
La rentabilité des best-sellers ne doit pas pour autant faire oublier que la librairie
traditionnelle dépend étroitement d’une édition littéraire de qualité, dans la mesure où
Il faut aussi savoir que les conditions financières accordées par les groupes aux
libraires sont beaucoup plus dures que celles des éditeurs indépendants, d’où
l’inquiétude qu’ils ont manifestée aux côtés des éditeurs lors du rachat du Seuil par La
Martinière 1381. Ils en avaient éprouvé une bien plus grande encore, lors du rachat de
VUP par Hachette :
536
« Les libraires indépendants étaient eux aussi très inquiets, car les conditions commerciales
de Hachette étaient déjà plus dures que celles des éditeurs indépendants. Vu de l’extérieur,
cela peut sembler dérisoire, mais une différence de 3 ou 4 % dans le prix de cession du livre
par l’éditeur au libraire est cruciale pour les indépendants, dont la part de marché est
tombée à moins de 20 %. Avec les trois éditeurs indépendants à l’origine de la contre-
attaque [Gallimard, Le Seuil et La Martinière], ces libraires formèrent le noyau d’une
opposition déterminée et efficace contre la fusion soutenue par le gouvernement. » 1382
« Entre les libraires, qui lui assurent 3 500 ventes réparties sur 400 titres, et une possibilité
de vendre un titre à 200 000 exemplaires, Taschen a eu vite fait de choisir » 1385.
Cependant, la lutte des libraires contre la vente de livres à prix réduit en kiosque,
grâce aux journaux, est loin d’être terminée :
537
prochain. [...] De son côté, Le Monde se dit satisfait de ses ventes moyennes, en hausse
notamment grâce à la série “Musée du Monde”. » 1386
« Le 7 octobre [2004], à Francfort, le très populaire quotidien Bild lance une collection de
25 livres à 4,99 euros, des best-sellers internationaux en grand format, en partenariat avec
le groupe Weltbild (club et librairies) » 1387.
La presse se défend à sa manière contre ses propres difficultés, mais les libraires
ne peuvent que souffrir de cette entorse au prix unique, qui les prive de la vente des
bestsellers nécessaire à leur survie.
Enfin, la concurrence croissante des librairies électroniques est certainement ce
qui préoccupe le plus la librairie traditionnelle :
1386 L’Actualité des médias, 7-27/06/2005, n° 42, consulté le 27/06/2005 sur le site :
http://www.acrimed.org.
1387 Livres Hebdo, 1/10/2004, n° 571, p. 9.
1388 Libération, 26/05/2005, art. cit.
1389 Cf. Canard enchaîné (Les dossiers du), n° 93, op. cit., p. 79.
1390 Cf. supra, p. 523.
538
l’acheteur et l’éditeur. Google et les éditeurs en partenariat avec lui s’en défendent en
affirmant que leur site renvoie les acheteurs vers les libraires. Mais actuellement, le
service de Google Print ne mentionne que des librairies en ligne.
Par contre, les petits éditeurs électroniques travaillent en partenariat avec des
librairies indépendantes, dont les conditions financières sont plus intéressantes pour eux
que celles des grandes surfaces.
La solution préconisée par certains, comme Christine Ferrand, la rédactrice en
chef de Livres Hebdo, serait de s’inspirer du cinéma, ou d’autres secteurs du commerce
artisanal, pour protéger la librairie traditionnelle :
« Il paraît d’autant plus urgent que libraires, éditeurs et pouvoirs publics réfléchissent aux
moyens de garantir la survie d’un tissu suffisamment riche de librairies pour permettre à la
diversité de l’offre de s’exprimer. Quitte à envisager un label “librairie de création”, du
type “cinéma d’art et essai” ou... “artisan boulanger”. Cela a fait ses preuves. Alors
pourquoi ne pas vendre les livres comme des petits pains ? » 1391
André Schiffrin propose, quant à lui, l’exemple de l’Italie où une loi a été soumise
au parlement, visant à alléger les charges fiscales pour les librairies indépendantes.
Quoi qu’il en soit, Forton, auteur publié chez Gallimard, Le Dilettante et Finitude,
ne peut espérer exister pour les lecteurs qu’au sein d’une librairie indépendante, assez
grande pour consacrer une place à la littérature oubliée, avec des libraires travaillant de
manière traditionnelle, curieux de vraie littérature et faisant partager avec enthousiasme
leurs découvertes.
François Gèze, Président-directeur général des éditions La Découverte, se fonde
sur leur compétence et leur inventivité pour envisager leur avenir de manière confiante.
Leur « capacité de conseil » a su redonner aux lecteurs le goût des romans et des essais
par le biais des fiches de lecture, des « coups de cœur » et des prix spécialisés. Leur
pratique de « mise en avant du fonds », en l’exposant sur des tables autour de thèmes
liés à l’actualité, à des événements culturels ou à leur goût propre, leur permet
539
d’« enregistre[r] presque toujours des progressions significatives de leur chiffre
d’affaires » 1392.
En établissant des partenariats avec les acteurs culturels locaux comme les
bibliothèques, les cinémas, les associations, les écoles et les universités, ils jouent aussi
le rôle d’animateurs culturels dans les villes, et se montrent bien plus capables que les
grandes chaînes d’adapter leur magasin aux attentes de leur clientèle.
François Gèze en donne deux exemples : l’interclassement grands formats/poches,
« d’abord mis en place par les indépendants, avec des résultats parfois spectaculaires »,
et maintenant adopté de plus en plus par les grandes surfaces, et d’autre part, la
disparition du « fameux rayon “Droit-Économie-Gestion” », « découpage directement
hérité de l’organisation universitaire des années 1950 et 1960 [qui] ne correspond plus
aujourd’hui à aucun public homogène. » :
« La majorité des magasins des grandes chaînes gardent ce rayon absurde, alors que
nombre d’indépendants ont su l’éclater pour répondre aux attentes de publics
disparates. » 1393
1392 François Gèze, « Le bel avenir de la librairie indépendante », Les Cahiers du SLF, novembre 2004,
texte téléchargeable en format PDF sur le site : http://www.editionsladecouverte.fr.
1393 ibidem.
540
4. Les atouts éditoriaux de Forton : des catalogues prestigieux
541
b) Le prestige croissant du Dilettante
Le Dilettante, rappelons-le, a été un des premiers à rééditer les auteurs oubliés par
l’histoire de la littérature du XXe siècle 1394. Volontairement, il s’est mis en concurrence
avec Gallimard et sa collection de « L’Imaginaire », pour l’obliger à republier des
écrivains dont il gardait les droits jalousement, mais inutilement.
Les critiques ont souvent salué son courage éditorial pour ses rééditions de
Guérin, Calet, Bove, Gadenne et Forton. Les risques financiers étaient naturellement
beaucoup plus importants pour ce jeune éditeur que pour Gallimard, dont les collections
variées et le fonds classique abondant permettent d’éponger les méventes éventuelles.
La collection de « L’Imaginaire » elle-même, bien plus importante que le catalogue du
Dilettante, comprend suffisamment de titres pour ne pas souffrir de l’insuccès de
certains ouvrages.
Malgré les risques encourus, et sans doute grâce au savoir-faire de son directeur,
libraire avant d’être éditeur, la petite maison du Dilettante n’a cessé de croître, en
réputation, du moins, car ses dimensions restent modestes, avec 175 titres dans son
catalogue et une quinzaine de nouveautés par an. Dominique Gaultier, son directeur-
fondateur, continue de travailler de manière artisanale en préservant des contacts
personnels avec les libraires, auxquels il n’impose pas d’offices. Le choix de la qualité
se manifeste d’abord dans l’aspect des livres, très appréciés des libraires :
« Ces couvertures marquent, on les repère de loin, remarque Alain Broutin, de la librairie
Les Signes à Compiègne. Ce sont de beaux objets que j’essaie de garder longtemps en les
mettant sur les tables. » 1395
Quant à son catalogue, il a été encensé par les critiques les plus connus, comme
Jérôme Garcin :
« Son catalogue, où le pancrace côtoie la fable et les morts trinquent avec les vivants, a ceci
de très particulier que tout est bon.
L’insoucieux érudit à qui l’on doit ce petit miracle littéraire s’appelle Dominique Gaultier.
En vingt ans, il n’a pas laissé de réhabiliter des écrivains oubliés (Calet, Forton,
Hyvernaud, Bernard, Bove, Dabit, Gadenne, Chauviré) et de découvrir des auteurs si doués
542
que les grandes maisons ont cherché à les enrôler (Gavalda, Rozen, Bonnand, Joncour,
Marcelle, Ravalec, Tessarech, Coatalem). On voit par là que Le Dilettante ignore le
mauvais goût de son temps et, en amateur éclairé, ne se fie qu’à son seul plaisir. C’est peu
dire que, en conséquence, il fait le nôtre. » 1396
Remarquons que Forton fait partie des auteurs cités par Jérôme Garcin, et qu’il
arrive même en deuxième position. Il est aussi mentionné dans la présentation du
Dilettante sur la page d’accueil de son site Internet :
« Maison d’édition traditionnelle alternant avec plaisir les rééditions d'auteurs méconnus
(Bove, Calet, Forton...) et la découverte de jeunes auteurs talentueux (Gavalda, Page,
Ravalec, Rozen...). »
Il semble donc que son éditeur le considère comme l’un de ses fleurons, et lui
accorde suffisamment de crédit littéraire pour le citer aux côtés de Calet et de Bove,
plus connus du public.
Toutefois, les auteurs anciens se vendent trop peu pour permettre à une maison
d’édition de survivre et la fortune du Dilettante tient à ses jeunes auteurs qui se sont
taillé une belle part de succès dans la littérature d’aujourd’hui.
La plus éclatante de ses réussites a été Anna Gavalda, dont il a publié en 1999 un
recueil de nouvelles refusé par les grandes maisons d’édition, parce que, disaient-elles,
« les nouvelles ne se vendent pas. » 1397 Son succès inattendu lui vint d’ailleurs des
libraires qui soutenaient Le Dilettante depuis ses débuts, autant pour ses choix littéraires
que par solidarité professionnelle :
« Deux livres d’Anna Gavalda plus tard, le chiffre d’affaires a bondi de 520 000 euros en
1999 à 3 millions en 2002. » 1400
543
Quant au troisième, Ensemble c’est tout, un épais roman de 604 pages, il a fait
exploser tous les chiffres de vente avec 500 000 exemplaires 1401, et en mars 2005, il
arrivait en deuxième position après Da Vinci Code de Dan Brown 1402 :
« « Ces ventes se répercutent sur le chiffre d’affaires de la maison d’édition qui, de trois
millions d’euros en 2003, passera à six millions d’euros pour 2004. » 1403
544
Mais leur handicap, à la différence du Dilettante, est de ne pas habiter Paris. Car
les petits éditeurs sont unanimes : pour exister sur le plan national, il faut avoir des
accointances parisiennes, relancer les journalistes de la presse nationale et ne pas se
faire oublier des éminences littéraires de la capitale. Tout éditeur provincial d’envergure
y possède des locaux, et entretient des contacts fréquents avec le milieu parisien.
Pourtant, dès le début, les recueils de nouvelles de Forton leur ont valu nombre
d’articles élogieux dans la presse nationale et restent leur meilleure réussite éditoriale.
Après s’être distribués eux-mêmes, dans une cinquantaine de librairies
parisiennes, notamment, ils ont pris Les Belles Lettres comme diffuseur, signe de
croissance éditoriale. Leur catalogue comporte actuellement une bonne vingtaine de
titres, beaucoup de rééditions et quelques jeunes auteurs.
« Avec six ou sept titres par an, le catalogue grandit doucement, tout doucement, et on finit
par s’apercevoir que tous ces auteurs, tous ces titres choisis selon des critères subjectifs, ont
comme un petit air de famille... »
Telle est la façon dont ils se présentent eux-mêmes sur le site Internet qui les
héberge avec d’autres petits éditeurs 1404. Enfin, leur présentation soignée et originale les
rend très appréciés des libraires.
« Le groupe réalise un chiffre d'affaires annuel consolidé de 265 293 000 euros (2003) et
emploie un millier de personnes ; il a publié quelque 28 millions de volumes en 1999. En
2004, le nombre de titres publiés par Gallimard et ses filiales éditoriales s’élèvent à 1470
(Gallimard, 732 ; Gallimard Jeunesse, 303 ; Gallimard Jeunesse / Giboulées, 39 ; Gallimard
Loisirs, 87 ; Gallimard Éducation, 25 ; Denoël, 86 ; Le Mercure de France, 71 ; POL : 60 ;
La Table Ronde : 67). Il tient ainsi une place de premier ordre dans son secteur (cinquième
1404 http://www.lekti-ecriture.com/editeurs.
1405 André SCHIFFRIN, op. cit., p. 89.
545
groupe éditorial, premier éditeur indépendant au classement Livres Hebdo 2003). Il réalise
75 % de son chiffre d'affaires par son activité éditoriale et sa rentabilité globale doit
beaucoup à ses filiales de diffusion/distribution. »
En ce qui concerne l’avenir des œuvres de Forton dont Gallimard détient les
droits, la question se présente de cette manière : si Gallimard reste un éditeur
indépendant, que fera-t-il des romans de Forton devenus introuvables, c’est-à-dire de
tous ceux qui ont été publiés de son vivant, sauf L’Épingle du jeu, rééditée dans
« L’Imaginaire », et Les Sables mouvants, réédités par Le Dilettante ?
Si, au contraire, Gallimard est racheté par un groupe, que deviendra son fonds ?
Envisageons la première hypothèse. Certes, il vaut mieux être un auteur Gallimard
qu’un auteur Albin Michel ou Flammarion pour la postérité littéraire. Certes, le fait
d’être réédité dans « L’Imaginaire » est le signe d’une consécration et le gage d’une
certaine pérennité. Mais aux yeux des lecteurs du futur, Forton risque de n’apparaître
que comme l’auteur de trois romans : L’Épingle du jeu, du côté de Gallimard, L’Enfant
roi et Les Sables mouvants, du côté du Dilettante, si ces deux derniers titres restent
disponibles. Personne ne saura à quoi ressemble son chef-d’œuvre, La Cendre aux yeux,
récompensée par le prix Fénéon, ni La Fuite, son premier roman qui contient déjà tous
ses grands thèmes, ni les trois autres édités par Gallimard, chacun différent des autres,
par ses personnages et son étude de milieu.
En outre, le semi-poche de « L’Imaginaire », bien que prestigieux, ne met pas
véritablement un auteur à la portée du grand public, comme seule, une édition de poche
pourrait le faire. Il est certain que le passage en « Folio » des romans de Forton serait
bien plus décisif, à partir du moment où il deviendrait un auteur susceptible d’être
étudié par les scolaires. Quand on sait qu’un livre acheté sur trois est un poche et qu’en
littérature générale, cette proportion atteint les deux tiers, quand on sait que le tirage
moyen de « Folio » se situait en 2003 autour de 15 000 exemplaires et qu’en outre, cette
collection est passée en tête de toutes les ventes de poches en France 1406, on imagine le
rôle capital qu’elle jouerait pour la diffusion des œuvres de Forton. Les semi-poches
touchent un public plus restreint, souvent des spécialistes. À ce titre, ils constituent une
1406 « Poche : l’état de grâce jusqu’à quand ? », Livres Hebdo, 2/05/2003, n° 512.
546
sorte de purgatoire des écrivains, qui les préserve de l’oubli sans les rendre
véritablement populaires.
Cependant, on peut se demander si l’édition en poche (ou en semi-poche) est une
cause de notoriété pour un auteur, comme nous venons de l’envisager, ou plutôt une
conséquence. Est-ce qu’elle la fait naître ou est-ce qu’elle en dérive ? Les deux sans
doute. Il y a, certes, toujours une part de spéculation dans la mise sur le marché d’un
nouveau produit dont on espère qu’il se fera connaître. Mais la prudence des éditeurs
n’a rien à voir avec le coup de poker : ils misent à partir de valeurs sûres ou qui peuvent
le devenir. Ainsi, Gallimard ne s’est décidé à rééditer Forton dans « L’Imaginaire »
qu’après l’exposition organisée par la bibliothèque de Bordeaux. L’éditeur a sans doute
pris conscience que Forton avait toujours un lectorat, susceptible de s’étendre. Le beau
catalogue édité par Le Festin à cette occasion, a dû également jouer un rôle décisif, en
présentant un écrivain attachant et original, aux thèmes intemporels, qui a tenu une
place plus importante que l’on ne croyait dans la littérature de son époque. On pouvait
penser que les critiques positives dont ses nouvelles ont été l’objet, en particulier celle
du Monde des livres 1407, provoqueraient un effet boule de neige. Mais contrairement à ce
qu’on attendait, Gallimard n’a pas envisagé d’autres rééditions.
La carte Gallimard n’est donc pas forcément la meilleure dans le jeu de Forton,
dans la mesure où l’éditeur refuse de céder ses droits, sans pour autant le rééditer. Le
seul espoir de voir réapparaître ses textes réside dans les nouvelles technologies dont
nous avons parlé plus haut 1408, qui libèreraient les éditeurs des charges financières
supportées par l’édition traditionnelle.
Si l’on envisage maintenant la seconde hypothèse, celle où Gallimard deviendrait
la proie d’un grand groupe éditorial à cause, précisément, de « [son] fonds très riche et
[son] image de marque enviable »1409, on peut envisager une plus grande exploitation de
ce fonds dans des collections de poche. On sait qu’Hachette, par exemple, préfère les
maisons d’édition qui possèdent un fonds abondant, susceptible d’alimenter sa
1407 Pierre Drachline, « Jean Forton ou le génie de la chute », Le Monde des livres, 19/04/2002.
1408 Cf. supra, p. 524.
547
collection du « Livre de poche ». La réédition des romans de Forton en poche serait
donc finalement plus probable que dans l’état actuel des choses.
La question qui demeure, dans sa radicalité inquiétante, est celle-ci : est-ce qu’il y
aura encore des lecteurs ?
5. Forton et alii
Afin de mieux évaluer la réception de l’œuvre de Forton ainsi que ses chances
potentielles de survie, nous avons comparé son parcours éditorial, complété par des
indices de reconnaissance officielle, avec ceux de soixante-six auteurs ayant publié chez
Gallimard entre 1950 et 1970 (cf. tableau n° 1).
Le choix de ces dates, qui encadrent largement la période de publication des
ouvrages de Forton chez Gallimard, se justifie de la manière suivante : 1950 marque
l’entrée de Forton en littérature, avec la création de sa revue La Boite à clous. L’année
suivante, il voit son premier roman édité par Seghers, Le Terrain vague. Il n’est donc
pas sans intérêt de voir qui publiait chez Gallimard à cette époque, et bénéficiait, à ce
titre, d’une consécration littéraire encore plus évidente qu’aujourd’hui, surtout aux yeux
d’un jeune auteur comme Forton. En 1954, il entre, avec la joie qu’on imagine, dans
l’écurie Gallimard : qui étaient donc ses rivaux, ou ses pairs, à cette date et pendant les
années suivantes ? Comment se situait-il au milieu d’eux par le nombre et la régularité
de ses publications ? Enfin, 1970 marque la fin de notre période d’observation, car
l’histoire Gallimard ne s’est véritablement terminée pour Forton qu’en 1969, avec le
refus du manuscrit de L’Enfant roi. Quels auteurs faisaient encore partie du sérail de
Gallimard ? Lesquels commençaient à émerger aux yeux du public ? Forton méritait-il
d’être évincé du lot ?
1409 Élizabeth PARINET, « La difficile indépendance des groupes moyens », Jean-Yves MOLLIER ed.,
op. cit., p. 65.
548
Nous n’avons pas pour autant retenu tous les auteurs qui ont publié chez
Gallimard dans cette période et nous les avons sélectionnés selon certains critères.
Ont d’abord été systématiquement retenus tous ceux qui avaient reçu un prix
connu : le Goncourt, le Médicis, le Fémina, l’Interallié, le Renaudot et le Fénéon.
En second lieu, nous avons décidé de garder également tous les auteurs de cette
période qui avaient été réédités dans les collections « Folio » ou « L’Imaginaire », ainsi
que par Le Dilettante ou Finitude, étant donné les convergences de choix entre
« L’Imaginaire » et ces deux derniers éditeurs. En outre, nous avons constaté que Forton
n’était pas le seul auteur Gallimard à figurer dans ces trois catalogues, ce qui nous invite
à réfléchir sur les caractéristiques de ceux qui ont fait l’objet d’un même choix éditorial.
En l’absence des deux premiers critères, nous en avons appliqué un troisième,
constitué d’un faisceau d’indices d’une réception en activité : l’existence d’un site
Internet, d’une association d’amis de l’auteur, ou de thèses en cours.
Pour tous ces auteurs, nous avons indiqué également le nombre de titres existant
dans d’autres collections de poche comme « Poésie/Gallimard », mais aussi celles
d’autres éditeurs que nous avons choisies pour leur large diffusion (cf. la légende du
tableau n° 1). Précisons que ces collections de poche sont répertoriées comme telles par
le site Internet bibliopoche.com, qui se présente comme « La base du livre format
poche ». La définition couramment admise pour le poche s’applique aux ouvrages de
petit format (environ 12 x 19 cm max.) et à prix réduit.
Or le prix relativement élevé de certains de ces ouvrages nous amène à distinguer
les poches proprement dits (dont le prix va environ de 2 à 12 euros) des semi-poches,
poches de luxe, tant par le prix que par la qualité du papier et des couvertures. Les
premiers se vendent naturellement beaucoup mieux que les seconds.
Enfin, nous avons signalé les auteurs qui étaient membres de l’Académie
française afin d’avoir un élément de réflexion supplémentaire.
Le tableau n° 1, qui fait état de toutes ces données, permet de visualiser la
spécificité de la destinée littéraire de Forton par rapport à ses contemporains de l’écurie
Gallimard.
549
Parmi ces derniers, nous pouvons distinguer plusieurs catégories, selon qu’ils ont
plus ou moins bien survécu au temps. La mise en relation de leur survie littéraire – ou
de son absence – avec les prix obtenus, le nombre de publications pendant la période
étudiée ainsi que la durée du temps de publication, nous a fourni quelques observations
intéressantes. Précisons d’abord que cette survie revêt deux aspects, d’après les critères
retenus : elle est interne à Gallimard lorsqu’elle se manifeste par des rééditions dans
« Folio » ou dans « L’Imaginaire », et dans ce cas, il faut se demander pourquoi tel texte
ou tel auteur a été ou non réédité dans telle collection.
550
publications
Gon autre Imagi Poé Dilet Fini thè associ
Auteurs Gallimard entre Folio EP SP site Ac
court prix naire sie tante tude ses ation
1950 et 1970
J.-S. Alexis
55-57-59-60 4 1
1922-1961
M. Arland 50-52-55-56-60-63-
1929 1 2 0 2 *
1899-1986 64-65-66-67-68-69-70
50-52-53-54-55(2)-
J. Audiberti
56-57-58-59-62-63- 1T 5R 3 3 4 * 1973
1899-1965
64(2)-65(2)-68-69(2)
C. Audry
56-62 Méd 1 1
1906-1990
F.-R. Bastide
51(2)-52-56 Fém 3 2 0
1926-1996
S. de Beauvoir 54-57-58-60-63-64-
1954 19 22 * 1981
1908-1986 66-67-70
58(2)-59-61-62-65(2)-
J. Bens 1931-2001 Fén 0
68-69
M. Bernard
50-55-57-61 1942 Interal 1979 4 1 0
1900-1983
Tableau n° 1
551
publications
Gon autre Imagi Poé Dilet Fini thè associ
Auteurs Gallimard entre 1950 Folio EP SP site Ac
court prix naire sie tante tude ses ation
et 1970
J. Blanzat
57-64-66 Fém 2 0
1906-1977
R. Blondel
56 0
1895-1979
J. Borel
65-70 1965 1 1 0
1925-2002
G. Borgeaud
52-59 Ren 0
1914-1998
50-51-52(3)-53-54-
H. Bosco
55-56-57(2)-58-59- Ren 11 2 14 * 1973
1888-1976
61-62-63-66(2)-67-70
J. de Bourbon 56-57-58(3)-60(2)-62-
3 1 *
Busset 1912-2001 63-64-65-66-67-69
P. Bourgeade
66-68-69 5 0
1927-
J. Cabanis 52-53-54-56-58-59-60
Ren 4 0 *
1922-2000 62-64-66(2)-69-70
H. Calet
50(2)-52-54(2)-58-59 1983 6 6 (2ép.) 2 3 1981
1904-1956
50-52-58(2)-61(2)-63-
J. Cau 1925-1993 1961 1974 0
65-68-70
R.-J. Clot 50-51-53-54-56-60- Ren
0
1913-1997 61-62-63-64(2)-65 2Mag
Tableau n° 1 (suite)
552
publications
Gon autre Imagi Poé Dilet Fini thè associ
Auteurs Gallimard entre Folio EP SP site Ac
court prix naire sie tante tude ses ation
1950 et 1970
N. Devaulx
52-55-61-66 1 0
1905-1995
A. Dhôtel
52-60-61-63-68-69 Fém 8 1 2 12 3 * 1999
1900-1991
J. Duvignaud
51-54-57-60-62-66 1 4 0
1921-
J. Forton 54-55-56-57(2)-59-
Fén 1 2 2 1
1930-1982 60-66
P. Gadenne
52-55-62 1983 2 2 (1ép.) 1 2 1 5 * *
1907-1956
R. Gary 52-56(2)-60-61-62-
1956 28 1 16 * 1997
1914-1980 63-65-66-67-68-70(2)
P. Gascar 51-53(3)-55(3)-56-58-
1953 1 1 2 0
1916-1997 60-61-63-64-65-67-69
B. Gay-Lussac 55-59-61-63-64-66-
1 0 *
1918-1995 68-70
J. Grenier
55-57(3)-59-62-68(2) 4 1
1898-1970
Tableau n° 1 (suite)
553
publications
Gon autre Imagi Poé Dilet Fini thè associ
Auteurs Gallimard entre Folio EP SP site Ac
court prix naire sie tante tude ses ation
1950 et 1970
R. Guérin
50-52-53 3 3 2 1
1905-1955
L. Guilloux
52-54-60-62-67 Ren 4 2 4 13 1981
1899-1980
50(2)-51(3)-54(2)-
55(3)-56(2)-57-58(2)-
M. Jouhandeau 59-60(2)-61(2)-62(3)-
1 5 2 3 2004
1888-1979 63(3)-64(3)-65(2)-
66(2)-67(2)-68(2)-
69(2)-70(3)
R. Judrin 57-58-60-61-63-64-
1 0 2003
1909-2000 66-69
A. Kern
52-57-59-60-64 Ren/Fén 1 0
1919-2001
A. Langfus
60-62-65 1962 2 1
1920-1966
V. Leduc
55-58-60-64-65-66 3 4 4 *
1907-1972
Tableau n° 1 (suite)
554
publications
Gon autre Imagi Poé Dilet Fini thè associ
Auteurs Gallimard entre Folio EP SP site Ac
court prix naire sie tante tude ses ation
1950 et 1970
51-52-53-54(2)-55(2)-
F. Marceau 1913- 57(2)-59-62-64-67- 1969 Interal 14 0 *
68-69(2)
R. Margerit
50-52(2)-53-56(2)-64 Ren 1973 6 0 1992
1910-1988
R. Massip
54-56-58-61-63-66-69 Interal 5 0
1907-2002
G. Navel
50-52-60 1 1
1904-1993
Z. Oldenbourg 53-56-58-59-60-61-65
Fém 11 1
1916-2002 66-70
J. Perret
51-53-55-57-59-61-69 Interal 4 4 1 0
1901-1992
G. Perros
60 (3tomes)-62-67 3 1 3 6 *
1923-1978
Pieyre de
61-63-64(3)-65-67(2)-
Mandiargues 1967 3 7 2 3 10
68(2)
1909-1991
B. Privat
59-66 Fém 1 0
1914-1985
Tableau n° 1 (suite)
555
publications
Gon Autre Imagi Poé Dilet Fini thè associ
Auteurs Gallimard entre Folio EP SP site Ac
court prix naire sie tante tude ses ation
1950 et 1970
H.-P. Roché
53-56 2 0 * *
1879-1959
M. Sachs
50-52(2)-54-55-60 2 1 0
1906-1945
A. Salmon 1881-
52-55-56-68(2) 1 0
1969
J.-L. Trassard
61-65-69 1 1 0 *
1933-
R. Vailland
54-57-60-64-68 1957 Interal 3 1 2 4 3 1994
1907-1965
J. Vauthier 55-58-60-63-66-67-
0
1910-1992 70(2)
L. de Vilmorin 51(2)-54-55-58-59-
2 3 1 1 *
1902-1969 60-67-70(2)
Tableau n° 1 (suite)
556
publications
Gon Autre Imagi Poé Dilet Fini thè associ
Auteurs Gallimard entre Folio EP SP site Ac
court prix naire sie tante tude ses ation
1950 et 1970
R. Vrigny
54-56-63-68 Fém 5 0
1920-1997
F. Walder
58-59-62 1958 1 0
1906-1997
M. Yourcenar
62-64-68-69 Fém 13 3 2 1 58 * 1986 *
1903-1987
Légende
Méd : Médicis EP : autres éditions en poche (Livre de N.B. : Les chiffres entre parenthèses qui
Fém : Fémina Poche, Pocket, J’ai lu, Librio, Points- suivent les années de publication indiquent
Fén : Fénéon Seuil) le nombre d’ouvrages publiés la même
Ren : Renaudot SP : autres éditions en semi-poche : année. Par exemple, “70(2)” signifie qu’en
Interal : Interallié La Petite Vermillon (La Table ronde), Les 1970, Gallimard a édité deux ouvrages de
2Mag : Deux Magots Cahiers rouges (Grasset), Babel / l’auteur indiqué.
ép. : titre épuisé Un endroit où aller / Souffle de l'esprit Pour les publications dans les différentes
T : théâtre (Actes Sud), Libretto (Phébus) collections, les chiffres indiquent le
R : roman Site : site Internet nombre de titres disponibles en 2005. Les
Poésie : Poésie Gallimard Ac : membre de l’Académie française dates en italiques signalent une édition
Folio qui a disparu des catalogues 2004 et
2005.
Tableau n° 1 (suite)
557
Mais il existe d’autres signes de survie en dehors de Gallimard, comme les
éditions ou les rééditions par d’autres éditeurs, les sites Internet, les associations ou les
thèses consacrées aux auteurs.
Sur le tableau n° 1, nous n’avons mentionné que les thèses en cours, puisque c’est
la survie actuelle des auteurs qui nous intéresse. Pour affiner cette dernière donnée et
mieux voir la courbe de la réception universitaire, dont les thèses constituent un bon
indice même s’il n’est pas suffisant en soi, nous avons indiqué dans un deuxième
tableau (tableau n° 2) les thèses soutenues (TS) aux côtés des thèses en cours (TC), en
classant l’ensemble par décennies de 1970 à 2005.
La date indiquée pour les thèses soutenues est naturellement celle de leur
soutenance, tandis que nous ne connaissons pour les thèses en cours que celle de leur
inscription : nous n’avons donc aucune garantie sur l’actualité de ce travail, certaines
ayant pu être abandonnées entre-temps.
M. Arland †1986 1 0 1 0 1 0 0 0
J. Audiberti †1965 5 0 1 0 2 2 1 2
C. Audry †1990 0 0 0 0 0 1 0 0
H. Bauchau 0 0 0 0 0 1 0 5
S. de Beauvoir
6 0 5 8 5 10 5 4
†1986
J. Blanzat †1977 0 0 0 0 0 0 1 0
H. Bosco †1976 2 0 7 3 5 7 4 4
J. de Bourbon
0 0 1 0 1 1 0 0
Busset †2001
Tableau n° 2
557
1970-1979 1980-1989 1990-1999 2000-2005
Auteurs TS TC TS TC TS TC TS TC
J. Cabanis †2000 0 0 0 0 1 0 0 0
H. Calet †1956 0 0 0 0 0 2 1 1
N. Devaulx †1995 0 0 0 0 1 0 0 0
A. Dhôtel †1991 0 0 1 1 0 0 0 2
J. Dutourd 0 0 0 0 0 0 0 1
J. Forton †1982 0 0 0 0 0 1 0 0
P. Gadenne †1956 1 0 2 1 1 1 0 3
R. Gary †1980 0 0 0 1 7 4 4 11
J. Grenier †1970 0 0 1 1 3 0 0 0
R. Grenier 0 0 0 0 0 1 0 0
R. Guérin †1955 0 0 0 0 1 0 0 1
L. Guilloux †1980 3 0 2 1 1 5 1 7
M. Jouhandeau
0 0 0 0 2 2 0 1
†1979
A. Langfus †1966 0 0 0 0 0 0 0 1
V. Leduc †1972 0 0 6 1 3 0 2 3
F. Marceau 1 0 1 0 0 0 0 0
G. Navel †1993 0 0 0 0 0 0 0 1
Z. Oldenbourg
0 0 0 0 0 1 0 0
†2002
G. Perros †1978 0 0 0 0 0 3 0 3
A. Pieyre de
Mandiargues 2 0 1 5 5 3 5 2
†1991
H.-P. Roché †1959 0 0 0 0 1 0 0 0
M. Sachs †1945 1 0 0 0 0 0 0 0
A. Salmon †1969 0 0 1 0 1 0 0 0
H. Thomas †1993 1 0 0 0 0 0 0 1
M. Tournier 0 0 17 4 17 12 6 8
Tableau n° 2 (suite)
558
1970-1979 1980-1989 1990-1999 2000-2005
Auteurs TS TC TS TC TS TC TS TC
R. Vailland †1965 5 1 2 2 1 0 0 0
J. Vauthier †1992 0 0 0 0 0 0 1 0
L. de Vilmorin
0 0 0 0 0 0 0 1
†1969
M. Yourcenar
1 1 11 10 20 27 16 20
†1987
707
TS : thèses soutenues répertoriées par l’Agence Bibliographique de l'Enseignement Supérieur
(http://www.sudoc.abes.fr/). TC : thèses en cours répertoriées par le Fichier Central des Thèses
(http://fct.u-paris10.fr).
559
« “Folio” veut plus que jamais être une collection où coexistent de grands textes (littéraires,
sacrés...), de grands auteurs, de grands succès populaires et des contemporains novateurs
que, par sa notoriété, elle contribue à sortir d’une semi-confidentialité. » 708
« La première femme figurant au palmarès des ventes de “Folio” est Marguerite Yourcenar,
avec Mémoires d'Hadrien (35e place), suivie par Simone de Beauvoir et Marguerite
Duras. » 709
708
Consultable sur le site : http://www.gallimard.fr/collections/"Folio".htm.
709
ibidem.
710
ibidem.
711
Jacques BRENNER, Mon Histoire de la littérature française contemporaine, op. cit., p. 131.
560
20 thèses soutenues et 27 inscriptions de thèses. Ces chiffres ont légèrement diminué
depuis 2000 mais demeurent encore élevés (cf. tableau n° 2).
À l’époque de Forton, toutefois, elle n’était pas aussi célèbre, même si elle avait
connu son premier grand succès en 1951 avec Mémoires d’Hadrien. D’après Jacques
Brenner,
« C’est au lendemain de la publication de Souvenirs pieux (1974) que la gloire a fondu sur
Marguerite Yourcenar, la transformant en monstre sacré des lettres. » 712
Le plus remarquable est que son œuvre s’est imposée d’elle-même, alors que
l’auteur habitait loin de Paris, en Amérique, et qu’elle s’est toujours tenue « en dehors
des milieux où se fabriquent les réputations et où l’on acquiert par l’intrigue les places
et les honneurs. » 713 Elle est donc un parfait exemple (mais y en a-t-il beaucoup
d’autres ?) de réussite littéraire éclatante, loin des cercles parisiens et sans les ressources
du Goncourt, puisqu’elle n’a eu que le Fémina.
Face à ce classique accompli, Romain Gary apparaît comme une antithèse. Car si
Yourcenar détient actuellement le nombre record des thèses en cours parmi les auteurs
du tableau, c’est lui qui totalise le plus de titres (28) dans la collection « Folio », signe
que le grand public lui est resté fidèle. Rappelons aussi qu’il a réussi le tour de force
d’obtenir deux Goncourt, grâce à son pseudonyme d’Émile Ajar. Mais à la différence de
Yourcenar, les universitaires et la critique cultivée ont mis du temps à le reconnaître :
Maurice Nadeau parle de lui avec condescendance dans Le Roman français depuis la
guerre (édition de 1992).
Le tableau n° 2 montre que les thèses sur lui ont commencé d’affluer dans les
années 90 mais le nombre d’inscriptions a véritablement explosé depuis cinq ans. Cet
engouement récent résulte sans doute d’une remise en question venue du milieu
universitaire lui-même, qui s’est exprimée dans un « Dossier critique » consacré à
l’écrivain par la revue Roman 20-50 en décembre 2001 714. Pour Tzvetan Todorov, le
712
ibidem.
713
ibidem.
714
« Éducation européenne et La Vie devant soi de Romain Gary-Émile Ajar », études réunies par Paul
Renard, n° 32, pp. 3-92.
561
crédit littéraire de Gary a souffert précisément de son trop grand succès commercial et
du fait qu’il n’appartenait à aucune chapelle littéraire. Le critique affirme cependant que
son œuvre intéresse désormais les professionnels de l’analyse littéraire, intérêt qui se
manifeste par des colloques, des ouvrages critiques, des revues 715.
L’association « Les Mille Gary », le bulletin semestriel qu’elle édite (Le Plaid), et
le site dédié à l’écrivain 716 sont aussi des moyens très efficaces de maintenir vivante sa
mémoire et d’œuvrer pour une reconnaissance plus officielle.
Si l’on considère que Marguerite Yourcenar et Romain Gary représentent les deux
pôles opposés de cette première catégorie d’auteurs – celui des classiques
immédiatement consacrés par les instances officielles, et celui des écrivains aimés du
grand public mais boudés par les universitaires – on peut ranger aux côtés de
Marguerite Yourcenar un écrivain comme Michel Tournier devenu lui aussi un
classique de son vivant, en réunissant à la fois les faveurs du public et des universitaires.
C’est d’ailleurs le seul écrivain du tableau qui aura connu de son vivant autant de thèses
sur son œuvre, l’apogée de son succès universitaire se situant dans les années 80 et 90.
Ce dernier a cependant beaucoup baissé ces cinq dernières années, comme si l’effet de
mode faiblissait.
Avec 18 titres dans le catalogue de 2005, sa représentation en « Folio » reste très
forte et correspond à la totalité de son œuvre parue dans la collection « blanche » de
Gallimard.
Autre signe d’appartenance au patrimoine littéraire français, un fonds Tournier a
été rassemblé par l’université d’Angers, qui propose sur son site 717 une notice
biographique de l’écrivain et présente le détail du fonds rassemblé (ouvrages de
l’auteur, traductions, articles, ouvrages critiques et travaux de recherche sur son œuvre).
Contrairement à Marguerite Yourcenar, Michel Tournier a d’abord appartenu au
monde de l’édition et du journalisme parisiens – attaché de presse à Europe 1, puis
directeur du service littéraire des éditions Plon de 1958 à 1968 – avant de conquérir la
715
« Romain Gary, lucide et désespéré », ibidem, p. 5.
716
http://www.romaingary.org.
717
http://bu.univ-angers.fr.
562
gloire. Le rayonnement de son œuvre dépasse largement, cependant, l’influence des
coteries parisiennes, comme en témoigne le grand nombre de mémoires et de thèses
dont il a fait et fait toujours l’objet.
Notons qu’il a commencé à publier chez Gallimard treize ans après Forton alors
qu’il était son aîné de six ans : Forton fut en effet un très jeune auteur Gallimard.
Aux côtés de Gary, nous placerons Félicien Marceau, avec une forte
représentation en « Folio » (14 titres actuels, deux ayant disparu), un Goncourt, mais
aucune thèse en cours. À cet égard, il fait figure d’exception dans ce premier groupe
d’auteurs. Si nous regardons le tableau n° 2, nous voyons que la recherche littéraire ne
s’est jamais beaucoup intéressée à lui, puisque durant ces trente-cinq dernières années,
deux thèses seulement ont été soutenues et aucune depuis quinze ans.
Certes, il aura eu ses entrées dans les littératures scolaires de son vivant, sans
doute en raison de son titre d’académicien, des nombreux prix qu’il a remportés et de
son appartenance au répertoire de la Comédie-Française pour sa pièce la plus célèbre :
L’Œuf. Mais les universitaires lui reprochent peut-être son étiquette d’écrivain de droite,
injustement attribuée selon Jacques Brenner, qui le place dans la catégorie des « francs-
tireurs » avec Marcel Aymé, Jean Anouilh et André Roussin :
Par le nombre de thèses en cours autant que dans les ventes des auteurs féminins
de la collection « Folio » 719, Simone de Beauvoir vient en deuxième position après
Marguerite Yourcenar. Son lectorat comprend aussi bien les intellectuels que le grand
public, mais son succès est intimement mêlé à son histoire personnelle avec Sartre et le
milieu existentialiste, celui des Temps modernes, en particulier, qui fait de son œuvre un
document exceptionnel sur les intellectuels de l’après-guerre. Contrairement à
Marguerite Yourcenar, elle s’est beaucoup livrée dans ses ouvrages, abandonnant assez
718
J. BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 251.
719
Cf. supra, p. 561.
563
vite le roman pour les mémoires, et elle s’est engagée dans des causes politiques et
morales.
La qualité de son œuvre est reconnue mais sa notoriété internationale résulte
surtout des combats qu’elle a menés aux côtés d’un compagnon à l’aura intellectuelle
longtemps incontestée, ainsi que de son statut de théoricienne du féminisme. Son
importance pour les féministes américaines explique sans doute l’origine de
l’association et du site qui lui sont consacrés : c’est aux États-Unis que la Simone de
Beauvoir Society a été fondée en 1981. Elle publie des études sur l’écrivain et organise
des colloques internationaux dans le monde entier, réunissant des universitaires
d’horizons variés, ainsi que des membres qui, « sans affiliation universitaire, ont été
inspiré(e)s par la vie et l'œuvre de Simone de Beauvoir. » 720
La quasi-totalité de cette œuvre est disponible en « Folio », avec 19 titres, preuve
d’une survie littéraire remarquable, confirmée par le nombre stable de thèses depuis
trente-cinq ans. L’auteur aura d’ailleurs connu de son vivant une consécration
universitaire internationale, puisque la Simone de Beauvoir Society a précédé sa
disparition de cinq ans, tandis que plusieurs thèses ont été soutenues dès les années 70.
Précisons qu’au moment où Forton pénétrait dans l’écurie Gallimard, Simone de
Beauvoir atteignait le faîte de sa gloire avec Les Mandarins, couronnés par le Goncourt
en 1954.
Le dernier auteur de cette première catégorie est Henri Bosco, dont la réception
universitaire a connu des hésitations comparables à celle de Romain Gary, mais pour
d’autres raisons. En effet, il a été longtemps considéré comme un écrivain pour la
jeunesse, son roman L’Enfant et la rivière étant devenu un véritable classique des
collèges français.
La revue Roman 20-50, dans son souci de réhabiliter les écrivains oubliés et les
aspects délaissés des plus connus, lui a consacré un « Dossier critique » en juin 2002.
Dans son article qui s’intitule « Avez-vous lu Bosco ? », Christian Morzewski explique
que Bosco a été victime du succès de deux de ses œuvres : L’Enfant et la rivière, « tiré à
720
Cf. la présentation de l’association sur le site Internet : http://simonedebeauvoir.free.fr.
564
plus de trois millions d’exemplaires depuis sa parution en 1945 », et Le Mas Théotime,
« couronné par le Prix Renaudot la même année », responsable de son image de
« romancier de la Provence », voire d’« écrivain régionaliste ».
Pourtant, aux yeux de Christian Morzewski, son œuvre « supporte sans le
moindre déshonneur la comparaison avec celle d’un Giono », qui a su se dégager du
label réducteur d’écrivain provençal et « acquérir une reconnaissance universelle, aussi
largement populaire que savante, qui fait encore défaut à Bosco » : « la magistrale
édition de l’œuvre de Giono dans la “Bibliothèque de la Pléiade” » 721 en témoigne. Il
met d’ailleurs en cause leur éditeur commun, Gallimard, qui s’est « très inégalement
investi » dans la diffusion et la promotion des deux auteurs. Il souligne notamment le
rôle capital de l’édition en « Folio » pour remettre en circulation des œuvres
« obstinément indisponibles ».
On pense évidemment à Forton, qui a souffert d’un abandon bien pire de la part de
son éditeur, puisqu’aucune de ses œuvres n’a été éditée en « Folio », tous ses romans
restant « obstinément indisponibles », à part L’Épingle du jeu.
Par le nombre de titres disponibles en « Folio » (11) – même s’il reste faible
proportionnellement à la quantité d’ouvrages édités par Gallimard dans sa collection
« blanche » entre 1928 et 1978 – et celui des thèses en cours (14), l’actualité de Bosco
apparaît très forte, aussi bien pour le grand public que pour le monde universitaire, qui
tente de le faire sortir de son ghetto d’écrivain régionaliste et pour la jeunesse.
Tout en demeurant éloigné des cercles parisiens, il avait cependant d’autres cartes
que Forton pour se faire reconnaître de l’élite littéraire, puisqu’ami de Max Jacob et de
Jean Grenier, il a collaboré aux Nouvelles littéraires, aux Cahiers du Sud, à L’Arche
ainsi qu’à d’autres revues. La fin de sa vie lui a apporté tous les signes de consécration
littéraire : il donnait de nombreuses conférences en France et à l'étranger, présidait les
jurys de plusieurs prix littéraires, siégeait au Conseil de l'Université de Nice. Il assista
même à la création d'un fonds de documentation portant son nom et d’une association,
fondée en 1973, « L’Amitié Henri Bosco », qui publie régulièrement un bulletin et des
721
Roman 20-50, juin 2002, n° 33, p. 12.
565
« Cahiers Henri Bosco ». Il a d’ailleurs pu constater avant de disparaître que les
chercheurs s’intéressaient déjà à lui, comme en témoigne le nombre de thèses soutenues
entre 1970 et 1989.
Il n’a jamais eu le Goncourt mais son œuvre a été couronnée par le Grand Prix
National des Lettres en 1953, le Grand Prix de la Méditerranée en 1965, et le Grand
Prix du Roman de l'Académie Française en 1968.
Avant de quitter cette première catégorie d’écrivains, nous remarquerons que ce
sont de purs produits Gallimard : ils n’ont pas d’éditions de poche disponibles en dehors
de « Folio ». Sans doute se sont-ils assez vite révélés des valeurs sûres pour que leur
éditeur ne cède pas leurs droits et garde leurs œuvres disponibles. D’autre part, il faut
souligner qu’ils ont connu la consécration avec des romans de forme traditionnelle, au
moment où celle-ci était le plus fortement remise en question.
Ceux qui savent raconter des histoires, en mêlant le réalisme au mystère et à la
poésie, l’histoire au symbole et à la psychologie, trouveront toujours un large public.
Mais le fait qu’ils plaisent aussi aux universitaires, comme en témoignent les
nombreuses thèses, paraît plus étonnant et relativise les reproches faits à Forton sur son
manque d’audace formelle : ce n’était apparemment pas une raison légitime pour
l’évincer de l’écurie Gallimard.
Les écrivains de la deuxième catégorie, comme ceux de la première, ont tous reçu
un prix. Mais à la différence des premiers, qui étaient en majorité des prix Goncourt,
aucun des deuxièmes n’a reçu cette récompense prestigieuse, puisque nous avons trois
Fémina et un Interallié.
Leur groupe a été lui aussi déterminé à partir du nombre de titres disponibles en
« Folio » : nettement moins nombreux que pour les six premiers écrivains, ils distancent
cependant de beaucoup ceux des autres auteurs. Ainsi trouve-t-on dans cette catégorie
André Dhôtel, Jean Dutourd et Roger Grenier avec 8 titres chacun, et Zoé Oldenbourg,
avec 11.
Si la première catégorie s’imposait indiscutablement, nous sommes plus étonnée
par la deuxième. Car d’autres auteurs du tableau nous semblaient mieux mériter cette
566
place. Le point de vue universitaire diverge sans doute, ici, de celui du grand public : il
faut supposer que le lectorat actuel de ces quatre auteurs est suffisant pour que
Gallimard les garde dans le catalogue « Folio », à moins qu’il n’existe d’autres
explications.
Observons toutefois que leur survie littéraire est attestée par d’autres signes,
surtout en ce qui concerne André Dhôtel pour lequel nous avons trouvé un site, une
association et trois thèses en cours. L’inscription très récente de deux d’entre elles
(2003 et 2004) montre même une singulière résurgence de cet auteur, confirmée par le
fait qu’entre 2002 et 2005, 6 titres sont venus s’ajouter dans la collection « Folio ».
Parallèlement, huit de ses romans ont été réédités en « Libretto », collection de poche
des éditions Phébus, entre 2003 et 2005.
De la génération d’Arland, Dhôtel a produit une œuvre abondante mais tardive. Il
n’a été connu du grand public qu’en 1955 avec son chef-d’œuvre couronné par le
Fémina : Le Pays où l’on n’arrive jamais, singulièrement cantonné par Gallimard dans
des éditions pour la jeunesse, mais réédité par « J’ai lu » et « Librio » depuis 1999. Il se
place largement en tête de cette deuxième catégorie d’auteurs. Mais sa fortune littéraire
semble avoir échappé Gallimard, qui n’a pas cru en son auteur puisque la famille a pu
récupérer les droits de plusieurs romans importants et en a confié la réédition à
l’éditeur Phébus :
« Voilà bien des années que la plus large part de ce corpus inouï était introuvable en
librairie, ce dont se désolaient les amateurs, qui n’avaient même plus la ressource d’offrir
ces rusées merveilles aux amis. Par chance, la famille de l’écrivain n’a pas voulu, une fois
n’est pas coutume, capituler devant l’oubli. Elle a confié aux éditions Phébus le soin de
rééditer au fil des prochaines saisons les douze romans qui lui paraissaient constituer le
cœur de l’œuvre dhôtelien. » 722
Jean Dutourd, Roger Grenier, Zoé Oldenbourg font aussi l’objet d’une thèse
chacun, bien que la dernière soit résolument ignorée des littératures. Gallimard lui reste
cependant remarquablement fidèle puisque tous ses ouvrages (sauf une pièce de théâtre)
ont été réédités en « Folio ».
722
Texte mis en ligne sur le site des éditions Phébus (http://www.phebus-editions.com).
567
Quant à Roger Grenier, ses relations avec Camus et Pascal Pia, lorsqu’il était
journaliste à Combat, peuvent justifier l’intérêt que lui témoignent les générations
actuelles. À la différence d’un Forton, sa carrière littéraire a sans doute été favorisée par
sa position de « journaliste parisien » 723 puisque, après d’illustres débuts, il a travaillé à
France Soir et animé des émissions de radio. Ajoutons qu’il est toujours vivant et que la
survie littéraire dépend parfois de la survie tout court.
L’autre écrivain vivant de cette catégorie est Jean Dutourd. Ses atouts pour réussir
ont été comparables à ceux de Roger Grenier, en ce qu’il a été une personnalité
journalistique très parisienne et haute en couleur. Il a toujours connu le succès, a
remporté de nombreux prix et a été élu à l’Académie française en 1978.
Tous ses ouvrages publiés par Gallimard figurent dans le catalogue « Folio » de
2005. Mais dans la mesure où l’autre académicien vivant du tableau, Pierre Moinot, a
aussi la quasi-totalité de son œuvre disponible dans cette collection, nous pensons qu’on
ne peut rien en déduire sur leur lectorat actuel, vu que les réseaux d’influence peuvent
encore jouer aujourd’hui.
Contrairement aux trois autres écrivains de sa catégorie, Dutourd a un roman
disponible dans une édition de poche autre que Gallimard : « Pocket ». Il fait en outre
l’objet d’une thèse dont l’inscription est très récente – 2004 – et qui marque peut-être le
début d’une reconnaissance universitaire.
723
Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 482.
568
Toutefois, Jacques de Bourbon-Busset a aussi été pris trois fois comme sujet de
thèse depuis 1985. Sa personnalité d’homme politique qui a participé aux grands
événements de son temps et assumé des fonctions importantes, peut éveiller la curiosité
et l’intérêt, même s’il n’a jamais eu le moindre prix. Il est mentionné par Demougin
dans son dictionnaire 724 et par Brenner qui le place parmi les « écrivains catholiques » 725.
En revanche, Pierre Moinot ne figure pas dans ces ouvrages, ni dans les autres de
Brenner, mais il a reçu de nombreux prix, dont le Fémina. En sa qualité de haut
fonctionnaire, il a occupé des postes clefs dans le domaine de l’audiovisuel. Le fait qu’il
ait écrit des scénarios pour la télévision a certainement contribué également à lui donner
un crédit suffisant aux yeux de Gallimard, pour justifier une aussi forte présence en
« Folio ». Mais ces deux auteurs sont-ils lus et même connus de nos contemporains ?
Certainement beaucoup moins que d’autres auteurs qui ont très peu de titres en
« Folio », alors qu’ils ont beaucoup publié chez Gallimard. C’est le cas de Marcel
Arland, Jacques Audiberti, André Pieyre de Mandiargues et surtout Marcel Jouhandeau,
dont l’unique titre disponible en « Folio » représente bien mal l’abondante production.
On s’aperçoit alors qu’à la différence des auteurs précédents, ils ont surtout été
réédités dans la collection « L’Imaginaire », ce qui laisse penser que Gallimard les
considère d’une autre façon, comme il s’en explique d’ailleurs sur son site :
« “L’imaginaire”, aujourd’hui dirigée par Yvon Girard, est une collection de réimpressions
de documents et de textes littéraires, tantôt œuvres oubliées, marginales ou expérimentales
d’auteurs reconnus, tantôt œuvres estimées par le passé mais que le goût du jour a quelque
peu éclipsées. » 726
724
Jacques DEMOUGIN, sous la direction de, Dictionnaire historique, thématique et technique des
littératures : littératures française et étrangères, anciennes et modernes, Larousse, Paris, 1985-1986.
725
Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 57.
726
Texte consultable sur le site : http://www.cercle-pleiade.com/collections/fiche_imaginaire.htm.
569
« Les premières réflexions sur cette formule datent de 1974-1975 : comment maintenir
disponibles ou faire revivre des titres du fonds, français ou étrangers, dont la notoriété n’est
pas telle qu’elle autorise d’emblée une édition de poche en “Folio”? » 727
Forton a donc peu de chances d’être réédité en poche, à moins d’un événement
majeur qui le révèlerait au grand public, comme l’adaptation cinématographique d’un
de ses romans, par exemple. Et encore... Qui se souvient qu’Un dimanche à la
campagne, le film de Bertrand Tavernier, a été tiré d’un roman de Pierre Bost ? Suite au
film, le roman n’a d’ailleurs pas été réédité en « Folio » mais dans « L’Imaginaire ».
Il existe un troisième cas de figure, celui des auteurs qui gardent des titres en
« Folio », mais dont certains sont passés dans « L’Imaginaire » et y sont restés : Violette
Leduc, sur sept titres initialement publiés en « Folio », n’en a gardé que trois, deux
autres étant passés dans « L’Imaginaire » et deux autres ayant disparu. Henri Thomas
n’a plus qu’un titre en « Folio », l’autre étant passé dans « L’Imaginaire », s’ajoutant
ainsi aux cinq autres titres réédités directement dans cette collection. Enfin, pour Louise
de Vilmorin, deux titres seulement subsistent en « Folio » sur les quatre initiaux, les
727
ibidem.
728
ibidem.
570
deux autres ayant été réédités dans « L’Imaginaire », s’ajoutant à celui qui a été réédité
directement dans cette collection.
Nous signalerons également le cas étrange de Jacques Audiberti dont l’unique
« Folio » est sa pièce de théâtre la plus connue, Le Mal court, tous ses romans ayant été
réédités directement dans « L’Imaginaire ».
L’exemple le plus significatif est cependant celui d’André Pieyre de Mandiargues
qui totalise sept titres dans « L’Imaginaire », dont deux sont d’abord passés en
« Folio », les cinq autres ayant été réédités directement dans « L’Imaginaire ». Pour
Gallimard, Mandiargues semble être par excellence un auteur de « L’Imaginaire »,
puisque trois titres seulement sont restés en « Folio ». On ne peut certainement pas
considérer son œuvre comme une curiosité littéraire désuète, vu son actualité dans la
recherche universitaire (10 thèses en cours).
Il faut donc voir dans « L’Imaginaire » une collection, non pas destinée seulement
aux pièces de musée recherchées par les amateurs éclairés, mais aussi aux textes
littéraires connus, qui tirent d’elle un éclat supplémentaire. À la différence de « Folio »,
réservée aux œuvres connues du grand public – ou souhaitées telles par l’éditeur –
« L’Imaginaire » apparaît comme une collection prestigieuse, une valeur sûre, destinée
à un public plus averti et plus cultivé, amateur d’une littérature moins fréquentée.
Ainsi, la réédition de Forton dans cette collection n’est-elle pas seulement une
relégation, mais un gage de valeur pérenne, même si elle ne lui permet pas encore
d’atteindre un vaste public en raison de son coût : beaucoup d’auteurs ont disparu du
catalogue « Folio », en effet, à la différence de celui de « L’Imaginaire » qui garde ses
auteurs même si quelques titres disparaissent de temps en temps.
Le crédit littéraire de Forton a tout à gagner du voisinage de ces auteurs publiés
dans « L’Imaginaire », dont certains sont des vedettes de la collection, ainsi que
l’éditeur le signale sur son site 729 : avec sept titres, André Pieyre de Mandiargues arrive
en sixième position après Michel Leiris, Paul Morand, Maurice Blanchot, Pierre Drieu
la Rochelle et J.M.G. Le Clézio, qui possèdent un minimum de huit titres chacun.
729
ibidem.
571
Il est suivi par Henri Calet et Henri Thomas avec six titres. Viennent ensuite
Jacques Audiberti et Marcel Jouhandeau avec cinq titres, Jacques Stephen Alexis, Marc
Bernard, Jean Grenier et Violette Leduc avec quatre titres.
La fortune littéraire de ces auteurs est cependant très diverse et ils ne jouissent pas
tous du même degré de notoriété, ainsi que le montre le nombre de thèses en cours ou
soutenues. Nous ne reviendrons pas sur le cas de Mandiargues dont l’actualité littéraire
n’a jamais connu de défaillance, l’intérêt des universitaires à son égard s’étant fortement
manifesté dès avant sa disparition. Trois de ses œuvres sont d’ailleurs également éditées
dans « Les Cahiers rouges » de Grasset. Il manque toutefois à sa panoplie d’écrivain
consacré un site ou une association.
Après lui, le plus vivace de ces auteurs de « L’Imaginaire » est Jacques Audiberti.
Non seulement il existe un site et une association pour défendre son œuvre, mais il est
présent dans quatre catalogues de poches ou de semi-poches : « Folio »,
« L’Imaginaire », « Les Cahiers rouges » de Grasset et « Babel » d’Actes Sud. Ainsi son
rayonnement littéraire déborde-t-il le cadre de Gallimard.
Le nombre de thèses en cours (4) en est une preuve supplémentaire, ainsi que sa
présence dans les littératures françaises. Ses romans sont cependant nettement moins
connus que son théâtre. C’est sans doute pour cette raison qu’ils ont été réédités dans
« L’Imaginaire » plutôt que dans « Folio ». À l’examen du tableau n° 2, nous constatons
qu’Audiberti a connu un succès universitaire juste après sa mort en 1965, puisque cinq
thèses ont été soutenues dans la décennie qui a suivi. Après une éclipse dans les années
80, un petit renouveau s’est manifesté depuis les années 90. Il faut noter toutefois que
les dernières thèses inscrites en 2000 et 2001 ne portent pas exclusivement sur son
œuvre, mais traitent de plusieurs dramaturges du XXe siècle.
Après Audiberti, vient un ensemble d’auteurs d’actualité littéraire comparable,
mais à des titres divers : Paul Gadenne, Henri Calet, Georges Perros, Violette Leduc,
Marcel Jouhandeau et Henri Thomas.
Les deux premiers font parties des « désemparés » de Delbourg, longtemps et
encore en partie ignorés des littératures. Nous reviendrons plus loin sur quelques-uns de
572
cette « cohorte de soleils noirs » 730 à laquelle s’est intéressé Le Dilettante et dont Forton
fait partie. Elle comprend aussi Jacques Perret, qui n’est pas un auteur de
« L’Imaginaire » puisqu’il est édité en « Folio » (4 titres), mais qui a aussi été réédité
par Le Dilettante. Signalons seulement que par rapport aux autres auteurs du tableau, la
survie littéraire de Gadenne et de Calet est plutôt satisfaisante, autant dans le domaine
éditorial qu’universitaire.
Les quatre autres bénéficient également d’une reconnaissance universitaire
puisqu’ils font tous l’objet d’au moins une thèse. Ils ont aussi une association pour
entretenir la mémoire de leur œuvre, ainsi qu’un site Internet pour trois d’entre eux.
Celui qui n’en a pas, Marcel Jouhandeau, est néanmoins le seul du lot à être
publié dans une collection de poche en dehors de Gallimard – « Les Cahiers rouges » de
Grasset – pour deux de ses ouvrages. C’est d’ailleurs Grasset qui, selon Jacques
Brenner, lui a permis en 1950 de sortir d’une estime plutôt confidentielle et de dépasser
les petits tirages réservés à ses romans publiés par Gallimard : en faisant paraître la suite
de ses chroniques biographiques sous une couverture de roman, l’éditeur réalisa un
véritable coup publicitaire autour des querelles conjugales du couple Jouhandeau :
L’aura littéraire de Violette Leduc s’explique elle aussi par le parfum de scandale
dû à la description crue et violente de ses amours homosexuelles dans ses romans, dont
le premier fut censuré à moitié par Gallimard. La tutelle prestigieuse du couple Sartre-
Beauvoir, qu’elle partageait avec Jean Genet et Maurice Sachs, deux autres écrivains
sulfureux, lui permit de se faire un nom en littérature. Pour Brenner, elle devint
brusquement célèbre en 1964 grâce à la préface écrite par Simone de Beauvoir pour La
Bâtarde.
Nadeau reste réservé à son égard : même s’il reconnaît à ses romans une certaine
force d’entraînement, il juge son inspiration trop exclusivement autobiographique et
considère qu’elle doit beaucoup à ses rencontres avec Beauvoir et Sachs :
730
Patrice DELBOURG, Les Désemparés, op. cit., p. 10.
731
Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 67.
573
« Sans doute Violette Leduc ne possède-t-elle aucune des qualités traditionnelles qui font le
romancier, et le succès qu’a rencontré La Bâtarde n’était pas dû à la seule valeur de
l’ouvrage. » 1410
Elle était pourtant bien en cote parmi les universitaires au moment de sa mort en
1972, puisque six thèses ont été soutenues dans la décennie qui a suivi. Sans connaître
une véritable désaffection, si l’on en croit le nombre de thèses soutenues ou en cours
entre 1990 et 2005, elle est considérée comme un écrivain qui n’a pas la place qu’elle
mérite. La revue Roman 20-50 lui a d’ailleurs consacré un « Dossier critique » 1411. Il est
vrai que ses romans les plus connus, dont celui qui lui apporta le succès, sont publiés
dans « L’Imaginaire » et non dans « Folio ». Notons également qu’elle n’a pas été
rééditée en dehors de Gallimard.
De ce groupe d’écrivains, c’est Georges Perros qui a émergé de la manière la plus
spectaculaire dans les dernières années, avec six thèses inscrites entre 1995 et 2002
alors qu’il n’y en avait aucune précédemment. Il a donc fallu attendre presque vingt ans
après sa disparition pour que son œuvre soit reconnue de manière officielle.
Effectivement, c’est dans les années 90 que les littératures françaises commencent à
parler de lui, et Éliane Tonnet-Lacroix lui dédie toute une page dans son ouvrage, en le
présentant ainsi : « Retiré en Bretagne, loin de la vie littéraire parisienne, Perros est
toujours resté quelque peu en marge. » 1412
Il est d’ailleurs intéressant de voir que les thèses sur Perros sont essentiellement
inscrites dans des universités bretonnes ou avoisinantes (Rennes, Brest et Nantes), avec
seulement deux thèses inscrites à Paris. Diverses manifestations à Lille et à Douarnenez,
la ville où le poète a fini ses jours, ainsi que la participation du site Internet du rectorat
de Rennes à ces commémorations donnent la mesure de son actualité littéraire.
D’autre part, Finitude a publié récemment trois inédits de Perros. Gallimard garde
un recueil de ses poésies en « Poésie/Gallimard » et les trois tomes de Papiers collés
1410 Maurice NADEAU, Le Roman français depuis la guerre, op. cit., p. 112.
1411 Études réunies par Michèle Hecquet et Paul Renard, Roman 20-50, déc. 1999, n° 28, pp. 3-76.
1412 Éliane TONNET-LACROIX, La Littérature française et francophone de 1945 à l’an 2000, op. cit.,
p. 225.
574
dans « L’Imaginaire », une œuvre qui est loin de donner une idée complète de l’auteur,
selon les spécialistes.
Sa reconnaissance littéraire n’a donc pas vraiment pâti de son éloignement des
salons parisiens. Il faut dire qu’il a participé au renouvellement des formes poétiques, en
introduisant le fragment et le lyrisme « prosaïque » 735 en poésie. Ses correspondances
avec des personnalités littéraires comme Michel Butor, Bernard Noël ou Brice Parain
constituent également un atout précieux pour sa survie littéraire.
Henri Thomas aussi a eu des amitiés célèbres, dont celle, indéfectible, de Jacques
Brenner. Et pourtant c’est celui qui a le plus de mal à survivre, dans cette catégorie
d’auteurs. On voit d’ailleurs à ce propos que deux prix prestigieux comme le Fémina et
le Médicis n’ont pas eu grande incidence sur sa destinée littéraire, surtout si l’on
considère que Violette Leduc et Georges Perros, plus connus que lui, n’en ont reçu
aucun de cet ordre.
Une seule thèse est en cours actuellement sur l’œuvre de Thomas, mais comme
son inscription est relativement récente (2000), on peut penser qu’elle marque le début
d’une reconnaissance universitaire, confirmée par l’étude d’une nouvelle dans Roman
20-50 en décembre 2001 736, et surtout la tenue d’un colloque international 2003 à
Paris 737. Il existe aussi une association Henri Thomas fondée par sa fille.
La renommée discrète d’un auteur qui a publié autant de textes et de traductions
célèbres est étonnante mais s’explique par la volonté même de l’écrivain :
« Je n’ambitionne pas tellement le succès qu’une sorte d’autorité qui s’acquiert en refusant
les facilités. C’est lentement que ça se bâtit, simultanément avec moi-même, pour moi-
même. » 738
735
ibidem.
736
Patrice Bougon, « Réticence de la parole et fenêtre sur cour. Le Prophète de Henri Thomas », n° 32,
pp. 103-112.
737
Ce colloque, intitulé « Colloque International Henri Thomas – L'écriture du secret » et organisé par le
Centre d’Études sur le roman du second demi-siècle, Université Paris III, sous la direction de Marc
Dambre, s’est tenu à l’Université de Paris III – Sorbonne Nouvelle, les 10 et 11 janvier 2003.
738
Cité par Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 340.
575
Le refus des feux de la rampe littéraires, qui va de pair avec une exigence austère
vis-à-vis de lui-même et de son œuvre, en fait un auteur de la même trempe que Forton,
tout comme son écriture :
C’est pourquoi dans sa deuxième littérature française 740, Jacques Brenner les
réunit dans le même chapitre, celui des conteurs. Henri Thomas se retrouve également
aux côtés de Forton dans Sept petites études de Gilles Ortlieb.
Il avait cependant plus de cartes que lui dans son jeu pour atteindre la notoriété, et
notamment sa vie à Paris qui lui a permis de fréquenter et d’être reconnu dès ses débuts
par de grands auteurs comme Michaux, Martin du Gard, Gide. Il a pris son essor en
même temps que Sartre et Camus, mais Le Seau à charbon, paru au pire moment qui
fût, en avril 1940, n’attira pas l’attention comme La Nausée et L’Étranger.
Thomas est aussi connu pour ses traductions de Jünger et de Pouchkine, ainsi que
ses nombreuses préfaces. Il a donc joué un rôle actif dans les lettres françaises à son
époque et pourtant la postérité s’est montrée avare envers lui, autant que Gallimard qui,
sur le nombre important d’ouvrages publiés du vivant de l’auteur, n’a gardé que peu de
titres en activité. Entre 2004 et 2005, les deux « Folio » disponibles se sont même
réduits à un seul, l’autre passant dans « L’Imaginaire », qui ne comporte que six titres
par ailleurs.
Sa maigre reconnaissance littéraire vient peut-être aussi de ce qu’il appartient aux
« insoumis », comme les appelle Jacques Brenner :
739
ibidem, p. 344.
740
Mon Histoire de la littérature française contemporaine, op. cit.
741
Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 339.
576
Dans ces mêmes « insoumis », Brenner range Béatrix Beck, autre auteur de notre
tableau, qui n’a pas connu le même sort qu’Henri Thomas parce qu’elle a su se dégager
de l’écurie Gallimard. Ainsi trouve-t-on actuellement six de ses œuvres dans le
catalogue du « Livre de poche » et trois autres dans « Les Cahiers rouges » de Grasset et
« Babel » d’Actes Sud.
Est-ce pour cette raison, de nature concurrentielle, que Gallimard maintient trois
de ses romans dans son catalogue « Folio » ? À moins que ce ne soit en considération de
son prix Goncourt de 1952 pour son livre Léon Morin prêtre ? Il faut dire que
l’adaptation du roman en 1961 par le cinéaste Jean-Pierre Melville, avec Jean-Paul
Belmondo et Emmanuelle Riva dans les rôles principaux, contribua largement à faire
connaître l’auteur du grand public.
En revanche, elle n’a pas réussi à pénétrer le sanctuaire universitaire, puisqu’elle
n’a jamais fait l’objet d’une thèse à ce jour. Elle fait partie des quatre romanciers qui ont
vivement impressionné Jacques Brenner dans les années qui suivirent la Libération, les
trois autres étant Romain Gary, Jean-Louis Curtis et José Cabanis. Le critique signalait
justement le désintérêt des universitaires à leur égard :
« Ils se situaient dans la tradition des grands romanciers qui offrent à leurs lecteurs
l’occasion d’utiles réflexions sur le monde comme il va.
Ont-ils connu le succès qu’ils méritaient ? Ils obtinrent des distinctions flatteuses, mais ce
ne sont pas eux que les critiques universitaires, qui voulaient dire leur mot sur la littérature
contemporaine, désignèrent à l’attention de la jeunesse. » 742
Ce n’est pas tout à fait le cas de Roger Vailland, dont la réception actuelle est
comparable à celle des auteurs précédents. Il a en effet été l’objet de six thèses dans la
décennie qui a suivi sa disparition (cf. tableau n° 2) et de quatre dans la décennie
suivante. Par contre, depuis 1990, aucune thèse n’a été soutenue ou inscrite, ce qui
montre une désaffection du milieu universitaire à son égard, soulignée par Marie-
Thérèse Eychart, dans le « Dossier critique » publié par la revue Roman 20-50 en juin
2003 :
« Roger Vailland est aujourd’hui un écrivain qui occupe une place singulière dans le
panorama littéraire. Après avoir fasciné nombre de jeunes gens des années cinquante et
soixante [...], l’écrivain est aujourd’hui prisonnier dans les médias intellectuels et
742
Mon Histoire de la littérature française contemporaine, op. cit., p. 174.
577
l’université de ce qu’on appelle volontiers un “purgatoire”. Situation d’autant plus curieuse
que la plupart de ses livres sont toujours publiés et que des aficionados soutiennent
activement leur auteur par des rencontres, des colloques internationaux, des éditions et
rééditions de textes rares ou inédits. » 743
Il existe également une association, « Les Amis de Roger Vailland », qui organise
des rencontres chaque année et publie les Cahiers Roger Vailland.
C’est un auteur qui a connu le succès de son vivant, « devenu célèbre par le
Goncourt et riche par le cinéma » 744. Romancier à la carrière brillante, il a conquis dès
sa première œuvre, Drôle de jeu (prix Interallié 1945), un public de qualité grâce à sa
caractéristique originale : le désengagement dans l’engagement. Aussi, les littératures le
présentent-elles comme un « hussard » de gauche, entre égotisme et solidarité.
Pour Nadeau, il est « le seul écrivain véritable qu’ait inspiré la Résistance et qui
s’est établi ensuite comme un des meilleurs romanciers de l’après-guerre » 745. Jacques
Brenner le rejoint lorsqu’il distingue Vailland de tous les romanciers qui, au lendemain
de la guerre, « exaltaient la Résistance en images d’Épinal. Tous ces livres sont
maintenant oubliés, tandis qu’on peut toujours relire Drôle de jeu (1945) » 746.
On constate à ce jour qu’il n’est pas seulement réédité par Gallimard en « Folio »
(3 titres) et dans « L’Imaginaire » (1 titre), mais aussi par Grasset dans « Les Cahiers
Rouges » (4 titres) et dans « Le Livre de Poche » (2 titres), ce qui montre – et
entretient – une actualité assez forte et sans doute un lectorat relativement important.
Certains auteurs de « L’Imaginaire », cependant, ne présentent pas d’indices
véritables d’une réception en activité. À part deux d’entre eux, ils n’ont d’ailleurs pas
été réédités en poche et semblent comme prisonniers de la collection prestigieuse de
Gallimard, « L’Imaginaire » jouant le rôle d’un formol littéraire, sans leur assurer une
survie véritable.
Il peut s’agir de témoins d’un autre temps, connus pour avoir inspiré ou infléchi le
destin littéraire ou privé d’auteurs célèbres, comme Marcel Arland, Jean Grenier,
743
Roman 20-50, n° 35, p. 5.
744
Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 311.
745
Maurice NADEAU, Le Roman français depuis la guerre, op. cit., p. 41.
746
Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 305.
578
Louise de Vilmorin, de personnalités étranges, voire d’aventuriers, comme Maurice
Sachs ou Jacques Stephen Alexis, ou simplement d’écrivains qui, à des titres divers,
attendent que la postérité les redécouvre, comme Jean Blanzat, Jacques Borel, Noël
Devaulx et Marc Bernard 747.
Parmi eux, nous trouvons trois Goncourt, un Fémina et un Interallié. On voit donc
que les prix n’ont pas grande incidence sur la postérité littéraire d’un auteur, aussi
prestigieux soient-ils. Gallimard ne se sent pas même obligé de maintenir dans la
collection « Folio » un auteur comme Marc Bernard qui a obtenu à la fois le Goncourt et
l’Interallié.
De ces neuf auteurs, les plus connus, et les seuls à être encore édités en poche,
sont Marcel Arland, dont la mémoire est entretenue par deux associations et dont il
existe toujours un titre en « Folio », et Louise de Vilmorin, dont l’œuvre est également
défendue par une association et qui a deux titres en « Folio ». Sa correspondance fait
actuellement l’objet d’une thèse en cours, inscrite en 2001.
Marcel Arland a certes joué un rôle important dans la vie littéraire de son époque
en tant que directeur de la NRF entre 1953 et 1968, d’abord aux côtés de Jean Paulhan
puis seul après la mort de celui-ci. La revue Roman 20-50 lui consacre régulièrement
des articles. Pourtant il ne semble plus intéresser la recherche universitaire depuis 1994,
date à laquelle a été soutenue la dernière thèse sur son œuvre.
L’autre auteur qui a connu les faveurs éphémères de l’université est Jean Grenier,
dont on connaît le rôle majeur auprès du jeune Camus. Il a fait l’objet de trois thèses
soutenues dans les années 90, dont la dernière date de 1999. Une thèse reste en cours
sur son œuvre, depuis 1989.
Jacques Stephen Alexis, en revanche, semble émerger depuis peu dans le milieu
universitaire avec une thèse inscrite en 2004 sur l’indigénisme dans son œuvre.
747
Léger indice de résurrection littéraire, Le Dilettante a publié en 2004 À l’attaque ! de Marc Bernard,
un recueil de critiques de jeunesse.
579
n’avait échappé à Gallimard grâce au Dilettante et à Finitude. C’est aussi le cas de
Raymond Guérin, qui a un titre de plus que Forton dans « L’Imaginaire » et chez Le
Dilettante. Nous comparerons plus loin de manière détaillée leur parcours littéraire
anthume et posthume.
748
Cf. supra p. 567.
749
Paul Renard, présentation aux études réunies par lui-même dans « Dossier critique : Le Sang noir de
Louis Guilloux », Roman 20-50, déc. 1991, n° 12, p. 5.
580
éloignement de Paris, par son refus d’être embrigadé pour ses idées de gauche et par son
écriture multiforme, « allant ainsi à l’encontre des goûts des lecteurs français qui
préfèrent des romanciers creusant toujours le même sillon » 750.
Pourtant, si on compare sa survie actuelle avec celle d’un autre écrivain « du
peuple » 751, Marc Bernard, dont l’existence littéraire se limite essentiellement à
« L’Imaginaire » (avec seulement un titre au Dilettante), on peut penser que c’est
justement à sa diversité stylistique que Guilloux doit d’intéresser encore les lecteurs.
L’intitulé de la plupart des thèses en cours confirme d’ailleurs cette hypothèse,
puisqu’elles portent sur le travail d’écriture de Guilloux.
Une des plus belles occasions manquées de Gallimard est l’œuvre d’Henri
Bauchau. Après avoir publié de lui deux recueils de poésie et un roman entre 1958 et
1966, Gallimard a cédé les droits du roman à l’éditeur belge Labor en 1986 et n’a plus
réédité les poésies, désormais épuisées. Or, c’est vers 1987, justement, que la notoriété
de Bauchau a augmenté brusquement. Sa rencontre avec Hubert Nyssen a été
déterminante, puisque, depuis 1997, Actes Sud édite toutes ses œuvres.
Le poète, dramaturge et romancier, tardivement reconnu, est maintenant traduit
dans toute l’Europe, aux États-Unis et en Extrême-Orient. En octobre 2004, un colloque
international lui a été consacré, ainsi qu’à son ami Pierre Jean Jouve, à l’université
catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) et à l’université de Bourgogne (Dijon).
Les spécialistes de son œuvre déplorent qu’elle soit encore si peu connue du grand
public et de la critique parisienne, alors qu’elle est reconnue par l’université. Certes,
depuis 1998, six thèses ont été inscrites prenant son œuvre pour étude, mais à la même
époque, deux titres de lui sont apparus dans la collection « J’ai lu », et un troisième
récemment, en février 2006 (Le Régiment noir). Si on rajoute à ces éditions de poche les
neuf semi-poches de la collection « Babel » d’Actes Sud, on voit que l’écrivain a tous
les moyens – et tous les signes – d’une réception par le grand public, mais que sa
renommée s’est faite totalement en dehors de Gallimard.
750
ibidem.
751
Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 291.
581
Un autre cas d’abandon regrettable pour Gallimard est celui de Robert Margerit.
Considéré par Julien Gracq comme le romancier le plus intéressant de l’après-guerre
pour son roman Mont-Dragon, il a connu la faveur du public avec des romans publiés
pour la plupart d’entre eux chez Gallimard, et a obtenu en 1951 le prix Renaudot, puis
le Grand Prix du Roman de l’Académie française en 1963.
Tombé dans l’oubli pendant les deux décennies suivantes, il est réapparu dans les
années 80, grâce à l’éditeur Phébus qui a réédité la plupart de ses ouvrages majeurs, et
surtout les quatre volumes de La Révolution, l’un des best-sellers de l’année du
bicentenaire (1989). Alors que Gallimard n’a réédité aucun ouvrage de Margerit – son
roman le plus célèbre, Mont-Dragon, adapté au cinéma avec Jacques Brel en 1970 ayant
fait l’objet d’un unique et fugitif « Folio » en 1973 – la collection « Libretto » de
Phébus propose actuellement deux romans de Margerit outre les quatre tomes de La
Révolution.
L’association « Les Amis de Robert Margerit », créée en 1992, se charge de
préserver le Fonds Robert Margerit (11 000 volumes) qu’elle a classé, informatisé et
catalogué, et valorise son œuvre grâce aux Cahiers Robert Margerit.
Toutefois, malgré la caution de Julien Gracq et du critique Hubert Juin qui
considérait L’Île des Perroquets (réédité par Phébus en 1999) comme « le seul roman
marin à lire depuis Conrad et Stevenson et sans doute le plus grand de notre
littérature. » 752, Robert Margerit ne semble guère intéresser les universitaires. Est-ce
pour cette raison que Gallimard ne s’est pas donné la peine de le rééditer en « Folio » ou
dans « L’Imaginaire » ?
Parmi les écrivains qui ont échappé quelque peu à Gallimard, on trouve également
Jean Duvignaud, qui a publié quatre romans et un recueil de nouvelles entre 1949 et
1960, avant de s’intéresser à la sociologie de l’art en 1966. Ce sont d’ailleurs des
études, et non des œuvres de fiction, qui ont été publiées depuis 1997 par Actes Sud
dans sa collection « Un endroit où aller », répertoriée comme collection de poche par le
site « bibliopoche.com ». Gallimard n’a gardé de Duvignaud qu’un titre en « Folio ».
752
Cité sur le site des éditions Phébus : http://www.phebus-editions.com.
582
Dans la même catégorie d’écrivains, qui, sans être des vedettes de la collection
« Folio » ou de « L’Imaginaire », ont encore un petit public, nous trouvons, d’un côté,
deux auteurs publiés en dehors de Gallimard, François-Régis Bastide et Pierre Gascar,
et, de l’autre, tout un groupe publié uniquement en « Folio ».
Des deux premiers, le plus connu est François-Régis Bastide, notamment parce
qu’il a été le créateur, avec Michel Polac, du célèbre Masque et la Plume de France
Inter 753. « Folio » a gardé trois titres de lui auxquels viennent s’ajouter les deux autres
publiés dans la collection « Points Roman » du Seuil, où Bastide avait été précisément
conseiller littéraire en 1956. Il fut un écrivain bien en vue de son temps, en raison de ses
fonctions de diplomate et dans l’audiovisuel, et des prix qu’il obtint, en particulier le
Médicis, dont il devint membre du jury. Le monde éditorial parisien se souvient sans
doute encore de ce passé prestigieux, relativement récent, comme c’est le cas pour Jean
Dutourd.
Avec une notoriété moins grande, Pierre Gascar a un profil littéraire semblable
dans la mesure où il est aussi publié en dehors de Gallimard avec deux titres chez Actes
Sud, dans la collection « Un endroit où aller ». Or, Gallimard n’a réédité de Gascar que
deux titres : un en « Folio » et l’autre dans « L’Imaginaire », qui donnent une maigre
idée de son abondante production romanesque et documentaire.
Il a pourtant connu une reconnaissance rapide en obtenant le Goncourt pour son
troisième roman, Le Temps des morts (1953), inspiré de son expérience des camps.
L’autre groupe de cette catégorie reste confiné dans la collection « Folio » (sauf
un écrivain également publié dans « L’Imaginaire »). On y trouve Pierre Bourgeade,
José Cabanis, Renée Massip, Henri-Pierre Roché, Roger Vrigny et, avec une moindre
représentation littéraire, Jacques Serguine, Jean-Loup Trassard, Anna Langfus et Bruno
Gay-Lussac.
Les mieux représentés en « Folio » sont Pierre Bourgeade, Renée Massip (5 titres)
et José Cabanis (4 titres).
753
Cf. supra, p. 441.
583
Pierre Bourgeade fait partie des auteurs du « Chemin », la collection de Gallimard
créée par Georges Lambrichs en 1959, présentée ainsi sur le site Internet de Gallimard :
754
http://www.gallimard.fr/collections/fiche_chemin.htm.
755
ibidem.
756
http://www.gallimard.fr/catalog/Arch-aut/01691.htm.
584
Les quatre « Folio » actuels de José Cabanis se justifient davantage, ne serait-ce
que par son titre d’académicien et les prix littéraires qu’il a reçus, dont le Renaudot en
1966 et le grand prix de littérature de l’Académie française en 1976. Avant sa
disparition, il a également fait l’objet d’une thèse, soutenue en 1994. Jacques Brenner
dit de lui qu’il « était devenu un écrivain très connu » en 1969 757 et Nadeau le
considérait comme « un auteur du premier rang » 758.
Henri-Pierre Roché, bien que représenté seulement par deux titres dans la
collection « Folio », qui sont les seuls romans publiés chez Gallimard, est certainement
beaucoup plus connu que les trois romanciers précédents grâce au cinéma et à Truffaut
en particulier. Car ses ouvrages étaient passés complètement inaperçus à l’époque de
leur publication. Mais le succès du film Jules et Jim a rendu l’auteur célèbre dans le
monde entier. Truffaut adapta aussi son deuxième roman : Deux Anglaises et le
continent.
Dans « La revie littéraire » de Roman 20-50 de décembre 1991, Xavier
Rockenstrocly montre que Roché, comme Forton, a été victime des théories littéraires
de son époque :
« Si son œuvre n’a pas connu de succès de son vivant, et s’il a fallu attendre les films de
François Truffaut pour lui assurer une certaine publicité [...] c’est peut-être parce que
Roché parle concret, introduit des personnages forts, à une époque où la théorie primait, où
la crise du personnage romanesque se résolvait par la remise en cause de son statut dans la
narration. » 759
Les romans de Roché sont effectivement parus au moment où Forton publiait ses
premiers romans chez Gallimard, en 1953 et 1956. Mais heureusement pour Roché, un
cinéaste célèbre s’est intéressé à lui !
Une thèse sur lui a été soutenue en 1999, mais elle concernait le collectionneur et
non le romancier. La notoriété de Roché se mesure au nombre de sites qui parlent de lui,
en l’associant le plus souvent à Truffaut. Xavier Rockenstrocly, l’universitaire lyonnais
biographe de Roché, a également créé une association « Jules et Jim ». Elle a organisé
757
Jacques BRENNER, Tableau de la vie littéraire en France d’avant-guerre à nos jours, op. cit.,
p. 160.
758
Maurice NADEAU, Le Roman français depuis la guerre, op. cit., p. 124.
759
Xavier Rockenstrocly, Roman 20-50, déc. 1991, n° 12, p. 103.
585
en 2003 les « Rencontres Jules et Jim », qui ont réuni des universitaires, des écrivains et
des amoureux de l’œuvre de Roché venus du monde entier.
Les indices de notoriété ne se mesurent pas forcément aux prix obtenus, aux
distinctions diverses, au nombre de thèses soutenues, ni, dans le cas de Roché, au
nombre de titres disponibles, puisqu’il aura été essentiellement l’homme d’un seul
roman. C’est pourquoi le nombre d’ouvrages de Roger Vrigny disponibles en « Folio »
(5 titres) paraît un peu disproportionné par rapport à sa notoriété littéraire actuelle :
malgré toute l’estime que lui portait Jacques Brenner, il reste absent des littératures.
760
Éliane TONNET-LACROIX, La Littérature française et francophone de 1945 à l’an 2000, op. cit.,
p. 180.
761
http://bu.univ-angers.fr/EXTRANET/JeanLoupTRASSARD/.
586
son père. Son dernier ouvrage paru chez Gallimard date de 2004 mais depuis 1995, il a
publié une douzaine d’ouvrages, qui mêlent le texte et la photographie, aux éditions Le
Temps qu’il fait. Rappelons que cette petite maison d’édition charentaise (Cognac) a
édité l’ouvrage de Gilles Ortlieb, Sept petites études, que nous avons eu l’occasion de
citer plusieurs fois pour son étude très détaillée de l’œuvre de Forton. Elle a également
réédité de nombreux ouvrages d’Henri Thomas, ainsi que des œuvres d’André Dhôtel,
de Marc Bernard, de Jacques Borel, de Paul Gadenne, de Georges Perros et d’un certain
nombre des « désemparés » de Delbourg, comme André de Richaud, Jean-Paul de
Dadelsen et Luc Dietrich. Elle privilégie donc le même genre de littérature que
« L’Imaginaire », Le Dilettante et Finitude. Malheureusement, sa diffusion est trop
restreinte pour lui permettre d’occuper la place qu’elle mérite dans le monde éditorial.
Anna Langfus est loin de bénéficier du même rayonnement littéraire que Trassard,
mais elle a comme atouts d’avoir été une des rares lauréates du Goncourt, et surtout la
première femme à avoir écrit sur la Shoah. Son œuvre fait d’ailleurs l’objet d’une thèse
en cours, avec celles de Primo Levi, Charlotte Delbo et Robert Antelme. Sa mémoire,
après une disparition précoce à l’âge de quarante-six ans, a été perpétuée dans les
années 90 par une compagnie de théâtre qui a pris le nom de son livre, Les bagages de
sable, et s’est produite dans toutes les villes de France d’où étaient parties les deux cent
trente femmes du convoi pour Auschwitz du 24 janvier 1942.
587
Il n’en est pas de même pour André Salmon, dont ne subsiste qu’un volume de
poésie, alors qu’il a écrit plusieurs romans, des nouvelles et même des mémoires, autant
d’ouvrages publiés par Gallimard entre 1920 et 1968.
Georges Navel bénéficie de l’intérêt actuel pour la littérature ouvrière et paysanne
du XIXe et du XXe siècles, qui fournit de précieux témoignages aux historiens, mais
aussi de grands écrivains méconnus. Associé à trois « désemparés » de Delbourg
(Charles-Albert Cingria, Armand Robin et Georges Henein), il fait d’ailleurs l’objet
d’une thèse en cours. Son premier ouvrage, Travaux, paru en 1945 avec une préface de
Géraldy et considéré par Nadeau comme « un des grands livres de l’immédiate après-
guerre » 762, manqua de peu le Goncourt. En 1960, c’est Jean Giono qui écrivit la préface
de son quatrième roman, Chacun son royaume.
Son département natal lui a également rendu hommage en 1998, en créant à Pont-
à-Mousson (Meurthe-et-Moselle) le Prix littéraire Georges Navel.
On ne trouve rien sur Bruno Gay-Lussac dans les littératures, sans doute parce
qu’il fut un auteur discret. Mais il existe depuis 1997 une association chargée de
défendre son œuvre, qui publie Les Cahiers Bruno Gay-Lussac. Son unique « Folio »
représente bien mal l’abondante production romanesque parue chez Gallimard entre
1955 et 1997 (24 romans et 1 recueil de nouvelles).
Les deux derniers écrivains de cette catégorie, Colette Audry et Alfred Kern, ont
été des lauréats de grands prix, le Médicis pour la première, le Fénéon et le Renaudot,
pour le second.
Colette Audry apparaît dans les littératures comme une représentante de l’écriture
féminine, son prix Médicis, Derrière la baignoire, ayant paru la même année (1962)
que le Goncourt d’Anna Langfus et le Journal à quatre mains des sœurs Groult. Nadeau
la fait figurer dans son chapitre intitulé « L’existentialisme et ses à-côtés », Colette
Audry ayant fait ses débuts littéraires dans Les Temps modernes, où elle assurait
également la critique de cinéma. Elle fait l’objet d’une thèse inscrite depuis 1996, mais
Gallimard n’a gardé en « Folio » que le roman primé par le Médicis.
762
Maurice NADEAU, Le Roman français depuis la guerre, op. cit., p. 119.
588
Alfred Kern fut un romancier atypique, dans la mesure où il abandonna la carrière
littéraire après avoir obtenu les prix qu’il espérait. Voici comment Brenner présente,
laconiquement, sa curieuse trajectoire :
« Après Le Clown, nous avions prédit à Alfred Kern qu’il serait un jour candidat au Prix
Nobel. Le Bonheur fragile reçut le Renaudot. Kern en fut si satisfait qu’il renonça à la
littérature. » 763
Son premier roman fut couronné par le Fénéon en 1950, et le dernier par le
Renaudot en 1960. Entre les deux, il avait fait paraître Le Clown en 1957, que Brenner
considérait comme « un des chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine » 764.
Il est intéressant de noter que Gallimard a choisi de garder en « Folio », non pas
l’un des romans primés, mais le plus scandaleux de tous : L’Amour profane, où l’on voit
le narrateur tenter de séduire la mère supérieure d’un couvent. Gallimard semble avoir
obéi à la même logique que celle qui l’a conduit à rééditer L’Épingle du jeu, plutôt que
La Cendre aux yeux, considéré généralement comme le chef-d’œuvre de Forton :
l’éditeur mise davantage sur l’aura sulfureuse de certaines œuvres que sur la valeur
littéraire des autres.
Enfin, nous abordons la dernière catégorie d’auteurs de notre tableau, ceux que
Gallimard a complètement écartés de ses collections de poche ou de semi-poche,
laissant s’épuiser lentement les tirages de la « collection blanche » datant des années 50
et 60.
Encore faut-il distinguer ceux qui n’ont aucune survivance au sein de Gallimard
mais existent dans une collection de semi-poches chez un autre éditeur, comme Roger
Judrin et Bernard Privat, de ceux qui n’ont actuellement aucun titre disponible en poche
ou en semi-poche chez un éditeur connu, comme Jacques Bens, Roger Blondel, Jean
Vauthier, Gabriel Véraldi, Serge Groussard, Gérard Jarlot, Suzanne Martin, Georges
Borgeaud, Jean Cau, René-Jean Clot, Paul Colin et Louise Bellocq.
763
Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 286.
764
ibidem, p. 283.
589
Outre un titre disponible dans « La Petite Vermillon » de La Table ronde, la
mémoire de Judrin est entretenue par une petite association, le « Cercle des lecteurs de
Roger Judrin ». Quant à Bernard Privat, qui obtint le prix Fémina en 1959, il est
représenté par un titre dans « Les Cahiers Rouges » Grasset.
Parmi les autres écrivains, certains, malgré les prix obtenus, n’ont jamais été
vraiment connus et ont disparu sans laisser de traces dans les dictionnaires et les
littératures. C’est le cas de Suzanne Martin, prix Fénéon 1960, Paul Colin, Goncourt
1950, Louise Bellocq, Fémina 1960 et Serge Groussard, Fémina 1950.
À propos de Paul Colin, il est amusant de savoir que, sous son pseudonyme favori
de Marc Frouville, le jeune Forton avait écrit dans La Boite à clous un article intitulé
« Le scandale du Goncourt ». L’article commençait ainsi :
« M. Paul Colin n’a pas à être fier de son exploit. Décrocher le prix littéraire le plus
important de l’année avec l’un des plus mauvais livres qui soient, est chose aujourd’hui
courante. Nous ne sommes plus au temps de Proust ou de Pergaud, mais à celui
d’Ambrière, Druon, Merle, Gauthier... et Colin. »
765
Jacques BRENNER, Tableau de la vie littéraire en France d’avant-guerre à nos jours, op. cit.,
p. 176.
590
Les autres écrivains, bien que disparus des éditions de poche, ont eu une véritable
existence littéraire comme Jacques Bens, Fénéon 1957, qui a été membre fondateur de
l’Oulipo. Brenner le présente comme «le meilleur commentateur de Boris Vian – et
aussi de Queneau » 766. L’absence de rééditions paraît d’autant plus injuste qu’il a publié
une dizaine de volumes, des romans, des nouvelles et des poèmes.
Jean Cau, Goncourt 1961, n’est pas non plus tout à fait inconnu, ne serait-ce que
parce qu’il a été le secrétaire de Sartre. Considéré comme « un écrivain de talent » 767 par
Brenner, il a d’ailleurs connu le succès en son temps.
Jean-René Clot a été lauréat du prix des Deux Magots en 1952 et du Renaudot en
1987. Écrivain très remarqué dès ses débuts, d’un talent et d’une fécondité étonnants, il
n’a pas eu la grande célébrité qu’il méritait, selon Brenner, peut-être à cause de son
« penchant pour les sujets un peu monstrueux » 768.
Gabriel Véraldi fit lui aussi une entrée brillante en littérature puisque son premier
roman a eu trois voix au Goncourt en 1953. Couronné par le Fémina l’année suivante, il
délaissa la littérature pendant une dizaine d’années, puis se remit à publier des récits qui
ont été traduits en sept langues 769.
Gérard Jarlot est connu pour avoir été le compagnon et le co-scénariste de
Marguerite Duras. Entretenant avec elle une relation passionnée et violente, c’est lui qui
l’amena à boire, tout en faisant prendre un tournant majeur à son œuvre. Il est d’ailleurs
le dédicataire de Moderato Cantabile. On prétend que Marguerite Duras a aidé Jarlot à
écrire son roman, Le Chat qui aboie, qui obtint le Médicis en 1956, année de leur
rencontre.
Vauthier, lui aussi, fut une figure importante du théâtre des années 50 à 70.
Bordelais comme Forton, avec qui il fut très lié (il lui a d’ailleurs inspiré une de ses
nouvelles parue dans Sud-Ouest 770), personnage lui-même truculent, il fut un des auteurs
766
Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., Fayard, p. 278.
767
ibidem, p. 412.
768
ibidem, p. 289.
769
Source : Le Livre de Poche, LGF, sur le site : http://www.bibliopoche.com.
770
Voici comment Forton décrit Vauthier sans le nommer : « Bab a vingt ans de plus que moi et pèse
cent kilos, c’est un géant qui boit, fume et tonitrue, il est capable de travailler vingt heures de suite aussi
591
favoris du célèbre metteur en scène Marcel Maréchal, qui l’imposa véritablement au
public des années 70. Il a été mis en scène et joué par les plus grands de son époque :
Gérard Philippe, Jean-Louis Barrault, Jeanne Moreau, Maria Casarès, Georges Wilson...
Ses pièces ont été présentées en Allemagne, en Italie et en Angleterre.
Son importance pour le théâtre de son époque est d’ailleurs reconnue par
l’université, puisque, avec Jacques Audiberti, Eugène Ionesco et Georges Schéhadé, il a
fait l’objet d’une thèse qui a été soutenue en 2003.
Georges Borgeaud est sans doute moins connu que les auteurs précédents, bien
qu’il soit mentionné dans les dictionnaires et les littératures comme un représentant
suisse du roman d’analyse classique. C’est aussi un prix Renaudot 1974.
Le cas de Roger Blondel est plus complexe car ce nom n’est qu’une identité parmi
d’autres d’un écrivain qui s’appelle en réalité René Bonnefoy. Il est surtout connu sous
le nom de B. R. Bruss, auteur de romans d’anticipation et d’angoisse du Fleuve Noir.
Dans une interview jamais publiée, les explications que cet auteur protéiforme donne de
sa situation littéraire nous permettent de comprendre pourquoi il est si faiblement
représenté chez Gallimard :
« On m’a souvent demandé pourquoi je m’appelais Blondel et Bruss. J’ai peut-être eu tort
d’avoir deux noms, il n’est pas bon de se disperser. Il vaut mieux, quand on a publié un
volume, continuer dans la même voie, en variant un peu à chaque fois. Grandir dans une
ornière, ça ne donne pas toujours des fleurs magnifiques mais ça assure une sécurité.
Blondel a donc débuté par Le Mouton enragé. Je l’ai porté chez un éditeur où je croyais
avoir un ami qui pourrait m’aider et qui m’a en fait dit que c’était exécrable. Je l’ai alors
porté chez Gallimard. Je connaissais un peu Paulhan, qui l’a pris et m’a adressé à
l’occasion une lettre brève mais pleine de chaleur. Gallimard a d’ailleurs réédité ce livre à
la sortie du film, ce qui lui a permis de faire une seconde carrière, pas formidable mais
intéressante. Mon deuxième manuscrit ne plaisait pas à Gallimard et c'est Laffont qui l'a
pris. » 771
Robert Laffont a publié ensuite trois romans de Blondel, puis Lattès est devenu
son nouvel éditeur jusqu’à sa mort en 1979. La pratique de genres différents – et
méprisés de la littérature générale pour ce qui est de l’anticipation et de l’angoisse –,
bien que de manger deux gros poulets à lui seul, et les dames disent de lui le plus grand bien. », « Le
temps des travaux forcés », nouvelle parue dans Sud-Ouest, 28/08/1967.
771
« B. R. BRUSS/ROGER BLONDEL, interview inédite réalisée par Jacques Guiod & Alain Lacombe,
reproduite grâce à Charles Moreau et avec l'accord de Jacques Guiod, toutes les notes sont de Richard
D. Nolane », texte consultable sur le site : http://cf.geocities.com.
592
ainsi que la multiplicité des éditeurs expliquent que Gallimard ne possède les droits que
d’un seul roman.
Plus étonnant, Le Mouton enragé, alors qu’il a fait l’objet d’une adaptation
cinématographique en 1973, n’a pas été réédité en « Folio » ou dans « L’Imaginaire »,
comme ce fut le cas pour Mont-Dragon de Margerit 772. Le film mettait à contribution
des vedettes du monde cinématographique, avec Michel Deville comme réalisateur,
Christopher Frank comme scénariste, Jean-Louis Trintignant dans le rôle principal, ainsi
que Romy Schneider, Jean-Pierre Cassel et Jane Birkin : on comprend pourquoi il a
permis de relancer le roman, mais pas suffisamment, sans doute, aux yeux de Gallimard.
Afin de mieux situer les différents auteurs dont nous venons de parler, nous
proposons un troisième tableau où ils sont regroupés par catégories (catie) d’importance
décroissante. Les indices d’actualité littéraire ont été affectés, chacun, d’un coefficient
justifié de la manière suivante.
Une édition en « Folio » (Fo) ou dans une autre édition de poche (EP) vaut
3 points, parce que les éditions de poche sont celles qui se vendent le mieux et qui
assurent la plus large diffusion possible à un ouvrage. Une édition dans
« L’Imaginaire » (Im), en Poésie Gallimard (Po), au Dilettante (Di), ou dans une
collection de semi-poches (SP 773) en vaut 2, en raison d’un prix d’achat plus élevé et
d’une diffusion moindre. Une édition par Finitude (Fi) en vaut 1, vu sa diffusion très
limitée, mais la maison d’édition bénéficie d’une estime notable parmi les critiques 774.
Un site Internet (sI) ou une association (ass) vaut 2 points. Une thèse en vaut 3, c’est-à-
dire autant qu’une édition en poche, parce que l’université est l’instance officielle qui
consacre les auteurs. Enfin le titre d’académicien français (A) est également à prendre
en compte parce que tout académicien est répertorié avec ses prix et sa biographie sur le
site Internet de l’Académie française. Nous l’avons affecté du coefficient 1.
772
Cf. supra, p. 582.
773
Cf. la légende du tableau n° 1, supra, p. 556.
774
Raphaël Sorin, qui a publié récemment un ouvrage chez Finitude, la comparait naguère, dans une
émission sur France Inter, aux éditions du Dilettante à ses débuts.
593
Nous avons parfaitement conscience que cette évaluation n’a et ne peut avoir
aucune rigueur scientifique. Mais les résultats obtenus grâce à elle nous ont paru
suffisamment bien correspondre à la réalité, telle qu’on peut la percevoir au travers des
manifestations du monde éditorial et de l’université, pour justifier la présence de ce
troisième tableau dans notre étude.
Tableau n° 3
594
Auteurs Fo Im Po Di Fi EP SP sI ass thèse A Total Catie
J. Perret 1901-1992 12 8 2 22 3
H. Thomas 1912-1993 3 12 2 2 3 22 3
P. Moinot 1920- 18 1 19 4
L. de Vilmorin 1902-
6 6 2 2 3 19 4
1969
R. Guérin 1905-1955 6 6 2 3 17 4
F.-R. Bastide 1926-
9 6 15 4
1996
P. Bourgeade 1927- 15 15 4
R. Massip 1907-2002 15 15 4
R. Vrigny 1920-1997 15 15 4
R. Margerit 1910-
12 2 14 4
1988
J. de Bourbon Busset
9 3 1 13 4
1912-2001
J. Cabanis 1922-2000 12 0 12 4
M. Arland 1899-1986 3 4 4 1 12 4
J. Duvignaud 1921- 3 8 11 4
J. Forton 1930-1982 2 4 2 3 11 4
M. Bernard 1900-1983 8 2 10 4
J.-S. Alexis 1922-
8 3 11 4
1961
J. Grenier 1898-1970 8 3 11 4
H.-P. Roché 1879-
6 2 2 10 4
1959
P. Gascar 1916-1997 3 2 4 9 5
A. Langfus 1920-1966 6 3 9 5
B. Gay-Lussac 1918-
3 2 2 7 5
1995
J.-L. Trassard 1933- 3 2 2 7 5
G. Navel 1904-1993 3 3 6 5
M. Sachs 1906-1945 4 2 6 5
J. Serguine 6 6 5
C. Audry 1906-1990 3 3 6 5
Tableau n° 3 (suite)
595
Auteurs Fo Im Po Di Fi EP SP sI ass thèse A Total Catie
J. Blanzat 1906-1977 4 4 6
J. Borel 1925-2002 2 2 4 6
R. Judrin 1909-2000 2 2 4 6
A. Kern 1919-2001 3 3 6
F. Walder 1906-1997 3 3 6
N. Devaulx 1905-1995 2 2 6
B. Privat 1914-1985 2 2 6
A. Salmon 1881-1969 2 2 6
L. Bellocq 0 7
J. Bens 1931-2001 0 7
R. Blondel 1895-1979 0 7
G. Borgeaud 1914-
0 7
1998
J. Cau 1925-1993 0 7
P. Colin 0 7
S. Groussard 1921- 0 7
G. Jarlot 0 7
S. Martin 0 7
J. Vauthier 1910-1992 0 7
G. Véraldi 1926- 0 7
Tableau n° 3 (suite)
b) Quelques « désemparés »
Nous avons choisi de traiter à part le cas de quelques auteurs de notre tableau qui
font partie des auteurs présentés par Delbourg dans Les Désemparés.
Certes, « désemparés », ils le sont par leurs thèmes, leur existence et leur notoriété
littéraire. Mais qu’un ouvrage leur ait été consacré, qu’il les ait regroupés en leur
596
donnant pour ainsi dire une identité, les tire un tant soit peu de l’état de déréliction
littéraire où ils se trouvaient. Nous avons souvent eu l’occasion de constater à quel point
l’effet de groupe avait joué en leur faveur, tant sous la plume des critiques que dans le
choix d’éditeurs comme Le Dilettante, Le Temps qu’il fait, Finitude, ou Gallimard,
Grasset et La Table ronde pour leur collection de semi-poches.
Rappelons donc que Paul Gadenne, Henri Calet, Jacques Perret, Raymond Guérin
et Jean Forton, tous auteurs de l’écurie Gallimard des années 50 et 60, font partie des
« désemparés » aux yeux de Delbourg. Nous constatons tout de suite que par rapport
aux autres auteurs du tableau n° 3, leur position est loin d’être défavorable.
L’actualité littéraire de Paul Gadenne est comparable à celle de Vailland, bien que
pour Gallimard, ce soit exclusivement un auteur de « L’Imaginaire » (2 titres) : son
« Folio » n’a pas été réédité, pas plus que son roman L’Avenue, paru post mortem en
1962 dans la « Collection blanche ». Arrêtons-nous un moment sur les rééditions de
Gadenne au sein de Gallimard, assez représentatives, nous semble-t-il, de sa politique
éditoriale vis-à-vis des auteurs disparus.
La résurrection de Gadenne, auteur qui, « prématurément disparu, s’était imposé
avec des œuvres d’un ton très personnel » 775 de son vivant, a commencé dans les années
70, lorsque Le Seuil a fait paraître Les Hauts-Quartiers, son roman inachevé :
« Quand il mourut en 1956, Gadenne laissait un roman inachevé, Les Hauts-Quartiers, dont
la publication tardive (1973) obtint un chaleureux accueil de la critique, tel que l’auteur
n’en avait jamais connu de son vivant. » 776
Les propos de Jacques Brenner sont sans doute à nuancer quelque peu, car comme
le précise Bruno Curatolo :
« Pas plus que Guérin, Gadenne n’était un écrivain “maudit”, obscur ou mal aimé. Ils
étaient, tous deux, publiés par Gallimard, Corrêa ou Julliard, les journaux et les revues
rendaient régulièrement compte de leurs ouvrages, les signataires des articles comptant
parmi les critiques les plus notoires [...] ils avaient de fidèles amis dans les milieux
littéraires parisiens, même si, par choix ou contrainte, ils vivaient, dans le sud-ouest, à
plusieurs centaines de kilomètres de la capitale et de leurs éditeurs » 777.
775
Maurice NADEAU, Le Roman français depuis la guerre, op. cit., p. 122.
776
Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 466.
777
Bruno CURATOLO, Paul Gadenne. L’écriture et les signes, L’Harmattan, Paris, 1996, 2000, p. 19.
597
Toutefois, cette édition posthume du Seuil, saluée par la critique, n’a pas
convaincu sur le moment Gallimard de faire passer Gadenne en « Folio »,
« L’Imaginaire » n’existant pas encore. La publication en 1982 de L’Inadvertance et de
La Rue profonde par Le Tout sur le Tout a eu apparemment plus d’effet : un an plus
tard, Gallimard rééditait L’Invitation chez les Stirl en « Folio » et La plage de
Scheveningen dans « L’Imaginaire ». L’Invitation chez les Stirl, d’une énigmatique
aridité, ne dut pas rencontrer un public suffisant, puisque Gallimard le fit passer de
« Folio » dans « L’Imaginaire » en 1995.
Or, la chance de Gadenne est justement de ne pas être confiné dans le « musée »
de « L’Imaginaire », puisqu’il a été réédité par Le Dilettante, Actes Sud, Finitude et
surtout dans la collection de poche du Seuil (2 titres). Il est d’ailleurs le seul de nos
« désemparés » à être représenté dans une édition de poche, ce qui le met à la portée
d’un large public et des scolaires, notamment, bien que son œuvre soit sans doute trop
ardue pour ces derniers.
Les rééditions les plus importantes sont celles d’Actes Sud, du Seuil et de
« L’Imaginaire », les trois livres les plus recherchés de Paul Gadenne étant Baleine
(Actes Sud), Siloé (Points Seuil) et La Plage de Scheveningen (« L’Imaginaire »),
d’après le site Internet de la Fnac
D’autres éditeurs participent à la résurrection actuelle de Gadenne, comme La Part
Commune et Séquences, ainsi que des initiatives comme le Prix du livre oublié qui lui a
été attribué en juin 2005 par une librairie de Bur-sur-Yvette.
Mais Gadenne est surtout un auteur reconnu par le milieu universitaire, qui
s’intéresse à lui depuis les années 70. Actuellement, cinq thèses sont en cours sur son
œuvre, dont trois inscrites depuis 2001. Par ailleurs, des universitaires comme Bruno
Curatolo, Paul Renard, ainsi que l’écrivain Didier Sarrou, lui ont consacré plusieurs
ouvrages et divers articles dans des revues.
Un beau site lui est dédié 778, remarquablement tenu à jour, ainsi qu’une
association, « La Rue profonde », qui édite la revue « Carnets Paul Gadenne » et
778
http://www.gadenne.org.
598
organise des séminaires. Celui de 2000, « Les lectures de Paul Gadenne », s’est déroulé
à l'Université de Paris VII et en décembre 2003, l’Université de Lille a organisé une
« Journée d’étude Paul Gadenne ».
Enfin, en février 2005, à l’occasion de la publication de textes critiques de
Gadenne (Une grandeur impossible aux éditions Finitude) et d’un essai biographique
(Paul Gadenne de Didier Sarrou aux éditions La Part Commune), Mathieu Bénézet a
organisé sur France Culture, dans l’émission « Surpris la nuit », une discussion autour
de l’auteur, « écrivain en attente [...] d’un public plus large, d’œuvres complètes, de la
publication intégrale de ses carnets » 779.
La réception actuelle d’Henri Calet est légèrement supérieure à celle de Gadenne.
Il est mieux représenté que lui dans les semi-poches : six titres actuellement disponibles
dans « L’Imaginaire », quatre titres non épuisés au Dilettante et deux titres dans « Les
Cahiers Rouges » de Grasset. Il existe également une association qui porte son nom
mais pas de site qui lui soit consacré.
Il n’est pas non plus dédaigné des universitaires, comme en témoignent les
fréquent articles parus sur lui dans la revue Roman 20-50 et les « Journées autour de
l'œuvre du romancier » qui eurent lieu à la Villa Chazière et à l’Université de Lyon-II
en mai 1996. Mais leur intérêt est nettement moins marqué que pour Gadenne : la
première thèse inscrite sur l’œuvre de Calet ne date que de 1991, une seule a été
soutenue depuis 2000 et trois thèses seulement sont en cours actuellement.
Les deux auteurs ayant disparu la même année, en 1956, il est facile de constater
que la résurrection de Calet a été plus tardive que celle de Gadenne. Tandis que ce
dernier a été redécouvert par les éditeurs et les universitaires dans les années 70, soit
une quinzaine d’années après sa mort, l’œuvre de Calet n’a véritablement réémergé que
dix ans plus tard, dans les années 80. Ainsi Jean-Pierre Baril écrivait-il en 2000 :
« Si l’on jette un coup d’œil sur les publications et rééditions qui se sont succédé, depuis
une vingtaine d’années, il n’est sans doute pas exagéré de dire qu’après celle de Paul
779
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/surpris/.
599
Gadenne, ou d’Emmanuel Bove, l’œuvre de Calet est sortie à son tour du purgatoire où les
années soixante et soixante-dix l'avaient confinée. » 780
Dans cet article, Jean-Pierre Baril montre bien comment la réception de l’œuvre
de Calet a évolué de son vivant et après sa mort. Calet fit d’abord
« de brillants débuts chez Gallimard, avec La Belle Lurette, ouvrage suivi du Mérinos, en
1937, et de Fièvre des polders, en 1940. Leurs qualités exceptionnelles de sensibilité et de
style valurent à Calet l’estime immédiate de ses pairs et du public lettré. Mais la diffusion
de ses livres resta confidentielle pendant toutes ces années. Ce n’est qu’au lendemain de la
guerre, à la faveur d’une carrière de journaliste fort singulière, commencée à Combat, qu’il
connut sa petite heure de gloire et de célébrité. » 781
Calet ne sombra pas tout de suite dans l’oubli après sa disparition, grâce à sa
dernière compagne, Christiane Martin du Gard, et à des amis fidèles dont Pascal Pia,
Francis Ponge, Marc Bernard et Albert Camus. Cependant, les rééditions et les
manifestations qui s’échelonnèrent dans les vingt premières années de sa réception
posthume ne firent pas grand bruit
« et son œuvre, comme beaucoup d'autres accomplies entre les années trente et cinquante,
tomba lentement mais sûrement dans l’oubli. Ici ou là dans les journaux, depuis plusieurs
années, on parlait déjà de purgatoire... » 782
Il fallut attendre que la vogue du Nouveau Roman faiblisse pour que les écrivains
et les critiques, porte-parole des lecteurs silencieux, se tournent vers une littérature
oubliée où les noms de Calet et de Guérin se côtoyaient. La revue Subjectif 783 contribua
tout particulièrement à sa réhabilitation en prônant le retour du « je ». Raphaël Sorin,
Jean-Pierre Martinet, Pierre Veilletet y défendaient les auteurs qu’ils aimaient comme
Henri Calet, Raymond Guérin, Marc Bernard, Jean Grenier ou Pierre Herbart.
Gallimard prit rapidement conscience de cette nouvelle vague de fond favorable à
Calet, et commença à le rééditer dans « L’Imaginaire » à partir de 1979 :
780
« Place Henri Calet », article paru dans La Revie littéraire, ouvrage collectif publié en juillet 2000 aux
Presses Universitaires de Dijon et consulté sur le site Internet du Dilettante (http://www.ledilettante.com)
le 17 juillet 2004.
781
ibidem.
782
ibidem.
783
Cf. supra, p. 172 et 177.
600
“l’auteur de La Belle Lurette [avait] refait surface sans rien devoir à la critique ou à la
mode”. Mais il rappelait surtout, “cas à peu près unique dans l'histoire littéraire”, tout ce
que cette redécouverte devait non pas aux éditeurs, comme on pourrait le croire, mais à “un
mouvement parti de la base”, c'est-à-dire à une poignée d’irréductibles lecteurs qui venaient
nourrir leur passion, depuis quelques années, dans une librairie exiguë sise au pied de la
Butte-aux-Cailles, dans le XIIIe arrondissement... » 784
Cette librairie se doubla en 1980 d’une maison d’édition dont le nom même, Le
Tout sur le Tout, était un hommage à Calet, tout comme celui de la revue qu’elle fit
paraître, Les Grandes Largeurs. D’abord consacrée essentiellement à Calet, cette
dernière participa activement à la redécouverte des auteurs oubliés dont Forton fait
partie et que les critiques ont pris l’habitude de citer ensemble depuis les années 80. Elle
émanait à l’origine de l’association Henri Calet qui, créée en 1981 au sein du Tout sur le
Tout, s’était fixé pour objectif
« de mieux faire connaître l’œuvre d’Henri Calet et de la promouvoir par tous les moyens
adéquats, en particulier par la publication d’un bulletin périodique » 785
784
Jean-Pierre Baril, « Place Henri Calet », art. cit.
785
« Déclaration de constitution » de l’association, citée ibidem.
786
ibidem.
601
« rien qui ne puisse distinguer Calet, a priori, de tant d’écrivains des années trente qui
durent interrompre leur œuvre, sous l’Occupation, avant de se voir balayés par les vagues
successives de l’Existentialisme et du Nouveau Roman... » 787
L’oubli dont il a été victime après sa mort suscite les mêmes questions sans
réponse que nous nous posons à propos de Forton. Nous ne pouvons que formuler des
hypothèses, comme l’a fait Jacques Chessex (prix Goncourt 1973) cité par Jean-Pierre
Baril :
Dans les explications avancées par Chessex, nous retrouvons une majorité
d’éléments communs avec Forton : la noirceur de certains récits de Calet, qui peuvent
inspirer de la répulsion aux lecteurs, une œuvre qui ne propose ni thèse ni méthode,
dans une époque où on prônait l’engagement à tout prix, et enfin, l’absence de prix
littéraire important.
Viennent s’y rajouter des raisons propres à Calet, certainement victime de ses
talents multiples. D’abord, le journaliste a occulté l’écrivain, en lui volant la notoriété.
Ensuite, l’œuvre de Calet, naviguant entre le roman, la chronique et l’autobiographie, ne
se laisse pas étiqueter facilement :
« Cette variété et cette hésitation profondes expliquent sans doute en partie l’absence
complète ou peu s’en faut de son œuvre dans les histoires, manuels, panoramas et autres
anthologies de la littérature du XXe siècle. Cela ne les justifie guère, mais il n'est pas
impossible de voir dans cet oubli prolongé la difficulté éprouvée par les historiens eux-
mêmes à trouver pour l’œuvre de Calet une “rubrique” qui la puisse contenir... » 789
Chessex, qui écrivait son article sur Calet en 1966, montrait à cette époque une
remarquable prescience littéraire, en distinguant, au moment où elle avait été
complètement submergée par les modes ambiantes, une littérature d’avenir qui ne devait
être reconnue qu’une quinzaine d’années plus tard :
787
ibidem.
788
J. Chessex, « Henri Calet dix ans après », La Nouvelle Revue française, n° 159, mars 1966, pp. 484-
490, cité ibidem.
789
ibidem.
602
« Mais venons-en à la cause principale du silence qui s’épaissit autour d’Henri Calet. C’est
un point d’histoire littéraire : aux alentours de 1955-1956 apparaît publiquement le
“nouveau roman”, qui va reléguer dans l’ombre, parce qu’il lui faut démontrer, convaincre,
conquérir (donc schématiser, donc oublier) quelques-unes des œuvres les plus aiguës et les
plus audacieuses de ces trente dernières années. [...] Il est [...] remarquable qu’en 1958 le
numéro d’une revue consacrant son sommaire au “nouveau roman” ne signalât même pas
des tendances aussi utiles à la transformation du roman et du récit que les recherches
d’Audiberti, de Raymond Guérin, de Paul Gadenne, de Jean Reverzy, de Pierre
Klossowski, d’Henri Thomas, d’Alexandre Vialatte, de Jacques Lemarchand, de Roland
Cailleux – et du très malchanceux Henri Calet. [...] Entre 1935 et 1955 en effet, ces
écrivains publient plusieurs chefs-d’œuvre que je dirai symptomatiques puisqu’ils
annoncent, souvent révèlent, l’évolution du roman et du récit. Regardez-les au travail : ils
explorent tous les domaines de la création, de la nouvelle au long roman ; ils créent des
langages ; ils sont parmi les premiers en France à mettre en pratique les découvertes de la
psychanalyse et de la philosophie, à dire l’impossibilité d’être ou l’étrangeté au monde, à
porter la malédiction de la guerre qui vient, puis ses coups, puis ses cicatrices. Des
directions diverses, mais actuelles et urgentes ; de multiples recherches formelles ; des
livres qui cherchent à leur manière, toujours un peu anarchique et blessée, “une voie pour le
roman futur”. » 790
Nous retrouvons là une liste d’écrivains souvent mentionnés aux côtés de Forton
par les critiques des deux dernières décennies, les « désemparés » de Delbourg, mais
également des hommes proches de Forton comme Lemarchand, ou aimés comme lui par
certains critiques comme Brenner, par exemple, grand ami d’Henri Thomas, et qui
comparait Le Grand Mal aux Fruits du Congo de Vialatte.
Gadenne, Calet, Forton n’ont pas seulement été liés par des critiques et des
éditeurs qui les ont défendus courageusement contre un oubli immérité : leur destinée
présente d’étranges ressemblances. Tous les trois, en effet, ont disparu à peu près au
même âge, 49 ans pour Gadenne, 52 ans pour Calet et Forton, laissant une œuvre
forcément inachevée.
Un autre point commun unit Gadenne et Forton, au-delà de la différence de
génération : tous les deux ont eu la révélation de leur vocation littéraire, coupés du reste
du monde par une maladie des poumons, à 17 ans pour Forton et à 26 pour Gadenne.
Thomas Mann n’a pas été le seul à analyser les effets de ce retrait forcé dans l’ambiance
d’une maladie, à l’époque, mortelle :
790
Cité ibidem.
603
d’apparaître, avec le recul du temps, comme une de ces expériences authentiques après
lesquelles un homme sait mieux qu’avant ce qu’il vaut. [...]
La maladie ne crée pas que des hommes supérieurs. On ne façonne que ce qui peut être
façonné. Mais je crois à cette loi de la transformation de l’énergie humaine qui veut que le
mouvement arrêté en nous par la maladie se convertisse en énergie spirituelle. Cela fait
qu’un homme diminué physiquement peut s’accroître spirituellement. De sorte que la
maladie m’apparaît, au total, non comme une diminution, mais comme un déséquilibre, un
excès » 791.
« cet écrivain de tempérament vaut surtout par la verve langagière de ses contes et récits, où
il apparaît parfois comme un cousin de Marcel Aymé. » 793
791
« Causerie pour les Saltimbanques », Carnet Paul Gadenne, n° 12, texte cité sur le site Internet de
Gadenne : http://www.gadenne.org.
792
Cf. supra, p. 563.
793
Jacques BRENNER, Histoire de la littérature française de 1940 à nos jours, op. cit., p. 251.
604
Les littératures françaises ne le dédaignent pas, quant à elles : par exemple, la
Littérature XXe siècle de Nathan (1989) donne un extrait du roman qui lui a valu
l’Interallié en 1951, Bande à part. Éliane Tonnet-Lacroix le range parmi les écrivains
qui illustrent « la littérature de la guerre et des camps » 794. Le Caporal épinglé de
Jacques Perret est pour elle une « chronique pleine de verve et de drôlerie de sa
captivité », à la différence des œuvres de Calet, de Guérin et d’Hyvernaud où
Contrairement à ces trois écrivains, dont « les livres, au genre imprécis, [...]
constituent une littérature de la démoralisation » 796, Perret n’offre pas vraiment une
image convaincante de « désemparé ». Car si l’on en croit le nombre de ses ouvrages
publiés en « Folio » et au Dilettante, il a sûrement plus de lecteurs que Calet, Guérin ou
Hyvernaud. Sa vie d’aventurier et son style « d’un joyeux anticonformisme » 797, qui
l’apparente plus à un conteur qu’à un romancier, selon Nadeau 798, le rendent sans doute
plus agréable et plus facile à lire.
On se demande alors pourquoi Delbourg l’a fait figurer dans son ouvrage. Est-ce
pour « son habituel penchant à ne pas figurer dans la course » 799 ? Ou pour le caractère
inclassable de ce « monarchiste, mérovingien, paladin des causes ultimes aux antipodes
des bonnes consciences capitonnées » 800 ?
Mais le « désemparé » auquel Forton a été le plus souvent comparé, le seul avec
lequel il ait entretenu une relation concrète est Raymond Guérin, bordelais comme lui,
disparu lui aussi à la cinquantaine d’un cancer aux poumons.
794
Éliane TONNET-LACROIX, La Littérature française et francophone de 1945 à l’an 2000, op. cit.,
p. 66.
795
ibidem.
796
ibidem, p. 67.
797
Jacques BRENNER, ibidem.
798
Maurice NADEAU, Le Roman français depuis la guerre, op. cit., p. 41.
799
Patrice DELBOURG, Les Désemparés, op. cit., p. 102.
800
ibidem, p. 103.
605
c) Itinéraires comparés de Raymond Guérin et de Jean Forton
Forton aurait certainement été flatté qu’on le compare à Guérin, avec qui il
partage la même lucidité sans concession vis-à-vis des lecteurs. Aussi ne doit-on pas
s’étonner qu’ils aient eu comme éditeurs communs Gallimard, Le Dilettante et Finitude.
Rajoutons-y les éditions du Scorpion, qui publièrent La Main passe de Guérin en
1947. En effet, le premier roman de Forton, La Ville fermée, qui avait été refusé deux
fois par Lemarchand (Gallimard) en 1954, et une fois par La Table Ronde en mai 1955,
avait été remarqué par Jean d’Halluin, directeur des éditions du Scorpion. En août 1959,
il écrivit à Forton qu’il était intéressé par le manuscrit, dont il avait entendu parler de la
manière suivante : « un de nos lecteurs nous signale avoir lu chez un de nos confrères
votre manuscrit ... ». Forton ne donna pas de suite à la proposition, comme on l’apprend
dans une lettre de septembre 1959, où Claude Gallimard le remercie d’avoir renoncé à
publier La Ville fermée aux éditions du Scorpion, ce qui aurait été contraire à ses
intérêts littéraires. Car le Scorpion, devenu mythique aujourd’hui pour les
collectionneurs, était considéré à l’époque comme un éditeur de livres scandaleux,
malgré des auteurs comme Vian (qui écrivait aussi sous le pseudonyme de Vernon
Sullivan), Queneau (sous le pseudonyme de Sally Mara), Hyvernaud, et Guérin.
Nous ne reviendrons pas sur les liens personnels qui unirent Forton et Guérin,
limités par la froideur du second, connu comme un écorché vif. Rappelons seulement
que Guérin a marqué de manière significative la destinée littéraire de Forton : elle
commença sous ses auspices, avec la publication de Du côté de chez Malaparte dans La
Boite à clous en 1950, et se termina avec la préface à La Peau dure, publiée au Tout sur
le Tout en 1981.
Dans cette préface, dernier texte édité de son vivant, Forton, retiré de la vie
littéraire depuis quinze ans, semble comprendre de l’intérieur l’amertume et le dégoût
éprouvés par son grand aîné. Car il ne s’agit pas seulement de l’hommage d’un écrivain
incompris à un autre, c’est aussi le bilan d’une carrière littéraire interrompue par la
malchance et couronnée par la maladie.
606
607
608
Forton n’a quasiment pas écrit de textes théoriques, en dehors de ses chroniques
de jeune revuiste et de ses critiques à la NRF. Sa préface à La Peau dure constitue donc
un précieux témoignage sur la façon dont il voyait la littérature de son époque. Le
constat est amer : la littérature ne sert plus désormais que la vanité ou les intérêts
commerciaux.
La tentation du silence est d’ailleurs commune aux deux écrivains : Forton, à
vingt ans, pressentait déjà qu’il lui faudrait « inventer ses lecteurs » 801, et ne publia plus
rien après le refus de L’Enfant roi par Gallimard. Quant à Guérin, voici ce qu’il écrivait
dans une lettre à Maurice Toesca en décembre 1954 « sur cette tendance au Silence qui
devrait être la loi suprême de tout artiste » :
« Je me demande même si je ne m’en tiendrai pas à la résolution que j’avais à moitié prise,
avant même de tomber malade (après l’échec des Poulpes), à savoir de ne plus rien publier
de mon vivant. Et ce, non pas par caprice, ni humeur mais simplement parce que, me
sachant très impressionnable et, plus que de raison, sensible aux jugements et opinions
d’autrui, je serai, si je ne suis plus exposé aux dangers de la publication, à même d’écrire
plus librement, délivré du souci du qu’en dira-t-on. » 802
« lorsqu’il disparut en 1955, qui connaissait Raymond Guérin ? Pierre Veilletet, qui fut la
cheville ouvrière de la redécouverte de l’œuvre de Guérin dans les années 70, qualifie de
“proprement scandaleux” l’oubli où l’on a peu à peu laissé glisser l’écrivain. À sa mort,
quelques-uns de ses amis avaient bien dit, déjà, l’admiration qu’ils portaient à ce romancier
rare. Guérin attendra pourtant longtemps au purgatoire. Il faudra un numéro spécial de la
revue Grandes Largeurs sur la littérature bordelaise, puis un article anthologique dans la
revue Subjectif en 79 pour que l’œuvre soit partiellement rééditée et quitte enfin les boîtes
des bouquinistes et les arrière-salles des librairies d’occasion. » 803
801
Cf. supra, p. 222.
802
Le Pus de la plaie, Le Tout sur le Tout, 1982, pp. 17-18.
803
« Les écrivains du Bordelais », supplément au Magazine littéraire, octobre 1989, n° 270.
609
En effet, 1981 ne vit pas seulement la réédition de La Peau dure au Tout sur le
Tout, mais également la publication dans « L’Imaginaire » de la version intégrale de
L’Apprenti, dont de nombreux passages avaient été censurés (par l’auteur lui-même)
lors de sa parution en 1946.
Suivirent les rééditions de 1982 : Le Pus de la plaie au Tout sur le Tout et Quand
vient la fin... dans la « Blanche » de Gallimard, et de 1983 : Les Poulpes au Tout sur le
Tout et Parmi tant d’autres feux dans « L’Imaginaire ».
Entre 1988 et 2005, « L’Imaginaire » accueillit un troisième titre de Guérin, tandis
que trois ouvrages étaient publiés par Le Dilettante et deux par Finitude.
L’année 2005 marquant le centenaire de la naissance de Guérin et le
cinquantenaire de sa mort, il faut sans doute voir une volonté de commémoration804 dans
la parution des trois livres suivants entre juin et octobre 2005 : la Correspondance
1938-1955 entre Henri Calet et Raymond Guérin éditée par Jean-Pierre Baril au
Dilettante, Retour de barbarie paru chez Finitude, et Lettres à Sonia 1939-1943, éditées
par Bruno Curatolo chez Gallimard.
En 1999, Bruno Curatolo proposait de parler pour Guérin d’« un troisième
souffle », le deuxième correspondant aux premières rééditions du Tout sur le Tout,
autour desquelles « la presse s’était alors largement mobilisée pour tenter de tirer
Guérin de son purgatoire. » 805
Les publications de 2003 et 2005 au Dilettante, chez Gallimard et Finitude,
ressemblent à un quatrième souffle, et pourtant
« Guérin, contrairement à son ami Henri Calet, a peu bénéficié des résurrections littéraires.
[...] Guérin connaît une secte de “spécialistes mais pas de lecteurs”, dit Jean-Paul
Kauffmann » 806.
804
Volonté explicite dans l’« Achevé d’imprimer » de Finitude.
805
Bruno Curatolo, « Raymond Guérin réédité : un troisième souffle ? », rubrique « La revie littéraire »,
Roman 20-50, juin 1999, n° 27, pp. 149-156.
806
Claire Devarrieux, « Poulpes fiction », article sur la biographie de Guérin par Jean-Paul Kauffmann,
31, allées Damour – Raymond Guérin (1905-1955) (Berg International/La Table Ronde, 2004),
Libération, 6 mai 2004.
610
Certes, les « spécialistes » – universitaires et éditeurs – le considèrent comme un
auteur grand et puissant, dont le registre, plus noir que gris, excède largement celui de
Forton :
« Je ne sais vous dire au juste comment je place Forton auprès de Guérin et Gadenne : la
différence tient sans doute à une différence d’ambition. Forton ne visait pas une totalité
romanesque, comme Guérin, et n’avait pas l'inspiration métaphysique de Gadenne ; je
dirais qu’il joue sur un mode mineur, qui s’accorde à son caractère, quand les deux autres
s’entendaient aux accents puissants et plutôt orgueilleux (ce n’est pas un défaut en art).
Mais la musique de Forton est tout de même entêtante. » 807
807
Bruno Curatolo, Re : doctorat sur Forton [courrier électronique]. Destinataire : Catherine Darnaudet,
19/10/2004. Communication personnelle.
808
Maurice NADEAU, Le Roman français depuis la guerre, op. cit., p. 106.
611
D’autre part – et c’est l’hypothèse de Bruno Curatolo après avoir été le postulat de
Guérin – son écriture protéiforme a déconcerté les lecteurs, tout en décourageant toute
tentative de classification. :
« après la guerre, de 1946 à 1953, en une dizaine de titres, devait être adopté un parti pris
caméléonesque : précipiter le lecteur d’un registre soutenu à un registre insoutenable, du
lyrisme exalté à l’atroce réalisme, de l’émotion la plus délicate au grotesque le plus appuyé.
Entonnée le plus souvent au sein d’un même ouvrage, cette polyphonie n’a pas manqué de
dérouter critique et public, trop habitués aux factures homogènes, trop frileux également
sous le souffle d’un cynisme ouvertement proclamé. » 809
Le contraste violent des registres utilisés par Guérin l’a privé de l’appréciation
compréhensive des critiques, contrairement à Forton. Car ce dernier a souvent été loué
pour son mélange de réalisme et de poésie, alors que Guérin a souffert d’être étiqueté
« romancier réaliste » sans pouvoir prétendre à la poésie :
« le voilà définitivement classé dans telle ou telle famille d’esprits. Il n’en pourra jamais
plus sortir quoi qu’il fasse, quoi qu’il écrive ensuite. Classé poète, c’est le diable s’il arrive
jamais à faire prendre au sérieux les récits les plus réalistes. Classé réaliste, il aura beau
faire et beau dire, on lui déniera à jamais le don de la poésie. Dans cette rage qui prend la
critique il faut qu’il se résigne, à son propre étonnement, à n’être plus jamais autre chose
qu’un idéaliste ou qu’un pessimiste, qu’un conteur ou qu’un dialecticien, qu’un enchanteur
ou qu’un irascible contempteur des mœurs. » 810
809
Bruno CURATOLO, Raymond Guérin. Une écriture de la dérision, L’Harmattan, Paris, 1996, p. 10.
810
Raymond GUÉRIN, Un Romancier dit son mot, op. cit., p. 157. Cité par B. CURATOLO, ibidem,
p. 19.
811
ibidem, p. 9.
812
ibidem, p. 21.
612
« En 1941, L’Officier sans nom, de Guy des Cars (Fayard), est éliminé malgré le soutien de
Francis Carco. On parle beaucoup de donner le prix à un prisonnier, Raymond Guérin,
auteur de Quand vient la fin, mais Vichy fait savoir que, plutôt que de couronner un roman
sur l’agonie d’un cancéreux, l’académie Goncourt serait mieux avisée de récompenser
Henri Pourrat dont le livre Vent de Mars célèbre le retour à la terre, un des thèmes de
prédilection de la propagande pétainiste. Le vœu est exaucé. » 813
Dans les lettres qu’il envoie à Raymond Guérin prisonnier, Paulhan parle des
réactions opposées que suscite son roman : « La critique parle jusqu’ici de Quand
vient... comme d’un grand chef-d’œuvre » mais il y a des résistances à vaincre :
« Prix Goncourt : il semble malheureusement que vos chances soient moins grandes. On a
beau faire valoir que le prix, ce serait sans doute votre libération, il y a pas mal d’imbéciles
puissants pour répondre que votre livre est d’un réalisme grossier, qu’il abaisse la dignité
française, etc. » 814
« Le roman de Julien Blanc, Confusion des peines 815 témoignait ainsi de la masturbation et
de la pédérastie qui se pratiquaient dans les maisons de redressement ou les orphelinats et,
bien que publié en 1943, il ne fut pas inquiété par la censure. C’est que son écriture,
fortement réaliste pourtant, restait conventionnelle, respectait les normes contrairement à
celle du troisième ouvrage de Guérin, ouvrage dans lequel se confirmait le goût de
l’écrivain pour la provocation. » 816
« je commence à comprendre l’importance que prendra un petit livre aussi neuf dans sa
facture et aussi révolutionnaire dans sa prétention que La Main passe lorsque l’on se sera
avisé que j’ai créé là une forme d’expression qui est restée jusqu’ici sans postérité. » 817
Il aurait donc pu tenir sa place « dans les tentatives originales qui, à la fin des
années quarante, ont donné peu à peu naissance au nouveau roman » 818. On sait que loin
813
Pierre ASSOULINE, Gaston Gallimard, rééd. Points Seuil, 1985, p. 344, cité ibidem, p. 21.
814
Grandes largeurs, été 1985, n° 11, pp. 70 et 74, cité ibidem, p. 22.
815
Le pré aux clercs, 1943 ; rééd. Jean-Claude Lattès, 1979.
816
Bruno CURATOLO, op. cit., p. 27.
817
Lettre à Maurice Toesca, Le Pus de la plaie, Le Tout sur le Tout, 1982, p. 15.
818
Bruno CURATOLO, op. cit., p. 33.
613
d’apparaître comme un de ses précurseurs, il aura fait partie de ses victimes jusque dans
les années 80.
L’indifférence des lecteurs, qui condamnait à l’obscurité un génie dont il avait une
conscience aiguë, lui fut fatale selon Forton et Veilletet, autant que la maladie des
poumons qui devait l’emporter en septembre 1955. La déception engendrée par l’échec
des Poulpes, qu’il considérait comme un chef-d’œuvre, fut d’autant plus délétère pour
Guérin qu’il y avait consacré trois ans de travail acharné, au point d’en tomber malade,
comme il le dit dans un entretien avec Claude-Henri Rocquet :
« J’attribue [ma maladie] à un très grand surmenage. Le travail que j’ai dû accomplir pour
écrire Les Poulpes a été absolument surhumain. Pendant trois années, aidé par ma femme,
j’ai travaillé à peu près jour et nuit, le samedi, le dimanche, pendant les vacances, sans
prendre un instant de repos. » 819
« Que voilà encore beaucoup d’orgueil, diras-tu ! Eh oui ! Il faut s’y résigner. Je ne pourrai
jamais écrire quelque chose de valable qu’avec un atroce et intolérable mélange d’orgueil et
d’humilité. » 823
819
Le Pus de la plaie, op. cit., p. 116.
820
Témoignage de Jean Cayrol au lendemain de sa mort, cité dans Sud-Ouest Dimanche, 20/09/1981.
821
Bruno CURATOLO, op. cit., p. 9.
822
Jean FORTON, cf. supra, p. 222.
823
Le Pus de la Plaie, op. cit., p. 16.
614
L’humilité de Forton, qui n’altérait en rien sa lucidité amère sur la comédie
littéraire, l’absence de textes théoriques où il aurait défendu sa conception de la
littérature, la modernité modérée et la veine relativement homogène de son œuvre en
font un auteur certainement moins en relief que Guérin.
Il faut d’ailleurs remarquer que les écrivains qui ont théorisé leur démarche ont
ainsi valorisé leur image, comme s’ils avaient assuré eux-mêmes la défense de leur
œuvre aux yeux de la postérité. La théorie leur donne la dimension de véritables
romanciers novateurs, qui peuvent faire figure de jalons dans l’histoire littéraire, alors
qu’on peut toujours dénier ce rôle à un auteur qui ne s’est pas exprimé sur la question.
Aussi le crédit littéraire d’un Guérin ou d’un Gadenne apparaît-il plus évident que celui
d’un Calet ou d’un Forton.
Il l’était peut-être déjà du vivant des auteurs, puisque malgré son insuccès auprès
des lecteurs, Gallimard n’abandonna jamais Guérin : « Gallimard [...] s’obstine à
réclamer des manuscrits de moi en dépit de l’officielle mévente. » 824 À propos de la
réception des Poulpes, Gaston Gallimard écrivit même à Guérin cette phrase admirable :
« ce livre n’aura jamais aucun succès, il vient trop tard, mais c’est l’honneur d’une
maison de publier de tels livres. » Le noble désintéressement du fondateur de l’illustre
maison appartient vraiment à une autre époque, une époque révolue dont Forton a connu
la fin, malheureusement pour lui.
C’est pourquoi la mort de Guérin sembla prématurée, car son projet de somme
romanesque restait inachevé. Forton, qui n’avait essuyé que des refus de Gallimard dans
les treize dernières années de sa vie, semblait, au contraire et de manière injuste, un
écrivain fini. Nous disons « injuste » car, comme nous le savons maintenant, il n’avait
pas cessé d’écrire des nouvelles, genre dans lequel il s’est illustré avec un bonheur
quasiment ignoré de son vivant. Peut-être s’est-il trop facilement résigné à ne plus être
publié chez Gallimard, peut-être aurait-il dû proposer ses manuscrits à d’autres éditeurs.
Il n’a pas eu non plus la chance de vivre assez longtemps pour retrouver foi en
l’écriture, grâce à de nouveaux éditeurs, comme ce fut le cas de Jacques Chauviré,
824
ibidem, p. 20.
615
révélé en 1958 par Albert Camus, et qui cessa d’écrire pendant vingt-trois ans, suite au
refus d’un de ses manuscrits par Gallimard en 1980. En 2003 et 2004, à presque quatre-
vingt-dix ans, il a eu la joie de publier deux inédits au Temps qu’il fait, et de rencontrer
le succès auprès de la presse et des lecteurs, juste avant de mourir en 2005.
La résurrection de Forton a été cependant moins longue à attendre que celle de
Guérin, comme on peut le voir sur le tableau n° 4 : son purgatoire aura duré moitié
moins longtemps.
On pourrait penser qu’il a bénéficié du retour en grâce des auteurs éclipsés par les
gloires tapageuses des années 50 et 60. Mais n’oublions pas qu’il est mort au moment
où Le Tout sur le Tout et l’équipe de Subjectif leur donnaient une nouvelle chance et
que lui-même n’en a aucunement profité sur le moment, puisque Le Dilettante n’a
publié son dernier roman inédit que treize ans après sa mort.
Si l’on considère que Forton a connu son deuxième souffle de 1995 à 2003, rien
n’interdit de penser qu’un troisième et un quatrième l’attendent, à l’instar de Guérin. Il a
cependant un sérieux handicap par rapport à ce dernier, car Gallimard détient les droits
de la quasi-totalité de sa production romanesque : Guérin, lui, avait eu la chance – du
point de vue de la postérité – de publier chez d’autres éditeurs des titres dont les droits
ont pu être repris pour des rééditions.
En outre, Guérin avait laissé beaucoup de notes, de lettres, de textes divers, qui
ont fourni matière à des inédits. De Forton, il ne semble pas subsister beaucoup de
textes inédits, désormais : un roman, La Ville fermée, et peut-être d’autres nouvelles,
ainsi que quelques dramatiques destinées à la radio.
Forton n’a pas encore pénétré dans le sanctuaire des littératures françaises, certes,
et à ce titre, il est jugé comme un écrivain inférieur à Guérin. Mais le nombre de ses
lecteurs n’en est pas moindre pour autant, si l’on en croit les chiffres de vente du
Dilettante 825. Il est même beaucoup mieux placé que Guérin et Gadenne chez Finitude,
ainsi que nous l’a dit Emmanuelle Boizet dans un entretien téléphonique du 29 août
2005 : ses deux recueils de nouvelles continuent de faire partie des meilleures ventes de
825
Cf. supra, p. 295.
616
la petite maison d’édition. Son registre « gris » le rend plus facile et plus plaisant à lire
que les romans âpres de Guérin. Mais les aficionados de ce dernier sont à son image,
passionnés et activement insoumis.
Calet, Gadenne, Guérin, Forton, autant d’auteurs unis par des liens personnels
plus ou moins étroits, des sensibilités communes et même un réalisateur, Jacques
Manlay, qui filma un documentaire sur chacun des trois derniers.
Mais si l’on voulait se convaincre qu’il faut savoir être patient avec la postérité
littéraire et compter avec ses surprises, on pourrait citer un auteur dont le purgatoire a
duré bien plus longtemps que pour tous les autres :
« il a fallu attendre quarante ans pour qu’Emmanuel Bove, par quelques rééditions et
éditions posthumes, prenne une place que des dictionnaires d’auteurs ignorent encore
aujourd’hui. » 826
Car Bove, mort en 1945, a fait lui aussi partie des résurrections des années 80,
puisqu’il a été réédité en 1985 dans « La Petite Vermillon ». Depuis, sa notoriété n’a
cessé de croître et l’abondance des informations proposées par son site Internet en
témoigne. Il est non seulement réédité, mais aussi traduit à l’étranger et joué au théâtre.
Son exemple représente un espoir pour les amateurs de Forton, et montre que la
réception littéraire, si elle peut s’étudier dans ses éclipses et ses péripéties, reste un
phénomène en grande partie imprévisible.
826
Pierre-Robert Leclercq, Le Monde, 8/06/1996.
617
CONCLUSION
De cette étude sur la réception de Forton, dans ses acquis et ses potentialités, nous
pouvons tirer les conclusions suivantes.
D’abord, il nous semble évident que sa carrière littéraire a pâti du fait qu’il est
resté à Bordeaux, dans une profession qui ne pouvait lui apporter ni crédit ni pouvoir
parmi le monde des lettres parisien. Pour compenser les inconvénients de l’éloignement
provincial, il aurait fallu qu’il publiât régulièrement des articles dans des périodiques ou
des journaux nationaux, comme Guérin, Gadenne ou Calet. On a vu à quel point la
carrière littéraire de ce dernier avait bénéficié de ses fonctions de journaliste : le réseau
de relations amicales qu’il s’était constitué parmi les critiques et les écrivains, dont
Camus, a beaucoup aidé à faire connaître son œuvre avant et après sa mort.
D’autre part, nous pouvons considérer que Forton a été en quelque sorte en
avance sur son temps, venu trop tôt pour les stratégies dont il aurait pu bénéficier, si
l’on prend pour exemple la vogue d’un Houellebecq et les ingrédients de sa réussite :
des personnages gris et médiocres, servis par un écrivain aux allures ennuyées et
maladroites. Ainsi François Busnel décrit-il la première apparition de l’écrivain à la
télévision et ses effets prodigieux sur le public, à l’occasion du lancement des
Particules élémentaires en 1998 :
« Guillaume Durand invite aussitôt Michel H. sur le plateau de Nulle Part ailleurs, ex-
émission culte de la chaîne cryptée. On y découvre un Michel H. timide, s’exprimant par
onomatopées ; il a l’air de s’ennuyer un peu. C'est la nouvelle télégénie, mais ça marche.
Michel H. est comme ses personnages : quelconque. L’effet est foudroyant : fin août,
25 000 exemplaires des Particules écoulés. Même l’éditeur n’en revient pas ! » 1413
Les moyens déployés par Flammarion et Raphaël Sorin, son directeur littéraire,
pour faire de Houellebecq le romancier à la mode, permettent de comprendre a
1413
François Busnel, « Le système Houellebecq. Le fabuleux destin de Michel H. », L'Express,
30/08/2001.
618
posteriori qu’il a manqué à Forton la stratégie offensive d’un éditeur à défaut de la
sienne, puisqu’il n’avait rien d’un Sollers :
« Flammarion veut dépasser les 120 000 exemplaires, conquérir un public plus vaste. Pour
cela, l’éditeur a des idées : Michel H., enfin invité chez Pivot, s’y rendra en soignant son
look : il ne s’agit plus de plaire au public branché mais à la fameuse ménagère de moins de
50 ans. Objectif : Goncourt. Et voici donc Michel H. affublé d’une printanière chemise
vichy. “Ça lui donnait un air de gendre idéal, explique Marie Boué, son attachée de presse.
Nous voulions qu’il ait une apparence fraîche et ingénue.” » 1414
« Mais, plus que l’effet Pivot, c’est l’effet Goncourt qui va rendre Michel H. sympathique.
Recalé – malgré le soutien de François Nourissier – par des jurés soucieux de leur image,
Michel H. dit tout haut ce qui se chuchote : courant sous la casaque Flammarion, il n’a
aucune chance au Goncourt. Un prix Goncourt qui va tout naturellement à Paule Constant
(Gallimard), dont Michel H. n’hésite pas à qualifier le roman de “complètement nul”. Privé
de Goncourt, le handicap se transforme en avantage, et les ventes s’envolent : au final,
350 000 exemplaires et 25 traductions. » 1415
Avec l’amorce d’un succès quelconque, Forton aurait pu bénéficier ensuite de cet
effet d’inertie dont a parlé Jérôme Lindon et qui s’est plutôt exercé à son détriment,
puisqu’il est resté figé dans son image de libraire timide et trop modeste :
« lorsqu’un succès s’amorce, tout le système, avec sa redoutable force d’inertie, va dans le
sens du poil. Il est beaucoup plus difficile de passer de la vitesse 0 à la vitesse 1 que de
passer de 1 à 100. Qu’est-ce qui fait qu’un écrivain dont personne n’a entendu parler, qui
n’a aucune valeur marchande, qui ne vaut rien, au sens propre du terme, va intéresser
quelqu’un et que ce quelqu’un va parler et écrire sur lui ? » 1416
1414
ibidem.
1415
ibidem.
1416
Entretien de Michèle Ammouche-Kremers avec J. Lindon, directeur des Éditions de Minuit in
AMMOUCHE-KREMERS Michèle et HILLENAAR Henk Eds, Jeunes auteurs de Minuit, Cahiers de
Recherches des Instituts néerlandais de langue et de littérature françaises, 27, Amsterdam-Atlanta, Ga,
1994, p. 9.
619
Mais que faire d’un écrivain disparu dont la quasi-totalité des droits est détenue
par un seul éditeur et dont les inédits sont désormais très réduits ? Il n’y a plus qu’à
gérer ce que l’on possède et à miser sur les heureuses surprises de la postérité.
Car il existe des avantages pour un écrivain à n’avoir pas connu le succès. La
relégation volontaire de Forton et sa fuite des mondanités semblent indiquer qu’il avait
pressenti l’aliénation qu’un public trop présent et trop nombreux pouvait faire subir à un
auteur.
Lors d’un festival récent 1417, Claude Klotz expliquait pourquoi il avait été obligé
de prendre un pseudonyme, Patrick Cauvin, lorsqu’il avait décidé de passer à un autre
registre d’écriture. Son premier public lui avait alors reproché d’écrire des romans
sentimentaux, même sous un autre nom, tandis que son deuxième déplorait qu’il
continue à écrire des romans policiers sous celui de Klotz. Il disait aussi que certaines
scènes, issues des attentes de ses lecteurs, s’imposaient parfois à lui au moment où il
écrivait.
La nostalgie qu’il exprimait vis-à-vis des audaces de son premier roman laissait
penser que le romancier célèbre qu’il était devenu était sans doute différent de celui
qu’il aurait été s’il était resté parfaitement libre des exigences de son public, et donc de
ses éditeurs.
Des écrivains comme Forton sont évidemment restés à l’abri d’une influence
semblable, et leur œuvre nous parvient dans toute l’authenticité d’une maturation qui
n’est due qu’à eux-mêmes. L’intransigeance est d’ailleurs caractéristique de ces
romanciers oubliés puis redécouverts, comme Guérin, Gadenne ou Forton : ils n’ont
jamais dévié de leur trajectoire, au prix d’une relative obscurité.
On considère d’ailleurs qu’un auteur qui a connu le succès de son vivant a peu de
chance de se survivre :
1417
« Polar et BD à Port-Vendres » (2ème édition), 13-14/05/2006, Port-Vendres (66).
620
« Les auteurs qui survivent ne sont pas ceux qui ont connu un large succès commercial de
leur vivant, mais qui se sont constitué un petit public de lecteurs fervents, indifférents aux
modes et aux coteries. » 1418
De même, les prix et les consécrations diverses augurent mal d’une longévité
littéraire :
La meilleure garantie de survie est de conserver une petite poignée de fidèles, qui
a toujours été le fait d’un écrivain comme Forton, destiné à un public plutôt
confidentiel, mais en général doté d’un crédit intellectuel intéressant. Aux dires de
David Vincent 1420, responsable du rayon de littérature générale chez Mollat, Forton se
vend peu, même à Bordeaux, même après l’exposition de 2000, même dans une librairie
qui en parle et le recommande. Selon lui, le public de Bordeaux n’est pas littéraire.
Encore Forton est-il un peu connu des Bordelais, tandis que Guérin ne l’est pas du tout.
La destinée future de l’œuvre de Forton dépend donc de quelques lecteurs
passionnés, « des assassins d’amnésie » comme les appelle Pierre Mertens 1421, et il a un
atout de taille pour l’instant : il est lu et apprécié par des lecteurs jeunes, comme nous
avons pu le constater sur certains forums de lecteurs 1422. Or,
« Plus le lecteur est jeune, plus la chance de survie est grande. Le groupe d’âge décisif
paraît être ici celui de 20 à 25 ans. Il semble bien en effet qu’un lecteur qui “reconnaît” un
écrivain à cet âge, ne conteste plus son existence en tant qu’écrivain tout au long de sa vie,
même s’il le renie ou cesse de l’admirer. » 1423
Forton peut aussi compter, nous l’avons vu, sur le prestige des catalogues où il
figure, celui de « L’Imaginaire », et surtout celui du Dilettante, connu pour la qualité de
ses rééditions. D’après les sondages que nous avons faits autour de nous, notamment
1418
Jacques BRENNER, Mon Histoire de la littérature française contemporaine, op. cit., p. 242.
1419
Didier Sénécal, « Les morts résistent encore », Lire, mai 1997, n° 255.
1420
Conversation du 18/08/2003.
1421
« La face cachée du roman français », L’Atelier du roman, printemps 1997, n° 10, p. 105.
1422
Par exemple, celui de http://www.zazieweb.fr, consulté le 28/08/2005.
1423
Robert ESCARPIT, « Succès et survie littéraires », Le Littéraire et le social, Flammarion, Paris,
1970, p. 155.
621
auprès des membres de « la liste 813 » 1424, les rares lecteurs actuels de Forton l’ont
découvert grâce à d’autres auteurs du Dilettante, comme Calet ou Guérin. Outre une
forme de consécration post mortem, ces deux catalogues ont apporté à Forton le soutien
d’une famille d’auteurs, dont il a été privé de son vivant.
Nous avons également signalé l’importance de l’université dans la reconnaissance
officielle des écrivains. Selon Jean-Jacques Lecercle, c’est la tâche capitale des
universitaires de défendre « le canon nécessaire » contre
« le canon contingent, objet d’un consensus mou et effet d’institution. Ce canon est fixé par
les éditeurs, conforté par les critiques en tant qu’influenceurs d’opinion, et adopté par les
enseignants qui ne sont ici que le relais des choix canoniques des éditeurs, lesquels décident
qui figurera dans les collections à bon marché et façonnent la mode. » 1425
« élargir le canon [...] en accueillant dans le canon spirituel 1426 certains, mais pas tous, des
nouveaux textes que le canon contingent incessamment nous propose et cherche à nous
imposer ; et en repêchant certains de ceux que le canon contingent trop facilement exclut.
Cette discrimination, qui est une forme de lutte idéologique, est notre tâche spécifique à
nous, universitaires. » 1427
Il dépend en particulier surtout des universitaires que le nom d’un auteur figure ou
non dans les littératures françaises, puisque ce sont eux qui les rédigent en majorité,
lorsque ce ne sont pas des critiques comme Jacques Brenner ou Maurice Nadeau, par
exemple. Dans ce domaine comme ailleurs, le hasard joue toutefois un grand rôle,
quand ce ne sont pas de simples considérations pratiques.
Nous nous sommes en effet interrogée sur la disparition de Forton dans l’édition
du Dictionnaire mondial des littératures, dirigé par Pascal Mougin et Karen Haddad-
Wotling en 2002, alors qu’il figurait dans le Dictionnaire historique, thématique et
technique des littératures : littératures française et étrangères, anciennes et modernes,
1424
La « liste 813 » est un forum sur Internet d’amateurs de « polars », réservé aux membres de
l’association du même nom (écrivains, éditeurs, critiques ou lecteurs).
1425
Jean-Jacques LECERCLE, « Y a-t-il un progrès en littérature ? », publié le 1/02/2003 et consulté le
10/09/2005 sur le site http://www.vox-poetica.org/t/progres.htm.
1426
Lecercle emploie indifféremment « canon nécessaire » et « canon spirituel » dans son article.
1427
ibidem.
622
dirigé par Jacques Demougin, paru en 1985-1986, ainsi que dans son Dictionnaire des
littératures française et étrangères paru en 1992 1428.
Nous avons tout d’abord posé la question à Jean-Pierre Goldenstein, qui a
participé à l’édition de 2002, puis à Pascal Mougin, qui l’a co-dirigée. Il ressort de leurs
réponses que l’éviction de nombreuses notices d’auteur est avant tout venue d’un
manque de place, lui-même résultant d’un « impératif commercial » 1429 :
« C’est qu'il s’agissait entre autres de réduire l’ouvrage [...]. Quantitativement, nous
sommes passés de 24 millions de signes à 11 millions » 1430.
Par ailleurs, il se peut très bien, comme nous l’a suggéré Pascal Mougin, que
Forton ait figuré dans le premier dictionnaire de Demougin grâce aux articles parus à
l’occasion de sa mort en 1982, « moment où le travail de l'équipe Demougin a
commencé » 1432, et des rééditions qui ont suivi en 1983.
Le rôle du hasard dans une carrière d’auteur est rarement mentionné dans les
biographies, sauf lorsqu’il est particulièrement valorisant. Mais qui dira l’importance
d’une discussion d’un soir autour d’un verre, d’une rencontre au cours d’une conférence
ou d’un salon ? Qui peut dire comment une sympathie nouée en quelques heures a
décidé d’une publication ? Qui peut évaluer les conséquences d’une information glanée
au hasard d’une lecture ou d’une conversation, d’un article critique élogieux sur lequel
tombe un éditeur en quête de titres pour une nouvelle collection ? Il existe toute une
1428
Cf. supra, p. 339, note 597.
1429
Pascal Mougin [courrier électronique]. Destinataire : Catherine Darnaudet, 9/04/2005.
Communication personnelle.
1430
ibidem.
1431
ibidem.
1432
Pascal Mougin [courrier électronique]. Destinataire : Catherine Darnaudet, 12/04/2005.
Communication personnelle.
623
histoire littéraire secrète qui expliquerait, si on la connaissait, les divergences entre les
parcours d’écrivains partis avec les mêmes cartes.
Le hasard joue aussi pour les auteurs disparus, à partir du moment où leurs titres
sont encore disponibles sur les étals des libraires :
« Loin des institutions et des anthologies, l’intérêt passionné d’une poignée d’admirateurs
peut déboucher sur la résurrection d’un Vialatte, d’un Léon Werth ou d’un Segalen. [...]
L’espoir de remonter leur est permis, et tous les prétextes sont bons : un anniversaire, une
réédition, la publication d’un inédit, un film. [...] Il est trop tôt, beaucoup trop tôt pour
établir la hiérarchie des écrivains du XXe siècle. » 1433
« Pour abréger leur séjour au purgatoire, nous enseigne l’Église, les âmes ont besoin des
prières des vivants. Aussi la rédemption des écrivains dépend-elle de nous. Du nombre de
consultations en bibliothèque. Des thèses et mémoires universitaires. Des sociétés d’amis.
De leur cote chez les bouquinistes. Des références dans la presse et dans les salons [...] Et
puis, en dernier ressort, des ventes en librairie. » 1434
1433
Didier Sénécal, art. cit.
1434
ibidem.
1435
« Robbe-Grillet célèbre inconnu », entretien avec Irène Frain, Lire, été 2000, n° 287.
624
lecteur : pourquoi et comment peut-il en sortir transformé ? De quoi est faite cette
expérience et quelle connaissance passe ainsi de l’auteur au lecteur, au point que ce
dernier en retire un sentiment d’enrichissement et parfois même de révélation sur le
monde qui l’entoure ? Le sujet mérite d’autant plus d’être creusé qu’on a longtemps
dénié au texte de fiction toute capacité à faire référence au réel.
À partir du cas particulier de Forton, nous avons travaillé sur les indices de
l’établissement d’une croyance 1436, d’une valeur, à l’intérieur de la communauté
littéraire. Mais le phénomène individuel, épistémique, du savoir partagé, de sa
transmission, et de l’incidence qu’elle peut avoir sur l’établissement de cette valeur
relèverait d’un autre type d’analyse, dont l’ampleur excédait les dimensions de cette
thèse et le cas particulier de Forton.
Pour éclairer ce phénomène, la théorie sémiotique de Charles Sanders Peirce nous
semble particulièrement intéressante dans la mesure où il a été le premier à formaliser le
fonctionnement et les effets des signes – notamment littéraires – sur notre
comportement. Rappelons qu’avec Peirce, nous revenons aux sources mêmes des études
sur la réception puisqu’il est le père fondateur de la pragmatique. Or, « C’est
l’expansion de la pragmatique qui va entraîner les littéraires à s’intéresser aux
problèmes de la réception. » 1437
Les effets d’un signe, qui ne sont rien d'autre que sa signification selon la
définition du pragmatisme peircien, se manifestent notamment par les changements de
nos règles d’action : « Un signe est d’abord ce qu’il fait et ce qu’il fait est sa
signification, autrement dit, la règle de l’action. » 1438
La lecture d’une œuvre, parce qu’elle change à la fois nos croyances et nos
habitudes, dans le sens que Peirce donne à ces mots – « “Croyance” ne signifie pas “foi
religieuse”, mais “habitude d’esprit” déterminant nos actions. » 1439 – nous apporte une
forme de savoir sur le monde.
1436
Cf. supra, pp. 24-25.
1437
Vincent JOUVE, La Lecture, Hachette, Paris, 1993, p. 4.
1438
Gérard DELEDALLE, avec la collaboration de Joëlle Réthoré, Théorie et pratique du signe.
Introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, Payot, Paris, 1979, p. 33.
1439
Gérard DELEDALLE, Lire Peirce aujourd’hui, De Boeck-Wesmael, Bruxelles, 1990, p. 23.
625
On pourrait alors étudier les deux versants de l’œuvre littéraire, considérée
comme lieu de transmission de cette connaissance : comment, d’un côté, l’auteur passe-
t-il de sa propre expérience du monde à la production des signes qu’il offre au lecteur,
l’œuvre étant déjà elle-même une interprétation du monde ? Car
« Ce que nous lisons est la mise en forme d’un vécu, même si les événements et les
personnages sont fictifs et la vision du monde que l’auteur nous fait partager est son
interprétation du réel. » 1440
Et comment, d’un autre côté, le lecteur a-t-il accès à une forme d’expérience à
travers les signes littéraires, question d’autant plus intéressante lorsqu’il s’agit d’une
œuvre de fiction ?
Des écrivains, des philosophes et des critiques s’accordent à voir la création
littéraire comme une mise en forme de la réalité qui la rend plus intelligible à son auteur
en premier lieu. Voici comment le poète Francis Ponge explique ce qui le pousse à
écrire :
« rien, jamais, ne me porte à écrire que le désir, ressenti comme une urgence, de textualiser,
c’est-à-dire de comprendre, dans et par un texte, la notion globale qui s’est formée en moi
à la rencontre de tel objet ou personne du monde extérieur (concret). » 1441
Pour le philosophe Paul Ricœur, non seulement l’intrigue du récit donne une
intelligibilité au monde et aux événements, mais « le monde de la fiction » est comme
« un laboratoire de formes dans lequel nous essayons des configurations possibles de
l’action pour en éprouver la consistance et la plausibilité. » 1442 Comme Gadamer, il met
en évidence la fonction cognitive de la mimesis aristotélicienne : on connaît le monde en
l’imitant.
Quant à la transmission de ce savoir par l’œuvre d’art, elle fait l’objet d’un
affrontement entre deux théories : celle pour qui l’art ne peut rien nous apprendre sur le
réel, parce qu’il constitue une sphère à part et qu’il a son propre fonctionnement,
souvent défini comme un jeu, et celle qui considère que « l’expérience de l’art »
1440
Catherine DARNAUDET, L’Étude des signes dans Les Sables mouvants de Jean Forton, mémoire
de DEA de sciences du langage-linguistique générale, dirigé par Michel Balat et Tony Jappy, Montpellier
III-Perpignan, octobre 1997, p. 18.
1441
Francis PONGE, Nouveau Nouveau recueil, Gallimard, 1992, p. 26.
1442
Paul RICOEUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Éditions du Seuil, Paris, 1986, p. 20.
626
contient une connaissance, « une prétention à la vérité, assurément distincte de la
science, mais qui également, sans aucun doute, ne lui est pas inférieure » 1443. Pour les
uns, la fonction de l’art est purement esthétique, pour les autres, elle est également
cognitive :
« Iser explique que le sens d’une œuvre a tantôt un “caractère esthétique”, tantôt un
“caractère discursif” (1997 : 52 sq.). Le premier naît de la lecture, et ne peut se définir par
rapport à aucune expérience existante. Il est créé par le signe lui-même : c’est l’objet
immédiat 1444 dont parle Peirce et nous le placerons parmi les objets littéraires dont il a été
question plus haut. Il est un pur effet de lecture.
Par contre, le “caractère discursif” du sens, toujours selon Iser, apparaît lorsqu’on
s’interroge sur sa référence à un cadre extérieur au texte, ce qui nous conduit du côté de
l’objet dynamique. Or l’objet dynamique d’un texte de fiction est une question
embarrassante pour le sémioticien car il semble bien que nous soyons dans le cas où le
representamen 1445 crée l’objet. Certes les assertions énoncées dans un texte de fiction ne
portent pas sur le monde réel parce que les indices qu’elles contiennent sont des
personnages ou des lieux fictifs. Mais pour autant, le texte de fiction n’entretient-il aucun
rapport avec la réalité ?
Jauss rappelle que jusqu’au XIXe siècle, la fonction cognitive de l’art était impliquée dans
la jouissance esthétique mais que par la suite cette fonction a été délaissée en même temps
que l’art devenait un domaine autonome. [...]
Et pourtant, comme le montre B. Gervais 1446 à la suite de Jauss et d’Iser, le passage par des
mondes imaginaires, en nous libérant des contraintes de la vie quotidienne, nous permet
d’élargir notre vision du monde et de nous-mêmes. La lecture agit comme une véritable
expérience vécue, bien plus favorable à la transmission de ce type de savoir que
l’expression d’idées à la manière scientifique.
Sans doute peut-on attribuer cette fonction du texte littéraire, qui mêle plaisir esthétique et
apprentissage d’un savoir, à sa forte densité iconique : l’icône en même temps qu’elle a le
pouvoir de transporter le lecteur dans un monde d’images, est considérée par Peirce comme
la seule voie possible pour la transmission des idées 1447 [...] C’est par les icônes que les
1443
Hans-Georg GADAMER, Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une hérméneutique philosophique,
édition intégrale revue et complétée par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Éditions du
Seuil, Paris, 1996, p. 115.
1444
« Peirce distingue deux sortes d’objets : immédiat [immediate] et dynamique [dynamical]. L’objet
immédiat est l’objet tel que le signe le représente ; l’objet dynamique est l’objet réel » (Gérard
DELEDALLE, Théorie et pratique du signe. Introduction à la sémiotique de Charles S. Peirce, op. cit.,
p. 22).
1445
« un signe, ou representamen, est quelque chose qui tient lieu pour quelqu'un de quelque chose sous
quelque rapport ou à quelque titre. » (C. S. PEIRCE, Écrits sur le signe (rassemblés, traduits et
commentés par Gérard Deledalle), Le Seuil, Paris, 1978, p. 121).
1446
Bertrand GERVAIS, Lecture littéraire et explorations en littérature américaine, XYZ éditeur,
Montréal (Québec), 1998.
1447
« La seule façon de communiquer directement une idée est par le moyen d'une icône ; et toute
méthode indirecte pour communiquer une idée doit dépendre pour son établissement de l’utilisation d’une
icône. » (C. S. PEIRCE, Écrits sur le signe, op. cit., p. 149.)
627
artistes ont la possibilité de faire changer la représentation du monde de leurs lecteurs et
comme l’explique Tournier (1984 : 22), ils sont souvent en avance sur leur temps. » 1448
« l’ambiguïté du signe implique qu’on puisse à son gré le traverser comme une vitre et
poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le
considérer comme objet. L’homme qui parle est au-delà des mots, près de l’objet ; le poète
est en deçà. » 1449
Nous savons en effet que le signe littéraire se caractérise par son opacité, et pour
certains théoriciens, c’est dans sa forme même qu’il faut chercher son contenu de
pensée, ce que Pierre Macherey appelle la « philosophie littéraire » :
« C’est donc dans les formes littéraires, et non en arrière de ce qu’elles paraissent dire, ou à
un autre niveau, qu’il faut chercher une philosophie littéraire, qui est la pensée que produit
la littérature, et non celle qui, plus ou moins à son insu, la produit.[...] le contenu n’est rien
en dehors des figures de sa manifestation [...] » 1450
« Le torse archaïque d’Apollon, chez Rilke, enjoint au lecteur de “changer [sa] vie.” [...]
Lorsque l’acte du poète fait l’objet d’une rencontre [...], lorsqu’il pénètre dans les quartiers
spatiaux et temporels, mentaux et physiques, de notre être, il apporte avec lui un appel
radical au changement. » 1451
1448
Catherine DARNAUDET, « À propos de la réception de l’œuvre de Jean Forton », Sémiotique
peircienne : état des lieux. Actes du colloque international Canet-plage, 27-30/06/2001, Presses
Universitaires de Perpignan, 2002, pp. 152-153.
1449
J.-P. SARTRE, Qu’est-ce que la littérature ?, « Folio essais », Gallimard, 1948, p. 19.
1450
Pierre MACHEREY, À quoi pense la littérature ?, Presses Universitaires de France, Paris, 1990,
p. 197.
1451
George STEINER, Réelles présences. Les arts du sens, « Folio essais », Gallimard, Paris, 1991, p.
175.
628
L’interprétant émotionnel de Peirce permet de rendre compte de cette dimension
« qualitative » du signe artistique, qui fait naître des sentiments et même des sensations,
dans la mesure où, comme Dewey l’a montré, le corps participe à la perception
esthétique :
« L’interprétant émotionnel (je préfère dire “affectif”) de Peirce nous permet de distinguer
une dimension sémiotique (l’iconique) dans l’œuvre d’art configurée et une dimension en
corollaire dans notre réponse qui est de manière distincte une “forme de sentiment”,
l’incorporation d’une “qualité” distinctive qui n’est pas un objet en tant que tel mais la
sensation qualitative de l’objet. Dewey a vu cela et en a fait la pierre angulaire de son
esthétique pragmatiste. Cette sensation est avant tout liée à la qualité matérielle de l’œuvre
d’art, à la manière particulière dont les signes constitutifs de l’œuvre d’art deviennent
“palpables” et ne sont pas “transparents”. » 1452
Iser a lui aussi montré qu’une lecture est une véritable expérience existentielle :
« en lisant, nous réagissons à ce que nous avons produit nous-mêmes, et c’est ce mode de
réaction qui fait que nous pouvons vivre le texte comme un événement réel. [...] Le sens du
texte est un événement corrélé à notre conscience. En tant que corrélat, nous en saisissons
le sens comme une réalité. » 1453
Le dégoût inspiré au lecteur par les personnages de Forton ne peut-il expliquer les
composantes de la réception de son œuvre, cette difficulté à faire la distinction entre un
auteur et ses personnages, parce que l’expérience existentielle de la lecture occulte le
caractère fictif des seconds ?
Non seulement, la dimension purement esthétique de l’œuvre – ce que nous avons
appelé sa matérialité en sachant tout ce que ce mot peut avoir d’inapproprié dans le
domaine du langage – est capable de faire passer un savoir d’un auteur à son lecteur, en
faisant reconnaître à ce dernier le monde où il vit et qu’il partage avec le premier, mais
elle a aussi le pouvoir de faire naître de nouveaux mondes, ou du moins d’apporter un
nouveau savoir sur ce monde, ce que Gadamer appelle un « non-voilement »1454. C’est le
rôle essentiel de la métaphore, comme l’a montré Paul Ricœur :
1452
Robert E. INNIS, « La Perception, l’interprétation, et les signes artistiques », traduit de l’anglais par
Catherine Darnaudet, traduction revue par Joëlle Réthoré, Sémiotique peircienne : état des lieux. Actes du
colloque international Canet-plage, 27-30/06/2001, op. cit., p. 163.
1453
Wolfgang ISER, L’acte de lecture, théorie de l’effet esthétique, Mardaga, Sprimont (Belgique),
1997, p. 233.
1454
Hans-Georg GADAMER, La philosophie herméneutique, Presses Universitaires de France, Paris,
1996, p. 208.
629
« Or, ce qui se dévoile ainsi, c’est la structure fondamentalement métaphorique du langage
qui dépasse de beaucoup la simple fonction de désignation des choses. Cette fonction
métaphorique nous permet de saisir les multiples aspects du monde qui nous entoure, dans
sa diversité et ses fluctuations, et le saisissant ainsi, nous le faisons naître. [...] La
métaphore, dans la vision herméneutique et poétique de Paul Ricœur, par exemple, permet
de passer d’une première référence (le monde tel qu’il semble nous entourer et qui est
dénoté, fixé par l’usage commun) à une seconde référence : son ouverture sur un autre
monde. La métaphorisation produit alors un choc entre ces mondes, qu’elle rapproche de
manière inédite ; la compossibilité de mondes hétérogènes est ouverte par la métaphore
“vive”, qui “suspend” le monde tel que nous le croyons exister et lui substitue un régime
infini d’autres mondes parallèles. » 1455
Les romanciers savent qu’ils ont le pouvoir de créer une nouvelle réalité avec
leurs mots, ils en ont même à ce point conscience qu’ils en sont parfois effrayés :
« J’éprouve toujours un certain étonnement quand je vois dans les journaux qu’un tel a
trouvé un sujet de roman... Trouver un sujet ! Comme si le sujet existait quelque part, en
dehors de nous. Comme s’il n’y avait qu’à le prendre, comme une marchandise dans un
bazar... Comme si ce n’était pas le sujet qui nous trouve, oui, une sorte de présence qui
nous envahit... Pourquoi écrire, si ce n’était pour nous délivrer de cette présence ? Une idée
se dépose un jour en nous, nous féconde, devient consubstantielle à nous ; c’est comme une
graine qui est tombée sur le sol qui lui convient ; et cela fait un livre. »1457
« le roman, enfin pour ce qui me concerne, existe avant que je ne commence à l’écrire. Il
est enfoui quelque part et mon travail consiste à le ramener au jour. On peut imaginer qu’au
cours d’une promenade, un bout de ficelle dépasserait du sol. Si on le tire adroitement, avec
patience et délicatesse, on aura la chance de tirer à soi toute la bobine. C’est une manoeuvre
qui n’est pas sans risque et qui demande beaucoup de concentration mais qui supprime
1455
Anne CAUQUELIN, Les Théories de l’art, Presses Universitaires de France, Paris, 1999, pp. 71-72.
Sur les points de rencontre entre la pensée de Ricœur et celle de Peirce, voir l’article de Joëlle Réthoré,
« Paul Ricoeur, habitant de ce monde. Les affleurements de la conception peircienne de l’objet du signe
et du pragmatisme », à paraître en 2007 dans la revue Semiotica, Mouton de Gruyter, Berlin-New York.
1456
Raymond GUÉRIN, Un Romancier dit son mot, op. cit., p. 103.
1457
Paul GADENNE, À propos du roman, op. cit., pp. 14-15.
630
d’emblée toute idée de création. J’ai souvent expliqué que je commençais un livre sans
avoir la moindre idée, sans aucun plan. » 1458
Que les histoires existent avant que le romancier ne les imagine, voilà un
phénomène complètement ignoré par la critique et pourtant très souvent signalé par les
écrivains.
Le phénomène de la création littéraire, dans son étrangeté, est resté un territoire
vierge pour l’étude critique, peut-être en raison de « l’antipathie naturelle du critique
contre le poëte » 1459, mais d’autant plus passionnant à explorer si l’on veut savoir quel
monde peuvent avoir en partage un auteur et ses lecteurs.
1458
Philippe Djian, Entre nous soit dit, op. cit., p. 130.
1459
Théophile GAUTIER, Préface à Mademoiselle de Maupin, op. cit., p. 11.
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n° 571.
3. Émissions radiophoniques
Charivari, émission de Frédéric Bonnot, la rubrique de Michel Polac, France Inter, 3/03/2005.
Diagonale, émission sur le monopole d’Hachette suite au rachat de VUP par Lagardère, France
Inter, 27/10/2002.
Humeur vagabonde (L’), émission de Kathleen Evin, entretien avec André Schiffrin et Éric
Hazan, 29/03/2005.
Libre cours, émission d’Anne Sinclair, invité : Hubert Nyssen, France Inter, 7/03/2005.
Téléphone sonne (Le), émission sur la publicité pour le livre à la télévision, France Inter,
1/01/2004.
-------------------------, « Et vous, comment choisissez-vous vos livres ? À l’occasion du livre
Inter 2005... », France Inter, 6/06/2005.
-------------------------, « Google et la bibliothèque numérique », France Inter, 31/08/2005.
4. Travaux de recherche
CHAPUIS Lise, Jean Forton, un écrivain méconnu, mémoire de DEA de littérature française,
dirigé par Mademoiselle Bétérous, Bordeaux III, juin 1989, 100 p.
DARNAUDET Catherine, L’Étude des signes dans Les Sables mouvants de Jean Forton,
mémoire de DEA de sciences du langage-linguistique générale, dirigé par Michel Balat et
Tony Jappy, Montpellier III-Perpignan, octobre 1997, 203 p.
-------------------------------- « À propos de la réception de l’œuvre de Jean Forton », Sémiotique
peircienne : état des lieux, actes du colloque international Canet-plage, 27-30/06/2001,
Presses Universitaires de Perpignan, 2002, 175 p.
TALIANO-DES GARETS Françoise, La Vie culturelle à Bordeaux, les lettres et les Arts, 1945-
1975, thèse de doctorat d’histoire contemporaine soutenue en mars 1991 à Bordeaux III,
926 p.
658
5. Sites souvent consultés
http://www.acrimed.org. (observatoire des médias).
http://www.bibliopoche.com.
http://www.centrenationaldulivre.fr.
http://www.culture.gouv.fr (Centre de documentation de la Direction du Livre et de la Lecture).
http://www.fabula.org.
http://www.francetelevisions.fr.
http://www.gallimard.fr.
http://www.la-sofia.org (site de la Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit).
http://www.ledilettante.com.
http://www.lekti-ecriture.com/editeurs (site qui héberge les petits éditeurs).
http://www.lire-en-fete.
http://www.lmda.net (site du Matricule des Anges).
http://www.radiofrance.fr.
http://www.republique-des-lettres.com.
659
ANNEXES
661
Forton et son temps 1460
1460
Nous n’avons indiqué les prix littéraires qu’à partir de 1954, date à laquelle commence véritablement
la carrière littéraire de Forton. Les Fénéon et les Goncourt ont été signalés systématiquement, étant donné
que Forton a été lauréat du premier et candidat au second. Les autres sont mentionnés lorsqu’ils ont
couronné une œuvre importante. Les choix opérés dans les deux colonnes de droite (« Littérature
française et étrangère » et « Sciences, techniques et arts ») sont forcément contestables. Ils visent
seulement à donner quelques repères connus pour situer Forton dans son temps et s’inspirent fortement de
la chronologie proposée par Littérature française, Textes et documents, XXe siècle (Nathan, Paris, 1989,
p. 430).
663
Vie et œuvres de Forton Prix littéraires Littérature française et étrangère Sciences, techniques et arts
Naissance à Bordeaux le 16 juin 1930 d’un 1932 : Voyage au bout de la nuit de Céline
père chirurgien et d’une mère Le Nœud de vipères de Mauriac
pharmacienne. Aura deux sœurs cadettes. 1933 : La Condition humaine de Malraux
Classes enfantines à Notre-Dame de 1936 : Mort à crédit de Céline 1936 : l’art abstrait et le surréalisme, avant-
Lorette. Les Beaux Quartiers d’Aragon gardes de la peinture
Journal d’un curé de campagne de Les Temps modernes de Chaplin
Bernanos 1937 : âge d’or du cinéma français : Renoir,
Zobain de Guérin Carné, Duvivier, Clair
1938 : mort du père. 1938 : La Nausée de Sartre 1938 : Alexandre Nevski d’Eisenstein
1938-1941 : vacances près d’Hasparren, au 1939 : Les Raisins de la colère de 1939 : Autant en emporte le vent de
pays basque dans la famille maternelle. Steinbeck (USA) Fleming
Goût de la campagne pyrénéenne qu’on 1940 : Pour qui sonne le glas 1940 : Le Dictateur de Chaplin
retrouve dans La Fuite et L’Herbe haute. d’Hemingway (USA) 1941 : Citizen Kane de Welles
1937- 1939 : études au collège Saint-Genès. 1941 : Quand vient la fin de Guérin
1942 : L’Étranger de Camus 1942 : Les Visiteurs du soir de Carné
1941-1943 : scolarité chaotique entre le lycée Le Silence de la mer de Vercors
Michel Montaigne (1941-43 et 1944-45) et 1943 : Les Mouches de Sartre 1943 : La série des Otages de Fautrier
Saint-Joseph de Tivoli (de 1943 à 1944) qui 1944 : Huis-clos de Sartre Le Corbeau de Clouzot
lui inspirera L’Épingle du jeu et d’où il se 1945 : La Diane française d’Aragon 1944 : Dubuffet et Vasarely
fera renvoyer pour indiscipline, malgré un La Folle de Chaillot de Giraudoux Mort de Kandinsky et de Mondrian
prix d’excellence. 1946 : Paroles de Prévert 1945 : première explosion atomique
Pratique du scoutisme et découverte de la Vents de Saint-John Perse Le Charnier de Picasso
poésie. À 14 ans, ébloui par Baudelaire qui L’Apprenti de Guérin Les Enfants du Paradis de Carné
détermine sa vocation d’écrivain. 1947 : La Peste de Camus 1946 : La Belle et la Bête de Cocteau
1946-47 : contracte une pleurésie, part en Je vivrai l’amour des autres de Rome ville ouverte de Rossellini
convalescence dans le Valais suisse, lit Cayrol 1947 : Les Mamelles de Tirésias de Poulenc
beaucoup. Un Roi sans divertissement de
Été 1947 : échec au baccalauréat, en Giono
villégiature à Barèges : son désir d’écrire La Confession de Diogène et
« n’est pas une tocade, mais une vocation » La Main passe de Guérin
(lettre à sa mère). 1948 : Vipère au poing de Bazin 1948 : premier ordinateur
Malicroix de Bosco Le Voleur de bicyclette de De Sica
1948-49 : s’intéresse au sport, au jazz, au Les Mains sales de Sartre
cinéma, envisage des études de cinéma puis La Peau dure et Un romancier dit
d’édition et de librairie. Écrit des son mot de Guérin
chroniques pour la rubrique mondaine et 1949 : Week-end à Zuidcoote de Merle 1949 : Jour de fête de Tati
culturelle du journal La République. Dialogues des Carmélites de première exposition de Soulages
Bernanos premier avion à réaction civil
664
Vie et œuvres de Forton Prix littéraires Littérature française et étrangère Sciences, techniques et arts
665
Vie et œuvres de Forton Prix littéraires Littérature française et étrangère Sciences, techniques et arts
1955 : Gallimard publie L’Herbe haute, Fémina 1955 : Le Pays où l’on n’arrive Bonjour tristesse de Sagan
roman à décor pyrénéen. jamais de Dhôtel Pour tous les temps de Cayrol
Prix de la littérature pyrénéenne. Goncourt 1955 : Les Eaux mêlées d’Ikor Le Pays où l’on n’arrive jamais de
1956 : L’Oncle Léon paraît chez Gallimard, Goncourt 1956 : Les Racines du ciel de Dhôtel
articles favorables de Dominique Aury et Gary 1955 : Tristes Tropiques de Lévi-Strauss
d’André Berry qui propose le Prix Lolita de Nabokov (USA)
populiste. Mort de Guérin
1956 : L’Ère du soupçon de Sarraute
1957 : Cantemerle (roman pour enfants) et Goncourt 1957 : La Loi de Vailland Le Roman inachevé d’Aragon
La Cendre aux yeux paraissent chez Fénéon 1957 : L’Emploi du temps de Butor 1957 : Amers de Saint-John Perse 1957 : lancement du Spoutnik par l’URSS
Gallimard. Renaudot 1957: La Modification de Butor Sur la route de Kerouac (USA)
La Cendre... publié aux États-Unis
(Isabelle), en Angleterre (A wolf
adventuring) et en italien (La Cenere
negli occhi).
Le roman concourt pour le Goncourt et
obtiendra le prix Fénéon en 1959. Fénéon 1958 : Le Défi de Sollers 1958 : Bleu comme la nuit de Nourissier 1958 : Mon Oncle de Tati
Goncourt 1958 : Saint-Germain ou la Moderato Cantabile de Duras
Jusqu’à la fin de 1958, publie des notes de Négociation de Walder Mémoires... de Beauvoir
lecture à la NRF. 1959 : L’Huile sur le feu de Bazin 1959 : La « Nouvelle vague » au cinéma.
Goncourt 1959 : Le Dernier des justes Le Planétarium de Sarraute Les 400 coups de Truffaut
1959 : Le Grand Mal publié en feuilleton d’André Schwarz-Bart Un Singe en hiver de Blondin
dans la NRF avant d’être édité par 1959 : en lice pour les prix : Vidalie,
Gallimard. Blondin, Sarraute, Robbe-Grillet, Christian-
Traduit en anglais : The Harm is done et Yve, Georges Borgeaud, André Bay, Paul
en italien en 1960. Projet de publication Chaland, Gilbert Prouteau, René de
en allemand. Obaldia, Le Quintrec, Michèle Savary
On en parle pour les prix de l’automne. Fénéon 1959 : La Cendre aux yeux de
Coproduction avec Jean Vauthier Forton
d’Amélia, dramatique enregistrée et
diffusée par la R.T.F. Goncourt 1960 : Dieu est né en exil de 1960 : La Côte sauvage de Huguenin 1960 : À bout de souffle de Godard
Vintila Horia La Route des Flandres de Simon La Dolce vita de Fellini
1960 : L’Épingle du jeu publié par candidats favoris au prix : Rhinocéros de Ionesco
Gallimard. Fémina : H. Thomas (il aura le
Favori au Goncourt mais attaque Médicis)
virulente d’André Billy, membre influent Goncourt : J. Cabanis, Forton et
de l’académie Goncourt, qui défend les Huguenin
Jésuites mis en cause par Forton. Renaudot : C. Simon
666
Vie et œuvres de Forton Prix littéraires Littérature française et étrangère Sciences, techniques et arts
Traduction anglaise du roman en 1962 : The 1961 : Histoire de la folie de Foucault 1961 : Youri Gagarine dans l’espace
better part of value. Les Paravents de Genet L’Année dernière à Marienbad de
1962 : Le Roi se meurt de Ionesco Resnais
1961 : sollicité par Jacques Vigoureux, écrit 1962 : Une Journée d’Ivan Denissovitch de 1962 : Tapiès accède à la célébrité
des scénarios pour la télévision mais ils ne Soljenitsyne (URSS) Le Procès de Welles
sont pas retenus. Renaudot 1965 : Les Choses de Perec 1963 : Oh ! les beaux jours de Beckett 1963 : Le Mépris de Godard
Goncourt 1965 : L’Adoration de Borel Le Procès-verbal de Le Clézio Huit et demi de Fellini
1966 : Les Sables mouvants édités par Pour un nouveau roman de Robbe-
Gallimard, pronostiqués pour les prix avec Goncourt 1966 : Oublier Palerme de Grillet 1964 : triomphe des Beatles
le roman de Cabanis. Charles-Roux 1964 : Les Mots de Sartre
Renaudot 1966 : La Bataille de Toulouse 1965 : Le Vice-Consul de Duras 1966 : l’art minimal au musée
Octobre 1966 : article assassin de Matthieu de Cabanis 1966 : Les Mots et les Choses de Foucault
Galey dans Arts qui provoque Écrits de Lacan
l’indignation de certains journalistes. 1967 : Les Choses de la vie de Guimard
Blanche ou l’oubli d’Aragon
1967 : écrit La Jeune fille et la mort, Fémina 1967 : Élise ou la vraie vie 1968 : Belle du Seigneur de Cohen 1968 : 2001, l’odyssée de l’espace de
dramatique diffusée sur France-Culture. d’Etcherelli La Place de l’étoile de Modiano Kubrick
1969 : Les Allumettes suédoises de Sabatier
1968 : adaptation de son scénario Le Fémina 1968 : L’Œuvre au noir de Papillon de Charrière 1969 : premier homme sur la lune
Rendez-vous d’hiver par le réalisateur Yourcenar L’Archéologie du savoir de Z de Costa-Gavras
Jacques Manlay, avec Daniel Gélin. Foucault Les Damnés de Visconti
Diffusé sur le réseau régional en 1970. Antimémoires de Malraux Satyricon de Fellini
Vendredi ou les limbes du Pacifique
1969 : Jacques Lemarchand, membre du de Tournier
comité de lecture chez Gallimard, lui 1970 : Le Hasard et la Nécessité de Monod
refuse pour la première fois un manuscrit, Les Poneys sauvages de Déon
celui de L’Enfant roi. Goncourt 1970 : Le Roi des Aulnes de Monsieur Jadis de Blondin
Entretien radiophonique avec André Tournier 1971 : Viva la Muerte d’Arrabal
Limoges. Sade, Fourier, Loyola de Barthes
Goncourt 1971 : Les Bêtises de Laurent 1972 : L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari 1972 : construction du centre G. Pompidou
1970 : Le Grand Mal obtient le Grand Prix Les Boulevards de ceinture de à Paris
de littérature de la ville de Bordeaux. Goncourt 1974 : La Dentellière de Lainé Modiano
1973 : Le Plaisir du texte de Barthes 1973 : début de la révolution informatique
Goncourt 1975 : La Vie devant soi d’Ajar Un Taxi mauve de Déon en Europe
Pendant toutes ces années, ne publie que H de Sollers 1974 : l’hyperréalisme aux États-Unis
quelques nouvelles dans la presse régionale. 1974 : L’Honneur perdu de K. Blum de Böll Lacombe Lucien de Malle
Malade de la vésicule. Goncourt 1978 : Rue des boutiques
obscures de Modiano
667
Vie et œuvres de Forton Prix littéraires Littérature française et étrangère Sciences, techniques et arts
1981 : écrit une préface pour la réédition de 1975 : Les Météores de Tournier 1976 : Christo déploie son mur de nylon
La Peau dure de R. Guérin au Tout sur le 1976 : Frêles Bruits de Leiris 1977 : Providence de Resnais
Tout. Goncourt 1982 : Dans les mains de l’ange Poèmes de Bonnefoy
de Fernandez 1978 : Les Maîtres-penseurs de 1978 : les premiers micro-ordinateurs sur le
11 mai 1982 : meurt d’un cancer du Glucksmann marché français
poumon. La Vie mode d’emploi de Perec 1979 : Premier lancement de la fusée
1979 : La Distinction de Bourdieu européenne Ariane.
1983 : réédition de La Fuite et de La Cendre Si par une nuit d’hiver... de Calvino Apocalypse now de Coppola
aux yeux par Gallimard. 1980 : Désert de Le Clézio
La revue Grandes largeurs des éditions Le Le Choix de Sophie de Styron
Tout sur le Tout consacre un numéro Goncourt 1984 : L’Amant de Duras 1981 : réédition de La Peau dure de
spécial à Bordeaux dans lequel sont Guérin au Tout sur le Tout et
publiées deux nouvelles inédites de Forton. publication de la version
intégrale de L’Apprenti dans
« L’Imaginaire » 1982 : premiers compact-disques
1982 : Le Pus de la Plaie de Guérin les voitures en sculptures d’Arman
1995 : édition de L’Enfant roi par Le Goncourt 1995 : Le Testament français de réédité au Tout sur le Tout et
Dilettante. Makine Quand vient la fin... réédité par
Gallimard 1983 : premiers vidéo-clips
1997 : réédition des Sables mouvants par Le 1983 : Les Poulpes au Tout sur le Tout et
Dilettante. Goncourt 1997 : La Bataille de Rambaud Parmi tant d’autres feux dans
« L’Imaginaire »
19 octobre 2000-6 janvier 2001 : exposition
« Jean Forton (1930-1982), un écrivain Goncourt 2000 : Ingrid Caven de Schuhl 1984 : L’Insoutenable Légèreté de l’être de
dans la ville » organisée par la Kundera
Bibliothèque municipale de Bordeaux. 1988 : Le Temps de la sottise de Guérin
publié au Dilettante
2001 : réédition dans « L’Imaginaire », Goncourt 2001 : Rouge Brésil de Rufin 1996 : Humeurs de Guérin publié au
Gallimard, de L’Épingle du jeu. Dilettante et réédition de La
Main passe à La Bartavelle
2002 : édition de Pour passer le temps, Goncourt 2002 : Les Ombres errantes de 1997 : réédition d’Un Romancier dit son ..
recueil inédit de nouvelles, par Finitude, Quignard mot et de La Peau dure de
Bordeaux. Guérin à La Bartavelle
1998 : réédition de La Tête vide de
2003 : édition de Jours de chaleur, recueil Goncourt 2003 : La Maîtresse de Brecht Guérin dans « L’Imaginaire »
de nouvelles, par Finitude, Bordeaux. d’Amette 1999 : réédition de La Confession de
Diogène par Le Passeur
2003 : réédition de Du côté de chez
Malaparte par Finitude
668
Notices de présentation des œuvres de Forton
La Fuite (1954) :
Un jeune marié décide de quitter sa femme parce qu’il souffre de leur absence de
communication. C’est l’été, la ville – on reconnaît Bayonne – est en fête, et toute la nuit, il va
faire des rencontres, dont celle de Maïté, très jeune fille. Mais au matin, incapable de fuir, il
rentre chez lui.
Cantemerle (1957) :
Dans une vieille demeure entourée d’un immense parc, trois enfants en vacances vivent
une série d’aventures et mènent une enquête sur de mystérieux voisins qui se livrent à un trafic
douteux.
669
Le Grand Mal (1959) :
Dans un Bordeaux facilement reconnaissable bien que jamais nommé, Forton met en
scène des lycéens dont il nous fait partager la vie et les émois. L’enlèvement de plusieurs petites
filles alimente un fond d’intrigue policière.
670
INDEX
absurde (littérature de l’), 115, 116, 127, 128, Billy (André), 12, 30, 37, 47, 88, 89, 91, 97, 98,
140, 142, 184, 214, 323, 368 100, 101, 192, 225, 638, 664
Actes Sud (Éditions), 140, 366, 496, 509, 511, Blanzat (Jean), 37, 74, 76, 207, 313, 551, 557,
515, 528, 556, 572, 577, 581-583, 598, 647 570, 579, 596, 634
Alain-Fournier, Henri Alban, 66, 67, 70, 85, 97, Blondel (Roger), 551, 589, 592, 596
126-129, 301, 488 Blondin (Antoine), 46, 86, 136, 301, 664, 665
Albin Michel (Éditions), 279, 374, 445, 457, Boizet (Emmanuelle et Thierry), 233, 322, 644
493, 496, 505, 507, 509, 510, 653, 546 Bonne Soirée, 197, 642
Alexis (Jacques Stephen), 550, 557, 570, 572, Bordeaux-Aquitaine (radio de), 59
579, 595 Bordeaux-Université, 51
Amélia, J. Forton, J. Vauthier, 218, 664 Borel (Jacques), 551, 570, 579, 584, 587, 596,
Apostrophes, 152, 411, 412, 416, 422, 423, 428, 665
432, 433, 436 Borgeaud (Georges), 551, 589, 592, 596, 664
Art et Culture, 209, 210, 211, 213, 642 Bory (Jean-Louis), 130
Arts, 30, 40-43, 49, 60, 75, 86, 94, 95, 97, 104, Bosco (Henri), 551, 557, 559, 560, 564, 565,
108, 111, 115, 116, 122, 123, 136, 161, 261, 566, 580, 594, 651, 656, 662
334, 634, 635, 637, 638, 640, 665 Bourbon Busset (Jacques de), 551, 557, 595
Aspects de la France, 42 Bourdieu (Pierre), 15, 18, 23-26, 155, 157, 342,
Audiberti (Jacques), 550, 557, 569, 571, 572, 345, 353, 358, 359, 426, 428, 526, 644, 651,
592, 594, 603 666
Audry (Colette), 550, 557, 587, 588, 595 Bourgeade (Pierre), 173, 308, 551, 583, 584,
Aury (Dominique), 109, 117, 232, 664 586, 595
Aux Écoutes, 41-43, 54, 86, 101-104, 161, 635, Bove (Emmanuel), 13, 27, 129, 136, 162, 165,
637, 638, 640 182, 194, 196, 197, 200, 202, 205, 206, 207,
Avon (Sophie), 199, 204, 642, 650 211, 221, 222, 224, 225, 230, 231, 233, 234,
Aymé (Marcel), 79, 135, 136, 214, 247, 255, 242, 245, 249, 250, 255, 259, 265, 267, 268,
270, 291, 301, 390, 563, 604, 663 270, 278, 279, 280, 295, 302, 328, 329, 348,
Balzac, (Honoré de), 132, 326 353, 359, 397, 542, 543, 600, 616
Barthes (Roland), 114, 138, 140, 294, 307, 309, Brenner (Jacques), 34, 37, 38, 41, 45, 46, 47,
512, 644, 650, 665 52, 60, 71, 72, 79, 83-85, 114, 129, 138, 152,
Bastide (François-Régis), 550, 583, 595 154, 156, 162, 163, 172, 174, 176-178, 183,
Bauchau (Henri), 550, 557, 581, 594 195, 202, 206, 222, 259, 262, 264-266, 303,
Baudrillard (Jean), 142, 294, 644 400, 453, 561, 563, 569, 573, 575, 576-578,
Bauer (Gérard), 37, 53, 89, 96, 98, 129, 637, 585, 586, 589-591, 597, 603, 604, 621, 634,
638 636, 641, 645
Beauvoir (Simone de), 550, 557, 559, 560, 563, Brigneau (François), 63, 64, 632
564, 573, 594, 663, 664 Bristol Evening Post, 58
Beaux-Arts (Les) de Bruxelles, 55, 633, 638, Butor (Michel), 78, 125, 137-139, 519, 575, 664
640 Cabanis (José), 41, 100, 117, 120, 153, 266,
Beck (Béatrix), 279, 550, 577, 594 551, 558, 577, 583, 585, 595, 664, 665
Bellocq (Louise), 550, 589, 590, 596 Calet (Henri), 13, 27, 41, 129, 136, 143, 145,
Bens (Jacques), 92, 550, 589, 591, 596, 638 178, 182, 185, 186, 189, 194, 196, 197, 200-
Bernard (Marc), 570, 572, 579, 581, 587, 600 203, 206, 209-211, 221, 223-227, 230, 231,
Berry (André), 68, 69, 192, 290, 291, 633, 664 233-235, 241, 244-246, 249, 250, 255, 259,
Bertelsmann, 433, 499, 500, 504, 516, 533, 534, 264, 265, 267, 268, 271, 278-280, 295, 301-
653 304, 321, 328, 329, 353, 359, 397, 542, 543,
671
551, 558, 570, 572, 573, 594, 597, 599-605, Devaulx (Noël), 552, 558, 570, 579, 596
608, 609, 614, 616, 617, 621, 641, 656 Dhôtel (André), 129, 135, 266, 552, 558, 566,
Camus (Albert), 41, 45, 114, 127, 132, 134, 567, 580, 587, 594, 664
201, 249, 310, 315, 316, 477, 500, 568, 576, Djian (Philippe), 149, 165, 362, 630
579, 600, 615, 617, 645, 662, 663 Domecq (Jean-Philippe), 453, 455, 457, 461,
Canard enchaîné (Le), 42, 78, 450, 533, 635, 462, 464, 465, 467, 469, 471, 472, 646
651 Domenach (Jean-Marie), 372, 452, 457, 459,
Candide, 43, 115, 640 465, 486, 489, 646
Carrefour, 41, 43, 82, 85, 116, 526, 535, 635, Dordogne libre (La), 51, 53, 60, 64, 65, 78, 81,
639 85, 86, 107, 110, 631, 633, 634, 636, 638,
Carrière (Jean), 148, 305 639
Carte blanche à Jean Forton, 59, 134, 137, 641 Dostoïevski (Fedor), 76, 128, 387
Cau (Jean), 551, 589, 591, 596 Du côté de chez Malaparte, R. Guérin, 103,
Cauvin (Patrick) Voir Klotz, 449, 619 183, 278, 304, 544, 606, 610, 647, 663, 666
Cayrol (Jean), 38, 64, 130, 131, 150, 159, 160, Duhamel (Georges), 130
164, 182, 184, 188, 199, 235, 282, 290, 296, Dumayet (Pierre), 59, 428, 431, 637
303, 613, 662, 663, 664 Dutourd (Jean), 46, 552, 558, 566-568, 583, 594
Céline (Louis-Ferdinand), 105, 134, 136, 137, Duvignaud (Jean), 552, 582, 595
144, 151, 174, 206, 263, 271, 290, 387, 388, Éclair-Béarn, 53
662 Éclair-Pyrénées, 51, 53, 637
Centre-France Dimanche, 224, 643 Elle, 42, 65, 147, 442, 636
Centre-Matin, 51, 60, 74, 80, 84, 89, 96, 98, 99, Émié (Louis), 165, 172, 180, 182, 183, 199,
632, 633, 636, 638 235, 242, 286, 291, 611
Chapuis (Lise), 55, 57, 58, 192, 193, 281-290, Escarpit (Robert), 16, 17, 18, 21, 173, 290-292,
351, 642, 657 337, 338, 344, 358
Chartier (Roger), 15, 26, 645 Europe, 35, 37, 64, 65, 72, 75, 91, 108, 110,
Chicago Sunday Times, 58, 73, 634 115, 117, 249, 250, 369, 370, 377, 402, 445,
Clot (René-Jean), 551, 589, 591, 596 479, 492, 512, 514, 517, 563, 581, 632, 634,
Cocteau (Jean), 103, 133, 136, 137, 163, 182, 639, 640, 644
184, 232, 662, 663 Europe 1, 445, 563
Colin (Paul), 101, 144, 552, 589, 590, 596 Ezine (Jean-Louis), 149, 165, 296, 362, 646
Combat, 41, 42, 44-46, 60, 61, 68, 69, 96, 102, Feille (Pierre), 97, 101, 142, 276, 637
103, 132, 141, 147, 568, 600, 633, 634, 637 Feuille d’avis de Lausanne (La), 56, 90, 638
Compagnon (Antoine), 19, 357, 489, 645 Figaro (Le), 36, 37, 44, 47, 61, 74, 76, 82-86,
Curatolo (Bruno), 5, 235, 236-238, 246, 252, 89, 90, 98, 111, 116, 124, 197, 401, 403, 450,
256, 260, 272, 277, 278, 300, 304, 340, 353, 460, 537, 633, 634, 635, 637-640, 642
397, 398, 597, 598, 609-613, 643, 645, 649, Figaro littéraire (Le), 36, 37, 74, 76, 82-86, 89,
652 90, 98, 111, 116, 124, 633-635, 637, 638,
Curtis (Jean-Louis), 115, 130, 577 640
Dauphiné libéré (Le), 53, 640 Figaro magazine (Le), 642
Deguy (Michel), 313, 645 Finitude (Éditions), 5, 8, 10, 11, 16, 28, 158,
Delbourg (Patrice), 55, 200, 573, 605, 646 169, 177, 228, 230, 233, 239, 241, 243-246,
Deledalle (Gérard), 626, 646, 649, 656 249, 250, 254, 255, 257, 284, 322, 329, 333,
Delerm (Philippe), 326, 327, 482 451, 482, 510, 511, 539, 544, 548, 574, 580,
Demeron (Pierre), 86, 161, 261, 334, 635 587, 593, 597, 598, 599, 606, 609, 615, 631,
Dépêche du Midi (La), 51, 52, 68, 84, 98, 237, 644, 646, 647, 666
631, 632, 633, 635, 636, 637 Flammarion (Éditions), 144, 279, 337, 338, 346,
Dépêche quotidienne d’Alger (La), 51, 66, 631 367, 374, 386, 493, 498, 503, 506, 544, 546,
Dépêche quotidienne d’Algérie (La), 51 617, 618, 620, 646, 653
Dernière heure (La) de Bruxelles, 55 FNAC, 533
Dernière Heure d’Alger (La), 52, 636 Forton (Jean), thèmes et caractéristiques de son
Dernières Nouvelles d’Alsace (Les), 51, 52, 63, œuvre : enfance, adolescence, 59, 62, 63, 67,
93, 632, 638, 639 70, 80, 83-85, 88, 89, 91, 95, 121, 128-130,
Desgraupes (Pierre), 59, 431 131, 142, 175, 182, 195, 208, 222, 227, 229,
672
231, 232, 236, 237, 243, 248, 255, 264, 269, Garona, 188, 192, 282, 288, 642
323, 332, 356 ; érotisme, 67, 76, 128 ; mal du Gary (Romain), 303, 305, 552, 558-564, 577,
siècle, 63, 76, 128, 130 ; naturalisme, 67, 69, 594, 656, 664
70, 128, 247 ; poésie, 55, 64, 67, 69, 70, 75, Gascar (Pierre), 144, 552, 583, 595
83-85, 109, 110, 127-129, 134, 135, 232, Gaultier (Dominique), 5, 13, 161, 162, 193, 196,
262, 290, 325, 327, 352, 356, 566, 611, 662, 197, 209, 220-223, 246, 256, 303, 351, 542,
667 ; réalisme, 47, 66, 73, 83, 92, 115, 128, 631
129, 184, 207, 247, 261, 566 ; rêve, 65, 67, Gautier (Théophile), 452, 453
68, 70, 108, 110, 114, 127, 129, 131, 142, Gavalda (Anna), 482, 485, 487, 516, 543, 653
143, 184, 187, 218, 222, 237, 242, 247, 248, Gay-Lussac (Bruno), 552, 583, 587, 588, 595
266, 287, 288, 323, 325, 327, 356 ; roman Gazette de Lausanne (La), 55-57, 70, 75, 80, 81,
paysan, 66, 128 83-85, 109, 113, 631, 634-636, 639, 640
France 2, 411, 413, 414, 415, 417, 419, 420, 435 Gazette littéraire (La), 35, 632
France 3, 411, 413-416, 418, 419, 587, 642 Gélin (Daniel), 171, 665
France 5, 411, 412, 414, 415, 420, 421, 423, 436 Génie médical (Le), 39, 40, 63, 71-73, 79, 96,
France Bleu, 445 97, 632-634, 636, 637
France Culture, 224, 441, 443-445, 599, 665 Gibeau (Yves), 98, 129
France Info, 444 Gide (André), 41, 85, 97, 126-129, 150, 161,
France Inter, 251, 296, 407, 408, 440, 441, 442, 301, 363, 576
443, 445, 448, 451, 452, 482, 485, 511, 516, Giraudoux (Jean), 115, 126, 127, 214, 242, 301,
519, 583, 593, 657 662
France Journal, 52 Goldenstein (Jean-Pierre), 3, 5, 137, 139, 371,
France nouvelle, 42, 92, 95, 97, 99, 638 622, 644, 647
France Soir, 44-47, 72, 79, 111, 117, 401, 403, Google Print, 521, 538, 656, 657
568, 634, 637, 640 Grandes Largeurs, 8, 177, 178, 180, 181, 238,
France Télévisions, 414, 415, 417, 433, 436 278, 601, 608, 641, 666
France-Bordeaux (La) ou La France–La Grasset (Éditions), 130, 151, 153, 154, 177,
Nouvelle République, 53, 100, 102, 103, 146, 202, 264, 279, 493, 496, 508, 540, 541, 556,
636 572, 573, 577, 578, 580, 590, 597, 599, 601,
Frank (Bernard), 135, 312, 361, 663 645, 653
Freustié (Jean), 43, 46, 111, 113, 173, 190, 199, Grenier (Jean), 173, 552, 553, 558, 565, 570,
287, 301, 361, 640 572, 578, 579, 594, 595, 600, 611
Gadamer (Hans-Georg), 21, 22, 343, 350, 625, Grenier (Roger), 41, 151, 305, 566-568
628, 646 Groussard (Serge), 553, 589, 590, 596
Gadenne (Paul), 11, 13, 27, 38, 129, 136, 139, Guégan (Gérard), 172, 263
141, 143, 165, 182, 194, 196, 197, 198, 201- Guérin (Raymond), 10, 11, 13, 26, 27, 41, 50,
203, 209, 210, 223, 230, 234, 235, 245, 246, 54, 85, 103, 105, 129-131, 136, 143, 145,
250, 255, 259, 265-268, 278, 279, 295, 301- 149, 158, 159, 161, 162, 165, 171-176, 178,
303, 328, 329, 332, 353, 359, 366, 397, 542, 180-186, 188-190, 192, 194, 196, 197, 199-
544, 552, 558, 570, 572, 573, 587, 594, 597- 202, 205, 206, 208-211, 219, 221, 223, 225,
600, 603, 604, 608, 610, 614-617, 619, 645, 227, 234, 235, 240-242, 244-246, 248, 249,
647 254, 259, 262-265, 267, 268, 272, 278-280,
Galey (Matthieu), 12, 19, 30, 34, 41, 43, 46, 49, 282, 286, 287, 290-292, 295, 296, 299, 301-
54, 60, 61, 94, 95, 97, 108, 110, 115-125, 304, 321, 328, 329, 338, 348, 353, 359, 363,
147, 149, 150, 152-157, 163, 192, 220, 235, 397, 452, 482, 542, 544, 553, 558, 570, 580,
253, 287, 306, 560, 637, 640, 665 590, 595, 597, 600, 603, 605, 606, 608, 609-
Gallimard : Antoine, 505-507, 521, 569 ; 617, 619, 620, 621, 645, 650, 656-658, 662,
Claude, 153, 157, 313, 606 ; Gaston, 16, 150, 663, 664, 666
151, 154, 157, 313, 612, 614, 644 Guilloux (Louis), 303, 397, 553, 558, 580, 581,
Ganne (Gilbert), 29, 30, 60, 83, 86, 120, 121, 594, 656
122, 147, 148, 287, 636, 640, 641 Hachette (Groupe), 151, 404, 442, 493, 494,
Garcin (Jérôme), 172, 180-182, 197, 198, 199, 496, 499, 503, 505, 506, 508, 517, 533, 536,
202, 204, 205, 207, 216, 241-243, 253, 257- 537, 547, 624, 647, 648, 650, 657
259, 267, 296, 321, 329, 441, 542, 623, 653
673
Haedens (Kléber), 45, 46, 60, 82, 83, 86, 92, 94, 581, 587, 593, 597-601, 604-606, 609, 615,
114, 190, 207, 635 620, 631, 642, 662, 650, 653, 655, 666
Halluin (Jean d’), 606 Le Festin, 31, 162, 197, 198, 203, 205, 220,
Haut-Marnais Républicain (Le), 51, 632 229, 234, 243, 252, 260, 273, 276, 547, 631,
Heinich (Nathalie), 148, 345 642, 643, 648
Hirsch (Louis-Daniel, 149 Le Généraliste, 209, 213, 215, 642
Horia (Vintila), 12, 101-103, 144, 175, 271, 664 Le Grand Meaulnes, 85, 97, 127, 247, 488
Houellebecq (Michel), 279, 312, 320, 322, 323, Le Monde, 44, 46, 47, 54, 55, 61, 91, 99, 144,
367, 374, 388, 420, 454, 458, 468, 487, 503, 157, 171, 173, 176, 181, 183, 188, 189, 197,
513, 617, 618, 651, 652, 654, 655 201, 210, 214, 224, 229, 241, 261, 279, 310,
Hussards (Les), 40, 135, 136, 162, 318, 388 331, 374, 379, 401-403, 424, 427, 446, 450,
Hyvernaud (Georges), 13, 136, 203, 210, 231, 454, 457, 460, 466, 470, 475, 495, 497, 521,
244, 245, 250, 255, 259, 265, 267, 268, 278, 528, 537, 547, 616, 638, 640-643, 652, 654,
279, 295, 302, 304, 328, 329, 353, 394, 397, 656
542, 605, 606, 610 Le Parisien libéré, 47, 120, 640
Innis (Robert), 628, 653 Le Peuple (de Bruxelles), 55, 56, 80, 96, 633,
Iser (Wolfgang), 14, 19, 25, 626, 628 636, 638
James (Henry), 650 Le Point, 151, 229, 241, 537, 643, 655
Jarlot (Gérard), 553, 589, 591, 596 Le Rendez-vous d’hiver, J. Manlay, 171, 665
Jauss (Hans Robert), 19, 20-23, 25, 337, 347, Le Seuil (Éditions), 18, 19, 22, 24, 130, 150,
350, 626, 648 155, 160, 164, 294, 308-310, 344, 356, 357,
Jouhandeau (Marcel), 121, 301, 553, 558, 569, 374, 381, 437, 450, 457, 491, 493-498, 501,
572, 573, 594 508, 509, 511, 528, 529, 536, 537, 583, 597,
Journal de Genève (Le), 55, 633, 638, 640 598, 612, 625, 626, 644, 645-650, 652, 653
Journal du Centre, 52 Le Temps qu’il fait (Éditions), 510, 587, 597
Journal du Dimanche (Le), 42, 531, 637 Le Terrain vague, J. Forton, 103, 183, 191, 194,
Judrin (Roger), 231, 329, 553, 589, 590, 596 240, 245, 252, 269, 273, 548, 631, 663, 667
Kafka (Franz), 116, 127, 129, 140, 206, 263, Lecercle (Jean-Jacques), 621
387 Lectures pour tous, 59
Kanters (Robert), 38, 111, 116 Leduc (Violette), 553, 558, 570, 572-575, 594,
Kern (Alfred), 553, 587-589, 596 656
Klotz (Claude) Voir Cauvin, 619 Lemarchand (Jacques), 33, 50, 72, 75, 78, 79,
La Bête à chagrin, J. Forton, 56 150, 153, 159, 232, 240, 284, 292, 313, 318,
La Cité, 90, 106, 110, 113, 197, 201, 637, 640, 321, 351, 603, 606, 634, 663, 665
642 Les Annales, 35, 36, 94, 633, 639
La Jeune fille et la mort, J. Forton, J. Vauthier, Les Échos, 204, 401, 642
171, 665 Les Faux-Monnayeurs, A. Gide, 41, 85, 97, 120,
La Martinière (Hervé de), 487, 494-498, 501, 127
508, 511, 536 Les Fruits du Congo, A. Vialatte, 85, 129, 202,
La Montagne, 51, 52, 73, 210, 211, 213, 633, 208, 603, 663
636, 642 Les Nouvelles, 30, 35-37, 66, 82, 121, 147, 173,
La Presse, 42, 100, 104, 638 175, 178, 180, 181, 560, 632-635, 637, 638,
Lagardère (Jean-Luc), 404, 442, 494, 497, 517 641
Lainé (Pascal), 149, 586, 648, 665 Les Sursauts du pendu, J. Forton, 107
Langfus (Anna), 144, 553, 558, 583, 586-588, Lescure (Pierre de), 37, 89, 92, 94, 95-97, 99
595 Libération, 37, 41, 44, 152, 224, 226, 229, 230,
Laurent (Jacques), 40, 136, 236 241, 264, 301, 332, 401-404, 439, 450, 455,
LCI, 251, 411, 418, 421, 436, 644 460, 470, 475, 480, 484, 485, 492, 499, 509,
Le Dilettante (Éditions), 5, 8, 10, 11, 13, 16, 28, 511, 514, 528, 529, 535-538, 577, 609, 635,
161, 162, 168, 169, 171, 196-198, 202, 203, 643, 650-657
209, 210, 212, 215, 216, 220, 223, 228, 234, Libre Belgique (La), 55-57, 72, 113, 631, 634,
246, 250, 254, 256, 257, 284, 295, 298, 303, 640
329, 334, 344, 361, 374, 396, 482, 487, 511, Limoges (André), 31, 59, 103, 134, 137, 158,
516, 530, 539, 541-546, 548, 573, 579, 580, 387, 641, 665
674
Lindon Irène, 316, 509 ; Jérôme, 137, 156, 315, Nouveau Roman, 8, 47, 63, 77, 86, 98, 111,
326, 330, 364, 365, 509, 528, 529, 535, 618, 112, 114, 122, 123, 125, 126, 132, 136-140,
653 193, 214, 283, 285, 291, 301, 305, 308, 310,
Magazine littéraire (Le), 141, 143, 159, 188, 326, 347, 350, 351, 366, 367, 388, 600, 602
190, 191, 361, 398, 474, 608, 642 Nouvel Observateur (Le), 43, 111, 113, 163,
Manlay (Jacques), 31, 60, 158, 171, 180, 218, 224, 225, 241, 307, 329, 385, 422, 451, 475,
221, 274, 616, 641, 665 476, 478-481, 486, 496, 500, 501, 503, 513,
Marc (Marcel), 68, 98, 237 516, 519, 523, 526, 542, 640, 643, 644, 651-
Marceau (Félicien), 46, 214, 554, 558, 559, 563, 653
594, 604 Nouvelles littéraires (Les), 36, 64, 160, 175,
Margerit (Robert), 554, 582, 593, 595 181, 565, 632-635, 637, 638, 641
Marie-France, 39 Nouvelliste du Rhône (Le), 53, 639
Martin (Suzanne), 589, 590 NRF (La), La Nouvelle Revue Française, 26, 35,
Martin du Gard (Roger), 98, 130 36, 66, 70, 79, 82, 86, 91, 92, 109, 124, 129,
Masque et la plume (Le), 296, 440-442 134, 150, 160, 175, 192, 218, 225, 227, 238,
Massip (Renée), 47, 111, 554, 583, 584, 595, 249, 287, 326, 383, 385, 391, 398, 579, 608,
639 632, 634, 636, 638, 641, 664
Matin de Paris (Le), 173, 176, 177, 266, 601, Nuit blanche, 235, 246, 397, 398, 643
641 Nyssen (Hubert), 509, 511, 515, 519, 581, 657
Matricule des anges (Le), 196, 209, 211, 213, Oldenbourg (Zoé), 554, 558, 566, 567, 594
253, 642, 655, 658 Oran républicain, 52
Mauriac (François), 12, 30, 37, 42, 50, 55, 76, Ortlieb (Gilles), 268, 649
85, 90, 91, 97, 102, 103, 116, 126, 127, 133, Otchakovsky-Laurens (Paul), 365, 375, 383
137, 140, 159, 161, 163-165, 172-174, 178, P.O.L. (Éditions), 365, 375, 383
182, 188, 192, 199, 200, 205, 208, 231, 235, Pages, 253, 482, 644
240, 241, 242, 252, 254, 267, 275, 282, 286, Paix et liberté, 57, 89, 639
288-292, 296, 301, 637, 641, 662, 663 Paret (Pierre), 51, 53, 60, 64, 65, 78, 81, 85, 86,
Mertens (Pierre), 201, 208, 209, 320, 321, 329, 107, 110, 123, 631
331, 385, 620, 642 Paris Première, 251, 411, 415, 418, 436, 442
Midi libre (Le), 51 Paris-Jour, 45, 46, 100, 101, 638
Miguel (André), 57, 59, 109, 115, 639 Paris-Normandie, 52, 60, 71, 72, 79, 83, 84,
Minuit (Éditions), 18, 37, 137, 156, 310, 315, 141, 634, 636, 638
316, 325, 326, 349, 364, 366, 413, 469, 474, Parisien libéré (Le), 47, 120, 640
509, 511, 528, 529, 618, 644, 649, 656 Parisot (Michel), 133, 663
Mirbeau (Octave), 98, 129 Paris-Presse, 45-47, 60, 82, 83, 86, 92, 94, 111,
Mistler (Jean), 45, 46, 76 117, 633, 635, 637, 640
Mogin (Jean), 55, 56, 64, 67, 72, 76, 78, 96, Paulhan (Jean), 35, 37, 79, 121, 134, 135, 150,
128, 207 154, 160, 162, 280, 313, 365, 383, 579, 586,
Moinot (Pierre), 554, 568, 569, 595 592, 601, 611, 612
Monde des livres (Le), 157, 183, 201, 214, 331, Peirce (Charles Sanders), (1839-1914), 624,
454, 457, 466, 521, 547, 641-643 626, 628, 629, 646
Monde du travail (Le), 55 Pergaud (Louis), 128, 129
Musset (Alfred de), 76, 128 Perret (Jacques), 65, 301, 554, 573, 595, 597,
Nabokov (Vladimir), 76, 77, 128, 206, 664 604, 605, 632
Nadeau (Maurice), 37, 41, 80, 84, 126, 130, Perros (Georges), 11, 206, 241, 246, 280, 554,
131, 142, 150, 184, 207, 303, 374, 411, 561, 558, 570, 572, 574, 575, 584, 587, 594
573, 578, 585, 588, 601, 621, 635, 651 Petit Bleu de l’Agenais (Le), 53, 638
Nation belge (La), 55, 633 Petit Bouquet (Le), 332, 642
Navel (Georges), 266, 554, 558, 587, 588, 595 Petit Matin de Tunis (Le), 52, 79, 634, 636
Némirovsky (Irène), 397, 450, 484, 485, 656 Peuple de Bruxelles (Le), 55, 56, 80, 96, 633,
New-York Herald Tribune, 58, 71, 77, 634 636, 638
Nord Éclair, 52 Pia (Pascal), 41, 43, 45, 61, 82, 83, 85, 116,
Notre Bordeaux, 50, 65, 66, 67, 284, 632 568, 600, 635
Piatier (Jacqueline), 47, 110, 114, 640
675
Pieyre de Mandiargues (André), 554, 558, 569, Républicain savoyard (Le), 52, 639
571, 584 République de Toulon (La), 52, 636
Pivot (Bernard), 37, 90, 312, 410-412, 416, 428, République du Var (La), 52, 53, 635, 639
430, 434, 435, 637 Résistant de Libourne (Le), 188, 191, 642
Polac (Michel), 371, 424, 425, 431, 441-443, Réthoré (Joëlle), 3, 5, 624, 625, 628, 629, 657
583, 657 Revue des Deux Mondes (La), 43
Privat (Bernard), 266, 533, 534, 554, 589, 590, Ricœur (Paul), 307, 625, 628, 629
596 Rivière (Claude), 159
Prix littéraires : Deux Magots, 556, 591 ; Robbe-Grillet (Alain), 86, 125, 137, 138, 139,
Fémina (ou Femina), 40, 100, 104, 146, 280, 307, 311, 317, 389, 623, 657, 658, 663, 664,
443, 484, 510, 548, 556, 561, 566, 567, 569, 665
575, 579, 584, 590, 591,; Fénéon, 12, 29, 78, Roché (Henri-Pierre), 555, 558, 583, 585, 586,
125, 147, 162, 164, 175, 192, 207, 225, 247, 595, 651
546, 548, 556, 588, 589-591, 661, 663, 664 ; Roman 20-50, 238, 246, 397, 562, 564, 565,
Goncourt, 8, 12, 29, 30, 33, 43, 46, 78, 86- 574, 575, 577-580, 585, 599, 609, 644, 652,
89, 97-106, 121, 124, 125, 130, 143-150, 656
153, 159, 161, 162, 164, 168, 175, 176, 183, Rousseaux (André), 37, 38, 60, 82, 83-86, 124,
187, 190, 192, 194, 207, 218, 222, 224, 225, 207, 635, 637
231, 234, 245, 249, 256, 271, 275, 280, 281, RTL, 433, 445
285, 297, 299, 315, 331, 343, 346, 374, 476, Sabatier (Robert), 76, 111, 130, 135, 291, 305,
484, 485, 496, 509, 548, 561, 563, 564, 566, 634, 665
570, 577-579, 583, 584, 587, 588, 590, 591, Sachs (Maurice), 555, 558, 570, 573, 579, 595
602, 611, 612, 618, 620, 638, 648, 653-656, Sagan (Françoise), 58, 64, 127, 420, 664
661, 663, 664, 665, 666 ; Médicis, 310, 386, Sainte-Beuve (Charles-Augustin), 78, 260, 343,
548, 556, 575, 583, 588, 591, 664 ; 353, 357
Renaudot, 98, 100, 104, 117, 125, 126, 139, Salmon (André), 555, 558, 587, 588, 596
280, 397, 484, 485, 548, 556, 565, 582, 585, Sarraute (Nathalie), 86, 125, 137-140, 311, 317,
588, 589, 591, 592, 664, 665 509, 664
Progrès de Lyon (Le), 51, 52, 95, 632, 637 Sartre (Jean-Paul), 132, 139, 140, 152, 162, 201,
Proguidis (Lakis), 386-393, 396, 463, 472, 473, 283, 291, 329, 441, 477, 492, 563, 576, 591,
651 662, 663, 665
Proust (Marcel), 69, 105, 132, 134, 164, 263, Schiffrin (André), 447, 491, 492, 493, 495, 498-
293, 355, 366, 386, 387, 489, 590, 649 501, 508, 513, 515-520, 524-526, 532, 539,
Quinzaine littéraire (La), 37, 117, 181, 184, 545, 654-657
308, 639, 641 Schwarz-Bart (André), 125, 664
Quotidien de Paris (Le), 181, 187, 641 Scorpion (Éditions du), 606
Quotidien Jurassien (Le), 642 Seillière (Ernest-Antoine), 494-497, 508, 651
Rabier-Darnaudet Catherine, 340, 610, 622, Semaine du Monde, 39, 64, 632
625, 627, 628, 652, 657 Sénart (Philippe), 46, 60, 75, 96, 634, 637
Radiguet (Raymond), 76, 128, 642 Serguine (Jacques), 555, 583, 584, 586, 595
Radio France, 440, 444, 445 Simenon (Georges), 85, 86, 128, 280, 330, 644
Radio France International, 444 Simon (Claude), 98, 100, 126, 317, 319, 462,
Radio-diffusion de Lille Télévision française, 492, 519, 664
59 Soir de Bruxelles (Le), 55, 56, 64, 67, 72, 76,
Radio-diffusion Télévision belge, 59 78, 128, 198, 201, 632, 633, 635, 642
Radio-Montpellier, 59, 109, 115, 639 Sollers (Philippe), 78, 159, 163, 164, 188, 199,
Radio-Nice, 59, 71, 76, 78, 633, 636, 638 235, 240, 282, 286, 287, 290, 296, 308-312,
Réalités, 40, 43, 110, 117, 634, 640 317, 379, 413, 466, 584, 618, 654, 664, 665
Renard (Jules), 128 Sorin (Raphaël), 5, 144, 145, 172, 174, 176,
Renard (Paul), 238, 246-249, 252, 255, 301, 177, 180, 183, 184, 207, 258, 279, 296, 298,
397, 562, 574, 580, 598, 644, 651 299, 321, 367, 593, 600, 617, 655
Républicain du Lot-et-Garonne (Le), 53, 97, Starobinski (Jean), 22, 337, 648
102, 637 Subjectif, 172, 173, 177, 181, 600, 608, 615,
Républicain du Sud-Ouest (Le), 51, 631 641
676
Sud-Ouest, 48, 50-54, 59, 61, 65, 67, 72, 80, Vilmorin (Louise de), 64, 555, 559, 570, 579,
171, 173, 174, 180, 196, 197, 199, 207, 210, 595
217-219, 224, 227, 229, 233, 238, 245, 246, Vincent (David), 134, 160, 228, 229, 253, 255,
263, 284, 287, 291, 318, 591, 592, 613, 632, 261, 274-276, 288, 475, 483, 532, 620, 631
633, 636, 637, 640-644, 650, 653, 656, 657 Virgin, 518, 526, 527, 533
Sydney Morning Herald, 58, 77, 634 Vivendi, 493, 494, 508, 517
Talence actu, 199, 205, 642 Viviane Hamy (Éditions), 510, 601
Télégramme de Brest (Le), 51, 69, 631, 633 Vrigny (Roger), 556, 583, 586, 595, 637
Télérama, 186, 187, 229, 232, 233, 241, 243, Walder (Francis), 101, 144, 556, 587, 596, 664
244, 322, 329, 353, 439, 450, 451, 475, 641, Yourcenar (Marguerite), 189, 266, 305, 556,
643, 644 559-563, 594, 663, 665
Temps modernes (Les), 132 Zima (Pierre V.), 22, 23, 650
TF1, 409, 413, 414, 415, 417, 418, 420, 424, Zola (Émile), 67, 70, 128, 312, 488
436, 438
The Times, 58
Théolleyre (Jean-Marc), 91, 99, 172, 638, 641
Thérive (André), 43, 112, 113, 641
Thomas (Henri), 41, 100, 101, 266, 268, 279,
570, 572, 575, 576, 577, 584, 587, 603, 604
Times literary Supplement (The), 58
Tournier (Michel), 309, 345, 519, 555, 558,
559, 560, 562, 563, 594, 627, 665, 666
Trassard (Jean-Loup), 555, 583, 584, 586, 587,
595
Tribune de Genève (La), 55, 56, 67, 68, 632,
633
Tribune des Nations (La), 40, 41, 42, 43, 54, 72,
83, 85, 88, 95, 120
Un air de province, film de J. Manlay, 60, 158,
161, 274, 641
Vailland (Roger), 29, 46, 78, 125, 555, 559,
577, 578, 594, 597, 656, 663, 664
Valeurs actuelles, 111, 113, 197, 209, 224, 226,
229, 232, 409, 640, 642, 643
Vallès (Jules), 128, 129, 301
Vauthier (Jean), 175, 192, 218, 225, 284, 287,
291, 555, 559, 589, 591, 596, 664
Veilletet (Pierre), 141, 143, 158, 159, 161, 162,
172-175, 181, 183, 190, 199-201, 203, 206-
208, 217, 220-223, 241, 252, 253, 258-261,
287, 296, 347, 353, 363, 600, 608, 613, 623,
631, 641
Véraldi (Gabriel), 555, 589, 591, 596
Verdier (Éditions), 315, 510
Verticale (Éditions), 144, 450
Vialatte (Alexandre), 46, 85, 129, 182, 194,
197, 198, 201-203, 208, 221, 222, 230, 250,
255, 265, 279, 280, 301, 303, 329, 603, 623,
663
Vian (Boris), 133, 281, 299, 337-341, 359, 360,
452, 477, 591, 606, 645, 646
Vie bordelaise (La), 50, 66, 632
Vie de Bordeaux (La), 50, 69, 70, 74, 76, 79, 81,
107, 292, 633-636, 640
677
Résumé :
Pourquoi Jean Forton (1930-1982), romancier français publié par Gallimard de
1954 à 1966, salué par la critique de l’époque et candidat au Goncourt à plusieurs
reprises, est-il tombé dans un oubli quasi-complet ? Pour répondre à cette question,
nous avons étudié l’évolution de la réception de son œuvre de 1951 à nos jours, à
travers la presse régionale et nationale, afin de clarifier le rôle des événements, des
critiques et du contexte littéraire.
Au travers de la destinée éditoriale de Forton, nous avons cherché à savoir si le fait
de vivre en province pouvait avoir des incidences sur la notoriété d’un auteur.
Enfin, nous avons formulé des hypothèses sur la réception future de l'œuvre de
Jean Forton, en prenant en compte les bouleversements récents et actuels du monde de
l’édition, la place de plus en plus restreinte de la littérature française dans le monde,
ainsi que les changements d’attitude dans la lecture.
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Why has Jean Forton – a French novelist published by Gallimard from 1954 to
1966, hailed by the critics of the time and a one-time Goncourt Prize runner – fallen into
near-oblivion ? To answer this question, we have examined the evolution of the way his
works have been received from 1951 to this day, through both the national and regional
press, with a view to clarifying the influence of events, critiques and literary context.
By examining Forton’s varied editorial fortunes, we try to determine whether the
fact of living in the provinces has an effect on the fame of an author.
The last part of our dissertation deals with a number of hypotheses concerning the
future reception of Jean Forton’s works. We take into account the recent and current
upheavals within the world of publishing, the increasingly confined status accorded to
French literature worldwide, as well as the changes in readers’ attitudes to literature.
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Mots-clefs :
Jean Forton, roman français, XXe siècle, critique littéraire, réception littéraire,
consécration, fortune littéraire, réévaluation critique.